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La Pensée N° 69 Marx
La Pensée N° 69 Marx
SOMMAIRE
"',.' DU NUMERO 69 (SEPTEMBRE-OCTOBRE i956)
/ •
Pierre COURTADE :
-
« L'affaire de Suez » ,
Yves LACOSTE :
La grande oeuvre d'Ibn Khaldoun
I0
LA <(
COMMUNICATION CONFIDENTIELLE » DE KARL MARX 3/
André HAUDRICOTJRT :
La réforme de l'écriture chinoise et le problème de la langue nationale 46
Jean TRICART ;
La géomorphologie et la pensée marxiste 55
Samuel SILLEN :
Walt Whitman poète de la démocratie américaine 77
CHRONIQUE POLITIQUE :
Les intellectuels devant le bilan du xive Congrès du Parti Communiste
Français par Georges COGNIOT 92
CHRONIQUE ÉCONOMIQUE :
DOCUMENTS :
Aux articles déjà annoncés dans des numéros précédents, nous pouvons-
ajouter avec la suite de l'étude d'Henri Lefebvre sur M. Meirleau-Pôaty et la
philosophie de l'ambiguïté, des Lettres inédites de Madame Marx et de sa fille-
Jenny, ainsi que des articles commémorant les anniversaires dé Paul Cézanne-
et de George-Bernard Shaw.
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la veille de la deuxième Conférence de Londres (r8 septembre) l'fcpi-
n'on pu^que internationale et particulièrement l'opinion publique
rNsFO1A ïjï'* *1 française et britannique suivait avec une angoisse grandissante le
p-"/?' * j • développement de « l'affaire de Suez ». La décision égyptienne ifa
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.
26 juillet 1956 de nationaliser la « Compagnie Universelle du Canal
»ÏÎL.<?L* V~ de Suez » avait entraîné, de la part des gouvernements de Londres
et de Paris mandataires des intérêts du grand capitalisme occiden-
tal, tout une série de mesures de rétorsion et des menaces qui faisaient courir à la
paix un grave danger.
Rappelons notamment la convocation à Londres le 16 août d'une première confé-
rence réunissant vingt quatre puissances arbitrairement choisies parmi les héritiers
réels ou supposés des états fondateurs de la Compagnie, puis l'adoption par dix-huit
de ces puissances contre l'avis d'une importante minorité comprenant notamment
l'Inde et l'U.R.S.S. d'une sorte d'ultimatum enjoignant au gouvernement égyptien de
rétablir les privilèges de la Compagnie, sous prétexte d'assurer la « liberté de naviga-
tion » sur le canaï.
Une délégation "de cinq membres présidée par le ministre des Affaires Etrangères
de l'Australie M. Menzies avait été ensuite chargée de présenter cet ultimatum,, à-
peine voilé, au gouvernement du Caire qui le repoussa, comme il fallait s'y attendre,.
en des termes au reste extrêmement mesurés et en faisant des contre-propositions.
Ces contre-propositions tendaient à assurer à l'Egypte l'exercice de ses droits souverains
tout en donnant aux puissances intéressées- à la navigation sur le canal de sérieuses-
garanties, sous l'égide de l'organisation des Nations-Unies. Il fallut moins d'une heure
aux gouvernements de Londres et de Paris pour opposer à ce projet raisonnable une-
fin de non-recevoir.
Quelques jours plus tard ces mêmes gouvernements annonçaient leur intention-,
de créer une « Compagnie des Usagers du canal » et de tenter au nom de cette-
compagnie une épreuve de force. En l'espèce il était prévu que les pilotes européens;
ayant quitté leur service sur le canal un « convoi-test » se présenterait à Suez ou à
Pord-Saïd pour demander le passage aux conditions des usagers de la Compagnie des
Usagers, c'est-à-dire en refusant d'acquitter les droits de la société nationalisée égyp-
tienne et en utilisant les services d'un pilote non-agréé par la société nationalisée
égyptienne. Préalablement tous les pilotes européens avaient reçu l'ordre de l'ancienne
compagnie de cesser leur service. Les gouvernement de Londres et de Paris espéraient
ainsi paralyser Je trafic et faire la preuve de l'incapacité de l'Egypte. En fait à la
mi-septembre, grâce au dévouement des pilotes égyptiens et grecs et à l'arrivée d'un-
certain nombre de pilotes étrangers parmi lesquels des volontaires soviétiques et you-
goslaves un trafic à peu près normal avait pu être assuré sur le canal. En outre devant
les réserves du gouvernement des Etats-Unis les gouvernements de Londres et de Paris
s'étaient vus obligés de procéder à de nouvelles consultations avec les autres membres
de la « majorité » des dix-huit dont certains manifestaient une réticence de plus
en
plus marquée à l'égard de l'épreuve de force envisagée.
Jiiduite -à ses données essentielles « l'affaire de Suez » est un épisode typique de la
4 PIERRE COURTADE
lutte générale qui se déroule actuellement entre les anciennes puissances coloniales et
le mouvement de libération des peuples de l'Asie et de l'Afrique. Elle est étroitement
liée à la question de l'Afrique du Nord.
Elle est par conséquent un épisode typique de notre époque, qui est celle du déclin
rapide de l'impérialisme. Plus généralement elle est iée au problème de la coexistence
pacifique puisqu'aussi bien comme il était naturel l'U.R.S.S. s'est rangée aussitôt aux
côtés de l'Egypte qui a reçu également l'aide de tous les autres pays du camp du
socialisme ainsi que des pays neutralistes comme l'Inde. Enfin « l'affaire de Suez »
a posé un certain nombre de questions théoriques dont la solution est très importante
pour l'avenir de la paix et aussi pour l'avenir du mouvement ouvrier international. Ce
sont ces questions que nous voudrions évoquer tandis que les péripéties de la lutte
agitent les esprits, animent une diplomatie fiévreuse, et provoquent, hélas, la mise en
place de dispositifs militaires.
II
La première de ces questions concerne la légitimité de la décision égyptienne du
2.6 juillet. En bref, le gouvernement présidé par le ColoneLNasser avait-il le droit, au
sens juridique, de procéder à la nationalisation de la compagnie du Canal ? En avait-il
le droit moral ? Historique ?
Du point de vue strictement juridique la nationalisation de la Compagnie du
Canal est absolument correcte, à condition naturellement que l'on admette le principe
même des nationalisations. En pratique, toutes les nationalisations de biens -étrangers
ou partiellement étrangers, effectués par une autorité de fait ou de droit sur son
territoire national ont été reconnues comme définitives et valables par les autres pays
après un temps plus ou moins long. C'est notamment le cas pour les biens nationalisés
par le gouvernement soviétique après la révolution de 1917. Un accord conclu, à ce
propos, au sujet des biens ci-devant américains en Russie, entre le Président des
Etats-Unis, Roosevelt, et le ministre des Affaires étrangères de l'U.R.S.S. Maxime Lit-
vinoff fait, à cet égard, jurisprudence. La légalité des nationalisations est en pratique
universellernent reconnue depuis une trentaine d'années surtout lorsqu'il y
a eu
indemnisation et non confiscation pure et simple. Bien mieux le caractère légal de la
nationalisation est admis même si l'indemnisation ne couvre pas a beaucoup près la
valeur réelle des biens saisis. Dans le cas de la nationalisation de la Compagnie du
Canal de Suez la légalité de la décision du gouvernement égyptien n'est pas seulement
confirmée par de nombreux précédents et par une décision de principe de l'Assemblée
Générale de l'O.N.U. datant de décembre 1952, elle est, au surplus, à l'abri de toute
contestation en raison des caractéristiques essentielles de la société anonyme dite
« Compagnie Universelle du Canal de Suez », qui a été dissoute. Cette société
anonyme créée par un « firman » du vice roi d'Egypte en 1856, confirmé par un accord
en date du 22 février 1866 est clairement définie comme une société égyptienne. .
L'article 16 de l'accord du 2 février 1866 précise notamment :
« Etant donné que la
Compagnie Universelle du Canal Maritime de Suez est une société égyptienne, elle
est soumise au lois et coutumes du pays
... »
Le Conseil d'Administration de la Compagnie n'avait jamais contesté le caractère
égyptien de la Compagnie. Mieux encore il en a fait état à plusieurs reprises
défendre ses intérêts notamment contre les empiétements du pour
gouvernement britannique •
tant qu'a duré l'occupation de l'Egypte. C'est ainsi que l'on peut lire dans le Bulletin
officiel de la Compagnie-N° 2238, des 15 et 25 juin
1949, la phrase suivante : « La
Compagnie est une société égyptienne : elle ne Va jamais contesté; elle
ne le contes-
tait pas davantage dans le cas qui nous occupe. »
Admis et invoqué à plusieurs reprises par le Conseil d'Administration, le caractère
égyptien de la Compagnie a été solennellement confirmé à plusieurs reprises,
par des
« L'AFFAIRE DE SUEZ » 5
qui avait paru «épréhensible aux gouvernements de Londres et de Paris, que la façon
dont le chef du gouvernement égyptien y avait procédé et les commentaires dont il
l'avait entourée, y compris un certain « rire » qui avale paru particulièrement offensant.
Il est cependant facile de comprendre que l'annonce de la nationalisation devait
nécessairement s'accompagner de manifestations passionnelles exprimant la ferveur
patriotique de tout un peuple. L'indignation maniiestée par les milieux occidentaux
à propos de la « brutalité » de Nasser, de ses « inconvenances », etc., etc., est plus
que suspecte venant de gens qui pendant plusieurs semaines ont eu recours à un bluff
journalistique dont l'impudence et le ridicule ne sont guère comparables qu'aux
meilleures pages de « l'anthologie de bourrages de crânes » de la guerre 14-18. On
ferait un admirable sottisier avec certains passages sur le regard bleu de l'Amiral
commandant la flotte de la Méditerranée, la « joie » de nos petits soldats rêvant
au vin et aux femmes de Chypre et les considérations méprisantes sur l'armée égyp-
tienne dont on nous a presque dit, comme de l'armée allemande, de 14, que ses obus
n'éclataient pas.
L'indignation occidentale contre les « mauvaises manières' » diplomatiques du
gouvernement égyptien reflète en réalité la profonde angoisse des colonisateurs devant
la volonté des «ariens colonisés d'être traités en égaux. Ce qu'à Paris et à Londres
on ne pardonne pas au colonel Nasser c'est d'avoir osé manifester sa confiance dans
les destinées de son peuple, en dépit des rodomontades de gens qui croyaient encore,
qui croient encore, que l'apparition d'une canonnière européenne devrait suffire à
figer le rire de la liberté sur les lèvres de « l'indigène » révolté.
IV
Pour en finir avec cette question du régime égyptien et l'accusation selon laquelle
Nasser aurait eu recours à des méthodes hitlériennes on ne peut passer sous silence
l'accusation portée contre les communistes de soutenir le point de vue d'un gouverne-
ment qui persécute les communistes. Il y a longtemps qu'une réponse marxiste-
léniniste a été faite à cet argument d'autant plus spécieux que ceux qui l'emploient
ne se gênent pas, eux, pour persécuter les communistes partout où ils le peuvent
ou pour soutenir des gouvernements dictatoriaux et persécuteurs de communistes, tel
le gouvernement de Syngman Rhee ou celui de Franco chaque fois que cela coïncide
avec les intérêts du prétendu « monde libre ».
Les communistes ont, eux, sur cette question comme sur toutes les autres, une
position de principe. Au XIVe Congrès du Parti Communiste Français, Maurice
Thorez la résumait en ces termes :
Les marxistes-léninistes savent depuis longtemps que la nature progressive du mouvement national
n'implique pas obligatoirement que ce mouvement ait un programme avancé. Quand la bourgeoisie
égyptienne luttait pour l'indépendance de son pays, c'était un mouvement national bourgeois, et
pourtant il favorisait objectivement le recul des forces impérialistes et le progrès du socialisme dans
le monde. Au contraire, la lutte des gouvernants socialistes anglais pour maintenir la dépendance
de l'Egypte était objectivement! une lutte réactionnaire.
Les communistes égyptiens, les progressistes, ont su adopter une attitude consé-
quente et courageuse face à leurs persécuteurs. Ils se sont comportés en marxistes-
léninistes comme surent le faire jadis les communistes chinois placés, toutes choses
•égales d'ailleurs, dans la même situation par rapport aux nationalistes dont le mouve-
ment était alors objectivement progressiste et devait donc être soutenu même lorsque
la 88 Armée de Marche fut victime de provocations et d'attentats massifs en dépit
des accords conclus, en dépit de son « intégration » à l'armée nationale.
Les communistes égyptiens ont su comprendre que dans la situation internationale
nouvelle caractérisée par le développement extraordinaire de la lutte antiimpérialiste
et par l'établissement de liens de solidarité de toutes sortes, politiques, économiques
« li'lFEMRÊ IDE WEZ » àT
«t culturels, -entre l'Egypte et les :pays du socialisme il devenait possible ,et nécessaire
-de réaliser ;un Front national de lutte antiimpérialiste .avec la bourgeoisie -égyptienne.
«C'est pourquoi ils :ant ;appelé à voter pour Nasser et ;pour -la Constitution, le 23 juin,
quelles que soient par ailleurs les réserves que l'on puisse faire sur les conditions dans
lesquelles s'est déroulé le scrutin.
De plus ils ont su montrer qu'en luttant contre le communisme le .gouvernement
affaiblissait en réalité sa propre ^position dans la lutte antiimpérialiste et que son intérêt
«tait d'accepter l'alliance de combat avec les éléments progressistes de la nation.
Cette politique a déjà obtenu des résultats substantiels. De nombreuses personnes
•emprisonnées :pour « communisme » ont été mises en liberté. Un -grand ,procès devant
Je-tribunal militaire spécial au début du mois de juin s'est terminé par de nombreux
acquittements.
Dans la pratique plusieurs des points du. programme proposé par les communistes
dès 1955 ont été effectivement réalisés, notamment l'établissement de relations d'amitié
avec l'U.R.S.S., la reconnaissance de la Chine populaire, l'intensification des relations
économiques et culturelles avec les pays de l'-est.
Y
L'attitude des communistes égyptiens, comme" celle d'ailleurs des socialistes de
tous les pays arabes en lutte contre l'impérialisme, est la seule possible, îa seule
•conforme à l'intérêt national et par conséquent à l'intérêt du mouvement révolution-
maire en général. On n'en saurait dire autant de l'attitude de la direction du parti
.socialiste français dont certains porte-parole sont allés jusqu'à vouloir fonder en
théorie ce qui n'est qu'un plat opportunisme au service des intérêts du capitalisme
français.
Il faut signaler à cet égard la tentative par Ed. Depreux et par Henri Levy Bruhi
de démontrer que la nationalisation de la Compagnie du Canal est réactionnaire par
.rapport à la formule ancienne, dont on affirme avec le plus grand sérieux qu'elle était
une contribution à l'internationalisme !!!
Une telle théorie n'a évidemment rien de commun avec le marxisme ou même
simplement avec la tradition ouvrière révolutionnaire dont les socialistes français se
réclament. Tout au plus pourrait-on, comme le fait Ed. Depreux, la rattacher au saint-
simonisme dont on sait assez qu'il eut, dialectiquement, deux aspects, -puisqu'il-fut
â la fois à l'origine de l'affairisme du Second Empire et d'un courant socialiste qui
s'en sépara totalement.
L'affirmation selon laquelle la formule de la Compagnie dite « Universelle »
<du Canal de Suez serait objectivement progressive par rapport à toute forme de
.-nationalisation, ceci en raison de son caractère « international » ne tient aucun
compte du contenu de classe. Elle .repose -sur une confusion, peut-être involontaire,
entre l'internationalisme et le cosmopolitisme. Outre le fait que l'ancienne compagnie
n'était nullement « universelle » mais en réalié un consortium franco-britannique,
il est extravagant d'attribuer une signification progressiste à une affaire dans le. conseil
•d'administration de laquelle on trouvait, pour la France seulement, les représentants
•de la plupart des grandes banques privées et de plusieurs sociétés anonymes monopo-
listes. La nationalisation, au contraire, comme étape sur la voie d'une-remise au peuple
•égyptien d'une richesse qu!il a largement contribué à crééer par son travail et ses
sacrifices serait objectivement ,une mesure progressive, même si ses auteurs étaient les
représentants de la grande bourgeoisie, ce qui n'est d'ailleurs pas le cas, le gouvernement
Nasser étant de plus en plus le mandataire de la « petite-bourgeoisie nationale ».
Au reste Ed. .Depreux dans ^'article auquel nous -nous -référons, devait admettre,
citant Jaurès, que â'intecnatioïiajisme bien loin de aier 'le ^patriotisme -le suppose aa
contraire.
g PIERRE COURTADE
Il est évident pour tout homme de bon sens que des peuples dépossédés comme
les peuples coloniaux, avant de parvenir à une prise de conscience internationaliste,
doivent d'abord nécessairement revendiquer le droit à l'exercice d'une pleine souveraineté
nationale.
Dans les appréciations que nous portons sur cette démarche historiquement néces-
saire nous ne devons jamais oublier que nous appartenons, nous, à une nation depuis
longtemps constituée et, qui plus est, à une nation impérialiste, colonisatrice.
Ceci doit nous inciter à une grande vigilance à l'égard de toutes les manifestations
de chauvinisme chez nous, non seulement dans la bourgeoisie, mais même dans la
classe ouvrière, et même dans son avant-garde. Rappelons que Lénine justement préoc-
cupé par la survivance du chauvinisme chez les « nationaux d'une grande nation »
allait jusqu'à exposer que « l'internationalisme ne doit pas seulement consister en l'obser-
vance d'une égalité formelle des nations, mais aussi en une inégalité qui compenserait de
la part de la nation oppresseuse, de la grande nation, l'inégalité qui s'établit de
fait dans la vie ».
« Celui qui ne l'a pas compris, ajoutait Lénine, n'a pas compris Vattitude réelle-
ment prolétarienne à l'égard de la question nationale ; il est resté en fait sur une position
petite-bourgeoise et il ne peut, par conséquent que glisser à n'importe quel moment
sur une position bourgeoise. »
Ceci, entre parenthèses, doit nous aider à porter un jugement raisonnable sur les
manifestations passionnelles qui ont entouré la décision du 26 juillet. Même si certaines
formulations du chef du gouvernement égyptien ont pu paraître excessives, qu'est-ce
que cet « excès », en définitive, au prix des souffrances endurées silencieusement par
le peuple égyptien depuis plus d'un siècle ? Et qui oserait mettre en balance la brus-
querie d'une décision qui ne faisait que devancer l'échéance légale du retour du
Canal à l'Egypte, et les morts, les dizaines de milliers de morts anonymes dont les
ossements blanchis se voient encore dans les sables, lorsque le vent du désert y creuse
des sillons ?
.
VI
En France, bien que la prise de conscience ait été plus lente elle a néanmoins obl'gé
la « grande » presse a baisser le ton, vers le mi-septembre.
Le parti communiste français a une fois de plus joué un rôle décisif dans cette
prise de conscience. Seuls ou presque seuls les journaux communistes et progressiste?
ont, dès le début, combattu hardiment un courant belliciste d'autant plus dangercns
qu'il avait réussi à entraîner une partie non négligeable de 1' « intelligentzia » sêc
gauche, à qui ses sympathies pour Israël avait fait perdre le sens des réalités.
A ces mouvements de l'opinion publique en Europe occidentale se sont combinés
les effets de la solidarité arabe et- les démarches réitérées de l'U.R.S.S. et des pap
« neutralistes » en faveur d'une solution pacifique. En avertissant solennellement les
gouvernements occidentaux qu'une atteinte à la paix dans le Moyen-Orient affecterait
directement ses intérêts, l'U.R.S.S., a largement contribué à faixe réfléchir ceux qui
rêvaient d'une nouvelle campagne d'Egypte assortie d'une croisade contre le « fana-
tisme » arab^,
En deuxième lieu une des raisons qui ont fait hésiter les partisans de « l'épreuve
de force » est le fait qu'ils se sont rendu compte que la « campagne d'Egypte »
risquait de ne pas être une simple promenade militaire.
Incertains, pour ne pas dire plus, de la collaboration active de l'armée américaine,,
engagés à fond en Algérie, à Chypre, etc., ayant en face d'eux une armée égyptienne
qui n'est plus, à beaucoup près, l'armée qui fut battue par Israël, les états-majors de
Londres et de Paris semblent finalement avoir estimé que le risque était grand qu'usK
opération de « guerre-éclair » contre l'Egypte ne se transforme en une longue gaerw
de partisans, étendue à tous les pays .arabes et qui eût directement menacé les puits
de pétrole, les pipe-lines, pour ne rien dire du Canal lui même qui eût été, dès le
premier jour, rendu inutilisable.
En troisième lieu il est clair que les contradictions entre puissances impérialistes
ont joué un rôle très important. Dès le début de la crise le gouvernement des Etats-'
Unis s'est trouvé « coincé » entre le désir de manifester sa solidarité de principe -ms.
gouvernements « atlantiques » et le fait que les intérêts des pétroliers américains et
d'une façon générale l'intérêt politique et économique de l'impérialisme américain
désireux de supplanter la France et l'Angleterre dans les pays arabes ne pouvaifU
s'accorder avec une politique de soutien actif de Londres et de Paris. A cela s^ajoiE-
taient des préoccupations électorales, le désir d'Eisenhower de se présenter en pacifica-
teur et la crainte de perdre le bénéfice d'un « anticolonialisme » purement formel
sans doute, mais auquel la masse de l'opinion publique américaine est pro'fondérrscië
attachée.
En définitive et bien que d'accord sur le fond avec Londres et Paris, bien qu'il ait
été l'instigateur de mesures provocatrices comme le plan de « gestion internationale
»
qui escamotait la nationalisation, le Secrétaire d'Etat Poster Dulles a été amené à JOÏKX
un rôle conciliateur qui a bouleversé les plans occidentaux.
Et non seulement les plans occidentaux en ce qui concerne Suez, mais en £sï%
toute la stratégie occidentale qui se trouve ainsi remise en question.
Il est bien certain, en effet, que dans une situation caractérisée, malgré tout,
pa:
une sensible détente entre l'Est et l'Ouest, la coalition atlantique risque d'apparat»?
aux gouvernements de Londres et de Paris comme un marché de dupes si elle nt sr
manifeste pas dans toutes les circonstances, mais seulement lorsqu'elle coïncide
avsc
les intérêts permanents du capitalisme américain.
Cela était à prévoir, mais cela ne pouvait être prévu que par des hommes d'état
armés des méthodes d'analyse marxiste-léniniste de l'impérialisme, de ses contradictions,
et de son inévitable déclin dont la crise de Suez aura été en définitive un des épisodes
les plus significatifs et les moins coûteux pour la paix mondiale, si toutefois
ISMB
savons rester jusqu'au bout vigilants en n'oubliant pas que le feu couve.
LÀ GRANDE OEUVRE D'IBN KHALDOUN
n|g m
H
E 15 mars 1406, il y -a 550 ans, mourait au Caire le plus grand histo-
rien maghrébin, Abou Zeid Abd Er Rahman Ibn Khaldoun. Malgré
sa très grande importance, son oeuvre -est, en France, tout par-
H ticulièrerruent ignorée. Si les noms d'Avicenne ou d'Averroès, par
H exemple, sont connus des intellectuels, celui d'Ibn Khaldoun n'est
,M familier qu'aux spécialistes des questions, nord-africaines. Cepen-
dant les historiens qui ont été amenés à connaître son oeuvre, en
particulier les Prolégomènes, n'ont pas songé à cacher leur admiration :
[Ibn Khaldoun] a été le plus grand philosophe et historien que l'Islam ait jamais produit et
l'un des plus grands de tous les temps (P. K. HITTI, Précis de l'histoire des Arabes).
[Ibn Khaldoun] a conçu et formulé une philosophie de l'histoire, qui est sans doute le plus
giand travail qui ait jamais été créé par aucun esprit dans aucun temps et dans aucun pays
(TOYNBEE, A Study ot History).
[Les Prolégomènes d'Ibn Khaldoun sont] un des ouvrages les plus substantiels et les plus inté-
ressants qu'ait produits l'esprit humain (G. MARÇAIS).
«on oeuvre rdans la partie .de l'Afrique du J\Tord qui devait plus tard constituer
l'Algérie : il n'est pas souhaitable pour le colonialisme d'éclairer l'illustre
passé d'un peuple dont on prétend nier le caractère national. De plus la con-
ception qu'au xive siècle Ibn Khaldoun avait de l'histoire, cette science
•« dangereuse », apparaît encore aujourd'hui, rationaliste et progressiste. Enfin
l'oeuvre d'Ibn Khaldoun détruit le mythe, soigneusement entretenu par le colo-
nialisme, du caractère non-original, non-créateur, purement syncrétique, des
-civilisations arabes. Comme nous le verrons, Ibn Khaldoun peut à juste titre
être considéré comme l'un des premiers théoriciens d'une conception scienti-
fique de l'histoire.
Cependant, les rares études de l'oeuvre d'Ibn Khaldoun se gardent le plus
souvent de mettre en lumière les véritables causes de sa grandeur et d'y dis-
tinguer ce qui est encore juste et créateur de ce qui ne l'est plus. Certains
auteurs, dont les buts politiques apparaissent rapidement, ont tenté d'utiliser
•certains aspects de cette oeuvre (parfois les moins valables), en les arrachant
.à leur, contexte historique .médiéval, pour justifier l'actuelle politique colo-
niale. De tels procédés ont été facilités par-le caractère très complexe de la
f>ersonnalité et de l'oeuvre d'Ibn Khaldoun.
La culture des terres s'arrêta faute d'hommes, les villes furent dépeuplées ; les édifices tombèrent
en ruines, les chemins s'effacèrent, les monuments disparurent, les maisons, les villages resterait
sans habitants, les nations et les tribus perdirent leur force et tout le pays cultivé changea d'aspect
(T. I, p. 66, de la traduction de Slane : Les Prolégomènes).
Banou Soleim) ne se sont pas étendus comme des conquérants à travers l'Afrique
du Nord, mais qu'ils y ont été appelés, enrôlés par les seigneurs féodaux à la
recherche de mercenaires. Dans le domaine intellectuel, les conditions n'étaient
plus aussi favorables que par le passé. Non seulement le déclin de la classe
progressiste des marchands avait entraîné un certain ralentissement du déve-
loppement intellectuel, mais il se développa à partir des xie-xna siècles une véri-
table réaction religieuse. Dans son extension, l'Islam n'avait pu empêcher réclu-
sion en son sein d'hérésies puissantes par le regroupement autour d'elles des
opposants politiques ou sociaux. Par contre l'orthodoxie sunnite rassemblait les
classes possédantes. Des « madrassa », collèges officiels et véritables séminaires
destinés à former des administrateurs fidèles, partit une réaction très violente
contre tout ce qui, dans le domaine intellectuel, était étranger à la stricte
orthodoxie religieuse. Ainsi le grand mouvement traditionaliste arabe fut-il pro-
gressivement étouffé. Claude Caheri a étudié ' cette « alliance du sabre et de la
Marassa » qui caractérise l'époque.
poursuit :.
Le champ de l'ignorance offre son pâturage insalubre. Mais la vérité est une puissance à laquelle
rien ne résiste et le mensonge est un démon qui recule foudroyé par l'éclat de la raison (T. I, p. 4).
Par contre, dans le tome III des Prolégomènes (consacré essentiellement
aux problèmes philosophiques et theoiogiqw.es, sur lesquels portait principale-
ment la réaction religieuse),, Ibn Khadoun prend, une attitude nettement réac-
tionnaire. Après avoir durement critiqmé les « égarements » et les oeuvres
« dangereuses » d'Averroès et.
d'Avicenne, il déclare, entre autres :
L'Univers est trop étendu pour être embrassé par l'esprit humain, car Dieu crée ce que vous
ne savez pas (T. III, p. 231).
Après avoir déconseillé l'étude des sciences et de la logique, il écrit à
leur sujet. :
Nous ne devons pas nous occuper de telles matières, parce qu'elles entrent dans la catégorie
des choses dont l'examen nous est défendu par cette maxime : le vrai croyant doit s'abstenir de ce
qui ne le regarde pas. En effet les questions naturelles n'ont aucune importance pour nous,
ni sous le point de vue de la religion ni sous celui de l'entretien de la vie (T. lit, p. 233).
Après de tels passages, pour le moins obscurantistes, Ibn Khaldoun prône
le refuge dans la religion et l'attente de l'inspiration divine, qui remplacera
un rationalisme dangereux.
Cette contradiction n'est d'ailleurs pas uniquement le fait de la person-
nalité d'Ibn Khaldoun ni de son époque, qui cependant l'accentuent. C'est
une caractéristique de toute la culture médiévale d'expression arabe qui
reflète des tendances antagonistes, comme toute culture de société féodale.
Déceler les aspects non progressistes de l'oeuvre d'Ibn Khaldoun (ils ne
portent d'ailleurs directement que sur ce qui est te moins original), c'est
empêcher que certains auteurs, en entretenant la confusion, ne fassent servir
la grandeur et le rationalisme profond d'ilbn. Khaldoun à l'illustration de théo-
ries racistes et colonialistes.
Sa conception de l'histoire^
Jusqu'aux Prolégomènes d'Ibn Khaldoun, l'histoire est avant tout un
ensemble de genres littéraires plus ou moins nobles. Le premier grand histo-
rien, Thucydide, ne se borne pas à- raconter, il explique après avoir recherché
l'exactitude des faits. Mais, n'en considérant pas moins l'histoire comme un art,
comme dans la- tragédie, Thucydide s'attache à faire vivre une sorte d'idée
force, par- les hommes et au milieu d'eux. Par la suite, que le « genre » soit
moralisateur, théologique, hagiographique, politique, romanesque ou annalis-
tique, l'histoire se limite à une conception purement a événementielle ». Quand
elle tente d'être explicative, elle se borne à la recherche de « causes » compa-
tibles avec son genre. Ainsi le théologien historien donnera pour explication
essentielle l'intervention divine (exemple : Saint Augustin).
Dès les premières lignes des Prolégomènes, Ibn Khaldoun montre qu'il a
dé tous autres buts qu'émouvoir, charmer, moraliser, convaincre ou servir
lès gouvernements. Pour lui, l'histoire est non un genre littéraire, mais une
science, et il est le: premier à avoir eu d'elle cette conception.
Ibn Khaldoun fait la critique dïr ces historiens qui se bornent à énumérer
les événements, des règnes de tel et tel roi, leur généalogie, les. noms de leurs
16 YVES LACOSTE
ministres. Ces livres à l'usage des familles régnantes « ne sont pas de l'histoire »
et Ibn Khaldoun les compare à
des fourreaux d'épée auxquels on aurait enlevé les lames (T. I, p. 7).
Les caractères intérieurs de la science historique sont l'examen et la vérification des laits,
l'investigation attentive des causes qui les ont produits, la connaissance profonde de la manière dont
les événements se sont passés et dont ils ont pris naissance. L'histoire forme donc une branche,
importante de la philosophie et mérite d'être comptée au nombre des sciences (T. I, p. 4).
Taha Hussein, dans son Etude analytique et critique delà philosophie d'Ibn
.
Khaldoun, s'appuyant sur le fait que dans la traduction de Slane le terme
arabe « ilm », qui signifie littéralement « savoir », est traduit abusivement pur
le terme français « science », en déduit qu* « Ibn Khaldoun n'a jamais formé le
projet de faire de l'histoire une science proprement dite ». En réalité cela
importe peu. Le concept de science étant loin d'être strictement défini au
HV" siècle, il est fort probable qu'Ibn Khaldoun n'a pas songé à définir la science
historique. Mais ce qui importe, c'est que sous la plume d'Ibn Khaldoun appa-
raisse au xjv 6 siècle une conception de l'histoire qui nous paraisse aujourd'hui
scientifique.
Ce qui est remarquable, c'est qu'Ibn Khaldoun en est arrivé à réfléchir sur ce qui est aujour-
d'hui la méthode de la recherche historique (G. SARTON, .introduction to the History o{ Science).
Certes, il existe une grande différence entre l'ensemble de l'Histoire uni-
verselle d'Ibn Khaldoun, série de notices historiques, généalogiques et géogra-
phiques des différents peuples du monde arabe, et les Prolégomènes, qui con-
tiennent sous une forme relativement succincte l'exposé général des concep-
tions de l'auteur, de sa méthode et de ses buts. Ibn Khaldoun n'a, pas appliqué
dans son Histoire, qui est déjà cependant bien différente des oeuvres des autres
historiens arabes (il est un des premiers à abandonner le système des Annales),
tous les principes scientifiques qu'il a développés dans les Prolégomènes^Il
n'en a sans doute pas eu la possibilité, faute de documentation précise. Ciest
pourquoi l'Histoire universelle intéresse surtout les spécialistes des questions
nord-africaines, alors que les Prolégomènes sont une étape capitale dans l'évolu-
tion de la science.
En effet Ibn Khaldoun a pour but principal d'expliquer, de faire com-
prendre. Ne se contentant pas de la, découverte des causes immédiates ou appa-
rentes, il oriente l'histoire vers la recherche des causes profondes, vers l'expli-
cation totale. Ibn Khaldoun est l'un des premiers à ne pas se borner à l'histoire
de la classe féodale, à voir le rôle fondamental que jouent dans l'évolution his:
torique les phénomènes économiques et sociaux.
J'ai suivi un plan original, ayant imaginé une méthode nouvelle d'écrire l'histoire et choisi une
TOÏe qui surprendja le lecteur, une marche, un système tout à fait à mou. En traitant de ce qui
est relatif à la civilisation et à l'établissement des villes, j'ai développé tout ce qu'offre la société
humaine en fait de circonstances caractéristiques. De cette manière je fais comprendre les causes
des événements (T. I, p. 9).
M'introduisant par la porte des causes générales dans l'étude des faits particuliers, j'embrasai
dans un récit compréhensif l'histoire du genre humain... .
tout ce qui tient à la civilisation (T. I,
p. 11).
