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Civilisations et Sociétés 67
JEAN-CLAUDE SCHMITT
L'École des Hautes Études en Sciences Sociales a bénéficié, pour organiser ce colloque, de
l'appui matériel du Centre National de la Recherche Scientifique. Elle a obtenu aussi une aide
du Ministère des Affaires Étrangères, du Ministère (alors Secrétariat d'État) aux Universités,
du Ministère Italien des Affaires Étrangères, et du Social Sciences Research Council ( Grande-
Bretagne). Nous tenons à exprimer notre gratitude toute particulière à Jean Pouilloux, directeur
scientifique du CNRS, Pierre Tabatoni, délégué aux Relations Universitaires Internationales
au Secrétariat d'État aux Universités, Jean Laloy de la Direction Générale des Relations
Culturelles, Scientifiques et Techniques du Ministère des Affaires Étrangères, Sergio Romano,
ministre-conseiller près l'Ambassade d'Italie en France, Édouard Pommier, conseiller culturel
près l'Ambassade de France à Madrid.
Jean Cuisenier, conservateur en chef du Musée National des Arts et Traditions Popu-
laires, a été l'hôte du colloque pendant trois jours. Qu'il soit remercié aussi d'avoir bien voulu
organiser au Musée, à l'occasion de cette manifestation, une exposition consacrée au charivari.
Cette exposition, qui est restée ouverte au public plusieurs semaines après le colloque, eût été
impossible sans le travail et la compétence de Mademoiselle Claudie Marcel-Dubois, Madame
Martine Segalen, Pierre Catel, du Musée National des Arts et Traditions Populaires, et sans
l'aide de Daniel Fabre, de l'Université de Toulouse III. Notre reconnaissance va aussi aux
personnes et aux institutions qui ont bien voulu prêter des documents pour cette exposition, en
particulier la Bibliothèque Nationale et le Centre International de Documentation Occitane
à Béziers.
Nous tenons aussi à exprimer notre gratitude à tous ceux qui nous ont aidés dans la prépa-
ration scientifique et matérielle du colloque, et d'abord à Mademoiselle Marie-Claude Ryckx,
du Centre de Recherches Historiques de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, dont
les efforts, déployés sans compter pendant plusieurs mois, ont assuré le Succès de cette rencontre.
Notre dette de reconnaissance est très grande aussi à l'égard de Madame Daniela Roma-
gnoli, Madame Martine Boiteux, Madame Nina Godneff, Bernard Vincent, Jean-Paul Desaive,
qui ont bien voulu traduire les communications en langue étrangère et enfin à l'égard de Madame
Claudine Fabre et de Xavier Ravier, qui ont assuré les réalisations des différentes annexes.
Fonction de la dérision
et symbolisme du bruit dans le charivari
NICOLE BELMONT
Cette tentative de déchiffrement du symbolisme des deux éléments les plus frappants du chari-
vari, la dérision et le bruit, partira d'une constatation faite lors d'une étude des rituels popu-
laires du mariage. Il nous a semblé en effet que, du point de vue de la dérision et du bruit,
le mariage et le charivari présentaient des différences, non pas de nature, mais de degré.
Quelques descriptions datant du début du xix e siècle montrent que, le jour du mariage, le
tapage se faisait surtout lors des cortèges qui allaient de la maison paternelle de la fiancée à
l'église et de l'église à la maison paternelle du jeune marié.
« Le cortège est précédé d'un violon et d'une clarinette, musique obligée et traditionnelle
du village, les garçons ne faisant faute de crier de toute la force de leurs poumons le
thiou hihi va longue, expressions ordinaires de la joie bruyante et quelquefois un peu sau-
vage des montagnards vosgiens assistant à des fêtes..., n'oubliant pas le vieil usage de
leurs pères de tirer fréquemment des coups de pistolets près de la jeune mariée, souvent
même entre ses jambes. On assure que loin de s'effrayer de ces explosions subites d'armes
à feu, elle paraît persuadée aussi que son mariage ne serait pas convenablement célébré
si on n'y faisait qu'une faible et mesquine consommation de poudre : ce qui ferait augurer
encore que devenue mère, elle ne sera pas bonne au lait, c'est-à-dire bonne nourrice. »1
« Les habitants du Médoc... donnent à leurs mariage plus d'éclat. Ce sont des cris, des
hurlements qui accompagnent cette fête, et non cette joie calme et pure qui embellit ce
respectable lien. » 2
Laisnel de la Salle assure que « les cris, les chants, les rires de l'assemblée ne s'apaisent
qu'aux abords de l'église» 3 . Us n'en reprennent que mieux à la sortie de celle-ci: «Des
coups de fusil et pistolet sont de nouveau lâchés en l'air et l'on pousse des cris à pleine gorge
qui attirent la population aux portes et croisées. Le ménétrier joue de son instrument. » 4
Un siècle auparavant, Jean-Baptiste Thiers nous apprend que le tapage et la dérision
s'exerçaient même durant la célébration du mariage :
« Faire venir dans les Églises pendant la messe des épousailles des bouffons, des baladins,
des plaisans, qui y fassent des singeries, des postures indécentes, qui y raillent les nou-
veaux mariés, qui y courent çà et là, qui y causent, qui y fassent du bruit, y souffrir des
violons, des hauts-bois, des flûtes, d'autres instruments de musique, sur lesquels on
chante des airs et des chansons profanes et immodestes ; c'est profaner les Temples du
Dieu vivant, c'est faire d'une maison d'Oraison une caverne de voleurs, c'est déshonorer
le Mariage, qui est une chose sainte, et qui ne doit être traitée que saintement, c'est
c'est rendre à Dieu un faux culte, un culte pernicieux et indû. » 5
A l'appui de cette mise en garde, il cite un grand nombre de synodes de la seconde moitié du
xvi e siècle et du xvn e siècle, qui parlent, selon les cas, de « tumulte en paroles et en actes », de
« vacarme », de « clameurs indues », d ' « insolences et d'inepties », d ' « effronteries et de
sarcasmes », de « jeux déshonnêtes et lascifs » de « déguisements et actions indécentes », etc.
Thiers prononce même le terme de charivari : « Ce sont des insolences plutôt que des super-
stitions que... d'insulter 6 les personnes qui viennent de se fiancer et de faire de grands bruits,
de grandes huées et des charivaris, quand elles refusent de donner de l'argent à ceux qui leur
en demandent. »
On sait en effet qu'il pouvait se faire un charivari lorsque le jeune homme refusait de
payer ses droits à la jeunesse du village ou de donner musique et bal :
«Dans cet tains cas, c'est-à-dire quand on ne prenait pas de violon pour sa noce, ou
bien lorsque le marié arrivait avec son épouse qu'il avait été chercher dans un autre pays,
sans se faire précéder par un ménétrier, et surtout lorsque la réputation de celle qui se
mariait avait reçu de fortes atteintes, on ne se passait pas pour cela de musique ; on leur
faisait ce qui s'appelle un charivari. Cette cérémonie des plus bruyantes et des plus tumul-
tueuses qui existât, prit fin à l'époque de la Révolution ; elle commençait au coucher du
soleil, et durait deux à trois heures, pendant neuf jours consécutifs.
Pour rassembler tout le monde, le chef prenait une corne de bouvier, et en parcourait les
rues et l'entrée de tous les chemins vicinaux, tirait de cet instrument des sons perçants
qui s'entendaient de fort loin. Le rendez-vous était dans un carrefour. On y arrivait armé
de tout ce qui pouvait produire le plus grand bruit : des faulx, des marmites de fonte
cassées, des clairons, des chaînes, des futailles garnies de ferrailles et qu'on roulait dans
les rues, des pelles, des pincettes, des poêles sur lesquelles on frappait, des tambours
et des cornes, etc. Dans les beaux jours on y venait de deux à trois lieues à la ronde, et il
s'y trouvait quelquefois quatre cents à cinq cents personnes. Que l'on juge du bruit
horrible qu'une telle assemblée produisait, puisqu'il y a trente-cinq à trente-six ans, il y
eut à Onzénain un charivari tellement considérable que ce tintamarre diabolique fit
périr dans la ferme des chevaux et des vaches.
Dans ce bel équipage on se rendait à la porte des nouveaux mariés, on leur chantait
quelques couplets analogues à la circonstance ; on en faisait autant dans tous les carre-
fours et à la porte de tous ceux qui avaient cherché à mettre quelques entraves à la
cérémonie.
Le dernier charivari de Bonneval eut lieu en 1785, à l'occasion d'un marié qui, ayant
épousé une demoiselle d'une commune voisine, était entré dans la ville sans violon ; le
bailli et le curé voulurent s'y opposer, mais inutilement. Il eut lieu, et chacun eut son
couplet qu'on chanta à la porte pendant neuf jours.
Le plus sage parti était d'en rire et c'est ordinairement ce qui avait lieu. C'était même
le plus sûr moyen d'empêcher le charivari de durer les neuf jours. » 7
Cette longue description est conforme dans son esprit à ce que disait Jean-Baptiste
Thieis, plus d'un siècle auparavant : « La Canaille et les gens de nulle importance se font
5. J.-B. Thiers, Traité des superstitions, Paris, 1697, t. IV, liv. X, chap. iv, p. 520-521.
6. Id„ p. 477.
7. Lejeune, « Notice sur les usages des environs de Bonneval, département d'Eure-et-Loir », Mémoires
de l'Académie celtique, t. IV, 1809, p. 263-264.
Dérision et symbolisme dans le charivari 17
Fonction de la dérision
Il faut d'abord remarquer que, si le charivari sanctionne les mariages désapprouvés par
la communauté sociale, cette désapprobation ne va pas juqu'à tenter d'empêcher ces unions.
Les documents indiquent toujours qu'il a lieu la veille du mariage, ou les jours qui le précèdent
s'il dure, ou se propose de durer, neuf jours. On le fait parfois le soir même de la cérémonie.
Il paraît donc que cette désapprobation ne soit pas suffisamment violente pour empêcher
l'accomplissement de l'acte blâmé : on se contente de la signifier, de la faire connaître au
coupable. Dans cette perspective, la portée du charivari est singulièrement restreinte et les
intentions de la communauté sont moins méchantes qu'il n'y paraît d'abord. Par la dérision
elle signifie au coupable qu'il a risqué de s'en faire exclure (ou de s'en exclure lui-même) en
raison de la honte qui doit être la sienne. Si nous soulignons le terme « signifie », c'est par
référence à ce que dit Claude Lévi-Stiauss de la fonction des rites, précisément à propos du
charivari :
«Les rites apparaissent comme un 'para-langage' qu'on peut employer des deux façons.
Simultanément ou alternativement, les rites offrent à l'homme le moyen, soit de modifier
une situation pratique, soit de la désigner et de la décrire. Le plus souvent, les deux fonc-
tions se recouvrent, ou traduisent deux aspects complémentaires d'un même procès.
Mais, là où l'empire de la pensée magique tend à s'affaiblir, et quand les rites prennent
le caractère de vestige, seule la seconde fonction survit à la première... Dans nos villages,
le vacarme du charivari ne servait plus (sinon secondairement, en humiliant le coupable),
mais il est clair qu'il continuait à signifier. » 9
Par le charivari, la communauté locale signifie au coupable qu'elle désapprouve l'union
qu'il contracte. Mais, ce faisant, elle lui donne aussi le moyen de « modifier cette situation
pratique » 1 0 . Ce moyen, c'est le paiement, dont tous les documents assurent unanimement
8. J.-B. Thiers, Traité des jeux et des divertissements..., Paris, A. Dezallier, 1686, p. 288.
9. C. Lévi-Strauss, Mythologiques, 1.I, Le cru et le cuit, Paris, Pion, 1964, p. 343-344.
10. On suppose donc, contrairement à C. Lévi-Strauss, que les sociétés européennes traditionnelles
préservaient dans la plupart des cas cette première fonction des rites, mais en la dissimulant beaucoup plus
que ne le font les cultures non européennes, si bien qu'il n'est pas toujours facile de l'y découvrir.
18 N. Belmont
qu'il mettait fin au charivari ou, s'il était préalable, qu'il le prévenait. Ce paiement était fait
aux organisateurs du charivari, donc le plus souvent à la jeunesse locale, soit en argent, soit
en nature, sous la forme d'un crédit ouvert au café du village ou de boissons offertes à la
maison. Mais souvent il faut à la fois payer et offrir à boire. Par le paiement on achète quelque
chose. Qu'achète donc la victime du charivari? Van Gennep l'a vu très clairement: « u n
mariage de ce genre (remariage d'un veuf ou d'une veuve avec une fille ou un garçon céliba-
taire) n'apparaît ni plus ni moins qu'un vol, une fraude, une méchante manœuvre, que le
coupable ne pourra racheter que si on lui fait payer sa conduite par des désagréments réels et
publics et par le versement d'une somme dont la jeunesse lésée profitera seule. » 1 1 Mais il est
plus logique de considérer ces « désagréments publics » comme un moyen cœrcitif pour ame-
ner le coupable au paiement. La fonction de la dérision est donc de contraindre sa victime
à verser de l'argent. Le système des croyances et coutumes populaires ne se maintient en
effet que par l'effet du consensus général, car il ne se conserve pas, comme le font les organisa-
tions sociales étatistes, par la contrainte physique, réellement exercée ou simplement latente
selon les cas. La seule coercition qu'il soit possible d'exercer à l'égard des contrevenants, c'est
celle de la moquerie et de la dérision qui les exclut moralement, de façon provisoire ou dura-
ble, de la communauté locale. La dérision oblige donc le coupable à un paiement, grâce
auquel il rachète son appartenance à la communauté locale dont il s'était en quelque sorte
exclu. On voit déjà que la dérision n'a pas que des fonctions négatives, puisqu'elle permet à
cette communauté de réintégrer un de ses membres.
Cette première fonction s'exerce à un niveau conscient ou préconscient. Au niveau
inconscient, une autre fonction, indirecte, de la dérision et directe, du rachat, est d'écarter,
ou de soulager, la culpabilité du veuf ou de la veuve convolant en secondes noces. Il est remar-
quable que la plupart des documents mentionnent, comme le texte cité concernant la région
de Bonneval que « le plus sage parti était d'en rire, et c'est ordinairement ce qui avait lieu.
C'était même le plus sûr moyen d'empêcher le charivari de durer les neuf jours » 1 2 . Si la
victime rit, c'est qu'elle ne se sent pas ou plus coupable ; le charivari peut donc cesser. En
revanche les documents rapportent parfois le cas de charivaris qui tournent mal, qui se ter-
minent dramatiquement, parce que les victimes ont été incapables d'assumer et d'abréagir,
par le moyen du rachat, leur culpabilité qui, alors, se transforme en agressivité, d'où les
issues tragiques rapportées par exemple par Violet Alford et dans les réponses aux question-
naires de Paul Fortier-Beaulieu 13 . Il est inutile de souligner tout ce que peut avoir de symbo-
lique ce paiement, puisqu'il n'y a en effet pas de commune mesure entre une somme d'argent
et le droit de remplacer son conjoint décédé 14 . Le paiement est destiné à témoigner publique-
ment que la culpabilité a été assumée et surmontée et qu'elle ne risque donc pas de troubler
le nouvel ordre familial et social, établi après les bouleversements qu'introduisent tout
mariage et plus encore tout remariage.
C'est à cette étape de l'élucidation qu'on retrouve les interprétations de certains auteurs,
tout particulièrement P. Fortier-Beaulieu, et les explications proposées parfois par les infor-
mateurs. A cet égard on peut considérer les unes et les autres comme une étiologie populaire.
Ce qui n'implique aucune sous-estimation, ni aucun mépris : les étiologies populaires sont
toujours très précieuses, bien que difficiles à utiliser, car il faut se garder à la fois de les pren-
dre « pour argent comptant » et de les considérer comme négligeables. Elles sont très utiles
en tant que preuves, ou épreuves de l'interprétation, non pas qu'elles doivent se recouvrir,
11. A. Van Gennep, Le Folklore du Dauphlné, Paris, Maisonneuve («Les littératures populaires de
toutes les nations», II-III), 1932-1933, p. 169-170.
12. Lejeune, op. cit., p. 264.
13. V. Alford, « Rough music or Charivari», Folklore, 70, déc. 1959, p. 505-518.
14. Quoique cette somme ne f û t pas toujours négligeable, par exemple 30 000 ou 40 000 anciens francs
en 1957 en Corse (« Témoignages sur le charivari », Arts et traditions populaires XI (1), janv.-mars 1963,
p. 45-46).
Dérision et symbolisme dans le charivari 19
mais en ce sens qu'elles ont à entretenir entre elles un rapport cohérent. En ce qui concerne
le charivari, on connaît la théorie de P. Fortier-Beaulieu. Elle se place sur deux niveaux
différents, l'un sociologique, l'autre magique, mystique ou religieux : « Sur le plan socio-
logique, nous voyons le groupement social des jeunes gens du pays s'élever contre la prétention
de la veuve ou du veuf d'épouser un célibataire. » 1 5 Mais cette explication ne rend pas compte
des cas où un veuf épouse une veuve, alors que l'interprétation magique démontre que « s'ils
font tout ce tapage et s'ils se livrent à ces débordements, c'est pour apaiser les mânes des
morts. Car il y a des morts avec lesquels il faut compter : leur corps est étendu immobile et
impuissant dans la tombe, mais leur âme reste agissante. Que le défunt ou la défunte se
trouvent froissés et mécontents de ce convoi en secondes noces, les pires calamités peuvent
fondre sur le nouveau couple... Les manifestants ne viennent pas assaillir les veufs, mais, au
contraire, leur « porter secours ». Sous des formes diverses, certains informateurs expriment
la même idée : « Le charivari est censé être fait par le mari défunt, jaloux du bonheur du
nouveau marié » (Pont-Aven, Finistère). « On battait charivari pour apaiser les esprits de
l'un des décédés» (Marcigny, Saône-et-Loire) 16 . « C e tintamarre figurerait l'âme de la
première épouse protestant conte le mariage » (Auvergne) 17 . Ces justifications populaires,
on le voit, ne sont pas dépourvues d'ambiguité, puisque, selon les cas, c'est l'âme du conjoint
décédé qui fait le vacarme ou le vacarme lui-même qui a pour fonction d'écarter l'âme du
conjoint décédé. On peut étayer l'une et l'autre de ces hypothèses par des croyances et des
rituels populaires. On sait qu'on faisait du vacarme lors des éclipses pour éloigner les esprits
malfaisants sur le point de dévorer le soleil ou la lune. La coutume a été notée dans le monde
entier. D'autre part on connaît en Europe, sous le nom de « chasses fantastiques », « chasses
sauvages », « Mesnie Hellequin », des croyances et des légendes où les âmes de personnages
damnés dans certaines conditions passent dans les airs en produisant un vacarme à propre-
ment parler infernal. Les données comparatistes les plus générales laisseraient plutôt penser
que le bruit a pour fonction d'éloigner les esprits malfaisants. Mais certains matériaux concer-
nant le charivari ne permettent cependant pas d'écarter complètement l'autre étiologie popu-
laire. Les acteurs du charivari sont très souvent, si l'on en croit la nombreuse documentation,
déguisés et masqués (le masque le plus simple consiste à se noircir le visage). Les auteurs de la
fin du xrx e siècle supposaient que les masques et le noircissement du visage avaient pour
fonction de représenter les morts ou des personnages de l'au-delà dans certaines cérémonies.
Les statuts synodaux emploient fréquemment le terme de larva, « fantôme » pour désigner
les masques des charivaris : larvis in figura Daemonum (Langres, 1404) ; « des gens si malicieux
et si méchants... marchants en larves et masques » (Lyon, 1577) l s .
Est-il bien utile, est-il même possible, d'établir clairement la nature des faiseurs de
vacarme dans l'imaginaire populaire? Cette ambiguité leur était sans doute nécessaire, puis-
qu'ils devaient à la fois représenter les mânes du conjoint décédé et donner au survivant sur le
point de convoler une seconde fois les moyens de s'en libérer, grâce au paiement à eux remis.
Ce paiement réel est le rachat symbolique de la culpabilité du survivant, cette culpabilité
prenant la figure imaginaire du fantôme susceptible de tourmenter le vivant en dette envers
lui. Une coutume recueillie à Étaples (Pas-de-Calais) représente une forme plus individua-
lisée de la même représentation : « le veuf fait dire la veille de son remariage une messe dite
'messe d'oubli' destinée à calmer et écarter l'âme de l'épouse défunte». 1 9 II faut donc
tomber d'accord avec P. Fortier-Beaulieu : les faiseurs de vacarme, apparemment si agiessifs
envers la victime du charivari, lui portent en réalité secours, en lui donnant la possibilité
d'écarter les fantômes importuns, d'acheter 1'« oubli », de se libérer de la culpabilité.
On objectera sans doute à cette thèse que les moyens employés pour cette fin lui sont
bien opposés en apparence. Et en effet la violence et l'agressivité sont indéniables et les docu-
ments rapportent souvent que leurs victimes les tolèrent très difficilement. A vrai dire ces
manifestations sont essentiellement ambiguës : la fonction « magique » du charivari est de
bienveillance tandis que sa fonction sociologique comporte de l'agression. La première est
aussi obscure et cachée que la seconde est manifeste et éclatante. La première se déguise sous
son contraire 20 et tire son efficacité magique du fait même d'être inapparente et ignorée.
Les recettes de la magie populaire s'accompagnent souvent d'une clause qu'on pourrait
appeler d'ignorance ou de hasard : « Si on rencontre, sans la chercher, le jour de la Saint
Jean, avant le lever du soleil, une grenouille verte, il faut la pendre au cou d'un enfant qui a
des vers. Il en sera débarrassé. » 21 « Dans le Hainaut, les parents du militaire qui va tirer au
sort mettent à son insu, dans sa poche, la « toilette » (la coiffe) d'un nouveau-né. » 22 L'effi-
cacité magique dépend en partie d'une certaine ignorance, le hasard étant dans cette perspec-
tive une forme d'ignorance («trouver inopinément... », c'est-à-dire trouver alors qu'on
ignorait qu'on trouverait). Précisément à propos de la superstition, Freud parle d ' « igno-
rance consciente » et de « connaissance inconsciente » 23 : cette double donnée est à l'origine
de la superstition et conditionne l'efficacité de la magie. Le charivari remplit une fonction
d'assistance dans une circonstance dangereuse, à la condition que les deux parties en cause
l'ignorent, aussi bien les faiseurs de vacarme que la personne à laquelle ils s'adressent.
Symbolisme du bruit
Il est exceptionnel que les informateurs aient ressenti cette action bénéfique, cathartique, du
charivari. Dans la région d'Ajaccio en Corse, lepalidaccio (depadella, la poêle) est organisée
par les amis du nouveau couple, car un remariage sans palidaccio ne serait pas heureux,
dit-on 24 . Il est tout aussi exceptionnel que les faiseurs de vacarme lors du mariage pressentent
le sens de leur action. Aussi vaut-il la peine de citer à nouveau ce qu'en disait un membre de
l'Académie celtique pour la Lorraine : « On assure que loin de s'effrayer de ces explosions
subites d'armes à feu, (la jeune mariée) paraît s'en divertir beaucoup, tant elle est persuadée
aussi que son mariage ne serait pas convenablement célébré si on n'y faisait qu'une faible et
mesquine consommation de poudre ; ce qui ferait augurer encore que, devenue mère, elle
ne sera pas bonne au lait, c'est-à-dire bonne nourrice » 25.
On trouve donc un double bénéfice au vacarme. Le premier est général : il est nécessaire
à la célébration normale du mariage (fonction de publicité). Le second est aussi particulier
que le premier est général : c'est le gage et l'assurance que la jeune mariée sera bonne nourrice
quand elle sera mère. Cette fonction, si étroite, attribuée au bruit n'est qu'une façon, sans
doute locale, d'expiimer la partie pour le tout. Près d'un siècle plus tard, on trouve en
26. P. Sébillot, « Additions aux coutumes, traditions et superstitions de la Haute Bretagne », Revue
des traditions populaires, t. VII, 1892, p. 99.
27. Georges Sand, La Comtesse de Rudolstadt, Paris, Garnier, 1959, p. 301-302. (C'est nous qui
soulignons).
Le charivari gascon contemporain :
un enjeu politique
D A N I E L FABRE et B E R N A R D TRAIMOND
Le charivari de Gascogne occidentale s'est imposé à nous à travers une double prolifération :
celle des textes de voyageurs, de descripteurs, de folkloristes d'une densité inégalée, celle
aussi des événements charivariques les plus récents, encore nombreux et riches d'implications
sociologiques jusque vers 1955 dans le Marensin. Si presque partout ailleurs le charivari a eu
une mort discrète avec simplement un ou deux érudits, amateurs de curiosités, pour clore
définitivement son histoire, ce n'est pas exactement le cas du charivari gascon, landais en
particulier: il a m i s très longtemps avant de se décider à finir, et, à vrai dire, cette fin n'est
même pas sûre. C'est en rayonnant dans la Lande entre Chalosse et Médoc avec quelques
incursions périphériques et, surtout, pour l'enquête orale, une focalisation sur le Marensin,
que nous avons exploré le domaine. Quant à la méthode elle est exposée au fur et à mesure,
disons seulement qu'elle est orientée par le souci, peut-être trop ambitieux mais qui s'est
finalement imposé à nous, de l'exhaustivité.
Comme la présente contribution ne peut mettre en œuvre qu'une partie de notre analyse
qui sera développée et publiée par ailleurs \ nous en résumons les premiers acquis :
1. Le discours érudit local s'est intéressé au charivari gascon jusqu'à l'obsession. Il a élaboré
une typologie formelle des rituels en distinguant : le sharibari, sérénade bruyante accompagnée
de chansons obscènes, Vasoada, promenade à rebours sur l'âne, la juncada chemin de son ou
autre plante entre les portes des contrevenants. Ces trois types de rituels s'appliqueraient de
préférence à trois infractions au code de la morale sexuelle et conjugale: le sharibari châtie
le remariage des veufs, Vasoada le mari dominé et battu, lajuncada le couple adultère.
2. L'examen détaillé de ces descriptions a permis de mettre en évidence de la part des bour-
geois érudits un parti-pris de censure, une volonté de s'en tenir à la plus grande généralité,
une appréciation constamment péjorative sur ces « coutumes barbares ». L'hypothèse for-
mulée alors est que la position et la fonction sociales des folkloristes gascons — curés,
médecins, magistrats... — les conduisent à affronter le charivari, ce rite est un enjeu impor-
tant et non une « survivance ».
3. D'ailleurs la typologie érudite ne résiste pas à une confrontation avec les pratiques chari-
variques réelles que nous livrent les procès, les témoignages oraux, l'observation directe.
Tous les remariages, toutes les femmes dominatrices, tous les adultères n'entraînent pas
nécessairement un charivari. En réalité c'est une casuistique complexe qui considère l'événe-
ment matrimonial et détermine la mise en scène d'un charivari. Seule l'accumulation de
1. Notre enquête élargie à d'autres aires — Pays Basque, Languedoc, Provence... — va faire l'objet
d ' u n ouvrage à paraître.
« désordres » sexuels, économiques, civiques, politiques très caractérisés entraîne son déclan-
chement. De plus les rituels sont très perméables, ils se croisent et se confortent tandis que
l'un d'eux, juncada, se spécialise dans la dénonciation des prêtres séducteurs! Le chari-
vari contemporain viserait-il d'abord ses propres censeurs ?
*
La référence à la notion de norme sociale fait du charivari une sanction de l'écart en même
temps qu'un rite positif qui vient suturer la rupture du consensus par des moyens symbo-
liques. Cette définition prise à la lettre suppose au moins une certaine unanimité de la « com-
munauté » de village ou de quartier, théâtre et acteur du charivari. Chacun se soumettrait,
même de mauvais gré, à la loi coutumière qui assure la cohésion éthique et pratique des
comportements.
En fait toutes les tensions internes ne sont pas assimilables à des positions relatives
de part et d'autre d'une frontière culturelle entre l'accepté et le rejeté. Au sein même du
groupe villageois, nous l'avons maintes fois souligné, des différences, des frictions, des luttes
permanentes existent qui, dans le charivari, s'affirment. Pour cette mise à nu la mécanique de
la répression est un excellent réactif car elle est le plus souvent suscitée ou encouragée par
une fraction de la collectivité que le charivarisé représente et elle tend elle-même à réduire la
pratique charivarique au nom d'un ordre supérieur qui s'enracine pourtant dans le village
même.
Les documents historiques disponibles pour la Gascogne laissent deviner une évolution
capitale et mal perçue de la mise en pratique du charivari. Dans une ordonnance de 1628 le
Parlement de Bordeaux interdit les charivaris mais, commente l'abbé Bellet, « malgré cet
arrêt et ceux qui l'ont suivi ces sortes d'assemblées se font toujours dans les provinces de
Guyenne et de Languedoc ; et on dit que les nouveaux mariés s'en doivent faire un honneur
et qu'ils peuvent finir le charivari quand ils veulent, c'est-à-dire en donnant un repas à ceux
qui composent cette assemblée qui ne sont que de leurs amis et des gens de leur rang et de leur
condition ». 2 La dernière proposition est absolument contredite par toutes les relations de
charivari que nous possédons depuis 1737 où il est toujours précisé — les folkloristes y
insistent beaucoup — qu'il s'agit d'un divertissement populaire. Tous les témoins vivants ne
manquent pas d'indiquer qu'il est impensable que des « riches » participent à visage décou-
vert à un charivari alors qu'en revanche la jonchée, plus discrète, parfois plus coûteuse, ne
leur est pas interdite. En face, les charivarisés dont nous avons pu caractériser la position
sociale appartiennent — nous le verrons en détail — pour leur majorité aux groupes domi-
nants du village.
En effet l'élaboration du charivari prend place dans les lieux de la sociabilité populaire
que fréquentent aussi bien les petits propriétaires, les métayers, les domestiques, les ouvriers
d'industrie... La solidarité corporative manifeste d'abord son organisation dans la céré-
monie et sa préparation. A Bayonne vers 1830 au cours du charivari d'Hilline Cavallerie
et Pierre Aurut, les métiers bayonnais, liés suitout à la construction navale, sont successive-
ment conviés à entonner le chant :
« Cornez, cornez à pleine tête
Les charpentiers, les menuisiers
Soudeurs, scieurs et poulieurs
Les armuriers, les serruriers
Les forgerons et les maçons
Les tonneliers et les voiliers
Et les perceurs et les mâteurs
3. P. Cuzacq, La bouchère culbutée, hors commerce, Archives départementales des Landes (A.D.L.).
4. A.D.L., IV M, 21 (13).
26 D, Fabre et B. Traimond
des sexes et du teiritoire communal n'est pas le seul participant ; les femmes, même si elles
ne figurent jamais en tête, apprennent les chansons et ne manquent pas de les entonner.
Plusieurs récits nous montrent les femmes de Soustons réunies dans une cuisine et chantant
entre elles la chanson du sharibari au moment où il se déroule ; telle autre, marchande de
légumes, souffle dans sa corne d'appel depuis sa maison. Enfin les spectateurs, plus ou moins
éloignés du point névralgique en fonction de leur âge, de leur sexe, de leur position sociale
participent en fait plus qu'on ne pouriait croire en interdisant, par leur nombre même, l'inter-
vention des gendarmes ; cette foule, garante d'impunité, rassemble alors plusieurs quartiers
voire, dans quelques cas, deux ou trois villages.
Face à ces cercles populaires à définition multiple, promoteurs du charivaii, le Cercle
bourgeois, réunissant surtout les gens du bourg, « ceux qui ont le temps » : notaires, médecins,
propriétaires-rentiers, patrons de l'industrie du bois, reste totalement en marge, il peut regar-
der, mais ne participe jamais s . Cependant la coupure sociale n'est pas seulement repérable
dans la typologie des groupes organisateurs et participants, il arrive qu'un clivage politique
avoué vienne marquer cette distance. Dans ce cas plutôt qu'un affrontement direct de classe
— qui est en fait assez exceptionnel — c'est à une lutte indirecte par clientèle populaire inter-
posée que se livrent les notables villageois ou, plus souvent encore, à une lutte directe visant
à compromettre l'adversaire devant les instances judiciaires. Le mécanisme est dans ce cas
fort simple : l'un des membres du parti d'en face, hostile au charivari pour des raisons immé-
diates ou tactiques, suscite après l'action, des témoignages, nécessairement populaires et qui
peuvent, à la limite venir d'acteurs principaux, afin de traîner en justice un leader du clan
adverse. Lorsqu'une dame propriétaire d'Oeynegave écrit, en 1820, au préfet des Landes en
protestant de son innocence à propos d'un très grave charivari contre le sieur Mayaudie, elle
insiste sur le fait que d'autres charivaris tout aussi spectaculaires ont eu lieu au même moment
dans des localités voisines, Orthevieille et Peyrehorade, sans la moindre intervention des auto-
rités présentes, donc la dénonciation anonyme qui la vise personnellement n'est qu'une sombre
machination de ses ennemis 6. De même le chaiivari de Cagnotte en 1862 permet-il au maire
de réglei ses comptes avec son adjoint, un vétérinaire dont le père a prêté son aire pour le bal
de clôture du charivari. Tout repose sur les témoignages extorqués au garde-champêtre et à
un ouvrier maçon, tous deux participants au charivari, sous la promesse que, de toute façon,
seul l'adjoint paierait les frais et l'amende 7 . En de pareils cas c'est évidemment la possibi-
lité du recours à la répression extérieure qui exacerbe les antagonismes villageois, le charivari
pouvant être à la fois le lieu du débat et le prétexte à l'affrontement. C'est contre ce risque
de « guerre civile » que les maires réagissent souvent, en réclamant une intervention préven-
tive de la force publique. En Gironde, en 1823 à la Réole, à Blanquefort et à Camarsac en
1835, le maire presse la préfecture de lui donner des conseils et une main-forte qui permet-
traient d'éviter l'affrontement en le déchargeant de la responsabilité du maintien de l'ordre 8 .
Le maire de Caudrot explicite fort bien la situation en prévision du prochain carnaval : il
faudrait que le préfet interdise « des charivaris quy se font touts les carnavals dans la com-
munes... ses divertissement de faire courir un âne pour celluy que cette sossiété dézigne ne
produit que de grandes haines entre touts les habitants, ils se déchirent les uns contre les
autres... en se composant des chansons indécentes contre celluy pour quy on fait courir
l'âne ». Il revient à la charge quelques mois plus tard car la cible de la société carnavalesque
n'est autre que « le fils de l'adjoint, jeune homme de probité a l'abry de tout reproche quy
est bon père, bon fils et bon mary, faisant une union avec sa femme admirable et estimée » 9 .
L'affaire est infiniment plus grave à Sabres en 1866 où il ne s'agit plus de luttes de clans mais
bien d'un contexte de luttes sociales très vives 10 . La victime choisie n'est qu'un cordonnier
spectaculairement battu par sa femme, terreur de la maison, à coups de pelle et d'étrillé. Les
jeunes de Sabres organisent Vasoada, font faire la chanson et invitent par annonces et pla-
cards les habitants des communes voisines. Le commissaire de police et le juge de paix sont
contre, le maire aussi mais plutôt que d'interdire brutalement il suggère de transformer
Vasoada en une Cavalcade de Charité ce que les jeunes, qui ont déjà mis la fête en branle,
sont obligés d'accepter au grand regret de la foule venue pour une course de l'âne. Pourquoi
cette crainte si intense de la part des autorités ? Seul le contexte socio-politique local peut
l'expliquer. En 1858 le candidat officiel a été battu non par une opposition politique, selon
le préfet, mais au terme d'une « lutte de clans » : « l'état de servitude dans lequel le colon se
trouve vis-à-vis de son propriétaire qu'il appelle son maître crée à ces propriétaires une véri-
table clientèle qu'ils font marcher à leur guise et qui vote comme ils l'entendent. Les élec-
tions dans les Landes sont des élections à deux degrés et l'on est sûr d'un canton quand on
peut disposer des voix de deux ou trois individus. Il en résulte que lorsque ces petits seigneurs
sont en rivalité entre eux, la lutte s'établit au scrutin non pas entre des candidats de nuances
opposées mais entre tel propriétaire et ses amis contre tel autre et ses partisans ». Belle page
de sociologie politique landaise qui se conclue par la certitude qu'au fond cette querelle de
potentats locaux n'a jamais intérêt à aboutir au vrai « désordre ». Cela a cependant suffi
pour fixer l'attention sur Sabres et son canton et contrôler plus sévèrement les charivaris.
Cependant l'événement le plus grave pour les tenants de l'ordre se situe le Lundi de Pâques
de 1863. C'est la fête qui prend un tour nettement carnavalesque, les résiniers se trouvent
assemblés et un propriétaire a annoncé qu'il modifiait à son profit les règles de partage de la
résine. Une manifestation s'organise et réclame que l'on remette la décision. Le maire fait
aussitôt fermer les cafés et les auberges et disperser les manifestants. La nuit, un des leaders,
ouvrier-paysan, est arrêté. Le lendemain les insurgés marchent sur la gendarmerie qu'ils
vont prendre d'assaut, un autre meneur est enlevé par surprise et les gendarmes reçoivent
l'ordre de tirer s'il n'y a pas dispersion au terme d'une heure, les résiniers s'éloignent. Trois
années après, le même jour, il est impensable pour les autorités de tolérer un vaste rassemble-
ment populaire dans les mêmes lieux. La fête du Lundi de Pâques n'est plus seulement à
Sabres un moment ritualisé de rupture de Carême où prend place Vasoada mais aussi la date
anniversaire d'une lutte réprimée. A la croisée de deux temporalités, celle du calendrier
festif et celle de l'histoire sociale locale, elle risque de tourner à l'insurrection puisque les
causes du premier affrontement n'ont pas disparu et que ce charivari carnavalesque va libé-
rer, un moment, ouvriers et paysans des rapports hiérarchiques quotidiens u . Quelques chari-
varis de Léon témoignent de la gravité des affrontements sociaux au village pendant les
guerres du xx e siècle. En 1916 un charivari est mené contre un « gros » par les hommes restés
au village. Dès le début un ami du marié, Lo Barbichôt, dont l'appartenance déclassé est
signifiée, à cette époque, par le port de la barbiche, intervient aurpès des autorités et brandit
en vain la plus grave des menaces :
Lo Barbichôt s'es présentât
Enta arrestar la hèsta
Mes ne l'an pas trop escotat
Pr' amôr qu'èra trop bèsti
Au front n'a volut har partir
Bat tambor! sharibari!
10. J. Cailluyer, « Une azouade manquée à Sabres », Bulletin de la Société de Borda, Dax, 2 e trim.
1973, p. 197-206.
11. Pour les luttes sociales contemporaines en milieu rural gascon occidental, voir Ph. Gratton, Les
luttes de classes dans les campagnes, Paris, 1971.
28 D. Fabre et B. Traimond
MEDOC
Soussans
• Abzac
Blariquefort •
Bordeaux
L A N D E GIRONDINE
La Teste •Caudrot
La Réole
BAZADAIS
•Saugnac
Lue. GRANDE L A N D E
BORN »Trensacq » L u x e y
Mimizan,
Escourse • Sabres Leucouacq* •Lubbon
.Mezos ALBRET
St Julien-de-Born • «Levignac •Sarbazan
, J »Rion-des-Landes
Leon» . c a s t e t s
Messangest MARENSIN
Mont-de-Marsan
Vieux-Boucaujl • » Herrn
ARMAGNAC
Soustons* A z u r
NOIR
^J Montgaillard* \
* »Montfort • Panjas
H eu gas' •Sort CHALOSSE U r g ° n s * ^
B A S A D O U R ( « c a g n o t te
te «Aniou «Monségur
»Tarnos J.Orthevielle
•Peyrehorade
'Bayonne 'Oeynegave BEARN
Cependant, s'il est vrai que le charivari est d'autant plus virulent que c'est un «grandmaria-
ge » ou une « grande maison » qui sont visés, la tactique des classes dominantes est loin d'être
uniforme. La bourgeoisie des propriétaires, enrichis entre 1830 et 1860 par la plantation des
landes, est sans aucun doute la plus souple, elle peut payer et elle paie la plupart du temps;
le charivari entre alors dans les formes de quêtes assurant le financement des activités fes-
tives populaires, il suscite une forme de redistribution. En 1946 un ouvrier bouchonnier du
Marensin sait qu'un charivari se prépare à l'occasion du remariage de son patron : « Elle
était veuve et lui était veuf. Et alors Monsieur P. m'avait questionné et il me dit : 'Un, neuf
jours, les deux, vingt?'. Mais aussitôt ils ont payé, à S., il a donné une pièce pour qu'on fasse
le banquet... et à M. (village de l'épouse) c'est la patronne qui a payé le banquet chez Lagar-
dère. » L'affrontement est esquivé comme le permet la coutume ; c'est dans ce cadre que les
possédants autochtones préfèrent jouer le jeu d'emblée ne réagissant qu'en cas de refus.
Aussi la classe des propriétaires est-elle assez peu représentée dans notre échantillon de vic-
times plaignantes. En revanche le charivari contre les fonctionnaires, les professions libé-
rales, les ministres du culte est souvent plus virulent et plus mal reçu. Ces nouveaux riches —
riches d'une charge, d'une fonction, d'une culture différentes — deviennent la cible favorite
des charivariseurs. Un gendarme, un postier, deux instituteurs, un professeur, un journaliste-
assureur, cinq curés et un médecin sont les héros de charivaris dans trois villages du Marensin
depuis le début de ce siècle. Dans plus de la moitié des cas c'est la forme sournoise, impré-
visible et non rachetable de la jonchée qui leur est appliquée. Lorsque les acteurs du charivari
sont repérables les victimes choisissent plutôt la voie de l'affrontement : on écrit au Procu-
reur de la République, on contraint les gendarmes, spectateurs amusés, à agir par ordre
supérieur. Le refus d'entrer dans le jeu est affirmé comme si l'appartenance, même subal-
terne, à l'appareil d'État, qui semble visée par le groupe charivarique où les producteurs
30 D. Fabre et B, Traimond
ouvriers et paysans sont largement majoritaires, garantissait aux yeux des victimes leur invul-
nérabilité, les plaçant comme au-dehors et au-dessus des interrelations villageoises. De plus,
ces positions sociales se signalent par leur familiarité avec le monde du français, de la lettre,
des papiers, de l'administration, et le petit drame charivarique qui se noue repose moins sur
des rapports de pouvoir politique et économique que sur cette dénivellation culturelle.
La possession d'un savoir concernant l'appareil policier et judiciaire permet de faire appel
plus sûrement aux forces répressives.
Le thème clé du nouveau discours anti-charivari n'est plus la peur du désordre mais la
défense de la vie privée. C'est une position qui mérite notre attention d'autant qu'elle se
trouve fréquemment reprise comme trait définissant une « évolution des mentalités ». Le
mode d'être fondamental de la société villageoise que l'on définit comme «interconnais-
sance » et « contrôle social généralisé » suppose que, par le charivari, la collectivité intervient
selon son devoir dans les conflits ou les actions qui mettent en question les modèles admis de
comportement. Le pour-soi domestique existe certes, on fait bien la différence entre ses
propres affaires et celles du voisin, cependant par le rite matrimonial ou l'exposition involon-
taire des conflits, les affaires de famille deviennent affaires de « place » suscitant le contrôle
collectif. Dans ce glissement du privé au public des processus de reconstruction imaginaire,
de mythification, de ritualisation de l'événement se produisent qui ouvrent, en situation
critique, la voie à l'expression codée des tensions vécues, explicites, implicites et inconscientes.
Un mode d'être nouveau mettrait plutôt en avant une stricte séparation des sphères. L'acte
privé — personnel ou familial — se poserait, à la limite, dans un cercle abstrait ayant pour
circonférence la légalité juridique et pour centre la conscience personnelle de l'agent qui se
déterminerait dans le seciet au nom d'une éthique religieuse ou laïque. Certes cette individua-
lisation quasi absolue n'est qu'idéale, la distinction entre ce qui est ou n'est pas socialement
légitime demeure mais dans l'ensemble social le groupe familial au moins aurait imposé sa
clôture. Celle-ci se répète à un moindre degré à l'intérieur de la maison par le découpage
d'espaces de plus en plus privés et individuels ; le choix d'une stratégie de la reproduction
biologique par le contrôle des naissances serait l'acte significatif par excellence de cette nou-
velle liberté. C'est dans ce nouveau contexte que la charivari devient insupportable car dys-
fonctionnel. Que penser de cette dichotomie? A-t-elle vraiment valeur explicative dans le
domaine particulier du charivari?
Il est vrai que les modes et les degrés de privatisation de l'existence personnelle et
familiale sont assrz strictement déterminés par la classe d'appartenance (et de référence). Au
village les deux modèles antagonistes s'expriment très clairement; au cours d'une enquête
systématique menée à Léon, à la question: « Pourquoi, selon vous, les charivaris ont-ils
disparu) », toutes les réponses se divisent en deux ensembles: «Aujourd'hui les jeunes ne
savent plus s'amuser! », et « C'était idiot, c'est la vie privée des gens », acceptant ou refusant
de légitimer le charivari. Mais cette adhésion socialement distribuée (selon l'âge, le sexe, la
classe sociale) au « processus de civilisation » dominant 12 , renvoie selon nous à des stratégies
de pouvoir beaucoup plus complexes. L'attitude très critique de la majorité des folkloristes à
l'égard du chaiivari n'était pas sans rapport, selon notre hypothèse, avec leur fonction sociale,
or c'est un éventail socio-professionnel similaire qui caractérise les victimes du charivari
landais contemporain. Et plus que les champions de la vie privée, ils sont ensemble, nous
semble-t-il, les praticiens de nouvelles technologies du pouvoir. Le débat social le plus actuel
autour du charivari n'oppose donc pas une civilisation rurale définie par la confusion des
sphères publique et privée et une civilisation bourgeoise définie par leur ségrégation. C'est
simplement autour des techniques du contrôle social que se polarise le conflit. Dans le pre-
mier cas elles sont collectives, extériorisées, ritualisées et spectaculaires, dans le second elles
sont personnalisées, secrètes, mouvantes et confidentielles. C'est donc à travers la crise du
12. Nous reprenons le concept de N . Élias, La civilisation des mœurs, trad. franç., Paris, 1971.
Le charivari gascon contemporain 31
charivari, la disparition progressive d'une forme de contrôle social que nous percevons. Il ne
s'efface pas sous la pression et au profit de la justice officielle qui n'intervient jamais que
comme facteur secondaire dans les conflits internes et qui surtout traite de l'ordre et du
désordre en termes généraux sans voir par exemple que le charivari n'est qu'un désordre
rituel au nom d'un ordre réel. Les derniers agents de son effacement sont en même temps
les dernières victimes, ce sont les nouveaux contrôleurs des existences qui les scrutent sans
doute beaucoup plus méthodiquement que ne l'a jamais fait la censure collective tradition-
nelle. De là, ce masque et ce mythe de la « vie privée », c'est-à-dire désolidarisée au point
qu'elle s'ouvre toute à la confession qui tend à se multiplier au xrx e siècle et à s'enraciner
jusque dans la petite enfance — la communion privée date de 1910 —, à l'examen scolaire et
médical, autant de rapports individualisés avec un pouvoir omniprésent. Pouvoir distribué
entre ces personnages-clés du village au xix e siècle que sont le curé, volontiers militant de la
renaissance catholique et récupérateur de la pratique magique, l'instituteur qui ne s'affirmera
véritablement que vers la fin du siècle : il est porteur d'une langue, d'une morale, d'un savoir
et d'une technique élaborée de contrainte corporelle; le médecin enfin qui chasse le guéris-
seur-devin (ce qui ne se fait pas sans mal dans les Landes au cours du xix e siècle, maintes
affaires le démontrent) en récupérant son aura de prestige dans un milieu qui reste encore,
tardivement, celui de la mort infantile 13 . Ces trois puissances reçoivent d'ailleurs le tribut
de chaque maison sous forme, entre autres, du présent du cochon. Entre eux et le charivari
c'est vraiment la guerre. Aussi convient-il sans doute de retourner partiellement le premier
modèle proposé : si la bourgeoisie possédante n'aime pas le charivari, c'est qu'il peut tourner
au désordre et à l'agression contre la propriété, mais l'argent suffit à le désamorcer. Si les
« fonctionnaires » du contrôle idéologique le refusent, c'est qu'il empiète sur leur propre
monopole du regard dans le secret des existences. Alors les derniers charivaris peuvent,
outre leurs fonctions anciennes, dénoncer à la fois le mythe de la privatisation de la vie domes-
tique et personnelle et la réalité du contrôle social absolu qu'il camoufle 1 4 .
Extrait des définitions idéales des notables ethnographes et reconsidéré dans ses multiples
pratiques, le charivari gascon, landais en particulier, est devenu un objet à reconstruire.
Quels éléments retenir de cette reconstruction? D'abord les discours figés sur le domaine
charivarique (mariage, couple et sexualité) nous semblent reprendre des modèles atemporels
incapables de rendre compte, par leur généralité, d'une histoire contemporaine tumultueuse.
L'analyse des pratiques concrètes nous amène plutôt à définir le charivari dans un premiei
temps comme un rite de stigmatisation très général, en termes, donc, de consensus social ou
d'éthique culturelle. Du code pauvre nous passons alors à une riche casuistique dont nous
pouvons retenir que :
— le charivari juge la totalité d'une histoire domestique ;
— il ne se détache pas de son point de départ ; c'est au moment du mariage que tous les
comptes se règlent ;
— les nouvelles nuances de la critique charivarique, par exemple la critique civique,
n'éliminent pas les règles traditionnelles mais viennent simplement s'y ajouter comme
nouvel enrichissement de l'éventail casuistique.
13. P. Fénot, « Dynamique du paysage landais », in Voyages ethnologiques, Paris, 1976 (Coll. 10-18),
p. 91, cite des chiffres de 34% en 1843 pour Saugnac (Hautes-Landes); des études démographiques plus
systématiques sont en cours à l'Université de Bordeaux.
14. Tout en rejoignant en partie certaines remarques de M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, 1975,
e t £ o volonté de savoir, Paris, 1976, nous nous en séparons en insistant d'abord sur la spécificité des pratiques
antérieures de contrôle social et leur longue résistance.
32 D. Fabre et B. Traimond
Analysant ensuite non plus les règles de déclanchement mais les stratégies sociales qui les'
actualisent, le consensus éclate, le charivari devient un enjeu entre classes sociales. Il s'affirme
comme jeu et censure populaire réprimé et se trouve soumis à deux ordres de critiques :
— dans une première vague d'attaque qui se poursuit tout au long du xix e siècle, il est
présenté comme un désordre qui risque de dépasser les limites de la fête, qui, de plus,
est susceptible d'être utilisé pour compromettre un notable. Cette offensive émane
des propriétaires et de la classe politique locale.
— dans une deuxième vague qui existe auparavant à l'état de traces mais qui ne s'affirme
qu'à la fin du xix e siècle alors que le charivari est resté tout à fait vivant, il est critiqué
comme atteinte à la vie privée ; plus qu'un changement général de « mentalité » cette
attaque signale la réaction des agents du contrôle social personnalisé que les derniers
charivaris prennent volontiers pour cible 15 .
15. Nous tenons à remercier tous ceux qui nous apportèrent leur aide: M. le directeur et le personnel
des Archives des Landes à Mont-de-Marsan, des Archives de la Gironde à Bordeaux, les animateurs du
Centre International de Documentation Occitane à Béziers, les responsables du Musée Basque à Bayonne,
Jacques Boisgontier qui a ouvert pour nous les fichiers inédits de F. Arnaudin, Vincent Dupin qui a réalisé
l'enquête de Léon, Bernard Manciet qui nous a communiqué documents et réflexions, Jean Robert, conser-
vateur du Musée Pyrénéen à Lourdes qui a répondu obligeamment à nos demandes de renseignements,
ainsi que M " c Olhagaray de la Société de Borda.
PHOT. 1. Asouade.
Dessin de Castaing de
Roquefort (Landes).
L'Illustration, 7 août
1847. (Cliché B. Trai-
mond).
PHOT. 2. Charivari
avec les chiens à Pey-
refitte du Razès (Au-
de). Dessin de J. Pinos
dans René A r n a u d ,
Quelques pages de mon
enfance. Ronéoté, s.d.
(env. 1975). (Cliché B.
Traimond).
I'HOT. 3. Illuslralion
du poème Lan Chari-
vari, dans Les papillo-
tas Je Jasmin, coiffeur.
Agen, 1834. (Cliché B.
Traimond).
PHOT. 4 . A s o u a d c lan-
daise, ill. hors texte,
dans abbé Jacinthe
Dorgan, Histoire poli-
tique, religieuse et lit-
téraire des Landes,
Auch, 1846. (Cliché
13. T r a i m o n d ) .
Le charivari ou l'hypothèse de la monogamie
CLAUDE KARNOOUH
Traiter du charivari exige avant toute description deux préalables, d'une part construire un
cadre théorique qui servira à questionner ce rituel, et d'autre part, interroger la pertinence
de l'objet défini par la tradition et l'usage folklorique et ethnographique. En effet, le chari-
vari appartient à l'ordre rituel des sociétés paysannes de l'Europe de l'Ouest, mais cette
évidence empirique ne doit en aucune manière entraîner une conclusion quant aux analyses
possibles. Pour ce faire, il convient d'élaborer les propositions qui permettront à la fois
d'organiser les questions et d'agencer les éléments d'un modèle explicatif. Hors de cette
approche, on court le risque de succomber sous le poids de l'hétérogénéité des faits et de
l'information et sous les mirages du spectacle. Voici donc brièvement énoncé l'argument qui
me servira à présenter les analyses contenues dans le travail de A. Van Gennep qui, en dépit
de réemplois fréquents et de nombreux compléments d'érudition, a trop rarement fait
l'objet de commentaires critiques.
Les hypothèses présentées dans les «rites de passage» (A. Van Gennep, 1909) recher-
chent la solution du problème posé par nombre de rites apparemment disparates et tentent
de proposer les éléments d'un modèle explicatif général. Cependant les concepts qui le
fondent, posent plus de problèmes qu'ils n'en résolvent. C'est moins la notion de « reflet »
que celle de « pivot sacré » qui commande mes réserves. Certains auteurs ont relevé le carac-
tère arbitraire de l'utilisation du concept de « sacré » dans la littérature ethnologique
(P. Bourdieu 1970, T. Turner 1975, N. Munn 1973 et R. Guidieri 1976). Tous remarquent
que les éléments du monde indigène investis de sacralité appartiennent, hors du rituel, à
l'ordre profane! Lorsque l'on observe les cultures populaires européennes, on est conduit
à constater les mêmes phénomènes, et de ce fait à nuancer les notions de « sacré » et de
« p r o f a n e » telles qu'elles furent développées par Durkheim et Mauss. De manière très
générale les autochtones opèrent selon des procédures et des pensées qui, au temps du rituel,
sacralisent leurs actes et leurs objets profanes. Le sacré n'existe pas en lui-même, ni pour
lui-même ; non seulement la pensée humaine le construit, mais l'action rituelle consacre une
grande partie de son énergie à élaborer cette oscillation du monde entre le sacré et le profane,
le profane et le sacré. Il n'y a ni opposition stable et permanente entre ces deux états, ni
seuil, ni « pivot » possédant l'immanence du sacré ou du profane grâce auquel on entrerait
et sortirait de ces deux mondes comme autant de lieux matériellement identifiables. On est
plutôt confronté à la dynamique d'une construction intellectuelle qui, lors d'un moment
donné, investit le monde quotidien et banal de qualités spécifiques (nous les appellerons
sacrées pour la commodité du texte tout en sachant fort bien que l'emploi de ce terme ne
résoud aucunement la complexité du problème posé par l'ordre rituel).
J'ai tenu à préciser brièvement l'équivoque qui enveloppe la définition traditionnelle
du concept de sacralité car elle commande l'interprétation de la notion du «reflet ». Dans
le modèle de Van Gennep, c'est l'opposition immuable entre le sacré et le profane dans le
déroulement du rituel qui produit le « reflet » immédiat de l'organisation sociale. Pour cet
auteur la finalité du sacré se réduit à permettre le passage des individus d'un état social
profane et stable à un autre état tout aussi stable et profane. Ce modèle apporte-t-il un
supplément d'information sur le contexte du rituel ? Apparemment aucun, puisqu'il se réduit
à une description de la matière visuelle, directement perceptible à tout observateur étranger.
Tout au plus il s'agit d'un schéma descriptif! Si le rituel était la simple image sacralisée d'une
organisation sociale figée, pourquoi introduirait-il tant de bouleversements? Car non
seulement le rituel procède à des inversions, à des substitutions, mais il lui arrive fréquemment
de nier la réalité sociale sur laquelle il s'appuie.
Que le rituel du mariage reflète partiellement l'état social qui le crée et s'impose à lui
en tant que réalité objective, j'en conviendrais aisément. Mais en rester là serait bien naïf!
D'où proviennent les éléments constitutifs du rituel si ce n'est d'un choix parmi tous les
plans de la société qui l'instaure? Certains enfin ont cru résoudre les ambiguïtés du rituel
et l'abondance des informations qu'il véhicule en y trouvant l'expression achevée de la
redondance : beaucoup de bruit pour un simple passage. Mais s'agit-il de passage? Et n'a-t-
on pas confondu polysémie et redondance?
Le mariage induit certes des passages, le jeune couple doit à la fois changer de groupe
d'âge et l'un des deux conjoints au moins, changera de résidence. Cela doit-il pour autant
entraîner d'aussi somptueuses mises en scène? Rien ne le suggère. Par contre, d'autres
changements se présentent à l'aube d'un mariage, où convergent les mondes subjectif et
objectif des acteurs. Il provoque des transformations dans les propriétés mobilières et
immobilières' imposant une redistribution des biens, mais plus encore une recomposition
des propriétés foncières. Il produit enfin un bouleversement des relations de parenté, véri-
table désorganisation de l'univers cognitif des individus que la notion de passage ne peut
exprimer. Il faut insister sur la réorganisation de la société que le rituel a installée au centre
de son travail (T. Turner 1975) et sur les élaborations intellectuelles développées par les
acteurs. Le passage appartient à la périphérie du rituel, c'est en quelque sorte l'achèvement
du procès : on serait même tenté de dire qu'il est déjà terminé, que l'on est hors de son champ
d'action. Le concept de réorganisation s'oppose à celui de stabilité : il suppose la présence
d'un chaos préalable. Or, que produit l'alliance, si ce n'est un moment d'instabilité dans la
société? Elle engendre l'insertion de chacun au sein de nouvelles catégories qui devront
se recomposer et s'harmoniser avec le système préexistant afin de retrouver l'ancien équi-
libre momentanément perdu. Cette action n'est pas passive, les acteurs, sujets et objets du
rituel, devront dans le même temps accepter ces transformations, subir l'exigence de leurs
lois et mouler leurs comportements dans le cadre de ces nouvelles normes : les intérioriser.
Le passage de l'adolescence à la maturité, de la maison du père à celle de l'époux, de l'état
de fille à celui de bru, de fils à gendre, de mère à belle-mère, l'acquisition de parrains et
marraines, de biens nouveaux ou la perte d'anciens, ne se fait pas en traversant un pont
sacré : le rituel. Auparavant il faut bâtir le pont, c'est cela même l'objet du rituel : construire
les conditions du passage. Lorsqu'une alliance se négocie et se décide, elle engendre une
situation chaotique, une désorganisation partielle du monde objectif et subjectif des acteurs,
qui ne peut être vécue, ni conçue comme telle : toute société, toute culture, classe et organise.
Pourquoi n'agirait-elle pas de façon identique à rencontre du désordre créé par les exigences
de sa reproduction? Ne serait-ce point ici le lieu d'ancrage d'où se déterminent les condi-
tions et les contraintes du rituel? Dès lors, le rituel se présente comme l'action de deux
principes œuvrant de concert : un principe organisateur et un principe dynamique (T. Turner
1975). Pour réaliser et réussir dans son entreprise, le procès rituel utilisera aussi bien les
Le charivari ou l'hypothèse de la monogamie 35
catégories empiriques et les groupes réels que les catégories cognitives et les concepts cultu-
rels ; il les emploiera comme un matériel avec lequel il élaborera de nouvelles relations au
sein d'un système cohérent et autonome soumis à la logique de ses contraintes structurales
capables à la fois d'ordonner le chaos et d'assurer les passages conduisant à la stabilité de
la société. On a ainsi éliminé la proposition hasardeuse de redondance du rituel, comme
l'établissement de typologies de fonctions soumises aux aléas de l'arbitraire, au profit d'un
cadre théorique abstrait qui met à l'épreuve d'une interrogation rigoureuse une information
multiple et multiforme.
2. Un objet contradictoire
A cette liste les folkloristes ont ajouté le mari qui bat sa femme et les rapports sexuels entre
l'oncle et la nièce. Toutefois, dans un premier temps, il me paraît souhaitable de délaisser
cette seconde série de phénomènes car ils n'appartiennent pas au même champ normatif.
Celle-là marque uniquement une opposition aux normes de l'échange matrimonial tandis
que celle-ci amalgame des causes hétérogènes. En effet, aucune relation causale — immé-
diatement décelable — n'établit de rapport entre l'harmonie dans le couple marié et les
interdits sexuels au sein de la parenté consanguine. Il s'agit présentement de débattre d'un
rituel lié à l'acte même du mariage et aux anomalies qui peuvent entacher son idéal et non
des désordres qui ne manquent jamais de survenir une fois sa réalisation accomplie.
On a présenté et l'on présente toujours les manifestations du charivari comme essen-
tiellement marquées par le bruit, le vacarme. C'est là une réduction abusive, A. Van Gennep
relevait déjà le multiplicité de ses expressions et plus récemment Cl. Lévi-Strauss notait
les traits qui différencient le bruit et le charivari (Cl. Lévi-Strauss 1964). Le bruit appartient
à de nombreuses cérémonies, à certains discours mythiques qui n'ont aucun rapport avec
l'alliance matrimoniale, même si parfois on peut lui attribuer des significations analogues.
Dans le charivari le bruit est un signe inclus dans un ensemble de signes multiples, où conver-
gent et se combinent les gestes, les attitudes, les rôles, le discours, l'espace, le temps, le costume,
pour composer et exposer les décors, le texte et l'action d'une mise en scène rituelle (A. Van
Gennep 1946). Ce sont les divers assemblages de ces signes qui construisent l'expression de
l'opposition des jeunes à l'union légalement reconnue de deux individus de sexe opposé. Or,
36 C. Karnoouh
cette opposition n'est pas totalement transparente, une opacité demeure qui en révèle le
caractère surprenant si l'on compare les buts explicites du charivari et les résultats effecti-
vement obtenus.
A quel plan faut-il situer l'opposition de la jeunesse au mariage? Elle n'intervient ni
au temps des négociations en jouant, par exemple, de pressions et de manipulations sur les
parties en présence, ni au plan proprement institutionnel, en cherchant par le scandale
l'annulation de l'acte juridique qui sanctionne le contrat d'alliance. Par ses formes et les
modalités contradictoires de son intervention, par les instances où elle situe son action, par
la place qu'elle occupe dans la subjectivité des acteurs, l'opposition exprimée avec le charivari
s'inscrit au centre de l'ordre rituel, au même titre que les séquences prétendues normales.
Le charivari affiche en quelque sorte la contradiction normalisée de l'antinomique.
3. Le paradoxe du charivari
Les folkloristes ont toujours réservé un traitement particulier au charivari sans jamais
l'insérer dans le contexte global de l'alliance. Est-ce la particularité de ses mises en scène
qui les ont conduits à l'écarter du cycle global des séquences du rituel matrimonial ? Peut-être,
car le charivari n'est pas une séquence empreinte de bonhomie grivoise et d'agressivité
contenue, au contraire, il s'exprime avec violence et n'hésite pas à déployer toutes les ruses
d'une cruauté subtile. Mais, malgré sa force, sa véhémence et sa brutalité, les buts explicites
du charivari (l'opposition aux mariages atypiques) ne se réalisent jamais, et le résultat attendu
et connu (le mariage accompli) fait apparaître un rapport de cause à effet contradictoire.
N'est-ce pas alors cette nature contradictoire qui conduisit la littérature folklorique à lui
réserver un sort particulier? Du point de vue fonctionnaliste et traditionnel, le charivari
contredit les théories des fonctions du rituel chères aux folkloristes et aux historiens qui
l'envisagent comme l'expression théâtrale de l'organisation sociale et de la pratique quoti-
dienne. En d'autres termes, le paradoxe du charivari tient à l'ambiguïté de ses fonctions,
qui se présentent sous l'aspect d'une contradiction entre les fins exprimées par le discours
du rituel et celles données par un contrat objectif dont l'acceptation par les parties en pré-
sence engendre ce même rituel. Notons que l'ambiguïté n'est pas le fait du seul charivari,
elle appartient à tous les rituels lorsqu'on s'écarte des analyses fonctionnelles immédiates qui
se limitent toujours au plan descriptif sans rien apporter qui ne soit déjà manifeste dans le
cycle rituel. A. Van Gennep nous en fournit l'exemple lorsqu'il interprète le charivari comme
le complément nécessaire d'un rituel normal tronqué (A. Van Gennep 1946) : par le raccour-
cissement du rituel normal, il y aurait un « manque à gagner », un « manque à s'amuser »
de la part de la jeunesse, car l'un des deux conjoints aurait déjà subi ces diverses prestations.
Cette interprétation ne fait que préciser la position du charivari dans l'ensemble des céré-
monies nuptiales sans pour autant fournir une explication justifiée. Où est-il dit que le
mariage et par extension le charivari nous parlent d'amusement? Si le charivari assume
quelques fonctions, celles-ci ne doivent pas être sans relation avec les règles qui normalisent
l'échange matrimonial!
