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La Pensée (Paris)

Source gallica.bnf.fr / La Pensée


Centre d'études et de recherches marxistes (Paris). La Pensée
(Paris). 1956/09-1956/10.

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Docteur DÙCUING, Membre de l'Académie de Médecine.
Professeur à la Faculté de Médecine de Tou- Jean WIENER,
louse. Compositeur de musique.
Auréllen FABRE, Jean WYART,
Inspecteur primaire de la Seine. Professeur à la Sorbonne.
LA PENSÉE

SOMMAIRE
"',.' DU NUMERO 69 (SEPTEMBRE-OCTOBRE i956)
/ •

Pierre COURTADE :
-
« L'affaire de Suez » ,
Yves LACOSTE :
La grande oeuvre d'Ibn Khaldoun
I0
LA <(
COMMUNICATION CONFIDENTIELLE » DE KARL MARX 3/
André HAUDRICOTJRT :
La réforme de l'écriture chinoise et le problème de la langue nationale 46
Jean TRICART ;
La géomorphologie et la pensée marxiste 55
Samuel SILLEN :
Walt Whitman poète de la démocratie américaine 77
CHRONIQUE POLITIQUE :
Les intellectuels devant le bilan du xive Congrès du Parti Communiste
Français par Georges COGNIOT 92
CHRONIQUE ÉCONOMIQUE :

« Les monopoles contre la Nation » par Henri DENIS io3


CHRONIQUE HISTORIQUE :

I. « Le réarmement clandestin du Reich (ig3o-ig35) » par Germaine


WILLARD 107
.
II. Histoire de Hongrie par Jean DAUTRY 110
CHRONIQUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE :
.
Henri Heine par A. GISSELBRECHT. n3
I. Un nouveau <c classique du peuple » :
.
II. Une étude comparée de3 oeuvres d'écrivains et d'économistes par Joël
LEFEBVRE ,::.. 1 ig

DOCUMENTS :

I. L'éducation des adultes en Hongrie par Edit VARGA 123


II. Notes sur la situation des musiciens et des artistes de variétés par Emile
GOT ••• i3o
LES LIVRES :
LECERCLE, J. DAUTRY, J. VARLOOT,
.
P. LABÉRENNE, Ch. PARAIN, M. CORNU, J.-L.
0. BARBIERI, RENAUD DE JOUVENEL, E. TERSEN, J. JSURET-CANALE, P. MALRIEU,
R. FRANCÈS, S.LAUTNÎAN J33
NOTE DE LA REDACTION

Nos lecteurs trouveront dans le numéro 70 de La Pensée, qui sera publier


en Novembre, des documents et des études historiques concernant les graves
événements internationaux qui se sont produits cet été à propos du Canal de-
Suez et que Pierre Courtade commente dans cette livraison même,

Aux articles déjà annoncés dans des numéros précédents, nous pouvons-
ajouter avec la suite de l'étude d'Henri Lefebvre sur M. Meirleau-Pôaty et la
philosophie de l'ambiguïté, des Lettres inédites de Madame Marx et de sa fille-
Jenny, ainsi que des articles commémorant les anniversaires dé Paul Cézanne-
et de George-Bernard Shaw.

Les articles de la Pensée suscitent un grand intérêt dans la presseinterna-


tionale. Signalons notamment que l'anticle de Georges Lefebvre, « Du fépâa-
lisme au capitalisme » (la Pensée, n° 65), a été reproduit dans la revue améri-
caine Science and Society (vol. XX, n° 3, été 1956) et que l'article de Georges-
Cogniot sur Gassendi, « Pierre Gassendi, restaurateur de Vëpicurisme » (la
Pensée, n° 63), ai été reproduit dans la revue soviétique Questions de philoso-
phie (Voprossy Filosofii, 1956, n" 3).
«
L'AFFAIRE DE SUEZ »

par Pierre COURTADE

^s^j^OTï^î
oe^ù^allli^i
la veille de la deuxième Conférence de Londres (r8 septembre) l'fcpi-
n'on pu^que internationale et particulièrement l'opinion publique
rNsFO1A ïjï'* *1 française et britannique suivait avec une angoisse grandissante le
p-"/?' * j • développement de « l'affaire de Suez ». La décision égyptienne ifa
v*r
,\
|i„,4*\'i ,\'
.
26 juillet 1956 de nationaliser la « Compagnie Universelle du Canal
»ÏÎL.<?L* V~ de Suez » avait entraîné, de la part des gouvernements de Londres
et de Paris mandataires des intérêts du grand capitalisme occiden-
tal, tout une série de mesures de rétorsion et des menaces qui faisaient courir à la
paix un grave danger.
Rappelons notamment la convocation à Londres le 16 août d'une première confé-
rence réunissant vingt quatre puissances arbitrairement choisies parmi les héritiers
réels ou supposés des états fondateurs de la Compagnie, puis l'adoption par dix-huit
de ces puissances contre l'avis d'une importante minorité comprenant notamment
l'Inde et l'U.R.S.S. d'une sorte d'ultimatum enjoignant au gouvernement égyptien de
rétablir les privilèges de la Compagnie, sous prétexte d'assurer la « liberté de naviga-
tion » sur le canaï.
Une délégation "de cinq membres présidée par le ministre des Affaires Etrangères
de l'Australie M. Menzies avait été ensuite chargée de présenter cet ultimatum,, à-
peine voilé, au gouvernement du Caire qui le repoussa, comme il fallait s'y attendre,.
en des termes au reste extrêmement mesurés et en faisant des contre-propositions.
Ces contre-propositions tendaient à assurer à l'Egypte l'exercice de ses droits souverains
tout en donnant aux puissances intéressées- à la navigation sur le canal de sérieuses-
garanties, sous l'égide de l'organisation des Nations-Unies. Il fallut moins d'une heure
aux gouvernements de Londres et de Paris pour opposer à ce projet raisonnable une-
fin de non-recevoir.
Quelques jours plus tard ces mêmes gouvernements annonçaient leur intention-,
de créer une « Compagnie des Usagers du canal » et de tenter au nom de cette-
compagnie une épreuve de force. En l'espèce il était prévu que les pilotes européens;
ayant quitté leur service sur le canal un « convoi-test » se présenterait à Suez ou à
Pord-Saïd pour demander le passage aux conditions des usagers de la Compagnie des
Usagers, c'est-à-dire en refusant d'acquitter les droits de la société nationalisée égyp-
tienne et en utilisant les services d'un pilote non-agréé par la société nationalisée
égyptienne. Préalablement tous les pilotes européens avaient reçu l'ordre de l'ancienne
compagnie de cesser leur service. Les gouvernement de Londres et de Paris espéraient
ainsi paralyser Je trafic et faire la preuve de l'incapacité de l'Egypte. En fait à la
mi-septembre, grâce au dévouement des pilotes égyptiens et grecs et à l'arrivée d'un-
certain nombre de pilotes étrangers parmi lesquels des volontaires soviétiques et you-
goslaves un trafic à peu près normal avait pu être assuré sur le canal. En outre devant
les réserves du gouvernement des Etats-Unis les gouvernements de Londres et de Paris
s'étaient vus obligés de procéder à de nouvelles consultations avec les autres membres
de la « majorité » des dix-huit dont certains manifestaient une réticence de plus
en
plus marquée à l'égard de l'épreuve de force envisagée.
Jiiduite -à ses données essentielles « l'affaire de Suez » est un épisode typique de la
4 PIERRE COURTADE

lutte générale qui se déroule actuellement entre les anciennes puissances coloniales et
le mouvement de libération des peuples de l'Asie et de l'Afrique. Elle est étroitement
liée à la question de l'Afrique du Nord.
Elle est par conséquent un épisode typique de notre époque, qui est celle du déclin
rapide de l'impérialisme. Plus généralement elle est iée au problème de la coexistence
pacifique puisqu'aussi bien comme il était naturel l'U.R.S.S. s'est rangée aussitôt aux
côtés de l'Egypte qui a reçu également l'aide de tous les autres pays du camp du
socialisme ainsi que des pays neutralistes comme l'Inde. Enfin « l'affaire de Suez »
a posé un certain nombre de questions théoriques dont la solution est très importante
pour l'avenir de la paix et aussi pour l'avenir du mouvement ouvrier international. Ce
sont ces questions que nous voudrions évoquer tandis que les péripéties de la lutte
agitent les esprits, animent une diplomatie fiévreuse, et provoquent, hélas, la mise en
place de dispositifs militaires.
II
La première de ces questions concerne la légitimité de la décision égyptienne du
2.6 juillet. En bref, le gouvernement présidé par le ColoneLNasser avait-il le droit, au
sens juridique, de procéder à la nationalisation de la compagnie du Canal ? En avait-il
le droit moral ? Historique ?
Du point de vue strictement juridique la nationalisation de la Compagnie du
Canal est absolument correcte, à condition naturellement que l'on admette le principe
même des nationalisations. En pratique, toutes les nationalisations de biens -étrangers
ou partiellement étrangers, effectués par une autorité de fait ou de droit sur son
territoire national ont été reconnues comme définitives et valables par les autres pays
après un temps plus ou moins long. C'est notamment le cas pour les biens nationalisés
par le gouvernement soviétique après la révolution de 1917. Un accord conclu, à ce
propos, au sujet des biens ci-devant américains en Russie, entre le Président des
Etats-Unis, Roosevelt, et le ministre des Affaires étrangères de l'U.R.S.S. Maxime Lit-
vinoff fait, à cet égard, jurisprudence. La légalité des nationalisations est en pratique
universellernent reconnue depuis une trentaine d'années surtout lorsqu'il y
a eu
indemnisation et non confiscation pure et simple. Bien mieux le caractère légal de la
nationalisation est admis même si l'indemnisation ne couvre pas a beaucoup près la
valeur réelle des biens saisis. Dans le cas de la nationalisation de la Compagnie du
Canal de Suez la légalité de la décision du gouvernement égyptien n'est pas seulement
confirmée par de nombreux précédents et par une décision de principe de l'Assemblée
Générale de l'O.N.U. datant de décembre 1952, elle est, au surplus, à l'abri de toute
contestation en raison des caractéristiques essentielles de la société anonyme dite
« Compagnie Universelle du Canal de Suez », qui a été dissoute. Cette société
anonyme créée par un « firman » du vice roi d'Egypte en 1856, confirmé par un accord
en date du 22 février 1866 est clairement définie comme une société égyptienne. .
L'article 16 de l'accord du 2 février 1866 précise notamment :
« Etant donné que la
Compagnie Universelle du Canal Maritime de Suez est une société égyptienne, elle
est soumise au lois et coutumes du pays
... »
Le Conseil d'Administration de la Compagnie n'avait jamais contesté le caractère
égyptien de la Compagnie. Mieux encore il en a fait état à plusieurs reprises
défendre ses intérêts notamment contre les empiétements du pour
gouvernement britannique •
tant qu'a duré l'occupation de l'Egypte. C'est ainsi que l'on peut lire dans le Bulletin
officiel de la Compagnie-N° 2238, des 15 et 25 juin
1949, la phrase suivante : « La
Compagnie est une société égyptienne : elle ne Va jamais contesté; elle
ne le contes-
tait pas davantage dans le cas qui nous occupe. »
Admis et invoqué à plusieurs reprises par le Conseil d'Administration, le caractère
égyptien de la Compagnie a été solennellement confirmé à plusieurs reprises,
par des
« L'AFFAIRE DE SUEZ » 5

arrêts de juridictions internationales et notamment, pour ne citer qu'un des derniers


en date par un arrêt de la Cour d'Appel Mixte rendu le 4 juin 1925, lequel, après
avoir rappelé le « firman » du 22 février 1866, précise que « s'il a été permis à la
Société d'établir son siège administratif à Paris afin qu'elle puisse recueillir les capitaux
dont elle avait besoin et y centraliser tous les organismes de sa direction, il est égale-
ment prouvé que — du point de vue juridique — elle est une société égyptienne
soumise aux lois du pays ».
III
La décision du 26 juillet 19(56 est donc absolument fondée en droit. Elle est au
surplus historiquement justifiée par les circonstances dans lesquelles le capital étranger
et notamment le capital français et le capital britannique s'étaient assurés du contrôle
total de l'affaire et de la quasi-totalité des bénéfices, en profitant de la faiblesse de
l'Egypte et de sa. sujétion politique et militaire.
De même que la main-mise franco-britannique sur la Compagnie égyptienne
du Canal de Suez était la conséquence de la mise en tutelle de l'Egypte, ainsi
l'accession de i'Egypte à l'indépendance devait avoir pour conséquence la liquidation
des privilèges abusifs du capital britannique et du capital français. Comme l'ont
reconnu divers commentateurs, cependant favorables aux thèses des gouvernements
de Londres et de Paris, l'acte de nationalisation du 26 juillet est la conséquence
historique nécessaire, la suite logique de l'évacuation de l'Egypte, puis de la zone
du canal, par les troupes britanniques.
Une fois l'indépendance de l'Egypte acquise la situation de la Compagnie du
Canal, véritable état dans l'Etat, devenait un anachronisme intolérable pour une nation
indépendante. La liquidation de cet anachronisme est une étape historique nécessaire,
inévitable, sur la voie de l'affranchissement national du peuple égyptien. D'autre part,
par sa valeur de « test », et d'exemple elle a une signification qui déborde le cadre
de la lutte de l'Egypte pour son indépendance. Elle est un acte libérateur pour tous
les peuples du Moyen-Onent et en général pour les peuples coloniaux.
C'est en nous fondant sur ces considérations que nous pouvons réfuter les thèses
des gouvernements de Londres et de Paris et singulièrement les thèses à prétentions
idéologiques selon lesquelles les contre-mesures occidentales seraient justifiées, d'une
part par le caractère dictatorial du gouvernement égyptien et d'autre part par le carac
tère prétendument « réactionnaire » de l'acte du 26 juillet.
En ce qui concerne le premier de ces arguments, à savoir que le caractère
dictatorial du gouvernement égyptien condamnerait l'acte du 26 juillet il s'agit d'ur
sophisme. Ce que nous avons à juger en l'espèce, pour déterminer une conduite
politique, c'est la nationalisation. Quel que soit le caractère du gouvernement qui !'a
décidé le fait est qu'elle est justifiée en droit. Pour le reste, le principe même de la
coexistence pacifique interdit de faire entrer en ligne de compte des appréciations
souvent purement subjectives sur les gouvernements. Ce qui compte c'est ce qu'ils
font. De ce point de vue l'assimilation de l'acte du 26 juillet à la remilitarisation de
la Rhénanie par Hitler est un abus de mots pur et simple. Personne ne peut sérieuse-
ment soutenir que la nationalisation de la Compagnie du Canal de Suez effectuée
par une puissance extra-européenne faiblement armée, menace en quelque façon !a
sécurité de la France et de la Grande-Bretagne, comme celle-ci était menacée par !a
remilitarisation de la Rhénanie...
En réalité les propagandistes occidentaux pour appuyer leur tentative de mobiliser
Pantimunichisme en faveur d'une politique de force de Suez en sont réduits à tira-
des déductions « psychologiques » de l'attitude du colonel Gamal Abd El Nasser.
Des journaux comme le Monde, qui font généralement preuve de plus de sang-froid,
sont allés jusqu'à écrire que ce n'est pas tellement le fait même de la nationalisation
6 ,
PIERRE COURTADE

qui avait paru «épréhensible aux gouvernements de Londres et de Paris, que la façon
dont le chef du gouvernement égyptien y avait procédé et les commentaires dont il
l'avait entourée, y compris un certain « rire » qui avale paru particulièrement offensant.
Il est cependant facile de comprendre que l'annonce de la nationalisation devait
nécessairement s'accompagner de manifestations passionnelles exprimant la ferveur
patriotique de tout un peuple. L'indignation maniiestée par les milieux occidentaux
à propos de la « brutalité » de Nasser, de ses « inconvenances », etc., etc., est plus
que suspecte venant de gens qui pendant plusieurs semaines ont eu recours à un bluff
journalistique dont l'impudence et le ridicule ne sont guère comparables qu'aux
meilleures pages de « l'anthologie de bourrages de crânes » de la guerre 14-18. On
ferait un admirable sottisier avec certains passages sur le regard bleu de l'Amiral
commandant la flotte de la Méditerranée, la « joie » de nos petits soldats rêvant
au vin et aux femmes de Chypre et les considérations méprisantes sur l'armée égyp-
tienne dont on nous a presque dit, comme de l'armée allemande, de 14, que ses obus
n'éclataient pas.
L'indignation occidentale contre les « mauvaises manières' » diplomatiques du
gouvernement égyptien reflète en réalité la profonde angoisse des colonisateurs devant
la volonté des «ariens colonisés d'être traités en égaux. Ce qu'à Paris et à Londres
on ne pardonne pas au colonel Nasser c'est d'avoir osé manifester sa confiance dans
les destinées de son peuple, en dépit des rodomontades de gens qui croyaient encore,
qui croient encore, que l'apparition d'une canonnière européenne devrait suffire à
figer le rire de la liberté sur les lèvres de « l'indigène » révolté.
IV
Pour en finir avec cette question du régime égyptien et l'accusation selon laquelle
Nasser aurait eu recours à des méthodes hitlériennes on ne peut passer sous silence
l'accusation portée contre les communistes de soutenir le point de vue d'un gouverne-
ment qui persécute les communistes. Il y a longtemps qu'une réponse marxiste-
léniniste a été faite à cet argument d'autant plus spécieux que ceux qui l'emploient
ne se gênent pas, eux, pour persécuter les communistes partout où ils le peuvent
ou pour soutenir des gouvernements dictatoriaux et persécuteurs de communistes, tel
le gouvernement de Syngman Rhee ou celui de Franco chaque fois que cela coïncide
avec les intérêts du prétendu « monde libre ».
Les communistes ont, eux, sur cette question comme sur toutes les autres, une
position de principe. Au XIVe Congrès du Parti Communiste Français, Maurice
Thorez la résumait en ces termes :
Les marxistes-léninistes savent depuis longtemps que la nature progressive du mouvement national
n'implique pas obligatoirement que ce mouvement ait un programme avancé. Quand la bourgeoisie
égyptienne luttait pour l'indépendance de son pays, c'était un mouvement national bourgeois, et
pourtant il favorisait objectivement le recul des forces impérialistes et le progrès du socialisme dans
le monde. Au contraire, la lutte des gouvernants socialistes anglais pour maintenir la dépendance
de l'Egypte était objectivement! une lutte réactionnaire.
Les communistes égyptiens, les progressistes, ont su adopter une attitude consé-
quente et courageuse face à leurs persécuteurs. Ils se sont comportés en marxistes-
léninistes comme surent le faire jadis les communistes chinois placés, toutes choses
•égales d'ailleurs, dans la même situation par rapport aux nationalistes dont le mouve-
ment était alors objectivement progressiste et devait donc être soutenu même lorsque
la 88 Armée de Marche fut victime de provocations et d'attentats massifs en dépit
des accords conclus, en dépit de son « intégration » à l'armée nationale.
Les communistes égyptiens ont su comprendre que dans la situation internationale
nouvelle caractérisée par le développement extraordinaire de la lutte antiimpérialiste
et par l'établissement de liens de solidarité de toutes sortes, politiques, économiques
« li'lFEMRÊ IDE WEZ » àT

«t culturels, -entre l'Egypte et les :pays du socialisme il devenait possible ,et nécessaire
-de réaliser ;un Front national de lutte antiimpérialiste .avec la bourgeoisie -égyptienne.
«C'est pourquoi ils :ant ;appelé à voter pour Nasser et ;pour -la Constitution, le 23 juin,
quelles que soient par ailleurs les réserves que l'on puisse faire sur les conditions dans
lesquelles s'est déroulé le scrutin.
De plus ils ont su montrer qu'en luttant contre le communisme le .gouvernement
affaiblissait en réalité sa propre ^position dans la lutte antiimpérialiste et que son intérêt
«tait d'accepter l'alliance de combat avec les éléments progressistes de la nation.
Cette politique a déjà obtenu des résultats substantiels. De nombreuses personnes
•emprisonnées :pour « communisme » ont été mises en liberté. Un -grand ,procès devant
Je-tribunal militaire spécial au début du mois de juin s'est terminé par de nombreux
acquittements.
Dans la pratique plusieurs des points du. programme proposé par les communistes
dès 1955 ont été effectivement réalisés, notamment l'établissement de relations d'amitié
avec l'U.R.S.S., la reconnaissance de la Chine populaire, l'intensification des relations
économiques et culturelles avec les pays de l'-est.
Y
L'attitude des communistes égyptiens, comme" celle d'ailleurs des socialistes de
tous les pays arabes en lutte contre l'impérialisme, est la seule possible, îa seule
•conforme à l'intérêt national et par conséquent à l'intérêt du mouvement révolution-
maire en général. On n'en saurait dire autant de l'attitude de la direction du parti
.socialiste français dont certains porte-parole sont allés jusqu'à vouloir fonder en
théorie ce qui n'est qu'un plat opportunisme au service des intérêts du capitalisme
français.
Il faut signaler à cet égard la tentative par Ed. Depreux et par Henri Levy Bruhi
de démontrer que la nationalisation de la Compagnie du Canal est réactionnaire par
.rapport à la formule ancienne, dont on affirme avec le plus grand sérieux qu'elle était
une contribution à l'internationalisme !!!
Une telle théorie n'a évidemment rien de commun avec le marxisme ou même
simplement avec la tradition ouvrière révolutionnaire dont les socialistes français se
réclament. Tout au plus pourrait-on, comme le fait Ed. Depreux, la rattacher au saint-
simonisme dont on sait assez qu'il eut, dialectiquement, deux aspects, -puisqu'il-fut
â la fois à l'origine de l'affairisme du Second Empire et d'un courant socialiste qui
s'en sépara totalement.
L'affirmation selon laquelle la formule de la Compagnie dite « Universelle »
<du Canal de Suez serait objectivement progressive par rapport à toute forme de
.-nationalisation, ceci en raison de son caractère « international » ne tient aucun
compte du contenu de classe. Elle .repose -sur une confusion, peut-être involontaire,
entre l'internationalisme et le cosmopolitisme. Outre le fait que l'ancienne compagnie
n'était nullement « universelle » mais en réalié un consortium franco-britannique,
il est extravagant d'attribuer une signification progressiste à une affaire dans le. conseil
•d'administration de laquelle on trouvait, pour la France seulement, les représentants
•de la plupart des grandes banques privées et de plusieurs sociétés anonymes monopo-
listes. La nationalisation, au contraire, comme étape sur la voie d'une-remise au peuple
•égyptien d'une richesse qu!il a largement contribué à crééer par son travail et ses
sacrifices serait objectivement ,une mesure progressive, même si ses auteurs étaient les
représentants de la grande bourgeoisie, ce qui n'est d'ailleurs pas le cas, le gouvernement
Nasser étant de plus en plus le mandataire de la « petite-bourgeoisie nationale ».
Au reste Ed. .Depreux dans ^'article auquel nous -nous -référons, devait admettre,
citant Jaurès, que â'intecnatioïiajisme bien loin de aier 'le ^patriotisme -le suppose aa
contraire.
g PIERRE COURTADE

Il est évident pour tout homme de bon sens que des peuples dépossédés comme
les peuples coloniaux, avant de parvenir à une prise de conscience internationaliste,
doivent d'abord nécessairement revendiquer le droit à l'exercice d'une pleine souveraineté
nationale.
Dans les appréciations que nous portons sur cette démarche historiquement néces-
saire nous ne devons jamais oublier que nous appartenons, nous, à une nation depuis
longtemps constituée et, qui plus est, à une nation impérialiste, colonisatrice.
Ceci doit nous inciter à une grande vigilance à l'égard de toutes les manifestations
de chauvinisme chez nous, non seulement dans la bourgeoisie, mais même dans la
classe ouvrière, et même dans son avant-garde. Rappelons que Lénine justement préoc-
cupé par la survivance du chauvinisme chez les « nationaux d'une grande nation »
allait jusqu'à exposer que « l'internationalisme ne doit pas seulement consister en l'obser-
vance d'une égalité formelle des nations, mais aussi en une inégalité qui compenserait de
la part de la nation oppresseuse, de la grande nation, l'inégalité qui s'établit de
fait dans la vie ».
« Celui qui ne l'a pas compris, ajoutait Lénine, n'a pas compris Vattitude réelle-
ment prolétarienne à l'égard de la question nationale ; il est resté en fait sur une position
petite-bourgeoise et il ne peut, par conséquent que glisser à n'importe quel moment
sur une position bourgeoise. »
Ceci, entre parenthèses, doit nous aider à porter un jugement raisonnable sur les
manifestations passionnelles qui ont entouré la décision du 26 juillet. Même si certaines
formulations du chef du gouvernement égyptien ont pu paraître excessives, qu'est-ce
que cet « excès », en définitive, au prix des souffrances endurées silencieusement par
le peuple égyptien depuis plus d'un siècle ? Et qui oserait mettre en balance la brus-
querie d'une décision qui ne faisait que devancer l'échéance légale du retour du
Canal à l'Egypte, et les morts, les dizaines de milliers de morts anonymes dont les
ossements blanchis se voient encore dans les sables, lorsque le vent du désert y creuse
des sillons ?
.
VI

Non contents de qualifier de « réactionnaire » la décision du 26 juillet, les gou-


vernements de Londres et de Paris et leurs propagandistes l'ont dénoncée comme une
« menace à la paix » dans des journaux qui dépendent pour
la plupart, en France, du
trust Hachette, principal actionnaire de la Compagnie !
Les événements ont fait justice de cette calomnie. A toutes les mesures de force
prises par la France et la Grande-Bretagne, (mobilisation des flottes, envoi de troupe-!
à Chypre, mise au point technique d'une opération aéroportée sur la zone du Canal),
le gouvernement égyptien a répondu en prenant, certes, des mesures de légitime défense,
mais surtout en évitant soigneusement de donner prétexte au moindre incident, à la
moindre provocation.
La volonté égyptienne de résoudre pacifiquement le problème s'est d'autre part
constamment manifestée dans de nombreuses références à l'Organisation des Nations-
Unies, dont les puissances occidentales ont, elles, contesté l'autorité et outrageusement
violé la Charte.
Il est devenu évident au bout de queques jours que si l'incident militaire avec
toutes ses conséquences a pu être évité nous n'en sommes nullement redevables à la
modération ou à l'esprit de justice des gouvernements de Londres, de Paris et même de
Washington.
En fait trois séries de causes ont concouru à diminuer le risque d'un conflit. En
premier lieu il y a la résistance de l'opinion publique, et particulièrement la résistance
des travaillistes et des trade-unions en Grande-Bretagne.
« L'AFFAIRE DE SUEZ » S

En France, bien que la prise de conscience ait été plus lente elle a néanmoins obl'gé
la « grande » presse a baisser le ton, vers le mi-septembre.
Le parti communiste français a une fois de plus joué un rôle décisif dans cette
prise de conscience. Seuls ou presque seuls les journaux communistes et progressiste?
ont, dès le début, combattu hardiment un courant belliciste d'autant plus dangercns
qu'il avait réussi à entraîner une partie non négligeable de 1' « intelligentzia » sêc
gauche, à qui ses sympathies pour Israël avait fait perdre le sens des réalités.
A ces mouvements de l'opinion publique en Europe occidentale se sont combinés
les effets de la solidarité arabe et- les démarches réitérées de l'U.R.S.S. et des pap
« neutralistes » en faveur d'une solution pacifique. En avertissant solennellement les
gouvernements occidentaux qu'une atteinte à la paix dans le Moyen-Orient affecterait
directement ses intérêts, l'U.R.S.S., a largement contribué à faixe réfléchir ceux qui
rêvaient d'une nouvelle campagne d'Egypte assortie d'une croisade contre le « fana-
tisme » arab^,
En deuxième lieu une des raisons qui ont fait hésiter les partisans de « l'épreuve
de force » est le fait qu'ils se sont rendu compte que la « campagne d'Egypte »
risquait de ne pas être une simple promenade militaire.
Incertains, pour ne pas dire plus, de la collaboration active de l'armée américaine,,
engagés à fond en Algérie, à Chypre, etc., ayant en face d'eux une armée égyptienne
qui n'est plus, à beaucoup près, l'armée qui fut battue par Israël, les états-majors de
Londres et de Paris semblent finalement avoir estimé que le risque était grand qu'usK
opération de « guerre-éclair » contre l'Egypte ne se transforme en une longue gaerw
de partisans, étendue à tous les pays .arabes et qui eût directement menacé les puits
de pétrole, les pipe-lines, pour ne rien dire du Canal lui même qui eût été, dès le
premier jour, rendu inutilisable.
En troisième lieu il est clair que les contradictions entre puissances impérialistes
ont joué un rôle très important. Dès le début de la crise le gouvernement des Etats-'
Unis s'est trouvé « coincé » entre le désir de manifester sa solidarité de principe -ms.
gouvernements « atlantiques » et le fait que les intérêts des pétroliers américains et
d'une façon générale l'intérêt politique et économique de l'impérialisme américain
désireux de supplanter la France et l'Angleterre dans les pays arabes ne pouvaifU
s'accorder avec une politique de soutien actif de Londres et de Paris. A cela s^ajoiE-
taient des préoccupations électorales, le désir d'Eisenhower de se présenter en pacifica-
teur et la crainte de perdre le bénéfice d'un « anticolonialisme » purement formel
sans doute, mais auquel la masse de l'opinion publique américaine est pro'fondérrscië
attachée.
En définitive et bien que d'accord sur le fond avec Londres et Paris, bien qu'il ait
été l'instigateur de mesures provocatrices comme le plan de « gestion internationale
»
qui escamotait la nationalisation, le Secrétaire d'Etat Poster Dulles a été amené à JOÏKX
un rôle conciliateur qui a bouleversé les plans occidentaux.
Et non seulement les plans occidentaux en ce qui concerne Suez, mais en £sï%
toute la stratégie occidentale qui se trouve ainsi remise en question.
Il est bien certain, en effet, que dans une situation caractérisée, malgré tout,
pa:
une sensible détente entre l'Est et l'Ouest, la coalition atlantique risque d'apparat»?
aux gouvernements de Londres et de Paris comme un marché de dupes si elle nt sr
manifeste pas dans toutes les circonstances, mais seulement lorsqu'elle coïncide
avsc
les intérêts permanents du capitalisme américain.
Cela était à prévoir, mais cela ne pouvait être prévu que par des hommes d'état
armés des méthodes d'analyse marxiste-léniniste de l'impérialisme, de ses contradictions,
et de son inévitable déclin dont la crise de Suez aura été en définitive un des épisodes
les plus significatifs et les moins coûteux pour la paix mondiale, si toutefois
ISMB
savons rester jusqu'au bout vigilants en n'oubliant pas que le feu couve.
LÀ GRANDE OEUVRE D'IBN KHALDOUN

par Yvus LACOSTE


Nous présentons à nos lecteurs une étude d'Yves Lacoste dont l'importance
et l'actualité ne leur échapperont pas. L'oeuvre d'Ibn Khaldoun, historien et
sociologue maghrébin du xiv6 siècle, est trop peu connue en France, pour des
raisons bien visibles, quoique son apport au progrès de la pensée dans le
domaine des sciences humaines ait. été considérable, comme l'ont montré et
reconnu tous les spécialistes qui ont pris contact avec cette oeuvre.
Yves Lacoste avait, au cours de son essai, à toucher à divers problèmes
délicats sur lesquels nous ne sommes pas encore parvenus à un degré suffi-
sant de compréhension. Le caractère des luttes sociales dans le -monde musul-
man, et tout particulièrement -au Maghreb, pendant le Moyen âge, la nature
profonde des forces en lutte, la constitution des entités (« nationalités »" ou
peuples) qui devaient plus tard servir de base à la formation des nations, leur
rapport avec les diverses formes de civilisation de religion musulmane ou
de langue arabe : tous ces problèmes sont extrêmement complexes et prêtent
à de difficiles discussions.
L'article d'Yves Lacoste ne .peut prétendre apporter à ces problèmes une
solution définitive ; du moins représenie-t-il une contribution importante
à l'histoire du Maghreb et du monde musulman. Nous souhaitons qu'il -ouvre
la voie à de nouvelles études et qu'il attire L'attention die Vensemble de nos
lecteurs sur une partie essentielle, volontairement .négligée jusqu'ici en France,
de l'histoire de la civilisation humaine. — LA. PENSÉE.

n|g m
H
E 15 mars 1406, il y -a 550 ans, mourait au Caire le plus grand histo-
rien maghrébin, Abou Zeid Abd Er Rahman Ibn Khaldoun. Malgré
sa très grande importance, son oeuvre -est, en France, tout par-
H ticulièrerruent ignorée. Si les noms d'Avicenne ou d'Averroès, par
H exemple, sont connus des intellectuels, celui d'Ibn Khaldoun n'est
,M familier qu'aux spécialistes des questions, nord-africaines. Cepen-
dant les historiens qui ont été amenés à connaître son oeuvre, en
particulier les Prolégomènes, n'ont pas songé à cacher leur admiration :

[Ibn Khaldoun] a été le plus grand philosophe et historien que l'Islam ait jamais produit et
l'un des plus grands de tous les temps (P. K. HITTI, Précis de l'histoire des Arabes).
[Ibn Khaldoun] a conçu et formulé une philosophie de l'histoire, qui est sans doute le plus
giand travail qui ait jamais été créé par aucun esprit dans aucun temps et dans aucun pays
(TOYNBEE, A Study ot History).

[Les Prolégomènes d'Ibn Khaldoun sont] un des ouvrages les plus substantiels et les plus inté-
ressants qu'ait produits l'esprit humain (G. MARÇAIS).

De telles déclarationsn'ont pas eu d'écho. Cela est certes le résultat de


la méconnaissance générale dans laquelle est tenue la civilisation d'expres-
sion arabe, que trop de puissances ont intérêt à minimiser et à amoindrir. Mais
pourquoi Ibn Khaldoun a-t-il fait l'objet de cette particulière conspiration du
silence ? D'abord parce .gu'il .était maghrébin et qu'il a créé .l'essentiel d«
LA GRANDE OEUVRE D'IBN KHALDOUN 11

«on oeuvre rdans la partie .de l'Afrique du J\Tord qui devait plus tard constituer
l'Algérie : il n'est pas souhaitable pour le colonialisme d'éclairer l'illustre
passé d'un peuple dont on prétend nier le caractère national. De plus la con-
ception qu'au xive siècle Ibn Khaldoun avait de l'histoire, cette science
•« dangereuse », apparaît encore aujourd'hui, rationaliste et progressiste. Enfin
l'oeuvre d'Ibn Khaldoun détruit le mythe, soigneusement entretenu par le colo-
nialisme, du caractère non-original, non-créateur, purement syncrétique, des
-civilisations arabes. Comme nous le verrons, Ibn Khaldoun peut à juste titre
être considéré comme l'un des premiers théoriciens d'une conception scienti-
fique de l'histoire.
Cependant, les rares études de l'oeuvre d'Ibn Khaldoun se gardent le plus
souvent de mettre en lumière les véritables causes de sa grandeur et d'y dis-
tinguer ce qui est encore juste et créateur de ce qui ne l'est plus. Certains
auteurs, dont les buts politiques apparaissent rapidement, ont tenté d'utiliser
•certains aspects de cette oeuvre (parfois les moins valables), en les arrachant
.à leur, contexte historique .médiéval, pour justifier l'actuelle politique colo-
niale. De tels procédés ont été facilités par-le caractère très complexe de la
f>ersonnalité et de l'oeuvre d'Ibn Khaldoun.

Sa personne et son temps


Ibn Khaldoun, descendant d'une grande famille andalouse, chassée d'Es-
pagne par la « Reconquista », naît à Tunis en 1332. Sa jeunesse est tout
«entière consacrée à l'étude. Il restera toute sa vie un perpétuel étudiant, assi-
milant de multiples connaissances, s'initiant à toutes les sciences, recher-
-chant à travers le Maghreb, de Tunis à Fes, la conversation des lettrés et des
^savants, dépouillant le contenu des bibliothèques. Il accumule ainsi un savoir
«encyclopédique, non pour l'orgueil d'amasser le plus grand nombre possible
•de connaissances, -mais pour en faire une synthèse qui .déterminera le caractère
^-original de sa conception de l'histoire, et lui permettra d'élaborer son ceuvrô.
Certes cet énorme travail suppose une personnalité exceptionnelle. Cepen-
dant, cette oeuvre réalisée au xive siècle, dans une période de déclin, n'en est
•pas moins conditionnée par le grand essor intellectuel, .économique et social qui
-caractérise le monde arabe du vin" aux xie et xue siècles, par ce que certains
ont appelé le « miracle arabe ». La conquête arabe, impulsée par la.bourgeoisie
imarchande des villes d'Arabie, avait renversé les structures sociales basées sur
l'esclavage, caduques et stérilisantes, imposées par les dominations romaine, puis
•byzantine. Elle avait, dit J. Pirenne, « provoqué un véritable renouveau de l'éco-
nomie universelle », malgré la domination des féodaux dans les premiers temps
-de la conquête. Ayant recueilli l'héritage hellène, l'ayant mêlé aux apports de
la pensée indienne et iranienne, les civilisations d'expression arabe, qui étaient
à l'époque essentiellement urbaines et marchandes, s'engagèrent dans la voit
des recherches pratiqués, de la science et du rationalisme. Ces civilisations
firent faire •un bond considérable à toutes les sciences. La pensée d'Ibn Khaldoun,
loin d'y être une exception, comme le prétendent certains, est l'un des plu*
f>eaux fruits de ce grand essor intellectuel et d'une époque de grandeur, caracté-
risée au Maghreb, entre autres, par la civilisation et la puissance de I.'Empirs
âhnohade.
Cependant il serait faux de ne voir en Ibn Khaldoun que « le philosoph*
cheminant sur sa mule », «mme dit G. Marçais. C'est aussi un grand féodal.
12 ' YVEs: LACOSTE

le descendant d'une grande famille refoulée en Afrique, où il cherche par tous


les moyens à se refaire une place dans un monde en pleine crise politique,
économique et sociale.

La vie politique du Maghreb se caractérise par des luttes confuses et


acharnées entre le royaume hafcide de Tunis, les principautés de Bougie, de
Bône et de Constantine, qui sont plus ou moins ses vassales, le royaume abdel-
vvadide de Tlemcen et le Maroc des Mérinides qui, après avoir formé le projet
d'unifier les pays de l'Atlantique à l'Iirilriya, entre en pleine décomposition.
Les tribus bédouines, installées en Afrique du Nord .au xie siècle, en profitent
pour étendre leur emprise et leurs dévastations. Partout vizirs, prétendants, mer-
cenaires arabes, milices chrétiennes se disputent le pouvoir. Après avoir pra-
tiquement refoulé les musulmans hors d'Espagne, l'offensive chrétienne com-
mence à se faire sentir sur les côtes marocaines. Ibn Khaldoun décrit le triste
état dans lequel se trouve le Maghreb, où en 1348 vient s'abattre la.grande
peste : •

La culture des terres s'arrêta faute d'hommes, les villes furent dépeuplées ; les édifices tombèrent
en ruines, les chemins s'effacèrent, les monuments disparurent, les maisons, les villages resterait
sans habitants, les nations et les tribus perdirent leur force et tout le pays cultivé changea d'aspect
(T. I, p. 66, de la traduction de Slane : Les Prolégomènes).

La cause essentielle de cette crise, de ce déclin, paraît bien être l'affaiblis-


sement (et cela pour des raisons complexes qu'il serait trop long d'envisager
ici) du rôle des marchands, autrefois si puissants dans le cadre d'une société
de type féodal.
En raison du ralentissement des échanges les bénéfices commerciaux, au
lieu de se réinvestir comme ils le faisaient jusque-là dans le négoce où l'indus-
trie, s'investissent en terres et peu à peu le marchand se transforme en grnnd
propriétaire foncier féodal. Les conséquences de ce phénomène sont très graves :
parallèlement au développement de la grande propriété et au recul de l'éco-
nomie urbaine et commerçante, s'accroissent des formes de sujétion voisines
du servage. Les gouvernements, qui s'appuyaient sur les finances des riches
marchands, doivent trouver d'autres ressources. Pour payer ses créanciers, ses
officiers, ses mercenaires, l'Etat donne des assignations sur les impôts payés
par telle ou telle région. Ce système de 1' « iqta », en somme très comparable
au système du fief de l'Europe médiévale, prit une grande extension et permit
la constitution d'immenses domaines plus ou moins héréditaires et indépendants.
Les souverains qui, à la différence de ceux de l'Europe occidentale par exemple,
ne pouvaient plus s'appuyer sur une bourgeoisie, échouèrent dans leurs tenta-
tives centralisatrices. L'instabilité politique, les^ rivalités territoriales des féodaux
implantèrent la guerre à l'état plus ou moins chronique. Cette situation entraîna
et l'accroissement du rôle politique des nomades, mercenaires recherchés, et
leur importance numérique. En effet se développait le genre de vie nomade qui,
à la différence de la vie sédentaire, assurait, outre l'intérêt du butin des expé-
ditions guerrières, la protection des hommes et des biens par la fuite devant
les razzias. Les fameuses « invasions » nomades, trop souvent considérées à
tort comme l'unique cause de la crise économique et sociale, n'en sont en fait
que les conséquences. G. Marçais a bien montré que les nomades (Banou Hilâl et
LA GRANDE OEUVRE D'IBN KHALDOUN 13

Banou Soleim) ne se sont pas étendus comme des conquérants à travers l'Afrique
du Nord, mais qu'ils y ont été appelés, enrôlés par les seigneurs féodaux à la
recherche de mercenaires. Dans le domaine intellectuel, les conditions n'étaient
plus aussi favorables que par le passé. Non seulement le déclin de la classe
progressiste des marchands avait entraîné un certain ralentissement du déve-
loppement intellectuel, mais il se développa à partir des xie-xna siècles une véri-
table réaction religieuse. Dans son extension, l'Islam n'avait pu empêcher réclu-
sion en son sein d'hérésies puissantes par le regroupement autour d'elles des
opposants politiques ou sociaux. Par contre l'orthodoxie sunnite rassemblait les
classes possédantes. Des « madrassa », collèges officiels et véritables séminaires
destinés à former des administrateurs fidèles, partit une réaction très violente
contre tout ce qui, dans le domaine intellectuel, était étranger à la stricte
orthodoxie religieuse. Ainsi le grand mouvement traditionaliste arabe fut-il pro-
gressivement étouffé. Claude Caheri a étudié ' cette « alliance du sabre et de la
Marassa » qui caractérise l'époque.

C'est dans ce monde en pleine crise, dans ce monde qui se féodalise de


plus en plus, que va évoluer Ibn Khaldoun. Ses ambitions sont grandes, et pour
les réaliser il emploiera différents moyens.
Il va d'abord essayer de se faire une place par l'intrigue politique. Dès sa
vingtième année, il trempe dans toutes les conspirations de cour, quitte sans
vergogne tel souverain pour se mettre à la disposition d'un rival dont les chances
sont plus grandes. Ainsi après avoir quitté le souverain de Tunis, il passe au
service du sultan de Fes, à celui du roi de Grenade, devient premier ministre
du royaume de Bougie, puis de Tlemcen, pour se retrouver à Fes. Bien qu'Ibn
Khaldoun, véritable précurseur de Machiavel, fasse preuve d'une extrême habi-
leté sur cet échiquier politique fort complexe, il se rend bientôt compte que le
génie de l'intrigue ne suffit pas et qu'il lui faut, pour arriver à ses lins, une
force matérielle.
Il devient donc, à 34 ans, condottiere dans le plus pur style de la Renais-
sance italienne. Il recrute des mercenaires chez les tribus arabes nomades qui
descendent des Hilaliens, les Douawida, loue ses, hommes à tel ou tel souverain
(il faut évidemment choisir celui qui a les plus grandes chances d'être victo-
rieux), mène ses troupes au combat, partage le butin. Au cours de ses périgri-
nations guerrières, comme dans ses déplacements diplomatiques, Ibn Khaldoun
n'oublie jamais ses recherches. Etonnant exemple que ce savant, homme d'affaires
et de guerre 1
Après huit ans d'aventures et d'études, la chance se fait plus rare, le
nombre de ceux qui ont à se venger de lui s'accroît, la maladie frappe. Ibn
Khaldoun, qui a dépassé la quarantaine, se rend compte de la vanité de ses ambi-
tions et voit un autre moyen de se faire un nom. Il a essayé l'intrigue, les
armes, en vain... Ce sera donc par la puissance de son intelligence et l'étendue
de son savoir.
Dans cette vie mouvementée qui a été la sienne jusque-là, il a été le
témoin, parfois l'acteur de grands événements politiques, il a p?u saisir le

i. « A Propos d'Avicenne. » La Pensée. n° 4;, novembre-décembre 1952, pp. 69-82.


U YVES LACOSTE

mécanisme des gouvernements. Homme d'action, il est aussi, observateur lucidet


De ce cerveau extraordinaire va sortir une cuuvre géniale: Obligé de se réfugies-
dans la forteresse des Douawida, la Kalaa- Ibn Selama (aujourd'hui. TaourzQut
près de Tiaret), en quatre années (1374-1378) d'un travail acharné, il rédige:
les Prolégomènes de son Histoire universelle.
Ibn Khaldoun, ayant renoncé aux ambitions autres que celle de l'esprit,,
regagne Tunis où il professe brillamment a l'Université, tout en poursuivant
l'élaboration de son oeuvre. En 1382, il va' se fixer dans la- grande métropolet-
intellectuelle de l'Islam, au Caire où, nommé grand Gadi maléikite, il se con-
sacre a ses cours à l'Université et à la continuation de son Histoire.
Cette vie, commencée si tumultueusement et qui approche de sa fin dans-
un très grand calme, devait compter un dernier épisode spectaculaire. En 1400,.
Ibn Khaldoun, ayant suivi à Damas le sultan d'Egypte et sa cour, s'y trouver
surpris et assiégé par l'armée de Tamerlan qui vient d'écraser l'armée égyp^
tienne. Malgré ses 68 ans, Ibn Khaldoun se fait secrètement descendre, à l'aide?
de cordes, le long des murailles de la ville et aivec quelques compagnons se-
dirige vers le camp de Tamerlan, malgré son effroyable réputation. Loin dé-
céder à la crainte, Ibn Khaldoun réussit à intéresser, puis à émerveiller par ses-
connaissances son farouche interlocuteur qui, après lui avoir offert d'entrer à
son service, le renvoya sain et sauf, pendant que Damas était livré au massacre
et à l'incendie. Enfin, après une vie d'une rare plénitude, Ibn Khaldoun s'étei-
gnait au Caire le 15 mars 1406.

Ainsi la personnalité d'Ibn Khaldoun apparaît comme particulièrement com>-


plexe puisqu'il est à la fois, lors de l'élaboration de la partie essentielle' de son,
oeuvre, les Prolégomènes, l'érudit et le savant, le grand féodal propriétaire ter-
rien (il possédait de grands domaines près de Grenade et de Tunis), l'intrigant,
diplomate et le condottiere. Cette complexité, cette contradiction qui reflète bien,
le caractère essentiel de l'époque, la lutte entre la civilisation bourgeoise el.
marchande et les féodaux, se retrouve dans son oeuvre. Certains de ses aspects,
fruit du grand essor scientifique arabe, sont pour le xrv° siècle et encore aujour-
d'hui rationalistes et progressistes ; mais, comme nous le verrons, d'autres aspects
des Prolégomènes ne sont pas seulement « dépassés » aujourd'hui ; ils n'étaient
déjà plus progressistes au. xi<v° siècle. Ibn Khaldoun, grand féodal, n'a pas-
complètement échappé à l'influence de la réaction féodale et religieuse. Sa-
pensée peut être considérée comme essentiellement contradictoire. Il n'est
qu'à'constater par exemple l'opposition qui existe entre certaines parties des-
Prolégomènes.
Cet ouvrage débute par un magnifique passage, véritablement précurseur
du souffle qui animera Descartes, trois siècles plus tard (ceci est d'ailleurs;
loin d'être une exception dans la littérature d'expression arabe médiévale). ïbm
Khaldoun ayant déclaré que son but est
d'établir une règle sûre pour distinguer dans les récits la vérité de l'erreur,

et qu'il faut pour cela que l'historien


s'en rapporte à la balance de son propre jugement, [puisque] toute vérité peut être conçue pas-
l'intelligence,
Là GRANDE OEUVRE D'IBN KHALDOUN 15

poursuit :.

Le champ de l'ignorance offre son pâturage insalubre. Mais la vérité est une puissance à laquelle
rien ne résiste et le mensonge est un démon qui recule foudroyé par l'éclat de la raison (T. I, p. 4).
Par contre, dans le tome III des Prolégomènes (consacré essentiellement
aux problèmes philosophiques et theoiogiqw.es, sur lesquels portait principale-
ment la réaction religieuse),, Ibn Khadoun prend, une attitude nettement réac-
tionnaire. Après avoir durement critiqmé les « égarements » et les oeuvres
« dangereuses » d'Averroès et.
d'Avicenne, il déclare, entre autres :
L'Univers est trop étendu pour être embrassé par l'esprit humain, car Dieu crée ce que vous
ne savez pas (T. III, p. 231).
Après avoir déconseillé l'étude des sciences et de la logique, il écrit à
leur sujet. :
Nous ne devons pas nous occuper de telles matières, parce qu'elles entrent dans la catégorie
des choses dont l'examen nous est défendu par cette maxime : le vrai croyant doit s'abstenir de ce
qui ne le regarde pas. En effet les questions naturelles n'ont aucune importance pour nous,
ni sous le point de vue de la religion ni sous celui de l'entretien de la vie (T. lit, p. 233).
Après de tels passages, pour le moins obscurantistes, Ibn Khaldoun prône
le refuge dans la religion et l'attente de l'inspiration divine, qui remplacera
un rationalisme dangereux.
Cette contradiction n'est d'ailleurs pas uniquement le fait de la person-
nalité d'Ibn Khaldoun ni de son époque, qui cependant l'accentuent. C'est
une caractéristique de toute la culture médiévale d'expression arabe qui
reflète des tendances antagonistes, comme toute culture de société féodale.
Déceler les aspects non progressistes de l'oeuvre d'Ibn Khaldoun (ils ne
portent d'ailleurs directement que sur ce qui est te moins original), c'est
empêcher que certains auteurs, en entretenant la confusion, ne fassent servir
la grandeur et le rationalisme profond d'ilbn. Khaldoun à l'illustration de théo-
ries racistes et colonialistes.

Sa conception de l'histoire^
Jusqu'aux Prolégomènes d'Ibn Khaldoun, l'histoire est avant tout un
ensemble de genres littéraires plus ou moins nobles. Le premier grand histo-
rien, Thucydide, ne se borne pas à- raconter, il explique après avoir recherché
l'exactitude des faits. Mais, n'en considérant pas moins l'histoire comme un art,
comme dans la- tragédie, Thucydide s'attache à faire vivre une sorte d'idée
force, par- les hommes et au milieu d'eux. Par la suite, que le « genre » soit
moralisateur, théologique, hagiographique, politique, romanesque ou annalis-
tique, l'histoire se limite à une conception purement a événementielle ». Quand
elle tente d'être explicative, elle se borne à la recherche de « causes » compa-
tibles avec son genre. Ainsi le théologien historien donnera pour explication
essentielle l'intervention divine (exemple : Saint Augustin).
Dès les premières lignes des Prolégomènes, Ibn Khaldoun montre qu'il a
dé tous autres buts qu'émouvoir, charmer, moraliser, convaincre ou servir
lès gouvernements. Pour lui, l'histoire est non un genre littéraire, mais une
science, et il est le: premier à avoir eu d'elle cette conception.
Ibn Khaldoun fait la critique dïr ces historiens qui se bornent à énumérer
les événements, des règnes de tel et tel roi, leur généalogie, les. noms de leurs
16 YVES LACOSTE

ministres. Ces livres à l'usage des familles régnantes « ne sont pas de l'histoire »
et Ibn Khaldoun les compare à
des fourreaux d'épée auxquels on aurait enlevé les lames (T. I, p. 7).
Les caractères intérieurs de la science historique sont l'examen et la vérification des laits,
l'investigation attentive des causes qui les ont produits, la connaissance profonde de la manière dont
les événements se sont passés et dont ils ont pris naissance. L'histoire forme donc une branche,
importante de la philosophie et mérite d'être comptée au nombre des sciences (T. I, p. 4).

Taha Hussein, dans son Etude analytique et critique delà philosophie d'Ibn
.
Khaldoun, s'appuyant sur le fait que dans la traduction de Slane le terme
arabe « ilm », qui signifie littéralement « savoir », est traduit abusivement pur
le terme français « science », en déduit qu* « Ibn Khaldoun n'a jamais formé le
projet de faire de l'histoire une science proprement dite ». En réalité cela
importe peu. Le concept de science étant loin d'être strictement défini au
HV" siècle, il est fort probable qu'Ibn Khaldoun n'a pas songé à définir la science
historique. Mais ce qui importe, c'est que sous la plume d'Ibn Khaldoun appa-
raisse au xjv 6 siècle une conception de l'histoire qui nous paraisse aujourd'hui
scientifique.
Ce qui est remarquable, c'est qu'Ibn Khaldoun en est arrivé à réfléchir sur ce qui est aujour-
d'hui la méthode de la recherche historique (G. SARTON, .introduction to the History o{ Science).
Certes, il existe une grande différence entre l'ensemble de l'Histoire uni-
verselle d'Ibn Khaldoun, série de notices historiques, généalogiques et géogra-
phiques des différents peuples du monde arabe, et les Prolégomènes, qui con-
tiennent sous une forme relativement succincte l'exposé général des concep-
tions de l'auteur, de sa méthode et de ses buts. Ibn Khaldoun n'a, pas appliqué
dans son Histoire, qui est déjà cependant bien différente des oeuvres des autres
historiens arabes (il est un des premiers à abandonner le système des Annales),
tous les principes scientifiques qu'il a développés dans les Prolégomènes^Il
n'en a sans doute pas eu la possibilité, faute de documentation précise. Ciest
pourquoi l'Histoire universelle intéresse surtout les spécialistes des questions
nord-africaines, alors que les Prolégomènes sont une étape capitale dans l'évolu-
tion de la science.
En effet Ibn Khaldoun a pour but principal d'expliquer, de faire com-
prendre. Ne se contentant pas de la, découverte des causes immédiates ou appa-
rentes, il oriente l'histoire vers la recherche des causes profondes, vers l'expli-
cation totale. Ibn Khaldoun est l'un des premiers à ne pas se borner à l'histoire
de la classe féodale, à voir le rôle fondamental que jouent dans l'évolution his:
torique les phénomènes économiques et sociaux.
J'ai suivi un plan original, ayant imaginé une méthode nouvelle d'écrire l'histoire et choisi une
TOÏe qui surprendja le lecteur, une marche, un système tout à fait à mou. En traitant de ce qui
est relatif à la civilisation et à l'établissement des villes, j'ai développé tout ce qu'offre la société
humaine en fait de circonstances caractéristiques. De cette manière je fais comprendre les causes
des événements (T. I, p. 9).
M'introduisant par la porte des causes générales dans l'étude des faits particuliers, j'embrasai
dans un récit compréhensif l'histoire du genre humain... .
tout ce qui tient à la civilisation (T. I,
p. 11).
[L'histoire] est une science sui generis, car elle a d'abord un objet spécial, je veux dire la
cïïïlisation et la société humaines. L'histoire a pour véritable objet de faire comprendre l'état social
de l'homme, c'est-à-dire la civilisation, et de, nous apprendre les phénomènes qui s'y rattachent
naturellement, à savoir la vie sauvage, l'adoucissement des moeurs, l'esprit des familles et des
£«1 GRANDE OEUVRE D'IBN KHALDOUN 17

tribus les divers genres de supériorité que les peuples obtiennent les uns sur les autres et qui
amènent la naissance des empires et des dynasties, la distinction des rangs, les occupations auxquelles
les hommes consacrent leurs travaux et leurs efforts, telles que les occupations lucratives, les métiers
qui font vivre, les sciences, les arts, enfin tous les changements que la nature des choses peut
opérer dans le caractère de la société (T. I, p. 711).
d'Ibn Khaldoun apparaîtra encore
Le caractère scientifique des conceptions
mieux quand nous le verrons, partant de données qu'il essaiera de préciser
par les techniques rudimentaires de l'époque, aboutir, au fur et à mesure de son
explication, à une recherche des lois du développement de la socitété.
Ainsi le fait qu'Ibn Khaldoun puisse être à juste titre considéré comme le
fondateur de la conception scientifique de l'histoire et également de la socio-
logie, confère à la civilisation d'expression arabe, dont il est un des plus
brillants représentants, une importance considérable. Comme d'autres grands
savants arabes, Ibn Khaldoun détruit ce mythe de la non-originalité de la civi-
lisation arabe médiévale, de son absence de rôle créateur, de son caractère pure-
ment syncrétique, mythe développé et entretenu par le colonialisme.

*
Comment expliquer l'apparition (malheureusement trop brève, puisqu'Ibn
Khaldoun n'a pas eu de grands successeurs) de la science historique dans le
Maghreb du xive siècle ? Il faut pour cela rattacher l'oeuvre d'Ibn Khaldoun au
grand mouvement littéraire et scientifique d'expression arabe et à la grande
lignée des historiens arabes. Générale ou locale, biographique ou encyclopédique,
précise ou sommaire, l'histoire fut la plus brillante des disciplines littéraires
du monde arabe médiéval. Ne citons que les plus célèbres parmi un grand
nombre d'historiens, pour la plupart des Orientaux.
Dès la deuxième moitié du ix 6 siècle, Abpu Hanifa Dinawari, Ya'qoubi
inaugurent l'histoire universelle et Baladhori se consacre à l'histoire de l'Islam..
Conçues au xe siècle, les oeuvres énormes de Tabari, de Masoudi, de Çoulj,
d'Al Birouni ont fortement influencé Ibn Khaldoun. Au début du xme siècle se
placent les oeuvres très importantes d'Abu'l Fedâ et d'Ibn al Athir. Ibn Khaldoun
est donc loin d'être une exception, il est un couronnement.
Cependant il ne serait pas juste de ne voir en son oeuvre qu'un des sommets
d'une « culture arabe » cosmopolite et homogène. Ce terme masque en effet une
réalité plus complexe. La « culture arabe » est en réalité le groupement de cul-
tures diverses : tadjique, uzbèque, turkmène, arabe au sens strict, égyptienne,
perse, àndalouse, etc., qui, malgré leur interpénétration et leur comunauté
d'expression en langue arabe, n'en gardent pas moins une certaine autonomie,
une certaine originalité et constituent les premières pierres des édifices des
futures cultures nationales. Le démembrement de l'empire arabe activa dans
•une certaine mesure l'essor culturel de ces pays. Cet essor y fut d'autant plus
important et précoce lorsqu'une culture originale préexistait à l'expansion arabe.
Ces créations originales eurent d'ailleurs une influence décisive sur le dévelop-
pement de l'ensemble des civilisations d'expression arabe.
Cette originalité culturelle semble être aussi le fait, du Maghreb, où Ja tenace
personnalité berbère se combina à l'influence des deux grands foyers d'Egypte
et d'Andalousie poXir donner des centres intellectuels, comme Fes ou Tunis. Les
théories colonialistes s'efforcent de nier l'originalité de la culture maghrébine,
18 YVES LACOSTE

mais entre autres l'oeuvre d'Ibn Khaldoun constitue une manifestation fondamen-
tale de celle-ci.
Ibn Khaldoun, loin d'être, comme le prétendent certains, « un déraciné, un
cosmopolite », est maghrébin d'esprit, de moeurs et de costume et le restera
jusqu'à la fin de sa vie, bien qu'il vécût en Egypte. Essentiellement maghrébine-
aussi est son oeuvre, ne serait-ce que par son sujet principal.
Ce sont les bouleversements qui affectaient ce pays qui amenèrent Ibn
Khaldoun à s'interroger et à rechercher les causes profondes des importantes
transformations qui se déroulaient sous ses yeux.
Mais aujourd'hui, je veux dire à la fin du vrai siècle ?-, la situation du Maghreb a subi une
révolution profonde, ainsi que nous le voyons, et a été bouleversée... Donc il faut aujourd'hui un
historien qui puisse constater l'état du monde, des pays et des pesples, indiquer les changements
qui se sont opérés dans les usages et les croyances et prendre le chemin qus Masoudi avait suivi en
traitant les affaires de son temp"s (T. i, pp. 66 et 67).

Sa méthode

La méthode qu'emploie Ibn Khaldoun dans les Prolégomènes est l'une des
causes essentielles de l'importance de cet ouvrage. Il débute par un essai de
ctitique historique qui, au xiv 6 siècle, revêt une signification toute particulière.
Après avoir constaté le peu de vérité contenue dans Ja grande majorité des
ouvrages historiques, Ibn Khaldoun en vient à dresser un bilan des causes d'erreur
et à établir « une règle sûre pour distinguer la vérité de l'erreur », en s'ap-
puyant non sur les critères religieux, mais sur la raison.
Les principales causes d'erreur résident dans
l'attachement des hommes à certaines opinions et à certaines doctrines,... la confiance que l'on
met dans la parole des personnes qui transmettent les récits,... la facilité de l'esprit humain à
croire qu'il tient la vérité,... le penchant des hommes à gagner la faveur des personnages illustres,...
le goût du merveilleux, l'ignorance des buts -que les acteurs dans les grands événements avaient en
vue,... l'ignorance des rapports qui existent entre les événements et les circonstances qui les accom-
pagnent (T. I, p. 71).
Enfin Ibn Khaldoun insiste sur l'importance qu'ont les phénomènes écono-
miques et sociaux. Une importante cause d'erreur est
l'ignorance de la nature des choses qui naissent de la civilisation (T. I, p. 71),
Ibn Khaldoun propose un certain nombre de- règles pour échapper à l'erreur
et pose les bases d'un certain déterminisme historique. Tout d'abord rester
fidèle au principe de causalité :
Si nous contemplons ce monde,..; nous y reconnaissons une ordonnance parfaite, un- système,
régulier, une liaison de cause à effet.

Parlant par exemple des opérations militaires et de la victoire, Ibn Khaldoun


déclare avec une netteté que l'on retrouvera chez Spinoza trois siècles plus
tard :
La. victoire est une affaire de chance et de hasard, mais je vais expliquer ce que j'entends par
ces mots... La victoire tient à des causes cachées, et c'est là ce qu'on désigne par le mot hasard
(T. II, p. &î).

a. vnr* siècle de l'Hégire : 1222-1322.


LA GRANDE OEUVRE D'IBN KHALDOUN 19

Partant en guerre contre les fables et histoires merveilleuses qui truffent


lés ouvrages historiques, il écrit :
Si l'on ne juge pas de ce qui est loin par ce qui est sous les yeux, si l'on ne compare pas le
présent, on ne pourra guère éviter de s'égarer (T. I, p. 13).
L'historien doit connaître à fond les causes de chaque événement et les sources de chaque
renseignement (T. I, p. 57).
Cependant la méthode d'Ibn Khaldoun ne se limite pas à cet essai de cri-
tique historique. Beaucoup plus importante encore est sa méthode générale-
qui, bien que ne faisant pas l'objet d'un exposé de principe, se dégage de l'en-
semble de l'oeuvre. La totalité des commentateurs d'Ibn Khaldoun semble avoir
laissé cet aspect dans l'ombre en raison peut-être de son caractère particulière-
ment rationaliste et progressiste.
A la différence de la science historique moderne qui, de près ou de loin,
tend à s'appuyer sur une conception générale du monde, la méthode d'Ibn
Khaldoun est empirique et n'est pas clairement formulée. Elle s'oppose d'ail-
leurs totalement aux conceptions religieuses et philosophiques d'ensemble de son
auteur.

La méthode historique d'Ibn Khaldoun se caractérise par le rôle qu'y
joueni certaines notions dialectiques. Ibn Khaldoun considère le monde
non comme une accumulation accidentelle d'objets, mais comme un ensemble
cohérent où les phénomènes se conditionnent réciproquement. Ainsi s'explique
par exemple le caractère encyclopédique (d'ailleurs assez fréquent chez les auteurs
arabes) des Prolégomènes qui comprennent en effet une cosmographie, une des-
cription géographique du monde, une politique, un traité d'économie, une clas-
sification rationnelle des sciences, une pédagogie, une rhétorique. L'énuméra-
tion pourrait d'ailleurs se continuer par des éléments de chimie, d'algèbre, d'agri-
culture, de médecine, d'architecture et d'urbanisme, d'esthétique, de droit, de
théologie, d'art militaire, etc.. Tous ces éléments divers sont rangés logiquement
selon une conception synthétique servant à l'explication générale des phénomènes
politiques, économiques et sociaux. Le passage suivant, choisi parmi beaucoup
d'autres, montre le souci constant qu'Ibn Khaldoun a de lier des phénomènes
que les historiens ont eu longtemps coutume de séparer :
Il y a plusieurs choses qui ont entre elles des rapports intimes, tels que l'état de l'empire, le •
«ombre de la population, la grandeur de la capitale, l'aisance et la richesse du peuple. Ces rapports
existent parce que la dynastie et l'empire servent de forme à la nation et à la civilisation et que
tout ce qui se rattache à l'Etat, sujets et villes, leur sert de matière (T. II, p. 299).
La religion et la loi musulmane peuvent être regardées comme une forme qui a pour matière
l'existence de la nation et de l'empire même (T. I, p. 263).
Ibn Khaldoun ne considère pas cet ensemble complexe et cohérent comme
statique, mais au contraire comme en plein mouvement :
Les ouvrages historiques récèlent un autre genre d'erreurs, provenant de la négligence des
auteurs qui ne tiennent aucun compte des changements que la différence des temps et des époques
amène dans l'état des nations et des peuples (T. I, p. 58). L'état du monde et des peuples, leurs
usages, leurs opinions ne subsistent pas d'une manière uniforme et dans une posiiion invariable. C'est
au contraire une suite de vicissitudes qui persistent pendant la succession des temps, une transition
continuelle d'un état à l'autre (T. I, p. 58). Les empires ainsi que les hommes ont leur vie
Ils grandissent jusqu'à l'âge de maturité, puis commencent à décliner... Ces accidents propre.
tout naturels-
gq YVES LACOSTE

et rien ne peut les empêcher (T. I, p. 348). Lorsque l'univers éprouve un bouleversement complet,
création et de s'organiser de nouveau
on dirait qu'il va changer de nature afin de subir une nouvelle
(T. I, p. 67).
Nous verrons, à propos de sa théorie d'évolution des empires, d'autres aspects
de la pensée d'Ibn Khaldoun qui évoquent la dialectique. Cette méthode l'amène
à étudier non seulement tous les aspects, tous les constituants de la société, mais
aussi chacun de ces éléments par rapport aux autres, et cela 'dans une continuelle
évolution. Cette transformation ne se fait pas d'une manière anarchique, indé-
terminée. Ibn Khaldoun est le premier à établir clairement que les phénomènes
sociaux obéissent à des lois qui, bien que moins absolues et moins simples que
celles qui régissent les phénomènes physiques, n'en sont pas moins assez cons-
tantes pour aboutir à une succession régulière d'événements à l'intérieur de
cadres bien définis. Pour Ibn Khaldoun ces lois ne sont pas biologiques, phy-
siques ou d'inspiration divine. Elles procèdent de l'évolution économique et
sociale de chaque société, qui porte en elle les causes inéluctables de son déve-
loppement et de sa décadence.
Après avoir étudié les influences qui s'exercent sur la société sans en dé-
pendre, Ibn Khaldoun se livre à une étude, très poussée pour son temps, des phé-
nomènes économiques et de leur action, Sien qu'évidemment dépassées aujour-
d'hui, ses théories attirent encore l'attention. A la différence des scolastiques
chrétiens, ses contemporains, il conçoit l'économie comme indépendante de la
race et de la religion. Ibn Khaldoun ne voit pas les fondements de la société dans
les vues d'une divinité ou dans la psychologie individuelle de l'homme, mais
dans le problème de la production, dans « les moyens de se procurer la subsis-
tance ». Ayant décrit avec précision le phénomène de la division du travail, et
après en avoir montré le caractère progressif au point de vue productif, Ibn
Khaldoun étudie le passage de l'économie fermée à des formes d'organisation
sociale plus évoluées, permettant de nouveaux progrès économiques.
Citons également, afin de montrer l'importance qu'Ibn Khaldoun accorde
aux problèmes économiques, ce qu'on peut considérer comme une esquisse d'une
théorie de la valeur, dont la base essentielle est le travail. Ibn Khaldoun avait
résolu certains problèmes monétaires dans lesquels les économistes européens
se débattront pendant longtemps, et pour lui l'or et l'argent, loin de cons-
tituer la richesse, ne sont que des moyens d'échange :
Les métaux précieux ne sont que des instrument au moyen desquels on acquiert ce dont on a
besoin et c'est la civilisation qui en cause l'abondance ou la diminution (T. II, p. 329).
Ibn Khaldoun insiste longuement sur l'influence que joue l'évolution des
moyens de production dans des domaines sociaux très éloignés de la vie écono-
mique ; cela peut se résumer par les passages suivants où il apparaît comme un
lointain précurseur du matérialisme historique :
Les peuples se distinguent non seulement par leurs origines, mais paï certains usages et signes
caractéristiques. Tous ces caractères changent..., dans la suite des génération; (T. I, p. 168). Le carac-
tère de l'homme dépend des usages et des habitudes, et non pas de la nature et du tempérament
(T. II, p. 263). Les différences que l'on remarque dans les usages et les institutions des divers
peuples dépendent de la manière dont chacun d'eux pourvoit à sa subsistance (T. I, p. 254).
Ibn Khaldoun va donc comparer des sociétés, certes différentes par la religion,
la race, l'époque, le pays, mais se ressemblant par leur mode de production,
ce qui entraîne chez chacune d'elles des structures et des évolutions compa-
rables.
LA GRANDE OEUVRE D'IBN KHALDOUN 21

Grâce à ces critères de comparaison, Ibn Khaldoun a pu s'élever avec jus-


tesse au-dessus de l'histoire locale pour concevoir une vue générale de l'évolution
historique du Maghreb et du monde arabe.