[L'histoire] est une science sui generis, car elle a d'abord un objet spécial, je veux dire la
cïïïlisation et la société humaines. L'histoire a pour véritable objet de faire comprendre l'état social
de l'homme, c'est-à-dire la civilisation, et de, nous apprendre les phénomènes qui s'y rattachent
naturellement, à savoir la vie sauvage, l'adoucissement des moeurs, l'esprit des familles et des
£«1 GRANDE OEUVRE D'IBN KHALDOUN 17
tribus les divers genres de supériorité que les peuples obtiennent les uns sur les autres et qui
amènent la naissance des empires et des dynasties, la distinction des rangs, les occupations auxquelles
les hommes consacrent leurs travaux et leurs efforts, telles que les occupations lucratives, les métiers
qui font vivre, les sciences, les arts, enfin tous les changements que la nature des choses peut
opérer dans le caractère de la société (T. I, p. 711).
d'Ibn Khaldoun apparaîtra encore
Le caractère scientifique des conceptions
mieux quand nous le verrons, partant de données qu'il essaiera de préciser
par les techniques rudimentaires de l'époque, aboutir, au fur et à mesure de son
explication, à une recherche des lois du développement de la socitété.
Ainsi le fait qu'Ibn Khaldoun puisse être à juste titre considéré comme le
fondateur de la conception scientifique de l'histoire et également de la socio-
logie, confère à la civilisation d'expression arabe, dont il est un des plus
brillants représentants, une importance considérable. Comme d'autres grands
savants arabes, Ibn Khaldoun détruit ce mythe de la non-originalité de la civi-
lisation arabe médiévale, de son absence de rôle créateur, de son caractère pure-
ment syncrétique, mythe développé et entretenu par le colonialisme.
*
Comment expliquer l'apparition (malheureusement trop brève, puisqu'Ibn
Khaldoun n'a pas eu de grands successeurs) de la science historique dans le
Maghreb du xive siècle ? Il faut pour cela rattacher l'oeuvre d'Ibn Khaldoun au
grand mouvement littéraire et scientifique d'expression arabe et à la grande
lignée des historiens arabes. Générale ou locale, biographique ou encyclopédique,
précise ou sommaire, l'histoire fut la plus brillante des disciplines littéraires
du monde arabe médiéval. Ne citons que les plus célèbres parmi un grand
nombre d'historiens, pour la plupart des Orientaux.
Dès la deuxième moitié du ix 6 siècle, Abpu Hanifa Dinawari, Ya'qoubi
inaugurent l'histoire universelle et Baladhori se consacre à l'histoire de l'Islam..
Conçues au xe siècle, les oeuvres énormes de Tabari, de Masoudi, de Çoulj,
d'Al Birouni ont fortement influencé Ibn Khaldoun. Au début du xme siècle se
placent les oeuvres très importantes d'Abu'l Fedâ et d'Ibn al Athir. Ibn Khaldoun
est donc loin d'être une exception, il est un couronnement.
Cependant il ne serait pas juste de ne voir en son oeuvre qu'un des sommets
d'une « culture arabe » cosmopolite et homogène. Ce terme masque en effet une
réalité plus complexe. La « culture arabe » est en réalité le groupement de cul-
tures diverses : tadjique, uzbèque, turkmène, arabe au sens strict, égyptienne,
perse, àndalouse, etc., qui, malgré leur interpénétration et leur comunauté
d'expression en langue arabe, n'en gardent pas moins une certaine autonomie,
une certaine originalité et constituent les premières pierres des édifices des
futures cultures nationales. Le démembrement de l'empire arabe activa dans
•une certaine mesure l'essor culturel de ces pays. Cet essor y fut d'autant plus
important et précoce lorsqu'une culture originale préexistait à l'expansion arabe.
Ces créations originales eurent d'ailleurs une influence décisive sur le dévelop-
pement de l'ensemble des civilisations d'expression arabe.
Cette originalité culturelle semble être aussi le fait, du Maghreb, où Ja tenace
personnalité berbère se combina à l'influence des deux grands foyers d'Egypte
et d'Andalousie poXir donner des centres intellectuels, comme Fes ou Tunis. Les
théories colonialistes s'efforcent de nier l'originalité de la culture maghrébine,
18 YVES LACOSTE
mais entre autres l'oeuvre d'Ibn Khaldoun constitue une manifestation fondamen-
tale de celle-ci.
Ibn Khaldoun, loin d'être, comme le prétendent certains, « un déraciné, un
cosmopolite », est maghrébin d'esprit, de moeurs et de costume et le restera
jusqu'à la fin de sa vie, bien qu'il vécût en Egypte. Essentiellement maghrébine-
aussi est son oeuvre, ne serait-ce que par son sujet principal.
Ce sont les bouleversements qui affectaient ce pays qui amenèrent Ibn
Khaldoun à s'interroger et à rechercher les causes profondes des importantes
transformations qui se déroulaient sous ses yeux.
Mais aujourd'hui, je veux dire à la fin du vrai siècle ?-, la situation du Maghreb a subi une
révolution profonde, ainsi que nous le voyons, et a été bouleversée... Donc il faut aujourd'hui un
historien qui puisse constater l'état du monde, des pays et des pesples, indiquer les changements
qui se sont opérés dans les usages et les croyances et prendre le chemin qus Masoudi avait suivi en
traitant les affaires de son temp"s (T. i, pp. 66 et 67).
Sa méthode
La méthode qu'emploie Ibn Khaldoun dans les Prolégomènes est l'une des
causes essentielles de l'importance de cet ouvrage. Il débute par un essai de
ctitique historique qui, au xiv 6 siècle, revêt une signification toute particulière.
Après avoir constaté le peu de vérité contenue dans Ja grande majorité des
ouvrages historiques, Ibn Khaldoun en vient à dresser un bilan des causes d'erreur
et à établir « une règle sûre pour distinguer la vérité de l'erreur », en s'ap-
puyant non sur les critères religieux, mais sur la raison.
Les principales causes d'erreur résident dans
l'attachement des hommes à certaines opinions et à certaines doctrines,... la confiance que l'on
met dans la parole des personnes qui transmettent les récits,... la facilité de l'esprit humain à
croire qu'il tient la vérité,... le penchant des hommes à gagner la faveur des personnages illustres,...
le goût du merveilleux, l'ignorance des buts -que les acteurs dans les grands événements avaient en
vue,... l'ignorance des rapports qui existent entre les événements et les circonstances qui les accom-
pagnent (T. I, p. 71).
Enfin Ibn Khaldoun insiste sur l'importance qu'ont les phénomènes écono-
miques et sociaux. Une importante cause d'erreur est
l'ignorance de la nature des choses qui naissent de la civilisation (T. I, p. 71),
Ibn Khaldoun propose un certain nombre de- règles pour échapper à l'erreur
et pose les bases d'un certain déterminisme historique. Tout d'abord rester
fidèle au principe de causalité :
Si nous contemplons ce monde,..; nous y reconnaissons une ordonnance parfaite, un- système,
régulier, une liaison de cause à effet.
et rien ne peut les empêcher (T. I, p. 348). Lorsque l'univers éprouve un bouleversement complet,
création et de s'organiser de nouveau
on dirait qu'il va changer de nature afin de subir une nouvelle
(T. I, p. 67).
Nous verrons, à propos de sa théorie d'évolution des empires, d'autres aspects
de la pensée d'Ibn Khaldoun qui évoquent la dialectique. Cette méthode l'amène
à étudier non seulement tous les aspects, tous les constituants de la société, mais
aussi chacun de ces éléments par rapport aux autres, et cela 'dans une continuelle
évolution. Cette transformation ne se fait pas d'une manière anarchique, indé-
terminée. Ibn Khaldoun est le premier à établir clairement que les phénomènes
sociaux obéissent à des lois qui, bien que moins absolues et moins simples que
celles qui régissent les phénomènes physiques, n'en sont pas moins assez cons-
tantes pour aboutir à une succession régulière d'événements à l'intérieur de
cadres bien définis. Pour Ibn Khaldoun ces lois ne sont pas biologiques, phy-
siques ou d'inspiration divine. Elles procèdent de l'évolution économique et
sociale de chaque société, qui porte en elle les causes inéluctables de son déve-
loppement et de sa décadence.
Après avoir étudié les influences qui s'exercent sur la société sans en dé-
pendre, Ibn Khaldoun se livre à une étude, très poussée pour son temps, des phé-
nomènes économiques et de leur action, Sien qu'évidemment dépassées aujour-
d'hui, ses théories attirent encore l'attention. A la différence des scolastiques
chrétiens, ses contemporains, il conçoit l'économie comme indépendante de la
race et de la religion. Ibn Khaldoun ne voit pas les fondements de la société dans
les vues d'une divinité ou dans la psychologie individuelle de l'homme, mais
dans le problème de la production, dans « les moyens de se procurer la subsis-
tance ». Ayant décrit avec précision le phénomène de la division du travail, et
après en avoir montré le caractère progressif au point de vue productif, Ibn
Khaldoun étudie le passage de l'économie fermée à des formes d'organisation
sociale plus évoluées, permettant de nouveaux progrès économiques.
Citons également, afin de montrer l'importance qu'Ibn Khaldoun accorde
aux problèmes économiques, ce qu'on peut considérer comme une esquisse d'une
théorie de la valeur, dont la base essentielle est le travail. Ibn Khaldoun avait
résolu certains problèmes monétaires dans lesquels les économistes européens
se débattront pendant longtemps, et pour lui l'or et l'argent, loin de cons-
tituer la richesse, ne sont que des moyens d'échange :
Les métaux précieux ne sont que des instrument au moyen desquels on acquiert ce dont on a
besoin et c'est la civilisation qui en cause l'abondance ou la diminution (T. II, p. 329).
Ibn Khaldoun insiste longuement sur l'influence que joue l'évolution des
moyens de production dans des domaines sociaux très éloignés de la vie écono-
mique ; cela peut se résumer par les passages suivants où il apparaît comme un
lointain précurseur du matérialisme historique :
Les peuples se distinguent non seulement par leurs origines, mais paï certains usages et signes
caractéristiques. Tous ces caractères changent..., dans la suite des génération; (T. I, p. 168). Le carac-
tère de l'homme dépend des usages et des habitudes, et non pas de la nature et du tempérament
(T. II, p. 263). Les différences que l'on remarque dans les usages et les institutions des divers
peuples dépendent de la manière dont chacun d'eux pourvoit à sa subsistance (T. I, p. 254).
Ibn Khaldoun va donc comparer des sociétés, certes différentes par la religion,
la race, l'époque, le pays, mais se ressemblant par leur mode de production,
ce qui entraîne chez chacune d'elles des structures et des évolutions compa-
rables.
LA GRANDE OEUVRE D'IBN KHALDOUN 21
« L'esprit de corps »
Ibn Khaldoun insiste bien sur ce qu'il entend par liens du sang : « ce
ne doit pas être un ancien souvenir », écrit-il ; il ne doit pas tant être réel
qu'être efficace et entraîner la cohésion et l'obéissance du groupe ; c'est bien
lé sens même du mot « assabia » que Slane a traduit par « esprit de corps ».
Au contraire « dans les villes, les habitants vivent chacun de son côté »
(T. I, p. 281). Telle est la cause fondamentale de l'absence de 1' « esprit de
corps » chez les citadins. La civilisation marchande des villes brise la solidarité
tribale, émancipe l'individu, qui échappe aux liens qui l'unissaient au seigneur.
1. De Slane a traduit ainsi le mot arabe « assabia », provenant d'une racine qui signifie « lier •».
-.22 YVES LACOSTE
L'esprit de corps aboutit à l'acquisition de la souveraineté... Chaque société a besoin d'un chef
pour y maintenir l'ordre... Ce chef doit avoir un fort parti qui le soutienne... La domination qu'il
exerce, c'est la souveraineté, autorité bien supérieure à celle d'un chef de tribu, puisque celui-ci ne
possède qu'une puissance morale : il peut entraîner les siens, mais il n'a pas le pouvoir de les
contraindre à exécuter ses ordres... La souveraineté est le terme auquel aboutit l'esprit de corps..
Un peuple que son chef est parvenu à dompter, en se servant de l'influence du parti qui le soutient
ce peuple se laisse porter à dominer les gens qui lui sont étrangers... (T. I, pp. 2ç>2.-20'3).
Ainsi Ibn Khaldoun oppose nettement à une forme de tribu égalitaire, carac-
térisée par son « chef qui ne possède qu'une puissance morale », une autre forme
de tribu, beaucoup plus importante à son époque, « qu'un chef a domptée en
s'appuyant sur un fort parti ». De plus Ibn Khaldoun montre que l'existence de
cet « esprit de corps » entraîne à l'intérieur de la seconde forme de tribu le
développement d'une véritable noblesse :
Le droit de commander... ne réside pas dans chacune des branches [de la tribu], mais il
n'appartient qu'à une seule famille qui doit surpasser les autres en force et en esprit de corps...
Elle doit s'appuyer sur de nombreux partisans... La puissance est une des conditions essentielles du
maintien de l'esprit de corps (T. I, pp. 275-276)'. L'esprit de corps ne se trouve que dans les
familles illustres qui ont l'habitude du commandement... Il faut qu'un des membres ait le pouvoir
d'imposer ses volontés aux autres. Cet individu doit à la supériorité de sa naissance l'avantage de
commander en chef à toutes les familles de la confédération.... Le chef doit être unique (T. I, p. 34),
Chez les familles qui sont animées d'un fort esprit de corps, la noblesse... a une existence
réelle et bien fondée (T. I, p. 280).
1. Terme de Marx, cité par Engels dans L'Origine de la Famille..., p. 100. Voir à ce propos
les articles se rapportant à la Démocratie militaire dans le n° 66 de La Pensée (mars-avril 1956,
pp. 39^51
LA GRANDE OEUVRE D'IBN KHALDOUN 23
L'esprit de corps peut exister dans les villes : quand l'empire est décadent, les citadins sentent
le besoin d'un gouvernement... Ils ont recours à l'établissement d'un conseil administratif... Mais une
lutte: s'y déclanche,. car les membres du conseil cherchent à avoir le pouvoir et s'appuient sur un
corps de partisans. Celui qui parvient à vaincre ses rivaux s'attribue l'autorité suprême... Ces usur-
pateurs appartiennent ordinairement aux grandes et puissantes familles (T. II, p. 312).
Sous une formulation qui, à première vue, paraît fort éloignée de la notion
de rapport de production, générateur de classes sociales, Ibn Khaldoun semble
avoir pressenti la véritable nature, à son époque, de l'opposition du nomade et
du citadin ; une opposition de classe entre les féodaux et les marchands et
« bourgeois » des villes, s'étant libérés ou ayant fixé les liens du serrage.
Il est à noter que ce lien complexe entre le féodalisme et les superstruc-
tures héritées de l'organisation tribale, survivances du stade de démocratie mili-
taire, que ce renforcement du rapport de production féodal par les liens du
sang expliquent peut-être, entre autres causes, la solidité et la persistance tar-
dive- de la féodalité au Maghreb comme dans tout le monde arabe. En effet
la production marchande, qui y était pourtant si importante au Moyen âge,
ne- pouvait conduire au capitalisme, car la main-d'oeuvre maintenue dans les
cadres tribaux n'avait pas de mobilité et ne pouvait vendre sa force de travail
à d'éventuels capitalistes :
Ibn Khaldoun fait reposer sur cette notion d'r « esprit de corps », sur ce
problème de la féodalité, toute sa théorie de l'évolution politique, économique
et sociale des Etats. Pour lui, la création d'un Etat sur les ruines du précédent
est toujours le fait d'une tribu ou d'un groupe de tribus nomades, animées
d'un fort « esprit de corps » et conduites par les nobles. Dès ce moment com-
mence une évolution qui mènera par plusieurs phases cet Etat jusqu'à sa des-
truction (en quatre ou cinq générations). Le fait essentiel est que :
Plus l'esprit de corps est fort, plus l'empire se distingue par sa vigueur et sa durée (T. I, p. 334)-
A peine l'Etat est-il créé qu'un des chefs de tribu va s'efforcer d'éliminer
ses alliés ou ses vassaux les plus importants, pour établir son pouvoir absolu,
<(
la Royauté ». Il s'appuie pour cela sur des clients et des mercenaires. La
croissance de cet Etat centralisé entraîne le développement d'une administration,
d'une économie plus évoluée que celle des nomades, en bref l'essor de la vie
citadine. L'esprit de corps diminue et l'Etat s'appuie de plus en plus sur les
citadins. Pour subvenir aux dépenses, le souverain augmente les impôts sur les
terres et les transactions commerciales, ce qui a pomr effet de ralentir la vie
économique tout entière et par là le revenu fiscal. Le chômage et la misère qui
s'ensuivent suscitent des troubles, dont profitent les prétendants au trône et les
féodaux évincés. La répression de ces mouvements nécessite un accroissement du
nombre des mercenaires, et cela entraîne une nouvelle augmentation des impôts
et, par la suite, de la misère et des révoltes. Tant et si bien que l'empire entre
en pleine décadence et qu'il tombe sous les coups d'une nouvelle tribu nomade,
qui fondera un nouvel Etat, inéluctablement soumis à la même évolution et
promis à la même fin.
Quelles remarques peut-on faire sur ce schéma très simplifié, mais dont l'im-
portance est encore évidente p Ibn Khaldoun ne considère pas la société, l'Etat
comme stables et cohérents, mais au contraire il les décrit comme en continuelle
transformation dialectique sous l'effet de leurs contradictions internes : plus
l'empire s'étend et se développe sous l'action des féodaux, plus s'accroissent
les facteurs de destruction de cette féodalité et de cet empire. La croissance de
cet Etat est indissolublement liée au développement des germes de son déclin.
Le souverain, qui est en fait le premier des féodaux, doit pour assurer son pouvoir
détruire la féodalité et par là détruire sa propre puissance.
Cependant Ibn Khaldoun, ayant conçu une méthode et une théorie dialec-
tiques extraordinairement progressistes pour son temps, a étendu ses concep-
tions immodérément. En effet, se. basant sur des critères moraux, ce qui est con-
traire à l'ensemble de sa méthode, il oppose d'une manière idéaliste et métaphy-
sique le « Nomade », farouche, pur et vertueux, au « Citadin », indolent, pares-
seux, jouisseur, dépravé, poltron, individualiste, incarnant « le Mal personnifié ».
D'ailleurs est-ce bien le nomade qu'Ibn Khaldoun au fond admire et glo-
rifie? Il ne cache pas son hostilité par exemple envers les Arabes Hilaliens qui
LA GRANDE OEUVRE D'IBN KHALDOUN 2f>
vinrent ravager l'Afrique du Nord à partir du xie siècle. Les ayant comparés à
« des bêtes sauvages indomptables et rapaces » (t. I, p. 257), il poursuit :
De tous les peuples, les Arabes sont les moins capables de gouverner un empire (T. I, p. 314)1
Sous leur domination, la ruine envahit tout (T. I, p. 331).
écrit-il, alors que pourtant il a été assez mêlé à la vie politique pour savoir que
ce principe est généralement contredît par les faits. Le citadin, « le Mal per-
sonnifié », n'a aucun droit à prétendre au pouvoir. C'est avec une violence
presque haineuse qu'Ibn Khaldoun s'élève contre
ces individus appartenant les uns à la basse classe, les autres au corps de légistes qui prirent
les armes avec l'intention de supprimer les abus et de réformer les moeurs. S'étant entourés d'une-
foule de partisans et d'aventuriers, appartenant tous à la lie de la population, ils se mettent à
commander le bien et à défendre le mal. Mais la plupart d'entre eux courent à leur pèrté et
succombent dans leurs entreprises sans avoir mérité la faveur divine. Dieu ne leur avait pas prescrit
le devoir de réformer les mBeurs. Il ne donne cette commission qu'aux hommes qui ont le pouvoir
de la remplir... La puissance des rois ne saurait être ébranlée que par un homme ayant le soutien»
d'une puissante tribu... (T. I, p. 327).
Plusieurs individus exaltés... entreprirent de maintenir la vérité sans se douter que pour y réussir,
ils devaient s'appuyer sur un parti très puissant... Envers les gens de cette espèce il faut employer
les moyens de douceur dans le cas où ils ont l'esprit dérangé ; s'ils excitent des séditions, il faut
les mettre à mort ou les fustiger, ou bien il faut les rendre ridicules aux yeux du public (T. I, p. 330).
Ainsi seuls ceux qui ont « le soutien d'une puissante tribu », c'est-à-dire les
nobles, méritent la faveur divine et Je pouvoir. IJ faut voir dans ce passage, non
le reflet de convictions religieuses, mais la manifesation de l'orgueil et des
ambitions féodales. En effet, comme le montre Taha Hussein,
tous les hommes d'après le texte du Coran sont les lieutenants de Dieu sur la terre. Il n'y a pas;
de famille ni de personnage favorisés par Dieu.
Lors de la promulgation de l'Islamisme, les armées arabes pénétrèrent dans le Maghreb et priren;
LA GRANDE OEUVRE D'IBN KHALDOUN m
.toutes les villes de ce pays. Mais elles ne s'y établirent pas comme habitants de tente ou comme
tribus nomades, le besoin d'assurer leur domination sur le pays les ayant obligées à se tenir dans
les villes (Histoire des Berbères, T. I, p. 28).
Ibn Khaldoun montre donc bien que les conditions aux vn6 et vra" siècles
étaient différentes de celles du xive, puisqu'il fait état des « progrès de la civi-
lisation » et du développement de l'empire sous l'action de citadins. De plus il
ne mentionne absolument pas l'influence de 1' « esprit de corps », et insiste
sur l'unité des Arabes transformés par la religion. A ce propos Taha Hussein
montre fort justement que l'Islam, à l'origine religion de marcliands et de
citadins, eut pour principe d'abolir cet « esprit de corps », base du particula-
risme féodal, pour fondre ensemble tous les peuples musulmans. Certains pas-
sages du Coran maudissent ceux qui se vantent de leur parenté ou s'appuient
sur elle.
L'utilisation colonialiste de son oeuvre
L'oeuvre d'Ibn Khaldoun a fait l'objet d'une véritable utilisation de la part
de certains auteurs, plus empressés, semble-t-il, à justifier des théories racistes
et colonialistes qu'à faire oeuvre scientifique. Parmi ceux-ci se remarque plus
particulièrement l'historien-géographe E.-F. Gautier qui, après avoir participé en
1897 aux côtés de Galliéni à la terrible répression de la révolte des Fahavalo à
Madagascar, fut, comme professeur à l'Université d'Alger, un des plus brillants
défenseurs delà colonisation.
Il est nécessaire dans les circonstances présentes d'examiner attentive-
ment l'utilisation que le colonialisme a faite d'Ibn Khaldoun. Quels en sont les
procédés ? Ils sont relativement peu nombreux et grossiers, mais ils n'en ont
que plus d'influence sur une opinion qui ignore l'histoire de l'Afrique du
Nord et l'oeuvre d'Ibn Khaldoun. Le procédé consiste d'abord à ne pas ménager
les appréciations dithyrambiques (ce que l'on « fera dire » par la suite à Ibn
Khaldoun n'en aura que plus de poids), mais à passer soigneusement sous
silence les causes véritables de l'importance d'Ibn Khaldoun. C'est ainsi que
-sa conception de l'histoire, sa méthode, son rationalisme sont maintenus dans
l'ombre. D'autre part, on isole certaines parties des Prolégomènes (en particu-
lier : la théorie de l'évolution des Etats), et de l'ensemble de l'oeuvre, et du
contexte historique médiéval. Enfin, à l'inverse de la méthode même d'Ibn
Khaldoun, on déclare a priori que rien n'a changé en Afrique du Nord depuis
le xiv6 siècle et l'on replace arbitrairement les passages d'Ibn Khaldoun dans la
conjoncture historique actuelle, en invoquant « l'Arabe de toujours », « le
nomade éternel » et en leur prêtant le comportement qu'Ibn Khaldoun décrivait
au xiv8 siècle, lors de circonstances historiques fort précises. « Le Maghreb
n'évolue jamais », proclame E.-F. Gautier (Le passé de l'Afrique du Nord). Celte
transposition abusive, qui n'est en fait ni plus ni moins qu'iune falsification,
non de la lettre, mais de l'esprit, est d'autant plus commode que les conceptions
générales d'Ibn Khaldoun ne sont pas véritablement étudiées. Celui-ci, il y
a plus de cinq siècles, écrivait ce passage presque destiné à ses utilisateurs
actuels :
Celui qui entend raconter les événements des temps passés et qui ne se doute pas des modifica-
tions ni des changements survenus dans la société humaine, établit au premier abord un rapproche-
ment entre ces faits et les choses qu'il a apprises ou dont il a été témoin. Or, comme ces deux
28 YVES LACOSTE
L'esprit oriental est au rebours du nôtre. Il y a un abîme entre les façons de penser et de-
sentir orientales et occidentales,
écrit E.-F. Gautier (ibid., pp. 79 et 103). Il est évidemment facile d'opposer
comme on le fait la pensée « orientale » médiévale à la pensée européenne
moderne, mais les différences entre cette dernière et la pensée occidentale
médiévale sont tout aussi grandes.
Un des attributs les plus classiques dont 1' « esprit oriental » a été
affublé est le fameux « fatajisme ». C'est évidemment un moyen commode pour
le colonialisme de prendre ses désirs pour des réalités et d'accuser quelque tru-
blion extérieur lorsque les colonisés cessent de se résigner. Qu'Ibn Khaldoun ait
démontré les lois de l'évolution inéluctable des Etats en son temps, qu'il ait
montré les causes des échecs successifs de centralisation politique au Moyen
âge, il n'en faut pas plus pour qu'aux yeux des colonialistes toute l'oeuvre
d'Ibn Khaldoun vienne redonner un nouveau prestige à une théorie éculée. A
propos de l'étude de l'évolution des Etats, E.-F. Gautier écrit :
Si l'on essaie de dégager ce qui nous choque dans cette façon de sentir inverse de la nôtre,
c'est l'absence de notre notion d'évolution progressive indéfinie,... Ibn Khaldoun ne conçoit
qu'une perpétuelle série d'écroulements suivis de recommencements au bout desquels Dieu est'
l'héritier de la terre et de. tout ce qu'elle porte (Ibid., p. 12J.
toujours durer) est le fait non d'une interprétation fataliste, mais de la consi-
dération objective d'événements causés par un ensemble de conditions histo-
riques précises et temporaires. Fataliste, Ibn Khaldoun ? Quand il cherche à
' tout expliquer, à tout comprendre P Quand il s'interroge sur son temps, sur les
causes des événements qui s'y déroulent ? Quand il explique l'apparition des
épidémies et des famines, fléaux en face desquels il est pourtant facile d'être
fataliste, par la désorganisation du système économique et social à un moment
précis de l'évolution des Etats ? Ibn Khaldoun est dans une certaine mesure un
anti-fataliste, en un temps où l'Orient comme l'Occident se résignaient devant
l'incompréhensible.
Ibn Khaldoun n'a jamais vu et par conséquent n'imagine pas notre gouvernement occidental
toujours plus ou moins démocratique, même quand nous l'appelons monarchie, il n'y a pas une
case, de son cerveau qui corresponde à cela (E. F. GAUTIER, Op. cit., p. III).
-
Ces deux auteurs, par contre, se gardent de faire état des importants pas-
sages dans lesquels Ibn Khaldoun s'élève contre diverses formes d'oppression.
Ne cherchant pas à faire oeuvre de moraliste ou de théologien, il ne juge pas
utile d'envisager les formes idéales et utppiques de gouvernement, il se borne
à étudier objectivement les formes réelles du pouvoir politique de son temps. En
plein Moyen âge, « l'esprit oriental », plaçant, selon les préceptes du Coran,
l'autorité de la justice au-dessus du pouvoir royal, déclarant l'égalité absolue
entre tous les musulmans, ignorant le pouvoir temporel, donc les abus d'une
église et l'hérédité de la noblesse, n'était pas plus enclin au despotisme que
« l'esprit occidental ».
Le fait que l'histoire médiévale du Maghreb présente, pour des causes bien
précises, aujourd'hui disparues, une série d'échecs des tentatives d'unification
politique, le fait qu'Ibn Khaldoun, dont la vie a été mouvementée, ait proposé
une explication à ces échecs, sont interprétés par ces auteurs comme la manifes-
tation d'un phénomène permanent, comme une preuve d'éternelle « instabilité »,
« d'individualisme incurable » (curieusement incompatibles d'ailleurs avec le
fameux despotisme). Parlant d'Ibn Khaldoun, Gautier écrit :
L'instabilité n'est pas la marque particulière de notre homme, mais de sa race... En Berbérie.
et d'ailleurs dans tout l'Islam, la fidélité est quelque chose d'éternellement incompréhensible... Si
Ton chershait à disséquer la psychologie de l'Oriental... on trouverait probablement que le fait le
plus frappant est l'absence de toute base sentimentale sur laquelle on puisse édifier la solidarité
nationale. On peut admettre qu'il y ait là une taré individualiste incurable (Ibid-, p. 92).
.
L'Arabe a l'orgueil de sa famille, de son clan, un « orgueil de race » ; on voit bien la différence
avec notre patriotisme ; une patrie est" un pays géographique... et l'amour de ce sol est un sentiment
de sédentaire (ibid., p. 114).
La Berbérie non seulement n'a jamais été une nation, mais elle n'a jamais été un Etat auto-
nome. Elle a toujours fait partie d'un empire (Ibid., p. 25).
Il est faux que l'Afrique du Nord ait toujours fait partie d'un empire étran-
ger : du milieu du vin0 siècle jusqu'au xvic siècle, pour ce qui est aujourd'hui
l'Algérie et la Tunisie, du vin0 siècle jusqu'en 1912 pour le Maroc, le Maghreb
a été gouverné par des dynasties indigènes, souvent purement berbères, et non
des moindres, tels les empires almoravides et almohade qui ont conquis
l'Espagne.
Ayant nié que le Maghreb ait pu être indépendant dans son histoire,
E.-F. Gautier dénie toute originalité et toute réalité à la culture maghrébine,
en s'appuyant sur des raisonnements du plus pur type raciste :
Le maughrébin parmi les races blanches méditerranéennes représente assurément le ftaînaaj
resté loin en arrière (ibid., p. g).
Cette race qui une vitalité irréductible n'a aucune individualité positive {Ibid., p. 25).
a
[Les maghrébins ne sont que] d'éternels conquis... qui n'ont jamais réussi à expulser leur maître
(7bid., p. 24).
Depuis que les Maugrébins ont été mêlés par les événements à nos querelles européennes, ils
ont un dicton qui leur devient familier : Arabes et Kabyles, c'est Français et Allemands. On le sait
et cela paraît tout naturel, parce qu'Arabes et Kabyles ne parlant pas la même langue font figure
ca effet de nations distinctes (ibid., p. 437).
Les Arabes, et après eux les Musulmans, n'ont rien apporté dans le monde civilisé de spécifi-
quement neuf 0. PIRENNE).
Il n'y a pas de! science arabe (cité par P. ROUSSEAU dans Histoire de 2a science).
L'esprit oriental est au rebours du nôtre... privé de sens critique, irrationnel.... Il n'a pas le
sens du réel (E. F. GAUTIER).
Ibn Khaldoun veut comprendre, voilà qui est bien occidental pour un Musulman... Cet oriental
a un vif esprit critique, cela revient à dire qu'il a une conception occidentale de l'histoire (E. F. GAU-
TIER, ibid., pp. 95 et 101).
Il serait ce gênant » pour le racisme de montrer ce qu'était la conception
occidentale de l'histoire au xiv6 siècle 1 Ibn Khaldoun jusque-là était le type
même de « l'esprit oriental », le voici maintenant, pour les besoins de la
cause, consacré « occidental », Comment expliquer cette « occidentalisation » ?
E.-F. Gautier n'hésite pas un instant :
Faut-dl admettre que, à travers une fissure de la cloison étanche, par le détour de l'Andalousie
peut-être, une bouffée de notre Renaissance occidentale soit parvenue jusqu'à l'âme orientale d'Ibn
Khaldoun? {Ibid., p. oô)t
Il ne songe pas un seul instant que la Renaissance a commencé en Europe
plus d'un siècle après Ibn Khaldoun et, dans une grande mesure, grâce à
l'apport de la civilisation arabe.
Ayant transformé Ibn Khaldoun en Occidental, Gautier va pouvoir uti-
liser son oeuvre pour prouver que :
La civilisation musulmane est frappée d'une curieuse paralysie du sens historique {Ibid., p. 102).
Au Moyen âge le moindre de nos historiens fait de l'histoire comme M. Jourdain fait de la
prose ; le Sarrasin de l'esprit le plus délié n'en a pas la moindre idée.... (Moeurs et coutumes des
Musulmans, p. 272).
Bornons-nous à constater qu'une comparaison entre Ibn Khaldoun et son
contemporain Froissart ne serait pas à l'avantage de ce dernier et de 1' « esprit
occidental ».
Par conséquent, si l'on veut suivre E.-F. Gautier, les « Arabes n'ont pas
la moindre idée de ce que peut être l'histoire ». Tel est le genre de raisonne-
ment qu'un universitaire briljant se permet quand il s'agit de défendre à tout
prix le colonialisme. Mais pourquoi cette rage à refuser d'admettre que la civi-
lisation arabe ait pu donner une impulsion aux études historiques et concevoir
la méthode historique scientifique ? Parce que l'histoire est une science parti-
culièrement importante et « dangereuse », en ce sens qu'elle peut devenir une
arme contre l'oppression et l'obscurantisme. E.-F. Gautier avoue d'ailleurs
indirectement son mobile quand il écrit :
Pour avoir le sens! historique, il faut peut-être appartenir à une cité, à une nation {Ibid., p. 272),
et pour lui, démontrer par tous les moyens que 1' « Arabe » n'a pas le
sens historique, c'est nier que les Maghrébins puissent un jour appartenir à
une nation, c'est tenter de prouver que leurs tentatives sont inspirées non par
une soif de liberté et par l'amour d'une patrie, maïs par leur « turbulence »,
« leur instabilité ».
L'homme est porté plutôt vers le bien que vers le mal (T. I, p. 290).
LA ((
COMMUNICATION CONFIDENTIELLE »
C'est, à notre connaissance, la, première fois qu'est publié intégralement ce texte
tel qu'il fut communiqué aux différentes sections françaises de la Irc Internationale.
11 a certes été reproduit partiellement par O. Testut, un magistrat chargé d'instruire
l'affaire du « complot » providentiellement « découvert » à la veille du plébiscite
du 8 mai 1870. Dans un pamphlet intitulé l'Internationale, cet auteur présentait des
extraits de documents saisis au domicile des militants arrêtés. Le tout était habilement
choisi, tronqué et assorti de commentaires destinés à affoler le lecteur bourgeois.