En choisissant l'hypothèse matrimoniale nous rejoignons les causes superficielles du
charivari et suggérons une première approche, où la présence de ce rituel de contestation
servirait à sanctionner et à renforcer une alliance qu'un écart à la norme rend précaire. Dans
ce cas, le charivari n'est plus le substitut d'un rituel amputé mais le résultat d'une permu-
tation entre deux possibilités parfois latentes, parfois patentes, qui s'actualisent au gré des
circonstances. Les descriptions de mariages normaux montrent la présence de nombreux
aspects qui s'apparentent au charivari — les oppositions de la jeunesse au déroulement rituel
y sont fort nombreuses. Ainsi le charivari se présente plutôt comme la forme hypostasiée
d'un rituel par ailleurs atténué, partiellement effacé ou simplement réduit. Si au contraire on
choisit l'hypothèse ponctuelle de A. Van Gennep, on est conduit à fournir à chaque élément
Le charivari ou l'hypothèse de la monogamie 37
du rituel une explication fonctionnelle sans jamais réintroduire l'idée d'une cohérence
globale du cycle rituel. On obtient alors une collection disparate, une mosaïque de fonctions
sans aucun rapport les unes avec les autres. Notons enfin que l'interprétation de A. Van
Gennep est pour le moins surprenante ; la notion de « manque à s'amuser » marque un net
recul par rapport à ses propositions théoriques antérieures contenues dans les « rites de pas-
sage » (A. Van Gennep 1909). En ce temps, l'auteur insistait sur la notion de « reflet » qui
eût caractérisé le rapport rituel/organisation sociale grâce à l'articulation de « pivots sacrés ».
L'application de cette hypothèse au traitement du charivari aurait permis de développer,
quelles que soient mes précédentes réserves, une analyse où le social et le conceptuel for-
maient à la fois la matière et les références du rituel.
A bien des égards cette démarche aurait été plus riche qu'une typologie des fonctions
parce qu'elle aurait délaissé des analogies fondées sur de creuses comparaisons. C'est égale-
ment le cas plus contemporain et peu convaincant des postulats fondés sur l'équivalence entre
le carnaval et le charivari qui s'appuient essentiellement sur des analogies entre des formes
cérémonielles disparates, sans jamais tenir compte des sens et de la symbolique spécifique
aux notions de normalité et d'antinomie propres à chaque culture. Aucun a priori, tant
empirique que théorique, ne donne le droit de postuler le caractère spécial du charivari,
encore moins le discours indigène qui l'introduit, de manière certes paradoxale, au cœur
du rituel de l'alliance. Traiter séparément ce qui, de manière presque patente, appartient
à l'ensemble du cycle rituel, revient à construire une typologie des éléments du système, en
utilisant des critères de pertinence artificiels, et injustifiés (R. Guidieri 1976).
L'hypothèse que nous proposons, fondée à la fois sur le paradoxe du charivari et les
normes de l'alliance matrimoniale qui en commandent la genèse, offrent l'avantage de situer
le rituel dans le cadre qui le fait naître — le remariage et le mariage atypique — tout en lui
restituant les contraintes de sa logique interne.
Dans un cas il s'agit d'une désorganisation réelle ou vécue comme telle, tandis que dans
l'autre il s'agit d'une représentation ordonnée du désordre. Le mariage normal n'apporte
pas plus de désordre que le remariage. Et si l'on prétend valider l'opposition de A. Van
Gennep, encore faudrait-il interroger auparavant les notions autochtones de l'ordre, du
désordre, du normal et de l'atypique. Sans ce préalable, tous autres affirmations demeurent
des principes sans contenu.
Rien dans le déroulement du charivari ne permet de l'identifier au désordre échevelé,
à l'inorganisation ; au contraire, il possède une haute énergie organisatrice qui se perçoit
plus simplement à l'occasion des remariages, quand il offre le spectacle du mariage dérisoire.
La dérision parcourt l'ensemble du charivari, c'est son trait majeur, on l'y rencontre sous
de multiples formes. Que ce soit la dévalorisation d'une séquence ou d'un rituel investi,
lors des premières noces, de tous les signes de la solemnité, ou dans la parodie grossière de
l'acte sexuel, le charivari inverse les valeurs sociales et morales normalement attachées au
mariage. Cette inversion n'a aucun rapport avec l'idée de « manque à s'amuser », on pourrait
à la rigueur y voir une « autre manière de s'amuser » sans pour autant résoudre quoi que
ce soit. Que peut-il donc y avoir d'atypique dans le remariage des veufs et des veuves avec
de plus jeunes conjoints ? Certes l'écart d'âge, mais il ne s'oppose pas aux normes de l'alliance.
Ne serait-ce pas alors la notion même de veuvage qui soulèverait un problème contradictoire
et dans quel sens? N'est-ce pas ce statut qu'il faut interroger pour saisir les enjeux d'une
telle alliance et le chaos spécifique qu'elle engendre dans l'organisation sociale et concep-
tuelle?
Les sociétés rurales de l'Europe de l'Ouest n'assimilent pas le veuvage à la fin, à la
rupture d'une alliance matrimoniale 1 . L'emploi des termes de référence de veuves et de
veufs implique au contraire la perpétuation du mariage au delà du décès du conjoint. Nul
ne doit confondre le conjoint avec l'alliance. Si le partenaire matérialise, objective l'union,
sa disparition n'entraîne pas une transformation conceptuelle; la mort n'en détruit pas
l'idée qui persiste avec force. Cette conception du veuvage gagne en efficience lorsqu'on la
met en rapport avec la monogamie et la monoandrie prescriptives de toutes les alliances
matrimoniales au sein des sociétés paysannes européennes; on contaste qu'il ne peut y être
question d'épouser deux femmes ou deux hommes, même après le décès du premier conjoint.
Il est par ailleurs instructif de noter que les funérailles n'ont jamais pour but explicite ou
implicite de régler les problèmes de l'alliance, hormis le décès d'un adolescent célibataire 2 .
Le veuvage n'est donc pas l'équivalent, tant s'en faut, du célibat: cette catégorie qui parti-
cipe du mariage.
Que fait le charivari lorsqu'il reprend les divers aspects du rituel des premières noces
pour les ridiculiser et en abolir la solemnité? Ne procède-t-il pas de la sorte à la rupture de
la première alliance, scellant enfin les véritables funérailles de l'alliance, préalable à tous
nouveaux mariages? Il n'y aura donc point de nouvelles alliances accomplies, acceptées,
conceptualisées, sans qu'auparavant le premier lien soit définitivement rompu. Les nouveaux
mariés du remariage subissent, à cause du veuvage, les effets d'un double rituel inclus dans
le charivari qui seul leur permettra d'établir fermement l'union monogame, sans laisser
subsister le moindre soupçon de bigamie. Les buts apparents du charivari, s'opposer à
l'alliance normale, s'effacent, l'opposition manifeste en fait le moment où s'annule le premier
mariage, condition nécessaire et suffisante à l'accomplissement du second. Subsistent
1. F. Zonabend, « Les morts et les vivants: Le cimetière de Minot, Châtillonnais », Études Rurales,
52, 1973, p. 14 (« Un veuf ou une remariée est enterré près du premier conjoint »).
F. Zonabend, « Jeux de noms. Les noms de personne à Minot », Études rurales, 74,1979, p. 52: « Le rapport
d ' u n homme à son patronyme reste immuable tout au long de son existence, alors que, à son mariage, la
femme prend celui de son mari. Si son conjoint meurt, elle deviendra'la veuve du Paul Magnien', si elle
se remarie, on continuera de la désigner sous cette même dénomination ».
2. Les funérailles des jeunes célibataires mettent en scène à la fois la mort et l'alliance.
Le charivari ou l'hypothèse de la monogamie 39
La perspective de l'équilibre retrouvé, qui s'ébauche quand s'éteignent les cris et les voci-
férations du charivari, laisse cependant subsister un paradoxe sur le rôle et la position des
acteurs chargés d'exprimer la norme monogame. En effet, les partenaires actifs du charivari
appartiennent tous ou presque à la jeunesse : jeunes hommes célibataires, pour lesquels
aucune fidélité au conjoint n'est requise. En Europe de l'Ouest, la jeunesse forme un groupe
marqué par une double instabilité : instabilité du statut car elle ne constitue pas au sens
strict une véritable classe d'âge incluse dans un système rigoureux, mais plutôt un groupe
d'âge, aux contours flous et aux limites variables 3 ; instabilité des normes régissant les
40 C. Karnoouh
relations sexuelles de ses membres qui, au sortir d'une enfance partiellement asexuée,
s'arrogent les possibilités d'une sexualité sans contrainte réelle ou imaginaire.
Le charivari évoque une nouvelle conjonction entre la stabilité normative de l'alliance
monogame propre au monde des adultes — monde de l'alliance — et la polygynie latente
des célibataires, qui bouleverse à nouveau les relations établies entre les catégories sociales
du quotidien pour leur faire subir les contraintes de ses lois. Le temps du rituel inversera
l'activité quotidienne de la jeunesse dédaigneuse de la monogamie des adultes, et lui enjoin-
dra d'exprimer par la rupture symbolique des premières noces, l'idéal monogamique des
secondes. De nombreuses notes soulignent que le charivari s'adresse de préférence aux veufs
qu'aux veuves ; quoique marginales dans l'œuvre de A. Van Gennep (A. Van Gennep 1946),
ces remarques trouvent à présent une interprétation cohérente dans le cadre de ces hypo-
thèses. De manière quasi analogique, les veufs comme les jeunes gens ne possèdent pas une
définition statutaire stable, car ils occupent dans la vie quotidienne une place instable. Comme
élément masculin ne possédant plus une seule et unique partenaire sexuelle inscrite dans
un contrat institutionnel, ils se trouvent pratiquement libérés des contraintes monogames
et ont ainsi la possibilité réelle ou imaginaire de multiplier les rapports sexuels, s'opposant
par là même aux préceptes fermement établis par la première alliance toujours actuelle au
plan conceptuel.
C'est, dans le rituel, l'inversion de l'action quotidienne de la jeunesse qui lui permet
de rappeler, haut et fort, qu'il n'est point de sexe libre hors d'elle-même et qu'il serait vain
de prétendre reconquérir une liberté définitivement perdue lors du premier mariage. Pour
symboliser sa propre liberté, la jeunesse est contrainte de brandir en face d'usurpateurs
réels ou potentiels l'ordre futur, la monogamie triomphante. Certains auteurs persistent
à voir dans le charivari une forme d'opposition au mariage des veufs car le remariage
s'apparenterait en quelque sorte au « vol » d'une jeune femme par un homme d'âge mûr.
Accepter cette interprétation, c'est une fois encore se laisser prendre au mirage des effets
superficiels du rituel. Avec le charivari la jeunesse réaffirme sa liberté à deux niveaux,
symboliquement permanente et illusoire, pratiquement temporaire et précaire, car le destin
matrimonial de chacun viendra inéluctablement interrompre le rêve.
Le charivari impose donc sa propre logique aux catégories et aux concepts présents
dans les moments de stabilité sociale pour symboliser de manière cohérente deux notions
contradictoires : la monogamie explicite et la polygynie latente. De ce point de vue la redon-
dance du rituel, présupposée par certains, ne trouve plus sa place, car bien au contraire il
présente une économie de moyens tout à fait remarquable. Joué à l'occasion du remariage des
veufs, le charivari prend en charge la réorganisation des relations et des catégories qui règlent
les rapports entre deux groupes sociaux concurrents : il fixe la place de groupes instables.
La jeunesse conceptuellement et pratiquement célibataire s'arroge dans le quotidien des
droits sexuels qui s'apparentent à une polygynie latente, tandis que les veufs, conceptuelle-
ment mariés, se trouvent pratiquement entraînés à se confondre avec les célibataires. Cet
état recèle un double danger, d'une part il provoque un désordre cognitif entre deux caté-
gories distinctes et d'autre part il porte la négation permanente des normes de la pratique
quotidienne, la stabilité de l'alliance monogame. Ainsi à travers le rituel nous voyons se
dessiner les rôles que la société paysanne voudrait voir assumer quotidiennement par ces
groupes instables. A la jeunesse la charge d'exposer publiquement la prééminence absolue
3. C'est à dessein que j'emploie le terme groupe d'âge, car l'Europe de l'Ouest ne connaît pas le système
des classes d'âge tel que la littérature ethnologique le définit en s'appuyant sur des données essentiellement
africaines. La classe d'âge n ' a pas de relation avec l'âge réel des individus mais avec un temps dans lequel
sa naissance le place. Le groupe d'âge au contraire, organise la vie de l'individu en fonction de son âge réel
et des situations sociales qui l'affectent: baptême, service militaire, mariage, vieillesse. Ainsi les jeunes
célibataires ne peuvent appartenir au même groupe d'âge que les vieux célibataires.
Le charivari ou l'hypothèse de la monogamie 41
de la monogamie, aux veufs le droit d'accéder, le temps du rituel, sous les quolibets et les
invectives, au statut de la jeunesse libertaire, sans lequel il n'est point de noces concevables.
6. Charivari et typologie
La fréquence des charivaris donnés aux veufs offre un caractère quasi exemplaire aux phéno-
mènes du remariage qui m'ont permis de reconstruire un modèle se prêtant aux interpré-
tations polysémiques et multifonctionnelles. Pourtant cette forme d'alliance matrimoniale
n'est pas, tant s'en faut, l'unique cause des charivaris et ce texte commençait par l'exposé de
deux séries causales, embryon d'une typologie largement acceptée par les folkloristes et
les historiens.
Le modèle employé ne prétend pas se réduire à l'instrument d'une analyse ponctuelle,
il soulève de nouveaux problèmes si derechef on le confronte aux critères de la classification
en usage. Les fondements de cette classification s'articulent pour l'essentiel sur les écarts
normatifs des mariages saisis comme autant d'entités autonomes, n'entretenant entre elles
aucune sorte de relation. C'est une fois encore s'en tenir à la seule surface des phénomènes,
et succomber sous la diversité des représentations, sans rechercher les homologies qui
peuvent parfois déterminer ces variations. L'intérêt analytique, l'efficacité d'un modèle,
sa valeur heuristique ne peuvent se satisfaire d'un rapport causal et superficiel, il implique
la mise en place de nouvelles relations qui composent à la fois un système et ses règles de
fonctionnement. Dans le cas du charivari, j'ai esquissé la manière dont le travail du rituel
instaure des relations réelles et symboliques en réaménageant divers éléments présents dans
l'organisation sociale et culturelle. Pour tester la valeur de ce modèle, il faut maintenant
le confronter aux autres formes de mariages atypiques qui servent de prétexte au déploiement
du charivari.
On peut aisément intégrer dans ce modèle le cas de la fille enceinte comme la suppression
d'une séquence rituelle qui traduit toujours aux yeux de la communauté une « faute » de la
jeune fille. Ainsi, en Lorraine, la coutume exige lors du mariage d'une fille enceinte que les
parentèles alliées s'accordent pour supprimer le repas de noces, le repas de midi, qui suit
immédiatement la cérémonie religieuse ; la mariée est conduite à l'église l'après-midi et il
se tient un seul repas, le soir, qui ne possède pas le même caractère de solemnité que le repas
de noces. Cette décision entraîne toujours la jeunesse à offrir un charivari. Cet exemple
montre explicitement comment les parents des fiancés conçoivent, au même titre que l'en-
semble de la communauté, les nécessités du charivari, car la décision de supprimer le repas
de noces — qu'ils pourraient par ailleurs éviter — crée les conditions et la justification du
charivari. La fille enceinte porte la marque, les stigmates, des suites naturelles du mariage
déjà accompli, la procréation qui consacre définitivement le statut d'adulte. Ce n'est pas
tant la perte de la virginité que l'on juge négativement, qu'une situation présentant une
analogie certaine avec le remariage : la jeune fille est déjà mère. Le fiancé épouse donc une
pseudo-veuve quel que soit le procréateur de la future progéniture.
La notion floue de « mauvaise conduite » de l'un des futurs participe d'une semblable
explication quoique plus équivoque. On connaît fort bien le rôle joué par la rumeur publique
dans la vie quotidienne des villages. Elle sert fréquemment de moyens de pression, de mani-
pulation, dont les effets recherchés sont tantôt étrangers^ tantôt liés au mariage. Il appartient
aux observateurs de déterminer pour chaque cas les origines, les buts, les stratégies et les
tactiques qu'elle implique. Plus particulièrement, il y a «mauvaise conduite» quand l'un
des conjoints, reniant une parole précédemment donnée, élimine un premier partenaire au
profit d'un second. La parole donnée constitue le dernier acte de la négociation matrimo-
niale, à la suite de quoi le contrat d'alliance devient effectif et entraîne la mise en œuvre du
rituel. Si pour diverses raisons la parole donnée est reprise, il y a certes rupture du contrat
d'alliance en tant que réalité objective, mais il ne semble pas qu'au niveau cognitif, subjectif
42 C. Karnoouh
et affectif, il en soit ainsi. Une nouvelle fois la pensée indigène établit une analogie entre
ce mariage et le remariage des veufs ; dès la promesse de mariage les effets de désorganisation
commencent à œuvrer dans l'ombre et engendrent les prémices du rituel normal. Changer
de partenaire suppose au préalable que l'on annule les premiers moments du rituel qui
implique déjà l'achèvement de l'alliance 4 ; seul le charivari sera à même d'opérer cette
rupture.
L'adultère et ses diverses manifestations, le mari qui bat sa femme ou la jeune fille
fustigée parce que son amant est un homme marié, font intervenir le charivari une fois les
noces terminées, le mariage consommé et la vie quotidienne réorganisée dans la stabilité
retrouvée. Mais n'y a-t-il pas à nouveau une analogie entre ces situations et le remariage
des veufs? L'adultère n'est pas un fait rare dans le monde rural, s'il appartient à la banalité
du secret des comportements quotidiens, en contrepartie il change de nature quand la rumeur
l'affirme publiquement. Alors l'adultère devient le démenti le plus éclatant, le plus grossier,
de la norme monogamique. A ce titre, l'écart normatif exige moins une expiation qu'une
organisation que le procès rituel est seul capable de mettre en place. Si la société laisse se
poursuivre ce désordre, il risque de compromettre un équilibre toujours chancelant. Soumis
par la jeunesse à l'épreuve du rituel, les coupables sont violemment réintroduits au plan
symbolique dans l'ordre bafoué. Enfin, l'adultère ne bouleverse pas uniquement la norme
monogame, il ébranle tous les statuts et les rôles établis dans le cours des noces : l'homme
marié s'y approprie le rôle des jeunes célibataires, la femme mariée risque les conséquences
d'une procréation illégitime, le jeune célibataire se substitue à l'homme marié et la jeune
fille se transforme en pseudo-veuve. Un tel désordre est insupportable, et puisqu'il est impos-
sible ou presque d'intervenir sur la pratique quotidienne, la communauté se jouera la
comédie de l'ordre, se donnant ainsi l'illusion d'un avenir installé dans une stabilité défi-
nitive.
Il me faudrait enfin traiter des relations sexuelles entre l'oncle et la nièce, mais il me
semble préférable de délaisser momentanément ce cas en raison de la complexité des pro-
blèmes qu'il soulève. L'intervention des interdits matrimoniaux et sexuels au sein de la
parenté consanguine engagerait un travail sur les normes, les statuts et les rôles de chacune
des classes parentales qui déborde le cadre restreint de cet essai.
Chaque situation où se produit un charivari (à l'exception du cas précédent) possède
une qualité remarquable et constante: on y rencontre toujours la conjonction d'au moins
deux éléments sociaux et conceptuels rencontrés dans le remariage des veufs. Dès lors, il
suffit qu'une pratique marginale ou qu'une révélation publique crée une relation entre les
éléments constitutifs de l'organisation sociale et les concepts culturels susceptibles d'ana-
logies avec le remariage des veufs, pour que le charivari prenne en charge cet écart normatif
réel ou supposé, et réintroduise une normalité symbolique, gage d'une stabilité putative.
Comme le mariage des veufs, les charivaris dus aux autres formes de mariages atypiques ne
représentent pas une quelconque compensation mais l'image vaine et chimérique de l'ordre
normatif.
On s'est donc bien éloigné d'une typologie des causes du charivari telle que la propose
A. Van Gennep, en éliminant l'arbitraire qui préside toujours à la collection de situations
empiriques. La seule typologie possible reposerait sur la construction de modèles exclusifs
les uns des autres, où les multiples dimensions du procès rituel retrouveraient une cohérence
conceptuelle et fonctionnelle à travers les contraintes intrinsèques dues à son propre
cheminement.
Une question demeure, elle court en filigrane tout au long de ce texte, elle concerne les rela-
tions qui s'établissent entre le rituel et les conceptions générales de la norme et de sa contre-
4. Les exemples sont nombreux, où la parole reprise est assimilée à la rupture d'une alliance
consommée.
Le charivari ou l'hypothèse de la monogamie 43
partie, l'antinomie. Mais il s'agit là d'une plus vaste enquête dont le charivari compose le
prétexte et que de courtes allusions réduiraient à une pâle caricature.
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La paramusique dans le charivari
français contemporain
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Limites et sources
conservés sur phonogrammes originaux et transcrits par la suite 4 . L'histoire orale confirme
la présence permanente des pratiques paramusicales dans les charivaris, actualise les faits
et les rend plus tangibles encore. C'est à elle que nous ferons d'abord appel.
Témoignages oraux
Précisons que si les observations relatées ici ont un caractère sporadique c'est que, d'une
part, nos enquêtes directes n'ont pas visé à une systématique de la paramusique chariva-
rique et que, d'autre part, l'interrogation en milieu rural sur le charivari se heurte à des
difficultés évidentes. Cependant plusieurs de nos informateurs, nés vers 1900, avaient
participé à des charivaris et certains nous en ont fait la narration. C'est ainsi que nous avons
pu sélectionner dans notre documentation sonore des témoignages de charivaris de l'Aubrac,
du Jura, des Landes, des Pyrénées, de la Saintonge, du Segala, de l'Yonne, notamment, qui
eurent lieu entre 1898 et 1962 et dont les extraits sont significatifs de la paramusique. En
voici quelques exemples.
Le récit du charivari de 1903 à Gabarret, dans les Landes, stipule que les jeunes gens
avaient pris soin d'accrocher des cloches au sommet des arbres afin qu'elles échappent à la
surveillance des gendarmes (Atp Bm 60.20.11). Le charivari de Pebarre (Landes) dont nous
avons recueilli la narration en 1966 avait eu lieu, lui, en 1962. Des jeunes gens et des jeunes
filles portant des tambours, des cornes, des clochettes, des grelots, des poêles, des casseroles
avaient mené, à la nuit tombée, grand tapage malgré les interdictions de la police (Atp
Bm 66.40.48,49, 53). Aux environs, à Soustons, il faut remonter à 1920 pour avoir la mémoire
d'un tel vacarme.
Ailleurs, en Saintonge, le dernier charivari aurait eu lieu en 1924-1925. Le récit d'un des
protagonistes mentionne la présence d'arrosoirs, de vieux chaudrons, de casseroles ainsi
que de cornes qui donnent leur nom à l'usage : « aller corner une fille » (Atp Bm 69.33.186).
Le charivari de 1930, en Segala, a été particulièrement violent (Atp Bm 63.23.120) et
a donné l'occasion à l'un des participants qui nous l'a raconté de fabriquer un brau, tambour
à friction interne, instrument mugissant employé pour les charivaris dans la région et,
également en Aubrac aveyronnais (Atp Bm 64.36.433, 515, 642).
Un autre type de tambour à friction, à friction externe, a été utilisé, dans les Hautes-
Pyrénées, d'après une informatrice âgée qui avait participé à un charivari vers 1898 et qui,
lorsque nous l'interrogions, vers 1956, se souvenait de la pratique du bramadero, tambour
à friction fait dans une poterie. Pour le charivari de 1898, cet instrument était associé à une
poêle (avec fourchette pour la frapper), à un hautbois d'écorce dit bramevac « qui faisait
peur aux vaches » et à des cloches de troupeaux dénommées, pour la circonstance, « clo-
chettes des cocus » (Atp Bm 56.3.249, 250).
Tous ces charivaris ont en facteur commun la pratique de la paramusique. Il en va de
même dans les récits de charivaris non vécus mais mémorisés, recueillis également sur le
terrain, et qui se réfèrent à des événements survenus grosso modo dans la première moitié
du xx e siècle. C'est ainsi, qu'avant 1914, dans l'Yonne, il était habituel d'utiliser pour les
charivaris des cornes et des trompes de tôle confectionnées par le maréchal-ferrant du
village (Atp Bm 68.43.161) alors que dans le Haut-Jura, on employait encore vers 1930
de grandes crécelles aux sonorités effrayantes et puissantes (Atp objet 73.83.1) ainsi que
des fouets et de vieilles faux. Dans les Pyrénées-Orientales, à Calec, on raconte que le rema-
riage d'une veuve de la guerre 1914-1918 avait donné lieu, en 1920, à un charivari : toute la
nuit on « tapait » sur des chaudrons, des poêles, des lessiveuses en zinc, des pelles (Atp Bm
63.24.24). En Bas-Limousin, dans les années 1925, tout ce qui était en métal dans la maison
(casseroles, poêles, etc.) était bon pour faire le « fourbi », à la tombée de la nuit (Atp Bm
75.9.75). Les fers de charrue, les rouleaux, des pièces de harnachement de chevaux sont cités
dans la description de charivaris — dont le dernier se situe en 1935 — du sud du Châtil-
lonnais (Atp Bm 67.17.139). En Bas-Comminges, vers 1941, les hautbois d'écorce dits
bramevac étaient d'usage pour ce rite 5 et étaient associés au tambour à friction du type
bramadero (Atp Bm 56.3.145, 147). En 1944, pour le dernier charivari mémorisé, à Aas-
Beost (Pyrénées-Atlantiques), ce fut avec une corne de bœuf (Atp objet 63.45.3) que l'on
donna le vacarme. Il convient de rappeler à cet égard que la corne, qu'elle soit naturelle ou
reproduite en terre vernissée (Atp objet 39.23.1 par exemple), revêt dans les paramusiques
de charivari, un rôle privilégié par son symbolisme et sa fonction qui est de regrouper la
collectivité villageoise. Elle partage cette dernière fonction avec le tambour de garde-
champêtre, instrument qui, lui aussi, d'après les témoignages oraux est employé occasion-
nellement pour les charivaris, de même que le clairon ou la trompe de chasse. Dans ce cas,
ces instruments sont joués sans technique, dans un style de dérision.
Des paramusiques charivariques comparables aux traditions françaises que nous venons
de citer peuvent être également relevées dans des témoignages recueillis hors de l'hexagone.
En Louisiane, en pays Cajun, à Basile, la pratique qui nous a été décrite et qui consistait
à tendre une corde attachée à l'angle d'un mur et à la frotter avec un torchon mouillé
ressemble, par sa technique et par ses sonorités comparables à des miaulements exacerbés,
au tambour à friction dont nous venons de constater l'utilisation en France. Dans la paroisse
des Avoyelles on a pu remarquer, autour de 1950, que la paramusique est d'importance
primordiale dans le rite du charivari ; on l'exécute avec des cloches d'animaux ou des objets
de cuisine en fer blanc 6. De même au Canada oriental, au Nouveau-Brunswick, les cris,
les frappements sur des chaudrons, l'entrechoc d'ustensiles ménagers sont signalés et à
une époque récente (1972) 'dans l'île du prince Édouard' il a été précisé que chacun des
participants à un charivari devait se procurer « ou un fusil ou une flûte de fer blanc ou tout
autre instrument bruyant » et « que plus il sera fait de ' bruits d'enfer' (grands bruits) mieux
ce sera... » ' .
Ces quelques faits de tradition française s'ajoutent à ceux recueillis directement en
France même ; en poursuivant l'analyse de nos témoignages oraux il serait possible d'accu-
muler les références à des objets sonores ou à des vacarmes. Cependant ceux qui viennent
d'être cités, à eux seuls semblent suffisants pour actualiser et authentifier les paramusiques
charivariques en France contemporaine.
Les phénomènes paramusicaux de charivari trouvent leur filiation dans ceux dont l'histoire,
depuis au moins le xiv e siècle, ne cesse de fournir des exemples. La plupart de ces faits se
relient très directement à l'histoire orale. Le célèbre « Chalivali » du Roman de Fauvel
fournit à cet égard un exemple probant, comparé aux vacarmes des charivaris du xx e siècle.
Le charivari pour le remariage d'un veuf qui eut lieu, par exemple en Aubrac cantalien en
1962 (Atp Bm 65.19.116, 158, 208) réunissait comme le chalivali adressé à Fauvel au
moment de la consommation de son mariage avec Vaine Gloire, poêles, casseroles, marmite,
faux ou bêches frappées, cloches de troupeaux et autres engins sonores 8 . Les lettres de
rémission des xiv e et xv e siècles étudiées notamment par Vaultier 9 citent l'utilisation d'un
attirail analogue. Les condamnations de l'Église 10 et les interdictions des autorités civiles
au cours des xv e -xviii e siècles envers les tumultes, les bruits de toutes sortes à l'aide de
tambours, d'assiettes, de poêles, etc., sont bien connues des historiens. Commenter ces
traces historiques n'est pas de notre ressort ici mais il convenait cependant de souligner
la continuité des attestations de paramusique dans les descriptions de charivaris, ne serait-ce
que pendant plus de six siècles et demi en France même, appui historique tout à fait remar-
quable pour notre observation.
La terminologie vernaculaire des charivaris est, elle aussi, significative à l'égard de la
paramusique par la référence aux éléments sonores qu'elle introduit : tocsin, tracassin,
bassinage, carronage (de carons: sonnailles), carillon, berler (de berla: trompe, corner),
padella et stagoue (de poêles et bidons en Corse). Rappelons aussi que parmi les différentes
étymologies accordées au mot français charivari on cite chalybaria (chaudron), chalybarium
(vase d'airain) et que des appellations européennes mettent l'accent sur le sens bruyant du
charivari : Katzenmusik (musique de miaulements de chats), Ketelmusik (musique de chau-
drons), scampanata (de clochettes), poêletage (de poêle), roughmusic (musique rude, grossière).
Par sa référence permanente au son, le terme « charivari » est passé dans des expressions
courantes désignant des bruits désordonnés et fortuits. De ce fait la signification que revêt
l'acte paramusical dans le rituel charivarique se trouve dénaturée et son caractère de tumulte
volontaire, organisé, systématique et parfois symbolique en est profondément altéré. En
revanche le champ d'application du terme charivari, dans son sens et son rôle d'acte para-
musical, s'étend à d'autres circonstances que le remariage. Bien que cette dernière moti-
vation soit le principal objectif des paramusiques ici traitées, il est bon de souligner le fait.
A cet égard, on connaît, pour la France du xix e siècle, les charivaris à caractère social
(charivaris d'ouvriers à patrons), à caractère littéraire (polémique entre étudiants et auteurs,
charivari de 1862 à Paris, par exemple), et surtout charivaris à caractère politique. L'ouvrage
de Peignot u , alias Calybariat, ainsi que l'ouvrage de Kastner 1 2 en fournissent de nombreux
exemples pour les années 1830. De nos jours les slogans déclamés et rythmés dans les défilés
contestataires, les sifflements, les bourdons, les cris de protestations clamés contre des artistes
€ S U F I » A I E A N L Ì Ì T I D Ì L L I IWUFI»
PHOT. 6. C^FFTA; < F I M A FCIR.-VIT-FIT.NAI5 CR T- /SJ-OFTLE FÒRTWA»
PHOT. 7.
P H O T . 8 . Tableau, La noce.
(Bernard Dartiguenave, 1860, 1 550 x 1 250 mm. Musée Pyrénéen, Château-fort,
Lourdes, D. 75.1.9. Ph. Jean Masson, Cauterets, 600 > 800).
Traduction de !a légende du tableau:
Veuf depuis trois ans, Guilhem de Poupeby, en dépit de ses 50 ans sonnés, se sentait
encore en état d'avoir des héritiers qu'il n'avait pu obtenir de sa défunte femme,
plus âgée que lui. Tourmenté de cette idée, il alla, à l'improvisie, demander à son
voisin Berthoumiu de Lassegue, de lui donner en mariage Rosette, sa jeune fille,
qui depuis longtemps lui avait donné dans l'œil. Le père, pensant que Guilhem
avait de la fortune et une maison pourvue de tout, consentit à l'accepter pour
gendre. Ce ne fut pas sans faire la mine que sa fille apprit qu'on voulait lui donner
un mari qui pourrait être son père.
Mais Berthoumiu ordonnait et il fallait obéir. Il fit vite procéder au mariage civil,
pour qu'il n'y eut pas à s'en dédire.
Le trousseau fait, le jour pris, le petit violonneur au-devant, Guilhem conduit à
l'autel la tremblante Rosette, qui n'ose pas lever les yeux vers lui. Parents et voisins
arrivent à la suite, tandis que la jeunesse du village, jalouse du bonheur du mari,
marche derrière en lui faisant charivary.
« Les figures sont expressives et traduisent les sentiments ironiques du cortège.
Certains gaillards manient prestement le chaudron vengeur, d'autres soufflent
dans des trompettes. Les gosses jubilent devant les époux. Guilhem de Poupeby tient
gauchement son bouquet de vieux nobi ».
Cf. Louise Alcan. Au Musée des Beaux-Arts de Pau, « La noce de Bernard
Dartiguenave », Arts et Traditions Populaires, 1963, p. 49-51.
La paramusique dans le charivari 49
13. Cf. par exemple M. Bakhtine, L'œuvre de François Rabelais, Paris, 1970, p. 220.
14. R. Pinon, «Qu'est-ce qu'un charivari? Essai en vue d'une définition opératoire», Kontakte und
Grenzen. Problème der Volks-, Kultur- und Sozialforschung. Festschrift fur Gerhard Heilfurth, Gottinger,
1969, p. 398, n° 13.
50 C. Marcel-Dubois
appuyée, qui revient périodiquement de strophe en strophe dans les chansons de charivari,
peut être assimilée à un style paramusical tandis que les chansons elles-mêmes semblent
d'une autre nature.
Qu'il y ait, dans le rite du charivari, vacarme volontaire, emploi délibéré d'engins sonores,
que ces vacarmes soient l'affaire de jeunes gens et d'adultes, que ces vacarmes se perpétuent
depuis des siècles, que ces pratiques bruyantes se rencontrent en d'autres cultures et qu'elles
y soient liées à des rituels importants (rites de passage, d'intronisation, ou rites saisonniers
par exemple) chargent la paramusique qui nous occupe de lettres de noblesse et d'un intérêt
singulier.
En effet, l'archaïsme, la signification, la symbolique, le sens mythique des sons bruyants
intégrés dans des rituels sont remarquables. Il n'est que de se reporter par exemple au cas
des éclipses. Selon les auteurs latins et chinois, les éclipses de soleil et de lune réclament
l'aide « d'un charivari de trompettes, de chaudrons, de gongs, de clochettes » 1 5 ; le phéno-
mène d'autre part a été, on le sait, analysé par Claude Lévi-Strauss dont il convient de citer
ici une phrase-clé « le bruit s'impose chaque fois que deux termes en paire (qu'il s'agisse
du ciel et de la terre ou d'époux virtuels) sont disjoints... » 1 6 .
Dans la mesure où la paramusique, avec ses sonorités particulières, prend place au
cœur du processus charivari, on est conduit à poser valablement l'interrogation suivante :
la paramusique serait-elle la plus juste image de marque du rite charivari ? Elle est, en tout
cas, la garantie d'authenticité et d'ancienneté du rite. Certaines composantes des pratiques
paramusicales désignent plus que d'autres l'archaïsme de ce rite. Ainsi est-il possible de voir
dans des instruments dont les sonorités provoquent l'effroi — comme le hautbois d'écorce
pyrénéen (le bramevac) ou le tambour à friction aubracien (le brau) — le signe d'une strate
ancienne d'usage. Par son nom vernaculaire qui veut dire taureau, par les éléments essentiels
qui le composent (pot de cuisine en terre, peau de renard), par sa technique de jeu (friction
de la corde à l'intérieur du pot), par ses sonorités étranges et de grande intensité compa-
rables à des mugissements effrayants, le brau véhicule un système symbolique associé à la
fois à la dérision et à la puissance et, de ce fait, est particulièrement représentatif du sens des
sons paramusicaux du charivari.
D'après les témoignages oraux (cf. Atp Bm 63.23.120, 63.24.24, 67.17.139, etc.), il est
clair que l'opinion générale des protagonistes d'un charivari et de la population est cristallisée
sur la nécessité du vacarme : l'indispensable est que le rite soit sonore et que les sons puissent
horrifier.
La signification commune de ces vacarmes charivariques est, à l'évidence, la publi-
cation de faits controversés par la société ainsi que l'expression d'une protestation véhé-
mente. Le groupe social lésé s'approprie le droit de faire entendre son jugement ; l'événement
et la situation réprouvés doivent être largement diffusés. La paramusique avec son tumulte
coloré et organisé constitue à cet égard un moyen d'expression irremplaçable. C'est ainsi,
qu'à l'inverse, lorsque les charivarisables veulent écarter les vacarmes, ils évacuent les
paramusiques en achetant le silence aux charivariseurs au moyen d'une redevance en argent
ou en nature, et acquièrent de ce fait la légitimité d'une situation qui, autrement, aurait été
dénoncée par le rite bruyant.
Peut-on percevoir une signification moins évidente de ces pratiques sonores? Dans
la mesure où la paramusique fait partie de l'attirail du charivari mais aussi de ceux du
carnaval et de l'assouade, dans la mesure aussi où « les images du carnaval offrent tant de
choses à l'envers » 17 , où la promenade sur l'âne s'ingénie à renverser les situations, dans la
mesure enfin où le rite charivarique fustige les secondes noces, il semblerait logique d'assi-
miler les paramusiques du charivari à l'envers de la musique. De même qu'une description
d'un charivari du xix e siècle 18 relate : « ils ont mis tous leurs vêtements le devant derrière »,
de même les charivariseurs, en place des violons ou des cornemuses des musiques nuptiales
font appel au stock des instruments de paramusique déjà décrit. La paramusique devient
alors une contremusique 19 ; l'usage du contraire, en musique, s'affirme ici comme il s'affirme
en d'autres systèmes d'expression. Une musique «harmonieuse», objet de technicité et
prestation de musiciens reconnus comme tels, est exécutée pendant le cérémonial des noces ;
elle peut être opposée à la paramusique tumultueuse des charivaris.
Remarquons que cette opposition se fait jour, à l'intérieur même du rituel des noces.
Des actes de musique et de paramusique s'y font face : les premiers sont le fait de spécialistes
et sont joués durant les phases les plus solennelles (pendant l'habillage de la mariée, à l'église,
pendant le repas, pour le bal par exemple) ; les seconds sont le fait des gens de la noce non
spécialistes et sanctionnent certains instants du rituel et spécialement ceux qui se prêtent
aux sarcasmes et aux mystifications. Mais, en considérant la perspective générale de l'orga-
nisation des sons on constatera que les actes musicaux revêtent dans les deux rituels —
charivari et noces — un caractère antinomique.
La musique « harmonieuse » est ordre et légitimité ; elle se manifeste comme telle dans
les mariages et les événements admis par la société ; la paramusique, au contraire, symbolise
une faille dans l'observance des règles; il est logique qu'elle soit affectée aux moments de
crise et de désordre 20.
En ce qui concerne la tradition française, l'iconographie d'un tableau « Costumes
pyrénéens » de B.V.A. Dartiguenave (1821-1885), conservé au musée de Pau vient à l'appui
de ce principe. Ce tableau représente en fait une noce béarnaise, celle d'un veuf et d'une
toute jeune fille. Or l'artiste a figuré, de part et d'autre d'un axe imaginaire, à droite la mariée
et un jeune violoneux peignant ainsi la légitimité et l'avers de la musique de noces, la musique
harmonieuse, et, à gauche le vieux mari suivi de charivariseurs frappant sur des chaudrons
et soufflant dans des cornes, représentant ainsi la contestation de la jeunesse et le revers
de la musique, la contremusique ou paramusique charivarique, laquelle s'oppose nettement
dans cette peinture à la musique nuptiale.
Ce renversement des sonorités nobles et respectables en sonorités discordantes et
démoniaques, voulu par la justice sociale populaire, peut être rapproché du phénomène
des paramusiques des Ténèbres.
Sans être organologiquement identiques aux instruments du rite charivari, les instruments
des Ténèbres ont en commun avec ces derniers le dessein de produire un vacarme terrifiant.
Les crécelles, les toque-maillets, les tambours à friction tournoyant des Ténèbres ne sont-ils
pas réservés à une période où Satan, d'après la croyance chrétienne, devient le maître de
l'univers? Et ces instruments « b a s » du monde de dessous 21 ne supplantent-ils pas alors,
et pour un temps, les orgues et les volées de cloches que l'avènement de Pâques ressuscitera?
La représentation du monde de l'obscurité et de la mort par les instruments de paramusique
ainsi que les sonorités génératrices d'épouvante et comme issues d'un autre monde que ces
instruments produisent sont autant de faits qui s'appliquent très exactement à des rites de
charivaris de remariage. Les folkloristes ont souligné en effet, pour de tels rites, la croyance
populaire à un retour du défunt — lequel est représenté parfois par un mannequin burlesque
— qui viendrait tancer sa veuve au cours des secondes noces de celle-ci. Pour admonester
sa veuve, ce mort visualisé se fait entendre par des sons de casseroles et autres clameurs ou
gémissements de style paramusical et homologues des bruits de l'autre monde.
A ces bruits de l'autre monde, on peut associer non seulement les paramusiques des
Ténèbres mais aussi celles de la nuit de la Saint-Jean ; à cette dernière date les appels du
«chaudron sonore» de la presqu'île de Rhuys consignés en 193 9 22, semblables du point
de vue acoustique aux sons du brau ou encore aux vrombissements des « fuyerades » de
Lozère observées en 1964 23 , gardent le pouvoir ancestral dévolu aux bruits et aux sons.
Dans le cas des paramusiques de charivari, les sonorités de l'au-delà n'auraient pas seulement
un rôle apotropaïque mais aussi seraient, en elles-mêmes, l'expression audible et systéma-
tique, à la fois de réprobation du mort et, à la fois, de la protestation du groupe des jeunes.
Une information relevée à Pont-Aven 24 appuierait encore notre interprétation, elle donne
en effet le charivari tout entier pour l'œuvre du mari défunt, identifiant ainsi l'action bruyante
des jeunes à celle du mort.
Le sens contestataire des paramusiques se trouve donc à plusieurs niveaux démontré.
Quant à la morphologie et à l'organisation des paramusiques de charivari, elles confèrent
à celles-ci un caractère de système et non d'improvisation. Comme toute autre musique, ses
exécutants ont un savoir technique et un sens de l'équilibre des sonorités qui les guide dans
leurs opérations : « On prenait une bêche ou un trident, on les démanchait et on tapait avec
le manche, quelquefois... avec un autre fer, ça donnait un coup de plus » (Atp Bm 63.24.308
et 311), nous a-t-on fait remarquer en 1963 tandis que lors d'un entretien en 1972, il m'était
précisé, une fois de plus, qu'il était indispensable de jouer faux (Atp Bm 72.24.17). Pour
un vacarme de charivari, à Dancé (Loire), on explique que des grappes de grelots et de clo-
chettes avaient été montés tout exprès sur des manches 25. Ailleurs, dans une région fron-
tière de l'Yonne et de l'Aube, les gens, souligne-t-on, organisent des paramusiques de
charivari, de telle manière qu'elles prennent l'allure d'un répons de colline à colline ou de
route à autre route (Atp Bm 68.3.129 et 68.43.353).
Le vacarme est donc non seulement intentionnel mais structuré. Chaque témoignage
met en évidence un souci de la répartition des niasses sonores : percussion et entrechoc
d'instruments de métal, percussion et friction de tambours, secouement de grelots et clo-
chettes, rudiments mélodiques de trompes, cornes, clairons et trompes de chasse et, très
exceptionnellement, des vièles, émission vocale aux confins du cri et du chant, enfin équilibre
délibéré des formants au niveau du timbre et de la dynamique : alternance du grave et de
l'aigu, du fort et du faible 26 .
Cette esthétique paramusicale n'est pas innocente et, de toute façon, tend mieux qu'une
disposition fortuite à démontrer un système et à dessiner un modèle des paramusiques de
charivari. On peut se demander jusqu'à quel point le groupe de charivariseurs est conscient
de ce système mais il est clair que la même structure se répète de charivari en charivari,
22. C. Marcel-Dubois, « Une pratique instrumentale... », Arts et Traditions populaires, 2, Paris, 1953,
p. 317-321.
23. C. Marcel-Dubois et M. Pichonnet-Andral, « Musique et phénomènes paramusicaux », L'Aubrac,
5, 1975, p. 233, 239.
24. Cf. P. Fortier-Beaulieu, « L e veuvage et le remariage », Travaux du 1" Congrès international de
folklore, Tours, 1938, p. 199.
25. P. Fortier-Beaulieu, Mariages et noces campagnardes..., Paris, 1937, p. 316.
26. A l'égard de la symbolique des sons et de la recherche d'une organisation sonore intentionnelle
dans un rituel, signalons que J.-Cl. Muller, in « Interlude pour charivari et tambour silencieux »,L'Homme,
VI (4), 1976, p. 82, a souligné la présence de sons « fortement contrastés »: « bourdonnement profond
du tambour à friction, sons hauts et perçants du sifflet, en quelque sorte médiatisés, quant au registre, par
les longs hurlements humains », dans un rite de passage pratiqué sur les tambours chez les Rubuka (Nigé-
ria) et correspondant plus spécialement à un rite à la fois d'intronisation du chef du village et de mort.
La paramusique dans le charivari 53
qu'il y a identité de manières et que, de plus, les charivariseurs visent à constituer un ensemble
musical cohérent bien qu'inversé par rapport à la composition normale. En fait la para-
musique de charivari est toujours exécutée collectivement, ce qui suppose une organisation
prédéterminée. Une grande vigueur d'expression est recherchée pour son interprétation, les
instruments ou ustensiles les plus employés demandent pour être mis en vibration des gestes
violents, canalisateurs de la contestation ; le fait que la pratique en soit réservée, en règle
générale, aux jeunes et principalement aux garçons garantit le dynamisme et la puissance
de l'exécution.
Enfin, dispositif et mécanisme de la paramusique ne sont pas, rappelons-le, réservés
exclusivement au rite du charivari et le rapprochement que l'on peut faire à leur sujet avec
le rite paramusical des Ténèbres et la référence à la mort sont particulièrement importants.
Bien que réunissant des traits originaux et des variantes de fonctionnement liés à son usage,
la paramusique de charivari représente, en fait, un sous-ensemble des paramusiques de
temps rituel dans lesquelles les phénomènes sonores constituent un code symbolique.
«Lo Martelet», un charivari occitan
à Lespignan (Hérault)
Parmi les traditions populaires qui se perpétuent encore à Lespignan (Hérault) \ il en est une
qui n'a que peu perdu de sa vitalité. Il s'agit du martelet, tapage nocturne organisé à ¡'impro-
viste par une bande de jeunes gens. Nous l'avons pratiqué nous-même (M.V.) dans les années
1955 à 1960, au cours de notre adolescence. Depuis nous avons pu l'observer au cours de
multiples séjours chez nos parents à Lespignan. Par ailleurs, il nous a été facile de recueillir
plusieurs témoignages oraux de cette coutume. Nous avons enregistré de nombreux récits qui
sont autant de discours autochtones en occitan. On en trouvera deux en annexe, suivis de
leur traduction partielle (T. 01 et T. 02). Quant aux textes T. 03 et T. 04, ce sont des témoi-
gnages sur les désordres commis par les conscrits de Lespignan.
1. Le rituel
Le martelet est un rituel conduit par des jeunes gens en opposition à une catégorie d'habitants
généralement bien plus âgés. Il s'effectue en principe la nuit entre 20 h et 1 h du matin (rare-
ment au delà). L'hiver, il a lieu un peu plus tôt, car les gens ne veillent pas aussi longtemps. En
effet, l'été il n'est pas rare de rester « à prendre le frais » avec les voisins sur le pas de la porte.
Cette pratique s'estompe depuis la généialisation de la télévision dans tous les foyers, et
l'importante augmentation du parc local d'automobiles.
L'unique but de ce tapage nocturne — acte apparemment gratuit — est d'obliger8 les
« victimes » à se lever. Pour cela tous les moyens (ou presque) sont bons. Il faut d'abord les
réveiller. Au besoin on les effraye, on les injurie...
Les protagonistes sont en principe une bande de jeunes gens,
1. en quête de boisson... et de rapprochement des sexes: « anavèm faire lo martelet a las
filhas... d'aqui que se levesson per nos portar beure » (T. 01) ;
2. en mal de distractions et]ou en quête d'unejoie agressive :
« N'i a totjorn que s'inquietan » (T. 02),
« Ten, l'anam un pauc embestiar » (T. 01),
« Aviàm pas d'automobilas, aviàm pas de môtos, aviàm pas gaire de bibiclètas »
(T. 01).
Leurs « victimes » sont tous les habitants de la commune sans distinction. Cependant on peut
classer ainsi les futurs antagonistes :
1. Cf. L. Jagueneau et M. Valière, L'Occitan parlé à Lespignan (Hérault), la langue des viticulteurs,
Toulouse, Université de Toulouse - Le Mirail, E R A 352 C N R S , 1977, p. 6, 27, 52, 122.
2. Verse ! (Cri qui accompagne tout acte de déversement au cours des travaux de vendange, ou lorsque
deux personnes renversent le contenu d'un récipient... o u lorsque l'on fait le récit de tels actes).
3. Vase de nuit.
« Lo martelet », un charivari occitan 57
rural qui a entraîné ipso facto la mise au rebut des pissadors que recherchent à d'autres fins
les touristes anglais ou allemands *...
1. 3. Martelet sauvage 5
Dans ce dernier cas, personne n'est visé en particulier. C'est toute la société qui l'est en bloc.
Une bande de jeunes se lance dans une course effrenée à travers les rues. Tout en courant,
chacun frappe de violents coups de poings les volets ou les portes des maisons sur son passa-
ge... S'il n'est pas trop tard lorsque l'on entend la galopade, les cris et les coups, il est tou-
jours possible de se mettre sur le pas de la porte et de démasquer les jeunes agresseurs. Quel-
quefois, le dernier (moins rapide à la course) se fait reconnaître et invectiver.
La pratique de la motocyclette donne actuellement aux jeunes de nouveaux moyens pour
échapper aux éventuelles poursuites. Quant au martelet lui-même, il est quelquefois remplacé
par un concert de klaxons (klaxons italiens à plusieurs tonalités...).
En dehors de ces trois types ritualisés de martelet, il existe d'autres cas où la violence sociale
s'exprime à rencontre des personnes plus âgées. Vers 1955, un groupe de jeunes s'est occupé
toute la nuit à entasser des « faisses de caravenas » 6 sous les fenêtres de la maison d'une
vieille femme, Germaine Albert, surnommée « La Babaire » 7 , et a menacé d'y mettre le
feu... Les hommes du quartier durent se lever et mettre en fuite les jeunes gens. Ainsi prit fin
ce simulacre d'autodafé que rien apparemment ne motivait.
Vers 1958, c'est à coups de pétards placés sous leurs fenêtres que des vieux sont réveillés
en pleine nuit. Une enquête de la gendarmerie de Béziers a eu lieu à la suite de cet incident.
Un autre type de tensions est dû à la classe d'âge dite des « conscrits » (souvent élargie
aux plus jeunes d'un ou deux ans, et aux aînés célibataires de quatre ou cinq ans), la veille du
conseil de révision. Toute la nuit est consacrée à des chahuts, des transports et des déplace-
ments d'objets en des lieux inhabituels (charrettes de vendange juchées sur les platanes de la
place des écoles de filles, barrages sur les routes, etc). On trouvera en annexe deux descriptions
en occitan, suivies de leurs traductions (T. 03 et T. 04).
3. Le charivari de Noël8
Nous appelons ainsi un chahut « spontané » organisé par un groupe de jeunes gens, chaque
année, dès le début de la messe de Minuit. Nous avons pu l'observer de 1946 à 1976 sans
interruption.
Dès le début de la messe, quatre ou cinq jeunes (ou plus) entrent dans le fond de l'église,
puis ressortent en claquant les portes, parlent à haute voix, rentrent à nouveau quatre ou cinq
fois, s'interpellent bruyamment. Ils s'en vont chercher deux ou trois autres camarades et
reviennent. Apparemment, ils attendent un jeune homme ou une jeune fille que la piété,
l'obligation ou la tradition familiale forcent à assister à l'office. Comme le bruit persiste, la
réprobation commence : soit celle du prêtre qui s'en prend aux jeunes impies, soit celle des
4. Sur ce sujet, cf. Teatre de la Carrièira: Mort et Résurrection de Monsieur Occitania, 1970.
5. C'est nous qui l'appelons ainsi.
6. Fagots de roseaux.
7. La baveuse.
8. Appellation donnée par nous.
58 C. Robert et M. Volière
laïcs (hommes) qui sortent pour stigmatiser la conduite des jeunes gens. Ceux-ci s'en vont en
parodiant les paroles rituelles de l'Église :
« A-Amen !
Et cum spiritu tu-o ! »
et en vociférant des menaces, voire des grossièretés...
En 1976, le groupe de jeunes a amené une mobylette jusque sur les marches de l'église
et l'a fait pétarader un moment avant de prendre la fuite. Cette manifestation appelle bien
entendu la réprobation des fidèles. Les jeunes sont identifiés, les noms circulent, mais les non-
pratiquants haussent les épaules ou rient sous cape. Aucune sanction ne suit.
« L'avèm fach abans eles. » 9
C'est en ces termes que s'exprime à Lespignan la tolérance par la population de ces
comportements, considérés par tous les Lespignanais «d'origine» 1 0 comme la norme du
comportement juvénile.
Tolérés ou réprimés, ces divers rituels d'agressivité semblent fort bien s'accommoder
de la mutation sociale du milieu viticole traditionnel.
ANNEXE
Lo martelet
T. 01
Traduction
M. V. : Et lajeunessefaisait le « martelet »?
L.C. : Ouille, pauvre enfant, n'en parie pas. Que veux-tu? Nous n'avions pas d'automobiles,
nous n'avions pas de motos, nous n'avions guère de bicyclettes, et nous restions tout le jour
dans le village. Alors, le soir, après le souper, quand nous sortions du café — parce que tous,
à cette époque-là, nous allions boire le café — quand nous sortions, que faire? Alors, s'il y
avait quelqu'un d'un peu récalcitrant, un mauvais coucheur, nous disions :
« Tiens, nous allons un peu l'embêter ».
Nous allions lui faire le « martelet ». En plus de cela nous allions faire le « martelet »
aux filles, surtout et, jusqu'à ce qu'elles se lèvent nous apporter à boire. Non... Quand le
père était un homme... gentil, qu'il était bien comme il faut, ce n'était pas difficile. Quand il
y avait un moment que tu tapais, il ouvrait la porte, il disait :
« Eh, venez boire et fichez-moi la paix ».
Mais quand c'était un mauvais coucheur, il vous recevait avec un fusil, et il fallait partir
en courant, et il fallait se méfier. Heureusement que nous étions jeunes et que nous courions
vite... et... nous n'avions pas peur.
T. 02
M.V. 13 : E lo martelet!
E.T. 14 : Aquò veses... Dins lo vilatge, i a totjorn de monde que s'inquietan quand fas de
bruch. I a (...) de vielhs celibataris o de vielhas femnas. Alors cap a mièja nuèit o una ora del
matin, la banda deis copins disèm :
« Tè, anèm faire lo martelet a un tel, o a une telle. »
Alòrs avèm près la precaución de remplir las pòchas de corda e una pelha. E arribam
aquí, commençam de penjar aquesta còrda a la pòrta. Mès per pas abismar la pòrta, metèm
una pelha al torn de la p... del ròc. E quand aquèla p... aquèl ròces penjat, estacam una còrda
que partís d'en bas del ròc, justal sul ròc si (...) e derotlam la còrda, e anam tirar a cinquante
mèstres. Comprenes ? Per que cal pas tirar aquí tocar, cal tirar al bot de la carrièra que i aja
un recanton o un portal, o que la carrièira vire. Et allezl
«Plan, plan, plan!
Plan, plan, plan ! »
E a'òrs. Picas un parelh de còps [...] e apuèi, t'arrèstas. Alòrs, los contra-vents se dobris-
sèn en naut.
« Qui est là ?15 Y a quelqu'un ? »
Si es una femna bien entendul
Pas res, pas digús respònd.
« Je dois rêver ! » deu dire a son òme, a quauqu 'un dedins, o a sa mèra :
« J'ai dû rêver ! J'ai confondul »
Aquò se tanca.
Esperam très o quatre minutas e :
« Blin Blan,
Blin Blan,
Blin Blan. »
Tornam faire de bruch.
Alòrs nos dobrís los contra-vents :
« Qui est là ? »
Pas digús respònd, comprenes ? Mès es que a fôrça, aquò se produit tres o quatre còps,
mès es que a la fin, aquèla vielha filha se dobta que quicòm va pas, davala en bas e dobrís la
pòrta, e vei, pa'i, vei la ficèla e lo ròc. Mès nautres abns quand avèm ausit que davalava,
vite, corrissèm a la pòrta amb el cotèl, copam la còrda, e nos en anant en corriguènt ; e
d'aqui anam endacòm mai. Anam a cò d'un autre òme. Mès qu'un còp nos arribèt una
« istoèra » 1 6 .
Un còp, sai pas si o n'avètz entendut parlar vos, aquí darrièr lo mecanician, aquèla
espèça d'òme aquí que es vengut de... d'Algèria, aquèl rapatriat, que dison, n'i a que Io podon
pas sentii enfin, bref\ Aquí darrièr, i a una carrièira, que i demorava un vielh aquí que s'ape-
lava Alzear. Alòrs i aviàm estacat una... la un ròc, e tiràvem.
« Blan, Blan, Blan! »
(...) dis pas res pus.
« Es bizarre », disèm: « Mès enfin nos anèm mesfisar quand même ».
Per mesura de precaución avèm empalhat un òme. Aviàm fach una palhassa e l'avèm
fotut al mitan de la carrièira. Comprenes?E alòrs... e fasièm... fasièm d'au,., d'autres voses.
E refasièm de personatges.
«Lève toi\ Lève toi, fainéant ! Lève toi! » 17
D'autres disián :
« Andolha! Fenhant to levaras pas! Te fa pena de pagar un còp a beure? 1 8 Inno-
cent ! »
Pas res. E nautres :
« Tan, tan, tan! »
Tenèm de tirar...
A un moment donat... la fenèstra del palher se dobris e :
« Blan, Blan ! »
Nos fot un parelh de cargues amb una... amb un fusil. Mès nautres que nos erèm mesfi-
sats, nos... nos erèm fotuts darrièr lo canton del portal e aviá fotut un parelh de cargues a
aquel òme empalhat ! E nautres fasièm que parlar :
« Oui, salaud, tu m'as manqué... Cochon, cochon... »
E aquel òme torna cargar lo fusil en aquel empalhat. L'aviàm plan estacat aquel empal-
hat, e :
« Blin, Blan ! »
Quand tira lo segond còp de fusil de... lo segond còp... I a quauqu'un que fa coma si
èra blassat :
« Aie... Aïe... e aïe... i m'a eue s... i m'a eue le salaud... Au secours, il m'a tuée...
i m'a tuée...»
E pan. Tirèm la còrda doçament, e tomban l'emplahat al mitan. E aquel òme davala en
corriguènt per veire si realament aviá tuat quauqu'un. Arriba aquí, vei que es un empalhat.
La colèra lo torna preñar, tòma [...] e aganta lo fusil, e tòma cargar. E nautres, allezl Partis-
sèm. Tornam dins Lespinhan, agantam la carrièira de Lago, tornam dins aquèlas carrièiras,
anam tombar cap al cementèri amont. Davant ço de Dulquier, anam cap al molin e totjorn
aquel òme darrièr. E « Bin », nos fot un cargue. Mès nautres erèm joves, comprenes ? Vola-
vèm, volavèm. Quicha! Quand sentissiás la podra al cuòi, m'as compres, volavas! E nos sèm
amagats e nos a pas mai vists. Mès l'avèm escapada bèla e...
M.V. : Fas pas de ben aquol
E.T. :(...) Te parla ièu en trenta dos o trenta tres ( = 1932-1933).
16. Gallicisme.
17. E.T. contrefait une voix de femme. Le déguisement est donc double: au plan linguistique (français/
occitan) et au plan sexuel (femme/homme).
18. La boisson réclamée en échange de la tranquillité nous paraît ici mensongère, et participer du
déguisement en vue de la mystification.
« Lo martelet », un charivari occitan 61
Traduction
M.V. : Et le martelet?
R.T. : Vois-tu. Dans le village il y a toujours des gens qui s'inquiètent lorsque tu fais du bruit.
Il y a de vieux célibataires ou de vieilles femmes... Vers minuit ou une heure du matin, la
bande des copains, nous disons :
« Tiens, nous allons faire le martelet à un tel ou à une telle ».
Nous avons pris la précaution de remplir nos poches de corde et d'un chiffon. Nous arri-
vons là, nous commençons par pendre cette corde à la porte. Mais pour ne pas abîmer la
porte, nous mettons un chiffon autour du caillou, et quand ce caillou est suspendu, nous atta-
chons une corde qui part du caillou... Nous déroulons la corde et nous allons tirer à cinquante
mètres, comprends-tu ? Parce qu'il ne faut pas tirer tout près. Il faut tirer au bout de la rue, si
possible d'un recoin, d'un portail ou d'un tournant. Et allez !
« Plan, plan, plan !
Plan, plan, plan ! »
Et alors. Tu cognes deux ou trois fois et tu t'arrêtes. Alors les contrevents s'ouvrent :
« Qui est là? Y a quelqu'un? »
Si c'est une femme bien entendu!
Rien, personne ne répond.
« Je dois rêver », doit-elle dire à son homme, à quelqu'un à l'intérieur ou à sa mère.
« J'ai dû rêver! J'ai confondu! »
On referme. Nous attendons trois ou quatre minutes et :
« Blin Blan ! Blin Blan! Blin Blan! »
Nous recommençons à faire du bruit. Alors on nous ouvre les contrevents :
«Qui est l à ? »
Personne ne répond, tu comprends? Mais c'est qu'à force, cette vieille fille se doute qu'il
y a quelque chose qui ne va pas. Elle descend, ouvre la porte et voit la ficelle et le caillou.
Mais nous autres, avant, quand nous avons entendu qu'elle descendait, nous courons à la
porte avec le couteau, nous coupons la corde et nous partons en courant. Et de là, nous allons
ailleurs. Nous allons chez un autre homme. Mais c'est qu'une fois il nous est arrivé une
histoire.
Une fois, je ne sais pas si vous en avez entendu parler vous..., enfin, bref! Là, derrière,
il y a une rue où habitait un vieux qui s'appelait Alzear. Alors nous y avions attaché un caillou
et nous tirions.
« Blan, Blan, Blan ! »
(...) il ne dit plus rien.
« C'est bizarre », disons-nous. « Mais enfin nous allons nous méfier quand même! »
Par mesure de précaution, nous avons empaillé un homme. Nous avions fait un homme
de paille et nous l'avions mis au milieu de la rue, tu comprends ? Et alors nous contrefaisions
notre voix... et nous refaisions des personnages.
« Lève-toi ! Lève-toi, fainéant ! Lève-toi ! »
D'autres disaient :
« Andouille! Fainéant, tu ne te lèveras pas? Ça te fait de la peine de payer un coup
à boire? Innocent! »
Rien. Et nous autres :
« Tan, tan, tan ! »
Nous continuons à tirer... A un moment donné... la fenêtre du pailler s'ouvre et:
« Blan, Blan »
Il nous tire deux décharges avec un fusil. Mais nous autres, nous nous étions méfiés,
nous... nous étions mis derrière le coin du portail et il avait tiré deux coups sur cet homme
empaillé! Et nous autres, nous n'arrêtions pas de dire :
« Oui, salaud, tu m'as manqué... Cochon, cochon... »
62 C. Robert et M. Valière
Et l'homme tire à nouveau sur cet empaillé. Nous l'avions bien attaché :
« Blin, Blan! »
Au second coup de fusil, quelqu'un fait comme s'il était blessé :
« Ai'e... Aïe... eh aïe... il m'a eue s... il m'a eue le salaud... Au secours, il m'a tuée...
il m'a tuée... »
Et nous tirons doucement sur la corde et nous laissons tomber l'homme empaillé.
Notre homme descend en courant pour voir s'il a réellement tué quelqu'un. Il arrive là,
voit que c'est un homme empaillé. La colère le reprend... il se saisit du fusil et tire de nouveau.
Et nous autres, allez! Nous partons. Nous tournons dans Lespignan, nous empruntons la rue
de Mr Lago, nous tournons dans ces rues, nous arrivons au cimetière. Devant chez Mr Dul-
quier, nous allons vers le moulin et toujours cet homme derrière nous. Et « Bin », il nous
tire dessus. Mais nous autres, nous étions jeunes, comprends-tu ? Nous volions littéralement.
Quiche ! Quand on sentait la poudre au cul, tu m'as compris, on volait. Et nous nous sommes
cachés et il ne nous a plus revus. Mais nous l'avons échappé belle...
M.V. : Ça ne fait pas du bien çal
E.T. : (,..)Ce dont je te parle se passait en trente-deux ou trente-trois.
T. 03
Traduction
M.V. : Et les conscrits, ils ne faisaient pas de conneriesl
L.C, : Ah, ben... les conscrits... La veille de... de... de passer... les conscrits, enfin... ceux
qui étaient de la classe, la veille d'aller passer le conseil de révision, ils faisaient la cavalcade.