« L'esprit de corps »

Pour Ibn Khaldoun, là caratéristique essentielle de ce monde est l'opposition


fondamentale de deux groupes humains : les Nomades et les Citadins. C'est, sur
cette conception que se base toute sa théorie historique et toute son oeuvre. La
plupart des auteurs qui l'ont étudiée n'ont vu là que l'opposition de deux genres
de vie : le genre de vie nomade et le genre de vie sédentaire. Cependant Ibn
Khaldoun ne semble pas s'être limité à cette conception géographique assez
simple. Il oppose non pas le sédentaire au nomade, mais le citadin au nomade.
Il considère en effet que l'opposition sociale et politique fondamentale de son
temps n'est pas celle du nomade et du sédentaire, qui fréquemment se trouve
rangé dans les Prolégomènes dans la même catégorie sociale que le nomade ;
il oppose dans certains passages le campagnard sédentaire au citadin.
La fondamentale opposition nomade-citadin n'est pas géographique; elle
réside certes dans une différence de vie économique, mais surtout dans une
différence d'organisation sociale. Le nomade se caractérise par son « esprit de
corps » l qui fait défaut au citadin. Cette notion d' « esprit de corps » est au
coeur même des théories d'Ibn Khaldoun. Que recouvre-t-elle exactement ? Toute
l'organisation sociale des nomades repose sur cet esprit de corps, cette solidarité
du groupe, entretenue par dei rudes conditions de vie.
L'esprit de corps ne se montre que chez des gens qui tiennent ensemble par les liens du sang,
ou par quelque chose d'analogue... Les liens de la clientèle sont presqu'aussi forts que ceux du
sang... (T. I, p. 270).

Ibn Khaldoun insiste bien sur ce qu'il entend par liens du sang : « ce
ne doit pas être un ancien souvenir », écrit-il ; il ne doit pas tant être réel
qu'être efficace et entraîner la cohésion et l'obéissance du groupe ; c'est bien
lé sens même du mot « assabia » que Slane a traduit par « esprit de corps ».
Au contraire « dans les villes, les habitants vivent chacun de son côté »
(T. I, p. 281). Telle est la cause fondamentale de l'absence de 1' « esprit de
corps » chez les citadins. La civilisation marchande des villes brise la solidarité
tribale, émancipe l'individu, qui échappe aux liens qui l'unissaient au seigneur.

« L'esprit de corps » n'est donc pas seulement une forme de solidarité,


un lien de parenté, mais, mieux, il est une forme particulière de rapports sociaux.
La majorité des commentateurs d'Ibn Khaldoun se sont bornés à ne voir dans
cette notion qu'un lien familial, ce qui semble insuffisant.
Quelle forme de rapports sociaux se dissimule sous cette notion d'esprit de
corps ? Pour Ibn Khaldoun l'organisation en tribu, groupe social basé sur les

1. De Slane a traduit ainsi le mot arabe « assabia », provenant d'une racine qui signifie « lier •».
-.22 YVES LACOSTE

liens du sang, est la condition essentielle de l'existence de 1' « esprit de corps ».


: Peut-on dire que le rapport
de production caractérisant les nomades, dans
l'Afrique du Nord au xiv9 siècle, soit celui de la « communauté primitive », ou

mieux de la « démocratie militaire M1 P Il ne le semble pas. En effet les con-
ditions économiques et sociales dans lesquelles se trouvait le Maghreb à cette
époque étaient celles de la féodalité, qui avait succédé au régime basé sur l'escla-
vage prédominant aux époques romaine et byzantine. Certes les populations qui
vivaient hors de la domination romaine ou grecque devaient avoir gardé des
structures sociales caractérisant le stade de communauté primitive. Cependant les
tribus nomades que décrit Ibn Khaldoun ne sont plus à son époque assimilables
aux tribus caractérisées par l'égalité de leurs membres. Il montre qu'en raison
de l'esprit de corps, l'inégalité se développait au sein des premières, au profit des
grandes familles.

L'esprit de corps aboutit à l'acquisition de la souveraineté... Chaque société a besoin d'un chef
pour y maintenir l'ordre... Ce chef doit avoir un fort parti qui le soutienne... La domination qu'il
exerce, c'est la souveraineté, autorité bien supérieure à celle d'un chef de tribu, puisque celui-ci ne
possède qu'une puissance morale : il peut entraîner les siens, mais il n'a pas le pouvoir de les
contraindre à exécuter ses ordres... La souveraineté est le terme auquel aboutit l'esprit de corps..
Un peuple que son chef est parvenu à dompter, en se servant de l'influence du parti qui le soutient
ce peuple se laisse porter à dominer les gens qui lui sont étrangers... (T. I, pp. 2ç>2.-20'3).

Ainsi Ibn Khaldoun oppose nettement à une forme de tribu égalitaire, carac-
térisée par son « chef qui ne possède qu'une puissance morale », une autre forme
de tribu, beaucoup plus importante à son époque, « qu'un chef a domptée en
s'appuyant sur un fort parti ». De plus Ibn Khaldoun montre que l'existence de
cet « esprit de corps » entraîne à l'intérieur de la seconde forme de tribu le
développement d'une véritable noblesse :

Le droit de commander... ne réside pas dans chacune des branches [de la tribu], mais il
n'appartient qu'à une seule famille qui doit surpasser les autres en force et en esprit de corps...
Elle doit s'appuyer sur de nombreux partisans... La puissance est une des conditions essentielles du
maintien de l'esprit de corps (T. I, pp. 275-276)'. L'esprit de corps ne se trouve que dans les
familles illustres qui ont l'habitude du commandement... Il faut qu'un des membres ait le pouvoir
d'imposer ses volontés aux autres. Cet individu doit à la supériorité de sa naissance l'avantage de
commander en chef à toutes les familles de la confédération.... Le chef doit être unique (T. I, p. 34),

Chez les familles qui sont animées d'un fort esprit de corps, la noblesse... a une existence
réelle et bien fondée (T. I, p. 280).

Le premier type de tribu distingué par Ibn Khaldoun 's'intègre dans le


cadre d'une société communautaire, le second dans le cadre d'une société féo-
dale. Le système féodal se caractérise essentiellement par une hiérarchie de per-
sonnes et de terres, par un vaste système de relations immédiates,'Or y a-t-il un
lien plus fort, plus solide entre le chef féodal et son vassal que ces liens du
sang, d'autant plus nécessaires que bien souvent au Maghreb le substrat foncier
du groupe n'est pas très bien défini ? Cette organisation sociale basée sur les
« liens du sang » est en harmonie, dans la tribu égalitaire, avec le rapport de
production fondamental. Dans la tribu féodalisée, ces « liens du sang » ne sont

1. Terme de Marx, cité par Engels dans L'Origine de la Famille..., p. 100. Voir à ce propos
les articles se rapportant à la Démocratie militaire dans le n° 66 de La Pensée (mars-avril 1956,
pp. 39^51
LA GRANDE OEUVRE D'IBN KHALDOUN 23

plus qu'orne superstructure héritée de la période égalitaire, superstructure que


les féodaux entretiennent et utilisent à leur profit. Elle sert à masquer relative-
ment des rapports de servage et de vassalité dans le cadre de la tribu. Ainsi la
notion « d'esprit de corps » équivaut chez Ibn Khaldoun aux rapports immé-
diats existant entre le seigneur et ses vassaux. Cette dissimulation des rapports
de production féodaux n'existait plus quand il s'agissait de la subordination d'une
tribu (tribu « raïa ») à une autre tribu. L'on retrouve encore actuellement de tels
liens de vassalité de tribus à tribus, et un tel système de servage masqué par
les liens familiaux à l'intérieur d'une tribu, dans certaines parties du Moyen-
Orient par exemple. C'était aussi la situation des régions de nomadisme ou de
semi-nomadisme de l'Afrique du Nord avant la colonisation.
Cet affaissement des rapports de servage dans les villes caractérisait égale-
ment les villes de l'Europe occidentale médiévale. Cependant en Afrique du Nord
la féodalité avait une autre raison d'être particulièrement puissante hors des villes..
Elle trouvait chez les nomades une sorte de « spécialisation belliqueuse » (P.
HUBAC : les Nomades), une mobilité du fait de leur genre de vie, qui lui per-
mettaient de les utiliser comme mercenaires, ce qui était beaucoup moins facile
avec les citadins.
Cependant, dans l'opposition des nomades et, des citadins, ce n'est pas tant
le caractère « nomade » qui importe, mais c'est le caractère féodal des rap-
ports de production chez ces derniers. Une dernière preuve que « l'esprit de
corps )> peut être ainsi considéré, se trouve dans le passage suivant, qui n'aurait
aucun sens dans l'oeuvre d'Ibn Khaldoun si l'on voulait ne considérer l'oppo-
sition nomade-citadin que d'une manière formelle :

L'esprit de corps peut exister dans les villes : quand l'empire est décadent, les citadins sentent
le besoin d'un gouvernement... Ils ont recours à l'établissement d'un conseil administratif... Mais une
lutte: s'y déclanche,. car les membres du conseil cherchent à avoir le pouvoir et s'appuient sur un
corps de partisans. Celui qui parvient à vaincre ses rivaux s'attribue l'autorité suprême... Ces usur-
pateurs appartiennent ordinairement aux grandes et puissantes familles (T. II, p. 312).

Sous une formulation qui, à première vue, paraît fort éloignée de la notion
de rapport de production, générateur de classes sociales, Ibn Khaldoun semble
avoir pressenti la véritable nature, à son époque, de l'opposition du nomade et
du citadin ; une opposition de classe entre les féodaux et les marchands et
« bourgeois » des villes, s'étant libérés ou ayant fixé les liens du serrage.
Il est à noter que ce lien complexe entre le féodalisme et les superstruc-
tures héritées de l'organisation tribale, survivances du stade de démocratie mili-
taire, que ce renforcement du rapport de production féodal par les liens du
sang expliquent peut-être, entre autres causes, la solidité et la persistance tar-
dive- de la féodalité au Maghreb comme dans tout le monde arabe. En effet
la production marchande, qui y était pourtant si importante au Moyen âge,
ne- pouvait conduire au capitalisme, car la main-d'oeuvre maintenue dans les
cadres tribaux n'avait pas de mobilité et ne pouvait vendre sa force de travail
à d'éventuels capitalistes :

La condition historique du capitalisme' ne coïncide pas avec la circulation des marchandises et


de la monnaie. H ne se produit que. là où le détenteur des moyens de production et de subsistance
rencontre sur le marché le travailleur libre qui vient vendre sa force de travail. Cette unique condi-
tion historique renferme un monde nouveau (K. MARX).
24 YVES LACOSTE

Sa théorie de l'évolution des Etats

Ibn Khaldoun fait reposer sur cette notion d'r « esprit de corps », sur ce
problème de la féodalité, toute sa théorie de l'évolution politique, économique
et sociale des Etats. Pour lui, la création d'un Etat sur les ruines du précédent
est toujours le fait d'une tribu ou d'un groupe de tribus nomades, animées
d'un fort « esprit de corps » et conduites par les nobles. Dès ce moment com-
mence une évolution qui mènera par plusieurs phases cet Etat jusqu'à sa des-
truction (en quatre ou cinq générations). Le fait essentiel est que :

Plus l'esprit de corps est fort, plus l'empire se distingue par sa vigueur et sa durée (T. I, p. 334)-

A peine l'Etat est-il créé qu'un des chefs de tribu va s'efforcer d'éliminer
ses alliés ou ses vassaux les plus importants, pour établir son pouvoir absolu,
<(
la Royauté ». Il s'appuie pour cela sur des clients et des mercenaires. La
croissance de cet Etat centralisé entraîne le développement d'une administration,
d'une économie plus évoluée que celle des nomades, en bref l'essor de la vie
citadine. L'esprit de corps diminue et l'Etat s'appuie de plus en plus sur les
citadins. Pour subvenir aux dépenses, le souverain augmente les impôts sur les
terres et les transactions commerciales, ce qui a pomr effet de ralentir la vie
économique tout entière et par là le revenu fiscal. Le chômage et la misère qui
s'ensuivent suscitent des troubles, dont profitent les prétendants au trône et les
féodaux évincés. La répression de ces mouvements nécessite un accroissement du
nombre des mercenaires, et cela entraîne une nouvelle augmentation des impôts
et, par la suite, de la misère et des révoltes. Tant et si bien que l'empire entre
en pleine décadence et qu'il tombe sous les coups d'une nouvelle tribu nomade,
qui fondera un nouvel Etat, inéluctablement soumis à la même évolution et
promis à la même fin.

Quelles remarques peut-on faire sur ce schéma très simplifié, mais dont l'im-
portance est encore évidente p Ibn Khaldoun ne considère pas la société, l'Etat
comme stables et cohérents, mais au contraire il les décrit comme en continuelle
transformation dialectique sous l'effet de leurs contradictions internes : plus
l'empire s'étend et se développe sous l'action des féodaux, plus s'accroissent
les facteurs de destruction de cette féodalité et de cet empire. La croissance de
cet Etat est indissolublement liée au développement des germes de son déclin.
Le souverain, qui est en fait le premier des féodaux, doit pour assurer son pouvoir
détruire la féodalité et par là détruire sa propre puissance.
Cependant Ibn Khaldoun, ayant conçu une méthode et une théorie dialec-
tiques extraordinairement progressistes pour son temps, a étendu ses concep-
tions immodérément. En effet, se. basant sur des critères moraux, ce qui est con-
traire à l'ensemble de sa méthode, il oppose d'une manière idéaliste et métaphy-
sique le « Nomade », farouche, pur et vertueux, au « Citadin », indolent, pares-
seux, jouisseur, dépravé, poltron, individualiste, incarnant « le Mal personnifié ».
D'ailleurs est-ce bien le nomade qu'Ibn Khaldoun au fond admire et glo-
rifie? Il ne cache pas son hostilité par exemple envers les Arabes Hilaliens qui
LA GRANDE OEUVRE D'IBN KHALDOUN 2f>

vinrent ravager l'Afrique du Nord à partir du xie siècle. Les ayant comparés à
« des bêtes sauvages indomptables et rapaces » (t. I, p. 257), il poursuit :

De tous les peuples, les Arabes sont les moins capables de gouverner un empire (T. I, p. 314)1
Sous leur domination, la ruine envahit tout (T. I, p. 331).

C'est bien plutôt le féodal, le noble, le chef à la tête de ses nomades-


serfs et vassaux qu'admire le grand seigneur qu'est Ibn Khaldoun. Ainsi s'ex-
plique cet évident parti-pris qu'il a contre le citadin, ce dépravé, cet incapable,
cet individualiste, ce bourgeois sur qui le seigneur a peu de prise. Par contre
il s'étend avec complaisance sur les qualités morales du chef féodal et traduit
les ambitions politiques de sa classe, ce qui J'amène à abandonner sa propre-
méthode et à entrer en contradiction avec elle. Ibn Khaldoun, dans tout le
reste de son oeuvre, fait preuve de la plus grande objectivité, il écarte toute idée-
normative ou morale : « Il est dans ,1a nature des choses que... », se borne-t-il
à constater. Bien qu'ayant décrit froidement et objectivement les divers moyens
brutaux par lesquels un noble élimine ses rivaux pour parvenir au pouvoir,
Ibn Khaldoun justifie la prise de pouvoir de la noblesse au nom de la morale et
de la religion.
Sans vertu on ne parvient jamais au pouvoir (T. I, p. 298)- Il y a une relation intime entre le:
bien et le droit de gouverner (T. I, p. 290),

écrit-il, alors que pourtant il a été assez mêlé à la vie politique pour savoir que
ce principe est généralement contredît par les faits. Le citadin, « le Mal per-
sonnifié », n'a aucun droit à prétendre au pouvoir. C'est avec une violence
presque haineuse qu'Ibn Khaldoun s'élève contre
ces individus appartenant les uns à la basse classe, les autres au corps de légistes qui prirent
les armes avec l'intention de supprimer les abus et de réformer les moeurs. S'étant entourés d'une-
foule de partisans et d'aventuriers, appartenant tous à la lie de la population, ils se mettent à
commander le bien et à défendre le mal. Mais la plupart d'entre eux courent à leur pèrté et
succombent dans leurs entreprises sans avoir mérité la faveur divine. Dieu ne leur avait pas prescrit
le devoir de réformer les mBeurs. Il ne donne cette commission qu'aux hommes qui ont le pouvoir
de la remplir... La puissance des rois ne saurait être ébranlée que par un homme ayant le soutien»
d'une puissante tribu... (T. I, p. 327).

Plusieurs individus exaltés... entreprirent de maintenir la vérité sans se douter que pour y réussir,
ils devaient s'appuyer sur un parti très puissant... Envers les gens de cette espèce il faut employer
les moyens de douceur dans le cas où ils ont l'esprit dérangé ; s'ils excitent des séditions, il faut
les mettre à mort ou les fustiger, ou bien il faut les rendre ridicules aux yeux du public (T. I, p. 330).

Ainsi seuls ceux qui ont « le soutien d'une puissante tribu », c'est-à-dire les
nobles, méritent la faveur divine et Je pouvoir. IJ faut voir dans ce passage, non
le reflet de convictions religieuses, mais la manifesation de l'orgueil et des
ambitions féodales. En effet, comme le montre Taha Hussein,

tous les hommes d'après le texte du Coran sont les lieutenants de Dieu sur la terre. Il n'y a pas;
de famille ni de personnage favorisés par Dieu.

Après de tels passages, où s'étale l'orgueil du noble, on mesure mieux


l'importance de cette contradiction interne, base de l'originalité, de la person-
nalité d'Ibn Khaldoun, à la fois grand seigneur condottiere et grand savant,
rationaliste.
26 YVES LACOSTE

Toutefois, il importe de remarquer qu'à son époque les villes ne présen-


taient plus le caractère créateur et constructif qu'elles avaient eu lors de la
période de prospérité du grand commerce. Comme dans toutes lès périodes d'in-
sécurité et de recul économique, les villes avaient une sorte de fonction para-
sitaire : comme le montre Ibn Khaldoun, elles étaient devenues essentiellement
le refuge des gens riches fuyant les campagnes troublées pour jouir de leur
fortune.
Ainsi s'explique dans une certaine mesure le jugement d'Ibn Klialdoun
envers le citadin. En faisant la part du sentiment d'hostilité et de mépris qu'a
le noble envers le bourgeois, il apparaît que la description qu'il fait de la vie
citadine à son époque contient une grande part de vérité.
Ibn Khaldoun souligne au fond le caractère non créateur, parasitaire,
inutile, de la civilisation urbaine du Maghreb au xiv 8 siècle :
La civilisation consiste dans l'introduction de tous les genres de luxe (T. II, p. 303).

Cette civilisation, c'est-à-dire le développement des villes, est « ce à quoi on


se laisse porter par amour du bien-être jet du repos » (T. II, p. 238). Ibn Khaldoun
constate que « le citadin est incapable de pourvoir lui-même à ses propres
besoins, de se défendre » (T. II, p. 306).
Ainsi sous cet angle objectif, Ibn Khaldoun a raison : ce sont bien les cita-
dins qui causent le déclin et la chuté de l'Etat, à partir du moment où celui-ci
cherche à s'appuyer sur eux, après avoir perdu l'appui des nomades et des
féodaux. Les citadins sont responsables de ce déclin, non à cause de leurs tur-
pitudes morales, mais à cause de leur affaiblissement et de leur impuissance
matérielle à soutenir, à l'époque, les efforts centralisateurs des souverains. Ceux-
ci échouent dans leur lutte contre les féodaux, faute de pouvoir s'appuyer, comme
en Europe occidentale, à la fin du Moyen âge, sur une bourgeoisie puissante.
Ainsi Ibn Khaldoun semble avoir saisi la cause fondamentale des échecs succes-
sifs des tentatives de centralisation politique. Toutefois ses conceptions féodales
apportèrent une limitation à cette compréhension.

En. dernier lieu, il est nécessaire de souligner qu'Ibn Khaldoun ne cherche


pas à appliquer hors de son temps sa théorie de l'évolution des Etats et qu'il
ne conçoit pas que cette succession d'échecs, d'effondrements soit une carac-
téristique historique permanente. C'est ainsi qu'il explique la création et le
développement de l'empire arabe aux vu0 et vine siècles, non par l'action d'un
<(
fort esprit de corps » animant des. nomades, mais grâce à la disparition du
particularisme des différentes tribus, grâce à leur unanimité qu'il attribue à
l'influence de la religion. Parlant des Arabes du vnc siècle, il écrit :
C'est la religion qui effectue ce changement... Leur esprit hautain et jaloux s'adoucit, l'unanimité
la plus complète s'établit parmi eux et les met en mesure d'effectuer des conquêtes et de fonder
un empire... Voyez-les à l'époque où, ils fondèrent un empire sous l'influence de l'Islamisme : se
conformant aux prescriptions de la loi divine, ils s'adonnèrent aux soins du gouvernement et mirent
en. oeuvre tous les moyens physiques et moraux qui pouvaient aider aux progrès de la civilisation
(T. I, pp. 313 et 315).

Lors de la promulgation de l'Islamisme, les armées arabes pénétrèrent dans le Maghreb et priren;
LA GRANDE OEUVRE D'IBN KHALDOUN m
.toutes les villes de ce pays. Mais elles ne s'y établirent pas comme habitants de tente ou comme
tribus nomades, le besoin d'assurer leur domination sur le pays les ayant obligées à se tenir dans
les villes (Histoire des Berbères, T. I, p. 28).

Ibn Khaldoun montre donc bien que les conditions aux vn6 et vra" siècles
étaient différentes de celles du xive, puisqu'il fait état des « progrès de la civi-
lisation » et du développement de l'empire sous l'action de citadins. De plus il
ne mentionne absolument pas l'influence de 1' « esprit de corps », et insiste
sur l'unité des Arabes transformés par la religion. A ce propos Taha Hussein
montre fort justement que l'Islam, à l'origine religion de marcliands et de
citadins, eut pour principe d'abolir cet « esprit de corps », base du particula-
risme féodal, pour fondre ensemble tous les peuples musulmans. Certains pas-
sages du Coran maudissent ceux qui se vantent de leur parenté ou s'appuient
sur elle.
L'utilisation colonialiste de son oeuvre
L'oeuvre d'Ibn Khaldoun a fait l'objet d'une véritable utilisation de la part
de certains auteurs, plus empressés, semble-t-il, à justifier des théories racistes
et colonialistes qu'à faire oeuvre scientifique. Parmi ceux-ci se remarque plus
particulièrement l'historien-géographe E.-F. Gautier qui, après avoir participé en
1897 aux côtés de Galliéni à la terrible répression de la révolte des Fahavalo à
Madagascar, fut, comme professeur à l'Université d'Alger, un des plus brillants
défenseurs delà colonisation.
Il est nécessaire dans les circonstances présentes d'examiner attentive-
ment l'utilisation que le colonialisme a faite d'Ibn Khaldoun. Quels en sont les
procédés ? Ils sont relativement peu nombreux et grossiers, mais ils n'en ont
que plus d'influence sur une opinion qui ignore l'histoire de l'Afrique du
Nord et l'oeuvre d'Ibn Khaldoun. Le procédé consiste d'abord à ne pas ménager
les appréciations dithyrambiques (ce que l'on « fera dire » par la suite à Ibn
Khaldoun n'en aura que plus de poids), mais à passer soigneusement sous
silence les causes véritables de l'importance d'Ibn Khaldoun. C'est ainsi que
-sa conception de l'histoire, sa méthode, son rationalisme sont maintenus dans
l'ombre. D'autre part, on isole certaines parties des Prolégomènes (en particu-
lier : la théorie de l'évolution des Etats), et de l'ensemble de l'oeuvre, et du
contexte historique médiéval. Enfin, à l'inverse de la méthode même d'Ibn
Khaldoun, on déclare a priori que rien n'a changé en Afrique du Nord depuis
le xiv6 siècle et l'on replace arbitrairement les passages d'Ibn Khaldoun dans la
conjoncture historique actuelle, en invoquant « l'Arabe de toujours », « le
nomade éternel » et en leur prêtant le comportement qu'Ibn Khaldoun décrivait
au xiv8 siècle, lors de circonstances historiques fort précises. « Le Maghreb
n'évolue jamais », proclame E.-F. Gautier (Le passé de l'Afrique du Nord). Celte
transposition abusive, qui n'est en fait ni plus ni moins qu'iune falsification,
non de la lettre, mais de l'esprit, est d'autant plus commode que les conceptions
générales d'Ibn Khaldoun ne sont pas véritablement étudiées. Celui-ci, il y
a plus de cinq siècles, écrivait ce passage presque destiné à ses utilisateurs
actuels :
Celui qui entend raconter les événements des temps passés et qui ne se doute pas des modifica-
tions ni des changements survenus dans la société humaine, établit au premier abord un rapproche-
ment entre ces faits et les choses qu'il a apprises ou dont il a été témoin. Or, comme ces deux
28 YVES LACOSTE

termes de comparaison peuvent offrir des différences considérables, on s'expose à commettre de


graves méprises (T. I, p. 60).

Si certains restes de la période féodale y subsistent encore, le Maghreb


d'aujourd'hui n'en est pas moins fondamentalement différent du Maghreb
féodal qu'a étudié Ibn Khaldoun. Cette transformation est, entre autres, la con-
séquence du fait colonial, qui a brisé la structure féodale, en particulier l'orga-
nisation tribale, et a entraîné le pays dans le système économique et social
capitaliste. Il n'est aucune partie de la population nord-africaine qui ait échappé
aux effets de la colonisation. Si la caractéristique, essentielle du Maghreb du
xrv" siècle était la lutte, à l'intérieur du système féodal, entre les féodaux et
la bourgeoisie marchande, la caractéristique essentielle du Maghreb actuel est
le développement de l'économie capitaliste coloniale, la lutte contre le colo-
nialisme et la formation progressive de nations qui évidemment ne pouvaient
exister au Moyen âge. C'est justement contre cet actuel fait national que le colo-
nialisme utilise de différentes manières l'oeuvre d'Ibn Khaldoun, après l'avoir
falsifiée.
A la base des théories colonialistes se trouve le postulat raciste de Ja fonda-
mentale et éternelle opposition entre un « esprit occidental » et un « esprit
oriental » dont Ibn Khaldoun est considéré comme le représentant.

L'esprit oriental est au rebours du nôtre. Il y a un abîme entre les façons de penser et de-
sentir orientales et occidentales,

écrit E.-F. Gautier (ibid., pp. 79 et 103). Il est évidemment facile d'opposer
comme on le fait la pensée « orientale » médiévale à la pensée européenne
moderne, mais les différences entre cette dernière et la pensée occidentale
médiévale sont tout aussi grandes.

Un des attributs les plus classiques dont 1' « esprit oriental » a été
affublé est le fameux « fatajisme ». C'est évidemment un moyen commode pour
le colonialisme de prendre ses désirs pour des réalités et d'accuser quelque tru-
blion extérieur lorsque les colonisés cessent de se résigner. Qu'Ibn Khaldoun ait
démontré les lois de l'évolution inéluctable des Etats en son temps, qu'il ait
montré les causes des échecs successifs de centralisation politique au Moyen
âge, il n'en faut pas plus pour qu'aux yeux des colonialistes toute l'oeuvre
d'Ibn Khaldoun vienne redonner un nouveau prestige à une théorie éculée. A
propos de l'étude de l'évolution des Etats, E.-F. Gautier écrit :
Si l'on essaie de dégager ce qui nous choque dans cette façon de sentir inverse de la nôtre,
c'est l'absence de notre notion d'évolution progressive indéfinie,... Ibn Khaldoun ne conçoit
qu'une perpétuelle série d'écroulements suivis de recommencements au bout desquels Dieu est'
l'héritier de la terre et de. tout ce qu'elle porte (Ibid., p. 12J.

Or l'introduction de cette notion d' « évolution progressive indéfinie » dans


l'histoire ne date que du xvm° siècle, époque avant laquelle Ibn Khaldoun
n'a pas été véritablement dépassé. L'esprit occidental du xiv6 siècle n'avait
pas non plus cette conception. D'autre part l'étude par Ibn Khaldoun de cette
série d'écroulements (il n'a jamais écrit qu'ils avaient toujours duré et devaient
LA GRANDE OEUVRE D'IBN KHALDOUN 29

toujours durer) est le fait non d'une interprétation fataliste, mais de la consi-
dération objective d'événements causés par un ensemble de conditions histo-
riques précises et temporaires. Fataliste, Ibn Khaldoun ? Quand il cherche à
' tout expliquer, à tout comprendre P Quand il s'interroge sur son temps, sur les
causes des événements qui s'y déroulent ? Quand il explique l'apparition des
épidémies et des famines, fléaux en face desquels il est pourtant facile d'être
fataliste, par la désorganisation du système économique et social à un moment
précis de l'évolution des Etats ? Ibn Khaldoun est dans une certaine mesure un
anti-fataliste, en un temps où l'Orient comme l'Occident se résignaient devant
l'incompréhensible.

Un autre attribut de l'esprit « oriental » est son goût du despotisme et la


facilité avec laquelle il s'y résigne. On voit évidemment pourquoi le colonia-
lisme se complaît à cette théorie.
Pour Ibn Khaldoun le despotisme est la règle (G.- BOUTHOUL, Ibn Khaldoun, sa philosophie
sociale).

Ibn Khaldoun n'a jamais vu et par conséquent n'imagine pas notre gouvernement occidental
toujours plus ou moins démocratique, même quand nous l'appelons monarchie, il n'y a pas une
case, de son cerveau qui corresponde à cela (E. F. GAUTIER, Op. cit., p. III).

-
Ces deux auteurs, par contre, se gardent de faire état des importants pas-
sages dans lesquels Ibn Khaldoun s'élève contre diverses formes d'oppression.
Ne cherchant pas à faire oeuvre de moraliste ou de théologien, il ne juge pas
utile d'envisager les formes idéales et utppiques de gouvernement, il se borne
à étudier objectivement les formes réelles du pouvoir politique de son temps. En
plein Moyen âge, « l'esprit oriental », plaçant, selon les préceptes du Coran,
l'autorité de la justice au-dessus du pouvoir royal, déclarant l'égalité absolue
entre tous les musulmans, ignorant le pouvoir temporel, donc les abus d'une
église et l'hérédité de la noblesse, n'était pas plus enclin au despotisme que
« l'esprit occidental ».
Le fait que l'histoire médiévale du Maghreb présente, pour des causes bien
précises, aujourd'hui disparues, une série d'échecs des tentatives d'unification
politique, le fait qu'Ibn Khaldoun, dont la vie a été mouvementée, ait proposé
une explication à ces échecs, sont interprétés par ces auteurs comme la manifes-
tation d'un phénomène permanent, comme une preuve d'éternelle « instabilité »,
« d'individualisme incurable » (curieusement incompatibles d'ailleurs avec le
fameux despotisme). Parlant d'Ibn Khaldoun, Gautier écrit :

L'instabilité n'est pas la marque particulière de notre homme, mais de sa race... En Berbérie.
et d'ailleurs dans tout l'Islam, la fidélité est quelque chose d'éternellement incompréhensible... Si
Ton chershait à disséquer la psychologie de l'Oriental... on trouverait probablement que le fait le
plus frappant est l'absence de toute base sentimentale sur laquelle on puisse édifier la solidarité
nationale. On peut admettre qu'il y ait là une taré individualiste incurable (Ibid-, p. 92).
.

L'importance qu'Ibn Khaldoun donne à l'esprit de corps dans le monde


féodal du xrv9 siècle ne justifie absolument pas la théorie qu'E.-F. Gautier
applique à tous les temps et selon laquelle
l'Oriental a du passé humain de l'histoire urie conception biologique et non géographique...
30 YVES LACOSTE

L'Arabe a l'orgueil de sa famille, de son clan, un « orgueil de race » ; on voit bien la différence
avec notre patriotisme ; une patrie est" un pays géographique... et l'amour de ce sol est un sentiment
de sédentaire (ibid., p. 114).

Le « Nomade »,l'Arabe » ne peuvent donc pas, n'ont donc pas le droit,


«
aujourd'hui, d'avoir une patrie ! C.Q.F.D. !
G. Bouthoul s'attache lui aussi à cette « instabilité » et au « rôle de
nomade » apatride qui expliqueraient
en grande partie la décadence progressive de l'Afrique du Nord, qui avait été en grande partie
dans l'antiquité un pays riche et prospère sous la domination romaine.
Les seuls gouvernements qui avaient joui d'une stabilité suffisante étaient ceux qui pouvaient
s'appuyer sur l'aide effective d'un Etat étranger puissant... Mais, toutes les fois que l'Afrique du
Nord fut livrée à elle-même, elle retrouva ses mêmes vicissitudes (Op. cit.;, pp. 50-51).

Et G. Bouthoul pose le prétendu. « dilemme » du Maghreb :

Liberté et barbarie, ou civilisation et servitude.

C'est facilement passer sous silence que la soi-disant « paix et prospérité »


romaine fut marquée par des révoltes incessantes et par une « banqueroute
frauduleuse », selon l'expression de Ch.-A. Julien. C'est oublier que la civilisa-
tion, ne serait-ce que l'oeuvre d'Ibn Khaldoun, s'est épanouie, en un temps,
dans une Afrique du Nord indépendante.
Ce fait essentiel, les auteurs colonialistes ne veulent pas l'admettre, même
contre toute évidence, et ils en viennent à proférer les plus grossières contre-
vérités E.-F. Gautier n'écrit-il pas :

La Berbérie non seulement n'a jamais été une nation, mais elle n'a jamais été un Etat auto-
nome. Elle a toujours fait partie d'un empire (Ibid., p. 25).
Il est faux que l'Afrique du Nord ait toujours fait partie d'un empire étran-
ger : du milieu du vin0 siècle jusqu'au xvic siècle, pour ce qui est aujourd'hui
l'Algérie et la Tunisie, du vin0 siècle jusqu'en 1912 pour le Maroc, le Maghreb
a été gouverné par des dynasties indigènes, souvent purement berbères, et non
des moindres, tels les empires almoravides et almohade qui ont conquis
l'Espagne.
Ayant nié que le Maghreb ait pu être indépendant dans son histoire,
E.-F. Gautier dénie toute originalité et toute réalité à la culture maghrébine,
en s'appuyant sur des raisonnements du plus pur type raciste :
Le maughrébin parmi les races blanches méditerranéennes représente assurément le ftaînaaj
resté loin en arrière (ibid., p. g).

Cette race qui une vitalité irréductible n'a aucune individualité positive {Ibid., p. 25).
a
[Les maghrébins ne sont que] d'éternels conquis... qui n'ont jamais réussi à expulser leur maître
(7bid., p. 24).

On peut mesurer jusqu'à quel point le racisme a influencé les jugements


des Européens envers le Maghreb, puisque le terme de « Berbère », produit du
racisme romain envers les « Barbari » numides, a été adopté et maintenu sans
difficulté. En fait ces prétendus « éternels conquis », comrne dit E.-F. Gautier,
se désignent du beau terme d' « Imazighen », les « hommes libres ».
LA GRANDE OEUVRE D'IBN KHALDOUN 31

Les" théories erronées, soi-disant tirées de l'oeuvre d'Ibn Khaldoun, — il


«'agit, on l'a vu, de véritables falsifications le plus souvent —, servent non
seulement à étayer idéologiquement la politique colonialiste, mais aussi à
l'orienter pratiquement, selon le vieux principe : « Diviser pour régner ». C'est
ainsi que l'étude qu'Ibn Khaldoun a faite des luttes entre les différents élé-
ments de la population nord-africaine au Moyen âge amène de nos jours le
colonialisme à reprendre ces théories, bien que les conditions aient changé
du tout au tout :
.

Le Maghreb actuel est un complexe d'éléments très divers, incompatibles, irréconciliables...


(GAUTIER, ibid., p. 435).

Depuis que les Maugrébins ont été mêlés par les événements à nos querelles européennes, ils
ont un dicton qui leur devient familier : Arabes et Kabyles, c'est Français et Allemands. On le sait
et cela paraît tout naturel, parce qu'Arabes et Kabyles ne parlant pas la même langue font figure
ca effet de nations distinctes (ibid., p. 437).

Ces arguments sont d'autant plus développés par le colonialisme qu'il


s'aperçoit que malgré ses efforts les divers éléments de la population prennent
conscience d'appartenir à une même nation. Cette utilisation d'Ibn Khaldoun
est notamment à la base de la politique berbère menée jusqu'à ces derniers
temps au Maroc et dont la manifestation la plus spectaculaire et la plus grave
fut la prétendue « révolte » des montagnards berbères contre Je sultan
Mohamed V en 1953. De même, en Algérie, on s'efforce de dresser les popula-
tions kabyles contre les « envahisseurs » arabes.
Certes des auteurs préoccupés de servir la cause du colonialisme, trans-
posent' certaines réalités médiévales étudiées par Ibn Khaldoun pour démontrer
l'impossibilité qu'il puisse aujourd'hui se constituer des nations en Afrique
du Nord. Mais d'autres réalités médiévales ne seraient-elles pas « gênantes » ?
Si Ibn Khaldoun, avec une avance considérable sur la « pensée occidentale »,
a élaboré au Moyen âge une méthode rationaliste et progressiste, s'il est le
premier historien scientifique, comment justifier des théories racistes que l'on
s'efforce de propager un peu partout ? Ainsi :'

Les Arabes, et après eux les Musulmans, n'ont rien apporté dans le monde civilisé de spécifi-
quement neuf 0. PIRENNE).

Il n'y a pas de! science arabe (cité par P. ROUSSEAU dans Histoire de 2a science).

La pepsée d'Ibn Khaldoun détruit les slogans » rebattus, tels que le


«
« fatalisme »
oriental, « l'esprit foncièrement métaphysique des Arabes », le
caractère non créateur de la civilisation arabe. Aussi les auteurs colonialistes
ont-ils tenté, en dissimulant au maximum les causes réejles de l'importance
de cette oeuvre, de « tourner le problème ». La manoeuvre est caractéristique
des « raisonnements scientifiques », ou prétendus tels, utilisés pour la justifi-
cation du racisme et du colonialisme. Certes, disent ces auteurs, Ibn Khaldoun
est un grand homme, un génie, un créateur. Mais
cette oeuvre étonnante n'est cttachée à rien (ASTRE, Cahiers du Sud, 1947),
et l'on s'arrange à frustrer la civilisation d'expression arabe d'un de ses
plus gftmds penseurs par le raisonnement suivant :
.32 YVES LACOSTE

L'esprit oriental est au rebours du nôtre... privé de sens critique, irrationnel.... Il n'a pas le
sens du réel (E. F. GAUTIER).
Ibn Khaldoun veut comprendre, voilà qui est bien occidental pour un Musulman... Cet oriental
a un vif esprit critique, cela revient à dire qu'il a une conception occidentale de l'histoire (E. F. GAU-
TIER, ibid., pp. 95 et 101).
Il serait ce gênant » pour le racisme de montrer ce qu'était la conception
occidentale de l'histoire au xiv6 siècle 1 Ibn Khaldoun jusque-là était le type
même de « l'esprit oriental », le voici maintenant, pour les besoins de la
cause, consacré « occidental », Comment expliquer cette « occidentalisation » ?
E.-F. Gautier n'hésite pas un instant :
Faut-dl admettre que, à travers une fissure de la cloison étanche, par le détour de l'Andalousie
peut-être, une bouffée de notre Renaissance occidentale soit parvenue jusqu'à l'âme orientale d'Ibn
Khaldoun? {Ibid., p. oô)t
Il ne songe pas un seul instant que la Renaissance a commencé en Europe
plus d'un siècle après Ibn Khaldoun et, dans une grande mesure, grâce à
l'apport de la civilisation arabe.
Ayant transformé Ibn Khaldoun en Occidental, Gautier va pouvoir uti-
liser son oeuvre pour prouver que :
La civilisation musulmane est frappée d'une curieuse paralysie du sens historique {Ibid., p. 102).
Au Moyen âge le moindre de nos historiens fait de l'histoire comme M. Jourdain fait de la
prose ; le Sarrasin de l'esprit le plus délié n'en a pas la moindre idée.... (Moeurs et coutumes des
Musulmans, p. 272).
Bornons-nous à constater qu'une comparaison entre Ibn Khaldoun et son
contemporain Froissart ne serait pas à l'avantage de ce dernier et de 1' « esprit
occidental ».
Par conséquent, si l'on veut suivre E.-F. Gautier, les « Arabes n'ont pas
la moindre idée de ce que peut être l'histoire ». Tel est le genre de raisonne-
ment qu'un universitaire briljant se permet quand il s'agit de défendre à tout
prix le colonialisme. Mais pourquoi cette rage à refuser d'admettre que la civi-
lisation arabe ait pu donner une impulsion aux études historiques et concevoir
la méthode historique scientifique ? Parce que l'histoire est une science parti-
culièrement importante et « dangereuse », en ce sens qu'elle peut devenir une
arme contre l'oppression et l'obscurantisme. E.-F. Gautier avoue d'ailleurs
indirectement son mobile quand il écrit :
Pour avoir le sens! historique, il faut peut-être appartenir à une cité, à une nation {Ibid., p. 272),
et pour lui, démontrer par tous les moyens que 1' « Arabe » n'a pas le
sens historique, c'est nier que les Maghrébins puissent un jour appartenir à
une nation, c'est tenter de prouver que leurs tentatives sont inspirées non par
une soif de liberté et par l'amour d'une patrie, maïs par leur « turbulence »,
« leur instabilité ».

L'actualité d'Ibn Khaldoun


L'oeuvre d'Ibn Khaldoun revêt donc fine actualité brûlante, et cela à divers
titres. Il est d'abord nécessaire de la connaître véritablement pour pouvoir
combattre l'utilisation falsificatrice et dangereuse qu'en a faite le colonialisme.
D'autre part, la pensée d'Ibn Khaldoun, par sa propre valeur, est une force
•de progrès. Il a abordé à plusieurs reprises un problème fondamental de tous
LA GRANDE OEUVRE D'IBN KHALDOUN 33
les temps, celui de la Liberté. Il s'élève contre l'esclavage, qui avilit l'homme
et lui enlève tout ressort, toutj. esprit créateur. Par contre il ne cache pas son
admiration pour les hommes libres, fiers et courageux. Ibn Khaldoun dresse
se
contre l'oppression, non seulement au nom de la religion, mais surtout au nom
de. la raison. Loin de considérer l'oppression comme la conséquence du
tère mauvais de tous les hommes, il écrit : carac-

L'homme est porté plutôt vers le bien que vers le mal (T. I, p. 290).

Il montre, comme d'autres penseurs arabes, que les différentes formes de


l'oppression sont
le fait des gens qui ont le pouvoir en mains et exercent l'autorité suprême (T. II, p. 110).

Et se révélant comme un des plus lucides défenseurs de la liberté en son


temps, Ibn Khaldoun en vient à cette phrase qui, bien qu'atténuée par une
référence au pouvoir divin, n'en reste pas moins pleine de grandeur et d'au-
dace :

Personne n'a le droit d'opprimer (T. II, p^ 110).

La pensée d'Ibn Khaldoun porte par sa vigueur et son originalité un


rude coup au racisme et à ses théories, en détruisant la prétendue opposition
fondamentale entre I' « esprit oriental » et 1' « esprit occidental ».
Certes Ibn Khaldoun, plongé en un temps qui s'assombrissait progressive-
ment, n'a pu apercevoir une aurore trop lointaine. Mais en avait-il perdu
l'espoir?
Lorsque l'univers éprouve un bouleversement complet, on dirait qu'il va changer de nature afin
de subir une nouvelle création et s'organiser de nouveau (T. I, p. 6).

Loin d'accepter ce déclin, loin d'abdiquer par fatalisme, il a cherché à


îe comprendre et par là il le surmontait. Précédant le développement des sciences
humaines en Europe, Ibn Khaldoun a jeté les bases de la science historique et
a créé une méthode dont la caractéristique essentielle est son rationalisme.
L'oeuvre d'Ibn Khaldoun, couronnement sans doute provisoire de la civilisa-
tion arabe, plus précisément maghrébine, appartient au patrimoine scienti-
fique de l'humanité. C'est une des preuves du caractère original et créateur de
cette civilisation, comme de toutes les autres au monde. C'est une preuve qu'il
n'existe pas d'opposition entre « la pensée de l'Occident » et la mentalité de
l'Orient et qu'elles peuvent, rationalistes et progressistes, l'une comme l'autre,
concevoir et réaliser l'indépendance, la liberté, la patrie.
L'oeuvre d'Ibn Khaldoun est un des meilleurs gages d'épanouissement de
ces pays du Maghreb et en particulier de l'Algérie où, entre Biskra, Constan-
tine, Bougie et Tlemcen, Ibn Khaldoun a passé la partie la plus créatrice de sa
vie. Connaissant leur passé souvent illustre, les hommes de ces pays construiront
leur avenir et y feront s'épanouir des cultures qui ne se borneront pas à ranimer
la civilisation maghrébine médiévale, mais créeront l'harmonieuse synthèse des
sources nationales et des grands courants de la pensée moderne qu'Ibn Khaldoun
a su entrevoir.
,
UN TEXTE MARXISTE PEU CONNU
:

LA ((
COMMUNICATION CONFIDENTIELLE »

(1er JANVIER 1870)

LA Grande Encyclopédie Soviétique, dans l'article qu'elle consacre à la Ire Inter-


nationale, qualifie le texte que nous publions intégralement ci-dessous de
« document extrêmement important » 1. Pourtant, en dépit du développement
des études marxistes en France, il faut reconnaître que la Communication confidentielle,
à peine connue des spécialistes, est ignorée du grand public.
L'actualité de ce texte ne saurait faire de doute. Par exemple, l'analyse des rapports
enue l'Angleterre et l'Irlande, cette mise à nu des caractères de l'impérialisme naissant
qui y est contenue, est toujours utile pour juger de ce qui se passe en Afrique du
Nord et des dangers d'une telle situation.
Ces quelques pages ont d'autre part le mérite de nous montrer à l'action le Marx
qui ne se contente pas d'expliquer le monde, mais qui travaille à sa transformation, le
Marx qui forge l'outil de libération du prolétariat en luttant contre l'anarchisme
bakouninien et en s'cfforçant de préciser la stratégie et la tactique du mouvement
ouvrier dans sa lutte contre le capitalisme international.

C'est, à notre connaissance, la, première fois qu'est publié intégralement ce texte
tel qu'il fut communiqué aux différentes sections françaises de la Irc Internationale.
11 a certes été reproduit partiellement par O. Testut, un magistrat chargé d'instruire
l'affaire du « complot » providentiellement « découvert » à la veille du plébiscite
du 8 mai 1870. Dans un pamphlet intitulé l'Internationale, cet auteur présentait des
extraits de documents saisis au domicile des militants arrêtés. Le tout était habilement
choisi, tronqué et assorti de commentaires destinés à affoler le lecteur bourgeois.
L'ouvrage publié en 1871 contribua à faire mettre l'Internationale au ban de l'Europe.
D'autres extraits furent publiés dans Les prétendues scissions de l'Internationale,
circulaire approuvée par le Conseil Général le 5 mai 1872 et dans un ouvrage aujour-
d'hui presque inaccessible de Nettlau.
La seule publication intégrale (mise à part bien entendu celle des oeuvres com1-
plètes de Marx et Engels en russe, tome XIII, pp. 355-57) est celle que produit James
Guillaume dans son ouvrage : l'Internationale {Documents et Souvenirs), pp. 263-68 ;
mais elle est faite, dit-il p. 262, « d'après la traduction allemande, sauf pour les
passages cités en français par Testut, par Les prétendues scissions ou par Nettlau ».
Le document tel que nous le reproduisons est dû à la main d'Eugène Dupont.
Déposé aux archives municipales de Lyon sous la cote P 55 (pièce 134), il avait été

1.1Cet article a été traduit en français dans Les Trois internationale». Précis d'histoire, Paris,
Eérfions sociales, 195;.
« LA COMMUNICATION CONFIDENTIELLE » 3S

saisi en 1870 chez le secrétaire de la section lyonnaise, Albert Richard. Cest cet
•exemplaire qui a été utilisé par O. Testut dans son ouvrage de polémique-

La Communication confidentielle est indispensable à l'historique du conflit a&


sein de la Ire Internationale entre Bakounine et Marx, entre anarchisme et socialisme
scientifique ; aussi est-il nécessaire de rappeler, pour bien en comprendre l'importance,
le contexte historique.
Le 4e Congrès de l'Internationale avait eu lieu quatre mois auparavant, du 6 m
ir septembre 1869, à Bâle. Au cours de ces assises, Bakounine avait consolide son
Alliance de la Démocratie socialiste, groupement à sa dévotion qu'il n'avait pu £aÊe
admettre officiellement au sein de la P° Internationale et qu'il avait organisé en secret.
James' Guillaume, lui-même membre de l'Alliance, fixe à février 1869 l'apparition &
ces premiers groupes clandestins.

Il nous semblait, écrit-il, très désirable que cette organisation s'étendît davantage et surtout t&fè
Paris et dans les principales villes françaises, en vue de l'action révolutionnaire, qui en France toe
pouvait manquer d'être imposée, il se constituât des groupes analogues aux nôtres : le Congrès <fe
Bâle devait fournir l'occasion de tenter quelque chose à cet égard : peut-être se trouverait-il parmi
les délégués français des éléments susceptibles d'entrer dans une organisation révolutionnaire1.

Ainsi, selon les mêmes sources, Varlin aurait été recruté un des derniers jours
du Congrès 2. De même furent embrigadés Bastélica, le dirigeant marseillais, «t
A. Richard, le dirigeant lyonnais. Ce dernier s'est d'ailleurs vanté d'avoir apparteire
au comité central de l'association clandestine avec Bakounine, James Guillaume,
Joukovsky, Mrockovsky, Lenkiewicz, Favelly et Fritz Heng 3. De ce témoin prédenx,
bien qu'un peu suffisant, retenons un autre aveu :

Si l'Aiiiance n'avait pas été soutenue par les fondateurs des fédérations lyonnaise et marsciJfeËsc
qui jouissaient d'un grand crédit, il est certain qu'elle eût été iejetée de l'Internationale et réduit
comme elle le fut après 1871, à ses seuls groupes espagnols, très résolus il est vrai, à une poignée
de Suisses des montagnes et à l'Internationale italienne extrêmement mal organisée *.

Ce groupement conspiratif, reconnaît d'autre part le militant lyonnais,

ne fut jamais bien répandu, mais... cherchait à peser sur toute l'Internationale et y déchaînai!
la discorde 5.

La lecture d'un règlement de l'Alliance, déposé aux archives de la ville de Lyon, «ç,
sur ce point, très révélatrice. L'article 2 exige que les « frères internationaux » soient
« unis dans la
propagande comme dans l'action publique et la conspiration », qn*&
n'entreprennent rien concernant ces activités, ni n'adhèrent à aucune société secrète sans
avoir été autorisés à le faire par les bureaux nationaux de la Fédération 6. L'article 7
indique que les congrès se tiendront tous les ans, le premier à Bâle « simultanémeM
avec celui des Travailleurs », — ce qui prouve le caractère clandestin du groupement

1. James GUILLAUME : op. cit., p. 214.


2. Ibidem, p. 215.
3. A. RICHARD : Revue de Paris, i°" septembre 1896.
4. Ibidem, p. 142.
;. A. RJCHARD :Revue poîifcique et parlementaire. Janvier 1897, p. 90.
6. Archives de la ville de Lyon, I2 55, pièce 96.
36 KARL MARX

au sein de l'Internationale.. Ce caractère est d'ailleurs confirmé par l'article 19 du


même règlement qui établit la hiérarchie des degrés d'initiation
:

Les bureaux provinciaux, tout en s'efforçant de n'admettre (dans leur recrutement)


que des
frères internationaux, pourront aussi recevoir dans leur sein des frères nationaux auxquels - les
internationaux ne devront jamais se faire connaître que comme nationaux afin qu'ils ne puissent
même pas soupçonner l'existence de la Fraternité Internationale.

Chaque « frère international » possédait une carte signée de Bakounine 1,


sur
laquelle on peut lire le texte de la déclaration souscrite par tout adhérent chacun
:
« prend sur son honneur l'engagement de se conformer dans toutes les circonstances
de sa vie et de propager en tous lieux et toujours avec toute l'énergie et toute la
persévérance dont il est capable », le programme de l'Alliance de la Démocratie socia-
liste.
Quel était ce programme ?

Plein, de confiance dans les instincts des masses populaires, notre moyen de révolution est dans
le déchaînement organisé de ce que l'on appelle aujourd'hui les mauvaises passions et dans la destruc
tion de ce que dans lai même langue on appelle ordre public,

affirment les « Principes de la Fraternité Internationale » 2. Ce préambule plein


de redondance introduit un programme absolument apocalyptique. Au moment de la
Révolution, l'Alliance proclamera

l'abolition et la liquidation de l'Etat, de toute intervention légale dans le paiement des dettes
collectives ou privées et dans la transmission des héritages, l'abolition des impôts, de la bureaucratie,
du. clergé, de la police, de la magistrature, des monopoles, — l'autodafé des titres de propriété de
rente, des valeurs de toutes sortes, — la saisie de tout le capital social : terres, mines, maisons,
églises, instruments de travail, matières premières.

Pour réaliser ces « tâches immédiates », on devait s'employer à préparer pour le


jour J
l'organisation spontanée 3 des groupes insurrectionnels en communes provisoires, l'envoi immédiat
de délégués avec mandat impératif au foyer révolutionnaire, la fédération d'urgence de toutes les'
communes, la permanence des barricades et de tout centre de résistance, la division du corps des
délégués en comités parfaitement distincts et indépendants qui pourront se répartir ainsi : subsis-
tances, travail, instruction publique, détention provisoire de capitaux; services de circulation,
relations internationales, colonies, etc..., le tout formant la Grandei Alliance Fédérative de la Solidarité
Révolutionnaire fonctionnant sous l'inspiration directe des masses populaires et leur sanction immédiate.

Telles étaient en 1869 les perspectives que Bakounine proposait aux conjurés de
l'Alliance. En attendant la problématique réalisation de celles-ci, le plus clair de
l'activité des anarchistes consistait à lutter, au sein de l'Internationale, contre le socia-
lisme scientifique et contre ceux qui, avec Marx, s'efforçaient de donner à la classe
ouvrière un instrument de lutte, solide et efficace.
Par la suite, A. Richard ne fit aucun mystère de cette conjuration.

Au Congrès de Bâle, écrivait-il, il y eut accord complet entre Bakounine, délégué de Lyon, et
lès autres délégués lyonnais, marseillais, parisiens, jurassiens, italiens et espagnols.

1. Ibid., I2 55, pièce 98.


2. Ibid., P 55, pièce 96. et
3. Il faut croire que Bakounine n'en était pas à une contradiction près : organisation
.
«.pontanéité semblent' ici singulièrement antinomiques.
« LA COMMUNICATION CONFIDENTIELLE » 37
Cet accord permit d'influencer le vote sur la propriété collective et l'héritage *.
La Grande Encyclopédie Soviétique est donc fondée à affirmer sur
que
les partisans de Bakounine entreprirent; alors toute sorte de machinations, allant jusqu'à
falsifier
les mandats pour obtenir la majorité au congrès et prendre la direction du Conseil Général».,

A la lumière de ces renseignements, on saisit mieux la duplicité extraordinaire de


Bakounine qui, dans ses attaques contre le Conseil Général (auxquelles répond la
Communication), l'accusait de ne pas agir au grand jour et lui reprochait des méthodes
conspiratives, sous prétexte que le bureau de Londres ne traitait pas les affaires de
l'Association des Travailleurs dans des jeurnaux qui n'en étaient pas les organes officiels.

Le premier accrochage sérieux entre marxistes et bakouniniens eut lieu au Congrès


de Bâle précisément à propos des rapports entre le mouvement social et le mouvement
politique, sujet longuement débattu dans la Communication confidentielle.
Les anarchistes qui interprétaient à leur façon l'adresse inaugurale de St-Martin's-
Hall étaient absolument hostiles à toute alliance politique, même limitée, avec la bour-
geoisie et à toute intervention de l'Internationale dans le domaine politique :

Lors même, écrivait Bakounine aux ouvriers de Lyon, que la politique bourgeoise serait rouge
comme le sang et brûlante comme le fer chaud, si elle n'accepte pas comme but immédiat et direct
la destruction de la propriété juridique et de l'état politique, elle doit être rejétée 3.

Au Congrès de Bâle, la question de l'action politique de l'Internationale fut posée


à la suite de l'intervention d'un Allemand, l'ex-dirigeant démocrate bourgeois de Bade,
Armand Goegg, alors réfugié en Suisse. Celui-ci demanda l'examen des problèmes
du suffrage universel. Bakounine réagit violemment en déclarant que cette question
était étrangère aux débats :

Nous n'avons pas à nous en occuper, ce n'est pas une question internationale, et je demande
formellement qu'elle soit écartée *.

Hins devait préciser la pensée du grand prêtre de l'anarchie en ces termes :

L'Internationale doit être un Etat dans les Etats. Qu'elle laisse marcher ceux-ci à leur guise
jusqu'à ce que notre Etat soit lel plus fortl Alors, sur les ruines de ceux-là nous mettrons le nôtre,
tout préparé, tout fait, tel qu'il existe dans chaque section. Ote-toi de là que je m'y mette, telle
sera la question 5i

C'est alors que Wilhelm Liebknecht, qui était en train de fonder avec Bebel le
Allemand, défendit avec force
groupe d'Eisenach, noyau du Parti Social Démocrate
le point de vue marxiste. On verra, en lisant la Communication, que les anarchistes
le poursuivirent de leur haine; n'hésitant pas à soutenir contre lui le leader lassallien
le plus platement soumis à Bismarck et le plus opposé à. l'union des forces socialistes
allemandes : J.-B. Schweitzer.

1 A. RICHARD : Revue de Paris, i« septembre 1896, p. 124.


'2 A Richard confirme la falsification des mandats : « Bakounine, qui n avait pas de milieu
ouvrier à lui, n'ayant pas d'action à Genève où il habitait et dont les sociétés ouvrières n'acceptaient
pas les idées, était délégué de Lyon. » (Revue polit, et parlera., janv. 1897, P- 87.)
3. J. GUILLAUME : op. cit., p. 284.
4. La Démocratie, 12 sept. 1869.
5. J. GUILLAUME : op. cit., p. 195.
38 KARL MARX

Fidèle à la pensée de Marx, Liebknecht affirma que les prolétaires devaient lutter
pour conquérir des conditions plus favorables au développement des partis ouvriers,
c'est-à-dire la démocratie politique.

Je proteste, s'écria-t-il, contre la tendance de certains membres à séparer la politique


«?e la réforme sociale. Quelques-uns ne voudraient s'occuper que de petites affaires intérieures et
no taire ainsi du Congrès qu'un club exclusif, une coterie. C'est là un procédé entièrement semblable
à cdoi qu'emploient les gouvernements despotiques. Les Français doivent en savoir quelque choie
et seras autres, dans l'Allemagne du Nord, nous ne faisons que combattre chaque jour cette tactique
de M. de Bismarck. Le ministre prussien ne cesse d'engager les ouvriers à s'occuper des questions
soràlej, à cette petite condition qu'ils s'abstiennent de toute immixtion dans la politique. On leur
a iKt : remuez-vous dans le vide, agitez des questions abstraites ! Mais quant à celles qu'ils pourraient
prendre à bras le corps, halte-là 1
Il y a danger à prêcher l'inaction- politique, à faire des phrases et à remettre les mains dans les
poebes à la vue du premier gendarme. Recommander l'abstention, c'est se placer sur le terrain
réactionnaire. Ceux qui la propagent sont, inconsciemment peut-être, les complices du césarisme 1.

On comprend que Bakounine et les siens, ainsi dénoncés, n'aient pas pardonné à
Làebknecht et qu'en dépit de leur « antiétatisme » fondamental, ils aient soutenu contre
le marxiste le lassallien dévoué à Bismarck !
Un an plus tard exactement, Bakounine allait, par son échec de Lyon, prouver
la stupidité de la théorie du « ôte-toi de là que je m'y mette » exposée par Hins. On
connaît la lettre de Marx au professeur Beesly, commentant les piètres exploits du chef
anarchiste :

A Lyon [...] la classe moyenne a commencé sinon réellement à sympathiser avec le nouvel
ordre de choses, du moins à le fubir tranquillement. L'action à Lyon a eu immédiatement du reten
iïssement à Marseille et Toulouse où les sections de l'Internationale sont fortes. Mais ces ânes de
Bsthinnine et de Cluseret sont arrivés à Lyon. Appartenant tous deux à l'Internationale, ils ont eu
malheureusement assez d'influence pour faire dévier nos amis. L'hôtel-de-ville a été pris — pour
de courts instants — et les décrets les plus fous ont été larcés touchant l'abolition de l'Etat et des
saon-scns analogues. Les deux hommes ont quitté Lyon après leur échec.
.

Par contre, au moment où les anarchistes démontraient si brillamment leur impé-


ritïe, les résultats déjà obtenus en Angleterre par Marx prouvaient l'excellence de ses
conceptions. Fin 1869, on le verra dans le texte que nous publions, les chefs ouvriers
anglais accusaient publiquement les dirigeants de l'Internationale

d'avoir empoisonné et presque éteint l'esprit anglais de la classe ouvrière et de l'avoir poussée
{but le socialisme révolutionnaire.

En 1870, Marx parvient à organiser des meetings ouvriers et, en partie à cause de
cette pression, le gouvernement britannique reconnaît diplomatiquement la République
française. Victoire et victoire politique du prolétariat anglais ! On peut, devant ces
premiers résultats, poser la question ; si le bureau de l'Internationale n'avait pas été
chassé d'Angleterre, la direction des ouvriers eût-elle appartenu toujours aux dirigeants
des Tirade Unions, le prolérariat anglais ne se serait-il pas assez éduqué pour devenir
révolutionnaire ?
En tout cas, dans la Communication confidentielle, en défendant avec fermeté
aoc interprétation de l'Adresse Inaugurale qui affirmât la connexion entre mouvement
politique et mouvement social, Marx, soucieux des réahtés, adoptait une attitude con-
forme aux enseignements du matérialisme dialectique.
Parce qu'elle est née de l'analyse du monde réel,

1. la Démocratie, 12 sept. 1869.


« LA COMMUNICATION CONFIDENTIELLE » 39
la dialectique [...] n'offre la possibilité ni de sortir ou de jaillir de *oi, ni de
sauter
par-dëssus soi-même,

écrivait en 1906 l'anarchiste Chalva Goguélia. Certes ! Mais les marxistes préfèrent
quant à eux tenir compte des faits concrets afin de pouvoir les transformer ; car, dit
ironiquement Staline :

Jaillir et sauter par-dessus «oi-mêm», c'est l'affaire des chevreuils, tandis que la méthode dialec-
tique a été créée pour les hommes 1.

Pour les- anarchistes qui voulaient interdire toute intervention de caractère politique
à l'Internationale, le souci qu'avait Marx de fonder l'action du Conseil Général en
Grande-Bretagne sur une analyse poussée des rapports entre l'Irlande et l'Angleterre
était intolérable. Pour les disciples de Bakounine, négateurs de la nation, la séance du
Conseil Général du 18 novembre 1869 constituait un véritable scandale. Au coursi de
celle-ci le conseil, à l'instigation de Marx, avait pris une résolution par laquelle il
« exprimait son admiration pour la hardiesse, la fermeté et l'élévation avec lesquelles
le peuple irlandais menait sa campagne pour l'amnistie ». C'est que Marx, d'accord
avec Engels, avait parfaitement compris les liens étroits entre la libération sociale du
prolétariat anglais et la libération nationale des Irlandais. Les quelques paragraphes
de. la Communication qui y sont consacrés sont, dans leur brièveté, d'une étonnante
clarté. On cite souvent la formule de Marx : « Un peuple qui en opprime un autre
ne saurait être libre. » On lira dans notre texte une formule voisine et peut-être plus
explicite encore : « Le peuple qui subjugue un autre peuple se forge ses propres
chaînes » ; ce raccourci vigoureux condense d'une façon saisissante les idées qui
reviennent avec insistance en cette fin d'année 1869, dans la correspondance des
fondateurs du socialisme scientifique ; ainsi, le 24 octobre 1869, Engels écrit-il :
« L'histoire de l'Irlande montre quel malheur c'est, pour un peuple, d'avoir asservi
un autre peuple », et Marx le 10 décembre. : « La réaction anglaise a ses racines dans
l'asservissement de l'Irlande » 2.
Cette insistance est significative : il s'agit là d'une thèse capitale sur laquelle le
marxisme fondera son attitude à l'égard de la question nationale et coloniale et Lénine,
affirmant que « l'impérialisme, c'est la réaction sur toute la ligne », développera en
l'adaptant à la nouvelle situation historique la thèse initiale de Marx et Engels.