L'ouvrage publié en 1871 contribua à faire mettre l'Internationale au ban de l'Europe.
D'autres extraits furent publiés dans Les prétendues scissions de l'Internationale,
circulaire approuvée par le Conseil Général le 5 mai 1872 et dans un ouvrage aujour-
d'hui presque inaccessible de Nettlau.
La seule publication intégrale (mise à part bien entendu celle des oeuvres com1-
plètes de Marx et Engels en russe, tome XIII, pp. 355-57) est celle que produit James
Guillaume dans son ouvrage : l'Internationale {Documents et Souvenirs), pp. 263-68 ;
mais elle est faite, dit-il p. 262, « d'après la traduction allemande, sauf pour les
passages cités en français par Testut, par Les prétendues scissions ou par Nettlau ».
Le document tel que nous le reproduisons est dû à la main d'Eugène Dupont.
Déposé aux archives municipales de Lyon sous la cote P 55 (pièce 134), il avait été
1.1Cet article a été traduit en français dans Les Trois internationale». Précis d'histoire, Paris,
Eérfions sociales, 195;.
« LA COMMUNICATION CONFIDENTIELLE » 3S
saisi en 1870 chez le secrétaire de la section lyonnaise, Albert Richard. Cest cet
•exemplaire qui a été utilisé par O. Testut dans son ouvrage de polémique-
Il nous semblait, écrit-il, très désirable que cette organisation s'étendît davantage et surtout t&fè
Paris et dans les principales villes françaises, en vue de l'action révolutionnaire, qui en France toe
pouvait manquer d'être imposée, il se constituât des groupes analogues aux nôtres : le Congrès <fe
Bâle devait fournir l'occasion de tenter quelque chose à cet égard : peut-être se trouverait-il parmi
les délégués français des éléments susceptibles d'entrer dans une organisation révolutionnaire1.
Ainsi, selon les mêmes sources, Varlin aurait été recruté un des derniers jours
du Congrès 2. De même furent embrigadés Bastélica, le dirigeant marseillais, «t
A. Richard, le dirigeant lyonnais. Ce dernier s'est d'ailleurs vanté d'avoir apparteire
au comité central de l'association clandestine avec Bakounine, James Guillaume,
Joukovsky, Mrockovsky, Lenkiewicz, Favelly et Fritz Heng 3. De ce témoin prédenx,
bien qu'un peu suffisant, retenons un autre aveu :
Si l'Aiiiance n'avait pas été soutenue par les fondateurs des fédérations lyonnaise et marsciJfeËsc
qui jouissaient d'un grand crédit, il est certain qu'elle eût été iejetée de l'Internationale et réduit
comme elle le fut après 1871, à ses seuls groupes espagnols, très résolus il est vrai, à une poignée
de Suisses des montagnes et à l'Internationale italienne extrêmement mal organisée *.
ne fut jamais bien répandu, mais... cherchait à peser sur toute l'Internationale et y déchaînai!
la discorde 5.
La lecture d'un règlement de l'Alliance, déposé aux archives de la ville de Lyon, «ç,
sur ce point, très révélatrice. L'article 2 exige que les « frères internationaux » soient
« unis dans la
propagande comme dans l'action publique et la conspiration », qn*&
n'entreprennent rien concernant ces activités, ni n'adhèrent à aucune société secrète sans
avoir été autorisés à le faire par les bureaux nationaux de la Fédération 6. L'article 7
indique que les congrès se tiendront tous les ans, le premier à Bâle « simultanémeM
avec celui des Travailleurs », — ce qui prouve le caractère clandestin du groupement
Plein, de confiance dans les instincts des masses populaires, notre moyen de révolution est dans
le déchaînement organisé de ce que l'on appelle aujourd'hui les mauvaises passions et dans la destruc
tion de ce que dans lai même langue on appelle ordre public,
l'abolition et la liquidation de l'Etat, de toute intervention légale dans le paiement des dettes
collectives ou privées et dans la transmission des héritages, l'abolition des impôts, de la bureaucratie,
du. clergé, de la police, de la magistrature, des monopoles, — l'autodafé des titres de propriété de
rente, des valeurs de toutes sortes, — la saisie de tout le capital social : terres, mines, maisons,
églises, instruments de travail, matières premières.
Telles étaient en 1869 les perspectives que Bakounine proposait aux conjurés de
l'Alliance. En attendant la problématique réalisation de celles-ci, le plus clair de
l'activité des anarchistes consistait à lutter, au sein de l'Internationale, contre le socia-
lisme scientifique et contre ceux qui, avec Marx, s'efforçaient de donner à la classe
ouvrière un instrument de lutte, solide et efficace.
Par la suite, A. Richard ne fit aucun mystère de cette conjuration.
Au Congrès de Bâle, écrivait-il, il y eut accord complet entre Bakounine, délégué de Lyon, et
lès autres délégués lyonnais, marseillais, parisiens, jurassiens, italiens et espagnols.
Lors même, écrivait Bakounine aux ouvriers de Lyon, que la politique bourgeoise serait rouge
comme le sang et brûlante comme le fer chaud, si elle n'accepte pas comme but immédiat et direct
la destruction de la propriété juridique et de l'état politique, elle doit être rejétée 3.
Nous n'avons pas à nous en occuper, ce n'est pas une question internationale, et je demande
formellement qu'elle soit écartée *.
L'Internationale doit être un Etat dans les Etats. Qu'elle laisse marcher ceux-ci à leur guise
jusqu'à ce que notre Etat soit lel plus fortl Alors, sur les ruines de ceux-là nous mettrons le nôtre,
tout préparé, tout fait, tel qu'il existe dans chaque section. Ote-toi de là que je m'y mette, telle
sera la question 5i
C'est alors que Wilhelm Liebknecht, qui était en train de fonder avec Bebel le
Allemand, défendit avec force
groupe d'Eisenach, noyau du Parti Social Démocrate
le point de vue marxiste. On verra, en lisant la Communication, que les anarchistes
le poursuivirent de leur haine; n'hésitant pas à soutenir contre lui le leader lassallien
le plus platement soumis à Bismarck et le plus opposé à. l'union des forces socialistes
allemandes : J.-B. Schweitzer.
Fidèle à la pensée de Marx, Liebknecht affirma que les prolétaires devaient lutter
pour conquérir des conditions plus favorables au développement des partis ouvriers,
c'est-à-dire la démocratie politique.
On comprend que Bakounine et les siens, ainsi dénoncés, n'aient pas pardonné à
Làebknecht et qu'en dépit de leur « antiétatisme » fondamental, ils aient soutenu contre
le marxiste le lassallien dévoué à Bismarck !
Un an plus tard exactement, Bakounine allait, par son échec de Lyon, prouver
la stupidité de la théorie du « ôte-toi de là que je m'y mette » exposée par Hins. On
connaît la lettre de Marx au professeur Beesly, commentant les piètres exploits du chef
anarchiste :
A Lyon [...] la classe moyenne a commencé sinon réellement à sympathiser avec le nouvel
ordre de choses, du moins à le fubir tranquillement. L'action à Lyon a eu immédiatement du reten
iïssement à Marseille et Toulouse où les sections de l'Internationale sont fortes. Mais ces ânes de
Bsthinnine et de Cluseret sont arrivés à Lyon. Appartenant tous deux à l'Internationale, ils ont eu
malheureusement assez d'influence pour faire dévier nos amis. L'hôtel-de-ville a été pris — pour
de courts instants — et les décrets les plus fous ont été larcés touchant l'abolition de l'Etat et des
saon-scns analogues. Les deux hommes ont quitté Lyon après leur échec.
.
d'avoir empoisonné et presque éteint l'esprit anglais de la classe ouvrière et de l'avoir poussée
{but le socialisme révolutionnaire.
En 1870, Marx parvient à organiser des meetings ouvriers et, en partie à cause de
cette pression, le gouvernement britannique reconnaît diplomatiquement la République
française. Victoire et victoire politique du prolétariat anglais ! On peut, devant ces
premiers résultats, poser la question ; si le bureau de l'Internationale n'avait pas été
chassé d'Angleterre, la direction des ouvriers eût-elle appartenu toujours aux dirigeants
des Tirade Unions, le prolérariat anglais ne se serait-il pas assez éduqué pour devenir
révolutionnaire ?
En tout cas, dans la Communication confidentielle, en défendant avec fermeté
aoc interprétation de l'Adresse Inaugurale qui affirmât la connexion entre mouvement
politique et mouvement social, Marx, soucieux des réahtés, adoptait une attitude con-
forme aux enseignements du matérialisme dialectique.
Parce qu'elle est née de l'analyse du monde réel,
écrivait en 1906 l'anarchiste Chalva Goguélia. Certes ! Mais les marxistes préfèrent
quant à eux tenir compte des faits concrets afin de pouvoir les transformer ; car, dit
ironiquement Staline :
Jaillir et sauter par-dessus «oi-mêm», c'est l'affaire des chevreuils, tandis que la méthode dialec-
tique a été créée pour les hommes 1.
Pour les- anarchistes qui voulaient interdire toute intervention de caractère politique
à l'Internationale, le souci qu'avait Marx de fonder l'action du Conseil Général en
Grande-Bretagne sur une analyse poussée des rapports entre l'Irlande et l'Angleterre
était intolérable. Pour les disciples de Bakounine, négateurs de la nation, la séance du
Conseil Général du 18 novembre 1869 constituait un véritable scandale. Au coursi de
celle-ci le conseil, à l'instigation de Marx, avait pris une résolution par laquelle il
« exprimait son admiration pour la hardiesse, la fermeté et l'élévation avec lesquelles
le peuple irlandais menait sa campagne pour l'amnistie ». C'est que Marx, d'accord
avec Engels, avait parfaitement compris les liens étroits entre la libération sociale du
prolétariat anglais et la libération nationale des Irlandais. Les quelques paragraphes
de. la Communication qui y sont consacrés sont, dans leur brièveté, d'une étonnante
clarté. On cite souvent la formule de Marx : « Un peuple qui en opprime un autre
ne saurait être libre. » On lira dans notre texte une formule voisine et peut-être plus
explicite encore : « Le peuple qui subjugue un autre peuple se forge ses propres
chaînes » ; ce raccourci vigoureux condense d'une façon saisissante les idées qui
reviennent avec insistance en cette fin d'année 1869, dans la correspondance des
fondateurs du socialisme scientifique ; ainsi, le 24 octobre 1869, Engels écrit-il :
« L'histoire de l'Irlande montre quel malheur c'est, pour un peuple, d'avoir asservi
un autre peuple », et Marx le 10 décembre. : « La réaction anglaise a ses racines dans
l'asservissement de l'Irlande » 2.
Cette insistance est significative : il s'agit là d'une thèse capitale sur laquelle le
marxisme fondera son attitude à l'égard de la question nationale et coloniale et Lénine,
affirmant que « l'impérialisme, c'est la réaction sur toute la ligne », développera en
l'adaptant à la nouvelle situation historique la thèse initiale de Marx et Engels.
1. J. STALINE : Anarchisme ou
socialisme.
2. Voir à ce propos LÉNINE : Du droit
des nations à disposer d'elles-mêmes. OEuvres clieisies,
Tome I, pp. 711 à 718.
40 KARL MARX
Comme le livre de Guillaume tient souvent du plaidoyer, une telle assertion incite
à la méfiance. Or, si nous rapprochons certains faits, nous sommes conduits à faire
preuve de plus de circonspection encore. La Communication est du Ier janvier 1870
et on peut penser qu'à la fin du mois elle était entre les mains des différents secré-
taires de section. Or, le 13 mars 1870, un mois et demi après, avait lieu à Lyon Uns
grand meeting organisé par l'Internationale. On pouvait y voir Varlin, Bastelica,
B. Malon, Aubry, Richard et des délégués étrangers. La Suisse était représentée par
Schwitzguebel, membre de' l'Alliance bakouninienne. qui, dit Guillaume, devait se
renseigner sur maintes choses d'ordre intime l. Cet émissaire était porteur de la lettre
suivante que le second de Bakounine envoyait à Richard :
Je te recommande notre ami Schwitzguebel qui se dévoue à aller à Lyon sur notre demande.
11 est de la plus haute importance qu'il puisse causer avec Varlin et qu'Sl me rapporte des nouvelles
certaines de Paris. TuJ peux, comme te le dit Bakounine, lui parler avec une confiance entière, comme-
à un ami intime 2.
Il est dès lors difficile de croire qu'à un moment crucial de la lutte entre bakou-
niniens et marxistes, un émissaire des conjurés suisses n'ait pas rapporté à ses amis
au moins l'analyse d'un document dont l'importance était capitale et qu'Albert Richard
avait alors en main. En admettant, bien entendu, que la copie envoyée au Conseil
fédéral de la Suisse Romande ne soit pas parvenue à destination...
En tout état de cause, le témoignage de James Guillaume reste suspect.
Maurice MOISSONNIER
•
LE CONSEIL GENERAL DE L'ASSOCIATION INTERNATIONALE
DES TRAVAILLEURS AU CONSEIL FEDERAL
DE LA SUISSE ROMANDE
GITOYENS,
Dans sa séance du l/3" janvier 1870, le Conseil général a résolu :
1° Nous lisons dans l'Egalité du 11 décembre 1869 : « Il est cer-
lain qu'il [le Conseil général] néglige des choses extrêmement importantes...
Nous lui rappelons [les obligations du Conseil général] avec l'article pre-
mier du règlement, etc.. Le Conseil général est obligé d'exécuter les résolu-
tions du congrès... A'ous aurions assez de questions à poser au Conseil général
pour que ses réponses constituent un assez long Bulletin, elles viendront plus:
tard, en attendant... », etc. Le Conseil général ne connaît pas d'article, soit dans
les statuts, soit dans les règlements qui l'oblige d'entrer en correspondance ou en-
polémique avec l'Egalité ou de faire des réponses aux questions des journaux. Le
Conseil Fédéral Romand représente seul vis-à-vis du Conseil général les branches-
de la Suisse romande. Lorsque le Conseil fédéral romand nous adresse des
3° Question du Bulletin.
Dans les résolutions du Congrès de Lausanne (1868) insérées dans les
règlements, il est prescrit que les comités nationaux enverront au Conseil général
des Documents sur le mouvement prolétaire, et qu'ensuite, le Conseil général
publiera un Bulletin dans les différentes langues aussi souvent lue ses moyens,
le lui permettront (so often as Us means permit the gênerai council shall
publish a report).
L'obligation du Conseil général était donc liée à des conditions qui n'ont,
jamais été remplies et même l'Enquête statistique ordonnée par les" statuts,
décidée par les congrès consécutifs, annuellement demandée par le Conseil:
général, n'a jamais été faite, aucun dodument n'a été remis au Conseil
général. Quant aux moyens, le Conseil général aurait déjà depuis longtemps
cessé d'exister, sans les contributions régionales de l'Angleterre et sans les
sacrifices personnels de ses membres.
Aussi le règlement adopté au congrès de Lausanne a été lettre morte. Quant
au congrès de Bâle, il n'a pas discuté l'exécution d'un règlement existant, il
a discuté de l'opportunité d'un bulletin à faire, il n'a pris aucune résolution
(voir le rapport allemand imprimé à Bâle sous les yeux mêmes du congrès).
Du reste, le Conseil général croit que Je but primitif du bulletin est en ce-
moment parfaitement rempli piar les différents organes de l'Internationale
publiés dans les différentes langues et s'échangeant entre eux. Il serait absurde
de faire par des Bulletins coûteux ce qui se fait déjà sans frais ; de l'autre
côté, un bulletin qui publierait ce qui ne se dit pas dans les organes de
l'Internationale ne servirait qu'à admettre nos ennemis dans les coulisses.
6° Questions Liebknecht-Schweitzer.
L'Egalité dit : « Ces deux groupes sont de l'Internationale ». C'est faux. Le
groupe d'Eisenach (que le Progrès et l'Egalité veulent bien transformer en groupe
du citoyen Liebknecht) appartient à l'Internationale, le groupe de Schweitzer n'y
appartient pas. Schweitzer a même longuement expliqué dans son journal (le
Social Democrat) pourquoi l'organisation lassalienne ne pouvait s'englober dans
l'Internationale sans se détruire elle-même. Sans Je savoir, il a dit la vérité. Son
organisation factice de secte est opposée à l'organisation historique et spon-
tanée de la classe ouvrière.
Le Progrès et l'Egalité ont sommé le Conseil général de donner publiquement
«on avis sur les différends personnels de Liebknecht et Schweitzer. Comme le
citoyen Johan Ph. Beker (qui est aussi bien calomnié dans le journal de Schweit-
zer que Liebknecht) est tan des membres de la rédaction de l'Egalité, il paraît
« LA COMMUNICATION CONFIDENTIELLE » 45
vraiment étrange que des éditeurs ne soient pas mieux informés sur les faits.
Ils devraient savoir que Liebknecht dans le Volkstaat a publiquement invité
Schweitzer à prendre le Conseil général pour arbitre de Zeur différend et qjue
Schweitzer a non moins publiquement répudié l'autorité du Conseil général.
Le Conseil général n'a rien négligé pour sa part pour mettre fin à ce
scandale qui déshonore le parti prolétarien en Allemagne, il a chargé son secré-
taire pour l'Allemagne de correspondre avec Schweitzer, ce qui a été fait pendant
deux années, mais toutes les tentatives du Conseil ont échoué grâce à la réso-
lution prise par Schweitzer de conserver à tout prix, avec l'organisation de
-secte, son pouvoir autocrate.
C'est au Conseil général à déterminer quand le moment favorable à son
intervention publique dans cette querelle sera plus utile que nuisible.
-la simplification d'un millier de caractères vient d'être mise à l'essai, pour
être adoptée ou modifiée dans quelques mois. On saisit sur le vif les pro-
cédés démocratiques du gouvernement chinois, qui essaie, discute avec le peuple
avant de décréter quoi que ce soit. On pense de cette façon simplifier 3 à
4.000 caractères, environ la moitié des caractères courants. La plupart de ces
-abréviations étaient déjà employées dans l'écriture cursive, mais n'étaient uti-
lisées ni dans les inscriptions, ni dans les textes imprimés ; le mot qui signifie
faire, dont le symbole compliqué évoquait l'image d'un éléphant conduit, s'écrit
maintenant par quatre traits, et trois suffisent pour le mot équité dont nous
avons parlé plus haut (fig. 3). La Chine peut se permettre) de modifier son écri-
faire
(archaïque) (classique) (simplifié)
équité
(classique) (simplifié)
est un fait banal ; on sait que les langues dites romanes : français, espagnol,
italien, portugais, roumain, etc., proviennent toutes de modifications divergentes
de la même langue latine. Mais ce fait est habituellement mis au compte de
la disparition de l'empire romain, qui a permis aux différentes régions où l'on
parlait latin d'évoluer séparément. En Chine au contraire, la continuité de la
civilisation et de l'Etat ne permet pas de donner une explication aussi simple.
Il faut considérer qu'avant le stade de nation, au sens scientifique du mot, il
n'y avait pas de langue qui remplissait à la fois tous les usages pour un peuple
déterminé. Le savant linguiste soviétique de nationalité bouriate G. Sanjéiev
a montré qu'au stade précédant celui de nation, au stade de « peuplade » ou
groupe ethnique, ij y a en principe multiplicité de langues, spécialisées chacune
dans sa sphère ; c'est ainsi qu'en Europe, tandis que se différenciaient les langues
romanes parlées, le latin restait langue écrite, savante et religieuse, commune
non seulement aux peuples romans, mais aux peuples germaniques ; d'autre
part les oeuvres littéraires n'étaient jamais écrites exactement dans la langue
parlée localement, mais dans une langue plus ou moins normalisée pour être
comprise sur un territoire étendu.
En Chine, le caractère de l'écriture a permis la conservation et la persis-
tance au cours des âges d'un chinois écrit, comme langue de culture et langue
administrative, mais il était incapable de freiner l'évolution de la prononcia-
tion, qui évoluait parallèlement avec la langue parlée locale. De même hors
de Chine, Vietnamiens et Japonais croyaient continuer à parler chinois en
conservant une prononciation des caractères qui n'avait plus de rapports avec
celle utilisée en Chine ; par exemple le mot équité que nous avons vu plus
haut se prononce en vietnamien ngia, en japonais gi, alors qu'en chinois on
prononce simplement yi. De même le mot faire, que nous avons également vu
plus haut, est en vietnamien vi, en japonais i, et en chinois de Pékin wei. Mais
entre les provinces chinoises elles-mêmes, il s'est produit au cours des âges
une différenciation de prononciation qui a fini par ne plus permettre la com-
préhension.
On distingue actuellement en Chine quatre groupes de dialectes : 1° ceux
du nord et de l'ouest, dont fait partie celui de Pékin ; 2° ceux du centre, de
la région de Changhai et de Nanking ; 3° ceux du sud-est, le long de la côt»
en face de Formose, de Formose et de Hainan ; 4° ceux du sud avec le dia-
leçte de Canton.
Dans les dialectes du nord et du centre, l'évolution de la prononciation
amena la multiplication des homonymes. Par exemple au sud (à Canton) on
distingue yi, yik, yat, yap, yai, ngai, tous confondus en yi au Nord. L'usage
parlé de la langue classique devenait impossible, il fallait esquisser avec le
doigt le tracé du caractère pour que l'interlocuteur comprenne.
La langue parlée, pour éviter les équivoques, multipliait les périphrases, les
mots composés ; bientôt les mots composés n'étaient plus perçus comme tels ;
la langue parlée était formée de mots de deux syllabes et devenait très diffé-
rente du chinois classique.
Dans la Chine ancienne, l'écriture idéographique était à la fois la clé d«
toutes les littératures passées, de la culture et de la sagesse, mais en mêm«
temps le lien indispensable entre toutes les régions chinoises et même avec
les pays voisins. L'apprentissage de la langue écrite était l'essentiel de la cul-
ture et les lettrés qui se présentaient aux examens pour obtenir une charge
4
50 ANDRE HAUDRICOURT
Tout d'abord son acquisition est plus lente et plus difficile qu'une écri-
ture alphabétique. Pour apprendre à lire à un adulte illettré, il faut plus de
400 heures, temps nécessaire à l'acquisition des deux mille caractères les plus
communs. Au Viêt-nam, où l'écriture est alphabétique, 100 heures suffisent
à l'adulte illettré qui apprend à lire. Actuellement pour les Ouigour, qui
écrivent en alphabet arabe, il suffit de quatre ans pour apprendre à l'école
primaire ce que les Chinois, avec leur écriture idéographique, mettent six ans
à apprendre. On voit le gain de temps réalisé par le remplacement des idéo-
grammes par un alphabet, tout au moins pour les Chinois qui connaissent
déjà la langue nationale parlée.
En second lieu, l'écriture idéographique est peu propre à l'acquisition
et l'assimilation de termes étrangers, qu'ii s'agisse de noms propres ou de
noms communs. Les noms étrangers qui ont plusieurs syllabes, sont décom-
posés dans l'écriture traditionnelle chinoise en autant de caractères que de
syllabes, chactun d'eux représentant un mot de l'ancienne langue qui a le
même son (ou un son voisin), mais aussi un sens déterminé. La transcription
des noms de personnes européens est la source de plaisanteries sans nombre.
Il s'agit en fait de rébus. Ainsi le sinologue français Maspero était écrit en
chinois : Ma « cheval », pei « blanc », lo « mmsique ». L'écriture tradition-
nelle ne disposait pour indiquer les noms propres que du procédé de souligner
en marge, mais dans de nombreux textes, en particulier dans les journaux, le
procédé n'était même pas utilisé. Même quand on avait repéré le nom propre,
le problème de son identification restait difficile. En octobre dernier, quand
un journal chinois parlait d'une ville française : Lou-{ng)an, s'agissait-il de
Louhans, de Rouen ou de Roanne ? La traduction des termes scientifiques occi-
dentaux en chinois posait les mêmes problèmes. Dans la majorité des cas, il
y a eu calque ou traduction ; c'est-à-dire qu'on fabriquait un mot composé, un
néologisme ; ainsi « bactérie » était traduit par « champignon minuscule ».
Dans ce cas il n'y avait pas de nouveaux caractères d'écriture. Par contre, en
chimie, il avait fallu créer autant de nouveaux caractères que de corps simples,
et cela n'avait pas été sans hésitation ni difficulté. Par exemple le « chlore »
a d'abord été représenté par les symboles du sel et du souffle réunis dans le
même caractère, quelque chose comme « esprit de sel », puis, comme on le
désignait plutôt sous la dénomination de « souffle vert » (chlore vient du grec
chloros, (t vert »), le symbole finalement adopté combine « souffle » qui indique
un gaz, et l'abréviation de « vert » qui note également la prononciation ;
lu. Le radium a d'abord été appelé : kouang « rayonnant » et écrit par un
caractère combinant le symbole du métal au mot « rayonnant », mais l'in-
fluence de la prononciation anglaise, où la première syllabe accentuée est pro-
noncée : rei, a engendré une dénomination chinoise du radium : Mi, qui s'écrit
en combinant le caractère « métal » et le caractère « tonnerre » qui se pro-
nonce lei.
Il est bien clair que pour enseigner les sciences et les techniques modernes
en chinois, l'écriture idéographique introduit complications et difficultés super-
flues, sans aucune contre-partie, puisque ces caractères ou expressions ne sont:
même pas employés au Japon, seul pays qui utilise encore les idéogrammes
chinois.
Par ailleurs, et c'était là encore un autre grave inconvénient de l'écriture
&2 ANDRE HAUDRICOURT
de
coup trop compliqué pour être pratique, car il notait les tons au moyen
différents artifices, redoublement de la voyelle, changement de la voyelle, rédou-
blement de la consonne finale, etc.. Alors qu'une notation rationnelle des tons
aurait demandé que le ton fût toujours noté par le même signe. Dans les trans-
criptions française et anglaise, les quatre tons sont notés par des accents, mais
les Européens négligent de les mettre dans la majorité des cas.
Enfin, l'écriture idéographique est un obstacle à l'emploi des techniques
de transmission, mises au point en Europe pour les écritures alphabétiques :
transmissions en morse, copies à la machine à écrire. Sans doute faut-il compter
avec l'ingéniosité chinoise, et des machines à écrire pouvant utiliser des
milliers d'idéogrammes ont été construites, mais leur prix, leur commodité
et leur rapidité ne sont pas comparables à ceux des machines à clavier alpha-
bétique.
tion anglaise employée par les journaux du reste dû monde ; elle sera ensei-
gnée pour écrire la langue nationale et finira par remplacer l'écriture idéo-
graphique traditionnelle.
La Chine, en adoptant une écriture alphabétique, se coupera-t-elle de son
propre passé? Cette objection, avancée par des Occidentaux qui ont eu le
loisir d'apprendre le chinois classique, n'est pas sérieuse, puisqu'actuellement
les écrits chinois anciens sont'inaccessibles à la masse du peuple, non seule-
ment par leur écriture, mais surtout par leur langue. Il faudra traduire dans
la langue moderne nationale tous les grands classiques pour que Je peuple
puisse les apprécier. Dès lors, quel inconvénient à employer une écriture alpha-
bétique ? La langue classique et son écriture seront étudiées par des spécia-
listes comme chez nous le grec et le latin ; il n'y a pas là une situation anor-
male, c'est celle que connaissent des pays comme la Turquie, par exemple.
Il n'est pas douteux qu'à l'époque de transition, quand apparaîtront déjà
les premiers journaux et ouvrages en écriture alphabétique, mais qu'il sera
encore nécessaire de connaître couramment les caractères idéographiques, une
charge supplémentaire apparaîtra. Mais très provisoirement. Et, comme le
déclarent volontiers sur cette question les dirigeants de l'Etat chinois, « il
n'est pas juste que notre génération refuse une gêne supplémentaire, s'il s'agit
pour toutes les générations à venir d'accéder à la culture dans des conditions
infiniment plus faciles que jamais les générations passées n'ont pu le faire ».
Certes, cette entreprise gigantesque demandera une ou deux dizaines
d'années, sans doute, pour être réalisée. D'autant plus que, comme on l'a sou-.
ligné plus haut, l'introduction de l'écriture alphabétique ira nécessairement
de pair avec l'unification de la langue parlée. Mais on connaît J'optimisme
et l'enthousiasme dont font preuve les Chinois dans cent ouvrages divers. On
peut leur faire confiance.
LA GEOMORPHOLOGIE
ET LA PENSÉE MARXISTE
Central, dans les Alpes. Elle vérifie les grandes lignes de la théorie. Mais elle
est complètement ignorée des géomorphologues de l'époque.
Il est évident qu'un tel schéma de classification géographique, qui est fondé sur la structure, les
processus et le temps, doit être déductif à un haut degré. C'est intentionnellement et ostensiblement
le cas présentement. En conséquence, le schéma prend une tournure très « théorique » qui n'est
pas goûtée de certains géographes, dont le travail implique que la géographie, à la différence des
autres, sciences, né devait être développée qu'à l'aide de certaines facultés mentales seulement :
principalement l'observation, la description et lia généralisation. Mais rien ne me semble plus évident
que la géographie a déjà souffert trop longtemps du manque d'imagination, d'invention, de déduction
et.des diverses autres facultés mentales qui contribuent à atteindre une explication bien contrôlée 1.
L'apport de Davis, défini par lui-même, est clair. Etablissait-il des faits
aouv.eaux, démontrait-il l'existence d'un lien entre les pénéplaines et le travail
des rivières pérennes des climats humides ? Non. Il donne seulement un schéma
logique, fruit de son imagination. N'allait-il pas jusqu'à dessiner des cen-
taines de cas théoriquement possibles et à éliminer, à partir de cela, tel ou
tel facteur, car le cas qu'il avait imaginé comme s'expliquant par eux n'exis-
tait pas dans la nature ? La seule preuve de la théorie cyclique, la seule justi-
fication du lien admis entre des faits observés indépendamment les uns des
autres, est sa cohérence logique interne. La théorie davisienne du cycle d'éro-
sion « normale » est une des plus brillantes illustrations de l'imagination créa-
trice bergsonienne appliquée à un domaine scientifique. Par là, elle s'intègre
étroitement à certaines conditions historiques. Elle n'a été possible que parce
que la géomorphologie, du fait même de ces conditions, est restée une science
pure. Davis n'allait-il pas jusqu'à recommander d'établir un schéma théorique
avant d'aller observer la nature et de chercher dans celle-ci seulement une
confirmation du schéma ? Son livre sur les récifs coralliens est typique à cet
égard. N'allait-il pas non plus jusqu'à préconiser la réflexion dans une chambre
noire afin d'imaginer les schémas théoriques ? Il est typique de la période de
déclin de la bourgeoisie où, classe condamnée, elle se refuse à examiner une
réalité qui lui est défavorable et où elle préfère imaginer qu'observer. Faute
d'une contradiction dialectique interne entre les besoins de la pratique, soumis
nécessairement aux faits, et la spéculation théorique, la géomorphologie davi-
sienne, abstraite science pure, a totalement versé dans les déviations idéa-
listes de la philosophie de classe de son époque.
Elle est un monstre.
Elle met bout à bout des faits pris dans des séries différentes : ainsi, la
théorie de l'érosion normale combine les ravinements propres aux climats sans
couverture végétale continue et l'écoulement pérenne des grands cours d'eau
alimentés par des sources. Ce sont là des faits contradictoires. Le ruisselle-
ment est intense dans les zones semi-arides, faute de couverture végétale défen-
dant la terre contre l'érosion pluviale, faute de sols épais et perméables absor-
bant les eaux des averses. Mais ce ruissellement aboutit à des épandages en
nappe au pied des reliefs. Il n'engendre pas de belles vallées ramifiées se con-
centrant jusqu'à la mer, mais des glacis dominés par des inselbergs. Inverse-
ment, les fleuves puissants, réguliers, assurant un niveau de base général
hiérarchisé aux divers versants, sont propres aux régions à couverture végétale
suffisamment dense et. à sols suffisamment' développés pour que l'alimentation,
par sources joue un rôle prépondérant. Pour qu'ils réalisent leur profil d'équi-
libre, il leur faut aussi une charge solide servant d'abrasif et permettant la
réduction progressive des inégalités du lit. On ne les trouve que dans les zones
humides des moyennes latitudes. En zone sèche, ils passent aux oueds qui se
perdent au pied des montagnes. En zone froide, les débris venus des versants
sont souvent trop abondants pour être régulièrement évacués et il s'ensuit un
ennoyage. En zone intertropicale, la charge solide est si déficiente, du fait de
la grande intensité des processus biochimiques, que les chutes ne s'usent guère
et que les profils se maintiennent irréguliers à travers les périodes géologiques
successives.
Cette théorie donne de la nature une image faussement simplifiée. Ainsi,
pour l'influence des actions tectoniques sur le développement du relief, elle
reprend purement et simplement la théorie catastrophique. Or les connaissances
acquises en géologie nous montrent que l'intensité et la vitesse des déforma-
tions tectoniques sont éminemment variables dans le temps comme dans l'espace.
Lents ici à une période donnée, ils peuvent être là cent fois plus rapides. Même
variabilité dans la vitesse de l'ablation, en fonction d'autres facteurs. Tandis
que les déformations tectoniques répondent aux forces internes, l'érosion est
largement commandée par des forces externes : climats, couverture végétale.
Elle varie suivant les zones climatiques et suivant la nature des roches. De la
sorte, quoique, en général, le mouvement tectonique ne déclanche qu'avec un
certain retard une accélération de l'ablation, toutes les combinaisons de vitesses
relatives sont possibles. Dans certains cas, l'érosion peut empêcher pratique-
ment le relief de se former, en enlevant au fur et à mesure les couches qui se
soulèvent ou en comblant la dépression qui se creuse. Tel est notamment le
cas des bassins de subsidence. Dans d'autres au contraire, comme dans le cas
du Bouclier Fennoscandien, le soulèvement peut être très rapide et les roches
suffisamment dures pour que l'ablation ne vienne contrebalancer le soulève-
ment que dans une proportion négligeable.