Ils faisaient d'abord le « tour du barricot », ils allaient boire d'une maison à l'autre, chez les
filles d'abord, et puis chez eux ensuite, chez chacun de... de... de ceux qui étaient de la classe.
Et comme ils étaient un peu éméchés et qu'à cette époque, il y avait beaucoup de barriques
dans le village parce qu'on utilisait des barriques... des barriques de six cents, de six cents
litres. Ils montaient les barriques l'une sur l'autre, quand ils trouv... alors... ils trouvaient des
rideaux aux portes, ils trouvaient un tas de choses et allaient les pendre tout en haut sur les
barriques, et tout cela au milieu d'une route, pour faire un barrage. Si c'était à présent, ils
ne risqueraient pas de le faire, mais à cette époque-là, il passait une voiture tous les six mois.
Ce qui fait qu'on pouvait, qu'on pouvait barrer les routes, cela ne gênait guère ; mais à pré-
sent ce serait ça. Alors ça c'était la ve... la veille de... du conseil de révision, tu comprends?
« Lo martelet », un charivari occitan 63
Puis quand ils étaient passés, ils allaient passer le conseil, et puis... alors aussi quand ils
partaient. Quand ils partaient, ils retournaient faire le « tour du barricot ». Chaque fois qu'il
y en avait un d'appelé, ou deux ou trois, s'ils ne partaient pas ensemble, on faisait une petite
fête ; ou bien ils faisaient un repas entre eux. Mais enfin c'était... entre camarades, quoi...
T.04
Traduction
M.V. Et les conscrits-là, qu'est-ce qu'ils font dans les rues-là?
E.T. : Oui, les conscrits, c'est une tradition... Avant de souper ils vont à la mairie, le maire
les invite et leur recommande d'être sages. Ils chantent un peu, le maire leur paie un coup à
boire et il leur dit :
— « Restez sages, au moins ne faites pas de bruit ! »
— « Non, non monsieur le maire, nous ne ferons rien ! »
Mais... ces garnements aussitôt qu'ils ont soupé, allez, ils ont repéré s'il y a quelques
charrettes quelque part. Des bancs, des chaises,... des portes contre les mouches, ça c'est
leur régal à ces jeunes. Chaque porte-mouche est démontée et transportée à la place de la
bascule ou dans les cabinets là-bas, dans les pissoirs qu'ils ont faits. Chaque année ils rem-
plissent ces pissoirs de cageots ou de portes-mouches ou tout ce qu'ils trouvent. Mais c'est que
maintenant... les gens sont avertis. Ils enferment tout la veille. Il n'y a plus rien dehors. Alors
les pauvres! Les barrages ne sont pas bien gros. Mais autrefois (...) des barriques et des
charrettes.
M.V. : Et comment faisaient-ils avec les barriquesl
E.T. : Ils avaient monté de grosses barriques, des barriques de six hectolitres. Six l'une sur
l'autre.
M.V. : Macarèl!
E.T. : Tu te demandes si c'est possible !
Les derniers charivaris?
Notations tirées
de 1'« Atlas folklorique de la France » (1943-1950)
MARTINE SEGALEN
La grande enquête de VAtlas folklorique de la France, lancée par le Musée des Arts et tradi-
tions populaires en 1943, devait permettre d'observer une répartition régionale des faits
folkloriques et d'établir des cartographies régionales et nationales, comme cela avait été fait
avant la guerre par certains folkloristes allemands Les auteurs du projet, convaincus de la
valeur de la méthode comparative, souhaitaient l'étendre à toute la France. Cet Atlas se
présentait donc sous forme d'un questionnaire comportant 71 questions traitant de l'habitat,
de la vie domestique, des travaux agricoles, d'ethnomusicologie, et aussi de ce qu'on appelait
alors les « Coutumes et Croyances ». A ce titre, figuraient, entre autres, deux questions
concernant d'une part le charivari (question n° 63), d'autre part la promenade sur l'âne
(question n° 62). Des 3310 questionnaires diffusés entre 1943 et 1972 (le plus grand nombre
entre 1945 et 1950), environ 700 réponses couvrant 50 départements sont parvenues. La
valeur de ces réponses est très inégale 2, selon les légions de France, et aussi sur le plan quali-
tatif : elle va du laconique « oui » ou « non » à l'ensemble de réponses très détaillées et parfois
illustrées que l'enquêteur a pris la peine de rédiger sur un cahier à part. Cela explique peut-
être qu'aucune exploitation systématique n'ait été tentée de l'Atlas; toute cartographie se
révélait impossible, et toute statistique dénuée de sens.
Quelques chercheurs firent cependant des exploitations partielles des réponses dont cer-
taines sont très riches d'enseignements, et c'est ainsi que nous avons tenté l'analyse de cette
source. Sur les 700 réponses, on peut relever 335 notations environ concernant les questions
62 et 63, la plupart d'entre elles relatant des faits observés aux lendemains de la Seconde
Guerre mondiale, ou datant la disparition de ces pratiques dans la région. A ce titre, Y Atlas
folklorique de la France constitue un matériau intéressant pour le problème de la dispariton
ou du maintien du charivari.
Les questions étaient libellées ainsi :
Question 62 : Promenade sur l'âne. Fait-on, depuis quand ne fait-on plus, une promenade
sur l'âne à l'intention ou à l'occasion d'un remariage, d'une mésalliance, d'un adultère?
Lieu ? Epoque ? Au profit de qui l'amende est-elle payée ?
1. L'Atlas folklorique de la France a été préparé par le Musée des Arts et traditions populaires avec
le concours de A . Dauzat, directeur d'études à l'École Pratique des Hautes Études, R. Maunier, président
de la Société du Folklore français et A. Van Gennep. Le principal animateur de l'enquête f u t en fait Georges
Henri Rivière et pendant une courte période Marcel Maget.
2. Le Musée tenta de constituer un fichier de délégués régionaux qui auraient « coiffé » des délégués
c a n t o n a u x . Ceux-ci à leur tour devaient trouver u n enquêteur par commune, maire, directeur d'école,
instituteur o u érudit local. L ' e n q u ê t e u r avait p o u r mission d'interroger des personnes âgées, nées dans
la commune de préférence aux notables et aux érudits locaux. Le but cherché était d'obtenir u n e réponse
p a r canton. Certains départements tels la Côte-d'Or, la Vendée, la Charente-Maritime ont renvoyé un
n o m b r e important de questionnaires; pour d'autres la moisson f u t très maigre, notamment p o u r le Finistère.
Le problème du charivari intéressait depuis longtemps les folkloristes, et les anciennes revues,
telles la Revue du Folklore Français ou la Revue des Traditions populaires contiennent maintes
observations intéressantes sur ce thème. De plus Fortier-Beaulieu avait lancé en 1932 son
enquête sur les « Manifestations au moment du remariage », réduisant le charivari aux seules
circonstances matrimoniales, alors qu'on sait que ces « manifestations » peuvent être des-
tinées à bien d'autres actes contrevenant aux règles et aux normes populaires, qu'il s'agisse
de la morale privée ou publique 3 . On ne s'étonnera donc pas de retrouver la même réduction
du champ du charivari dans la formulation de la question figurant dans VAtlas. La rédaction
de la question introduit un second biais, dans la mesure où elle admet implicitement un
consensus entre les auteurs du questionnaire et les correspondants, puisque les termes chari-
vari et promenade à âne sont employés directement. Fortier-Beaulieu avait préféré le terme
plus vague de « manifestation », qui a l'avantage de ne pas enfermer les rituels dans certaines
catégories pré-déterminées. La formulation directe suppose une définition qui en fait n'exis-
tait pas alors, et n'existe toujours pas ; elle a attiré des réponses très variées qui font l'intérêt
du dépouillement et de l'analyse. En effet, sous le terme de charivari et de promenade à âne,
les correspondants font entrer une grande variété de rituels et d'intentions 4 . De plus, les
formes spécifiques décrites dans les réponses permettent de poser quelques hypothèses quant
à la disparition des rituels.
Le libellé des questions appelait des réponses assez limitées sur les circonstances de la mani-
festation. Les réponses les plus nombreuses (mais une fois encore, le nombre n'a ici aucun
sens) concernent le remariage d'un veuf (veuve) avec une (un) célibataire (Charente-Mari-
time, Vendée, Haute-Loire, Basses-Pyrénées, Haut-Rhin, Seine-et-Marne, Ariège, Corse,
Jura, etc), plus rarement de deux veufs, ou le mariage ou le remariage de deux personnes
ridicules, soit très âgées, ou avec un grand écart d'âge. Une telle manifestation a lieu égale-
ment dans les cas de mariage « normaux », mais où le futur « n'a pas donné le vin » à la
jeunesse, surtout lorsqu'il est étranger au village (Somme, Haute-Marne), ou si les époux ne
donnent pas de bal (Saône-et-Loire, Côte-d'Or, Jura, Haute-Loire). Elle a lieu aussi dans les
cas de mariage où la jeune fille a la réputation d'être légère (Charente-Maritime, Deux-Sèvres,
Doubs, Vienne), ou si le jeune homme qui se marie n'épouse pas la mère d'un enfant né hors
mariage (Deux-Sèvres). On cite enfin cette pratique dans les cas d'adultère (Charente-Mari-
time, Somme, Vienne, Seine-Inférieure, Doubs, Gers, Landes), ou en cas de dispute entre
des voisins ou dans le ménage (Côte-d'Or).
Ainsi trois types d'entorses au code moral populaire sont évoqués : a) un manquement
aux normes matrimoniales admises, mais pas seulement dans les cas de remariages ; b) un
manquement aux normes du rituel matrimonial, même dans les cas de mariages conformes
aux normes ; c) un manquement aux règles de la vie matrimoniale, querelles, adultère et de la
vie de voisinage. Le charivari manifesterait donc de la part de ses auteurs plus qu'un droit
sur les filles, mais aussi un droit à la réjouissance et un droit de contrôle sur les mœurs des
3. Roger Pinon, «Qu'est-ce qu'un charivari? Essai en vue d'une définition opératoire», Kontakte
und Grenzen. Problème der Volks-, Kultur- und Sozialforschung. Fastschrift fur Gerhard Heilfurth, Gôttingen,
1969.
4. U n autre terme de la question a souvent aussi été mal compris. Il s'agit de celui « d'amende ». Bien
des correspondants en ont réduit le sens à celui de procès-verbal dressé par la gendarmerie. U n corres-
pondant corse explique même que dans son village « il n'y a pas d'amende, coutume fait loi ».
Les derniers charivaris? 67
5. Dans les revues folkloriques de la fin du x i x ® et du début du X X e siècle, le charivari est toujours lié
aux mariages, à l'exception de cette note de M. Lebondidier: « A Asté, il y a vingt-cinq ans, on fit un
charivari parce que l'évêque avait déplacé un curé aimé de la population. Celle-ci protesta par un charivari
monstre », in « Le charivari dans les Hautes-Pyrénées », Revue du Folklore Français, 1931, p. 40.
68 M. Segalen
normes villageoises 6 ; la promenade sur l'âne serait caractérisée évidemment par la présence
de l'animal, symbolique de la bêtise et de l'entêtement, chevauché par dérision à l'envers pour
souligner le ridicule d'un homme déjà ridiculisé par les coups de sa femme : c'est le monde à
l'envers, autant dans la sphère des relations matrimoniales que dans celle du règne animal qui
n'est plus domestiqué par l'homme, et a trouvé plus bête que lui.
Pourtant, les réponses de l'Atlas ne confirment pas toujours cette classification schéma-
tique des manifestations, autant en ce qui concerne les circonstances que le déroulement des
deux rituels. On note des cas de promenade à âne pour une mésalliance, et de charivari pour
un mari battu. D'autres éléments viennent parfois se surajouter, comme le défilé de manne-
quins, promenés dans l'un ou l'autre rituels et qui rappellent la période du Carnaval 7 .
Voici quelques exemples de confusion des rituels, observés en Côte-d'Or :
« Vers 1900 eut lieu la dernière promenade à âne, au cours d'un charivari organisé à
l'occasion d'un remariage. Épilogue de l'affaire en justice de paix. » (Agny).
« Il y a cinquante ans environ, la promenade à âne ou le charivari ayant pour objet un
fait divers ou un scandale local avait lieu parfois. Cela s'appelait 'mener Carnaval',
bien que cette farce ne se fasse qu'occasionnellement à cette date précise. On menait
Carnaval à un individu en caricaturant à son image un acteur quelconque qui ' rejaugnait '
ses gestes, soit à âne, soit debout sur un char et des figurants faisaient escorte en chantant
des chansons à son sujet. » (Griselles).
« C'est à l'occasion d'un charivari qu'autrefois on promenait l'âne porteur d'un collier
de paille et enfourché par un homme déguisé. En parcourant les rues, un cortège se
formait et en fin de compte, l'âne s'arrêtait devant la maison du coupable. Celui-ci
devait payer une trempée sucrée (soupe de vin). Le charivari consistait aussi à venir
devant la maison, les jeunes gens porteurs de poêles, casseroles, fouets, grelots, trom-
pettes, pétards faisaient vacarme du diable pendant des heures. » (Vitteaux).
La musique n'est pas toujours le médiateur de la dérision ou de la vengeance que la jeu-
nesse veut faire subir aux contrevenants de l'ordre social ; d'autres signes symboliques sont
employés. Dans le Morbihan, à Saint-Gildas-de-Rhuis « on lançait des pots cassés au pas-
sage des futurs » 8 . Cette pratique exprimait-elle la dérision et le souhait de porte-malheur,
par opposition aux rites de bris de vaisselle et de verrerie qui sont réputés porter bonheur?
Les réponses signalent aussi des pratiques de jonchées végétales injurieuses qui sont
surtout employées dans le cas d'adultère. « On corne à la porte de la victime de l'adultère,
ou on rejoint les domiciles des deux coupables par une allée de menue paille » (Oise, Morien-
val). Ce « c'min de pelle » est souvent évoqué dans l'Oise, mais dans d'autres régions, le lan-
gage symbolique des végétaux et des animaux est sollicité. Dans le Gers, on faisait des traî-
nées de haricots, ou de haricots charançonnés, herbes, laiches, jonchées dites mountejado,
ailleurs de plumes dites plumado ; dans les Landes cette pratique se nommait juncade ou
baillade. Dans cette région, les jonchées semblaient se faire en silence, alors que dans l'Oise,
elles étaient combinées avec un rituel de bruit : « un cultivateur se souvient que dans sa jeu-
nesse, on faisait un chemin de paille devant le domicile de l'homme et de la femme. Les
hommes et les jeunes gens se rendaient devant ces domiciles en frappant sur des casseroles ».
Le bruit semble ici le moyen de tirer profit de la jonchée qui est l'élément dérisoire du
rituel ; dans les cas de silence, il s'agit seulement de rendre public un acte contraire aux normes
matrimoniales, comme la promenade qui sert à dénoncer le coupable se laissant circonvenir
par une brutale épouse. Le langage symbolique des végétaux et des animaux est compris par
toute la communauté, comme l'est la plantation de mais aux filles, tendres ou injurieux. Le
menue paille, le haricot pourri indiquent la dérision ; la plume peut renvoyer à la poule, c'est-
à-dire à la femme dont la conduite n'est pas irréprochable sur le plan sexuel. Ailleurs d'au-
tres végétaux réfèrent directement à la sexualité.
Par exemple, dans la Vienne, à Loudun « à la Saint Eutrope, le 30 avril, il y avait des
charivaris parfois assez mouvementés : des jeunes gens des deux sexes masqués allaient faire
la ronde devant la porte des 'cocus' qui avaient eu des malheurs conjugaux publics et devant
celle des 'coucous' qui s'étaient installés dans 'le nid des autres'. Au seuil des premiers, on
déposait un bouquet de fleurs de pissenlit, dits en Loudenais des 'cocus', et au seuil des se-
conds, des bouquets de primevères jeunes des prés dites 'coucous', et on chantait des chan-
sons appropriées. Cet usage a duré jusqu'en 1840». A Breville, en Charente, un correspon-
dant note qu'il arrivait qu'on étalât sur le chemin du cortège nuptial de la ciguë, dite « co-
chine » en patois, qui signifie aussi cocu, femme trompée. La rue était « plus que couverte,
elle était obstruée en 1885 ».
A côté de ces plantes dont l'emploi est localisé à telle ou telle région en raison de leur
appellation patoise, on cite dans de nombreuses régions de France le chou dont la conno-
tation sexuelle est souvent attestée dans les proverbes ou les rites de mariage 9. A Veniers,
dans la Vienne, « on jette des feuilles de choux sur le parcours que doit suivre le cortège, la
veille du mariage ». A Chouppes, on jetait sur le chemin de la noce, le jour du mariage, des
feuilles de choux, des navets, des coquilles d'escargots. Il faut distinguer ces jonchées collec-
tives, qui ressortent sans aucun doute au charivari, par leur sous-entendu de dérision, de la
jonchée effectuée par un seul individu qui se venge, et lui seul, en utilisant le pouvoir symbo-
lique des végétaux de porter malheur. Un correspondant de Magne, dans la Vienne, confond
les deux niveaux de pratique — individuelle et collective — en faisant cas de « prétendants
évincés qui sèment le jour de la noce sur le chemin que la mariée devait parcourir de sa mai-
son à l'église des graines de lierre destinées à lui porter malheur. » (On sait que le lierre a la
propriété de faire avorter).
La jonchée s'inscrit dans les pratiques de charivari, en ce qu'elle est une prise en charge
collective d'une entorse aux normes de la communauté. Elle assure le rétablissement des
choses dans leur ordre convenu, après être intervenue sur le plan symbolique auprès des inté-
ressés : le mari trop faible ou complaisant, la femme folle de son corps, le perturbateur du
ménage. Son moyen d'action, c'est la dérision et la publicité.
Ainsi, de variante en variante, on voit se tisser entre des rituels apparemment étrangers
les uns aux autres des marques d'une parenté profonde, qu'il y ait ou non bruit et musique,
qu'il y ait manifestation accomplie dans l'anonymat ou en groupe constitué exigeant rançon
en argent ou en vin. La présence de la musique ne semble pas faire la spécificité du charivari.
Un folkloriste estimait d'ailleurs qu'il fallait rechercher l'étymologie du terme dans Caria,
la noix, en référence aux coutumes des Romains qui jetaient à terre des coquilles de noix sur
les parcours des mariages. Les noix, noisettes, châtaignes aussi sont des symboles végétaux,
de la fécondité généralement, alors que la coquille de noix, par système d'inversion, serait un
signe de stérilité, à la fois élément de vengeance et de dérision.
Variés dans leurs rituels, les derniers charivaris sont également inscrits sous un faisceau
d'intentions fort différentes.
9. Ne dit-on pas que les enfants naissent dans les choux? On connaît d'autre part de nombreux pro-
verbes mettant en parallèle femme et chou, par exemple, « En juillet, ni femme ni chou », où consommation
sexuelle et alimentaire sont pareillement décommandées en mois chaud; on offrait des choux montés en
graine aux vieilles filles, etc. Il y aurait toute une analyse à faire sur ce langage symbolique, mais ce n'est
pas ici le lieu pour la mener.
70 M. Segalen
Manifestation collective faite par la jeunesse ou par tout le pays, avec intention de dérision
et de publicité, la manifestation de la brimade peut être plus ou moins violente et plus ou
moins bien acceptée. Il faut dépouiller les réponses à la partie de la question 62 et 63, libellée
quelque peu maladroitement en ces termes: « a u profit de qui l'amende est-elle payée? »
Les degrés de violence du rituel fournissent quelques explications pour éclairer la variété
des rituels qu'on vient d'observer.
Selon certaines réponses, seul le côté « farce » est mis en avant. « La plaisanterie n'a
pour but qu'une beuverie plutôt qu'une moquerie ; les mariés sont persécutés jusqu'à ce
qu'ils ouvrent la bourse ou le cellier » (Charente-Maritime, Saint-Seuvant). On dit ailleurs :
« il n'y a pas d'intention injurieuse ». Au contraire, on cite des cas de charivaris qui sont
ressentis comme des brimades désagréables à subii, et dont les protagonistes se défendent
parfois : « le charivari était parfois mal goûté, aussi les acteurs ne s'approchaient pas trop »
(Charente, Brie). (Probablement pas trop près de la demeure des personnes visées, de crainte
de coups de feu). La manifestation commençait le plus souvent dès l'annonce des bans, dans
le cas d'un remariage. Certains charivaris s'éternisaient trop, au goût des victimes, et duraient
même jusqu'au mariage, bien que l'amende ait été payée. Une réponse détaille les « mauvais
souvenirs» laissés par de telles pratiques: «nos ancêtres, dans l'intérêt des enfants qui
avaient perdu leur père ou leur mère, censuraient les mariages des veufs et des veuves par des
charivaris affreux. C'est ce qui explique l'ancien usage dans le Mantois de s'abstenir de faire
des repas, et d'aller se marier à Sens où ils se rendaient avec leurs témoins » (Seine-et-Marne,
Provins). On relèvera au passage cette curieuse interprétation du correspondant. Il ne s'agi-
rait pas de protéger les mânes du conjoint défunt, comme Fortier-Beaulieu en avançait
l'hypothèse, mais de protéger les enfants contre la rigueur de futurs parâtre et marâtre. Le
charivari aurait comme finalité d'empêcher la réalisation de l'union, d'où cette violence si
redoutée.
Un peu partout sont cités des charivaris « mal acceptés par la population, c'est-à-dire
non seulement par les personnes visées mais par une partie ou l'ensemble de la communauté ;
on mentionne souvent des coups de feu tirés sur les « charivariseurs ».
Degré de violence de la manifestation — depuis la simple occasion de divertissement à la
série d'actes brutaux — et circonstances du charivari sont liés. Promenade à âne, « cornage »
faits avec grande publicité étaient souvent l'occasion de graves injures qui opposaient une
partie de la communauté aux personnes visées. La réponse du correspondant de Roguès dans
le Gard, citée plus haut, nous a montré que la violence du rituel dépendait largement de la
bonne volonté mise à la subir. Dans le cas de remariages également, le degré de sympathie
qu'inspiraient le ou les personnes devant subir le charivari conditionnait la force de la mani-
festation rituelle, comme le note un folkloriste des pays de Haute-Loire :
« Lorsqu'un veuf ou une veuve se disposait à convoler en secondes noces, la nouvelle en
était aussitôt connue dans les hameaux où résidaient les futurs conjoints, et dès que les
bans ou les publications de mariage étaient un fait acquis, les jeunes gens des environs
se concertaient pour donner à ceux-ci la traditionnelle et inharmonieuse sérénade. Habi-
tuellement, cette dernière était proportionnée à la fortune, à l'âge et aussi au caractère
des personnes qui en étaient l'objet. Ainsi, si les pauvres ne craignaient pas grand chose,
étant dans l'impossibilité de payer à boire, par contre, les riches et ceux jouissant d'une
certaine aisance étaient assurés du charivari... Toutefois, où la séance devenait réelle-
ment digne d'intérêt pour les auditeurs, c'était lorsqu'il s'agissait de quelque veuf,
hargneux et avare. » 1 0
10. Ulysse Rouchon, La vie paysanne dans la Haute-Loire, Le Puy, Impr. de Haute-Loire, 1936, p. 155.
Les derniers charivaris? 71
Bien que nos sources soient muettes sur ce point, il se peut aussi que l'intensité d'un chari-
vari soit lié à des questions de rivalités personnelles et que les agents de la manifestation
trouvent là un biais pour tirer des vengeances personnelles : on en trouve souvent la sugges-
tion dans la mention, extérieure au charivari, de coutumes pratiquées par les amoureux
éconduits. On peut aussi supposer que le charivari sert de détonateur à l'expression d'un
antagonisme économique comme Thompson en cite l'exemple 11 . Les réponses au question-
naire sont trop laconiques pour qu'on puisse étayer cette hypothèse, ou lorsqu'elles sont
détaillées, c'est au rituel qu'elles s'attachent, et non à l'histoire passée de la manifestation.
Toutefois, il est noté le plus fréquemment que le charivari est mené par la jeunesse : soit par
« les jeunes gens », terme vague, soit désignation expresse des « conscrits » (Haut-Rhin),
soit par le « groupe des célibataires ». Il s'agit donc d'un rituel de classe d'âge, conduit par
des jeunes à l'égard de gens plus âgés qu'eux. On peut supposer dès lors qu'il n'y a pas de
rapports entre ces groupes en termes de compétition économique.
Le degré de brimade ne correspond-il pas aussi au mode d'organisation et d'institu-
tionnalisation ? Selon l'enquête de l'Atlas, la manifestation est un fait spontané qui se met en
marche selon des traditions établies, dès l'annonce des bans, on l'a vu, ou lorsqu'on apprend
tel cas d'adultère ou de mari battu par sa femme ; mais parfois une association plus structurée
organise les représailles. A Échebrune, en Charente-Maritime, le correspondant note qu'on
faisait la promenade à âne pour les maris battus : « dans certaines communes, cet événement
donnait lieu à une véritable fête qui se répétait tous les ans à la même date sous forme de
frairie ou assemblée. La promenade à âne a disparu depuis 1870, mais la frairie subsiste tou-
jours » (Même mention à Breville, Charente). Malgré l'absence d'une organisation formelle,
la Corse offre l'exemple d'une ritualisation poussée à l'extrême, mettant en place des discou-
reurs agissant au nom des deux parties concernées, comme on peut en observer dans certains
rituels de mariage, au moment où la famille du marié arrive devant la demeure de celle de la
mariée 12 . A Guagno, on cite l'existence d'un «général» (chef des manifestants), et d'un
« défenseur » des mariés ; entre les deux parties s'établit un marchandage puis un accord :
« on va jusqu'à simuler l'attaque de la maison avec un bélier. Le charivari se termine tou-
jours par la capitulation des époux et le bal a lieu jusqu'au lendemain 13 .
L'institutionnalisation de la manifestation contient sans doute sa violence potentielle,
qui peut au contraire s'épandre dans les cas de cortèges formés à la hâte et où toutes sortes
d'actes peuvent être commis et toutes paroles dites dans réchauffement du moment.
Variés dans les rituels et dans les intentions, se traduisant par des manifestations plus ou
moins violentes, tels nous apparaissent les « derniers » charivaris que racontent les réponses
11. E.P. Thompson, « Rough Music: le charivari anglais », Annales E.S.C., mars-avr. 1972, p. 285-312.
12. Alexandre Bouët et Olivier Perrin, Breiz-Izel, Paris, Tchou, 1970, p. 396-397, décrivent les discours
rituels le matin des noces devant la porte de la mariée avec le « demandeur » d'une part, et le « disputeur »
d'autre part, chacun représentant les deux parties en présence: le futur marié et sa famille, et la future
mariée.
13. Léo Desaivre, « Promenade sur l'âne dans les Deux-Sèvres », Revue des Traditions populaires, III,
1888, p. 609-610, cite l'existence d'un commandant général aux « arrêts irrévocables », dans les rituels
de promenade à âne.
72 M. Segalen
Souvent sources de troubles pour l'ordre public, les charivaris ont été maintes fois interdits
par les autorités civiles au xix e siècle. Pourtant on peut en observer encore aux lendemains de
la Seconde Guerre mondiale. Manifestation de défense d'un code populaire des mœurs
matrimoniales ou expression de désaccord à l'égard des autorités, le charivari est signe de
l'existence d'une puissante vie communautaire dans laquelle les classes d'âge jouent leur
rôle, et où la vie privée est encore sous le contrôle de la communauté. Les langages populaires,
ceux de la musique et des végétaux, servent toujours de médiateurs symboliques entre tous
les protagonistes du drame, dans une société aux mentalités traditionnelles vivantes.
Sur l'ensemble de l'enquête, la moitié seulement comporte des réponses aux questions
concernées, soit que l'enquêteur ait mal fait sa recherche, soit que le rituel n'existât plus
depuis longtemps déjà. Un ensemble de réponses fournit les datations de disparition de la
coutume. Le charivari aurait disparu en 1830-1840 (Bas-Rhin), vers 1880 (Somme), vers
1900 (Charente, Morbihan, Charente-Maritime, Haute-Marne, Vendée, Landes), vers 1920
(Deux-Sèvres), vers 1930 (Vendée, Charente-Maritime), etc. Autant de notations qui sont
trop éparses pour être significatives. Dans la mesure où les rituels de la promenade à âne et du
charivari sont cités simultanément dans la même commune, il semble que la première aurait
disparu avant le second, comme si la pratique la plus injurieuse et infamante s'était effacée
derrière un rituel qui tourne plus souvent à la plaisanterie. Il est parfois noté que la coutume
a disparu, mais qu'il en reste encore une trace dans le langage. En 1945 ou 1946, si un mari
était battu par sa femme, on disait encore « on le fera monter sur l'âne » en Charente-Mari-
14. R.-M. Lacuve, « Les charivaris en Poitou », Revue des Traditions populaires, 1889, p. 289-290.
Les derniers charivaris? 73
time, ou bien on employait les expressions telles que « auf den esel setzen » dans le Haut-Rhin,
ou « que ban ha courre l'azou » dans les Landes. La violence physique se transposait sur la
violence du langage.
Dans les charivaris relatés dans les réponses de l'Atlas, il semble que se maintiennent des
manifestations non injurieuses, sources de réjouissance, occasion de fête que la jeunesse
recherche, en accord avec ceux qui en sont à la fois cause et objet. Déjà, un document de
1821 nous montrait l'importance attachée par les autorités à mettre toutes les parties d'accord.
Le maire de la commune de Lagny, en réponse au sous-préfet de Meaux soucieux de préser-
ver l'ordre public en prohibant les charivaris, écrivait : « comme ces sortes de projet ne sont
jamais secrets, je ne manque pas d'en être informé assez à temps pour pouvoir appeler devant
moi les mystifians et les futurs mystifiés et s'ils ne sont pas d'accord entre eux sur leur genre
de divertissements, je défends sévèrement le charivari qu'ils se proposent d'exécuter ». 1 6
Bien qu'il n'en soit pas fait mention dans les réponses de l'Atlas, il est probable que les per-
sonnes visées par le charivari sont au moins prévenues et d'accord, la seule marge de liberté
se réduisant à la quantité de liquide et d'argent qui sera versée — et encore, on peut penser
qu'un consensus préalable peut intervenir sur cette question.
C'est dans d'autres documents d'archives du Musée qu'on peut trouver relative confir-
mation de l'hypothèse d'une survivance d'un charivari-plaisanterie, alors que le charivari
injure aurait disparu. Un dossier accompagnant une photographie relate en détail le bal et le
banquet organisés en 1947 à l'occasion d'un charivari consécutif à un remariage, et consenti
par les époux. A Davoyé, dans la Saône-et-Loire, les jeunes gens collectèrent auprès des
mariés visés et dans tout le village une somme d'argent nécessaire pour organiser « une noce
et un bal de charivari », c'est-à-dire pour prolonger pas tant la dérision que la réjouissance,
plusieurs jours après le véritable mariage. Les mariés avaient certes organisé un bal après
leur noce, ce qui leur avait épargné de subir « le bal de charivari » le soir même du mariage.
Le second bal fut donc repoussé huit jours après. Des affiches l'annoncèrent dans tous les
environs et les jeunes firent une tournée sur un camion et avec orchestre pour attirer le
public et vendre des photographies du groupe de charivari. Le jour du bal, les jeunes se
déguisent en mariés et invités de noce, garçons vêtus en femmes, et filles arborant moustache
et haut-de-forme; le cortège singea le défilé classique et passa devant un notaire et un maire
de fantaisie qui lirent un contrat de mariage pour rire, plein de jeux de mots et de noms
fantaisistes l 6 . La fête appelant la fête, les bénéfices du bal devaient permettre aux jeunes
d'organiser un banquet par la suite. Dans ce charivari, l'organisation de la Jeunesse a surtout
saisi l'occasion d'avoir deux bals, celui de la noce, et celui du charivari, et deux banquets.
L'idée de dérision reste pourtant sous-jacente, notamment avec l'inversion des costumes,
mais elle vise plus la communauté des adultes mariés, dans son ensemble, que les nouveaux
époux eux-mêmes. D'ailleurs ceux-ci ne sont pas les seuls à verser un droit de rachat; tout
le village paye aussi, de même que les villages voisins qui, eux, sont étrangers au charivari.
On a l'impression que la jeunesse cherche dans ce charivari une occasion de farce, en en per-
dant la signification, de même qu'on peut toujours observer des rites de « rôties » ou de
« soupes au lait » portées au matin de la nuit de noces, qui restent des occasions de rire et
de plaisanterie, mais dont on ne sait plus donner le sens 17 . Le consentement des personnes
visées par la manifestation est également évident ici. Dans l'évolution de ces rituels, on
peut aussi se demander si des rituels moins violents n'ont pas pris la succession de mani-
festations plus brutales. Ainsi, dans les Landes, il est parfois noté que les charivaris et les
jonchées se pratiquent conjointement, que parfois les jonchées ont remplacé les charivaris.
Il y aurait là remplacement d'un rituel qui peut dégénérer en acte violent, en raison de la
présence des deux groupes antagonistes, par un rituel aussi injurieux, mais dont la violence
reste à un niveau symbolique. Dans la mesure où certaines jonchées (pas toutes) sont ano-
nymes, la compensation que leurs auteurs peuvent espérer en tirer n'existe pas et le cycle
des manifestations rituelles tourne court.
Attribuer le recul des charivaris à la dilution d'une certaine forme d'esprit communautaire
n'est probablement qu'un des éléments d'explication. Ne peut-on se demander, plus profon-
dément, si celui-ci n'est pas conséquence des transformations des mentalités relatives à la
famille. Le charivari concernant le choix d'un conjoint ou la répartition de l'autorité au sein
du ménage serait de moins en moins supporté, parce que ces questions, autrefois du domaine
public, sont passées petit à petit dans le domaine privé. Le remariage d'un tel avec une telle
devient Faffaire des deux protagonistes, tout au plus de leur famille proche ; la vie sexuelle,
les relations au sein du ménage se retranchent dans le privé d'une vie du couple, comme la
chambre à coucher s'individualise petit à petit de la salle commune. Milieu rural et urbain
se rapprochent dans cette privatisation du couple.
Les charivaris des années 1950 et 1960 seraient ainsi des rituels de divertissement, dont
l'aspect contestaire serait passablement effacé. Ces rituels ne joueraient plus alors qu'un
rôle intégrateur, et des mariés, et de la jeunesse.
On peut toutefois se demander si l'effacement de la contestation et de la violence n'induit
pas le recul du rituel qui doit rester violent, même au plan symbolique, ou ne doit pas être.
C'est pourquoi les charivaris sont susceptibles d'être réactivés pour exprimer des tensions
sociales latentes, mais concernant d'autres domaines que ceux de la vie conjugale.
Le charivari en Espagne *
J U L I O CARO BAROJA
Le mot « charivari » a été incorporé fort tard à la langue espagnole dans le domaine de la
critique et de la littérature satirique. A la fin du xix e siècle un écrivain jeune et révolution-
naire, Don José Martínez Ruiz, connu sous le pseudonyme de Azorin, publia sous ses propres
nom et prénom un petit livre appelé Charivari qui portait, entre parenthèses, le sous-titre
de Critica discordante1.
En ce cas comme en d'autres du inonde littéraire et artistique de la fin du xix e siècle
ou du début du xx e , il semble bien que les écrivains espagnols se souvenaient du fameux
journal français Le Charivari, fondé en 1832 par Charles Philipon, journal qui, comme l'on
sait, est passé par de multiples étapes plus ou moins heureuses et où ont collaboré nombre
de dessinateurs et caricaturistes peut-être plus marquants que leurs confrères qui y tenaient
la plume. Les dictionnaires de langue espagnole et les encyclopédies accordent au mot —
quand ils le retiennent — une origine française, et une encyclopédie va jusqu'à indiquer,
catégoriquement, qu'il est synonyme du mot castillan cencerrada 2 . C'est dire que la défi-
nition du charivari telle qu'on la trouve dans les vieux lexiques français et bas-latins peut
être appliquée à ce vocable espagnol d'autant plus aisément qu'il est surtout fait allusion
à un « ludus tinnitibus et clamoribus variis, quibus illudunt iis, qui ad secundas convolant
nuptias » 3 . En laissant de côté le problème de l'étymologie de charivari, de charivarium, des
formes chalvaricum, chalvaritum 4 ou charavallium 5 recueillies par Du Cange, ou d'autres
encore provenant des patois français (comme chalivali), il faut admettre que dans les terres
de langue castillane existe la coutume désignée par ces mots, mais à qui on donne un sens
auditif particulier par la relation établie avec un instrument bien défini — le crincrin (cen-
cerro) et le bruit, peu harmonieux, qu'il produit.
Il convient de rappeler, en un bref examen historique et linguistique préliminaire, les
caractéristiques que donnait de la cencerrada le tome second du vieux dictionnaire des
autorités, en 1729. « Le bruit désagréable que font les clochettes des équipages en marche.
Les jours de fête, dans les petits villages, les jeunes hommes ont l'habitude de parcourir les
rues, de nuit, en faisant ce bruit, et aussi lorsqu'il y a des noces de vieux ou de veufs. C'est
ce que l'on appelle la Nuit de charivari (cencerrada), Faire charivari, Aller au charivari 6 ».
C'est donc une coutume rustique, des lieux « cortos » surtout, à laquelle participent essentiel-
lement les hommes célibataires. Nous pouvons recueillir un autre témoignage lexicogra-
phique, un peu plus ancien, dans le dictionnaire d'Ayala de 1693. A l'article cencerrada, il
est dit de manière ambiguë:
« bien que ce vocable soit, par son sens, castillan, il ne l'est pas parce que né ailleurs.
Dans le royaume de Valence, quand un vieux se marie avec une enfant, ou un jeune
homme avec une vieille, ou quand deux extrêmement vieux convolent, ou une femme,
plusieurs fois veuve à un âge pas obligatoirement avancé, se marie pour la troisième
ou la quatrième fois, le peuple a l'habitude de leur jouer un tour, la nuit de noce, en
faisant du bruit avec des poêles, des ferrailles ou des clochettes, d'où le nom de cen-
cerrada. On le pratique aussi en France où on l'appelle charivari comme le signale, à
ce mot, le Trésor des trois langues... » 7
Laissons pour le moment la suite de ce texte, non sans souligner la relation établie non
seulement entre la cencerrada et la célébration des mariages de veufs mais aussi avec ceux
contractés entre personnes d'âges éloignés ou concernant des personnes d'âge impropre :
phénomène que l'on trouve à la fois en terre valencienne et en beaucoup d'autres.
Revenons au nom et à sa signification auditive. On considère que le mot cencerro est
onomatopéique 8 . Il semble que la racine soit constituée, en castillan et en basque, par
l'élément zinc ou zinz. Sans s'appesantir sur une étymologie problématique, on voit assez
bien que 9 les dérivés les plus simples de cencerro, cencerrear, cencerreo, cencerrería, cencerril,
cencerruno se réfèrent toujours à des sons rustiques désagréables et d'effet grotesque 10 . A
deux reprises, dans le Quichotte, Cervantes associe le bruit cencerril ou cencerruno à d'autres
bruits tapageurs, semblables à ceux de chats en train de se battre : espanto cencerril y gatuno,
dans un cas 1 1 ; canalla gatesca, encantadora y cencerruna dans l'autre 1 2 . L'association du
cencerro avec le miaulement agacé des chats me rappelle que le même caractère auditif est
aussi contenu, de manière très nette, dans le mot allemand employé pour désigner le chari-
vari, c'est-à-dire Katzenmusik, musique de chats 13 . Les rapprochements établis dans le
texte de Cervantes ne me paraissent pas fortuits si l'on songe à certaines pratiques du Car-
naval, qui consistent à attacher des clochettes à la queue de chats ou de chiens 14 . « On n'a
jamais obtenu une musique douce à partir de clochettes », dit Antonio Perez dans la quatre-
7. Le texte est cité par Samuel Gili dans le Tesoro lexicográfico, 1492-1726, Madrid, s.a., fase. III,
p. 527 c. Il s'agit là de la mention la plus ancienne. Juan F. de Ayala Manrique a laissé un Tesoro de la
lengua Castellana à l'état de manuscrit qui était conçu comme un supplément au fameux dictionnaire de
Covarrubias. Il comprend 254 folios et se trouve à la Bibliothèque Nationale de Madrid (manuscrit 1324).
Gili l'a incorporé dans son précieux recueil de dictionnaires anciens. Il semble que l'auteur bien qu'il ait
commencé en 1693, soit parvenu à connaître le Dictionnaire des Autorités.
Je suis surpris par le caractère tardif de l'apparition du mot et du concept et par la rareté des témoi-
gnages littéraires jusqu'au xix® siècle. Dans un recueil de « sainetes » du xvm e siècle, Tomas Feijoo signale
l'existence d'une brève pièce dont le titre est « La mas justa cencerrada ». Je ne l'ai pas lue mais elle est
citée dans le Catalogo de las piezas de teatro que se conservan en el departamento de manuscritos en la Biblio-
teca Nacional, Madrid, 1934, p. 93, n° 651.
8. V. Garcia de Diego, Diccionario etimologico español e hispánico, Madrid, s.a., p. 159 a et 679 a
(n° 1635 a).
9. J. Corominas, Diccionario critico etimologico de la lengua castellana, Madrid, 1954, p. 760 a-b,
estime que le mot vient peut-être du vocable basque zinzerri.
10. Plusieurs exemples dans le Diccionario de Autoridades, II, p. 263, b et 264 b, et dans l'inachevé
Diccionario historico de ta lengua española, Madrid, 1936, II, p. 962 a-963 a.
11. Quijote, sec. part., chap. x/vi. Dans le titre.
12. Id., sec. part., chap. XLVI. On considère le terme comme inventé par Cervantes. Voir l'édition de
Clemencin avec les notes ajoutées par Miguel de Toro Gómez, Paris, 1914, IV, p. 108.
13. O. A. Erich et R. Beitl, Wôrterbuch der Deutschen Volkskunde, Stuttgart, 1955, p. 400 b-401 a.
14. Voir infra, p. 92.
Le charivari en Espagne 77
vingt-sixième lettre 1 5 du recueil et Covarrubias ajoute que « lorsque quelqu'un joue sur une
guitare mal accordée et en tire des sons discordants, nous disons qu'il cencerrea » l 6 . Selon
le Dictionnaire des Autorités, cencerrear signifie jouer d'un instrument sans avoir aucun sens
de la musique, ou jouer sur un instrument désaccordé 17 . Il convient d'ajouter qu'au sein
d'une famille d'instruments de musique, le cencerro a une forme cylindrique plus grossière
que celle des cloches et sonnailles 18 .
Considérons maintenant que le nom castillan ou espagnol le plus commun franchit les
limites de cette langue, puisqu'on l'emploie dans la langue basque. Mais d'autre part, il
faut noter qu'un autre nom, formé lui aussi sur la base auditive, est employé dans un troi-
sième domaine linguistique péninsulaire, celui du catalan, et que dans le ressort du castillan,
il existe des zones où l'idée du bruit produit par un autre instrument moins répandu a aussi
donné naissance à des mots se référant au même usage.
Venons-en d'abord au basque.
Le père Larramendi avançait dans son dictionnaire que le mot cencerro venait du basque
cincerria et faisait des dérivés de cincurraldia ou cencerrada et cincerriduna, des mots ayant
un rapport avec des coutumes connues dans sa région et à son époque, c'est-à-dire à celle
de la composition du Dictionnaire des Autorités déjà utilisé, à savoir l'époque de Philippe V 1 9 .
Au début du xx e siècle, Azkue, lexicographe basque, peu larramendien, considérait le mot
zintzarri d'emploi commun aux dialectes orientaux du basque (haut-navarrais, du Guipuzcoa,
de la Soûle, et de Roncevaux) et précisait que la cencerrada ou charivari s'appellait zint-
zarrots dans la Soûle ; c'est-à-dire dans la zone la plus orientale du Pays Basque français 20 ;
ots est un suffixe qui indique un son violent et que l'on trouve dans des mots désignant
le tonnerre 21.
Il faut mentionner un autre mot, qui dans le ressort du basque exprime aussi des sensa-
tions auditives. Celui de tobera. Tobera est d'un côté, la trémie (Biscaye), de l'autre, le
soufflet de forge (Roncal). Mais on applique encore le vocable toberak aux sérénades que
l'on donnait aux nouveaux mariés (tobera jo) dans de nombreux villages de la Navarre
septentrionale et du Guipuzcoa... et aux cencerradas destinées à ceux qui se remarient ou
aux mariés mal assortis 22 . Le mot composé tobera-mustra, qui en Basse-Navarre et Labourd
sert à désigner certaines représentations théâtrales (signalées aussi par Azkue) mérite une
particulière attention. Nous y reviendrons plus longuement dans la partie descriptive. Le
mot tolva semble venir de tabula, féminin de tubulus, un tuyau. Toba et tolva appartiennent
au domaine basque. Tobera peut provenir, semble-t-il, de tubularia ou tubaria 23. Cependant,
dans les toberak normales, l'instrument sur lequel on frappait pour obtenir un son parti-
culier, combiné avec celui du txistu était un levier 24. Le son harmonieux, obtenu en frappant
le levier, qui accompagne le chant nuptial ou l'épithalame se convertit en un bruit fracassant
et cencerruno quant il s'agit de la tobera-mustra. Ce mot fait encore référence à d'autres
actions. Mustra doit être relié au neutre pluriel latin monstra (de monstrum) qui fait référence
à des choses non naturelles, étranges, ou pour le moins singulières : monstra et portenta 25.
De toute manière, le mot tobera-mustra fait allusion à des actions qui dépassent largement
le domaine de l'auditif, actions que nous rencontrerons à l'occasion de cencerradas données,
non pas tellement à des veufs, mais plutôt à des personnes qui ont provoqué le scandale dans
la communauté, à cause d'irrégularités survenues dans la vie matrimoniale ou d'actes
considérés comme enfreignant l'ordre établi.
Revenons au catalogue des mots à valeur auditive en passant à la Galice, autre aire
nordique ayant une langue spécifique. Le mot cencerrallada a été utilisé couramment en
Galice de même que les verbes cencerrallar et cencerrar et les noms de cencerralleiro et
ceticerreiro qui servent à désigner ceux qui participent à l'acte 26. Mais en galicien existe
aussi le mot choca et son diminutif chocallo. Choca désigne la grande clochette que portent
les bovins. De là dérivent chocallada qui équivaut à cencerrada, chocallar, chocalleiro,
choqueiro: ce dernier est surtout un personnage carnavalesque 27 et il faut souligner qu'en
général, de nombreux masques, utilisés dans les villages du nord de l'Espagne lors des fêtes
qui ont lieu entre le jour des Rois et l'entrée en Carême, arborent des clochettes 28 . Les mots
choca et chocallo qui semblent dériver du latin tardif clocca sont employés dans le Léon
et au Portugal, et chocallada, terme équivalent de cencerrada, l'est dans de nombreux vil-
lages asturiens, avec une évolution phonétique qui conduit à llueca' dans la partie orien-
tale, choca et chueca dans la partie occidentale. Les uns et les autres possèdent les dérivés
correspondants 2 9 .
En dehors des clochettes et chocas, on peut recenser d'autres instruments similaires
mais dont le nom n'a pas la même origine.
Dans le domaine catalan, les mots les plus courants pour désigner l'usage qui nous
occupe, se forment sur esquella, c'est-à-dire clochette. On distingue parfois celle-ci de la
clochette parce qu'elle a une forme proche de celle de la cloche proprement dite. Le vieux
dictionnaire catalan de Labernia, indique que le terme esquellot au pluriel, signifie le bruit
désagréable qui est fait au moyen de clarines, trompes et autres instruments afin de se moquer
des veufs la nuit où ils se marient 30. Des dictionnaires plus récents mentionnent esquellatada
et esquellotada 31. Griera insiste sur le terme esquellots en se référant à des coutumes d'Igua-
lada, Viladrau et Falset ffér esquellots) et fait état de quelques données folkloriques sur
lesquelles je reviendrai dans la partie descriptive 32. D'autres dictionnaires confirment ce
qui précède et même agrandissent l'aire d'utilisation des noms formés à partir du mot
24. P. Echenique, « Toberak » (ceremonia nupcial), Txistulari, septième année, seconde époque, janv.-
févr. 1934, n" 5, p. 4-5; J.A. de Donostia, « Apuntes de Folklore vasco Toberas », Revista internacional de
estudios vascos, XV, 1924, p. 1-18; J. Caro Baroja, De la vida rural vasca (Vera de Bidasoa), 2' éd., Saint-
Sébastien, 1974, p. 246-248.
25. Voir infra, p. 87.
26. E. Rodríguez Gonzalez, Diccionario enciclopédico gallego-castellano, Vigo, 1958, I, p. 538 a-b. Il
précise que l'on utilise des clarines, des cornes, de vieilles poêles et d'autres objets qui font grincer et
qu'ainsi l'on se moque des veufs la nuit de leurs noces et les sept nuits suivantes.
27. Ib., I, p. 722 b.
28. Voir infra, p. 92.
29. Coraminas, op. cit., II, p. 72 b-73 a.
30. P. Labernia, Diccionari de la llengua catalana, Barcelone, 1864, p. 693 b.
31. M. Arimany, Diccionari caíala general, Barcelone, 1965, p. 597 a.
32. A. Griera, Trésor de la Llengua de les Traditions i de la cultura popular de la Catalunya, Barcelone,
1941, VI, p. 287 a-b.
Le charivari en Espagne 79
3. Législation
A) Il semble que le charivari soit aujourd'hui en voie d'extinction alors que cette mani-
festation était fréquente encore au début du siècle. L'évolution récente n'est pas due à la
législation mais à un changement profond des mentalités. Les lois promulguées à l'encontre
33. On pense que le mot est d'origine gothique. Cf. Garcia de Diego, op. cit., p. 277 a, 983 a (n° 6178).
Selon Corominas, op. cit., p. 404, le mot castillan viendrait de la langue d'oc.
34. Francese de B. Moli, Vocabulari mallorqui-castella, Mallorca, 1965, p. 127 b.
35. F. Ferrer Pastor, Vocabulari castella-valencia i valencia-castella, Valence, 1966, p. 713 b.
J. Pardo Asso, Nuevo diccionario etimologico aragonés, Saragosse, 1938, p. 164. Auparavant, Jeronimo
Borao, Diccionario de voces aragonesas, Saragosse, 1908, p. 225.
36. Gili, op. cit., fase, m, p. 525 e. Il cite u n texte de Baronio à propos de l'usage de la matraca en
Italie.
37. G. Correas, Vocabulaire de refranes y frases proverbiales..., Madrid, 1924, p. 553 b, y 555 a.
38. Diccionario de la lengua castellana, Madrid, 1734, IV, p. 514 b.
39. Covarrubias, op. cit., 794 a (fol. 542 v°).
Garcia de Diego, op. cit., p. 366 b et 862 a (n° 4380).
40. L. Eguilaz, Glosario etimologico de las palabras españolas... de origen oriental.., Grenade, 1886,
p. 448.
41. Voir l'article carraca du Diccionario de la lengua castellana, Madrid, 1729, II, p. 192 a.
42. Nous verrons que le mot matraca figure dans une loi navarraise du xviu* siècle.
80 J. Caro Baroja
du charivari remontent à plus de deux siècles ; elles furent postérieurement répétées et modi-
fiées mais restèrent sans effet. Par ailleurs, ces textes législatifs furent précédés par d'autres
applicables seulement à des secteurs géographiques ou royaumes déterminés.
En effet, les charivaris dirigés contre les veufs qui se remarient furent interdits sous
Charles III. Les contrevenants étaient passibles d'une peine de quatre ans de forteresse et
d'une amende de cent ducats. La loi VII, titre xxv, livre XII de la Novisima Recopilacion
correspond au décret, publié à Madrid, le 27 septembre 1765. « Afin d'en finir avec les abus
commis dans cette capitale lors de charivaris organisés à l'encontre de veufs et veuves qui
se remarient et afin de prévenir les tapages, scandales, querelles, malheurs qui pourraient
se produire, il est ordonné qu'aucune personne, quelque soit sa qualité ou sa condition, ne
se promène seule ou accompagnée, par les rues de la capitale, de jour ou de nuit, avec des
clarines, buccins, clochettes ou tout autre instrument, dans le but de provoquer un charivari.
La peine appliquée à celui que l'on trouverait porteur de tels objets, de jour ou de nuit, et
à ceux qui l'accompagneraient, même s'ils ne portaient rien, serait de cent ducats destinés
aux pauvres de la prison de la capitale, et de quatre années de bagne à la première infraction
et serait laissée à la discrétion de la « Sala de Alcaldes de Casa y Corte de Madrid » en cas
de récidive 43 . Soulignons que la loi figure avec neuf autres, sous le titre générique de « Des
injures, insultes et paroles obscènes ». Celui-ci touche à des problèmes déjà dénoncés dans
le Fuero Juzgo et dans le Fuero Real à une nuance près : il s'agissait dans ces documents
de mettre l'accent sur des phénomènes à caractère individuel comme l'était celui de traiter
quelqu'un de bigleux, teigneux, lépreux, cocu ou sodomite 44 . Le thème des injures constitue,
en soi, un chapitre considérable de la législation particulière des royaumes et villes 45. Il n'est
guère possible de donner une idée, même approximative, de la législation concernant ce
problème mais on peut dire que l'injure accompagnée d'un scandale public fut le point
de départ de meurtres, assassinats, dissensions à l'intérieur de familles... que l'on relie,
quelquefois, au charivari. Le décret de 1765, par exemple, aurait été justifié par un meurtre
perpétré à l'occasion d'un charivari 46 . Le décret resta lettre morte si bien qu'en 1815, la
« Sala de Alcaldes de Casa y Corte de Madrid » ordonnait à la justice du village voisin de
Parla de faire cesser les charivaris 47 .
B) L'esprit pointilleux des agents de l'État de l'époque des Lumières, de ce que l'on appelle
le despotisme éclairé, a des liens étroits avec ce qu'on a appelé, cinquante ans plus tard
despotisme tout court, ou absolutisme et que l'on pourrait appeler encore despotisme non
éclairé. II est évident qu'au xvm e siècle, il y eut une nuée de personnages, dépositaires de
l'autorité civile, tels que les corregidores, les maires des villes et même de villages, qui abu-
sèrent de la législation mise en vigueur par les hommes politiques du temps des Lumières
et arrivèrent à donner une tonalité austère et pointilleuse à la vie des communautés. Jovella-
nos, à la fin de son rapport sur la loi agraire, publié en 1795, considère comme un abus de
pouvoir caractéristique des autorités villageoises le fait d'imposer inexorablement les régle-
mentations policières aux communautés. Il n'y a pas de maire qui n'établisse le couvre-feu,
qui n'interdise les sérénades et charivaris, qui n'effectue rondes et perquisitions, et qui ne
poursuive, de manière continue, non pas ceux qui volent et blasphèment, mais ceux qui
43. Novisima Recopilacion, IV (x de Los códigos españoles concordados y anotados, Madrid, 1850,
p. 88 a).
44. Voir Fuero Juzgo, livre XII, titre m (titre i de Loi codigos..., op. cit., p. 190, b-191 a); Fuero Real,
livre IV, titre m, loi il (i de Los codigos, op. cit., p. 403 a).
45. Novisima Recopilacion, op. cit., IV, p. 86 b-89 a, part de la législation médiévale.
46. Archivo Histórico Nacional, Consejo de Castilla, Sala de Alcaldes de Casa y Corte. Catalogue par
matières, Madrid, 1925, p. 140; il y a des références à 1765, fol. 553-557.
47. Op. cit., p. 140 a; références à 1815, 2' fol. 355-357.
Le charivari en Espagne 81
d'aller plus loin il convient d'indiquer que la loi rigoureuse ne fut guère appliquée puis-
qu'on sentit la nécessité de revenir à la charge lors des Cortes de 1743-1744 et de celles
de 1780-1781, certainement parce que les pullas étaient à l'origine de meurtres, vols, rixes,
insultes et même troubles de l'ordre public 54 . Les lois navarraises de 1780-1781 ont une
parenté évidente avec beaucoup d'autres de la même époque édictées afin de réprimer les
excès populaires dont étaient alors responsables les nombreux matamores et fier-à-bras.
L'usage d'armes blanches, poignards et coutelas, lames et couteaux, arquebuses et trom-
blons, bâtons, massues, frondes... était alors généralisé, chose qui du fait des vicissitudes
politiques du xix e siècle se prolongea. De toute façon, que la législation fut draconienne ou
modérée, les charivaris continuèrent à exister pour des motifs d'ordre commun ou parti-
culier, en vertu d'archétypes ou de modèles qui correspondaient à des idéaux moraux fort
anciens, au moins dans le cadre de l'histoire du christianisme.
Nous allons maintenant passer en revue des exemples tirés du domaine hispanique puis
tenter d'exposer les raisons qui ont été avancées afin d'expliquer cette coutume.
B) Le détail des fiches montre bien que le charivari est connu dans toute la Galice. Il s'adresse
à des veufs, des femmes âgées, des fiancés d'âges éloignés. Les réponses les plus éloquentes
sont celle de Mariana qui s'applique à Betanzos (province de La Coruna) et surtout celle
plus précise concernant Noya (province de La Coruna également) où l'on note l'utilisation
des clarines mais aussi celle des cors et des bidons d'essence. On suspendait aux arbres à
proximité de la maison des conjoints les instruments de culture et on appuyait le timon de
la charrette contre la porte afin de provoquer un choc lors de l'ouverture. Ceci avait lieu
54. Cuadernos de las leyes..., op. cit., p. 240 (loi LXXIV), p. 614-615 (loi xxxvii).
55. 11 fut publié ensuite dans Etnografia. Sus bases, sus métodos y aplicaciones a Espana, conferencias
de Don Telesforo de Aranzedi y Don Luis de Hoyos, Madrid, 1917. Voir particulièrement p. 223.
56. D o n A. Limon Delgado est en train de réaliser ce travail.
57. E. Casas Gaspar, Madrid, 1947, p. 305-316.
58. Id., p. 308.
59. Ibid., p. 310 et 314.
Le charivari en Espagne 83
la nuit de noces et était précédé, plusieurs jours durant, par les charivaris. La norme, en
Galice, est le charivari répété neuf nuits de suite. Quelquefois, on construisait des marion-
nettes de paille avec lesquelles on faisait le simulacre de la noce. Dans le dictionnaire galicien
de Don Eladio Rodriguez, il est dit que la cencerrallada ou chocallada s'applique aussi dans
la zone du Ribeiro de Avia et d'autres secteurs de la province d'Orense aux garçons qui vont
se marier dans d'autres paroisses ou à ceux qui ne respectaient pas les coutumes, telles que
celle de payer l'appartement, ou de prendre en charge, le dimanche, les musiciens pour
permettre aux jeunes de danser ou encore d'inviter à boire un coup 60.
C) Un rapport établit la pratique de la cencerrada dans l'ensemble des Asturies. Mais les
détails nous font défaut, en dépit de l'existence de dix rapports limités à des aspects locaux.
On peut cependant affirmer, à partir des indications fournies par des folkloristes asturiens
compétents, des lexiques et même des romans s'attachant au milieu local ou rural, que dans
les Asturies, les charivaris revêtirent des noms et des modalités particulières. Le mot cen-
cerrada, selon Cabal, était utilisé à Oviedo mais à Arriondas on parlait de lloquerada, à
Ribadesella, de tunga et ailleurs de pandorga. Il cite des couplets de chansons populaires
spécifiques aux charivaris et rapporte des cas où ceux-ci furent marqués par une grande
violence 61. Lloquerada est à mettre en relation avec le mot lloca dont j'ai déjà parlé 62 . Turga
est un terme énigmatique, qui a, peut être, un lien avec turba et d'autres mots proches qui
expriment l'idée d'un tumulte ou d'un désordre. De toute manière, la turga se serait déve-
loppée à l'occasion d'une action fixe, dramatique, commise ailleurs sous un autre nom.
La turga s'appelait entierro (enterrement) aux alentours de la Pola de Siero, et ceux
qui se dédiaient à enterrar confectionnaient, quand l'occasion se produisait, deux pantins
de paille ; l'un venait du lieu où résidait le galant et l'autre de celui de la femme : ils étaient
alors réunis dans un pré... On construisait alors une chaire d'où un homme d'esprit prêchait.
A la fin du sermon, les pantins étaient brûlés 63 . Le mariage était donc considéré comme
une mort.
Il semble que l'on procédait, à Aviles, à une parodie d'extrême-onction. Un individu
d'après le rapport de Don Celestino Graino — vêtu de blanc, se déplace à cheval, accom-
pagné par de nombreuses personnes qui portent des bougies de paille. Dans un lieu proche
de la maison nuptiale, deux individus représentant les fiancés feignent d'être à l'article de
la mort et reçoivent l'extrême-onction au milieu de la désolation générale. L'enterrement
a lieu, le jour suivant. Dix ou douze garçons vêtus de chemise et tunique blanches jouent
le rôle de prêtres et deux pantins de paille, celui des fiancés que l'on va enterrer. On les porte
sur des brancards, puis leur récite les prières de l'office des morts. On fait halte dans un
grand pré pour la lecture du testament (écrit burlesque) avant de les brûler dans un grand
concert de pleurs et de cris 64 .
La pandorga nous est beaucoup moins connue mais on peut imaginer que le nom suggère,
comme les précédents, une situation où le vacarme est de rigueur 6S. Le mot même n'est
pas particulier aux Asturies et revêt plusieurs sens. Le Dictionnaire des Autorités, en 1737,
donnait, en premier lieu, celui « de réunion d'instruments variés d'où l'on tire un bruit
considérable », puis celui familier de « femme particulièrement forte, négligée et noncha-
lante » 66 . Chez Gongora est utilisé le terme de panduerga, synonyme du débordement que
l'on oppose à la pénitence, « flagellations hier, panduerga aujourd'hui » et nous savons que
pour célébrer la naissance de Philippe IV, fut organisée à Valladolid, une pandorga, c'est-
à-dire une représentation burlesque 67 . Nous verrons plus loin, comment le même terme,
utilisé dans le même sens, existe en Andalousie. Enfin la pandorgada est en castillan popu-
laire un tapage où la dérision tient une grande part.
D) Nous disposons d'une solide information pour le Léon. Le questionnaire y fut largement
diffusé, aussi a-t-on vingt-trois rapports de caractère local. A Sahagun ou à Mansilla de la
Mulas, lors des mariages de veufs, les charivaris avaient un ressort dramatique car ceux qui
y intervenaient se déguisaient comme à Carnaval et portaient sous un dais des statues gro-
tesques devant lesquels ils agitaient de dérisoires encensoirs qui n'étaient que des marmites
de terre cuite dans lesquelles on faisait brûler du poivre et des substances malodorantes.
On retrouve la conjonction des trois éléments, dais, encensoir, fumigations à Valderas, à la
Bañeza, à Grajal, et aussi en des lieux extérieurs à la province de Léon. C'est que l'ancien
royaume de Léon a un cadre beaucoup plus ample que celui de l'actuelle province, notam-
ment au sud, aussi existe-t-il du point de vue linguistique — malgré des variétés locales assez
sensibles — des zones que l'on peut considérer comme léonaises.
Le rapport concernant Sayago, province de Zamora, nous décrit une autre modalité de
charivari. A la veille de la publication des bans — pour les mariages de veufs — les jeunes
gens parcouraient le village en agitant clarines et trompes. Et à la sortie de la messe de
mariage, ils attendaient les nouveaux mariés vêtus de manière grotesque. On les faisait
monter sur une charrette tirée par des ânes couverts de haillons et de clarines. Le cortège
parcourait les rues et déposait les mariés à leur porte. Mais on ne les laissait en paix qu'après
en avoir reçu deux ou trois pesetas pour aller boire. A Villarmayor de Salamanca et dans
d'autres villages de cette zone, la cérémonie du mariage avait lieu le matin très tôt, à la
demande des fiancés qui cherchaient à échapper au charivari. Nous voyons donc, qu'en
dépit d'uhe documentation lacunaire, le charivari revêt des aspects très variés.
E) Passons à la Vieille-Castille. Pour la région de Santander que l'on appelle aussi Montaña,
il faut avoir recours, comme dans le cas asturien aux indications fournies par les folkloristes
locaux. Pereda fit une description de noce villageoise fastueuse, voici un peu plus d'un
siècle, dans Blasones y talegas 68 . Mais il faut chercher la mention du charivari, proprement
dit, ailleurs, dans d'autres textes ou rapports insuffisants, de toute manière, du point de vue
ethnographique comme du point de vue linguistique. Signalons, par exemple, que le terme
tobera désigne, d'après les dictionnaires de la Montaña, un masque carnavalesque, de type
grotesque et qu'en de nombreux endroits on forme des vocables à partir du mot campana
et non à partir de cencerro 69 . Le campano est une grande cloche avec un battant de corne
et les campeneros sont, à Iguña et Toranzo ceux qui apparaissent dans la vejenera, avec des
clarines, à l'égal des zarramacos ou zarramacas d'autres régions 70. Il faudrait aussi s'inté-
resser au mot zumba qui désigne une espèce de cloche de forme allongée et de grande taille,
mot à mettre, bien sûr en relation avec zumbar, mot castillan connu pour signifier une
plaisanterie ou raillerie 71.
66. Diccionario de la lengua castellana, Madrid, 1737, V, p. 106 b-107 a. Il y manque le mot pandorga
employé dans le sens de faquin ou de fantôme que l'on utilise au cours des tournois.
67. Bernardo Alemany, Vocabulario de las obras de Don Luis de Gongora y Argote, Madrid, 1930,
p. 724 a. Cet ouvrage utilise les Obras poéticas, éd. Foulché-Delbosc, New York, 1921, III, p. 14.
68. J.M. de Pereda, Tipos y paisajes. Segunda serie de Escenas montañesas, Madrid, 1871, p. 274-289,
f. v.