Questions de tactique, organisation du prolétariat, discipline révolutionnaire, atti-


tude vis-à-vis des revendications nationales des peuples opprimés, attitude de la classe
ouvrière vis-à-vis des problèmes politiques : on voit que la Communication confiden-
tielle a non seulement un intérêt historique, mais aussi une importance théorique.
C'est pourtant avec un point d'histoire que nous conclurons.
Dans son livre sur l'Internationale, J. Guillaume, le second de Bakounine qui fut
«xclu en 1871 de l'Association des Travailleurs, prétend n'avoir eu connaissance de la
Communication qu'en 1872, ce retard ayant, selon lui, engendré une partie des erre-
ments que lui reprocha le Conseil Général lors de son exclusion.

1. J. STALINE : Anarchisme ou
socialisme.
2. Voir à ce propos LÉNINE : Du droit
des nations à disposer d'elles-mêmes. OEuvres clieisies,
Tome I, pp. 711 à 718.
40 KARL MARX

Comme le livre de Guillaume tient souvent du plaidoyer, une telle assertion incite
à la méfiance. Or, si nous rapprochons certains faits, nous sommes conduits à faire
preuve de plus de circonspection encore. La Communication est du Ier janvier 1870
et on peut penser qu'à la fin du mois elle était entre les mains des différents secré-
taires de section. Or, le 13 mars 1870, un mois et demi après, avait lieu à Lyon Uns
grand meeting organisé par l'Internationale. On pouvait y voir Varlin, Bastelica,
B. Malon, Aubry, Richard et des délégués étrangers. La Suisse était représentée par
Schwitzguebel, membre de' l'Alliance bakouninienne. qui, dit Guillaume, devait se
renseigner sur maintes choses d'ordre intime l. Cet émissaire était porteur de la lettre
suivante que le second de Bakounine envoyait à Richard :

Je te recommande notre ami Schwitzguebel qui se dévoue à aller à Lyon sur notre demande.
11 est de la plus haute importance qu'il puisse causer avec Varlin et qu'Sl me rapporte des nouvelles
certaines de Paris. TuJ peux, comme te le dit Bakounine, lui parler avec une confiance entière, comme-
à un ami intime 2.

Il est dès lors difficile de croire qu'à un moment crucial de la lutte entre bakou-
niniens et marxistes, un émissaire des conjurés suisses n'ait pas rapporté à ses amis
au moins l'analyse d'un document dont l'importance était capitale et qu'Albert Richard
avait alors en main. En admettant, bien entendu, que la copie envoyée au Conseil
fédéral de la Suisse Romande ne soit pas parvenue à destination...
En tout état de cause, le témoignage de James Guillaume reste suspect.
Maurice MOISSONNIER


LE CONSEIL GENERAL DE L'ASSOCIATION INTERNATIONALE
DES TRAVAILLEURS AU CONSEIL FEDERAL
DE LA SUISSE ROMANDE

GITOYENS,
Dans sa séance du l/3" janvier 1870, le Conseil général a résolu :
1° Nous lisons dans l'Egalité du 11 décembre 1869 : « Il est cer-
lain qu'il [le Conseil général] néglige des choses extrêmement importantes...
Nous lui rappelons [les obligations du Conseil général] avec l'article pre-
mier du règlement, etc.. Le Conseil général est obligé d'exécuter les résolu-
tions du congrès... A'ous aurions assez de questions à poser au Conseil général
pour que ses réponses constituent un assez long Bulletin, elles viendront plus:
tard, en attendant... », etc. Le Conseil général ne connaît pas d'article, soit dans
les statuts, soit dans les règlements qui l'oblige d'entrer en correspondance ou en-
polémique avec l'Egalité ou de faire des réponses aux questions des journaux. Le
Conseil Fédéral Romand représente seul vis-à-vis du Conseil général les branches-
de la Suisse romande. Lorsque le Conseil fédéral romand nous adresse des

1. J. GUILLAUME : L'Internationale, p. 2841.


2. Arch. ville de Lyon, 12 5;. Dans le langage des conjurés bakouniniens, les mots : intimes,
ou alliés désignent les membres de l'association secrète.
« LA COMMUNICATION CONFIDENTIELLE » 41
demandes ou des réprimandes par la seule voie légitime, c'est-à-dire par son
secrétaire, le Conseil général sera toujours prêt à y répondre, mais le Conseil
Fédéral Romand n'a pas le droit ni d'abdiquer ses fonctions dans les main&
de l'Egalité, du Progrès, ni de laisser ces journaux usurper ses fonctions.
Généralement parlant, la correspondance du Conseil général avec les
comités nationaux, les comités locaux ne pourrait être publiée sans porter un
grand préjudice aux intérêts généraux de l'association. Si les autres organes
de l'Internationale imitaient la Progrès et l'Eg<ilité, le Conseil général se
trouverait placé dans l'alternative ou de se discréditer devant le public en se-
taisant ou de violer ses devoirs en répondant publiquement.
L'Egalité se joint au Progrès (journal qui n'est pas envoyé au Conseil
général) pour inviter le Travail (journal parisien qui jusqu'ici ne s'est pas-
déclaré organe de l'Internationale et qui n'est pas envoyé au Conseil général);
à faire sommation au Conseil général... C'est presque une ligue du Bien Public.

2° Enadmettant que les questions posées par l'Egalité procèdent du


Conseil Fédéral Romand, nous allons y répondre, toutefois sous la réserve
que de telles questions ne nous soient pas communiquées de cette façon.

3° Question du Bulletin.
Dans les résolutions du Congrès de Lausanne (1868) insérées dans les
règlements, il est prescrit que les comités nationaux enverront au Conseil général
des Documents sur le mouvement prolétaire, et qu'ensuite, le Conseil général
publiera un Bulletin dans les différentes langues aussi souvent lue ses moyens,
le lui permettront (so often as Us means permit the gênerai council shall
publish a report).
L'obligation du Conseil général était donc liée à des conditions qui n'ont,
jamais été remplies et même l'Enquête statistique ordonnée par les" statuts,
décidée par les congrès consécutifs, annuellement demandée par le Conseil:
général, n'a jamais été faite, aucun dodument n'a été remis au Conseil
général. Quant aux moyens, le Conseil général aurait déjà depuis longtemps
cessé d'exister, sans les contributions régionales de l'Angleterre et sans les
sacrifices personnels de ses membres.
Aussi le règlement adopté au congrès de Lausanne a été lettre morte. Quant
au congrès de Bâle, il n'a pas discuté l'exécution d'un règlement existant, il
a discuté de l'opportunité d'un bulletin à faire, il n'a pris aucune résolution
(voir le rapport allemand imprimé à Bâle sous les yeux mêmes du congrès).
Du reste, le Conseil général croit que Je but primitif du bulletin est en ce-
moment parfaitement rempli piar les différents organes de l'Internationale
publiés dans les différentes langues et s'échangeant entre eux. Il serait absurde
de faire par des Bulletins coûteux ce qui se fait déjà sans frais ; de l'autre
côté, un bulletin qui publierait ce qui ne se dit pas dans les organes de
l'Internationale ne servirait qu'à admettre nos ennemis dans les coulisses.

4° Question de la séparation du Conseil général d'iavec le Conseil régional',


pour l'Angleterre.
•42 KARL MARX
.

Longtemps avant la fondation de l'Egalité, cette proposition se faisait pério-


diquement au sein du Conseil général par un ou deux membres anglais. Elle
a toujours été rejetée presque unanimement.
Quoique l'initiative révolutionnaire partira probablement de la France,
TAngleterre seule peut servir de levier pour une révolution sérieusement éco-
nomique. C'est le seul pays ou il n'y a plus de paysans et où la propriété
foncière est concentrée en peu de mains. C'est le seul pays où la forme capi-
taliste, c'est-à-dire le travail combiné sur une grande échelle sous des maîtres
capitalistes, s'est emparée de presque toute la production. C'est le seul pays
où la grande majorité de la population consiste en ouvriers salariés (wages-
labourers) ; c'est le seul pays où la lutte des classes et l'organisation de la
classe ouvrière par des Trade Unions ont acquis un certain degré de maturité
et d'universalité à cause do sa domination sur le marché du monde et c'est
le seul pays ou chaque changement dans les faits économiques doit immé-
diatement réagir sur tout le monde. Si le Landlordisme et Je capitalisme ont
leur siège classique dans ce pays, par contre-coup les conditions matérielles de
leur destruction y sont plus mûries. Le Conseil général étant placé à présent
dans la position heureuse d'avoir la main directement sur ce grand levier de
la révolution prolétaire, quelle folie, nous dirions presque quel crime de le
laisser tomber dans des mains purement anglaises ! Les Anglais ont toute la
matière nécessaire à la révolution sociale ; ce qui leur manque, c'est l'esprit
de généralisation et la passion révolutionnaire. C'test seulement le Conseil
général qui peut y suppléer et aussi accélérer le mouvement vraiment révo-
lutionnaire dans ce pays, et par conséquent partout. Les grands effets que
nous avons déjà produits dans ce sens sont attestés par les journaux les plus
intelligents et les mieux accrédités auprès des classes dominantes comme la
Pall Mail Gazette, la Saturday Review, le Spectator et la Fortnightly Revieiv,
pour ne pas parler des membres soi-disant radicaux des Lords et des Com-
munes qui, il y a encore peu de temps, exerçaient une grande influence sur
les chefs des ouvriers anglais. Ils nous accusent publiquement d'avoir empoi-
sonné et presque éteint l'esprit anglais de la classe ouvrière et de l'avoir
poussée dans le socialisme révolutionnaire. La seule manière de produire ce
changement, c'est en agissant comme Conseil général de l'Association Inter-
nationale des Travailleurs. Comme Conseil général, nous pouvons prendre
l'initiative de mesures (comme les fondations de la Reform League, du Land et
Labour League) qui plus lard se produisent dans l'exécution devant le public
comme des mouvements spontanés de la classe ouvrière anglaise.
Si un Conseil régional était formé en dehors du Conseil général, quels
seraient les effets immédiats ? Placé entre le Conseil général de l'Interna-
tionale et le Conseil général des Trade Unions, le conseil régional n'aurait
aucune autorité. De l'autre côté le Conseil général perdrait le maniement du
grand levier. Si à l'action sérieuse et souterraine nous avions substitué l'éclat
des tréteaux, nous aurions peut-être commis la faute de répondre publique-
ment à la question de l'Egalité : pourquoi le Conseil général subit ce cumul
si fâcheux de fonctions ?
L'Angleterre ne doit pas être simplement traitée comme un pays auprès
des autres pays. Elle doit être traitée comme la métropole du Capital.
« LA COMMUNICATION CONFIDENTIELLE » 43

5° Questions sur la résolution du Conseil général à propos de l'amnistie


irlandaise.
Si l'Angleterre est le Bulwark du Landlordisme et du Capitalisme européen,
le seul point où l'on puisse frapper le grand coup contre l'Angleterre officielle,
c'est l'Irlande. En premier lieu, l'Irlande est le Bulwark du Landlordisme
anglais ; s'il tombait en Irlande, il tomberait en Angleterre. En Irlande, l'opé-
ration est cent fois plus facile, parce que la lutte économique y est concentrée
exclusivement sur la propriété foncière, parce que cette lutte y est en même
temps nationale et parce que le peuple y est plus révolutionnaire et plus exas-
péré qu'en Angleterre. En Irlande, le Landlordisme se maintient exclusivement
par les baïonnettes de l'armée anglaise.
Du moment que l'Union forcée entre les deux pays viendrait à cesser, une
révolution sociale, quoique dans des formes arriérées, éclaterait immédiate-
ment en Irlande. Le Landlordisme anglais ne perdrait pas seulement une
grande source de ses richesses, mais encore sa plus grande force morale, c'est-
à-dire celle de représenter la domination de l'Angleterre sur l'Irlande. De l'autre
côté, en maintenant le pouvoir de ses Landlords en Irlande, le prolétariat anglais
les rend invulnérables en Angleterre elle-même. En deuxième lieu, la Bour-
geoisie anglaise n'a pas seulement exploité la misère irlandaise pour rabaisser
par l'émigration forcée des pauvres irlandais la classe ouvrière en Angleterre,
mais elle a en outre divisé le prolétariat en deux camps hostiles ; le feu révo-
lutionnaire de l'ouvrier celte ne se combine pas avec la nature solide mais
lente de l'ouvrier anglo-saxon. Il y a au contraire dans tous les grands centres
industriels de l'Angleterre un antagonisme profond entre le prolétaire irlandais
et le prolétaire anglais. L'ouvrier anglais vulgaire hait l'ouvrier irlandais comme
un compétiteur qui déprime les salaires, le Standard of Life.
Il sent pour lui des antipathies nationales et religieuses, il le regarde à peu
près comme les Poor Whites des Etats méridionaux de l'Amérique du nord
regardaient les esclaves noirs. Cet antagonisme parmi les prolétaires de l'Angle-
terre est nourri et entretenu par la Bourgeoisie, elle se dit que cette scission est
le véritable secret du maintien de son pouvoir.
Encore cet antagonisme se reproduit-il au delà de l'Atlantique. Les Irlan-
dais, chassés de leur pays natal par les boeufs et les moutons, se retrouvent dans
l'Amérique du Nord où ils constituent une portion formidable et toujours crois-
sante de la population. Leur seule pensée, leur seuje passion, c'est la haine contre
l'Angleterre. Le gouvernement anglais et le gouvernement américain (c'est-à-
dire les classes qu'ils représentent) alimentent ces passions pour éterniser la lutte
souterraine entre les Etats-Unis et l'Angleterre. C'est ainsi qu'ils empêchent
l'alliance sérieuse et sincère, par conséquent l'émancipation des classes ouvrières
des deux côtés de l'Atlantique. Encore, l'Irlande est le seul prétexte pour entre-
tenir une grande armée permanente qui en cas de besoin est lancée, comme cela
s'est vu, sur les ouvriers anglais après avoir fait ses études soldatesques en
Irlande. Enfin, ce que nous a montré l'ancienne Piome sur une échelle mons-
trueuse, se répète en Angleterre de nos jours. Le peuple qui subjugue un autre
peuple se forge ses propres chaînes.
Donc la position de l'Association Internationale vis-à-vis de la question
irlandaise est très nette. Notre premier besoin est de pousser la Révolution
sociale en Angleterre, à cet effet il faut frapper le grand coup en Irlande.
44 KARL MARX

Les résolutions du Conseil général ne servent qu'à introduire d'autres réso-


lutions qui affirmeront que, abstraction faite de toute justice internationale,
c'est une condition préliminaire de l'Emancipation de la classe ouvrière anglaise
de transformer la présente Union forcée (c'est-à-dire l'esclavage de l'Irlande)
en confédération libre et égale s'il se peut, en séparation complète s'il le faut.
Les difficultés, même les dangers personnels que le Conseil général encourt
en se plaçant sur ce terrain peuvent se juger par les manoeuvres du Bee-Hive.
Ce journal a supprimé dans le compte rendu de nos séances nos résolutions et
même le fait que nous nous occupions de la question irlandaise. Ainsi, Je
Conseil général a été obligé de faire imprimer ses résolutions pour les envoyer
à toutes les Trade-Unions.
Du reste les doctrines de l'Egalité et du Progrès sur la connexion ou plutôt
la non-connexion entre le mouvement social et le mouvement politique, n'ont
jamais, à ce que nous sachions, été consacrées par aucun de nos congrès. Elles
sont contraires à nos statuts. On y lit : « That the economical émancipation
of he Working classes is therefore the great end to which every polMcal move-
ment ought to be subordinate, as a mean ». Ces mots, as a mean (« comme
moyen ») ont été supprimés dans la traduction française faite en 1864 par le
Comité de Paris. Interpellé par le Conseil général, le comité de Paris s'excusa
par les misères de sa situation politique. Il y a d'autres mutilations du texte
authentique. Le premier considérant des statuts est ainsi conçu... « The struggle
for the émancipation of the working class means... a struggle for equal rights
and duties and the abolitions of ail classes rule ». La traduction parisienne
reproduit « les droits et les devoirs égaux », c'est-à-dire la phrase générale qui
se trouve à peu près dans tous les manifestes démocratiques depuis un siècle et
qui a un sens différent dans la bouche des différentes classes, mais elle supprime
la chose concrète «The abolition of ail classes rule », l'abolition des classes.
Encore dans le deuxième considérant des statuts, on lit... « That the economical
subjection of the mon of labow to the monopolizer of the m'eans of labour thû&
is the source of life etc.. » la traduction parisienne met Capital au lieu de
<( means
of labour that is the source of life », expression qui inclut la terre
aussi bien que les autres moyens de travail. Du reste Je texte primitif a été
restauré dans la traduction française publiée à Bruxelles par Rive gauche en
1866.

6° Questions Liebknecht-Schweitzer.
L'Egalité dit : « Ces deux groupes sont de l'Internationale ». C'est faux. Le
groupe d'Eisenach (que le Progrès et l'Egalité veulent bien transformer en groupe
du citoyen Liebknecht) appartient à l'Internationale, le groupe de Schweitzer n'y
appartient pas. Schweitzer a même longuement expliqué dans son journal (le
Social Democrat) pourquoi l'organisation lassalienne ne pouvait s'englober dans
l'Internationale sans se détruire elle-même. Sans Je savoir, il a dit la vérité. Son
organisation factice de secte est opposée à l'organisation historique et spon-
tanée de la classe ouvrière.
Le Progrès et l'Egalité ont sommé le Conseil général de donner publiquement
«on avis sur les différends personnels de Liebknecht et Schweitzer. Comme le
citoyen Johan Ph. Beker (qui est aussi bien calomnié dans le journal de Schweit-
zer que Liebknecht) est tan des membres de la rédaction de l'Egalité, il paraît
« LA COMMUNICATION CONFIDENTIELLE » 45

vraiment étrange que des éditeurs ne soient pas mieux informés sur les faits.
Ils devraient savoir que Liebknecht dans le Volkstaat a publiquement invité
Schweitzer à prendre le Conseil général pour arbitre de Zeur différend et qjue
Schweitzer a non moins publiquement répudié l'autorité du Conseil général.
Le Conseil général n'a rien négligé pour sa part pour mettre fin à ce
scandale qui déshonore le parti prolétarien en Allemagne, il a chargé son secré-
taire pour l'Allemagne de correspondre avec Schweitzer, ce qui a été fait pendant
deux années, mais toutes les tentatives du Conseil ont échoué grâce à la réso-
lution prise par Schweitzer de conserver à tout prix, avec l'organisation de
-secte, son pouvoir autocrate.
C'est au Conseil général à déterminer quand le moment favorable à son
intervention publique dans cette querelle sera plus utile que nuisible.

7° Comme les accusations de l'Egalité sont publiques et qu'elles pourraient


être considérées comme émanant du comité fédéral romand de Genève, le
Conseil général communiquera cette réponse à tous les comités correspondant
-avec lui.
Par ordre du Conseil général de l'Association Internationale des travailleurs,
Le secrétaire correspondant pour la France,
Eugène DUPONT
Londres, 1er janvier 1870
Communication privée
LÀ RÉFORME DE L'ÉCRITURE CHINOISE
ET LE PROBLÈME
DE LÀ LANGUE NATIONALE

par André HAUDRICOURT

aE problème d'une réforme de l'écriture chinoise est à l'ordre du


jour. Il a été l'objet d'une conférence importante à Pékin en
octobre dernier. Il soulève des discussions passionnées entre les
sinologues européens et les amis de la Chine. Pour comprendre
ce qui se passe, pour juger de l'ampleur et de la complexité des-
problèmes à résoudre, nous allons examiner d'abord en quoi
consiste l'écriture traditionnelle en Chine, ensuite nous exami-
nerons Je problème de la langue chinoise, et c'est seulement après ces examens
que nous pourrons apprécier la nécessité et l'importance des réformes entre-
prises.

Le peuple chinois a une histoire et des traditions qui se continuent sans


interruption depuis le deuxième millénaire avant notre ère. Les premières ins-
criptions connues ont été recueillies au cours de fouilles, à Ngan-yang, une
des capitales de la deuxième dynastie, 1.300 ans avant notre ère. Ce sont des
inscriptions gravées au stylet sur des omoplates de boeuf ou des carapaces de
tortues. Cette écriture est du même type que celle que l'on trouvait en Egypte
pharaonique ou en Mésopotamie, c'est-à-dire qu'elle n'est pas alphabétique,
mais idéographique. Certains mots s'écrivent par une représentation stylisée
de l'objet qu'ils désignent : la montagne est représentée par trois pointes, l'eau
par trois lignes sinueuses, une continue et deux interrompues, l'arbre par un
tronc muni de deux branches et de racines, (fig. 1), etc.. Cette écriture est

montagne eau arbre


également dès le début phonographique, c'est-à-dire que certains mots sont
écrits au moyen de rébus, par le dessin d'un mot de même prononciation, d'un
LA REFORME DE L'ECRITURE CHINOISE 47

homonyme. A ces dessins élémentaires, au nombre de plusieurs centaines,


s'ajoutent des dessins complexes composés d'un idéogramme et d'un phono-
gramme : le phonogramme évoque la prononciation du mot, alors que l'idéo-
gramme rappelle le sens ; par exemple, pour écrire le pronom de la première
personne, on représente la silhouette d'une hallebarde dont le nom devait
avoir la même prononciation.
Ce dessin déjà compliqué est employé comme phonogramme pour écrire
le mot signifiant : équité (fig. 2)., '

(hallebarde) bélier équité


moi, nous mouton
L'idéogramme est ici le dessin stylisé du bélier, car à l'époque de Ja for-
mation de cette écriture les dons et les cadeaux devaient surtout se faire au
moyen de moutons, et celui-ci est resté comme idéogramme d'un certain
nombre de qualités. Des caractères complexes de ce genre existent dans les
plus anciennes inscriptions et ont augmenté en nombre au cours du temps,
soit pour représenter des mots étrangers empruntés, soit pour indiquer de
nouvelles acceptions, des changements de sens des mots chinois, de sorte qu'au
cours des trois millénaires de l'histoire de l'écriture chinoise on a relevé envi-
ron quarante mille de ces caractères complexes.
Au deuxième millénaire avant notre ère, les caractères d'écriture étaient
gravés au stylet sur une matière dure : os, métal, bambou ; ce n'est qu'aux
environs de notre ère que l'utilisation du pinceau et de l'encre donna aux
caractères d'écriture la forme d'un assemblage de traits pleins et déliés posés
dans des cases de mêmes dimensions, quels que soient le nombre de traits
et la complexité du dessin.
Le pinceau permet d'écrire plus vite que la plume, mais les déformations
cursives de l'écriture n'ont jamais changé quoi que ce soit à la forme des
caractères fixés aux environs de notre ère. L'apparition de la gravure sur bois
et de l'imprimerie a pu contribuer à la fixité de l'écriture. Les pays voisins,.
Corée, Japon, Viet-aam avaient adopté l'écriture chinoise comme écriture offi-
cielle et dans ces pays non plus il n'y a pas eu de modifications des tracés,
sauf peut-être au Japon pour un petit nombre de caractères seulement. Or cer-
tains caractères chinois sont composés d'une quinzaine ou d'une vingtaine de
traits. Le pinceau est de plus en plus remplacé par la plume et le crayon. La
simplification des caractères d'usage courant est devenue utile. Un plan de
simplification vient donc d'être dressé et approuvé par le gouvernement. Au
1er février 1956 une liste de 230 caractères simplifiés, qui avait été essayée
pendant quelques mois, est devenue obligatoire. Une autre liste permettant
-48 ANDRE HAUDRICOURT

-la simplification d'un millier de caractères vient d'être mise à l'essai, pour
être adoptée ou modifiée dans quelques mois. On saisit sur le vif les pro-
cédés démocratiques du gouvernement chinois, qui essaie, discute avec le peuple
avant de décréter quoi que ce soit. On pense de cette façon simplifier 3 à
4.000 caractères, environ la moitié des caractères courants. La plupart de ces
-abréviations étaient déjà employées dans l'écriture cursive, mais n'étaient uti-
lisées ni dans les inscriptions, ni dans les textes imprimés ; le mot qui signifie
faire, dont le symbole compliqué évoquait l'image d'un éléphant conduit, s'écrit
maintenant par quatre traits, et trois suffisent pour le mot équité dont nous
avons parlé plus haut (fig. 3). La Chine peut se permettre) de modifier son écri-
faire
(archaïque) (classique) (simplifié)

équité
(classique) (simplifié)

sture, puisque maintenant celle-ci n'est plus utilisée ailleurs, ni au Viêt-nam


qui écrit sa propre langue en caractères latins, ni en Corée qui a généralisé
l'emploi de son propre alphabet, datant d)u xive siècle ; seul le Japon con-
tinue à employer dans une certaine mesure les caractères chinois au milieu
d'une écriture syllabique.
Mais la simplification des caractères complexes n'est considérée que comme
une réforme provisoire, un palliatif, en attendant le remplacement de l'écriture
idéographique par une écriture alphabétique ; seulement l'écriture alphabétique
est étroitement dépendante de la langue et ici le changement d'écriture ne
peut se faire qu'après une unification de la langue parlée, problème que nous
allons examiner maintenant.

Du point de vue européen, la langue chinoise est aussi singulière que


son écriture ; depuis l'antiquité nous constatons que dans cette langue les
mots sont pratiquement monosyllabiques et invariables. Il est incontestable
que ces traits ont facilité la persistance de l'écriture idéographique, puisqu'il
n'y avait pas de variations flexionnelles à noter ; par contre cette écriture nous
cache toute l'évolution de la prononciation de la langue depuis l'antiquité,
évolution dont on ne peut s'apercevoir qu'en comparant les différences de pro-
nonciation du même caractère d'écriture dans les différentes provinces de Chine,
aussi bien que dans les autres pays où s'était conservé l'usage de l'écriture
chinoise. La modification de la prononciation d'une langue au cours des âges
LA REFORME DE L'ECRITURE CHINOISE 49

est un fait banal ; on sait que les langues dites romanes : français, espagnol,
italien, portugais, roumain, etc., proviennent toutes de modifications divergentes
de la même langue latine. Mais ce fait est habituellement mis au compte de
la disparition de l'empire romain, qui a permis aux différentes régions où l'on
parlait latin d'évoluer séparément. En Chine au contraire, la continuité de la
civilisation et de l'Etat ne permet pas de donner une explication aussi simple.
Il faut considérer qu'avant le stade de nation, au sens scientifique du mot, il
n'y avait pas de langue qui remplissait à la fois tous les usages pour un peuple
déterminé. Le savant linguiste soviétique de nationalité bouriate G. Sanjéiev
a montré qu'au stade précédant celui de nation, au stade de « peuplade » ou
groupe ethnique, ij y a en principe multiplicité de langues, spécialisées chacune
dans sa sphère ; c'est ainsi qu'en Europe, tandis que se différenciaient les langues
romanes parlées, le latin restait langue écrite, savante et religieuse, commune
non seulement aux peuples romans, mais aux peuples germaniques ; d'autre
part les oeuvres littéraires n'étaient jamais écrites exactement dans la langue
parlée localement, mais dans une langue plus ou moins normalisée pour être
comprise sur un territoire étendu.
En Chine, le caractère de l'écriture a permis la conservation et la persis-
tance au cours des âges d'un chinois écrit, comme langue de culture et langue
administrative, mais il était incapable de freiner l'évolution de la prononcia-
tion, qui évoluait parallèlement avec la langue parlée locale. De même hors
de Chine, Vietnamiens et Japonais croyaient continuer à parler chinois en
conservant une prononciation des caractères qui n'avait plus de rapports avec
celle utilisée en Chine ; par exemple le mot équité que nous avons vu plus
haut se prononce en vietnamien ngia, en japonais gi, alors qu'en chinois on
prononce simplement yi. De même le mot faire, que nous avons également vu
plus haut, est en vietnamien vi, en japonais i, et en chinois de Pékin wei. Mais
entre les provinces chinoises elles-mêmes, il s'est produit au cours des âges
une différenciation de prononciation qui a fini par ne plus permettre la com-
préhension.
On distingue actuellement en Chine quatre groupes de dialectes : 1° ceux
du nord et de l'ouest, dont fait partie celui de Pékin ; 2° ceux du centre, de
la région de Changhai et de Nanking ; 3° ceux du sud-est, le long de la côt»
en face de Formose, de Formose et de Hainan ; 4° ceux du sud avec le dia-
leçte de Canton.
Dans les dialectes du nord et du centre, l'évolution de la prononciation
amena la multiplication des homonymes. Par exemple au sud (à Canton) on
distingue yi, yik, yat, yap, yai, ngai, tous confondus en yi au Nord. L'usage
parlé de la langue classique devenait impossible, il fallait esquisser avec le
doigt le tracé du caractère pour que l'interlocuteur comprenne.
La langue parlée, pour éviter les équivoques, multipliait les périphrases, les
mots composés ; bientôt les mots composés n'étaient plus perçus comme tels ;
la langue parlée était formée de mots de deux syllabes et devenait très diffé-
rente du chinois classique.
Dans la Chine ancienne, l'écriture idéographique était à la fois la clé d«
toutes les littératures passées, de la culture et de la sagesse, mais en mêm«
temps le lien indispensable entre toutes les régions chinoises et même avec
les pays voisins. L'apprentissage de la langue écrite était l'essentiel de la cul-
ture et les lettrés qui se présentaient aux examens pour obtenir une charge
4
50 ANDRE HAUDRICOURT

de l'Etat pouvaient parler n'importe quel dialecte et prononcer à leur manière


les caractères de l'écriture, puisque les examens se faisaient par écrit.
Mais cette situation, normale pour un pays encore au stade de « peuplade »,
n'est plus admissible pour une nation moderne, où chaque citoyen doit pouvoir
discuter de tous les problèmes intéressant son pays ; pour pouvoir discuter, il
faut pouvoir parler la même langue et comprendre immédiatement ce que l'on
entend ; actuellement les Chinois ne se comprennent pas, oralement, d'une pro-
vince à l'autre, même à l'intérieur des mêmes groupes de dialectes. Le témoi-
gnage le plus saisissant est peut-être celui du théâtre : le théâtre de Pékin,
celui de la capitale, fait une telle place à la pantomine que cela lui permet
d'être Compris partout, même en Europe, mais chaque province a son théâtre,
où le rôle de la parole est. plus important, car le jeu est moins stylisé et traite
des problèmes modernes ; or, lorsque ces théâtres viennent dans une autre
province que la lelur, tel le théâtre du Chantong à Pékin, il faut distribuer
aux spectateurs des programmes détaillés, leur expliquant la pièce, pour qu'ils
puissent suivre le spectacle.
La nécessité d'une langue nationale, c'est-à-dire remplissant à la fois tous
les emplois, est apparue dès la chute de la dynastie mandchoue en 1911. Une
assemblée de linguistes en 1913 créa un alphabet phonétique dont les lettres
étaient des abréviations de caractère chinois. Dans les livres de lecture pour
les enfants, ces signes phonétiques sont placés sotos les caractères pour indiquer
leur prononciation correcte, la prononciation de Pékin étant considérée comme
la meilleure. En même temps un mouvement se dessinait parmi les écrivains
et les savants pour abandonner l'ancienne langue écrite au profit de la langue
parlée de Pékin ; vers 1920 le pékinois était considéré comme la langue du
pays (kouo<-yu), c'est-à-dire comme langue nationale.
Mais pendant les trente années qui suivirent, le peu de développement de
l'instruction publique et l'analphabétisme des masses rendaient cette décision '
toute formelle ; ce n'est qu'à partir de la fondation de la République démo-
cratique chinoise que la propagation de la langue nationale entra dans une
phase décisive. Au cours des premières années, la prononciation des signes
phonétiques fut d'abord donnée dans le dialecte local, puis on passait à la
prononciation nationale ; dans lès premiers livres de lecture de la région de
Shanghai la, prononciation locale était indiquée d'un côté du caractère et la
prononciation nationale de l'autre. En 1955, tout au moins à Shanghai, dans
l'école primaire que j'ai visitée, la prononciation nationale des caractères était
enseignée directement, sans l'intermédiaire du dialecte local. Malheureusement
l'immensité de la Chine oblige pratiquement à recruter le personnel enseignant
des écoles primaires sur une base locale, il est donc difficile d'obtenir que
les maîtres aient une prononciation pékinoise ; il y a encore de gros efforts à
faire, en s'aidant de la radio, des disques, d'un enseignement poussé de la pho-
nétique, pour éliminer les défauts locaux de prononciation qui, pour notre
oreille européenne, nous paraissent souvent importantes (confusion entre s et
ch, entre l et n).

Le caractère idéographique de l'écriture est également un frein à l'essor


de la Chine comme nation moderne, et cela pour plusieurs raisons.
LA REFORME DE L'ECRITURE CHINOISE 51

Tout d'abord son acquisition est plus lente et plus difficile qu'une écri-
ture alphabétique. Pour apprendre à lire à un adulte illettré, il faut plus de
400 heures, temps nécessaire à l'acquisition des deux mille caractères les plus
communs. Au Viêt-nam, où l'écriture est alphabétique, 100 heures suffisent
à l'adulte illettré qui apprend à lire. Actuellement pour les Ouigour, qui
écrivent en alphabet arabe, il suffit de quatre ans pour apprendre à l'école
primaire ce que les Chinois, avec leur écriture idéographique, mettent six ans
à apprendre. On voit le gain de temps réalisé par le remplacement des idéo-
grammes par un alphabet, tout au moins pour les Chinois qui connaissent
déjà la langue nationale parlée.
En second lieu, l'écriture idéographique est peu propre à l'acquisition
et l'assimilation de termes étrangers, qu'ii s'agisse de noms propres ou de
noms communs. Les noms étrangers qui ont plusieurs syllabes, sont décom-
posés dans l'écriture traditionnelle chinoise en autant de caractères que de
syllabes, chactun d'eux représentant un mot de l'ancienne langue qui a le
même son (ou un son voisin), mais aussi un sens déterminé. La transcription
des noms de personnes européens est la source de plaisanteries sans nombre.
Il s'agit en fait de rébus. Ainsi le sinologue français Maspero était écrit en
chinois : Ma « cheval », pei « blanc », lo « mmsique ». L'écriture tradition-
nelle ne disposait pour indiquer les noms propres que du procédé de souligner
en marge, mais dans de nombreux textes, en particulier dans les journaux, le
procédé n'était même pas utilisé. Même quand on avait repéré le nom propre,
le problème de son identification restait difficile. En octobre dernier, quand
un journal chinois parlait d'une ville française : Lou-{ng)an, s'agissait-il de
Louhans, de Rouen ou de Roanne ? La traduction des termes scientifiques occi-
dentaux en chinois posait les mêmes problèmes. Dans la majorité des cas, il
y a eu calque ou traduction ; c'est-à-dire qu'on fabriquait un mot composé, un
néologisme ; ainsi « bactérie » était traduit par « champignon minuscule ».
Dans ce cas il n'y avait pas de nouveaux caractères d'écriture. Par contre, en
chimie, il avait fallu créer autant de nouveaux caractères que de corps simples,
et cela n'avait pas été sans hésitation ni difficulté. Par exemple le « chlore »
a d'abord été représenté par les symboles du sel et du souffle réunis dans le
même caractère, quelque chose comme « esprit de sel », puis, comme on le
désignait plutôt sous la dénomination de « souffle vert » (chlore vient du grec
chloros, (t vert »), le symbole finalement adopté combine « souffle » qui indique
un gaz, et l'abréviation de « vert » qui note également la prononciation ;
lu. Le radium a d'abord été appelé : kouang « rayonnant » et écrit par un
caractère combinant le symbole du métal au mot « rayonnant », mais l'in-
fluence de la prononciation anglaise, où la première syllabe accentuée est pro-
noncée : rei, a engendré une dénomination chinoise du radium : Mi, qui s'écrit
en combinant le caractère « métal » et le caractère « tonnerre » qui se pro-
nonce lei.
Il est bien clair que pour enseigner les sciences et les techniques modernes
en chinois, l'écriture idéographique introduit complications et difficultés super-
flues, sans aucune contre-partie, puisque ces caractères ou expressions ne sont:
même pas employés au Japon, seul pays qui utilise encore les idéogrammes
chinois.
Par ailleurs, et c'était là encore un autre grave inconvénient de l'écriture
&2 ANDRE HAUDRICOURT

idéographique, elle n'était pas susceptible d'être directement reproduite en


aucune écriture alphabétique. Russes, Français, Anglais devaient transcrire, par
un système nécessairement conventionnel, les mots, termes et noms propres
chinois dans leur propre écriture. Mais cette question de la transcription fait
naître un grand nombre de difficultés, qui constituent autant d'entraves à des
contacts normaux entre étrangers et Chinois. Ces difficultés proviennent d'abord
des différences de dialectes et de prononciation indiquées plus haut : certains
noms de ville ou d'homme sont écrits selon la prononciation pékinoise, d'autres
selon la prononciation cantonaise ; ainsi par exemple Sun Yat-sen est une forme
cantonaise ; en pékinois ou tout au moins en transcription française, il faudrait
écrire Souen Yi-sien ; de même Hong-kong est la prononciation cantonaise d»
Hiang-kang. -
Une autre source de l'incohérence des transcriptions européennes du chinois
provient a'ussi de ce que chaque peuple d'Europe emploie les mêmes lettres
avec des valeurs différentes pour noter en particulier les sons qui étaient
inconnus aux Latins : .ch,' tch, u. Enfin les sons chinois, en particulier les
consonnes, et la modulation de la voix au cours de la prononciation du mot,
ce qu'on appelle le ton, n'ont pas d'équivalent dans les langues d'Europe
occidentale, qui par contre sont habituées à distinguer un plus grand nombre
de voyelles.
Les premiers Européens qui écrivirent le chinois en lettres latines furent
les Jésuites. Leur système à peine modifié a été utilisé ensuite par les sino-
logues français et adopté officiellement à la fin du xix° siècle par notre minis-
tère des Affaires étrangères. Dans ce système les consonnes dites aspirées, c'est-
à-dire prononcées avec un souffle fort, sont indiquées au moyen d'une apos-
trophe suivant la lettre. Sans doute n'a-t-on pas voulu employer un h, car il
existe des consonnes qui nous semblent complexes : is, tch, mais pour Jes Chi-
nois ce sont des consonnes simples qui peuvent être aspirées, et il aurait fallu
écrire dans ce cas tsh, tchh, au lieu de ts', tch', ce qui aurait engendré des
méprises. La transcription française officielle du chinois est malheureusement
distincte de la prononciation pékinoise actuelle ; au contraire la transcription
anglaise est la plus répandue et est souvent employée dans les journaux fran-
çais (Chou En-lai est une transcription anglaise, nous devrions écrire Tchequ
Ngen-lm). Elle ne diffère pas seulement de la transcription française par la valeur
anglaise de certaines consonnes : ch pour tch, sh pour ch, ou certaines voyelles :
ow, ou pour eou, iu pour ieofw, u pour iu. Elle confond des mots qui sont dis-
tincts dans la transcription française, parce qu'elle représente une prononcia-
tion plus évoluée que celle-ci. Ainsi les mots : king et tsing, se confondent en
ching ; ou bien hiang et siang se confondent en hsiang, c'est-à-dire que lors-
que k, ts, ou h, s sont suivis d'un i dans la transcription française, ils s»
confondent actuellement dans la prononciation et par conséquent sont notés
de la même manière.
Les sinologues russes et allemands ont évité l'emploi de l'apostrophe en
employant les consonnes dites. sourdes : k, t, p, pour les consonnes aspirées,
et les consonnes dites sonores : g, d, b, pour les consonnes non aspirées qui
sont notées par les sourdes dans les transcriptions française et anglaise. Ce
procédé a eu la préférence des Chinois. Au temps du Rouomintang, «me roma-
nisation nationale avait été mise au point en 1928, mais ce système était beau-
LA REFORME DE L'ECRITURE CHINOISE 53

de
coup trop compliqué pour être pratique, car il notait les tons au moyen
différents artifices, redoublement de la voyelle, changement de la voyelle, rédou-
blement de la consonne finale, etc.. Alors qu'une notation rationnelle des tons
aurait demandé que le ton fût toujours noté par le même signe. Dans les trans-
criptions française et anglaise, les quatre tons sont notés par des accents, mais
les Européens négligent de les mettre dans la majorité des cas.
Enfin, l'écriture idéographique est un obstacle à l'emploi des techniques
de transmission, mises au point en Europe pour les écritures alphabétiques :
transmissions en morse, copies à la machine à écrire. Sans doute faut-il compter
avec l'ingéniosité chinoise, et des machines à écrire pouvant utiliser des
milliers d'idéogrammes ont été construites, mais leur prix, leur commodité
et leur rapidité ne sont pas comparables à ceux des machines à clavier alpha-
bétique.

Une fois résolu le problème de l'unification de la langue parlée, — et


on a vu que le gouvernement populaire chinois s'y emploie activement, —
il n'y a plus d'inconvénient à la suppression de l'écriture idéographique, et
il y a tout avantage à la remplacer par une (écriture, alphabétique, dont
l'acquisition est plus rapide, qui permet la transcription sans équivoque des
noms étrangers et des termes scientifiques, et grâce à laquelle en revanche
les étrangers peuvent sans difficulté écrire dans leur langue les mots chinois.
Dès 1931, une commission scientifique, en Union soviétique, avait mis au
point une adaptation de l'alphabet latin pour les Chinois de Sibérie. Cet
alphabet fut essayé ensuite dans les régions libérées de la Chine du Nord et
adapté à la langue nationale. C'est lui qui est à la base du projet que vient
de publier, en février 1956, la Commission pour la réforme de l'écriture chi-
noise ; il s'agit d'un alphabet de 30 lettres : 25 latines, 1 russe et 4 phoné-
tiques. Ces cinq dernières peuvent être remplacées par des latines en cas de
besoin, mais elles ont été ajoutées pour éviter l'emploi d'un groupe de lettres
pour un seul son (tel en français ch, ou, sons noté par deux lettres). Les
tons sont notés par des accents.
Les consonnes aspirées (en notation française : p', V, ts', k') sont notées
respectivement par p, t, c, k, et les non-aspirées (en notation française p, t,
ts, k) par b, d, z, g. La notation des voyelles est celle adoptée internationale-
ment par les phonéticiens, inspirée des langues Scandinaves : u (pour la nota-
tion française ou), y (pour la notation française u), j (pour la notation fran-
çaise y).
Les sons particuliers au pékinois, sont notés x (pour la notation anglaise
hs), q (pour la notation anglaise ch') et une lettre russe (pour la notation
anglaise ch) ; cette dernière peut être remplacée par g en cas de force majeure.
Les quatre lettres empruntées à l'alphabet phonétique sont des lettres
latines pourvues d'un crochet, ; trois d'entre elles notent des sons prononcés avec
la pointe de la langue en arrière (en notation française tch', tch, ch) on
;
peut remplacer le crochet par un h et on obtient : ch, zh, sh. La quatrième,
n dont le deuxième jambage est allongé, remplace le groupe ng, et peut être
remplacée par Jui. Cette notation tendra naturellement à remplacer la nota-
54 ANDRE HMLmCQURT

tion anglaise employée par les journaux du reste dû monde ; elle sera ensei-
gnée pour écrire la langue nationale et finira par remplacer l'écriture idéo-
graphique traditionnelle.
La Chine, en adoptant une écriture alphabétique, se coupera-t-elle de son
propre passé? Cette objection, avancée par des Occidentaux qui ont eu le
loisir d'apprendre le chinois classique, n'est pas sérieuse, puisqu'actuellement
les écrits chinois anciens sont'inaccessibles à la masse du peuple, non seule-
ment par leur écriture, mais surtout par leur langue. Il faudra traduire dans
la langue moderne nationale tous les grands classiques pour que Je peuple
puisse les apprécier. Dès lors, quel inconvénient à employer une écriture alpha-
bétique ? La langue classique et son écriture seront étudiées par des spécia-
listes comme chez nous le grec et le latin ; il n'y a pas là une situation anor-
male, c'est celle que connaissent des pays comme la Turquie, par exemple.
Il n'est pas douteux qu'à l'époque de transition, quand apparaîtront déjà
les premiers journaux et ouvrages en écriture alphabétique, mais qu'il sera
encore nécessaire de connaître couramment les caractères idéographiques, une
charge supplémentaire apparaîtra. Mais très provisoirement. Et, comme le
déclarent volontiers sur cette question les dirigeants de l'Etat chinois, « il
n'est pas juste que notre génération refuse une gêne supplémentaire, s'il s'agit
pour toutes les générations à venir d'accéder à la culture dans des conditions
infiniment plus faciles que jamais les générations passées n'ont pu le faire ».
Certes, cette entreprise gigantesque demandera une ou deux dizaines
d'années, sans doute, pour être réalisée. D'autant plus que, comme on l'a sou-.
ligné plus haut, l'introduction de l'écriture alphabétique ira nécessairement
de pair avec l'unification de la langue parlée. Mais on connaît J'optimisme
et l'enthousiasme dont font preuve les Chinois dans cent ouvrages divers. On
peut leur faire confiance.
LA GEOMORPHOLOGIE
ET LA PENSÉE MARXISTE

par Jean TR1GART

La Pensée a publié dans son- numéro 47 (mais-avril 1953, pp. 62-72) le


rapport présenté par J. Tricart, professeur de géographie à la Faculté des
Lettres de Strasbourg, qncc Cercles des géographes marxistes de Strasbourg et
de Paris, et dédié à Ma\urice Thorez, comme contribution à l'année d'études\
idéologiques du Parti communiste français. Ce « premiez essai sur la géomor-
phologie et la pensée .marxiste » a provoqué chez les géographes des discus-
sions fécondes, et beaucoup de nos lecteurs ont demandé à lire une étude de
Jean Suret-Canale, « la Crise de la géomorphologie et le marxisme », que
nous avions mise à leur disposition sous forme d'un- tirage à part. Ces discus-
sions ont amené J. Tricart à reprendre et approfondir son travail, et c'est
u,n, second essai sur la géomorphologie et la pensée marxiste- qu'il a été amené
à écrire, sur la demande de l'Académie des Sciences de Pologne, pour un
volume édité en polonais et consacré à un choix de ses travaux. Nous publions
avec plaisir le texte original de ce second travail relatif à une science en
pleine évolution où, comme le montre J. Tricart, seule la liaison marxiste de
la théorie et de la pratique, de la pensée et de l'action peut lever les difficultés
et faire progresser la connaissance. — N.D.L.R:

t^*®*85^!!!' EPUIS la Révolution socialiste soviétique de 1917, la pensée mar-


'^lll^Sàii xiste connaît un développement impétueux. Dans les pays
lÉPlMiii I démocratiques, c'est sur elle que repose la marche radieuse
ijj||||||J vers une vie meilleure. On demande à la science de forcer les
Iflll^^iï étapes, pour accroître sans cesse davantage et sans cesse plus
~^^&ïasr&ÊÊà vite le pouvoir de l'homme sur la nature. En même temps,
l'amélioration des méthodes de pensée, obtenue grâce au
marxisme, facilite incomparablement ces progrès. Des conditions de travail
inégalées -— et inégalables en pays capitaliste — sont faites aux savants.
Simultanément, dans les pays restés capitalistes, les conditions de la
recherche scientifique se modifient. L'inéluctable déclin de la société bour-
geoise, condamnée dans son principe même, engendre le malthusianismte.
Le développement de la science, condition irremplaçable de celui de la pro-
duction, qui avait été encouragé au xixe siècle pendant la phase ascendante du
capitalisme, est considéré comme inutile, voire dangereux. Les monopoles ne
tiennent pas à ce que de nouvelles découvertes les obligent à des investisse-
ments massifs. Us préfèrent accaparer les brevets, freiner l'essor de nos con-
naissances. Dans ces conditions, beaucoup de savants sont amenés à participer
de plus en plus activement à la lutte des classes. Dans les pays asservis, ils
prennent part aux luttes de libération nationale. Dans les pays où règne le
g6 JEAN TRICART

malthusianisme, ils combattent pour défendre la science. En les intégrant plus


ou moins étroitement au grand mouvement de notre siècle, ces prises de posi-
tion les mettent en contact avec la philosophie marxiste, qui, à son tour,
influence leurs travaux. Il en naît une situation prérévolutionnaire dans la
science comme dans la société : d'un côté, les conditions objectives sont réa-
lisées pour un puissant essor de la science ; de l'autre, l'organisation sociale,
le capitalisme décadent, oppose un frein à cet essor.
Tel est le cadre général dans lequel se pose actuellement le problème des
méthodes de la géomorphologie.
Notre discipline, en effet, n'a pris corps que dans les dernières années du
xixe siècle, c'est-à-dire justement lorsque le capitalisme était déjà entré dans
sa phase monopoliste et se trouvait au seuil de sa décadence finale. Il y a à
cela des raisons objectives : notre science traite de phénomènes extrêmement
complexes, synthétiques, et ne peut s'appliquer qu'à des aménagements régio-
naux d'une certaine ampleur. Or, le capitalisme s'est fondé sur le profit indi-
viduel. Les applications de la géomorphologie permettent essentiellement de
sauvegarder, pour des générations, les richesses naturelles, par exemple en
entravant l'érosion des sols ou en améliorant la nature. Or, le capitalisme
n'a jamais envisagé que la spéculation et le profit immédiat. Dans ces con-
ditions, il ne pouvait guère tirer profit de la géomorphologie dans son ensemble.
Seules, certaines branches de notre discipline, isolées du reste, ont pour lui
un intérêt épisodique, en l'aidant dans la recherche du profit maximum :
par exemple, la paléogéographie dans la mesure où elle peut guider l'exploi-
tation des richesses minières ; la géomorphologie des lits fluviaux, qui est
indispensable pour réussir la construction de canaux sans revêtement ou l'amé-
nagement de rivières en vue de la navigation. De la sorte, l'indéniable essor
des connaissances humaines lors de la phase ascendante du capitalisme ne
s'est pas porté sur la géomorphologie. Elle en est restée à l'écart. Elle ne
fut touchée que marginalement, dans certains de ses aspects, isolés de l'en-
semble. C'est ce qu'a bien vu P. Birot dans un livre récent Les méthodes 'de
la morphologie, p. 146), sans d'ailleurs pouvoir donner une explication satis-
faisante des faits relevés.
Lorsque la géomorphologie se développa, au moment où le capitalisme
entrait dans sa phase décadente finale, nulle sollicitation économique ne lui
vint de la bourgeoisie. Celle-ci n'en avait pas besoin. Pas plus besoin que de
la peinture, de la sculpture ou de la linguistique. De la sorte, le point de
départ matérialiste que les nécessités de l'application pratique ont imposé aux
autres sciences lui a manqué. Tandis que le développement des autres sciences
naturelles est marqué par une oscillation dialectique entre les deux tendances
contradictoires du matérialisme d'une part, intrinsèquement scientifique, et
de l'idéalisme, introduit souvent en tant que déviation idéologique par la
philosophie bourgeoise, celui de la géomorphologie est caractérisé par une pré-
dominance presque exclusive de l'idéalisme. Presque jamais de nécessités pra-
tiques jouant le rôle de frein et ramenant Je savant au contact des réalités-
objectives. De la sorte, Je géomorphologue pouvait s'égarer dans des synthèses
inspirées sans restriction de l'idéalisme philosophique le plus extrême. Or,
justement, la géomorphologie prend corps en tant que branche particulière
des sciences naturelles au moment même où, par réaction contre le marxisme,
la bourgeoisie élabore ses théories idéalistes récentes : Davis est contempo-
rain de Bergson. Ce n'est pas une simple coïncidence si l'un est le père de 1»
LA GEOMORPHOLOGIE ET LA PENSEE MARXISTE 5?
géomorphologie classique et l'autre celui d'une des philosophies idéalistes les
plus prisées de la bourgeoisie. Ce sont deux émanations, différentes mais ana-
logues, de la même situation historique. Et nous ne devons pas nous étonner
si, dans la première moitié du xxe siècle, les écoles géomorphologiques ont
revêtu un caractère strictement national : Davis, avec l'aide de Lapparent et
.de Martonne, a régné sur les Etats-Unis et la France, tandis que les Allemands
le rejetaient et que les Russes restaient à l'écart. Si l'attitude avait été réel-
lement objective, il n'en aurait pas-été ainsi : les découvertes de Diesel ont été
également prisées dans tous les pays industriels. Au contraire, les diverses écoles
philosophiques reflètent par certains côtés les modalités particulières de la lutte
des classes dans les divers pays où elles prennent corps. La géomorphologie
classique, elle aussi superstructure idéologique de la période de déclin de îa
bourgeoisie, revêt les mêmes caractères.
Or, cette géomorphologie constitue encore la seule synthèse générale exis-
tante. Elle offre le corps de doctrine de notre discipline. De cette situation,
nous devons, nous marxistes, avoir une claire conscience, car elle comporté
de grands dangers.
».-
En Russie, l'évolution fut toute différente de celle des pays occidentaux.
L'idéalisme davisien ne se propagea guère et la géomorphologie naquit empi-
riquement et péniblement des autres sciences naturelles, principalement de îa
pédologie. Là géographie physique, au lieu d'être à prépondérance géomorpho-
logique comme dans les pays occidentaux, est à prédominance biogéogra-
phique. Ce sont des pédologues et des biogéographes qui ont amorcé l'étude
géômorphologique. Dokoutehaev, par .exemple- entreprit d'analyser les
con-
ditions d'évolution et de formation des ravins, destructeurs de sol. Point de
départ qui rappelle celui des géomorphologues pré-davisiens en France. Il fallut
attendre longtemps pour que la géomorphologie fût étudiée en elle-même et
non par le biais des disciplines connexes. Ce n'est que sous le régime sovié-
tique, grâce à l'aiguillon des besoins pratiques, par exemple dans les travaux
d'aménagement de la nature, que.cette situation s'est réalisée, A ce moment-là
on s'est aperçu qu'un corps de doctrine général manquait à notre discipline
et on s'est informé de ce qui avait été fait à l'étranger. Au lendemain de la
dernière guerre mondiale, des ouvrages de géomorphologie classique, comme
le traité de Martonne, furent traduits en russe et largement diffusés. D'impor-
tantes discussions méthodologiques eurent lieu dans les années 1950-51, qui ne
semblent pas encore avoir abouti à fournir le point de départ d'une rénovation
complète des méthodes.
De la sorte, la critique empirique des théories de la géomorphologie clas-
sique, telle qu'elle se fait lentement dans les pays capitalistes, peut avoir un
intérêt pour les pays démocratiques. Elle peut les aider à trouver plus rapide-
ment la voie juste qui mettra plus efficacement notre discipline au service de
l'effort des hommes pour assurer leur bonheur. Notre but sera atteint si cet
article amène nos collègues à réfléchir sur les survivances de la pensée idéaliste,
bourgeoise qui persistent dans leurs conceptions et qui lés entravent dans leurs
recherches. Comme l'ont montré les classiques du marxisme, les survivances
idéologiques se maintiennent encore longtemps après les changements de struc-
ture sociale. C'est un devoir impérieux de les liquider : dans les pays capita-,
listes, pour gagner tous les savants honnêtes au marxisme ; dans les pays démo-
cratiques, pour aider à la construction du socialisme.
58 JEAN TRICART

Les insuffisances de la géomorphologie classique

Les conditions historiques de son développement expliquent que la géomor-


phologie classique repose sur le détournement idéaliste de notions objectives.
Précisons-le.
La géomorphologie est apparue très tôt, sous deux formes différentes. D'une
part, une forme philosophique, intégrée aux grahdes théories cosmogoniques :
la formation du GJobe terrestre, de ses montagnes, de ses mers, qui a pris forme
scientifique progressivement, en même temps que la géologie. De l'autre, une
forme empirique, liée à des besoins pratiques immédiats et dont les étapes sont
liées à celles du développement dé nos connaissances techniques.
Tandis que les sciences actuellement plus avancées que la nôtre sont nées
de la conjonction de ces deux courants, de leur synthèse où la pratique a tou-
jours constitué un frein à l'idéalisme, la géomorphologie classique est née uni-
latéralement du seul courant théorique. Les conditions historiques rappelées
brièvement ci-dessus en sont la cause.
Avant Davis, les praticiens et les naturalistes étaient arrivés à un certain
nombre de conceptions géomorphologiquesvalables. Contentons-nous de quelques
exemples. Léonard de Vinci fut, là comme dans de nombreux autres domaines,
un génial précurseur. Ingénieur et penseur tout à la fois, il fut bien près
d'arriver à cette synthèse dont aurait pu naître une géomorphologie objective.
Mais, par suite de son génie, il était trop en avance sur son époque et ses
idées sont restées ignorées dans ses carnets, inédits jusqu'en 1797. Construc-
teur de canaux, n'était-il pas arrivé à admettre la relation de cause à effet
entre les rivières et leur vallée ? N'avait-il pas noté que « chaque vallée a été
cuusée par son fleuve, et le rapport entre les vallées est le même qu'entre les
fleuves » ? Une théorie valable de la morphogénèse fluviatile pouvait s'établir
sur ces bases. Trois siècles plus tard la même idée était reprise par Hutton, un
Ecossais qui publia un ouvrage général de géologie.
C'est à l'ingénieur français SurreJl, chargé de l'entretien et de la construc-
tion des routes dans les Alpes du Sud sous la Restauration, que revient le
mérite d'avoir fait faire un pas décisif à la théorie de la morphogénèse des
lits fluviaux. Luttant contre les divagations et les destructions des torrents, il
arriva à en découvrir les lois générales. C'est lui qui le premier distingua clai-
rement les divers éléments de l'organisme torrentiel, qui montra l'évolution
des ravinements, alors en pleine activité, puisque déclanchés par les abus agri-
coles du xvtn° siècle. On lui doit la notion de discontinuité dans l'évolution,
la succession de phases courtes, caractérisées par de rapides changements, et
de périodes intermédiaires de repos. On lui doit aussi la notion de niveau de
base. Mais Surrell est allé plus loin. U a insisté sur les rapports entre l'activité
torrentielle et la couverture végétale. Il a clairement indiqué que la destruction
des forêts était la cause du développement des ravinements. Certes, il s'est
égaTé à partir de là dans des théories politiques fausses, réactionnaires, en har-
monie avec la situation de la France à cette époque. Pour lui, les ravinements
résultaient de la Révolution française, car les Jacobins avaient supprimé les
édits royaux sur les forêts. Cet opportunisme politique est caduc, mais il n'en
reste pas moins que Surrell a montré Je premier le lien entre la morphogénèse
et la couverture végétale, idée qui sera jetée par-dessus bord par les fondateurs
LA GEOMORPHOLOGIE ET LA PENSEE MARXISTE 59

de la géomorphologie classique, mais qui restera à la base de la doctrine des


praticiens, car il s'agit d'une idég fondamentale, profondément juste.
Dans la seconde moitié du xix° siècle, un autre ingénieur français, qui
avait participé activement aux travaux de création de voies navigables de là
période ascendante du capitalisme, Dausse, élargit les conceptions de Surrell.
H dégage plus clairement la notion de profil d'équilibre et l'applique aux
rivières de plaine.
Parallèlement à ce courant, les naturalistes élaborent aussi leur propre
doctrine de l'évolution géomorphologique. Ce travail s'intègre dans la lutte
idéologique qui a abouti à une géologie scientifique. On rejette la croyance
religieuse à une création du monde et sa forme dérivée, la théorie catastrophiste,
pour montrer que la surface du Globe, telle qu'elle nous apparaît actuellement,
résulte de longs et progressifs changements. La plus ancienne expression d'en-
semble de cette idée remonte à Hutton, aux dernières années du xviue siècle.
Elle fut reprise par Playfair, qui l'exposa avec plus de clarté. Ces auteurs ont
-montré que le réseau fluvial se composait d'une hiérarchie de cours d'eau,
qu'il tendait à éroder, lentement mais inéluctablement, les seuils rocheux et
1i combler les lacs. La notion d'évolution à l'échelle géologique s'introduisait
dans l'analyse de la topographie. Un peu plus tard, A. Geikie, dans un manuel
de géologie qui connut de nombreuses éditions et fut notamment traduit en
français, montre la lente désagrégation des roches sous l'effet du gel, des chan-
gements de température, du contact des eaux chargées de gaz carbonique. Il
indique que leurs débris sont soumis soit aux actions chimiques soit au trans-
port mécanique et vont participer à l'élaboration de nouvelles roches. L'action
des fleuves est correctement exposée dans ses grandes lignes : formation des
marmites torrentielles, des méandres, des terrasses, des deltas. Le relief évolue
-sous l'effet de la météorisation des roches et de l'évacuation de leurs débris
par les eaux courantes. Mais l'auteur se refuse aux extrapolations : le relief
évolue, c'est tout ce qu'il démontre et affirme. Dans quel sens, comment ? Il
se refuse à l'imaginer. Du point de vue synthétique, ses idées vont plus loin
que celles des ingénieurs français : il donne une théorie générale de l'évolution
-géomorphologique, depuis les interfluves jusqu'à la mer. Sur le plan des méca-
nismes, il reste en deçà d'eux. Les processus de la dynamique fluviatile sont
mieux connus du praticien Surrell.
Ces conceptions se complètent et se perfectionnent au cours de la seconde
moitié du xrx8 siècle, mais, en même temps, la coupure entre praticiens et théo-
riciens se précise. Le mal reste cependant réduit, car les auteurs de théories
sont des savants de terrain matérialistes, qui raisonnent à partir du concret et
ne généralisent pas à l'excès. En France, de la Noé et de Margerie exposent
clairement, dans un premier traité de géomorphologie paru en 1888, une théorie
cohérente et détaillée de l'érosion fluviatile, fondée sur la notion de profil
4'équilibre, et montrent les liens entre le relief et la structure. Powell, en
Ï875, analyse les modalités de la dissection dans la région du Canyon du Colo-
rado, puis Gilbert précise les processus de l'érosion fluviatile.
D'une manière totalement indépendante, à la suite des travaux de Surrell,
les forestiers français élaborent une théorie du reboisement. La torrentialité
est due au déboisement. Le reboisement fixe les terrains, les protège, arrête
l'érosion catastrophique, rend les eaux plus régulières, permet aux sols de se
refaire. Toute une vaste campagne de reforéstation est engagée dans le Massif
60 JEAN TRICART

Central, dans les Alpes. Elle vérifie les grandes lignes de la théorie. Mais elle
est complètement ignorée des géomorphologues de l'époque.

Vers 1890, lorsque Davis commença à publier ses travaux fondamentaux,


la situation était donc la suivante :
spéculation théorique. La pratique
— Divorce complet entre la pratique et la
se limite à des domaines bien particuliers, ne permettant pas une vue d'ensemble
des problèmes. Elle est empirique. Elle porte sur la lutte contre la torrentialité
et sur l'aménagement des voies d'eau. Or, là crise générale du capitalisme vient
freiner à ce moment l'accroissement des moyens mis à sa disposition.
les géologues, qui
— Elaboration d'une théorie géomorphologique par
mettent naturellement l'accent sur les influences structurales, qu'ils connaissent
le mieux. Ils ne négligent cependant pas l'étude de la dissection fluviatile. Mais
ils ne s'attachent pas à J'analyse des processus et voient les choses de haut.
Gilbert, à ce point de vue, est plutôt une exception.
Les fondements de la géomorphologie existaient donc déjà. Reposant sur
des observations minutieuses, ils comprenaient les notions de destruction lente
du relief, de travail coordonné des réseaux fluviatiles, de pénéplaine.
Quel fut le rôle de Davis ? Un rôle de svstématisateur. Il n'apporte guère
de faits nouveaux, mais élabore un système, assemblage de données glanées ça
et là. Son système, qui reste la base de la géomorphologie classique, repose sur
deux théories :
— La théorie de l'érosion « normale ». Le pivot de
l'évolution du relief
est la formation des réseaux fluviatiles. Les cours d'eau entaillent leur lit, dis-
sèquent les interfluves, emportent les débris. Ils travaillent à réaliser un abais-
sement .progressif du relief. Cette action est uniforme à la surface du Globe.
Sous l'effet des discussions, Davis se résolut à en excepter les régions glacées
et arides, où le travail des cours d'eâu était respectivement remplacé par celui
de la glace et du vent. Ce sont les « accidents climatiques » de son élève
C.-A. Cotton.
— La théorie du cycle d'érosion. Les déformations
tectoniques sont brusques,
tandis que le travail de l'érosion est progressif. Il en résulte la formation d'un
relief tectonique, puis son attaque progressive par l'érosion, qui se déroule sous
la forme d'un certain nombre de stades successifs : jeunesse, maturité, sénilité-
Cette évolution inéluctable, toujours semblable à elle-même, indépendante des
climats puisque fondée sur l'érosion « normale », aboutit à la pénéplaine. Que
des mouvements tectoniques disloquent la pénéplaine, et elle recommence sem-
blable à elle-même, aboutissant à une nouvelle pénéplaine. Eternel recommea-
cement, tel est le cycle.
Les influences structurales marquent un certain stade du cycle : faibles
lors de la jeunesse, c'est lors de la maturité qu'elles sont le mieux -réalisées.
Do la sorte, la géomorphologie structurale s'intègre dans la géomorphologie
cyclique, dont elle n'est qu'une modalité temporaire.
Les idées et les observations dispersées auxquelles on était arrivé avant
Davis étaient fondues dans un même moule. Une théorie générale remplaçait
/'empirisme. Là est la principale raison du succès de Davis, d'autant plus que
l'Iiomme était brillant, travailleur, opiniâtre. Il luttait pour ses idées comme
LA GEOMORPHOLOGIE ET LA PENSEE MARXISTE 61

un apôtre et mettait à leur service de remarquables talents d'exposition : parole


imagée, figures claires, élégantes. Les résistances, car il y en eut, furent bous-
culées. Davis s'emportait contre les gens qui refusent de céder à la cohérence
de ses théories et qui manquent d'imagination :

Il est évident qu'un tel schéma de classification géographique, qui est fondé sur la structure, les
processus et le temps, doit être déductif à un haut degré. C'est intentionnellement et ostensiblement
le cas présentement. En conséquence, le schéma prend une tournure très « théorique » qui n'est
pas goûtée de certains géographes, dont le travail implique que la géographie, à la différence des
autres, sciences, né devait être développée qu'à l'aide de certaines facultés mentales seulement :
principalement l'observation, la description et lia généralisation. Mais rien ne me semble plus évident
que la géographie a déjà souffert trop longtemps du manque d'imagination, d'invention, de déduction
et.des diverses autres facultés mentales qui contribuent à atteindre une explication bien contrôlée 1.