Enfin, la géomorphologie davisienne, fruit de l'imagination, ne tient aucun
compte de la couverture végétale. Jamais une herbe, jamais un arbre ne vient
troubler la géométrie des schémas davisiens. C'est là un recul manifeste par
rapport aux idées d'un Surrell, qui a nettement montré l'opposition dialec-
tique entre érosion mécanique et couverture végétale. On aboutit ainsi à une
conception fausse, entièrement fausse, de l'évolution du Globe. A l'échelle géo-
logique, à laquelle se place d'emblée la théorie cyclique davisienne, il faut
tenir compte de l'évolution de la vie. La couverture végétale se modifie peu àr
peu sur notre Globe. Des espèces nouvelles apparaissent, qui modifient les con-
ditions de la concurrence vitale. Les formations végétales changent d'aspect.
Leurs domaines écologiques varient. Or, elles jouent le rôle d'écran vis-à-vis
des agents météoriques et, corrélativement, commandent en partie, la pédogé^
nèse, c'est-à-dire les propriétés de la surface de la lithosphère. Même si le
Globe n'avait pas connu d'oscillations paléoclimatiques importantes, la théorie
cyclique serait insoutenable. En effet, les pénéplaines qui se sont élaborées aux
temps dévoniens, lorsque les plantes n'avaient pas encore colonisé les con-
tinents, ont été façonnées dans des conditions totalement différentes de celles
qui régnent de nos jours. Le Globe présentait des régions pluvieuses. Mais, faute
do végétation, le sol y était nu comme dans les régions arides. Les pluies
LA GEOMORPHOLOGIE ET LA PENSEE MARXISTE 63
l'arrachaient sans obstacle, agissant comme sur des terres labourées ou presque.
L'intensité de l'érosion devait être énorme. De telles conditions n'existent plus
maintenant : les seules régions du Globe où manque la protection de la cou-
verture végétale sont des régions très sèches, où les averses ne font que des
dégâts limités par suite de leur rareté. L'abstraction davisienne ignore l'élé-
ment géologique qui a le plus varié au cours des temps : les êtres vivants. Or,
le développement de la vie n'est pas un cycle, pas plus que l'histoire des
sociétés humaines n'est un éternel recommencement. Le futur pourra ressembler
au passé par certains côtés, il ne le reproduira pas. L'évolution peut comporter
des détours, des retours en arrière apparents, elle ne peut être un cycle. La
théorie cyclique davisienne est la transposition, en géomorphologie, des con-
ceptions idéalistes auxquelles la bourgeoisie condamnée essaie de se raccro-
cher, rien de plus.
D'ailleurs, cette erreur lui est profitable. En éliminant de la géomorpho-
logie toute influence de la couverture végétale, on aboutit à nier tout rap-
port entre l'homme et l'évolution du relief. La notion d'érosion des sols
est inconcevable. Si les terres imprudemment défrichées des Etats-Unis et
des autres pays neufs se ravinent à une vitesse effrayante, ce n'est pas la con-
séquence d'un certain type d'économie spéculative. C'est le fait de l'érosion
« normale », qui combine le ravinement des interfluves et le travail des grandes
rivières pérennes. Le mal est grand, certes, mais il est inéluctable, et la seule
solution est le malthusianisme, qu'on nous envoie également des Etats-Unis,
notamment par la bouche d'un W. Vogt. La bombe atomique résoudra le pro-
blème de l'érosion des sois en diminuant Je nombre de bouches à nourrir.
Certes, il s'agit d'un schéma, que Davis ne pouvait élaborer ni même prévoir.
-
II n'en reste pas moins que la théorie de l'érosion « normale » est commode :
elle permet de nier les déprédations insensées infligées au patrimoine des
générations futures par l'esprit de lucre de l'exploitation capitaliste. Elle offre
une commode couverture, un utile alibi. Elle permet de ne plus poser le pro-
blème, alors que Surrell l'avait fait il y a plus d'un siècle.
sienne, à laquelle elle emprunte ses méthodes à défaut de ses postulats. Cet
idéalisme peut donc être considéré comme une étape dans le développement de
notre science. Il correspond à des conditions historiques déterminées tout en
prenant des formes différentes. Mais cette étape a duré beaucoup plus long-
temps en géomorphologie que dans d'autres sciences.
Nécessairement coupée des applications pratiques, la géomorphologie davi-
sienne est restée essentiellement une géomorphologie académique. C'est pour-
quoi elle est devenue classique.
Aucun lien n'était possible avec les techniciens dont le matérialisme ins-
tinctif répugne à des spéculations aussi visiblement empreintes de l'idéalisme
philosophique. Une expression comme érosion « normale » né peut que choquer :
a normale » par rapport à quoi p Les faits naturels sont immédiatement l'objet
«L'un choix subjectif. Il y a ceux qu'on accepte, qui sont « normaux », et ceux
qu'on rejette, car ils viennent,troubler l'idée préconçue. Un physicien aurait-
il l'idée de parler d'une pesanteur « normale » ? L'idéalisme davisien s'enve-
loppe souvent d'un langage anthropomorphiste qui n'est pas, lui non plus, un
instrument efficace de connaissance. Il permet trop aisément de cacher des con-
naissances insuffisantes derrière des explications verbales. C'est ainsi que pour
•von Richthoffen, les rivières « s'efforcent » de rester dans les roches tendres,
qu'elles « cherchent » à traverser les roches, dures au plus court. Quant à
Davis, il parle souvent de leurs « intentions », de leurs « préférences ». Il est
évidemment facile de masquer une analyse insuffisante en recourant à de sem-
blables expressions. Mais elles heurtent tout scientifique conséquent avec lui-
même.
Un tel verbalisme mène souvent au finalisme, qui est contenu dans la
position idéaliste de départ. On n'étudie pas les choses en elles-mêmes, dans
leur réalité objective, trop complexe ou trop décevante. On les étudie dans
leurs rapports avec le schéma préconçu, avec le « cycle idéal ». La confron-
tation des faits' entre eux n'est pas la méthode suivie, on la remplace par la
confrontation avec ce qui doit être. L'érosion, personnifiée, a, comme un être
humain, ses désirs et ses intentions. Pour Davis et bien d'autres, notamment
H. Baulig, la pénéplaine est le « but final de la dénudation ». Toute une ter-
minologie, qui revient sans cesse sous la plume de ces auteurs, trahit leur
façon de penser. On parle au futur et non au présent. On abuse des verbes
« tendre vers », « devoir », « s'efforcer de », « chercher à ». Ce ne sont pas
toujours de simples clauses de style. Certes, certains auteurs matérialistes se
sont empêtrés dans un tel vocabulaire, mais les faits apparaissent dans leur
travail. Pour d'autres, c'est un besoin, en accord avec une philosophie idéaliste,
antiscientifique. Ne trouve-t-on pas encore, en 1949, sous la plume d'H. Baulig,
des phrases comme celles-ci :
Or, tout ce que nous pouvons observer, ce sont ces « formes dérivées »
qui constituent la réalité objective. Ce que nous pouvons arriver à reconstruire
avec une certaine exactitude, ce sont les formes initiales, en utilisant les
LA GEOMORPHOLOGIE ET LA PENSEE MARXISTE 65
méthodes de la paléogéographie. Tout cela doit être balayé si on veut s'en tenir
à l'essentiel. Tout cela disparaît : seul compte, seul est capital le but final,
v
imposé à la nature, sorti d'une imagination créatrice. Le finalisme est éclatant.
Ce finalisme rejoint les théories antiscientifiques qui sont devenues égale-
ment de mode, du fait de la décadence des sociétés capitalistes. La géomorpho-
logie classique sombre dans l'indéterminisme sans avoir eu, derrière elle, le
passé de la physique de Bohr. Le même H. Baulig n'écrit-il pas :
En somme, l'analyse des processus a pour objet de remplacer « afin que » (et le subjonctif) par
c de sorte que » (avec l'indicatif).
L'étude des processus, qui est une réalité tangible, un fait objectif, pour
laquelle nous pouvons utiliser les méthodes matérialistes communes à toutes
les sciences, pour laquelle nous pouvons combiner les mesures dans la nature
et les expériences de laboratoire, devient un élément accessoire, tout juste bon
à modifier des clauses de style. La vérité intangible, produit de l'imagination
créatrice, ne saurait en être affectée. Baulig n'est pas pour rien un admira-
teur de Bergson.
On admet que la science, par ses progrès, peut éclairer quelques processus
de détail. Elle ne saurait nous permettre de pénétrer dans les secrets immuables
de la nature, révélés. Ce finalisme aboutit même à affirmer des faits faux, à
falsifier les données d'observation. Toujours dans le même article, H. Baulig
ne va-t-il pas jusqu'à affirmer que, dans le lit d'une rivière, les gajets sont
parallèles au sens de l'écoulement afin d'offrir la moindre résistance au courant
et, de la sorte, faciliter la réalisation progressive du profil d'équilibre vers
lequel tend la rivière, condition indispensable à la pénéplanation, « but final
de l'érosion » ? Or, justement, comme l'a montré il y a plus d'un siècle Daubrée,
les galets sont, dans les lits fluviatiles, en grande majorité perpendiculaires au
courant et non parallèles. Les raisons de cette affirmation fausse : montrer que
le finalisme est compatible avec la science en se fondant sur l'exemple du cycle
d'érosion normale davisien. On sait que depuis longtemps la bourgeoisie a fait
de la falsification une de ses armes de classe favorites...
Une telle attitude empêche les progrès de la géomorphologie. Elle décou-
rage l'étude des processus, qui, non seulement nous permettrait d'arriver à'
des synthèses théoriques plus justes, mais constitue le domaine où les liens
avec la pratique peuvent se développer. Elle a grandement, contribué à isoler
la géomorphologie, à l'empêcher de corriger ses erreurs par confrontation avec
les travaux des autres sciences, à la séparer de la pratique.
Le développement des applications pratiques de la géomorphologie est
resté, de son côté, notoirement insuffisant, pour les raisons que nous avons
évoquées. Il revêt un caractère fragmentaire et empirique et est l'oeuvre de
gens qui n'ont pas reçu la formation géomorphologique universitaire. Ainsi,
les mécanismes propres à l'action du gel dans les sols ont été étudiés princi-
palement par des ingénieurs des routes en vue d'exigences bien précises. Tel
fut le cas de Casagrande en Allemagne, auquel on doit la détermination des
conditions granulométriques permettant la cryoturbation. Les lois de la correc.
tion des torrents ont été édictées par les forestiers de France et d'Europe cen-
trale. Le façonnement des lits fluviatiles, qui revêt une très grande importance
pratique, a fait l'objet de recherches nombreuses et poussées, mais menées
dans les laboratoires d'hydraulique par des ingénieurs ayant une formation
5
66 JEAN TRICART
C 'est donc vers "une analyse serrée des processus, aboutissant à des données
quantitatives, qu'il farat tendre. 'Ce sera le moyen de redonner à la géomor-
phologie sa place parmi les sciences naturelles. Ce sera Je moyen de la rendre-
utile à l'homme, de la remettre en liaison étroite avec la pratique, et, par là,,
de lui assurer un plein épanouissement. N'oublions pas que c'est des besoins
de la pratique que sont nées certaines des découvertes les plus solides, vieilles
d'un siècle, que nous utilisons encore actuellement : les notions de profil
d'équilibre, de niveau de base, les schémas de J'éTosion torrentielle. Elles
restent valables, car -elles consistent en une analyse correcte des processus.
Il importe de bien préciser à quelle échelle se place cette étude des pro-
cessus : elle est différente de celle envisagée par Davis et par ceux qui l'ont
suivi. Tandis que ces gëomorphologues se plaçaient d'emblée dans le temps
géologique, utilisant des ordres de 'grandeur de plusieurs dizaines de millions
d'années (réalisation d'une pénéplaine, évolution d'une chaîne de montagnes
au cours du cycle d'érosion), l'étude des processus peut s'effectuer dans des
limites dimensionnélles beaucoup plus petites, celles de la dizaine d'années. Teî
était le cas du grand précurseur français Surrell avec ses ravinements torrentiels.
Cette -échelle est celle qui convient aux aménagements humains. Pour les
constructeurs d'un barrage d'irrigation ou d'une centrale 'hydroélectrique, ue
n'est pas la pënéplanation « ifinale » de tout le bassin hydrographique qui
compte, c'-est la vitesse de colmatage du réservoir, liée à l'activité, géologi-
quement instantanée, de la morphogénèse. Une perspective de deux ou trois
siècles est déjà relativement lointaine. Et à cette échelle joue de manière pré-
pondérante un facteur complètement négligé par Davis : l'homme. Ses tech-
niques de culture, l'orientation économique de ses activités, c'est-à-dire, en un
mot, son type d'organisation sociale, commandent son attitude vis-à-vis de
la nature. -D'elle dépendent les plaies qu'il lui inflige et, par voie de consé-
quence, l'activité de la morphogénèse qu'il déclanche.
\Les -vieilles civilisations rurales d'Extrême-Orient et d'Europe, pré-capî-
talistes, visaient avant tout à se nourrir, non à spéculer. Elles avaient mis an
point des techniques empiriques de conservation des sols relativement efficaces.
Le développement du capitalisme, en introduisant dans l'agriculture la notion
de profit "immédiat, en 'donnant à l'économie -rurale -une forme -sujéculative, a
68 JEAN TRICART
bousculé tout cela. Dans les pays neufs, l'installation des blancs s'est traduite
par une vague de morphogénèse anthropique d'une rare violence. Des ravins
se sont formés, qui rongent les versants et les terrasses alluviales. Des accu-
mulations de limon ennoient les fonds de vallées. La terre cultivée se gâche
quasi-irrémédiablement. Le vent se met aussi de la partie et pousse des champs
de dunes sur les labours. Les Etats-Unis, où la spéculation agricole a atteint
son intensité maxima, sont également, par lien de cause à effet, le pays le
plus atteint. Toute une morphogénèse anthropique est apparue, qui sculpte
les formes de détail dans la masse du relief général.
De cette morphogénèse anthropique, il importe de bien connaître les lois.
Elle dépend, dans une faible mesure, des particularités locales de sol et de climat,
et; dans une mesure beaucoup plus grande, des modes de mise en valeur.
L'apport d'engrais et de fumier, les façons culturales appropriées entretiennent
ou même améliorent la structure des sols, ce qui les rend plus résistants vis-
à-vis de l'érosion. La monoculture, type d'exploitation spéculatif par excellence,
en fatiguant les sols, en exposant nues de très grandes surfaces d'un seul
tenant, favorise l'érosion. Les particules de terre sont plus aisément détachées
et lès vastes surfaces uniformes favorisent la concentration du ruissellement
ou la déflation éolienne. Tout cela commence d'être fort bien connu grâce
aux travaux opiniâtres des techniciens, pédologues ou agronomes. Aux Etats-
Unis, par exemple, on a lancé, dans le cadre du New Deal, un très important
programme de recherches et d'excellentes méthodes de défense des sols ont
été mises au point. Si elles ne sont que médiocrement appliquées, c'est à
l'obstacle créé par le type d'organisation sociale qu'on le doit. La propriété
privée capitaliste, l'économie spéculative ne permettent pas les investissements
planifiés à longue échéance, indispensables au plein succès d'une politique de
conservation des sols.
Cette étude des processus doit devenir le coeur de la géomorphologie. Elle
doit être menée avec les méthodes habituelles des sciences naturelles : observa-
tions et mesures sur le terrain, cartographie détaillée des phénomènes, expériences
de laboratoire destinées à préciser certains mécanismes et à faciliter les mesures
dans la nature. Les moyens mis en oeuvre pour l'étude du problème de l'érosion
des sols ou pour l'établissement des lois de la dynamique fluviale doivent
nous servir d'exemple.
Partant de là, il est posssible d'entreprendre l'interprétation de l'évolution
du relief à une échelle différente : celle de la centaine de milliers d'années.
Cet ordre de grandeur de durée correspond approximativement aux grandes
oscillations climatiques qui ont ponctué Je Quaternaire : alternance de périodes
glaciaires, ou périglaciaires, et interglaciaires des zones des moyennes latitudes,
de périodes pluviales et interpluviales des déserts. Leur importance est grande,
car elles ont joué un rôle déterminant dans l'altération des roches et dans la
pédogénèse. Elles ont fourni un stock de formations superficielles et de sols
qu'exploite l'agriculture. Par exemple, en Europe, les loess, les produits de
gélivation meubles ; en Afrique du Nord les limons grimaldiens, etc.. Il est
essentiel de bien connaître l'extension et les propriétés de ce stock afin de
le défendre, car il ne se renouvelle plus. L'entamer est attenter aux possi-
bilités de développement des générations futures.
La connaissance des processus périglaciaires, par exemple, permet d'inter-
préter de nombreux caractères des régions non englacées de l'Europe moyenne.
Elle nous rend compréhensible leur relief particulier, l'existence d'une couche
LA GEOMORPHOLOGIE ET LA PENSEE MARXISTE 69
qm sous d'autres,, ce sent au contiraire. les {sentes raidies qtà pridbnïinenS, car
il est, peu de= processus susceptibles di'aboutir à des versants en pente faible.
Par exemple, en milieu semit-aride, où domine le luissellemenfi sporadique à
faible capacité, d>e, transport,, les versants- restent; raidies- dans- presque toutes
les roches et donnent les profits si. caracbéxistiqaies des mselbergSi Sons forêt
dense, les processus chimiques, très actifs;, sont susceptibles de permettre- l'éva-
cuation des produits- dissous sur des pentes très faibles., Les versants peuvent
s'adoucir et les profite sont beaucoup moins raides* en zone forestière' équato-
riale. iqu'en zone aride.
H- importe ainsi de bien discerner deux concepts, confondus dans la géo-
morphologie classique et don* la connaissance ne pourra progresser que par
l'étude des processus, : vitesse d'ablation et forme dles versants- On fait géné-
ralement l'assimilation suivante. : pentes douces-roche tendre-ablation rapide ;
pentes raides-roche dure-ablation lente. Cet axiome est faux. La vitesse d'abla-
tion dépend de l'intensité des processus ; la raideur des pentes, de la nature
des processus en action. Les deux choses sont différentes" dans- leur essence.
La vitesse d'ablation peut être grande sans que les versants soient doux-
Un exemple typique est celui des ravinements en bad-lands- dans les argiles :
les pentes de versants y sont de 2.0: à 30»° et l'ablation- peut atteindre plusieurs
millimètres par an en moyenne. Au contraire, les pentes argileuses, couvertes
de végétation soumises à une solifluxion tempérée, évoluent très lentement.
L'ablation n'y dépasse pas quelques centièmes de millimètres par an. Or, elles
sont douces. Inversement, il est des parois rocheuses escarpées qui, sous l'effet
des éboulis, reculent rapidement, tandis que d'autres, notamment en zone
aride, sont figées et couvertes d'une patine qui se forme lentement- La vitesse
d'évolution d'une corniche rocheuse soumise à des éboulis de gravité dépend
uniquement de la fragmentation, qui peut varier dans- d'énormes proportions.
Il n'en reste pas moins-que le versant est nécessairement raide, quelle que soit
la vitesse à laquelle il se façonne.
C'est que la. géomorphologie classique a une vue: généralement simpliste
des choses. Elle a été bâtie à coup d'imagination, à partir d'hypothèses sim-
plificatrices. Elle néglige ainsi systématiquement nombre de facteurs essentiels,
que découvre patiemment l'étude des processus. Et c'est bien pourquoi, pour
pouvoir conserver cette construction finaliste accordée avec une position phi-
losophique de parti-pris, H- Baulig rejette l'étude des processus, la transforme
en un artifice, en une clause de style pure et simple, d'intérêt uniquement
formel. Elle repose aussi sur une logique insuffisante, celle des- causalités à
sens unique.. La dialectique propre de la nature en est complètement absente.
*
Les résultats déjà acquis en géomorphologie s'éclairent et s'ordonnent si
nous les reprenons à la lumière du matérialisme dialectique. Ils prennent leur
sems~. Pourquoi cela- ^ Parce que re> matérialisme dialectique n'est? pas une con-
ception a priori,, plaquée du dehors sur- les choses, et les recouvrant plus ou
HK>ins bien, comme les théories idéalistes, mais qu'il est au contraire l'essence
même de la réalité naturelle- Les contra-dictions dialectiques entre processus
se sont pas un airtifice de pensée, une Hnage formée par notre imflginatïon,
site représentation coramode, comiffie le- voudraient les représentants modernes
LA GEOMORPHOLOGIE ET U PENSEE MARXISTE 71
de- !'indèl;ermihisme sdénEjcfique; Elles sont la réalité mêmie et, dans la
mesure-
oi: nous les décelons', nous pénétrons dans là connaissance de cette réalité.
Il" faut considérer, le relief comme la forme d'équilibre, précaire,
sans cesse
remise en mouvement, toujours inachevée, entre des- forces antagonistes qui
elles-mêmes évoluent dans le cadre des modifications incessantes qui sont l'his-
toire de notre Globe. Ces antagonismes- se constituent entre, forces inégales.
Certaines d'entre elles s'affaiblissent petit à petit ; d'autres, au contraire, se
développent et, suivant là loi stalinienne de prépondérance du nouveau, l'em-
portent, progressivement. Ces variations d'importance relative, ne sont d'ailleurs
pas régulières. La courbe présente bien des oscillations, voire d'apparents
retours en .arrière. Ces antagonismes s'ordonnent en une longue série hié-
rarchisée : ils ne se manifestent pas tous à la même échelle. Il en est de-
fondamentaux, de primordiaux, qui existent depuis l'apparition de la litho-
sphère. II en est de moins importants, de plus fugitifs, qui ne se font sentir qu'à
l'intérieur des antagonismes dont le degré de généralité est supérieur au leur.
C'est tout cela qu'il faut comprendre si nous voulons nous- faire, une idée juste
de la morphogénèse.
L'antagonisme majeur est celui qui oppose forces internes et forces externes,
déformations tectoniques- de la lithosphère et action des agents météoriques de
îoutes sortes, combinés à la pesanteur.
Cet antagonisme majeur, fondamental, commande directement, et à peu près
exclusivement la différenciation de la surface du Globe en. continents et en
océans. Dans le détail, certes, d'autres facteurs interviennent : l'étendue des
mers; varie en fonction de la- quantité de glace immohilisée sur les terres
émergées-, la, ligne de rivage est fonction de la dynamique littorale.. Mais ce ne
sont là que des faits- de détail, qui influencent la réalité à une autre échelle,
à des- dimensions- plus petites. Sur un planisphère à l'échelle du 1/20.000.000e,
les étendues exondées lors de la régression préflandrienne sont peu de chose
à côté des grandes cuvettes océaniques et des masses'continentales.
Faible à l'échelle de l'ensemble du Globe, la- part des forces externes
devient plus grande lorsque nous considérons des unités de moindre dimen-
sion, par exemple des chaînes de. montagnes ou des bassins d'affaissement.
Les grandes lignes de leur disposition, sont bien données par la tectonique,
par les forces internes. Mais il n'y a jamais- coïncidence parfaite entre la
tectonique et le relief. La déformation des couches a presque toujours un«--
ampleur plus grande que la dénivellation topographique : les points culmi-
nants des Alpes sont formés pour la plupart par le soubassement cristallin
et non par la, couverture sédimentaire qui l'a recouvert, mais que l'érosion
a déblayée depuis lie début du diastropMsme. Il importerait de préciser quan-
titativement cette- différence : elle- nous renseignerait considérablement sur
l'évolution du relief.
L'antagonisme forces internes-forces externes revêt le caractère d'une oppo-
sition dialectique. Un terme- de synthèse existe entre les membres de 1 "anti-
thèse : ce- sont les' dépôts sédimenfaires qui résultent de l'accumulation des
produits de l'érosion dans le cadre d'une certaine évolution tectonique et d'un
certain milieu bioclimatique. Leur faciès dépend des systèmes morphogénétiques
qui ont commandé leur mise en. place et de leurs conditions de dépôt. Unfe
forte couverture végétale et des processus mécaniques dL'ïntensité modérée favo-
risent Ta formation de dépôts fins, chimiques ou coilbïdàux. Des processus méca-.
72 JEAN TRICART
humide des semaines après la pluie. Le gel peut affecter la tête des arbres et ne
pas l'atteindre. L'échauffement diurne peut également être, très amorti. A cet
écran de la végétation s'ajoute celui des sols, qui protège encore plus efficace-
ment la roche en- place dès agents météoriques. Ainsi, le gel n'atteint pratique-
ment jamais la roche en place en Alsace, où, depuis 5' ans,, sa profondeur
maxima fut de 23 cm. inférieure à celle qu'à presque partout l'e sol. Au con-
traire, il affecte efficacement les têtes de roches nues des garrigues languedo-
ciennes, au climat beaucoup plus doux, mais que rien ne protège. L'action de
la couverture végétale sur l'écoulement des eaux a été systématiquement étudiée
par les forestiers et les hydrauliciens : les feuilles ralentissent la chute et
annulent presque la force d'impact des gouttes d'eau, qui deviennent beau-
coup moins capables de désagréger le sol et d'en mobiliser les particules fines.
Les végétaux diminuent également de 10 à 25 °/a la quantité d'eau qui atteint
réellement la surface du sol. Ensuite, le. sol intervient : poreux, meuble, il
absorbe une quantité, d'eau considérable qu'il soustrait au ruissellement. Enfin,
les racines, surtout lorsque leur chevelu est dense, comme dans le cas d'un
gazon, retiennent efficacement les particules minérales. L'eau ne peut entailler
que là où elle est fortement concentrée. De la sorte, l'action géomorpholo-
gique de l'a pluie diffère totalement suivant qu'elle s'exerce Sur sol nu ou sur
une couverture végétale dense. C'est ce qui explique que les ravinements sont
caractéristiques, dans l'état naturel des choses, des seules régions sèches, à
couverture végétale insuffisante. Ils tendent aussi à s'installer sur les terres cul-
tivées lorsque la végétation n'est pas poussée et que la dégradation des sols
diminue la cohésion des agrégats.
Il existe donc une opposition dialectique entre les processus morphogéné-
tiqu.es mécaniques et la végétation. La météorisation azoïque provoque une
désagrégation des roches-qui permet leur colonisation progressive par les plantes.
Celle-ci intensifie leur désagrégation, mais, en même temps, les soustrait dans
une large mesure à l'ablation mécanique et fait, prédominer les processus bio-
chimiques. Que la végétation soit détruite, et les processus, mécaniques se déve-
loppent avec une très grande rapidité dans les produits, meubles d'altération
et dans le sol qui s'était formé. Or, les conditions de cette opposition dialectique
ont varié au cours de l'histoire géologique du Globe. Les processus purement
mécaniques et purement chimiques sont restés les mêmes : le sel a toujours
été dissous par l'eau, le calcaire a toujours formé en présence de C02, un bicar-
bonate soluble, les éboulis de gravité ont toujours fonctionné,, les eaux se. sont
toujours écoulées vers le bas des pentes en prenant un régime turbulent sous
l'effet de la rugosité du lit.. Par contre, il en va tout autrement avec la vie,
apparue progressivement et lentement, dont les formes- ont évolué sans cesse.
Son importance croissante est venue apporter des modifications radicales à la
surface du Globe. Avant qu'une couverture végétale généralisée ne s'établisse,
le relief évoluait partout sous l'effet de mécanismes analogues à ceux des
déserts actuels, mais beaucoup plus rapidement,, cm les pluies étaient plu»
abondantes dans la plupart des cas. Il s'est développé ainsi des. pédiplaines. qui
peuvent avoir d'énormes dimensions. Telles sont, par exemple, les apl.anisse-
ments précambriens. Ensuite, le développement, de la végétation a progressive-
ment restreint la pédiplanation aux régions défavorables aux plantes,, qui sont
actuellement les seuls déserts. Au cours dès âges, là croissance de Ta biosphère,
sa diversification, son aptitude à coloniser dès surfaces de plus en plus éten-.
UL GEOMORPHOLOGIE ET LA PENSEE MARXISTE 75
dîmes et £ former des couvertures de plus, en plus denses, ont restreint les
-étendues soumises à la pédiplanation. On s'explique que les plus belles sur-
faces- d'aplanissement soient les plus anciennes.
insinuations d'adversaires dont le véritable but, quel que soit le sujet qu'ils
feignent de traiter, est de discréditer en Whitman le démocrate. Mais ni la
rigueur de l'analyse ni l'examen snvenlifîqw à/es sommes ,ra la lucidité cri-)
tique ne l'empêchent de pénétrer son texte d'une vivante et chaleureuse admi-.
ration. Et il cite assez de versets pour que résonne à travers su prose l'éhha
de leur puissante musique et de l&vur. vibration» hrnnmne.
Paul JAMATI
Je suis avec vous, hommes et femmes d'une génération,, on même de je ne sais comWen de
générations. *
- '
.
Et il est avec nous plus sûrement qu'aucun autre poète de notre pays.
Car nulle voix n'a aussi passionnément affirmé le bond en avant et l'espoir
démocratique que représente la vie américaine. Nul poète aussi loyalement n'a
été du peuple et pour le peuple, cette « inépuisable troupe, avisée, courageuse,
sûre ». Personne n'a pu prétendre avec autant de raison que son amour de la
liberté se ferait « appel au combat » et soulèverait le peuple « pour des années,
pour des siècles ». Il y a longtemps que sont tombés dans l'oubli les bigots
qui le traitaient d'excentrique, de mécréant, de sectaire : mais Walt Whit-
man, contemporain toujours renouvelé, résiste fièrement.
Feuilles d'herbe, comme l'a dit Emerson, est « le poème de l'Amérique »;
et son auteur, par delà les chicanes, est notre poète national suprême. En
temps de crise, nous nous tournons aussi naturellement vers lui que vers
Jefferson ou Lincoln pour définir notre foi primitive. Son chant titanesque
de la démocratie est un trésor dont nous tirons résolution et confiance, et
la volonté de lutter pour un noble but.
Si riche et si complexe était sa personnalité qu'on l'a spécieusement
appelé « l'enfant problème de la littérature américaine a. On a vu en lui,
non sans diversité, un mystique et un matérialiste, un individualiste et un
socialiste, un chauvin et un cosmopolite. Les psychologues amateurs lui ont
fait le plus de mal qu'ils ont pu en confondant la chaleur et la largeur de
sa nature avec l'aberration sexuelle. Les bohèmes des lettres, les anarchistes,
les partisans de l'amour libre, et autres -dévots de l'indiscipline sociale, l'ont
revendiqué comme leur ancêtre spirituel. On a pris abusivement à la lettre
son propre mot : « Est-ce que je me contredis ? Fort bien, je me contredis
donc (je suis large, je contiens les multitudes). »
Mais on ne saurait obtenir l'homme total en additionnant mécanique-
ment des portraits partiels. Il y faut une perspective juste, dans laquelle puis-
sent se résoudre les contradictions apparentes. Les propres prémisses philoso-
phiques de Whitman font de l'univers un organisme évoluant constamment,
qui montre la plus grande unité possible dans la plus grande diversité pos-
sible. Et il s'est décrit lui-même tomme étant « un, néanmoins tissu de
contradictions ». Il est nécessaire d'examiner de très près ses positions domi-
nantes pour faire apparaître clairement ce qu'il appelle le « noeud d'iden-
tité ».
WHITMAN, POETE DE LA DEMOCRATIE AMERICAINE 79
Pour apprécier un chant de premier ordre, a-t-il écrit, un sens national suffisant... est souvent,
sinon toujours, l'élément principal.
Un sens national suffisant, tel était bien chez Whitman, en tant que
poMe, citoyen, ^critique, l'élément principal, pénétrant tous les autres. Fier
du passé de sa nation, plein I^un intense espoir en son avenir, il cherchait
à créer une image du pays, du peuple, de ViiMe d'Amérique. 11 entendait
que la trame qui courait à travers ses chants 'séparés fût la voix d'une
« nationalité 'démocratique]11, agrégée, inséparable, ;sans précédent, immense,
composite, éclectique ». Tl cToyait que -« le point capital pour toute nation,
celui qui réellement l'influençait elle-même le plus et par lequel elle influençait
les autres, était jsa lattéTature nationale, en particulier ses po'èmes arché-
types ». Whitman -s'efforça 'donc d'être le porte-parole de tout un peuple, le
foyer poétique des épreuves et des aspirations historiques de 'ses compatriotes.
Et c'est parce qu'il y a amplement réussi qu'il a pu dire, -en toute vérité,
qu'il était large et qu'il contenait les multitudes.
Une lecture superficielle du -poète peut aisément conduire à une conclu-
sion opposée. Il peut sembler qu'il soit un irrépressible, un farouche égocen-
trique, l'individualiste par excellence. Des vers tels que « Je me célèbre et me
chante » et « Je fais résonner mon jappement barbare paT-dessus les toits du
monde » peuvent apparaître comme le simple coup de trompette d'un tem-
pérament. Si cette impression était pertinente, il serait sans fondement de con-
sidérer Whitman avant tout comme un poète national.
Mais si on lit les vers de Whitman dans leur contexte et si on juge ses
poèmes à la lumière de son développement tout entier, une signification tout à
fait différente se révèle. En réalité le « Je », chez Whitman, n'est jamais sépa-
rable du « Nous ». A travers lui, comme il le prétend, parle le peuple. 'A tra-
vers lui parlent l'esclave évadé, le matelot de pont, l'ouvrière d'usine yankee,
le Président, l'immigrant, le mécano, la négresse vendue aux enchères :
;Et ils tendent intérieurement vers moi,, et je tends extérieurement vers eux,
Et tout .ce qu'ils sont sur le point .de -devenir -plus ou moins ,je le suis,
Et d'eux, un et .tous, je tisse le chant de moi-même.
Ce n'est pas comme des morceaux-» qu'il a conçu ses poèmes, mais
«
comme un « ensemble ». Le « Chant de moi-même » devait se changer en
« J'entends chanter l'Amérique » et ce poème devait se changer -à :son tour en
« une internationale de poèmes ». 11 y a plus qu'une signification fortuite dans
le choix de son sjmbole majeur, l'herbe :
C'est seulement sur la toile de fond des grands problèmes sociaux de son
époque qu'on peut tracer le développement de Whitman. Car, contrairement
à ce que disent de son « évidente indifférence pour les intérêts urgents de
la vie américaine » des biographes tels que Bliss Perry, l'homme témoignait
un intérêt vital, en tant que poète et en tant que citoyen, pour chaque événe-
ment essentiel de son temps. Whitman n'a pas sollicité la postérité en se
tenant à l'écart de ses contemporains. Il a voulu exprimer la réalité de l'Amé-
rique « en cours ». Il a écrit :
Je sais fort bien que mes Feuilles n'auraient pu surgir ni être façonnées ou achevées à aucune
autre époque que lia dernière moitié du xix" siècle, ni dans aucun autre pays que l'Amérique démo-
cratique dans l'absolu triomphe des armes nationales.