69. G. Adriano Garcia Lomas, El lenguaje popular de la Cantabria montañesa, Santander, 1966, p. 335.
70. Id., p . 139 et p l a n c h e s XLI, XLII.
71. Ibid., p. 358.
Le charivari en Espagne 85
A Gumiel del Mercado (Burgos), selon un rapport, deux mannequins figurant les fiancés
sont promenés sous un dais fait d'une vieille couverture. On utilisait des bubstances mal-
odorantes et on obligeait parfois les mariés à monter sur une charrette que l'on promenait.
A Villarramiel et Valdespina (province de Palencia), on les faisait passer sous un vieux dais
sale et l'on brûlait des substances nauséabondes devant eux. Le rapport de Frechilla fait
référence à tout cela :
1) fabrication de mannequins de toile remplis de paille, appelés « bestioles » (bichos)
qui représentaient les veufs ou les vieux; on faisait d'eux tout ce qui pouvait passer
par la tête des acteurs qui cherchaient à provoquer le rire des spectateurs ;
2) promenade à travers le village, des mariés juchés sur une charrette, à Bobadilla de
Rioseco et à Fuentes de Nava ;
3) application du charivari à tout mariage célébré entre la saint Antoine et le jour de
carnaval à Frechilla, Mazuecos, etc., et aussi à Rioseco (province de Valladolid) 72.
On réservait cependant aux veufs et aux vieux l'épisode du dais et des substances malodo-
rantes, à Medina del Campo (Valladolid), à Fuentepelayo, Cabanas et Castroserna (Ségovie).
A propos de cette dernière province, Don Gabriel Maria Vergara précisait, dans un mémoire
écrit avant 1907, que le charivari destiné aux veufs et aux vieux était inévitable dans les
villages et petites villes. Il était célébré, la nuit même de la noce. Les habitants de la localité
y participaient avec des clochettes, des clarines, des boîtes en fer blanc, des chaudrons... Si
le premièr charivari était inévitable, il pouvait soit être interrompu soit ne pas être renouvelé
à condition d'offrir des pichets de vin ou d'autres objets aux participants qui alors se reti-
raient 73. Il existe donc une homogénéité dans les pratiques que l'on peut mettre en relation
avec d'autres coutumes nuptiales. Cette homogénéité dépasse, par ailleurs, largement le
cadre du domaine vieux castillan.
H) Les données sur l'Andalousie sont rares même s'il s'agit dans l'ensemble de l'une des
régions où les charivaris ont été le plus récemment pratiqués. Nous savons qu'en 1926, donc
bien après l'enquête de l'Ateneo, les charivaris adressés aux veufs duraient trois nuits de
suite dans la zone de Los Pedroches, au Nord de Cordoue 75. La pratique du charivari était
aussi vivace, dans la sierra de Segura, vers 1920. Cela consistait en :
72. Dans un rapport postérieur (1930), arrivé à ma connaissance, il est dit qu'à Palencia, le dais était
constitué du filet d'un char de foin et que dans un pot à trous multiples, on brûlait des piments.
73. G.M. Vergara, Derecho consuetudinario y economía popular de la provincia de Segovia, Madrid,
1909, p. 29-30.
74. Les vaquillas des fêtes hivernales castillanes sont représentées par des hommes affublés de têtes
d'animaux et de cornes, et portant des cencerros à la ceinture.
75. Rapport d'A. Gil Muñiz, « E l valle de los Pedroches. El pais y sus Habitantes », in Boletín de
la Real Sociedad Geográfico, LXVI, 1926, p. 76,
86 J. Caro Baroja
1) traîner des boîtes en fer blanc et de vieux ustensiles faisant beaucoup de bruit à
travers les rues du village, celles des maisons des fiancés surtout ;
2) grimper à une grille, souffler dans un cor ou un buccin et faire, au sujet des fiancés,
un récit burlesque mettant en évidence leurs travers et insistant sur les raisons qui
les poussaient à se marier ;
3) parfois l'orateur posait des questions auxquelles l'assistance répondait en cœur.
Cela donnait par exemple :
« Qui se marie?
— Amparico.
— Avec qui ?
— Avec Pamplinas.
— Pourquoi?
— Pour qu'elle prenne soin de ses petits poulets ».
Il arrive que les participants assistent à la cérémonie religieuse mais le plus souvent les veufs
se marient en secret pour éviter le charivari 76 . Il semble que dans d'autres zones d'Anda-
lousie, on ait insisté sur la représentation des conjoints par des marionnettes sur lesquelles
on déversait le flot des plaisanteries. A Alcala de Los Gazules (province de Cadix), d'après
les fiches de l'Ateneo, il y aurait, quelquefois, présentation, à la porte de la maison des
fiancés, d'immenses géants qui se mettaient à danser et parodier les attitudes et gestes des
intéressés. A Puente Genil (Cordoue) des mannequins représentaient les fiancés et à Marmo-
lejo (Jaen) des participants mettaient des masques. Les utilisations de substances malodo-
rantes ou irritantes avaient lieu en cet endroit comme en beaucoup d'autres de la même zone.
Don Juan Valera, dans un roman Juanita laLarga écrit à Madrid en 1895, fait allusion,
vers la fin de l'ouvrage, à un charivari qui a pour prétexte le mariage d'un veuf, Don Paco,
avec l'héroïne. Mais l'auteur précise qu'il n'y avait là aucunement l'intention d'offenser, et
que cet esprit correspondrait à la réalité de nombreux charivaris organisés à cette époque
dans sa terre andalouse natale, à savoir la région de Cordoue 77 . La pratique du charivari
s'est prolongée au xx e siècle, même dans de grandes villes. Léonard Williams, auteur d'un
livre sur l'Espagne, qui eut un certain retentissement au début du siècle, raconte qu'à cette
époque à Séville se maria pour la seconde fois un barbier qui, dans sa jeunesse, était souvent
intervenu dans des charivaris. La nuit de noces fut organisé un gigantesque charivari auquel
participèrent, plus ou moins directement, toutes les anciennes victimes du barbier. Le
scandale fut tel que l'intervention de la guardia civil fut nécessaire. A cette occasion, un
humoriste et érudit très apprécié, Don Felipe Perez et Gonzalez, publie dans le journal
El Libéral un spirituel poème appelé « Le barbier de Séville » 78 . Vers 1949-1950, encore,
alors que Julian Pitt-Rivers était installé dans le village montagnard de Grazalema et tra-
vaillait à la thèse qui allait donner naissance au fameux livre The people of the Sierra, il
put assister à quelques charivaris. Il put aussi se renseigner sur ce que l'on appelle là-bas
vito terme qui correspond dans d'autres lieux à celui de paridorga. Il s'agit d'une action
organisée, à l'instar des tobera-mustra du Pays Basque, lorsque se produisait localement
76. Écrit de Maria del Rosario Muñoz Gonzalez, Costumbres de la Sierra de Segura. Celui-ci se
trouvait au Museo del Pueblo Español.
77. Obras escogidas, Madrid, 1925, I, p. 344 (chap. XLV).
« Trois semaines plus tard furent célébrées les noces de Juanita et Don Paco. Les jeunes gens ne se
privèrent pas du charivari que l'on devait rendre à Don Paco en sa qualité de veuf. Celui-ci et Juanita
l'écoutèrent volontiers et même avec plaisir, de la chambre de la maison de Don Paco, où se trouvait déjà
Juanita, sans que l'insomnie ainsi provoquée les ait dérangés et ce jusqu'à une heure du matin. Le vacarme
cessa enfin, se transformant alors en vivats et acclamations en raison de la sympathie qu'inspiraient les
fiancés, et aussi une arrobe de vin généreux, de galettes et de brioches que l'alguacil et sa femme répartirent
entre les joueurs de clarines ».
78. L. Williams, The land of the dons, Londres, 1902, p. 82.
Le charivari en Espagne 87
quelque scandale. Je renvoie, pour l'analyse de ce phénomène, aux pages que Pitt-Rivers
y a consacrées 79 . Il suffit d'ajouter que le mot vito est aussi donné à une danse andalouse
très animée, sur une mesure à 3/8. Le terme a peut-être un rapport avec la maladie convulsive
appelée danse de saint Guy.
I) L'enquête offre peu d'information sur les anciens royaumes de Valence et de Murcie.
Mais, une fois de plus, nous pouvons combler les lacunes en recourant à ce qu'apportent
diverses publications. Bien que la langue valencienne ait des affinités avec le catalan, le mot
le plus couramment employé en cette région est senserrâ (mot constitué à partir du vocable
cencerro), et la durée du chahut est fixée à huit jours. A Villajoyosa (province d'Alicante),
existait la pratique de la promenade sous un dais, fait de roseaux et de filets 80.
à la fin du dialogue, on soufflait dans des cornes ou des trompes 84 . Je me bornerai à donner
quelques indications supplémentaires sur le Pays Basque français :
1) Il y a déjà longtemps que Francisque Michel a recueilli une intéressante documen-
tation sur divers types de charivari 8S .
2) Plus tard, Georges Hérelle y a apporté de nombreux éléments nouveaux 8B.
3) Quelques textes peuvent encore être versés au dossier. Je me contenterai de signaler
que dans un roman de mon oncle, Pio Baroja, figure une description de tobera-
mustra ou asto-lasterra, provenant du Labourd, qui correspond à ce qui était mis
en pratique lorsque une femme battait son mari. J'analyse ce texte en annexe. En
Navarre moyenne et méridionale, est utilisé le mot matraca que nous avons déjà
rencontré dans la législation. Iribarren en parle et rappelle que les ordonnances
municipales de Puente la Reina, édictées en 1828 et restées en vigueur jusqu'au
XXe siècle, interdisaient d'utiliser des matracas, de dire des pullas ou de jeter des
chizgos dans les maisons 87 . Les chizgos doivent être des ordures ou des objets
maladorants semblables à ceux utilisés au cours de charivaris dans bien d'autres
régions.
84. J.M. Iribarren, Historias y costumbres (coleccion de ensayos), Pampelune, 1949, p. 256-257.
85. Le Pays Basque, sa population, sa langue, ses mœurs, sa littérature et sa musique, Paris, 1857, p. 55-61.
86. « Les charivaris nocturnes dans le Pays Basque français », Revista internacional de estudios vascos,
XV, 1924, p. 505-522.
87. J.M. Iribarren, Vocabulario navarro, Pampelune, 1952, p. 326 b.
88. Folklore de Catlaunya, Barcelone, 1969, III, p. 399-410.
89. Traité des superstitions qui regardent les sacremens, selon l'Écriture Sainte, les décrets des conciles,
et les sentimens des saints pères et des théologiens, Paris, 1741, IV, p. 536-548, livre X, chap, v, f. XXII. Voir
surtout p. 546-547.
90. Ce travail inédit est conservé au Museo del Pueblo Español de Madrid.
Le charivari en Espagne 89
des conjoints avec une bagarre finale entre la bellé-mère et la belle-fille 91. Mais la forme la
plus fréquemment utilisée est celle décrite par le grand philologue Mosen A. Griera dans
le texte qui suit :
« Quan es vol casar un vidu és costum que dos joves, comissionats de la jovenalla,
s'entrevistin amb el nuvi, i li demanin una quantitat. Si el nuvi es conforma a pagar-la,
el primer vespre que van a casa toquen una esquellada petita, donen visques al nuvi i van
a beure. Si, al contrari, el nuvi és rebec, els joves compareixen davant la casa amb
esquelles dels pareils de llaurar, llaunes, cercols i ferrets, i moven gran soroll fins a les
dotze de la nit, i estableixen des torns perqué duri més estona ; s'hi barregen els casats,
i tôt el poble ven amb simpatia l'esquellotada. A la fi el vidu ha de capitular o pagar
amb escueix la quantitat demanada, que ha augmentai cada dia » 92.
On voit que, ici encore, le charivari cesse lorsque l'on est arrivé à un accord.
5. Sur la prévention contre les secondes noces et les mariages non assortis
A) Le charivari était une pratique généralisée. Mais, d'après les fiches de l'Ateneo, il
semblerait être, dans l'ensemble, en décadence au début du siècle, et même en voie de dispa-
rition en diverses régions. Léonard Williams disait, cependant, dans un livre publié en
1902 : « Notwithstanding, Spain conserves a sturdy fondness for the cencerrada », et à cette
occasion rapporte l'exemple sévillan que j'ai cité plus haut 93. Le charivari se maintient non
seulement parce que les autorités civiles dans certains cas fermaient les yeux et que dans
d'autres (comme celui qui servit de modèle à Don Juan Valera) il se déroulait avec la compli-
cité des fiancés, mais aussi, par ailleurs, parce que les autorités catholiques, ecclésiastiques,
les toléraient soit sous la forme de la scampanata italienne, soit du Katzenmusik allemand
ou du « charivari » français — ce malgré les dispositions du Concile de Trente 94 . Mais
nous pouvons poser la question, pourquoi cette tolérance 95 ?
Il ne fait pas de doute que le charivari soit, dans ses formes multiples, fondé sur de vieux
systèmes moraux. Et je peux ajouter sans grand risque, que celui qui a joué le plus grand
rôle est un système de morale chrétienne rigoriste. II semble bien que, dans les zones d'actuelle
ou d'ancienne pratique de la polygamie, simultanée ou successive, le scandale public n'a pu
accompagner la célébration de deuxièmes ou troisièmes noces, de mariages d'hommes
âgés avec des jeunes filles...
B) Nous pouvons glaner quelques éléments s'appliquant à l'Antiquité pour voir si, à défaut
d'être considérées comme des actions quelque peu entachées par le péché et révélatrices
de sensualité, les secondes noces ou les mariages entre vieux et jeunes n'étaient pas perçus,
ce qui est le cas aujourd'hui, comme une preuve de déraison de la part de l'homme qui les
commettait. Nous avons presque tous rencontré des hommes mariés deux fois, qui, d'une
manière plus ou moins humoristique, faisaient, à ce sujet, leur mea culpa. Nous avons, dans
la comédie grecque, plusieurs témoignages de l'inintelligence que l'on attribuait à celui qui
se remariait. Athénée recueille pratiquement à la suite, deux textes qui sont à peu près
identiques: un d'Eubule dans Chrysilla et un autre d'Aristophon dans Callonides96. Un
mariage, c'est bien, disent-ils, mais deux! Il y a aussi des textes sur l'inconvenance du mariage
d'un homme âgé avec une femme jeune : par exemple celui de Theognis de Mégare et celui
de Théophile dans Néoptoleme 97 . Mais chez les chrétiens, la question a été envisagée autant
sous l'angle de la sensualité que sous celui de l'intelligence.
96. Athénée, Deipnosophislae, XIII, 559 b (Kock II, 236); id., XIII, 559 c-d (Kock, II, 277).
97. Athénée, Deipnosophislae, XIII, 559 f-560 a; id., XIII, 560 a (Kock, II, 475).
98. Fratis Alphonsi de Castro Zamorensis Ordinis minorum, Adversus omnes Haereses, libri XIII
Lyon, 1546, p. 679-682.
99. Traité des superstitions..., op. cit., IV. p. 600.
100. Article « Marriage» de Frederick Meryck, in A Dictionnary of Christian Antiquities, de William
Smith et Samuel Cheetham, Londres, 1880, II, p. 1103 a-1105 a. Une bonne bibliographie ancienne figure
aux pages 1113 b-1114 a.
101. Coleccion de canones..., op. cit., III, p. 574-575.
Le charivari en Espagne 91
sous forme d'intermède 102 . On pourrait multiplier les exemples à foison. Les antécédents
folkloriques sont très anciens, recueillis dans des contes, etc., et le thème est utilisé aussi
dans l'opéra comique 103 . Souvenons-nous, à l'aide d'une représentation plastique, de l'effet
produit par les mariages mal assortis pour des raisons économiques. Il s'agit du tableau de
Goya « La noce » qui figure au musée du Prado sous le numéro 799. C'est une grande compo-
sition que Goya a peinte en 1791-1792 et qui était destinée au bureau du roi, à l'Escorial.
En réalité, le tableau représente le cortège qui sort de l'église où la cérémonie a été célébrée.
Les mariés sont une magnifique jeune fille, portant un costume villageois populaire et un
homme sénile, horrible, qui, par son luxe, révèle son appartenance à la classe des riches.
Mais Goya — qui a traité des thèmes analogues d'autres fois — semble vouloir indiquer
par la couleur et les traits qu'il prête au marié que celui-ci est probablement d'origine
négroïde. Le contraste entre les mariés provoque les regards attentifs et ironiques de deux
jeunes femmes et de deux hommes. Le prêtre qui a probablement célébré la cérémonie a
un sourire béat et cynique à la fois et le parrain, peut-être le père de la mariée semble être
sous l'emprise d'une singulière émotion à moins qu'il ne s'agisse d'un personnage rusé et
hypocrite. Il n'y a pas de charivari — il devrait y en avoir un — mais d'autres festivités sont
prévues : un joueur de cornemuse entouré d'enfants dont l'un est galeux se trouve à la tête
du cortège 104 . Il existe des danses anciennes comme le « Baile de la boda de Foncarral »
qui correspondent à cette même pensée. Les musiciens commencent en chantant :
« Casaron en Foncarral
con un viejo de setenta,
mal sano de todas partes
a una niña de perlas! » 1 0 5
6. La « cencerrada »
A) Si le charivari d'un point de vue moral est l'expression d'une conception populaire
chrétienne de ce que doit être le mariage, du point de vue sociologique, ses dimensions sont
beaucoup plus équivoques. Il ne fait pas de doute que, tout d'abord le domaine où il peut
se développer et où, de fait, il se développe le mieux est celui d'une communauté ou d'un
quartier aux limites bien définies, Nous avons déjà vu que le Dictionnaire des Autorités la
définit comme propre à des lugares cortos. D'autre part, le décret madrilène de 1765, la
considère « comme un abus introduit dans la capitale ». Les rapports concernant les loca-
102. La nouvelle, « Le jaloux d'Estrémadure » est l'une des Nouvelles exemplaires. II existe une
excellente analyse de celle-ci dans l'édition des Nouvelles exemplaires de Ricardo Benavides Lilloi, Santiago
du Chili, s.d., p. 38-48. L'« entremes del viejo celoso » de Cervantes n'est pas unique en son genre. Dans la
Coleccion de entremeses, loas, bailes, jacaras, y mogigangas desde fines del siglo XVI a mediados del XVIII,
I, 1 (N.B.A.E., XVII) p. 40 b-46 b (n" 9). Il figure avant un autre, anonyme, intitulé « de un viejo que es
casado con una mujer moza », p. 62 a-65 b (n° 14).
103. Norina chante à la fin de Don Pasquale:
« La morale in tutto questo
é assai fácil di trovarsi
Ve la dico presto presto
se vi piace d'ascoltar.
Ben é scemo di cervello
chi s'ammoglia in vecchia età, si:
va e cercar col campanello
noie e doglie in quantità ».
104. Museo del Prado, Catalogo de las pinturas, Madrid, 1972, p. 280.
105. Coleccion de entremeses..., op. cit, p. 481 b-482 a (n» 193). Les conséquences de ce type d'évé-
nement sont dépeintes dans des entremeses tels que Marido flemático de Quiñones de Beñavente, qui est
publié dans la même Coleccion..., p. 623 b-626 a (n° 267).
92 J. Caro Baroja
lités d'une certaine importance permettent de définir le cadre dans lequel se déroule le
charivari, à savoir le quartier ou la paroisse. Enfin les éléments qui déterminent sa réalisation
sont « rustiques » : pastoraux, dans le cas des clarines, sonnailles et cornes ; agricoles quand
il s'agit de pendre outils et instruments de travail aux arbres proches de la maison des
conjoints.
B) Mais les différentes sortes de charivaris nous permettent d'établir des comparaisons de
divers types. En premier lieu, il convient de souligner la parenté des coutumes carnavalesques
et d'autres festivités avec certains des caractères essentiels qui ont été décrits. Passons en
revue, succinctement, les similitudes.
1) Dans plusieurs régions, le Carnaval est par excellence la période des tapages et
vacarmes pendant lesquels on se servait d'instruments tels que cornes et clarines.
La pratique usuelle consistait non seulement à se promener masqué avec des cla-
rines mais aussi d'attacher celles-ci à la queue des chiens et des chats afin d'en tirer
des bruits confus et désagréables 106 .
2) Deux mannequins et des pantins représentant le personnage étaient faits à l'occasion
de Carnaval, d'autres représentant Judas — et qui étaient finalement détruits —
à la fin de la Semaine Sainte, quelquefois d'autres encore, détruits dans un grand
vacarme, lors de la Saint-Jean 107 . Notons bien que le fait de représenter une per-
sonne condamnée ou condamnable par un pantin, une statue ou un mannequin
sur lequel est inscrit le châtiment ou la peine est quelque chose d'extrêmement fré-
quent en Espagne y compris sous des formes officielles. Ainsi le Tribunal de l'In-
quisition châtiait en effigie les condamnés qui étaient morts ou en fuite. Francisco
Ricci ou Rizi a représenté la forme de ces effigies à la fin du xvm e siècle dans un ter-
rible tableau qui se trouve au musée du Prado et qui a pour sujet l'autodafé de
Madrid du 30 juin 1680108. Mais nous avons connaissance auparavant de l'utilisa-
tion d'effigies du même type au cours d'événements tels que la déposition, à Avila,
de Henri IV de Castille, qui nous est rapportée par plusieurs chroniques de l'époque 109 .
3) Faire l'examen satirique des défauts d'habitants de la localité était également, à
l'époque du Carnaval, une coutume de nombreux villages110.
C) Il faut étudier, en second lieu, les rapports entre le charivari et le rituel chrétien ; ce qui
fait aussi penser que nous sommes à l'intérieur du même cycle carnavalesque, sur lequel
pèse considérablement la tradition ecclésiastique en dépit de la présence d'éléments païens
qui ont pu s'y associer pour de multiples raisons et par les biais les plus divers. Voyons les
relations qui paraissent les plus évidentes.
1) Il est clair que l'on suit servilement des éléments de la liturgie dans certains types de
charivari : par exemple en ce qui concerne la promenade des époux sous un dais
dérisoire ou l'encensement avec substances malodorantes à la place de parfums
comme l'encens. Il y a ici une inversion caractéristique des rituels ecclésiastiques.
Mais il faut aussi rappeler que le dais en question n'est autre que le baldaquin placé
au bout de quatre perches au moins et sous lequel le prêtre porte le Saint Sacrement
ou une image que l'on utilise au cours des processions populaires 111 . L'encensement
est aussi un élément essentiel des processions et d'autres cérémonies liturgiques qui
sont familières aux fidèles U 2 .
2) On pourrait encore penser qu'avec le charivari est établie une opposition entre la
clarine grossière et la cloche qui possède un sens liturgique puisqu'elle est bénie
pour l'usage des temples et sert dans les monastères et les églises à annoncer toutes
sortes de rites et de cérémonies ; signum, campana, glogga, clocca sont des mots
chargés de multiples sens symboliques U 3 .
D) Les éléments qui proviennent d'une espèce de vieux droit des villages médiévaux mis
en pratique de manière irrégulière et perdant peu à peu de sa vigueur ne manquent pas. Il
s'agit là de la promenade des conjoints ou des images qui les représentent d'une manière
ou d'une autre, à travers les rues et les places. Un vieux châtiment qui était appliqué d'une
part aux femmes adultères et aux maris complaisants, d'autre part aux proxénètes, ensor-
celeurs, sorcières et ensorceleuses consistait à les exposer à la vindicte publique, juchés sur
des ânes que l'on promenait à travers les rues du village où la sentence était lue ; on fouettait
ensuite les délinquants. Ceci a duré, grossièrement, jusqu'au début du xvm e siècle si l'on
en croit les nombreux témoignages littéraires dont nous disposons. U s'agissait là de la peine
de verguenza, c'est-à-dire, d'après le Dictionnaire des Autorités de 1739, l'exposition du
coupable à l'infamie et à l'humiliation publique. Le port d'un insigne indique la nature du
délit. Aussi emploie-t-on l'expression sacar a la verguenza114. Outre les références littéraires
aux promenades à âne de ce type, il est possible de trouver des illustrations iconographiques :
par exemple celle de la vue de Grenade des « Civitates orbis terrarum ».
E) La conduite des époux à travers les rues du village, sur une charrette loqueteuse tirée
par des ânes peut être mise en relation avec d'autres genres de cortèges: celui répandu et
bien connu des époux qui sont promenés dans le village et sont l'objet de plaisanteries et
d'allusions plus ou moins obscènes; celui aussi du transport carnavalesque en carrozas.
Rappelons qu'en basque, à Valcarlos plus particulièrement, le mot karrosa est employé
pour désigner la satire du type « charivari » U 5 . Au demeurant, il semble que ce mode de
transport avait dans d'autres régions d'Europe un rapport avec d'autres éléments connus.
Dans les mémoires du comte Rufini (Lorenzo Benoni) qui fut ambassadeur en Sar-
daigne, il y a une description de « charivari », célébré dans une petite localité située entre
Gênes et Nice au début du xix e siècle. On y voit qu'au centre du cortège figurent deux
énormes porcs installés sur une charrette tirée par quatre ânes et surmontée par un dais
de guimauve. La charrette s'arrête devant la maison du veuf 116 .
F) Dans un autre ordre d'idées, ce type de représentations peut ne pas sortir d'un cercle
familial. L'occasion sera alors, non pas une noce estimée contraire à la règle, mais un scan-
dale survenu dans le village ou le quartier. De tels scandales peuvent être provoqués pai un
adultèie ou par des motifs mineurs comme celui de la femme qui a battu son mari. Le
village devait alors également organiser une représentation satirique correspondant à une
réparation. La coutume existe aussi, ailleurs en Europe 117 .
A mon avis, le concept religieux, chrétien de « réparation » a toujours quelque chose
à voir avec l'esprit du charivari. La « réparation » est conduite à son terme dans le cadre
de l'Église catholique et consiste en une solennité religieuse réalisée à la suite d'un acte
offensant Dieu — que ce soit un sacrilège considérable ou des péchés publics communs. Là
encore, le parallèle avec des pratiques semblables pendant la période du Carnaval reste
valable U 8 .
La «réparation» populaire appartient à un autre contexte. Celui-ci n'est pas stric-
tement laïque alors que certaines manifestations publiques, expression d'une protestation,
le sont (comme l'étaient les charivaris politiques). Mais elle n'appartient pas davantage au
domaine religieux dogmatique. Elle prend place dans un système d'origine populaire qui
reste à cheval entre la laïcité pure et la religiosité dérivée du modèle dogmatique. Il s'est
produit un phénomène identique à propos d'autres aspects de la vie populaire des commu-
nautés paysannes européennes, depuis fort longtemps.
ANNEXE
Dans un roman de mon oncle Pio Baroja (1872-1956) écrit en 1922 et publié l'année suivante
figure une ample description d'un charivari, qui aurait pour cadre le village d'Ainhoa dans
le Labourd à proximité de la frontière espagnole, à l'époque de la première guerre carliste.
Sans doute mon oncle — qui s'était installé là depuis 1912 — a-t-il assisté à une tobera
mustra peu après la guerre de 1914-1918 et l'a transposée dans le passé. Le prétexte est
constitué par les agissements d'un officier carliste espagnol réfugié en France. Celui-ci,
marié à une fille du village va vivre avec sa belle-sœur. Au bout de l'an, la belle-sœur était
enceinte et l'épouse, en fureur, avait corrigé l'officier. Celui-ci était parti lorsque la popu-
lation, profitant de l'absence de gendarmes qui s'étaient déplacés à la localité voisine d'Espe-
lette, avait organisé la représentation. Le texte me semble valoir la peine d'être transcrit
pour les passages les plus intéressants. Pour d'autres, je me contenterai d'un résumé 119 .
I) « Le spectacle fut célébré sur des tréteaux improvisés sous un grand portail. Au milieu
assis sur des bancs se trouvaient des hommes déguisés en femmes jouant le rôle des Basa
andriac (femmes du bois) qui devaient juger l'affaire. Ces Basa andriac étaient des personnages
grotesques, modèles d'ivrognes de village aux visages malicieux et moqueurs. Us portaient
des jupes, des jupons, des fichus sur la tête et étaient aimés de balais. Aux côtés de ces dames
étaient présents leurs maris vêtus de peaux d'animaux et portant les cornes correspondantes ».
II) Le romancier donne à un spectateur installé dans un café des explications fournies par
un garçon de l'établissement. Ainsi apprend-on que les Basa andriac étaient le barbier, le
117. A. de Gubernatis, op. cit., p. 215-216, n. 3. Il y narre un cas survenu en 1858 dans le val de Stuva.
118. C a r o Baroja, op. cit., p. 91-92.
119. El amor, el dandismo, y la intriga, Madrid, C a r o Raggio, 1923, 4 e part., chap, vu, p . 197-202. La
nouvelle est datée d'Itzen, octobre 1922 et le chapitre est intitulé « Las bacantes vascas de A n o a ».
Le charivari en Espagne 95
III) « Le président des Basa andriac fait sonner une clarine et se met à crier 'la séance est
ouverte! Qu'on fasse entrer le prévenu!' Deux avocats revêtus de toge de percale noire,
deux gendarmes, l'espagnol, sa femme et sa belle-sœur, tous terriblement maquillés, mon-
tèrent alors sur la scène ». L'accusé avait un nom symbolique — Garbanzon (gros pois
chiche) — qui rappelait sa nationalité. Il avait un tricorne de papier sur la tête et une épée
de bois dans la main. Il avait en plus des favoris et une glabelle sombre. Il ne cessait de
fanfaronner. Son nom complet était celui de Don Pepito Garbanzon de los Prados.
IV) «Celui qui jouait le rôle de l'épouse de Monsieur Garbanzon était un homme très
grand et très mince portant une perruque et un nœud rose sur la tête et celui de la belle-
sœur était tenu par un petit homme vêtu d'une jupe courte, la poitrine et le postérieur remplis
de chiffons, tenant un pantin à qui il susurrait des chansons et feignait de donner à têter ».
V) Baroja n'avait aucune sympathie pour les carlistes espagnols, aussi en profitait-il pour
ridiculiser l'accusé en tant que tel. L'officier provoque le désespoir du président lorsqu'il
veut énumérer tous les titres de Don Carlos comme roi légitime de Castille, Léon, Aragon,
des Deux-Siciles, de Jérusalem, de Navarre, etc. On finit par lui placer un bouchon sur la
bouche comme à une barrique de cidre.
IX) Enfin vient la sentence prononcée par les Basa andriac. Ils déclarent le mari coupable
d'avoir connu sa belle-sœur et la femme coupable d'avoir battu son mari.
XIII) « A la fin de la sentence, les Basa andriac se levèrent, brandirent les balais, empoi-
96 J. Caro Baroja
gnèrent Don Pepito et se mirent à pousser des cris stridents et à agiter les clarines. Les maris
cornus mugissant avec force se joignirent au tapage ».
XIV) « Après le jugement on prépare la farandole. Tous la main dans la main, y partici-
pèrent au son de la flûte et du tambourin et se rendirent sur la place où l'on dansa un fan-
dango effréné ».
Le charivari en Sardaigne *
CLARA GALLINI
Nous examinerons ici deux rituels collectifs dont la fonction est manifestement sociale et
politique et qui appartiennent tous deux à cet ensemble de comportements, variés et grossiers,
auquel les folkloristes attribuent le nom, devenu désormais générique et conventionnel,
de charivari.
Le premier rite consiste en un chahut exécuté par une bande de jeunes célibataires
devant la maison d'une personne qui a accompli certaines infractions concernant la fonda-
tion de la famille. Il porte des noms différents selon les localités et selon les zones : pour
abréger la discussion nous l'indiquerons sous le nom de sa corredda qui semble être le plus
répandu.
Le second est la « mise à califourchon sur l'âne » d'un représentant de l'autorité, fonc-
tionnaire ou ecclésiastique, qui comme punition pour abus de pouvoir, est chassé au milieu
des lazzis et des bruits.
Les deux rites semblent être une réélaboration locale d'un modèle à diffusion euro-
péenne (que pour abréger nous nommerons charivari) et qui, en Sardaigne, se façonne en
fonction des nécessités socio-culturelles locales spécifiques. Deviennent particulièrement
intéressantes dans ce contexte les deux polarisations différentes du chahut rituel traditionnel
qui, d'un côté, se définit comme une confirmation des valeurs familiales et, de l'autre,
comme une prise en charge dynamique des valeurs politiques et contestataires. Désormais
nous nous trouvons face à deux rites, structurés de manière très différente et qui, justement
par rapport à cette diversité structurale et fonctionnelle, ont eu des destins historiques
différents. Sa corredda a, peu à peu, disparu des pays de la Sardaigne dans le laps de temps
qui va, en gros, de l'après-guerre jusqu'aux années 60 (on n'en enregistre plus désormais
que des épisodes sporadiques tandis que sa disparition est parallèle à la crise de la famille
agro-pastorale traditionnelle). La promenade à califourchon sur l'âne est une institution
encore très vivante et elle tend à prendre des contenus civils et politiques toujours plus
conscients.
Malheureusement, la documentation historique et ethnologique sur le sujet est quasiment
inexistante 1 et moi-même, pour une série de raisons négatives, indépendantes de ma volonté,
1. « Sa Corredda »
Le vacarme, que les jeunes accomplissent lorsqu'une loi fondamentale de la famille est
enfreinte, porte des noms divers, selon les localités et selon les zones. Il peut s'appeler
sonazza 3 et souligner ainsi le caractère parodique et moqueur d'un bruit, qui entend surtout
s'opposer au son et à la mélodie des sérénades. Le nom de tintennadda est également attesté 4.
si l'on excepte une note très brève de G. Calvia, « Sas correddas », in « Miscellanea », Riv. Trad. Popol., II,
1884, fase. I, p. 33 (se référant à la localité de Mores et au Campidano). Nous disposons de quelques infor-
mations, dans l'ensemble ponctuelles, G. Casalis, Dizionario degli stati di S.M. il Se di Sardegna, Turin,
1934 sq. (se référant à : Bosa Nuova, vol. VIII, p. 36-37, Sedilo, vol. XIX, p . 756). Casalis n'était pas un
folkloriste, mais son dictionnaire constitue une source accréditée. Ici s'achèvent les sources imprimées.
Les raisons d'un tel désintérêt doivent peut-être, pour une part, être recherchées dans le bas niveau et
l'insuffisance des études sur le folklore sarde, au moins jusqu'à l'après-guerre. Le caractère épisodique du
rite — qui du reste répond à des modèles stéréotypés — doit avoir contribué à ne pas le faire prendre en
considération. Nous avons enregistré un type analogue de non-attention à propos des rituels sardes de
l'Argia qui sont un faciès régional du tarantisme méditerranéen: C. Gallini, I rituali sardi dell'Argia,
Padoue, 1967.
Quant aux sources documentaires de sa corredda, les seules informations, à ma connaissance, sont
celles tirées du Liber chronicus du curé du village de Ulassai, La parrochia ed il mio popolo di Ulassai —
Notandi fatti dal parroco sac. Luigi Mulas per la storia, cominciando dal dicembre 1880 fino al 25 maggio
1913 — in cui presse possesso dell'Arcipretura di Tortoli, mss. près l'Archivio Vescoville de Lanusei, publié
par C. Gallini, Diaro di un parocco di villagio, Cagliari, Edes, 1978. Le journal rapporte six cas (10 et
11.2.1886; 3.9 et 5.10.1892; 16.4.1893; 21.3.1898; 21.7.1904), quatre relatifs à des naissances illégitimes,
un à des relations extraconjugales et un à un changement de fiancé où la fille est déclarée coupable.
On remarque, du reste, qu'en Sardaigne, le charivari n'a jamais été l'objet d'interdiction de la part des
autorités ecclésiastiques : il n'y en a pas le moindre petit signe dans la littérature synodale. Quant aux éven-
tuelles interdictions de la part des autorités politico-administratives, les premiers sondages d'archives que
j'ai effectués n ' o n t donné jusqu'à présent que des résultats négatifs.
2. Étant donné l'absence de sources historiques, l'enquête ethnographique a constitué l'instrument
prédominant d'information. Avec ses avantages et ses limites: l'avantage de donner la possibilité d'analyser
toutes les dynamiques sociales qui se soumettent au rite et que dans le passé la documentation folklorique
négligeait habituellement; la limite de ne pas permettre une information diachronique, avec le risque consé-
cutif de nous faire retenir comme structurales certaines caractéristiques qui n'ont peut-être qu'une origine
récente. Dans l'ensemble, notre reconstruction des deux rituels a réussi à couvrir l'ère des cinquantes der-
nières années ; ce qui est aussi la durée maximale de la mémoire collective de village.
Mais, je disais que mon enquête ethnographique a été peu orthodoxe. Lorsque j'ai dû la commencer
je ne disposais que de quelques souvenirs fragmentaires: des récits d'expulsion de prêtres, dont chaque pays
de l'intérieur apporte des témoignages. Mais, pour des raisons physiques, j'ai été contrainte de rester à
Cagliari. J'ai alors commencé à interroger amis et collègues: personnes en général de 40-50 ans, nées et
élevées dans u n village, puis émigrées en ville où elles exercent des professions intellectuelles. L'échantillon
n'était certainement pas représentatif. Mais chacun provenait d'un village différent, et avait participé ou
assisté, dans sa jeunesse, au moins à une corredda ou à une expulsion sur l'âne et surtout — sur la base d ' u n
type de sensibilité sociologique désormais acquise par un bon nombre d'intellectuels •— chacun était en
mesure de m'aider à analyser les dynamiques sociales complexes présentes dans le rite et souvent bien
masquées derrière sa façade. Bref, ils étaient les classiques informateurs privilégiés auxquels le chercheur
sur le terrain s'adresse d'habitude. Avec la différence qu'ils avaient étudié et s'étaient transférés en ville
et, par conséquent, que je pouvais faire mon enquête commodément chez moi. On pourrait finalement
arriver à la conclusion théorique, qu'aujourd'hui, avec l'abandon des campagnes, cela reste l'unique
moyen de faire de l'ethnologie historique...
3. Casalis, op. cit., vol. II, p. 533, Calvia, loc. cit.
4. Casalis, op. cit., vol. XIX, p. 756 (Sedilo).
Le charivari en Sardaigne 99
Plus diffusés semblent être les noms de corredda 5 ou correddas (cornet, au singulier et au
pluriel), corronedda (id.) 6, correddada 7 , termes qui font évidemment référence aux cornes 8 .
Ces derniers noms pourraient rappeler ces processions (parodiques ou de dérision) d'un
personnage à califourchon sur un âne et couronné d'une paire de cornes, si largement attes-
tées depuis le folklore médiéval 9 . Mais à la corredda sarde manque — au moins dans l'état
actuel de notre information — un parallèle rituel analogue.
Les occasions du rite sont les secondes noces d'un veuf ou d'une veuve, les noces d'une
personne âgée avec une jeune, le changement de fiancé d'une jeune fille, une grossesse illégi-
time, un adultère voyant. Les acteurs du chahut sont les jeunes gens, de 14 à 20 ans environ,
réunis en bandes. Les lieux d'exécution du rite sont les rues du pays, traversées avec tapage,
jusqu'à l'habitation de la personne ou des personnes que l'on entend tourner en dérision :
là le groupe s'arrête et émet longuement sa protestation sonore. Selon un vieux témoignage
le rite pouvait se dérouler également de jour 1 0 ; quant à nous, nos informations ne se compo-
sent que d'exemples d'exécutions le soir ou la nuit, débutant vers la tombée du jour et se
poursuivant jusque très avant dans la nuit. Le plus souvent sa corredda était répétée plusieurs
jours : au moins trois, mais aussi davantage u . Dans le cas d'un mariage de veufs ou de
personnes âgées cela pouvait se terminer par des bals et des beuveries, offerts par le nouvel
époux ; dans les autres cas, la raillerie suffisait à assouvir la vengeance sociale.
Ceci, en résumé, est le rite de sa corredda, que nous examinerons maintenant comme
message social particulier, en en analysant peu à peu ses diverses composantes, ses agents,
sa forme et les destinataires correspondants.
Les acteurs de sa corredda et les porteurs manifestes de son message sont les groupes de
jeunes âgés de 14 à 20 ans environ. En sont pratiquement exclus les enfants, mais aussi les
éventuelles personnes du même âge que les mariés. Il n'y a pas en Sardaigne d'équivalent
de ces organisations de classe d'âge qui formalisent dans une association de jeunesse tout
ce qui, ici, reste au contraire structuré de façon informelle. Le groupe de jeunesse qui chahute
pour sa corredda se cristallise sur la base de groupes amicaux préexistants —• « cliques » —
qui pour les jeunes du pays représentent le moyen le plus ordinaire de manifester leur
sociabilité.
Nous n'ignorons pas les hypothèses qui jusqu'à présent ont été avancées autour du rôle
des jeunes célibataires dans le charivari 12 . Néanmoins, sans les exclure a priori, nous avons
voulu reposer la question ab ovo, nous demandant comment on arrivait à organiser une
corredda et quelle était l'attitude des adultes, hommes et femmes, dans leurs confrontations.
Nous soupçonnions en fait que, pour ce rituel, également, on pourrait vérifier quelque chose
d'analogue à ce qui advient pour le jeu des enfants ; bien que ces jeux aient pour seuls acteurs
des êtres jeunes, leurs auteurs sont des adultes ; et ces adultes, à travers le symbolisme
5. A. Torralba.
6. Calvia, loc. cit.
7. A. Thiesi.
8. Dans le journal inédit du curé de Ulassai, op. cit., à la date du 6 octobre 1892, on note: «cette
nuit encore la jeunesse continue le chahut avec les même instruments musicaux!... Cornes... »
9. Le document peut-être le plus ancien se trouve dans la Cena de Giovanni Immonide: C. Ginzburg,
Folklore, maggia, religione, in Storia d'Italia, vol. I, I caratteri originali, Turin, 1972, p. 609.
10. Calvia, loc. cit.
11. Sur ce point concordent aussi bien les rares sources écrites que nos informations directes.
12. Voir, parmi les dernières, C. Gauvard et F. Gokalp, « Les conduites de bruit et leur signification
à lafindu Moyen Age: le charivari », Annales, E.S.C., 3, 1974, p. 714 sq.
100 C. Gallini
ludique, conduisent les jeunes enfants à assimiler les principales règles sociales 13 . De toute
façon, même si la réalité était un peu différente, il reste le fait qu'une corredda demeure
inexécutable sans un minimum de complicité des adultes, lesquels autrement disposeraient
de nombreux moyens pour l'éviter.
Notre première découverte a été celle-ci : les metteurs en scène de tout le spectacle ne
sont pas les jeunes, mais les femmes. Peut-être n'en est-il pas toujours ainsi, dans certains
cas le bistrot peut aussi être le lieu où l'on décide d'organiser une corredda. Mais de la
reconstitution attentive de quelques cas nous avons tiré la certitude que souvent il revenait
aux femmes d'être les protagonistes réelles du rite, dont elles confiaient l'exécution aux
autres, parce qu'il aurait été inconvenant pour elles de s'exposer en public. Tout ce qui
touche à la sauvegarde de la famille en tant qu'institution intéresse autant l'homme que la
femme, mais dans une plus grande mesure cette dernière, s'il est vrai qu'elle tire son rôle
social avant tout de son rôle familial. Voilà pourquoi la honte sociale la frappe directement,
l'offensant presque comme un affront fait à sa personne. Lorsque l'infraction à la norme
familiale est arrivée au maximum de la notoriété, lorsque le scandale est à son comble, les
femmes informent les jeunes de la maison. Et la transmission des nouvelles se fait plutôt
de manière dramatique, sur un ton surexcité, avec des gestes emphatiques, et exclamations
d'horreur et de mépris : « It'irgonza! (Quelle honte!)... »
Les femmes orientent ainsi les jeunes vers la vengeance sociale, les poussant littéra-
lement hors de la maison et leur fournissant des armes métaphoriques : les cuivres suspendus
dans la cuisine, les sonailles restées en réserve dans un coin. Une fois dans la rue, le premier
noyau de jeunes désormais préparés au tapage, grossira peu à peu jusqu'à former un groupe
d'une vingtaine de personnes au moins.
Il faut bien faire attention au fait que les principaux instruments sonores de sa corredda
sont constitués de casseroles et de couvercles. On n'en manque jamais. Mais qui les a fournis
à la bande? Est-il pensable qu'un jeune emporte hors de la maison un des instruments de
production et, en même temps, un des biens de prestige les plus essentiels pour la femme :
ses cuivres bien astiqués accrochés aux murs de la cuisine? Pour le faire il faut au moins
son consentement. Et quelquefois son invitation, comme on l'a vu. En fait les cuivres, une
fois le désordre terminé — c'est-à-dire chaque soir pendant au moins trois jours —, sont
restitués à la maison.
En résumé, les exécuteurs du rite ont des mandants : les femmes. De plus, pour toute
sa durée, sa corredda se déroule avec le consentement tacite de tout le monde adulte. A la
femme n'est pas consenti le droit de sortir en public, sinon pour des motifs religieux ; le mâle
adulte estimerait peu sérieux de chahuter, d'autant plus que ces questions sont du domaine
des « affaires de femmes ». Une fois mise en mouvement la bruyante machine de sa corredda,
l'attitude la meilleure pour tous sera une indifférence feinte ou une désapprobation purement
formelle qui, de toute façon, équivalent à un consentement. On restera à épier derrière les
portes et les fenêtres des maisons, ou bien, dans la rue se formeront des petits groupes de
personnes (hommes et femmes), qui feindront de passer par là pour d'autres motifs, sans
prêter visiblement attention au spectacle qui est en train de se dérouler à quelques mètres
d'eux, et qui est fait aussi pour leur plaisir.
D'autre part le fait que la scène de chahut se déroule surtout au crépuscule ou de nuit,
permet de pousser au maximum l'hypocrisie rituelle des adultes qui finiront par se retirer
à la maison et laisser la bande libre de s'ébattre à son gré! Mais désormais nous savons
que même la liberté des jeunes est conditionnelle.
Dans l'ensemble, sur eux s'exerce ainsi une paradoxale pédagogie sociale, dont la
finalité est leur prochain avènement au rôle de ces mâles adultes : pédagogie de violence,
comme beaucoup de lois sociales du monde agro-pastoral, qui connaît et exerce le contrôle
13. Cf. M. Atzori, / giochi dei bambini in una comunità sarda, Uomo e Cultura, IV, 7-8, 1971, p. 165 sq.
Le charivari en Sardaigne 101
social le plus souvent à travers des moyens répressifs 14 . Dans le cas de sa corredda, la péda-
gogie par la violence et par la répression semble se produire pour le jeune à travers le hur-
lement, la moquerie, l'injure, dans ses confrontations avec celui qui viole la norme. A son
tour, l'injure se connote, comme nous le verrons, de contenus sexuels. Moment d'explosion
pour une sexualité juvénile réprimée, le ton des injures de sa corredda n'est pas très différent
de l'esprit de ces manifestations carnavalesques parmi lesquelles, aujourd'hui encore ne
manque jamais le char allégorique des « putains » 1 5 .
Le message
L'élément le plus caractéristique de sa correda est certainement l'usage de bruits forts et
dissonants. Retenons aussi que cette désarticulation sonore est un concept culturellement
déterminé à mettre en rapport avec le contexte social et culturel auquel il appartient.
Pour faire du bruit on emploie divers instruments. Les instruments impropres prédo-
minent : chaînes, barres de fer (traînées sur le pavé), boîtes, bidons, couvercles, marmites,
casseroles que l'on traîne s'ils sont petits et de peu de valeur, que l'on frappe l'un contre
l'autre, ou au moyen de morceaux de bois. On peut aussi tirer des coups de fusil.
Parmi les instruments appropriés on choisit ceux qui se prêtent le mieux à émettre des
sons bruyants et désordonnés : trompettes de férule, conques marines (dans les pays côtiers),
sonailles et grosses crécelles de bois (matraccas). Les matraccas sont des instruments pro-
ducteurs de bruit, employés uniquement pour des occasions rituelles, et en particulier entre
le jeudi et le samedi saints. Ordinairement les sonailles ne sont pas conçues comme des
moyens producteurs de bruit : en effet leur son varie en fonction de la foi me et de la taille
de l'instrument et celui-ci est accordé par l'artisan avant d'être mis en vente. Le berger
choisit les sonailles sur la base de ses préférences musicales, pour arriver à faire su conzertu
(le concert), c'est-à-dire une composition harmonique des sons de son troupeau qui lui sert
à la fois de signe pour distinguer son propre bétail et d'agréable accompagnement musical
aux heures de solitude. Le son de la sonaille deviendra bruyant lorsque l'instrument sera
agité par beaucoup de personnes ensemble le plus rapidement et le plus chaotiquement
possible.
Il y a finalement les instruments vocaux : sa correda s'accompagne de cris, sifflements,
pernacchia (son à caractère dérisoire fait avec la bouche). Souvent les bruits dissonants se
mêlent aux injures, toujours criées. Dans quelques localités (par exemple Mamoiada) parmi
les cris et les bruits on peut intercaler des chants, au contenu toujours injurieux, dont
l'exécution est confiée à un soliste. Toutefois une corredda uniquement chantée avant le
contexte fondamental du vacarme, serait inconcevable.
Comme on le disait plus haut, le bruit injurieux est l'élément connotatif de sa corredda,
le symbole principal qu'on y emploie. C'est un précieux message social que nous devrons
décoder. Nous en isolerons les trois éléments constitutifs : la connotation injurieuse, le
volume des voix et des sons, la relative dissonance.
Sa corredda se déroule toujours dans un contexte fortement railleur. Ses cris se distin-
guent, par exemple, de ceux d'une lamentation funèbre, soit par l'articulation sonore
différente soit par le contexte différent dans lequel ils sont exécutés, et par le type d'intention
dont on les accompagne. L'intention est également un fait social.
Nous ne disposons que de peu de mémoires et d'aucune documentation quant au texte
exact des injures criées ou chantées. On sait toutefois qu'elles étaient surtout d'ordre sexuel.
On se moquait de l'intempérance, aussi bien de la femme que de l'homme. Par exemple,
14. Cf. C. Gallini, Dono e malocchio in Sardegna, Palerme, 1972 (sur l'idéologie du mauvais œil comme
forme de contrôle social de type répressif).
15. Le plus récent char allégorique des puntane (déformation ironique de puttane dans une inscription
sur une grande pancarte), nous l'avons vu au carnaval de Bosa en 1976.
102 C. Gallini
on pouvait demander à un veuf : « Mais qu'est-ce que tu fais? Une femme ne te suffisait-
elle pas? Tu en as encore envie? ». Il était inévitable que la femme soit offensée par l'épithète
de bagassa (putain), scandée en chœur. On se moquait des vieux avec des demandes plai-
santes telles : « Mais tu nous la ferais ? ». Enfin on repropose toute une éthique sexuelle,
dans laquelle se marque tout changement de partenaire et se confirment ces valeurs de
continence sexuelle et de puissance virile, une famille entendue comme noyau de production
et de reproduction.
Le ton et la gravité des injures devait pourtant probablement varier. En tant que
message satirique-injurieux, sa corredda accentue un des deux pôles de sa tonalité — pen-
chant tantôt du côté du satirique tantôt du côté de l'injurieux, de toute façon jamais sans
l'un des deux, selon le degré du blâme social et selon la relative gravité de l'infraction à
dénoncer. Le degré de l'infraction à la norme sociale (dans notre cas : familiale) varie selon
la position du responsable dans la hiérarchie familiale. L'infraction la plus grave — celle
accomplie par une femme célibataire — sera donc celle qui réclame le maximum d'injures.
L'infraction du veuf qui se remarie réclamera plutôt des lazzi et des moqueries, même si
la plaisanterie est toujours un peu lourde.
Une intention précise de publication amène à accroître le volume des voix et des sons :
on crie fort pour appeler la communauté toute entière à s'acquitter de ses propres devoirs.
Ceci est la règle, surtout dans les occasions où il faut (et on le doit socialement) communiquer
qu'un équilibre familial a été rompu et que sa reconstitution réclame l'intervention de la
communauté. Dans les querelles (entre femmes à la fontaine ou dans la rue, entre les hommes
au café), dans les lamentations rituelles, se met en mouvement une dramatisation verbale
et gestuelle complexe dans laquelle le ton élevé des voix représente aussi un élément indis-
pensable, puisque celui qui crie est conscient de s'adresser à tous et estime que tous sont
non seulement en mesure d'écouter mais disposés à le suivre.
L'opposition entre parole et cri (ou poésie et chant : mais nous ne voulons pas en parler
ici) formalise, sur le plan communicatif et symbolique, la même opposition qui existe entre
famille et communauté et qui constitue le donné structural de référence. Dans le système
social et économique des villages de la Sardaigne — avant le très récent processus de destruc-
tion — la famille agro-pastorale constituait encore le noyau fondamental de production
et se trouvait placé en rapport dialectique avec la communauté, organisme essentiellement
social et constitutif du consensus. L'opposition famille-communauté présente donc les
caractères non pas d'une opposition complémentaire, rigide et prédéterminée, mais d'un
rapport dialectique et dynamique, où les deux termes agissent l'un sur l'autre de manière
continue. Sur le plan des formalisations symboliques, nous verrons que l'opposition entre
parole (familiale) et cri (social) s'articule aussi selon une série complexe de passages, qui
sont les indices de la complexité des relations entre famille et communauté.
Les cris de sa corredda sont l'apogée et la conclusion d'un long processus antérieur
concernant le fait communicatif inter- et intrafamilial. Pour ce qui regarde le milieu étroi-
tement familial, il est juste que ce qui se dit à l'intérieur de la maison ne soit pas entendu
des voisins : la « critique », les « mauvaises langues » pourraient s'en donner libre cours. Se
suffisant à elle-même sur le plan économique, la famille est également «exclusive » 1 8 sur
ce point. Mais dès qu'un fait dépasse par son importance les rapports interfamiliaux —
soit un fait positif comme des fiançailles, soit négatif comme une grossesse illégitime — sa
nouvelle est aussitôt répandue de bouche à oreille, de famille en famille, à travers une forme
de communication directe et personnelle. Ce sont des « murmures » et des « voix » qui
s'accompagnent toujours de commentaires, positifs et/ou négatifs (la « critique »). Une
nouvelle qui fait « scandale » et « honte » arrive — et elle doit arriver — par cet intermé-
16. Sur la famille agro-pastorale sarde et sur son « exclusivisme » voir notamment L. Pinna, La fami-
glia esclusiva. Parentela e clientelismo in Sardegna, Bari, 1971.
Le charivari en Sardaigne 103
diaire « sur la bouche de chacun ». C'est seulement à ce moment précis que du niveau de la
parole interpersonnelle (interfamiliale) on peut passer à celui du cri choral. Sa corredda
est avant tout une manifestation publique qui, avec des tons très hauts de voix, stigmatise
un fait notoire scandaleux, parce que le groupe s'affirme en tant qu'unité sociale dont la
cohésion menacée est à reconstituer.
Reste à examiner le fait que les sons émis pendant sa corredda doivent être le plus
dissonants possible. Et ceci n'est pas fortuit. Si cette désarticulation des sons est employée
intentionnellement, elle devient symbolique et exprime une métaphore, dont le processus de
codification et décodification est le fruit d'un travail social et collectif.
De la logique inhérente au rite de sa corredda il résulte clairement que la désarticulation
des sons symbolise une désarticulation, un broyage advenu sur le plan des rapports sociaux.
Notre lexique quotidien emploie aussi la métaphore de la « rupture », du « broyage » pour
indiquer la violation d'une norme.
Sa corredda a recours à une métaphore sonore. Elle le fait parce que tous doivent
entendre et en déduire le scandale et en tirer une leçon. Mais elle le fait peut-être aussi pour
d'autres raisons. La norme sociale, que chacun contrôle quotidiennement, ne demande pas
à être explicitée chaque fois par des paroles : on l'exécute, et cela suffit. Son code fait partie,
en définitive, de ces lois qui sont « muettes », non seulement parce qu'elles sont « non
écrites », mais surtout parce qu'elles dirigent la « praxis » quotidienne, sans que chacun
doive, d'une fois à l'autre, les redéfinir et les expliciter (si on le faisait, alors adieu à l'efficacité
de l'action!). Une infraction aux lois est comme un hurlement qui rompt le déroulement
quotidien et silencieux de la norme. Et voici, de nouveau, le rituel collectif qui se fait instru-
ment de dénonciation sociale à travers l'emploi d'un langage métaphorique auquel tous
participent.
17. Par exemple le mauvais œil déjà cité, pour lequel on renvoie à notre Dono e malocchio, op. cit.
18. C. Lévi-Strauss, Mythologiques, I , L e cru et le cuit, Paris, 1964, 5 e part.
104 C. Gallini
norme sociale mais par la suspension d'un ordre cosmique. Il s'agit des grandes fêtes
calendaires 19 .
La confrontation la plus pertinente est celle du carnaval, période pendant laquelle faire
du désordre et du bruit est une obligation sociale. En Sardaigne aussi, pendant le carnaval,
des bandes de jeunes circulent dans les rues en utilisant, pour faire du bruit, les mêmes
instruments que ceux employés pour sa corredda20.
Quelque chose d'analogue survient, dans certaines localités de l'île, la nuit du nouvel
an. Des bandes de jeunes —• dans ce cas, la fête assume surtout des connotations pastorales —
ramassent dans le dépôt d'ordures du pays des bidons, des boîtes, etc., et, avant de les jeter
de nouveau comme symbole d'expulsion de la vieille année, ils les utilisent comme instru-
ments producteurs de bruit dans les rues du pays.
Il y a ensuite le bruit rituel de la Semaine Sainte. Très connue et répandue également
en Sardaigne est la coutume des groupes d'enfants et de jeunes garçons circulant dans le
pays et faisant résonner les matraccas pendant les deux jours où le son des cloches est
suspendu (jeudi-samedi saint). Et puis au moment de l'ébranlement des cloches tout le pays
répond de l'intérieur des maisons, par un rite familial : chacun frappe avec force les portes
ou la table. On pense que ce geste est porteur de bonheur et de bien-être économique.
Nous rappellerons enfin les bruits typiques des fêtes : les détonations des pétards et
des coups de fusils, cette fois non pas « contre » le coupable d'une faute sociale, mais « en
honneur » d'un saint ou de la Vierge.
Le critère qui décrypte le bruit comme signe de la rupture d'une norme est-il valable
ici ? Nous croyons que oui s'il est vrai que dans la fête l'ordre social quotidien est suspendu.
Mais dans la fête, à la différence de sa corredda, l'infraction n'est pas le résultat d'un acte
individuel, et donc arbitraire : en tant que socialement reconnue et obligée, elle perd son
caractère d'infraction pour assumer celui de suspension consentie de la norme. De là, la
diversité des connotations de l'emploi rituel du bruit festif qui semble assumer une finalité
tantôt de gratuité (carnaval) tantôt de substitution d'un son absent (semaine sainte) tantôt
de bon augure pour les hommes (encore la semaine sainte) ou pour leurs saints (fêtes en
général).
19. Sur le code de la Fête et ses rapports avec le code quotidien, cf. notre II consumo del sacro. Feste
lunghe di Sardegna, Bari, 1971.
20. Cf. H. von Maltzan, Reise auf derlnsel Sardinien, trad. it. et notes dans G. Prunas Tola, Il barone
di Maltzan in Sardegna, Milan, 1886, p. 80: « Cagliari a encore une quantité de masques de caractère propre
à la cité. U n des plus extravagants est le berger, une hyperbolique exagération du type le plus ordinaire des
paysans sardes, le gardien de porcs... Il porte sur la tête un grand chapeau de toile cirée, et dans la main un
long bâton de pâtre avec lequel il maintient en ordre son troupeau composé de tous les gamins de la ville.
Son troupeau porte suspendues des cloches et en l'absence de celles-ci de vieilles casseroles ou quelqu'autre
objet métallique, aux fins de produire le maximum de bruit possible dans toutes les rues. De ce masque
point n'est besoin d'expliquer l'esprit: faire d u tapage, et le plus grand possible, paraît être sa tâche
principale ».
21. Je me référé aux études de démographie historique conduites par l'Institut d'Histoire de la Faculté
du Magistère de l'Université de Cagliari, encore en cours.
Le charivari en Sardaigne 105
22. Sur les bals et les beuveries consécutifs à la corredda pour les secondes noces de veufs, cf. aussi
Casalis, op. cit., passim.
106 C. Gallini
cas qui réclament un blâme social mineur (noces de veufs) peuvent éventuellement s'accom-
pagner d'actions de réciprocité cérémonielle dont la finalité est la réintégration immédiate
du nouveau noyau familial ; les cas qui réclament un blâme social plus grand (fautes fémi-
nines) finiront dans l'éventualité la meilleure, par des coups sur la femme, et de toute façon
sans possibilité d'une réponse sociale positive.
Mais le rite conclue aussi la leçon, et sur le sujet on ne reviendra plus. La mère illégi-
time élèvera son fils dans la maison de ses parents, et trouvera peut-être un veuf disposé à
l'épouser. La jeune fille accusée d'être volage convolera en justes noces avec son second
fiancé. Quant au veuf ou au vieillard, si la désapprobation publique a attendu jusqu'à son
mariage pour s'exprimer, elle ne pourra être suivie que par la tolérance générale.
La plaisanterie a donc été à la fois dénonciation sociale, punition sociale, mais aussi
début d'une réintégration familiale et communautaire.
23. Cf. parmi d'autres, A. Van Gennep, Manuel de folklore français contemporain, I, vol. II, Paris,
1946, p. 614 sq.
Le charivari en Sardaigne 107
24. Sur le rôle traditionnel du curé en Sardaigne et le début de la crise actuelle de celui-ci, cf. A. An-
fossi, Socialità e organizzazione in Sardegna. Studio sulla zona di Oristano, Bosa e Macomer, Milan, 1968,
p. 90 sq.
25. Sur la crise récente de la famille agro-pastorale et sur les raisons économiques des nouveaux
changements de classe en Sardaigne, cf. parmi les plus récents, M. Lelli, Prolétariat e ceti medi in Sardegna.
Una società dipendente, Bari, 1975. C. Gallini et L. Pinna, Il referendum sul divorzio in Sardegna, Cagliari,
1975.
26. L'épisode fut causé par un différent syndical, désormais résolu, mais stigmatisé avec des phrases
peu heureuses par un assesseur; on en voit la chronique dans le quotidien L a Nuova Sardegna, 3 août 1976.
« Strigatorii »,
une coutume de charivari roumaine?
DOMINIQUE LESOURD
Les jeux disputes revêtant le caractère d'un débat judiciaire sont connus dans toute l'Europe 1 .
Le nombre des personnages peut en être réduit, comme dans le carnaval espagnol, mais par-
fois tout l'arsenal d'une justice populaire se mobilise. Quelle que soit la façon dont ces jeux
se manifestent, ils sont le plus souvent caractérisés par la succession d'un défilé de person-
nages, d'un débat judiciaire qui conduit à la condamnation d'un mannequin de paille. Ces
deux moments constituent une forme essentielle du théâtre populaire européen et apparais-
sent, encore de nos jours, dans des manifestations spécifiques, par exemple à l'occasion du
carnaval ou du charivari.
La Roumanie, qui est un bon conservatoire des traditions populaires européennes,
connaît une institution intéressante et susceptible de donner un éclairage particulier sur des
conduites du type du charivari : les strigatori ou crieurs de villages. Les informations les
concernant ont été recueillies au cours de plusieurs enquêtes menées entre 1973 et 1976,
principalement dans le village de Breb, dans le Maramuresh, au nord de la Transylvanie.
Toutes les notes de terrain et les enregistrements ne sont pas encore dépouillés. Pour le mo-
ment ces informations ne sont que partiellement complétées par des recherches entreprises
dans les fonds du centre de documentation de l'Institut d'Ethnographie et de Folklore de
Bucarest.
L'ethnologie juridique publie en Roumanie ses premiers travaux, et le plus complet à ce
jour est le panorama dressé par R. Vulcànescu 2, qui souffre cependant d'un manque de pré-
cision concernant les références des sources utilisées, ce qui rend les contrôles et les appron-
dissements difficiles.
Selon cet auteur 3 , primitivement, c'est-à-dire dans la société roumaine féodale, le conseil
du village se composait de trois groupes : le groupe des anciens, le groupe des hommes dans
la force de l'âge et le groupe des jeunes.
Les activités judiciaires étaient à la charge du groupe des anciens dans deux types de
jugements : aux confins du village (sur une butte, sous un arbre, à un carrefour) et au milieu
du village (sur le porche d'une église, par exemple).
1. Léopold Schmidt, Le théâtre populaire européen, Paris, Maisonneuve et Larose, 1965, in-8°, 507 p.
Le livre de L. Schmidt traite de ces problèmes. Il signale, en particulier, au Luxembourg une cérémonie,
l'Amecht, « qui avait p o u r tâche essentielle de régler les r a p p o r t s entre les garçons et les filles, surtout en
vue de la fête patronale. Mais l'action principale de ce jeu judiciaire, le résultat tangible de son activité est
la condamnation et l'exécution d ' u n e poupée de paille le dimanche de la Kermesse » (p. 61).
2. Romulus Vulcànescu, Etnologia juridicâ, Bucureçti, Editura Academiei, 1970, in-8°, 340 p.
3. Vulcànescu, op. cit., p. 253. Il ne f a u t pas oublier que les historiens roumains f o n t durer le Moyen
Age j u s q u ' à la fin d u xvin* siècle.
Éventuellement le groupe des anciens déléguait ses pouvoirs au groupe des jeunes qui
exerçaient à leur tour deux types de jugements intéressant particulièrement notre propos
puisqu'ils relèvent des traditions du charivari et du carnaval. Dans le premier cas, il s'agit
d'un jugement occasionnel qui s'exprime quand la nécéssité s'en fait sentir, en cas d'infrac-
tion à la coutume, de nature éminemment répressive (charivari). Dans le second, c'est un
jugement périodique qui a lieu une fois par an, à Noël ou à Pâques, et revêt un caractère
cérémoniel et théâtral. Au moment de Noël il s'exprime largement dans les jeux carnava-
lesques du théâtre populaire. Ainsi, selon le cas, ces jugements ont un caractère justicier,
cérémoniel ou de divertissement. Mais ils présentent presque toujours la caractéristique
commune de s'exprimer dans des vers satiriques appelés strigaturi.