L'apport de Davis, défini par lui-même, est clair. Etablissait-il des faits
aouv.eaux, démontrait-il l'existence d'un lien entre les pénéplaines et le travail
des rivières pérennes des climats humides ? Non. Il donne seulement un schéma
logique, fruit de son imagination. N'allait-il pas jusqu'à dessiner des cen-
taines de cas théoriquement possibles et à éliminer, à partir de cela, tel ou
tel facteur, car le cas qu'il avait imaginé comme s'expliquant par eux n'exis-
tait pas dans la nature ? La seule preuve de la théorie cyclique, la seule justi-
fication du lien admis entre des faits observés indépendamment les uns des
autres, est sa cohérence logique interne. La théorie davisienne du cycle d'éro-
sion « normale » est une des plus brillantes illustrations de l'imagination créa-
trice bergsonienne appliquée à un domaine scientifique. Par là, elle s'intègre
étroitement à certaines conditions historiques. Elle n'a été possible que parce
que la géomorphologie, du fait même de ces conditions, est restée une science
pure. Davis n'allait-il pas jusqu'à recommander d'établir un schéma théorique
avant d'aller observer la nature et de chercher dans celle-ci seulement une
confirmation du schéma ? Son livre sur les récifs coralliens est typique à cet
égard. N'allait-il pas non plus jusqu'à préconiser la réflexion dans une chambre
noire afin d'imaginer les schémas théoriques ? Il est typique de la période de
déclin de la bourgeoisie où, classe condamnée, elle se refuse à examiner une
réalité qui lui est défavorable et où elle préfère imaginer qu'observer. Faute
d'une contradiction dialectique interne entre les besoins de la pratique, soumis
nécessairement aux faits, et la spéculation théorique, la géomorphologie davi-
sienne, abstraite science pure, a totalement versé dans les déviations idéa-
listes de la philosophie de classe de son époque.
Elle est un monstre.
Elle met bout à bout des faits pris dans des séries différentes : ainsi, la
théorie de l'érosion normale combine les ravinements propres aux climats sans
couverture végétale continue et l'écoulement pérenne des grands cours d'eau
alimentés par des sources. Ce sont là des faits contradictoires. Le ruisselle-
ment est intense dans les zones semi-arides, faute de couverture végétale défen-
dant la terre contre l'érosion pluviale, faute de sols épais et perméables absor-
bant les eaux des averses. Mais ce ruissellement aboutit à des épandages en
nappe au pied des reliefs. Il n'engendre pas de belles vallées ramifiées se con-
centrant jusqu'à la mer, mais des glacis dominés par des inselbergs. Inverse-
ment, les fleuves puissants, réguliers, assurant un niveau de base général

i. DAVIS : « Geographical Cycles », dans Essays, pp. 251-252. Traduction de J. T.


62 JEAN TRICART

hiérarchisé aux divers versants, sont propres aux régions à couverture végétale
suffisamment dense et. à sols suffisamment' développés pour que l'alimentation,
par sources joue un rôle prépondérant. Pour qu'ils réalisent leur profil d'équi-
libre, il leur faut aussi une charge solide servant d'abrasif et permettant la
réduction progressive des inégalités du lit. On ne les trouve que dans les zones
humides des moyennes latitudes. En zone sèche, ils passent aux oueds qui se
perdent au pied des montagnes. En zone froide, les débris venus des versants
sont souvent trop abondants pour être régulièrement évacués et il s'ensuit un
ennoyage. En zone intertropicale, la charge solide est si déficiente, du fait de
la grande intensité des processus biochimiques, que les chutes ne s'usent guère
et que les profils se maintiennent irréguliers à travers les périodes géologiques
successives.
Cette théorie donne de la nature une image faussement simplifiée. Ainsi,
pour l'influence des actions tectoniques sur le développement du relief, elle
reprend purement et simplement la théorie catastrophique. Or les connaissances
acquises en géologie nous montrent que l'intensité et la vitesse des déforma-
tions tectoniques sont éminemment variables dans le temps comme dans l'espace.
Lents ici à une période donnée, ils peuvent être là cent fois plus rapides. Même
variabilité dans la vitesse de l'ablation, en fonction d'autres facteurs. Tandis
que les déformations tectoniques répondent aux forces internes, l'érosion est
largement commandée par des forces externes : climats, couverture végétale.
Elle varie suivant les zones climatiques et suivant la nature des roches. De la
sorte, quoique, en général, le mouvement tectonique ne déclanche qu'avec un
certain retard une accélération de l'ablation, toutes les combinaisons de vitesses
relatives sont possibles. Dans certains cas, l'érosion peut empêcher pratique-
ment le relief de se former, en enlevant au fur et à mesure les couches qui se
soulèvent ou en comblant la dépression qui se creuse. Tel est notamment le
cas des bassins de subsidence. Dans d'autres au contraire, comme dans le cas
du Bouclier Fennoscandien, le soulèvement peut être très rapide et les roches
suffisamment dures pour que l'ablation ne vienne contrebalancer le soulève-
ment que dans une proportion négligeable.
Enfin, la géomorphologie davisienne, fruit de l'imagination, ne tient aucun
compte de la couverture végétale. Jamais une herbe, jamais un arbre ne vient
troubler la géométrie des schémas davisiens. C'est là un recul manifeste par
rapport aux idées d'un Surrell, qui a nettement montré l'opposition dialec-
tique entre érosion mécanique et couverture végétale. On aboutit ainsi à une
conception fausse, entièrement fausse, de l'évolution du Globe. A l'échelle géo-
logique, à laquelle se place d'emblée la théorie cyclique davisienne, il faut
tenir compte de l'évolution de la vie. La couverture végétale se modifie peu àr
peu sur notre Globe. Des espèces nouvelles apparaissent, qui modifient les con-
ditions de la concurrence vitale. Les formations végétales changent d'aspect.
Leurs domaines écologiques varient. Or, elles jouent le rôle d'écran vis-à-vis
des agents météoriques et, corrélativement, commandent en partie, la pédogé^
nèse, c'est-à-dire les propriétés de la surface de la lithosphère. Même si le
Globe n'avait pas connu d'oscillations paléoclimatiques importantes, la théorie
cyclique serait insoutenable. En effet, les pénéplaines qui se sont élaborées aux
temps dévoniens, lorsque les plantes n'avaient pas encore colonisé les con-
tinents, ont été façonnées dans des conditions totalement différentes de celles
qui régnent de nos jours. Le Globe présentait des régions pluvieuses. Mais, faute
do végétation, le sol y était nu comme dans les régions arides. Les pluies
LA GEOMORPHOLOGIE ET LA PENSEE MARXISTE 63

l'arrachaient sans obstacle, agissant comme sur des terres labourées ou presque.
L'intensité de l'érosion devait être énorme. De telles conditions n'existent plus
maintenant : les seules régions du Globe où manque la protection de la cou-
verture végétale sont des régions très sèches, où les averses ne font que des
dégâts limités par suite de leur rareté. L'abstraction davisienne ignore l'élé-
ment géologique qui a le plus varié au cours des temps : les êtres vivants. Or,
le développement de la vie n'est pas un cycle, pas plus que l'histoire des
sociétés humaines n'est un éternel recommencement. Le futur pourra ressembler
au passé par certains côtés, il ne le reproduira pas. L'évolution peut comporter
des détours, des retours en arrière apparents, elle ne peut être un cycle. La
théorie cyclique davisienne est la transposition, en géomorphologie, des con-
ceptions idéalistes auxquelles la bourgeoisie condamnée essaie de se raccro-
cher, rien de plus.
D'ailleurs, cette erreur lui est profitable. En éliminant de la géomorpho-
logie toute influence de la couverture végétale, on aboutit à nier tout rap-
port entre l'homme et l'évolution du relief. La notion d'érosion des sols
est inconcevable. Si les terres imprudemment défrichées des Etats-Unis et
des autres pays neufs se ravinent à une vitesse effrayante, ce n'est pas la con-
séquence d'un certain type d'économie spéculative. C'est le fait de l'érosion
« normale », qui combine le ravinement des interfluves et le travail des grandes
rivières pérennes. Le mal est grand, certes, mais il est inéluctable, et la seule
solution est le malthusianisme, qu'on nous envoie également des Etats-Unis,
notamment par la bouche d'un W. Vogt. La bombe atomique résoudra le pro-
blème de l'érosion des sois en diminuant Je nombre de bouches à nourrir.
Certes, il s'agit d'un schéma, que Davis ne pouvait élaborer ni même prévoir.
-
II n'en reste pas moins que la théorie de l'érosion « normale » est commode :
elle permet de nier les déprédations insensées infligées au patrimoine des
générations futures par l'esprit de lucre de l'exploitation capitaliste. Elle offre
une commode couverture, un utile alibi. Elle permet de ne plus poser le pro-
blème, alors que Surrell l'avait fait il y a plus d'un siècle.

La géomorphologie davisienne est devenue classique dans la. double mesure


où les besoins de la pratique n'imposaient pas un matérialisme de fait et où
elle répondait au courant idéologique général de la bourgeoisie. Elle s'est
répandue notamment dans les pays comme .la France, les Etats-Unis et la
.

Grande-Bretagne, où la crise générale du capitalisme s'est fait sentir parti-


culièrement tôt. En Allemagne, les résistances ont été plus violentes, surtout
parce que, dans ce pays, les géomorphologues ont reçu le plus souvent une
formation de naturalistes, qui les éloignait des abstractions davisiennes. L'en-
seignement de Davis n'a guère eu de succès et le courant principal de la géo-
morphologie allemande a consisté à insister, au contraire de Davis, sur la
diversification des types de relief en fonction du climat. Von Richthoffen,
Passarge, puis Salomon sont à l'origine de la géomorphologie climatique. Ce
sont leurs arguments qui, en grande partie, ont obligé Davis à bâtir des cycles
glaciaire et désertique calqués sur le cycle « normal ». Le principal homo-
logue de Davis en Allemagne fut W. Penck, lui aussi théoricien abstrait, dont
la théorie des Piedmonttreppen est aussi idéaliste que la géomorphologie davi-
64 JEAN TRICART

sienne, à laquelle elle emprunte ses méthodes à défaut de ses postulats. Cet
idéalisme peut donc être considéré comme une étape dans le développement de
notre science. Il correspond à des conditions historiques déterminées tout en
prenant des formes différentes. Mais cette étape a duré beaucoup plus long-
temps en géomorphologie que dans d'autres sciences.
Nécessairement coupée des applications pratiques, la géomorphologie davi-
sienne est restée essentiellement une géomorphologie académique. C'est pour-
quoi elle est devenue classique.
Aucun lien n'était possible avec les techniciens dont le matérialisme ins-
tinctif répugne à des spéculations aussi visiblement empreintes de l'idéalisme
philosophique. Une expression comme érosion « normale » né peut que choquer :
a normale » par rapport à quoi p Les faits naturels sont immédiatement l'objet
«L'un choix subjectif. Il y a ceux qu'on accepte, qui sont « normaux », et ceux
qu'on rejette, car ils viennent,troubler l'idée préconçue. Un physicien aurait-
il l'idée de parler d'une pesanteur « normale » ? L'idéalisme davisien s'enve-
loppe souvent d'un langage anthropomorphiste qui n'est pas, lui non plus, un
instrument efficace de connaissance. Il permet trop aisément de cacher des con-
naissances insuffisantes derrière des explications verbales. C'est ainsi que pour
•von Richthoffen, les rivières « s'efforcent » de rester dans les roches tendres,
qu'elles « cherchent » à traverser les roches, dures au plus court. Quant à
Davis, il parle souvent de leurs « intentions », de leurs « préférences ». Il est
évidemment facile de masquer une analyse insuffisante en recourant à de sem-
blables expressions. Mais elles heurtent tout scientifique conséquent avec lui-
même.
Un tel verbalisme mène souvent au finalisme, qui est contenu dans la
position idéaliste de départ. On n'étudie pas les choses en elles-mêmes, dans
leur réalité objective, trop complexe ou trop décevante. On les étudie dans
leurs rapports avec le schéma préconçu, avec le « cycle idéal ». La confron-
tation des faits' entre eux n'est pas la méthode suivie, on la remplace par la
confrontation avec ce qui doit être. L'érosion, personnifiée, a, comme un être
humain, ses désirs et ses intentions. Pour Davis et bien d'autres, notamment
H. Baulig, la pénéplaine est le « but final de la dénudation ». Toute une ter-
minologie, qui revient sans cesse sous la plume de ces auteurs, trahit leur
façon de penser. On parle au futur et non au présent. On abuse des verbes
« tendre vers », « devoir », « s'efforcer de », « chercher à ». Ce ne sont pas
toujours de simples clauses de style. Certes, certains auteurs matérialistes se
sont empêtrés dans un tel vocabulaire, mais les faits apparaissent dans leur
travail. Pour d'autres, c'est un besoin, en accord avec une philosophie idéaliste,
antiscientifique. Ne trouve-t-on pas encore, en 1949, sous la plume d'H. Baulig,
des phrases comme celles-ci :

Le travail des rivières est plein de mystères et de paradoxes.


L'idée primordiale du cycle d'érosion n'est-elle pas la tendance à l'apranissement final'? Si on
Toulait réduire la définition à l'essentiel, on pourrait s'abstenir de mentionner lia structure ainsi que
les formes initiales, qui, dans la nature, varient à l'infini, on pourrait à la rigueur passer sous
slence les formes dérivées, on ne saurait se dispenser de parler du terme auquel tend toute
révolution.

Or, tout ce que nous pouvons observer, ce sont ces « formes dérivées »
qui constituent la réalité objective. Ce que nous pouvons arriver à reconstruire
avec une certaine exactitude, ce sont les formes initiales, en utilisant les
LA GEOMORPHOLOGIE ET LA PENSEE MARXISTE 65

méthodes de la paléogéographie. Tout cela doit être balayé si on veut s'en tenir
à l'essentiel. Tout cela disparaît : seul compte, seul est capital le but final,
v
imposé à la nature, sorti d'une imagination créatrice. Le finalisme est éclatant.
Ce finalisme rejoint les théories antiscientifiques qui sont devenues égale-
ment de mode, du fait de la décadence des sociétés capitalistes. La géomorpho-
logie classique sombre dans l'indéterminisme sans avoir eu, derrière elle, le
passé de la physique de Bohr. Le même H. Baulig n'écrit-il pas :

En somme, l'analyse des processus a pour objet de remplacer « afin que » (et le subjonctif) par
c de sorte que » (avec l'indicatif).

L'étude des processus, qui est une réalité tangible, un fait objectif, pour
laquelle nous pouvons utiliser les méthodes matérialistes communes à toutes
les sciences, pour laquelle nous pouvons combiner les mesures dans la nature
et les expériences de laboratoire, devient un élément accessoire, tout juste bon
à modifier des clauses de style. La vérité intangible, produit de l'imagination
créatrice, ne saurait en être affectée. Baulig n'est pas pour rien un admira-
teur de Bergson.
On admet que la science, par ses progrès, peut éclairer quelques processus
de détail. Elle ne saurait nous permettre de pénétrer dans les secrets immuables
de la nature, révélés. Ce finalisme aboutit même à affirmer des faits faux, à
falsifier les données d'observation. Toujours dans le même article, H. Baulig
ne va-t-il pas jusqu'à affirmer que, dans le lit d'une rivière, les gajets sont
parallèles au sens de l'écoulement afin d'offrir la moindre résistance au courant
et, de la sorte, faciliter la réalisation progressive du profil d'équilibre vers
lequel tend la rivière, condition indispensable à la pénéplanation, « but final
de l'érosion » ? Or, justement, comme l'a montré il y a plus d'un siècle Daubrée,
les galets sont, dans les lits fluviatiles, en grande majorité perpendiculaires au
courant et non parallèles. Les raisons de cette affirmation fausse : montrer que
le finalisme est compatible avec la science en se fondant sur l'exemple du cycle
d'érosion normale davisien. On sait que depuis longtemps la bourgeoisie a fait
de la falsification une de ses armes de classe favorites...
Une telle attitude empêche les progrès de la géomorphologie. Elle décou-
rage l'étude des processus, qui, non seulement nous permettrait d'arriver à'
des synthèses théoriques plus justes, mais constitue le domaine où les liens
avec la pratique peuvent se développer. Elle a grandement, contribué à isoler
la géomorphologie, à l'empêcher de corriger ses erreurs par confrontation avec
les travaux des autres sciences, à la séparer de la pratique.
Le développement des applications pratiques de la géomorphologie est
resté, de son côté, notoirement insuffisant, pour les raisons que nous avons
évoquées. Il revêt un caractère fragmentaire et empirique et est l'oeuvre de
gens qui n'ont pas reçu la formation géomorphologique universitaire. Ainsi,
les mécanismes propres à l'action du gel dans les sols ont été étudiés princi-
palement par des ingénieurs des routes en vue d'exigences bien précises. Tel
fut le cas de Casagrande en Allemagne, auquel on doit la détermination des
conditions granulométriques permettant la cryoturbation. Les lois de la correc.
tion des torrents ont été édictées par les forestiers de France et d'Europe cen-
trale. Le façonnement des lits fluviatiles, qui revêt une très grande importance
pratique, a fait l'objet de recherches nombreuses et poussées, mais menées
dans les laboratoires d'hydraulique par des ingénieurs ayant une formation
5
66 JEAN TRICART

plus mathématique que géomorphologique. Cela explique d'ailleurs certaines


difficultés, lorsqu'il s'agit <de lasansposer 'tes sfeuîtàts rjifcteHus âans % nature.
ïl n'en -reste pas moins que'de très grands progrès ont été faits, grâce à cela,
dans la connaissance -des -processus ïïuviatiles. D'autres spécialistes se -sont atta-
chés à l'étude des mécanismes littoraux/Enfin, la grave 'question "die l'érosion
des sols a été examinée par tes péâologues et les agronomes.
Les -gëomorphologues n'ont presque pas de liens avec ces praticiens. Ils
ignorent même ^souvent les Tësu'ltats auxquels ils arrivent. Ainsi, toute la géo-
morphologie classique, toute la théorie du cycle d'érosion normale a été bâtie
sans aucune référence aux travaux des forestiers montrant Tmmienee de la cou-
verture végétale sur les processus morphogénitiques. Actuellement encore, on
continue de parler de morphogénèse des terrasses en ignorant tout ou presque
tout des lois de rhyaxodynamique découvertes par les nycrrauliciens.
Cette situation comporte une double série d'inconvénients : les recherches
pratiques restent empiriques et, faute d'être replacées avec assez d'ampleur dans
un milieu dynamique plus vaste, se heurtent à des difficultés qui .entravent
leur progrès. Quant à la géomorphologie, elle reste théorique, et les nouvelles
données objectives ne peuvent s'y faire place que grâce à une lutte acharnée
contre les schémas théoriques et idéalistes. Elle maintient sa position de science
pure, sûr critère de son développement mal orienté.
•Les voies nouvelles
Est-ce à dire qu'il -faille faire table rase du passé.et Tejeter tout ce qui a
été publié dans des travaux de géomorphologie « pure » ?
Cette attitude serait également fausse.
Il y a, en effet, dans tout travail scientifique, un postulat matérialiste;
plus ou moins conscient, plus ou moins fidèlement suivi, mais qui n'en existe
pas moins. Même lorsqu'il paraphrase une théorie entièrement idéaliste, un
chercheur peut être amené à exposer des faits dont l'observation est utile.
Toute donnée de fait est positive, même lorsqu'elle est mal utilisée par celui
qui la rapporte. Enfin, les progrès de l'esprit scientifique ont amené un nombre
croissant d'auteurs à 'incorporer, dans leurs travaux géomorphologiques, des
masses croissantes de données objectives, même lorsqu'ils s'en séparent pour
conclure dans un sens classique. Tout cela n'est qu'un aspect particulier de la
contradiction fondamentale à laquelle est soumise toute personne s'efforçant de
faire un travail scientifique sans être marxiste. Elle têtonne, elle avance, elle
recule, mais une partie du long chemin qu'elle fait n'est pas perdue. Seuh>
ment, beaucoup de temps, beaucoup de forces précieuses sont .gaspillés.
Nous qui sommes armés de ce merveilleux instrument de pensée qu'est le
marxisme, nous devons nous livrer à un examen attentif de ce que contient
actuellement la géomorphologie. Le meilleur y voisine avec le pire. A nous
d'en faire un tri conscient et efficace. Ce que nous récupérerons nous aidera à
remettre notre discipline dans la bonne voie.
Dans quelle direction faire porter nos .recherches ?
Sans conteste, c'est vers l'étude des processus.
En effet, il est essentiel de bien connaître ce qui se passe actuellement à
la surface du Gldfce, de quelle manière évolue le relief sous nos yeux dans
les différentes conditions climatiques et orogéniques. D'un point de vue théo-
rique, l'établissement des lois d'évolution du relief à l'échelle des temps géo-
LA GEOMORPHOLOGIE ET LA PENSEE MARXISTE WT

logiques exige une extrapolation à partir du présent. Plus notre connaissance


de ce dernier 'sera précise, plus notre (extrapolation sera valable. Or, justement;
•les processus ont été négligés par Davis et ses élèves. Certes, Davis avait bien
indiqué que le relief dépendait 'de la structure, du stade d'évolution et des
processus. La formule est pleinement valable. Mais c'était une promesse qui
me fut guère tenue par -son école et on a vu de quelle manière un des plus
'fidèles défenseurs de Davis, H. Baulig, concevait l'étude des processus. D'un
point de vue pratique, l'étude -des processus est primordiale. Elle seule nous
permet de définir la dynamique actuelle du relief, élément essentiel du milieu
physique que l'homme doit utiliser pour en tirer ses richesses. La connais-,
sauce des processus est à la base des problèmes d» stabilité des ouvrages d'art,
du calcul des équipements 'hydroélectriques ou des systèmes d'irrigation, de
l'utilisation Tationnelle des sols et de leur conservation.

C 'est donc vers "une analyse serrée des processus, aboutissant à des données
quantitatives, qu'il farat tendre. 'Ce sera le moyen de redonner à la géomor-
phologie sa place parmi les sciences naturelles. Ce sera Je moyen de la rendre-
utile à l'homme, de la remettre en liaison étroite avec la pratique, et, par là,,
de lui assurer un plein épanouissement. N'oublions pas que c'est des besoins
de la pratique que sont nées certaines des découvertes les plus solides, vieilles
d'un siècle, que nous utilisons encore actuellement : les notions de profil
d'équilibre, de niveau de base, les schémas de J'éTosion torrentielle. Elles
restent valables, car -elles consistent en une analyse correcte des processus.
Il importe de bien préciser à quelle échelle se place cette étude des pro-
cessus : elle est différente de celle envisagée par Davis et par ceux qui l'ont
suivi. Tandis que ces gëomorphologues se plaçaient d'emblée dans le temps
géologique, utilisant des ordres de 'grandeur de plusieurs dizaines de millions
d'années (réalisation d'une pénéplaine, évolution d'une chaîne de montagnes
au cours du cycle d'érosion), l'étude des processus peut s'effectuer dans des
limites dimensionnélles beaucoup plus petites, celles de la dizaine d'années. Teî
était le cas du grand précurseur français Surrell avec ses ravinements torrentiels.
Cette -échelle est celle qui convient aux aménagements humains. Pour les
constructeurs d'un barrage d'irrigation ou d'une centrale 'hydroélectrique, ue
n'est pas la pënéplanation « ifinale » de tout le bassin hydrographique qui
compte, c'-est la vitesse de colmatage du réservoir, liée à l'activité, géologi-
quement instantanée, de la morphogénèse. Une perspective de deux ou trois
siècles est déjà relativement lointaine. Et à cette échelle joue de manière pré-
pondérante un facteur complètement négligé par Davis : l'homme. Ses tech-
niques de culture, l'orientation économique de ses activités, c'est-à-dire, en un
mot, son type d'organisation sociale, commandent son attitude vis-à-vis de
la nature. -D'elle dépendent les plaies qu'il lui inflige et, par voie de consé-
quence, l'activité de la morphogénèse qu'il déclanche.
\Les -vieilles civilisations rurales d'Extrême-Orient et d'Europe, pré-capî-
talistes, visaient avant tout à se nourrir, non à spéculer. Elles avaient mis an
point des techniques empiriques de conservation des sols relativement efficaces.
Le développement du capitalisme, en introduisant dans l'agriculture la notion
de profit "immédiat, en 'donnant à l'économie -rurale -une forme -sujéculative, a
68 JEAN TRICART

bousculé tout cela. Dans les pays neufs, l'installation des blancs s'est traduite
par une vague de morphogénèse anthropique d'une rare violence. Des ravins
se sont formés, qui rongent les versants et les terrasses alluviales. Des accu-
mulations de limon ennoient les fonds de vallées. La terre cultivée se gâche
quasi-irrémédiablement. Le vent se met aussi de la partie et pousse des champs
de dunes sur les labours. Les Etats-Unis, où la spéculation agricole a atteint
son intensité maxima, sont également, par lien de cause à effet, le pays le
plus atteint. Toute une morphogénèse anthropique est apparue, qui sculpte
les formes de détail dans la masse du relief général.
De cette morphogénèse anthropique, il importe de bien connaître les lois.
Elle dépend, dans une faible mesure, des particularités locales de sol et de climat,
et; dans une mesure beaucoup plus grande, des modes de mise en valeur.
L'apport d'engrais et de fumier, les façons culturales appropriées entretiennent
ou même améliorent la structure des sols, ce qui les rend plus résistants vis-
à-vis de l'érosion. La monoculture, type d'exploitation spéculatif par excellence,
en fatiguant les sols, en exposant nues de très grandes surfaces d'un seul
tenant, favorise l'érosion. Les particules de terre sont plus aisément détachées
et lès vastes surfaces uniformes favorisent la concentration du ruissellement
ou la déflation éolienne. Tout cela commence d'être fort bien connu grâce
aux travaux opiniâtres des techniciens, pédologues ou agronomes. Aux Etats-
Unis, par exemple, on a lancé, dans le cadre du New Deal, un très important
programme de recherches et d'excellentes méthodes de défense des sols ont
été mises au point. Si elles ne sont que médiocrement appliquées, c'est à
l'obstacle créé par le type d'organisation sociale qu'on le doit. La propriété
privée capitaliste, l'économie spéculative ne permettent pas les investissements
planifiés à longue échéance, indispensables au plein succès d'une politique de
conservation des sols.
Cette étude des processus doit devenir le coeur de la géomorphologie. Elle
doit être menée avec les méthodes habituelles des sciences naturelles : observa-
tions et mesures sur le terrain, cartographie détaillée des phénomènes, expériences
de laboratoire destinées à préciser certains mécanismes et à faciliter les mesures
dans la nature. Les moyens mis en oeuvre pour l'étude du problème de l'érosion
des sols ou pour l'établissement des lois de la dynamique fluviale doivent
nous servir d'exemple.
Partant de là, il est posssible d'entreprendre l'interprétation de l'évolution
du relief à une échelle différente : celle de la centaine de milliers d'années.
Cet ordre de grandeur de durée correspond approximativement aux grandes
oscillations climatiques qui ont ponctué Je Quaternaire : alternance de périodes
glaciaires, ou périglaciaires, et interglaciaires des zones des moyennes latitudes,
de périodes pluviales et interpluviales des déserts. Leur importance est grande,
car elles ont joué un rôle déterminant dans l'altération des roches et dans la
pédogénèse. Elles ont fourni un stock de formations superficielles et de sols
qu'exploite l'agriculture. Par exemple, en Europe, les loess, les produits de
gélivation meubles ; en Afrique du Nord les limons grimaldiens, etc.. Il est
essentiel de bien connaître l'extension et les propriétés de ce stock afin de
le défendre, car il ne se renouvelle plus. L'entamer est attenter aux possi-
bilités de développement des générations futures.
La connaissance des processus périglaciaires, par exemple, permet d'inter-
préter de nombreux caractères des régions non englacées de l'Europe moyenne.
Elle nous rend compréhensible leur relief particulier, l'existence d'une couche
LA GEOMORPHOLOGIE ET LA PENSEE MARXISTE 69

presque continue de débris meubles, favorable à la pédogénèse, l'abondance


des fractions limoneuses dans les formations superficielles. Les mécanismes
morphogénétiques liés au froid sont maintenant bien connus, surtout par
suite de l'intérêt pratique qu'ils présentent. L'expérimentation a été fréquem-
ment utilisée et de nombreuses études objectives ont été faites. On sait ainsi
que des variations importantes du volume du sol se produisent sous l'effet
des alternances gel-dégel, lorsque la proportion de limons de taille inférieure
à 50 microns dépasse 2 %. Nous avons (réalisé expérimentalemen des phé-
nomènes de gélivation des roches et l'étude des produits obtenus, rapprochés
de mesures et d'observations sur Je terrain, nous a permis de préciser les
mécanismes d'évolution des versants. Nous sommes ainsi arrivés à la notion
de pente-limite. Chaque processus ne peut fonctionner que lorsque la pente
considérée dépasse une certaine valeur minima. Par son action, il tend à rap-
procher la pente effective de la pente-limite. C'est ce qui explique que, dans
une région homogène où l'évolution a eu le temps suffisant de s'exercer, les
pentes se groupent autour d'une certaine valeur un peu supérieure à la pente-
limite. Une fois la pente-limite réalisée ou presque, le processus devient inefficient.
Le versant est stabilisé vis-à-vis de lui. Par exemple, une pente de 40° ne peut plus
nourrir d'éboulis de gravité pure. H faut que les Mocs y soient mis en marche
artificiellement pour qu'ils roulent à sa surface. Ces pentes-limites revêtent une
grande importance pratique pour la stabilité des ouvrages d'art et pour la
défense des sols cultivés.
La réalisation de la pente-limite n'arrête pas nécessairement toute évolu-
tion du versant. Cette pente-limite n'a de sens que vis-à-vis d'un certain pro-
cessus, et tous les processus n'ont pas les mêmes pentes-limites. Par exemple,
l'éboulis de gravité cesse de se produire si la partie haute du versant, la zone
de départ, est régularisée avec une inclinaison de 40° environ. Mais la géliva-
tion peut continuer à s'exercer sur la roche, si, naturellement, le climat l'au-
torise. Elle la délite en fragments qui, dans des conditions lithologiques favo-
rables, peuvent être mêlés d'une proportion suffisante de limon pour solifluer.
Dans ce cas, l'évolution du versant continue. Le processus change, et avec
lui, le modelé- Qualitatif et quantitatif sont liés, comme l'a montré Engels.
La solifluxion ayant une pente-limite inférieure à celle des éboulis de gravité,
le versant peut pivoter sur sa base et prendre un profil plus doux. Ce profil
change également de forme : au lieu de la corniche rocheuse dominant un
talus d'éboulis à profil rectiligne et légèrement concave seulement à sa base,
il se forme un versant convexe à sa partie supérieure, rectiligne ensuite jus-
qu'à la concavité basale. Quant à la pente-limite vers laquelle évolue ce versant
de solifluxion, elle dépend des propriétés granulométriques des produits de
gélivation de la roche : plus la proportion de limon est grande, pjlus la pente
peut s'abaisser.
Mais cet exemple nous montre que l'adoucissement des versants, postulé
par la géomorphologie davisienne et condition de la « pénéplanation finale »,
n'est pas inéluctable. Il dépend des processus et des propriétés lithologiques
dans leurs rapports mutuels. Sous certaines conditions climatiques, les versants
formés par certaines roches peuvent être attaqués par des processus dont les
pentes-limites sont très faibles- Tel est le cas de la dissolution des calcaires. A
côté d'eux, les pentes formées par d'autres roches restent raides. Sous certains
climats, les roches susceptibles de donner des versants doux l'emportent, alors
1% JEAN TMCART

qm sous d'autres,, ce sent au contiraire. les {sentes raidies qtà pridbnïinenS, car
il est, peu de= processus susceptibles di'aboutir à des versants en pente faible.
Par exemple, en milieu semit-aride, où domine le luissellemenfi sporadique à
faible capacité, d>e, transport,, les versants- restent; raidies- dans- presque toutes
les roches et donnent les profits si. caracbéxistiqaies des mselbergSi Sons forêt
dense, les processus chimiques, très actifs;, sont susceptibles de permettre- l'éva-
cuation des produits- dissous sur des pentes très faibles., Les versants peuvent
s'adoucir et les profite sont beaucoup moins raides* en zone forestière' équato-
riale. iqu'en zone aride.
H- importe ainsi de bien discerner deux concepts, confondus dans la géo-
morphologie classique et don* la connaissance ne pourra progresser que par
l'étude des processus, : vitesse d'ablation et forme dles versants- On fait géné-
ralement l'assimilation suivante. : pentes douces-roche tendre-ablation rapide ;
pentes raides-roche dure-ablation lente. Cet axiome est faux. La vitesse d'abla-
tion dépend de l'intensité des processus ; la raideur des pentes, de la nature
des processus en action. Les deux choses sont différentes" dans- leur essence.
La vitesse d'ablation peut être grande sans que les versants soient doux-
Un exemple typique est celui des ravinements en bad-lands- dans les argiles :
les pentes de versants y sont de 2.0: à 30»° et l'ablation- peut atteindre plusieurs
millimètres par an en moyenne. Au contraire, les pentes argileuses, couvertes
de végétation soumises à une solifluxion tempérée, évoluent très lentement.
L'ablation n'y dépasse pas quelques centièmes de millimètres par an. Or, elles
sont douces. Inversement, il est des parois rocheuses escarpées qui, sous l'effet
des éboulis, reculent rapidement, tandis que d'autres, notamment en zone
aride, sont figées et couvertes d'une patine qui se forme lentement- La vitesse
d'évolution d'une corniche rocheuse soumise à des éboulis de gravité dépend
uniquement de la fragmentation, qui peut varier dans- d'énormes proportions.
Il n'en reste pas moins-que le versant est nécessairement raide, quelle que soit
la vitesse à laquelle il se façonne.
C'est que la. géomorphologie classique a une vue: généralement simpliste
des choses. Elle a été bâtie à coup d'imagination, à partir d'hypothèses sim-
plificatrices. Elle néglige ainsi systématiquement nombre de facteurs essentiels,
que découvre patiemment l'étude des processus. Et c'est bien pourquoi, pour
pouvoir conserver cette construction finaliste accordée avec une position phi-
losophique de parti-pris, H- Baulig rejette l'étude des processus, la transforme
en un artifice, en une clause de style pure et simple, d'intérêt uniquement
formel. Elle repose aussi sur une logique insuffisante, celle des- causalités à
sens unique.. La dialectique propre de la nature en est complètement absente.

*
Les résultats déjà acquis en géomorphologie s'éclairent et s'ordonnent si
nous les reprenons à la lumière du matérialisme dialectique. Ils prennent leur
sems~. Pourquoi cela- ^ Parce que re> matérialisme dialectique n'est? pas une con-
ception a priori,, plaquée du dehors sur- les choses, et les recouvrant plus ou
HK>ins bien, comme les théories idéalistes, mais qu'il est au contraire l'essence
même de la réalité naturelle- Les contra-dictions dialectiques entre processus
se sont pas un airtifice de pensée, une Hnage formée par notre imflginatïon,
site représentation coramode, comiffie le- voudraient les représentants modernes
LA GEOMORPHOLOGIE ET U PENSEE MARXISTE 71
de- !'indèl;ermihisme sdénEjcfique; Elles sont la réalité mêmie et, dans la
mesure-
oi: nous les décelons', nous pénétrons dans là connaissance de cette réalité.
Il" faut considérer, le relief comme la forme d'équilibre, précaire,
sans cesse
remise en mouvement, toujours inachevée, entre des- forces antagonistes qui
elles-mêmes évoluent dans le cadre des modifications incessantes qui sont l'his-
toire de notre Globe. Ces antagonismes- se constituent entre, forces inégales.
Certaines d'entre elles s'affaiblissent petit à petit ; d'autres, au contraire, se
développent et, suivant là loi stalinienne de prépondérance du nouveau, l'em-
portent, progressivement. Ces variations d'importance relative, ne sont d'ailleurs
pas régulières. La courbe présente bien des oscillations, voire d'apparents
retours en .arrière. Ces antagonismes s'ordonnent en une longue série hié-
rarchisée : ils ne se manifestent pas tous à la même échelle. Il en est de-
fondamentaux, de primordiaux, qui existent depuis l'apparition de la litho-
sphère. II en est de moins importants, de plus fugitifs, qui ne se font sentir qu'à
l'intérieur des antagonismes dont le degré de généralité est supérieur au leur.
C'est tout cela qu'il faut comprendre si nous voulons nous- faire, une idée juste
de la morphogénèse.
L'antagonisme majeur est celui qui oppose forces internes et forces externes,
déformations tectoniques- de la lithosphère et action des agents météoriques de
îoutes sortes, combinés à la pesanteur.
Cet antagonisme majeur, fondamental, commande directement, et à peu près
exclusivement la différenciation de la surface du Globe en. continents et en
océans. Dans le détail, certes, d'autres facteurs interviennent : l'étendue des
mers; varie en fonction de la- quantité de glace immohilisée sur les terres
émergées-, la, ligne de rivage est fonction de la dynamique littorale.. Mais ce ne
sont là que des faits- de détail, qui influencent la réalité à une autre échelle,
à des- dimensions- plus petites. Sur un planisphère à l'échelle du 1/20.000.000e,
les étendues exondées lors de la régression préflandrienne sont peu de chose
à côté des grandes cuvettes océaniques et des masses'continentales.
Faible à l'échelle de l'ensemble du Globe, la- part des forces externes
devient plus grande lorsque nous considérons des unités de moindre dimen-
sion, par exemple des chaînes de. montagnes ou des bassins d'affaissement.
Les grandes lignes de leur disposition, sont bien données par la tectonique,
par les forces internes. Mais il n'y a jamais- coïncidence parfaite entre la
tectonique et le relief. La déformation des couches a presque toujours un«--
ampleur plus grande que la dénivellation topographique : les points culmi-
nants des Alpes sont formés pour la plupart par le soubassement cristallin
et non par la, couverture sédimentaire qui l'a recouvert, mais que l'érosion
a déblayée depuis lie début du diastropMsme. Il importerait de préciser quan-
titativement cette- différence : elle- nous renseignerait considérablement sur
l'évolution du relief.
L'antagonisme forces internes-forces externes revêt le caractère d'une oppo-
sition dialectique. Un terme- de synthèse existe entre les membres de 1 "anti-
thèse : ce- sont les' dépôts sédimenfaires qui résultent de l'accumulation des
produits de l'érosion dans le cadre d'une certaine évolution tectonique et d'un
certain milieu bioclimatique. Leur faciès dépend des systèmes morphogénétiques
qui ont commandé leur mise en. place et de leurs conditions de dépôt. Unfe
forte couverture végétale et des processus mécaniques dL'ïntensité modérée favo-
risent Ta formation de dépôts fins, chimiques ou coilbïdàux. Des processus méca-.
72 JEAN TRICART

niques violents, s'exerçant sans le frein d'une couverture végétale efficace,


donnent des formations de conglomérats, de grès, de sables, avec des lentilles
de limon et d'argile. Les couches sédimentaires ne restent certes pas dans l'état
où elles se sont déposées. Leur enfouissement sous 3è~s dépôts nouveaux, les
efforts mécaniques d'origine tectonique qui s'exercent sur elles les modifient
au cours de la lithogénèse. Mais, à leur tour, elles influencent les forces
internes. Le faciès des roches détermine le style des accidents tectoniques.
Nous avons là un exemple typique de ces antagonismes entre forces inégales.
Les forces tectoniques commandent la localisation des accumulations sédi-
mentaires, mais leur faciès dépend essentiellement des forces externes (climat,
dont découlent système morphogénétique et végétation, vjie animale). Si les
forces tectoniques sont suffisamment grandes, elles provoquent une modifica-
tion très poussée de ce faciès dans le cas du métamorphisme. Sinon, ce faciès
intervient ensuite en les modifiant elles-mêmes : il commande le style des
déformations. Mais ce choc en retour se place dans une position subordonnée :
le faciès commande non pas l'emplacement des chaînes de montagnes, mais
seulement la forme de leurs plis.
Tandis qu'à l'échelle du Globe et des grands ensembles de plusieurs cen-
taines ou milliers de kilomètres, ce sont les forces tectoniques qui jouent le
rôle déterminant dans la formation du relief, c'est l'opposition dialectique
facteurs lithologiques-forces externes qui commande le modelé à une dimension
moindre, celle qui va de quelques mètres à quelques dizaines de kilomètres. La
disposition des ensembles lithologiques enregistre les résultats des déforma-
tions tectoniques successives, tandis 'que leurs faciès découlent de l'évolution
paléogéographique antérieure. Par là, cet antagonisme subordonné se replace
dans le cadre plus vaste de l'antagonisme forces internes-forces externes. Il
s'en distingue par un rapport de forces différent : les forces internes jouent
ici de manière moins immédiate, moins directe, donc moins fortement prépon-
dérante. Au fur et à mesure qu'on considère des manifestations géomorpholo-
giques de plus petite dimension', la part relative des forces externes devient
proportionnellement plus grande.
Si nous considérons, par exemple, une carte de Pologne, la différenciation
entre les grandes unités géomorphologiques est avant tout d'essence tectonique :
Carpathes, sillon subcarpathique, plateaux tabulaires de la Pologne moyenne,
régions subsidentes et faillées de la grande plaine du Nord. Regardons, au
contraire, telle ou telle vallée carpathique : l'un des versants est plus raide
que l'autre, car il y apparaît des couches de grès plus nombreuses. La tectonique
n'intervient ici qu'en fournissant le cadre général de l'évolution géomorpho-
logique : le soulèvement détermine la prédominance du modelé de dissection,
tandis que dans la plaine du Nord l'affaissement a facilité l'invasion glaciaire.
Si nous examinons une colline morainique ou un cône de déjections, tout le
modelé s'explique exclusivement par les actions externes, par les processus
propres de l'accumulation glaciaire ou torrentielle, auxquels ont éventuel-
lement succédé des processsus de dissection apparus à la suite d'un change-
ment dans les conditions de la morphogénèse (arrêt de l'accumulation).

L'opposition dialectique forces externes-milieu lithologique mérite d'être


•xaminée de plus près. Elle détermine, en effet, la mise en marche des divers
LA GEOMORPHOLOGIE ET LA PENSEE MARXISTE 73

processus qui provoquent l'évolution du relief de dissection et la nature des


accumulations.
La force essentielle qui est antagoniste des forces tectoniques est la pesan-
teur. C'est elle qui maintient l'eau dans les cuvettes océaniques, qui est à
l'origine des déplacements de matière à la surface du Globe, soit par gravité
pure-, par reptation, par écoulement en masse, soit par les eaux courantes,
soit par la glace. Elle joue de loin le rôle prédominant. Il s'y ajoute les forces
de convection, représentées par les courants marins et le vent, capables de
déplacer horizontalement la matière, mais qui sont, au total, géomorphologi-
quement beaucoup moins efficaces. Mais pesanteur ou forces de convection ne
peuvent déplacer qu'une matière divisée, réduite en particules suffisamment
petites. Or, là majeure partie de la lithosphère est constituée de roches cohé-
rentes. L'évolution du relief ne peut s'y produire qu'après une action préalable
de fragmentation, soit chimique, par prise en charge d'ions solubles, soit
mécanique, par rupture. C'est là qu'interviennent les agents météoriques :
variations de température et d'humidité, gélivation, force d'impact des gouttes
d'eau ou encore de l'eau courante et du vent chargés de particules solides
jouant le rôle d'abrasif. Voilà pour les aspects mécaniques de la désagréga-
tion. Il y a aussi des aspects chimiques, car l'eau de pluie, de la mer, des
lacs et des. rivières n'est jamais pure. Les gaz atmosphériques, voire certains
acides dont elle se charge, lui permettent d'attaquer divers minéraux. Mais
cette attaque chimique directe ne va pas très loin. Elle est beaucoup moins
importante que les processus biochimiques. Le développement de la vie à la
surface du Globe entraîne une modification croissante de la pellicule super-
ficielle de la lithosphère. Les plantes y plongent leurs racines, y faisant cir-
culer les solutions, dissociant les roches en mettant à profit leurs diaclases, ou
même les attaquant directement. Les microorganismes s'y développent, sécré-
tant d'innombrables produits à partir soit de la matière minérale, soit des
débris organiques. Les insectes et les animaux fouisseurs y creusent des galeries
qui facilitent la pénétration de l'air et de l'eau, donc les activités biologiques
et les actions chimiques. De cette action de la vie résultent des formations
d'altération beaucoup plus développées que celles auxquelles aboutissent les
actions purement météoriques. Il en résulte aussi des produits qualitativement
différents : les sols qui tiennent à la fois du monde vivant et du monde minéral,
car ils proviennent de leur contact.
L'action de la vie modifie ainsi les propriétés lithologiques de la pelli-
cule superficielle de la lithosphère et permet à la morphogénèse de s'exercer
dans un milieu différent de celui de la roche en place : arènes ou cuirasses laté-
ritiques au lieu de granité, rendzines au lieu de calcaires, pozdols au lieu de
grès, etc.. Ce milieu résulte de l'opposition dialectique entre lithosphère et
monde vivant. Plus la vie est développée, plus cette pellicule superficielle est
originale et épaisse. Dans les déserts et sous la glace, c'est la roche en place,
à peine ou non modifiée, qui apparaît à la surface de la lithosphère. Sous les
forêts tempérées restées à l'état naturel, c'est plusieurs décimètres de sol et de
formations d'altération ; sous la grande forêt équatoriale, plusieurs mètres,
voire des dizaines de mètres.
Mais là ne se borne pas le rôle de la biosphère. Les végétaux forment entra
les sols et l'atmosphère un écran d'autant plus efficace qu'ils sont plus denses.
Danjs le sol, le climat est complètement modifié. Sous forêt, le sol peut rester
74 JEAN TRICART

humide des semaines après la pluie. Le gel peut affecter la tête des arbres et ne
pas l'atteindre. L'échauffement diurne peut également être, très amorti. A cet
écran de la végétation s'ajoute celui des sols, qui protège encore plus efficace-
ment la roche en- place dès agents météoriques. Ainsi, le gel n'atteint pratique-
ment jamais la roche en place en Alsace, où, depuis 5' ans,, sa profondeur
maxima fut de 23 cm. inférieure à celle qu'à presque partout l'e sol. Au con-
traire, il affecte efficacement les têtes de roches nues des garrigues languedo-
ciennes, au climat beaucoup plus doux, mais que rien ne protège. L'action de
la couverture végétale sur l'écoulement des eaux a été systématiquement étudiée
par les forestiers et les hydrauliciens : les feuilles ralentissent la chute et
annulent presque la force d'impact des gouttes d'eau, qui deviennent beau-
coup moins capables de désagréger le sol et d'en mobiliser les particules fines.
Les végétaux diminuent également de 10 à 25 °/a la quantité d'eau qui atteint
réellement la surface du sol. Ensuite, le. sol intervient : poreux, meuble, il
absorbe une quantité, d'eau considérable qu'il soustrait au ruissellement. Enfin,
les racines, surtout lorsque leur chevelu est dense, comme dans le cas d'un
gazon, retiennent efficacement les particules minérales. L'eau ne peut entailler
que là où elle est fortement concentrée. De la sorte, l'action géomorpholo-
gique de l'a pluie diffère totalement suivant qu'elle s'exerce Sur sol nu ou sur
une couverture végétale dense. C'est ce qui explique que les ravinements sont
caractéristiques, dans l'état naturel des choses, des seules régions sèches, à
couverture végétale insuffisante. Ils tendent aussi à s'installer sur les terres cul-
tivées lorsque la végétation n'est pas poussée et que la dégradation des sols
diminue la cohésion des agrégats.
Il existe donc une opposition dialectique entre les processus morphogéné-
tiqu.es mécaniques et la végétation. La météorisation azoïque provoque une
désagrégation des roches-qui permet leur colonisation progressive par les plantes.
Celle-ci intensifie leur désagrégation, mais, en même temps, les soustrait dans
une large mesure à l'ablation mécanique et fait, prédominer les processus bio-
chimiques. Que la végétation soit détruite, et les processus, mécaniques se déve-
loppent avec une très grande rapidité dans les produits, meubles d'altération
et dans le sol qui s'était formé. Or, les conditions de cette opposition dialectique
ont varié au cours de l'histoire géologique du Globe. Les processus purement
mécaniques et purement chimiques sont restés les mêmes : le sel a toujours
été dissous par l'eau, le calcaire a toujours formé en présence de C02, un bicar-
bonate soluble, les éboulis de gravité ont toujours fonctionné,, les eaux se. sont
toujours écoulées vers le bas des pentes en prenant un régime turbulent sous
l'effet de la rugosité du lit.. Par contre, il en va tout autrement avec la vie,
apparue progressivement et lentement, dont les formes- ont évolué sans cesse.
Son importance croissante est venue apporter des modifications radicales à la
surface du Globe. Avant qu'une couverture végétale généralisée ne s'établisse,
le relief évoluait partout sous l'effet de mécanismes analogues à ceux des
déserts actuels, mais beaucoup plus rapidement,, cm les pluies étaient plu»
abondantes dans la plupart des cas. Il s'est développé ainsi des. pédiplaines. qui
peuvent avoir d'énormes dimensions. Telles sont, par exemple, les apl.anisse-
ments précambriens. Ensuite, le développement, de la végétation a progressive-
ment restreint la pédiplanation aux régions défavorables aux plantes,, qui sont
actuellement les seuls déserts. Au cours dès âges, là croissance de Ta biosphère,
sa diversification, son aptitude à coloniser dès surfaces de plus en plus éten-.
UL GEOMORPHOLOGIE ET LA PENSEE MARXISTE 75

dîmes et £ former des couvertures de plus, en plus denses, ont restreint les
-étendues soumises à la pédiplanation. On s'explique que les plus belles sur-
faces- d'aplanissement soient les plus anciennes.

La grande infirmité, l'incurable insuffisance de la géomorphologie clas-


sique est d'avoir totalement négligé l'influence de la vie. C'est de là que vient
îe concept erroné de l'érosion « normale », uniforme dans toutes les parties
du Globe où coulent des eaux courantes. C'est de là que vient la mise bout
à bout des ravinements provoqués par lé ruissellement sur sol nu et des rivières
pérennes alimentées par des sources, grâce à l'infiltration des eaux dans les
sols. C'est aussi faute d'avoir tenu compte de la vie que Davis a fait des pédi-
plaines, façonnées par le ruissellement diffus des régions arides, le terme de
l'évolution du relief sous l'effet de l'écoulement concentré en rivières des
régions à couverture végétale dense.
C'est au contraire par la prise en considération du rôle primordial des
êtres vivants que la géomorphologie peut s'intégrer dans l'ensemble des sciences
naturelles. Les processus mécaniques d'ablation qu'elle étudie tendent à enle-
ver les sols. Us sont donc indispensables à connaître pour comprendre la pédo-
génèse, pour déterminer le milieu écologique dans lequel se développent plantes
et animaux. L'homme ne peut étendre ses cultures, développer son élevage;
-effectuer des aménagements hydrauliques que dans la mesure où il sait les
•domestiquer, les empêcher de détruire son oeuvre. A l'heure actuelle, nos
•moyens ne nous permettent pas de lutter contre les forces tectoniques, incompa-
rablement plus puissantes que ce dont nous disposons. On peut prévoir les
risques de séismes dans telle ou telle région, on ne peut les empêcher de se
réaliser. On ne peut enrayer la subsidence d'une plaine ou la surreçtion d'une
•chaîne de montagnes. Par contre, on peut bloquer en grande partie l'érosion
d'un versant ou l'ennoyage sous les dépôts d'un fond de vallée, en le traitant
convenablement. Et c'est la végétation qui constitue notre principal moyen
d'action. Par la biologie, nous pouvons la domestiquer, lui permettre de
s'adapter à des conditions écologiques nouvelles. Nous pouvons ainsi l'implanter
dans des milieux où elle ne s'installerait pas naturellement et l'utiliser pour
les modifier. Le plus magnifique exemple en est .le plan de boisement de la
steppe, réalisé en Union Soviétique.
L'orientation fausse de la géomorphologie classique l'a complètement écar-
tée de ce type d'applications. Elles ont été mises au point progressivement
par des techniciens sans contact avec elle. Isolée, la géomorphologie classique
s'est enfermée dans ses propres contradictions. Les données objectives qui ont
été établies par certains chercheurs sont restées dispersées, accueillies avec
méfiance, voire rejetées, car en opposition avec les vues idéalistes régnantes.
Il en résulte, comme dans bien d'autres domaines de la pensée, un sentiment
d'impuissance chez les chercheurs bourgeois. Certains, comme H. Baulig, ont
pris prétexte de cette impuissance, résultant justement de l'adoption des modes
de pensée idéalistes et antiscientifiques, pour utiliser les concepts erronés de la
géomorphologie classique en faveur de l'introduction du finalisme dans les
•sciences.
Cette situation n'est pas entièrement propre à notre discipline : elle reflet»
76 JEAN TRICART

la crise générale de la pensée bourgeoise. Elle n'est qu'un des aspects de la


lutte d'une classe condamnée, aux abois, pour s'efforcer, en vain, d'arrêter le
cours de l'histoire qui la condamne. On cherche à réduire le rôle de la science
en développant l'irrationnel, en la coiffant de théories idéalistes. Cela est
possible, car le malthusianisme engendré par la monopolisation de l'économie
rend la science beaucoup moins nécessaire à l'accroissement des profits. Ce
ne sont pas les nouvelles découvertes qui donnent aux trusts le profit maxi-
mum, mais c'est la militarisation de l'économie et le pillage colonial. Dans
cette situation générale, la géomorphologie présente, cependant,, des particula-
rités. Son apparition tardive a fait que son développement en tant que branche
spécialisée s'est placé entièrement pendant la période de décadence du capita-
lisme. Elle n'a guère connu la phase ascendante pendant laquelle les sciences
étaient encore à l'honneur, car nécessaires à l'établissement du pouvoir de la
bourgeoisie. Elle a pris corps au moment où apparaissent les efforts les plus
caractéristiques de la pensée bourgeoise pour répudier le rationalisme. Répé-
tons-le, Davis est contemporain de Bergson. Aussi, au lieu de se constituer peu
à peu, par en bas, au moyen d'expériences accumulées, de faits décisifs recueil-
lis en liaison avec les besoins de la pratique, comme ce fut, par exemple, le
cas de la biologie pastorienne, elle apparut tout d'un coup, par en haut, sous
la forme d'une véritable révélation. Davis livra, en bloc, une géomorphologie
toute faite, complète, exclusive. Cela, à un moment où le déclin du capitalisme
interdisait de songer à de larges applications pratiques, qui auraient obligé
à adopter des positions de fait matérialistes, capables de mettre en péril la cons-
truction idéaliste proposée. Faute d'opposition cohérente, celle-ci fut large-
ment adoptée et, du même coup, la géomorphologie fut enfermée dans un rôl«
académique propice au maintien de sa fausse orientation. De.là résulte la crise
actoielle.
Cette crise se traduit par la remise en question des postulats davisiens
sous l'effet d'observations éparses, faites aux hasards de travaux de recherche
pure isolés, sous l'effet de positions matérialistes plus ou moins conscientes.
Dans les pays capitalistes, cette crise ne peut se dénouer que lentement, car
les conditions ne sont pas favorables à l'établissement des contacts étroits
avec la pratique qui permettraient de la dénouer. De plus, la réaction contre
la géomorphologie davisienne risque de tourner soit au découragement et à
la jonglerie intellectuelle, soit à l'empirisme borné, également décourageant.
C'est aux pays socialistes qu'il appartient de montrer la voie. Sur le plan
méthodologique, la remise en honneur de la pensée, scientifique et l'adoption
du marxisme, forme la plus efficace de raisonnement, permettront d'avancer en
toute connaissance de cause et d'éviter simultanément les écueils de l'empirisme
et de l'idéalisme. Sur le plan matériel, la construction du socialisme, exigeant
la mobilisation de toutes les énergies et de toutes les ressources, aboutit à la
nécessité de mettre sur pied une géomorphologie appliquée, trouvant sa place
dans la cité et disposant des moyens indispensables pour progresser.
WALT WHITMAN, POÈTE
DE LA DÉMOCRATIE AMÉRICAINE

par Samuel S1LLEN

ITJP^aZi Whitman, la plus haute figure de la littérature américaine, est


y^f ^e poète national des Etais-Unis. Il est en même temps, et par là-
* * même, l'un des plus grands poètes universels du xix" siècle et de tous
les temps : le poète international par excellence. Enraciné à fond dans
sa patrie, il salue fraternellement toutes les patries. Né dans le peuple, il
chante le peuple. A travers le peuple il voit le monde. Il est le poète conscient
et volontaire de la démocratie moderne. Bien qu'il soit l'auteur des premiers
« poèmes de guerre », au sens moderne
de ces mots, il est le poète de la paix.
Car la paix n'est possible qwje dosns la liberté et la jujsti.ce, et son amour, de la
paix se confond avec son amour de la démocratie.
Le texte qu'on va lire est l'introduction à une anthologie de Walt Whit-
man (poèmes et fragments en prose), établie pour les « National Publishers »
de New York par Samuel Sillen, directeur de Masses and Mainstream. Publié
pour la première fois en 1944, alors que les Etats-Unis et leurs alliè's étaient
en guerre, ce livre reparaissait en* mars 1955, sous le titre ci-dessus, à l'occasion
du centième anniversaire de la première édition de Feuilles d'herbe 1 (4 ]uilLet
1855). A ces deux dates la diffusion d'un tel ouvrage dans les rnasses populaires
d'Amérique avait sensiblement la même signification. A ces deux dates on pou-
vait penser avec Sillen que « l'avenir de l'humanité était en balance ». A onze
années d'intervalle la démocratie dans le monde entier, et par suite la démo-
cratie américaine, était menacée par le fascisme. Mais, tandis qu'en 1944 la
menace, pour les Etats-Unis, venait de l'extérieur; elle venait en 1955 de
l'intérieur. Au temps de la guerre froide et de la chasse aux sorcièrSes, aussi
bien qu'à l'époque du Second front, Walt Whitman, « contemporain toujours
renouvelé », par la seule présence de ce livre qui l'évoque « dans sa, personne
comme dans ses paroles », lançait à la face des « fauteurs de guerre bran-
dissant la bombe H » et des « inquisiteurs brûleurs de livres » 2 son cri
d'alarme et de défi qui est aussi un chant d'espoir, son « appel au combat »
qui est un appel à la paix.
Quant à l'étude de Samuel Sillen, elle a pour mérite essentiel, on le verra,
de faire revivre le poète de telle sorte que son oeuvre apparaisse comme le
reflet incontestable d'un comportement politique, socifd et moral dépourvu
de toute ambiguïté. Avec l'autorité que confèrent la solidité des arguments
yet une conviction bien établie, Sillen réfute les attaques, les accusations, les

i. L'un, des centenaires dont le Conseil Mondial de la Faix recommanda la commémoration en


1955-
2. Extraits de la courte et subsilantiell» Préface de Samuel Sillen à son anthologie de Walt
Whitirian et à son introduction (Edition de 1955).
78 SAMUEL SILLEN

insinuations d'adversaires dont le véritable but, quel que soit le sujet qu'ils
feignent de traiter, est de discréditer en Whitman le démocrate. Mais ni la
rigueur de l'analyse ni l'examen snvenlifîqw à/es sommes ,ra la lucidité cri-)
tique ne l'empêchent de pénétrer son texte d'une vivante et chaleureuse admi-.
ration. Et il cite assez de versets pour que résonne à travers su prose l'éhha
de leur puissante musique et de l&vur. vibration» hrnnmne.
Paul JAMATI

Je suis avec vous, hommes et femmes d'une génération,, on même de je ne sais comWen de
générations. *
- '
.

Et il est avec nous plus sûrement qu'aucun autre poète de notre pays.
Car nulle voix n'a aussi passionnément affirmé le bond en avant et l'espoir
démocratique que représente la vie américaine. Nul poète aussi loyalement n'a
été du peuple et pour le peuple, cette « inépuisable troupe, avisée, courageuse,
sûre ». Personne n'a pu prétendre avec autant de raison que son amour de la
liberté se ferait « appel au combat » et soulèverait le peuple « pour des années,
pour des siècles ». Il y a longtemps que sont tombés dans l'oubli les bigots
qui le traitaient d'excentrique, de mécréant, de sectaire : mais Walt Whit-
man, contemporain toujours renouvelé, résiste fièrement.
Feuilles d'herbe, comme l'a dit Emerson, est « le poème de l'Amérique »;
et son auteur, par delà les chicanes, est notre poète national suprême. En
temps de crise, nous nous tournons aussi naturellement vers lui que vers
Jefferson ou Lincoln pour définir notre foi primitive. Son chant titanesque
de la démocratie est un trésor dont nous tirons résolution et confiance, et
la volonté de lutter pour un noble but.
Si riche et si complexe était sa personnalité qu'on l'a spécieusement
appelé « l'enfant problème de la littérature américaine a. On a vu en lui,
non sans diversité, un mystique et un matérialiste, un individualiste et un
socialiste, un chauvin et un cosmopolite. Les psychologues amateurs lui ont
fait le plus de mal qu'ils ont pu en confondant la chaleur et la largeur de
sa nature avec l'aberration sexuelle. Les bohèmes des lettres, les anarchistes,
les partisans de l'amour libre, et autres -dévots de l'indiscipline sociale, l'ont
revendiqué comme leur ancêtre spirituel. On a pris abusivement à la lettre
son propre mot : « Est-ce que je me contredis ? Fort bien, je me contredis
donc (je suis large, je contiens les multitudes). »
Mais on ne saurait obtenir l'homme total en additionnant mécanique-
ment des portraits partiels. Il y faut une perspective juste, dans laquelle puis-
sent se résoudre les contradictions apparentes. Les propres prémisses philoso-
phiques de Whitman font de l'univers un organisme évoluant constamment,
qui montre la plus grande unité possible dans la plus grande diversité pos-
sible. Et il s'est décrit lui-même tomme étant « un, néanmoins tissu de
contradictions ». Il est nécessaire d'examiner de très près ses positions domi-
nantes pour faire apparaître clairement ce qu'il appelle le « noeud d'iden-
tité ».
WHITMAN, POETE DE LA DEMOCRATIE AMERICAINE 79

Whitman nous a donné lui-même l'indication essentielle à sa compréhen-


sion la plus large.

Pour apprécier un chant de premier ordre, a-t-il écrit, un sens national suffisant... est souvent,
sinon toujours, l'élément principal.

Un sens national suffisant, tel était bien chez Whitman, en tant que
poMe, citoyen, ^critique, l'élément principal, pénétrant tous les autres. Fier
du passé de sa nation, plein I^un intense espoir en son avenir, il cherchait
à créer une image du pays, du peuple, de ViiMe d'Amérique. 11 entendait
que la trame qui courait à travers ses chants 'séparés fût la voix d'une
« nationalité 'démocratique]11, agrégée, inséparable, ;sans précédent, immense,
composite, éclectique ». Tl cToyait que -« le point capital pour toute nation,
celui qui réellement l'influençait elle-même le plus et par lequel elle influençait
les autres, était jsa lattéTature nationale, en particulier ses po'èmes arché-
types ». Whitman -s'efforça 'donc d'être le porte-parole de tout un peuple, le
foyer poétique des épreuves et des aspirations historiques de 'ses compatriotes.
Et c'est parce qu'il y a amplement réussi qu'il a pu dire, -en toute vérité,
qu'il était large et qu'il contenait les multitudes.
Une lecture superficielle du -poète peut aisément conduire à une conclu-
sion opposée. Il peut sembler qu'il soit un irrépressible, un farouche égocen-
trique, l'individualiste par excellence. Des vers tels que « Je me célèbre et me
chante » et « Je fais résonner mon jappement barbare paT-dessus les toits du
monde » peuvent apparaître comme le simple coup de trompette d'un tem-
pérament. Si cette impression était pertinente, il serait sans fondement de con-
sidérer Whitman avant tout comme un poète national.
Mais si on lit les vers de Whitman dans leur contexte et si on juge ses
poèmes à la lumière de son développement tout entier, une signification tout à
fait différente se révèle. En réalité le « Je », chez Whitman, n'est jamais sépa-
rable du « Nous ». A travers lui, comme il le prétend, parle le peuple. 'A tra-
vers lui parlent l'esclave évadé, le matelot de pont, l'ouvrière d'usine yankee,
le Président, l'immigrant, le mécano, la négresse vendue aux enchères :
;Et ils tendent intérieurement vers moi,, et je tends extérieurement vers eux,
Et tout .ce qu'ils sont sur le point .de -devenir -plus ou moins ,je le suis,
Et d'eux, un et .tous, je tisse le chant de moi-même.

Ce n'est pas comme des morceaux-» qu'il a conçu ses poèmes, mais
«
comme un « ensemble ». Le « Chant de moi-même » devait se changer en
« J'entends chanter l'Amérique » et ce poème devait se changer -à :son tour en
« une internationale de poèmes ». 11 y a plus qu'une signification fortuite dans
le choix de son sjmbole majeur, l'herbe :

Ou bien je crois qu'elle est un hiéroglyphe uniforme,


Et que cela veut dire qu'elle germe aussi bien dans les large's zones
que dans -les zones étroites,
.Qu'elle pousse chez les peuples noirs comme chez les blancs.

i. Souligné par Whitman (N. de l'A.).


80 SAMUEL SILLEN

En se célébrant Whitman célèbre l'homme. La dédicace qui ouvre Feuilles


d'herbe est une clé pour sa pensée, pour sa méthode poétique :
Je. chante le Moi, une personne simple et séparée,
Néanmoins je profère le mot Démocratique, le mot En Masse.

Car Whitman rejetait comme entièrement fausse l'opposition convention-


nelle entre individu et groupe, atome et agrégat. Le concept d'individualisme,
dit-il dans Perspectives, démocratiques, est dénué de sens si on le sépare du
concept de vie sociale, l'individualisme « pour s'affirmer surgissant » de son
antithèse apparente : « les deux concepts sont contradictoires, mais notre tâche
est de les concilier ». En tant que disciple et admirateur de Hegel, Whitman
envisage une solution dialectique à ce « grave et paradoxal problème des Etats-
Unis ». Il constate que la valeur individualisme moderne menace de supplanter
la valeur ancienne patriotisme, cet « amour fervent et absorbant pour l'ensemble
du pays », et il exprime l'espoir que « les deux valeurs se fondront, s'enrichi-
ront mutuellement, se renforceront l'une l'autre et qu'une résultante supérieure,
une troisième valeur, en sortira ».
Feuilles d'herbe, si on regarde l'oeuvre comme un tout, est un incessant
effort vers une telle synthèse. Whitman désire tout contenir. Il dédaigne les
séparations arbitraires héritées de la philosophie dualiste : « Je suis le poète
du Corps et je suis le poète de l'Ame ». Et il rejette les discriminations en
usage dans la société : « Je suis le poète de la femme au mêtne titre que celui
de l'homme ». Il se méfie des concepts mécaniques du temps qui excluent
hier et demain du moment présent : absorbant le passé dans un esprit critique,
se plongeant « dans l'immédiat comme dans les vagues du vaste océan », il
s'adresse à l'avenir.
Whitman a dit une fois : « Je crois au darwinisme et à l'évolution depuis
A jusqu'à Z ». Dans l'éternel processus de transformation il trouvait la pro-
messe d'un progrès dont témoignait le grattage continu des distinctions fon-
dées sur les castes et les superstitions. Cette méfiance des exclusions anti-natu-
relles, cet effort pour réaliser une synthèse créatrice des meilleures idées du
passé et du présent marquaient profondément sa conception de la nation et
de son propre rôle en tant que poète national. 11 cherchait à combiner non
seulement l'individu à la masse, mais encore l'identité des Etats à l'identité
supérieure de l'Union, le plus fervent amour de la patrie à l'internationalisme le
plus large, les valeurs de l'Amérique pré-industrielle à celles qui doivent gou-
verner une Amérique' parvenue à la puissance mondiale. Et pénétrant toutes
ces inclusions, « au centre de tout, et objet de tout, se tient l'Etre Humain;
vers le développement héroïque »t spirituel duquel les poèmes et toutes choses
tendent directement ou indirectement, Ancien Monde ou Nouveau ». La
« grande idée » de son oeuvre, Whitman l'a écrit, est celle des « individus
parfaits et libres ».
Il croyait qu'un humanisme d'une telle envergure était la mission unique
de l'Amérique et du poète américain. C'était la conviction de Whitman que

A chaque époque une nation doit marcher en tête,


Un pays doit être la promesse de l'avenir et la confiance en l'avenir.