La meilleure écriture, a dit un jour Whitman, n'a pas de dentelle sur les
manches. Et il n'y a pas un soupçon de dentelle dans sa propre vie. 11 a confié
à son jeune ami, le socialiste Horace Traubel :
De jour en jour, en ces années de ma vieillesse, je comprends mieux Ja chance que jj'ai euè.
de m'être retiré de bonne heure sur le terrain de la moyenne, pour y lutter plar moi-même au
milieu des masses populaires, sans jamais fréquenter les cénacles. : d'avoir toujours vécu côte à côte
avec les simples gens, oui, en vérité,, et non seulement d'avoir été élevé comme cela, mais d'être-
né comme cela.
Il naquit dans une ferme, à West Hills, près de Huntington (Long Island),.
le 31 mai 1819. Lui qui' devait célébrer le caractère composite de l'Amérique^
il était lui-même d'une ascendance mêlée, anglaise, hollandaise, galloise. Ses
parents étaient loin d'être dans l'aisance. Walter 'Whitman, son père, était un
charpentier qui vivait péniblement. Il était fier de connaître Thomas Paine et
il s'était abonné au journal radical de Frances Wrigt, le Free Enquirer. La sim-
plicité quaker de la maisonnée favorisait la tolérance et l'indépendance. Deux
des frères de Walt s'appelaient Jackson et Jefferson et le poète, s'il n'hérita
pas de leurs noms, s'assimila du moins, dans -l'atmosphère de la famille,
l'esprit de ces grands champions- de l'homme du commun qu'il devait toujours
révérer. La Révolution Américaine était de l'histoire vivante pour un garçon
qui exultait, selon ce vers de l'un de ses premiers poèmes, « dans la liberté
que nous ont conquise nos sages ancêtres ».
Comme cet autre Lincoln de notca littérature, Mark. Twaijfc,, Walt dsa*
quitter l'école avant d'avoir douze ans et, comme Twain, il se lança très tôt
dans une carrière journalistique, qjai devait influée sensiblement, sur ses con-
naissances et sesoeinion», Anpcenti imprimeur, compositeur d'inaprimeria, écrié-
WHITMAN, POETE DE LA DEMOCRATIE AMERICAINE 8Î
vain politique indépendant, puis, à vingt ans, directeur de son propre petit
journal, il fit l'école pendant quelque temps à Long Island. La politique pra-
tique, c'est en travaillant pour les idées démocratiques jacksoniennes qu'il
l'apprit. Il fit campagne, en 1840, pour l'élection de Van Buren et dénonça
avec âpreté Tyler et les whigs, l'année suivante, devant le City Hall de New
York. Son premier ouvrage littéraire, le tract romancé anti-alcoolique Frart-
klin Evans (1842), était médiocre et bâclé, mais populaire. Vers 1846, sa réputa-
tion de journaliste était assez bien établie pour qu'on le nommât directeur d'un
journal passablement influent, Je Daz'Zy Eagle de Brooklyn.
Il y traita dans ses éditoriaux une série de sujets évoquant la diversité des
problèmes auxquels il s'Intéressait et montrant les dispositions de son esprit.
Il attaque les patrons qui payent à leurs ouvrières des salaires affreusement bas,
il réclame des lois qui permettent de rechercher tout homme apportant une
aide aux marchands d1 esclaves, il demande un système scolaire éclairé dans
lequel l'usage du fouet soit interdit, il fait observer que la question de savoir
si l'esclavage existera dans les territoires nouvellement annexés après la guerre
du Mexique
• se joue en réalité entre les intérêts de la grande- masse des ouvriers bïancs, fes millions dé
mécsniciens, de paysans, d'artisans de notre pays, d'une part, et les intérêts de quelques milliers de
riches, « brillants » et aristocratiques propriétaires d'esclaves du sud, d'autre part.
Actif directeur, il relate ses visites dans les taudis, les tribunaux de simple
police, les hôpitaux, ses excursions en bateau à vapeur, les réunions politiques,
et ainsi de suite. En outre, il rend compte de l'opéra, du théâtre, d'une foule
de livres, et il exhorte ses lecteurs à cesser de soutenir des cataractes d'imita-
tions serviles d'écrivains étrangers et à se montrer plus équitables envers les
bons écrivains d'inspiration américaine.
Moins de deux ans plus tard, en 1848, l'entreprenant directeur du. Daily
Eagle était congédié pour avoir osé défendre, dans ce journal démocrate, les
principes de la « terre gratuite » qui s'opposaient à l'extension de l'esclavage
aux Etats nouveaux- Ce fut dans sa vie un tournant décisif. Whitman avait été
un démocrate ardent. Il avait loyalement collaboré à une douzaine d'organes
démocrates, en un temps où le souvenir de Jefferson était encore vivant et encore
puissante l'influence de Jackson. Son démocratisme optimiste, sa confiance
inébranlable dans les masses, sa haine des privilèges et des castes ont pris
racine pendant cette première période de la république. C'est son attachement
à son parti, dans une situation politique modifiée, qui permet d'expliquer an-
certain décalage de sa pensée à propos des problèmes nationaux. A la différence-
d'Emerson, de Thoreau, de Lowell, il avait appuyé l'administration esclava-
giste de Polk pendant la guerre du Mexique de 1846-1847. S'accrochant aux
mots d'ordres périmés sur les droits des Etats, il avait blâmé l'abolitionnisme-
en tant qu'ingérence injustifiée dans les prérogatives du Sud. 11 sympathisait
avec l'intention morale du mouvement antîesclavagiste, mais il s'était opposé-
à son programme parce qu'il le jugeait dangereux pour la survivance de l'Union.
Or, vers T848, l'esclavage était devenu le problème national suprême et
c'était une nécessité inéluctable pour chacun de réviser son jugement sur tous,
les partis à la lumière de ce problème. Lentement, mais avec une indignation
montante, Whitman comprit que les propriétaires de plantations, soutenus1
par les « hunkers », ou démocrates esclavagistes du JSoxd, (étaient en train> de-
g4 SAMUEL SILLEN
Que Whitman était loin d'être détaché » des problèmes de son temps,
«
voilà ce que révèle abondamment son manuscrit Notes antiesclavagistes, en
montrant le véritable caractère de sa pensée.
Tous ceux qui disent un mot en faveur de l'esclavage, écrit-il, sont eux-mêmes les pires esclaves.
* "
'
cratique, que tous ceux qu'on avait imaginés jusqu'alors. « Donnez-nous des
pièces de théâtre américaines à la taille des opinions et des institutions améri-
caines », avait recommandé Whitman dans le Brooklyn Eagle. Et maintenant
il était en train de préparer le poème américain authentique pour se confor-
mer à ce qu'il avait lui-même spécifié.
Le mince volume de quatre-vingt-quatorze pages qu'il publia en 1855 con-
tenait, en guise de préface au noyau de la plus grande oeuvre poétique qui
eût jamais été créée sur ce continent ou qui dût l'être, le plus entraînant des
manifestes littéraires. Whitman fut obligé d'imprimer lui-même son livre en
levant la lettre dans une boutique de Brooklyn. Des mille exemplaires du tirage,
il le déclara plus tard, pas un seul. ne fut alors vendu. L'inlelligencer de
Boston, attribuant l'ouvrage à un fou évadé, le qualifia « masse hétéroclite
de boursouflure, d'égotisme, de trivialité, de bêtise ». Le London Critic informa
ses lecteurs que « Walt Whitman était aussi ignorant de l'art qu'un pourceau
des mathématiques ». Le portrait du poète, en regard de la page de titre, scan-
dalisa les chroniqueurs littéraires, car il révélait, au lieu d'un pâle imitateur
de Tennyson, un ouvrier portant chemise de flanelle largement ouverte, grand
chapeau mou, barbe taillée, autrement dit un Américain du commun, un Amé-
ricain ordinaire, et donc, par définition, incapable de poésie.
Mais le plus grand des écrivains contemporains de Whitman, celui d'entre
eux dont il respectait le plus l'opinion, lui adressa une lettre chaleureuse, la
plus fameuse de notre littérature, qui compensa toutes les injures. En 1850
Ralph Waldo Emerson avait noté que le poète de l'Amérique n'était pas encore
venu. « Quand il viendra », avait-il ajouté, « il chantera tout autrement. »
Emerson, en 1855, reconnut la voix qu'il attendait.
Je trouve, écrivait-il de Feuilles d'herbe, que c'est là le pfas extraordinaire morceau d'intelligence
et de sagesse -que l'Amérique ait encore apporté. Je suis très heureux en lisant ce livre, car la grande
puissance nous rend heureux. Il répond à la plainte que je ne cesse de formuler- contre la stérilité
et la ladrerie apparentes de la nature qui, comme si elle avait trop d'ouvrage ou était d'un tempé-
rament trop lymphatique, rend épaisses et basses nos intelligences d'occident. Je vous félicite pour
votre pensée libre et courageuse... Je vous salue au commencement d'une grande carrière, qui doit
avoir eu déjà un long premier plan quelque part, pour prendre un départ tel...
Est-elle conforme à mon pays? Son ordonnance exclut-elle toute ignominieuse discrimination?
Est-elle en feveur d'une communion toujours croissante entre; frères et amis, une communion large,
.an plein accord, fière au delà des' modeler anciens, généreuse au delà de tous modèles?
WfflmAW, POETE DE LA DEMOCRATIE AMERICAINE 87
'Pour être conforme au pays, ï'art doit être 'hardi, simple, assuré, ill aie
iïoit pas s'abaisser au romanesque, car le réalisme >est f'-expression propre de
la démocratie, de même que le romanesque était celle de la féodalité. Il doit
rejeter le surnaturel et adopter la science. ïl ne doit pas hésiter à parler franche-
ment lorsqu'il traite du corps humain ;ou de l'esprit 'humain, de métier ou de
législation. Car le peuple attend du poète « qu'il lui indique le chemin qui
de la réalité mène à son âme ».
Naturellement Whitman n'était pas le premier à souligner la nécessité d'une
littérature nationale indépendante. Dès le commencement du siècle de nom-
breux écrivains avaient protesté contre la soumission aux modèles étrangers et
le sentiment d'une infériorité culturelle qui pénétraient les lettres améri-
caines. Dans ses Conférences sur la Poésie (1825-1826) William Cullen Bryant
avait incité les écrivains à se tourner vers les thèmes nationaux qui rivalisaient
avec les trésors de l'Europe. Et en 1837 Emerson avait prononcé à Harvard
son discours Aux étudiants américains, qu'Olivier Wendell Holmes appela non
sans à-propos notre « Déclaration intellectuelle d'indépendance ». Ces pré-
curseurs s'étaient vigoureusement opposés à la superstition qui faisait croire
au peuple américain qu'il était trop grossier, trop peu lettré et trop hétéro-
gène, trop dépourvu de tradition, pour se créer une culture nationale.
Mais ce fut la préface de Whitman, en 1855, qui mit knock-out le pré-
jugé des snobs, exprimé par la fameuse question du "Révérend Sydney Smith :
« Aux quatre coins du globe qui donc Ut un livre américain? » Whitman ;ne
s'excusait pas des prétendues faiblesses de la démocratie considérée comme un
terrain pour la culture : il annonçait que ces faiblesses étaient en fait des qualités.
Les Américains étaient-ils trop grossiers ? Le grand artiste évite l'élégance, car
« l'art des arts, la gloire de l'expression, le soleil levant de la lumière des
lettres, c'est la simplicité ». Les Américains étaient-ils trop hommes d'action ?
Mais le poète ne garantit à son lecteur ni l'embonpoint ni la tranquillité :
« le toucher du poète, comme celui de la nature, se traduit en actes ». L'Amé-
rique se préoccupait-elle trop de liberté ? « Dans la formation des grands
maîtres l'idée de liberté politique est indispensable ». Etait-elle trop pratique ?
« La science exacte et ses applications pratiques ne sont pas des obstacles pour
le grand poète, mais toujours un encouragement et un appui ». Trop fruste ?
•« Les hommes et les femmes, et la terre et tout ce qui est sur elle, doivent être
pris tels qu'ils sont... On peut pardonner toutes les fautes à qui possède une
parfaite franchise ».
Ainsi Whitman combinait aux aspirations" idéales .de la philosophie transçen-
dentale d'Emerson sa propre insistance sur les faits matériels et les simples
gens. L'oeuvre de Whitman marque la transition entre la .tradition roman-
tique et la tradition réaliste dans la littérature .américaine. Ou plutôt elle sug-
gère tout ce qu'on perd à vouloir séparer la litérature d'aspirations de la lit-
térature qui simplement raconte. .Pour la pensée critique moderne la préface
de Whitman de 1855 représente un noeud où s'.entrelaceraient les accents roman-
tiques et réalistes.
Estimant comme il le faisait que le contenu doit régir la forme de
l'expression, Whitman usa consciemment d'une nouvelle .espèce de discours
poétique. ;E)ans un ^livre peu Gonmi, mais hautement ^révélateur, 'Un A.'B.C.
88 SAMUEL SILLEN.
américain, il nota que Feuilles d'herbe était une grande expérience sur le lan-
gage de la poésie démocratique.
C'est une tentative, écrivait-il, qui a pour but de donner à l'esprit, au corps, à l'homme des
mots nouveaux, de nouvelles paroles en puissance : un champ d'expression américain, un champ
d'expression cosmopolite (car ce qu'il y a de meilleur en Amérique est ce qu'il y a de meilleur dans
le cosmopolitisme) i.
Whitman allait bien plus loin que William Wordsworth dans son effort
pour faire sortir dans la rue les mots de la bibliothèque. Il méprisait ce qu'il
appelait les délicats « mots-ladies », les « mots-gentlemen » gantés. Dans son
A.B.C. il se disait-qu' « autour des marchés, parmi les bateaux de pêche,
le long des appontements on entend un millier de mots qu'on n'a jamais
encore imprimés dans le répertoire d'aucun lexique ». Il partageait l'appétit
américain pour « la licence débridée, la rudesse, la crudité, les épithètes
vives, les jurons, les gros mots, la résistance à l'autorité... »
A cet égard, comme à beaucoup d'autres, il est intéressant de rappeler
la parenté de Whitman avec Jefferson, A une attaque de la Revue d'Edimbpurg
qui accusait l'Amérique d' « altérer » la langue anglaise, Jefferson, dès 1813,
avait répondu :
Il est certain qu'une population qui s'accroît si largement, étalée sur une telle étendue de pays,
ayant une telle diversité de climats, de. productions, d'arts, doit amplifier sa langue pour la forcer à
répondre à sa destination, qui est d'exprimer toutes les idées, les nouvelles aussi bien que lès
anciennes. Un dialecte américain se formera donc...
Pareillement Whitman croyait, comme il l'a dit dans un essai sur l'Argot
en Amérique, que la langue
n'est pas une construction abstraite des savants ou des faiseurs de dictionnaires, mais qu'elle
est quelque chose qui surgit) du travail, des besoins, des lidns, des joies, des affections, des goûts
de nombreuses générations humaines et qu'elle a des assises larges et basses tout près du sol. Fina-
lement, les décitions qui la concernent, ce sont les masses qui les prennent, les gens les plus
proches du concret, ayantj le plus à faire avec lea réalités de la terre et de la mer.
Ces masses, Whitman les écoutait, soit qu'il errât au bord d'une foule
ou avec entrain s'y mêlât, soit qu'il notât les riches éclairs- d'esprit et de poésie
qui jaillissaient d'un groupe de cheminots, de mineurs ou, de bateliers. Et
la langue de ses poèmes prenait aussitôt dignité, couleur et force. Elle est
donc totalement différente de celle de Tennyson qui, comme l'écrivit
Whitman, reflétait « la plus haute société de son temps, la pâleur'de sa tour-
nure d'esprit, et même son ennui ». La prise de Whitman sur le langage est,
sinon dans sa forme, du moins dans son principe, plus voisine de celle de
Burns, qui « traite les faits naturels, non dans un style maniéré de dorure
ou de porcelaine, mais dans leur propre atmosphère, rire, sueur ». Whitman
cherche à rendre « le bavardage du pavé, les bandages des charrettes, le glis-
sement des semelles de souliers, les paroles des promeneurs... »
Son désir de célébrer l'Amérique coïncide avec son goût pour des npms
i.Le sens général do la phrase suffit à démontrer que les mots « cosmopolite » et « cosmopo-
litisme » n'avaient pas pour Whitman les significations de superficialité ou de dénationalisation»
qu'ils ont pour nous. Nous dirions aujourd'hui « international » et « internationalisme ».
WHITMAN, POETE DE LA DEMOCRATIE AMERICAINE 89
tels que Monongahela. « Cela roule sur le palais avec des richesses de venai-
son. » Pareils noms indigènes roulent à travers ses poèmes. Ainsi dans ces
deux versets :
Okonee, Koosal, Ottawa, Monongahela, Sank, Niatchez, Chattahaochec, Kaqueta, Oronoco,
Wabask, Miami, Saginaw, Chippewa, Oshkosh, Walla-Walla...
Ou encore :
Le Président est là-bas à la Maison Blanche pour vous, ce n'est pas vous qui êtes ici pour lui, •
Les Ministres travaillent dans leurs bureaux pour vous, non vous ici pour eux,
Le Congrès se réunit chaque douzième mois pour vous,
Les lois, les tribunaux, l'organisation des Etats, les chartes des ..cités, les .allées et venues du
commerce et des cou'rriers existent tous pour vous.
des habitudes à ce point studieuses que Whitman lui-même souhaitait les cacher au .public,
lequel n'était déjà que trop dépendant, pensait-il, de la littérature livresque... La plupart de ses
conceptions étaient la conséquence logique d'une -étude soutenue et détaillée.
sans loi à la première lecture, bien qu'à un examen plus serré une certaine régularité apparaisse,
pareille au retour sur lie rivage de la mer de vagues tantôt ,plus petites, tantôt plus grosses, se
dressant et retombant capricieusement.
Houe, râteau, fourche, crayon, wagon, bâton, scie, varlope, maillet, coin, manivelle,
Chaise, cuve, cercle, table, guichet, aube, châssis, plancher,
ïBoite à ouvrage, coffre, instrument à eorde, bateau, charpente, et tout ce qui s'ensuit...
né au bord des eaux caressantes, ne réprimant rien, ne répudiant rien, il [Whitman] trouvait
.Sa vie bonne en toutes ses manifestations... et comme il cédait à l'impulsion du présent et du milieu,
-son imagination, se déployait, son ardeur s'éveillait à la jubilation de la terre, sa parole se scandait er
cadences lyriques, si bien que de la libre exaltation d'une expérience égocéntriquè il jaillit un«
puissante musique d'universel.
Il semblait qu'il n'y eût pas de fin aux terres imbriquées qui produisaient
la nourriture, La vie en Amérique était prodigue, et Whitman était le barde de
«on printemps.
(A suivre)
1. Même les économistes les plus « orthodoxes » sont contraints de reconnaître, au moins en
>artie, cette situation alarmante. Par exemple, M. Paul A. Samuelson, professeur au Massachusetts
Irjsttftate of Technology, écrivait dans le « Financial Times » du 30 mai dernier :
« ...Les mises à pied e* les baisses de production répétées dans l'industrie automobile viennent
de déclencher la chute des cours à Wall Street. L'air soucieux de jadis a eu tendance à revenir
dans le regard des hommes d'affaire américains.
« ...C'est un faiit que l'économie américaine n'a fait que marquer le pas depuis huit |mois
environ. (Souligné par moi — G. C.)'
« ...Il y a un an, le Président Eisenhower et son conseiller Arthur Burns nous ont dit que
nous pouvions espérer une croissance du produit national réel <à un rythme un peu supérieur à
3 % par an.
« En janvier
_ de cette année, ils nous ont dit que les hauts niveaux de production, d'emploi et
de revenus seraient maintenus dans l'ensemble pendant l'année qui venait. Les mois qui suivirent
ont jeté quelque doute sur leur •afrirmatiom que les fléch&sements de l'automobile et du logement
seraient « largement » compensés par des progrès des autres secteurs. »
L'auteur ajoute que le gouvernement possède des remèdes efficaces. Mais, dé toute évidence,
cette correction n'est introduite que pour remonter le moral des électeurs américains à cinq mois
de la consultation de novembre 1
94 GEORGES COGNIOT
1. A. SOLOMONOV : Quelques* proHêmes dfe J'tSconontfe1 frança^e, dans' la -revue Temps' nouveau^
R« 25, fuir* 1056,
i. Voir J. SBCAE : A propos de- plusieurs modfficatîons crans Ta pradtaSan* ifadiistrieHé des pays
capitalistes, dans Questions d'économie, 1056, n°
s (eo russe).
CHRONIQUE POLITIQUE 95
A propos de la paupérisation
On comprend que les représentants de 1' « ordre » établi multiplient les tours
de passe-passe pour enjoliver le tableau de la situation économique.
Depuis deux ans, ce truquage s'est particulièrement appliqué au problème de la
paupérisation de la classe ouvrière. Et cela sous bien des formes ! Il y a d'abord le
truquage grossier, à l'esbrouffe, dont un assez bel exemple a été fourni, le 6 juin
1955,. par l'émission de radio « l'Homme et le travail » : maintenant, disait le confé-
rencier, la classe ouvrière a droit au po'ivre sur la table, tandis qu'autrefois, les
épices... D'où il résulte que cette classe satisfait bien mieux ses besoins à notre époque
qu'en aucune autre. C.Q.F.D.-
Vient ensuite un truquage uri peu plus délicat, par distinguos : on vous concédera,
de préférence dans une revue « personnaliste » 2, qu'à Paris les ouvriers célibataires
et même pères de'deux enfants ont. un. niveau de vie plus bas qu'en 1938, — oui, mais
les pères de quatre enfants et plus touchent davantage ; comme si la classe ouvrière,
pouvait jamais admettre que les allocations familiales servissent de machine à baisser
les salaires ! Ou encore : on admettra que l'intensification des cadences- avec l'accrois-
sement de l'usure du travailleur est réelle, — oui, mais elle « se rattache à la pau-
périsation par un lien assez lâche » (sic) 3 : dépérir n'est pas s'appauvrir...
Pour finir, l'argument philosophique : « Le prolétariat français entre 1938 et 1955
est un tout petit sujet historique : à sa paupérisation on peut opposer l'exemple Scan-
dinave ou américain, ni plus ni moins significatifs absolument... 4 » Cessez de mau-
gréer, travailleurs de France, même si votre plainte, en soi, est légitime, et considérez-
vous humblement sous l'aspect de l'éternité..,., personnaliste : vous n'êtes qu' « un
tout petit sujet historique »!
Le Congrès du Havre, qui tenait, quant à lui, la classe ouvrière pour le. sujet
principal et l'âme de l'histoire contemporaine et qui parlait en son nom, a donné
entièrement raison au Comité Central du Parti pour les positions qu'il avait prises
depuis deux ans relativement à la paupérisation. Les 186 métallurgistes, les 80 ouvriers
du bâtiment, les 50 cheminots, les 34 mineurs, et aussi les dizaines d'employés et de
fonctionnaires qui siégaient au Congrès en savaient là-dessus plus long, et de source
plus directe, que les chroniqueurs désinvoltes pour qui la misère des masses n'a pas
la dignité du fait historique.
Le relèvement du salaire minimum interprofessionnel garanti, l'augmentation
générale des salaires et traitements sont, par la force dey choses, à l'ordre du jour
de la période prochaine.
Pour avancer à nouveau sur la route du progrès social, il faut avant tout l'unité
d'action du monde du travail. Comme le disait le représentant du Parti communiste
de l'Union soviétique, Michel Souslov, dans son discours de salutation au Congrès
« chaque fois que les travailleurs ont réalisé le front unique, ils ont réuni autour
d'eux toutes les forces saines de lai nation, ils ont remporté de grandes victoires sociales,
et ils ont élevé en même temps le prestige international de la France, tandis que ia
scission 'de la classe ouvrière n'a jamais1 profité qu'aux ennemis des travailleurs et aux
ennemis de la France. »
Sur la proposition de Maurice Thorez, le Congrès du Havre a chargé le nouveau
Comité central « de prendre avec audace, en rapport avec le 'développement de la
situation politique, toutes les initiatives susceptibles de conduire à l'unité d'action
complète entre le Parti socialiste et le Parti communiste ».
Le Congrès s'est conclu par l'adoption, à l'unanimité, d'une Adresse des délégués
à leurs camarades socialistes. .Ce document souligne qu'un rapprochement s'est opéré
entre les positions des communistes et celles des socialistes dans les derniers temps
sur une série de questions primordiales, dont la défense de la laïcité, rappelons-le,
n'est pas la moins urgente. Socialistes et communistes aspirent les uns et les autres à
une société nouvelle, même s'il existe entre eux des divergences sur les moyens, dé
l'édifier.
« Chers camarades, dit l'Adresse, la vie dicte impérieusement la nécessité des
contacts, de la coopération organisée entre communistes et socialistes, tout comme elle
fournit des possibilités sans précédent à l'unité d'action. »
Ainsi, le Parti communiste sort de son Congrès du Havre résolu à lutter avec une
force nouvelle pour la compréhension mutuelle et l'unité du mouvement ouvrier 1.
Le premier résultat d'un progrès décisif sur cette voie serait le renforcement de
la cause de la paix dans le monde.
A notre époque, la guerre a cessé d'être fatale. Le XIP Congrès du Parti commu-
niste français ne s'était pas trompé en le déclarant dès 1950.
Sans doute, la nature économique du capitalisme, surtout au stade de l'impéria-
lisme, engendre la guerre. Mais la guerre n'est pas seulement un phénomène écono-
mique. Quand il s'agit de savoir si elle aura lieu ou non, le rapport de forces qui
s'établit entre ses partisans et ses adversaires joue un grand rôle. Or, il existe aujour-
d'hui des forces suffisantes pour prévenir le fléau, et la première d'entre elles est
constituée par le développement du camp mondial du socialisme.
*•," P°ur Parcourir le chemin que l'industrie soviétique a accompli de 1928 à 19150, en
,, . des destructions
dtpit de la guerre, il fallu 80 au monde entier, 66 ans aux Etats-Unis
(1871-1937), 38 ans au Japon (1900-1938)a et 35 ans ans
à l'Union sud-africaine. » (Jean BÉNARD : La
Net, mars 1956).
CHRONIQUE POLITIQUE 99
On constate l'ampleur des horizons sur lesquels le XIV° Congrès du Parti corn»
niuni.ste français a appelé l'attention. Le journaliste bourgeois qui avait demandé si le
Il s'agit ici pour l'essentiel de l'alliance nouée par les trusts français avec les
monopoles américains en vue de consolider le pouvoir de la bourgeoisie en France,
de maintenir la domination de cette même bourgeoisie sur les peuples de l'empiré
français, de préparer la guerre contre l'Union soviétique.
Cette alliance se noue à l'occasion 'du grand tournant politique de 1947, qui traduit
l'éviction des ministres communistes du gouvernement français, la scission syndicale,
puis la conclusion des pactes 'militaires contre l'Est.
Henri Claude expose les raisons qui ont conduit la bourgeoisie française à accepter
le Plan Marshall. Il montre la continuité de la politique anti-nationale et anti-démo-
cratique 'des monopoles depuis l'époque de la collaboration avec l'ennemi sous le régime
de Vichy. Il insiste, comme il l'avait déjà fait dans son ouvrage sur Le Plan Marshall 2,
sur les conséquences politiques et économiques de cet instrument de domination conçu
par les milieux dirigeants américains.
La ligne américaine de la politique extérieure, imposée à l'aide du Plan Marshall,
c'est l'abandon des réparations dues par l'Allemagne, l'acceptation du principe de
1. Henri CLAUDE : Les Monopoles contre la Nation. Paris, Editions Sociales, collection La
Culture et les Hommes, 1956, un volume de 341 pages : 900 francs.
2. Paris, Editions sociales, îgi+g. Voir le compte rendu de ce livre dans la Pensée, n° 26,
septembre-octobre 1949, pp. gç-io».
104 HENRI DENIS
V « intégration européenne », la réapparition du militarisme allemand, fa préparation
d'une nouvelle guerre mondiale.
Les conséquences économiques de cette orientation, c'est le
passage de l'économie
de paix à l'économie de guerre, la pénétration des marchandises américaines
et du
capital américain sur le territoire de la France et de ses colonies, l'arrêt des exportations
vers les pays de l'Est, l'aggravation du déséquilibre des finances extérieures.
Tout cela a été désastreux pour l'ensemble de la nation française, mais très
avantageux pour les monopoles qui ont augmenté leurs bénéfices et poursuivi la con-
centration entre leurs mains d'un potentiel de production toujours plus important.
Sur tous ces points, Henri Claude rassemble des faits et des chiffres puisés dans
de nombreuses publications et que l'on pourra désormais utiliser beaucoup plus com-
modément.
Après cette analyse du « tournant de 1947 » qui est contenue dans la première
partie de l'ouvrage, une seconde partie est consacrée à montrer « comment le capital
monopoliste a fait retomber sur le peuple français et les peuples des pays dépendants
le poids de la vassalisation et de la réalisation du profit maximum ».
A ce propos, la situation de la classe ouvrière dans la période qui suit l'année 1947
est longuement analysée.
Henri Claude démontre, en s'appuyant sur de nombreux exemples concrets, que
le développement de la productivité a été réalisé en France beaucoup plus par l'orga-
nisation du travail que par l'amélioration de l'équipement, et essentiellement par
l'accélération des cadences.
Bien entendu, l'évolution des salaires et les divers aspects 'de la paupérisation
relative et absolue de la classe ouvrière, sont aussi examinés.
Il faut renoncer ici à résumer la précieuse documentation qui nous est apportée.
Sur tous les points importants, écarts entre salaires parisiens et de province, salaires
féminins et masculins, déclassement de la main-d'oeuvre, écrasement de la hiérarchie
des salaires, évolution des salaires réels, des chiffres nous sont présentés de la façon !a
plus claire et la plus convaincante. En même temps qu'aux études de Maurice Thorez,
il faudra maintenant se rapporter à l'ouvrage d'Henri Claude quand il s'agira de mener
la bataille, toujours indispensable, contre les thèses réformistes sur la prétendue amélio-
ration progressive de la situation de la classe ouvrière.
La surexploitation dont sont victimes les peuples coloniaux et la misère qui en
résulte ne sont pas décrites avec moins de force.
Certes de nombreuses études ont déjà été publiées sur cette question. Mais aucune
peut-être n'est aussi ramassée ni aussi impressionnante. Des chiffres se succèdent sur
les taux de scolarisation aux colonies, sur la mortalité, sur l'étendue des terres arrachées
aux populations indigènes, sur les salaires et le pouvoir d'achat. Et des textes les
accompagnent, puisés aux sources les plus diverses, depuis les journaux et bulletins
officiels jusqu'aux déclarations de parlementaires et de missionnaires. Le tout forme
un réquisitoire terrible contre la politique et les pratiques de l'impérialisme français.
de domination des monopoles : les premiers succès des forces nationales ». Nous voyons
dans cette partie comment la tentative de la bourgeoisie française de ruiner l'indépen-
dance nationale est mise en échec par la lutte des forces de paix, tirant parti des con-
tradictions du camp impérialiste,
A aucun moment l'opposition entre les intérêts des divers capitalismes nationaux
n'a disparu. Et l'on eût souhaité qu'Henri Claude le marquât de façon plus nette.
Même lorsqu'il s'agissait en 1947 de trouver les moyens propres à faire refluer le
courant démocratique en France, il est difficile d'admettre que l'accord était total
entre les oligarchies financières. La mise en route du Plan Marshall, notamment, a été
assez laborieuse, car ce plan ne pouvait satisfaire au même degré tous les intérêts en
présence.
De même, il est sans doute exagéré de dire qu'après la signature du Pacte Atlan-
tique « l'armée française était devenue un simple appendice de l'armée américaine ».
Il est certain, au contraire, qu'au sein de l'armée française se sont manifestées dès
ce moment de vives répugnances à l'égard de la soumission au commandement amé-
ricain.
L'essentiel, cependant, est de montrer, comme le fait Henri, Claude, qu'à partir
de 1953 les contradictions du camp impérialiste ont pris une telle .ampleur qu'il a été
possible de modifier le cours de la politique française.
Certains intérêts capitalistes en France étant de plus en plus menacés par le capita-
lisme américain, l'action des masses, guidées par le Parti communiste français, a pu
obtenir l'arrêt des hostilités au Viet-Nam et le rejet de la C.E.D. C'étaient les premiers
pas sur un chemin qui doit nous conduire, par la réalisation de l'unité au sein de la
classe ouvrière, à la reconquête de l'indépendance nationale.
On voit, par les indications qui précèdent, quelle est l'importance et la richesse
du nouvel ouvrage d'Henri Claude. Est-ce à dire que l'auteur ait eu l'intention d'exa-
miner tous les faits qui ont joué un rôle dans l'évolution récente de la politique fran-
çaise ? Non, sans doute, et personne ne saurait le lui reprocher, puisqu'il a voulu se
livrer à une enquête rapide, révélant les aspects les plus saillants des contradictions
du camp impérialiste.
Pour prolonger la recherche qu'Henri Claude a si heureusement entreprise, il
faudra, en particulier, accorder une grande place au déséquilibre des balances des
comptes entre les pays européens et les Etats-Unis à l'issue de la seconde guerre
mondiale.
L'histoire économique de la période d'après-guerre est en effet dominée par le
problème de la « rareté du dollar », dont il ne faudrait pas sous-estimer l'importance
sous prétexte que tel ou tel gouvernement (celui de M. Bidault en ^48, par exemple)
a fait de cette « rareté du dollar » un épouvantail, en vue de rallier à sa politique
de trahison certaines couches de la bourgeoisie française.
Les pays d'Europe occidentale se sont trouvés, à l'issue de la guerre, avec un
potentiel de production très réduit. En même temps, plusieurs de ces pays ont dû
liquider une large part de leurs investissements à l'extérieur, ce qui a réduit considé-
rablement les revenus qu'ils tiraient autrefois de ces investissements. Au moment donc
où ils auraient dû importer massivement pour assurer la reconstruction, ils manquaient
'des moyens de paiement indispensables, spécialement à l'égard des Etats-Unis, devenus
le grand fournisseur de l'Europe de l'Ouest.