Au moment des fêtes d'hiver, ces strigaturi apparaissent dans la plupart des jeux tradi-
tionnels (Capra, plugusor, viflaïm). Elles sont criées à la hora (ronde paysanne). Mais elles
peuvent également être inscrites sur des pancartes accrochées à des mannequins (mosul, le
vieux). La composition des groupes masqués du carnaval, en particulier celle du groupe des
jeunes gens, est bien entendu à mettre en relation avec celle des strigatori, auquel ils appar-
tiennent. Leur activité dans les manifestations du théâtre juridique populaire s'exercera à la
fois sur le plan du rituel et dans le cadre du charivari. Ainsi, ceux qui sont masqués en mos
(vieux) et baba (vieille) font rire des filles paresseuses ou des épouses fainéantes. La trame du
jeu est toujours la même : le vieux et la vieille commencent par « mettre de l'ordre » dans la
maison où ils passent. Comme il s'agit d'un groupe carnavalesque, cela se traduit de la façon
suivante : la vieille balaye le lit, lave la vaisselle avec de la cendre, tout en bougonnant, et cette
atmosphère comique prépare en quelque sorte à l'énoncé des reproches et des sanctions
morales qui ne manquent pas de suivre. C'est surtout le vieux qui dit dans les maisons des
vérités qu'on tait d'habitude. Ce masque de colinda donne au vieux le droit coutumier d'inter-
venir symboliquement dans la vie domestique des hôtes. Dans cette coutume ludique, la
mascarade est un instrument de sanction publique. Elle est de la même nature que celle des
strigatori peste sat (crieurs de villages) de Monténie, d'Olténie et de Transylvanie i . II s'agit
dans tous ces cas de manifestations rituelles et périodiques qui s'inscrivent dans le cycle
du carnaval (en l'occurence dans la période des douze jours, 25 décembre-6 janvier). On sou-
lignera cette différence essentielle avec le charivari qui ne se déroule que de façon parfaitement
exceptionnelle, même si les masques et les symboles sont identiques, et même si on relève que
la plupart des charivaris se déroulent pendant la période du carnaval 6 .
Pour en revenir à Breb, il semble que ce village du Maramuresh, bien qu'il connaisse
un grand nombre de strigaturi, n'ait pas possédé un groupe de strigatori aussi structuré que
celui du village voisin de Câlineçti, où les jeunes gens se réunissaient à la fin de l'année à la
sortie du village pour rendre leur justice. Celle-ci ne se résumait plus au moment de leur dispa-
rition, relativement récente, qu'à des jugements sur la conduite des filles de leur village.
A Breb, si une telle organisation ne semble pas avoir fonctionné, c'est tout le groupe des
jeunes qui prend à son compte la diffusion des strigaturi, en particulier à l'occasion de la hora.
Il faut préciser que le rituel de passage de l'adolescence à la maturité est marqué par l'entrée
dans la hora, et doit précéder le rite d'entrée dans le groupe des jeunes hommes qui a lieu au
Nouvel An. C'est pourquoi tous les jeux de cette période du cycle des douze jours se compren-
nent mieux si on les lie à l'activité des groupes d'âges. On peut donc dire qu'il y a deux étapes
dans ce cérémonial : au printemps, au moment des fêtes de Pâques, les jeunes filles et les jeunes
gens entrent dans la hora. C'est un rituel de passage de l'adolescence à l'âge mûr. Il est suivi
pour les jeunes gens par le rite d'entrée dans le groupe des jeunes hommes qui a lieu au Nouvel
An6.
Les jugements qui s'expriment dans les strigaturi ont souvent comme objet le maintien
de certaines normes assimilées par la communauté et la dénonciation des contrevenants. Si
cette forme d'activité judiciaire des groupes de jeunes a pu être abandonnée, comme à Câli-
neçti, à cause des abus, réels ou non, auxquels se livraient les crieurs, qui n'étaient plus contrô-
lés par le conseil des anciens (à vrai dire, qu'en restait-il en ce milieu du xx e siècle ?) et avaient
échappé à leur tutelle juridique, les strigaturi se sont toutefois maintenues comme une arme
de lutte morale contre les infractions à la discipline sociale et à la morale villageoise. Lorsque
la troupe permanente des strigatori, conçue comme un élément culturel du groupe des jeunes
se constituait pour commencer son activité, elle le faisait au moment des fêtes du Nouvel An.
Nous avons évoqué plus haut une forme particulière que peut revêtir ce type de jugement ;
il arrive de façon occasionnelle 7 que les jeunes confectionnent un mannequin, selon le cas
un vieux (mos) ou une vieille (baba) — plus rarement —, portant une pancarte appropriée,
qu'ils déposent dans un arbre devant la maison de la personne visée. Le caractère épisodique
de cette manifestation permet de considérer qu'il s'agit d'un charivari. Quoi qu'il en soit, il
s'agit d'une confirmation supplémentaire que le thème essentiel des dénonciations entre-
prises par le groupe des jeunes, qu'ils l'expriment par le mos ou par les strigaturi, porte sur les
normes traditionnelles concernant le mariage, se référant à l'âge propice des filles, marqué dans
la tradition culturelle roumaine par l'entrée dans la hora.
On voit bien qu'il s'agit là de charivaris visant des célibataires. Ces mannequins et ces
vers satiriques s'attachent à dénoncer les jeunes gens, et surtout les jeunes filles qui ne se sont
pas mariés dans l'année qui a suivi leur entrée dans la hora.
se réunissait chaque année en janvier afin d'instruire les affaires des ménages en cause pour l'année qui
venait de s'écouler, et les sentences étaient exécutées pendant les trois journées du carnaval. Les membres
de cette cour se rendaient en voiture devant la maison des coupables ; ils étaient escortés d'individus masqués
représentant les époux infidèles. Arrivés là, ils entreprenaient une série de cérémonies fort déplaisantes, avec
tintamarre et chansons satiriques improvisées pour chaque cas ». (Robert Jalby, Le Folklore du Languedoc,
Ariège, Aude, Lauraguais, Tarn, in Contribution au folklore des provinces de France, Pdris, Maisonneuve et
Larose, 1971, t. XI, p. 14S). Ainsi, tantôt ce sont les célibataires qui sont raillés et, dans d'autres endroits,
ce sont les mariés de l'année qui sont mis à contribution. A Saint-Chamond (Loire), ils doivent « payer
carnaval ». S'ils refusent, on organise un charivari, et durant toute la nuit on fait sous les fenêtres de leur
chambre un tintamarre assourdissant en tapant très fort sur des casseroles ou autres chaudrons. S'ils
acceptent, un bûcher sera allumé, un repas copieux servi.
6. Vulcànescu, op. cit., p. 250. L'ensemble de ces jeux permet justement de mettre en relief les passages
d'un groupe d'âge à un autre.
7. La confection d'un mannequin n'a pas lieu tous les ans, contrairement aux manifestations du théâtre
populaire (capra, plugufor, viflaïm). Mais quand on en pose un devant la maison de la personne visée, c'est
toujours pendant la nuit du 31 décembre. J'ai eu l'occasion de filmer un de ces mannequins le 1 " janvier
1975.
112 D. Lesourd
Nous nous écartons donc de la stricte définition donnée par Du Cange et qui ne s'ap-
plique qu'aux secondes noces : « Secundo nubendi fit charivarium nisi se redimant et compo-
nant cum abbate juvenum. » 8
Les exemples que nous avons donnés s'inscrivent plutôt dans le cadre de l'acception plus
large proposée par Natalie Davis : « A noisy, masked démonstration to humiliate some
wrongdoer in the community. » 9
Si nous retenons cette définition, le charivari roumain (ou plutôt ses conduites de subs-
titution) peut parfaitement entrer dans cette catégorie de manifestations. Par contre on cher-
cherait en vain un charivari aux veufs qui se remarient à Breb. A cet égard, il sera intéressant
de connaître les réflexions que ce problème a inspirées à Claude Karnoouh et qu'il se propose
de nous soumettre à l'occasion de ces journées. L'absence de charivari dans le Maramuresh
s'expliquerait, selon lui, par le fait qu'il est déjà inclu dans le rituel des noces 10 . On voit donc
que Claude Karnoouh s'en tient, pour son compte, à la stricte définition de Du Cange, dont
le Glossaire reste d'une précision inégalée. Cette position est encore confortée par le fait que
d'autres érudits, tout aussi au courant des coutumes de leur temps, comme Jean-Baptiste
Thiers, ont eu le même point de vue sur le charivari u .
Dès lors, on peut se demander si toute extension de la définition du charivari n'a pas
quelque chose d'abusif. Cependant, il n'est pas douteux que l'activité bruyante et critique
des groupes de jeunes ne s'est pas seulement appliquée aux remariages des veufs, mais dans
tous les cas où il y avait contravention par un ou plusieurs individus à la norme sociale, céré-
monielle ou locale. C'est l'avis de A. Van Gennep :
« Le charivari aux veufs et la promenade sur l'âne ne doivent pas être considérés iso-
lément; des vindictes publiques s'exercent exactement de la même manière à l'égard
d'autres individus contrevenant aux mœurs sur d'autres points. Tout fiancé ou marié,
par exemple, qui refuse de payer à la jeunesse les droits accoutumés, à un moment ou à
un autre du scénario nuptial, se fait faire un charivari. On en fait aussi à l'étranger qui,
le jour de la fête patronale, ne veut pas se soumettre à l'impôt d'usage. Charivari encore
aux filles qui délaissent un amoureux estimé par ses compatriotes pour épouser un
homme plus riche, trop âgé ou étranger ; aux filles qui mènent une vie déréglée ; aux
8. C. du Fresne, Sr. du Cange, Glossarium mediae et infimae latinitatis. J'utilise l'édition établie par les
bénédictins (Niort, 1883-1887, 10 vol. in-4°). « On fait le charivari aux veufs et aux veuves qui se remarient,
à moins qu'ils se rachètent en payant un droit de compensation à l'abbé de la jeunesse ».
9. Natalie Zemon Davis, « The Reasons of Misrule : Youth Groups and Charivaris in sixteenth-
century France », Past and Present, 50, fév. 1971, p. 42.
10. Il faut insister sur le fait que les strigatori ne se manifestent pas seulement dans les circonstances
que j'ai mentionnées, mais également dans beaucoup d'autres moments de la vie sociale, et en particulier
dans le rituel du mariage. Le nombre de vers qu'on peut alors recenser est considérable. Les suggestions
de Claude Karnoouh m'ont incité à profiter d'une mission en Pologne au cours des mois de décembre et
janvier 1977 pour mener une rapide enquête sur ce thème, bien que l'objet de ce séjour fût d'une autre nature,
puisqu'il s'agissait de réaliser un film sur le groupe carnavalesque des Dziady. II faudrait pouvoir dépouiller
et traduire de façon plus complète ces enregistrements. Néanmoins, il est déjà possible de confirmer l'hypo-
thèse selon laquelle dans certaines régions d'Europe le charivari est inclu dans le rituel des noces. A Tomas-
zewice (voïvodie de Cracovie), le mariage dure sept jours. Le deuxième jour se déroule un rituel qui tient
lieu de charivari. Le fiancé se tient chez les parents de sa fiancée et ses amis apportent de sa maison tout ce
dont il aura besoin pour la nouvelle vie qui va être la sienne, objets et animaux, à grand renfort de bruit
et de musique. Le rite porte le nom de przebabiny. C'est quelque chose d'assez différent qui m'a été rapporté
à Szare (voïvodie de Zywiec); le deuxième jour du mariage, les jeunes hommes changent de costume et se
déguisent ou se masquent, et le jeune marié doit accomplir exactement ce que les masques lui demandent.
En cas de remariage, ces rituels n'ont pas lieu. Il est de fait qu'en cas de remariage, le scénario nuptial est
partout fortement réduit (Van Gennep, op. cit., t. I, vol. h, p. 621-622).
11. Jean-Baptiste Thiers, Traité des superstitions qui regardent les sacrements, l'Écriture Sainte, les
décrets des conciles et les sentiments des Saints Pères et des Théologiens. Quatrième édition revue, corrigée
et augmentée, Paris, Compagnie des Libraires, 1741, 4 vol. in-12. Voir en particulier les derniers chapitres
du tome 4. La première édition de cet ouvrage a été publiée à Paris en 1679 (1 vol. in-12).
« Strigatorii », une coutume de charivari roumaine ? 113
PAULINE SCHMITT-PANTEL
La promenade de l'adultère (femme ou homme), parfois monté sur un âne, est connue par
quatre textes grecs au m o i n s M a i s les régions où elle est attestée sont situées sur les marges
du monde grec : Lépréon en Triphylie, Cymé en Éolide (dont les habitants étaient réputés
pour leur lenteur d'esprit) et la Pisidie. Cette localisation excentrique est un moyen de souli-
gner l'étrangeté d'une telle coutume aux yeux des Grecs et de dire aussi que les gens qui la
pratiquent ne sont pas vraiment des citoyens grecs ; ils ne sont pas non plus tout à fait des
« barbares », mais font partie de ces populations de l'entre-deux que les Grecs appellent les
mixobarbaroi. Toutefois cette pratique ne peut être comprise que par référence au système
politique et social de la cité. Ces textes peuvent être confrontés à d'autres coutumes concer-
nant l'adultère dans les cités grecques et aux pratiques qui relèvent de ce qu'on a appelé :
« les peines infamantes » 2 . L'étude présentée ici a un caractère très limité.
Le tableau ci-après 3 permettant de lire les similitudes des quatres textes, je groupe tout
de suite l'analyse autour d'un certain nombre de thèmes qui me paraissent fondamentaux.
La communauté
C'est la communauté civique qui prend en charge le traitement infligé aux femmes et hommes
adultères : les gens de Cymé, de Lépréon, de Pisidie. Nous pouvons même préciser : ce sont
les citoyens, seuls à être concernés par ce que met en jeu un adultère. Le citoyen grec en effet
ne se définit que par sa naissance. Le mariage et la procréation d'enfants légitimes sont indis-
pensables à la survie du système politique, et l'adultère, comme le refus du mariage, nient
en fait la cité 4 .
1. Heraclide ap. Aristote, Frg. 611-642, ed. Rose. Nicolas de Damas, Frg. Hist. Gr., Jacoby, 90, 103.
Plutarque, Questions grecques, 2. Hésychius, s.v. onobatides.
2. Traitant de la pénalité infamante et des peines ignominieuses en Grèce ancienne, des auteurs ont
rapporté un certain nombre de conduites qu'ils considèrent comme relevant du droit coutumier ou du
« pré-droit ». La peine infamante essentiellement à caractère symbolique, aurait été éliminée en grande
partie par le régime de la cité. Voir K. Latte, « Beiträge zum griechischen Strafrecht II », Hermès, 1931,
p. 128 sq. Aux quatre textes cités en fin d'article, qui sont pour certains des compilations tardives, il faut
ajouter les peines connues dans la cité classique.
3. Voir tableau p. 122.
4. Cette affirmation un peu rapide renvoie à tous les travaux antérieurs sur le mariage et le statut de
la femme mariée en Grèce. Voir, en dernier lieu: M. Détienne, Les jardins d'Adonis, Paris, 1972, et J.-P.
Vernant « Le mariage », et « Entre bêtes et dieux », in Mythes et Société, Paris, 1974.
Le charivari, École des Hautes Études!Mouton, PP- 117-122.
118 P. Schmitt-Pantel
La prise en charge par la communauté s'oppose à une action de groupement plus res-
treint comme la famille 6 ou le groupe des jeunes, comme cela se passe ailleurs. L'adultère a
bien sûr des conséquences d'ordre familial : problème de la dot, de la répudiation... mais il
n'est ici question que de l'ensemble des citoyens.
L'espace
La personne adultère est conduite tout autour de la cité 6 : trois des textes le notent très préci-
sément. Cela ne veut pas seulement dire qu'elle parcourt les rues de la ville. Si l'on prend les
termes dans leur sens le plus précis, elle fait le tour du territoire de la cité, conduite hors les
murs, dans cette zone frontière prédisposée dans l'antiquité à accueillir les exclus de la cité ou
ceux qui n'en étaient pas encore membres '. Ce n'est pas une expulsion hors du génos, mais
l'expulsion hors de l'espace civique qui a des parallèles en Grèce 8 .
A l'idée d'espace extérieur à la cité, s'ajoute celle d'espace parcouru tout autour et même
en cercle, précise un texte : manière de faire voir à l'ensemble de la communauté le coupable.
De telles « promenades » avaient lieu avant les exécutions capitales dans certaines cités 9.
Elles ont aussi le caractère d'exposition, plus net encore dans Vinstallation de la femme adul-
tère sur Vagora.
L'agora est à la fois le cœur civique de la cité et un lieu très fréquenté. Symbole de l'es-
pace civique, ainsi apparaît-elle dans le texte de Plutarque : la femme est assise sur la pierre,
sur l'agora. Sur cette pierre, centre de la cité, des actes importants de la vie civique se dérou-
lent comme le rappelait L. Gernet 1 0 . Etre là, c'est être au cœur politique de la cité. Mais cette
exposition, bien loin d'être un signe d'honneur, est un signe de blâme, comme en témoigne
la posture que l'on force l'adultère à adopter. La femme est assise sur cette pierre. La posture
assise, si elle est peu attestée dans le droit pénal grec (il semble toutefois que certaines exécu-
tions capitales se faisaient assis), a une signification rituelle : c'est le geste de la supplication,
symbole de la diminutio capitis1. C'est aussi, à mon avis, la posture du non-citoyen par excel-
lence : l'esclave. Après l'exposition, la pierre de l'agora est souillée et doit être purifiée 12 .
L'exposition sur l'agora est aussi une mise sous les regards de tous, comme le souligne
un des textes 13 . L'agora est le lieu où l'on expose les décisions officielles de la cité, forme
essentielle de la publicité des lois. Mais c'est aussi le lieu de rencontre privilégié des habitants,
qu'ils fréquentent les lieux publics ou les boutiques 14 . Cette exposition est d'autant plus
infamante qu'il s'agit d'une femme, dont l'espace normal est celui de l'intérieur, de la maison.
5. G. Glotz, La solidarité de la famille dans le droit criminel en Grèce, Paris, 1904, p. 22 sq., voit une
première étape qui serait l'expulsion du génos, mais la famille apparaît singulièrement peu dans cette affaire.
6. Trois textes employent le même terme grec:periagein, conduire autour, promener autour. De même
Charondas, législateur de Catane, impose aux sycophantes (dénonciateurs) de parcourir la cité, couronnés
de tamaris (Diodore, XII, 12, 2).
7. Zone parcourue par les bergers, les éphèbes, les Bacchantes...
8. Glotz, op. cit., p. 25, signale le parallèle avec l'expulsion des pharmakoi. Comparaison reprise par
L. Gernet: « . . . boucs émissaires humains qui, dans plusieurs cités, à certaines fêtes, étaient conduits à
travers les rues puis chassés de la ville dont ils avaient drainé les impuretés », dans « Quelques rapports
entre la pénalité et la religion dans la Grèce ancienne », art. rééd. in Anthropologie de la Grèce antique, Paris,
1968, p. 289.
9. Gernet, ibid., p. 294.
10. Id., « Sur le symbolisme politique: le foyer commun », ibid., p. 382-383.
11. Id.,« Pénalité et Religion », ibid., p. 297 : « la fonction caractéristique du rite, de son usage social,
c'est, pour celui qui l'accomplit, de devenir l'homme de celui auquel il s'adresse ».
12. Plutarque, Questions grecques, 2.
13. Ibid., terme: emphané.
14. Je ne donne pas à agora le sens unique de « marché », mais conserve la possibilité des deux sens.
Ce sens de « marché » a permis à G. Glotz d'écrire que: « mettre la femme adultère sur la place du marché...,
c'est aussi un appel aux acheteurs », op. cit., p. 29.
L'âne, l'adultère et la cité 119
Le temps
Le temps est celui de la répétition. Peut importe le nombre de jours, le nombre de tours : ce
qu'il faut souligner, c'est le geste renouvelé qui tranche avec l'habituel geste unique, celui de
la procession, du sacrifice, ou de l'acte politique. Chez les Pisidiens le couple adultère est
promené « le nombre de jours fixés », à Lépréon l'homme est traîné trois jours, la femme
exposée onze jours, à Cymé la promenade est encadrée par deux moments d'exposition.
Pourquoi cette répétition? Pour que nul ne l'ignore, sans doute. Mais il me semble que ce
temps qui recommence est en rupture avec le temps civique et introduit dans la cité la possi-
bilité du désordre 15 .
« Monter sur un âne » : cet exemple grec d'une coutume si connue, attire tout de suite l'atten-
tion. Quel est le statut de l'âne dans l'antiquité grecque? L'âne passe pour un animal pares-
seux et stupide, mais il assure l'essentiel du travail agricole. Sa chair n'est pas une nourriture
noble car elle échappe au circuit du sacrifice : vendre, acheter et manger de la viande d'âne
signifie ne pas se conformer aux pratiques normales de la cité l e .
Monture habituelle de Silène et compagnon obligé de Priape, l'âne est l'animal phallique
par excellence. Il s'oppose à la monture noble du guerrier-citoyen : le cheval. Ainsi l'âne ren-
voyé à tout un système de représentations des nourritures, du statut civique, de l'activité
sexuelle. Monter sur son dos n'est pas seulement grotesque.
L'homme adultère
Le texte d'Héraclide le dit « chargé de liens ». L'homme libre n'est pas soumis d'ordinaire à
un tel traitement. Ce geste l'assimile symboliquement à un esclave, avant même que la pro-
cédure d'atimie ne le prive de ses droits de citoyen.
Quelques pratiques dans des cités où la promenade de l'adultère n'est pas attestée, per-
mettent de préciser ce point.
A Athènes, deux châtiments sont réservés à l'homme adultère, si le mari ne l'a pas tué
dans un geste de «juste » colère : l'épilation et la raphanidosis (action qui consiste à enfoncer
un raifort dans l'anus) 1 7 . L'épilation du bas ventre est une pratique courante chez les femmes
grecques 18 , l'image du raifort dans l'anus est celle de la pénétration. On ne peut se contenter
d'une explication économique de ces « peines », comme le voudraient certains, la douleur
conduisant l'adultère à payer l'amende 1 9 . Que ces pratiques soient ou non des allusions à
l'homosexualité, elles transforment symboliquement l'homme en femme. Elles ne sont pas
l'illustration du comportement sexuel de l'homme — il ne jouait pas à faire la femme —,
mais un renversement de son statut et en même temps une assimilation à la prostitution.
A Gortyne également l'homme adultère est traité en femme : on lui met une couronne en
laine sur la tête 20 . Le texte précise que cette couronne lui rappelle qu'il est anandros 21 : non-
homme, un homme efféminé, qui épanche sa sève pour les femmes (gunnis kai es gunaikas
machlos). Par son excès de sexualité et parcequ'il détourne le mariage de sa fin première qui
est la procréation d'enfants légitimes, l'homme adultère est assimilé à ceux qui échouent à
devenir des andres : on pense bien sûr à Adonis 22 . Il est fondamental que sa partenaire
sexuelle ait été une femme mariée.
Devenu « une femme », peut-être même « un ou une prostitué(e) », l'homme adultère
n'a plus aucun droit à la citoyenneté : il est frappé d'atimie, privé de tous les droits du citoyen
comme le soulignent tous les textes 23 .
La femme adultère
Il faut rappeler le sort différent en Grèce de l'homme et de la femme devant l'adultère.
L'époux n'est nullement tenu de n'avoir des relations sexuelles qu'avec sa femme légitime.
Il peut avoir des concubines, coucher avec des prostituées, sans que la cité trouve à redire. Il
ne se met en position d'homme adultère que lorsqu'il est suipris avec l'épouse d'un autre
citoyen. Pour l'épouse, toute relation sexuelle en dehors du mariage est adultère. A Athènes,
non seulement l'épouse légitime, mais aussi lapallaké, la concubine, sont passibles de la peine
de l'adultère 24 .
A Lépréon la femme exposée sur l'agora est dans une tenue particulière : dans une tuni-
que transparente, sans ceinture. La tunique est le vêtement de dessous de la femme, elle ne
sort jamais ainsi dans la rue. La ceinture est l'attribut essentiel de la femme mariée. L'absence
de ceinture est aussi une marque de licence ainsi que la transparence de la tunique : par le
vêtement dont on l'accoutre, on fait de cette femme une prostituée, destinée aux plaisirs
amoureux.
La transformation dans l'allure extérieure de l'épouse en courtisane apparaît clairement
à Athènes dans les mesures prises contre la femme adultère : « Solon interdit toute parure
à la femme adultère... Si, en dépit de cette défense,... elle revêt des paruies, il ordonne au
premier qui la rencontrera de déchirer ses vêtements, de lui arracher ses ornements, de lui
18. Par exemple, Arsitophane, Lysistrata, 87-88, 148 sq., Grenouilles 516, Ecclesia, 722.
19. Voir la note 1 de l'édition de Ploulos, Les Belles Lettres (Guillaume Budé), p. 97. D'une manière
générale l'allusion à l'épilation a souvent été mal comprise. Par exemple, le vers 849 des Acharniens: « Kra-
tinos toujours tondu à l'adultère avec le rasoir », est traduit: « Kratinos aux cheveux toujours tondus... », et
une note explique : « genre de coiffure à la mode chez les jeunes Athéniens... »! Les Belles Lettres (Guillaume
Budé).
20. Aelien, Var. Hist., XII, 12. Gernet, « Pénalité et Religion », op. cit., p. 290, souligne la valeur
cathartique de la laine. La suite du texte me fait plutôt penser à une allusion à l'état féminin.
21. « A n a n d r o s » : ce n'est pas seulement celui qui n'est pas « v i r i l » , mais celui qui n'est pas un
homme accompli, c'est-à-dire un homme adulte en possession de ses droits politiques.
22. Voir le développement de M. Détienne, dans Les jardins d'Adonis, Paris, 1972.
23. Les déserteurs à Catane sont aussi transformés d'hommes en femmes: Charondas leur ordonne
de rester trois jours durant sur l'agora habillés en femmes (Diodore, XII, x, 16, 1).
24. Ce fait illustre la difficulté qu'a le droit athénien pour définir le mariage qui n'est pas un acte
religieux ou juridique précis, mais tout u n ensemble d'actes et de pratiques, comme la cohabitation. La
frontière entre femme légitime et concubine est mal tracée: les traiter de la même façon devant l'adultère
est une manière supplémentaire de le souligner.
L'âne, l'adultère et la cité 121
25. Eschine, Contre Timarque, 183. Déchirer les vêtements: le grec dit Vhimation, revient à mettre la
femme athénienne dans la même tenue que la femme sur l'agora de Lépréon: en tunique.
26. Diodore, XII, 21, 1.
27. A Athènes l'homme qui ne répudie pas sa femme adultère est privé de tous droits civiques (atimie) :
Démosthène, Contre Néera, 87. Ceci prouve encore combien l'adultère n'était pas une affaire privée, mais
relevait de la communauté.
28. Démosthène, ibid., 86.
29. Les trois textes le mentionnent. On peut se demander ce que signifie 1' atimie pour une femme qui
n'est jamais citoyenne.
30. Voir ci-dessus la remarque sur la définition du citoyen par la naissance.
31. Diodore, XII, 21, 1-2.
32. Xénophon, République des Lacédémoniens, I, 5 sq. Plutarque, Vie de Solon.
33. Le sort des Spartiates restés célibataires : Plutarque, Vie de Lycurgue, XV, 1-2 : en hiver, ils doivent,
nus, faire le tour de l'agora. Leur sort est proche de celui des lâches. Xénophon, ibid., IX, 5. Les célibataires
à Sparte, les adultères à Athènes s'opposent de façon similaire à la procréation de citoyens.
122 P. Schmitt-Pantel
de Dionysos (komos). Toutefois la pratique même de la dérision, par les moyens qu'elle met
en œuvre : l'accoutrement, l'inversion, l'utilisation du temps, transgresse le fonctionnement
habituel de la cité. C'est pourquoi, là où les historiens du droit voient des « survivances de
peines plus anciennes », relevant d'un pré-droit antérieur à l'affirmation de la cité, je verrais
peut-être la manifestation d'une culture populaire dont le mode d'expression apparaît dans
la façon dont est utilisé le système des représentations civiques.
TEXTES
Plutarque Les citoyens Les femmes Conduites tout autour Répétition Atimie
de Cymé de la cité sur un âne
Assises sur la pierre
de Vagora aux yeux
de tous
Hcraclidc Les citoyens L'homme Conduit tout autour de 3 jours Dans des liens Atimie
de Lépréon la cité
La femme Exposée sur l'agora 11 jours Sans ceinture Atimie
tunique
transparente
Nicolas de Les Pisidiens L'homme Conduit tout autour Les jours
Damas La femme de la cité avec la fixés
femme sur u n âne
Hésychius Les femmes Portées hors de...
sur un âne
Les «jeunes » dans les villes byzantines :
émeutiers et miliciens
EVELYNE PATLAGEAN
Nous nous accordons à penser que le thème du charivari est susceptible de deux visées, si
j'ose dire d'inégale longueur. L'une met plus étroitement l'accent sur les secondes noces et
les mariages mal assortis par l'âge ou la condition sociale, l'autre envisage des motifs plus
divers de censure et d'hostilité collectives. Mais les deux séries de cas s'inscrivent dans une
même typologie : la manifestation use de « formes rituelles d'hostilité envers des individus
ayant enfreint certaines règles de la communauté », pour reprendre la définition proposée par
E.P. Thompson dans son article de 1972 ; et elle est assumée assez souvent, au sein de la
collectivité, par le groupe des « jeunes ». Ma contribution se place dans la plus large des
deux visées. Elle est consacrée à une société qui pratique dans ses villes une gamme codifiée
de violences pour manifester deux tensions subtilement articulées entre elles, l'une politique,
l'autre sociale; plus exactement les manifestations sont le fait de deux groupes, qui ne se
distinguent pas toujours clairement. Face au pouvoir incarné dans l'empereur et ses délégués
se dresse le « peuple », dans la collectivité se détachent « les jeunes ».
Société de transition, de l'Antiquité finissante en Orient ou des débuts de Byzance,
comme on voudra, elle présente une urbanisation dense et populeuse, en même temps qu'une
dégénérescence ultime des mécanismes politiques séculaires par lesquels la cité antique consen-
tait ou refusait son adhésion aux notables locaux ou aux représentants du pouvoir central.
Le « charivari politique » vient logiquement relayer ces mécanismes dès lors que la masse de
population et sa composition sociale se modifient dans les villes orientales de l'Empire
romain tardif, notamment dans les plus importantes d'entre elles, Constantinople, Alexan-
drie, Antioche, Jérusalem, Thessalonique. Je résumerai d'abord l'histoire de ce relais 1 .
Dès la seconde moitié du iv e siècle, les discours du rhéteur Libanios d'Antioche, porte-
parole de la municipalité devant les autorités impériales, ainsi que les homélies de son conci-
toyen Jean Chrysostome, permettent une typologie des manifestations d'hostilité aux mesures
et aux personnes impopulaires ; elles apparaissent à cette date déjà réglées dans leurs lieux et
leurs actes, en une panoplie déployée du geste le plus symbolique à la violence la plus dange-
reuse. Lieux où la sociabilité urbaine se concentre, pour exploser le cas échéant, le théâtre
avant tout, les bains, les portiques, les rues elles-mêmes, les églises ; cris hostiles poussés au
théâtre où le pouvoir et le public se trouvent face à face ; statues impériales des bains jetées
à bas de leur piédestal et traînées à terre. D'autres témoignages nous font ajouter au théâtre
d'Antioche l'hippodrome de Constantinople, où la confrontation est d'ailleurs dès ce moment
beaucoup plus clairement politique encore, parce que l'empereur s'y présente, et parce que
1. É. Patlagean, Pauvreté économique et pauvreté sociale à Byzance, IVe-VIIe siècles, Paris/La Haye,
1977, p. 203-231 («Aspects politiques de la pauvreté u r b a i n e » ) .
cette présence, la forme de l'édifice, le caractère des spectacles qui s'y déroulent, demeurent
des éléments fondamentaux dans la symbolique du pouvoir souverain à partir du IVe siècle.
En somme, toutes les indications sont posées déjà, et avec elles le problème de la définition
sociale de ces manifestants, investis d'un rôle codifié, mais dont le code peut toujours s'ou-
vrir pour admettre la brutalité matérielle. Puis l'évolution se poursuit, et nous la déchiffrons
dans l'historiographie, par définition spécialement attachée à la tradition antique des cités,
et attentive à ses avatars contemporains. Les traits reconnus dès le iv e siècle se montrent
nettement accusés, et aussi plus élaborés et plus riches, au cours d'une période où l'activité
militaire et diplomatique de l'Empire, le gonflement des villes, et les tensions sociales ur-
baines paraissent atteindre un zénith. Cette période commence vers 460/470, et elle trouve
un terme obscur sous le règne d'Héraclius (610-641), au cours duquel au surplus les invasions
perse et arabe modifient profondément l'assiette géopolitique de l'Empire, en lui enlevant
précisément les régions les plus densément urbanisées et peuplées qu'étaient l'Égypte, la
Palestine, et la Syrie.
Le protocole des manifestations urbaines s'enrichit d'être assumé pour une très grande
part, à Constantinople et ailleurs, à Césarée de Palestine par exemple, par les groupes orga-
nisés que désignent les couleurs des écuries de courses officielles, les deux majeures du moins,
puisque ce sont les Bleus et les Verts qui apparaissent dans nos sources, tantôt séparés, tantôt
ligués dans une hostilité ou une adhésion commune, tantôt enfin affrontés. Cette histoire
commence bien avant 460/470, car les couleurs appartiennent à la symbolique de l'hippo-
drome, dont j'ai dit l'importance; et pour la même raison elle se poursuit après 610/641 2 .
Mais la période que je viens de délimiter se caractérise par l'importance unique que les fac-
tions aux couleurs de l'hippodrome revêtent dans le charivari politique, pour reprendre encore
une fois un terme qui nous réunit ici. Lors des confrontations à l'hippodrome, Bleus et Verts
expriment leurs positions par des clameurs métriques, adressées la plupart du temps à l'em-
pereur qui siège dans sa loge 3 . Hors de l'hippodrome, les violences concrètes, voire meur-
trières, relèvent d'un répertoire stable — incendies, agressions, jets de pierre surtout, qu'on
retrouvera plus loin —• d'où émergent parfois des incidents plus originaux. Ainsi, au cours
du difficile hiver de 601, l'empereur Maurice, qui se rend en procession avec le peuple à tra-
vers la capitale, reçoit des pierres dans le quartier ta Karpianou, tandis que des manifestants
juchent sur un âne, pour le représenter, un homme chauve auquel on met une couronne
d'aulx et une robe noire, qui rappelle peut-être un vêtement hérétique. On voit que la pro-
menade dérisoire sur l'âne traverse aussi le paysage de Byzance 4 . Quant à la distinction des
quartiers et à leur place dans les tensions urbaines, elle s'affirme en effet au cours de cette
période comme une donnée durable ; elle est surtout attestée pour Constantinople, naturel-
lement, mais nous la retrouverons par exemple à Ravenne. Il faut ajouter que la force des
factions ne se dépense pas seulement en violences plus ou moins déréglées. Elle sert sans doute
aussi la défense urbaine, car leurs membres se trouvent dans le « peuple » en armes aux rem-
parts, au moins dans une partie des épisodes où celui-ci apparaît entre le milieu du v e et le
début du vn e siècle 5 . A cet égard encore, le long VIe siècle est d'une importance particulière,
car l'offensive de reconquête dans laquelle Byzance dépense au loin ses ressources en hommes
et en or est contemporaine d'un effort étrangement symétrique de la Perse, qui se traduit
2. G. Dagron, Naissance d'une capitale. Constantinople et ses instituions de 330 à 4SI, Paris, 1974,
notamment p. 349-364; et en dernier lieu, A. Cameron, Circus factions: Blues and Greens at Rome and
Byzantium, Oxford, 1976.
3. Cf. P. Maas, « Metrische Akklamationen der Byzantiner», Byz. Zeitschr., 21, 1912, p. 28-51.
4. Jean d'Antioche, Frg. 107, De Insidiis (Excerpta historica iussu imp. Constantini Porphyrogeniti
confecta, t. III), éd. De Boor, Berlin, 1905, p. 148; Théophylacte Simocatta, Histoires, VIII, 4 (éd. De Boor,
Leipzig, 1887, p. 291); Théophane, Chronographie, A.M. 6093 (éd. De Boor, t. I, Leipzig, 1883, p. 283).
5. L'idée couramment admise depuis le mémoire devenu classique de G. Manojlovié, « Le peuple de
Constantinople », Byzantion, 11, 1936, p. 617-716 (cf. D. Claude, Die byzantinische Stadt im 6. Jahrhundert,
Munich, 1969, p. 190) est contestée dans le cas de la capitale par Dagron, op. cit., p. 355-364.
Les « jeunes » dans les villes byzantines 125
notamment par une grande campagne en Syrie au début des années 540. Voici donc une
période dont la densité historique rend le système politique et social original, en fin de compte,
par rapport à ses antécédents mêmes. C'est dans ce contexte que quelques témoignages,
historiographiques en majorité, attirent l'attention sur l'activité publique des « jeunes ».
Les classes d'âge masculines ont toujours constitué une des structures de la cité antique,
grecque ou romaine. Les « jeunes hommes » ont un rôle dans les étapes rituelles de la vie col-
lective, parmi lesquelles l'entrée des garçons dans le groupe adulte défini d'un même sens
par la virilité et la guerre. On connaît les belles études de Pierre Vidal-Naquet sur ce passage
dans l'Athènes classique 6 . Plus tard, l'Orient grec de l'époque hellénistique et romaine
abonde en associations de «jeunes » (néoi), plus gymniques que militaires en raison de la
situation politique, même si une partie de leurs exercices se fait parfois en armes '. Le carac-
tère militaire, au moins potentiel, des associations de jeunes hommes semble beaucoup plus
marqué dans l'Occident des i e -m e siècles. Au surplus, et cela encore est précisé pour l'Occi-
dent, on ne trouve pas dans ces associations toute la classe d'âge, mais seulement une couche
sociale localement élevée 8 . Dans les débuts de la période byzantine, le groupe des « jeunes
hommes » se manifeste de diverses façons. Les auteurs du IVe siècle décrivent des formes de
charivari dont je signale au passage l'intérêt non négligeable: réjouissances profanes des
noces 9, et surtout chahuts d'élèves et d'étudiants dirigés contre les professeurs et les péda-
gogues, ou contre de nouveaux venus 10 . Mais elles eussent fourni matière à un exposé dif-
férent, car elles sont dépourvues de la signification politique et de l'articulation sociale aux-
quelles j'ai choisi de consacrer le mien.
Des épisodes où figurent les « jeunes » aux vie-viie siècles, les uns ouvrent sur le dérègle-
ment des manifestations citadines et sur la délinquance urbaine, les autres au contraire sur un
concours ordonné apporté à la défense de la ville. Le problème a été bien vu naguère par Sp.
Vryonis, dont l'article intéressant 11 a le mérite de situer les faits byzantins du VIe siècle dans
une continuité poursuivie jusqu 'à la ville musulmane médiévale, qui est en effet à tant d'égards
une héritière : c'est là une perspective juste et féconde, à laquelle je reviendrai en conclusion.
Vryonis a donc rassemblé tout d'abord les références au rôle militaire des « jeunes », défen-
seurs d'une ville assiégée : elles proviennent de la Guerre Perse de Procope 12 , à propos de la
campagne perse et du siège d'Antioche en 540. Voici d'abord (Proc. Wars, II, xi, 8) la mort
d'un Perse, familier du roi, qui chevauche seul près d'Antioche, et qui poursuit « un des
jeunes gens (neanian) d'Antioche, qu'il avait aperçu, caché, seul, et à p i e d » ; l'autre, un
boucher de la ville, lui arrache son épée et l'en frappe, le dépouille de ses armes, de son or, et
du reste, puis s'éloigne sur sa monture. Le second texte (Proc. Wars. II, VIII, 29) se place
pendant le siège. Les soldats ont pris la fuite, et une partie du « peuple » (démos) avec eux.
Les Perses donnent alors l'assaut, et se heurtent à « un grand nombre des jeunes gens (nea-
niai) d'Antioche, quelques-uns armés de pied en cap (hoplitai), la plupart nus et usant seule-
ment de jets de pierres », l'arme des combats de rues. On est bien tenté de retrouver dans le
récit de l'embuscade le comportement qui séparait à l'époque grecque classique le «jeune
homme» de l'homme régulièrement armé, et aussi de voir dans ces combattants citadins
l'avatar socialement inférieur peut-être des iuvenesjnéoi de l'Empire aux IIE et m e siècles.
Des « jeunes gens choisis » figurent encore, avec les soldats et la force du préfet du prétoire,
parmi les défenseurs qui abandonnent Thessalonique à son sort lors du siège de 597 13 . Les
« jeunes gens » du VIE siècle apparaissent aussi comme une force citadine dans un épisode
où ils appuient leurs concitoyens contre le pouvoir central (Proc. Wars, I, xxv, 38) : il s'agit
de la procédure entreprise par les habitants de Cyzique contre leur évêque ; comme celui-ci
dispose d'une «puissance» suffisante pour l'empêcher d'aboutir, quelques «jeunes gens»
(neaniai) se concertent et le tuent sur la place publique. Deux d'entre eux au moins, retrouvés
et châtiés par la suite, appartenaient à la faction des Verts (Proc. Anecd., XVIII, 41-44) 14 .
Cela dit, l'appartenance des « j e u n e s » aux factions, que Vryonis et Guillou après lui 1 5
semblent tenir pour acquise, n'est pas toujours précisée en réalité.
Mais nous arrivons là au second faisceau de textes, ceux qui distinguent le groupe des
« jeunes » dans les quartiers, et dans les manifestations. J'en réunirai d'abord cinq, qui ont
en commun la période, puisqu'ils attestent des faits échelonnés du règne de Justinien à celui
d'Héraclius, consignés dans des œuvres plus ou moins contemporaines, et qui désignent les
«jeunes » comme neôteroi ( neaniai). Les deux plus importants encadrent l'époque. Le premier
se lit dans l'Histoire Secrète, rédigée en 550, où Procope rehausse de couleurs sulfureuses
l'envers du règne de Justinien, dont il est, d'autre part, l'historiographe officiel (Proc. Anecd.,
VII). L'autre se trouve dans la version grecque, et probablement originale, d'une œuvre de
polémique et d'édification qui a connu un succès considérable, la Didascalie de Jacob, pré-
sentée comme l'autobiographie d'un juif converti sous Héraclius 16 . Procope décrit une muta-
tion brutale qui se serait produite au sein des factions tandis que finissait Justin I e r et que
Justinien commençait, par l'incurie sénile du premier, et la complicité toute puissante accordée
par le second aux Bleus. Il arrive alors que, chez ces derniers d'abord, puis chez les Verts, se
détache, au sein de l'association jusque-là régulière et ordonnée un groupe d'hommes de
main, qui se signale d'abord par des modes capillaires et vestimentaires imitées des Huns, et
qui se lance bientôt dans toutes les formes d'agression criminelle, meurtres commandés,
12. Cité ci-après dans mon texte comme Proc. Wars, d'après l'éd. avec trad. angl. de H.B. Dewing,
Procopius, 1.1, History of the Wars, Books I and II, Londres/Cambridge, Mass., 1954.
13. Miracles de S. Demetrios, livre I, chap. 13 (Patrol. Gr., 116, 1292-1293).
14. Je cite ainsi désormais dans m o n texte Procopius, op. cit., t. VI, The Anécdota or Secret History.
15. Cf. A. Guillou, Régionalisme et indépendance dans l'Empire byzantin au VIIe siècle. L'exemple de
l'Exarchat et de la Pentapole d'Italie, « Rome, 1969, p. 157, 160, 163. Que le numerus Juniorum Italicorum
soit à Ravenne, aux vii c -vin e siècles, une force armée citadine parait certain. Mais il peut fort bien être
d'origine militaire normale, comme t a n t d'autres. L'épithète de iuniores est fréquemment attestée dans la
dénomination des corps des v e -vi e siècles, cf. D. Hoffmann, Das spâtrômische Bewegungsheer und die
Notitia Dignitatum, Diisseldorf, 1969, passim. II n'est pas possible au surplus de déclarer sans plus que
« les factions du cirque d'autrefois... sont devenues les factions des divers quartiers de la ville ».
16. Doctrina Jacobi nuper baptizati, éd. N . Bonwetsch, Abhdl. kôn. Gesellsch, d. Wissensch. zu Gôttingen,
N . F . XII, 3, Berlin, 1910, p. 3-91 (ici I, 40, éd. p. 39).
Les « jeunes » dans les villes byzantines 127
crimes simples, mais aussi infractions ostensibles à l'ordre social : on viole des femmes et on
force des fils de notables, on détruit des créances. D'autres fils (paides) de notables se joi-
gnent volontairement au groupe, dont la cohésion ne résulte donc pas, au premier chef, de
caractères sociaux, mais de la « jeunesse » même. Quant à Jacob, il raconte comment, dans
les débuts du règne d'Héraclius, avant de devenir l'honnête employé d'un marchand, il a pris
sa part des bagarres sanglantes entre les factions, autour de 610 ; son motif n'était autre que
la haine envers les chrétiens, au gré de laquelle il se portait selon l'occasion chez les Verts ou
chez les Bleus.
Les trois autres textes rapportent des épisodes qui confirment que les « jeunes » (neâ-
teroi) se rencontrent dans l'une et l'autre faction, mais où le quartier d'origine est en revanche
précisé. Le Chronicon Paschale mentionne dans son récit détaillé de la grande sédition Nika,
en 532, l'arrivée de deux cent cinquante « jeunes» Verts du quartier de Constantiana, cuirassés,
et se faisant fort de prendre d'assaut le palais dans lequel s'est enfermé l'empereur 17 . En
565, le quartier tou Mazentiolou se soulève lorsqu'on vient arrêter un « jeune homme » pour
un motif qui n'est pas précisé 18 . Enfin, un fragment de Jean Malalas 1 9 rapporte une mêlée
générale entre Verts et Bleus, qui éclate à l'hippodrome à un moment où il n'y avait pas de
courses : elle provoque la mort d'un «jeune homme » dont le quartier d'origine est là aussi
nommé.
Ces deux dernières mentions renvoient à l'adhésion souvent attestée des quartiers de la
capitale à l'une ou l'autre couleur. Mais leur inadéquation à nos critères de classement social
est celle de la plupart des textes relatifs aux factions en général, qui ont fait à cet égard le
désespoir de bien des historiens. Ceci nous mène à la question centrale : ces « jeunes » for-
ment-ils bien un groupe d'âge, et quelle signification revêt alors ceiui-ci dans le système de la
société byzantine du VIe siècle? On alléguera d'abord l'aveu de Jacob, lorsqu'il se rappelle sa
turbulence : « j'étais un jeune homme, j'avais vingt-quatre ans ». Procope de son côté emploie
une fois dans l'exposé cité, au lieu de neôteroi, le terme de neaniai qui désigne classiquement
la jeune virilité prête à la guerre. C'est ce dernier aussi qu'il choisit, onl'a vu, dans les épisodes
où la jeunesse est armée. En tout état de cause, ces mots se rattachent à une famille qui dé-
signe, avec une coloration très défavorable, la poussée violente au désordre public, à la
« nouveauté » : neanieùo, neoterizo, neoteristès, autant que l'on voudra, et après le VIe siècle
encore, par exemple dans la Vie d'André le Fou Volontaire, composée au tournant des IXe-
Xe siècles, pour désigner le groupe de voyous qui entraînent le saint dans un cabaret où ils le
malmènent 20. On peut penser en somme que dans la cité du VIe siècle, où le désordre et la
violence eux-mêmes étaient réglés, ou du moins réguliers, un rôle spécifique se trouvait assu-
mé par ceux qu'associait un âge qui leur conférait une liberté à la fois vigoureuse et transitoire.
Ce n'est pas tout. D'autres textes mentionnent les garçons plus jeunes (paides) qui se
distinguaient déjà souvent comme classe d'âge dans la cité grecque classique, et les mettent en
scène dans des épisodes qui leur semblent propres. « Il y avait une habitude en Palestine et
dans tout l'Orient », raconte tout d'abord le bon Jean Malalas 21 : le samedi, après la lecture
de l'Évangile, les « garçons » chrétiens (paidia) sortaient de l'église « et s'en allaient outrager
les synagogues des Samaritains, et lancer des pierres contre leurs maisons, car les Samaritains
ont coutume de chômer ce jour ». La chose tourne mal la fois où les Samaritains sortent de
chez eux, l'épée au poing, et massacrent les garçons en question jusque sur l'autel de l'église
Saint-Basile. Un récit postérieur présente les mêmes « garçons », les mêmes jets de pierres :
mais le charivari est devenu meurtrier. Il s'agit du martyre d'Étienne le jeune en 764. Il est
livré à la foule de la capitale comme adorateur des images, et déchiré à mort au long des rues.
Et l'hagiographe note: « Ce n'étaient pas seulement des hommes, mais aussi des femmes, et
des garçons délaissant leurs études sur l'ordre du tyran (i.e., l'emprereur iconoclaste), qui le
poursuivaient à coups de pierres » 22. Même s'il arrive aux pierres de tuer, comme ici, le
charivari des garçons semble donc jouer un rôle distinct de celui des jeunes hommes. J'en
voudrais pour confirmation la place qu'il tient dans la défense des Antiochéens présentée par
Libaniosà l'empereur après la grave émeute de 387. Cherchant à excuser du mieux qu'il
peut le délit majeur d'outrage aux statues impériales, le rhéteur écrit : « la meilleure preuve que
ceci a été perpétré avec l'aide d'un mauvais démon est que tout a été accompli facilement
par des gamins (paidûria), bien éloignés encore de la jeunesse », et dont tous les mouvements
attestaient pourtant une force supérieure à celle des adultes 23 . On me permettra enfin de
rapprocher Ravenne de Byzance, et de joindre au dossier une page célèbre d'Agnellus de
Ravenne 24, où il retrace un épisode qu'André Guillou place entre 693 et 709 25 . Agnellus
atteste d'abord comme une habitude encore vivante que les gens de Ravenne sortent le
dimanche et le jour des Apôtres se battre à mort entre bandes constituées par quartiers, et
qu'il y a là tous les âges, et même les deux sexes. Il raconte alors une bataille particulièrement
sanglante entre deux quartiers, et comment les vaincus prirent une revanche le dimanche
suivant. Dans cette seconde manche, même les gamins, « délaissant leurs jeux, et se ruant les
uns sur les autres, se brisèrent le crâne à coups de bâton ». Les « gamins » en question ne sont,
il est vrai, que l'un des groupes d'âge dont Agnellus fait à plusieurs reprises, car l'affaire se
prolonge, une énumération exhaustive, et quelque peu rhétorique. Pourtant j'ai voulu citer
ce texte étonnant de vivacité, parce qu'il montre admirablement non un charivari à propre-
ment parler, mais une violence citadine ritualisée et néanmoins meurtrière dans le déroule-
ment de laquelle apparaissent tant le particularisme des quartiers que le rôle au moins occa-
sionnel des garçons plus jeunes.
Et ceci m'amène à la question sur laquelle je terminerai, en laissant de côté l'histoire
encore longue de Byzance, et celle de son Italie. Dans quelle mesure la ville islamique médié-
vale a-t-elle hérité des formes codifiées et à l'occasion éclatées de la violence urbaine, de la
pertinence des quartiers, du rôle des « jeunes », qui sont autant de caractéristiques de la ville
byzantine à l'époque où se fait l'expansion de l'Islam? Question déjà posée dans l'essai de
Vryonis cité plus haut, où il suggère un rapprochement entre les neôteroi Verts et Bleus des
vi e -vn e siècles et les associations de futuwwa. J'aurais souhaité qu'il se trouvât ici quelqu'un
qui pût reprendre ce dossier. A défaut, je renverrai moi aussi à la belle étude où Claude
Cahen a pris le problème de la continuité citadine en Orient par son versant islamique 24 ,
consacrant en particulier aux « jeunes » une analyse dont Vryonis n'a pas gardé toute la sub-
tilité. Analyse coupée par la césure du xi e siècle, partout valable décidément, et conduite en
distinguant, selon une démarche habituelle à l'histoire de l'Islam médiéval, les pays hérités
soit de Byzance soit de la Perse. On y retrouve d'une part les associations de jeunes céliba-
taires, parfois sportifs innocents, parfois identiques aux déshérités violents que sont les ayya-
run ; et d'autre part des milices investies d'une fonction de police, issues de la population
citadine et liées aux quartiers. Mais les premières se voient surtout en Iran, tandis que les
secondes sont surtout attestées en Syrie. Cahen observe qu'on ne peut les relier aux factions,
en raison notamment de l'absence d'un antagonisme duel. Cela me paraît toutefois secon-
daire, ou si l'on veut évident : les mécanismes urbains des vi e -vn e siècles ne se confondent
nulle part avec l'évolution ultérieure ; et pourtant celle-ci est profondément continue, là où
il pouvait y avoir continuité, au moins juqu'au xi e siècle précisément. Enfin, on peut ajouter
maintenant aux faits relevés par Cahen ceux que Shlomo Dov Goitein a réunis depuis, pour
cette cité juive dans la cité musulmane que reconstituent les documents de la Geniza du
Caire 27 . La définition des «jeunes » comme groupe d'âge y apparaît constamment suscep-
tible de glisser vers l'antagonisme social, dans la mesure où les «jeunes » désignés comme
groupe paraissent placés à un niveau relativement inférieur de l'échelle sociale, laquelle est
d'ailleurs, plus exactement, socio-culturelle. Il y a là un critère supplémentaire. Il ne figurait
pas, et pour cause, dans les témoignages grecs du IVe siècle sur les charivaris étudiants. Mais
il apparaissait moins encore dans le dossier byzantin des vi e -vn e siècles.
Faut-il proposer une conclusion plus largement déployée dans la longue durée ? La cité
médiévale de la Méditerranée orientale conserve indiscutablement un héritage de Byzance :
un groupe des « jeunes hommes » qui représente une force incomplètement intégrée, et donc
provisoirement disponible pour un rôle de manifestation publique et aussi de défense, suscep-
tible en revanche d'un dérèglement que traduit la part prise à l'émeute ou à la délinquance.
Une telle organisation s'observe lors de l'apogée urbaine du long vi e siècle. Mais elle relève
à ce moment d'une continuité antérieure, dont on peut conventionnellement fixer ici le point
de départ aux iuvenes des n e -m e siècles, athlétiques, municipaux, bien nés, et armés à l'occa-
sion, mais surtout en Occident. On croit saisir alors dans le groupe des « jeunes hommes »
une évolution qui serait celle même de la ville romano-byzantine. Pour cette dernière, le
long vi e siècle marque précisément un terme et un commencement. Jamais auparavant elle
n'a été aussi gonflée de population, et donc aussi alourdie d'une diversification sociale
élargie en ses assises les plus basses. C'est en ce point de l'histoire que se dessine donc le
changement irréversible de la cité antique à la ville médiévale. Le rôle public des «jeunes
hommes », et probablement leur recrutement social ne pouvaient que changer en conséquence.
27. S. D. Goitein, A Mediterranean society, II. The community, Berkeley/Los Angeles, 1971, p. 61-62.
Certains de ses documents confirment d'autre part ceux de Cahen : paiement fait à Jérusalem, « to the rulers
of the city and its young men », pour assurer le déroulement paisible d'une procession juive le septième jour
de la Fête des Tabernacles (p. 285); milice de «jeunes h o m m e s » à Jérusalem, où les juifs contribuent à
son entretien, vers 1040, à Alep vers 1100 (p. 370).
Charivari, associations juvéniles,
chasse sauvage *
CARLO GINZBURG
1. On a justement souligné que le charivari soulève des questions de caractère général d'un
intérêt notoire 1 . Il sera opportun de les rappeler brièvement en partant des discussions les
plus récentes.
La thèse de Lévi-Strauss est connue. Se rapportant à une enquête menée par Fortier-
Beaulieu, il considère que le charivari est tourné de manière intrinsèque (et exclusive) vers
les échanges matrimoniaux qui se soustraient à la norme. C'est pourquoi il place sur un
même plan le tintamarre rituel qui caractérise le charivari et le tintamarre également rituel
qui est déchaîné, dans de nombreuses sociétés, lors de manifestations d'éclipsés. Dans les
deux cas, le tintamarre signale « une anomalie dans le déroulement d'une chaîne syntag-
matique ». Le parallélisme implicite entre société et cosmos, entre échanges matrimoniaux et
rapports entre les astres, met en lumière la fonction latente du charivari 2 .
E.P. Thompson a opposé une série d'objections, aussi bien théoriques que de fait, à
cette thèse. Alors que les objections de fait semblent pleinement justifiées (à commencer par
celles concernant l'interprétation des données recueillies par Fortier-Beaulieu), les objections
théoriques se révèlent beaucoup plus discutables. Lévi-Strauss réalise une analyse formelle
(selon Thompson) dont il déduit la fonction, définie une fois pour toutes, du charivari. Mais
dans l'Angleterre du xvm e et du xix e siècle, par exemple, les formes de la rough music ou
charivari variaient fortement de zone à zone. Ses fonctions variaient encore davantage, si
possible. Le charivari prenait pour cibles non seulement les protagonistes des mariages
anormaux, mais tous ceux qui pour l'une ou l'autre raison s'opposaient à la communauté,
enfreignant la loi non écrite. En fait, dans l'Angleterre du xvm e et xrx e siècle, le charivari
était devenu une justice populaire symbolique. La tâche du chercheur consiste à expliquer
comment et pourquoi les fonctions du charivari changèrent suivant les situations sociales.
Ainsi, il convient de partir des significations attribuées sciemment au charivari par ses parti-
cipants (acteurs, spectateurs et victimes). Selon Thompson, en rechercher un sens plus
profond signifierait sousestimer la rationalité et la stature morale des individus impliqués
dans le charivari, sous prétexte qu'il s'agit d'illettrés 3 .
Le contraste est exemplaire parce qu'il juxtapose deux positions opposées aussi cohé-
rente l'une que l'autre. Lévi-Strauss accorde le privilège à l'analyse des formes, Thompson
à celle des fonctions. Lévi-Strauss passe déductivement du plan des formes à celui des
fonctions (ou pour mieux dire de la forme unique à la fonction unique) alors que Thompson,
empiriste et inductif, se refuse de faire l'opération inverse. Pour Lévi-Strauss la forme du
4. Je me sers d'une expression employée par Marx à propos d'un autre sujet (mais qui trouve des
antécédents chez Fourier: cf. I. Calvino, Introduction à Ch. Fourier, Teoria dei quattro movimenti. Il nuovo
mondo amoroso, Turin, 1971, p. xv).
5. Cf. Thompson, « ' R o u g h Music'...», ibid., p. 300-301.
6. Ibid., p. 287.
7. Polémiquant, à juste titre, contre les abus de la notion de « survivance » dans la religion populaire,
J.-C. Schmitt a affirmé que « rien n'est 'survécu' dans une culture : tout est vécu ou n'est pas » (« Religion
populaire et culture folklorique », Annales E.S.C., 31, 1976, p. 946). II s'agit peut-être d'uneformule exces-
sive, parce qu'elle ne tient pas compte de tout ce qu'il y a (ou qu'il peut y avoir) d'inerte, de stéréotypé, de
mécanique dans la transmission culturelle.
Charivari, associations juvéniles, chasse sauvage 133
adaptée : celle entre « mythe », « rite » et « fonction ». Aucun de ces termes n'est pacifique,
hormis peut-être le troisième. Tous les spécialistes du charivari s'accordent aujourd'hui à
lui attribuer une certaine fonction sociale plus ou moins symbolique — même si la discussion
est ouverte quant à la nature de cette fonction (ou fonctions). Tous ne sont pas disposés à
appeler rite le charivari — et peut-être seulement une minorité va jusqu'à reconnaître dans
le charivari des implications mythiques au sens strict.
8. Cf. Le Roman de Fauvel, par Gervais du Bus, publié par A. Lângfors, Paris, 1914-1919, p. 164-167;
pour les dates, p. 144-145.
9. Cf. O. Driesen, Der Ursprung des Harlekin. Ein Kulturgeschichtliches Problem, Berlin, A. Duncker,
1904, p. 104 et suiv., 242-248 (Forschungen zur neueren Literaturgeschichte, 25); P. Fortier-Beaulieu,
« L e Charivari dans Le Roman de Fauvel », Revue de Folklore Français et de Folklore Colonial, 11, 1940,
p. 1-16. Pour l'interprétation du charivari proposée par Fortier-Beaulieu, voir plus loin.
10. Le Roman de Fauvel, op. cit., p. 164.
11. Ibid., p. 166.
12. Cf. O. Driesen, Der Ursprung..., op. cit., p. 104 et suiv.
134 C. Ginzburg
Dans ces pages, un mythe largement diffusé dans la culture folklorique de l'Europe
médiévale était traduit en termes au moins partiellement chrétiens : celui de la « chasse
sauvage » ou « armée sauvage » — la horde des morts inapaisés parce que morts préma-
turément, qui court de nuit au milieu d'un vacarme assourdissant, guidée par une divinité
féminine (Perchta, Holda, Diana, Hecate...), ou, comme ici, masculine (Herlechinus) 13 .
Dans la description d'Orderic, les morts inapaisés prennent les traits moins redoutables
d'âmes faisant pénitence — fournissant ainsi un témoignage sur l'élaboration alors en cours
de l'idée du purgatoire. Orderic fait explicitement allusion aux vertus purificatrices de
1 '« ignis purgatorius » 1 4 ; en outre, il décrit les dialogues entre le prêtre Gualchelme et
quelques personnages qu'il avait reconnus dans la « familia Herlechini ». Les âmes énu-
mèrent leurs propres fautes et se recommandent aux parents restés sur terre pour qu'ils
réparent les torts qu'elles ont commis. Un soldat affirme que sa peine a été allégée au moment
où Gualchelme (qui découvre qu'il est son frère) a été ordonné prêtre, et a dit la messe pour
la première fois 15 . Les instruments des peines sont les mêmes que ceux avec lesquels les
âmes, quand elles étaient encore en vie, ont commis leurs propres fautes. Ainsi, un écuyer
du père du comte de Herford déclare qu'ayant obtenu un moulin grâce à un prêt usurier,
il est maintenant condamné à tenir dans sa bouche un fer de moulin incandescent. Le frère
soldat de Gualchelme qui avait l'habitude d'éperonner le cheval durant la bataille pour faire
un grand massacre d'ennemis est maintenant tourmenté par des éperons indiciblement
pesants et entourés de feu 1 6 .
Un siècle plus tard, à la moitié du xm e , la « familia Herlechini » est décrite de manière
quelque peu différente. L'un des chapitres interpolés dans les Libri très de miraculis de
Herbertus Turritanus, conservés dans le codex Runensis, ms. 59, rapporte l'épouvantable
vision apparue à un jeune homme au cours d'une nuit d'été. Ici aussi, tout commence par
un vacarme incroyable : « coepit audiri tumultus et vociferatio populi multi cum magno
fremitu gradientis ». Une femme explique au jeune homme terrorisé qu'il s'agit d'une horde
de spectres (« fantastica ») qu'on appelle populairement « familia Herlequini ». Voilà qu'ils
apparaissent, volant dans les airs. Mais la première impression est encore auditive : dans cette
multitude bruyante et désordonnée (« turbulenta atque confusa ») on perçoit des rumeurs
de forgerons, de mineurs, de menuisiers, de tailleurs de pierres, tous en tram de battre avec
haches et marteaux, en même temps que des tailleurs, des fourreurs, des tisseurs, des foulons
et toutes sortes d'artisans (« ceterarumque mechanicarum artium sectatores »). Chacun se
voue avec acharnement à son propre labeur, comme s'il se trouvait dans sa boutique plutôt
qu'au milieu de l'air. L'un d'eux seulement, qui porte un bélier sur ses épaules, adresse la
parole au jeune homme. Il lui explique que, lorsqu'il était sur terre, il avait volé le bélier
à une pauvre veuve : pour être libéré de sa peine, il faut que quelqu'un restitue le bien volé.
La vision disparaît et le jeune homme va se faire moine dans l'abbaye de Vauluisant près
de l'Yonne 1 7 .
Les textes que nous avons analysés jusqu'à présent sont au nombre de trois : le chapitre
de VHistoire ecclésiastique d'Orderic Vital (milieu du xn e siècle) ; l'appendice aux Libri très
de miraculis de Herbsrtus Turritanus (moitié du xin e siècle) ; l'interpolation du Roman de
Fauvel (début du xiv e siècle). Dans tous les trois, on parle de la « familia Herlechini » ou
mesnie Hellequin ; dans tous les trois, elle est annoncée par un terrible fracas. Commençons
à comparer les deux premiers. Leur parenté est visiblement très étroite. Tous les deux témoi-
gnent de la tentative de traduire en termes de purgatoire chrétien le mythe folklorique de la
13. Cf. C. Ginzburg, 1 Benandanti. Stregoneria e culti agrari tra Cinquecento e Seicento, Turin, 1974,
p. 61-94; à propos du passage d'Orderic Vital, p. 76-77.