Pendant la durée de la vie de Whitman, cette nation fut évidemment


WHITMAN, POETE DE LA DEMOCRATIE AMERICAINE 81
,
l'Amérique. Notre pays n'était encombré d'aucun passé féodal, il était né de
la lutte contre l'oppression, il avait été « conçu dans la liberté et consacré à
l'expression de cet adage que tous les hommes sont créés égaux » : il était donc
un phare pour l'humanité. Pendant Ja guerre civile, ainsi que l'écrivit Karl
Marx à Lincoln, « les travailleurs d'Europ* sentaient instinctivement que 1»
bannière étoilée portait la destinée de leur classe ». Amérique et démocrati»
sont des termes convertibles, Whitman, à plusieurs reprises, l'a souligné.
Observant à distance la décadence des régimes de tyrannie, le poète a vu que
le seul chemin sûr pour les autres pays était de suivre notre exemple et de
se démocratiser. La question n'était pas de savoir s'ils devaient se démocra-
tiser, « mais comment, dans quelle mesure et dans quelle proportion, il serait
le plus judicieux pour eux de se démocratiser ». Whitman n'a pas célébré
l'Amérique simplement parce qu'elle était sa patrie « bonne ou mauvaise »,
mais parce cm'sjle offrait à la marche en avant des simples gens la promesse
la plus bc1".. Il n'était pas aveugle devant les défauts du pays qu'il aimait et,
comme P"JS le verrons, il s'est inquiété de plus-en plus d'une menace « inté-
rieure » à la démocratie.
Démocratiser était la fonction de la poésie américaine qui, pour la pre-
mière fois dans l'histoire, affrontait à l'échelle nationale ces thèmes : les
« égalités », la « divine moyenne ». Pour une telle poésie des formes nou-
velles étaient requises, des formes adaptées à un esprit nouveau. Whitman,
comme nous le verrons, n'a pas hésité à rompre avec les préjugés concernant
le langage et le mètre : en tant qu'artisan des lettres, il a exécuté le programme
que sa position de base impliquait.
Son attachement, pour le peuple est à l'origine de sa puissance libéra-
trice. « Je viens du peuple dans son propre esprit » : tel était le credo de
Whitman en tout et pour tout. Le poète de l'Amérique était de toute nécessité
un poète du peuple. Ce qui le rendait fort, c'était
le jugement scientifique [qu'il portait] sur le peuple et le respect [qu'il avait] pour lui, pour sa
richesse immense en réserves de talent, de capacité, pour la valeur et l'art de ses contrastes,
lumière et ombre, avec, par surcroît, en Amérique, une honnêteté foncière d'ans les circonstances
critiques et une certaine envergure dans la grandeur historique, en paix ou en guerre, surpassant
de loin tous les échantillons vantés des héros de romans, tous les cénacles de haut ton dans toutes
les annales du monde.

C'est seulement sur la toile de fond des grands problèmes sociaux de son
époque qu'on peut tracer le développement de Whitman. Car, contrairement
à ce que disent de son « évidente indifférence pour les intérêts urgents de
la vie américaine » des biographes tels que Bliss Perry, l'homme témoignait
un intérêt vital, en tant que poète et en tant que citoyen, pour chaque événe-
ment essentiel de son temps. Whitman n'a pas sollicité la postérité en se
tenant à l'écart de ses contemporains. Il a voulu exprimer la réalité de l'Amé-
rique « en cours ». Il a écrit :

Je sais fort bien que mes Feuilles n'auraient pu surgir ni être façonnées ou achevées à aucune
autre époque que lia dernière moitié du xix" siècle, ni dans aucun autre pays que l'Amérique démo-
cratique dans l'absolu triomphe des armes nationales.

Non seulement la dernière, mais la première moitié du siècle façonnèrent


son -oeuvre. La Guerre Civile coupe sa vie, la partageant, comme la vie de la
6
88 SAMUEL SILLEN

nation, en deux phases majeures. A. rencontre de ce qui s'impose pour tan*


d'écrivains de son temps, on ne peut pas considérer Whitman en mettant
l'accent sur la partie de son oeuvre composée soit avant soit après la guerre.
A la fin de la guerre, Poe, Thoreau et Hawthome étaient morts, Emerson,
Bryant et Whittier avaient connu, leurs- meilleurs jours. La Nouvelle Angleterre
en fleurs commençait à se faner. Des hommes plus jeunes, tels Mark Twain et
William Dean Howells, en étaient seulement au début de leur carrière d'écri-
vains. Mais Whitman s'épanouissait sur les deux versants du siècle. Ses opi-
nions premières s'étaient formées dans une Amérique à prédominance agra-
rienne : elles allaient se vérifier et se renforcer dans une Amérique industrielle.
La première moitié de sa vie a été profondément affectée par la lutte anti-escla-
vagiste, la seconde l'a été par une économie qui faisait surgir la menace de
l'esclavage industriel. Il devenait de plus en plus nécessaire de redéfinir la démo-
cratie à la lumière d'une civilisation plus complexe et plus nettement divisée
en classes. Il fallait combiner la lutte pour l'unité nationale à la lutte pour
l'internationalisme. Ainsi, tandis qu'il y a dans le développement de Whitman
une continuité frappante, des contraintes différentes s'exercent inévitablement
sur lui aux différentes périodes de sa carrière. Suivre sa vie, c'est dresser la
carte des progrès de la croissance américaine depuis les jours de la jeune répu-
blique jusqu'au seuil de la puissance mondiale du xx£ siècle.

La meilleure écriture, a dit un jour Whitman, n'a pas de dentelle sur les
manches. Et il n'y a pas un soupçon de dentelle dans sa propre vie. 11 a confié
à son jeune ami, le socialiste Horace Traubel :

De jour en jour, en ces années de ma vieillesse, je comprends mieux Ja chance que jj'ai euè.
de m'être retiré de bonne heure sur le terrain de la moyenne, pour y lutter plar moi-même au
milieu des masses populaires, sans jamais fréquenter les cénacles. : d'avoir toujours vécu côte à côte
avec les simples gens, oui, en vérité,, et non seulement d'avoir été élevé comme cela, mais d'être-
né comme cela.

Il naquit dans une ferme, à West Hills, près de Huntington (Long Island),.
le 31 mai 1819. Lui qui' devait célébrer le caractère composite de l'Amérique^
il était lui-même d'une ascendance mêlée, anglaise, hollandaise, galloise. Ses
parents étaient loin d'être dans l'aisance. Walter 'Whitman, son père, était un
charpentier qui vivait péniblement. Il était fier de connaître Thomas Paine et
il s'était abonné au journal radical de Frances Wrigt, le Free Enquirer. La sim-
plicité quaker de la maisonnée favorisait la tolérance et l'indépendance. Deux
des frères de Walt s'appelaient Jackson et Jefferson et le poète, s'il n'hérita
pas de leurs noms, s'assimila du moins, dans -l'atmosphère de la famille,
l'esprit de ces grands champions- de l'homme du commun qu'il devait toujours
révérer. La Révolution Américaine était de l'histoire vivante pour un garçon
qui exultait, selon ce vers de l'un de ses premiers poèmes, « dans la liberté
que nous ont conquise nos sages ancêtres ».
Comme cet autre Lincoln de notca littérature, Mark. Twaijfc,, Walt dsa*
quitter l'école avant d'avoir douze ans et, comme Twain, il se lança très tôt
dans une carrière journalistique, qjai devait influée sensiblement, sur ses con-
naissances et sesoeinion», Anpcenti imprimeur, compositeur d'inaprimeria, écrié-
WHITMAN, POETE DE LA DEMOCRATIE AMERICAINE 8Î
vain politique indépendant, puis, à vingt ans, directeur de son propre petit
journal, il fit l'école pendant quelque temps à Long Island. La politique pra-
tique, c'est en travaillant pour les idées démocratiques jacksoniennes qu'il
l'apprit. Il fit campagne, en 1840, pour l'élection de Van Buren et dénonça
avec âpreté Tyler et les whigs, l'année suivante, devant le City Hall de New
York. Son premier ouvrage littéraire, le tract romancé anti-alcoolique Frart-
klin Evans (1842), était médiocre et bâclé, mais populaire. Vers 1846, sa réputa-
tion de journaliste était assez bien établie pour qu'on le nommât directeur d'un
journal passablement influent, Je Daz'Zy Eagle de Brooklyn.
Il y traita dans ses éditoriaux une série de sujets évoquant la diversité des
problèmes auxquels il s'Intéressait et montrant les dispositions de son esprit.
Il attaque les patrons qui payent à leurs ouvrières des salaires affreusement bas,
il réclame des lois qui permettent de rechercher tout homme apportant une
aide aux marchands d1 esclaves, il demande un système scolaire éclairé dans
lequel l'usage du fouet soit interdit, il fait observer que la question de savoir
si l'esclavage existera dans les territoires nouvellement annexés après la guerre
du Mexique

• se joue en réalité entre les intérêts de la grande- masse des ouvriers bïancs, fes millions dé
mécsniciens, de paysans, d'artisans de notre pays, d'une part, et les intérêts de quelques milliers de
riches, « brillants » et aristocratiques propriétaires d'esclaves du sud, d'autre part.

Actif directeur, il relate ses visites dans les taudis, les tribunaux de simple
police, les hôpitaux, ses excursions en bateau à vapeur, les réunions politiques,
et ainsi de suite. En outre, il rend compte de l'opéra, du théâtre, d'une foule
de livres, et il exhorte ses lecteurs à cesser de soutenir des cataractes d'imita-
tions serviles d'écrivains étrangers et à se montrer plus équitables envers les
bons écrivains d'inspiration américaine.
Moins de deux ans plus tard, en 1848, l'entreprenant directeur du. Daily
Eagle était congédié pour avoir osé défendre, dans ce journal démocrate, les
principes de la « terre gratuite » qui s'opposaient à l'extension de l'esclavage
aux Etats nouveaux- Ce fut dans sa vie un tournant décisif. Whitman avait été
un démocrate ardent. Il avait loyalement collaboré à une douzaine d'organes
démocrates, en un temps où le souvenir de Jefferson était encore vivant et encore
puissante l'influence de Jackson. Son démocratisme optimiste, sa confiance
inébranlable dans les masses, sa haine des privilèges et des castes ont pris
racine pendant cette première période de la république. C'est son attachement
à son parti, dans une situation politique modifiée, qui permet d'expliquer an-
certain décalage de sa pensée à propos des problèmes nationaux. A la différence-
d'Emerson, de Thoreau, de Lowell, il avait appuyé l'administration esclava-
giste de Polk pendant la guerre du Mexique de 1846-1847. S'accrochant aux
mots d'ordres périmés sur les droits des Etats, il avait blâmé l'abolitionnisme-
en tant qu'ingérence injustifiée dans les prérogatives du Sud. 11 sympathisait
avec l'intention morale du mouvement antîesclavagiste, mais il s'était opposé-
à son programme parce qu'il le jugeait dangereux pour la survivance de l'Union.
Or, vers T848, l'esclavage était devenu le problème national suprême et
c'était une nécessité inéluctable pour chacun de réviser son jugement sur tous,
les partis à la lumière de ce problème. Lentement, mais avec une indignation
montante, Whitman comprit que les propriétaires de plantations, soutenus1
par les « hunkers », ou démocrates esclavagistes du JSoxd, (étaient en train> de-
g4 SAMUEL SILLEN

changer le parti de progrès national qu'était le parti démocrate en instrument


réactionnaire d'une « esclavocratie » de plus en plus agressive. Comme William
Cullen Bryant, directeur du New York Post, Whitman combattit oete action
«t devint un « barnburner » 1 cherchant à maintenir l'idéal jeffersonien.

L'institution de l'esclavage, "écrivit-il dans l'Eagle, a pour conséquence d'abaisser la dignité du


travail au niveau de l'esclavage, et Dieu sait qu'il est assez bas !

Une telle opinion, conjuguée au plaidoyer ouvertement prononcé en faveur


des organisations « terre gratuite » qui se formaient alors, aboutit à la rupture
entre Whitman et son parti. Après l'épisode de l'Eagle Whitman se rendit à
la Nouvelle Orléans où il dirigea le Daily Crescent, mais il en revint bientôt
pour se charger du Freeman de Brooklyn, journal « terre gratuite ». En août
1848, il fut délégué de Brooklyn à la convention de la « terre gratuite » à Btuffalo.
On a eu fortement tendance à minimiser l'activité de Whitman, touchant
la question nationale prédominante de l'esclavage. Mais les faits ont plus de
poids que les conjectures. Vers 1850, Whitman commençait à publier ses pre-
miers vers libres dans le New York Tribune d'Horace Greeley et ces poèmes
traitent directement de problèmes politiques. Monnaie de sang, parallèle de
Ichabod de Whittier, est une mordante attaque contre Daniel Webster qui avait
défendu la Loi sur les esclaves fugitifs de 1850. La Maison des amis déchire les
démocrates esclavagistes du Nord, « visages enfarinés, reptiles, poux de l'huma-
nité », à qui un dollar est plus précieux que la bénédiction du Christ. Un autre
poème de la même année, Resurgemus, proclame que les mouvements
révolutionnaires d'Europe, pour le moment terrassés, ressusciteront et réali-
seront la démocratie :
Liberté, que d'autres désespèrent de toi, mais moi jamais je ne désespérerai de toi.

Que Whitman était loin d'être détaché » des problèmes de son temps,
«
voilà ce que révèle abondamment son manuscrit Notes antiesclavagistes, en
montrant le véritable caractère de sa pensée.
Tous ceux qui disent un mot en faveur de l'esclavage, écrit-il, sont eux-mêmes les pires esclaves.

On ne peut pas faire de discrimination entre Américains réels et esclaves


ou maîtres d'esclaves, ajoute-t-il, et il conseille de ne pas mépriser les aboli-
tionnistes à cause de leur petit nombre :
Un petit nombre, résolu et enthousiaste, n'a que plus de force pour lutter contre des milliers

Whitman se dépeint allant à une réunion antiesclavagiste et prononçant,


sévèrement, férocement, « une harangue de liberté, réprobatrice, pleine d'in-
vectives, dans l'enthousiasme ». Il prévoit qu'en des lois d'oppression, comme
la Loi sur les esclaves fugitifs, la guerre menace. Mais il préfère la guerre à
l'ossification intellectuelle que provoquerait l'acceptation d' « une seule vaste
plantation modèle », telle que les propriétaires d'esclaves se plairaient à la
créer :

i. Littéralement : brûleur ds granges ou d'étables.


WHITMAN, POETE DE LA DEMOCRATIE AMERICAINE 85

Donnez-nous le tumulte, donnez-nous l'agitation, donnez-nous la fureur et les disputes de


l'enfer, tout plutôt que cette léthargie de mort qui s'étend comme une vapeur de cadavres pourris-
sants sur notre patrie.

Pendant la période de dix ans qui précéda l'élection de Lincoln, l'épreuve


suprême de l'action progressiste fut la résistance aux desseins d'expansion des
Etats esclavagistes. Pour durer tant soit peu, il fallait que l'esclavage étendît
sa domination, politiquement et économiquement, sur d:s territoires et des
Etats nouveaux. Faire obstacle à son accroissement revenait donc à miner son
existence. Quels que fussent ses désaccords avec les abolitionnistes, Whitman
était entièrement avec eux lorsqu'ils combattaknl.'ies empiétements du pouvoir
esclavagiste et, au cours de ces dix années, il fut conduit, comme Lincoln,
inexorablement, à heurter de front ce pouvoir.
Il n'y a pas de document plus énergique sur cette période fatidique que
La dix-huitième Présidence de Whitman : cinglant réquisitoire contre Fillmore
et Buchanan, agents des « irois cent cinquante mille propriétaires d'es-
claves » qui aspirent « à éponger l'autorité de trente millions de citoyens ».
Rédigée en 1856 à l'intention de la population laborieuse du pays, c'est une
circulaire de campagne électorale, destinée à soutenir la candidature de John
C. Frémond, premier candidat républicain à la Présidence. « Le mot aboli-
tionniste est-il donc pour vous si haïssable ? » demande Whitman. « Savez-
vous que Washington, Jefferson, Madison et tous les grands Présidents, nos
premiers chevaliers, nos premiers sages, se déclaraient abolitionnistes ? »
Le peuple devra abolir l'esclavage ou l'esclavage abolira le peuple. Et ce pam-
phlet volcanique, qui resta en placards jusqu'en 1928, insiste pour que
les lois néfastes, votées par un Congrès que dominait l'esclavagisme, soient
battues en brèche « par le discours, par la plume et, si besoin est, par les
balles et par l'épée ». Whitman prophétise l'apparition d'un Président rédemp-
teur, qui ne viendrait pas « pour exclure, mais pour inclure ».

* "
'

La dix-huitième Présidence, virulent assaut dirigé contre les politiciens


esclavagistes, Whitman l'écrivit juste un an après la parution de la première
édition de Feuilles d'herbe. En 1855, depuis plusieurs années, il n'avait plus
de lien précis avec aucun journal. Pour gagner sa vie il s'était associé à son
père et bâtissait des maisons. Passant et repassant le bac de Brooklyn, obser-
vant la- vie affairée de Manhattan du haut d'un omnibus de Broadway, se
mêlant aux ouvriers, réfléchissant aux courants nouveaux de la science et de
l'art, absorbant avec avidité les spectacles et les rumeurs d'une Amérique dans
tout l'éclat de sa rapide croissance, il s'identifiait avec passion aux êtres
humains ses semblables. Les formes poétiques anciennes, il commençait à le
sentir, étaient trop étroites pour contenir la vivacité d'esprit et le foisonne-
ment de progrès > qui caractérisaient l'Amérique. Le style ancien était inca-
pable d'assumer la vigueur terre à terre de l'idiome américain. Par trop insuf-
fisantes lui paraissaient désormais les rimes conventionnelles et sentimentales
des premiers vers qu'il avait publiés dans les journaux. Pour capter une réalité
neuve, il fallait forger un instrument neuf. Cet instrument, il fallait qu'il
fût à la fois plus personnel et plus apte à tout englober, selon l'exigence démo-
86 SAMUEL SILLEN

cratique, que tous ceux qu'on avait imaginés jusqu'alors. « Donnez-nous des
pièces de théâtre américaines à la taille des opinions et des institutions améri-
caines », avait recommandé Whitman dans le Brooklyn Eagle. Et maintenant
il était en train de préparer le poème américain authentique pour se confor-
mer à ce qu'il avait lui-même spécifié.
Le mince volume de quatre-vingt-quatorze pages qu'il publia en 1855 con-
tenait, en guise de préface au noyau de la plus grande oeuvre poétique qui
eût jamais été créée sur ce continent ou qui dût l'être, le plus entraînant des
manifestes littéraires. Whitman fut obligé d'imprimer lui-même son livre en
levant la lettre dans une boutique de Brooklyn. Des mille exemplaires du tirage,
il le déclara plus tard, pas un seul. ne fut alors vendu. L'inlelligencer de
Boston, attribuant l'ouvrage à un fou évadé, le qualifia « masse hétéroclite
de boursouflure, d'égotisme, de trivialité, de bêtise ». Le London Critic informa
ses lecteurs que « Walt Whitman était aussi ignorant de l'art qu'un pourceau
des mathématiques ». Le portrait du poète, en regard de la page de titre, scan-
dalisa les chroniqueurs littéraires, car il révélait, au lieu d'un pâle imitateur
de Tennyson, un ouvrier portant chemise de flanelle largement ouverte, grand
chapeau mou, barbe taillée, autrement dit un Américain du commun, un Amé-
ricain ordinaire, et donc, par définition, incapable de poésie.
Mais le plus grand des écrivains contemporains de Whitman, celui d'entre
eux dont il respectait le plus l'opinion, lui adressa une lettre chaleureuse, la
plus fameuse de notre littérature, qui compensa toutes les injures. En 1850
Ralph Waldo Emerson avait noté que le poète de l'Amérique n'était pas encore
venu. « Quand il viendra », avait-il ajouté, « il chantera tout autrement. »
Emerson, en 1855, reconnut la voix qu'il attendait.

Je trouve, écrivait-il de Feuilles d'herbe, que c'est là le pfas extraordinaire morceau d'intelligence
et de sagesse -que l'Amérique ait encore apporté. Je suis très heureux en lisant ce livre, car la grande
puissance nous rend heureux. Il répond à la plainte que je ne cesse de formuler- contre la stérilité
et la ladrerie apparentes de la nature qui, comme si elle avait trop d'ouvrage ou était d'un tempé-
rament trop lymphatique, rend épaisses et basses nos intelligences d'occident. Je vous félicite pour
votre pensée libre et courageuse... Je vous salue au commencement d'une grande carrière, qui doit
avoir eu déjà un long premier plan quelque part, pour prendre un départ tel...

Il ne s'agissait bien en vérité que d'un commencement, car jusqu'à la


dixième édition, publiée immédiatement avant la mort de Whitman, le petit
volume devait se développer considérablement, non seulement en dimension,
mais en résonance, en puissance, en maturité poétiques. Pourtant l'amande de
•1855 contenait au-dedans d'elle-même, dans l'esprit comme dans la forme,
l'essentiel de ce qui devait caractériser l'accomplissement de Whitman.
La préface est une retentissante affirmation du credo de Whitman en tant
que poète nationalT « Les Etats-Unis eux-mêmes », y déclare-t-il, « sont au
premier chef le poème- le plus grandiose », et le pays « attend un ;style gigan-
tesque et généreux qui soit digne de lui ». La première nation édifiée sur
l'idée de liberté offre un thème qui est créateur et qui ouvre une perspective.
Elle ne rejette personne, car elle ne reconnaît rien de plus divin dans l'uni-
vers que les hommes et les femmes. Le grand critère de la poésie américaine
4d<»t être le suivant :

Est-elle conforme à mon pays? Son ordonnance exclut-elle toute ignominieuse discrimination?
Est-elle en feveur d'une communion toujours croissante entre; frères et amis, une communion large,
.an plein accord, fière au delà des' modeler anciens, généreuse au delà de tous modèles?
WfflmAW, POETE DE LA DEMOCRATIE AMERICAINE 87

'Pour être conforme au pays, ï'art doit être 'hardi, simple, assuré, ill aie
iïoit pas s'abaisser au romanesque, car le réalisme >est f'-expression propre de
la démocratie, de même que le romanesque était celle de la féodalité. Il doit
rejeter le surnaturel et adopter la science. ïl ne doit pas hésiter à parler franche-
ment lorsqu'il traite du corps humain ;ou de l'esprit 'humain, de métier ou de
législation. Car le peuple attend du poète « qu'il lui indique le chemin qui
de la réalité mène à son âme ».
Naturellement Whitman n'était pas le premier à souligner la nécessité d'une
littérature nationale indépendante. Dès le commencement du siècle de nom-
breux écrivains avaient protesté contre la soumission aux modèles étrangers et
le sentiment d'une infériorité culturelle qui pénétraient les lettres améri-
caines. Dans ses Conférences sur la Poésie (1825-1826) William Cullen Bryant
avait incité les écrivains à se tourner vers les thèmes nationaux qui rivalisaient
avec les trésors de l'Europe. Et en 1837 Emerson avait prononcé à Harvard
son discours Aux étudiants américains, qu'Olivier Wendell Holmes appela non
sans à-propos notre « Déclaration intellectuelle d'indépendance ». Ces pré-
curseurs s'étaient vigoureusement opposés à la superstition qui faisait croire
au peuple américain qu'il était trop grossier, trop peu lettré et trop hétéro-
gène, trop dépourvu de tradition, pour se créer une culture nationale.
Mais ce fut la préface de Whitman, en 1855, qui mit knock-out le pré-
jugé des snobs, exprimé par la fameuse question du "Révérend Sydney Smith :
« Aux quatre coins du globe qui donc Ut un livre américain? » Whitman ;ne
s'excusait pas des prétendues faiblesses de la démocratie considérée comme un
terrain pour la culture : il annonçait que ces faiblesses étaient en fait des qualités.
Les Américains étaient-ils trop grossiers ? Le grand artiste évite l'élégance, car
« l'art des arts, la gloire de l'expression, le soleil levant de la lumière des
lettres, c'est la simplicité ». Les Américains étaient-ils trop hommes d'action ?
Mais le poète ne garantit à son lecteur ni l'embonpoint ni la tranquillité :
« le toucher du poète, comme celui de la nature, se traduit en actes ». L'Amé-
rique se préoccupait-elle trop de liberté ? « Dans la formation des grands
maîtres l'idée de liberté politique est indispensable ». Etait-elle trop pratique ?
« La science exacte et ses applications pratiques ne sont pas des obstacles pour
le grand poète, mais toujours un encouragement et un appui ». Trop fruste ?
•« Les hommes et les femmes, et la terre et tout ce qui est sur elle, doivent être
pris tels qu'ils sont... On peut pardonner toutes les fautes à qui possède une
parfaite franchise ».
Ainsi Whitman combinait aux aspirations" idéales .de la philosophie transçen-
dentale d'Emerson sa propre insistance sur les faits matériels et les simples
gens. L'oeuvre de Whitman marque la transition entre la .tradition roman-
tique et la tradition réaliste dans la littérature .américaine. Ou plutôt elle sug-
gère tout ce qu'on perd à vouloir séparer la litérature d'aspirations de la lit-
térature qui simplement raconte. .Pour la pensée critique moderne la préface
de Whitman de 1855 représente un noeud où s'.entrelaceraient les accents roman-
tiques et réalistes.
Estimant comme il le faisait que le contenu doit régir la forme de
l'expression, Whitman usa consciemment d'une nouvelle .espèce de discours
poétique. ;E)ans un ^livre peu Gonmi, mais hautement ^révélateur, 'Un A.'B.C.
88 SAMUEL SILLEN.

américain, il nota que Feuilles d'herbe était une grande expérience sur le lan-
gage de la poésie démocratique.
C'est une tentative, écrivait-il, qui a pour but de donner à l'esprit, au corps, à l'homme des
mots nouveaux, de nouvelles paroles en puissance : un champ d'expression américain, un champ
d'expression cosmopolite (car ce qu'il y a de meilleur en Amérique est ce qu'il y a de meilleur dans
le cosmopolitisme) i.

Whitman allait bien plus loin que William Wordsworth dans son effort
pour faire sortir dans la rue les mots de la bibliothèque. Il méprisait ce qu'il
appelait les délicats « mots-ladies », les « mots-gentlemen » gantés. Dans son
A.B.C. il se disait-qu' « autour des marchés, parmi les bateaux de pêche,
le long des appontements on entend un millier de mots qu'on n'a jamais
encore imprimés dans le répertoire d'aucun lexique ». Il partageait l'appétit
américain pour « la licence débridée, la rudesse, la crudité, les épithètes
vives, les jurons, les gros mots, la résistance à l'autorité... »
A cet égard, comme à beaucoup d'autres, il est intéressant de rappeler
la parenté de Whitman avec Jefferson, A une attaque de la Revue d'Edimbpurg
qui accusait l'Amérique d' « altérer » la langue anglaise, Jefferson, dès 1813,
avait répondu :

Il est certain qu'une population qui s'accroît si largement, étalée sur une telle étendue de pays,
ayant une telle diversité de climats, de. productions, d'arts, doit amplifier sa langue pour la forcer à
répondre à sa destination, qui est d'exprimer toutes les idées, les nouvelles aussi bien que lès
anciennes. Un dialecte américain se formera donc...

Pareillement Whitman croyait, comme il l'a dit dans un essai sur l'Argot
en Amérique, que la langue
n'est pas une construction abstraite des savants ou des faiseurs de dictionnaires, mais qu'elle
est quelque chose qui surgit) du travail, des besoins, des lidns, des joies, des affections, des goûts
de nombreuses générations humaines et qu'elle a des assises larges et basses tout près du sol. Fina-
lement, les décitions qui la concernent, ce sont les masses qui les prennent, les gens les plus
proches du concret, ayantj le plus à faire avec lea réalités de la terre et de la mer.

Ces masses, Whitman les écoutait, soit qu'il errât au bord d'une foule
ou avec entrain s'y mêlât, soit qu'il notât les riches éclairs- d'esprit et de poésie
qui jaillissaient d'un groupe de cheminots, de mineurs ou, de bateliers. Et
la langue de ses poèmes prenait aussitôt dignité, couleur et force. Elle est
donc totalement différente de celle de Tennyson qui, comme l'écrivit
Whitman, reflétait « la plus haute société de son temps, la pâleur'de sa tour-
nure d'esprit, et même son ennui ». La prise de Whitman sur le langage est,
sinon dans sa forme, du moins dans son principe, plus voisine de celle de
Burns, qui « traite les faits naturels, non dans un style maniéré de dorure
ou de porcelaine, mais dans leur propre atmosphère, rire, sueur ». Whitman
cherche à rendre « le bavardage du pavé, les bandages des charrettes, le glis-
sement des semelles de souliers, les paroles des promeneurs... »
Son désir de célébrer l'Amérique coïncide avec son goût pour des npms

i.Le sens général do la phrase suffit à démontrer que les mots « cosmopolite » et « cosmopo-
litisme » n'avaient pas pour Whitman les significations de superficialité ou de dénationalisation»
qu'ils ont pour nous. Nous dirions aujourd'hui « international » et « internationalisme ».
WHITMAN, POETE DE LA DEMOCRATIE AMERICAINE 89

tels que Monongahela. « Cela roule sur le palais avec des richesses de venai-
son. » Pareils noms indigènes roulent à travers ses poèmes. Ainsi dans ces
deux versets :
Okonee, Koosal, Ottawa, Monongahela, Sank, Niatchez, Chattahaochec, Kaqueta, Oronoco,
Wabask, Miami, Saginaw, Chippewa, Oshkosh, Walla-Walla...

Et par contraste, pour suggérer le caractère composite de la nation amé-


ricaine, il parsème ses vers de mots étrangers, comme le mot espagnol « Ame-
ricanos », le mot mexicain « Libertad », les mots français « Allons », « Ma
femme », « Feuillage », les mots italiens « Viva » et « Romanza ». Essai
de fusion de l'idéal et du réel qui amena Emerson à discerner dans ce style
« un remarquable mélange de la Bagavat-Gita et du New York Herald ».
De la poésie traditionnelle Whitman ne délaisse pas seulement le langage,
mais les mètres et les rimes. Il estime que
ïa Poésie la plus vraie et la plus grande (bien que toujours subtilement et nécessairement
rythmique, et assez facilement reconnaissableX ne pourra plus jamais s'exprimer arbitrairement en
anglais par des mètres et des rimes, non plus que la plus grande éloquence ou la puissance et,
la passion les plus vraies.

Encore qu'il admît qu' « il y a eu de très illustres poètes dont le manteau


de tels vers a magnifiquement, et de façon appropriée, drapé les formes »,
Whitman tenait pour certain que le temps des mètres conventionnels et de
la rime était révolu.' La muse moderne réclamait une liberté et une souplesse
beaucoup plus grandes. Le jour était venu, Whitman y insistait, d'abattre les
barrières formelles entre prose et poésie.
De telles vues sur la versification moderne peuvent avoir visé en vain à
faire table rase, mais ce qui ne laisse aucun doute, c'est que la forme de vers
libre créée par Whitman était la forme qui convenait à son dessein et à son
tempérament. Son vers allongé, irrégulier, balancé, contribution la plus ori-
ginale et la plus libératrice à la technique poétique en Amérique, habilite
Whitman à entreprendre sa création directement. Son expression se place
d'emblée en dehors des règles pour n'obéir qu'à la passion. Si elle donne l'im-
pression d'un chant 1, c'est que telle était précisément l'intention du poète :
Pour vous un programme de chants.

Chants des prairies,


Chants du Mississipi courant longtemps, et qui descend jusqu'à la mer du Mexique...

Le caractère déclamatoire du vers de Whitman reflète son éducation pre-


mière d'autodidacte à la grande époque de l'éloquence américaine. C'est de
propos délibéré qu'il prend l'apparence d'un orateur de jardin public haran-
guant une foule. Ainsi :
Je suis pour ceux qui ne se sont jamais laissé maîtriser...
Je suis pour ceux qui marchent de front avec la terre entière.

i. Au sens de « plain-chant », de i< psaume ».


m SAMUEL SILLEN

Ou encore :

Le Président est là-bas à la Maison Blanche pour vous, ce n'est pas vous qui êtes ici pour lui, •
Les Ministres travaillent dans leurs bureaux pour vous, non vous ici pour eux,
Le Congrès se réunit chaque douzième mois pour vous,
Les lois, les tribunaux, l'organisation des Etats, les chartes des ..cités, les .allées et venues du
commerce et des cou'rriers existent tous pour vous.

En de tels vers le simple citoyen et le publiciste, l'orateur -et le poète


ne sont qu'un.
Whitman n'ignorait pas que l'absence de rime et de contrainte régulière
frapperait d'abord son lecteur « d'un ébahissement incrédule ». Mais il s'était
hardiment préparé à la tempête d'injures qui devait accueillir sa nouvelle
forme de versification. Les critiques de bon ton depuis 1855 .ont dénoncé ce qu'un
<(
brahmane » comme Barrett Wendell appela « l'excentricité décadente » de
son style. Ils ont accusé Whitman de paresse artistique et d'exhibitionnisme,
d'inconsistance et de vulgarité. Ils ont attribué sa lutte -de pionnier pour son
esthétique à l'ignorance et à l'incapacité.
Or l'érudition moderne a démontré que Whitman était rien moins que
négligent en matière de technique et qu'il était un artiste hautement conscient.
Une étude détaillée de ses manuscrits et de ses carnets de inotes a ^conduit
C.-J. Furness, auteur de l'Atelier de Walt Whitman, h cette conclusion que
les documents qu'il a compulsés révèlent

des habitudes à ce point studieuses que Whitman lui-même souhaitait les cacher au .public,
lequel n'était déjà que trop dépendant, pensait-il, de la littérature livresque... La plupart de ses
conceptions étaient la conséquence logique d'une -étude soutenue et détaillée.

S'il rejetait certaines conventions poétiques, il possédait à fond le méca-


nisme de la répétition et du parallélisme qu'on trouve dans la Bible et la poésie
populaire. Le champ des influences qui s'exercèrent sur son travail comprend
Homère, Shakespeare, l'opéra italien. Une judicieuse étude de ses vers élémen-
taires et dynamiques confirme l'opinion personnelle exprimée par Whitman lors-
qu'il disait qu'ils sont

sans loi à la première lecture, bien qu'à un examen plus serré une certaine régularité apparaisse,
pareille au retour sur lie rivage de la mer de vagues tantôt ,plus petites, tantôt plus grosses, se
dressant et retombant capricieusement.

Il ne s'agit pas pour cela de nier ce qu'il y .avait d'indigeste et d'impar-


fait dans le mince volume de 1855 et qui ne fut jamais tout à fait rejeté. Sou-
vent, dans son effort pour contenir les multitudes, Whitman abuse des longs
catalogues :

Je vois les cités de la terre et me fais au hasard citoyen de l'une ou de l'autre,


je suis un vrai Parisien,
Je suis un habitant de Vienne, St-Pétersbourg, Berlin, Constantinople,
Je suis d'Adélaïde, de Sydney, de Melbourne,
Je suis de Londres, Manchester, Bristol, Edimbourg, Limerick,
Je suis de Madrid, Cadix, Barcelone, Oporto, Lyon, Bruxelles, Berne, Francfort, Stuttgart, Turin,
Florence.
Je suis chez moi à Moscou, Cracovie, Varsovie, ou plus au nord, à Christiania ou Stockholm,
et dans la sibérienne Irkoutsk...
WHITMAN, POETE DE LA .DEMOCRATIE AMERICAINE 91-

Pareillement Whitman entasse les noms d'objets :

Houe, râteau, fourche, crayon, wagon, bâton, scie, varlope, maillet, coin, manivelle,
Chaise, cuve, cercle, table, guichet, aube, châssis, plancher,
ïBoite à ouvrage, coffre, instrument à eorde, bateau, charpente, et tout ce qui s'ensuit...

Il y a, bien sûr, dans l'esprit de Whitman; une raison à de tels catalogues.


Dans le premier passage cité (extrait de Salut au mondé) il affirme l'idée d'uni-
versalité. Dans le second (extrait de Chant de la hache) il nomme les multiples
objets façonnés provenant des forêts d'Amérique. Mais dans ces passages, ce
que Whitman cherche à gagner par l'accumulation, il le perd par le manque
de choix. Il disperse ses forces et accable dangereusement le lecteur.
Où Whitman est le moins bon, c'est lorsqu'il devient par trop décousu. Il
n'en est pas moins vrai que ses morceaux de vagabondage et d'enflure reflètent
le pouvoir d'expansion de son époque. Au cours des années qui vont de la
naissance de Whitman à l'apparition de Feuilles d'herbe en 1855, la popula-
tion américaine était passée de moins de dix millions à plus de trente millions
d'habitants, poussant constamment vers l'ouest ses canaux et ses voies ferrées :
Plus loin et plus loin ils s'étendent, se! déployant, se déployant toujours,
Au dehors et au dehors et à jamais au dehors.

Pendant ces années on avait assisté à l'essor du système des fabriques,


à la transformation du capital marchand en capital industriel, aux grandes
vagues d'immigration et à la croissance des cités. Le capital investi dans
l'industrie était passé de cinquante millions à près d'un milliard de dollars.
îl n'est guère étonnant que les images dominantes du pays soient de vitesse,
-de tumulte, d' « impulsion procréatrice » :

En expansion et vite, dorénavant...


Vois, dans mes poèmes, les immigrants qui continuellement arrivent et débarquent...
Vois, dans mes poèmes, les cités, solides, vastes, à l'intérieur des terres, leurs rues pavées,
leurs édifices de fer et de pierre, les voitures qui roulent sans arrêt, et le commerce,
Vois la presse à imprimer à vapeur aux multiples cylindres, vois le télégraphe électrique qui
s'étire à travers le continent...
Vois les laboureurs .labourant les terres de leurs fermes, vois les mineurs, vois les fabriques
sans nombre

En .1855, comme l'écrit Vernon Louis Parrington,

né au bord des eaux caressantes, ne réprimant rien, ne répudiant rien, il [Whitman] trouvait
.Sa vie bonne en toutes ses manifestations... et comme il cédait à l'impulsion du présent et du milieu,
-son imagination, se déployait, son ardeur s'éveillait à la jubilation de la terre, sa parole se scandait er
cadences lyriques, si bien que de la libre exaltation d'une expérience égocéntriquè il jaillit un«
puissante musique d'universel.

Il semblait qu'il n'y eût pas de fin aux terres imbriquées qui produisaient
la nourriture, La vie en Amérique était prodigue, et Whitman était le barde de
«on printemps.
(A suivre)

Traduit de l'américain par J?a,uJ. JAMATI


CHRONIQUE POLITIQUE
LES INTELLECTUELS DEVANT LE BILAN
DU XIVfeme CONGRÈS DU PARTI COMMUNISTE
FRANÇAIS
LE vieil Hegel disait qu'être libre, c'est ne rien vouloir que soi-même. C'est
pourquoi les communistes français, au lendemain de leur XIVe Congrès
(Le Havre, 18-21 juillet 1956), se sentent libres et assurés : leur Congrès n'a
rien voulu que la croissance, la force et la cohésion du parti, son efficacité dans la
lutte pour l'unité de la classe ouvrière et l'union des forces démocratiques, son aptitude
à promouvoir la grandeur nationale.
Il y a beaucoup de gens, en France, — et pas mal d'entre eux hantent des milieux
((
intellectuels », — qui souhaitaient que le parti, au Congrès du Havre, voulût autre
chose que lui-même et aliénât sa liberté. Ils en sont pour leurs frais d'imagination,
et on peut comprendre leur réaction de mauvaise humeur sur le premier moment.
Quand l'un d'eux a- parlé d'un « congrès de l'immobilisme » 1, personne ne s'y est
trompé : cela voulait simplement dire que les communistes ne se sont pas mis en
mouvement contre eux-mêmes...
Et maintenant, en bonne logique, il ne resterait plus à toutes les dupes d'une
fantaisie anticommuniste échauffée qu'à se soumettre sagement à la nécessité de comp-
ter avec le Parti marxiste de la classe ouvrière de France tel qu'il se veut, en recon-
naissant qu'ils ne sont pas libres, eux, que l'histoire les contraint. Mais ce serait trop
demander. On entendra longtemps encore des bavardages à tort et à travers sur la
<(
liberté » et toute sorte d'interprétations erronées et malveillantes de la politique
des communistes. ,
Quant à la masse énorme des «. hommes honnêtes » auxquels se réfère le beau
message de Frédéric Joliot-Curie au Congrès, ils liront les documents adoptés au
Havre 2 et se feront une opinion. Cet article ne prétend à rien de. plus qu'à mettre
en lumière quelques points de repère.

Les réalités du monde capitaliste actuel


Du rapport présenté au nom du Comité central du Parti par le secrétaire
général Maurice Thorez, le Times a dit qu'il était « solide et confiant » 3. Son point
de départ était la constatation des « aspects tout à fait nouveaux de la situation natio-
nale et internationale », avec leur « trait essentiel : la transformation du socialisme
en un système mondial ». Il tenait compte des analyses profondes qui furent données
au début de l'année au XX* Congrès du Parti communiste de l'Union soviétique.

1. M. Pierre NaviUe, le 26. juillet, dans France-Obseryateur.


2. Les principaux documents et textes du XIV» Congrès du Parti communiste français sont
réunis dans le numéro spécial de-s « Cahiers du Communisme », 420 pages, 250 frs.
J. The Times, 19 juillet : French Commum'sts' Support for M. Thorez.
CHRONIQUE POLITIQUE 93

L'anticommuniste n'a retenu des assises de Moscou que la dénonciation du culte


de la personnalité et des fautes graves de Staline. Tout le reste, — l'entreprise gran-
diose et complexe de construire un régime nouveau avec ses problèmes inédits, l'examen
scientifique des questions politiques de notre époque à l'échelle mondiale, avec, au
premier plan, la prévention de la guerre dans les conditions actuelles, la lutte pour
la coexistence pacifique des Etats à système différent, la volonté de mettre un terme
à la scission ouvrière, les formes du passage au socialisme, — a été soigneusement
étouffé.
Le rapport, présenté au Congrès du Havre a rétabli les proportions réelles des choses
et la vérité sur le monde contemporain.
Les grands Etats capitalistes se vantent aujourd'hui d'une certaine « prospérité ».
Mais rien n'est plus fragile. Depuis 1955 en particulier, les symptômes de surtension
économique se multiplient, on tente partout d'enrayer l'extension du crédit.
Une mécanisation plus poussée et l'automation sont à l'ordre du jour. Or, elles
vont inévitablement de pair, en régime capitaliste, avec une intensification inhumaine
du travail et une nouvelle aggravation des conditions de vie des ouvriers. L'usure de
l'organisme humain s'accélère, le traumatisme s'accroît. Le niveau de vie réel a ten-
dance à diminuer.
Même en haute conjoncture, l'élévation de la productivité du travail conduit
à une réduction du nombre des travailleurs. Le chômage de masse ne disparaît pas
âes principaux pays capitalistes, fût-ce en période d'essor, et tout le monde a pu lire
dans P « Economie Outlook » de septembre 1955 qu'en juin de l'année dernière, aux
Etats-Unis, le nombre global des salariés, agriculteurs exceptés, était inférieur de
600.000 au niveau de juin 1953.
Parallèlement à l'augmentation des profits des monopoles se poursuit la paupé-
risation de la classe ouvrière. Le résultat est l'aggravation des contradictions de classe.
Pendant le mois du Congrès du Havre, les 650.000 sidérurgistes américains se sont
mis en grève, des mouvements semblables ont éclaté dans une série de pays, il est
apparu que le monde capitaliste va au-devant de nouvelles et graves secousses écono-
miques et sociales \
Le retard de l'économie française
La France se distingue par la netteté des phénomènes de stagnation. Si l'on

1. Même les économistes les plus « orthodoxes » sont contraints de reconnaître, au moins en
>artie, cette situation alarmante. Par exemple, M. Paul A. Samuelson, professeur au Massachusetts
Irjsttftate of Technology, écrivait dans le « Financial Times » du 30 mai dernier :
« ...Les mises à pied e* les baisses de production répétées dans l'industrie automobile viennent
de déclencher la chute des cours à Wall Street. L'air soucieux de jadis a eu tendance à revenir
dans le regard des hommes d'affaire américains.
« ...C'est un faiit que l'économie américaine n'a fait que marquer le pas depuis huit |mois
environ. (Souligné par moi — G. C.)'
« ...Il y a un an, le Président Eisenhower et son conseiller Arthur Burns nous ont dit que
nous pouvions espérer une croissance du produit national réel <à un rythme un peu supérieur à
3 % par an.
« En janvier
_ de cette année, ils nous ont dit que les hauts niveaux de production, d'emploi et
de revenus seraient maintenus dans l'ensemble pendant l'année qui venait. Les mois qui suivirent
ont jeté quelque doute sur leur •afrirmatiom que les fléch&sements de l'automobile et du logement
seraient « largement » compensés par des progrès des autres secteurs. »
L'auteur ajoute que le gouvernement possède des remèdes efficaces. Mais, dé toute évidence,
cette correction n'est introduite que pour remonter le moral des électeurs américains à cinq mois
de la consultation de novembre 1
94 GEORGES COGNIOT

désigne par1 ioo le volume de la production industrielle: en 1929, on constate quer


l'îndice de 1955 s'établit à 193 pour l'ensemble des pays capitalistes, à 234 pour les-
Etats-Unis, à 213 pour l'Allemagne occidentale, à 194 pour ^Italie, à 181 pour la
Grande-Bretagne, mais pour la France à 125 seulement. La domination des trusts-
a, en France, un caractère particulièrement parasitaire et malthusien.
Sans doute une augmentation assez sensible de la production nationale a com-
mencé à la fin de 1953. Mais, comme le rapport présenté au Congrès l'a montré, les;
facteurs de cette évolution ont pour la plupart un caractère malsain ou instable.
Par exemple, les commandes pour l'armée continuent à jouer pour le maintien
de la conjoncture un rôle beaucoup plus considérable qu'on ne le pense communé-
ment. Dans son numéro du 22 mars 1956, 1' « Usine Nouvelle » combat l'opinion?
courante selon laquelle la guerre d'Algérie ne nécessiterait pas d'importantes fabrica-
tions militaires. Elle expose que la nature même de ces opérations implique en particu-
lier un grand besoin de postes radio de campagne et de postes portatifs ainsi qu'un*
abondant matériel de transport rapide : voitures, camions tous terrains, hélicoptères,
avions de transport, etc.. Tout cela est très important pour l'industrie.
La hausse des exportations a exercé également une influence positive sur la pro-
duction. Elle a été en grande partie stimulée par le gouvernement à l'aide du finaT-
çement direct, des subventions. Or « la médaille à son revers. Plusieurs gouverne-
ments ont menacé d'appliquer aux marchandises françaises des tarifs douaniers anti-
dumping » 1. En conséquence, il a fallu réduire les subsides à l'exportation ; mainte*
nant on envisage leur suppression progressive.
Quant à la consommation intérieure, elle a été surtout favorisée ces dernières'
années par la large extension 'de la vente au crédit. Les possibilités d'accroître la>
production par ce moyen sont bien plus grandes en France que dans d'autres pays 1
en effet, tandis que le crédit à la vente représente déjà plus de 9 % du revenu national
aux Etats-Unis et ne peut plus guère être augmenté, il n'est pas supérieur dans notre
pays à 1 %.. Une marge existe donc encore.
Mais il s'agit en régime capitaliste d'un développement extrêmement fragile, parce
qu'il repose sur la solvabilité de millions de travailleurs, pour lesquels, justement,,
toute réduction de la production, tout licenciement signifierait l'impossibilité absolue
de faire face aux dettes contractées. En cas de crise, comme on l'a déjà vu aux Etats-
Unis, les entreprises vendant à crédit et les industries qui les approvisionnent font
faillite en masse z.
Il résulte de tout ce qui précède que la situation de l'économie française reste
dans l'ensemble peu satisfaisante. Au point de vue du volume des investissements,.
la France demeure en retard sur des pays comme l'Allemagne occidentale, ou même
la Suède et l'Italie. Sa part dans la production d'acier de la Communauté européenne;
du Charbon et de l'Acier est tombée de 26 % en 1952 à 23,5 -1% en 1955, tandis que
celle de l'Allemagne fédérale augmentait de 37,9 %, à 40,8 1%'.. Les industries produisant,
pour la consommation de masse, comme le textile, sont en régression. L'énormité des
dépenses militaires crée les- éléments d'une nouvelle inflation et un- spécialiste dès.
questions économiques françaises peut écrire : « Il n'est pas exclu que l'une des*

1. A. SOLOMONOV : Quelques* proHêmes dfe J'tSconontfe1 frança^e, dans' la -revue Temps' nouveau^
R« 25, fuir* 1056,
i. Voir J. SBCAE : A propos de- plusieurs modfficatîons crans Ta pradtaSan* ifadiistrieHé des pays
capitalistes, dans Questions d'économie, 1056, n°
s (eo russe).
CHRONIQUE POLITIQUE 95

particularités principales de la crise économique par laquelle commencera le second


cycle [économique] d'après-guerre en France^ soit la faillite des finances 1. »

A propos de la paupérisation

On comprend que les représentants de 1' « ordre » établi multiplient les tours
de passe-passe pour enjoliver le tableau de la situation économique.
Depuis deux ans, ce truquage s'est particulièrement appliqué au problème de la
paupérisation de la classe ouvrière. Et cela sous bien des formes ! Il y a d'abord le
truquage grossier, à l'esbrouffe, dont un assez bel exemple a été fourni, le 6 juin
1955,. par l'émission de radio « l'Homme et le travail » : maintenant, disait le confé-
rencier, la classe ouvrière a droit au po'ivre sur la table, tandis qu'autrefois, les
épices... D'où il résulte que cette classe satisfait bien mieux ses besoins à notre époque
qu'en aucune autre. C.Q.F.D.-
Vient ensuite un truquage uri peu plus délicat, par distinguos : on vous concédera,
de préférence dans une revue « personnaliste » 2, qu'à Paris les ouvriers célibataires
et même pères de'deux enfants ont. un. niveau de vie plus bas qu'en 1938, — oui, mais
les pères de quatre enfants et plus touchent davantage ; comme si la classe ouvrière,
pouvait jamais admettre que les allocations familiales servissent de machine à baisser
les salaires ! Ou encore : on admettra que l'intensification des cadences- avec l'accrois-
sement de l'usure du travailleur est réelle, — oui, mais elle « se rattache à la pau-
périsation par un lien assez lâche » (sic) 3 : dépérir n'est pas s'appauvrir...
Pour finir, l'argument philosophique : « Le prolétariat français entre 1938 et 1955
est un tout petit sujet historique : à sa paupérisation on peut opposer l'exemple Scan-
dinave ou américain, ni plus ni moins significatifs absolument... 4 » Cessez de mau-
gréer, travailleurs de France, même si votre plainte, en soi, est légitime, et considérez-
vous humblement sous l'aspect de l'éternité..,., personnaliste : vous n'êtes qu' « un
tout petit sujet historique »!
Le Congrès du Havre, qui tenait, quant à lui, la classe ouvrière pour le. sujet
principal et l'âme de l'histoire contemporaine et qui parlait en son nom, a donné
entièrement raison au Comité Central du Parti pour les positions qu'il avait prises
depuis deux ans relativement à la paupérisation. Les 186 métallurgistes, les 80 ouvriers
du bâtiment, les 50 cheminots, les 34 mineurs, et aussi les dizaines d'employés et de
fonctionnaires qui siégaient au Congrès en savaient là-dessus plus long, et de source
plus directe, que les chroniqueurs désinvoltes pour qui la misère des masses n'a pas
la dignité du fait historique.
Le relèvement du salaire minimum interprofessionnel garanti, l'augmentation
générale des salaires et traitements sont, par la force dey choses, à l'ordre du jour
de la période prochaine.

n Voir E. MONJINSKI, dans Questions d'économie, 19-56^ n» 8 (en russe).


2. Esprit, décembre 1055 ; La paupérisatibra, dogme ou résâfé?, par N. Jacquefont, p. 1944;,
y. laid., p4 1ÇJ46..
4. Ibid., p. 1948. La référence au paradis américain prend beaucoup de saveur en cet été 1956^
marqué aux Etats-Unis par des grèves gigantesques.
96 GEORGES COGNIOT

Pour la défense de la culture


De l'appel au combat contre la misère de la classe ouvrière, le Congrès du Havre
n'a pas dissocié la protestation contre la crise qui affecte lej bases de la culture dans
notre pays par la faute de ses classes dirigeantes. Dans l'un et l'autre cas, la voix
du Congrès à été la voix de la France qui a foi dans son avenir.
Il y a les besoins matériels et il y a les besoins culturels, idéaux, « moraux » :
leur prétendue séparation par le prolétariat et son parti dans tous les pays, l'incapacité
prétendue des communistes de les « nouer en une seule révolte » fournit aux Merleau-
Ponty et consorts un de leurs thèmes principaux pour essayer de troubler quelques
intellectuels naïfs, et qui savent mal l'histoire. Il y a plus d'un siècle, en effet, que
la petite bourgeoisie et ses idéologues reprochent aux; prolétaires et à leurs représentants
de ne pas s'élever au-dessus des besoins du « ventre », en construisant, entre la masse
bornée et les besoins de l'individu « critique », de l'individu pensant, cette opposition
que la Sainte-Famille ridiculisait dès 1845. On rajeunit à peine l'antique stratagème
quand on dit aujourd'hui sur tous les tons : la révolution communiste va certes vers
la satisfaction des besoins matériels,
— mais le besoin culturel, le « besoin de se faire
homme » 1, qu'en font les communistes ?
Eh bien ! Lisez, messieurs, les documents du Congrès du Havre, et vous serez
édifiés.
Dans quel autre Congres politique le secrétaire général, en présentant son rapport,
traite-t-il du développement de la technique, de la science et de l'enseignement, dès
lettres et des arts de France comme de problèmes directs et essentiels de son Parti
et de sa classe ? En quelle autre enceinte entend-on, sur la vie intellectuelle, dés
exposés comme le message de Jbliot, comme les discours de Roger Garaudy, de Jean
Kanapa, de Jean-Pierre Vigier 2 ?
Quel est l'autre Congrès que la jeunesse étudiante considère comme son recours
contre la détresse où elle est plongée 3 ?
Dans quelles assises politiques étudie-t-on longuement en Commission le texte à
inscrire dans la résolution générale sur les moyens de couvrir les besoins pacifiques
de la France en énergie atomique, sur la défense des droits de l'Université face aux
entreprises de sape conduites par les serviteurs des trusts ?
Il y a quelques mois*, une revue française en vogue dans certains milieux inte'-
lectuels, la N.R.F., publiait un article au titre remarquable : « Sur une civilisation
essouflée ». A cet essoufflement culturel de la France, la classe ouvrière est étrangère ;
bien plus, elle s'affirme force antagoniste de la décadence.

1. M. Georges Gurvitch, qui a de l'inclination pour la terminologie trotskiste, appelle ce


besoin-là la révolution permanente (V. Déterminismes sociaux et liberté humaine, P.U.F.).
1. Tous ces textes vont être réunis en une brochure spéciale, sur laquelle nous ne manquerons
pas de revenir. (N.D.L.R.) '
-
3. Voici quelques phrases de la lettre envoyée au Havre par les étudiants de, .Bordeaux
: « A
l'Université de Bordeaux, les étudiants de M.P.C. doivent arriver à leurs cours une heure à l'avance
pour s'asseoir, finalement, sur les marches d'escalier. En Propédeutique-Lettres, on s'assoit par
terre.. On crée de nouveaux certificats en Sciences sans qu'aucun professeur soit nommé pour
assurer l'enseignemcnB correspondant. En médecine, il y a '400 étudiants par année : 180 seulement
peuvent prendre place dans le plus grand amphithéâtre. En géographie, on va piller les chaises dans
toutes les salles pour s'installer, au bout du compte, dans les embrasures des fenêtres ou rester
debout... »
4. Le 1er avril 1956.
CHRONIQUE POLITIQUE 97

Elle est la classe qualifiée pour prendre la défense de l'intérêt national, de la


grandeur nationale dans le domaine de la culture, de la satisfaction des besoins
spirituels, de la lutte pour la liberté et l'agrandissement de l'homme, comme dans
tous les autres domaines.

Le front uni, objectif primordial

Pour avancer à nouveau sur la route du progrès social, il faut avant tout l'unité
d'action du monde du travail. Comme le disait le représentant du Parti communiste
de l'Union soviétique, Michel Souslov, dans son discours de salutation au Congrès
« chaque fois que les travailleurs ont réalisé le front unique, ils ont réuni autour
d'eux toutes les forces saines de lai nation, ils ont remporté de grandes victoires sociales,
et ils ont élevé en même temps le prestige international de la France, tandis que ia
scission 'de la classe ouvrière n'a jamais1 profité qu'aux ennemis des travailleurs et aux
ennemis de la France. »
Sur la proposition de Maurice Thorez, le Congrès du Havre a chargé le nouveau
Comité central « de prendre avec audace, en rapport avec le 'développement de la
situation politique, toutes les initiatives susceptibles de conduire à l'unité d'action
complète entre le Parti socialiste et le Parti communiste ».
Le Congrès s'est conclu par l'adoption, à l'unanimité, d'une Adresse des délégués
à leurs camarades socialistes. .Ce document souligne qu'un rapprochement s'est opéré
entre les positions des communistes et celles des socialistes dans les derniers temps
sur une série de questions primordiales, dont la défense de la laïcité, rappelons-le,
n'est pas la moins urgente. Socialistes et communistes aspirent les uns et les autres à
une société nouvelle, même s'il existe entre eux des divergences sur les moyens, dé
l'édifier.
« Chers camarades, dit l'Adresse, la vie dicte impérieusement la nécessité des
contacts, de la coopération organisée entre communistes et socialistes, tout comme elle
fournit des possibilités sans précédent à l'unité d'action. »
Ainsi, le Parti communiste sort de son Congrès du Havre résolu à lutter avec une
force nouvelle pour la compréhension mutuelle et l'unité du mouvement ouvrier 1.
Le premier résultat d'un progrès décisif sur cette voie serait le renforcement de
la cause de la paix dans le monde.
A notre époque, la guerre a cessé d'être fatale. Le XIP Congrès du Parti commu-
niste français ne s'était pas trompé en le déclarant dès 1950.
Sans doute, la nature économique du capitalisme, surtout au stade de l'impéria-
lisme, engendre la guerre. Mais la guerre n'est pas seulement un phénomène écono-

partisans de rétablir l'unité du mouvement ouvrier atten-


1. Les socialistes français qui sont
daient des dirigeants de leur parti qu'ils exposent? honnêtement les résultats de leur voyage récent
à Moscou ce qui ne fut pas le cas pour la plupart d'entre eux, et qu'ils fassent un pas sur le chemin
de la collaboration "internationale des forces ouvrières.
Les faits ont attesté que les dirigeants du Parti socialiste français ne tiennent pas 1 engage-
ment, souscrio de part et d'autre à Moscou, —' de « faire preuve au maximum du souci d'objec-
tivité,'
en évitant les attaques injustes... » Mais il n'empêche que, dans son ensemble, le voyage
de la délégation de la S.F.I.O. en Union soviétique a donné des résultats positifs. Il a confirmé
la possibilité et l'utilité des contacts,, des échanges de vues entre partis socialiste et communiste,
et si de tels contacts se révèlent utiles entre partis de pays différents, il tombe sous le sens qu'ils
seraient encore beaucoup plus avantageux entre partis appartenant au même pays.
98 GEORGES COGNIOT

mique. Quand il s'agit de savoir si elle aura lieu ou non, le rapport de forces qui
s'établit entre ses partisans et ses adversaires joue un grand rôle. Or, il existe aujour-
d'hui des forces suffisantes pour prévenir le fléau, et la première d'entre elles est
constituée par le développement du camp mondial du socialisme.

L'affermissement du camp mondial du socialisme


et la possibilité de conjurer la guerre

Le capitalisme s'est révélé impuissant à empêcher le socialisme de sortir du cadre


d'un seul pays, l'U.R.S.S., pour devenir un système mondial, et l'on ne saurait expli-
quer aucun phénomène, tant soit peu important, de la vie politique contemporaine,
si l'on ne tient pas compte de ce fait dominant.
Quand l'U.R.S.S. se fut détachée du monde capitaliste en 1917, le socialisme
n'avait pour lui, en chiffres ronds, que 7 % de la population du globe et 16 % de
son territoire. En 1956, le socialisme est une réalité pour 36 :%• du genre humain et
sur 27 % du territoire de la planète.
La production industrielle de la Russie tsariste ne constituait en 1913, que 2,7 %
du volume mondial. En 1955, l'ensemble des pays socialistes a totalisé près de 30 %,
de la production industrielle du monde.
Du xvi° au xixe siècle, il a fallu trois cents ans au capitalisme pour devenir un
système mondial. Au socialisme, trente ans ont suffi.
Malgré un retard historique considérable et des difficultés inouïes, l'U.R.S.S. a
progressé à pas de géant et l'objectif grandiose qu'elle se propose, — rattraper et
dépasser les Etats capitalistes les plus évolués pour la quantité de la production par
tête d'habitant, — peut être atteint effectivement grâce au dynamisme supérieur de
la production en régime socialiste '.
Les résultats économiques déjà obtenus permettent de réaliser aujourd'hui des
mesures capitales sur le plan social : passage graduel à la journée de travail de
sept heures, retraite égale à la moitié du salaire pour les catégories de travailleurs les
mieux payées et à la totalité du salaire pour les catégories inférieures, introduction
de l'enseignement obligatoire et gratuit de dix ans sur toute l'étendue de l'immense
pays, etc.
Mais le socialisme n'est pas seulement une économie planifiée avec un ensemble
de réalisations matérielles, encore que celles-ci aient une importance décisive pour
les travailleurs. Il ne se conçoit pas sans la démocratie politique, dont le développe-
ment a été plus particulièrement assuré en U.R.S.S. par les mesures importantes
prises depuis quelques années. Les violations de la légalité socialiste ont été corrigées
avec la franchise et le courage de ceux qui se sentent forts.
Le Congrès du Havre a estimé que le Comité central du Parti communiste
français avait pris, dès le début, une attitude juste à propos des décisions du
XXe Congrès du Parti communiste de l'Union soviétique, et notamment de la con-

*•," P°ur Parcourir le chemin que l'industrie soviétique a accompli de 1928 à 19150, en
,, . des destructions
dtpit de la guerre, il fallu 80 au monde entier, 66 ans aux Etats-Unis
(1871-1937), 38 ans au Japon (1900-1938)a et 35 ans ans
à l'Union sud-africaine. » (Jean BÉNARD : La
Net, mars 1956).
CHRONIQUE POLITIQUE 99

damnation des fautes graves de Staline, condamnation accompagnée du rétablissement


des règles léninistes de direction collective.
Il s'est déclaré d'accord avec la résolution du Comité central du Parti soviétique
en date du 30 juin et celle du Comité central du Parti français en date du 6 juillet :
d'après ces documents, ce serait une erreur complète de rechercher l'origine du culte
de la personnalité de Staline dans les caractères du régime soviétique, qui est au
contraire d'essence démocratique et populaire. Ce culte a été engendré principalement
par des conditions historiques déterminées, qui sont révolues aujourd'hui : l'U.R.S.S.
a dû soutenir, par ses seules forces, une lutte acharnée contre le monde de l'impé-
rialisme tout entier et contre les ennemis de l'intérieur, et ces circonstances ont exigé
une discipline de fer et la centralisation rigoureuse de la direction.
Le pays des Soviets s'est trouvé dans la situation redoutable que Jaurès avait
prévue :
« Terrible perspective, disait-il, à laquelle il faut que les travailleurs soient
préparés. S'ils parviennent à. renverser l'oligarchie capitaliste qui détient le pouvoir
et la propriété, s'ils font de la République une réalité, s'ils installent la République
sociale au fond des mines et dans les ateliers et dans les grandes plaines, s'ils s'affran-
chissent par la propriété commune, ce ne sera pas seulement contre les conspirations
et les intrigues du dedans, ce sera contre la violence du dehors qu'ils auront) à défendre
leur droit nouveau. Dans l'état présent de l'Europe et avec la marche visible des
événements, il n'est plus permis Ui'qspérer sans aveuglement et d'annoncer sans
trahison l'installation jpacifiquq du socialisme chelz les, nations d'avant-garde. Le
peuple qui le premier entrera dans le socialisme verra d'emblée se ruer contre lui
: tous
les pouvoirs réactionnaires affolés ; il serait perdu s'il n'était pas prêt lui-même à
saisir le fer, à répondre aux obus par les obus, pour donner le temps à la classe
ouvrière des autres pays de s'organiser et de se soulever à son tour 1. »
Mais, ajoutait Jaurès, cette nécessité d'affronter tout un monde de forces hostiles
constitue « un malheur immense pour les grandes révolutions politiques et sociales ».
Car, exaspérées par la guerre qu'on leur fait, elles deviennent « meurtrières, fiévreuses,
convulsives ». On voit alors, comme dans la France de ^92-94, la Révolution s'épuiser
elle-même en quelques années et la liberté exténuée tomber de fatigue aux pieds des
généraux 2.
D'avoir évité ce péril, cette dégénérescence, malgré trente années de vie dans
une forteresse assiégée, malgré la tension héroïque des forces du peuple, malgré les
restrictions de la démocratie imposées par la lutte inexorable, c'est à la fois la gloire
de l'Union soviétique et l'effet naturel de la démocratie prolétarienne, incomparable-
ment plus démocratique, même quand elle est limitée par suite des circonstances, que
n'importe quel régime antérieur de l'histoire. Là où les Jacobins avaient succombé,
les bolcheviks ont triomphé.
Les travailleurs du mondé entier se sentent plus que jamais solidaires de la
révolution soviétique 3.