Une contradiction d'une grande ampleur se révélait, dont la solution ne pouvait
être, si l'on voulait maintenir l'indépendance des nations européennes, qu'un effort
106 HENRI DENIS
énergique pour orienter la production nationale vers les fabrications les plus indispen-
sables à la reconstruction, une stricte limitation de l'emploi des produits importés de
la zone dollar, et un développement progressif des échanges avec les pays de l'Est.
Une telle politique nationale pouvait être menée avec succès en France, mais à
la condition que l'on n'hésitât pas à heurter de front les intérêts du grand capital
américain, qui désirait avant tout assurer l'écoulement vers l'Europe d'une production
pléthorique. Le grand capital américain ayant de nombreux alliés dans la bourgeoisie
française (il suffit de rappeler que M. Pleven est un ancien représentant en Europe
d'un trust américain), un gouvernement soucieux d'assurer le maintien de l'indépen-
dance nationale devait s'appuyer résolument sur la classe ouvrière.
Devant le choix qui s'imposait entre les fractions de la bourgeoisie les plus liées
au capitalisme américain et la classe ouvrière, les groupes politiques qui avaient en
fait la possibilité de décider de l'orientation de la politique française, en particulier
le M.R.P. et le parti socialiste, optèrent pour la bourgeoisie, par haine ou par peur
de la classe ouvrière. C'est ainsi que la trahison de l'intérêt national fut consommée.
A ce propos il faudra aussi mettre un jour en évidence le rôle joué par les
idéologies, notamment par l'idéologie social-démocrate et par l'idéologie de la 'démo-
cratie chrétienne.
Car on ne saurait évidemment considérer toujours les choix politiques comme
le reflet immédiat des intérêts économiques. Il est bien exact que le « tournant de
1947 » est la conséquence de la pression exercée par le grand capital étranger et la
fraction du capital français directement liée au capital étranger. Mais les choix politiques
n'ont pas toujours été les produits directs de cette pression. Dans bien des cas les
idéologies réformistes (qui sont elles-mêmes des forces très réelles) ont joué un rôle
effectif qu'il importe de ne pas sous-estimer. Les tenants de ces idéologies ont cédé à
la pression du grand capital, parce que leur refus de principe de reconnaître le rôle
national de la classe ouvrière ne leur laissait pas 'd'autre issue. Le constater n'est
nullement leur fournir des excuses. C'est au contraire montrer toute l'étendue de leur
trahison, qui ne se limite pas à un moment déterminé où la pression de la bourgeoisie
se fait plus forte, mais qui s'étend à la vie politique entière des hommes dont il s'agit.
CHRONIQUE HISTORIQUE
i
A PROPOS
D'UNE THÈSE D'HISTOIRE CONTEMPORAINE
LE RÉARMEMENT CLANDESTIN DU REICH
(1930 -1935)
par Germaine WILLARD
»» I NSOLITE », selon le mot de l'auteur lui-même, est cet ouvrage 1 il porte sur
:
1 une période immédiatement contemporaine, fait exceptionnel dans les
annales universitaires ; il est fait d'après une source unique et généralement
inaccessible, les archives du 2e Bureau 2.
L'auteur, à l'aide de cette source fort riche, démonte le mécanisme de la tech-
nique allemande — dès le lendemain de Versailles pour reconstituer progressive-
—
ment une forte puissance militaire. Avec beaucoup de précisions sont dévoilés les
subterfuges employés par les gouvernements successifs. De simples modifications de
détails dans la Reichswehr en font dès 1930 la base « d'un instrument de guerre »
(p. 105). Le potentiel industriel est relevé, avec priorité aux industries militaires, grâce
aux violations des clauses de Versailles, aux filiales à l'étranger (Hollande et Suisse
surtout). Une place, à juste titre fort importante, .est donnée à l'étude des « forces
noires », surtout le Stahlhelm et les troupes hitlériennes. Leur caractère nationaliste
et militarisé est bien mis en valeur.
Il est évident, et M. Castellan le souligne dans son introduction, que l'emploi
unique d'une telle source posait de sérieux problèmes de méthode historique. Et l'on
peut se demander si la critique des jugements du 2e Bureau, à la lumière d'autres
documents et des faits historiques, a été poussée à fond. La confrontation, très rapide,
faite en conclusion avec les Documents publiés par le Foreign Office et certains docu-
ments de Nuremberg, apparaît insuffisante. Elle porte d'ailleurs sur des faits de détail
et non sur l'interprétation d'ensemble de ces faits.
Et c'est bien là le point faible de l'ouvrage : le contexte de politique intérieure
et extérieure, dans lequel et grâce auquel a pu grandir la machine de guerre nazie,
n'apparaît ni suffisant, ni suffisamment approfondi.
Certaines indications politiques sont, certes, intéressantes ; ainsi l'attitude des diri-
geants sociaux-démocrates, en particulier de Severing. Ce ministre prussien de Tinté-
1. Georges CASTEIXAN : le [Réarmement clandestin cru Refch (1930-1935). Paris, Pion, 1954;
2. Notons qu'A est fort peu probable que fa 26 Bureau ait livré ses archives sans un certain
nombre de « conditions préalables ».
108 GERMAINE WILLARD
rieur ferme les yeux et même encourage le réarmement (pp. 531-2) au point que l'on
voit nazis et socialistes côte à côte dans les organisations clandestines de gardes fron-
tière (p. 319). Fort au courant, par sa police, des plans et de l'organisation nazis, il
ne « découvre » le complot qu'au bon moment, en mars 1931, en pleine période
électorale. Il ne s'agissait d'ailleurs pas tant de discréditer les nazis
que de montrer
la fermeté des socialistes à leur égard, sinon
« les masses ouvrières passeraient -aux
communistes » (p. 320). Et le procès est ensuite soigneusement étouffé
: « Il y avait
dans ces documents trop de matière explosive » (p. 323). Voilà quelques faits supplé-
mentaires à verser au dossier des responsabilités des dirigeants sociaux-démocrates
qui firent le jeu des forces les plus réactionnaires de l'Allemagne, par haine du
corn,
munisme.
Précisément, le rôle de l'anticommunisme dans la remise
sur pied du militarisme
allemand n'est nulle part montré. On ne voit pas les puissantes forces sociales qui
soutiennent les organisations nazies ; les subventions des grands industriels
au parti
nazi, le rôle politique qui lui est dévolu ne sont pas mis en valeur. L'auteur
ne
critique pas les jugements à courte vue du 2° Bureau sur les troupes hitlériennes,
appréciées seulement d'un strict point de vue militaire. Elles sont, dit le 2e Bureau
en juin 1932, « hors d'état d'être employées telles quelles dans un conflit exté-
rieur [...], elles n'ont rien de commun avec les organisations illicites créées par le
gouvernement pour accroître la puissance militaire du Reich » (pp. 327-328). Or, les
hitlériens avaient pour fonction d'instaurer la politique de réaction intérieure et d'ex-
pansion extérieure nécessaire aux monopoles allemands, et, pour cela, d'accroître dans
des proportions énormes la puissance militaire du Reich.
Les forces résolument hostiles à l'impérialisme allemand, avant tout la classe
ouvrière et le parti communiste, ne sont pas mieux appréciées. Dans l'étude des
« forces noires », le Rote Front est mis sur
le même plan que le Stahlhelm et les
S.A. On se borne à dire que cette association « ne semble pas disposer au même degré
que les associations de droite, de forces nombreuses, bien équipées, militairement
entraînées et au moins partiellement armées » (p. 308). Est-il permis d'ignorer main-
tenant que les associations de droite, spécialement les nazis, étaient justement armées
et entraînées pour détruire les mouvements d'extrême-gauche ? La disparition « des
formations de gauche » est mentionnée sans détails et sans commentaires (p. 335). A
peine l'auteur déplore-t-il quelque part la suppression de « l'excellente source d'infor-
mation qu'était la presse communiste » (p. 293)... Mais il n'explique pas que l'écrase-
ment des forces démocratiques, à la tête desquelles se battait le parti communiste,
écartait tout obstacle au réarmement et à la politique de guerre du IIP Reich. Il
semble que l'anticommunisme soit un sentiment tellement naturel pour les ' membres
du 2e Bureau, qu'il ne se discute plus. Et l'auteur ne le discute pas davantage...
*
Les données de politique extérieure appellent aussi de graves réserves. Un chapitre
entier est consacré à « la collaboration technique Reichswehr-Armée rouge ». M. Cas-
tellan n'y étudie nullement les causes et les objectifs de cette «. collaboration ». En
1922, l'U.R.S.S. sortait victorieuse de la guerre d'intervention. Les puissances occi-
dentales étaient contraintes à une nouvelle tactique : elles allaient pratiquer la « poli-
tique du fil de fer barbelé », comptant sur la famine et la misère pour tuer le régime
socialiste naissant. En même temps, de nouvelles interventions se préparaient : projets
d'exploitation économique de l'U.R.S.S. (consortium européen pour la reconstruction
de la Russie) ; projets d'intervention militaire, dont le livre de Sayers et Kahn en
particulier (La grande conspiration contre la Russie) nous donne des preuves saisis-
CHRONIQUE HISTORIQUE 109
et les accords commerciaux qui suivirent (d'ailleurs assez vite détériorés après Locarno).
Se refusant à étudier ce contexte politique, l'auteur se cantonne dans une minu-
tieuse discussion technique sur les faits, dont il tire d'ailleurs une conclusion poli-
tique : à l'arrivée de Hitler au pouvoir, dît-il en effet, « la Reichswehr disposait, en
partie grâce à l'armée rouge, des spécialistes et des matériels qui faisaient d'elle une
armée moderne ». L'opération est claire : on veut conduire le lecteur à faire reposer
sur les épaules soviétiques une responsabilité aussi grande que possible dans le relè-
vement du militarisme allemand.
L'absence totale d'une étude des responsabilités occidentales confirme cette impres-
sion.' On cherche vainement les placements massifs de capitaux — surtout américains —
en Allemagne à partir de 1923 (plan Dawes). La politique « européenne » de Locarno,
c'est-à-dire le relèvement politique et militaire de l'Allemagne à des fins antisovié-
tiques, n'est pas mentionné.
N'est-ce donc pas les impérialistes occidentaux qui ont alimenté les budgets mili-
taires, et les industries de guerre, et permis ainsi de créer la base matérielle d'une
forte armée allemande ? N'ont-ils pas, en renflouant et en renforçant les monopoles
allemands, remis à la tête de l'Allemagne les forces politiques les plus agressives de
l'impérialisme allemand ?
Ne pas poser de tels problèmes dans un livre sur le réarmement du Reich et, au
contraire, attribuer une importance quasi-décisive aux relations germano-soviétiques,
n'est-ce pas une falsification historique ?
•
Voilà donc un ouvrage dont on aurait pu attendre beaucoup, par son sérieux
et par son opportunité, car il fut écrit en plein coeur des discussions sur le
réarmement actuel de l'Allemagne occidentale. Mais il ne répond pas à notre attente.
L'auteur, certes, se défend de traiter le problème du réarmement allemand dans son
ensemble. Il se limite, dit-il, à établir « comment le 2e Bureau a vu le réarmement de
l'Allemagne entre 1930 et 1935 », et à répondre à une question : « L'état-major français
ét!ait-il renseigné ? » (pp. 15-16). Mais le livre n'en conduit pas moins le lecteur à se
poser des questions bien plus générales. Le préfacier, le général Weygand, l'y aide :
puisque les autorités militaires étaient averties, ce que tend effectivement à prouver
—
M. .Castellan — on doit se demander « quelle exploitation les autorités responsables
ont faite de ces avertissements » (p. 10). Poser ainsi la question, c'est aboutir à déchar-
ger au maximum les militaires — en particulier le général Weygand — de leurs respon-
sabilités. Si l'auteur avait critiqué de façon rigoureuse les documents utilisés, il aurait
pu montrer au moins l'aveuglement du 2e Bureau, qui tait ou déforme le contexte
politique du réarmement allemand. On ne peut étudier un tel problème isolément, en
ignorant les forces impérialistes qui permirent le relèvement d'une Allemagne agressive.
.
Envisager la question sous un angle précis, à partir des seuls documents du 2e Bureau,
est un objectif parfaitement valable, à condition de confronter les résultats obtenus
avec l'ensemble des faits établis par ailleurs. Sinon, l'auteur semble adopter les conclu-
sions erronées ou discutables du 2e Bureau, et fausse ainsi la vérité historique. Quels
que soient les mérites de M. Castellan, il a tout de même commis, bien qu'il s'ca
défende, « un péché contre l'esprit ».
110 • JEAN DAUTRY
. .
II
HISTOIRE DE HONGRIE
par Jean DAUTRY
C'EST un très grand et important sujet qu'Emile Tersen traite en un livre dont le
format réduit et la mince épaisseur ne doivent pas cacher la richesse et qui
mérite un examen approfondi 1.
En moins de 125 pages, il s'est en effet chargé de nous expliquer l'histoire de la
Hongrie, depuis la démocratie militaire semi-nomade des sept tribus magyares du
ixe siècle jusqu'à la démocratie populaire en cours d'industrialisation de la seconde
moitié du xxe. C'est une réussite. Naturellement, tout ce qui trop souvent dans de
semblables raccourcis entrave le récit et l'interprétation historiques (résumés d'intrigues
princières, batailles à la file), a été impitoyablement écarté. On peut toutefois regretter
que la place ait manqué à E. Tersen pour insister sur quelques grands hommes
hongrois qui ont agi sur le destin de la nation parce que, consciemment ou non, ils
étaient eux-mêmes les bons serviteurs de ce destin, — ainsi qu'il le fait pour le roi
Etienne.
Ce contemporain de Hugues Capet, nouveau converti au christianisme dont les
vertus privées n'auraient pas suffi à faire un saint Etienne-le-Grand, pas plus que
celles de Charlemagne deux siècles plus tôt ne lui auraient valu seules la canonisation,
est sans doute le monarque d'Europe le plus obéi aux environs de l'an 1000. Sa poigne
y contribue beaucoup. Etienne mort, il y a une tentative de retour en arrière vers
I'éparpillement tribal, vers le paganisme, vers les razzias d'esclaves et, bien sûr, à la
faveur des troubles il y a également des interventions étrangères, celles des Empereurs
du Saint-Empire en particulier. L'Etat centralisé d'Etienne, fondé sur la grande pro-
priété féodale et le servage, s'affaiblit graduellement au profit des féodaux. Au xin° siècle
la noblesse féodale stabilisée se fait concéder force privilèges et immunités, qu'essaient
de grignoter : au xivc siècle, les rois angevins, des Capétiens qui ont fait un crochet
par Naples avant d'aller régner à Bude ; à la fin du xve siècle, Mathias Hunyadi, plus
connu sous le sobriquet de Mathias Corvin. \
Autour de Mathias Hunyadi s'ordonne la lutte contre les envahisseurs turcs,
conjointement avec une tentative de rénover l'Etat, et, bien qu'il soit d'origine rou-
maine, Mathias Hunyadi personnifie le patriotisme hongrois naissant. L'homme, qui
disparaît jeune encore en 1490, est un de ces géants de l'action, et de la pensée même,
annonciateur des géants du xvïe siècle qu'admirait Engels. Il inspire un humanisme
hongrois, une Renaissance hongroise, fille de la Renaissance italienne ; il sait grouper
un peuple entier contre ses ennemis.
Moins d'une génération plus tard, c'en est fait de la Hongrie indépendante
(1526). La faiblesse des rois, puis les divisions internes de la noblesse féodale
et son
unanimité contre une paysannerie jamais assez pressurée ont eu pour résultats :
d'abord l'écrasement de la Jacquerie de Georges Dôzsa (1514) et douze ans JDIUS tard
la défaite nationale de Mohacs infligée par les Turcs à
une armée féodale pourrie et
détachée de la nation antérieurement décimée
par elle.
1./Emile TERSEN
:
Histoire; de la Hongrie. Collection Que sais-j'e? », Paris, P.U.F., 1055.
«
CHRONIQUE HISTORIQUE .111.
" La Hongrie n'est plus qu'une entité géographique. Les Habsbourgs de Vienne
•
qui ont reçu la « couronne de saint Etienne » occupent les marges occidentales et
septentrionales du pays. La cavalerie turque caracole dans l'Alfôld et dans Bude. Un
prince de Transylvanie lié aux Turcs dispute aux Habsbourgs la « couronne de saint
Etienne ».
La reconstitution du royaume, Transylvanie comprise, s'accomplira au profit des
Habsbourgs en 1699. Elle s'accompagne alors d'une oppression allemande. Les Alle-
mands d'Autriche de haut lignage, s'ils ont aidé à la reconquête sur les Turcs,
reçoivent des domaines qui limitent la part de la grande propriété féodale hongroise
reconstituée. Les paysans serfs hongrois voient avec colère l'établissement de colons
allemands et se soulèvent en ordre dispersé. Vient un chef national, François Rakoczi,
descendant des princes transylvains du xvir= siècle, et c'est l'insurrection nationale :
La guerre d'Indépendjnce de 1703-1711, écrit Tersen, si elle s'apparente encore aux mouve-
ments antérieurs, — en particulier par le rôle qu'y joue la noblesse — apporte pourtant! des élé-
ments nouveaux. Car ses intentions sont établies en fonction de l'indépendance nationale, c'est-à-
dire d'un objectif essentiellement politique, et, pour une large part (et ici c'est le rôle des paysans
qu'il faut évoquer) social. Le mérite de Rakoczi est d'avoir compris; cela, d'avoir tenté d'y
adapter sa conduite. Si, devant l'incomplète maturité des conditions historiques, il ne put aboutir,
la guerre d'Indépendance représente pourtant, dans l'évolution générale de l'histoire hongroise, un
point de départ (p. 46).
fidèlement l'Allemagne hitlérienne jusqu'en 1944, où les plus matois de ses politiciens
cherchent à déserter vers le camp anglo-américain. Hitler pare le coup en installant
ses troupes et des fantoches plus dociles, Horthy lui-même étant cassé aux gages. Mais
à partir de 1942 Râkosi parle au micro de Hadio-Kos^uth et la résistance s'organise.
L'armée soviétique lui apporte de février-à avril 1945 l'aide décisive qui nettoie tout
le territoire.
La démocratie populaire, guidée par le Parti communiste hongrois, entreprend
la rénovation de la patrie. Les grandes propriétés sont confisquées et partagées. Une
grande industrie est bâtie. Le socialisme prend forme.
Il faut tout lire dans ce petit livre bien fait, mais spécialement la dizaine de pages
où sont condensées sans un mot inutile les dix années d'existence de la 'démocratie
populaire hongroise.
CHRONIQUE D'HISTOIRE LITTERAIRE
i
UN NOUVEAU « CLASSIQUE DU PEUPLE » ;
HENRI HEINE.
par A. GISSELBRECHT
Voici le second poète qui entre dans la collection déjà riche des « Classiques
du Peuple ». Le premier vivait dans la Rome de la République : c'était
Lucrèce, et son introducteur fut Georges Cogniot, Le second est mort il y a
exactement cent ans (le 17 février 1856) : c'est Henri Heine, et spn introducteur est
également Georges Cogniot.
Qu'un poète et démocrate allemand entre dans la collection des « Classiques du
Peuple », où il prendra place aux côtés de nos grands matérialistes du xvui6 siècle
et de nos socialistes utopiques, qu'il connut et admira, voilà qui revêt une signification
et une- importance particulières. Il est temps que soient mises en lumière eld popula-r
risées en France les grandes traditions progressistes et révolutionnaires d'une nation
que seule l'absence d'une révolution bourgeoise aux xviue et xix? siècles a vouée au
rôle d' « ennemie héréditaire » de la nôtre. Précisément, nul écrivain allemand avant
Marx, dont il fut l'ami intime, n'a fustigé avec plus de verve cinglante la faillite de la
bourgeoisie allemande à sa mission, son lâche compromis avec les survivances de la
réaction féodale et avec le prussianisme militariste, la teutdmanie stupide et dangereuse
qui lui tint lieu d'idéologie dès les années qui précédèrent 48 ; nul non plus n'a salué
avec plus d'émotion et n'a compris avec plus de clairvoyance les débuts du mouvement
ouvrier en Allemagne comme en France : révolte des tisserands silésiens de 1844,
balbutiements encore mystiques du socialisme chez les petits artisans groupés autour
de Weitling, soulèvements « républicains » du cloître Saint-Merri et aux funérailles
du général Lamarque, fermentation des idées du socialisme utopique dans les sociétés
secrètes (Société des Saisons, des Amis du Peuple, etc.:.) ; enfin nul Allemand avant
Marx n'a imaginé pour les relations d'amitié entre les peuples de France et d'Allemagne
une base plus saine, plus solide, plus démocratique : celle que créerait la fin du « règne
des banquiers » en France, la mort du « sinistre aigle prussien » et du rêve d'hégér
monie impérialiste à la Frédérie-Barberousse en Allemagne.
De celui que fut le plus intelligent, le plus dénué de préjugés, le plus révo*
lutionnaire des poètes allemands, que connaît-on en France ? Et que connaît-on en
Allemagne ? Georges Cogniot a raison de lier en un tout le complot du silence, de
l'incompréhension ou de la mutilation ourdi autour de Heine dans la France anti-
dreyfusarde et pétainiste, mais aussi « émerpisée », et dans l'Allemagne bismarckienne
et nazie, mais aussi aden.auérienne.
L'introduction de G. Cogniot rappelle opportunément les attaques hargneuses
auxquelles fut en butte Heine en France, les injures basses ou patelines dont il fut
abreuvé. L'exemple de cette commune haine d'un côté et. de l'autre du Rhin est bien
S
H4 A. GISSELBRECHT
-
instructif : de part et d'autre, ce sont les descendants de ceux que Heine a justement
désignés à la vindicte populaire qui tentent de le salir, 'de part et d'autre ce sont les
mêmes ennemis de la démocratie ; la sinistre école de Veuillot, de Bourget, de Dru-
mont et de Maurras célèbre en 1940, à la faveur de la défaite, cette « divine surprise »,
ses saturnales avec l'école non moins funeste, pour l'Allemagne cette fois,
des prusso-
manes Tréitschke et Bartels et du fasciste Koch, sur le corps piétiné de Henri Heine. On
voit alors dans Paris occupé paraître chez Stock une Anthologie de la Poésie allemande
signée d'un nom français et d'un nom allemand, où figurent de Heine en tout dix-huit
vers précédés de la mention « inconnu » 1, cette même mention qui figurait dans
les manuels scolaires nazis au-dessus de poèmes de Heine aussi populaires que la
Lorelei.
Cependant,. G. Cogniot a raison de ne pas borner sa critique des critiques aux
antisémites, aux pangermanistes et aux teutomanes. La critique libérale, tant française
qu'allemande, n'a généralement livré qu'un Heine tronqué ou édulcoré. Même.le cours
remarquable de Charles Andler (le socialiste jauressiste fondateur de la germanistique
française), s'il a le mérite de relier (artificiellement d'ailleurs) la poésie lyrique de
Heine, par le biais de l'ironie, à la philosophie hégélienne, dont Heine se disait
lui-même disciple, n'en contient pas moins une étrange lacune : les Zeitgedichte,
c'est-à-dire les poèmes politiques. Même le remarquable livre du professeur "Vermeil
— remarquable par sa longue introduction, par son titre : Heine et ses vues surpoli-
les
Révolutions européennes, par les extraits qu'il fit connaître en France des écrits
tiques de Heine, mais aussi par la date et le lieu de sa parution : 1938, Editions.
Sociales Internationales, Collection « Socialisme et Culture » — même ce livre contient
l'affirmation non contrôlée d'une rupture qui n'eut jamais lieu entre Marx et Heine.
Mais les lacunes ou les gauchissements de la critique universitaire française ne
sont rien auprès de la mauvaise foi et de l'aberration réactionnaire de la critique
d'outre-Rhin ; c'est qu'il y a chez nous un rempart de la démocratie et de l'esprit
démocratique qui empêche que la falsification soit poussée trop loin, que la haine
contamine les masses et la majorité des intellectuels : ainsi ont pu paraître les Heine
chaleureux de non-germanistes comme Victor Bernard et Antonina Valentin
(réédité à l'occasion du centenaire de la, mort 'd,'u poète) ainsi la critique
;
universitaire française, quelle que soit la passivité
avec laquelle certains de
ses représentants reflètent l'évolution néfaste de la politique internationale vers une
fausse « réconciliation » avec la fausse
« démocratie » allemande de Bonn, n'a-t-elle
jamais été jusqu'à épouser l'incompréhension congénitale de la
« vieille Allemagne »
pour ce Heine qui en a dévoilé si brillamment et si impitoyablement les tares. Elle
se contente de réduire pratiquement l'oeuvre de Heine à la poésie lyrique et aux
Reisebilder, croyant avoir payé son tribut à Heine en reconnaissant;
en lui le plus grand
poète allemand après Goethe et Hôlderlin. Ou bien, comme M. Weinberg, qui écrit
a
aux U.S.A. sa thèse publiée aux Presses Universitaires, elle renoue avec la ligne des Gon-
court : Heine, c'est uniquement le poète « baudelairien » avant la lettre, le « moder-
niste » qui a inspiré (c'est vrai) les symbolistes et les vers-libristes, l'ironiste qui a
inspiré Laforgue et Apollinaire (c'est aussi vrai 2).
C'est un des mérites de G. Cogniot de faire justice, ne fût-ce qu'en passant, de
ces déformations. Car que deviennent dans tout cela le Heine premier historien démo-
1. G. Cogniot, qui signale à très juste titre cette incroyable vilenie, commet cependant une
erreur matérielle :en plus des traductions d'écrivains collaborateurs commg Thérive ou Patrice de
la Tour du Pin, le nazi Karl Epting (qui recommence à Bonn à poser connaisseur des « choses
de France ») avait utilisé, sans demander l'autorisation des intéressés, audes traductions faites bien
antérieurement par des universitaires tels que A. Moret, J. Rouge, M. Collcville, E. P. Isler, etc..
dont l'honnêteté ne saurait donc Être mise en cause.
2. Voir par exemple les adorables « Rhénanes » d'Alcools, où, vit le souvenir de la Lorelei.
CHRONIQUE D'HISTOIRE LITTERAIRE 115
neur... », et pourtant ! Lorsqu'il s'est agi cette année pour la ville de Dùsseldorf, où le
Rhénan et l'admirateur de Napoléon Heine a vu la jour, mais où il n'a toujours pas de
monument digne de lui, de trouver un orateur officiel pour parler de Heine en présence
du président Heuss, on ne trouva d'abord personne ! Ni Marx Brod, l'ami de Kafka, qui
avait jadis tiré Heine dans le sens du « judaïsme » intégral, parce qu'il habite... en
Israël, ni Sieburg, l'auteur de ce Dieu est-il français ? si méprisant dans le fond pour
notre pays, ne firent le poids : on se contenta finalement d'un écrivain de sixième ordre,,
Kasimir Edschmid, ami personnel de Th. Heuss ; et devant le caractère strictement
chrétien-démocrate, adenauérien de la célébration, les sociaux-démocrates se virent
obligés d'organiser une contre-célébration, pour laquelle ils eurent recours aux bons
offices... d'un professeur de la République démocratique, Hans Mayer, de l'Université
Karl-Marx de Leipzig.
C'est que dans la R.D.A., l'esprit de Heine s'est incarné, son héritage est jalou-
sement gardé ; alors qu'aucune réédition complète de ses oeuvres n'a paru en Alle-
magne de l'Ouest, il en a paru déjà deux en R.D.A. ; en plus des livres de Marianne
Lange et du Hambourgeois Walther Vontin, de ceux consacrés par Joachim Mùller et
Walther Victor à Marx et Heine, on prépare là-bas d'autres ouvrages sur le grand écri-
vain démocrate, ainsi qu'un « congrès théorique » sur son oeuvre (en octobre) auquel
sont invités les spécialistes du monde entier. Mais le mouvement ouvrier alle-
mand a pris la défense de son premier poète bien avant la fondation de l'Etat ouvrier
et paysan d'Allemagne : après que le mouvement naturaliste eut suscité quelques études
compréhensives (comme celle de W. Boelsche, citée par G. Cogniot), le grand critique
Franz Mehring écrivit cette admirable biographie de Heine, que G. Cogniot a eu la
très heureuse idée de placer in extenso (dans une traduction d'Erna Cogniot) en tête
de ses extraits, elle qui figura jadis comme introduction à un Heine paru aux Editions
ouvrières du Vorwàrts. Depuis, l'essayiste et esthéticien Georg Lukacs a publié, soit
dans son volume Réalistes allemands du xixe siècle, soit à part (par exemple Heine et
la préparation idéologique de la Révolution de 48 1), des études théoriques remar-
quables sur Heine.
Les démocrates français sont décidés, eux aussi, à donner à la célébration de
l'anniversaire de la mort de Heine tout l'éclat et toute l'ampleur qu'elle mérite. Il ne
s'agit pas seulement de publier une niimo étude érudite sur les tropes poétiques et la
virtuosité verbale de Heine dans l'Intermezzo ou la Mer du Nord ; certes, il s'agit
aussi de cela : aussi le recueil de G. Cogniot, qui a pris la peine de traduire lui-même
presque tous les poèmes (sauf lorsqu'il existait une traduction d'un G. de Nerval ou
d'un V. Pellerin), se garde-t-il de négliger la déchirante tragédie de l'Intermezzo :
aussi les organisateurs des différentes manifestations en l'honneur de Heine
(tels que la revue Europe) ont-ils offert au public français des récitals
'de poèmes lyriques accompagnés de la musique de Mendelssohn ou surtout
de Schumann : n'est-ce pas un hasard providentiel si l'anniversaire de la mort de ce
dernier coïncide avec celui de la mort de Heine ? Mais l'un des mérites de l'Introduc-
tion de G. Cogniot, c'est de montrer dans le Livre des Chants, en s'appuyant en parti-
culier sur les études des soviétiques Deutsch, Metallov, Berkovski et Luppol, un
« roman social d'éducation sentimentale » 2 (l'amour n'est que dérision dans une société
où tout est Corrompu par l'argent) ; de montrer la satire sociale et le poète révolution*
nâire à l'oeuvre dès le Buch der Lieder (dans la Heim\ehr, par exemple) : d'où l'inté-
rêt de poèmes cités par Cogniot tels que « Je rêve, j'étais le bon Dieu », première
niouture, en somme, du fameux poème sur « le pain et les roses » (l'abondance sur
terre pour tous ceux qui furent les sacrifiés), comme Dona Clara, satire percutante dé
l'antisémitisme, comme « Ils buvaient autour de la table à thé... », où toutes les gran-
deurs d'établissement (clergé, noblesse, bureaucrates) s'évanouissent finement en fumée.
Il était non moins nécessaire, comme l'a fait Cogniot, de reprendre la démonstra-
tion pdtir là dernière période de Heine, celle où il gisait cloué à son « tombeau mate*
lassé », dans ce Paris où la Révolution avait été écrasée aux Journées de Juin, loin
de cette Allemagne où le « Michel » s'était de nouveau endormi, après là « folle
arinée » 48, aux pieds de ses princes ; en s'appuyant là encore surtout sur des travaux
soviétiques, Cogniot prouve que le pessimisme historique du Romanzero (ce qu'il y à
de grand et de beau finit toujours mal), le désespoir grinçant du Livre de Lazare, le
retour ironique à la foi du charbonnier (vieux et malade, on cesse de se prendre soi-*
même pour Dieu, et on plie le genou, comme Heine lui-même le disait de Schelling),
que tout cela est l'effet, pour l'essentiel, de la déception politique, de la défaite provi-
soire des idéaux pour lesquels Heine, il le répétera à la veille de sa mort, a toujours
combattu, telle « une sentinelle perdue aux avants-postes des guerres de la liberté » ;
d'où l'intérêt, ici, des poèmes politiques de la période « pessimiste » reproduits par
G. Cogniot : la vision jacobine des suivantes de Marie-Antoinette dansant décapitées
le menuet dans les salons des Tuileries, les poèmes d'une virulence extraordinaire contré
Frédéric-Guillaume IV et Louis de Bavière (publiés dans les Annales Franco^Allemandes
de Marx), cette satire insurpassable du nationalisme allemand que sont les Anes élec-
teurs, cas accusations terribles que sont Le bateau négrier et la Vallée de Larmes,
etc., etc.:
siaste, la revue Europe a publié un numéro spécial sur Heine, avec un choix de textes
souvent inconnus ou peu connus en France, dans des traductions nouvelles (il n'est
pas possible en effet de se contenter pour la prose de la traduction surannée de Lévy
frères, ni même pour la poésie des traductions des poètes romantiques français : cette
fois ce sont des poètes français vivants qui ont traduit Heine).
La célébration ne se limite d'ailleurs pas à la France et à l'Allemagne ; le grand
poète progressiste est honoré également avec éclat en Union soviétique. C'est en
Russie, chez les démocrates russes, que Heine a trouvé ses premiers amis : Bielinski,
le poète Tioutchev (son traducteur), Pissarev (qui l'appelait « le poète le plus moderne
du monde »), et de même que Tchernychwsiki écrivit sur le grand philosophe
des Lumières Lessing une des plus profondes études qui aient paru sur lui,
de même il célébra en Heine l'un des phares de l'humanité progressiste. Quelle édition
allemande de Heine approche des 25.000 exemplaires des Poésies de Heine parues en
U.R.S.S. en ^954, laquelle égale par l'appareil scientifique les 12 vol. des OEuvres com-
plètes de l'édition Academia de Moscou ?
Ajouterons-nous que la France, elle aussi, attend une traduction complété autre
que l'antique et fragmentaire traduction Calmann-Lévy ? Il est inconcevable que notre
connaissance de Heine soit limitée aux recueils lyriques, au Voyage dans le Harz et à
De la France 1 (éd. Aubier où a paru également le Livre des Chants).