14. Cf. Patrol.Lat., 188, 609.
15. Ibid., 611.
16. Ibid., 611-612.
17. Le passage a été publié la première fois par O. Driesen, Der Ursprung..., op. cit., p. 236-237.
Charivari, associations juvéniles, chasse sauvage 135
horde errante des morts prématurés (« chasse sauvage »). Toutefois, la horde des âmes péni-
tentes décrite par Orderic Vital fournit une image de la société relativement équilibrée : il y
a des femmes luxurieuses (parmi lesquelles quelques nobles), il y a des clercs et des moines,
des évêques et des abbés, des juges et des comtes ; il y a des usuriers et des soldats. La liste
insérée dans l'appendice aux Libri de miraculis frappe par contre par son homogénéité. Elle
ne comprend que des artisans. Il s'agit d'un document où l'hostilité monastique envers les
« mechanicae artes » et ceux qui les pratiquent, est explicite.
Mais retournons au charivari et juxtaposons le deuxième et le troisième textes. Dans
le deuxième il y a la « familia Herlequini », mais « Herlequinus » n'est pas mentionné ; dans
le troisième, il y a la « mesnie Hellequin », mais sans allusion au purgatoire. Malgré cela,
le parallélisme entre les deux textes est remarquable. Dans l'appendice aux Libri de Mira-
culis, le fracas militaire de la « familia Herlechini » d'Orderic Vital est devenu un fracas
d'instruments artisanaux — haches, marteaux et ainsi de suite. Nous trouvons des instruments
analogues dans l'interpolation du Roman de FaUvel: à côté de « tambours et cimbales »,
« une grant poelle,
... le havet ; le greil et le pesteil, ... un pot de cuivre,
... un chariot,
Dedens le chariot si ot
Un engin de roes de charetes,
Fors, reddes et moult très bien faites,
Et au tourner qu'eles fesoient
Sis bastons de fer encontroient
Dedens les moieux bien colez
Et bien atachiez... »
La liste est interrompue par une rubrique : « Ci s'ensuivent sotes chançons, que ceus qui
font le chalivali chantent parmi les rues. Et puis après trouvra on le lay des Hellequines. » 1 8
Ce « lay » est constitué de quelques vers, de contenu gaiement obscène. De nombreuses
miniatures, représentant des individus masqués en diables ou en animaux ou avec le visage
teint en noir (les Éthiopiens mentionnés par Orderic Vital?) accompagnent l'interpolation
dans le manuscrit parisien 19 . Comme l'on sait, la présence de masques (diaboliques ou d'un
autre type) est souvent aussi attestée dans les charivaris postérieurs.
Tout cela conduit à formuler l'hypothèse que la mesnie Hellequin constituait le fond
mythique de la phase la plus ancienne du charivari. En d'autres termes, les acteurs du cha-
rivari voulaient personnifier, au cours de cette période, la foule des âmes des morts.
Cette hypothèse rappelle par certains côtés celle qui fut proposée, il y a de nombreuses
années, par Fortier-Beaulieu 2o. Examinons brièvement en quoi elles concordent et en quoi
elles divergent l'une de l'autre. Selon Fortier-Beaulieu, les mannequins portés en procession
par les paiticipants au charivari représentent l'esprit du conjoint défunt, hostile aux nouvelles
noces ; le vacarme du charivari constituait un signe d'agressivité ou bien un expédient
magique servant à chasser l'esprit hostile du conjoint défunt. Selon l'interprétation proposée
ici, par contre, les participants au charivari représentaient la foule des morts (chasse sau-
vage) et non un mort particulier ; les mannequins comme les masques, les travestissements,
etc., faisaient allusion aux sous-entendus démoniaques que la chasse sauvage, au début du
xiv e siècle, comportait désormais ; le vacarme du charivari n'était pas autre chose que le
vacarme traditionnellement associé à la chasse sauvage. (Le parallèle, suggéré par Lévi-
Strauss, avec le vacarme rituel produit à l'occasion des éclipses, apparaît donc complètement
erroné). Comme on le voit, l'interprétation proposée, qui a l'avantage de coller davantage
à la documentation, est plus globale en ce sens que toutes les formes du charivari trouvent
une explication dans le mythe de la chasse sauvage.
Avant d'en chercher la confirmation sur des terrains différents, nous nous aventurerons
un instant sur celui, plutôt glissant, de Fétymologie. Entre les nombreuses étymologies qui
ont été présentées du mot charivari, l'une des plus solides semble celle qui la fait dériver
de hourvari, horvari, cri des chasseurs pour rappeler les chiens 21. De même manière, il faut
relever que, d'après un savant, la signification originale de l'expression mesnie Hellequirt
serait « meute de chiens bruyants » 22. Si elles sont exactes, ces étymologies constitueraient
une preuve supplémentaire des liens originaux entre charivari et mythe de la chasse sauvage.
3. Mais le charivari, quelles que fussent ses implications mythiques, se présentait avant tout
comme un rite. Et ses acteurs étaient bien vivants. Qui étaient-ils?
Un essai fondamental de N.Z. Davis a souligné l'importance des organisations juvé-
niles, et en général des groupes d'âge, dans l'Europe pré-industrielle 23 . Ces associations,
attestées depuis le xin e siècle, mais vraisemblablement antérieures, avaient des noms variés,
calqués sur le langage monastique (abbayes des sots, des fous, des ânes), sur le langage
militaire (compagnie des jouvenceaux) et ainsi de suite. Leurs activités étaient marquées
par une espèce de licence réglementée. L'une des plus importantes, à côté des fêtes et des
parades plus ou moins militaires, étaient les charivaris. Les sanctions dont ils furent fré-
quemment (et vainement) menacés par les autorités religieuses et séculières, plusieurs siècles
durant, sont bien connues. Dans une grande partie de l'Europe (avec quelques exceptions
dont l'Angleterre) 24 , c'étaient justement les Abbayes de Jeunesse ou d'autres associations
analogues qui organisaient les charivaris. De cette manière, disait-on, les jeunes pouvaient
se défouler des tensions les opposant aux autres groupes d'âge sous des formes d'agressivité
contrôlée, plus ou moins similaires à l'inversion de type carnavalesque. C'est une hypo-
thèse plus que plausible : mais il y a lieu de se demander si dans la relation étroite entre
« abbayes » juvéniles et charivari, il n'y eut pas également d'autres sous-entendus dont les
jeunes, surtout au cours de la phase plus ancienne (et moins connue de nous) étaient peut-
être conscients.
Nous possédons quelques indices en ce sens d'après une documentation relativement
tardive (seconde moitié du xvi e siècle) mais provenant d'une zone plutôt isolée où des tradi-
tions et des croyances purent se conserver longtemps, avec peu d'influences extérieures :
le Frioul.
En 1580, le tribunal du Saint Office de Cividale fit un procès à deux hommes, un paysan
et un crieur public qui prétendaient être Benandanti. A l'inquisiteur qui ignorait la signi-
21. Cf. K. Meuli, « C h a r i v a r i » , in Festschrift Franz Dornseiff zum 65. Geburtstag, Leipzig, 1953,
p. 243 (avec une bibliographie). Aux p. 239 et suiv., Meuli insiste sur l'analogie entre charivari et chasse
(réelle, non mythique).
22. Cf. L. Sainéan, « L a mesnie Hellequin», Revue des Traditions populaires, 20, 1905, p. 177-186,
surtout p. 184-185. Cf. également, outre l'étude de Driesen, op. cit., G. Raynaud, « La mesnie Hellequin... »,
in Études romanes dédiées à Gaston Paris, 1891, p. 51-68, réfutée par F. Lot, « La mesnie Hellequin et le
comte Ernequin de Bourgogne», Romania, 32, 1903, p. 422-441, qui propose (p. 440-441) une étymologie
différente basée sur Hölle, l'enfer.
23. Cf. N.Z. Davis, Society and Culture in Early Modem France, Stanford, Calif., 1975, p. 98-123,
p. 296-309 (« The Reasons of Misrule »).
24. Cf. Thompson, « ' R o u g h Music'... », op. cit., p. 295. N.Z. Davis, à ce propos, est plus prudente:
cf. Society and Culture..., op. cit., p. 109, p. 302-303, n. 47.
Charivari, associations juvéniles, chasse sauvage 137
fication de ce mot, ils expliquèrent que quatre fois l'an, durant les quatre-temps, ils se
rendaient la nuit, combattre « en esprit », armés de branches de fenouil, les sorcières et les
sorciers armés à leur tour de cannes de sorgho. L'enjeu du combat était la fertilité des
champs : si les Benandanti gagnaient, les récoltes étaient abondantes ; si les sorcières et les
sorciers gagnaient, il y avait la disette. L'inquisiteur ne crut pas à ces étranges récits : il
estima que les deux accusés étaient de véritables sorciers et les condamna à une peine légère.
Mais leur cas n'était pas isolé. Dans l'espace d'un siècle, quelques dizaines de procès contre
des hommes et des femmes Benandanti furent célébrés dans le Frioul. Quelques-uns d'entre
eux déclarèrent avoir participé « en esprit » aux batailles nocturnes pour la fertilité ; d'autres,
également « en esprit », aux processions nocturnes des morts errants. Soumis quelquefois
aux pressions physiques, mais plus souvent psychologiques des inquisiteurs, les uns et les
autres changèrent peu à peu le caractère de leurs confessions, jusqu'à admettre que les
mystérieux rites nocturnes n'étaient autre chose que le sabbat diabolique codifié par les
démonologues.
Cet ensemble de croyances dont témoigne une documentation d'une extraordinaire
richesse, trouve des correspondances précises dans une zone qui comprenait l'Alsace, la
Hesse, la Bavière, la Suisse, la Hongrie, la Roumanie, la Lithuanie 25 . Parler de « survi-
vance » n'a pas de sens en pareil cas. Pour les Benandanti frioulans, comme pour leurs
collègues hongrois (tàltos) ou roumains (strigoi, calusari), les rites auxquels ils participaient
la nuit, « en esprit », constituaient pour eux une expérience dramatique, voire boulever-
sante 26 . Il sera plus utile de confronter les caractéristiques de cette singulière « compagnie »
à celles des associations juvéniles dont on vient de parler.
C'est l'inquisiteur, interrogeant les deux Benandanti de Cividale, qui emploie le mot
« compagnie » : « comment fait-on pour entrer dans cette compagnie de Benandanti ? On
lui répond qu'il faut être né « v ê t u » , c'est-à-dire enveloppé d'un linge amniotique (la
« chemise »). Puis, à vingt ans, on est appelé en rêve par un autre Benandanti : comme,
lorsqu'un tambour bat l'appel pour les soldats, il faut y aller. Il résulte de nombreux témoi-
gnages que l'organisation est de type militaire, avec capitaines, porte-drapeaux, tambours,
trompettes, drapeaux. Mais pour pouvoir faire partie de cette armée, il faut entrer en cata-
lepsie : parce que le monde nocturne des Benandanti est le monde des morts. Il est seulement
possible d'y atteindre, dans des occasions déterminées, grâce à une mort provisoire (le
« sortir en esprit »). La « chemise » qui distingue les Benandanti depuis la naissance repré-
sente précisément un trait d'union avec le monde des esprits. Bien entendu, les sorcières et
les sorciers sont des individus en chair et en os dans la vie de tous les jours : mais dans les
batailles nocturnes, ils prennent les traits redoutables de la horde des morts errants. Donc,
même en Frioul, nous retrouvons le mythe folklorique de la chasse sauvage. Celui-ci est
toutefois également présent dans la version christianisée: les processions des âmes pénitentes.
A celles-ci s'unissent, pendant les jours des quatre temps, d'autres Benandanti qui, revenus
de leur catalepsie, se vantent de leur familiarité avec le monde des morts. Mais, dans le
Frioul, la divinité multiforme qui, dans d'autres parties de l'Europe, guidait la foule des
âmes —• Perchta, Holda, Diana, Hécate, Hérodiade, Vénus, Abonde, Hellequin —, n'appa-
raît qu'une seule fois. C'est une femme. Ses disciples, pleins de vénération, lui donnent le
titre révélateur « d'abbesse » 2 7 .
Les « abbayes » ou « compagnies » juvéniles étaient sûrement très différentes de celle
des Benandanti — entre autres raisons parce qu'elles avaient une consistance réelle plutôt
qu'onirique 28 . Mais les points de contact ne sont pas négligeables. Comme les Benandanti
les membres de ces associations appartenaient, surtout au cours de la phase plus ancienne,
à une classe d'âge bien définie 29 . Leurs caractéristiques militaires étaient quelquefois fort
accentuées ; quand, en 1560, le duc de Savoie se rendit à Rivoli, « la Compagnie des jouven-
ceaux au complet avec ses capitaines et ses enseignes, et chacun avec une banderole rouge »
prit part à la réception 30. Dans le Piémont, les « abbayes » des jeunes célébraient de fausses
batailles avec épées et bâtons à certaines périodes de l'année 31. Ailleurs les bagarres acci-
dentelles entre groupements de jeunes prenaient des formes curieusement rituelles 32 . Les
« abbayes » étaient souvent associées à des fêtes qui visaient à assurer la fertilité des champs
et des mariages, comme la fête des Brandons, qui avait lieu le premier dimanche de carême —
c'est-à-dire durant les quatre-temps du printemps 33. Le jour de la Toussaint, en outre, elles
avaient la tâche de sonner les cloches pour les aïeux morts 34 .
Ces traits sont bien loin de composer un tableau documenté de manière satisfaisante.
Toutefois l'hypothèse, qui a déjà été formulée par d'autres spécialistes 35, d'un lien privi-
légié entre les « abbayes » juvéniles et le monde des morts, semble avoir une certaine consis-
tance. Le rapprochement avec l'anormale « compagnie » des Benandanti permet peut-être
de faire une autre déduction : durant la phase plus ancienne, le fond mythique des groupe-
ments juvéniles était représenté par la « chasse sauvage ». Pendant leurs multiples activités
rituelles, les jeunes représentaient les morts du village. A mesure que le temps passait, de
telles implications mythiques se perdirent presque complètement. Dans la période plus
éloignée, toutefois, entre mythe et rite, il y avait une cohérence absolue. Aussi n'est-il pas
étonnant que le premier témoignage qui nous soit parvenu sur le charivari ait les traits de la
« mesnie Hellequin », et de son étroite parente, la chasse sauvage 36 .
4. Cette cohérence, que nous avions supposée pour l'époque la plus éloignée, s'étend aussi
aux fonctions remplies par le charivari. Pendant les siècles plus rapprochés de nous, elles
étaient très variées, comme l'a montré E.P. Thompson pour l'Angleterre. Les cibles choisies
étaient, en plus des veufs et des veuves qui se remariaient, des maris et des femmes qui maltrai-
taient leur conjoint ou qui lui étaient infidèles, et même des individus coupables de fautes
étrangères au mariage —• par exemple des policiers, des prédicateurs impopulaires, des
ouvriers qui acceptaient de faire troc d'heures supplémentaires et ainsi de suite.
Mais les témoignages les plus anciens montrent clairement que le charivari était tourné
de manière spécifique contre les secondes noces des veufs et des veuves. Les statuts synodaux
28. Cependant, on ne peut pas exclure que, du moins dans certains cas, les assemblées des Benandanti
se dévoilaient réellement: ibid., p. 186-189.
29. Cf. N.Z. Davis, Society and Culture..., op. cit., p. 98 et suiv.
30. Cf. G.C. Pola Falletti-Villafalletto, Associazioni giovanili e feste antiche. Loro origini, Milan, 1939,
I, p. 37.
31. Ibid., p. 234 et suiv., 361 et suiv.
32. Cf. H. Hours, « Émeutes et émotions populaires dans les campagnes du Lyonnais au xvm® siècle »,
Cahiers d'histoire, 9, 1964, p. 137-153, surtout p. 144-145.
33. Cf. N.Z. Davis, Society and Culture..., op. cit., p. 104, et voir aussi G.C. Pola Falletti-Villafalletto,
Associazioni giovanili..., op. cit., p. 297.
34. Cf. N.Z. Davis, Society and Culture..., op. cit., p. 105.
35. Ibid., p. 104-105, avec bibliographie. Voir en outre l'article très suggestif de C. Lévi-Strauss,
« Le Père Noël supplicié », in Razza e storia e altri studi di antropologia, trad. it., Turin, 1967, p. 247-264.
36. L'importance du lien entre charivari et « Mesnie Hellequin » dans l'interpolation du Roman de
Fauvel a été perçue par T. Dömötör, « Erscheinungsformen des Charivari im Ungarischen Sprachgebiet »,
Acta Ethnographica Academiae Scientiarum Hungaricae, 6, 1958, p. 83-84, qui toutefois n'en tire pas les
conclusions qui s'imposent.
Charivari, associations juvéniles, chasse sauvage 139
Mme Davis a supposé que le motif principal de la rancœur collective à l'égard des
secondes noces était la soustraction d'un membre (homme ou femme) au groupe, nécessai-
rement restreint surtout dans un village, des partenaires potentiels en âge de mariage 10.
Ceci semble encore plus plausible si nous considérons la période au cours de laquelle le
charivari eut son origine. En fait, aucun témoignage sur le charivari n'est antérieur aux
premières décennies du xiv e siècle. Dans une société frappée par une profonde crise écono-
mique et démographique, fauchée par les épidémies et les disettes, le nombre de jeunes en
âge de mariage était exceptionnellement limité. Dans une telle situation, les deuxièmes
noces d'un veuf ou d'une veuve devaient être ressenties comme un véritable affront par les
jeunes de la communauté. Le tintamarre, mêlé à des obscénités et des imprécations, des
morts du village, personnifiés par les associations des jeunes, exprimait de la manière la plus
agressive la désapprobation sociale pour un événement qui mettait en péril un équilibre
démographique déjà très précaire. Les événements des décennies postérieures, à commencer
par la grande peste, assurèrent la fortune durable du charivari. Seulement beaucoup plus
tard, quand les tensions matrimoniales liées à la crise démographique se relâchèrent, le
charivari se chargera de contenus entièrement ou partiellement nouveaux.
37. Cf. Martène-Durand, Thesaurus novus anecdotorum, Paris, 1717, IV, col. 560-561.
38. Ibid., col. 654 (statuts synodaux de Béziers, 1368). Une prohibition turinoise de 1337 est citée par
F. Neri, « Le abbazie degli stolti in Piemonte nei secoli xv e xvi », Giornale storico della letteratura italiana,
40, 1902, p. 3, n. 2. D'autres témoignages du xiv" siècle sont rappelés par Du Cange (cf. les mots
« charivarium », « chalvaricum », etc.).
39. Cf. V. Alford, « Rough Music or Charivari », Folklore, 70, 1959, p. 507.
40. Cf. Society and Culture..., op. cit., p. 106-107.
41. Cf. d'un point de vue général E. de Martino, Il mondo magico, Turin, 1948.
42. Cf. du même auteur, Morte e pianto rituale dal lamento funebre antico al pianto di Maria, Turin,
1975 ( 1 " éd., 1958).
140 C. Ginzburg
43. Ce phénomène a été reconstitué, pour le Frioul, dans IBenandanti, op. cit. Dans un livre à paraître,
j'ai l'intention de vérifier ces conclusions dans un cadre plus vaste, aussi bien du point de vue chronologique
que du point de vue de la diffusion géographique.
Charivaris au Moyen Age et à la Renaissance
Condamnation des remariages
ou rites d'inversion du temps?
MARTINE GRINBERG
La plupart des mentions de charivaris datent du début du xiv e siècle. Les archives des xiv e ,
xv e et xvi e siècles évoquent cette coutume sous diverses appellations : chalivalie, chavanari,
charevary. Une des premières mentions connues est celle du Roman de Fauvel qui comporte
une description détaillée, avec miniature, du charivari. En dehors des lettres de rémission
et des interdictions des conciles qui fournissent quelques détails, les Archives départementales
et municipales sont très concises. Le charivari y apparaît comme un fait courant, tradi-
tionnel, mais déjà en butte à certaines restrictions ou interdictions. Il n'est cité que parce
qu'il est puni d'une amende ; ainsi à Montluel, composition payée par des individus qui ont
fait un charivari à l'adresse d'un homme qui s'était marié en secondes noces (B 8553) en
1367 ; ou à Pont-de-Veyle, composition de 18 deniers payée par cinq individus qui ont donné
un charivari (B 9318) en 1415, etc. 1 . Tapage, boucan ou tintamarre se font à rencontre des
mariés qui se remarient, à l'aide d'instruments de cuisine, chaudrons, poêles et de cloches.
Le cortège décrit dans Le Roman de Fauvel est composé de gens déguisés, masqués dont
certains ont des gestes violents, d'autres obscènes.
La raison la plus fréquemment invoquée est celle du remariage. Les lettres de rémission
étudiées par R. Vaultier en témoignent. Plusieurs compagnons feront « grans chalivalie pour
ce qu'elle avoit esté deux autres fois mariée et aussi pour ce qu'il ne l'avoit oncques esté
et la voulait espouser » (JJ 80, 1362).
D'autres lettres mentionnent des charivaris aux veuves ; une lettre de 1402 de la région
de Sens affirme « d e tous temps... les jeunes compaignons de cette ville font chalivaly à
ceulx qui se remarient » (JJ 157).
Des documents plus tardifs invoquent aussi les remariages : interdiction des charivaris
à l'occasion des seconds mariages par arrêt du Parlement de Toulouse 28 janv. 1538 (AA 5
228) ; arrêt municipal à Périgueux en 1764 contre les charivaris faits pour les secondes noces
par « la populace » (BB 37). Les documents semblent citer deux raisons principales, rema-
riage, et remariage de veuve. Le veuf est-il moins cité ou moins touché par la coutume ; les
veuves sont elles plus nombreuses? J.-B. Thiers, au xvn e siècle, dans ses traités parle du
charivari pour secondes noces disproportionnées « en effet ou en apparence ».
Qui fait le charivari?
Groupés sous le nom de varlets à marier, compagnons à marier, les jeunes hommes sont
chargés de veiller sur les mariages. Le charivari fait partie de leur juridiction. Le caractère
traditionnel de la coutume lui donne valeur de loi. Une lettre de rémission de 1389 (JJ 138)
indique que les compagnons tiennent ce droit de la justice du lieu, « ils se feussent raiz par
devers la justice dudit lieu de Garges de laquelle ilz eurent congié de faire charivary à ladicte
femme ainsi qu'il est acoustumé de faire en tel cas », la femme étant veuve. Parfois des
dommages matériels accompagnent le charivari, mais ils sont condamnés de même que les
jeunes qui outrepassent leurs droits. Une autre lettre de rémission (JJ 170) réprouve leur
action car « ny deust par fere charivary en tant qu'elle estoit pucelle et n'avoit pas été autre-
fois mariée ». Le synode d'Avignon interdit ce «jeu » qui provoque souvent des tensions
entraînant des bagarres et des homicides (1337). Ces organisations de jeunes hommes non
mariés constituent la Jeunesse, ou l'Abbaye de Jeunesse. Les archives de Mâcon mention-
nent « les compagnons du charivari » (GG 97, 1402) qui achètent des draps pour l'église
paroissiale de Saint-Pierre. C'est à ma connaissance le seul exemple où le terme charivari
figure dans le titre même du groupe de Jeunesse et semble en constituer la fonction essen-
tielle. Ces jeunes hommes sont ceux qui prennent en charge le déroulement de l'année
folklorique, organisant le carnaval, le 1 e r mai, le tir du papegay, etc. Cette juridiction popu-
laire, para-officielle est tenue par la Jeunesse. Est-ce une création du xm e siècle ou la venue
à maturité d'un phénomène plus ancien? L'émergence documentaire se situe à cette époque
comme pour la plupart des coutumes de carnaval.
L'Église s'est toujours opposée à ces coutumes et en particulier au charivari. Le concile
de Compiègne (1329-1330) menace d'excommunication ceux qui participent au charivari
( VII Praecept, Quintus locus) : « Item auctoritate praesentis synodi monemus et edicto
perpetuo prohibemus de caetero ut nullus, cujuscumque conditionis vel sexus existât, aut
status, ludum qui dicitur chalivali facere, vel in eo quomodolibet interesse praesumat aut
ludum hujusmodi facientibus praestat publice vel occulte opem, consilium vel favorem...»
Le synode d'Avignon (1337) interdit le charivari: « Cum contingit quod viri aut mulieres
ad secunda vota transeunt, et matrimonialiter conjunguntur, muîtiplicando derisiones
sacramenti profanas faciunt (homines) ludos obnoxios quos ut eorum verbis contra honestatis
labia utamur implacidis, nominant Chalvaricum ex quibus frequenter proveniunt rancores
et odia interdum quoque vulnerationes et homicidia... » 2 . L'Église ne condamne pas les
secondes noces bien qu'elles ne se fassent pas dans les mêmes conditions que les premières
(sans bénédiction?). Mais le charivari est, lui, condamné en raison des désordres qu'il
entraîne et de son origine païenne. Le concile de Langres (1404) défend aux clercs de se
masquer et de participer au charivari : « ne intersint, ne ludant in ludo quod dicitur chari-
vary in quo utuntur larvis in figura daemona et horrenda ibidem committantur ». Là
encore, les masques sont figures de démons, comme en carnaval, bien suspects aux autorités
ecclésiastiques. Il faudrait comparer en détail le droit du mariage, le rituel chrétien et ces
traditions populaires.
Le vacarme organisé par les jeunes hommes ne cesse qu'en échange d'un don. Les
mariés offrent à boire ou à manger, ou de l'argent. Les autorités urbaines contrairement à
l'Église ont maintenu cette coutume et détourné parfois l'argent prélevé à leur profit. Car
le prélèvement monétaire se généralise en milieu urbain. Les archives d'Amiens le définit
ainsi : « Barboires... est assavoir que quant aucunes personnes, hommes ou femmes, ont
esté mariez et ils se remarient la seconde fois ils paient aux princes et compagnons aucunes
gracieuses sommes d'argent qui sont employées pour faire les mises pour porter la fiertre
Mons. St-Fremin » (BB 10, 28 mars 1465). L'abbaye de Maugouvert de Mâcon, prélève
sur les remariages une amende appelée droit de « folyieille » : à Nile Dumont 1 écu pour un
remariage de deux veufs (1584) ; à Abel Guérin 10 écus pour une seconde noce avec demoi-
selle Étiennette Forest (1528) 3 . Pourquoi une telle différence? Est-elle due à l'âge? Est-elle
évaluée en fonction de la richesse des mariés ? Ou bien le second cas est-il pénalisé plus
2. Autres interdictions des conciles citées en particulier par J.-B. Thiers, « Concile provincial de Tours,
1448, etc. », in Superstitions anciennes et modernes, Paris, 1733-1736.
3. « L'abbaye de Maugouvert de Mâcon», Ann. Acad. Mâcon, 3 e sér., 1896.
Charivaris au Moyen Age et à la Renaissance 143
lourdement en raison de la nature de l'union, deux veufs paieraient moins qu'un veuf et
une jeune fille.
Ces prélèvements se perpétuent au xvn e siècle en nature: ainsi à Civray en 1611 un
document rappelle que la moitié d'un muids de vin est dû aux bacheliers pour raison de ceux
qui se « marient secondement ». A Gençay (1647) les droits de bacheliers sur les seconds
mariages consistent en 2 « boiceaux de froment, mesure dudit Gencay » 4 .
Le refus de payer entraîne des représailles, violences ou par exemple, vente des meubles
d'une veuve en 1656 à Saint-Marcel (Indre).
A partir du xv e siècle les autorités urbaines demandent en certaines circonstances le
contrôle des fonds constitués par les amendes. A Langres, en 1415, les sommes sont versées
aux échevins et utilisées pour refaire les fortifications de la ville. Ce qui laisse supposer que
ces amendes sont une source de revenus non négligeables et dont la ville peut user. La recette
est si avantageuse que la municipalité de Besançon demande aux vicaires de leur signaler
les cas passibles de charivari (1454). Dans cette même ville en 1480 est adressée une requête
pour la réduction du rachat d'un charivari mérité par une veuve qui se remarie 6 :
« Supplie très humblement vostre humble et obéissante Estevenotte, relicte de Pierre
Vernier, femme de Philebert Dunant, comme soit ensin que puis ung (an) ença ayez
imposer à ladite suppliant, laquelle est poure femme et chambrière, pour son charevary,
la somme de quatre florins d'or : pour quoy sachant qu'elle estoit troupt imposer,
actendus que sondit mary n'estoit onques estey marié, fit faire une requeste adressant
à vous, requérant avoir grâce de ladite somme pour ce que ceulx que imposèrent lesdits
quatre florins d'or cuidient que sondit mary fut jay estey mariez et ycelle veve, par vous
de vostre graice la remite à deux florins monnoie, comme de ce aulcuns de vous Mesdis-
seigneurs peulent sçavoir ; laquelle requeste a perdus : par quoy monsieur vostre tré-
sorié ne luy veult paisser sy n'apert de ladite rémission ; il vous plaise, mes très honorés
seigneurs, mander à vostredit trésorié qu'il la quiete pour deux florins monnoie, lesquelx
en ait jay paié ung ; et vous ferez bien et asmone, et ladite suppliant (priera) Dieu Nostre
Seigneur Jhésu-Christ pour vous.
(En marge) Au trésourier, qu'il tienne quiete la suppliante moyennant la somme
de deulx florins d'or qu'elle payera audit trésourier, auquel l'on ordonne que se face
payer sans délay. Fait le xvn e de novembre (M. CCCC) LXXX. »
La municipalité décide la remise à la femme de Viard de Pymorin de 2 écus sur 6 de son
charivari qu'elle doit à condition que son mari garde les « seaux » de cuir de la ville (BB 7,1470).
Peut-on distinguer une évolution des causes et des modalités du charivari? Seule une
enquête statistique permettrait d'apporter une réponse. Le charivari en milieu rural se ferait
pour les seconds mariages ou les mariages avec disparité d'âge ; en ville il se ferait pour
d'autres raisons en plus, quand une femme bat son mari, quand il y a adultère, etc. L'atten-
tion portée aux relations conjugales serait plus grande au xvi e siècle qu'au Moyen Age et
plus grande en ville qu'à la campagne ou prédominerait la défense du groupe de Jeunesse.
Mais ce n'est qu'une hypothèse. L'évolution même de ces groupes (ouverture aux hommes
mariés, aux hommes âgés et même aux femmes 6) en serait la cause, ou l'effet.
7. Toulouse AA 5 228. Interdiction des charivaris. U n arrêt du parlement de Toulouse règle une
affaire qui oppose le syndic de la ville au roi de la Bazoche. On y lit des considérations sur les seconds
mariages, la position de l'Église et le rôle respectif des différentes justices.
8. C. Lévi-Strauss, Mythologiques, I, Le cru et le cuit, Paris, 1964, p. 294.
Charivaris au Moyen Age et à la Renaissance 145
pour Dieu et qui leur vouldra donner pour Dieu, leur pourra donner autrement non »
(BB 9).
Des lettres de rémission font mention de chansons que les jeunes mariés doivent chanter
une fois par an à une date fixée devant la maison du seigneur. La Statistique du département
des Deux-Sèvres publiée en 1804 signale que les nouveaux mariés étaient quitte de prévôté
mais devaient planter un mai devant le château ; les femmes devaient danser sous peine
d'amende et offrir un bouquet à la femme du seigneur. Le recensement des diverses coutumes
accompagnant les mariages n'entre pas dans notre propos ici. Mais ces quelques documents
suggère de premières conclusions :
— le caractère précoce de la suppression de la coutume à Besançon, ce qui indique une
désagrégation relative du pouvoir du groupe des bacheliers en ville. D'autre part
les trois groupes de bénéficiaires, bacheliers, ladres et « filles de bourdeal » occupent
donc ensemble une situation particulière dans la communauté urbaine ;
— d'un point de vue général, tout mariage ou remariage engendre un échange, don et
contre-don, pourrait-on dire, entre les mariés et la Jeunesse. Celle-ci accomplit les
rites de passage qui permettent aux hommes de changer de groupe, de classe d'âge,
l'équilibre est maintenu grâce à un dédommagement réciproque.
D'autre paît les coutumes accordent une place particulière aux derniers mariés de l'année
en carnaval, pendant les jours gras, le dimanche des Brandons ou à la mi-carême. A Erme-
nonville, le jour de la mi-carême (1460) « les jeunes gens nouveaulx mariés en l'année prou-
chaine précédent font certaines festes et eslisent l'un d'entre eulx qu'ilz appellent le seigneur
de grant, lequel fait chacun an certains procureur pour réformer et corriger par esbatements
tous ceulx dudit lieu qui se sont mal gouvernez ou portez en leur mariage durant ladicte
année» (Arch. Nat., AB XIX 206, d'après JJ 189). Ce texte indique que l'année nuptiale
se termine à une certaine date du calendrier, ici la mi-carême ; il laisse supposer en outre
que ces nouveaux mariés occupent une position privilégiée, intermédiaire entre les jeunes
célibataires et ceux qui ayant passé un carnaval, ont des enfants. La naissance du premier
enfant marque la rupture définitive d'avec la Jeunesse. D'ailleurs les nouveaux mariés exé-
cutent en carnaval des rites destinés à favoriser leur fécondité : saut et danse autour du feu
le dimanche des Bures. Une charte octroyée par Roger Trencavel vicomte d'Albi, en 1136,
précise le rôle du roi des jouvenceaux lequel perçoit le 1 e r de l'an vin et noix sur le dernier
marié. Au xvm e siècle des confréries de Jeunesse ont pour roi le dernier marié de l'année.
D'autre part des mariages ou fiançailles collectives ont lieu en Carnaval. La Saint-
Valentin est mentionnée dans les poèmes issus des milieux aristocratiques 9. S'agit-il de
coutumes populaires adoptées par l'aristocratie, ou le contraire? Au xvn e siècle dans le
diocèse de Toul, garçons et filles s'assemblent le premier dimanche de carême et les suivants
et se donnent mutuellement époux et épouses. Cette cérémonie est mentionnée dans les
ordonnances du synode de Toul du 15 avril 1666 :
« Nous savons... qu'en plusieurs lieux de notre diocèse es jours de dimanche de ce Saint
temps comme aux grands et petits brandons et autres dimanches, il se fait des assemblées
de garçons et filles pour danser, ou avec des violons, ou avec des chansons immodestes
et quelquefois deshonnêtes. Et de plus font des jeux dits Fassenottes esquels ils désignent
à hauts cris des époux et épouses à tous les jours fils et filles du village... » 1 0
En Hongrie actuellement, dans certains villages, lorsque aucun mariage n'a eu lieu entre
Noël et le carnaval, la jeunesse 11 organise un faux mariage grotesque. Le cortège est composé
des faux fiancés, de diables et l'on simule une cérémonie nuptiale. Lors de mésentente entre
la femme et la belle famille, si la femme est partie et revenue, on organisait une parodie de
noces avec un prêtre « ordurier » et la musique du charivari.
Dans les Vosges, on mariait la Vieille. Au Moyen Age, à Metz les échevins mettent en
scène un mariage de mannequins géants que l'on met coucher ensemble «pour faire des
josnes » 1 2 .
Rites de fécondité, mariages réels, fictifs, grotesques, charivaris, telles sont les coutumes
regroupées dans le cycle de carnaval, au son de la « musique des ténèbres ». On ne peut
isoler l'une des autres. Cette période de l'année marque la fin de l'hiver et la naissance du
printemps; mort et renaissance, le temps recommence, masques et vacarme opèrent la
jonction d'une année à l'autre, d'une classe d'âge à l'autre.
Il faudrait comprendre le sens exact du vacarme; musique du temps inversé, sacré?
A effet magique? L'année est entrecoupée de périodes de bruit, carnaval, veille de la Saint-
Jean, Toussaint (cloches) et de silence, carême. Le vacarme a-t-il quelque chose à voir avec
les démons, les âmes des morts qui reviennent périodiquement derrière les masques ?
Un dernier point concerne les charivaris périodiques et la coutume de l'asouade. A. Van
Gennep signale des charivaris se terminant par une asouade. Le dernier marié peut être
promené à rebours sur un âne et porter des cornes. Les lettres de rémission citent de nom-
breux cas de maris trompés ou battus par leurs femmes, victimes de l'asouade 13 . Dans
l'Yonne, au xix e siècle la jeunesse fait le charivari à tous les veufs remariés et aux maris
battus une fois dans l'année le jour de mardi gras 1 4 . Comment expliquer cette promenade
à rebours? Le mari battu, trompé, et le veuf ont en commun de ne pas être à part entière
dans leur classe d'âge, leur groupe. Us ont quitté la Jeunesse, et à un moment donné de
leur vie ils se retrouvent dans une position intermédiaire. Le cocu rejoint les jeunes, en lais-
sant sa femme circuler ; le veuf ou la veuve reviennent en quelque sorte en arrière. Le rôle
des cocus met en évidence l'ambiguïté des coutumes. Ils sont à la fois les victimes des chari-
varis et les membres des abbayes de Jeunesse : ici promenés sur l'âne, ou « bernés » 1 5 exhibés
dans une «chevauchée» à Lyon 1 6 , ailleurs conards de l'abbaye des Cornards à Rouen et
Évreux. Tout le folklore des cocus est à mettre en relation avec les cornes et le cerf 1 7 . L'équi-
valence des noms entre cocus réels et cornards laisse supposer qu'ils ont des points communs.
Ils sont en tout cas les maîtres du temps de carnaval. Us ont des droits et des privilèges. Un
abbé des cornards de Rouen fut élu tel pour avoir joué sa femme aux dés, sottise la plus
digne pour obtenir cette haute distinction. Les conards et les cocus à un moment donné de
leur vie ou de l'année se regroupent et rompent le lien qui les unit aux femmes.
Le milieu urbain modifie les formes du charivari ; surtout en carnaval, la théâtralisation
prend le pas ; les compagnons de la Mère-Folle de Dijon organisent sur chariots un défilé
où ils représentent les scènes retenues à leur attention, mésentente conjugale, adultère, etc.
En l'état actuel de la documentation, toute interprétation serait prématurée. Des
questions essentielles restent à préciser : dans une communauté, quelles sont les relations
qui lient les hommes aux femmes, la Jeunesse aux autres groupes et classes d'âge? D'autre
part quelles sont les concordances entre vacarme, promenade à rebours, cocu, remariage
de veufs? Tous ces faits ne sont-ils pas les signes de l'inversion du temps? Le charivari serait
alors le rite permettant le retour en arrière, à rebours, avec l'aide de ceux (les jeunes hommes)
qui ont la charge du déroulement du temps. On ne peut isoler le charivari aux veufs, sans
prendre en compte l'ensemble des charivaris et des fonctions du groupe de Jeunesse dans le
cycle annuel et en particulier dans le temps inversé.
BIBLIOGRAPHIE
Sources
— Archives départementales, municipales.
— Actes des conciles, synodes.
— Lettres de rémission.
La « mattinata » médiévale d'Italie
CHRISTIANE KLAPISCH-ZUBER
Un abondant matériau a depuis longtemps été rassemblé sur les charivaris italiens, et un
livre, à la fois désordonné et trop systématique, celui de G.C. Pola Falletti, a naguère voulu
mettre en lumière la place occupée dans la célébration des ciabre piémontaises par les asso-
ciations traditionnelles de jeunes 1 . Le capramaritum du Piémont médiéval, qui ressemble
de fort près au charivari français, doit-il pour autant être considéré comme le modèle et
même l'origine des autres formes italiennes de ce rite? Cette étude s'attachera à définir l'ori-
ginalité des charivaris dans une aire assez vaste (Émilie, Romagne, Vénétie, Toscane...) où
le rite porte, ou a porté, un même nom, mattinata 2 . Le mot, en plus d'un endroit, a fait
place à d'autres termes 3 , qui se réfèrent, à sa différence, aux instruments utilisés 4 . Inver-
sement, d'autres « conduites de bruit » sont, ou ont été, désignées de la même manière. Ces
homonymies ouvraient une piste à la recherche sur les origines et les fonctions du rite. Deux
types de sources, les statuts communaux et les constitutions synodales publiés pour la
période 1300-1550 environ, ont été utilisés ici. Sans doute considèrent-ils assez tard le chari-
vari comme un délit puisqu'ils ne le réglementent et ne l'encadrent qu'à partir de la fin du
xv e siècle. Cependant, les allusions qu'ils font, bien avant cette époque, aux autres musiques
ou tapages, éclairent le contexte rituel où il faut replacer la mattinata médiévale.
Les lignes qui suivent recensent pour commencer les plus anciens témoignages sur les
charivaris aux remariés dans l'aire linguistique de la mattinata. La comparaison avec les
autres acceptions du mot dégage ensuite l'ambivalence du rite. Ambivalence qui n'est plus
toujours comprise, à l'époque qui nous intéresse, et qui offre aux juristes, mollement incités
par l'Église italienne, il est vrai, les moyens d'attaquer cette « coutume ». Mais les indé-
cisions mêmes de la répression incitent finalement à replacer l'ancienne mattinata dans son
contexte du rituel populaire des noces ; et c'est en approfondissant tout particulièrement
ses liens avec les présents nuptiaux que je me suis efforcée d'éclairer son histoire la plus
lointaine.
1. G . C. Pola Falletti-Villafalleto, Associazioni giovanili e feste antiche. Loro origini, Milan, 1939; id.
La Juventus attraverso i secoli, Monza, 1953.
2. Cf. la carte « Scampanata » dans K . Jaberg et J. Jud, Sprach- und Sachatlas Italiens und der Südsch-
weiz, IV, Zofingen, 1932, K a r t e 816.
3. Cf., par exemple, les remarques de P. B., « Usi nuziali nel Ferrarese », Rivista delle tradizioni
popolari italiane (abr. RTPI), II, 1894, p. 305, sur le passage de maytinata à tempellata entre le début et la
fin d u XIXe siècle.
4. D u type scampanata, tamburata,... Cf. G. Cocchiara, « Processo alle mattinate », Lares, XV, 1949,
p. 31-41 ; XVI, 1950, p. 150-157.
Les textes statutaires italiens faisant allusion à des concerts dissonants du type de ceux des
charivaris restent rares avant le milieu du xv e siècle. Il est possible, cependant, d'exploiter
systématiquement des corpus assez neufs, tels que les statuts ruraux édités en grand nombre
depuis 1930 5, ou les statuts synodaux de l'époque moderne dont il existe maintenant un
recensement 6 et un premier dépouillement 7 . Or, certaines de ces sources mentionnent les
vacarmes. La mention de charivari la plus ancienne que j'ai pu trouver ne date cependant
que de 1362. Elle figure dans les statuts somptuaires de Lucques 8 , qui interdisent divers
excès marquant la célébration des noces, et particulièrement la coutume d'adresser à l'épouse,
« qu'elle soit pucelle ou veuve », un grand tapage (rumore). Ils réprouvent aussi l'habitude
de lui « faire du bruit avec des bassins, des cloches, des plaques ou d'autre sorte de métal,
ou de sonner dans des cornes ». Ces tapages lucquois n'avaient pas lieu au seul jour des
noces ; ils étaient interdits pendant les tiois jours précédant et suivant celui-ci, c'est-à-dire
pendant la durée coutumière des festivités. Ce premier témoignage montre que la coutume
du « charivari » existe en Toscane, indépendamment du charivari français ou du zabramari
piémontais dont les statuts lucquois ignorent totalement le nom. Toutefois, à Lucques, le
vacarme s'adresse non seulement aux veuves remariées, mais aussi à n'importe quelle épouse,
« fût-elle pucelle ».
Au XVe siècle, les mentions de rites charivaresques spécifiquement destinés aux remariés
apparaissent de plus en plus souvent dans les statuts citadins ou ruraux. Entre 1445 et 1473,
une addition aux statuts de Cadore, en Vénétie 9, frappe d'une forte amende (50 livres) et
de trois jours de prison « ceux qui arrêteraient et rançonneraient le cortège nuptial d'une
veuve ou qui adresseraient à ces époux de téméraires matinatas ». Le statut de Montemerano,
un village de Maremme (1489)10, délimite lui aussi l'aire d'application de ces bruyants
concerts. Ce qu'il appelle les campanate, sonneries de cloches ou de clochettes, les « barrières
ou autre obstacle ou manquement faits à un veuf ou à une veuve » sont prohibés lors des
mariages. A leur tour, les statuts de Parme interdisent, en 1494, de se promener la nuit
« maytinando... avec divers instruments ou de faire, surtout aux remariés et aux bigames,
une maytinatam de quelque manière que ce soit » u . Ils s'opposent aussi à la pratique
d'arrêter ou de retenir les mariés, et surtout, là encore, l'homme qui épouserait une veuve.
A Reggio d'Emilie, les statuts révisés en 150112 interdisent les tapages qui, sous le nom de
matutinate, s'adressent à grand renfort de voix ou d'instruments, aux vieux et aux veufs
qui se remarient. Un chroniqueur de Modène, Tommasino de' Bianchi, décrit entre 1527
et 1547 plus d'une quinzaine de charivaris 18 ; ces mattinate ne sanctionnent ici que les doubles
remariages unissant un veuf à une veuve. Les désordres auxquels menèrent certaines de ces
manifestations, celle de 1528, par exemple, incitèrent les autorités municipales à interdire
dans les statuts révisés de 1547 les cérémonies charivaresques « menées de jour ou de nuit,
5. Surtout dans la collection Corpus statutorum italicorum (abr. CSI), dir. P. Sella, Milan, 1912-1945,
22 vol. ; ou dans Fonti sui comuni rurali toscani, Florence, 1961-1969, 6 voi.
6. Silvino da Nadro, Sinodi diocesani italiani. Catalogo bibliografico degli atti a stampa, Rome, Cité
du Vatican, 1960; Studi e Testi, 207, 1.1, xvi«-xix e .
7. C. Corrain et P.L. Zampini, Documenti etnografici e folkloristici nei sinodi diocesani italiani, Bologne,
1970.
8. G. Tommasi, « Sommario della storia di Lucca dall'anno MIV all'anno MDCC... », Archivio
storico italiano (abr. ASI), X, 1847, p. 1-632; Documenti, p. 95-109.
9. Statuto communitatis Cadubrii..., Venise, 1545, f° 80 v", cap. 127.
10. Cités par L. Zdekauer, dans Miscellanea storica della Valdelsa, IV, 1896, p. 128.
11. Statuto Magn. communitatis Parme, Parme, 1494, f° 131 v°.
12. Statuto Magn. communitatis Regii, Reggio, 1582, f° 197 v°.
13. T . de' Bianchi detto de' Lancelloti, C. Borghi., ed., Cronaca modenese, Parme, 1862-1870; Monu-
menti di storia patria delle provincie modenesi, Serie delle cronache, II-XI, 10 vol.; les références ci-après
seront faites aux volumes de la Chronique de Bianchi et non pas à la série.
La « mattinata » médiévale d'Italie 151
à coups de cornes, bassins, tambours et autres instruments bestiaux, à grands cris et paroles
malhonnêtes» 1 4 . Au xvm e siècle encore, c'était aux remariages doubles que se bornaient
les mattinate de Modène comme celles de Mantoue 15 .
Les aubades de « contre-musique » offertes aux époux et surtout aux veufs convolant
en secondes noces sont donc attestées dans le centre et le nord de l'Italie, en dehors du
Piémont. Le rite s'adresse de préférence aux veuves et aux veufs ; il recourt à des instruments
improvisés, dont les caractéristiques communes sont les bruits désagréables qu'on en tire.
Il n'a pas seulement pour cadre les grandes cités : les statuts de bourgades comme Monteme-
rano, Pomarance dans la campagne de Volterra 16 , ou Castelnuovo 17 , ceux des communautés
rurales du Cadore, en Vénétie, une addition de 1534 aux statuts de la bourgade lombarde
de la Mirandola 1 8 faisant une rapide allusion à ces « mattinate qui avaient coutume de se
faire aux personnes veuves », et dont les victimes pouvaient se racheter, en montrent
l'enracinement rural.
Un élément du charivari français et piémontais aux xiv e -xv e siècles n'apparaît pas dans
les documents contemporains concernant la plaine du Pô ou le centre de la péninsule. Alors
que les masques, et spécialement les déguisements en animaux, en arlequins ou en démons,
et les larvae ou âmes des morts mènent les charivaris français du Moyen Age 19 , ni Tomma-
sino de' Bianchi, qui signale pourtant avec force détails l'emprise croissante des masques
dans les festivités modénoises, ni les statuts qui interdisent certains jeux masqués particuliers
ou réglementent le port de masques, ne précisent jamais que des personnes masquées ni
même déguisées s'emploient dans les mattinate. Les masques, il est vrai, sont surtout com-
battus par l'Église qui y voit, à juste titre, des permanences païennes et des croyances sur
Poutre-tombe incompatibles avec la doctrine chrétienne; or, la documentation considérée
jusqu'à maintenant est avant tout d'origine laïque. Cependant, en Piémont, ce sont les auto-
rités civiles qui innovent par rapport aux décisions épiscopales et commencent à réprimer le
port des masques. Rien de tel, semble-t-il, dans les régions étudiées ici. On en conclura, au
moins provisoirement, à l'absence réelle des masques dans les bruyants concerts offerts aux
veufs et aux époux, et à la dissociation, aux xiv® et xv e siècles, entre les rites entourant le
mariage et les croyances populaires sur l'outre-tombe, en dehors du Piémont 20 .
Un autre trait particulier des mattinate et des rumori contre les veufs du centre et du
nord de l'Italie (en exceptant toujours le Piémont), est la personnalité de leurs acteurs. Au
Piémont, les « jeunes », groupés dans leurs abbayes, assument la responsabilité de ces céré-
monies dès le xv e siècle. En Emilie, Lombardie ou Toscane, au contraire, les statuts qui
répriment les mattinate n'indiquent pas que la classe des jeunes ou des célibataires y ait
joué un rôle prédominant. L'activité des compagnies joyeuses dont on connaît, à Flo-
14. Bianchi, Cronaca, II, p. 333, 28 janv. 1528; IX, p. 187, 24 oct. 1547.
15. Muratori, Antiquitates Italicae Medii Aevi, Milan, 1836, Dissert. XXIII, t. I, p. 490. A Mantoue,
vers le milieu du xvi e siècle, une asouade est infligée au couple composé de deux veufs; cf. A. D'Ancona,
« Delle mattinate; memoria dell' Abb. G. Gennari», Archivio per lo studio delle tradizioni popolari (abr.
ASTP), IV, 1885, p. 379.
16. A. Funaioli, « Usanze del comune di Pomarance (1526) », RTPI, I, 1894, p. 619.
17. Cité par G. Targioni-Tozzetti, Relazioni di alcuni viaggi... nella Toscana, 8« éd., Florence, 1751-
1752, III, p. 424; statuts datés de 1525, art. 98.
18. Statuti della terra del comune della Mirandola e della corte di Quarantola, riformati nell'anno 1386,
Modène, F. Molinari, 1885, p. 86.
19. Cf. P. Fortier-Beaulieu, « Le charivari dans Le Roman de Fauvel», Revue de folklore français et
de folklore colonial, XI, 1940, p. 1-16. P. Toschi, Le origini del teatro italiano, Turin, 1955, chap. VI, p. 166-
227. K . Meuli, « Maske, Maskereien », dans Handwörterbuch des deutschen Aberglaubens, V, 1932, col.
1820-1823, 1774-1788.
20. Cf. les textes cités par Pola Falletti, Associazioni..., I, 32; F. Neri, « L e abbazie degli stolti in
Piemonte», Giornale storico della letteratura italiana, XL, 1902, p. 3-4: ordonnances de 1343, 1401, 1420.
Editti antichi e nuovi dei sovrani prencipi della R. casa di Savoia, Turin, G.B. Borelli, 1681, p. 199-200,
Décret d'Amédée VII, 17 juin 1430, « Ne fiant larvaria in desponsationibus ».
152 C. Klapisch-Zuber
rence 21 , à Venise 22 , la constitution aux xiv e -xvi e siècles, et qui comprennent des jeunes gens
mais aussi des hommes adultes pour veiller à l'organisation des fêtes, ne paraît pas avoir
inclus les charivaris dans leurs obligations. Les proches, parents, amis et voisins, y inter-
viennent en revanche plus ou moins spontanément, quitte à jouer le rôle de censeurs acharnés
si résistance leur est opposée. Le témoignage du Modénois Tommasino Lancelotti de'
Bianchi est à cet égard précieux.
Aux approches de la soixantaine, Tommasino fait partie d'un groupe de buoni compagni,
hommes rassis, notables locaux, notaires et maîtres artisans auxquels se mêlent quelques
nobles du quartier ; leur âge et leur fortune promettent personnellement chacun d'eux à de
fréquents remariages. Or, dès qu'ils ont vent qu'un couple de veufs s'apprête à convoler dans
le voisinage, ces hommes de bien se proposent d'en « défendre la mattinata » 23. Ils dépêchent
auprès du veuf, leur « ami » et « voisin », l'un des plus notables du groupe pour le persuader
de composer avec eux, en le menaçant à défaut d'une « grande mattinata » 24 . Le prix de la
composition varie de deux à six ducats dans les cas ordinaires, mais il peut grimper beaucoup
plus haut si la victime se rebelle ou si elle désire montrer son faste et sa libéralité 25 . Les
« défenseurs » de la mattinata consacrent l'argent à des réjouissances qui doivent toutes
s'accomplir « honorevolmente » ou « galantamente » 26 ; ils vont ripailler, démocratiquement
réunis autour de la même table, à la meilleure auberge, et ils honorent les époux d'un concert,
en appointant des fifres pour jouer devant leur maison pendant une, deux ou trois soirées,
à la lumière des feux de joie 27 . Ainsi, « voisins et amis », souvent menés par un parent de
l'Un des mariés, hommes d'âge mûr et d'un certain poids social, se font « donner », à Modène,
ou « prennent », « relèvent » du veuf sa mattinata pour la célébrer, joyeusement s'ils obtien-
nent son « rachat », mais à coups de « cornes et d'autres instruments bestiaux », si le veuf
se montre intraitable et ne veut pas payer aussitôt 28 .
L'un des récits de Tommasino révèle cependant une intervention plus brutale et juvé-
nile 29 . En 1533, un maître chaufournier « donne » à défendre sa mattinata à quelques uns
de ses voisins, notre chroniqueur entre autres, pour une somme assez modique (deux ducats)
qui suffit tout juste à offrir une collation en son honneur et à lui envoyer quatre fifres. Les
défenseurs de la mattinata ne s'en acquittent pas moins avec vigilance de leur mission,
d'autant plus qu'une bande de «jeunes farauds de la ville » vient dans l'après-midi célébrer
à sa manière, « avec un énorme vacarme », la mattinata déjà rachetée à d'autres. Nos bons
voisins passent donc leur nuit à écarter les rôdeurs de la maison des époux, usant « de la
force de la raison », mais aussi de la menace du capitaine de la ville qui est alerté sur la
21. Sur les compagnies florentines, cf. les remarques de Toschi, Origini, p. 92, 100; P. Gori, Le feste
fiorentine attraverso i secoli. Le feste per San Giovanni, Florence, 1926; R. Hatfield, « T h e Compagnia dei
Magi», Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, XXXIII, 1970, p. 107-161; R.C. Trexler, « Ritual
in Florence : C. Trinkaus, ed., « Adolescence and salvation in the Renaissance », dans The pursuit of holiness
in late medieval and Renaissance religion, Leyde, 1974, p. 201-271.
22. Sur Venise, L. Venturi, « Le compagnie della Calza, sec. XV-XVI », Nuovo archivio veneto,
n.s., XVI, 1909, p. 161-221; XVII, 1910, p. 140-233.
23. Bianchi, Cronaca..., II, 311, 3333; III, 322, 349; IV, 101, 119-120, 240, 288, 328, 366; VI, 315, 408;
Vili, 41, 53.
24. Ibid., II, 333, 28 janv. 1528; III, 126 (11 oct. 1530); 305, 315 (3 sept. 1531), VI, 307.
25. M e Andrea Molza paie 25 écus après le saccage de sa maison (ibid., II, 333); Ser Zirolamo Manzoli
paie de mauvais gré 10 écus après trois jours de « grand » charivari (III, 305, 315); Ser Antonio Carandin
règle les 50 écus d'un festin de bonne grâce (IV, 288, 26 juin 1533) et le comte Uguzon Rangon (un meneur
de mattinate), 60 lorsqu'il se remarie à son tour en 1534 (IV, 366)!
26. Ces termes réapparaissent dans plusieurs des récits: II, 311; III, 315, 350; IV, 101, 119, 240, 288;
VI, 408.
27. Dîners à l'auberge: III, 316, 350; IV, 101, 288, 327, 366; collation: IV, 240; fifres et musiciens:
III, 322 et 349 (pendant trois soirs); IV, 101 (/</.); IV, 240 (quatre fifres et des feux de joie), 288 (fifres et
chanteurs), 328 (feux de joie qui causent un incendie); VI, 408.
28. Mattinate « dures » dans II, 333; III, 305, 315; VI, 307; ici, le veuf jette des pierres sur les mani-
festants par la fenêtre.
29. Ibid., IV, 240, 20 mars 1533.
La « mattinata » médiévale d'Italie 153
présence des trouble-fête. Les jeunes charivariseurs rengainent finalement leurs instruments
— « cornes et instruments désagréables » •— et vont se coucher. L'anecdote révèle une évi-
dente concurrence entre deux groupes d'âge, peut-être entre deux conceptions différentes
de la mattinata. Par l'âge et les aspirations conjugales, les voisins se sentent solidaires de
celui d'entre eux qui est menacé d'affronter les menues tempêtes de quartier, outrageant son
« honneur » s'ils n'intervenaient pas en « défendant » — c'est-à-dire en revendiquant et en
protégeant tout à la fois —• la mattinata qui lui est due. Ils constituent, à eux tous, une véri-
table mutuelle de veufs et remariés en puissance... Tommasino tire la morale de l'affaire:
« Ainsi en va-t-il à Modène quand un veuf prend femme ; les voisins, et non pas d'autres
personnes, défendent la maitinada pour son honneur et, afin que les jeunes puissent l'obser-
ver, on fait une collation ». Le conflit latent entre groupes d'âge n'est, en fin de compte, que
déplacé. Au lieu d'opposer aux remariés les charivariseurs, il regroupe en face des jeunes
munis de leurs casseroles le couple et ses défenseurs qui le gratifient d'une musique plus
douce.
Ces textes invitent à se demander si le déroulement des charivaris modénois résulte
d'une évolution récente : la fonction de censure collective s'y serait trouvée affadie sinon
dénaturée par l'autodéfense des gens d'âge qui auraient su récupérer « à leur honneur» le
rite de vacarme. Ne doit-on pas aussi s'interroger sur les appréciations que portent sponta-
nément acteurs et victimes de ces psychodrames de quartier? Par leurs interventions bien
ou malveillantes, ils visent toujours 1'« honneur » du couple. La question prend plus de poids
si l'on rappelle que les rumori, agrémentant les noces italiennes, paraissent s'être adressées
à l'origine aussi bien à la mariée pucelle qu'à la veuve. L'incertitude du rite — telle que la
présentent ces premiers textes — exige qu'on examine les autres conduites de bruit ou de
musique que désigne le mot mattinata.
Les statuts de Parme interdisaient, de façon toute générale, d'aller maytinando « avec des
luths, des cors (cum alpibus et tronis), des orgues et d'autres instruments », avant de préciser
qu'étaient particulièrement interdites les mattinate contre les veufs 30. De même, à Reggio,
on n'envisage en 1501 le cas particulier des matutinate aux veufs et aux vieux qu'après avoir
traité de la répression des matutinate nocturnes en général, « injures » qui ne s'adressent
pas forcément à de nouveaux couples. Beaucoup de statuts communaux signalent en effet
depuis la fin du xm e siècle des mattinate parmi les causes de désordre et de bruit, sans pré-
ciser leur nature exacte. Les statuts florentins de 1415 prévoient de lourdes peines contre
les musiciens nocturnes qui, armés de « cornemuses, trompettes ou tout autre instrument,
accompagnés d'autres musiciens ou de chanteurs », iraient par les rues « jouant de la musique,
chantant ou faisant des mattinatas... » 3 l . L'interdiction est reprise des statuts plus anciens
du podestat (1324) et, plus haut encore, du statut de 1284 où seule diffère la liste des instru-
ments (« luths, violes ou autres ») utilisés de nuit causa mattinandi32. Les vagabondages
nocturnes accommodés de musique se trouvent condamnés à peu près dans les mêmes
termes par les statuts de Ferrare en 1287, de Bologne en 1288, de Vérone en 1296 33 ...
Ainsi, dans les grandes villes du centre-nord, le terme de mattinata a désigné non
seulement les charivaris aux veufs, mais toutes les aubades dont semblaient friands les
citadins de la fin du Moyen Age. Les amoureux, d'abord : faire sa cour obligeait à chanter
ou, en cas d'incompétence, à louer les services d'un professionnel 34 ... Un honnête bour-
geois, comme le Florentin Giovanni Morelli, sacrifiait à ce rite de la cour amoureuse, mais
dans certaines limites imposées par la décence — et la dépense 86. Et, s'il lui fallait mesurer
ses épanchements musicaux, c'est que les mattinate nocturnes se trouvaient poursuivies
depuis le xm e siècle par les autorités communales : elles troublaient en effet l'ordre public
et représentaient une infraction manifeste au couvre-feu. La plupart des statuts communaux
sanctionnent ces comportements et beaucoup répriment les vocalisations qui, la nuit,
risquaient d'être mal accueillies par les dormeurs 36 . Les déambulations musicales valaient
à leurs auteurs non seulement la confiscation de leur instrument — de même les porteurs
d'armes perdaient celles-ci, quand ils étaient appréhendés la nuit —, mais aussi une amende
généralement plus forte que celle qui frappait le simple vagabondage nocturne.
Mais le tapage mené de nuit ne suffit pas à expliquer la lourdeur des peines qui frappent,
ici ou là, les chanteurs du clair de lune. Les autorités communales craignaient très fort que
les concerts ne dégénèrent en rixes et en désordres, parce qu'ils n'étaient pas le seul fait
d'amoureux honorant leur belle. Selon le statut'de 1339 37, le podestat de Padoue devait
enquêter sur les musiciens nocturnes et leur appliquer les peines prévues, sauf « s'ils avaient
une juste raison de jouer ou de faire jouer de ces instruments... ». Le texte demeure volon-
tairement dans le vague et néglige d'indiquer les critères selon lesquels les responsables de
l'ordre public iraient juger la «justesse » des raisons. Il reste que celles-ci pouvaient animer
un vengeur doté d'une langue acerbe ou de cloches, de chaudrons et de cors, autant qu'un
amant. La musique nocturne des mattinate se jouait sur des modes bien différents et avec
des paroles très souvent « malhonnêtes ». A Trieste, les statuts de 1421 absolvent par
avance le chef de famille qui blesserait, dans son courroux, un offenseur planté devant sa
porte, la nuit, à chanter « aliquam inhonestatem » 38. Un véritable « décret anti-jeunes » daté
de 1451 vient de surcroît pourchasser les « plus de 14 ans » qui vagabonderaient la nuit et
de lourdes peines pécuniaires ou la prison frappent ceux qui seraient surpris à « chanter des
choses honteuses, malhonnêtes ou insultantes dans un endroit quelconque de la ville » 39 . En
1491, les statuts de Bergame répriment les noctambules qui s'airêteraient pour jouer d'un
instrument ou pour chanter « des cantilenas, des paroles outrageantes ou diffamatoires »
devant la porte d'un honnête citoyen 40. Justices et polices municipales avaient souvent à
s'occuper de ces fauteurs de désordre qui s'attaquaient, de nuit, par le verbe, le chant, le
vacarme, à de paisibles bourgeois ou qui recouraient aussi à de vieilles méthodes de justice
34. D u Cange, s.v. « Maitinata », cite un texte reconnaissant parmi les trois obligations de l'amant
celle de faire donner des maitinatas.
35. G . Morelli, Ricordi, Florence, V. Branca, 1949, p. 262; sous peine de passer pour un benêt, l'amou-
reux ne devra pas gaspiller dans son aubade plus de deux florins.
36. Citons les statuts de Pise (1286, 1313), Padoue (1339), Gambassi dans la campagne florentine
(1322), Lecco en Lombardie ( X I V e s.), Ascoli Piceno (1377), Brescia (1473, 1557), Crema (1484), Bergame
(1491)... Les instruments de musique prohibés y sont désignés sans que l'infraction soit pourtant qualifiée
de mattinata.
37. Statutorum magn. civitatis Paduae libri sex, Venise, 1747, II, p. 322.
38. M. de Szombathely, ed., Statuti di Trieste del 1421, Trieste, 1935, liv. III, rub. 9, p. 199.
39. Ibid., p. 228. Selon les statuts de Chiusa Pesio (Piémont), en 1472, zabramari est regardé comme
un « verbum iniuriosum » qu'il ne fait pas bon crier.
40. Statuto communitatis Bergomi (1491), Brescia, s.d., collatio nona, art. 52-53. De nombreuses
localités soumises à l'Église ont inclus dans leurs statuts le châtiment des libelli diffamatorii condamnés
par les Costituzioni Egidiani du cardinal Albomoz en 1357 (P. Sella, ed., CSI, I, Rome, 1913, p. 181):
leur rub. 33 interdit d'aller poser de nuit devant la porte d'un voisin « cornum sive cornia bestiarum, feces
fetidas vel aliquod valde turpe aut scripturam sive cedulam continentem aliquod diffamatorium vel obbro-
briosum domino vel habitatori domus... ».
La « mattinata » médiévale d'Italie 155
populaire 4 1 . Aussi, en 1501, les statuts de Reggio admettent-ils sans ambages qu'un plai-
gnant se sente « injurié » par une mattinata. Ces textes indiquent clairement que, là où il
prévalait, le mot de mattinata recouvrait des chants et des musiques nocturnes, joyeux aussi
bien qu'insultants. Poussée, ici, en l'honneur d'une fille ou d'un couple sympathique, la
mattinata devenait, là, satirique ou injurieuse et versait l'opprobre sur une famille.