1. Article de La Petite République, 24 juillet 1897.


2. J. JAURÈS : OEuvres, Pour la paix, t. 1, Rieder, 1931, p. 368.
3. D'une façon générale, on constate un resserrement des liens fraternels des partis marxistes*
léninistes de tous les pays. Le Congés du Havre a approuvé le Comité central du Parti d'avoir
pris l'attitude juste pour renouer rapidement des rapports normaux entre le Parti communiste
français et la Ligue des communistes yougoslaves.
100 GEORGES COGNIOT

Ils savent que l'augmentation ininterrompue de la puissance économique de


l'U.R.S.S., comme les progrès de la République populaire de Chine et 'des autres pays
appartenant au système socialiste, font grandir les chances de la paix dans le monde.-
Un groupe d'autres Etats, principalement asiatiques, refuse de participer aux
blocs militaires et constituent avec les pays socialistes une zone de paix. D'ores et déjà,
cette zone de paix embrasse la majorité de la population du globe.
A ces facteurs s'ajoute le développement imposant du large mouvement organisé
des partisans de la paix ainsi que la puissance accrue des partis communistes dans une
série de pays capitalistes eux-mêmes.
Dans de telles conditions, il est devenu pleinement possible de conjurer le danger
de guerre, d'assurer la. coexistence pacifique des deux systèmes existant dans le monde,
si les masses font preuve de vigilance et d'activité.
M. G. Bidault lui-même ne se voit-il pas obligé de chercher « de nouveaux chemins
à l'alliance adantiquel » ? N'est-ce pas l'hebdomadaire capitaliste L'Economie qui
écrit : « Par rapport à 1952, la situation internationale s'est inversée 2 » ? Le Congrès
du Havre a 'dressé tout un programme concret de lutte pour renforcer la détente
qui a commencé dans les rapports entre Etats 3.

Pour un cessez-le-feu immédiat en Algérie

Répondant à l'angoisse du pays, le Congrès a insisté pour une solution pacifique


du conflit d'Algérie sans délai. Le succès de la pétition lancée par le Mouvement de
la Paix contre cette guerre, le déploiement de toutes les autres initiatives possibles
doivent être au premier plan des préoccupations 'des intellectuels comme des autres
travailleurs. La réalisation du front unique au service de cette noble cause la conduira
à la victoire. Lutter de toutes ses forcés pour la paix en Afrique du nord est la tâche
sacrée de chacun 'de nous.
La politique de guerre en Algérie ne peut aboutir qu'à un développement continu
de la lutte du peuple de cepays contre le colonialisme, à la mise en cause des relations
franco-marocaines et franco-tunisiennes, à l'hostilité de tous les Etats arabes et plus
généralement de tous les Etats 'de la Conférence de Bandoeng à l'égard de la France,
au double sacrifice des intérêts de la paix et de la patrie.
Le Congrès s'est prononcé solennellement pour la répudiation des rapports colo-
niaux dans tous les pays dépendant de la France et pour leur remplacement par des
rapports nouveaux d'association, qui soient conformes à la libre yolonté des peuples
eux-mêmes.
L'internationalisme prolétarien et l'attachement à l'intérêt national, le coeur et
la raison sont d'accord pour dicter cette solution
au grand problème posé par la
Volonté d'émancipation des peuples coloniaux, et singulièrement des peuples arabes,
dont la culture a représenté au long des siècles un élément capital du trésor de la
civilisation humaine.

1. Voir conférence du 12 juillet 1956 à la Salle Pleyel.


sa
2. « L'Economie », 21 juin 1956.
3. C'est dans ce cadre, c'est afin d'utiliser toutes les tribunes et tous les moyens en faveur
de la paix que les députés communistes demandent à participer
à l'Union parlementaire interna-
tionale et revendiquent leur place dans la délégation française à l'Assemblée dite
Strasbourg. européenne de
CHRONIQUE POLITIQUE 101

Les voies du socialisme


Le fait que le drapeau victorieux du socialisme flotte actuellement sur un espace
immense, de l'Elbe à la Mer de Chine, n'entraîne pas seulement la possibilité de
conjurer une nouvelle guerre mondiale. Une conséquence décisive en résulte aussi en
ce qui concerne la lutte pour l'abolition du capitalisme dans les pays où il dominera.
L'affirmation produite en 1946 par Maurice Thorez quand il déclarait au journal
anglais « Times » que le peuple de France saurait trouver lui-même sa route pour
aller au socialisme, en dehors du chemin suivi trente ans plus tôt par les communistes
soviétiques, a été entièrement justifiée par l'histoire des dix dernières années.
La force d'attraction de ' l'idéal socialiste ayant énormément grandi, on peut
concevoir en France la possibilité de groupes autour de la classe ouvrière, la paysannerie
laborieuse, les artisans, les intellectuels, de conquérir une majorité parlementaire stable
grâce à cette alliance du prolétariat et des classes moyennes et de transformer le
parlement lui-même, d'un instrument de la dictature bourgeoise, en un outil de la
volonté populaire authentique. La condition nécessaire d'une telle politique est l'exis-
tence d'un puissant mouvement de masse révolutionnaire.
La question ainsi posée est celle de la forme du passage au socialisme. Elle ne
doit naturellement pas masquer la question principale : celle du contenu de ce passage,
c'est-à-dire de l'établissement du pouvoir de la classe ouvrière, d'un pouvoir qui s'ac-
quitte 'des fonctions de la dictature du prolétariat
Ceci dit, le marxisme a toujours considéré que des formes diverses sont admis-
sibles et inévitables, en fonction des conditions extérieures et intérieures où chaque
sociale, selon la formule de Jaurès,
pays se 'développe à chaque époque. La révolution
« s'accomplit en
chacun des grands peuples modernes par un mouvement autonome » \
Dans les conditions actuelles, il est légitime de s'attendre à ce que les formes
de passage au socialisme se diversifient davantage encore. Le passage au socialisme
sera sans doute pour nous, Français, plus aisé en raison de
l'affaiblissement considé-
rable du système capitaliste. Ce qui revient à dire que si le chemin du socialisme
'doit être plus facile pour nous, nous en serons redevables à l'héroïsme des ouvriers
soviétiques, aux sacrifices qu'ils ont consentis quarante années durant, ainsi qu'à
l'oeuvre révolutionnaire des peuples de la Chine et de toutes les démocraties populaires.
En même temps, le Congrès du Havre a mis en garde contre les illusions sur
les méthodes de lutte de la bourgeoisie française. Sa politique profondément réaction-
naire, son agressivité contre la classe ouvrière ressortent suffisamment de ses efforts
à l'heure actuelle pour réduire la démocratie, liquider le parlementarisme. La défense
et l'extension des libertés démocratiques constituent une tâche primordiale du Parti
communiste et de la classe ouvrière de France.

Un confiant appel aux intellectuels

On constate l'ampleur des horizons sur lesquels le XIV° Congrès du Parti corn»
niuni.ste français a appelé l'attention. Le journaliste bourgeois qui avait demandé si le

1. Article de la Petite République, 2 janvier 1902.


102 GEORGES COGNIOT

vent du grand large passerait sur le Congrès, a dû en sentir le souffle, — même


s'il ne.lui apportait pas les arômes politiques qu'il aurait-préférés.
Au cours des dernières années, le Parti communiste a été exposé au tir de harcèle-
ment de l'ennemi de classe. Mais il a continué d'avancer sur sa route, sans dévier.
Le Congrès du Havre, où le .Comité central sortant a été réélu en bloc et au complet
avec l'adjonction de forces nouvelles, a donné le témoignage irréfutable de l'unité du
Parti et de sa cohésion autour 'de sa direction.
Qualités et défauts du Parti ont été examinés avec la plus grande précision
'dans le dernier chapitre du rapport présenté par Maurice Thorez, et le Congrès a
ratifié cette analyse.
Il s'est félicité en particulier 'de l'adhésion d'intellectuels de plus en plus nom-
breux au communisme et du bon travail qu'ils accomplissent.
« Nos intellectuels, constatait le rapport du Comité central, répondent par des
oeuvres à ceux qui avancent cette thèse ridicule que la pensée marxiste serait sclérosée
en France. »
Peut-on en effet parler du sommeil où serait tombée la pensée marxiste alors
que sous son influence, dans les instituts de Paris, s'ébauchent les plus importants
systèmes d'interprétation des phénomènes atomiques, se modifient les opinions fon-
damentales des savants les plus considérés et que toute une pléiade de jeunes scienti-'
fiques et de jeunes philosophes l'adoptent comme un préliminaire nécessaire au' pro-
grès de leurs disciplines ? •
Le Congrès a marqué combien il appréciait le rôle joué par les intellectuels dans
le Parti, en élisant Frédéric Joliot-Curie membre titulaire du Comité central. Il a
indiqué aussi les mesures à prendre pour aider les intellectuels communistes à réussir
encore mieux dans leurs tâches.
« Le marxisme, en plaçant l'écrivain et l'artiste devant une juste perspective et
des problèmes réels, élargit leurs horizons, leur permet de s'élever plus haut... Qu'ils
combattent sur les positions idéologiques de la classe ouvrière, que leurs oeuvres
servent la paix, la démocratie, le progrès, l'émancipation du prolétariat, nous ne
souhaitons pas davantage. Et nous considérons qu'il faut assurer à nos écrivains et à
nos artistes la possibilité de déployer leur initiative personnelle, leur imagination,
leurs goûts, sans imposer à tous les mêmes formes.
« De même, nous demandons au professeur et au savant communistes 'de com-
battre toute tendance à la conciliation avec la philosophie bourgeoise et réactionnaire.
Il leur appartient de barrer la route aux tentatives qui se multiplient
pour transposer
indûment la thèse de la coexistence pacifique, du domaine des rapports entre Etats,
sur le plan de la vie intellectuelle et politique, de la batailje des idées...
« Le Parti comprend et étudie les problèmes et les préoccupations propres des
camarades intellectuels, mais ils ont tous en commun, quelle que soit leur spécialité,
l'obligation de connaître le marxisme-léninisme.
-
« Le Parti stimulera l'épanouissement de leur pensée dans une libre émulation
sur la base des principes. Il les aidera à aborder, avec plus d'audace et d'indépendance
de jugement, la discussion des questions pendantes en science, dans les arts,
en philo-
sophie, non dans le sens d'un libéralisme anarchique, mais
au service du développe-
ment de la pensée émancipatrice, de l'effort créateur. »
Ces paroles du secrétaire général du Parti ont recueilli l'assentiment unanime . .

d'un Congrès au lendemain duquel l'idée communiste, plus


que jamais, constitue
visiblement pour la France un
moyen incomparable de relèvement et de grandeur.
CHRONIQUE ÉCONOMIQUE
« LES MONOPOLES CONTRE LA NATION »

par Henri DENIS


LE nouvel ouvrage d'Henri Claude 1 arrive à son heure. Et il faut souhaiter
qu'il soit largement répandu, notamment dans les milieux universitaires où
si souvent, règne une telle ignorance des faits économiques les plus essentiels.
On sait, sans doute, que les monopoles existent. On a entendu parler des « maîtres
de forges », on sait que l'industrie automobile, par exemple, est très concentrée..:
Mais on se dit qu'après tout les dirigeants des grandes entreprises sont des hommes
«
comme les autres ». Sans doute ils recherchent leur intérêt personnel. Mais est-ce que
tout le monde ne fait pas ainsi ? Rassurés par cette philosophie, trop d'intellectuels
évitent de pousser plus avant leur réflexion sur un sujet qui pourtant leur ouvrirait
des perspectives nouvelles. Et nous devons nous estimer heureux quand ils ne nous
accusent pas d'être exagérément « obsédés » par les méfaits des trusts !
Déjà, le numéro spécial d'Economie et Politique, « La France et les trusts », nous
avait apporté un élément précieux de lutte contre cette paresse, cette hésitation à
aborder le problème fondamental des responsabilités des grandes sociétés.
Ce numéro montrait la puissance des monopoles, leurs ramifications infinies, leur
main-mise sur l'opinion, sur la vie politique du pays. L'ouvrage d'Henri Claude apporte
une importante contribution à la tâche ainsi inaugurée, et qu'il faudra poursuivre.

Il s'agit ici pour l'essentiel de l'alliance nouée par les trusts français avec les
monopoles américains en vue de consolider le pouvoir de la bourgeoisie en France,
de maintenir la domination de cette même bourgeoisie sur les peuples de l'empiré
français, de préparer la guerre contre l'Union soviétique.
Cette alliance se noue à l'occasion 'du grand tournant politique de 1947, qui traduit
l'éviction des ministres communistes du gouvernement français, la scission syndicale,
puis la conclusion des pactes 'militaires contre l'Est.
Henri Claude expose les raisons qui ont conduit la bourgeoisie française à accepter
le Plan Marshall. Il montre la continuité de la politique anti-nationale et anti-démo-
cratique 'des monopoles depuis l'époque de la collaboration avec l'ennemi sous le régime
de Vichy. Il insiste, comme il l'avait déjà fait dans son ouvrage sur Le Plan Marshall 2,
sur les conséquences politiques et économiques de cet instrument de domination conçu
par les milieux dirigeants américains.
La ligne américaine de la politique extérieure, imposée à l'aide du Plan Marshall,
c'est l'abandon des réparations dues par l'Allemagne, l'acceptation du principe de

1. Henri CLAUDE : Les Monopoles contre la Nation. Paris, Editions Sociales, collection La
Culture et les Hommes, 1956, un volume de 341 pages : 900 francs.
2. Paris, Editions sociales, îgi+g. Voir le compte rendu de ce livre dans la Pensée, n° 26,
septembre-octobre 1949, pp. gç-io».
104 HENRI DENIS
V « intégration européenne », la réapparition du militarisme allemand, fa préparation
d'une nouvelle guerre mondiale.
Les conséquences économiques de cette orientation, c'est le
passage de l'économie
de paix à l'économie de guerre, la pénétration des marchandises américaines
et du
capital américain sur le territoire de la France et de ses colonies, l'arrêt des exportations
vers les pays de l'Est, l'aggravation du déséquilibre des finances extérieures.
Tout cela a été désastreux pour l'ensemble de la nation française, mais très
avantageux pour les monopoles qui ont augmenté leurs bénéfices et poursuivi la con-
centration entre leurs mains d'un potentiel de production toujours plus important.
Sur tous ces points, Henri Claude rassemble des faits et des chiffres puisés dans
de nombreuses publications et que l'on pourra désormais utiliser beaucoup plus com-
modément.

Après cette analyse du « tournant de 1947 » qui est contenue dans la première
partie de l'ouvrage, une seconde partie est consacrée à montrer « comment le capital
monopoliste a fait retomber sur le peuple français et les peuples des pays dépendants
le poids de la vassalisation et de la réalisation du profit maximum ».
A ce propos, la situation de la classe ouvrière dans la période qui suit l'année 1947
est longuement analysée.
Henri Claude démontre, en s'appuyant sur de nombreux exemples concrets, que
le développement de la productivité a été réalisé en France beaucoup plus par l'orga-
nisation du travail que par l'amélioration de l'équipement, et essentiellement par
l'accélération des cadences.
Bien entendu, l'évolution des salaires et les divers aspects 'de la paupérisation
relative et absolue de la classe ouvrière, sont aussi examinés.
Il faut renoncer ici à résumer la précieuse documentation qui nous est apportée.
Sur tous les points importants, écarts entre salaires parisiens et de province, salaires
féminins et masculins, déclassement de la main-d'oeuvre, écrasement de la hiérarchie
des salaires, évolution des salaires réels, des chiffres nous sont présentés de la façon !a
plus claire et la plus convaincante. En même temps qu'aux études de Maurice Thorez,
il faudra maintenant se rapporter à l'ouvrage d'Henri Claude quand il s'agira de mener
la bataille, toujours indispensable, contre les thèses réformistes sur la prétendue amélio-
ration progressive de la situation de la classe ouvrière.
La surexploitation dont sont victimes les peuples coloniaux et la misère qui en
résulte ne sont pas décrites avec moins de force.
Certes de nombreuses études ont déjà été publiées sur cette question. Mais aucune
peut-être n'est aussi ramassée ni aussi impressionnante. Des chiffres se succèdent sur
les taux de scolarisation aux colonies, sur la mortalité, sur l'étendue des terres arrachées
aux populations indigènes, sur les salaires et le pouvoir d'achat. Et des textes les
accompagnent, puisés aux sources les plus diverses, depuis les journaux et bulletins
officiels jusqu'aux déclarations de parlementaires et de missionnaires. Le tout forme
un réquisitoire terrible contre la politique et les pratiques de l'impérialisme français.

Le lecteur, cependant; ne quittera pas Henri Claude avec le sentiment que ce


développement de la misère et de l'exploitation est une fatalité contre laquelle il est
vain de se dresser. La troisième partie de l'ouvrage, en effet, s'intitule : « Le dévelop-
pement des contradictions de la politique antinationale et du système d'exploitation et
CHRONIQUE ECONOMIQUE 105

de domination des monopoles : les premiers succès des forces nationales ». Nous voyons
dans cette partie comment la tentative de la bourgeoisie française de ruiner l'indépen-
dance nationale est mise en échec par la lutte des forces de paix, tirant parti des con-
tradictions du camp impérialiste,
A aucun moment l'opposition entre les intérêts des divers capitalismes nationaux
n'a disparu. Et l'on eût souhaité qu'Henri Claude le marquât de façon plus nette.
Même lorsqu'il s'agissait en 1947 de trouver les moyens propres à faire refluer le
courant démocratique en France, il est difficile d'admettre que l'accord était total
entre les oligarchies financières. La mise en route du Plan Marshall, notamment, a été
assez laborieuse, car ce plan ne pouvait satisfaire au même degré tous les intérêts en
présence.
De même, il est sans doute exagéré de dire qu'après la signature du Pacte Atlan-
tique « l'armée française était devenue un simple appendice de l'armée américaine ».
Il est certain, au contraire, qu'au sein de l'armée française se sont manifestées dès
ce moment de vives répugnances à l'égard de la soumission au commandement amé-
ricain.
L'essentiel, cependant, est de montrer, comme le fait Henri, Claude, qu'à partir
de 1953 les contradictions du camp impérialiste ont pris une telle .ampleur qu'il a été
possible de modifier le cours de la politique française.
Certains intérêts capitalistes en France étant de plus en plus menacés par le capita-
lisme américain, l'action des masses, guidées par le Parti communiste français, a pu
obtenir l'arrêt des hostilités au Viet-Nam et le rejet de la C.E.D. C'étaient les premiers
pas sur un chemin qui doit nous conduire, par la réalisation de l'unité au sein de la
classe ouvrière, à la reconquête de l'indépendance nationale.

On voit, par les indications qui précèdent, quelle est l'importance et la richesse
du nouvel ouvrage d'Henri Claude. Est-ce à dire que l'auteur ait eu l'intention d'exa-
miner tous les faits qui ont joué un rôle dans l'évolution récente de la politique fran-
çaise ? Non, sans doute, et personne ne saurait le lui reprocher, puisqu'il a voulu se
livrer à une enquête rapide, révélant les aspects les plus saillants des contradictions
du camp impérialiste.
Pour prolonger la recherche qu'Henri Claude a si heureusement entreprise, il
faudra, en particulier, accorder une grande place au déséquilibre des balances des
comptes entre les pays européens et les Etats-Unis à l'issue de la seconde guerre
mondiale.
L'histoire économique de la période d'après-guerre est en effet dominée par le
problème de la « rareté du dollar », dont il ne faudrait pas sous-estimer l'importance
sous prétexte que tel ou tel gouvernement (celui de M. Bidault en ^48, par exemple)
a fait de cette « rareté du dollar » un épouvantail, en vue de rallier à sa politique
de trahison certaines couches de la bourgeoisie française.
Les pays d'Europe occidentale se sont trouvés, à l'issue de la guerre, avec un
potentiel de production très réduit. En même temps, plusieurs de ces pays ont dû
liquider une large part de leurs investissements à l'extérieur, ce qui a réduit considé-
rablement les revenus qu'ils tiraient autrefois de ces investissements. Au moment donc
où ils auraient dû importer massivement pour assurer la reconstruction, ils manquaient
'des moyens de paiement indispensables, spécialement à l'égard des Etats-Unis, devenus
le grand fournisseur de l'Europe de l'Ouest.
Une contradiction d'une grande ampleur se révélait, dont la solution ne pouvait
être, si l'on voulait maintenir l'indépendance des nations européennes, qu'un effort
106 HENRI DENIS

énergique pour orienter la production nationale vers les fabrications les plus indispen-
sables à la reconstruction, une stricte limitation de l'emploi des produits importés de
la zone dollar, et un développement progressif des échanges avec les pays de l'Est.
Une telle politique nationale pouvait être menée avec succès en France, mais à
la condition que l'on n'hésitât pas à heurter de front les intérêts du grand capital
américain, qui désirait avant tout assurer l'écoulement vers l'Europe d'une production
pléthorique. Le grand capital américain ayant de nombreux alliés dans la bourgeoisie
française (il suffit de rappeler que M. Pleven est un ancien représentant en Europe
d'un trust américain), un gouvernement soucieux d'assurer le maintien de l'indépen-
dance nationale devait s'appuyer résolument sur la classe ouvrière.
Devant le choix qui s'imposait entre les fractions de la bourgeoisie les plus liées
au capitalisme américain et la classe ouvrière, les groupes politiques qui avaient en
fait la possibilité de décider de l'orientation de la politique française, en particulier
le M.R.P. et le parti socialiste, optèrent pour la bourgeoisie, par haine ou par peur
de la classe ouvrière. C'est ainsi que la trahison de l'intérêt national fut consommée.
A ce propos il faudra aussi mettre un jour en évidence le rôle joué par les
idéologies, notamment par l'idéologie social-démocrate et par l'idéologie de la 'démo-
cratie chrétienne.
Car on ne saurait évidemment considérer toujours les choix politiques comme
le reflet immédiat des intérêts économiques. Il est bien exact que le « tournant de
1947 » est la conséquence de la pression exercée par le grand capital étranger et la
fraction du capital français directement liée au capital étranger. Mais les choix politiques
n'ont pas toujours été les produits directs de cette pression. Dans bien des cas les
idéologies réformistes (qui sont elles-mêmes des forces très réelles) ont joué un rôle
effectif qu'il importe de ne pas sous-estimer. Les tenants de ces idéologies ont cédé à
la pression du grand capital, parce que leur refus de principe de reconnaître le rôle
national de la classe ouvrière ne leur laissait pas 'd'autre issue. Le constater n'est
nullement leur fournir des excuses. C'est au contraire montrer toute l'étendue de leur
trahison, qui ne se limite pas à un moment déterminé où la pression de la bourgeoisie
se fait plus forte, mais qui s'étend à la vie politique entière des hommes dont il s'agit.
CHRONIQUE HISTORIQUE
i
A PROPOS
D'UNE THÈSE D'HISTOIRE CONTEMPORAINE
LE RÉARMEMENT CLANDESTIN DU REICH
(1930 -1935)
par Germaine WILLARD
»» I NSOLITE », selon le mot de l'auteur lui-même, est cet ouvrage 1 il porte sur
:
1 une période immédiatement contemporaine, fait exceptionnel dans les
annales universitaires ; il est fait d'après une source unique et généralement
inaccessible, les archives du 2e Bureau 2.
L'auteur, à l'aide de cette source fort riche, démonte le mécanisme de la tech-
nique allemande — dès le lendemain de Versailles pour reconstituer progressive-

ment une forte puissance militaire. Avec beaucoup de précisions sont dévoilés les
subterfuges employés par les gouvernements successifs. De simples modifications de
détails dans la Reichswehr en font dès 1930 la base « d'un instrument de guerre »
(p. 105). Le potentiel industriel est relevé, avec priorité aux industries militaires, grâce
aux violations des clauses de Versailles, aux filiales à l'étranger (Hollande et Suisse
surtout). Une place, à juste titre fort importante, .est donnée à l'étude des « forces
noires », surtout le Stahlhelm et les troupes hitlériennes. Leur caractère nationaliste
et militarisé est bien mis en valeur.
Il est évident, et M. Castellan le souligne dans son introduction, que l'emploi
unique d'une telle source posait de sérieux problèmes de méthode historique. Et l'on
peut se demander si la critique des jugements du 2e Bureau, à la lumière d'autres
documents et des faits historiques, a été poussée à fond. La confrontation, très rapide,
faite en conclusion avec les Documents publiés par le Foreign Office et certains docu-
ments de Nuremberg, apparaît insuffisante. Elle porte d'ailleurs sur des faits de détail
et non sur l'interprétation d'ensemble de ces faits.
Et c'est bien là le point faible de l'ouvrage : le contexte de politique intérieure
et extérieure, dans lequel et grâce auquel a pu grandir la machine de guerre nazie,
n'apparaît ni suffisant, ni suffisamment approfondi.

Certaines indications politiques sont, certes, intéressantes ; ainsi l'attitude des diri-
geants sociaux-démocrates, en particulier de Severing. Ce ministre prussien de Tinté-

1. Georges CASTEIXAN : le [Réarmement clandestin cru Refch (1930-1935). Paris, Pion, 1954;
2. Notons qu'A est fort peu probable que fa 26 Bureau ait livré ses archives sans un certain
nombre de « conditions préalables ».
108 GERMAINE WILLARD

rieur ferme les yeux et même encourage le réarmement (pp. 531-2) au point que l'on
voit nazis et socialistes côte à côte dans les organisations clandestines de gardes fron-
tière (p. 319). Fort au courant, par sa police, des plans et de l'organisation nazis, il
ne « découvre » le complot qu'au bon moment, en mars 1931, en pleine période
électorale. Il ne s'agissait d'ailleurs pas tant de discréditer les nazis
que de montrer
la fermeté des socialistes à leur égard, sinon
« les masses ouvrières passeraient -aux
communistes » (p. 320). Et le procès est ensuite soigneusement étouffé
: « Il y avait
dans ces documents trop de matière explosive » (p. 323). Voilà quelques faits supplé-
mentaires à verser au dossier des responsabilités des dirigeants sociaux-démocrates
qui firent le jeu des forces les plus réactionnaires de l'Allemagne, par haine du
corn,
munisme.
Précisément, le rôle de l'anticommunisme dans la remise
sur pied du militarisme
allemand n'est nulle part montré. On ne voit pas les puissantes forces sociales qui
soutiennent les organisations nazies ; les subventions des grands industriels
au parti
nazi, le rôle politique qui lui est dévolu ne sont pas mis en valeur. L'auteur
ne
critique pas les jugements à courte vue du 2° Bureau sur les troupes hitlériennes,
appréciées seulement d'un strict point de vue militaire. Elles sont, dit le 2e Bureau
en juin 1932, « hors d'état d'être employées telles quelles dans un conflit exté-
rieur [...], elles n'ont rien de commun avec les organisations illicites créées par le
gouvernement pour accroître la puissance militaire du Reich » (pp. 327-328). Or, les
hitlériens avaient pour fonction d'instaurer la politique de réaction intérieure et d'ex-
pansion extérieure nécessaire aux monopoles allemands, et, pour cela, d'accroître dans
des proportions énormes la puissance militaire du Reich.
Les forces résolument hostiles à l'impérialisme allemand, avant tout la classe
ouvrière et le parti communiste, ne sont pas mieux appréciées. Dans l'étude des
« forces noires », le Rote Front est mis sur
le même plan que le Stahlhelm et les
S.A. On se borne à dire que cette association « ne semble pas disposer au même degré
que les associations de droite, de forces nombreuses, bien équipées, militairement
entraînées et au moins partiellement armées » (p. 308). Est-il permis d'ignorer main-
tenant que les associations de droite, spécialement les nazis, étaient justement armées
et entraînées pour détruire les mouvements d'extrême-gauche ? La disparition « des
formations de gauche » est mentionnée sans détails et sans commentaires (p. 335). A
peine l'auteur déplore-t-il quelque part la suppression de « l'excellente source d'infor-
mation qu'était la presse communiste » (p. 293)... Mais il n'explique pas que l'écrase-
ment des forces démocratiques, à la tête desquelles se battait le parti communiste,
écartait tout obstacle au réarmement et à la politique de guerre du IIP Reich. Il
semble que l'anticommunisme soit un sentiment tellement naturel pour les ' membres
du 2e Bureau, qu'il ne se discute plus. Et l'auteur ne le discute pas davantage...

*
Les données de politique extérieure appellent aussi de graves réserves. Un chapitre
entier est consacré à « la collaboration technique Reichswehr-Armée rouge ». M. Cas-
tellan n'y étudie nullement les causes et les objectifs de cette «. collaboration ». En
1922, l'U.R.S.S. sortait victorieuse de la guerre d'intervention. Les puissances occi-
dentales étaient contraintes à une nouvelle tactique : elles allaient pratiquer la « poli-
tique du fil de fer barbelé », comptant sur la famine et la misère pour tuer le régime
socialiste naissant. En même temps, de nouvelles interventions se préparaient : projets
d'exploitation économique de l'U.R.S.S. (consortium européen pour la reconstruction
de la Russie) ; projets d'intervention militaire, dont le livre de Sayers et Kahn en
particulier (La grande conspiration contre la Russie) nous donne des preuves saisis-
CHRONIQUE HISTORIQUE 109

santés. Le gouvernement soviétique avait le devoir, dans


l'intérêt des peuples sovié-
tiques et des peuples du monde entier, de défendre le premier Etat prolétarien du
monde. En même temps qu'il se lançait, à l'intérieur, dans une politique héroïque de
reconstruction,, il devait chercher toute l'aide possible à l'extérieur. L'Allemagne, ruinée,
victime alors — bien qu'à de tout autres titres — du traité de Versailles et des impé-
rialismes occidentaux, voulait sortir de son isolement. D'où le traité de Rapallo (1922) •

et les accords commerciaux qui suivirent (d'ailleurs assez vite détériorés après Locarno).
Se refusant à étudier ce contexte politique, l'auteur se cantonne dans une minu-
tieuse discussion technique sur les faits, dont il tire d'ailleurs une conclusion poli-
tique : à l'arrivée de Hitler au pouvoir, dît-il en effet, « la Reichswehr disposait, en
partie grâce à l'armée rouge, des spécialistes et des matériels qui faisaient d'elle une
armée moderne ». L'opération est claire : on veut conduire le lecteur à faire reposer
sur les épaules soviétiques une responsabilité aussi grande que possible dans le relè-
vement du militarisme allemand.
L'absence totale d'une étude des responsabilités occidentales confirme cette impres-
sion.' On cherche vainement les placements massifs de capitaux — surtout américains —
en Allemagne à partir de 1923 (plan Dawes). La politique « européenne » de Locarno,
c'est-à-dire le relèvement politique et militaire de l'Allemagne à des fins antisovié-
tiques, n'est pas mentionné.
N'est-ce donc pas les impérialistes occidentaux qui ont alimenté les budgets mili-
taires, et les industries de guerre, et permis ainsi de créer la base matérielle d'une
forte armée allemande ? N'ont-ils pas, en renflouant et en renforçant les monopoles
allemands, remis à la tête de l'Allemagne les forces politiques les plus agressives de
l'impérialisme allemand ?
Ne pas poser de tels problèmes dans un livre sur le réarmement du Reich et, au
contraire, attribuer une importance quasi-décisive aux relations germano-soviétiques,
n'est-ce pas une falsification historique ?

Voilà donc un ouvrage dont on aurait pu attendre beaucoup, par son sérieux
et par son opportunité, car il fut écrit en plein coeur des discussions sur le
réarmement actuel de l'Allemagne occidentale. Mais il ne répond pas à notre attente.
L'auteur, certes, se défend de traiter le problème du réarmement allemand dans son
ensemble. Il se limite, dit-il, à établir « comment le 2e Bureau a vu le réarmement de
l'Allemagne entre 1930 et 1935 », et à répondre à une question : « L'état-major français
ét!ait-il renseigné ? » (pp. 15-16). Mais le livre n'en conduit pas moins le lecteur à se
poser des questions bien plus générales. Le préfacier, le général Weygand, l'y aide :
puisque les autorités militaires étaient averties, ce que tend effectivement à prouver

M. .Castellan — on doit se demander « quelle exploitation les autorités responsables
ont faite de ces avertissements » (p. 10). Poser ainsi la question, c'est aboutir à déchar-
ger au maximum les militaires — en particulier le général Weygand — de leurs respon-
sabilités. Si l'auteur avait critiqué de façon rigoureuse les documents utilisés, il aurait
pu montrer au moins l'aveuglement du 2e Bureau, qui tait ou déforme le contexte
politique du réarmement allemand. On ne peut étudier un tel problème isolément, en
ignorant les forces impérialistes qui permirent le relèvement d'une Allemagne agressive.
.
Envisager la question sous un angle précis, à partir des seuls documents du 2e Bureau,
est un objectif parfaitement valable, à condition de confronter les résultats obtenus
avec l'ensemble des faits établis par ailleurs. Sinon, l'auteur semble adopter les conclu-
sions erronées ou discutables du 2e Bureau, et fausse ainsi la vérité historique. Quels
que soient les mérites de M. Castellan, il a tout de même commis, bien qu'il s'ca
défende, « un péché contre l'esprit ».
110 • JEAN DAUTRY
. .

II
HISTOIRE DE HONGRIE
par Jean DAUTRY
C'EST un très grand et important sujet qu'Emile Tersen traite en un livre dont le
format réduit et la mince épaisseur ne doivent pas cacher la richesse et qui
mérite un examen approfondi 1.
En moins de 125 pages, il s'est en effet chargé de nous expliquer l'histoire de la
Hongrie, depuis la démocratie militaire semi-nomade des sept tribus magyares du
ixe siècle jusqu'à la démocratie populaire en cours d'industrialisation de la seconde
moitié du xxe. C'est une réussite. Naturellement, tout ce qui trop souvent dans de
semblables raccourcis entrave le récit et l'interprétation historiques (résumés d'intrigues
princières, batailles à la file), a été impitoyablement écarté. On peut toutefois regretter
que la place ait manqué à E. Tersen pour insister sur quelques grands hommes
hongrois qui ont agi sur le destin de la nation parce que, consciemment ou non, ils
étaient eux-mêmes les bons serviteurs de ce destin, — ainsi qu'il le fait pour le roi
Etienne.
Ce contemporain de Hugues Capet, nouveau converti au christianisme dont les
vertus privées n'auraient pas suffi à faire un saint Etienne-le-Grand, pas plus que
celles de Charlemagne deux siècles plus tôt ne lui auraient valu seules la canonisation,
est sans doute le monarque d'Europe le plus obéi aux environs de l'an 1000. Sa poigne
y contribue beaucoup. Etienne mort, il y a une tentative de retour en arrière vers
I'éparpillement tribal, vers le paganisme, vers les razzias d'esclaves et, bien sûr, à la
faveur des troubles il y a également des interventions étrangères, celles des Empereurs
du Saint-Empire en particulier. L'Etat centralisé d'Etienne, fondé sur la grande pro-
priété féodale et le servage, s'affaiblit graduellement au profit des féodaux. Au xin° siècle
la noblesse féodale stabilisée se fait concéder force privilèges et immunités, qu'essaient
de grignoter : au xivc siècle, les rois angevins, des Capétiens qui ont fait un crochet
par Naples avant d'aller régner à Bude ; à la fin du xve siècle, Mathias Hunyadi, plus
connu sous le sobriquet de Mathias Corvin. \
Autour de Mathias Hunyadi s'ordonne la lutte contre les envahisseurs turcs,
conjointement avec une tentative de rénover l'Etat, et, bien qu'il soit d'origine rou-
maine, Mathias Hunyadi personnifie le patriotisme hongrois naissant. L'homme, qui
disparaît jeune encore en 1490, est un de ces géants de l'action, et de la pensée même,
annonciateur des géants du xvïe siècle qu'admirait Engels. Il inspire un humanisme
hongrois, une Renaissance hongroise, fille de la Renaissance italienne ; il sait grouper
un peuple entier contre ses ennemis.
Moins d'une génération plus tard, c'en est fait de la Hongrie indépendante
(1526). La faiblesse des rois, puis les divisions internes de la noblesse féodale
et son
unanimité contre une paysannerie jamais assez pressurée ont eu pour résultats :
d'abord l'écrasement de la Jacquerie de Georges Dôzsa (1514) et douze ans JDIUS tard
la défaite nationale de Mohacs infligée par les Turcs à
une armée féodale pourrie et
détachée de la nation antérieurement décimée
par elle.

1./Emile TERSEN
:
Histoire; de la Hongrie. Collection Que sais-j'e? », Paris, P.U.F., 1055.
«
CHRONIQUE HISTORIQUE .111.

" La Hongrie n'est plus qu'une entité géographique. Les Habsbourgs de Vienne

qui ont reçu la « couronne de saint Etienne » occupent les marges occidentales et
septentrionales du pays. La cavalerie turque caracole dans l'Alfôld et dans Bude. Un
prince de Transylvanie lié aux Turcs dispute aux Habsbourgs la « couronne de saint
Etienne ».
La reconstitution du royaume, Transylvanie comprise, s'accomplira au profit des
Habsbourgs en 1699. Elle s'accompagne alors d'une oppression allemande. Les Alle-
mands d'Autriche de haut lignage, s'ils ont aidé à la reconquête sur les Turcs,
reçoivent des domaines qui limitent la part de la grande propriété féodale hongroise
reconstituée. Les paysans serfs hongrois voient avec colère l'établissement de colons
allemands et se soulèvent en ordre dispersé. Vient un chef national, François Rakoczi,
descendant des princes transylvains du xvir= siècle, et c'est l'insurrection nationale :

La guerre d'Indépendjnce de 1703-1711, écrit Tersen, si elle s'apparente encore aux mouve-
ments antérieurs, — en particulier par le rôle qu'y joue la noblesse — apporte pourtant! des élé-
ments nouveaux. Car ses intentions sont établies en fonction de l'indépendance nationale, c'est-à-
dire d'un objectif essentiellement politique, et, pour une large part (et ici c'est le rôle des paysans
qu'il faut évoquer) social. Le mérite de Rakoczi est d'avoir compris; cela, d'avoir tenté d'y
adapter sa conduite. Si, devant l'incomplète maturité des conditions historiques, il ne put aboutir,
la guerre d'Indépendance représente pourtant, dans l'évolution générale de l'histoire hongroise, un
point de départ (p. 46).

Point de départ d'un mouvement où la noblesse hongroise apparaît de plus en


plus soucieuse, soit de faire confirmer ses privilèges par les Habsbourgs, soit de les
défendre égoïstement contre les poussées centralisatrices des Habsbourgs. Point de
départ d'un mouvement où les paysans serfs supportent de plus en plus impatiem-
ment le joug seigneurial et supportent seuls le poids de la domination autrichienne.
Des intellectuels, en 1794, rêvent d'une République hongroise à l'image de 1' « Une
et Indivisible », mais sans concevoir pour cette République une base sociale précise.
Il faut attendre les années 40 du xixe siècle pour voir un Louis Kassuth, noble de
famille si pauvre qu'il a dû choisir le métier bourgeois d'avocat, poser la question
de l'émancipation paysanne. Mais quelle aide peuvent espérer les paysans d'une
aussi faible bourgeoisie nationale d'intellectuels, de commerçants et d'artisans, sou-
vent supplantée économiquement par les compradores étrangers ?
1848 apporte la fin du servage : l'aristocratie foncière hongroise trahit la Hongrie
indépendante et révolutionnaire que Kossuth dirige, enrôlant la paysannerie contre les
•Habsbourgs. Et malgré des prodiges que Marx a comparés à ceux accomplis en
France par le Grand Comité de Salut public, Kossuth et ses paysans, qui ont la
liberté mais à qui la terre est encore refusée, Kossuth et ses paysans sont vaincus
(r849).
Certes la défaite nationale gêne pendant dix-huit ans l'aristocratie, même la plus
huppée, c'est-à-dire même l'aristocratie qui a le plus trahi. Celle-ci finit cependant
par conclure en 1867 avec les Habsbourgs un nouveau compromis, qui lui livre non
seulement les paysans hongrois « libres », mais encore des Slovaques, des Roumains,
des Croates, etc..
.
Diverses fractions de l'aristocratie gouvernent alors successivement. Mais la bour-
geoisie industrielle se taille une place et un mouvement ouvrier naît,
que le Com-
munard^ Frankel anime pendant quelques années. La guerre impérialiste de 1914-1918
démantèle le régime et, durant cinq mois de l'année
19^, une révolution proléta-
rienne triomphe. L'officier de marine Horthy en vient à bout et instaure dictature
de la grande propriété foncière et du grand capital conjoints.
une
Dans la seconde guerre mondiale la Hongrie bourgeoise et agrarienne assiste
112 JEAN DAUTRY

fidèlement l'Allemagne hitlérienne jusqu'en 1944, où les plus matois de ses politiciens
cherchent à déserter vers le camp anglo-américain. Hitler pare le coup en installant
ses troupes et des fantoches plus dociles, Horthy lui-même étant cassé aux gages. Mais
à partir de 1942 Râkosi parle au micro de Hadio-Kos^uth et la résistance s'organise.
L'armée soviétique lui apporte de février-à avril 1945 l'aide décisive qui nettoie tout
le territoire.
La démocratie populaire, guidée par le Parti communiste hongrois, entreprend
la rénovation de la patrie. Les grandes propriétés sont confisquées et partagées. Une
grande industrie est bâtie. Le socialisme prend forme.
Il faut tout lire dans ce petit livre bien fait, mais spécialement la dizaine de pages
où sont condensées sans un mot inutile les dix années d'existence de la 'démocratie
populaire hongroise.
CHRONIQUE D'HISTOIRE LITTERAIRE
i
UN NOUVEAU « CLASSIQUE DU PEUPLE » ;

HENRI HEINE.
par A. GISSELBRECHT
Voici le second poète qui entre dans la collection déjà riche des « Classiques
du Peuple ». Le premier vivait dans la Rome de la République : c'était
Lucrèce, et son introducteur fut Georges Cogniot, Le second est mort il y a
exactement cent ans (le 17 février 1856) : c'est Henri Heine, et spn introducteur est
également Georges Cogniot.
Qu'un poète et démocrate allemand entre dans la collection des « Classiques du
Peuple », où il prendra place aux côtés de nos grands matérialistes du xvui6 siècle
et de nos socialistes utopiques, qu'il connut et admira, voilà qui revêt une signification
et une- importance particulières. Il est temps que soient mises en lumière eld popula-r
risées en France les grandes traditions progressistes et révolutionnaires d'une nation
que seule l'absence d'une révolution bourgeoise aux xviue et xix? siècles a vouée au
rôle d' « ennemie héréditaire » de la nôtre. Précisément, nul écrivain allemand avant
Marx, dont il fut l'ami intime, n'a fustigé avec plus de verve cinglante la faillite de la
bourgeoisie allemande à sa mission, son lâche compromis avec les survivances de la
réaction féodale et avec le prussianisme militariste, la teutdmanie stupide et dangereuse
qui lui tint lieu d'idéologie dès les années qui précédèrent 48 ; nul non plus n'a salué
avec plus d'émotion et n'a compris avec plus de clairvoyance les débuts du mouvement
ouvrier en Allemagne comme en France : révolte des tisserands silésiens de 1844,
balbutiements encore mystiques du socialisme chez les petits artisans groupés autour
de Weitling, soulèvements « républicains » du cloître Saint-Merri et aux funérailles
du général Lamarque, fermentation des idées du socialisme utopique dans les sociétés
secrètes (Société des Saisons, des Amis du Peuple, etc.:.) ; enfin nul Allemand avant
Marx n'a imaginé pour les relations d'amitié entre les peuples de France et d'Allemagne
une base plus saine, plus solide, plus démocratique : celle que créerait la fin du « règne
des banquiers » en France, la mort du « sinistre aigle prussien » et du rêve d'hégér
monie impérialiste à la Frédérie-Barberousse en Allemagne.

De celui que fut le plus intelligent, le plus dénué de préjugés, le plus révo*
lutionnaire des poètes allemands, que connaît-on en France ? Et que connaît-on en
Allemagne ? Georges Cogniot a raison de lier en un tout le complot du silence, de
l'incompréhension ou de la mutilation ourdi autour de Heine dans la France anti-
dreyfusarde et pétainiste, mais aussi « émerpisée », et dans l'Allemagne bismarckienne
et nazie, mais aussi aden.auérienne.
L'introduction de G. Cogniot rappelle opportunément les attaques hargneuses
auxquelles fut en butte Heine en France, les injures basses ou patelines dont il fut
abreuvé. L'exemple de cette commune haine d'un côté et. de l'autre du Rhin est bien
S
H4 A. GISSELBRECHT
-

instructif : de part et d'autre, ce sont les descendants de ceux que Heine a justement
désignés à la vindicte populaire qui tentent de le salir, 'de part et d'autre ce sont les
mêmes ennemis de la démocratie ; la sinistre école de Veuillot, de Bourget, de Dru-
mont et de Maurras célèbre en 1940, à la faveur de la défaite, cette « divine surprise »,
ses saturnales avec l'école non moins funeste, pour l'Allemagne cette fois,
des prusso-
manes Tréitschke et Bartels et du fasciste Koch, sur le corps piétiné de Henri Heine. On
voit alors dans Paris occupé paraître chez Stock une Anthologie de la Poésie allemande
signée d'un nom français et d'un nom allemand, où figurent de Heine en tout dix-huit
vers précédés de la mention « inconnu » 1, cette même mention qui figurait dans
les manuels scolaires nazis au-dessus de poèmes de Heine aussi populaires que la
Lorelei.
Cependant,. G. Cogniot a raison de ne pas borner sa critique des critiques aux
antisémites, aux pangermanistes et aux teutomanes. La critique libérale, tant française
qu'allemande, n'a généralement livré qu'un Heine tronqué ou édulcoré. Même.le cours
remarquable de Charles Andler (le socialiste jauressiste fondateur de la germanistique
française), s'il a le mérite de relier (artificiellement d'ailleurs) la poésie lyrique de
Heine, par le biais de l'ironie, à la philosophie hégélienne, dont Heine se disait
lui-même disciple, n'en contient pas moins une étrange lacune : les Zeitgedichte,
c'est-à-dire les poèmes politiques. Même le remarquable livre du professeur "Vermeil
— remarquable par sa longue introduction, par son titre : Heine et ses vues surpoli-
les
Révolutions européennes, par les extraits qu'il fit connaître en France des écrits
tiques de Heine, mais aussi par la date et le lieu de sa parution : 1938, Editions.
Sociales Internationales, Collection « Socialisme et Culture » — même ce livre contient
l'affirmation non contrôlée d'une rupture qui n'eut jamais lieu entre Marx et Heine.
Mais les lacunes ou les gauchissements de la critique universitaire française ne
sont rien auprès de la mauvaise foi et de l'aberration réactionnaire de la critique
d'outre-Rhin ; c'est qu'il y a chez nous un rempart de la démocratie et de l'esprit
démocratique qui empêche que la falsification soit poussée trop loin, que la haine
contamine les masses et la majorité des intellectuels : ainsi ont pu paraître les Heine
chaleureux de non-germanistes comme Victor Bernard et Antonina Valentin
(réédité à l'occasion du centenaire de la, mort 'd,'u poète) ainsi la critique
;
universitaire française, quelle que soit la passivité
avec laquelle certains de
ses représentants reflètent l'évolution néfaste de la politique internationale vers une
fausse « réconciliation » avec la fausse
« démocratie » allemande de Bonn, n'a-t-elle
jamais été jusqu'à épouser l'incompréhension congénitale de la
« vieille Allemagne »
pour ce Heine qui en a dévoilé si brillamment et si impitoyablement les tares. Elle
se contente de réduire pratiquement l'oeuvre de Heine à la poésie lyrique et aux
Reisebilder, croyant avoir payé son tribut à Heine en reconnaissant;
en lui le plus grand
poète allemand après Goethe et Hôlderlin. Ou bien, comme M. Weinberg, qui écrit
a
aux U.S.A. sa thèse publiée aux Presses Universitaires, elle renoue avec la ligne des Gon-
court : Heine, c'est uniquement le poète « baudelairien » avant la lettre, le « moder-
niste » qui a inspiré (c'est vrai) les symbolistes et les vers-libristes, l'ironiste qui a
inspiré Laforgue et Apollinaire (c'est aussi vrai 2).
C'est un des mérites de G. Cogniot de faire justice, ne fût-ce qu'en passant, de
ces déformations. Car que deviennent dans tout cela le Heine premier historien démo-

1. G. Cogniot, qui signale à très juste titre cette incroyable vilenie, commet cependant une
erreur matérielle :en plus des traductions d'écrivains collaborateurs commg Thérive ou Patrice de
la Tour du Pin, le nazi Karl Epting (qui recommence à Bonn à poser connaisseur des « choses
de France ») avait utilisé, sans demander l'autorisation des intéressés, audes traductions faites bien
antérieurement par des universitaires tels que A. Moret, J. Rouge, M. Collcville, E. P. Isler, etc..
dont l'honnêteté ne saurait donc Être mise en cause.
2. Voir par exemple les adorables « Rhénanes » d'Alcools, où, vit le souvenir de la Lorelei.
CHRONIQUE D'HISTOIRE LITTERAIRE 115

crate, hégélien et saint-simonien à la fois, de la littérature et de la philosophie alle-


mandes (Histoire de la Religion et de la Philosophie en Allemagne, réplique à
De VAllemagne de Mme de Staël), le Heine prophète et observateur à la fois dé la
révolution sociale contre les Jacobins petits-bourgeois comme Borne et Platen, le Pleine
promoteur d'une grande poésie sociale contre la phrase révolutionnariste et le journa-
lisme poétique des Freiligrath et des Hoffmann von Fallersleben 1, le Heine dénon-
ciateur de tous ceux qui empoisonnent les relations entre le peuple français et lé
peuple allemand : industriels de Paris (voir Lutetia) ou de Berlin (voir les Lettre;
de Berlin), Junkers prussiens (voir la préface de De la France, l'écrit Sur le dénoncia-
teur, le Testament politique), les petits-bourgeois ivres de fausse grandeur aux dépens
de. la « terre rouge de la liberté » (voir L'Allemagne, un conte d'hiver, les Confes-
sions, etc..) ? Les principaux extraits en prose de G. Cogniot restituent pour le lecteur
français ce Heine-là : il le fallait, et il en sera remercié par les démocrates allemands,
dont Adenauer s'efforce d'étouffer la voix, tout autant que par les amis que comptent
en France le peuple allemand et la démocratie allemande, que l'enseignement univer-
sitaire a trop tendance à faire oublier.

Moins cependant que l'enseignement de l'Allemagne de l'Ouest. Non seulement à


Bonn l'antisémitisme n'a pas désarmé contre le poète juif Heine, mais les critiques qui ne
se risquent pas à y avouer l'incompatibilité entre Heine et l'esprit qui règne officiellement
dans la République fédérale, se laissent aller à d'impardonnables capitulations. C'est ainsi
que M. Fr. Hirt, qui s'était acquis d'incontestables mérites en publiant la Correspondance
de Heine (restée néanmoins incomplète, puisque les papiers de Meissner sont... aux
U.S.A.), ose supprimer purement et simplement, dans des éditions scientifiques ou des
discours d'apparat, les passages de Heine où celui-ci proclame sa foi en la victoire
finale du communisme en Europe ; le même Fr. Hirt affirme sans ironie dans ses
Eléments d'une biographie de Heine — où il mentionne par ailleurs la collaboration
de Heine au Vorwàrts et celle de Marx au Conte d'Hiver — que Heine s'est expatrié
et est venu en 1831 dans le Paris des « Trois Glorieuses » parce que... sa veine poé-
tique, après le Livre des chants et le Voyage, dans le Harz, s'était tarie, et qu'il désirait
étudier à la Nationale les lettres de noblesse médiévales de la poésie amoureuse !
Le seul livre (une anthologie pour l'essentiel) paru en Allemagne de l'Ouest sur
ileine et qui aborde son sujet avec une sympathie affirmée, celui de F. Stôssinger,
était l'oeuvre d'un... Autrichien résidant en Suisse : c'est le seul aussi qui, en dépit
d'un anticommunisme affiché en d'autres lieux (cf. p. ex. la revue Preuves), ne cherche
pas à nier ou à réduire les rapports entre Heine et la pensée révolutionnaire de son
temps. Par ailleurs, c'est le silence ; il faut bien, certes, puisque le gouvernement
Adenauer s'est — officiellement
— désolidarisé du nazisme et trouvé des alibis démo-
cratiques, publier quelques poèmes (anodins, bien sûr) de Heine ; en faire figurer
quelques-uns dans les livres de classe, mais si peu !
Dans une réunion très « européenne » de germanistes français et allemands, les
représentants allemands se plaignaient récemment que les manuels d'allemand des établis-
sements d'enseignement français fassent une trop grande place à cet écrivain « mi-

P/emie/1d?y1"t nationaliste (voir le poème de Ucme Notre Marine, reproduit Cogniot


et
„„ le
1
\*
deuxième fut 1 auteur... du DeutscMand uber allés (qui d'ailleurs, à l'époque où par
il fût écrit
— 1 époque de I Unité allemande — n'avait pas exactement la résonance chauvine et impérialiste
qu il a aujourd nui).
Ilf, A. GISSELBRECHT

neur... », et pourtant ! Lorsqu'il s'est agi cette année pour la ville de Dùsseldorf, où le
Rhénan et l'admirateur de Napoléon Heine a vu la jour, mais où il n'a toujours pas de
monument digne de lui, de trouver un orateur officiel pour parler de Heine en présence
du président Heuss, on ne trouva d'abord personne ! Ni Marx Brod, l'ami de Kafka, qui
avait jadis tiré Heine dans le sens du « judaïsme » intégral, parce qu'il habite... en
Israël, ni Sieburg, l'auteur de ce Dieu est-il français ? si méprisant dans le fond pour
notre pays, ne firent le poids : on se contenta finalement d'un écrivain de sixième ordre,,
Kasimir Edschmid, ami personnel de Th. Heuss ; et devant le caractère strictement
chrétien-démocrate, adenauérien de la célébration, les sociaux-démocrates se virent
obligés d'organiser une contre-célébration, pour laquelle ils eurent recours aux bons
offices... d'un professeur de la République démocratique, Hans Mayer, de l'Université
Karl-Marx de Leipzig.

C'est que dans la R.D.A., l'esprit de Heine s'est incarné, son héritage est jalou-
sement gardé ; alors qu'aucune réédition complète de ses oeuvres n'a paru en Alle-
magne de l'Ouest, il en a paru déjà deux en R.D.A. ; en plus des livres de Marianne
Lange et du Hambourgeois Walther Vontin, de ceux consacrés par Joachim Mùller et
Walther Victor à Marx et Heine, on prépare là-bas d'autres ouvrages sur le grand écri-
vain démocrate, ainsi qu'un « congrès théorique » sur son oeuvre (en octobre) auquel
sont invités les spécialistes du monde entier. Mais le mouvement ouvrier alle-
mand a pris la défense de son premier poète bien avant la fondation de l'Etat ouvrier
et paysan d'Allemagne : après que le mouvement naturaliste eut suscité quelques études
compréhensives (comme celle de W. Boelsche, citée par G. Cogniot), le grand critique
Franz Mehring écrivit cette admirable biographie de Heine, que G. Cogniot a eu la
très heureuse idée de placer in extenso (dans une traduction d'Erna Cogniot) en tête
de ses extraits, elle qui figura jadis comme introduction à un Heine paru aux Editions
ouvrières du Vorwàrts. Depuis, l'essayiste et esthéticien Georg Lukacs a publié, soit
dans son volume Réalistes allemands du xixe siècle, soit à part (par exemple Heine et
la préparation idéologique de la Révolution de 48 1), des études théoriques remar-
quables sur Heine.
Les démocrates français sont décidés, eux aussi, à donner à la célébration de
l'anniversaire de la mort de Heine tout l'éclat et toute l'ampleur qu'elle mérite. Il ne
s'agit pas seulement de publier une niimo étude érudite sur les tropes poétiques et la
virtuosité verbale de Heine dans l'Intermezzo ou la Mer du Nord ; certes, il s'agit
aussi de cela : aussi le recueil de G. Cogniot, qui a pris la peine de traduire lui-même
presque tous les poèmes (sauf lorsqu'il existait une traduction d'un G. de Nerval ou
d'un V. Pellerin), se garde-t-il de négliger la déchirante tragédie de l'Intermezzo :
aussi les organisateurs des différentes manifestations en l'honneur de Heine
(tels que la revue Europe) ont-ils offert au public français des récitals
'de poèmes lyriques accompagnés de la musique de Mendelssohn ou surtout
de Schumann : n'est-ce pas un hasard providentiel si l'anniversaire de la mort de ce
dernier coïncide avec celui de la mort de Heine ? Mais l'un des mérites de l'Introduc-
tion de G. Cogniot, c'est de montrer dans le Livre des Chants, en s'appuyant en parti-
culier sur les études des soviétiques Deutsch, Metallov, Berkovski et Luppol, un
« roman social d'éducation sentimentale » 2 (l'amour n'est que dérision dans une société

1. Paru dans Europe (n° spécial sur Heine).


2. Là-dessus Charles Andler avait déjà projeté quelques lumières.
CHRONIQUE D'HISTOIRE LITTERAIRE 117

où tout est Corrompu par l'argent) ; de montrer la satire sociale et le poète révolution*
nâire à l'oeuvre dès le Buch der Lieder (dans la Heim\ehr, par exemple) : d'où l'inté-
rêt de poèmes cités par Cogniot tels que « Je rêve, j'étais le bon Dieu », première
niouture, en somme, du fameux poème sur « le pain et les roses » (l'abondance sur
terre pour tous ceux qui furent les sacrifiés), comme Dona Clara, satire percutante dé
l'antisémitisme, comme « Ils buvaient autour de la table à thé... », où toutes les gran-
deurs d'établissement (clergé, noblesse, bureaucrates) s'évanouissent finement en fumée.
Il était non moins nécessaire, comme l'a fait Cogniot, de reprendre la démonstra-
tion pdtir là dernière période de Heine, celle où il gisait cloué à son « tombeau mate*
lassé », dans ce Paris où la Révolution avait été écrasée aux Journées de Juin, loin
de cette Allemagne où le « Michel » s'était de nouveau endormi, après là « folle
arinée » 48, aux pieds de ses princes ; en s'appuyant là encore surtout sur des travaux
soviétiques, Cogniot prouve que le pessimisme historique du Romanzero (ce qu'il y à
de grand et de beau finit toujours mal), le désespoir grinçant du Livre de Lazare, le
retour ironique à la foi du charbonnier (vieux et malade, on cesse de se prendre soi-*
même pour Dieu, et on plie le genou, comme Heine lui-même le disait de Schelling),
que tout cela est l'effet, pour l'essentiel, de la déception politique, de la défaite provi-
soire des idéaux pour lesquels Heine, il le répétera à la veille de sa mort, a toujours
combattu, telle « une sentinelle perdue aux avants-postes des guerres de la liberté » ;
d'où l'intérêt, ici, des poèmes politiques de la période « pessimiste » reproduits par
G. Cogniot : la vision jacobine des suivantes de Marie-Antoinette dansant décapitées
le menuet dans les salons des Tuileries, les poèmes d'une virulence extraordinaire contré
Frédéric-Guillaume IV et Louis de Bavière (publiés dans les Annales Franco^Allemandes
de Marx), cette satire insurpassable du nationalisme allemand que sont les Anes élec-
teurs, cas accusations terribles que sont Le bateau négrier et la Vallée de Larmes,
etc., etc.:

Il faut dire ici — et Cogniot le rappelle opportunément -- que les Français


non plus n'ont pas attendu aujourd'hui pour rendre hommage à cet exilé politique
qui, comme Marx, comme les antifascistes chassés par Hitler : Heinrich Mann, Arnold
Zweig, Lion Feuchtwanger..., trouva chez nous asile. Heine a été lié d'amitié avec
tout ce que la France du Romantisme comptait de grands écrivains; de grands artistes
et de grands penseurs : Balzac, Nerval, Victor Hugo, George Sand, Enfantin (qui lui
conseillait cependant de modérer son ardeur révolutionnaire, le saint-simonisme comp-
tant essentiellement sur la « persuasion des millionnaires ») ; il connut aussi Chopin
et Liszt ; mais il eut aussi des ennemis, les ennemis de la démocratie et du prolétariat
français : Chateaubriand, Proudhon (qui l'appela « une charogne »), Victor Cousin
(dont il soumit le spiritualisme réactionnaire à une critique destructrice). Sous l'hitlé-
risme, le peuple français reconnut plus que jamais en Heine le grand médiateur qui
avait balayé tous les obstacles accumulés par les couches réactionnaires de France et
d'Allemagne devant l'amitié entre nos deux peuples.
Les beaux articles de Jacques Decour, le germaniste dont nous saluons la mémoire.
'dans le n° 70 de Commune et les Cahiers du Bolchevisme de mars 1939, la page spéciale
publiée par l'Humanité le 7 février 1936 avec des articles d'Aragon, J. R. Bloch, Jean
Fréville, etc. sont les témoignages de la reconnaissance des démocrates français envers
Henri Heine, à la veille de cette deuxième guerre mondiale dont il avait malheureu-
sement prophétisé, dans la fin de son Histoire de la Religion et de la Philosophie en
Allemagne, la violence particulière. Aujourd'hui, après la brillante conférence de
G. Cogniot sous les auspices de la Pensée, devant une assistance nombreuse et enthou-
118 A. GISSELBRECHT

siaste, la revue Europe a publié un numéro spécial sur Heine, avec un choix de textes
souvent inconnus ou peu connus en France, dans des traductions nouvelles (il n'est
pas possible en effet de se contenter pour la prose de la traduction surannée de Lévy
frères, ni même pour la poésie des traductions des poètes romantiques français : cette
fois ce sont des poètes français vivants qui ont traduit Heine).
La célébration ne se limite d'ailleurs pas à la France et à l'Allemagne ; le grand
poète progressiste est honoré également avec éclat en Union soviétique. C'est en
Russie, chez les démocrates russes, que Heine a trouvé ses premiers amis : Bielinski,
le poète Tioutchev (son traducteur), Pissarev (qui l'appelait « le poète le plus moderne
du monde »), et de même que Tchernychwsiki écrivit sur le grand philosophe
des Lumières Lessing une des plus profondes études qui aient paru sur lui,
de même il célébra en Heine l'un des phares de l'humanité progressiste. Quelle édition
allemande de Heine approche des 25.000 exemplaires des Poésies de Heine parues en
U.R.S.S. en ^954, laquelle égale par l'appareil scientifique les 12 vol. des OEuvres com-
plètes de l'édition Academia de Moscou ?
Ajouterons-nous que la France, elle aussi, attend une traduction complété autre
que l'antique et fragmentaire traduction Calmann-Lévy ? Il est inconcevable que notre
connaissance de Heine soit limitée aux recueils lyriques, au Voyage dans le Harz et à
De la France 1 (éd. Aubier où a paru également le Livre des Chants).
L'une des tâches qui se proposent à un comité français de célébration du cente-
naire est la mise en chantier d'une traduction, confiée aux spécialistes, germanistes ou
non, poètes et prosateurs, des OEuvres complètes de Henri Heine. Georges Cogniot a
donné l'exemple : il était normal et juste que les communistes ouvrent la voie, puisque
Heine a vu, non sans quelques scrupules d'artiste, la nécessité inéluctable de leur victoire
sur ce vieux monde dont il souhaitait ardemment la disparition, puisqu'il fut lié d'amitié
avec ceux qu'il nommait « les docteurs de la Révolution », à tel point que Marx et
lui passèrent des heures à limer ensemble les poèmes du Vorwàrts (comme ces Tisse-
rands silésiens qui sont une manière de Chant des Canuts allemand), ceux de Deutsch-
land (qu'on peut presque considérer comme une oeuvre collective de Heine et dé
Marx), ceux des Annales franco-allemandes, comme ce cruel Nouvel Alexandre et cet
impayable Empereur de Chine traduits par Cogniot. G. Cogniot a suggéré magnifique-
ment l'ampleur et la diversité de l'oeuvre heinéenne, il a rétabli les justes proportions
entre l'oeuvre poétique et l'oeuvre en prose, il en a dégagé le nerf de part en part révo-
lutionnaire : à d'autres maintenant de compléter pour notre peuple le portrait de cet
ami clairvoyant de la France, en nous restituant l'intégralité de son oeuvre.

Dirai-je pour terminer l'admiration d'un germaniste pour ce travail réalisé par un
non-germaniste ? L'érudition de G. Cogniot est considérable et jamais en défaut, il
n'a négligé aucune source d'information, il les a critiquées les unes ,par les autres
(Hirth par Walther Victor, par exemple), il a consulté aussi bien les travaux français
de Spaeth, de Legras, de Lichtenberger, de Geneviève Bianquis (auxquels va venir
s'ajouter le livre que prépare le professeur Dresch sur Heine en France) que lés travaux
allemands et soviétiques. Les notes explicatives placées en bas des pages d'extraits
prolongent ceux-ci dans toutes les directions de l'oeuvre heinéenne, de telle sorte que
le lecteur ressent l'envie
que doit donner toute anthologie bien faite : en connaître

1.Qu'on ne peut pas séparer de Lutetia, aussi indispensable à l'historien pour la connaissance
de la Monarchie de Juillet que les romans de Balzad et de Stendhal.
CHRONIQUE D'HISTOIRE LITTERAIRE 119

davantage. Ferai-je seulement quelques réserves sur la musicalité de certains vers?


Mais pour une présentation, le contenu importait avant tout, et des poètes pourront
par la suite effacer les quelques imperfections que présentent les traductions de poèmes
(dont la fidélité, par contre, est totale). L'essentiel, c'est ceci : alors que les officiels
songeaient à peine encore, et non sans répugnance, à organiser la célébration de ce
centenaire capital pour la juste compréhension des rapports franco-allemands, G. Cogniot
nous a donné ce livre comme primeur et comme encouragement. Qu'il en soit remercié.

II

UNE ÉTUDE COMPARÉE DES OEUVRES,


D'ÉCRIVAINS ET D'ÉCONOMISTES

par Joël LEFEBVRE

Jùrgen Kuczynski est actuellement l'un des meilleurs économistes de la République


les études d'économie
Démocratique Allemande, et l'un des plus féconds. Parmi
politique qu'il a publiées depuis 1950, citons :
— Die
politô\onomische Apologeti\ des Monopol\apitals in der Période der allge-
meinen Krise des Kapitalismus (Editions Dietz, 125 p.).
Weltwirtschaft (Dietz, 200 p.),
— Studien zur Geschichte derArbeiter
— Geschichte der Lage der unter dem Kapitalismus (Tribune, 2 vol.,
342 et 312 p.).
Imperialismus (Dietz, 2 vol., 389 et 335 p.).
— Studien zur Geschichte des
Le petit livre publié sous les auspices de l'Académie des Beaux-Arts de la D.D.R. ],
et qui groupe des articles publiés dans différentes revues — Sinn und Form, Neus
Deutsche Literatur, etc.. — depuis 1952, montre que Kuczynski n'entend pas se
limiter à l'étude des faits économiques, mais sait aussi appliquer la méthode marxiste
à l'histoire littéraire.
Plus précisément, il a voulu, à l'aide de quelques exemples particulièrement frap-
pants, illustrer les grandes lois qui régissent la superstructure, telles que les ont
énoncées Marx, Engels et Lénine, et que Staline a rappelées et mises au point dans
ses ouvrages sur la linguistique et sur les problèmes économiques du socialisme : la
superstructure est le reflet de la base, mais un reflet actif •—• les divers éléments de la
superstructure se développent de façon inégale à partir de la même base — à certaines
époques, les rapports bourgeois de production ont été en parfait accord avec le carac-
tère des forces productives.
L'aspect original et neuf des analyses de Kuczyznski vient de ce qu'il fait appel
surtout à des oeuvres qui correspondent, dans différents pays, à la période de l'accumu-
lation primitive, du capital marchand, de- la bourgeoisie ascendante en somme, et à
des oeuvres qui, déjà signalées par les classiques du marxisme, n'avaient pas, semble-
t-il, fait jusqu'ici l'objet d'analyses de détail.