L'une des tâches qui se proposent à un comité français de célébration du cente-
naire est la mise en chantier d'une traduction, confiée aux spécialistes, germanistes ou
non, poètes et prosateurs, des OEuvres complètes de Henri Heine. Georges Cogniot a
donné l'exemple : il était normal et juste que les communistes ouvrent la voie, puisque
Heine a vu, non sans quelques scrupules d'artiste, la nécessité inéluctable de leur victoire
sur ce vieux monde dont il souhaitait ardemment la disparition, puisqu'il fut lié d'amitié
avec ceux qu'il nommait « les docteurs de la Révolution », à tel point que Marx et
lui passèrent des heures à limer ensemble les poèmes du Vorwàrts (comme ces Tisse-
rands silésiens qui sont une manière de Chant des Canuts allemand), ceux de Deutsch-
land (qu'on peut presque considérer comme une oeuvre collective de Heine et dé
Marx), ceux des Annales franco-allemandes, comme ce cruel Nouvel Alexandre et cet
impayable Empereur de Chine traduits par Cogniot. G. Cogniot a suggéré magnifique-
ment l'ampleur et la diversité de l'oeuvre heinéenne, il a rétabli les justes proportions
entre l'oeuvre poétique et l'oeuvre en prose, il en a dégagé le nerf de part en part révo-
lutionnaire : à d'autres maintenant de compléter pour notre peuple le portrait de cet
ami clairvoyant de la France, en nous restituant l'intégralité de son oeuvre.
Dirai-je pour terminer l'admiration d'un germaniste pour ce travail réalisé par un
non-germaniste ? L'érudition de G. Cogniot est considérable et jamais en défaut, il
n'a négligé aucune source d'information, il les a critiquées les unes ,par les autres
(Hirth par Walther Victor, par exemple), il a consulté aussi bien les travaux français
de Spaeth, de Legras, de Lichtenberger, de Geneviève Bianquis (auxquels va venir
s'ajouter le livre que prépare le professeur Dresch sur Heine en France) que lés travaux
allemands et soviétiques. Les notes explicatives placées en bas des pages d'extraits
prolongent ceux-ci dans toutes les directions de l'oeuvre heinéenne, de telle sorte que
le lecteur ressent l'envie
que doit donner toute anthologie bien faite : en connaître
1.Qu'on ne peut pas séparer de Lutetia, aussi indispensable à l'historien pour la connaissance
de la Monarchie de Juillet que les romans de Balzad et de Stendhal.
CHRONIQUE D'HISTOIRE LITTERAIRE 119
II
1. Jiirgen KUCZYNSKI : Studien iiber schone Lit&ratur und politische Oeïconomie. Henschelverlag
Berlin, 1954, 111 pages. ' '
32o JOËL LEFEBVRE
Lé petit livre dé Ktlezynski se distingue aussi par la hardiesse des thèses qu'il
défend et des rapprochements qu'il établit.
Pour l'Angleterre, c'est Bacôti qui lancé le premier^ avant la Révolution de 1640,
Uil appel en faveur du développërrieflt des forces productives par la seie-nce (Bacon,
Sagesse de K'Antiquité). La position de Shakespeare est plus nuancée. Dans ses pre-
mières oeuvres, il approuve entièrement les formes nouvelles de la société : nécessité
d'un pouvoir central, justification de l'absolutisme royal, caractère inévitable de la
lutte contre les féodaux — conditions nécessaires d'un vigoureux développement du
capitalisme en Angleterre
— constituent l'un des thèmes principaux des drames de
Shakespeare ayant les rois pour sujet (ex, Henri IV, Henri V). Mais en même temps,
Shakespeare recule devant les horreurs de l'accumulation primitive, exprime sa haine
de l'argent (le Marchand de Venise, Timon d'Athènes) et craint que le pouvoir absolu
des rois ne dégénère en tyrannie (fuies César). Ces sollicitations divergentes contra-
diction propre à la société bourgeoise
—
— sont exprimées dans une même oeuvre : le
Roi Lear. Ce personnage, ainsi que Cordelia, incarnent l'ancienne société féodale,
qui comportait des traits humains, mais dont le temps est révolu. Goneril, Ragan et
Edmond représentent l'accumulation primitive avec tous ses aspects inhumains. Eux
aussi succomberont, ou plus exactement seront châtiés. Seul Edgar survit, et devient
roi. Dans l'interprétation de Kuczynski, ce personnage incarne les espoirs humanistes
de Shakespeare, la forme vers laquelle il souhaite qu'évolue la société bourgeoise»
A l'époque où la philosophie (Bacon) et la littérature (Shakespeare) discernent déjà
lucidement la base nouvelle et la soutiennent activement, les économistes en sont
encore à défendre la forme de capital des xvc et xvi° siècles. Ni Milles (The Customer's
Apology, 1601) ni Whéelèr (A Tteatese of Commerce) ne parlent de l'accumulation
primitive. Tous deux
Un siècle plus tard, les rapports de production, en Angleterre^ ont rattrapé leur
retard et sont en accord complet avec les forces productives. Alofs l'optimisme nier-
Caritiliste est à son plus haut degré. De Foë, dans
son Plari of English Commerce
(1727), croit que ce moment privilégié est destiné à durer et que le Capitalisme
pourra
assurer lé bonheur de tous les hommes. Et comment comprendre autrement que dans
cette perspective l'optimisme béat de Pope dans son Essay on Màn (1733) ? Ses for-
mulés « Whàtevér is, is rightj », Man's
« as perfect as he Ought » ne font que refléter
fidèlefriènt un bref instant d'harmonie -^ relative entre la base et la Superstructure
dé là société anglaise. —
- 1. Signalons, dans le même domaine, la parution en D.D.R. d'une série d'études marxistes
du professeur polonais Jan Kott : l'Ecole des Classiques (traduction allemande Die Schule der
Klassttier, Henschelverlag Berlin, 1954),, qui lui aussi analyse les grands réalistes : de la littérature
mondiale : De Foë, Swift,, Diderot, Dickens, etc.
DOCUMENTS
L'ÉDUCATION DES ADULTES EN HONGRIE
î; novembre : Gyôrgy Szepesi, reporter sportif de Radio Budapest, évoque quelque* souvenirs
sportifs. Projection du film sur le mateb de football Hongri^Autriche.
126 EDIT VARGA
1949 : Concours culturel organisé par l'Union dg la Jeunesse ej: les syndicats, ayeç Jg participation
de 1.576 groupes, soit plus de 25.000 artistes amateurs,
1950 : Concours culturel de la jeunesse, avec la participation de 3.503 ensembles.
1950-1951 : Premier concours culturel national, avec la participation) de près de 10.000 ensembles.
•1952-1953 : Environ 250.000 artistes amateurs de 13.985 ensembles partieiperjt ail de{?xjèrrie
conepurs culturel national. .
maines » du Musée ont lieu périodiquement dans les édifices qui abritent les
musées. Ces manifestations s'accompagnent de conférences scientifiques et de
concerts.
Tout en gardant et même en élevant leur niveau scientifique, les musées
hongrois sont devenus ainsi, plus accessibles au public et se sont en quelque
sorte rapprochés de la vie. Les jeunes et les adultes qui s'intéressent particu-
lièrement à l'activité d'un musée constituent des « cercles d'amis ». Certains
musées — comme le Musée d'Ethnographie de Budapest — ont des milliers de
correspondants et des centaines de collaborateurs bénévoles, qui, dans toutes
les régions du pays, recherchent des documents ethnographiques. Vieux paysans
et jeunes écoliers envoient au Musée outils, récipients et autres objets d'intérêt
ethnographique. A Pesterzébet par exemple, qui est l'un des faubourgs ouvriers
de Budapest, les muséologues bénévoles sont allés jusqu'à aménager tout un
musée avec les trouvailles archéologiques faites dans le quartier. Les
vastes travaux de terrassement exécutés à Sztâlinvâros, dans le cadre du premier
plan quinquennal, ont révélé de nombreux objets datant de l'époque de l'occu-
pation romaine et des grandes invasions, dont un chariot à quatre roues
en terre cuite, la première trouvaille de ce genre en Europe. Tous les objets
ainsi découverts sont conservés par les travailleurs, qui les remettent ensuite
aux archéologues. Les archélogues de Sztâlinvâros ont fait un très important
travail d'identification et de classification, ce gui leur a permis d'aménager
déjà le musée de cette jeune cité industrielle.
Les troupes théâtrales, les festivals populaires et les musées sont autant
d'aspects du mouvement culturel de masse, qui englobe aussi la danse popu-
laire, l'enseignement musical et artistique. Mais nous ne saurions passer sous
silence les cours du soir et les cours par correspondance — rouages très
importants de l'enseignement destiné aux adultes — dont le réseau s'est cons-
titué sous le régime de démocratie populaire. Des écoles du soir ont été
ouvertes à l'intention de ceux qui, pour une raison ou pour une autre, n'ont
pu fréquenter dans le passé l'école correspondant aux huit classes actuelles
de l'école générale. Il existe également des cours du soir et des cours par cor-
respondance dans de nombreux établissements d'enseignement secondaire, où
les adultes peuvent obtenir un diplôme sans quitter leur travail, Plusieurs
Facultés organisent également des cours du soir et des cours par correspon-
dance, dans la mesure toutefois où les disciplines enseignées s'accommodent
d'une telle méthode. Les cours de l'Université libre, qui ont débuté en cette
année scolaire 1955-1956, sont fréquentés par des dizaines de milliers d'audi-
teurs. Pourtant, aucun diplôme n'étant délivré à la fin des études, les auditeurs
ne peuvent espérer en retirer un avantage matériel immédiat. L'Université
libre offre des cours de sciences naturelles, d'histoire de l'art, de littérature,
d'anglais, de français, d'allemand et de russe. La vogue que connaît cette uni-
versité montre, mieux que toute statistique, à quel point le peuple hongrois *
est désireux de s'instruire et de connaître les oeuvres de l'esprit. Satisfaire à
de telles aspirations, tel est le but du travail des enseignants hongrois, qui
seront heureux d'accueillir les initiatives de l'UNESCO en vue de promouvoir
l'éducation des adultes.
Edit VARGA
QUELQUES NOTES
SUR LA SITUATION DES MUSICIENS
ET DES ARTISTES DE VARIÉTÉS
LE premier trait de la situation est l'ampleur du chômage chez les musiciens et
les artistes de variétés : il atteint 60 % parmi les premiers, 80 % parmi
les seconds.
Dans un seul arrondissement de Paris, le Xe, quatre scènes exploitant du spectacle
de variétés, revues, tours de chant ont disparu à date récente : la Scala, l'Eldorado,
Concordia, le Casino Saint-Martin.
A coup sûr, le développement du cinéma a contribué à bousculer le marché du
travail ; le film sonore rend inutile la présence d'un orchestre ou d'artistes du chant
dans un établissement. Pourtant il a été possible à une certaine époque de faire coexister
ces deux éléments : musique mécanique et spectacle vivant.
Sur l'intervention d'un parlementaire communiste, Joanny Berlioz, alors rapporteur
du budget des Beaux-Arts, une loi avait été votée, en juin 1938, en vue d'améliorer
l'exploitation du spectacle attractif. Elle accordait une détaxe de 25 % aux établissements
employant au cours de leur représentation un orchestre et des artistes de variétés
pendant une durée d'au moins quarante minutes (art. 374 des Contributions directes
modifié).
De ce fait, le monde du spectacle retrouva du travail. La loi provoqua en même
temps la satisfaction du public.
Pendant l'occupation, la mesure si positive due au Front Populaire devait être
abrogée. Il fallut attendre le 16 juin 1948 pour qu'une loi reprît le principe de la
détaxation. C'est seulement le 22 juillet 1952 que la disposition relative aux 25 % fut
formellement rétablie. Mais ce rétablissement ne devait pas être de longue durée 1
une loi d'octobre 1955 supprima à son tour la détaxe prévue à l'art. 1561 du code général
des impôts.
(( La musique
coûte cher », telle fut, à cette occasion, la déclaration historique
d'Edgar Faure, jaloux sans doute des idées profondes de son collègue René Mayer,
qui avait répondu à une délégation de travailleurs des Théâtres nationaux présentant
un cahier de revendications : « Si les musiciens ne soufflent plus dans les clarinettes,,
ils iront souffler dans les verreries. » Charmant atticisme !
Un autre membre de 1' « élite » ne s'est pas moins distingué en écrivant en marge
du dossier qui contenait la demande de naturalisation d'un compositeur étranger,
engagé volontaire pour la France en 1939 : « Situation sociale : complètement inutile. »
L'auteur de cette annotation s'appelait Ribeyre, ministre sous Laniel en 1953.
En cette même année 1953, les travailleurs du spectacle du Casino d'Enghien, qui
avaient déclenché une grève absolument justifiée, -apprirent avec stupeur que, grâce
au ministre du Travail, des visas avaient été délivrés pour faire venir d'Italie des
musiciens appartenant à une organisation catholique et sur lesquels la Fédération
italienne des musiciens n'avait aucun contrôle !
Ce ministre du Travail, briseur de grève, était un militant M.R.P., M. Bacon.
A la radio, également, les réductions de budget réitérées empêchent les produc-
teurs, les solistes, les artistes, les musiciens, les acteurs en renom de faire toujours
entendre la voix de la France dans le monde comme ils le devraient.
LA SITUATION DES MUSICIENS 131
A quel point le spectacle sous toutes ses formes a été frappé, ces années dernières,
par les conséquences de la politique en vigueur, on en a encore pour preuve la situatioa
des maisons d'édition spécialisées dans les publications pour sociétés de musique d'har-
monie, fanfares, etc. Ces sociétés vivent en permanence de subventions très maigre?,
qui permettent à peine l'achat de quelques pas redoublés pour renouveler leur réper-
toire. Or ces subventions ont en partie été supprimées en 1955 ; toute activité des
sociétés en question est paralysée, et eh raison de cette situation, une seule firme
parisienne a enregistré un manque à gagner de l'ordre d'un million et demi.
« En France, il y a trop d'artistes », déclarait il n'y a pas longtemps un ministre
de l'Education nationale nommé Berthoin.
Au cours des années récentes, les différents ministres de la Défense nationale se
sont comportés à l'égard des musiques militaires de la même façon que l'Education
nationale par rapport aux musiques civiles. Le passage du général Kcenig au ministère
a eu pour résultat la suppression, de deux musiques : une à Vincennes, l'autre à l'Ecole
militaire.
Or, la fabrication des instruments de musique était naguère une industrie très
florissante en France, l'étranger constituant une clientèle importante et la qualité de
notre lutherie étant reconnue dans le monde entier. Maintenant, faute de débouchés
intérieurs, le nombre des ouvriers qualifiés diminue de jour en jour et désormais, sur
ce marché, l'Amérique nous supplante presque complètement.
On sait que les musiciens ont à se défendre journellement contre des attaques de
patronat international du film, des disques, de la télévision.
Dernièrement, un conflit aigu est survenu au sujet de la musique de film ; il a
été réglé grâce à la solidarité des Fédérations italiennes, belge et suisse des musiciens
et à l'attitude courageuse du célèbre metteur en scène Claude Autant-Lara.
Le conflit récent du disque a été caractérisé par le refus des maisons de disques -:
J° de payer les assurances sociales ; 2° de considérer les musiciens en tant que salariés.;
~ on les classe profession libérale, ce qui implique un impôt de 33 % sur le cachet.
Une firme de disques très connue, Ducretet-Thomson, est en procès avec les
Assurances sociales pour un arriéré de 800 millions.
La France tient la première place pour la perfection des appareils de télévision-;
nos techniciens font preuve d'une compétence hors de pair. Mais ici encore, les trusts
internationaux interviennent pour frustrer les travailleurs du spectacle.
L'Union européenne de radio (U.E.R.) est en conflit avec la Fédération interna-
tionale des musiciens (F.I.M.) au sujet des relais internationaux. L'U.E.R. propose
'25 % du cachet,, alors que la F.I.M. exige 100 %.
oligarchies financières qui font la loi dans les conseils d'administration des casinoSj
par exemple dans les villes d'eaux et stations climatiques.
Le ministère des Finances a toujours argué de la non-rentabilité des théâtres et
des orchestres symphoniques pour diminuer d'année en année les quelques crédits
alloués çà et là à des scènes françaises. Au lieu de permettre le développement artis-
tique dans tout le pays par une décentralisation intense, on laisse subsister juste
deux scènes lyriques dans la capitale.
Toutes les louanges ont été décernées à la haute tenue des classes de notre Conser-
vatoire, particulièrement pour les instruments à vent. Chaque année, le concours inter-
national d'instrumentistes de Genève attribue les plus hautes récompenses à notre pays.
Mais que vont devenir tant de jeunes talents lancés sur un marché du travail
bouché ?
Il serait inconcevable que la France, qui jouit dans le monde d'un prestige
incontestable sur le plan artistique, ne prît pas d'urgence les dispositions indispensables
pour conserver et intensifier le rayonnement intellectuel et artistique qui a fait sa
grandeur.
Emile GOT,
conseiller syndical du Syndicat
des artistes musiciens de Paris et de
la région parisienne.
LES LIVRES
GIORGIO DE SANTILLANA : Le Procès Ce n'est pas seulement Saint-Thomas qui s'ex-
de Galilée. Paris, le Club du meil- primait à travers le cardinal [il s'agit toujours
leur livre, 1955. Traduit de l'an- de Bellarmin. P. L.], mais aussi Bacon et Ernst
Mach. Il y a eu, même parmi ses collègues, des
glais et de l'italien par Adriana gens pour juger fondée cette théorie.
SALEM.
Les récentes interprétations vati-
En dehors des études de M. Koyré, canes plus nuancées, mais aussi ten-
dancieuses, de M. Andrissi qui mon-
études fort intéressantes,mais trop par-
tielles et trop techniques, il n'a paru; trent Galilée « dupe et victime » des
platoniciens de l'Académie des Lincei.
en France, depuis longtemps; aucun dirigés en secret par un « étranger ».,
livre important sur Galilée. Aussi Eckius, provoquent également la verve
comprend-on l'intérêt avec lequel a ironique de l'auteur.
été accueillie la traduction de l'ou- Mais M. de Santillana proteste aussi
vrage de Giorgio de Santillana. les « criailleries anticléricales «
Luxueusement édité par le Club du contre de certains historiens de Galilée
meilleur livre, qui a réussi une pré- (p. 423). Il refuse à voir
sentation typographique remarquable, se en lui un
progressiste » ou autre « person-
rédigé par l'un des plus réputés histo- (( du futur » (nous corrigeons ici
riens des sciences, ce livre donne un le nage
récit, vivant et souvent coloré du texte français qui porte, par erreur.;
célèbre procès. « futuriste »). S'il admet (p. 422)
qu'on puisse le considérer comme
En ce qui concerne le fond même interprète des forces économiques
du problème, il convient d'abord de « un grand bourgeois lui-même
louer G. de Santillana d'avoir pris montantes,
et représentant d'une classe avancée »„
nettement position contre toutes les il insiste immédiatement sur le fait
interprétations d'inspiration catho- qu'il n'était qu'un
« instrument
lique, qui tendent à rejeter sur Gali- inconscient [...], ignorant l'étendue
lée, son orgueil et son entêtement, de force »... Il cherche plu-
les responsabilités de sa condamna- tôt, du sa propre
reste, à le définir comme un
tion, interprétations dont, en France- catholique anticlérical » (p. 405).
même, M. Pierre Humbert se fait, (( Cette position qui évite
aujourd'hui encore le défenseur. moyenne,
les affirmations trop nettes de l'un ou
Voici, par exemple, ce que l'ateur l'autre
dit de Pierre Duhem dont l'influence juste. Elle camp, ne nous semble pas
conduit; entre autres,
fut si longtemps néfaste en Sorbonne G. de Santillana à exagérer le rôle des
sur les études d'histoire des sciences Jésuites dans la genèse du procès et
et que Lénine a fréquemment critiqué à expliquer celui-ci par une sorte de
dans Matérialisme, et Empiriocriti- complot machiavélique,
ce qui en
cisme. Selon Duhem, écrit-il, p. 417 : diminue finalement la portée histo-
rique.
Non seulement Galilée n'avait pas découvert Cette position le conduit aussi à
grand'cho:e d'original, ayant marché sur les bri-
sées des scolastiques de Paris, mais encore il rejeter d'emblée comme non fondées
était dans le faux,- n'ayant pas compris ce qu'est toutes les accusations de Caccini
la philosophie positiviste ; en revanche Bellarmin reprochant à Galilée et à ses amis des
[le plus illustre représentant des thèses pontifi-
cales. P. L.] représentait la saine philosophie, propos jugés hérétiques, à ne pas
en même temps que le magistère de l'Ecriture, insister sur les relations de Galilée
J34 LES LIVRES
Oij- voit
nettement l'intention-,, que
précisent; du reste,, de nombreuses
aiiusions tant à l'U.R.Si>. à. propos
de la; querelle des généticiens qu'aux 1. Antonio BANFT : GaKIèo Galilei. Milan,
Etats-Unis à propos de l'affaire Ambrosiana, 1949. Voir h Pensée, n° 31, juilfet-
ao.û.t 10.50, p. 155.
UB8 LIVRES 135
Sir Charles MARSTON : La Bible a dit Parrot a remarqué très justement que
vrai. Paris, Pion, 1956. In-8°, 336 p. l'archéologie a fourni les traces non pas
d'une inondation, mais de plusieurs inon-
dations dont d'ailleurs toutes les villes
Cet ouvrage est en réalité une adapta- n'eurent pas également à souffrir. Rien
tion par Patrice Boussel de deux volumes
publiés par l'archéologue anglais sous les ne souligne mieux la valeur très relative
des données historiques contenues dans
titres : La Bible a dit vrai et La Bible la Bible. Notre auteur recourt alors à
devient vivante. L'adaptateur français
affirme les avoir enrichis des plus récentes une interprétation symbolique, confuse
et arbitraire, où les traditions d'un
acquisitions de l'archéologie et de l'exé- Déluge universel s'expliqueraient par
gèse. celles d'une Dispersion universelle à par-
Certes les résultats de nombreuses tir du Caucase. A vouloir trop prouver,
fouilles nous sont présentés d'une ma-
nière vivante et avec une riche illustra- on ne prouve rien.
tion, en particulier ceux des fouilles de Charles PARAIN
-Eakhis, la principale ville fortifiée de
Juda, entreprises à partir de 1932 et qui
occupent ici près de la moitié de la place. VERCORS Go!è?es. Paris, Editions Albin
Le lecteur aurait donc la possibilité de :
de ce qui fait la richesse de sa vie inté- lorsque je m'insurge aujourd'hui contre le«
rieure. Il a voulu en effet en trop dire abus que l'on commet en Tunisie, en Algérie et:
au Maroc, lorsque je veux me représenter com-
en une fois. Il y a au moins deux romans ment s'incarne toute cette ignominie, c'est cet:
dans Colères, le roman de la protesta- officier que je vois, maniant le fouet au lieu de
tion biologique et métaphysique et celui la badine, mais parlant toujours, les cheveux,
de la protestation sociale et l'alliage n'en blonds déchirés de soleil, parlant toujours...
est point parfait (le style même de l'un
à l'autre sujet diffère ; plus strict, plus Le livre est une méditation sur les pé-
incisif quand il s'agit de la grève, des rils, les séductions et les mensonges des
abominations policières, des perfidies des mots, sur la poudre-aux-yeux qui éblouit
patrons). et trompe, sur la fausse monnaie d'un,
Mais cette richesse même qui a nui à langage qui triche, sur les crimes des
la réussite technique du roman ajoute discours, comme l'auteur l'apprit par
pourtant d'une certaine façon à l'intérêt l'expérience de sa jeunesse.
du livre, je veux dire qu'elle nous Cette autobiographie a une ferveur et
attache davantage à l'auteur, nous sensi- une gravité de confession. Le style en est
bilise et nous émeut. L'unité vivante du soigné — trop fignolé, à mon goût, trop-
roman se recrée dans cette perception encombré de métaphores contestables ou
que l'on a de la vie intérieure d'un crépusculaires, jamais détendu. Mais le-
homme frémissant contre l'injustice, pas- livre est émouvant. Il mérite le respect.
sionné pour la connaissance et le progrès. Même dans ses pages les plus faibles st:
De là, la grandeur de cette oeuvre dont ses idées les moins défendables.
certaines pages sont admirables d'inspi- Ainsi Hubert Juin se laisse prendre au:
ration et d'expression. poncif si souvent utilisé par les écrivains
réactionnaires : le lourd et profond silence
Marcel CORNU du paysan, qui aurait une vérité et une-
signification plus grandes que les paroles.
La sympathie de l'auteur pour les paysans
Hubert JUIN : Les Bavards. Paris, Edi- de son village ne justifie pas les divaga-
tions du Seuil, 1956. 120 pages. tions lyriques sur les vertus de l'inex-
primé. On n'est évidemment pas plu?
En 1940, l'auteur a quinze ans. Il a riche de pensée parce qu'on se tait.
vécu jusque là dans un village de l'Est où H. Juin semble avoir été victime de
l'on n'est pas particulièrement loquace. son idée directrice, schéma commode-
Il fuit, perdu dans la file interminable pour donner une unité à son livre. Le fil
des réfugiés. L'exode ! Ce fut, pour l'a entraîné jusqu'à opposer l'idée qui
Hubert Juin, la révélation du grand men- importerait peu et le parler qui seul
songe des Bavards. Voilà où ils nous ont compterait vraiment, à cause de ses con-
menés avec leurs mots, se dit-il alors : séquences sociales. L'auteur sait pourtant
que le langage est indissociable de la pen-
Tant d'encre, de palabres, de conflits verbaux sée et que celle-ci pour être pleinement
nous menaient là où nulle parole ne pouvait vraie doit s'exprimer et devenir acte. Le
pénétrer sans entraîner avec elle la honte et la seul débat est de savoir si l'idée exprimée
félonie de tout le langage.
est vraie et si elle est juste, ou non.
Et il se souviendra toute sa vie de ce Mais nous savons gré à l'auteur de se
fringant officier qui palabrait devant les refuser à la facilité, de s'interroger sur les
réfugiés hagards, expliquant que la retraite mystifications dont il a été, comme nous
était une manoeuvre stratégique de haute tous, victime. Oserons-nous lui demander
science et stigmatisant de surcroît le de se poser d'autres questions encore ?
Front populaire... De se demander pourquoi nous vivons
Et aujourd'hui ? Eh bien, dans ces mensonges, pourquoi tant de-
138 LES LIVRES
discours sont en contradiction avec les Les armées de Napoléon sont passées
réalités ? là aussi, apportant l'annonce d'un
Ne croit-il pas qu'en effet les idées les monde nouveau.. Mais ce sont des
plus répandues, les idées dominantes décrets royaux qui ont brisé l'exploi-
sont celles de la classe dominante ? Que tation féodale. Révolution par en
cette classe est obligée de mentir aujour- haut. D'où le caractère patriarcal de
d'hui parce qu'elle est démentie par la société danoise en plein dix-neu-
l'évolution, parce qu'elle ne peut pas vième siècle. Andersen est rempli de
dire que son système économique est reconnaissance pour le roi libérateur,
générateur de guerres et de tueries, de père de son peuple. Qu'on ne s'at-
chômage et de crises, parce qu'elle est tende donc pas à trouver là les accents
obligée de masquer son exploitation de que donnera à son oeuvre un autre
la classe ouvrière ? Parce qu'elle ne peut grand Danois, Martin Andersen Nexô.
pas défendre honnêtement le colonia- Il n'est pas question encore de luttes
lisme, ni toutes les formes de l'aliéna- ouvrières. Mais on voit vivre les
tion humaine dont elle est responsable ? diverses couches de la population,
N'est-ce point pour cette raison-là que aussi bien dans les campagnes qu'à
les « bavards » sont légion ? Copenhague, dans les chaumières
comme dans les châteaux. Certes, ce
Marcel CORNU reflet est imparfait. La vie est mani-
festement idéalisée. Tout s'arrange
au mieux, selon Andersen ; la petite
Hans Christian ANDERSEN : Les .DOUX fille abandonnée et sans le sou finira
Baronnes, roman traduit, préfacé par épouser le jeune, riche et sympa-
et annoté par Anne-Mathilde et thique baron, et aura un destin sem-
Pierre PARAF. Paris, les Editeurs blable à sa belle-mère la vieille
Français Réunis, 1956, 307 pages. baronne, elle-même fille d'un paysan
misérable.
Andersen le romancier est jusqu'ici Mais on retrouvera dans ce roman
bien peu connu en France. La pré- la poésie brumeuse, la chaude ten-
sente édition révélera à beaucoup un dresse pour tout ce qui est humain,
aspect nouveau du talent de l'écrivain qui ont fait la gloire universelle du
danois. Anne-Mathilde et Pierre Paraf conteur.
ont écrit pour présenter le roman une L'édition est fort bien présentée.
intéressante préface sur la vie d'An- La traduction est très soignée. Une
dersen, son réalisme, son oeuvre de carte permet de suivre les pérégrina-
romancier. Réalisme ? Le mot peut tions des héros à travers les îles da-
paraître étrange, concernant cet ama- noises, dont les noms sonnent un peu
teur de merveilleux. Et pourtant Les rudement pour nous. Les deux tra-
Deux Baronnes sont bien un reflet de ducteurs ont fait là un travail intel-
la société danoise dans la première ligent et soigné dont il faut les féli-
moitié du xix° siècle. Société bien citer.
différente de celle qu'a peinte Balzac. J.-L. LECERCLE
Les paysans ont été affranchis récem-
ment du servage. La vieille baronne
se souvient encore des tortures que le
seigneur son beau-père infligeait à ses Jules VALLÈS : Les Réfracîaires. Les
serfs. OEuvres de Jules Vallès, Paris, Les
Mais cet affranchissement de la Editeurs français réunis, 1955.
paysannerie s'est fait de tout autre
manière qu'en France, quoique sous René Lacôte a préfacé la réédition des
l'influence de la Révolution française. Réfractaïres que Lucien Scheler a pré-
LES LIVRES 139
parée et, comme à son habitude, minu- des grandeurs et des servitudes du xix» siècle
tieusement annotée. (P- 9).
Les lecteurs de Vallès qui se font une
idée de lui d'après la Trilogie des Comment juger son entreprise sur
Vingtras, d'après les lettres du Proscrit ce premier volume, qui doit être suivi
et d'après les articles du Cù du Peuple, de quatre autres ?
précédemment parus dans cette collec- Le style est distingué, autant que
tion, seront peut-être un peu surpris par les personnages, de naissance aristocra-
les Réfractaires. tique et d'opinion ultra-royaliste.,
On voit certes avec René Lacôte parmi lesquels grandit Marie de Fla-
comment le Vallès boulevardier, chroni- vigny, fille d'un émigré français et
d'une Allemande de Francfort-sur-le-
queur de Figaro, — celui de Villemes- Main, d'origine fort vraisemblable-
sant qui n'avait pas rompu ses attaches
avec le personnage de Beaumarchais, — ment israélite.
aboutit au Vallès communard et compa- Là-dessus M. Vier est très discret.
gnon de route du prolétariat organisé,
Il laisse la parole (p. 336) à un obscur
mais il faut avouer que de ce premier nazi hongrois qui, en 1940, lavait
Vallès apitoyé sur les déclassés, les aso- Marie de Flavigny et les Bethmann,
ciaux, les anormaux, tous également ses parents maternels, de tout péché
compris sous le nom de réfractaires, judaïque. La belle preuve en vérité !
aurait pu aussi bien sortir un littérateur A l'égard de Marie de Flavigny, future
gratuitement anarchiste. Mme d'Agoult, maîtresse de Liszt et
En 1857, L'Argent, compilation ano- mère de Cosima Wagner, elle-même
nyme à laquelle a travaillé Vallès, peut bénisseuse de leur régime au nom
passer pour son premier volume. En des Walkyries, les hitlériens étaient
1865 les Réfractaires1 portent sa signature contraints d'agir ainsi. La traiter
et méritent bien davantage d'être consi- d'aryenne d'honneur eût été faire
dérés comme son galop d'essai en librai- injure à une aussi bonne complice
rie. Vallès à trente-trois ans. que Cosima Wagner !
Le succès du livre lui vient en partie L'historien aimerait trouver juste-
de ce que son auteur commence d'être ment sous la plume de M. Vier plus
connu par sa collaboration à Figaro, de de renseignements sur ces Bethmann
-ce qu'on y retrouve des fantaisies et des
de Francfort, gens de finances, dont
nouvelles insérées dans Figaro entre un descendant direct, le chancelier
octobre 1857 et avril 1865, deux textes Bebhmann-Hollweg, est encore pour
seulement provenant d'autres publica- nous de fraîche et joyeuse mémoire.
tions. Reprochera-t-on à M. Vier quelques
Disons notre préférence personnelle négligences qui trahissent qu'il n'est
pour le long conte ou le court roman, pas historien de métier ? P. 17 : régi-
comme on voudra, intitulé Le bachelier. ment de colonel-fédéral de l'Infanterie
française pour colonel-gercera/. P. 25 :
Jean DAUTRY parlement de Francfort, pour diète de
Francfort. P. 354 : De Barante, préfet
Jacques VIER : La comtesse d'Agoult de la Suisse annexée, pour préfet du
et son temps. Le faubourg Saint Léman... Reproches véniels auprès du
Germain et les années de pèleri- mérite qu'a eu M. Vier de coller à
nage (1805-1839). Paris, A. Colin; l'histoire le mieux possible.
»955- Et puis son livre se lit avec agré-
ment. L'amitié et la rupture de
L'auteur Mme d'Agoult et de George Sand et
s'efforce de reconstituer, autour d'une bien la première période de la passion de
curieuse personnalité romantique, quelques-unes Mme d'Agoult pour Liszt qui, avec
140 LES LIVRES
Sur cet arrêt provisoire du mouve- mis » au coin d'une rue, ce qui était
ment paysan au Latium se termine le alors d'usage courant pour les agitateurs
livre de Caracciolo, par un chapitre socialistes qui s'installaient ainsi, tels des
au titre significatif : « Ce qui naît du bbnimenteurs, faisaient s'attrouper les
nouveau et ce qui demeure de l'an- gens et discouraient aussi longtemps qu'ils
cien. » le pouvaient.