A la fin du Moyen Age, un même mot désignait ainsi des conduites de bruit fort diver-
sement accueillies. Plusieurs chercheurs l'ont déjà remarqué, sans en tirer peut-être toutes
les conséquences. La tendance illustrée par le P. Gennari, puis par ses éditeurs, Trevisan
(1820) et A. D'Ancona (1885), a plutôt été de conclure à une inversion délibérée du mot
mattinata, à l'application (historiquement datable), par antinomie moqueuse, du terme
désignant la chanson amoureuse à la chanson satirique ou au tapage sanctionnant certaines
amours réprouvées 42 . En 1949 encore, G. Cocchiara reprenait en substance cette interpré-
tation 43 . En dépit de si hautes autorités, je croirais plutôt que les textes médiévaux montrent
l'unité du contenu de la mattinata d'amour et de la mattinata des veufs, la cohérence de ces
rites de musique, de satire et de « contre-musique ». La mattinata révélait à tous une parade
amoureuse, elle proclamait aussi la formation d'un nouveau couple, gage de la reproduction
sociale, elle exprimait enfin la réprobation qui frappait certains membres de la communauté,
en particulier ceux qui contractaient un mariage atypique. Le caractère commun à toutes
ces manifestations est la célébration — approbatrice ou critique — d'une union. Selon
l'expression, elle aussi ambiguë, de Tommasino, les « défenseurs » de la mattinata à Modène
la « gardaient », mais « en gardaient » en outre le remarié. Leur intervention, après compo-
sition, allait tout à son honneur ; les fifres, les feux de joie, les spectacles plus ou moins
burlesques — des courses d'âne, surtout 44 où le plus maladroit était déclaré vainqueur—
qui associaient la ville entière aux réjouissances, tous les divertissements et les beuveries
organisés avec l'argent du « r a c h a t » se déroulaient «galamment, honorablement»; ils
accroissaient par le rire 1'« honneur » du nouveau couple. Honneurs qui, toutefois, frisaient
constamment la satire : faire courir des ânes conservait un relent d'asouades, sanction popu-
laire qui menaçait les veufs remariés dans plusieurs localités de cette région à l'époque
moderne 4 5 .
Les jeux qu'instaurait la mattinata dans la Modène du début du xvi e siècle paraissent
légèrement contaminés par les réjouissances carnavalesques ou calendaires, bien qu'elles
se placent à n'importe quel moment de l'année. Or, cette contamination elle-même permet
de mieux comprendre le comportement des mattinatori et de leurs « victimes ». En temps
de Carnaval, toute plaisanterie — dérision ou accusation — lancée afin d'enfler le grand
rire collectif, doit être acceptée de bon cœur. Il n'existe pas d'injure en carnaval 48 . Porter
plainte contre un facétieux qui a fait rire à vos dépens est presque inconcevable. Il en va de
même dans les mises en scène italiennes à l'intention des veufs qui se remarient. Si blessants
que deviennent les lazzi, si cacophonique que soit l'aubade et burlesque le spectacle, leur
destinataire ne doit pas broncher. Où passe, en effet, la frontière entre le brouhaha et le
tapage, entre la musique grotesque et le vacarme, entre la gaillardise ou l'obscénité et l'accu-
sation insultante, entre les cornes d'abondance et celles du cocu ; bref, entre l'honneur et
l'offense? La fonction propitiatoire des plaisanteries, des bourrades, des cris et des bruits
oblige obscurément à les accepter ; et il en va ainsi tant que ces tapages rituels sont ressentis
41. Textes cités par G. Perusini, « Antiche usanze friulane », Lares, XV, 1949, p. 58-65. Participer à
des mattinate est interdit aux clercs vénitiens par un synode du xv c (Mansi, 31 A, p. 289-328) et aux clercs
siennois en 1336.
42. D'Ancona, « Delle mattinate... », p. 377.
43. Cocchiara, « Processo alle mattinate », p. 37-38.
44. Courses de chevaux: Bianchi, VIII, p. 53 (5 août 1545); IX, 121, 129 (juil.-août 1547). Courses
d'ânes: VIII, p. 41-42 (19 juil. 1545); IX, p. 150 (11 sept. 1547).
45. Cf. à Mantoue, selon Gennari; D'Ancona, « Delle mattinate... », p. 379.
46. Toschi, Origini del teatro, p. 106-121, 220.
156 C. Klapisch-Zuber
47. Au Tyrol, la Katzenmusik accueille le couple sympathique à son retour de l'église et, dans l'Ober-
land, les époux se tiennent honorés par un vacarme propitiatoire; le Schareware donné aux nouveaux
époux de Baden, une heure après qu'ils se sont mis au lit, est lui aussi bienvenu puisqu'il exprime que la
communauté reconnaît le couple. Cf. A. Perkmann, art. « Katzenmusik », dans Handwörterbuch des
deutschen Aberglaubens, IV, 1931, col. 1125-1132. Le sheevaree américain semble avoir conservé cet aspect.
48. R. Vaultier, Le folklore pendant la guerre de Cent Ans d'après les lettres de rémission du Trésor des
Chartes, Paris, 1965.
49. Cf. M. Catalano, Lucrezia Borgia duchessa di Ferrara, Ferrare, s.d., p. 16.
50. Les époux se mettent au lit « senza alcuna cerimonia precedente »; Isabelle ajoute plus loin: « N o n
gli havemo facto la mattinata, come sedasi ordinato, perchè, a dire il vero, sono pur queste nozze fredde »,
ibid., p. 54-55.
51. Joannis Fabri Burdegalensis In Iustiniani imp. institutiones iuris civilis commentarii (Lyon, 1593):
« Charevarisans, is dicitur, qui sub specie gratulationis conviciis premit, aut quadam molestia eos afficit,
quibus gratulari fingit, ut petulantes illi mimi in contemptum secundarum nuptiarum », p. 380.
La « mattinata » médiévale d'Italie 157
Les statuts citadins de la fin du xm e siècle avaient interdit sous leur forme la plus géné-
rale les bruits et les musiques nocturnes, infractions au couvre-feu et générateurs de troubles.
Les bourgeoisies au pouvoir entendaient limiter l'agitation nocturne et la délinquance 62,
mais ces hommes rassis cherchaient aussi à contrôler les cours amoureuses et les liaisons
risquant de mettre en péril lignages et fortunes. Pour freiner plus spécialement les aubades
aux veufs, les statuts communaux pouvaient les considérer comme de simples cas parti-
culiers de ces désordres, justifiant des poursuites d'office. Et il est vrai qu'ils ajoutent par la
suite à une interdiction globale des prohibitions spécifiques, accompagnées de plus lourdes
sanctions. Ainsi, les paroles malhonnêtes (de même que les vacarmes ou les coups) seront
frappées d'une amende, qui s'alourdira si elles ont été proférées contre quelqu'un, ou
devant sa maison, dans l'église, au conseil municipal... Circonstances plus aggravantes
encore lorsqu'il s'agit de la maison où sont célébrés funérailles, noces, baptêmes, ou si les
vacarmes ont lieu la nuit, s'ils se produisent, enfin, au remariage d'un veuf ou d'une veuve.
Le champ d'application de la loi paraît ainsi se préciser progressivement.
Mais est-ce sous l'effet d'une prise de conscience du caractère plus profondément
délictuel de certaines mattinate par rapport aux autres? N'a-t-on pas plutôt constitué en
délit un comportement qu'auparavant on ne jugeait pas répréhensible et qui échappait par
conséquent à la répression ? Tout se passe comme si la coutume avait permis d'abord que
les rituels de bruit aux noces ordinaires et surtout aux remariages échappent à la sanction
prévue ou soient considérés comme des circonstances largement atténuantes. Musiques
dissonantes, insultes et vacarmes à la porte des nouveaux époux, tolérés jusqu'au xiv e siècle,
vont au contraire devenir peu à peu des circonstances aggravantes. Dans la période qui va
de 1330 à 1550, ils entrent dans le registre des comportements que les autorités, ou ceux
— jeunes, voisins — à qui elles délèguent parfois expressément ce pouvoir, se proposent
de contrôler.
Et on les y fait entrer en arguant de leur caractère « injurieux ». Si la victime d'une
mattinata se déclare « injuriée » et considère que l'insulte a été jetée « irato animo et iniuriose
commissa », ou, dans un autre ordre de faits, que la pierre lancée contre sa maison l'a été
malitiose ou injurióse 53, sa plainte va devenir théoriquement recevable, quoi qu'en pense
la coutume; n'importe qui pourra jouer le rôle d'accusateur... et empocher une partie
de l'amende. Sans doute quelques juristes du xiv e siècle considèrent-ils encore les plaintes
déposées contre les charivariseurs comme irrecevables, puisque la coutume, etiam prava,
excuse l'acte 64 . Mais la plupart vont, au xv e siècle, se ranger à l'avis opposé qui l'emporte
au xvi e . « On ne peut excuser les charivariseurs par la coutume puisque celle-ci va contre
les bonnes mœurs », affirme Jean Favre ; ces conduites sont le fait de l'esprit de vengeance,
de jalousie et de mépris, elles engendrent scandales et rixes, entravent la liberté du mariage,
renchérit Jean des Garrons 5S. Il est donc possible d'engager une action en injures contre
ceux qui s'adonnent aux désordres du capramaritum ou carivaritum, « comme on le fait
contre ceux qui font des matinatas », résume un juriste italien, Nevizzano B6. Ainsi révélé
52. Cf. J. Rossiaud, « Prostitution, jeunesse et société dans les villes du Sud-Est au x v ' siècle »,
Annales E.S.C., 31, 1976, p. 289-325. Cf. les Statuti di Triesle, p. 199, 228, 303.
53. Par exemple, les statuts de Tivoli (1305), éd. Tommasetti, Fontiper la storia d'Italia, 38, p. 215;
ceux de Bologne (1288), p. 207; de Gambassi en Toscane, dans Statuti délia Valdelsa dei sec. XIII e XIV,
A Latini, éd., CSI, 7, Rome, 1914,1, p. 42. D'après les statuts florentins de 1415 (Statuta..., 1.1, p. 371), la
pierre jetée sur une maison en temps de noces ou de carnaval ne vaut que 10 livres d'amende, contre 50
livres et 25 livres respectivement si le geste est accompli de nuit.
54. Les opinions des juristes sont rapportées dans E. Bouchin, Plaidoyez..., 2' éd., Paris, 1728. Bartolus
et Benedictus soutiennent ainsi que « quae consuetudo etiam prava excusât, quamvis actum non validat »,
et que « ubi mos est crimen non est ».
55. J. Fabri... commentarii, p. 381 ; Joan. Garonis Tractatus IV..., Hanovre, 1598, tr. 4: « De poenis
et remediis secundo nubentium », p. 245, paragr. 35.
56. J. Nevizzano, Sylvae nuptialis libri sex, Lyon, 1545, p. 144.
158 C. Klapisch-Zuber
jusque dans le domaine réservé de la coutume, leur caractère injurieux justifiera que soit
promis aux mattinate un traitement beaucoup plus sévère qu'aux infractions ordinaires
au couvre-feu. De là ces amendes deux, cinq, dix fois plus lourdes 57 . Du reste, par un
processus parallèle, le carnaval lui-même n'échappe plus à ce nouveau sentiment de l'injure.
A Orvieto, vers 1500, on en arrive, dans un souci d'ordre public, à ignorer totalement le sens
rituel de l'insulte lancée en temps de carnaval et l'amende qui la frappe est alignée sur celle
pénalisant les méchantes langues dans une maison de noces 6S.
L'action des responsables de l'ordre pouvait donc se développer selon deux procé-
dures : par des poursuites d'office contre les fauteurs de troubles nocturnes, par les suites
données aux accusations de charivari et aux plaintes de ceux qui se déclaraient « injuriés »
par une mattinata. Dans la pratique, cependant, les plaintes des charivarisés comme les
poursuites d'office par les autorités ont continué à se heurter à la résistance de la coutume.
A Modène, en 1528, lorsqu'un « défenseur » de la mattinata se sent, lui et ses compagnons,
bafoué par son frère, un veuf qui refuse de se racheter comme promis, il va trouver le capi-
taine de la place, s'en assure la neutralité et lance ses hommes à l'attaque de la maison des
noces, qui est dévastée du toit jusqu'au puits 59 ! Et quand le malheureux époux se plaint
au gouverneur des dommages subis, il s'entend rétorquer qu'il n'a eu que son dû, « qu'il ne
faut pas aller contre la constitution de la ville et que l'on agit ainsi envers les veufs qui
prennent pour femme une veuve... » 6 0 . A Reggio, depuis 1501, le podestat pouvait pour-
suivre « également d'office et comme bon lui semblerait » les mattinate contre les veufs et
les vieux ; mais les peines qui menaçaient les responsables du guet ou les instances judi-
ciaires s'ils ne poursuivaient pas les contrevenants suggèrent qu'ils s'acquittent avec mollesse
de leur tâche. La coutume leur permettait de se retrancher derrière une « constitution » plus
ou moins implicite de la ville, comme fit le gouverneur de Modène, ou d'excuser par avance
les manifestants par le caractère inoffensif et ludique de la cérémonie ou par leurs « inten-
tions ». En laissant longtemps aux autorités le soin de décider s'il y avait injure, la loi écrite
s'offrait une porte de sortie bien commode pour ne pas heurter de front la coutume 61 .
L'inertie des autorités montre que les condamnations morales lancées contre le charivari
n'ont que lentement pénétré, en Italie, la pensée et la pratique des laïcs. Rédacteurs de
statuts et pouvoirs municipaux chargés de les faire appliquer ont suivi, plutôt que précédé,
leurs administrés. Us ont tardivement tiré argument de la réflexion que les juristes ont déve-
loppée, depuis le xni e siècle, autour de la notion d'injure en l'appliquant aux charivaris
ou mattinate. Or, plutôt que d'une ignorance délibérée des positions de l'Église, leurs réti-
cences à réprimer la coutume viennent de la faiblesse de celles-ci, dans une société où le
rituel du mariage échappait beaucoup plus qu'en France à l'emprise ecclésiastique.
En France, les condamnations du charivari qui apparaissent dès le premier tiers du
xiv e siècle dans les textes synodaux s'insèrent bien dans l'entreprise de moralisation du
57. A Ravenne (1590), les peines des infractions au couvre-feu sont quadruplées pour les mattinatores ;
doublées à Ascoli Piceno (1377); elles passent à Pise (1286, 1313) de 40 sous pour les simples noctambules
à 100 sous pour les chanteurs, et, à Florence, de 12 sous à 20 en 1284, mais de 3 livres à 100 en 1415!
58. Statutorum civitatis Urbis veteris volumen et reformationes..., Rome, 1581, p. 165: l'amende est
de 10 livres au lieu d'une...
59. Bianchi, Cronaca, II, p. 333 (28 janv. 1528). Les manifestants abattent le toit et les portes, « gâtent »
le puits en y jetant les selles de cheval, brisent l'escalier et la cheminée de la chambre, jettent le grain et les
noix dans la cour, bref utilisent les méthodes très anciennes de la justice populaire (cf. là-dessus K. Meuli,
« Charivari », dans Festschrift Franz Dornseiff, Leipzig, 1953; p. 231-243), après lui avoir fait la « marti-
nada » « con tamburi, corni e altri strumenti bestiali ».
60. Ibid., p. 333-334; le gouverneur ajoute qu'il a épousé une femme « q u i lui apporte beaucoup de
biens », motif qui « excuse » souvent les charivaris modénois; cf. III, p. 305; IV, p. 327; VI, p. 315.
61. Statutorum Urbisveteris, p. 166: « quod autem turpe sit et iniuriose factum iudicantis arbitrio
reliquatur... ». A Viterbe (1251), une rubrique est consacrée « de eo quod factum est causa ludi non aufe-
ratur pena »; R. Morghen et al., ed., Statuti della provincia romana, Rome, 1930; Fonti per la st. d'Italia,
69, p. 221. Sur les intentions des musiciens, cf. le statut de Padoue cité, n. 37.
La « mattinata » médiévale d'Italie 159
maiiage et de contrôle de ce sacrement que poursuit l'Église, avec une vigueur accrue, depuis
les conciles de Latran (1215) et de Lyon (1247). La lutte contre les mariages « clandestins »
la pousse à intégrer le rituel nuptial dans un cadre religieux ; en conséquence, on l'épure de
ses aspects les plus « inconvenants », d'autant plus choquants qu'ils prennent pour théâtre
un lieu sacré.
En même temps qu'elles rehaussent par la présence et la participation plus active du
prêtre la majesté du sacrement, les églises françaises réaffirment aussi le caractère licite et
également sacramentel des secondes noces ou des unions ultérieures. Certes, tradition-
nellement, l'Église refuse de renouveler sa bénédiction aux « bigames » 62. Cependant, son
attitude n'est plus tout d'une pièce au xiv e siècle. Si le veuf est le mari, ou si l'un des époux,
quoique veuf, est resté vierge, elle admet çà et là, après 1300, qu'«en certains lieux», la
coutume autorise à réitérer la bénédiction 63 . Pour des raisons de doctrine, l'Église semble
sur ce point devancer l'évolution des mœurs. De même en Italie. Les synodes connaissent
ici les mêmes hésitations ou les mêmes accommodements devant le problème de la béné-
diction des bigames. Ainsi, les conciles provinciaux de Florence, en 1346, de Venise entre
1418 et 1426, de Bénévent en 1470 64 , interdisent tous la bénédiction dans les remariages,
mais à des titres différents. A Florence, l'interdiction reste totale; à Venise, seules sont
déconseillées la présence des prêtres et leur bénédiction de l'anneau quand les secondes
noces se célèbrent ex parte mulieris; à Bénévent, le concile admet qu'une «coutume légi-
time et approuvée » autorise les dérogations locales à la règle voulant que la bénédiction
soit refusée aux veufs, hommes ou femmes. Trois églises, trois situations différentes...
Les condamnations des vacarmes, des danses ou des « obscénités » qui ont pour cadre
une église ou ses abords fleurissent dans les constitutions synodales italiennes des xm e -
xiv e siècles, tout autant qu'en France. Mais, à la ressemblance des statuts communaux
(qu'elles inspirent bien souvent) et à la différence des textes français, les constitutions ita-
liennes ne comportent pas, avant le concile de Trente, de prohibition particulière pour les
vacarmes ou les « jeux iniques » accompagnant les remariages, que ce soit dans ou hors
l'église 65. L'Église est-elle restée plus attentive en Italie qu'en France au discrédit où le
populaire tenait les secondes noces? Sans doute a-t-elle d'autant mieux toléré l'expression
de cette réprobation que les formes de celle-ci, plus ambiguës, étaient moins violentes, moins
contaminées par les rites carnavalesques ou calendaires que les charivaris français, moins
évidemment païennes, en somme. Mais un autre facteur a certainement beaucoup contribué
au silence de l'Église en Italie. Les cérémonies nuptiales se sont maintenues dans un cadre
domestique plus longtemps dans ce pays qu'en France 66 . Presque partout, aux xiv e -xv e
siècles, l'échange des paroles « de présent » et la remise de l'anneau à l'épouse peuvent
encore se faire au domicile de celle-ci, et non pas in facie ecclesiae, comme l'habitude s'en
est prise, depuis le xn e siècle, en France. Dans cette cérémonie, et jusqu'en plein xvi e siècle,
62. Cf. A. Del Vecchio, Le seconde nozze del coniuge superstite, studio storico, Florence, 1885; A. Esmein
Le mariage en droit canonique, Paris, R . Genestal, 1929-1931, 2 vol., II, p. 99-108.
63. Del Vecchio, p. 248-249, citant Guillaume Durand, av. 1296. L'auteur paraît interpréter les
statuts synodaux d'Avignon de 1337, interdisant les charivaris, comme la conséquence d'une décision de
Jean XXII abolissant l'interdiction de la bénédiction des secondes noces.
64. J. D. Mansi, Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio (Florence et Venise, 1758-1798),
XXVI, col. 57 (Concilium Florentinum, 1346, art. « De secundis nuptiis »); XXXI-A, col. 358 (Synodicon
Venetum, Ex synodo Marci ep., art. « De sponsalibus et matrimoniis ») ; XXXII, col. 369 (Concilium
Beneventanum, cap. v, « Contra presbyterem bigama benedicentem excommunicatio proponitur »).
65. Même à Turin et depuis le milieu du xiv e s., les ordonnances civiles interdisent ou réglementent
les charivaris; cf. Pola Falletti, Associazioni, I, p. 5, 32. Un soi-disant concile de Vérone daté de 1445 ou
1448, cité par plusieurs auteurs italiens, aurait condamné le « charivarium » (cf. A. Balladoro, Folklore
veronese. II matrimonio dei vedovi, Turin, 1899, p. 5). Il semble s'agir en réalité du concile de Tours de 1448,
can. 12 et 13; J. Hardouin, Conciliorum collectio..., Paris, 1710-1715, IX, col. 1346-1347.
66. Cf. A. Brandileone, Saggi sulla storia della celebrazione del matrimonio in Italia, Bologna, 1906;
J.-B. Molin et P. Mutembé, Le rituel du mariage en France du XII' au XVI' s., Paris, 1974.
160 C. Klapisch-Zuber
un notaire fait aussi bien, sinon mieux, l'affaire qu'un prêtre. Après le don de l'anneau qui
faisait de la jeune fille une femme mariée, son départ solennel chez son mari et les fêtes
nuptiales pouvaient être différées de quelques jours... à plusieurs années, sans que la consom-
mation du mariage soit liée à la solemnisation à l'église.
Dans ces conditions, les églises italiennes pouvaient juger moins urgent de porter
l'accent sur le respect du sacrement de mariage dans les secondes noces que d'accroître leur
emprise directe sur la célébration même de tous les mariages. Les églises d'Italie ont dû
remplir, aux xiv e -xvi e siècles, la tâche qu'en France le clergé avait menée à bien dès les
xn e -xm e siècles. La protection de la « liberté » des secondes noces est probablement apparue
comme une mission secondaire, face à l'énorme entreprise que représentait le contrôle des
simples unions. La proclamation des bans semble, par exemple, très généralement oubliée
dans l'Italie de la fin du Moyen Age. Aussi les manifestations bruyantes accompagnant
les remariages resteront-elles très largement ignorées par les synodes italiens avant le concile
de Trente, alors que leurs constitutions reviennent avec insistance sur la publicité et la Iicéité
des épousailles. Lorsque la réforme tridentine hâtera l'évolution italienne en plaçant déci-
dément l'essentiel des cérémonies nuptiales dans le cadre de l'église et en confiant au seul
prêtre des fonctions jusque-là très largement exercées par des laïcs, le temps sera enfin venu
de régulariser aussi les rituels populaires entourant les secondes noces.
L'Église italienne n'a donc que mollement fait pression sur les autorités civiles avant
le milieu du xvi e siècle pour qu'elles châtient les tapages de la mattinata faite aux veufs. Peu
appuyées ou mal incitées par leurs pasteurs à traquer les facétieux accueillant bruyamment
mariages anormaux et « mariages ridicules », les responsables ont pu se défendre en toute
bonne conscience de ne pas contrarier la coutume, lorsque l'une des victimes d'un jeu
charivaresque se décidait à porter plainte.
L'ambiguïté de la mattinata tient au caractère propitiatoire d'un rite qui n'est pas simple-
ment un rite de censure, et les rapports de la mattinata avec le droit, avant 1550, montrent
comment l'accueil du rite en est la seule histoire. Aussi voudrais-je revenii sur l'insertion
de la mattinata dans l'ensemble du rituel populaire des noces. Le mot italien lui-même invite
à s'interroger sur le moment où se place le rite. Divers auteurs ont vu dans la mattinata
comme le contrepoint matinal de la serenata ; un seul a évoqué, en passant, l'hypothèse
que la mattinata pouvait être liée au Morgengabe, dont elle aurait été comme un accom-
pagnement musical 67 . Je voudrais revenir sur cette hypothèse en la nourrissant indirectement
d'éléments nouveaux.
Le rituel populaire entourant le lever des époux avait pour fonction principale de pro-
clamer la consommation de l'union et la reconnaissance d'un couple désormais parfait.
Pendant le haut Moyen Age, c'était à ce moment précis, solennisé par la présence des
parents et des amis, que l'époux de droit germanique — celui de droit lombard, en Italie —
remettait le Morgengabe, les « dons du matin », à sa femme « dès qu'elle se levait d'à ses
côtés », dans le joyeux chahut saluant le nouveau couple 68 . En plus d'un endroit d'Italie,
le père de la mariée, les amis, envoyaient, ce lundi qui suivait la nuit de noces, leurs présents
à l'épouse. A la fin du Moyen Age, les cadeaux n'étaient plus obligatoirement présentés au
lendemain des noces et le morgincap florentin, par exemple, romanisé en donatio propter
nuptias, confondu avec l'ensemble des dons et des apports maritaux, se trouvait fixé par le
contrat de mariage en même temps que la dot 6 9 . Les félicitations des amis et des parents,
leur arrivée en musique, leurs plaisanteries choquantes ou inquisitoriales, tous les rites de
la mattinata n'étaient plus strictement liés à la remise solennelle du donum matutinum : c'est
désormais dans la soirée précédant les noces que le mari florentin envoyait ses cadeaux et
la parure enfermés dans un coffre. La mattinata musicale a pu dès lors se déplacer dans le
temps, et s'attacher à tel autre moment important du rituel nuptial consacré à une remise
de cadeaux. Pourtant, peut-être est-ce son antique contribution au rituel du lever des époux
qui a maintenu dans cette partie de l'Italie un nom faisant allusion au moment de la céré-
monie originelle, et qui l'a en particulier conservé à ses formes les plus violentes et les plus
satiriques.
La relation qu'entretient la mattinata charivaresque d'Italie du Nord avec le rituel
nuptial du lever ou les dons du mari à sa femme trouve un parallèle convaincant dans le
domaine linguistique français. Au xv e siècle au moins, le mot « charivari » conserve un sens
qui s'est trouvé négligé parce qu'il paraissait trop éloigné des rites de tapage. Un poème de
Coquillart prête au mot, vers 1440, le sens de coquetterie, simagrée, minauderie 70. Mais un
autre texte du xv e vient éclairer le lien entre ces « simagrées » féminines et les sanctions
bruyantes d'un mariage réprouvé. Un glossaire latin-roman 71 donne en effet deux fois le
mot « chalivali » comme équivalent français de termes latins, larnatium (urne, boîte, coffret)
et morganicum (matinal). « Chalivali » se trouve, dans l'un et l'autre cas, inclus dans la
rubrique du glossaire intitulée « de paramentis mulierum » ; il y figure entre divers attributs
vestimentaires, de ménage ou de couture propres aux femmes. Larnatium pourrait se référer
au coffre ou au coffret, à la corbeille de noces que le mari offrait à sa femme, présents rituels
qui se sont confondus avec le donum matutinum à un moment ou l'autre. A ce don du matin
paraît enfin se rapporter le morganicum que le glossaire traduit aussi par « chalivali ». Le
texte semble donc établir une même relation entre dons nuptiaux et manifestations appelées
charivari en France, mattinata en Italie du Nord. Par un processus de déchéance parallèle
à la déchéance juridique du Morgengabe lui-même, le nom du rite (peut-être celui des objets
donnés au cours de la cérémonie) serait finalement resté attaché aux frivolités féminines ou,
dans un sens abstrait, aux « mines » et simagrées du sexe faible ; mais, dans le même temps,
un processus amplificateur allant en sens contraire l'aurait également fixé sur les vacarmes
cérémoniels qui signalaient l'instant où l'époux « reconnaissait » sa femme.
Allons plus loin. Dans les trousseaux italiens envoyés ou payés traditionnellement par
le mari, historiens et ethnologues ont remarqué la fréquente apparition — du Moyen Age
à nos jours — des pelisses. On l'a notée dans les trousseaux de Toscane aux xiv e -xv e siècles,
aussi bien qu'à Venise, en Italie du Sud, en Sicile 72. Les ustensiles domestiques, les meubles
69. L. Zdekauer, « Il dono del mattino e lo statuto più antico di Firenze », Miscellanea fiorentina di
erudizione, I, 1886, p. 33-36; « Le doti in Firenze nel Dugento », ibid., p. 97-103: au début du X I V e siècle
encore, les notaires ruraux parlent du don « propter nuptias mephi et morgincap ». En plein xv e siècle, des
maris florentin consignent dans leur livre de comptes la manda donnée après la nuit de noces à leur femme.
70. G. Coquillart, Œuvres, Reims, P. Tarbé, 1847, 2 vol., II, p. 191 (« Monologue de la botte de foin »),
et p. 204 (« Monologue du puits »). Jault, éditant en 1750 le Dictionnaire étymologique de Ménage, en
déduisait que le mot avait pour origine le vfr. chiere, mine, visage; cf. G. Peignot (al. Dr Calybariat),
Histoire morale, civile, politique et littéraire du charivari, Paris, 1833, p. 37-38.
71. R. Gachet, Glossaire roman latin du XV' s. extrait de la Bibliothèque de Lille (Bruxelles, 1846),
p . 10. Ce passage du glossaire est relevé, sans commentaire, par G. Phillips, « Über den Ursprung der
Katzenmusiken », dans sa 2' éd. seulement (Vermischte Schriften, Vienne, 1856-60, 3 vol., t. III, p. 26-93)
et par A. Tobler et E. Lommatzsch, Altfranzösisches Wörterbuch, s.v. «charivari», Francfort, 1925-1973,
t. II.
72. Cf. les Pétri Excerptiones citées par A. De Gubernatis, Storia comparata degli usi nuziali in Italia
e presso gli altri popoli indo-europei, Milan, 1869, p. 93; N. Tamassia, « Scherpa, scerpha, scirpa », Atti del
R. Ist. veneto disc., lettere edarti, LXVI, 1906-1907, p. 725-735, doc. lucquois de 1009 cité p. 728; L. Zde-
kauer, « Usi popolani della Valdelsa », Misceli, stor. della Valdelsa, IV, 1896, p. 64-66 et 205-212. R. Corso,
« I doni nuziali », Revue d'ethnographie et de sociologie, II, 1911, p. 228-254, spéc. p. 252; id., Patti d'amore
e pegni di promessa, S. Maria Capua Vetere, 1924, « Pittacium », p. 81-94.
162 C. Klapisch-Zuber
et les vêtements que la jeune femme recevait en plus de sa dot, comportaient presque obli-
gatoirement des toisons ou des pelisses et, à l'origine, ils étaient donnés par le mari 7 3 . En
témoigne, entre beaucoup d'autres, ce mari vénitien du xn e siècle qui remet, au saut du lit
nuptial, « pro dono pellem unam caprarum » à sa nouvelle épouse 74 . A Venise, la pellicia
vidualis, ou vestís vidualis, finit par désigner les droits qu'avait la veuve sur l'héritage de son
mari 7S. Or, des juristes italiens des xv e -xvi e siècles établissent une équivalence, à première
vue incompréhensible, entre les « p e a u x » et le charivari. Rocco Corti, le plus ancien,
rapporte que, dans sa ville de Pavie, vers la fin du xv e siècle, il règne une coutume déplo-
rable : des jeunes gens « dévergondés » forcent les personnes convolant en secondes ou
troisièmes noces à leur payer une somme, qu'ils disent leur être due « pro pelle sponsae » 7e.
Nevizzano, un Piémontais d'Asti, signale un peu plus tard que « dans certaines régions la
coutume veut que les remariés paient « pro pelle seu sabramari » 77.
L'offrande extorquée par les jeunes aux « bigames » en échange de la « peau de l'épouse »
ou à la place du zabramarilchariva.ri, ce rachat, qui doit se faire auprès d'eux, des présents
rituels ou de la cérémonie musicale qui devrait les accompagner, établissent un lien irré-
futable, mais d'interprétation délicate, entre les dons nuptiaux, l'intervention des jeunes et
les rites bruyants du charivari ou de la mattinata. Pourquoi la pelisse de l'épouse remariée
doit-elle être rachetée ici aux « jeunes dévergondés » et à leur abbas juvenum, et là aux sages
«défenseurs» de la mattinata bourgeoise? Peut-on dire que lorsqu'ils «crient charivari
contre quelqu'un », les jeunes exigent que leur soient livrés les présents rituels à la mariée
ou, à défaut, que compensation leur en soit payée? Et à quel titre le font-il?
On peut d'abord considérer que les charivariseuis représentent les intérêts matériels
et moraux lésés par un remariage. Les biens mobiliers — la sirpa italienne 78 — donnés par
le mari, restaient généralement la propriété de la femme devenue veuve, si elle se remariait.
Or, le reproche unanimement adressé vers la fin du Moyen Age, aux veuves convolant en
secondes noces est le tort qu'elles portent à leurs enfants du premier lit. Si elles les emmènent
habiter chez leur parâtre, celui-ci négligera leurs intérêts patrimoniaux pour les siens ; si
elles les abandonnent au lignage de leur premier mari, elles les dépouilleront du même coup
de leur dot et de la part de la donation maritale — de cette sirpa en particulier — à laquelle
elles ont droit. L'intervention des jeunes peut se justifier, dans ces conditions, par une soli-
darité de classe d'âge qui les pousserait à défendre les enfants du premier lit et à réclamer
(en leur nom?) au moins un droit de passage sur les biens emportés par la veuve. L'expli-
cation contient une part de vérité, mais reste un peu courte ; le rachat du charivari (c'est-à-
dire, selon mon hypothèse, la compensation pour les dons maritaux) situe le rôle des jeunes
à un autre niveau.
Sanctions du passage d'une jeune fille au rang de femme mariée, les présents sont
incompatibles avec les épousailles d'une veuve. Les jeunes en jugent bien ainsi, en condam-
nant durement par leurs charivaris ce que les théologiens appelaient I'« honnête fornication » ;
mais ils ressentent aussi l'absence des cadeaux et des rites qui leur sont liés comme une
réduction dangereuse de leur rôle de médiateurs. En beaucoup d'endroits, en effet, les jeunes
« amis» et pairs du mari, accompagnent celui-ci lorsqu'il vient porter ses donora à sa future
femme, et souvent ils les lui portent en son n o m 7 9 . Cette mission n'a plus lieu d'être dans
les secondes noces d'une femme : les dons nuptiaux y restent discrets, la publicité, au lieu
d'être recherchée, est soigneusement évitée, l'introduction de la femme dans un autre lignage
n'entraîne pas de rites d'agrégation bien marqués comme pour une jeune et fraîche épouse,
les noces, enfin, ne déploient rien de ce faste que règle, en des unions ordinaires, le groupe
des jeunes 80.
La femme que son veuvage rend propriétaire de certains biens, peut apporter ceux-ci
librement à un nouveau mari sans qu'il soit tenu, réciproquement, à lui faire les présents
rituels ; à ce double titre, elle n'a pas besoin de la médiation des « jeunes » pour passer à un
second époux. Ainsi, le veuvage abrège les rites de passage lors d'un remariage, frustrant de
leur rôle de paranymphes les jeunes, parce que, d'abord, il simplifie le transfert des biens
matériels et, à un autre niveau, celui de la femme elle-même. Non seulement les jeunes
réclament alors une sorte de réparation pour le « manque à gagner » de festivités qui leur
sont refusées 81, mais, dans leurs charivaris du Piémont ou de Lombardie, ils semblent
revendiquer une compensation pour ce transfert de biens qui échappe à leur contrôle (com-
pensation qui prendra souvent la forme d'un pourcentage de la dot à l'époque moderne).
En déchaînant la « contre-musique » du charivari, les manifestants parent à la déficience
des rites « honorables » ; mais leur fonction d'intégrateurs sociaux reste fondamentalement
la même 82.
Ces notations montrent que je n'entends pas réduire le charivari médiéval au rôle de
régulateur démographique, ni même matrimonial, dont l'exercice serait revenu aux jeunes 83.
Pouvaient-ils, du reste, être les garants de la fécondité de la population, là où les charivaris
s'attaquaient uniquement aux doubles remariages, n'ôtant aucun partenaire désirable sous
l'aspect de l'âge et de la fécondité à leurs pairs? De fait, le rôle des charivariseurs excède les
simples fonctions régulatrices où l'on veut parfois les enfermer. Les textes médiévaux
invitent à réfléchir à nouveau sur leur mission rituelle et sur les origines d'une pratique dont
j'ai cherché à dégager les rapports avec un aspect important du rituel populaire des noces.
L'analyse de la mattinata italienne aura voulu montrer que cette mission a gardé tard sa
cohérence profonde sous les formes opposées de l'honneur et de l'insulte.
79. Cf. la description des noces romaines dans M. A. Altieri, Li nuptiali, E. Narducci, éd., Rome
1873, p. 56, pour la remise solennelle des dons nuptiaux et de la corbeille par l'époux et ses amis.
80. Altieri, Nuptiali, p. 57 et 94, sur le mariage des veuves: la remariée se rend chez son mari un jour
de la semaine, cachée au milieu d'un groupe de femmes qui l'accompagnent discrètement. Jean des Garrons
indique bien lui aussi que la veuve ne reçoit pas de dons ni de cadeaux, mais qu'à leur place « solet fieri
canonizatum » (pour « charivaritum »); c'est là la 48 e de ses punitions, le charivari en étant la 35 e ; Tractatus
IV, p. 255. Le lien établi par cet auteur entre les « donaria et iocalia in favorem et gaudium matrimonii
novi » refusés à la remariée, et le charivari qui les remplace, corroborerait les indications des autres juristes
et mon hypothèse.
81. A. Van Gennep, Manuel de folklore français contemporain, Paris, nouv. éd., 1976.
82. Cf. les conclusions de C. Gauvard et A. Gokalp, « Les conduites de bruit et leur signification à la
fin du Moyen Age: le charivari », AnnalesE.S.C., XXIX, 1974, p. 693-704.
83. Pour conclure à ce rôle de l'intervention des jeunes ou des célibataires, il faudrait d ' a b o r d constater
la concomitance d'une recrudescence des charivaris (et comment la mesurer?) avec u n déséquilibre du
marché matrimonial jouant contre les jeunes. Peut-être est-ce le cas avant 1350, quand la pression démo-
graphique retarde les mariages et entrave les secondes unions. Celles-ci apparaissent comme des provo-
cations aux jeunes n'ayant pas accès aux femmes. Que l'Église ait justement nuancé son refus de la béné-
diction dans cette période a pu accroître le nombre ou la violence des charivaris; d'où les condamnations
synodales, en réponse, autour de 1330. Mais, par la suite, pestes et déclin de la population relâchent les
contraintes pesant sur le mariage des jeunes. Veuvages et occasions de remariage sont multipliés entre 1350
et 1450, mais l'accès des jeunes au mariage est en même temps facilité; or, les charivaris sont alors bien
plus souvent mentionnés. Illusion documentaire? Des conclusions tirant argument de la présence ou de
l'absence de textes normatifs rapprochés d'une évolution démographique encore mal connue, m e semblent
prématurées.
De la ville à la Cour
La déraison à Florence
durant la République et le Grand Duché *
R I C H A R D C. T R E X L E R
Les Giovani prennent le pouvoir ! C'est en ces termes exagérés que les moralistes et les poli-
ticiens florentins du Trecento et du début du Quattrocento mettaient en garde leurs contem-
porains contre l'influence de la jeunesse. Les novelliste de la cité faisaient chorus et affi-
chaient leur peur et leur ressentiment à l'égard des jeunes en les présentant individuellement
soit comme les victimes, soit comme les auteurs d'innombrables mauvais tours 1 . Certes,
Florence connaissait des tensions entre les générations comme entre les classes. Cependant,
ni les jeunes gens, ni les garzoni (commis de boutiques) d'âge divers auxquels ils ont été si
souvent associés, ne ripostaient en tant que groupe. Les jeunes gens et les garzoni ne descen-
daient pas dans la rue pour se moquer de leurs aînés ou de leurs maîtres. Il n'y avait pas de
charivari.
La rough music du contado ou distretto de Florence n'était guère plus qu'un écho dans
la cité elle-même 2. Le charivari est totalement absent de la riche littérature historique de la
cité, de ses lois et de ses fêtes, de ses novelle et de ses refrains de carnaval. Le Règne de
Déraison venait rarement détendre la jeunesse de Florence et le royaume burlesque de cette
espiègle Dame n'était jamais une scène sur laquelle se manifestait la solidarité des Ciompi.
On peut, peut-être, en fouillant les archives judiciaires de la cité, retrouver quelques cas de
dérision collective dans les faubourgs, mais le silence de Florence même est convaincant,
le mélange particulier de bruit, de jeunesse et de dérision que l'on appelait charivari n'avait
pratiquement aucune importance dans la ville.
Et sans doute les Florentins le voulaient-ils ainsi : ce silence urbain au milieu des
clameurs de la campagne doit s'expliquer partiellement par des considérations politiques.
Le présent exposé se propose de mettre en lumière ces motivations politiques en retraçant
succinctement l'activité publique des jeunes gens et des garzoni durant les phases succes-
sives de l'histoire florentine. Trois faits apparaissent comme essentiels sous ce rapport.
Tout d'abord, le lieu du pouvoir politique dans la cité : de façon caractéristique les gouver-
nements florentins ont systématiquement supprimé toutes les solidarités de voisinage au
profit de l'autorité communale. Deuxièmement, l'étendue des rôles politiques: les jeunes
ou les garzoni ne pouvaient avoir aucun rôle important dans la vie publique florentine aussi
longtemps que les magistrats municipaux céderaient, individuellement, à la pression de leurs
pairs et de leur intérêt commun et négligeraient ces forces viriles. Troisièmement, le lien
entre la dérision et le pouvoir: la commune de Florence a monopolisé la dérision pour faire
respecter la loi et affirmer son pouvoir. Mais les Médicis, qui connaissaient admirablement
leur cité, ont su se servir des jeunes et des ouvriers de leur quartier pour renverser finalement
la République. C'est alors que, portée par une brillante jeunesse et par les garzoni, Dame
Déraison traversa les fiers quartiers de la ville à la rencontre de son autoritaire époux. Au
Cinquecento, Florence avait trouvé son seigneur.
Les jeux les plus courants parmi les gamins (pueri, fanciulli) au Trecento consistaient à se
livrer bataille à coups de pierres, ou à coups de poings, ou encore au gourdin. Ces rencontres
étaient organisées soit dans la partie centrale de la ville, soit sur les ponts de l'Arno. Les
batailles de pierres avaient surtout lieu durant la période du carnaval, ce qui obligea par
exemple l'évêque, en 1365, à suspendre les activités de la Curie le mardi gras, car ce jour-là
« les hommes ne sortent pas volontiers, à cause des jeux de pierres, ou des jets de pierres » 3.
Les grandes batailles à coups de poings semblent avoir eu lieu plutôt en avril. Dans les
années 1380 et 1390, deux bandes de quartiers, les Berta et les Magroni s'affrontaient tous
les soirs pendant quinze jours 4 . Nous sommes peu documentés sur ces rixes au Quattro-
cento, mais à la fin du siècle la tradition paraissait bien enracinée, et durant tout le Cinque-
cento et le Seicento, les chroniqueurs font très régulièrement le récit de ce genre d'épisodes.
Les jeunes gens et les garzoni, qu'il faut distinguer des fanciulli, préféraient s'adonner
à un autre genre de divertissement : le jeu des rôles renversés. A certains moments de l'année,
3. D. Manni, Osservazioni ¡storiche sopra i sigilli antichi, XXI, Florence, 1770, p. 32. « Fare a ' sassi »
au Mercato Nuovo en 1438, avec destruction des toits de plusieurs boutiques. Cf. L. Artusi-S. Gabbrielli
Feste e giochi a Firenze, Florence, 1976, p. 97. Les combats de pierres étaient probablement déjà associés
aux feux de joie du carnaval, dits usuale au milieu du Quattrocento. Voir le combat de pierres de 1457,
« occasione certe treggie que comuniter in die Carnisprivi de sero in civitate Florentie comburi solet » :
Archivio di Stato, Firenze (ASF), Atti del Capitano del Popolo, 3826, f° 22 r° (je remercie Samuel Cohn
pour cette référence).
4. Biblioteca Nazionale, Firenze (BNF), fondo Panciatichi, 158, f° 172 r°. Ce journal anonyme sera
publié par Anthony Molho, qui m'en a aimablement fourni une copie dactylographiée. Voir également
ASF, Consulte e Pratiche (CP), 26, ff°, 3 r°, 23 r°, 26 v°, 27 r°; 28, f° 38 v°; 30, f» 22 r°, qui fournissent
des détails sur les combats à coups de poings et les combats de pierres pratiqués à cette époque. Gene
Brucker m ' a généreusement envoyé les textes auxquels il se réfère dans son article: « The Florentine Popolo
Minuto and its Politicai Rôle », publié dans Violence and Civil Disorder in Italian Cities, 1200-1500, Berkeley,
L. Martines, 1972, p. 172.
La déraison à Florence durant ¡a République et le Grand Duché 167
5. « Le Proprietà di Mercato Vecchio », dans Delizie degli eruditi toscani, VI, 1775, 272 ff.
6. L'allusion la plus ancienne que j'ai pu trouver aux strumenti scordati remonte à 1551; M. Plaisance,
« La politique culturelle de Cóme I e r et les fêtes annuelles à Florence de 1541 à 1550 », dans Les fêtes de
la Renaissance, Paris, J. Jacquot et E. Konigson, III, 1975, p. 150.
7. La référence florentine la plus ancienne à propos des stili remonte à la fin des années 1490. J. Schnit-
zer, Quellen und Forschungen zur Geschichte Sawnarolas, IV, Leipzig, 1910, p. 94 (Parenti); et Ps. Burla-
macchi, 123, 130, les mentionne à la fois comme serragli de noces, et comme pratique carnavalesque. A ce
moment déjà apparaît dans les sources une autre activité à laquelle se livraient les jeunes garçons, calcio
alla palla. Les références les plus anciennes que j'ai trouvées sont un poème de Giovanni Frescobaldi, La
Palla al Calcio » (Fl. 1460-1480), dans Lirici Toscani del Quattrocento, Rome, A. Lanza, 1973, p. 601-607,
la festa della palla groesa (pallonet), et ASF, Manoscritti, 119, f° 3v°, dans une liste de feste par Benedetto
Dei de 1472. Les joueurs du quartier de Santo Spirito s'opposent à ceux du Prato dans le quartier Santa
Maria Novella. B. Varchi, Storia fiorentina, 2 vol., Florence, 1963, liv. XIII, chap. 14, donne une idée du
caractère brutal que pouvait avoir ce calcio vers le milieu du Cinquecento.
8. ASF, CP, 26, fr» 24 v°, 27 r° (19 avr. 1387).
9. « All'altrui spese », dans Delizie..., op. cil.
168 R.C. Trexler
de ceux qui les dominaient socialement ou de leurs aînés. Les combats à coups de poings
pouvaient n'être qu'une transposition de la politique adulte ou même être la politique
adulte tout court. La compétition entre une cavalcade d'artisans du quartier des Alberti et
une cavalcade du quartier des Castellani pouvait être considérée comme un match entre deux
factions politiques, et confirmait, de plus, les préjugés contre les artisans et contre les jeunes
gens l 0 . Le message, dans ce cas, pouvait être celui de la puissance politique ou de la force
potentielle des participants, et non la persuasion morale typique du charivari. En se servant
de garçons ou d'artisans « bestiaux », les grands démontraient leur pouvoir vis-à-vis du
groupe même d'habitants de la cité dont la férocité à certaines périodes de l'année était
considérée comme inévitable, et donc excusable. Le spectacle de la différence sociale entre
acteurs et public, entre habitants de la ville et citoyens, masquait une inversion politique
potentielle, celle que réalisait la « clientèle » verticalement intégrée des riches citoyens,
c'est-à-dire un regroupement coupant à travers les différences sociales. Le gouvernement
de Florence avait certes de bonnes raisons de s'opposer à ces démonstrations, ce qu'il
faisait.
On comprend qu'un régime au pouvoir s'oppose à semblables menaces pesant sur sa
dignité et son autorité. Mais les gouvernements florentins qui s'opposaient à ces manifes-
tations avaient vis-à-vis de ces jeux une attitude ambiguë. En effet, les gouvernements
n'étaient autres que les chefs des grandes familles ou leurs clients, et chaque Seigneurie ne
gouvernait que pendant deux mois. De ce fait, les prétentions à l'honneur et l'ordre public
se trouvaient en conflit. D'une part, la gloire d'une famille, et indirectement de la commune,
dépendait de la capacité de la puissante famille à prouver l'importance de sa clientèle; et
cette clientèle était évidemment composée des artisans et de la jeunesse du voisinage. Cepen-
dant, lorsqu'ils se trouvaient au gouvernement, les chefs de famille et les patrons se rendaient
bien compte de la nécessité d'une solidarité entre marchands contre les exclus de la vie
politique, soit 80% de la population de la cité, contre leurs fils, contre les ouvriers et contre
les femmes. La rivalité entre les solidarités reposant sur la famille et celles qui étaient fondées
sur les intérêts communaux, entre les associations au niveau du quartier et les associations
au niveau de la cité, entre la solidarité organique et celle de classe, fut une constante de
l'histoire florentine.
Le danger final était clair. Les Florentins se rendaient bien compte qu'il suffisait de
quelques libéralités ou quelques gratifications pour mettre en mouvement les bandes de
jeunes et les associations d'artisans, qui, le cas échéant, protégeraient l'intérêt du plus
offrant. Ils craignaient donc constamment qu'un patron particulièrement influent dans son
quartier ne se mette à flatter les associations des autres quartiers et ne devienne en fin de
compte l'unique patron de tous les quartiers. Les liens organiques et les rapports structuraux
pouvaient se combiner. Dirigée par un tyran, la force sociale que représentaient les jeunes
gens et les garzoni dans leurs quartiers pouvait devenir la principale force politique d'un
maître unique de la ville.
C'est précisément une menace de ce genre qu'avait représenté le duc d'Athènes en 1343.
Et, pour sa part, Gautier de Brienne s'y était pris de la même manière pour accroître son
pouvoir, lorsqu'il avait créé une garde du corps de trois cents giovani nécessiteux appar-
tenant aux « bonnes familles », et organisé six brigades burlesques de sottoposti (des non-
citoyens) du quartier 11 . On n'oublia pas de si tôt la « vanité forcée » de ces groupes durant
les fêtes du 1 e r mai et de la Saint-Jean de cette année-là, ni le fait que ces groupes avaient
10. Le chapitre « The Ritual of Célébration » de mon livre : Public Life in Renaissance Florence, New
York, Academic Press, 1980, sur le comportement officiel dans la République florentine, contient de très
nombreuses données sur ce sujet.
11. G. Villani, XII, 8; Ricordi storici di Filippo di Cino Rinuccini dal 1282 al 1460, colla continuazione
di Alamanno e Neri suoi figli fino al 1506, Florence, G. Aiazzi, 1840, xxiv.
La déraison à Florence durant la République et le Grand Duché 169
une base géographique, ni leurs batailles de pierres: les classes inférieures et les fils des
bonnes familles, exclus les uns et les autres de la vie politique par la constitution, étaient
toujours prêts à servir les hommes puissants. Le cauchemar d'une ville où brûlaient par-
tout les feux de joie, tandis que les bandes de « durs » se battaient pour le seul amusement
et profit d'un unique patron, hantait l'esprit des citoyens 12 . Les gouvernements de vieillards
craintifs (vecchi) s'étaient toujours efforcés de maintenir leurs jeunes gens ou leurs garzoni
hors de la vie politique. L'expérience de Gautier de Brienne ne fit que confirmer cette façon
de voir : les identités de quartier étaient dangereuses, de même que les garzoni et la jeunesse
qui les représentaient ; et le chef d'une puissante famille qui cherchait à courtiser ces groupes
féroces était tout aussi dangereux. La tyrannie politique et les identités fondées sur l'appai-
tenance à tel ou tel quartier paraissaient aller de pair. Pour les combattre, la cité devait être
rituellement unie autour de sa communauté de marchands au pouvoir.
La lutte pour l'unité rituelle de la cité donna des résultats satisfaisants. A l'échelle des
îlots de voisinage, il n'existait pas de saints ou de processions, pas grand-chose non plus en
matière de confréries de quartier, et le symbolisme local était remarquablement pauvre. Les
adultes de la classe des citoyens appartenaient à des associations volontaires urbaines,
plutôt que paroissiales, et fréquentaient les églises des ordres mendiants, plutôt que les
églises paroissiales 13 . Les compagnies de jeunes gens, courantes au début du Duecento,
disparurent 14 . Les organisations de sottoposti furent interdites. Les brigades organisées pour
certaines fêtes, d'après un statut de 1322, ne pouvaient avoir plus de douze membres 15 .
Il y eut à la fin de ce siècle des lois contre le fâcciendo messerels. Les circonscriptions fiscales
et judiciaires de la cité devaient bien, il va sans dire, être maintenues, mais leur valeur
d'identification était faible.
Les solidarités de quartier ainsi sapées et les jeunes gens et garzoni n'ayant pratiquement
aucun rôle dans les manifestations publiques, la cité florentine du Trecento ne se prêtait
guère au charivari. Contrairement à Gêne, elle ne possédait qu'un seul baptistère et une
seule pieve. Florence à la fin du Moyen Age ne connaissait la fraternité qu'autour d'un
baptistère, à en croire Dino Compagni 17 .
Le charivari était inexistant à Florence au Trecento parce que les solidarités locales
indispensables à ce genre de manifestation avaient été supprimées. D'autres facteurs ont
également joué à rencontre de ces associations, mais le rôle de la politique a été déter-
minant. L'unité rituelle de la cité obligeait les jeunes gens et les garzoni qui voulaient se
divertir autrement qu'en se tournant eux-mêmes en ridicule, à chercher un objet de dérision
au niveau de la cité, plutôt que dans leur quartier. Et le fait est que ce qui se rapproche le
12. On peut se faire une idée des proportions que pouvaient prendre ces batailles aux dimensions de
la ville, en lisant la description qu'en donne G. Cambi, dans son « Istoria fiorentina », dans Delizie, XXI,
p. 136.
13. Les citoyens appartenaient, par définition, aux œuvres de la paroisse (opere). Mais à de rares
exceptions près, ces organisations ne se réunissaient que pour réparer le toit de l'église ou élire les recteurs.
Elles n'avaient qu'un vague statut, et un caractère religieux minimal.
14. Boncompagno da Signa, qui écrivait vers 1215, déclare: « Esta consuetudo... [iuvenumsocietates]...
fortius in Tuscia viget »; « Cedrus », dans L. Rockinger, Briefsteller und Formelbücher des elften bis vier-
zehnten Jahrhunderts (Quellen zur Bayerischen und Deutschen Geschichte, IX, part 1), Munich, 1863, p. 122.
Voir également R. Davidsohn, Firenze ai tempi di Dante, Florence, 1929, p. 517. Mais on ne retrouve pas
de societates iuvenum avant le début du Quattrocento; Trexler, « R i t u a l in Florence: Adolescence and
Salvation in the Renaissance », dans The Pursuit of Holiness in Late Medieval and Renaissance Religion,
Leiden, C. Trinkaus et Heiko Oberman, 1974, p. 206.
15. Ces fêtes étaient: le 1 " mai, la Saint-Jean, Noël et Pâques; Statuti, I, Statuto del Capitano del
popolo degli anni 1322-1325, Florence, 1910, p. 309.
16. ASF, Provvisioni, 81, flf°211 r° v° (22 août 1393).
17. D. Compagni, Cronica delle cose occorrenti ne' tempi suoi, Milan, 1965, II, 8, p. 73. Pour l'accueil
des nouveau-nés dans la paroisse, pratique courante à Sienne, voir A. Dundes et A. Falassi, La Terra in
Piazza, Berkeley, 1975, p. 37 et suiv.
170 R.C. Trexler
plus du charivari-règne de la Déraison, dans la période qui a précédé le temps des Médicis,
est un ensemble de pratiques constituant un troisième aspect des activités de la jeunesse, un
genre d'activités qui se situait au niveau municipal. Et, dans ce domaine, la dérision était
le fait d'individus qui n'avaient rien de commun avec leurs victimes.
Les fanciulli florentins pouvaient à l'occasion mettre en pièces le corps des criminels
condamnés et généralement déjà exécutés par le gouvernement. A la fin du Duecento, les
familles gardaient le corps de leurs parents pour empêcher semblable indécence 18 . En 1383,
quelque deux cents gamins dépecèrent le cadavre d'un partisan de Giorgio Scala, et un
chroniqueur raconte que la furia del popolo en aurait fait autant du populiste Scala lui-
même si le gouvernement n'avait protégé sa dépouille 19 . Cette pratique se maintint au
Quattrocento. En 1478, les fanciulli déterrèrent par deux fois les conspirateurs Pazzi et ridi-
culisèrent leurs cadavres, et ce sous les yeux des adultes. Et de même en 1493, le cadavre
d'un iconoclaste fut pareillement outragé, mais cette fois avec la participation des adultes 20.
Tout comme dans le charivari, les individus contrevenant à l'ordre établi étaient tournés
en dérision par des jeunes agissant pour le compte de leurs aînés. Cependant, il convient de
faire la différence avec ce que l'on a appelé la justice populaire du charivari. En effet, la
violence pratiquée par les gamins sur ces cadavres ne faisait que confirmer un jugement
et un châtiment déjà infligés par leurs aînés, c'est-à-dire les hommes de condition supérieure
qui étaient au pouvoir. Certes, en humiliant un cadavre, ils mettaient en garde la famille du
défunt, mais cette mise en garde n'était qu'une démonstration anticipée du châtiment muni-
cipal d'abord, puis populaire qui attendait les futurs contrevenants. Mais nous aurions tort
d'imaginer qu'il y ait une grande différence, visuellement et moralement, entre la sentence
des hommes au pouvoir et les pratiques des féroces jeunes gens, et de nous représenter, d'une
part, un jugement emprunt de « gravité » et, d'autre part, une dérision « irresponsable ». En
fait, la dérision infligée par les gamins n'était qu'un prolongement de la dérision rituelle
pratiquée par le gouvernement dans le but de démontrer sa puissance. En fin de compte,
le gouvernement apportait la preuve de son autorité en montrant qu'il pouvait se divertir
au dépens de ses ennemis —• sans honte, démesurément, arbitrairement, en toute sponta-
néité et en savourant sa vengeance. En somme, le seul charivari qui existât dans la cité était
celui d'un gouvernement puissant.
L'insulte rituelle était officiellement utilisée dans les affaires diplomatiques et mili-
taires. Et c'est ainsi que nous trouvons des peintures diffamatoires, des courses de chevaux
et de filles publiques autour des murs des cités ennemies, des fourgons de bouffons dans les
expéditions militaires, des monnaies frappées en territoire ennemi 21 . L'insulte faisait aussi
partie des festivités de la cité. Comment, par exemple, interprêter les fêtes de la Saint-
Antoine et celles de la Saint-Sébastien autrement que par une intention de ridiculiser les
classes inférieures dont les révoltes avaient été réprimées, précisément, ces jours-là 22 ? Mais,
bien plus, le gouvernement pratiquait aussi la dérision dans le domaine judiciaire. Il est clair
que les dirigeants se sont forcés de monopoliser le droit de ridiculiser ; peut-être, même,
dans une certaine mesure pour rendre inutile l'activité des jeunes gens. Dès l'instant où un
traître, un failli, un homosexuel, une prostituée, un iconoclaste ou un hérétique étaient
condamnés jusqu'au moment de son exécution ou de sa relaxe, la Seigneurie de Florence
l'insultait. L'humiliation publique la plus typique consistait à leur faire porter une mitre,
un bonnet de papier sur lequel étaient peints des diables en train de danser, et un manteau
non moins ridicule. On coiffait de la mitre les séducteurs de jeunes filles, ou on les asseyait
18. I. Del Lungo, « Una vendetta in Firenze il giorno di San Giovanni del 1295 », Archivio Storico
Italiano (ASI), ser. 4, XVIII, 1886, p. 387 et suiv.
19. Naddo da Montecatini, « Memorie Storiche», dans Delizie..., op. cit., XVIII, p. 38.
20. Luca Landucci, Diario fiorentino, Florence, I. Del Badia, 1969, p. 21 et suiv., 66.
21. Voir « The ritual of diplomacy », dans mon livre sus-mentionné.
22. Voir, par exemple, ASF, Prov., 74, ff» 240 r°-241 r" (25 janv. 1385/6).
La déraison à Florence durant la République et le Grand Duché 171
sur un âne et on les chassait à coups de fouets par les rues de la ville sur cette monture. Les
accusés auxquels la ville accordait son pardon devaient tout de même porter cette mitre
jusqu'à l'église, où ils recevaient l'absolution. Les suspects la portaient aussi, debout hors
de l'église, exposés à l'humiliation de la populace. De même ceux qui allaient à l'exécution
et ceux que l'on menait en prison. En 1492, un certain Pachierotto fut reconnu coupable
d'homosexualité et de diffamation : « Une assez large mitre fut placée sur sa tête. Puis, on lui
donna la chasse à coups de fouet tout autour de la Piazza ».
Il fut mené aux différents lieux de ses nombreux forfaits, mitre en tête, et fouetté publi-
quement à chacun de ces lieux.
« Puis on le conduisit à la Stinche (prison), où on l'enferma à perpétuité avec les homo-
sexuels, les voleurs et les blasphémateurs. Ceux-ci l'attendaient dans la joie. Lorsqu'il
arriva là, ils en firent leur nouveau capitaine et tous chantaient joyeusement pour se
donner un peu de récréation. Ayant été ainsi gentiment choyé, il fut alors placé de force
au bout de la table, à la place d'honneur, avec une nouvelle mitre, plus grande que la
précédente. Le pauvre Pachierotto pleurait de honte et aussi de douleur, à cause des
coups de fouet qu'il avait reçus » 23.
En résumé, dans cette cité au rituel unifié, les anciens, qui redoutaient les jeunes et les gar-
zoni, même si ceux-ci pouvaient les intéresser, cherchaient d'une manière générale à main-
tenir la primauté de la loi et de la justice municipales en supprimant les solidarités locales.
Mais au niveau municipal, ces graves personnages se livraient volontiers à la Déraison et à
la dérision même qu'ils condamnaient chez les « outsiders ». Ces gérontocraties pleines de
dignité prouvaient leur virilité par leur fricole vindicte. En dépeçant le cadavre de ceux qui
avaient déjà été ridiculisés à mort par leurs aînés et leurs supérieurs, les jeunes gens et les
garzoni imitaient ces derniers plus qu'ils ne les corrigeaient.
De 1497 à 1502, la cité florentine fut secouée par une explosion d'insolence de la part de la
jeunesse à l'égard des personnalités de la ville et des institutions, une vague de dérision
comme jamais la ville n'en avait connue dans toute l'histoire de la république 2 i . Ce phéno-
mène commença avec les brigades d'innocents fànciulli de Savonarole, lesquelles censu-
raient et brûlaient les livres et tableaux, vilipendaient les filles manquant de retenue, et
s'en prirent peut-être même aux cartes de leurs pères. Les frères aînés des fànciulli, auxquels
le vin et la bonne chère étaient généreusement prodigués par les patriciens riches (les Compa-
gnacci, les Vecchi), ripostaient en attaquant les enfants de Savonarole durant les processions
en brisant les objets sacrés lors des célébrations religieuses, aussi bien à l'intérieur des lieux
saints qu'à l'extérieur. Les sermons se passaient dans l'odeur de soufre et de fumier, au
milieu du vacarme des giovani perturbateurs (sans « rough music », à ce qu'il semble) et en
présence des chevaux et des chèvres introduits par les opposants du Frère. Mais, tandis que
Savonarole et ses deux compagnons brûlaient sur la grand-place, en 1498, les fanciulli, alors
passés à l'opposition, s'efforçaient de faire tomber les corps avec des pierres pour pouvoir
en dépecer les restes. Les années qui ont suivi l'exécution furent, pour employer les termes
mêmes d'un chroniqueur, « comme si l'enfer s'était ouvert » 25. Les travestis semaient le
23. P. Villari et E. Casanova, Scelta di prediche e scritti di fra Girolamo Savonarola, Florence, 1898,
p. 501 et suiv.
24. Comparer ce qui suit avec l'opinion de Natalie Zemon Davis, selon laquelle les événements des
années 1490 représentaient une « s u r v i v a n c e » de l'esprit du scampanata-, « S o m e Tasks and Themes in
the Study of Popular Religion », Pursuit, p. 324.
25. Landucci, Diario..., op. cit., p. 71.
172 R.C. Trexler
scandale parmi les pieuses veuves. Les « durs » de la cité forçaient les sympathisants du
défunt prophète à s'agenouiller devant des hiboux vivants censés représenter la « vraie
lumière » dont Savonarole avait si souvent parlé. La littérature obscène sur les prétendus
exploits sexuels du Frère avec les novices était vendue à la criée dans les rues. Ce ne fut que
lorsque l'émissaire du pape, Gilles de Viterbe, vint à Florence, à la fin de 1502, que l'ordre
commença à revenir 26 . Dans ces anni mirabiles on trouve les fanciulli et les giovani, tantôt
ensemble, tantôt en opposition, agissant pour la société adulte et défendant une moralité
ou une autre, non plus seulement en marchant sur les brisées de la justice municipale, mais
agissant comme de véritables exécuteurs. Comment expliquer cette explosion sans précé-
dent, vu la relative tranquillité des jeunes et des garzoni au cours des périodes antérieures
de l'histoire florentine?