1. Jiirgen KUCZYNSKI : Studien iiber schone Lit&ratur und politische Oeïconomie. Henschelverlag
Berlin, 1954, 111 pages. ' '
32o JOËL LEFEBVRE

Lé petit livre dé Ktlezynski se distingue aussi par la hardiesse des thèses qu'il
défend et des rapprochements qu'il établit.

Pour l'Angleterre, c'est Bacôti qui lancé le premier^ avant la Révolution de 1640,
Uil appel en faveur du développërrieflt des forces productives par la seie-nce (Bacon,
Sagesse de K'Antiquité). La position de Shakespeare est plus nuancée. Dans ses pre-
mières oeuvres, il approuve entièrement les formes nouvelles de la société : nécessité
d'un pouvoir central, justification de l'absolutisme royal, caractère inévitable de la
lutte contre les féodaux — conditions nécessaires d'un vigoureux développement du
capitalisme en Angleterre
— constituent l'un des thèmes principaux des drames de
Shakespeare ayant les rois pour sujet (ex, Henri IV, Henri V). Mais en même temps,
Shakespeare recule devant les horreurs de l'accumulation primitive, exprime sa haine
de l'argent (le Marchand de Venise, Timon d'Athènes) et craint que le pouvoir absolu
des rois ne dégénère en tyrannie (fuies César). Ces sollicitations divergentes contra-
diction propre à la société bourgeoise

— sont exprimées dans une même oeuvre : le
Roi Lear. Ce personnage, ainsi que Cordelia, incarnent l'ancienne société féodale,
qui comportait des traits humains, mais dont le temps est révolu. Goneril, Ragan et
Edmond représentent l'accumulation primitive avec tous ses aspects inhumains. Eux
aussi succomberont, ou plus exactement seront châtiés. Seul Edgar survit, et devient
roi. Dans l'interprétation de Kuczynski, ce personnage incarne les espoirs humanistes
de Shakespeare, la forme vers laquelle il souhaite qu'évolue la société bourgeoise»
A l'époque où la philosophie (Bacon) et la littérature (Shakespeare) discernent déjà
lucidement la base nouvelle et la soutiennent activement, les économistes en sont
encore à défendre la forme de capital des xvc et xvi° siècles. Ni Milles (The Customer's
Apology, 1601) ni Whéelèr (A Tteatese of Commerce) ne parlent de l'accumulation
primitive. Tous deux

défendent le système économique correspondant à la dissolution du féodalisme et à la


préparation des rapports de production capitalistes
— alors que la base de k société dans laquelle
ils écrivent est déjà pratiquement dominée par le capitalisme.

Un siècle plus tard, les rapports de production, en Angleterre^ ont rattrapé leur
retard et sont en accord complet avec les forces productives. Alofs l'optimisme nier-
Caritiliste est à son plus haut degré. De Foë, dans
son Plari of English Commerce
(1727), croit que ce moment privilégié est destiné à durer et que le Capitalisme
pourra
assurer lé bonheur de tous les hommes. Et comment comprendre autrement que dans
cette perspective l'optimisme béat de Pope dans son Essay on Màn (1733) ? Ses for-
mulés « Whàtevér is, is rightj », Man's
« as perfect as he Ought » ne font que refléter
fidèlefriènt un bref instant d'harmonie -^ relative entre la base et la Superstructure
dé là société anglaise. —

En ce qui concerne la France, Kuczynski développe les indications que donne


Engels dans l'Origine de lu Famille :

Exceptionnellement, il y a eu des époques où les classes opposées sont dans


un tel équilibre
que la puissance de l'Etat en tant que mcdràteur apparent prend une certaine indépendance vis à
vis d'elles. Par exemple, la Monarchie absolue des xvir8 et
xvm» siècles...
Molière exprime cet état d'équilibre apparent il ridiculise à la fois le bourgeois
:
CHRONIQUE D'HISTOIRE LITTERAIRE 121

enrichi et le marquis ou le dévot partisans de l'ordre féodal. Et les seules figures


réellement- positives du théâtre de Molière sont le roi — le « médiateur » — et les
types populaires. C'est ce que montre Kuczynski par une analyse de Tartufe.
-Vingt ans après Molière, l'économiste Boisguillebert (Dissertation sur la nature
des richesses, de l'argent et des tributs) s'oppose aux investissements capitalistes dans
la production et lance un appel en faveur de la consommation personnelle des richesses
(cf. la conception « précapitaliste » de l'argent représentée par l'Avare). Comme
Molière, il s'en prend aux représentants de la féodalité, contre lesquelles il réclame des
mesures. Lui aussi met en évidence le rôle du roi ~— responsable, parce que sa neutra-
lité le voue à l'inaction — et du peuple, dont ce cousin de Vauban a peint la misère.
Ici encore, donc, comme dans l'Angleterre du début du siècle, les économistes
élaborent la superstructure avec un certain retard sur la littérature.
C'est encore une analyse comparée d'un romancier et d'un économiste que nous
donne Kuczynski pour la période de la monarchie de Juillet en France.: alors que Balzac
sait que l'harmonie apparente ne saurait masquer longtemps les contradictions réelles
d'une société (la cousine Bette), l'économiste Bastiat (Harmonies économiques) tente de
faire passer l'harmonie pour la foi fondamentale du capitalisme. Ici encore, le roman-
cier est plus lucide que l'économiste.

A là fin du xViïla siècle, les forces productives en sont encore, en Allemagne, à


un Stade correspondant à la première moitié du xviïe siècle en Angleterre : le capital
marchand. Aussi n'est-ce pas un hasard si les premiers défenseurs du mercantilisme
en Angleterre (par ex. Thomas Mun : England's Treasure by Foreign, Trade) font
entendre leur voix plus d'un siècle et demi ayant les premiers éloges du commerce
que l'on trouve dans la littérature allemande.
Kuczynski consacre une dizaine de pages à Goethe, dans les oeuvres duquel
(Wilhelin Meister. Entretiens des émigrés allemands. Poésie et Vérité. Benvenuto
Cellini, entre autres) il a glané de nombreuses citations destinées à appuyer cette thèse :
Goethe, l'un des premiers en Allemagne, a fait l'éloge du commerce et montré les
bienfaits que peut tirer la culture d'une circulation active des marchandises.
Complétant ou critiquant les analyses données par Lukâcs dans Réalistes allemands,
Kuczynski consacre un chapitre au grand écrivain qu'est Th. Fontane. Il montre
comment la crise économique de 1873 provoque chez cet auteur une prise de con-
science et marque le début d'une évolution qui le conduira au réalisme critique. Sous
une forme romanesque, Schach von Wuthenow, de Fontane, contient une analyse
critique de la tradition prussienne réactionnaire et militariste.
Enfin, Kuczynski clôt cette série d'études par une « explication de texte » il
:
montre comment Gorki, dans les premières pages de la Mère, a, en un raccourci saisis-
sant, décrit aussi bien qu'une étude économique, et en tout cas de façon plus vivante,
la situation matérielle des ouvriers et les rapports de production dans la Russie capi-
taliste.
Ces- in
pages renferment donc bon nombre d'aperçus nouveaux sur des oeuvres
jusqu'ici peu mises en valeur ; elles constituent un exemple d'application féconde de
la méthode marxiste, et nous font souhaiter que J. Kuczynski utilise sa grande
con-
naissance de l'histoire économique dans d'autres essais du même genre 1.

- 1. Signalons, dans le même domaine, la parution en D.D.R. d'une série d'études marxistes
du professeur polonais Jan Kott : l'Ecole des Classiques (traduction allemande Die Schule der
Klassttier, Henschelverlag Berlin, 1954),, qui lui aussi analyse les grands réalistes : de la littérature
mondiale : De Foë, Swift,, Diderot, Dickens, etc.
DOCUMENTS
L'ÉDUCATION DES ADULTES EN HONGRIE

Nous sommes heureux de publier ici un article d'Edit Vargtx, chef de


département au Ministère de la Culture populaire de la République Popu-
laire Hongroise. Nos lecteurs ne manquefont pas d'être impressionnés par
les documents réunis ici, qui témoignent du gigantesque effort accompli en
Hongrie, au cours des dix dernières années, pour intéresser l'ensemble du
peuple à la fois à sa littérature nationale, aux grandes oeuvres théâtrales étran-
gères, à la musique et aux recherches archéologiques et scientifiques. Nous ne
pouvons que constater avec regret combien la France est en retard dans tous
ces domaines sur la République Populaire Hongroise. — N.D.L,R.

nA. question de l'éducation extra-scolaire et post-scolaire préoccupe


depuis fort longtemps les meilleurs pédagogues hongrois et tous
ceux qui ont à coeur l'élévation culturelle du peuple hongrois.
Voici plus d'un siècle et demi qu'un pionnier de l'enseignement
agricole, le Hongrois Samuel Tessedik, donna, avec un dévoue-
ment exemplaire, des cours d'agriculture à des paysans hon-
grois à peine affranchis du servage. Un autre fondateur de l'ins-
truction des adultes, le Hongrois Mihâly Tâncsics, journaliste progressiste des
années 1840 et porte-parole de la cause des ouvriers, proclamait que seule la
culture, l'auto-instruction pouvait sauver de l'obscurantisme et de la misère
les masses maintenues dans l'ignorance. Telles furent les premières initia-
tives qui devaient donner lieu à un développement graduel de l'instruction
des adultes en Hongrie. Cet enseignement se développa d'ailleurs dans des
voies différentes : instruction dispensée, par les Eglises, instruction assuré©
par l'Etat, instruction dans le cadre du mouvement ouvrier.
Cependant, malgré tous les efforts, les masses populaires restaient en marge
de la vie culturelle, et il en fut ainsi jusqu'en 1945, année de la libération de
la Hongrie. Il ne pouvait en être autrement à une époque où les trésors de la
culture constituaient le privilège d'une étroite couche de la société, où seul
un nombre infime d'enfants issus de familles ouvrières ou paysannes avait
accès aux écoles secondaires ou supérieures (4 % pour les écoles secondaires
et 3,5 % pour les universités au cours de l'année scolaire 1938-39). La situation
n'était guère meilleure dans les autres domaines de la vie culturelle : les
ouvrages littéraires étaient tirés, en moyenne, à 2.000 exemplaires ; la plupart
des théâtres connaissaient de perpétuels embarras financiers, causés par la
rareté d'un public d'où l'élément ouvrier était pour ainsi dire entièrement
absent, sans parler des campagnes, où le théâtre était absolument inconnu.

Les changements profonds qui sont survenus dans la démocratie populaire


hongroise depuis la Libération ont fondé sur de nouvelles bases la vie cultu-
L'EDUCATION DES ADULTES EN_ HONGRIE 123

relie du pays. En supprimant l'analphabétisme grâce à l'organisation d'innom-


brables cours, en réalisant le système des écoles générales de huit classes obli-
gatoires pour tous les enfants, en doublant, par rapport à 1938, le nombre
des élèves des écoles secondaires et en triplant celui des étudiants des Facultés
et des grandes écoles, en portant de 17.000.000 en 1938 à 41.000.000 en 1954
le tirage total des livres publiés annuellement, nous avons fait ce que des géné-
rations entières avaient négligé de faire avant nous.
Les chiffres que nous venons de citer ne donnent qu'une faible idée de
la transformation qu'a subie la vie culturelle en Hongrie au cours des dix
dernières années. Mais il suffit d'y réfléchir un' peu pour comprendre qu'un tel
développement, la participation de masses aussi considérables à la vie cul-
turelle ne pouvaient — à côté des résultats — éviter de soulever de grands
problèmes.
Il fallut tout d'abord définir clairement les objectifs auxquels l'éducation
des adultes devait tendre. Dans notre pays, engagé dans l'édification du socia-
lisme, l'objectif final ne peut naturellement pas faire de doute : il s'agit de
former des hommes cultivés, pourvus de solides connaissances scientifiques
et littéraires, qui font leurs les principes fondamentaux de la morale socia-
liste, l'humanisme, l'esprit communautaire, l'amour de la famille et du tra-
vail. -
Les efforts d'éducation et d'instruction devaient viser non seulement les
jeunes-, mais aussi des millions d'adultes qu'il était urgent de tirer de l'abîme
d'ignorance dans lequel les avaient maintenus leurs oppresseurs durant des
siècles. Les problèmes nous assaillaient de toutes parts et nous avions l'im-
pression qu'une "vie entière ne suffirait pas pour les résoudre. Nous savons aujour-
d'hui que des pédagogues de nombreux pays se penchent, en même temps
que nous, sur les problèmes didactiques de l'instruction des adultes et que
leur activité est utilement épaulée par l'UNESCO, à laquelle l'importance du
problème n'a pas échappé, du point de vue du développement culturel de
l'humanité.
Réduits d'abord à nos propres expériences, nous avons bénéficié par la
suite des conseils de nos collègues étrangers spécialisés dans cette question.
Les échanges de vue avec les pédagogues soviétiques, particulièrement experts
en la matière, l'étude des ouvrages de pédagogie soviétiques nous ont été de la
plus grande utilité. De même, les échanges d'expériences poursuivis à ce sujet
avec les représentants des pays de démocratie populaire ont contribué à pro-
mouvoir la cause de l'éducation des adultes dans notre pays.
Nous nous proposons, dans les pages qui suivent, d'analyser trois branches
de la culture populaire hongroise : le mouvement des troupes théâtrales, les
festivals populaires et le travail des musées, espérant que ces exemples donne-
ront une idée concrète de nos méthodes et de l'essentiel de notre travail. Pour
faciliter la compréhension de notre exposé, nous allons tout d'abord esquisser
le travail déployé en matière de culture populaire par les organismes d'Etat
et les autorités locales, leur coopération constituant la base même de la cul-
ture (populaire en Hongrie.
124 ED1T VARGA

L'organisation de la culture populaire

Promouvoir la culture populaire est, en Hongrie, Une affaire d'Etat. L ar-


ticle 48 de la Constitution de la République Populaire Hongroise proclame en
effet :

La République Populaire Hongroise garantit aux travailleurs le droit à l'instruction.

Dans la pratique, ce droit se traduit par d'importants investissements et


subventions de l'Etat. De 1950 à 1954, 1,900 maisons de la culture, 3.500 biblio-
thèques locales et 2.000 cinémas ruraux ont été créés,
La complexité et la diversité des tâches nécessitent non seulement l'aide
et la direction de l'Etat, mais aussi une active participation des autorités
et de la population locales au travail de culture populaire. En Hongrie, où
l'oppression séculaire de puissances étrangères et le régime anti-populaire de
l'entre-deux-guerres n'étaient guère faits pour encourager la population à prendre
des initiatives sur le plan local et à essayer activement de modifier son propre
sort et son propre « mode de vie », il a fallu de longs efforts pour intéresser
les gens à ce travail. C'est avec l'instauration des Conseils locaux quei s'opéra
le tournant décisif dans ce domaine ; en effet, l'activité des Conseils locaux,
élus au scrutin secret par la population, éveilla la confiance. Les-couches les
plus larges de la population ont peu à peu compris qu'en participant au tra-
vail des Conseils, elles participaient à la direction de la vie de la communauté
pour le plus grand bien de leurs membres. C'est ainsi que des comités perma-
nents — dont des comités de culture populaire — furent constitués au sein des
Conseils, et ces comités bénéficient du large soutien de la population, notamment
des enseignants, des parents et de tous ceux qui s'intéressent à la culture.
A l'échelle de la localité, ce sont les Conseils qui ont la charge d'orienter
l'éducation des adultes ; ils complètent, avec leurs propres moyens financiers,
les sommes destinées par le budget de l'Etat aux institutions de culture popu-
laire ; ils suivent leur activité et les aident de leurs avis et de leurs cri-
tiques. Dans les villes comme à la campagne, la plupart des institutions de
culture populaire (théâtres, cinémas, bibliothèques publiques) sont" placées
directement sous le contrôle des Conseils locaux, qui dirigent aussi les maisons
de la culture, devenues d'importants centres culturels. Il y a une dizaine
d'années, à l'époque où la Hongrie se libérait, le pays tout entier ne comptait
guère qu'une douzaine de maisons de la culture ; aujourd'hui, chaque départe-
ment, chaque canton et chaque ville en possèdent au moins une, et plus de
la moitié des villages a son foyer culturel. Placées directement sous l'autorité
des Conseils locaux, ces institutions culturelles déploient leur activité d'éduca-
tion des masses avec la participation des représentants de la population locale.
Des comités composés d'habitants de la localité se sont constitués auprès des
maisons de la culture, dont ils discutent les plans de travail ; ils contribuent
aussi à éliminer les défauts qui subsistent encore dans l'éducation des adultes.
L'activité des maisons de la culture et des foyers culturels est d'autant
plus importante qu'elle met en pratique les deux principes fondamentaux de
l'éducation des adultes telle qu'elle se pratique en Hongrie : éducation sys-
tématique et tendance à l'universalité.
L'EDUCATION DES ADULTES EN HONGRIE 125

Les résultats de l'enquête menée récemment dans les maisons de la cul-


ture de trois grandes usines (usine sidérurgique Mavag de Budapest, usine
textile « Hazai Féstisfoné » de Budapest, trust des Charbonnages de Dorog)
éclaireront ce travail mieux que tout exposé abstrait.
La maison, de la culture de l'usine Mavag possède un théâtre, des salles
de concert, différents locaux de club et une bibliothèque. Les fonds néces-
saires à l'entretien et au développement de cette institution sont essentielle-
ment assurés (ici comme dans toutes les usines du pays) par l'entreprise,
qui verse à cet effet une contribution proportionnelle au total des salaires
payés. La direction des activités de culture populaire est confiée au comité
syndical, élu par les travailleurs. Un des membres de ce comité est responsable
•des questions culturelles ; il est aidé par des militants, travailleurs de l'usine.
L'usine a trois troupes théâtrales, une chorale de 64 chanteurs, un orchestre
symphonique de 42 musiciens, un orchestre d'instruments à venj de 32 mem-
bres, de nombreux orchestres de danse et ensembles de> danse populaire.
Toutes ces données sont valables non seulement pour l'usine Mavag, mais
aussi pour toutes les grandes usines hongroises qui ont, presque toutes, de
tels ensembles culturels. L'usine Mavag a en outre sa propre troupe d'opéra,
qui donne des représentations au théâtre de la maison de la culture et aussi
sur d'autres scènes de la capitale et de villes de province, Des troupes d'opéra
de ce genre n'existent que dans quelques grandes usines de Hongrie.
L'usine textile « Hazai Fésûsfonô » possède une troupe théâtrale, un groupe
de. danse populaire, une école de danse rythmique, un orchestre d'instruments
à vent et un cercle de beaux-arts. Les cours d'enseignement musical y sont
très suivis, aussi bien par les travailleurs que par leurs enfants. La belle maison
de la culture de l'usine, construite durant le premier pjan quinquennal (1950-
1954), est devenu le centre culturel de tout le quartier.
Les travailleurs des Charbonnages de Dorog disposent, sur le territoire'
de la mine, de huit maisons de la culture de moindre importance et d'une
maison centrale, qui porte le nom d'Attila Jôzsef, Je grand poète ouvrier du début
du xxe siècle. Ils ont leurs troupes théâtrales, leurs chorales, leur orchestre
d'instruments à vent (composé de jeunes musiciens) et leurs ensembles de
danse folklorique. H y a des cours de musique, de danse rythmique, de dessin,
de peinture et de sculpture dans les différentes maisons de la culture,
A côté du théâtre, de la musique, de la danse et des arts, il y a des pro-
jections de films, des matinées littéraires et des conférences de vulgarisation
scientifique : ces dernières sont faites surtout par des savants, écrivains, juristes
et autres spécialistes membres de la Société pour la propagation des sciences
naturelles et sociales, fondée il y a quelques années.
La direction des maisons de la culture, où siègent les dirigeants artistiques
des orchestres, chorales, ensembles de danse, cercles littéraires et artistiques;
établit pour plusieurs mois à l'avance le programme de leurs activités. Voici,
à titre d'exemple, le programme d'une semaine du mois de novembre 1955
dans la maison de la culture de Szarvas, petit bourg agricole situé dans l'est
de la Hongrie :

14 noyembre ; Soirée Bartok et KodâHy, avec le concours


du compositeur Pal Jârdanyi et de la
cantatrice Erzsi T-orôk,

î; novembre : Gyôrgy Szepesi, reporter sportif de Radio Budapest, évoque quelque* souvenirs
sportifs. Projection du film sur le mateb de football Hongri^Autriche.
126 EDIT VARGA

16 novembre : Le fourrage du bétail en hiver. Exposé d'un professeur de l'école d'agriculture


<>
Samuel Tcssedik » de Szarvas.
17 novembre : Soirée littéraire consacrée à la mémoire de Mihâly Vôrosmarty, poète hongrois
mort il y a cent ans. La soirée est organisée par le cercle littéraire de la maison de la culture
18 novembre : Représentation donnée par le Théâtre Rural. Au programme : Georges Dandin
de Molière.
19 novembre : Les traditions folkloriques du canton de Szarvas. Un exposé du conservateur du
Musée de Szarvas, avec projection d'images diapositives,
20 novembre : Bal, précédé d'un spectacle de variétés avec le concours desi membres dé la troupe
théâtrale, de l'ensemble de danses folkloriques, etc. de la maison de la culture.

Le développement des troupes théâtrales d'amateurs


Les expériences que nous a apportées Je travail des maisons de la cul-
ture montrent qu'il faut éviter de considérer séparément les diverses branches
de la culture populaire : celles-ci doivent être envisagées dans leur ensemble
et leur interdépendance — avec ce que cela comporte de favorable et de défa-
vorable — telles qu'elles se présentent dans la vie de tous les jours.
Cette interdépendance existe entre l'activité des « grands » acteurs profes-
sionnels et celle des groupes culturels d'amateurs. Rien de plus naturel que
de voir les acteurs amateurs suivre avec attention les représentations des grandes
compagnies théâtrales et être influencés par les programmes des théâtres, ainsi
que par les conceptions des grands ensembles.
Il y a actuellement en Hongrie plus de quarante théâtres. Chaque troupe
a en général son répertoire et près de 300 pièces sont à l'affiche au cours de
chaque saison théâtrale.
Le programme des théâtres hongrois est assez varié : il comporte des pièces
classiques de la littérature mondiale, comme aussi des pièces très modernes,
objets de nombreux débats littéraires. Voici quelques-uns des auteurs dra-
matiques joués en Hongrie : Shakespeare, Ben Johnson, ' Molière, Edmond
Rostand, Gorki, Tchékhov, G. Bernard Shaw et, parmi les modernes : Léonov,
Garcia Lorca, Jean-Paul Sartre, Marcel Pagnol, Howart Fast, etc. L'un des
buts essentiels de nos théâtres est de faire connaître les trésors de la culture
hongroise d'hier et d'aujourd'hui, de renforcer le sentiment patriotique du
spectateur. Aussi, les auteurs hongrois figurent-ils en bonne place dans les
programmes : de Bank Ban, de Jozsef Katona, aux pièces classiques de Kialman
Mikszâth, d'Ede Szigligeti, de Kâroly Kisfaludy ou de Môr Jôkai et aux oeuvres
des contemporains (comme Gyula Illyés, Gyula Hây, Jenô Heltai, Pal Szabo, et
plusieurs auteurs jeunes : Ferenc 'Rrinthy, Miklôs Hubay, etc.).
Ces aspirations des théâtres hongrois (entretenir les traditions classiques,
propager la culture de pays étrangers, poser franchement les problèmes d'actua-
lité) se retrouvent, bien entendu, dans les programmes des troupes d'ama-
teurs. Au lendemain de la libération, alors que le mouvement du théâtre ama-
teur en était encore à ses débuts, les programmes comportaient surtout des
sketches et des pièces en un acte. Aujourd'hui, par contre, ces ensembles s'ef.
forcent de donner de grandes pièces d'une valeur littéraire certaine. C'est ainsi
que la troupe de la maison de la culture de Yâc a monté récemment Pygmalion
de G.-B. Shaw, et cette représentation a eu un si grand succès qu'il a fallu
rejouer la pièce six fois, après quoi la troupe est partie en tournée dans les
maisons de la culture voisines, dans plusieurs villes et villages. La troupe
des paysans coopérateurs de Nagvkôrôs, bourgade de la Grande Plaine Hongroise,
s'est fait applaudir dans une adaptation théâtrale d'un roman de M6r Jékai.
L'EDUCATION DES ADULTES EN HONGRIE 127

De nombreux contacts personnels contribuent à resserrer les liens entre


les compagnies théâtrales professionnelles et les troupes d'amateurs. Beaucoup
d'acteurs hongrois, dont quelques-uns très connus, aident régulièrement des
ensembles d'amateurs ; ils assistent à leurs répétitions, expliquent les prin-
cipes fondamentaux de l'interprétation théâtrale, etc. Par ailleurs, les metteurs
en scène des grands théâtres contribuent aussi au succès de plus d'une repré-
sentation d'amateurs.
Cependant cette question si complexe n'a pas que des aspects positifs.
Malgré le développement des contacts entre acteurs professionnels et amateurs,
toutes les troupes (leur nombre atteint plusieurs milliers) ne peuvent profiter
des enseignements des professionnels ; nombreuses sont aussi celles qui n'ont
pas de dirigeant artistique qualifié. Pour remédier à cette lacune, les amateurs
les plus doués de la troupe ou l'enseignant local qui y joue le rôle de metteur
en scène suivent des cours élémentaires d'art dramatique. D'autre part, les
compagnies permanentes des théâtres hongrois donnent souvent des représen-
tations dans les villes et les villages environnants. La Hongrie a sa « carte
théâtrale », avec ses « rayons » ; le centre de chacun d'entre eux possède un
théâtre « régional », dont les compagnies font périodiquement des tournées
dans les localités du « rayon ». Un théâtre de type nouveau, le « théâtre
rural », s'est constitué il y a quelques années à Budapest; ses compagnies
« ambulantes » parcourent inlassablement les campagnes en autocar, trans-
portant tout le matériel, les décors et les accessoires nécessaires, donnant des
représentations d'une haute tenue dans les localités où la population n'avait
auparavant jamais été au théâtre. De même, l'Opéra de Budapest donne régu-
lièrement des représentations en province. Tout cela offre aux membres des
troupes théâtrales d'amateurs de nombreuses occasions de se perfectionner.

Les Festivals populaires

Les Festivals populaires, qui réunissent des dizaines de milliers d'ama-


teurs de chant, de musique ou de théâtre, sont de joyeuses manifestations de
la vie culturelle de la Hongrie nouvelle. Et pourtant ils ont de vieilles et grandes
traditions. L'origine des jeux populaires, des chants et danses de moisson, de
vendange ou de noces remonte à plusieurs siècles. Des représentations don-
nées par des artistes amateurs animaient les traditionnelles rencontres ouvrières
de Hûvosvôlgy (dans la proche banlieue de Budapest) qui, malgré la répres-
sion policière, avaient régulièrement lieu dans l'entre-deux-guerres. On se
souvient encore des festivals dramatiques populaires qui, à la même époque,
avaient lieu à Fot, non loin de (Budapest, et que la police, à l'affût de toute
manifestation populaire, voyait d'un fort mauvais oeil.
Aujourd'hui, les Festivals populaires sont suivis par des provinces entières
et, parfois, par toute la Hongrie. Ce sont de joyeux défilés de solistes et d'en-
sembles populaires de chant, d'orchestres, de troupes théâtrales et d'ensembles
de danse, etc. Voici quelques chiffres illustrant le développement auquel nous
avons assisté au cours de ces dernières années :
1946 : Premier concours de troupes théâtrales d'amateurs, avec la participation de 36 ensembles.
1947 : Concours culturels des jeunes ouvriers et des foyers d'apprentis industriels, avec la par
ticipation de 21 groupes culturels.
1948 : Concours de chant avec la participation de près de 1.000 chorales.
128 EDIT VARGA

1949 : Concours culturel organisé par l'Union dg la Jeunesse ej: les syndicats, ayeç Jg participation
de 1.576 groupes, soit plus de 25.000 artistes amateurs,
1950 : Concours culturel de la jeunesse, avec la participation de 3.503 ensembles.
1950-1951 : Premier concours culturel national, avec la participation) de près de 10.000 ensembles.
•1952-1953 : Environ 250.000 artistes amateurs de 13.985 ensembles partieiperjt ail de{?xjèrrie
conepurs culturel national. .

Depuis, le nombre des ensembles artistiques a encore augmenté.


Les travailleurs de la culture populaire s'emploient à mettre toutes les
branches de la culture populaire au service de notre grand objectif : la for-
mation d'un type d'homme conforme aux exigences de la morale socialiste,
l'éléyation du niveau culturel de notre peuple.

Le travail éducatif des musées hpngrpijs


L'on pourrait croire, à première vue, que le travail des musées n'a rien
à voir avec la question de l'instruction, IJ en était effectivement ainsi dans U>
passé, où les musées conservaient sans but didactique du matériel qui infér
ressait uniquement les spécialistes. Cependant, depuis quelques années?, les
musées hongrois ont connu un important développement, et leur valeur éduca?
tive est de plus en plus prise en considération, Nous pouvons donc affirmp
sans crainte d'exagérer que les musées hongrois sont aujourd'hui des élémajitg
très importants, presque indispensables, de l'instruction publique.
Pays de 10.-000..000 d'habitants environ, la Hongrie compte 79 nausées,
où l'on peut visiter les collections permanentes et des expositions périodiques.
Les musées attirent une foule considérable de visiteurs : plus de deux millions
en 1#54. Le Musée national de Budapest a eu huit fois plus de visiteurs qu'en
1938 et le Musée des Beaux-Arts dix fois plus.
L'une des raisons du large crédit que rencontrent aujourd'hui les musées
doit être cherchée dans l'accroissement des exigences culturelles du peuple
hongrois, avide de savoir, de connaître. Ajoutons toutefois que les musées
hongrois sont aujourd'hui beaucoup plus accessibles au grand public ; leur maté-
riel est exposé et classé de façon beaucoup plus compréhensible. Un travail
intense d'éducation s'y poursuit, dont les adultes bénéficient au même titre
que les jeunes.
Analyser les méthodes selon lesquelles les muséologues hongrois classent
le matériel recueilli et le présentent au public nous conduirait trop loin. Pre-
nons un exemple typique : celui des efforts faits pour la clarté de la présenta-
tion. Les expositions de sciences naturelles par exemple ne constituent plus un
ensemble incohérent de tableaux munis d'étiquettes rédigées en latin et en
hongrois ; de vastes panneaux présentent les plantes et les animaux dans leur
milieu naturel.
La disposition intelligente du matériel est, à elle seule, une précieuse con-
tribution à la cause de l'éducation. Mais les musées hongrois vont plus loin ;
ils organisent des « expositions ambulantes » dans toutes les régions de la
Hongrie, expositions qui attirent l'attention de la population sur une ques-
tion donnée ou sur certaines pièces particulièrement intéressantes du musée.
Les muséologues font des conférences et des exposés sur des sujets qui se rap-
portent à l'activité scientifique de leurs musées, en évoquant, chaque fois, des
questions qui intéressent la localité ou la région (collectes ethnographiques,
fouilles, etc. qui se poursuivent dans la région). Des « journées » et des « se-
L'EDUCATION DES ADULTES EN HONGRIE 129

maines » du Musée ont lieu périodiquement dans les édifices qui abritent les
musées. Ces manifestations s'accompagnent de conférences scientifiques et de
concerts.
Tout en gardant et même en élevant leur niveau scientifique, les musées
hongrois sont devenus ainsi, plus accessibles au public et se sont en quelque
sorte rapprochés de la vie. Les jeunes et les adultes qui s'intéressent particu-
lièrement à l'activité d'un musée constituent des « cercles d'amis ». Certains
musées — comme le Musée d'Ethnographie de Budapest — ont des milliers de
correspondants et des centaines de collaborateurs bénévoles, qui, dans toutes
les régions du pays, recherchent des documents ethnographiques. Vieux paysans
et jeunes écoliers envoient au Musée outils, récipients et autres objets d'intérêt
ethnographique. A Pesterzébet par exemple, qui est l'un des faubourgs ouvriers
de Budapest, les muséologues bénévoles sont allés jusqu'à aménager tout un
musée avec les trouvailles archéologiques faites dans le quartier. Les
vastes travaux de terrassement exécutés à Sztâlinvâros, dans le cadre du premier
plan quinquennal, ont révélé de nombreux objets datant de l'époque de l'occu-
pation romaine et des grandes invasions, dont un chariot à quatre roues
en terre cuite, la première trouvaille de ce genre en Europe. Tous les objets
ainsi découverts sont conservés par les travailleurs, qui les remettent ensuite
aux archéologues. Les archélogues de Sztâlinvâros ont fait un très important
travail d'identification et de classification, ce gui leur a permis d'aménager
déjà le musée de cette jeune cité industrielle.

Les troupes théâtrales, les festivals populaires et les musées sont autant
d'aspects du mouvement culturel de masse, qui englobe aussi la danse popu-
laire, l'enseignement musical et artistique. Mais nous ne saurions passer sous
silence les cours du soir et les cours par correspondance — rouages très
importants de l'enseignement destiné aux adultes — dont le réseau s'est cons-
titué sous le régime de démocratie populaire. Des écoles du soir ont été
ouvertes à l'intention de ceux qui, pour une raison ou pour une autre, n'ont
pu fréquenter dans le passé l'école correspondant aux huit classes actuelles
de l'école générale. Il existe également des cours du soir et des cours par cor-
respondance dans de nombreux établissements d'enseignement secondaire, où
les adultes peuvent obtenir un diplôme sans quitter leur travail, Plusieurs
Facultés organisent également des cours du soir et des cours par correspon-
dance, dans la mesure toutefois où les disciplines enseignées s'accommodent
d'une telle méthode. Les cours de l'Université libre, qui ont débuté en cette
année scolaire 1955-1956, sont fréquentés par des dizaines de milliers d'audi-
teurs. Pourtant, aucun diplôme n'étant délivré à la fin des études, les auditeurs
ne peuvent espérer en retirer un avantage matériel immédiat. L'Université
libre offre des cours de sciences naturelles, d'histoire de l'art, de littérature,
d'anglais, de français, d'allemand et de russe. La vogue que connaît cette uni-
versité montre, mieux que toute statistique, à quel point le peuple hongrois *
est désireux de s'instruire et de connaître les oeuvres de l'esprit. Satisfaire à
de telles aspirations, tel est le but du travail des enseignants hongrois, qui
seront heureux d'accueillir les initiatives de l'UNESCO en vue de promouvoir
l'éducation des adultes.
Edit VARGA
QUELQUES NOTES
SUR LA SITUATION DES MUSICIENS
ET DES ARTISTES DE VARIÉTÉS
LE premier trait de la situation est l'ampleur du chômage chez les musiciens et
les artistes de variétés : il atteint 60 % parmi les premiers, 80 % parmi
les seconds.
Dans un seul arrondissement de Paris, le Xe, quatre scènes exploitant du spectacle
de variétés, revues, tours de chant ont disparu à date récente : la Scala, l'Eldorado,
Concordia, le Casino Saint-Martin.
A coup sûr, le développement du cinéma a contribué à bousculer le marché du
travail ; le film sonore rend inutile la présence d'un orchestre ou d'artistes du chant
dans un établissement. Pourtant il a été possible à une certaine époque de faire coexister
ces deux éléments : musique mécanique et spectacle vivant.
Sur l'intervention d'un parlementaire communiste, Joanny Berlioz, alors rapporteur
du budget des Beaux-Arts, une loi avait été votée, en juin 1938, en vue d'améliorer
l'exploitation du spectacle attractif. Elle accordait une détaxe de 25 % aux établissements
employant au cours de leur représentation un orchestre et des artistes de variétés
pendant une durée d'au moins quarante minutes (art. 374 des Contributions directes
modifié).
De ce fait, le monde du spectacle retrouva du travail. La loi provoqua en même
temps la satisfaction du public.
Pendant l'occupation, la mesure si positive due au Front Populaire devait être
abrogée. Il fallut attendre le 16 juin 1948 pour qu'une loi reprît le principe de la
détaxation. C'est seulement le 22 juillet 1952 que la disposition relative aux 25 % fut
formellement rétablie. Mais ce rétablissement ne devait pas être de longue durée 1
une loi d'octobre 1955 supprima à son tour la détaxe prévue à l'art. 1561 du code général
des impôts.
(( La musique
coûte cher », telle fut, à cette occasion, la déclaration historique
d'Edgar Faure, jaloux sans doute des idées profondes de son collègue René Mayer,
qui avait répondu à une délégation de travailleurs des Théâtres nationaux présentant
un cahier de revendications : « Si les musiciens ne soufflent plus dans les clarinettes,,
ils iront souffler dans les verreries. » Charmant atticisme !
Un autre membre de 1' « élite » ne s'est pas moins distingué en écrivant en marge
du dossier qui contenait la demande de naturalisation d'un compositeur étranger,
engagé volontaire pour la France en 1939 : « Situation sociale : complètement inutile. »
L'auteur de cette annotation s'appelait Ribeyre, ministre sous Laniel en 1953.
En cette même année 1953, les travailleurs du spectacle du Casino d'Enghien, qui
avaient déclenché une grève absolument justifiée, -apprirent avec stupeur que, grâce
au ministre du Travail, des visas avaient été délivrés pour faire venir d'Italie des
musiciens appartenant à une organisation catholique et sur lesquels la Fédération
italienne des musiciens n'avait aucun contrôle !
Ce ministre du Travail, briseur de grève, était un militant M.R.P., M. Bacon.
A la radio, également, les réductions de budget réitérées empêchent les produc-
teurs, les solistes, les artistes, les musiciens, les acteurs en renom de faire toujours
entendre la voix de la France dans le monde comme ils le devraient.
LA SITUATION DES MUSICIENS 131

A quel point le spectacle sous toutes ses formes a été frappé, ces années dernières,
par les conséquences de la politique en vigueur, on en a encore pour preuve la situatioa
des maisons d'édition spécialisées dans les publications pour sociétés de musique d'har-
monie, fanfares, etc. Ces sociétés vivent en permanence de subventions très maigre?,
qui permettent à peine l'achat de quelques pas redoublés pour renouveler leur réper-
toire. Or ces subventions ont en partie été supprimées en 1955 ; toute activité des
sociétés en question est paralysée, et eh raison de cette situation, une seule firme
parisienne a enregistré un manque à gagner de l'ordre d'un million et demi.
« En France, il y a trop d'artistes », déclarait il n'y a pas longtemps un ministre
de l'Education nationale nommé Berthoin.
Au cours des années récentes, les différents ministres de la Défense nationale se
sont comportés à l'égard des musiques militaires de la même façon que l'Education
nationale par rapport aux musiques civiles. Le passage du général Kcenig au ministère
a eu pour résultat la suppression, de deux musiques : une à Vincennes, l'autre à l'Ecole
militaire.
Or, la fabrication des instruments de musique était naguère une industrie très
florissante en France, l'étranger constituant une clientèle importante et la qualité de
notre lutherie étant reconnue dans le monde entier. Maintenant, faute de débouchés
intérieurs, le nombre des ouvriers qualifiés diminue de jour en jour et désormais, sur
ce marché, l'Amérique nous supplante presque complètement.

On sait que les musiciens ont à se défendre journellement contre des attaques de
patronat international du film, des disques, de la télévision.
Dernièrement, un conflit aigu est survenu au sujet de la musique de film ; il a
été réglé grâce à la solidarité des Fédérations italiennes, belge et suisse des musiciens
et à l'attitude courageuse du célèbre metteur en scène Claude Autant-Lara.
Le conflit récent du disque a été caractérisé par le refus des maisons de disques -:
J° de payer les assurances sociales ; 2° de considérer les musiciens en tant que salariés.;
~ on les classe profession libérale, ce qui implique un impôt de 33 % sur le cachet.

Une firme de disques très connue, Ducretet-Thomson, est en procès avec les
Assurances sociales pour un arriéré de 800 millions.
La France tient la première place pour la perfection des appareils de télévision-;
nos techniciens font preuve d'une compétence hors de pair. Mais ici encore, les trusts
internationaux interviennent pour frustrer les travailleurs du spectacle.
L'Union européenne de radio (U.E.R.) est en conflit avec la Fédération interna-
tionale des musiciens (F.I.M.) au sujet des relais internationaux. L'U.E.R. propose
'25 % du cachet,, alors que la F.I.M. exige 100 %.

Paris a deux théâtres lyriques municipaux, Gaieté Lyrique et Châtelet, administrés


chacun par un directeur qui gère à sa guise, sans que le Conseil municipal ait le
moyen de contrôler effectivement la gestion.
S'il en était autrement, on pourrait être à même, là aussi, de combattre le chômage,
par exemple en faisant sortir de l'ombre ce délicieux joyau musical qui s'appelle
l'opérette française et en donnant ainsi du travail aux choristes, danseuses et musiciens.
Nos scènes françaises disparaissent peu à peu et les jeunes générations sont laissées
dans l'ignorance du patrimoine théâtral et musical de la France, par la faute des
132 EMILE GOT

oligarchies financières qui font la loi dans les conseils d'administration des casinoSj
par exemple dans les villes d'eaux et stations climatiques.
Le ministère des Finances a toujours argué de la non-rentabilité des théâtres et
des orchestres symphoniques pour diminuer d'année en année les quelques crédits
alloués çà et là à des scènes françaises. Au lieu de permettre le développement artis-
tique dans tout le pays par une décentralisation intense, on laisse subsister juste
deux scènes lyriques dans la capitale.

Toutes les louanges ont été décernées à la haute tenue des classes de notre Conser-
vatoire, particulièrement pour les instruments à vent. Chaque année, le concours inter-
national d'instrumentistes de Genève attribue les plus hautes récompenses à notre pays.
Mais que vont devenir tant de jeunes talents lancés sur un marché du travail
bouché ?
Il serait inconcevable que la France, qui jouit dans le monde d'un prestige
incontestable sur le plan artistique, ne prît pas d'urgence les dispositions indispensables
pour conserver et intensifier le rayonnement intellectuel et artistique qui a fait sa
grandeur.
Emile GOT,
conseiller syndical du Syndicat
des artistes musiciens de Paris et de
la région parisienne.
LES LIVRES
GIORGIO DE SANTILLANA : Le Procès Ce n'est pas seulement Saint-Thomas qui s'ex-
de Galilée. Paris, le Club du meil- primait à travers le cardinal [il s'agit toujours
leur livre, 1955. Traduit de l'an- de Bellarmin. P. L.], mais aussi Bacon et Ernst
Mach. Il y a eu, même parmi ses collègues, des
glais et de l'italien par Adriana gens pour juger fondée cette théorie.
SALEM.
Les récentes interprétations vati-
En dehors des études de M. Koyré, canes plus nuancées, mais aussi ten-
dancieuses, de M. Andrissi qui mon-
études fort intéressantes,mais trop par-
tielles et trop techniques, il n'a paru; trent Galilée « dupe et victime » des
platoniciens de l'Académie des Lincei.
en France, depuis longtemps; aucun dirigés en secret par un « étranger ».,
livre important sur Galilée. Aussi Eckius, provoquent également la verve
comprend-on l'intérêt avec lequel a ironique de l'auteur.
été accueillie la traduction de l'ou- Mais M. de Santillana proteste aussi
vrage de Giorgio de Santillana. les « criailleries anticléricales «
Luxueusement édité par le Club du contre de certains historiens de Galilée
meilleur livre, qui a réussi une pré- (p. 423). Il refuse à voir
sentation typographique remarquable, se en lui un
progressiste » ou autre « person-
rédigé par l'un des plus réputés histo- (( du futur » (nous corrigeons ici
riens des sciences, ce livre donne un le nage
récit, vivant et souvent coloré du texte français qui porte, par erreur.;
célèbre procès. « futuriste »). S'il admet (p. 422)
qu'on puisse le considérer comme
En ce qui concerne le fond même interprète des forces économiques
du problème, il convient d'abord de « un grand bourgeois lui-même
louer G. de Santillana d'avoir pris montantes,
et représentant d'une classe avancée »„
nettement position contre toutes les il insiste immédiatement sur le fait
interprétations d'inspiration catho- qu'il n'était qu'un
« instrument
lique, qui tendent à rejeter sur Gali- inconscient [...], ignorant l'étendue
lée, son orgueil et son entêtement, de force »... Il cherche plu-
les responsabilités de sa condamna- tôt, du sa propre
reste, à le définir comme un
tion, interprétations dont, en France- catholique anticlérical » (p. 405).
même, M. Pierre Humbert se fait, (( Cette position qui évite
aujourd'hui encore le défenseur. moyenne,
les affirmations trop nettes de l'un ou
Voici, par exemple, ce que l'ateur l'autre
dit de Pierre Duhem dont l'influence juste. Elle camp, ne nous semble pas
conduit; entre autres,
fut si longtemps néfaste en Sorbonne G. de Santillana à exagérer le rôle des
sur les études d'histoire des sciences Jésuites dans la genèse du procès et
et que Lénine a fréquemment critiqué à expliquer celui-ci par une sorte de
dans Matérialisme, et Empiriocriti- complot machiavélique,
ce qui en
cisme. Selon Duhem, écrit-il, p. 417 : diminue finalement la portée histo-
rique.
Non seulement Galilée n'avait pas découvert Cette position le conduit aussi à
grand'cho:e d'original, ayant marché sur les bri-
sées des scolastiques de Paris, mais encore il rejeter d'emblée comme non fondées
était dans le faux,- n'ayant pas compris ce qu'est toutes les accusations de Caccini
la philosophie positiviste ; en revanche Bellarmin reprochant à Galilée et à ses amis des
[le plus illustre représentant des thèses pontifi-
cales. P. L.] représentait la saine philosophie, propos jugés hérétiques, à ne pas
en même temps que le magistère de l'Ecriture, insister sur les relations de Galilée
J34 LES LIVRES

avec Campanella et à ne rien dire sur Oppenheimer. Trois siècles avant


le contenu politique de cet étrange notre époque, Galilée devient ainsi le
poème de jeunesse : Corvtro il pqrlare champion du libéralisme et de l'indi-
la toga, où au milieu de plaisanteries vidualisme bourgeois (qui aurait cher-
obscènes et de propos bachiques, ché d'abord à s'exprimer au sein de
Galilée regrette l'Eglise traditionnelle) en face d'Ur-
bain VIII promu— ce qui est encore
Ces temps anciens où n'étaient point de seigneurs, plus extraordinaire — représentant
De comtes, de marquis, ni d'autres grands de l'Etat moderne avec ses tendances
[docteurs,
Ni de pauvres gens non plus, ni de serviteurs, nécessairement totalitaires et poli-
cières (toujours suivant G. de Santil-
et où il ajoute :
lana).
Ce n'est point le lieu ici de discu-
Tous étaient en ces temps des hommes ordinaires. ter à fond les rapports de la science
Chacun vivait alors très raisonnablement, avec les structures sociales contempo
Be tout autre étant vraiment le pair. raines. On peut seulement souhaiter
que les récentes mesures prises par le
D'où vient donc cette sorte d' « affa- gouvernement soviétique dans le do-
dissement » du caractère de Galilée maine de la biologie aient permis à
et cette importance nettement exagé- G. de Santillana, comme à beaucoup
rée que l'on accorde à son catholi- d'autres savants, de comprendre qu'il
cisme ? ne peut pas y avoir de contradiction
On aurait tort, à notre avis, d'y entre une société socialiste fonction-
voir un simple souci universitaire nant normalement et le développe-
d'équilibre. G. de Santillana n'a rien ment de la science... bien au con-
dé ces professeurs prudents à qui le traire !
juste milieu semble le moins compro- Reconnaissons, d'ailleurs; loyale-
mettant. Nous pensons bien plutôt ment que certains aspects de l'affaire
que le célèbre historien des sciences des généticiens, tant en U.R.S.S. que
a, comme beaucoup d'autres, voulu dans d'autres pays, rendent; en partie,
utiliser le procès de Galilée pour explicables les confusions de G. de
défendre des thèses qui lui sont Santillana. Il n'en reste pas moins
chères ; ce qui l'a amené, à son tour, que ces confusions diminuent, dans
et d'une façon peut-être inconsciente. une certaine mesure, la valeur et
à déformer quelque peu la réalité. même le sérieux de l'ouvrage. Il n'en
Une 'phrase de sa conclusion nous faut que davantage regretter que l'on
semble particulièrement révélatrice à n'ait pas traduit en français le meil-
ce sujet : leur livre publié récemment sur Gali-
lée, celui d'Antonio Banfi dont nous
A l'intérieur du cadre propre à la chrétienté avons rendu compte ici même * et que
d'occident, écrit-il p. 422, le conflit des anciens G. de Santillana ne mentionne pour-
et des modernes montre Galilée comme tous les tant pas dans son ouvrage, peut-être
hommes libres, recherchant l'appui de la tra- justement parce qu'il est d'inspiration
dition et des coutumes établies, tandis qu'Urbain,
homme du pouvoir, est, sans s'en douter, h; marxiste.
foact des courants nouveaux qui mènent à l'éta-
tïsme et à l'autorité policière.
Paul LABÉRENNE

Oij- voit
nettement l'intention-,, que
précisent; du reste,, de nombreuses
aiiusions tant à l'U.R.Si>. à. propos
de la; querelle des généticiens qu'aux 1. Antonio BANFT : GaKIèo Galilei. Milan,
Etats-Unis à propos de l'affaire Ambrosiana, 1949. Voir h Pensée, n° 31, juilfet-
ao.û.t 10.50, p. 155.
UB8 LIVRES 135

Sir Charles MARSTON : La Bible a dit Parrot a remarqué très justement que
vrai. Paris, Pion, 1956. In-8°, 336 p. l'archéologie a fourni les traces non pas
d'une inondation, mais de plusieurs inon-
dations dont d'ailleurs toutes les villes
Cet ouvrage est en réalité une adapta- n'eurent pas également à souffrir. Rien
tion par Patrice Boussel de deux volumes
publiés par l'archéologue anglais sous les ne souligne mieux la valeur très relative
des données historiques contenues dans
titres : La Bible a dit vrai et La Bible la Bible. Notre auteur recourt alors à
devient vivante. L'adaptateur français
affirme les avoir enrichis des plus récentes une interprétation symbolique, confuse
et arbitraire, où les traditions d'un
acquisitions de l'archéologie et de l'exé- Déluge universel s'expliqueraient par
gèse. celles d'une Dispersion universelle à par-
Certes les résultats de nombreuses tir du Caucase. A vouloir trop prouver,
fouilles nous sont présentés d'une ma-
nière vivante et avec une riche illustra- on ne prouve rien.
tion, en particulier ceux des fouilles de Charles PARAIN
-Eakhis, la principale ville fortifiée de
Juda, entreprises à partir de 1932 et qui
occupent ici près de la moitié de la place. VERCORS Go!è?es. Paris, Editions Albin
Le lecteur aurait donc la possibilité de :

s'informer commodément de l'apport de Michel, 1956.


l'archéologie à l'interprétation de la
Bible, si l'ouvrage n'était faussé par des L'histoire se passe dans une impor-
intentions apologétiques, nullement dissi- tante ville de province que l'auteur a
mulées d'ailleurs, malgré la prudence baptisée : Chaulieu. Chaulieu possède une
affectée dans l'utilisation des témoignages cathédrale, plantée sur un haut-lieu et
extraits du sol. qui demeure comme : le symbole du
La Bible n'est pas considérée ici passé et d'idées anciennes qui pèsent
-comme ce qu'elle est en réalité, un docu- lourd encore sur les esprits. Mais Chau-
ment historique au milieu d'un grand lieu a aussi une Université et des usines.
nombre d'autres, d'une importance excep- On y trouve donc des intellectuels et des
tionnelle assurément, mais oeuvre d'hom- ouvriers, des savants et des militants.
mes qui Font rédigée en conformité avec Ouvriers et intellectuels ont-ils les
les croyances et les besoins transitoires mêmes aspirations ? Se font-ils du pro-
de leur temps. Elle demeure pour l'au- grès la même idée ? Se rejoignent-ils
teur un livre révélé. Il tire à lui la dans une lutte commune ?
moindre apparence de correspondance Voici quelques-uns d'entre eux. D'abord
entre la Bible et l'histoire réelle (par un ancien médecin, devenu écrivain. Il
exemple entre les dix patriarches et les a quitté le parti communiste depuis
rois mythiques des textes cunéiformes) ; quelque temps et en est resté très
il adopte comme indiscutable la thèse ébranlé; pathétiquement indécis. Tour-
infondée du monothéisme primitif, et menté par l'idée de la souffrance et de
quand la concordance avec les faits soli- la mort, exaspéré par notre ignorance, il
dement établis devient fuyante, il se se lance dans de mystérieuses recherches
Tabat sur les explications symbolistes. et s'isole du monde. Il voudrait connaître
Il est bien connu que les- fouilles de la vie organique directement^, la saisir
Mésopotamie ont rencontré aux niveaux dans son intimité, sonder les profondeurs
profonds des couches assez épaisses de de la chair et, s'aidant de notions pavlo-
sédiments qui paraissent correspondre à viennes, des idées de Lapicque sur la
une crue extrêmement violente des conscience cellulaire, des méthodes du
fleuves et où l'on a voulu retrouver la yoga, il entre dans une sorte d'état
trace matérielle du « Déluge ». M. André second. De ses explorations dans le tré-
136 LES LIVRES

fonds organique il ne ramènera guère Le caractère original de la démonstration


d'incertaines images et de confuses qui nous est ici donnée fait le grand
que
visions, qui s'évanouissent dès que le intérêt du livre.
sujet revient à la vie normale. Elles sont Car le résumé que l'on vient de lire
comme arrêtées à la douane de la con- est infidèle. En condensé, le roman a
science. Mais à mesure que son corps perdu son souffle, son pathétique, son
semble rajeunir et que ses chairs s'affer- âme. J'ai dit la certitude finale à laquelle
missent, sa conscience s'enténèbre. Il Vercors conduit son lecteur. Mais ce
faudra des électrochocs pour le sauver de roman est tout au long le roman de l'in-
la folie. La tentation de salut individuel quiétude. Ou plutôt, il est le chemine-
et le recours à des méthodes imprudentes ment de l'inquiétude à la certitude. Une
et aventureuses finissent par une débâcle. longue et haletante méditation qui s'est
Un autre intellectuel de Chaulieu, qui coulée en roman.
se sait près de mourir, lui aussi se désin- Je précise. Coièies n'est pas une his-
téresse de toute lutte collective. Il toire romanesque assortie de réflexions
médite d'écrire, en guise de testament, philosophiques, d'idées insérées comme
un conte philosophique où il montrera en parenthèses — d'idées acoquinées à
par un procédé de raccourci que la vie une intrigue — mais bien une pensée
humaine n'est rien d'autre que l'exis- qui évolue et s'est choisi comme expres-
tence d'un camp de concentration, que sion la forme romanesque. Elle com-
le monde entier est Buchenwald. mence par une protestation déchirante,
Cependant que celui-là vit dans son des cris de révolte, des bravades désespé-
foie et dans sa rate, que celui-ci stylise rés et stériles, puis se jette dans une
les misères de la condition humaine, solution fausse et mortelle avant de
Chaulieu est secoué par une grève et s'éclairer, de devenir sereine et féconde.
par des manifestations ouvrières. Dure Protestation ? Contre quoi ? Contre la
lutte que celle des ouvriers contre les condition humaine, la brièveté de la vie,
ruses des patrons, les violences policières, la mort. Contre la souffrance et la mala-
les injustices des autorités ! Alors un die. Contre l'ignorance effroyable où
vieux savant, qui est membre de l'Insti- nous sommes encore de notre corps, de
tut, qui est la gloire de Chaulieu, va la vie en général, ignorance qui semble
devenir par sentiment du devoir, par même s'accroître à mesure que nous en
révolte contre les iniquités, l'ami et le apprenons davantage. Et protestation,
compagnon de lutte du jeune secrétaire d'autre part, contre l'injustice dans la
des syndicats, militant communiste ardent société, contre l'iniquité triomphante.
et généreux. Il prendra la tête d'une De là, le titre : Colères. Colères contre
manifestation de rue, fera reculer la po- la condition humaine. Colères contre
lice par son autorité, interviendra dans l'organisation sociale. Ce mot même de
les meetings, ira voir les ouvriers chez colères annonçant aussi la façon subjec-:
eux et tiendra tête au préfet. tiviste qu'a l'auteur de dénoncer nos
Le savant a compris qu'il faut faire misères biologiques, de prêter à la nature
front tous ensemble et rejoindre les forces des intentions malveillantes
libération humaine. Il comme si
efficaces de 1
incarne, elle complotait contre l'homme à la
lui, l'idée que Vercors a voulu expliquer manière du patronat contre la classe
par son roman. Il n'est de salut que col- ouvrière.
lectif. Qui s'isole trahit. Peut-être penserez-vous que ce roman
est alors une entreprise bien ambitieuse.
Mettre toute la vie, en somme, dans un
Les grandes vérités toutes simples ont livre, est-ce réalisable ?
-
besoin d'être redites sans cesse et exigent Vercors avait sûrement trop à dire de
des démonstrations toujours nouvelles. ce qu'il a sur le coeur depuis longtemps,
LES LIVRES 13T

de ce qui fait la richesse de sa vie inté- lorsque je m'insurge aujourd'hui contre le«
rieure. Il a voulu en effet en trop dire abus que l'on commet en Tunisie, en Algérie et:
au Maroc, lorsque je veux me représenter com-
en une fois. Il y a au moins deux romans ment s'incarne toute cette ignominie, c'est cet:
dans Colères, le roman de la protesta- officier que je vois, maniant le fouet au lieu de
tion biologique et métaphysique et celui la badine, mais parlant toujours, les cheveux,
de la protestation sociale et l'alliage n'en blonds déchirés de soleil, parlant toujours...
est point parfait (le style même de l'un
à l'autre sujet diffère ; plus strict, plus Le livre est une méditation sur les pé-
incisif quand il s'agit de la grève, des rils, les séductions et les mensonges des
abominations policières, des perfidies des mots, sur la poudre-aux-yeux qui éblouit
patrons). et trompe, sur la fausse monnaie d'un,
Mais cette richesse même qui a nui à langage qui triche, sur les crimes des
la réussite technique du roman ajoute discours, comme l'auteur l'apprit par
pourtant d'une certaine façon à l'intérêt l'expérience de sa jeunesse.
du livre, je veux dire qu'elle nous Cette autobiographie a une ferveur et
attache davantage à l'auteur, nous sensi- une gravité de confession. Le style en est
bilise et nous émeut. L'unité vivante du soigné — trop fignolé, à mon goût, trop-
roman se recrée dans cette perception encombré de métaphores contestables ou
que l'on a de la vie intérieure d'un crépusculaires, jamais détendu. Mais le-
homme frémissant contre l'injustice, pas- livre est émouvant. Il mérite le respect.
sionné pour la connaissance et le progrès. Même dans ses pages les plus faibles st:
De là, la grandeur de cette oeuvre dont ses idées les moins défendables.
certaines pages sont admirables d'inspi- Ainsi Hubert Juin se laisse prendre au:
ration et d'expression. poncif si souvent utilisé par les écrivains
réactionnaires : le lourd et profond silence
Marcel CORNU du paysan, qui aurait une vérité et une-
signification plus grandes que les paroles.
La sympathie de l'auteur pour les paysans
Hubert JUIN : Les Bavards. Paris, Edi- de son village ne justifie pas les divaga-
tions du Seuil, 1956. 120 pages. tions lyriques sur les vertus de l'inex-
primé. On n'est évidemment pas plu?
En 1940, l'auteur a quinze ans. Il a riche de pensée parce qu'on se tait.
vécu jusque là dans un village de l'Est où H. Juin semble avoir été victime de
l'on n'est pas particulièrement loquace. son idée directrice, schéma commode-
Il fuit, perdu dans la file interminable pour donner une unité à son livre. Le fil
des réfugiés. L'exode ! Ce fut, pour l'a entraîné jusqu'à opposer l'idée qui
Hubert Juin, la révélation du grand men- importerait peu et le parler qui seul
songe des Bavards. Voilà où ils nous ont compterait vraiment, à cause de ses con-
menés avec leurs mots, se dit-il alors : séquences sociales. L'auteur sait pourtant
que le langage est indissociable de la pen-
Tant d'encre, de palabres, de conflits verbaux sée et que celle-ci pour être pleinement
nous menaient là où nulle parole ne pouvait vraie doit s'exprimer et devenir acte. Le
pénétrer sans entraîner avec elle la honte et la seul débat est de savoir si l'idée exprimée
félonie de tout le langage.
est vraie et si elle est juste, ou non.
Et il se souviendra toute sa vie de ce Mais nous savons gré à l'auteur de se
fringant officier qui palabrait devant les refuser à la facilité, de s'interroger sur les
réfugiés hagards, expliquant que la retraite mystifications dont il a été, comme nous
était une manoeuvre stratégique de haute tous, victime. Oserons-nous lui demander
science et stigmatisant de surcroît le de se poser d'autres questions encore ?
Front populaire... De se demander pourquoi nous vivons
Et aujourd'hui ? Eh bien, dans ces mensonges, pourquoi tant de-
138 LES LIVRES
discours sont en contradiction avec les Les armées de Napoléon sont passées
réalités ? là aussi, apportant l'annonce d'un
Ne croit-il pas qu'en effet les idées les monde nouveau.. Mais ce sont des
plus répandues, les idées dominantes décrets royaux qui ont brisé l'exploi-
sont celles de la classe dominante ? Que tation féodale. Révolution par en
cette classe est obligée de mentir aujour- haut. D'où le caractère patriarcal de
d'hui parce qu'elle est démentie par la société danoise en plein dix-neu-
l'évolution, parce qu'elle ne peut pas vième siècle. Andersen est rempli de
dire que son système économique est reconnaissance pour le roi libérateur,
générateur de guerres et de tueries, de père de son peuple. Qu'on ne s'at-
chômage et de crises, parce qu'elle est tende donc pas à trouver là les accents
obligée de masquer son exploitation de que donnera à son oeuvre un autre
la classe ouvrière ? Parce qu'elle ne peut grand Danois, Martin Andersen Nexô.
pas défendre honnêtement le colonia- Il n'est pas question encore de luttes
lisme, ni toutes les formes de l'aliéna- ouvrières. Mais on voit vivre les
tion humaine dont elle est responsable ? diverses couches de la population,
N'est-ce point pour cette raison-là que aussi bien dans les campagnes qu'à
les « bavards » sont légion ? Copenhague, dans les chaumières
comme dans les châteaux. Certes, ce
Marcel CORNU reflet est imparfait. La vie est mani-
festement idéalisée. Tout s'arrange
au mieux, selon Andersen ; la petite
Hans Christian ANDERSEN : Les .DOUX fille abandonnée et sans le sou finira
Baronnes, roman traduit, préfacé par épouser le jeune, riche et sympa-
et annoté par Anne-Mathilde et thique baron, et aura un destin sem-
Pierre PARAF. Paris, les Editeurs blable à sa belle-mère la vieille
Français Réunis, 1956, 307 pages. baronne, elle-même fille d'un paysan
misérable.
Andersen le romancier est jusqu'ici Mais on retrouvera dans ce roman
bien peu connu en France. La pré- la poésie brumeuse, la chaude ten-
sente édition révélera à beaucoup un dresse pour tout ce qui est humain,
aspect nouveau du talent de l'écrivain qui ont fait la gloire universelle du
danois. Anne-Mathilde et Pierre Paraf conteur.
ont écrit pour présenter le roman une L'édition est fort bien présentée.
intéressante préface sur la vie d'An- La traduction est très soignée. Une
dersen, son réalisme, son oeuvre de carte permet de suivre les pérégrina-
romancier. Réalisme ? Le mot peut tions des héros à travers les îles da-
paraître étrange, concernant cet ama- noises, dont les noms sonnent un peu
teur de merveilleux. Et pourtant Les rudement pour nous. Les deux tra-
Deux Baronnes sont bien un reflet de ducteurs ont fait là un travail intel-
la société danoise dans la première ligent et soigné dont il faut les féli-
moitié du xix° siècle. Société bien citer.
différente de celle qu'a peinte Balzac. J.-L. LECERCLE
Les paysans ont été affranchis récem-
ment du servage. La vieille baronne
se souvient encore des tortures que le
seigneur son beau-père infligeait à ses Jules VALLÈS : Les Réfracîaires. Les
serfs. OEuvres de Jules Vallès, Paris, Les
Mais cet affranchissement de la Editeurs français réunis, 1955.
paysannerie s'est fait de tout autre
manière qu'en France, quoique sous René Lacôte a préfacé la réédition des
l'influence de la Révolution française. Réfractaïres que Lucien Scheler a pré-
LES LIVRES 139
parée et, comme à son habitude, minu- des grandeurs et des servitudes du xix» siècle
tieusement annotée. (P- 9).
Les lecteurs de Vallès qui se font une
idée de lui d'après la Trilogie des Comment juger son entreprise sur
Vingtras, d'après les lettres du Proscrit ce premier volume, qui doit être suivi
et d'après les articles du Cù du Peuple, de quatre autres ?
précédemment parus dans cette collec- Le style est distingué, autant que
tion, seront peut-être un peu surpris par les personnages, de naissance aristocra-
les Réfractaires. tique et d'opinion ultra-royaliste.,
On voit certes avec René Lacôte parmi lesquels grandit Marie de Fla-
comment le Vallès boulevardier, chroni- vigny, fille d'un émigré français et
d'une Allemande de Francfort-sur-le-
queur de Figaro, — celui de Villemes- Main, d'origine fort vraisemblable-
sant qui n'avait pas rompu ses attaches
avec le personnage de Beaumarchais, — ment israélite.
aboutit au Vallès communard et compa- Là-dessus M. Vier est très discret.
gnon de route du prolétariat organisé,
Il laisse la parole (p. 336) à un obscur
mais il faut avouer que de ce premier nazi hongrois qui, en 1940, lavait
Vallès apitoyé sur les déclassés, les aso- Marie de Flavigny et les Bethmann,
ciaux, les anormaux, tous également ses parents maternels, de tout péché
compris sous le nom de réfractaires, judaïque. La belle preuve en vérité !
aurait pu aussi bien sortir un littérateur A l'égard de Marie de Flavigny, future
gratuitement anarchiste. Mme d'Agoult, maîtresse de Liszt et
En 1857, L'Argent, compilation ano- mère de Cosima Wagner, elle-même
nyme à laquelle a travaillé Vallès, peut bénisseuse de leur régime au nom
passer pour son premier volume. En des Walkyries, les hitlériens étaient
1865 les Réfractaires1 portent sa signature contraints d'agir ainsi. La traiter
et méritent bien davantage d'être consi- d'aryenne d'honneur eût été faire
dérés comme son galop d'essai en librai- injure à une aussi bonne complice
rie. Vallès à trente-trois ans. que Cosima Wagner !
Le succès du livre lui vient en partie L'historien aimerait trouver juste-
de ce que son auteur commence d'être ment sous la plume de M. Vier plus
connu par sa collaboration à Figaro, de de renseignements sur ces Bethmann
-ce qu'on y retrouve des fantaisies et des
de Francfort, gens de finances, dont
nouvelles insérées dans Figaro entre un descendant direct, le chancelier
octobre 1857 et avril 1865, deux textes Bebhmann-Hollweg, est encore pour
seulement provenant d'autres publica- nous de fraîche et joyeuse mémoire.
tions. Reprochera-t-on à M. Vier quelques
Disons notre préférence personnelle négligences qui trahissent qu'il n'est
pour le long conte ou le court roman, pas historien de métier ? P. 17 : régi-
comme on voudra, intitulé Le bachelier. ment de colonel-fédéral de l'Infanterie
française pour colonel-gercera/. P. 25 :
Jean DAUTRY parlement de Francfort, pour diète de
Francfort. P. 354 : De Barante, préfet
Jacques VIER : La comtesse d'Agoult de la Suisse annexée, pour préfet du
et son temps. Le faubourg Saint Léman... Reproches véniels auprès du
Germain et les années de pèleri- mérite qu'a eu M. Vier de coller à
nage (1805-1839). Paris, A. Colin; l'histoire le mieux possible.
»955- Et puis son livre se lit avec agré-
ment. L'amitié et la rupture de
L'auteur Mme d'Agoult et de George Sand et
s'efforce de reconstituer, autour d'une bien la première période de la passion de
curieuse personnalité romantique, quelques-unes Mme d'Agoult pour Liszt qui, avec
140 LES LIVRES