Les discours d'Elisabeth Gurley Flynn
Olivier BARBIERI durent frapper ses auditoires par leurs
qualités particulières. En outre, sa jeu-
nesse, sa flamme, cet enthousiasme infati-
Elisabeth GURLEY FLYNN : ! spaak NSy gable et tranquille qui se lit à chacune
Ot»n pièce (approximativement : Je dis de ses pages, firent qu'on lui-demanda de
ma façon de penser). New York, venir pader ici ou là et que, au bout de
Masses and Mainstream, 1955. quelques années, elle était devenue l'un
des orateurs populaires les plus appréciés
Elisabeth Gurley Flynn a passé l'anni- de la classe ouvrière américaine. Joe Hill,
versaire de sa soixante-cinquième année le chansonnier, devait, un jour, lui dédier
en prison. Elle est, en effet, l'un des une chanson : « La jeune Rebelle », titre
dirigeants communistes américains pour- qui caractérise très exactement le person-
suivis en vertu de la loi d'exception nage.
Smith.
Le titre de révolutionnaire profession-
nelle convient parfaitement à cette femme Le livre d'E. Gurley Flynn n'est, bien
admirable qui commença à faire de l'agi- entendu, pas de ceux qu'on peut résumer,
tation à l'âge de seize ans. Rarement vie ni raconter. Il n'y a pas d'intrigue. Les
fut aussi emplie de combats. Son livre personnages, très nombreux, apparaissent
— qui n'a aucune prétention littéraire — et disparaissent au fil des années et des
est leur récit, le récit de sa vie et il brosse, événements, participants d'une action
en même temps, le tableau de cinquante permanente où l'on rencontre quelques
années de luttes de la classe ouvrière traîtres et délateurs, quelques suspects,
américaine. En vérité, c'est presque un beaucoup de morts pour la cause et beau-
martyrologe, que dresse Elisabeth Gurley coup de héros. En termes très courants,
Flynn avec la simplicité émouvante d'une très simples, dans un langage qui se per-
militante qui trouve tout naturel l'hé- . met à peine l'émotion, c'est là une épo-
roïsme constant qu'elle manifesta dès son pée. Celle-ci vaudrait d'être, un jour, con-
plus jeune âge. tée par quelque grand poète ou quelque
Elle eut la chance d'avoir des parents écrivain de génie, parce qu'elle est très
d'esprit révolutionnaire, tous deux in- belle, très ignorée et qu'il serait bon que
croyants d'ailleurs, et de faire la connais- le monde entier connût les détails de
sance des écrits d'auteurs socialistes, anar- l'histoire du capitalisme américain écrite
chistes et utopistes à l'âge où l'on est avec le sang de la classe ouvrière améri-
encere, généralement, plongé dans les caine : il n'en est pas de plus barbare f
contes de fées. Mais ce fut tout de même E. Gurley Flynn a connu personnel-
un choc pour son Irlandais de père (au lement et accompagné au combat tout
reste plus enflammé qu'actif) qui se fût ce que les Etats-Unis ont compté et
volontiers abandonné à son antifémi- comptent de militants révolutionnaires :
nismé naturel, quand elle prit publique- Vincent Saint John, qu'on surnommait
ment la parole, en 1906, à l'âge de seize le Saint, James Connolly, agitateur irlan-
ans, sur les droits des femmes. En août dais qui devait être tué à Dublin au cours
de la même année, elle fut arrêtée pour de la révolte de 1916, Mother Jones,
la première fois de sa vie (mais non poux révolutionnaire itinérante qui mourut à
la dernière) pour avoir parlé « sans per- cent ans, véritable personnage de lé-
LES LIVRES 147.
gende, Eugène Debs, le célèbre socia- rant que se consacre E. Gurley Flynn,
liste, William Foster à l'époque où il Son récit est celui de "centaines de grèves,
était organisateur syndicaliste, Tom en des centaines de lieux différents, orga-
Mann, Jim Larkin, autre Sînn-Feiner no- nisées ou éclatant d'elles-mêmes, dans des
toire, Tom Mooney, l'une des victimes dizaines de corporations. Il est aussi celui
les ; plus éminentes des répressions amé- de la répression, de l'intervention de la
ricaines, Joe Hîll qui fut fusillé sous un police d'Etat aux ordres des patrons. Sou-
prétexte mensonger, Charles Ruthenberg, vent, il y avait provocation : une bombe
l'homme le plus souvent arrêté des Etats- éclatait ou bien des coups de revolver et
Unis, Sacco et Vanzetti, etc.. il y avait des morts. On arrêtait parfois
Elle a milité avec les I.W.W. (Inter- jusqu'à cent cinquante militants et le
national Workers of, the World), l'organi- gouvernement organisait un procès de
sation ouvrière la plus combattive qui ait façon à trouver de nouveaux prétextes à
existé aux Etats-Unis ; le Parti Social du une répression accrue. E. Gurley Flynn
Travail; les anarchistes lorsque, comme et les autres militants arrivaient sur place
dans l'affaire Sacco et Vanzetti, c'étaient et se préoccupaient alors de la défense
eux les initiateurs du mouvement de pro- des inculpés : collecte des fonds, recher-
testation ; les syndicats les plus divers, che d'avocats, organisation d'un mouve-
avant de donner son adhésion au Parti ment de masse, lutte politique pendant
Communiste des Etats-Unis, dont elle est le procès, etc..
une des personnalités les plus aimées. L'auteur parle ainsi de cent procès on
davantage, de maints succès remportés et
de tous les ignobles assassinats légaux
commis durant sa vie. C'est l'histoire
Au début de ce siècle, date où com- des Etats-Unis, véridique et crue, qui
mence son récit, l'activité des militants défile ici, sans masque ; l'histoire de la
révolutionnairesa consistait surtout, sem- lutte sauvage du capitalisme pour arrêter
ble-t-il, à organiser les travailleurs sur les les progrès de la cause ouvrière, de sa
chantiers, dans les mines, les usines, à lutte à mort contre les principes démocra-
tenter de parvenir à la constitution d'un tiques inscrits dans la Constitution.
syndicat, puis à déclencher une grève
pour le relèvement des salaires ou, simple-
ment, l'amélioration des conditions de
travail. Le travail des enfants était pra- Il faut souhaiter que le livre d'Elisa-
tique courante, les salaires étaient iniques, beth Gurley Flynn soit largement
la sécurité inexistante, les ouvriers de- répandu aux Etats-Unis. Il devrait aider
vaient payer tout ce qui était nécessaire
au développement du mouvement d'oppo-
à leur travail et se fournir dans les can- sition à la politique de guerre et de
tines patronales des entreprises (d'où répression des cercles officiels. Quand on
endettement) et la journée était de douze l'a lu, qu'on a vécu par la pensée les
heures et davantage, bien que celle de grandes heures qu'il conte, constaté ia
huit heures eût été, en principe, adoptée mobilisation ouvrière qui a été possible à
en 1886. '
certaines époques (et à l'échelle natio-
C'est à ce ..travail d'organisateur itiné- nale), on se demande comment cet
immense courant incontestablement révo-
lutionnaire n'a pas donné de bases plus
stables au mouvement démocratique.
1. Nous adoptons ce terme parce que, jusqu'à
la formation du.Parti Communiste en 1921, la E. Gurley Flynn écrit quelque part que
lutte de la classe ouvrière américaine fut menée l'agitation prit beaucoup le pas sur
parfois
par diverses organisations successives (et d'accord
parallèles), qui n'étaient pas toujours l'organisation et que celle-ci fut délais-
entre «lies, mais ont tontes joué un rôle impor- sée. Il ne semble pas, en effet, que la
tant dans son développement et qu'il est impos- constitution d'une véritable centrale syn
sible, ici, d'évoquer dans le détail.
Ï48 LES LIVRES
dicale révolutionnaire nationale ait été beaucoup moins bien connus de nous et
activement tentée de façon durable. dont on regrettera la tendance allusive ;
L'activité prodigieuse des I.W.W. et le nous souhaiterions parfois d'opportunes
nombre important de leurs membres en précisions.
marquent, pourtant, la possibilité. D'autre Les épisodes qui mettent Dombrowsky
part, il ne paraît pas davantage que les en contact avec tel ou tel Communard
erreurs, voire les tentatives de liquidation gardent, en dépit des dangers inhérents
du mouvement ouvrier — que je déduis au genre « évocation historique », de la .
de certains passages du livre — aient été vraisemblance : je songe particulièrement
dénoncée et discutée. Faute d'éléments aux conversations avec Varlin, à l'oppo-
d'information suffisants, nous nous garde- sition qui se marque entre Rossel et le
rons d'analyser plus avant. chef polonais (opposition qui présente,
Il demeure que l'émouvant livre de en fait, le problème de ce que peut êtr*
Gurley Flynn est un document de pre- et doit être une guerre révolutionnaire)
;
mière importance, indispensable à qui- aussi à l'algarade qui dresse notre per-
conque voudra écrire l'histoire du mouve- sonnage contre Félix Pyat, dont les tra-
ment ouvrier américain ou seulement vers sont vigoureusement accusés. On est
comprendre celui-ci. Il est à souhaiter un peu plus gêné pour certains
qu'il mène les Américains de bonne foi nages, dont on se demande s'ilsperson- sont
et de bonne volonté à comprendre qu'ils purement anecdotiques (auquel cas l'au-
ont une obligation à l'égard de cette teur dispose évidemment d'une entière
héroïne de la lutte humaine : celle dé liberté d'interprétation)
ou s'ils s'ins-
ne pas laisser assassiner leurs défenseurs. pirent de modèles réels, pour lesquels
s'imposerait une authenticité absolue. Ce
Renaud de JOUVENEL n'est pas une très bonne idée que d'avoir
donné aux deux compagnons de Dom-
browsky, et- qui lui survivent, les noms
Daniel GRANINE : Dombrowsky. Traduit de Demay et de Rouillac
; car il y eut un
du russe par Georges A. ROUT, 350 p., Demay qui faisait partie du Conseil de
Paris, Editeurs français réunis, 1956. la Commune. (il y représentait le quartier
du Temple) et un Rouilhac qui devait
L'auteur, jeune écrivain soviétique, être fusillé à Satory le 6 juillet 1872.
s'est proposé d'évoquer, dans la phase Il reste là une impression équivoque, et
terminale de son existence, le prestigieux qui pouvait aisément être évitée.
personnage de Dombrowsky, qui mit son Plus équivoque encore est le manque
épée, ses indiscutables talents militaires de solidité, de réalité du décor où ss
et sa vie au service de la Commune de joue le drame. Visiblement, Granine
Paris. Il l'a fait avec un amour passionne ignore le Paris de 1871; soit qu'il n'ait
pour son héros, amour qui ne va pas sans pas attaché d'importance à cet aspect de
quelque excès— c'est le danger qui guette la question, soit qu'il en ait poussé trop
tout biographe. incomplètement l'étude. Pourtant, nous
Cette réserve faite, nous retrouvons le pensons qu'une des exigences fondamen-
Dombrowsky que nous connaissons et tales du réalisme historique est une par-
que nous aimons, son ardeur, la flamme faite concordance entre les personnages
révolutionnaire qui l'anime et même, ce et le milieu dans lequel ils se meuvent ;
qui le rend plus humain — partant plus nous savons qu'une telle « résurrection »,
vrai —, ses hésitations, ses dépits, ses pour reprendre le mot de Michelet, pré-
colères. Si le livre ne nous apprend rien sente de grosses difficultés (nous les avons
sur son rôle parisien, il éclaire le rôle éprouvées quand nous préparions avec
joué dans la préparation de l'insurrection Grémillon le film sur 1848). Mais l'effort
polonaise de 1863, les relations de Dom- vaut d'être tenté : mené à bien, il donne
browsky avec ses amis russes ; aspects ce sentiment de plénitude que l'on trouve
LES LIVRES 149
— pour choisir un exemple qui ne sorte de cent pages. C'est dire que le cher-
pas de la Commune — dans h Colonne, cheur aura sous la main, grâce à ce vo-
le roman de - Lucien Descaves. Nous lume, un instrument de travail exception-
sommes nombreux qui, recherchant dans nel. Il semble que, outre les Archives
les pavés de la ville les traces du Paris ' Nationales, celles des Affaires Etrangères
révolutionnaire, avons été heurtés par des et celles de Bucarest, les sources extrême-
inadvertances, des maladresses, des ana- ment dispersées qui intéressent le sujet
chronismes. aient été à peu près toutes utilisées et
Une autre critique visera la traduction. signalées. Bien que cette étude ait été
Celle-ci s'est — honnêtement — ingé- rédigée dès 1948, l'auteur l'a remise à
niée à donner aux personnages la langue jour en tenant compte des travaux rou-
et le ton les plus véridiques : sérieux mains récents — publications de l'Acadé-
pour les uns, doctoral pour d'autres, popu mie de la République populaire rou-
laire pour le plus grand nombre ; le maine, revue Studii — qui n'ont pu par-
malheur est (au fait, est-ce un malheur ?) venir en France que depuis peu. Les
que la langue parlée évolue très vite, et fautes d'impression sont rares — la plu-
que ce langage de 1871 est en réalité part signalées en « errata ». L'auteur a
celui de 1950 (ou parfois de 1900, puis- obtenu de l'imprimeur qu'il respecte la
qu'on parle ici des « apaches », alors graphie roumaine, ce qui est rare et méri-
que la fin du Second Empire ne connais- toire.
sait que les « rôdeurs »). Quiconque est Mais le sujet, quel qu'en soit l'intérêt,
quelque peu familier avec le style de méritait-il, permettait-il un tel dévelop-
Vallès (n'est-ce pas, Lucien Scheler ?), pement ?
sera sensible à ce décalage, parfois fort C'est surtout après 1815 que les rela-
pénible. tions franco-roumaines prennent tout leur
Le livre est beau, ardent comme son sens, que les idées françaises contribuent
héros, tragique comme la période qu'il à l'éveil de la nation roumaine.
décrit. Il va sa route avec flamme, il
entraîne le lecteur. Mais il souffre d'un Les événements de 1821 1 sont, du point de
décor mal planté, d'un vêtement — le. vue roumain, fort bien connus. Le rôle joué par
Napoléon III dans la formation de la Roumanie
style — inadéquat. Remarques secon- moderne l'est encore mieux. Quant à l'influence
.
daires, peut-être, mais qui devaient être française dans ce pays au cours du xxe siècle,
faites. elfe fait partie de l'histoire contemporaine et
chacun, a pu la vivre, pour ainsi dire, au jour
E. TERSEN le jour. En revanche, la période antérieure à
1815 n'a jamais été étudiée dans son ensemble 1.
au XXe siècle, le jeu des monopoles capi- toire valait-elle tant de pages et d'érudi-
talistes français en Roumanie, d'une tion?
importance décisive pour l'histoire de ce.
pays, constitue un passionnant sujet J. SURET-CANALE
d'études, qui dépasse de loin l'expérience
vécue <t au jour le jour ».
Avant 1815 au contraire, les relations A. MlCHOTTE, J. PIAGET, H. PIÉRON :
françaises avec les provinces danubiennes La Perception. Symposium de l'as-
ont été rares et d'une mince portée his- sociation de psychologie scientifique
torique : à leur aspect commercial, le de langue française, 1 vol. in-8° de
plus intéressant, l'auteur ne consacre 129 pages. Paris, P.U.F., 1955.
qu'une courte annexe, dont elle s'excuse
par l'insuffisance des sources. En réalité, On mesure, à la lecture de ces com-
l'auteur a négligé cet aspect parce qu'il
munications consacrées au problème
ne l'intéressait que médiocrement. du rôle de l'expérience dans la per-
Comme elle le déclare dans sa préface, ception, combien la théorie de la
c'est la « floraison d'anecdotes, de faits Forme a perdu du terrain en quelques
pittoresques » d'une époque « débor- années. Sans doute Michotte pouvait-il
dante de vie, d'un dynamisme et d'un relever combien le terme expérience
attrait auxquels, pour ma part, je n'ai pu reste ambigu, et souligner qu'il existe,
résister » 2 qui a guidé sa démarche. La
première partie, « La politique », est cork avant toute interprétation, des formes,
des structures, comme l'écran, qui
duite suivant l'usage de l'histoire pure- s'imposent au sujet ; mais il avait
ment politique traditionnelle ; l'histoire reconnu que ces conditions premières
diplomatique des relations franco-turques de. la perception n'ont qu'un rôle de
— les provinces danubiennes n'y jouant « préparation », et qu'il faut en outre
qu'un rôle accessoire — y est écrite dans considérer les « acquisitions faites au
un cadre qui ignore délibérément les pro- cours de la vie du sujet ». En quoi
blèmes économiques et sociaux. Le lec- consistent-elles ? A l'associationnisme
teur n'aura nulle part la moindre idée de de Piéron s'oppose l'interprétation de
l'organisation sociale des provinces danu- Piaget. Le premier, s'appuyant sur des
biennes au xviu" siècle : la thèse de données physiologiques, insiste sur
M. Emerit sur les Paysans roumains, qui les connexions, constituées sous l'in-
porte sur la période postérieure à 1829, fluence de l'expérience, entre les
mais contient de précieux aperçus sur la diverses sensations et les centres qui
situation antérieure, n'est même pas citée les commandent. Il tient compte,
dans la bibliographie — où figurent aussi, d'une loi d'économie, qui fait
Jacques Bainville, Octave Aubry et Pierre enregistrer, de préférence, les figures
Gaxotte I Cette omission, de la part d'un les plus simples, les plus commodes —
auteur si consciencieux, ne peut être le cercles, angles droits... — qui abondent
fait du hasard : ce n'était pas son sujet. dans le milieu technique. Piaget, pour
La seconde partie, « Histoires consu-
laires », nous retrace la carrière des con- sa part, est guidé par l'idée que la
perception esquisse les opérations
suls et vice-consuls de Bucarest et de intellectuelles ; il met en relief les
Jassy, et, ici, de l'histoire politique nous compensations et les corrections qui
glissons à la « petite histoire ». Cette
tendent à supprimer les surestimations
suite d'anecdotes se lit sans fatigue : mais successives des diverses parties du
la contribution qu'elle apporte à l'his- champ (nous surestimons en effet
l'élément sur lequel se porte notre
attention). En faveur de sa thèse,
Piaget rapporte ses expériences sur
1. Introduction, p. 7.
-LES LIVRES 15»
ignorer de l'énorme production sur la nies dans les foyers de travailleurs ? Mais
Révolution française et qui adhère rationaliser l'éducation, c'est aussi l'adap-
aux conclusions sur les rapports de ter à l'enfant par une connaissance suf-
classes à l'époque de la Terreur pré- fisante de son type nerveux et psycholo-
sentées par Albert Soboul dans di- gique, au stade de développement qu'il a
verses revues et singulièrement dans atteint à un âge donné ou qu'on veut
la Pensée. l'aider à franchir.
Jean DAUTRY La régularité du régime, l'harmonie.
entre les différents milieux dans lesquels
l'enfant est amené à vivre sont au pre-
Irène LÉZINE : Comment élever nos mier plan des préoccupations d'un bon
enfants» Une brochure de 53 pages éducateur. La famille doit être une col-
in-160, éditée par la Commission des lectivité où l'on sente une intention
activités sociales et de l'enfance de commune des parents, où la discipline et
l'Union des Femmes Françaises, Paris, l'autorité soient toujours comprises et ne
1955. Prix : 100 francs. soient jamais arbitrairement imposées, où
l'activité de l'enfant soit stimulée et dis-
L'auteur, dont on sait la grande com- crètement surveillée, sans contraintes
pétence en la matière, nous présente sous excessives, mais sans complaisance exagér
une forme très condensée l'essentiel de rée. Sur le développement du langage, cer-
•e que les parents doivent savoir pour tains traits d'anomalie, les parents trou-
mener à bien le développement psycho- veront ici d'utiles • renseignements. Le
logique et moral de leur enfant. Trop rôle du jeu est, à tous les âges, de stimu-
souvent, en effet, en dépit des efforts de ler l'évolution psychomotrice et cultu-
recherche et de diffusion qui sont relle, la sociabilité, le sens de la respon
déployés ici et là, on trouve dans de sabilité. Il fournit mille occasions d'ac-
nombreuses familles une prise de con- quérir de bonnes habitudes : le choix
science insuffisante des problèmes pédago- des jouets et des livres ne peut être laissé
giques vus sous l'angle scientifique. La au hasard (on trouvera des indications
nécessité de surveiller très tôt (dès les dans ce sens). Mais il doit s'établir très
premières semaines) les conditions de vie tôt une différenciation entre le jeu et les
de l'enfant, le fait que tout dans ces premiers travaux du logis ou de l'école.
conditions est important et influe sur le Là aussi l'équilibre doit être trouvé entre
développement ultérieur, doivent être l'indépendance et la surveillance. Le
inculqués à la mère et au père, si l'on freinage est nécessaire, mais il doit être
veut leur éviter d'avoir à redresser les appuyé sur une certaine compréhension,
effets de leur négligence. Trop souvent par exemple des conséquences d'un acte.
aussi, notamment dans les milieux ur- L'activité ainsi dirigée dans le sens de
bains, les notions des parents sont faus- l'ordre, de la continuité, de l'adaptation
sées par des lectures non-scientifiques : au réel est la seule manière d'éduquer la
on aboutit, par exemple, à cette éduca- volonté. Cette direction pose des pro-
tion « libertaire » qui laisse à l'enfant blèmes : elle ne doit pas être une pres-
une part exagérée d'initiative et constitue sion continuelle ; on risque ainsi d'avoir
une mauvaise préparation à la vie sociale. des enfants capricieux ou entêtés, par
L'essentiel est donc d'avoir quelques excès d'excitation ou d'inhibition.
idées saines et claires, permettant d'éta- Enfin, la vie en groupe, si importante
blir un régime de vie rationnel, régime pour l'adaptation sociale, doit faire l'ob-
qui suppose avant tout des conditions jet d'un examen attentif, tant en ce qui
matérielles suffisantes de logement, d'ali- concerne l'état de santé de l'enfant que
mentation, d'hygiène — et qui peut dire, l'on met à l'école que l'harmonie à obte-
dans l'ère des taudis qui est la nôtre, nir entre les milieux scolaire et familial.
combien rarement elles se trouvent réu- Il faut organiser des contacts entre
LES LIVRES 153
parents et éducateurs au sein d'associa- chacun valeur infinie. La cause du temps
tions dans lesquelles des intentions édu- ne fait qu'un avec celle du combat et du
catives communes puissent être définies. progrès.
On ne peut que louer ce petit livre Ces grands types d'attitudes tem-
très clair, adapté à son objet et à la porelles coexistent en nous, ou s'af-
portée de toutes les bourses. frontent en nous.
Robert FRANCÈS Ainsi chez Bergson il y a désaveu de
l'éternisme et de l'immobilisme. Le moi-
est invention et devenir. Le temps n'est
P. MALRIEU Les origines de la con- rien s'il n'est création. Mais la durée est
:
science du temps. Les attitudes substance et le souvenir substantifié en
temporelles de l'enfant. Un volume même temps. Antithèse, vision dualiste
in-8° de 160 p. Paris, Presses Univer- du monde qui traduit, dit Malrieu, l'in-
sitaires de France, 1953. quiétude d'un esprit sollicité par deux
idéaux, l'individualiste et l'éterniste, mais,
P. Malrieu a recherché les origines de ajoute-t-il, une psychologie des attitudes
la conscience du temps aux origines temporelles découvrira des conduites hié-
enfantines de l'homme. rarchisées là où Bergson voyait des oppo-
Il l'a fait en philosophe soucieux de sitions tranchées.
comprendre la notion de temps et très Il n'y a pas moins de contradiction
vite il prend parti face aux problèmes chez Heidegger, qui se révèlent dans les
relatifs au temps : le temps n'est pas un critiques adressées aux philosophies qui
cadre, mais un objet de notre action et ont défini l'être par l'absence de change-
aussi un instrument et une. oeuvre. Les ment et ont donné le primat à la chose,
attitudes temporelles relatives au passé, alors que c'est à l'avenir qu'il faut don-
au présent, à l'avenir ont des conditions ner le primat selon le philosophe alle-
et une histoire. Et c'est cette histoire mand. Comprendre, c'est conquérir son
qu'il s'est attaché à retracer. avenir avec la conscience- d'être destiné à
Très rapidement il évoque le temps du la mort, et avec la conscience du passé
primitif, temps d'affolement, du fait dont chacun dépend. Mais ce temps
qu'il y a trop d'insolite autour de lui, orienté vers l'avenir, qui met fin à l'iso-
qu'il ne sait pas prévoir, et moins que lement des choses, qui constitue le sens
tout la mort qui prévalut jusqu'à ce que de l'être dans le monde, est un temps
.
fût inventée l'idée d'un ordre inéluc- court aux dimensions de l'individu, qui
table, l'idée du destin de la philosophie s'arrêtera avec la mort, qui nie la liberté
antique, fixé de toute éternité, figeant la de l'individu. Et avec la mort privée de
pensée de l'homme dans la recherche et la compensation de survie dans et par
la contemplation de l'immuable ; rédui- la société, quoi que prétende Heidegger,,
sant le temps à n'être qu'une apparence. c'est le. passé qui devient la dimension
Avec le christianisme et St Augustin, le capitale de notre vie, le biologique qui
temps prend au contraire valeur absolue, prime le social et l'humain. La Présence
c'est là que s'y décidera notre salut ou se voit attribuer quelques-uns des traits
notre perte. Chez Descartes le temps de essentiels de l'âme, mais d'une âme, il'
l'individu s'efface derrière celui des est vrai, mortelle, témoignage de l'ambi-
humains, se transmettant le flambeau de guïté de la position existentialiste.
la connaissance. L'avenir est à la science Pour échapper aux contradictions de
et à la technique dont il dépendra ; sou- ces deux philosophies modernes du
mis à notre savoir et à notre volonté, il temps, pour élucider les attitudes tempo-
ne recèle plus d'angoisse. Le passé avec relles de l'adulte, Malrieu se tourne vers
Auguste Comte, Hegel, Marx a toujours les fondements sur lesquels ces attitudes
été tout ce qu'il pouvait être. Les instants se sont édifiées et prend l'enfant pour
du temps, suite de luttes créatrices, ont objet.
la-i UC3 LIVRES
C'est ainsi que dans cet ouvrage ks souvenirs pour se distinguer, voire s'op-
observations et analyses du comporte- poser aux autres, pour marquer ses pro-
ment enfantin prennent tout leur sens. grès : « quand j'étais petit »., rappeler
ses succès, fixer ce qu'il est en regard de
ce qu'il a été. Le passé devient comme
Le premier chapitre étudie les pre- la matière première de son avenir. Puis
mières réactions enfantines vis-à-vis de la il lui faut s'attaquer à l'avenir. C'est la
dispersion primitive, dispersion pure du conduite de prévision qui lui en donne
nouveau-né, ou réduite déjà de l'enfant la maîtrise.
de deux ans, absence de réglage des Enfin il restera à l'enfant à relier le
mécanismes chez le premier, mauvais passé et l'avenir. C'est là l'objet du cha-
réglage encore chez le second. pitre III où l'on voit naître et se consti-
Ce n'est que vers huit ou neuf mois tuejr les sentiments de succession, de
que l'enfant arrive à fixer son attention, causalité, de durée. L'enfant s'intéresse
puis vers un an à le faire davantage aux circonstances générales des possibles,
quand lui vient l'intérêt pour autrui, et aux causes occasionnelles, avant de dé-
le désir d'attirer son intérêt, pôles entre couvrir les causes nécessaires et suffi-
lesquels il oscille et qui entraînent des santes. Et cette découverte est précaire
sautes d'une sensation à un mouvement, aussi longtemps que l'enfant croit à la
à une idée, à une tâche vite abandonnée. réversibilité, aux cycles. Il lui faut un
L'enfant échappe ensuite à l'éparpille- nouvel effort de coordination pour arri-
ment par la tension vers le futur proche ver à construire la situation réciproque
qui se manifeste en présence de la nour- des trois moments : passé, présent, ave-
riture ou de l'objet désiré. D'instable, nir, et prendre conscience avec orgueil
l'enfant devient impatient, et l'émotion de l'enchaînement irréversible de ces
d'impatience le conduit, à travers échecs moments : hier, temps des déficiences,
et succès, à prendre conscience de lui et des maladresses dépassées ; demain, temps
de ses désirs, et surtout de l'objet, son des succès, de 1a liberté : « quand je
partenaire. C'est alors qu'il veut en savoir serai grand. » -
le nom, puis qu'il se livre avec les objets A ' six ans, l'enfant est enfin capable
à des simulacres d'actes, à des imitations, de perspective historique. Il se libère de
à des tâches. Mais à ce stade l'automa- son temps subjectif, individuel, pour
tisme l'emporte le plus souvent sur la atteindre à l'idée d'un temps où il n'était
spontanéité, et les opérations de l'enfant pas et d'un temps où il ne sera plus :
n'ont ni continuité, ni unité. .«
maintenant, ce sera autrefois pour des
Le deuxième chapitre est consacré à gens. » Mais dès quatre ans il sait arrê-
l'avènement de la conscience du passé et ter une action en cours, attendre, diffé-
de l'avenir par l'intermédiaire de l'ima- rer, retarder par des ruses, refouler ses
gination, qui permet à l'enfant de se émotions ou les faire durer secrètement,
détacher des temps courts de la première taire ses intentions ou promettre, en
année. somme contrôler ses actes quand il veut,
Le premier pas dans cette voie se fait en s'appuyant sur une organisation des
grâce aux fictions dans lesquelles l'enfant intervalles temporels. C'est à travers ces
entre comme le dormeur entre en rêve. actions sociales qu'il fait l'apprentissage
Là il s'évade des appels de l'instinct et des caractères du temps, mais d'un temps
se- libère par là môme des temps épar- plus vécu que pensé, comme un écoule-
pillés en atteignant, comme Rousseau ment indépendant de la conscience affec-
dans les Rêveries, à une sorte d'atempo- tive.
rel. Mais bien vite à ce premier gam La mise en correspondance des temps
s'en ajoute un autre : le résurrection des et des espaces s'établit : « ce chemin
souvenirs proches ou lointains. Dans sa qui a beaucoup de tournants est long, il
troisième année, l'enfant raconte ses faudra beaucoup de temps pour arriver »,
L3S LIVRES 155
Les chapitres I-II-III sont consacrés l'enfance, sinon la plus importante. Mais
aux conduites de l'enfant, conduites de à ce moment l'enfant est encore soumis
retrait, de malaise ou de bien-être et à ses émotions. C'est après dix-huit mois
d'avidité, et de première adaptation au qu'il accède à l'autonomie, comme en
milieu, jusqu'au troisième mois, puis atti- témoignent les décisions qu'il prend
tudes émotionnelles dans les mois sui- alors, les consignes qu'il se donne, les
vants, puis initiation au monde des objets souvenirs qu'il essaie de revivre. Après
et à celui des personnes, de sept à douze vingt mois, l'enfant est capable d'inven-
mois. tion, de dédoublement. L'unification vient
Les chapitres V-VI-VII-VIII portent enfin, l'affirmation de soi qui se traduit
sur les conduites des deux années sui- dans les conduites de refus.
vantes, nées de l'éclatement des conduites A chacun de ces moments la vie psy-
antérieures sous l'influence conjuguée de chologique est organisée en totalité, réa-
la maturation physiologique et des possi- lise des équilibres propres. Mais sous les
bilités qu'offre le milieu. L'instabilité, équilibres se développent des contradic-
qui était de règle, régresse alors, les con- tions dues à l'avènement de comporte-
duites rs'organisent, deviennent tenaces, ments nouveaux, de pressions sociales,
s'appuient sur des souvenirs, des pro- ou encore à la diversité des fonctions
messes, tandis que fa pensée s'organise. que doit assumer l'enfant. Ce sont ces
De un à trois ans, l'enfant accomplit antagonismes latents qui sont facteurs du
donc des progrès décisifs, lesquels sont en devenir.
corrélation avec l'organisation affective, C'est ainsi que Malrieu prend position
c'est-à-dire avec les émotions construc- contre les théories qui ne veulent voir
trices, joies et désirs, mais aussi avec des dans les progrès psychologiques qu'un
fonctions et des sentiments inexistants processus d'addition, une combinaison de
avant un an. Mais ces sentiments ne sont comportements (théorie de l'intégration
pas des effets seulement ; ils contribuent, nerveuse, théories associationnistes, théo-
avec la maturation sensori-motrice et les ries du conditionnement et, sous certains
progrès socio-intellectuels, à faire naître aspects seulement, théories de Piaget).
les diverses structures de la personnalité, Pour Malrieu au contraire le devenir a
d'où procéderont à leur tour de nouveaux un caractère dramatique, heurté et, pour
sentiments. tout dire, émotionnel.
La dernière partie (ch. X et XI), fai- Il faut donc d'après lui mettre au pre-
sant le bilan des observations, arrive aux mier plan de l'explication la conscience,
conclusions suivantes : le nouveau-né pro- « ensemble de réactions de l'individu à
gresse par paliers, passant des réflexes ses propres actions », comme la définissait
incoordonnés aux réflexes conditionnels et Pierre Janet. Elle répond émotionnelle-
circulaires, puis aux désirs, aux réactions ment aux atteintes portées par le sujet à
devant les situations nouvelles, à l'explo- des structures antérieurement constituées
ration, à l'imitation impliquant un et pour cette raison inconscientes. Il n'y
dédoublement du moi, aux fictions et, a donc pas une conscience, mais des actes
vers trois ans enfin, aux premières réac- de conscience qui s'échelonnent le long
tions intellectuelles, et à une première de la vie. L'évolution psychologique eu
assimilation sociale. chacun de ses moment résulte de Tinter
Avant onze mois les conduites adhèrent action de fonctions multiples, qui font
aux choses et consistent en échanges sen- participer l'enfant au monde des choses
sori-moteurs. Après onze mois, l'enfant et à celui des hommes.
prend du recul, se place au point de vue Beau livre qui vient illustrer la thèse
de l'autre et notamment par la dénomi- selon laquelle le progrès est non pas évo-
nation. Ce bond dans le social, s'ap- lution linéaire et additive, mais mouve-
puyant sur le langage, constitue pour ment dialectique.
Malrieu une des étapes fondamentales de S. LAUTMAN
EDITIONS SOCIALES
OEUVRES
DE MAURICE THOREZ
LIVRE IV
Tome XVI : Octobre 1938-Février 1939
Un volume in-8 écu de 192 pages. — Broché : 250 fr. — Cartonné : 480 fr. — Relié : 680 fr.
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