les années d'enfance, font la matière amis libraires-imprimeurs (tel Dolet),


de ce tome I, intéresseront certaine- pour gagner quelque argent, ou le
ment par la finesse de l'analyse. tout ensemble, Rabelais rédige un
opuscule de grande vente. Sa verve,
Jean DAUTRY son invention, qu'il devait exercer
oralement, s'y donnent libre cours et
y font merveille.
Les Croniques admirables du puis- Mais bien plus, il y exprime ses
sant roy Gargantua, réimprimées idées d'humaniste, il y met un con-
avec introduction et notes par Mar- tenu réaliste et progressiste. Ainsi
cel FRANÇON, associate professor, Voltaire à Sceaux imaginera d'abord
Harvard University. Editions Char- des contes pour amuser les hôtes de
les Gray, Rochecorbon (Indre-et- la duchesse du Maine, sans se douter
Loire). que ce genre de création deviendra
l'essentiel de son oeuvre.
Les Croniques admirables font par- Remercions M. Françon de consa-
tie de ces opuscules consacrés aux crer ses recherches à notre littérature
légendes gargantuines qui furent édi- et d'y apporter son bon sens, une con-
tés en assez grand nombre vers les naissance sérieuse des questions, et
années 1530 à Lyon, grande cité, une bonne méthode historique.
alors au plein essor de ses foires et
de ses imprimeries. M. Marcel Fran- Jean VARLOOT
çon, qui avait déjà publié une réim-
pression du Vroy Gargantua, a voulu
la compléter par celle d'un autre
livret tout aussi curieux : l'ensemble Maurice FRÉCHET : Les mathéma-
tiques et le coneret, dans la collec-
permet de se faire une idée de ces tion Philosophie de la Matière^
oeuvres au milieu desquelles le Pan-
tagruel de Rabelais n'apparaît plus Paris, P.U.F., 1955.
comme une création unique.
M. Françon, dans une introduction Sous ce titre, M. Fréchet a rassem-
très érudite, s'intéresse d'abord aux blé un certain nombre d'articles écrits
légendes garçantuines et se réfère aux précédemment, non pas exactement,
travaux des folkloristes français. Mon comme le dit la préface, pour le
incompétence ne me permet pas d'ap- « grand public », mais bien plutôt
précier ses positions dans un pro- pour ce public cultivé qui a déjà reçu
blème controversé. Les thèses de une bonne formation scientifique et
M. Dontenville, qui préface, de façon philosophique et qui s'intéresse aux
d'ailleurs bien désinvolte, le présent problèmes posés par le développe-
ouvrage, restent sujettes à caution. Et ment toujours plus rapide de nos con-
je trouve bien plus d'intérêt dans les naissances.
questions qui sont posées à propos de L'intérêt de ces articles est qu'ils
Rabelais par M. Françon. Pourquoi ont été rédigés par un savant
les légendes gargantuines sont-elles éminent, l'un des grands mathémati-
devenues « best-sellers » à cette ciens français contemporains, qui a
époque ? Pourquoi le médecin huma- su, tout au long de sa féconde car-
niste de Lyon a-t-il écrit Pantagruel? rière, mener de front des recherches
Sur le second point, je crois que les extrêmement théoriques (sur les en-
réponses de M. Françon sont fort sembles abstraits notamment) et des
valables, et je n'hésiterais pas à les travaux approfondis, sur les probabi-
pousser encore plus loin. Que ce soit lités et leurs applications statistiques
pour se divertir, pour complaire à ses aux domaines les plus divers. Cette
LES LIVRES 141

union — si rare aujourd'hui — entre la science mathématique, M. Fréchet


la théorie et là pratique donne un n'est pas moins catégorique. A la
grand poids aux réflexions de M. Fré- boutade célèbre de Bertrand Russel,
chet sur l'origine des notions mathé- logisticien anglais fortement influencé
matiques et sur le problème de l'en- par le néo-positivisme :
seignement des sciences.
Dès les premières pages, la position La mathématique est une science où l'on ne
de l'auteur surprend par son origina- sait, ni de quoi l'on parle, ni si ce que l'on dit
lité. A une époque où; sous l'influence est vrai,
de certains bourbakistes, une ten- il répond, p. 13 :
dance se développe, parmi les pro-
fesseurs de lycée eux-mêmes, pour Mais d'autres mathématiciens (dont nour
imposer le plus tôt possible aux sommes) pensent que si la Mathématique était
élèves une conception essentiellement l'esprit réduite à ce rôle, elle ne serait qu'un jeu de
sans aucune portée. Ils constatent que
axiomatique et formelle des mathéma- l'orientation des sciences mathématiques, le sens
tiques, comme si le but principal de où s'effectuent leurs progrès ne sont pas condi-
notre enseignement moyen était de (organisation, tionnés seulement par des nécessités internes
systématisation, simplification des
former des chercheurs s'occupant uni- résultats de ces transformations logiques). Us
quement des théories les plus abstrai- sont motivés encore et surtout par des appels
tes d'André Weil ou d'Henri Cartan, venus du dehors, par les problèmes concrets
M. Fréchet tient, au contraire (p. 10), posés par la nature et la technique.
à faire siennes les paroles de bon sens Ce constant souci de disso-
que l'inspecteur général Blutel écri- cier la mathématique de ne pas
vait en 1921 contre les fanatiques de le réel, dont elle ses liens avec
la rigueur formelle qui existaient déjà M. Fréchet, est issue, a conduit
à cette époque : comme il le rappelle lui-
même dans ce recueil, à proposer
Il ne faut pas qu'une formation exclusivement
après la Libération à la commission
logique puisse nuire à tous ceux dont les Langevin-Wallon l'introduction de
recherches feront constamment appel à l'esprit notions de statistique et de calcul des
d'observation! Il ne faut surtout pas que la dimi- probabilités dans les programmes des
nution du goût pour le réel et le- relatif soit la classes terminales de l'enseignement
rançon des instruments précieux qu'apporte la
connaissance des sciences exactes. secondaire, avec l'accord presque una-
nime des dix spécialistes consultés à
M. Fréchet se prononce ainsi pour ce sujet, parmi lesquels se trouvaient
la « désaxiomatisation » des mathéma- nos amis Frédéric Joliot-Curie et
tiques dans les premières classes où Jacques Chapelon. Les projets de
on les enseigne. Il va même jusqu'à M. Fréchet rejoignent sur ce point les
proposer de définir d'abord d'une fa- préoccupations des enseignants sovié-
çon empirique la droite et le plan et tiques qui, sans introduire explicite-
de considérer comme évidents « expé- ment le calcul des probabilités dans
rimentalement » les premiers cas le programme de la io° classe, y ont
d'égalité des triangles (p. 160). inclus néanmoins la loi binômiale et
L'axiomatisation indispensable de la fonction exponentielle, c'est-à-dire
la science, qui serait introduite beau- les bases mathématiques indispen-
coup plus tard dans l'enseignement, sables pour ce calcul.
pourrait alors être faite en pleine con- Bien d'autres articles de ce recueil
science de l'origine concrète des mériteraient également une analyse
axiomes et des nécessités qui déter- approfondie. Signalons en particulier
minent leur formulation. l'étude détaillée des résultats du con-
Sur l'origine des notions mathéma- cours de radiesthésie organisé en 1935
tiques et sur la signification même de par la Vie Catholique (concours qui
1-42 LES LIVRES

se termina, comme on le sait, par un toriels, matrices, etc..) pose, dans


retentissant échec de nos modernes l'enseignement des mathématiques,
sourciers), ainsi qu'une discussion très des problèmes délicats à résoudre. A
poussée sur les définitions récentes de l'heure actuelle, en France et dans
la probabilité, avec réfutation des bien d'autres pays, l'initiation indis-
théories subjectives, liées à la notion pensable à cette nouvelle et si impor-
de « degré de croyance ». tante branche des mathématiques a
Précisons en terminant que M. Fré- lieu au début des études supérieures et
chet n'est pas marxiste. En dépit est généralement très brutale. Le jeune
d'une orientation générale hostile aux étudiant, plongé brusquement dans
influences idéalistes, on peut même des théories extrêmement abstraites,
trouver çà et là des formulations auxquelles son éducation scientifique
inspirées par Mach, comme celle de antérieure ne l'a aucunement préparé,
la p. 20 où l'auteur fait état d'un^ se sent d'abord complètement perdu
<( énorme
économie de langage et de et reste parfois découragé pour tou-
pensée » à propos de l'affirmation que jours.
la suite des entiers est illimitée. Nous Aussi faut-il louer notre ami André
pensons, d'autre part, que, tout en Lentin d'avoir réussi, en collaboration
rappelant justement la prudence indis- avec M. Rivaud, le difficile tour de
pensable en ce domaine délicat, force de rendre l'algèbre moderne faci-
M. Fréchet accorde parfois une trop lement accessible aux élèves de
grande confiance aux applications Mathématiques supérieures ou de Ma-
actuellement possibles de la statisti- thématiques spéciales.
que aux sciences sociales. Peut-on vrai-
ment, par exemple, songer, comme il Logiquement et pédagogiquement, dit très
le fait, à généraliser aux sciences justement la préface (p. VI), une abstraction

humaines l'étrange théorie de Landau ne se conçoit que sur la base d'un « concret »
préalable, — disons sur une pratique antérieure-
sur la hiérarchisation observée parmi intuitivement assimilée.
les poules des basses-cours ?
Ces quelques réserves nécessaires
étant faites, nous ne pouvons que con- . Le but poursuivi par les auteurs a
seiller de lire et de discuter un donc été de montrer sur des exemples
nombreux et judicieusement choisis
ouvrage aussi dense, dans lequel un
grand mathématicien français cherche que l'algèbre moderne dépasse, l'al-
à se placer à un point de vue maté- gèbre <( ordinaire » et les oppositions
rialiste pour étudier les origines de sa de ses diverses branches, en mettant
science et en, approfondir la signifi- à nu « la structure fondamentale
cation humaine. cachée sous des revêtements diffé-
rents », en retrouvant « l'unité sous
la diversité au moyen d'abstractions
Paul LABÉRENNE nouvelles ».
Par là ce livre va plus loin que son
propos pédagogique ne le laisserait
A. LENTIN et J. RIVAUD : Eléments
croire. Il contribue à restituer la
dialectique de la pensée
d'Algèbre moderne. Paris, Vuibert, démarche
mathématique qui a conduit à la nais-
1956-
sance de l'algèbre moderne.
Le développement extrêmement ra-
pide depuis quelques années de ce Paul LABÉRENNE
qu'on appelle l'algèbre moderne
(groupes, anneaux, corps, espaces vec-
LES LIVRES 143

Alcide CERVI : | miei sette ftgli. Pré- écrit le vieil Alcide.


face de Piero CALAMANDREI. Roma, Aldo, pendant qu'il accomplit son
edizioni di Cultura sociale, 1955. service militaire, est condamné, sous
168 pages. un prétexte futile, à trois ans de pri
son. En réalité, on veut frapper le
soldat qui tenait à ses camarades des
L'auteur de ce récit autobiogra- propos anti-mussoliniens.
phique, Alcide Cervi, est un vieux Ces trois années de bagne sont déci-
paysan de la région de Reggio d'Emi- sives pour lui : il fait la connaissance
lie, en Italie du Nord. Les fascistes de prisonniers politiques. Il lit,
ont fusillé ses sept fils, âgés de 42 à s'éduque. Quand il revient, trans-
22 ans, le 28 décembre 1943, au poly- formé, il demande à son père la per-
gone de tir de Reggio. mission d'expliquer à toute la famille
Le vieux paysan (il a aujourd'hui ses nouvelles préoccupations.
81 ans) entreprend la rédaction de ce
livre parce qu'il veut maintenir et Le soir après le souper, nous restâmes tous
transmettre la mémoire de ses fils, risation autour de la table, et Aldo me demanda l'auto-
de parler. — « Parle, mon fils, lui dis-Jc,
parce qu'avec leur exemple héroïque, et soulage ton coeur de tous tes soucis. »
il veut enseigner les jeunes Italiens.
Depuis la Libération, il n'a pas eu On pense ici (et à plusieurs reprises
le temps ni l'idée, d'écrire. : il devait dans le récit) au patriarche respecté
d'abord réparer sa maison incendiée, et obéi des temps antiques, devant la
remettre sa terre en état, élever les silhouette noble et imposante du
onze petits-enfants qui l'entourent. vieux Cervi.
Aujourd'hui, tout est à nouveau en Aldo dit ce qu'il a appris au bagne,
place : <t à
l'université de la prison » : il faut
lutter, et s'instruire ; il faut apprendre
Mes petits-fils ont grandi et ils remplacent l'économie politique pour voir clair
mes enfants. Voilà pourquoi je n'ai pas, jusqu'à dans le système des exploiteurs, il faut
présent, pensé au livre. L'important était de
sauver la famille et la terre.
s'unir enfin.

Le vieil Alcide commence son récit Et je compris ce soir-là — écrit le vieillard —


la mère aussi le comprit, que nos fils étaient
par les années de sa jeunesse. Il a été et
devenus des hommes.
longtemps métayer. Dès qu'ils sont en
âge de travailler, ses sept fils, succes- Aldo fonde la première cellule com-
sivement, viennent le seconder aux muniste au village. Il organise une
champs. Mais en même temps ils bibliothèque populaire, dans le cadre
s'instruisent, ils lisent des ouvrages des lois du régime. Mais il la truffe de
d'agronomie. Ils introduisent dans livres interdits, d'ouvrages marxistes,
l'exploitation des nouveautés tech- de romans à fond social : Gorki,
niques, qui, d'abord incomprises, London... Avec habileté, il oriente
finissent par emporter l'adhésion des les lectures des clients de la biblio-
paysans voisins. thèque : paysans, jeunes gens et
C'est Aldo, le quatrième fils, qui va jeunes filles. Il suit en eux la pénétra-
apporter à tous la clarté, l'explica- tion lente de la propagande. Il fait
tion politique des maux dont souf éclore les vocations de militants et
frent les paysans de l'Emilie, et l'Ita- de militantes.
lie tout entière : Toute la famille Cervi participe à
cette lutte. On reçoit le journal clan-
Aldo m'a donné le peu d'intelligence politique destin du Parti l'Unità, on diffuse les
que je possède ; et moi je lui ai donné le sens
de la protestation, tracts et les manifestes, on tient des
Hé LES LIVRES
conférences éducatives à la barbe des les travailleurs étaient destinés au monde, comme
autorités fascistes. le monde était destiné aux travailleurs.
Parallèlement à la lutte politique,
les Cervi ne cessent pas un instant L'Italie est jetée par le fascisme
leurs études agronomiques. Ils sont dans la deuxième guerre mondiale. Le
.abonnés à des revues agricoles. Au travail politique de la famille Cervi
travail comme dans la lecture, la s'intensifie. Ils passent à l'action de
famille est un magnifique collectif où partisans. Ils recueillent les aviateurs
.tout est discuté, est décidé en com- alliés abattus, les soignent, les cachent,
mun. Ils entreprennent de niveler la les habillent de vêtements civils, les
nouvelle tenure qu'ils ont louée. Tra- aident à rejoindre leurs armées. La
vail énorme, acharné. La voie était maison devient « une gare de triage ».
bonne : le rendement à l'hectare Captures d'armes, attaques contre
monte. Les paysans des environs, les fascistes, et sans cesse la diffusion
d'abord sceptiques, approuvent; de journaux patriotiques. Les Alliés

avancent en Italie. Les sept frères
Depuis lors, tous les paysans de la région savent que le moment est venu de
apprirent à niveler. Aujourd'hui autour de donner le maximum.
Reggio, on ne trouve plus de champs tout en Mais les Chemises noires décident
trous et en bosset.
d'en finir. Une nuit, avec des forces
Ici comme dans tout ce qu'ils entre- écrasantes, ils encerclent la maison,
prennent sur leur exploitation, les enlèvent les hommes, qu'ils emmènent
Cervi savent s'élever au-dessus du à Reggio. Battus, torturés, les sept
cercle restreint de leurs champs, et frères Cervi forment là encore une
-considérer l'intérêt national : seule volonté. Le 28 décembre 1943,
ils sont fusillés à la hâte, sans juge-
L'Italie aussi est telle : plaines et montagnes, ment, en représailles pour l'exécution
•terre étrange. On dit que nous sommes pauvres d'un chef fasciste par les patriotes.
..parce que- l'Italie -est mal faite, et que pour Il faut lire les pages poignantes où
cette raison elle a besoin d'aide. Pourtant, prenez le vieux père se raccroche à son
cette terre et transformez-la. Faites-en une pièce
modèle et vous verrez qu'elle rendra plus que devoir : perpétuer la famille grâce à
les autres. Le problème est de réflexion et de ces onze petits orphelins qu'on lui a
-.volonté. laissés, tout reprendre du début' avec
Les Cervi mêlent la lutte anti- eux, comme avec ses fils autrefois. La
mère meurt de chagrin un an après
fasciste et la lutte pour le progrès
technique. Certains paysans n'osent ses enfants. Le vieil Alcide mène les
petits dans les champs, leur apprend
plus leur parler de peur de se com- à faucher, à aiguiser la faux, à élever
promettre, les abeilles, à traire, à soigner le
bétail. Sur l'aire, il apprend aux plus
mais la plupart nous suivaient dans la lutte...
Il fallait leur faire comprendre que le fascisme, grands à monter à bicyclette. Il s'im-
-ne nous arrêtait pas sur la voie du progrès et provise maçon, répare la maison
que nous étions toujours en avant, dans le tra- incendiée deux fois. Les petits pous-
vail et la technique. sent la brouette, portent les briques.
Le soir, place aux livres ; il faut que
Aldo achète un tracteur, chose rare les petits-fils aient le goût, « la ma-
•dans le pays, il le promène partout, nie » de l'instruction, comme autre-
avec un globe terrestre fixé au-dessus : fois leurs pères.
Aujourd'hui, l'essentiel est fait :
Il voulait faire comprendre que le progrès l'aïeul voit croître autour de lui une
technique, on peut aussi le réaliser en regardant
-au delà de ses champs, en portant les yeux sur
nouvelle génération, de l'aîné, 21 ans,
"'le monde entier. Mais il voulait dire aussi que au plus petit, 11 ans. Et marchant sur
''LES LIVRES 145
les brisées de leurs pères : Alberto CARACCIOLQ : Il movimento
Maria, la fille- d'Anténor, est sans cesse à faire contadino ne| Lazio 1870-1922.
.

Rome, éditions Rinascita, 1952.
dès conférences contre la guerre et le fascisme,
Comme faisait Aldo.

Alcide Cervi, dans ce langage Dans la série « Bibliothèque du


simple, direct, rude; de paysan émi- mouvement ouvrier italien », Carac-
lien, avec ses provincialismes, achève ciolo apporte, avec son ouvrage sur le
par un appel pathétique aux pères, mouvement paysan dans le Latium
aux vieux pères de famille de son (1870-1922), une étude très documen-
pays, aux vieux qui comme lui tée, appuyée sur une riche bibliogra-
phie, sur des statistiques et des gra-
ont été trahis toute la vie par les patrons, les phiques officiels insérés dans l'exposé
.
gouvernants et les guerres, et qui se retrouvent et à la fin, munie d'appendices et
maintenant comme à vingt ans sans travail et d'un index des noms qui facilitera les
sans argent, sans un cigare à fumer. recherches des spécialistes.
Il les appelle à s'unir. Sa famille L'évolution des campagnes du La-
était une famille de- catholiques. tium est examinée dans ses rapports
Aldo a dit : avec la nation italienne, unifiée en
1870, dans laquelle il se trouve brus-
Non, prier et invoquer ne suffit pas. Il faut quement intégré. La proximité de.
agir contre l'égoïsme et la violence... Aux prières, Rome, capitale du Royaume et aussi
ajoutez l'action, car ainsi le monde avancera.
de l'Eglise, donne ici au problème
Le vieillard écrit à la fin de son agraire ses particularités — qui le
livre : distinguent des autres provinces du
(( Mezzogiorno » où la même question
S'il était \rai que catholiques, communistes et des latifundia se pose : Sicile, Sar-
socialistes ne puissent s'entendre, alors serait daigne.
détruite l'histoire de ma famille, qui, si elle a
fait quelque chose de bon, l'a fait parce qu'elle L'auteur expose d'abord les rap-
'avait cette force d'une double foi. Si vous dit^s ports semi-féodaux encore en vigueur
que, l'on ne peut s'entendre, alors la mère, qui
est restée catholique jusqu'à la mort, n'était pas
au Latium en 1870. Principaux pos-
d'accord avec ses fils... et vous rejetez toute la sédants : l'Eglise et la Noblesse. L'in-
foi de jeunesse de mes-fils, qui était la foi chré- tégration économique de la province
tienne, à laquelle ils prirent le meilleur grain dans le royaume unitaire entraîne la
'pour l'unir à la grande idée communiste. suppression des barrières douanières
de l'ex-Etat Pontifical, la disparition
Une foule de problèmes politiques des (( Usi civici » (droits collectifs tra-
sont posés dans cet ouvrage, posés ditionnels), bouleverse le vieil équi-
concrètement à travers les événements libre économico-social, éveille les pre-
de la vie de la famille Cervi, dans miers mouvements de résistance.
les conditions sociales et politiques de Jusqu'en 1900, ces mouvements
l'Italie fasciste.
Livre poignant, qu'on relit sans sont sporadiques, sans liaison, sans
organisation, sans objectif politique.
cesse pour y retrouver le souvenir de A partir de 1900, le socialisme
cette famille ardente de communistes, pénètre les milieux paysans pauvres.
de patriotes ; le visage aussi du noble Les premières occupations de terres se
peuple italien. produisent.
On ne peut que se réjouir d'ap- Il faut attendre 1919-1920 pour voir
prendre que la traduction de ce livre les tentatives les plus sérieuses et les
va très prochainement paraître aux mieux coordonnées. Alors le fascisme
Editeurs Français Réunis. survient, dernier recours de la grande
Olivier BARBIERI bourgeoisie industrielle et terrienne.
146 LES- LIVRES

Sur cet arrêt provisoire du mouve- mis » au coin d'une rue, ce qui était
ment paysan au Latium se termine le alors d'usage courant pour les agitateurs
livre de Caracciolo, par un chapitre socialistes qui s'installaient ainsi, tels des
au titre significatif : « Ce qui naît du bbnimenteurs, faisaient s'attrouper les
nouveau et ce qui demeure de l'an- gens et discouraient aussi longtemps qu'ils
cien. » le pouvaient.
Les discours d'Elisabeth Gurley Flynn
Olivier BARBIERI durent frapper ses auditoires par leurs
qualités particulières. En outre, sa jeu-
nesse, sa flamme, cet enthousiasme infati-
Elisabeth GURLEY FLYNN : ! spaak NSy gable et tranquille qui se lit à chacune
Ot»n pièce (approximativement : Je dis de ses pages, firent qu'on lui-demanda de
ma façon de penser). New York, venir pader ici ou là et que, au bout de
Masses and Mainstream, 1955. quelques années, elle était devenue l'un
des orateurs populaires les plus appréciés
Elisabeth Gurley Flynn a passé l'anni- de la classe ouvrière américaine. Joe Hill,
versaire de sa soixante-cinquième année le chansonnier, devait, un jour, lui dédier
en prison. Elle est, en effet, l'un des une chanson : « La jeune Rebelle », titre
dirigeants communistes américains pour- qui caractérise très exactement le person-
suivis en vertu de la loi d'exception nage.
Smith.
Le titre de révolutionnaire profession-
nelle convient parfaitement à cette femme Le livre d'E. Gurley Flynn n'est, bien
admirable qui commença à faire de l'agi- entendu, pas de ceux qu'on peut résumer,
tation à l'âge de seize ans. Rarement vie ni raconter. Il n'y a pas d'intrigue. Les
fut aussi emplie de combats. Son livre personnages, très nombreux, apparaissent
— qui n'a aucune prétention littéraire — et disparaissent au fil des années et des
est leur récit, le récit de sa vie et il brosse, événements, participants d'une action
en même temps, le tableau de cinquante permanente où l'on rencontre quelques
années de luttes de la classe ouvrière traîtres et délateurs, quelques suspects,
américaine. En vérité, c'est presque un beaucoup de morts pour la cause et beau-
martyrologe, que dresse Elisabeth Gurley coup de héros. En termes très courants,
Flynn avec la simplicité émouvante d'une très simples, dans un langage qui se per-
militante qui trouve tout naturel l'hé- . met à peine l'émotion, c'est là une épo-
roïsme constant qu'elle manifesta dès son pée. Celle-ci vaudrait d'être, un jour, con-
plus jeune âge. tée par quelque grand poète ou quelque
Elle eut la chance d'avoir des parents écrivain de génie, parce qu'elle est très
d'esprit révolutionnaire, tous deux in- belle, très ignorée et qu'il serait bon que
croyants d'ailleurs, et de faire la connais- le monde entier connût les détails de
sance des écrits d'auteurs socialistes, anar- l'histoire du capitalisme américain écrite
chistes et utopistes à l'âge où l'on est avec le sang de la classe ouvrière améri-
encere, généralement, plongé dans les caine : il n'en est pas de plus barbare f
contes de fées. Mais ce fut tout de même E. Gurley Flynn a connu personnel-
un choc pour son Irlandais de père (au lement et accompagné au combat tout
reste plus enflammé qu'actif) qui se fût ce que les Etats-Unis ont compté et
volontiers abandonné à son antifémi- comptent de militants révolutionnaires :
nismé naturel, quand elle prit publique- Vincent Saint John, qu'on surnommait
ment la parole, en 1906, à l'âge de seize le Saint, James Connolly, agitateur irlan-
ans, sur les droits des femmes. En août dais qui devait être tué à Dublin au cours
de la même année, elle fut arrêtée pour de la révolte de 1916, Mother Jones,
la première fois de sa vie (mais non poux révolutionnaire itinérante qui mourut à
la dernière) pour avoir parlé « sans per- cent ans, véritable personnage de lé-
LES LIVRES 147.

gende, Eugène Debs, le célèbre socia- rant que se consacre E. Gurley Flynn,
liste, William Foster à l'époque où il Son récit est celui de "centaines de grèves,
était organisateur syndicaliste, Tom en des centaines de lieux différents, orga-
Mann, Jim Larkin, autre Sînn-Feiner no- nisées ou éclatant d'elles-mêmes, dans des
toire, Tom Mooney, l'une des victimes dizaines de corporations. Il est aussi celui
les ; plus éminentes des répressions amé- de la répression, de l'intervention de la
ricaines, Joe Hîll qui fut fusillé sous un police d'Etat aux ordres des patrons. Sou-
prétexte mensonger, Charles Ruthenberg, vent, il y avait provocation : une bombe
l'homme le plus souvent arrêté des Etats- éclatait ou bien des coups de revolver et
Unis, Sacco et Vanzetti, etc.. il y avait des morts. On arrêtait parfois
Elle a milité avec les I.W.W. (Inter- jusqu'à cent cinquante militants et le
national Workers of, the World), l'organi- gouvernement organisait un procès de
sation ouvrière la plus combattive qui ait façon à trouver de nouveaux prétextes à
existé aux Etats-Unis ; le Parti Social du une répression accrue. E. Gurley Flynn
Travail; les anarchistes lorsque, comme et les autres militants arrivaient sur place
dans l'affaire Sacco et Vanzetti, c'étaient et se préoccupaient alors de la défense
eux les initiateurs du mouvement de pro- des inculpés : collecte des fonds, recher-
testation ; les syndicats les plus divers, che d'avocats, organisation d'un mouve-
avant de donner son adhésion au Parti ment de masse, lutte politique pendant
Communiste des Etats-Unis, dont elle est le procès, etc..
une des personnalités les plus aimées. L'auteur parle ainsi de cent procès on
davantage, de maints succès remportés et
de tous les ignobles assassinats légaux
commis durant sa vie. C'est l'histoire
Au début de ce siècle, date où com- des Etats-Unis, véridique et crue, qui
mence son récit, l'activité des militants défile ici, sans masque ; l'histoire de la
révolutionnairesa consistait surtout, sem- lutte sauvage du capitalisme pour arrêter
ble-t-il, à organiser les travailleurs sur les les progrès de la cause ouvrière, de sa
chantiers, dans les mines, les usines, à lutte à mort contre les principes démocra-
tenter de parvenir à la constitution d'un tiques inscrits dans la Constitution.
syndicat, puis à déclencher une grève
pour le relèvement des salaires ou, simple-
ment, l'amélioration des conditions de
travail. Le travail des enfants était pra- Il faut souhaiter que le livre d'Elisa-
tique courante, les salaires étaient iniques, beth Gurley Flynn soit largement
la sécurité inexistante, les ouvriers de- répandu aux Etats-Unis. Il devrait aider
vaient payer tout ce qui était nécessaire
au développement du mouvement d'oppo-
à leur travail et se fournir dans les can- sition à la politique de guerre et de
tines patronales des entreprises (d'où répression des cercles officiels. Quand on
endettement) et la journée était de douze l'a lu, qu'on a vécu par la pensée les
heures et davantage, bien que celle de grandes heures qu'il conte, constaté ia
huit heures eût été, en principe, adoptée mobilisation ouvrière qui a été possible à
en 1886. '
certaines époques (et à l'échelle natio-
C'est à ce ..travail d'organisateur itiné- nale), on se demande comment cet
immense courant incontestablement révo-
lutionnaire n'a pas donné de bases plus
stables au mouvement démocratique.
1. Nous adoptons ce terme parce que, jusqu'à
la formation du.Parti Communiste en 1921, la E. Gurley Flynn écrit quelque part que
lutte de la classe ouvrière américaine fut menée l'agitation prit beaucoup le pas sur
parfois
par diverses organisations successives (et d'accord
parallèles), qui n'étaient pas toujours l'organisation et que celle-ci fut délais-
entre «lies, mais ont tontes joué un rôle impor- sée. Il ne semble pas, en effet, que la
tant dans son développement et qu'il est impos- constitution d'une véritable centrale syn
sible, ici, d'évoquer dans le détail.
Ï48 LES LIVRES

dicale révolutionnaire nationale ait été beaucoup moins bien connus de nous et
activement tentée de façon durable. dont on regrettera la tendance allusive ;
L'activité prodigieuse des I.W.W. et le nous souhaiterions parfois d'opportunes
nombre important de leurs membres en précisions.
marquent, pourtant, la possibilité. D'autre Les épisodes qui mettent Dombrowsky
part, il ne paraît pas davantage que les en contact avec tel ou tel Communard
erreurs, voire les tentatives de liquidation gardent, en dépit des dangers inhérents
du mouvement ouvrier — que je déduis au genre « évocation historique », de la .
de certains passages du livre — aient été vraisemblance : je songe particulièrement
dénoncée et discutée. Faute d'éléments aux conversations avec Varlin, à l'oppo-
d'information suffisants, nous nous garde- sition qui se marque entre Rossel et le
rons d'analyser plus avant. chef polonais (opposition qui présente,
Il demeure que l'émouvant livre de en fait, le problème de ce que peut êtr*
Gurley Flynn est un document de pre- et doit être une guerre révolutionnaire)
;
mière importance, indispensable à qui- aussi à l'algarade qui dresse notre per-
conque voudra écrire l'histoire du mouve- sonnage contre Félix Pyat, dont les tra-
ment ouvrier américain ou seulement vers sont vigoureusement accusés. On est
comprendre celui-ci. Il est à souhaiter un peu plus gêné pour certains
qu'il mène les Américains de bonne foi nages, dont on se demande s'ilsperson- sont
et de bonne volonté à comprendre qu'ils purement anecdotiques (auquel cas l'au-
ont une obligation à l'égard de cette teur dispose évidemment d'une entière
héroïne de la lutte humaine : celle dé liberté d'interprétation)
ou s'ils s'ins-
ne pas laisser assassiner leurs défenseurs. pirent de modèles réels, pour lesquels
s'imposerait une authenticité absolue. Ce
Renaud de JOUVENEL n'est pas une très bonne idée que d'avoir
donné aux deux compagnons de Dom-
browsky, et- qui lui survivent, les noms
Daniel GRANINE : Dombrowsky. Traduit de Demay et de Rouillac
; car il y eut un
du russe par Georges A. ROUT, 350 p., Demay qui faisait partie du Conseil de
Paris, Editeurs français réunis, 1956. la Commune. (il y représentait le quartier
du Temple) et un Rouilhac qui devait
L'auteur, jeune écrivain soviétique, être fusillé à Satory le 6 juillet 1872.
s'est proposé d'évoquer, dans la phase Il reste là une impression équivoque, et
terminale de son existence, le prestigieux qui pouvait aisément être évitée.
personnage de Dombrowsky, qui mit son Plus équivoque encore est le manque
épée, ses indiscutables talents militaires de solidité, de réalité du décor où ss
et sa vie au service de la Commune de joue le drame. Visiblement, Granine
Paris. Il l'a fait avec un amour passionne ignore le Paris de 1871; soit qu'il n'ait
pour son héros, amour qui ne va pas sans pas attaché d'importance à cet aspect de
quelque excès— c'est le danger qui guette la question, soit qu'il en ait poussé trop
tout biographe. incomplètement l'étude. Pourtant, nous
Cette réserve faite, nous retrouvons le pensons qu'une des exigences fondamen-
Dombrowsky que nous connaissons et tales du réalisme historique est une par-
que nous aimons, son ardeur, la flamme faite concordance entre les personnages
révolutionnaire qui l'anime et même, ce et le milieu dans lequel ils se meuvent ;
qui le rend plus humain — partant plus nous savons qu'une telle « résurrection »,
vrai —, ses hésitations, ses dépits, ses pour reprendre le mot de Michelet, pré-
colères. Si le livre ne nous apprend rien sente de grosses difficultés (nous les avons
sur son rôle parisien, il éclaire le rôle éprouvées quand nous préparions avec
joué dans la préparation de l'insurrection Grémillon le film sur 1848). Mais l'effort
polonaise de 1863, les relations de Dom- vaut d'être tenté : mené à bien, il donne
browsky avec ses amis russes ; aspects ce sentiment de plénitude que l'on trouve
LES LIVRES 149

— pour choisir un exemple qui ne sorte de cent pages. C'est dire que le cher-
pas de la Commune — dans h Colonne, cheur aura sous la main, grâce à ce vo-
le roman de - Lucien Descaves. Nous lume, un instrument de travail exception-
sommes nombreux qui, recherchant dans nel. Il semble que, outre les Archives
les pavés de la ville les traces du Paris ' Nationales, celles des Affaires Etrangères
révolutionnaire, avons été heurtés par des et celles de Bucarest, les sources extrême-
inadvertances, des maladresses, des ana- ment dispersées qui intéressent le sujet
chronismes. aient été à peu près toutes utilisées et
Une autre critique visera la traduction. signalées. Bien que cette étude ait été
Celle-ci s'est — honnêtement — ingé- rédigée dès 1948, l'auteur l'a remise à
niée à donner aux personnages la langue jour en tenant compte des travaux rou-
et le ton les plus véridiques : sérieux mains récents — publications de l'Acadé-
pour les uns, doctoral pour d'autres, popu mie de la République populaire rou-
laire pour le plus grand nombre ; le maine, revue Studii — qui n'ont pu par-
malheur est (au fait, est-ce un malheur ?) venir en France que depuis peu. Les
que la langue parlée évolue très vite, et fautes d'impression sont rares — la plu-
que ce langage de 1871 est en réalité part signalées en « errata ». L'auteur a
celui de 1950 (ou parfois de 1900, puis- obtenu de l'imprimeur qu'il respecte la
qu'on parle ici des « apaches », alors graphie roumaine, ce qui est rare et méri-
que la fin du Second Empire ne connais- toire.
sait que les « rôdeurs »). Quiconque est Mais le sujet, quel qu'en soit l'intérêt,
quelque peu familier avec le style de méritait-il, permettait-il un tel dévelop-
Vallès (n'est-ce pas, Lucien Scheler ?), pement ?
sera sensible à ce décalage, parfois fort C'est surtout après 1815 que les rela-
pénible. tions franco-roumaines prennent tout leur
Le livre est beau, ardent comme son sens, que les idées françaises contribuent
héros, tragique comme la période qu'il à l'éveil de la nation roumaine.
décrit. Il va sa route avec flamme, il
entraîne le lecteur. Mais il souffre d'un Les événements de 1821 1 sont, du point de
décor mal planté, d'un vêtement — le. vue roumain, fort bien connus. Le rôle joué par
Napoléon III dans la formation de la Roumanie
style — inadéquat. Remarques secon- moderne l'est encore mieux. Quant à l'influence
.
daires, peut-être, mais qui devaient être française dans ce pays au cours du xxe siècle,
faites. elfe fait partie de l'histoire contemporaine et
chacun, a pu la vivre, pour ainsi dire, au jour
E. TERSEN le jour. En revanche, la période antérieure à
1815 n'a jamais été étudiée dans son ensemble 1.

Germaine LEBEL :La France et les Cette justification de l'auteur n'em-


principautés danubiennes du XVI6 porte pas notre conviction. On a sans
siècle à la chute de Napoléon Ier. doute écrit sur les relations franco-rou-
Paris, P.U.F., 1955. Publications de la maines au xixe siècle ; mais la riche ma-
Faculté des Lettres d'Alger, tome tière de ce sujet est loin d'être épuisée,
XXVII, 464 p., 1 carte hors-texte. et le parti-pris a faussé la plupart des
travaux qui portent sur cette question
L'auteur de ce volumineux ouvrage Pour ne prendre qu'un exemple, les opi-
a voulu écrire l'histoire des relations entre nions reçues sur le rôle de Napoléon III
la France et les provinces danubiennes dans la formation de la Roumanie mo-
— noyau de la future Roumanie — avant derne sont à revoir de très près ! Quant
1815.
La présentation est digne d'éloges ;
toutes les références sont soigneusement
indiquées ; elles occupent, avec la biblio- 1. Il s'agit de la révolte de Tudor Vladi-
mirescu.
graphie et un index des noms cités, plus 2. Introduction, p. 7.
150 LES LIVRES

au XXe siècle, le jeu des monopoles capi- toire valait-elle tant de pages et d'érudi-
talistes français en Roumanie, d'une tion?
importance décisive pour l'histoire de ce.
pays, constitue un passionnant sujet J. SURET-CANALE
d'études, qui dépasse de loin l'expérience
vécue <t au jour le jour ».
Avant 1815 au contraire, les relations A. MlCHOTTE, J. PIAGET, H. PIÉRON :
françaises avec les provinces danubiennes La Perception. Symposium de l'as-
ont été rares et d'une mince portée his- sociation de psychologie scientifique
torique : à leur aspect commercial, le de langue française, 1 vol. in-8° de
plus intéressant, l'auteur ne consacre 129 pages. Paris, P.U.F., 1955.
qu'une courte annexe, dont elle s'excuse
par l'insuffisance des sources. En réalité, On mesure, à la lecture de ces com-
l'auteur a négligé cet aspect parce qu'il
munications consacrées au problème
ne l'intéressait que médiocrement. du rôle de l'expérience dans la per-
Comme elle le déclare dans sa préface, ception, combien la théorie de la
c'est la « floraison d'anecdotes, de faits Forme a perdu du terrain en quelques
pittoresques » d'une époque « débor- années. Sans doute Michotte pouvait-il
dante de vie, d'un dynamisme et d'un relever combien le terme expérience
attrait auxquels, pour ma part, je n'ai pu reste ambigu, et souligner qu'il existe,
résister » 2 qui a guidé sa démarche. La
première partie, « La politique », est cork avant toute interprétation, des formes,
des structures, comme l'écran, qui
duite suivant l'usage de l'histoire pure- s'imposent au sujet ; mais il avait
ment politique traditionnelle ; l'histoire reconnu que ces conditions premières
diplomatique des relations franco-turques de. la perception n'ont qu'un rôle de
— les provinces danubiennes n'y jouant « préparation », et qu'il faut en outre
qu'un rôle accessoire — y est écrite dans considérer les « acquisitions faites au
un cadre qui ignore délibérément les pro- cours de la vie du sujet ». En quoi
blèmes économiques et sociaux. Le lec- consistent-elles ? A l'associationnisme
teur n'aura nulle part la moindre idée de de Piéron s'oppose l'interprétation de
l'organisation sociale des provinces danu- Piaget. Le premier, s'appuyant sur des
biennes au xviu" siècle : la thèse de données physiologiques, insiste sur
M. Emerit sur les Paysans roumains, qui les connexions, constituées sous l'in-
porte sur la période postérieure à 1829, fluence de l'expérience, entre les
mais contient de précieux aperçus sur la diverses sensations et les centres qui
situation antérieure, n'est même pas citée les commandent. Il tient compte,
dans la bibliographie — où figurent aussi, d'une loi d'économie, qui fait
Jacques Bainville, Octave Aubry et Pierre enregistrer, de préférence, les figures
Gaxotte I Cette omission, de la part d'un les plus simples, les plus commodes —
auteur si consciencieux, ne peut être le cercles, angles droits... — qui abondent
fait du hasard : ce n'était pas son sujet. dans le milieu technique. Piaget, pour
La seconde partie, « Histoires consu-
laires », nous retrace la carrière des con- sa part, est guidé par l'idée que la
perception esquisse les opérations
suls et vice-consuls de Bucarest et de intellectuelles ; il met en relief les
Jassy, et, ici, de l'histoire politique nous compensations et les corrections qui
glissons à la « petite histoire ». Cette
tendent à supprimer les surestimations
suite d'anecdotes se lit sans fatigue : mais successives des diverses parties du
la contribution qu'elle apporte à l'his- champ (nous surestimons en effet
l'élément sur lequel se porte notre
attention). En faveur de sa thèse,
Piaget rapporte ses expériences sur
1. Introduction, p. 7.
-LES LIVRES 15»

l'évolution des phénomènes de con- science de la littérature », éditées à


stance et des- illusions perceptives en Berlin-Est par les professeurs Werner
fonction de l'âge : l'adulte, par Krauss et Hans Mayer.
exemple, sait tenir compte de l'éloi- Une remarque préliminaire non
gnement pour apprécier la taille des signée sur la « périodisation du siècle
objets, mieux que ne le fait l'enfant ; philosophique » en précise le début
la correction est chez lui supérieure (1715) et la fin ( 1789 ou 1804). Les
en raison d'une plus grande mobilité dernières années du xvne siècle, celles
de ses schèmes. de la crise de la conscience européenne
La plupart des interventions qui selon Paul Hazard, sont rapportées
suivirent ces rapports ont mis en relief au classicisme dont elles consacrent la
le rôle de l'expérience. On trouverait disparition.
cependant pas mal d'hésitations con- Viennent ensuite les études sui-
cernant le niveau de cette expérience. vantes : Helvétius, par Arthur Baurn-
C'est ainsi que l'école américaine du garten ; La théorie des physiocrates,
new-look #, dont Ombredane rap-
-<(
par l'historien et économiste connu
porte les travaux, a certainement suré- Jùrgen Kuczynski ; Diderot et son
valué le rôle des interprétations en
fonction des sentiments et des croyan- roman Jacques le Fataliste, par Hans
Mayer ; D'Holbach et le problème du
.ces sociales des sujets. Non point que matérialisme dans la philosophie fran-
ces facteurs n'interviennent pas dans çaise, par Manfred Naumann ; Frère t,
la perception — les philosophes l'ont un précurseur de la sinologie euro-
noté depuis l'antiquité — mais ils péenne, par Martin Niepage ; L'idée
n'en sont pas caractéristiques. C'est de paix dans la littérature philoso-
un danger du même ordre que pré- phique française, pat» Werner Bah-
sente une théorie comme celle de ner ; Les limites de l'Etat jacobin, par
Michotte, qui veut voir dans certaines Walter Markov.
perceptions du mouvement et du choc Il ne saurait s'agir d'analyser cha-
entre objets la préfiguration de cer-
taines notions, comme la causalité. cun de ces travaux. L'abondance des
Entre le percept et la notion, bien notes et des références bibliogra-
des acquisitions ont dû se glisser, dont phiques témoigne de la sûreté de l'in-
formation des auteurs, comme leur
la plupart relèvent de la technique et
du langage. texte témoigne de la solidité de leur
L'ouvrage, outre les communica- jugement, même lorsqu'il ne change
tions principales et les discussions, guère les notions acquises.
-contient un rapport de Nuttin sur la Signalons la finesse des analyses de
perception des réussites et des échecs, Werner Bahner, spécialement dans les
un exposé de Fauviile sur les pre- pages où, partant de l'apologie de la
mières émotions de l'enfant, un exposé guerre par Vauvenargues, il montre
~de Koch sur les migrations animales. qu'il n'y a de contradiction qu'appa-
P. MALRIEU rente entre la volonté de paix des
hommes du siècle des lumières et leur
admiration pour l'héroïsme militaire
Gsiffîdpositiorîsn d&r franzôsischen et civique des Anciens. Il y aurait à
Aufklërwîig, (Positions fondamen- chercher dans ce sens quelle justifica-
tales de la Philosophie française du tion invoquaient les futurs révolution-
XVIII6 siècle). Berlin, Rùtten et naires pour la préférence absolue
Loening, 1955. qu'ils accordaient à Sparte et qui les
portait; à négliger l'exemple d'Athènes.
Ce gros ouvrage collectif inaugure Signalons encore la rare maîtrise de
les « Nouvelles contributions à la Walter Markov, qui semble ne rien
152 LES LIVRES

ignorer de l'énorme production sur la nies dans les foyers de travailleurs ? Mais
Révolution française et qui adhère rationaliser l'éducation, c'est aussi l'adap-
aux conclusions sur les rapports de ter à l'enfant par une connaissance suf-
classes à l'époque de la Terreur pré- fisante de son type nerveux et psycholo-
sentées par Albert Soboul dans di- gique, au stade de développement qu'il a
verses revues et singulièrement dans atteint à un âge donné ou qu'on veut
la Pensée. l'aider à franchir.
Jean DAUTRY La régularité du régime, l'harmonie.
entre les différents milieux dans lesquels
l'enfant est amené à vivre sont au pre-
Irène LÉZINE : Comment élever nos mier plan des préoccupations d'un bon
enfants» Une brochure de 53 pages éducateur. La famille doit être une col-
in-160, éditée par la Commission des lectivité où l'on sente une intention
activités sociales et de l'enfance de commune des parents, où la discipline et
l'Union des Femmes Françaises, Paris, l'autorité soient toujours comprises et ne
1955. Prix : 100 francs. soient jamais arbitrairement imposées, où
l'activité de l'enfant soit stimulée et dis-
L'auteur, dont on sait la grande com- crètement surveillée, sans contraintes
pétence en la matière, nous présente sous excessives, mais sans complaisance exagér
une forme très condensée l'essentiel de rée. Sur le développement du langage, cer-
•e que les parents doivent savoir pour tains traits d'anomalie, les parents trou-
mener à bien le développement psycho- veront ici d'utiles • renseignements. Le
logique et moral de leur enfant. Trop rôle du jeu est, à tous les âges, de stimu-
souvent, en effet, en dépit des efforts de ler l'évolution psychomotrice et cultu-
recherche et de diffusion qui sont relle, la sociabilité, le sens de la respon
déployés ici et là, on trouve dans de sabilité. Il fournit mille occasions d'ac-
nombreuses familles une prise de con- quérir de bonnes habitudes : le choix
science insuffisante des problèmes pédago- des jouets et des livres ne peut être laissé
giques vus sous l'angle scientifique. La au hasard (on trouvera des indications
nécessité de surveiller très tôt (dès les dans ce sens). Mais il doit s'établir très
premières semaines) les conditions de vie tôt une différenciation entre le jeu et les
de l'enfant, le fait que tout dans ces premiers travaux du logis ou de l'école.
conditions est important et influe sur le Là aussi l'équilibre doit être trouvé entre
développement ultérieur, doivent être l'indépendance et la surveillance. Le
inculqués à la mère et au père, si l'on freinage est nécessaire, mais il doit être
veut leur éviter d'avoir à redresser les appuyé sur une certaine compréhension,
effets de leur négligence. Trop souvent par exemple des conséquences d'un acte.
aussi, notamment dans les milieux ur- L'activité ainsi dirigée dans le sens de
bains, les notions des parents sont faus- l'ordre, de la continuité, de l'adaptation
sées par des lectures non-scientifiques : au réel est la seule manière d'éduquer la
on aboutit, par exemple, à cette éduca- volonté. Cette direction pose des pro-
tion « libertaire » qui laisse à l'enfant blèmes : elle ne doit pas être une pres-
une part exagérée d'initiative et constitue sion continuelle ; on risque ainsi d'avoir
une mauvaise préparation à la vie sociale. des enfants capricieux ou entêtés, par
L'essentiel est donc d'avoir quelques excès d'excitation ou d'inhibition.
idées saines et claires, permettant d'éta- Enfin, la vie en groupe, si importante
blir un régime de vie rationnel, régime pour l'adaptation sociale, doit faire l'ob-
qui suppose avant tout des conditions jet d'un examen attentif, tant en ce qui
matérielles suffisantes de logement, d'ali- concerne l'état de santé de l'enfant que
mentation, d'hygiène — et qui peut dire, l'on met à l'école que l'harmonie à obte-
dans l'ère des taudis qui est la nôtre, nir entre les milieux scolaire et familial.
combien rarement elles se trouvent réu- Il faut organiser des contacts entre
LES LIVRES 153
parents et éducateurs au sein d'associa- chacun valeur infinie. La cause du temps
tions dans lesquelles des intentions édu- ne fait qu'un avec celle du combat et du
catives communes puissent être définies. progrès.
On ne peut que louer ce petit livre Ces grands types d'attitudes tem-
très clair, adapté à son objet et à la porelles coexistent en nous, ou s'af-
portée de toutes les bourses. frontent en nous.
Robert FRANCÈS Ainsi chez Bergson il y a désaveu de
l'éternisme et de l'immobilisme. Le moi-
est invention et devenir. Le temps n'est
P. MALRIEU Les origines de la con- rien s'il n'est création. Mais la durée est
:
science du temps. Les attitudes substance et le souvenir substantifié en
temporelles de l'enfant. Un volume même temps. Antithèse, vision dualiste
in-8° de 160 p. Paris, Presses Univer- du monde qui traduit, dit Malrieu, l'in-
sitaires de France, 1953. quiétude d'un esprit sollicité par deux
idéaux, l'individualiste et l'éterniste, mais,
P. Malrieu a recherché les origines de ajoute-t-il, une psychologie des attitudes
la conscience du temps aux origines temporelles découvrira des conduites hié-
enfantines de l'homme. rarchisées là où Bergson voyait des oppo-
Il l'a fait en philosophe soucieux de sitions tranchées.
comprendre la notion de temps et très Il n'y a pas moins de contradiction
vite il prend parti face aux problèmes chez Heidegger, qui se révèlent dans les
relatifs au temps : le temps n'est pas un critiques adressées aux philosophies qui
cadre, mais un objet de notre action et ont défini l'être par l'absence de change-
aussi un instrument et une. oeuvre. Les ment et ont donné le primat à la chose,
attitudes temporelles relatives au passé, alors que c'est à l'avenir qu'il faut don-
au présent, à l'avenir ont des conditions ner le primat selon le philosophe alle-
et une histoire. Et c'est cette histoire mand. Comprendre, c'est conquérir son
qu'il s'est attaché à retracer. avenir avec la conscience- d'être destiné à
Très rapidement il évoque le temps du la mort, et avec la conscience du passé
primitif, temps d'affolement, du fait dont chacun dépend. Mais ce temps
qu'il y a trop d'insolite autour de lui, orienté vers l'avenir, qui met fin à l'iso-
qu'il ne sait pas prévoir, et moins que lement des choses, qui constitue le sens
tout la mort qui prévalut jusqu'à ce que de l'être dans le monde, est un temps
.
fût inventée l'idée d'un ordre inéluc- court aux dimensions de l'individu, qui
table, l'idée du destin de la philosophie s'arrêtera avec la mort, qui nie la liberté
antique, fixé de toute éternité, figeant la de l'individu. Et avec la mort privée de
pensée de l'homme dans la recherche et la compensation de survie dans et par
la contemplation de l'immuable ; rédui- la société, quoi que prétende Heidegger,,
sant le temps à n'être qu'une apparence. c'est le. passé qui devient la dimension
Avec le christianisme et St Augustin, le capitale de notre vie, le biologique qui
temps prend au contraire valeur absolue, prime le social et l'humain. La Présence
c'est là que s'y décidera notre salut ou se voit attribuer quelques-uns des traits
notre perte. Chez Descartes le temps de essentiels de l'âme, mais d'une âme, il'
l'individu s'efface derrière celui des est vrai, mortelle, témoignage de l'ambi-
humains, se transmettant le flambeau de guïté de la position existentialiste.
la connaissance. L'avenir est à la science Pour échapper aux contradictions de
et à la technique dont il dépendra ; sou- ces deux philosophies modernes du
mis à notre savoir et à notre volonté, il temps, pour élucider les attitudes tempo-
ne recèle plus d'angoisse. Le passé avec relles de l'adulte, Malrieu se tourne vers
Auguste Comte, Hegel, Marx a toujours les fondements sur lesquels ces attitudes
été tout ce qu'il pouvait être. Les instants se sont édifiées et prend l'enfant pour
du temps, suite de luttes créatrices, ont objet.
la-i UC3 LIVRES

C'est ainsi que dans cet ouvrage ks souvenirs pour se distinguer, voire s'op-
observations et analyses du comporte- poser aux autres, pour marquer ses pro-
ment enfantin prennent tout leur sens. grès : « quand j'étais petit »., rappeler
ses succès, fixer ce qu'il est en regard de
ce qu'il a été. Le passé devient comme
Le premier chapitre étudie les pre- la matière première de son avenir. Puis
mières réactions enfantines vis-à-vis de la il lui faut s'attaquer à l'avenir. C'est la
dispersion primitive, dispersion pure du conduite de prévision qui lui en donne
nouveau-né, ou réduite déjà de l'enfant la maîtrise.
de deux ans, absence de réglage des Enfin il restera à l'enfant à relier le
mécanismes chez le premier, mauvais passé et l'avenir. C'est là l'objet du cha-
réglage encore chez le second. pitre III où l'on voit naître et se consti-
Ce n'est que vers huit ou neuf mois tuejr les sentiments de succession, de
que l'enfant arrive à fixer son attention, causalité, de durée. L'enfant s'intéresse
puis vers un an à le faire davantage aux circonstances générales des possibles,
quand lui vient l'intérêt pour autrui, et aux causes occasionnelles, avant de dé-
le désir d'attirer son intérêt, pôles entre couvrir les causes nécessaires et suffi-
lesquels il oscille et qui entraînent des santes. Et cette découverte est précaire
sautes d'une sensation à un mouvement, aussi longtemps que l'enfant croit à la
à une idée, à une tâche vite abandonnée. réversibilité, aux cycles. Il lui faut un
L'enfant échappe ensuite à l'éparpille- nouvel effort de coordination pour arri-
ment par la tension vers le futur proche ver à construire la situation réciproque
qui se manifeste en présence de la nour- des trois moments : passé, présent, ave-
riture ou de l'objet désiré. D'instable, nir, et prendre conscience avec orgueil
l'enfant devient impatient, et l'émotion de l'enchaînement irréversible de ces
d'impatience le conduit, à travers échecs moments : hier, temps des déficiences,
et succès, à prendre conscience de lui et des maladresses dépassées ; demain, temps
de ses désirs, et surtout de l'objet, son des succès, de 1a liberté : « quand je
partenaire. C'est alors qu'il veut en savoir serai grand. » -
le nom, puis qu'il se livre avec les objets A ' six ans, l'enfant est enfin capable
à des simulacres d'actes, à des imitations, de perspective historique. Il se libère de
à des tâches. Mais à ce stade l'automa- son temps subjectif, individuel, pour
tisme l'emporte le plus souvent sur la atteindre à l'idée d'un temps où il n'était
spontanéité, et les opérations de l'enfant pas et d'un temps où il ne sera plus :
n'ont ni continuité, ni unité. .«
maintenant, ce sera autrefois pour des
Le deuxième chapitre est consacré à gens. » Mais dès quatre ans il sait arrê-
l'avènement de la conscience du passé et ter une action en cours, attendre, diffé-
de l'avenir par l'intermédiaire de l'ima- rer, retarder par des ruses, refouler ses
gination, qui permet à l'enfant de se émotions ou les faire durer secrètement,
détacher des temps courts de la première taire ses intentions ou promettre, en
année. somme contrôler ses actes quand il veut,
Le premier pas dans cette voie se fait en s'appuyant sur une organisation des
grâce aux fictions dans lesquelles l'enfant intervalles temporels. C'est à travers ces
entre comme le dormeur entre en rêve. actions sociales qu'il fait l'apprentissage
Là il s'évade des appels de l'instinct et des caractères du temps, mais d'un temps
se- libère par là môme des temps épar- plus vécu que pensé, comme un écoule-
pillés en atteignant, comme Rousseau ment indépendant de la conscience affec-
dans les Rêveries, à une sorte d'atempo- tive.
rel. Mais bien vite à ce premier gam La mise en correspondance des temps
s'en ajoute un autre : le résurrection des et des espaces s'établit : « ce chemin
souvenirs proches ou lointains. Dans sa qui a beaucoup de tournants est long, il
troisième année, l'enfant raconte ses faudra beaucoup de temps pour arriver »,
L3S LIVRES 155

ou : « ce livre a beaucoup de pages, il type social,, de s'ouvrir à des réalités nou-


faudra beaucoup de jours pour en velles. Le temps n'est pas seulement une
entendre la lecture », et l'influence du loi de la personnalité. Il exprime sans
cadre social, avec la régularité des heures doute ses façons de réagir, ses préférences
de repas, de sommeil, de promenades, et, et ses hésitations, mais surtout il est la
à partir du jour où il va en classe, la voie de réalisation du sujet, le procédé
aégularité des jeudis et des dimanches, par lequel ' l'homme lutte contre les
des semaines et des mois, consolide rythmes d'origine biologique pour insérer
l'objectivité de son temps. son action dans les rythmes cosmiques et
Le temps spatialisé et le temps social sociaux. A. notre, geste le monde répond
se soutiennent, comme Bergson l'avait par une résistance ou un écho, et cette
bian vu, mais, dit Malrieu, il ne faut pas réponse, qui s'effectue dans un temps
le regretter, car c'est la conséquence et physique, infléchit notre action, nous
la condition de la maîtrise des émotions, étonne ou nous fait hésiter, en un mot
de la constance à soi-même, du dépasse- nous communique des attitudes tempo-
ment de l'instabilité et de l'impulsivité. relles que nous n'aurions pas connues
autrement.
^Voici les conclusions tirées par Mal- C'est ainsi que des observations recueil-
ricp : lies par une tête philosophique con-
1) Il n'y a que des temps pour l'en- duisent à une philosophie de la présence
-
fant. Le temps est une « création dialec- au monde.
tique 1 », non pas une donnée. La con- S. LAUTMAN
science du temps est un résultat en
même temps qu'elle est une cause. P. MALRIEU Les Emotions et la Per-
:
2). Le temps classique, écoulement sonnalité de l'Infant. Un volume de
uniforme du passé et de l'avenir, résul- 344 p. Paris, Librairie philosophique
tat d'une attitude réflexive qui nivelle J. Vrin, 1954.
les facteurs de variations, tant objectifs
que subjectifs, ne saurait passer pour le L'intention de Malrieu, au terme de
.
temps universel. ses observations, était d'établir l'insuffi-
3) Il y a progrès à passer des attitudes sance des points de vue mécaniste et
temporelles élémentaires aux attitudes réflexologique, aussi bien que freudien ou
plus synthétiques. encore vitaliste et de la "maturation. Ce
L'enfant progresse dans la notion de ne sont pour lui ni les comportements
temps dans la mesure où il est capable sensori-moteurs préférés aux autres mani-
de créer, de dominer ses émotions,, festations, ni les complexes à eux seuls,
d'orienter ses conduites. Et il en est de ni l'organisation des schèmes privilégiés
même pour l'adulte. Celui-là a vécu qui par Piaget, qui peuvent donner la clef de
a échappé aux routines et créé des temps la personnalité de l'enfant. Soutenir un
nouveaux. " point de vue à l'exclusion des autres,
4) La dispersion est le point de dé- c'est se masquer la véritable nature du
part. Le premier progrès est dans l'élan développement psychologique de l'en-
vers l'avenir, puis dans la présentification fant ; prendre pour modèle le réflexe,
de l'avenir. Vient ensuite la découverte l'émotion, la; perception, c'est faire se sur-
du passé à travers les rapports du moi et vivre la théorie des facultés. Le fait psy-
du monde repensés. C'est le souci du chologique ne saurait se laisser ain'i
moi qui est le facteur essentiel de ces découper, ni l'équilibre obtenu ainsi s'ex-
conquêtes successives, mais d'un moi pliquer.
toujours désireux de se modeler sur un C'est à cette démonstration que se
livre Malrieu au long de la croissance de
1. « Création » psychologique, qui fait décou- l'enfant, de la naissance à l'âge de trois
vrir à l'enfant la réalité des rythmes cosmiques
et sociaux. ans.
156 LES LIVRES

Les chapitres I-II-III sont consacrés l'enfance, sinon la plus importante. Mais
aux conduites de l'enfant, conduites de à ce moment l'enfant est encore soumis
retrait, de malaise ou de bien-être et à ses émotions. C'est après dix-huit mois
d'avidité, et de première adaptation au qu'il accède à l'autonomie, comme en
milieu, jusqu'au troisième mois, puis atti- témoignent les décisions qu'il prend
tudes émotionnelles dans les mois sui- alors, les consignes qu'il se donne, les
vants, puis initiation au monde des objets souvenirs qu'il essaie de revivre. Après
et à celui des personnes, de sept à douze vingt mois, l'enfant est capable d'inven-
mois. tion, de dédoublement. L'unification vient
Les chapitres V-VI-VII-VIII portent enfin, l'affirmation de soi qui se traduit
sur les conduites des deux années sui- dans les conduites de refus.
vantes, nées de l'éclatement des conduites A chacun de ces moments la vie psy-
antérieures sous l'influence conjuguée de chologique est organisée en totalité, réa-
la maturation physiologique et des possi- lise des équilibres propres. Mais sous les
bilités qu'offre le milieu. L'instabilité, équilibres se développent des contradic-
qui était de règle, régresse alors, les con- tions dues à l'avènement de comporte-
duites rs'organisent, deviennent tenaces, ments nouveaux, de pressions sociales,
s'appuient sur des souvenirs, des pro- ou encore à la diversité des fonctions
messes, tandis que fa pensée s'organise. que doit assumer l'enfant. Ce sont ces
De un à trois ans, l'enfant accomplit antagonismes latents qui sont facteurs du
donc des progrès décisifs, lesquels sont en devenir.
corrélation avec l'organisation affective, C'est ainsi que Malrieu prend position
c'est-à-dire avec les émotions construc- contre les théories qui ne veulent voir
trices, joies et désirs, mais aussi avec des dans les progrès psychologiques qu'un
fonctions et des sentiments inexistants processus d'addition, une combinaison de
avant un an. Mais ces sentiments ne sont comportements (théorie de l'intégration
pas des effets seulement ; ils contribuent, nerveuse, théories associationnistes, théo-
avec la maturation sensori-motrice et les ries du conditionnement et, sous certains
progrès socio-intellectuels, à faire naître aspects seulement, théories de Piaget).
les diverses structures de la personnalité, Pour Malrieu au contraire le devenir a
d'où procéderont à leur tour de nouveaux un caractère dramatique, heurté et, pour
sentiments. tout dire, émotionnel.
La dernière partie (ch. X et XI), fai- Il faut donc d'après lui mettre au pre-
sant le bilan des observations, arrive aux mier plan de l'explication la conscience,
conclusions suivantes : le nouveau-né pro- « ensemble de réactions de l'individu à
gresse par paliers, passant des réflexes ses propres actions », comme la définissait
incoordonnés aux réflexes conditionnels et Pierre Janet. Elle répond émotionnelle-
circulaires, puis aux désirs, aux réactions ment aux atteintes portées par le sujet à
devant les situations nouvelles, à l'explo- des structures antérieurement constituées
ration, à l'imitation impliquant un et pour cette raison inconscientes. Il n'y
dédoublement du moi, aux fictions et, a donc pas une conscience, mais des actes
vers trois ans enfin, aux premières réac- de conscience qui s'échelonnent le long
tions intellectuelles, et à une première de la vie. L'évolution psychologique eu
assimilation sociale. chacun de ses moment résulte de Tinter
Avant onze mois les conduites adhèrent action de fonctions multiples, qui font
aux choses et consistent en échanges sen- participer l'enfant au monde des choses
sori-moteurs. Après onze mois, l'enfant et à celui des hommes.
prend du recul, se place au point de vue Beau livre qui vient illustrer la thèse
de l'autre et notamment par la dénomi- selon laquelle le progrès est non pas évo-
nation. Ce bond dans le social, s'ap- lution linéaire et additive, mais mouve-
puyant sur le langage, constitue pour ment dialectique.
Malrieu une des étapes fondamentales de S. LAUTMAN
EDITIONS SOCIALES

OEUVRES
DE MAURICE THOREZ
LIVRE IV
Tome XVI : Octobre 1938-Février 1939
Un volume in-8 écu de 192 pages. — Broché : 250 fr. — Cartonné : 480 fr. — Relié : 680 fr.

Le tome XVI, par lequel s'ouvre le livre IV des « OEuvres » de Maurice


Thorez, embrasse la période qui suit immédiatement la capitulation de Munich
(29 septembre 1938).
Alors que les partis politiques, à l'exception du Parti communiste, se
félicitent de la paix obtenue sur le corps mutilé de la Tchécoslovaquie, livrée
sans défense aux ambitions de Hitler, Maurice Thorez mène une campagne
inlassable contre le honteux « diktat ».
Dans chacun de ses discours, d'une argumentation serrée et d'une force
de persuasion irrésistible, il dénonce la montée des périls, il adjure les
Français de s'unir pour prévenir la catastrophe.
Les solutions préconisées par le Parti communiste eussent sauvé la France
du désastre et de l'occupation nazie. La classe dirigeante préféra sacrifier
l'intérêt national et l'existence même du pays.
Ce tome XVI — document indispensable à tout historien — restera comme
un témoignage impérissable de clairvoyance politique et un des cris les plus
émouvants qu'ait poussés un patriote pour sauver son peuple de la souffrance,
de la servitude et de la mort.

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