La réponse est sans doute en partie dans le fait qu'au Quattrocento les adolescents, les
jeunes gens et les garzoni se virent assignés pour la première fois certains rôles publics dans
la vie de la commune florentine. Le même phénomène se produisait, d'ailleurs, un peu
partout en Europe. Nous ne pouvons étudier ici le rapport entre ce qui se passait à Florence
et ce qui se passait au m ê m î moment en Europe ; pas plus, d'ailleurs, que les causes de cette
évolution. Nous devons nous contenter de décrire les faits. Tout d'abord, les giovani furent
reconnus comme étant ceux auxquels revenait la tâche de célébrer les victoires de Florence
et également d'accueillir et de divertir les visiteurs étrangers. Les compagnies éphémères
de giovani florentins, connues sous leur nom de groupe — « Le Casque », « Le Globe »,
« La Fleur » — rappellent bîaucoup la Compagnia delle Calze vénitienne, qui à la même
époque joua elle aussi un rôle important dans les relations de Venise avec le monde exté-
rieur 2 7 . Dans l'un et l'autre cas, la «jeunesse policée» assumait de plus en plus réguliè-
rement le rôle d'intermédiaire, les jeunes étaient les « désarmeurs » qui devaient faciliter
les relations de la cité avec les puissances étrangères.
Par ailleurs, on se mit à considérer, au Quattrocento, que les adolescents avaient un
important rôle à jouer pour le salut, individuel et collectif, de leurs parents. Organisés en
confréries, par groupes d'âge, ils étaient censés contribuer par leurs représentations sacrées
et leurs processions à la pérennité de leurs famille et à celle de la cité 29 . Les confréries
d'adolescents se maintinrent dans les années suivantes en tant que corporations, par contre
les compagnies de leurs aînés, toujours suspectes en raison de la violence potentielle des
giovani, disparaissaient dès que les fêtes, pour lesquelles elles avaient été constituées, étaient
passées. Ces pieux adolescents organisés, tout autant que les giovani plus profanes — qui,
ni les uns, ni les autres, ne s'adonnaient à la dérision —, exprimaient une réalité profonde
de la société florentine à la fin du Quattrocento, à savoir, que les visiteurs étrangers, les cités,
les gouvernements, les grandes familles ne pouvaient avoir d'honorabilité et d'avenir que
s'ils étaient approuvés par la jeunesse. En 1492, au milieu des désastres interprêtés comme
autant d'avertissements du ciel, une procession de fanciulli, vêtus de blanc, était dans l'esprit
du popolo l'unique moyen de se concilier le Seigneur. Parfaitement conscient que les enfants
de Florence étaient honteusement devenus le salut de la cité, un Guicciardini commentait
en ces termes ces processions d'enfants angéliques : « Vous voyez à quoi nous en sommes
arrivés ! » 29 . A la même époque, un autre citoyen plein de gravité, Piero Parenti, notait
qu'à présent les jeunes garçons restaient groupés à l'église — qu'en d'autres termes ils
Quand Gilles de Viterbe arriva à Florence, en 1502, pour mettre fin à 1'« enfer » où l'activité
juvénile avait plongé la ville, il ne pouvait être question de retourner à l'état de choses ancien,
c'est-à-dire à la cité au rituel unifié et dominée par des vieillards. Non seulement la jeunesse
et les adolescents étaient devenus de puissantes forces dans la cité, mais, pour leur part, les
garzoni ou commis de boutique s'étaient également affirmés comme un élément important.
Par ailleurs, tous ces groupes avaient maintenant retrouvé l'identité locale qu'ils avaient
perdue depuis l'époque de Gautier de Brienne. Les gamins de Savonarole, par exemple,
étaient organisés suivant les quatre quartiers officiels de la ville, et il existait même un
médiateur dans chaque quartier officiel pour régler les différends entre fanciulli32. On
trouve de nombreuses allusions au développement d'associations d'artisans dans les quar-
tiers ; mais celles-ci n'ont pas encore été étudiées. II a existé, par exemple, au tournant des
années 1480 —• une corporation de cardeurs de laine — une des associations de caractère
résidentiel et professionnel tolérées sous le régime des Médicis 33 Un siècle plus tôt, les
Ciompi organisés étaient redoutés ; mais désormais ils agissaient en tant que groupe avec
la bénédiction du régime. Au Cinquecento, les descendants de Laurent de Médicis
s'appuyaient même sur des groupes de garzoni et de jeunes constitués dans les quartiers pour
maintenir leur pouvoir.
Le Cinquecento fut l'âge d'or des potenze, les premières associations de quartier à
caractère récréatif à être organisées depuis l'époque du duc d'Athènes. Plébéiennes par
définition — bien que comptant parfois dans leurs rangs un fils de famille —, ces associations
d'artisans semblent s'être développées avec la protection de Laurent de Médicis et ont
peut-être, comme l'a suggéré Singleton, joué un grand rôle dans les célébrations de plus en
plus élaborées du Carnaval durant les douze dernières années du Quattrocento 34 . Après
l'expulsion des Médicis, en 1494, ces groupes semblent avoir eu la faveur des familles puis-
santes en lutte pour le pouvoir dans une république replâtrée. Nous les rencontrons pour
la première fois nommément désignées à la date de 1501, et d'emblée elles apparaissent avec
un caractère carnavalesque, familial et officiel : le groupe Melarancia se produisait le 1 e r mai,
une fête de type carnavalesque ; mais le 1 er mai était aussi le jour où les gouvernements
florentins nouvellement désignés entraient en fonctions, et le groupe célébrait donc aussi
cet événement. Il est clair qu'il fut finalement financé par la famille Frescobaldi, puisqu'un
des enfants de cette famille tenait une place d'honneur dans sa présentation 35. Après le
retour des Médicis, en 1512, les potenze devinrent rapidement les instruments locaux du
pouvoir des Médicis. Sous l'égide de cette famille, elles se transformèrent en organisations
de bienfaisance pour les sottoposti, ce qui était tout à fait nouveau dans l'histoire florentine.
Elles cessent d'apparaître dans les archives de la cité dans le cours des années 1620.
Les rapports réciproques des potenze et des Médicis sont déjà clairement discernables
dans une chanson de carnaval écrite avant l'expulsion des Médicis en 1494. Dans cette
chanson, une ambassade espagnole imaginaire arrive à Florence pour célébrer la conquête
de Grenade (1492) et offre des présents à un empereur de fantaisie — sans aucun doute
l'Empereur du Prato (de la Prairie), qui régnera sur toutes le potenze durant le siècle sui-
vant 36 . A travers le burlesque Imperator del Prato, c'est aux membres de la famille régnante
que l'on rend hommage; ce qui est aussi le cas dans une autre chanson, également anté-
rieure à 1494, où l'on fait l'éloge du « fils de Clarice », probablement Piero di Lorenzo 37 .
En 1515, les potenze à pied, équipées de faux casques, de fausses épées et de fausses lances,
arrivèrent de leurs royaumes, de leurs duchés et de leurs comtés de quartier pour recevoir
leurs étendards du pape Léon X (Médicis), tandis que les potenze à cheval célébrèrent en
1523 l'élection de Clément VII (Médicis) 38 . Probablement supprimées durant la dernière
République (1527-1530) en tant que «créations de tyrans», elles furent ressuscitées par
Alessandro Médicis en 1532, lequel leur octroya de somptueux présents, à charge pour elles
de célébrer son mariage avec la fille de l'Empereur germanique 39. Dès lors, le lien entre les
potenze et la famille régnante était on ne peut plus évident. En finançant une ou deux potenze,
les grands ducs incitaient d'autres citoyens fortunés à rivaliser entre eux pour l'équipement
des autres groupes. Toutes ensemble, les potenze venaient alors devant leur empereur et
promettaient à ce souverain pour rire de « répandre leur sang et de donner leur vie au service
du... souverain réel, le prince de Florence et de Toscane » 40.
Mais ce jeu présentait des inconvénients. Une potenza pouvait chercher à s'allier avec
les potenze voisines. Elle pouvait dresser des barrières pour prélever une taxe sur ceux qui
passaient ses frontières. Plusieurs potenze pouvaient s'engager dans des batailles rangées
pour savoir dans quel « royaume » se trouverait le Palais Médicis 41 . Mais les Médicis
avaient bien appris que les jeunes des quartiers et les garzoni leur étaient utiles pour légitimer
leur pouvoir. Comme la famille procédait à la nomination de VImperatore del Prato, elle
pouvait régler ces querelles de quartier grâce au libro di confini de ce grand souverain. Et si
tout le reste échouait, le grand duc pouvait toujours appeler ses mercenaires 42 .
34. C. Singleton (red.), Nuovi canti carnascialeschi del Rinascimento, Modène, 1940, p. 11.
35. Cambi, Istoria..., op. cit., XXI, p. 159.
36. C. Singleton (red.), Canti carnascialeschi del Rinascimento, Bari, 1936, p. 75.
37. Ibid., p . 85.
38. Cambi, Istoria, XXII, p. 249 et suiv.
39. Ibid., XXIII, p. 117. En 1527 ou 1528, Donato Giannotti recommanda l'abolition des potenze
en raison de leur origine tyrannique et parce qu'elles « tolgono riputazione al publico, ed acresconla a '
privati »; G.R. Sanesi (red.), « U n discorso sconosciuto di D.G. intorno alla milizia », ASI, ser. 5, VIII,
1891, p. 25.
40. Plaisance, « Politique culturelle... », op. cil., p. 143 et suiv.
41. Giuliano de' Ricci, Cronaca (1532-1606), Milan, G. Sapori, 1972, p. 222 et suiv.
42. Ibid., p. 223.
La déraison à Florence durant la République et le Grand Duché 175
43. Le carro sive trionfo de' buffoni fut construit par Francesco di Piero Baldovini; ASF, Monte
Comune, 2088, 14 juin 1493.
44. Istoria, XXII, p. 45.
176 U.C. Trexler
républicaine, n'avait eu que faire des adolescents, des jeunes ou des garzoni, parce qu'elle les
craignait. Mais Florence au temps du Grand Duché voyait sereinement les potenze vanter
les vertus économiques, se ridiculiser elles-mêmes et accepter du pouvoir politique les
aumônes qu'elles considéraient comme leur étant dues. Quand la Déraison et ses sujets
sortirent finalement des quartiers florentins, ceux-ci portaient les chausses des Médicis, et
personne ne s'y trompait.
Pratique du charivari
et répression religieuse
dans la France d'Ancien Régime
ANDRÉ BURGUIÈRE
Est-il besoin de rappeler, après Van Gennep 1 , l'intérêt des documents conciliaires et syno-
daux pour l'histoire du folklore, mais aussi les difficultés d'interprétation auxquelles on se
heurte dès qu'on se propose d'identifier et de localiser avec précision les pratiques men-
tionnées ?
Les folkloristes qui récusent les témoignages ecclésiastiques sous prétexte que ceux-ci
n'ont ni le désir ni le moyen de comprendre ce qu'ils décrivent, rejoignent sans le vouloir
la manière de voir qu'ils dénoncent. L'idée que le folklore appartient à un fonds culturel
pré-chrétien que l'Église avait provisoirement admis ou recouvert, n'a pas été forgée par
l'Académie celtique et les premiers travaux des folkloristes français ; elle est née chez les
réformateuis religieux, protestants et catholiques qui, depuis le xvi e siècle, entreprirent
d'expulser de la vie religieuse les superstitions et les pratiques magiques.
Le folklore est né, pourrait-on dire de cette condamnation à mort. Il est né comme
concept, comme ensemble culturel dans la tête des censeurs ecclésiastiques qui avaient à
redéfinir les normes du comportement religieux et cette catégorie nouvelle est devenue peu
à peu familière à tous les milieux concernés par la culture cléricale. Mais il s'est affirmé
également comme pratique distincte, clandestine par adaptation progressive à l'image que
la répression lui donnait de lui-même.
Le charivari échappe, à première vue, à ce schéma dans la mesure où il a été identifié
et poursuivi bien avant la plupart des autres pratiques populaires. La répression conjointe
des autorités religieuses et des cours civiles lui ont conféré dès le xiv e siècle droit de cité
dans les témoignages écrits avec un nom (à peu près) fixe un statut et une morphologie
précis. Juristes et théologiens s'interrogent sur ses origines, discutent son étymologie.
L'abondante littérature que les folkloristes lui ont consacré depuis le début du xix e siècle
n'est pas sans rapport avec cette relative générosité des sources et des témoignages anciens.
Mais quelle signification donner à l'abondance et à la précocité des témoignages ? Est-ce
l'indice d'une pratique folklorique constituée et répandue bien avant les autres qui, de ce
fait, a pu attirer l'attention puis la répression des autorités religieuses et civiles? Ou bien
l'impression de cohésion tient-elle avant tout au cadre juridique et répressif dans lequel cette
forme de démonstration populaire nous apparaît? En d'autres termes, s'agit-il pour nous,
d'utiliser ces témoignages comme les miroirs brisés d'une réalité dont l'essentiel nous
échappe comme elle leur a échappé, comme les repères archéologiques d'une pratique dont
les premières descriptions véritables n'apparaîtront que dans les monographies folkloristes
du xrx e siècle, ou bien peut-on envisager une relation dialectique entre l'évolution du rituel
et l'attitude des autorités religieuses ?
1. A. Van Gennep, Textes inédits sur le Folklore français, présentés par Nicole Belmont, Paris, 1975.
C'est à l'intérieur de cette double interrogation que nous voudrions situer notre étude
de la répression du charivari, en France, par l'Église du xv e au xvm e siècle. Notre commu-
nication se propose de compléter, au moins géographiquement, celle de François Lebrun.
Pour nous partager la tâche, nous avons choisi de suivre l'axe nord-ouest/sud-est, Saint-
Malo/Genève qui aux yeux de l'historien de la croissance 2 , sépare déjà une France du Nord
plus développée culturellement et économiquement et une France de l'Ouest et du Sud
qui s'installe dans la stagnation. Nous ne nous dissimulons pas l'arbitraire d'un tel choix.
Certaines traditions liturgiques concernant le mariage sont propres à la France du Sud,
comme l'importance accordée à la bénédiction des époux sous le vélum 3 ; certains choix
également dans la réforme post-tridentine : ainsi à propos des fiançailles qui étaient tradi-
tionnellement dans le Sud-Ouest une cérémonie importante. Alors que dans la France du
Nord, presque partout les fiançailles sont rendues progressivement obligatoires et en même
temps vidées de tout leur contenu cérémoniel et sacré, dans le Sud un certain nombre d'évê-
ques préfèrent les interdire *. La survivance enfin de certains traits de mentalités cathares
comme la condamnation implicite du remariage et la réprobation plus marquée encore à
l'égard des veuves qui se remarient. Mais il aurait été bien surprenant que des facteurs de
disparité aussi diffus nous révèlent, à propos d'un phénomène comme le charivari, une
opposition marquée entre la France du Nord et la France méridionale.
En revanche, aucun des sept rituels publiés au xvi e siècle que nous avons étudiés (Autun,
Chartres —• 2 éditions —, Langres, Laon, Troyes, Amiens) ne comportent la moindre allu-
sion au charivari. Ces mises en garde sont très stéréotypées et se recopient volontiers. Le
mêm; texte se retrouve dans le rituel de Paris, de Boulogne, et de Châlons-sur-Marne publiés
à trois ans de distance. Les rituels de Langres et de Chartres un peu plus tardifs, reprennent
des phrases entières du même modèle. Le recopiage s'explique par la fonction même des
rituels qui doivent fournir au clergé une encyclopédie de la pratique à la fois simple et
homogène.
Le fait nouveau, c'est qu'ils ne se contentent plus de dire comment doivent se faire
les cérémonies, mais aussi ce qu'il faut éviter de faire ou même de tolérer. Il ne s'agit pas
uniquement d'une nouvelle vague de répression contre le charivari et d'autres manifestations
traditionnelles de la piété populaire, mais d'une nouvelle forme de répression. La pratique
religieuse est devenue en elle-même répressive.
On pourrait s'interroger sur la valeur de ces témoignages. Comme tout document
judiciaire, ils nous renseignent mieux sur la volonté de réprimer du clergé que sur l'étendue
de la délinquance. Des traditions charivaresques très répandues et tenaces ont pu fort bien
exister dans des diocèses sans qu'aucun texte synodal ou aucun rituel n'aient éprouvé le
besoin de les dénoncer. En revanche, des mises en garde répétées peuvent désigner à travers
l'insistance de la répression, la vitalité du charivari.
C'est le cas pour le diocèse de Lyon où Monseigneur Depinac reprend en français
dans ses statuts synodaux de 1577, à peu près dans les mêmes termes, la condamnation du
charivari contenue dans les statuts de 1566. C'est le cas aussi pour Amiens où Monseigneur
Feydeau de Brou reprend en 1696 le texte issu du Synode de 1662. L'insistance est parfois
plus explicite ; ainsi à Langres, Charles de Poitiers dénonce dans les statuts de 1421 les
pratiques « qui vulgariter numcupantur charevary jam ab olim per statuta provincialia
damnata et reprobata (souligné par nous) necnon per statuta synodalia ». Trente-trois ans
plus tard, l'évêque Gui de Bernard déclare renouveler l'ordonnance de son prédécesseur
« quo ad derisiones vulgariter numcupatas charevary in hac nostra civitate specialiter fieri
solitas contra secundo vel ulterius nubentes innovamus constitutionem domini karoli de
pictavia nostri predecessoris ». Dans la capacité de survie du rite prohibé, à laquelle corres-
pond l'acharnement des évêques, la ville semble jouer le rôle de matrice culturelle. Les villes
épiscopales avec leur nombreuse population de clercs migrants ont servi de creuset au
xv e siècle à la culture carnavalesque et joyeuse 7 .
Des pratiques, des institutions de classes d'âge venues parfois des campagnes ont trouvé
dans le milieu bachelier de ces villes les formes d'expression pompeuses, cuistres et cocaces
qui devaient assurer leur pérennité. Les autorités religieuses s'efforçaient de les contrôler
plutôt que de les combattre dans la mesure où les jeunes clercs y étaient directement impli-
qués. En 1461 par exemple, un certain Jacob Philippe, chapelain à Sézanne est condamné
par l'officialité de Troyes pour avoir participé à un charivari. « Item contra dominum Jaco-
bum Phelippe capellanum ecclesie de Sezannia. Emendavit eoquod in nupciis cujusdam
lecomte secunda nubentis fecit charivari » 8 . Ritualisées, ces manifestations de rébellion
culturelle (ou symbolique) pouvaient jouer le rôle de régulateurs des tensions pour le milieu
instable et souvent immigrant des jeunes et faciliter leur intégration à la vie sociale. On
célébrait les fêtes des fous, des innocents, de l'âne, dans la cathédrale ou la salle du chapitre.
En revanche, on interdisait les cérémonies qui avaient le plus de chances de dégénérer en
7. Natalie Z. Davis, « The Reasons of Misrule », in Society and Culture in Early Modern France,
Stanford, 1975.
J. Rossiaud, « Fraternités de Jeunesse et Niveaux de Culture dans les Villes du Sud-Est à la Fin du
Moyen Age », Cahiers d'Histoire, 21, 1976, p. 67-102.
8. Archives départementales de l'Aube, G 4176, f° 179. Citi par Béatrice Gottlieb, Getting Married
in Pre-Reformation Europe, Columbia, 1973.
182 A. Burguière
9. P. Louvet, Histoire et Antiquités du diocèse de Beauvais, Beauvais, 1635. Au début du xvi® siècle,
les jeunes clercs et autres enfants de chœur de Beauvais, s'adonnaient dans la cathédrale à des rites d'inver-
sion parodiques le jour des Saints-Innocents. On y célébrait aussi une fête de l'âne.
10. Cambry, Description générale du département de l'Oise, An XI, Paris.
11. J.-B. Thiers, Traité des jeux et des divertissements, Paris, 1686.
12. Delamare, Traité de Police, 2' éd., 1722.
13. Supplément à l'Encyclopédie. Nouveau Dictionnaire. Pour tenir de supplément aux Dictionnaires
des Polices, des Arts et Métiers, éd. Panckoucke, 1776.
14. Comte Giuseppe Aura Carlo Dossi, StatistiqueGénérale de l'Ain, 1808.
15. Arrêt du Parlement de Bourgogne, juin 1616. Cité par Brillon, Dictionnaire des Arrêts, Paris, 1711.
Pratique du charivari dans la France d'Ancien Régime 183
16. Sentence de Police du Châtelet 13.5.1735, cité par Edme de Poix de Fréminville, Dictionnaire de
Traité de la Police générale des Villes..., 1758.
17. Claude Noirot, L'Origine des Masques, Alomint'ries, lit'rnez..., Langres, 1609.
18. Thiers, Traité des Jeux..., op. cit.
184 A. Burguière
ou réparatrices qui accompagnent les cérémonies de mariage, non seulement d'une autre
ampleur, par son niveau de dissonance et d'agressivité, mais pourrait-on dire d'une autre
nature. Ce que confirme l'attitude de l'Église à l'égard de ce rituel rejeté et pourchassé bien
avant les autres pratiques folkloriques, liées au mariage et qui le perçoit ensuite comme un
rite à part, différent des multiples interventions du groupe des jeunes.
Cette natuie particulière qu'on lui reconnaît, explique également les formes exceptionnel-
lement riches, complexes et relativement stables que revêt le rituel du charivari dans nos
textes ecclésiastiques. Les descriptions les plus anciennes (celles du xv e et xvi e siècle) sont les
plus riches : cinq textes sur huit parlent de masques. « Larvis in figura daemonum » (Langres,
1404), « Larvariis » (Langres, 1421), « sub turpi transfiguratione larvarum » (Troyes, 1529),
« larvati... incedentes » (Lyon, 1566), « marchans en larves et masques » (Lyon, 1577). Deux
textes mentionnent des instruments: «tympana puisantes» (Lyon, 1566), que les statuts
de Monseigneur Depinac, onze ans plus tard traduisent par « sonnans tambourins ».
Masques et instruments sonores disparaissent dans les descriptions que nous proposent
les textes de la deuxième vague de répression, celle du xvii e siècle. En revanche, textes
anciens et textes plus récents indiquent avec une remarquable continuité les trois registres
principaux du charivari : des bruits terrifiants et dissonants (mentionnés par cinq textes
synodaux sur huit pour le xv e et xvi e siècle, trois textes sur dix pour le xvn e siècle et par les
huit rituels de la même période) ; des chahuts ou même des violences (dans trois textes
synodaux sur huit de la première période et sept rituels sur huit) ; des quolibets, mêlant
l'insolence et la dérision (dans six textes sur huit de la première période et huit sur dix de
la deuxième période ainsi que dans trois rituels sur huit).
La disparition de toute référence aux masques et aux instruments dans les textes du
xvn e siècle, alors que les autres éléments de la description se maintiennent comme des traits
constitutifs et obligatoires, traduit-elle une évolution du rite? J.-B. Thiers, dans son traité
des superstitions définit ainsi le charivari : « Faire du bruit avec des tambours, des armes à
feu, des cloches, des plats, des assiettes, des bassins, des poêles, des poêlons et des chaudrons,
faire des huées, des siflements, des bourdonnements et des cris par les rues, en un mot faire
ce qu'on appelle le charivari » 23. Fort d'une connaissance très érudite des textes synodaux,
mais aussi de son expérience de curé du pays chartrain 24 , notre abbé désigne le charivari
essentiellement comme une conduite de bruits. L'abondante batterie d'instruments et
d'ustensiles qu'il mentionne suffit à prouver que ceux-ci sont encore présents et indispen-
sables à l'accomplissement du rite. Si l'Église n'éprouve plus le besoin d'en faire état dans
ses condamnations, c'est qu'elle condamne tous les bruits qui prétendent accompagner
ou réhausser la cérémonie religieuse, qu'ils soient joyeux ou sinistres, mélodieux ou disso-
nants, allègres ou agressifs.
En revanche, l'absence de référence aux masques et aux déguisements correspond
peut-être à la disparition ou du moins à un certain effacement du travestissement dans les
charivaris du xvn e siècle. Ces masques étaient-ils censés évoquer le fantôme (larvae, l'expres-
sion utilisée par les textes synodaux signifie à la fois masques et fantômes) du mari défunt
ou même les fantômes de tous les maris défunts qui viennent, lors du remariage de leur
veuve, réclamer vengeance? A part une remarque de Cambry dans son voyage en Finistère a5 ,
23. J.-B. Thiers, Traité des Superstitions qui regardent les sacrements selon VÉcriture Sainte, Paris, 1704.
24. Sur l'auteur du Traité des Superstitions, une mise au point récente de François Lebrun le « Traité
des Superstitions de J.-B. Thiers. Contribution à l'ethnographie de la France du xvn c siècle », Annales de
Bretagne, 83, 1976.
25. Cambry, Voyage dans le Finistère ou État de ce département en 1794 et 1795. Paris, An VII.
186 A. Burguière
aucune explication du charivari antérieure au xix e siècle ne fait intervenir les âmes des
maris défunts et trompés.
Avaient-ils pour fonction essentielle de dissimuler l'identité du charivariseur ? Il convient
de noter, à cet égard qu'aucun de nos textes synodaux du x v e et du xvi e siècle, pourtant
peu avares de détails dans leur description de la pratique des cérémonies, ne précise si le
charivari a lieu de jour ou de nuit. Au xvn e siècle en revanche, un texte synodal, celui de
Mâcon (1659), parle d'« assemblées nocturnes », et cinq rituels, ceux de Paris (1646), Boulogne
(1647), Châlons-sur-Marne (1649), Troyes (1660) et Chartres (1689) indiquent comme trait
qui les distingue des autres désordres accompagnant les mariages que le charivari a lieu le
soir (seu etiam vespere).
Les deux objectifs, incarner quelqu'un d'autre (c'est-à-dire jouer un rôle) et dissimuler
sa propre identité aux yeux des personnes visées ou des autorités pour agir en parfaite
impunité, ne sont pas forcément incompatibles. Ils peuvent coexister aussi bien dans les
conduites masquées que dans les conduites nocturnes. Dans la mesure où le charivari est
une contre-cérémonie, il choisit la nuit pour prendre le contrepied de la cérémonie reli-
gieuse qui doit se faire en plein jour. Il implique la clandestinité parce que la cérémonie
officielle implique la publicité. Mais il est aussi une cérémonie compensatoire. La nuit donne
la parole aux morts, comme elle leur donne la possibilité de venir hanter les vivants. Leur
prêter voix pour une nuit, c'est aussi une manière d'acheter leur accord ou du moins de
neutraliser leur ressentiment face à un remariage qui les insulte.
Pourquoi disséquer à tout prix la polysémie du rituel ? On peut fort bien imaginer que
le camouflage par le masque et le camouflage par la nuit ont longtemps coexisté dans le
charivari par un phénomène de redondance ou plutôt d'accumulation des signes et des
précautions propres aux rituels ; de la même manière, le masque et la nuit ont pu fort bien,
par un effet de redoublement, servir chacun à la fois à protéger l'anonymat des chariva-
riseurs et à évoquer l'âme des conjoints défunts. Le reflux des pratiques carnavalesques dont
le charivari et la course à l'âne par exemple, subissaient incontestablement l'attraction 26 ,
le renforcement de la répression à l'égard de tous les rites de déguisement ont entraîné au
xvii e siècle un certain transfert sur les rassemblements nocturnes des fonctions qui reve-
naient au déguisement.
condamnées sans préciser à quel type de mariage il s'adresse ; ainsi Monseigneur Félix
Vialart, évêque-comte de Châlons-sur-Marne (1657) : « et parce que la coutume s'est intro-
duite en divers lieux de la campagne de conduire les fiancés et mariés à l'Église et au logis
avec des chansons déshonnêtes, danses dissolues, charivaris et autres insolences... ». Les
statuts de Noyon (1673) signalent entre autres un charivari de la Saint-Sébastien qui semble
appartenir au cycle carnavalesque. « Nous défendons très expressement ladite exaction du
vin de fiançailles, mariages, coquets, directement ou indirectement dans les charivaris de la
veille de Saint-Sébastien et autres jours de l'année... » Ou bien ils envisagent différents
prétextes à charivari. Pour le synode de Saint-Omer (1640), le charivari vise aussi bien les
remariages que les mariages exogames « a nubentibus praesertim viduis ad secundas vel
tertias nuptias convolantibus, aut ex aliéna parochia uxorem ducentibus ».
Les statuts d'Amiens (1662) énumèrent les cas de figure non conformes qui peuvent
entraîner un charivari :
« Nous deffendons... aux habitants des paroisses de rien exiger de ceux qui y contractent
les fiançailles ou le mariage, soit que l'un des contractans ne soit pas du lieu, soit que
l'un ou l'autre ou tous les deux ayant déjà esté mariez, ou soient advancez en aage, ou
soûls quelque autre couleur ou prétexte que ce puisse être. Nous faisons aussi deffenses,
soûls pareille peine, de faire des assemblées, bruicts ou charivaris en dérision des
mariez ».
J.-B. Thiers, bon connaisseur de la législation ecclésiastique, mais également bon obser-
vateur des usages du pays chartrain propose une définition qui résume assez bien le point
de vue de la réforme catholique sur le charivari,
« la canaille et les gens de nulle importance se font parfois un grand divertissement de
ce qu'ils appellent charevaris, charivaris ou charibaris, afin de tirer quelque somme
d'argent des nouveaux mariés ou de les charger de confusion. II y a des lieux ou cela
ne se fait guère qu'à des secondes noces disproportionnées en effet ou en apparence.
Mais il y en a d'autres où il se fait presqu'à toutes les noces » 27 .
Cette évolution nous semble significative à plusieurs titres. Elle traduit d'abord, comme nous
l'indiquions plus haut, un changement d'attitude à l'égard des pratiques «populaires»
(entendons par là non-ecclésiastiques) qui accompagnent les mariages. Aux xv e et xvi e
siècles, le charivari est condamné par l'Église non pour son caractère indécent et joyeux,
mais parce qu'il paraît contester la validité des remariages que les théologiens et l'autorité
ecclésiastique considèrent comme licites et donc pleinement légitimes. Le charivari n'est
pas répréhensible dans sa forme, mais dans ses intentions, dans sa finalité. Il met en cause
l'autorité de l'Église sur le sacrement du mariage, en théorie puisque les vexations dont
il accable les veufs qui se remarient, l'épreuve à laquelle il les soumet semblent dénier au
prêtre le pouvoir de valider certaines unions ; en pratique, puisque la menace de démons-
trations vexatoires et agressives de la part de la communauté contraint certains veufs à
renoncer à leurs projets de remariage. Charles de Poitiers dans les statuts de Langres de
1421 l'indique clairement : « quoniam nonnulli tam viri quam mulieres per talia a contrac-
tendo secundas nuptias retrahuntur ».
C'est pourquoi les textes synodaux de cette période non seulement associent étroi-
tement le charivari aux secondes noces, mais prennent soin de réaffirmer la doctrine de
l'Église sur la validité des remariages : « Jaçoit que de l'avis de l'Apôtre et par disposition
de la bénédiction nuptiale, le prêtre devra prendre garde à ne pas bénir plusieurs anneaux
de mariage, à ne pas laisser tomber l'anneau au moment de le passer au doigt des mariés ;
ces incidents mineurs servent de support, aux yeux des gens, à des rites propitiatoires. Les
rituels préviennent également contre les démonstrations turbulentes, dont le charivari, qui
peuvent accompagner les festivités nuptiales.
Quant aux textes synodaux, ils invitent le clergé à bannir toutes les formes exhubérantes
de la dévotion populaire : non seulement les « déguisements et actions indécentes contraires
à l'honneur des temples et à la sainteté de ce sacrement » (Soissons, 1673), les « chansons
déshonnêtes, danses dissolues » (Châlons-sur-Marne, 1657), mais toute forme d'accom-
pagnement musical : « les curés ne souffriront pas des haut-bois, violons ou autres sem-
blables instruments dans l'Église, à l'occasion des mariages » (Beauvais, 1699). Cette volonté
de rupture avec les comportements traditionnels aboutit chez les prélats réformateurs à une
répression généralisée de la liesse et du bruit comme le montre cette injonction de Monsei-
gneur de Clermont (Laon, 1696) à propos du mariage :
« Nous voulons qu'il soit épuré dans notre diocèse de cette pompe et de cet appareil
profane que les payens avaient coutûme d'y employer : et à cet effet, nous défendons
de conduire les futurs époux au son des violons à l'Église, soit pour les fiançailles, soit
pour le mariage, même de sonner aux fiançailles, comme aussi tout ce qui s'appelle
bien-venues, bouquets et autres semblables appareils qui ressentent l'esprit du paga-
nisme. »
Dans ce contexte répressif nouveau, le charivari continue a être dénoncé mais parmi d'autres
désordres au milieu desquels son identité et sa signification deviennent incertaines. Condamné
avec d'autres chahuts qui accompagnent les mariages durant le cortège, la cérémonie à
l'église ou encore la bénédiction du lit nuptial, avec d'autres menaces contre les mariés ou
d'autres extorsions d'argent comme le « vin de mariage », (sept textes synodaux sur dix et
sept rituels sur huit pour cette période citent le « vin de mariage » ou l'extorsion d'argent),
le charivari finit par se confondre avec eux. Les formes qu'il prend, c'est-à-dire le bruit,
l'insolence, l'indécence — par quoi il s'apparente justement aux autres désordres incri-
minés —, deviennent répréhensibles en elles-mêmes quelle que soit l'intention qu'elles
expriment. Le charivari est donc répréhensible même lorsqu'il ne vise pas un remariage,
mais une alliance ou l'écart d'âge ou de statut social entre les conjoints s'éloigne trop des
normes admises.
C'est ainsi, nous semble-t-il qu'il faut interpréter l'évolution des rapports entre la
répression religieuse et la répression civile. Il se peut, comme l'affirme Yves-Marie Bercé 31,
que les juridictions civiles aient été jusqu'au xvi e siècle plus indulgentes que les autorités
ecclésiastiques à l'égard du charivari. Aucun des arrêts de Parlement cités par les juristes
pour définir la jurisprudence en matière de charivari n'est en effet antérieur au xvi e siècle.
Mais il faut surtout remarquer que les deux pouvoirs ne poursuivent pas le même type de
délit. Si les textes ecclésiastiques dénoncent les violences qui accompagnent les charivaris,
voies de fait, parfois homicides, menaces contre les veufs ou veuves qui préfèrent renoncer
à se remarier, ils condamnent avant tout le refus exprimé dans le charivari d'admettre la
légitimité d'un type de mariage dont l'Église garantit la validité. L'autorité civile pour sa
part ne réprime que les désordres, assemblées nocturnes ou les violences (« injuriae ») contre
les personnes.
Au xvn e siècle au contraire, l'Église réprime avant tout les désordres ou plutôt son
effort pour imposer une nouvelle forme de dévotion la pousse à considérer comme désor-
données les formes traditionnelles et spontanées de la dévotion populaire. « Quoique la
débauche essaye de les excuser sous le nom spécieux de divertissements innocents », décla-
rent les statuts synodaux de N o y o n (1673), ces manifestations sont coupables. Pour l'Église
comme pour l'autorité civile, c'est le désordre qu'il engendre, non l'intention qu'elle exprime
qui transforme une pratique en délit. En quoi, le point de vue de l'Église rejoint n o n seu-
lement celui de l'autorité civile, mais aussi celui des protestants, comme l'indique Mon-
seigneur Vialart, évêque de Châlons-sur-Marne (1657) à propos « d e s chansons déshon-
nêtes, danses dissolues, charivaris et autres insolences contraires à la Sainteté de ce sacre-
ment et à la discipline de l'Église, dont les hérétiques ne sont pas moins scandalisés que les
catholiques ». Dans les communautés protestantes d u Midi de la France au début d u x v n e
siècle, les Anciens intervenaient préventivement pour désamorcer les projets de charivari S 2 .
J.-B. Thiers cite à ce propos les décisions du Synode protestant de Vitré (1617) « a la réqui-
sition de la Province du Mont Languedoc, il est enjoint à toutes les Églises de réprimer
soigneusement toutes insolences comme celles q u ' o n appelle charivaris, rançonnement
de mariages et autres. Et ceux qui après avoir été admonestés se montreront incorrigibles,
seront poursuivis p a r les censures ecclésiastiques » 33 .
Il n'est pas certain que l'alignement des autorités ecclésiastiques sur les critères d u
pouvoir civil au x v n e siècle ait renforcé l'efficacité de la répression contre les charivaris et
fait disparaître les violences. Les statuts synodaux de Noyon en 1673 les accuse encore d ' ê t r e
à la source de « plusieurs dissentions, ivrogneries et homicides ». Mais la répression reli-
gieuse faisait désormais double emploi avec le bras séculier. C'est pourquoi, elle disparaît
pratiquement dans les textes du x v m e siècle.
Au-delà de l'attitude répressive de l'Église, que reflètent nos textes synodaux, les change-
ments dans la manière de présenter le charivari ne traduisent-ils pas une évolution d u rite
lui-même, stimulée sinon provoquée p a r l'évolution de la répression? Si nos textes des
x v e et xvi e siècles associent tous le charivari exclusivement au remariage, c'est bien sûr
pour mieux faire ressortir son caractère hérétique. Mais c'est aussi conforme à la vocation
originelle du charivari. Le remariage d'un veuf ou d ' u n e veuve était mal accepté p a r les
proches et les voisins dans la mesure où il perturbait l'équilibre matrimonial de la commu-
nauté et pouvait susciter de multiples tensions. Cette aversion était encouragée par le droit
coutumier qui pénalisait souvent le remariage des veuves et même par certains édits royaux.
D a n s le rituel ecclésiastique lui-même, avant comme après le concile de Trente, on
retrouve la trace des réticences originelles de l'Église à l'égard du remariage : c'est le refus
d'accorder la bénédiction nuptiale aux deuxième noces. Refus logique et nullement péjoratif
pour qui accède aux subtilités de la pensée liturgique. Mais pour les profanes, l'absence de la
bénédiction nuptiale dévalorisait la cérémonie et rendait incertaine son efficacité sacra-
mentelle. Face à u n cérémonial imprécis (l'union contractée devenait-elle indissoluble et
donc réelle au moment des fiançailles ou au moment du mariage?) dont on comprenait
mal l'arrière-plan théologique (le sacrement était-il administré par le prêtre ou p a r les
conjoints ?), on avait tendance à fixer sur la bénédiction tout le pouvoir de sacralisation que
l'on reconnaissait à l'Église. Devant le désarroi et le mécontentement populaires, l'Église
f u t amenée à assouplir ses prescriptions. La bénédiction nuptiale, précise le rituel de Chartres
de 1689, ne sera refusée q u ' a u x veuves qui se remarient «secundae nuptiae dicuntur (in-
quibus benedictiones non fiunt) cum vidua matrimonium contrahit cum altero viro licet
n u m q u a m uxorem duxerit ; semper autem dicuntur secundae ex parte mulieris ».
32. J. Estèbe, B. Vogler, « La genèse d'une société protestante: étude comparée de quelques registres
consistoriaux languedociens et palatins vers 1600», Annales E.S.C., 2, 1976.
33. Thiers, Traité des Superstitions..., op. cit.
Pratique du charivari dans la France d'Ancien Régime 191
du rire qui « est joyeux, débordant d'allégresse, mais en même temps... railleur sarcastique,
il nie et affirme à la fois, ensevelit et ressuscite à la fois ».
Ambivalence du masque qui « traduit la joie des alternances et des réincarnations... la
joyeuse négation de l'identité et du sens unique... l'expression des transferts... des violations
des frontières naturelles ». Ambivalence de ce « chœur populaire riant » qui affirme à travers
l'inversion et la parodie, l'existence d'un monde (et nous serions tenter d'ajouter une
justice), « délibérément non officiai, extérieur à l'Église et à l'État ».
L'attitude de l'Église a sans doute précipité, sinon provoqué, un déplacement du sens
et du rite du charivari que l'on perçoit à travers nos témoignages plus tardifs. Paradoxa-
lement, ce que l'Église condamne dans le charivari, aux XVe et xvi e siècles, ce n'est pas sa
volonté de consécration (c'est-à-dire sa charge de « superstition ») mais sa volonté de cen-
sure : le refus de reconnaître la légitimité des remariages. En le présentant comme une opé-
ration de représailles, elle mettait en valeur les aspects agressifs du charivari au point de
rendre de moins en moins acceptable le pacte de complicité qui devait exister dans ce rite
entre les acteurs et les « victimes ». Les deux références à des extorsions d'argent que nous
avons citées apparaissent dans des textes de la seconde moitié du xvi e siècle et traduisent
sans doute une tendance des couples rançonnés à refuser de se plier à une obligation rituelle
de plus en plus agressive et de moins en moins sacralisée. Claude Noirot au début du xvn e
siècle déclare que le charivari « n'est autre chose qu'un tribut que les suppôts et clercs de
ces jours gras lèvent sur ceux qui, pendant l'année, sont entrées en secondes noces» 3 7 .
J.-B. Thiers décrivant, à la fin du xvn e siècle, les charivaris d'Aix-en-Provence, écrit que les
organisateurs « tirent un tribut des nouveaux mariés ou qu'autrement, ils assemblent tous
leurs officiers et toute leur séquelle le lendemain des noces vers le soir et font le charivari
pendant la nuit... Ce qu'ils continuent ensuite avec tant de violence et un si épouvantable
tintamare que si l'on ne leur donne ce qu'ils demandent, ils menacent de mettre le feu à la
maison... » 3 8 .
La dépense symbolique est devenue une amende où s'exercent à la fois le chantage et
la punition. L'évolution de cette pratique nous permet de comprendre dans quel sens a pu
se transformer l'ensemble du rite de charivari. En abandonnant son caractère compensatoire
et instituant qui lui faisait jouer le rôle d'adjuvant pour une consécration religieuse où la
communauté locale prenait le relais de l'autorité ecclésiastique, l'extorsion d'argent devenait
une pure procédure de censure et de contrôle. Trois textes synodaux de la deuxième période
sur dix, la citent comme élément du charivari ; mais deux de ces textes la citent également à
propos des mariages où l'un des conjoints vient d'une autre paroisse. Ce pourboire, exigé
en dédommagement par les jeunes célibataires de la paroisse (appelé fréquemment « vin de
mariage ») est dénoncé dans nos documents ecclésiastiques du xvn e siècle presque aussi
souvent que le charivari : sept des dix textes synodaux et sept des huit rituels qui condamnent
le charivari, le mentionnent.
Cet amalgame tient au fait que l'Église, comme nous l'avons indiqué plus haut,
condamne désormais pêle-mêle, toutes les démonstrations populaires qui accompagnent les
mariages. Mais il traduit également la diffusion de la procédure de l'amende symbolique
à d'autres situations et à d'autres rites que le charivari. Plus profondément, c'est le charivari
lui-même qui, en se spécialisant dans une fonction de censure, perd à la fois son ambivalence
et son identité. L'imposition des mariés n'est plus le privilège exclusif du charivari. Le
charivari n'a plus pour fonction exclusive de sanctionner et de consacrer les remariages.
Les très précieuses statistiques départementales des Préfets du consulat et de l'Empire
qui témoignent souvent d'une attention remarquable et toute nouvelle aux pratiques folklo-
riques, décrivent plusieurs fois des charivaris destinés à sanctionner autre chose que des
remariages. On peut donc penser que, dans la France du xvm e siècle, le charivari est devenu
un rite de censure polyvalent. Cambry dans la description du département de l'Oise 39 ,
région, si l'on en croit nos textes ecclésiastiques, fortement et anciennement charivarieuse,
signale à Tricot la coutume du charivari d'adultère « un usage très singulier, écrit-il, subsiste
encore dans ce pays : si quelque fille fait un enfant et qu'un homme marié en soit le père,
les garçons s'assemblent avec des cornets, des poêles, des grelots et font un terrible charivari
à la porte de l'homme et de la fille... » Or, ce type de charivari est attesté dans d'autres
régions, au xvm e siècle par les archives judiciaires. Ainsi à Tréguier en 1777, un homme,
Jean Lallevat est accusé par les frères Legneut d'avoir engrossé leur parente. « . . Il vient
d'être instruit par bruit public, que dans le jour d'hier vers sept heures du soir, il y a eu en
cette ville une assemblée illicite, une émotion populaire causée par un charivari, le plus
criminel dont il y ait eu d'exemple... que le nommé Jean Lallevat était l'objet de cette scène
tragique, qu'il fut traîné sur une claye par toutes les rues en cette ville... » 40 .
Ces dénonciations folkloriques des adultères sanctionnaient les couples mais aussi les
victimes, en l'occurence les maris trompés. Cambry 41 décrit un procès parodique fait à
Maignelay à l'occasion du carnaval qui vise les uns et les autres : fusion (tardive?) du chari-
vari et du vieux rite de la course à l'âne, attesté par les juristes aussi bien au début du xvn e
siècle 42 qu'au milieu du xvm e siècle : Fournel dans son Traité d'adultère signale, à Paris,
le rite « de promener sur un âne, le visage tourné vers la queue, le mari qui accusait sa
femme d'adultère... Cette méthode, dérivait d'un principe qui n'est pas tout à fait raison-
nable, à savoir que le mari est toujours la cause ou éloignée ou prochaine des infidélités
de sa femme... » 43.
La statistique du département du Nord décrit à Douai la coutume des Pinperlaux « les
garçons brasseurs réunis et masqués parcourent la ville au son de cornes et instruments
rendant un son grave et lugubre... Cette troupe masquée se présente devant les maisons où
la rumeur publique annonce qu'on fait mauvais ménage... » 4 4 Ce type de charivari dirigé
contre les querelles de ménage, contre les maris battus ou battants existe depuis longtemps,
dans la région. Il est décrit dans le journal du sayeteur lillois Chavatte pour l'année 1684 :
« En la maison de François Sallenbier, lequel dedans sa chambre y demeurait un homme
nommé Jean Martin lequel avait batu sa femme de verges... et y fit ce balez la le 9 du présent
mois au soir qui estait bien 11 à 12 heures et le 19 par le mardi fut chanté des chansons... » 45
Charivaris d'adultère, charivaris contre les querelles de ménage utilisent les mêmes procédés
(instruments dissonants, quolibets, équipées nocturnes) que les charivaris de remariages et
composent à première vue le même système symbolique : il s'agit de répondre par une
démonstration de disharmonie à une situation qui compromet l'harmonie sociale. Mais
s'y affirme aux dépens de toute autre fonction possible du rite, la volonté justicière de la
société proche (parents ou voisins) et son droit de censure sur la vie sexuelle ou conjugale
du groupe.
Le charivari politique que la littérature judiciaire, folklorique ou politique du xix e
siècle nous décrit abondamment aussi bien pour la France que pour la Grande-Bretagne
ne correspond pas non plus nécessairement à une métamorphose tardive du rite. Natalie
Z. Davis cite le cas d'un charivari organisé en 1576 à Dijon par « l'Ânerie de Mère Folle »,
contre le grand Maître des Eaux et Forêts accusé de dévaster les forêts à son profit 46 . Au
xvm e siècle, à Montpellier, un homme fut l'objet d'un charivari sous l'accusation de charla-
tanisme. Mais il s'agit incontestablement d'une forme dérivée.
A cet égard, les interprétations du charivari que proposent Claude Lévi-Strauss et
E. P. Thompson 47 , la première compensatoire et consacrante, le secondaire justicière et
politique n'apparaissent incompatibles que dans la mesure où l'on prétend les appliquer aux
mêmes cas, c'est-à-dire tant qu'on refuse d'envisager la possibilité d'une évolution et d'une
dérive du rite. Or, l'intérêt essentiel de nos documents ecclésiastiques est qu'ils peuvent
nous aider à reconstituer sinon une véritable chronologie, du moins le cheminement logique
de cette évolution. Sollicité et provoqué par la répression religieuse, le charivari a intériorisé
le sens que lui attribuait l'Église. Il s'est écarté de sa fonction pseudo-sacramentelle (compen-
ser les insuffisances et les hésitations du rituel ecclésiastique face aux remariages) pour accen-
tuer sa fonction de censure et de dénonciation. Le contexte même de la répression qui devient
avec la réforme catholique de plus en plus globale et normative, l'incitait à devenir contesta-
taire et rebelle comme tous les autres rites populaires associés au mariage avec lesquels on
le confond et auxquels il communique ses moyens d'expression. Parallèlement, il tendait
à rationaliser son discours et à s'enfermer dans une conduite justicière. Comme l'ont fort
bien montré Natalie Z. Davis et Jacques Rossiaud, les groupes de jeunes, les institutions de
classes d'âge, promoteurs en milieu urbain à la fin du xv e siècle et au début du xvi e siècle
d'une activité carnavalesque qui canalise les tensions et freine la marginalisation des nou-
veaux adultes... ou des nouveaux venus, ont contribué à charger le charivari d'une agressivité
dénonciatrice. Mais également l'unanimisme du charivari, sa vocation à dépasser les barrières
de classes d'âge (comme l'indique nos textes ecclésiastiques), à rassembler toute la société
proche, le prédisposait, plus que tout autre rite, à devenir l'expression et l'instrument d'une
justice populaire, bravant les pouvoirs officiels et admise par tous. Délesté de ses liens sacra-
mentels avec les remariages, le charivari n'avait plus aucune raison de limiter sa compé-
tence à l'univers conjugal. Il étend son pouvoir de censure aux normes sociales, à la morale
économique ; il devient politique.
ANNEXE I
1404 Langres 1
1421 Langres / publiés dans Statuta Synodalia Lingonensis (Claude de Longui), Langres,
1 1538
1470 Langres ]
1529 Troyes: Statuta Synodalia Civitatis et Diocesis Trecensis... (Odard Hennequin),
Troyes, 1530.
1554 Beauvais : Constitutiones Synodales Civitatis et Diocesis Belvacensis (Odet de Coligny,
cardinal de Châtillon), Paris, 1554.
1566 Lyon : Statuta Synodalia Ecclesiae Metropolitanae et Primatialis Lugdunensis (Antoine
d'Albon), Lyon, 1566.
1572 Reims : Concile de Reims. Statuts Synodaux (Charles de Guise, Cardinal de Lorraine.
Reims, 1572 (in Gousset, Actes de la Province ecclésiastique de Reims, 1844, tome III),
1577 Lyon : Statuts et ordonnances synodales de l'Église. Métrop. de Lyon (Pierre d'Espinac)
Lyon, 1577.
1640 Saint-Omer : Statuta Synodi Diocesanae Audomarensis... (Christophe de France),
Saint-Omer, 1640.
1646 Beauvais : Statuts Synodaux de Messire Augustin Potier évêque et comte de Beauvais,
Paris, 1646.
1657 Châlons-sur-Marne : Ordonnances de Monseigneur l'Évêque et Comte de Châlons
(Monseigneur Félix Vialart), Châlons, 1663.
1659 Ordonnances synodales d'illustrissime et révérandissime père en Dieu Jean de Lin-
gendes, Mâcon, 1659.
1662 Amiens : Statuts publiés au Synode général d'Amiens (François Faure), Amiens, 1662.
1669 Beauvais : Ordonnance synodale de Monseigneur Nicolas de Buzenval, évêque-comte
de Beauvais (in Gousset, Actes de la Province ecclésiastique de Reims, 1844, tome IV).
1673 Noyon : Statuts synodaux du diocèse de Noyon (François de Clermont-Tonnerre),
Saint-Quentin, 1677.
1680 Troyes : Statuts et Règlements publiés au Synode général de Troyes (François Bou-
thillier) (in Abbé Lalore, Ancienne et nouvelle discipline du diocèse de Troyes, Paris,
1882).
1696 Amiens : Statuts synodaux du diocèse d'Amiens (Henri Feydeau de Brou), Amiens,
1696.
1699 Beauvais : Statuts de Monseigneur le Cardinal de Jauson-Forbin évêque-comte de
Beauvais..., Beauvais, 1699.
ANNEXE II
Cote B.N.
1637 Beauvais : Rituale Bellovacense.
1646 Paris : Rituale Parisiense (J.-F. de Gondy), Paris, 1646. B 1744 Rés.
1647 Boulogne: Rituale Sive Manuale Ecclesiae Boloniensis (Monseigneur
François Perrochel), Paris, 1647. B 29000
1649 Châlons-sur-Marne : Rituale Sive Manuale Eccl. Cathalaunensis (Félix
de Vialard), Paris, 1649. B 1769
1660 Troyes : Rituale Seu Manuale Ecclesiae Trecensis (Monseigneur Fran-
çois Malier), Paris, 1660.
1679 Langres : Rituale Lingonense (Monseigneur Arnaud de Simiane de Gor-
des), Langres, 1679. B 2815
1689 Chartres : Rituale Carnetense (Ferdinand de Neufville), Chartres, 1689. B 1757
1725 Beauvais : Manuale Bellovacense (Monseigneur Beauvilliers de Saint-
Aignan), Paris, 1725. B 1774
Contentieux social et utilisation variable
du charivari à la fin
de l'Ancien Régime en Languedoc
NICOLE CASTAN
1. Charivari est le terme le plus généralement utilisé; la paillade est plus précisément réservée à sanc-
tionner les abus d'autorité de la femme à l'intérieur du couple o u en cas d'adultère; par exemple, la femme
qui va chercher son mari au cabaret (Conseil Supérieur de Nîmes, 1771).
2. Le comte de Périgord, c o m m a n d a n t en chef en Languedoc, adresse en 1788 aux consuls des villages
u n e lettre circulaire p o r t a n t défense tant aux jeunes gens q u ' a u x autres de faire charivari quand quelqu'un
se mariait (Archives départementales de l'Hérault — A D H —, C 6825).
3. « Arroumègue » o u droit de « pâlotte », rançon en n a t u r e o u en argent fixée p a r l'usage (Archives
départementales de Haute-Garonne — A D H - G —, B 5233).
4. II est en de même pour le carnaval.
Languedoc, riche d'une tradition bien ancrée, le procès peut révéler si la dérision du charivari
s'est prêtée à l'expression de révoltes et de haines sociales propres à un âge prerévolution-
naire. La question se pose en référence à une pratique nouvelle de l'autorité administrative
et judiciaire, plus exigeante en matière d'ordre public. En somme, le rituel populaire a-t-il
véhiculé une revendication nouvelle face à un pouvoir qui se veut plus contraignant?
Précisons d'emblée que le formalisme judiciaire ne laisse subsister aucune ambiguïté sur la
nature des désordres auxquels la Jeunesse se livre au cours de l'année : fêtes votives, tirage
au sort de la milice, carnaval, charivari et paillade sont nettement différenciés. On note une
prédilection marquée de ces deux derniers à se situer dans les trois premiers mois de l'année,
temps fort du calendrier ludique. La période y prête, par ses ripailles qui précèdent les inter-
dits du Carême ; elle est aussi marquée par un rythme de travail moins pressé et par un
nombre accru de mariages; 90% des 50 charivaris, prélevés à titre d'échantillon entre les
années 1770 et 1790, se sont déroulés à cette époque de l'année. C'est aussi parce que, sur
la lancée des jeux du mardi gras, les autorités ne peuvent guère refuser leur autorisation à
une jeunesse, « dont il faut bien tolérer les amusements honnêtes en temps de Carnaval »,
soit 4 tambours à Remoulins en 1744 pour convoyer chaque soir une paillade 5 .
A noter qu'une pareille sanction, réservée aux mariages scandaleux et aux abus d'auto-
rité féminine, ne se justifie plus au x v m e siècle ; ces irrégularités conjugales et sexuelles ne
sont plus ressenties profondément comme blâmables, du moins les remariages et les diffé-
rences d'âge ou de condition ; il y a beau temps que les premiers sont entrés dans les mœurs
et c'est surtout le ridicule qui atteint le « ranquinot » qui convole pour la troisième fois, ou
le vieillard promis à une «jeunesse » 6 ; par ailleurs, la mobilité sociale et géographique a
amené un nombre suffisamment croissant de transfuges à se marier hors de leur milieu
d'origine, pour que le fait ne soit plus perçu avec autant d'acuité.
U n trait constant demeure : cette rançon grotesque est prise en main par la jeunesse ;
encore faut-il en préciser la notion grâce à l'interrogatoire en justice qui fournit l'âge et la
catégorie socio-professionnelle des inculpés et des témoins. Or, la classe d'âge qui manifeste
est loin d'être homogène ; si, au total, la masse de manœuvre oscille entre 19 ans et 28 ans
avec une moyenne située à 25 ans environ, on relève un âge plus tardif chez les meneurs :
45 ans à Roquefeuille en 1789, 30 ans à Thoiras en 1782, 40 ans à Caveirac en 1780. En
revanche, l'état de célibataire leur est commun, quel que soit leur âge ; là se situe le véritable
clivage entre les jeunes et les autres, que l'on retrouve aussi dans les assemblées de danse,
où l'exclusion frappe les hommes mariés. A Sauve, on assimile les jeunes à ceux qui « vivent
sans soin», des hommes libres d'engagement familiaux et qui n'assument qu'une respon-
sabilité personnelle, forcément limitée 7 ; d'autant que sur le plan socio-professionnel, c'est
la jeunesse pauvre qui fournit le gros de la troupe ; en milieu rural, les travailleurs et les
brassiers, « les non-ménagers » précise-t-on au Caylar (Lodève) en 1787, les magnassiers
et les ramasseurs de feuilles de mûriers dans le diocèse de Nîmes, confortés par deux à trois
catégories d'artisans, essentiellement les tisserands, les forgerons et les aubergistes 8 ; dans
les bourgs et les villes, la différenciation professionnelle s'accentue avec une participation
par métiers qui n'exclût pas la collaboration. Tout dépend de l'activité de la ville; évi-
demment, on rencontre toujours à Sète les tonneliers, à Clarensac les faiseurs de bas, à
Limoux les chapeliers ; mais à Toulouse, en 1784, lors d'un charivari organisé contre deux
filles du quartier Saint-Cyprien, accusées de fréquenter aussi assidûment que licencieu-
sement des commis marchands, on trouve la gamme de métiers qu'offre normalement un
faubourg populeux de grande ville ; les charpentiers voisinent avec les taverniers, les fripiers,
les chapeliers, les garçons perruquiers, les tonneliers, les cordonniers, les tailleurs de pierre,
en tout une bonne trentaine d'hommes qui se rassemblent ainsi chaque soir 9 .
En revanche, les meneurs, sans nécessairement appartenir à la « Jeunesse dorée »,
viennent de couches sociales plus élevées. Il leur faut, en effet, avoir un poids suffisant pour
mobiliser leurs troupes, des protections indispensables en cas d'excès pour répondre en
justice et des moyens financiers qui leur permettent d'engager des frais 10 . Un exemple pris
dans une petite communauté du nord du diocèse de Nîmes, Dourbie 1 1 ; la population est
dispersée sur une quinzaine de hameaux, de difficiles communications entre eux, car la
région est « montueuse ». Les chefs du charivari, tous ménagers, ont donc dû aller tirer de
leurs maisons les travailleurs et les valets, « on voyait les maîtres se faire suivre de leurs
bergers et de leurs domestiques » ; les rapports de dépendance se vérifient aussi à cette occa-
sion. Une certaine instruction n'est pas moins utile pour rimer et parsemer de citations la
chanson, pourvoir à l'impression et rédiger les placards grotesques 12 . Au village, le rôle
(qui les désigne d'emblée au soupçon) est tenu le plus souvent par le praticien ou le régent,
bien que ce dernier allègue en justice « qu'il a des occupations assez sérieuses pour ne pas
se livrer à de pareilles frivolités ». En milieu urbain, des artisans, mais fils de maîtres, des
commis marchands, des notaires, des intellectuels de bas niveau, tous gens appartenant au
moins à la petite bourgeoisie. C'est un triumvirat qui répond, à Béziers en 1783, du châ-
timent d'un mariage inégal entre un boulanger et une fille de négociant ; on décrit ces jeunes
bourgeois « vêtus à l'anglaise avec des boutons des deux côtés de leur habit et des manches
boutonnées » ; de leur état, ils appartiennent à la chicane et à la boutique, sans compter
un maître de musique et un abbé en fuite ; le frère de la fiancée y prête la main, « vous ferez
bien et je vous donnerai à goûter », ce qui en dit long sur le ressentiment familial à l'égard
de la mésalliance 13 .
Dans tout cela, aucune allusion à l'institution de la Jeunesse avec son abbé élu, ses
règlements et ses prérogatives ; non que la justice refuse de la reconnaître, puisque la mention
en apparaît dans les plaintes pour les excès de carnaval ou les « battestes » (rixes) entre bandes
de territoires voisins ; simplement, il n'en a été trouvé aucun écho à propos du charivari,
alors que, devant le tribunal, suppliants et témoins n'hésitent pas à relater dans le détail
le déroulement complet du processus, d'initiative partiale au milieu d'un large acquiescement.
Un aspect essentiel à retenir est le rayonnement et la publicité donnée à la réprobation
collective par la chanson et le placard ; la Jeunesse joue assurément sur l'extrême prompti-
tude de tous à « chansonner » malicieusement. Élaborée souvent au cabaret, la chanson du
charivari se répand dans le public ; par la voie orale confiée aux incultes et aux enfants (on
leur fait boire du vin blanc à Toulouse pour stimuler leur zèle) dans les lieux publics et
surtout dans les foires ; par l'écrit affiché et même imprimé, mais dans la ville voisine pour
plus de précaution (à Cahors et à Narbonne, si le spectacle se donne à Figeac ou à Béziers) ;
les frais sont alors couverts par une souscription qui passe sous le manteau. Une diffusion
à tous les niveaux est assurée par le double emploi du français et de « l'idiome gascon ou
9. A D H - G , B 7510.
10. U n meneur disait qu'il « répondait de tout car il était protégé par des gens de considération »
(ADH-G, B 8693).
11. ADH-G, B 7778.
12. U n exemple: « Pourquoi la femme aux cheveux gris se pique de jeunesse, je puis avec mes beaux
habits me piquer d'ajustesse. Elle croit à ce qu'on dit, être encore jeune et belle et moi je dis de mon habit
qu'il est usé comme elle », signé le marquis de la Merdoudière (ADH-G, B 5515).
13. A D H - G , B 6933.
200 N. Castan
de la langue vulgaire » pour l'écrit ; mais on chante en langue d'oc sur un air obligeamment
indiqué, selon l'usage : « de Jean Nivelle mon ami », par exemple 14 .
Tout l'art est bien de faire rire et d'atteindre la victime sans tomber dans l'outrance ni
exposer la responsabilité des auteurs ; le licite est contenu dans d'assez étroites limites ; dans
la chanson comme dans le spectacle, il faut savoir doser, en tenant compte du rang, les
insultes et obscénités permises parce que rituelles, du type « Janot de qui les cornes seraient
plus longues que le chemin de Nîmes si elles sortaient », et les allusions perfides grâce à
l'emploi de sobriquets transparents pour le public passionné par le jeu ; par exemple, Grésil,
Grésille, Lucrèce et le petit Grégoire de Villemagne sont attribués au bourgeois de Ville-
pinte, à sa femme trompée, à sa maîtresse et à l'enfant supposé issu de la liaison 15 . Chaque
charivari a, de ce fait, sa physionomie propre où l'imagination des jeunes peut se donner
libre cours et se révéler au public dans une mise en scène assez répétitive mais non contrai-
gnante ; le tout est de rester dans les limites permises du chahut et de la ripaille sans dégâts
outranciers.
Au total l'institution constitue un excellent exutoire à l'effervescence juvénile ou à des
tensions agressives qui auraient débouché sur l'injure, sur la violence interindividuelle et le
procès. La farce tonitruante désamorce les conflits et dilue le ressentiment dans le rire ;
d'autant que la contrainte collective et la garde de la morale sexuelle est confiée à ceux-là
même que le mariage tardif (encore retaidé au xvm e siècle) oblige à la respecter 16 . C'est
donc une forme de correction autocollective plus mesurée par le rituel que par l'éclat de
différends privés, dont beaucoup ont dû être prévenus par la peur d'une réprobation aussi
bruyamment exprimée. En Languedonc, la mère de Pierre Rivière n'aurait pu accabler
aussi totalement son mari sans encourir une paillade retentissante 17 . Le procédé est donc
tonique dans une société où les différences de niveau sont peu accentuées.
Le charivari prête aux débordements et aux excès. Justement parce qu'il s'inscrit dans un
cadre peu contraignant, il entraîne le renouvellement du rite et la verve populaire s'échauffe
dans une mise en scène que stimule le public. Certes le code établi aurait pu éviter la déme-
sure. Ce n'était guère compatible avec une organisation groupant les éléments les plus impul-
sifs et à finalité volontiers ripailleuse et débridée. C'était alors à l'autorité municipale ou
judiciaire de limiter les dégâts ; à voir le nombre des plaintes en justice et surtout des recours
à l'autorité militaire, on en doute. Le charivari n'est pas d'ailleurs le seul mis en cause ; il
n'est qu'un prétexte parmi d'autres, saisi au vol à tout propos et hors de propos, par une
jeunesse « qui aime donner de la salade » et partout « très nombreuse », comme l'on dit à
Saint Hippolyte 18 . Elle se manifeste avec la même impétuosité tout au cours de l'année, et
particulièrement le dimanche, du carnaval à Noël, sur les champs de foire, lors du tirage au
sort de la milice et dans les pèlerinages ; « Jeunesse effrénée », « Jeunesse libertine », « Jeu-
nesse déréglée », c'est un leit-motiv. Le ton, avec le rythme des doléances, monte au fur et
à mesure que les années passent ; elles font état de l'intensité des troubles apportés à l'ordre
public.
14. A la nouvelle épouse du veuf: « Lauriole, tu te coiffes à la grecque, tu n'es pas en peine de rendre
ce que ton mari a si souvent emprunté, tu te coiffes à la grecque mais tu te coifferas bien mieux, tes épingles
de frisure feront des manches de couteau » (ADH-G, B 5515).
15. A D H - G , B 8074.
16. Cf. Y. Blayo, « Mouvement naturel de la population française de 1740 à 1829 », Population,
n° spécial, nov. 1975, p. 15-111.
17. Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère, présenté par M. Foucault, Paris,
Gallimard («Archives»), 1973, 350 p.
18. ADH-G, C 6824.
Charivari à la fin de l'Ancien Régime en Languedoc 201
Reste que le charivari y est particulièrement propice, parce que la responsabilité diluée
sur un grand nombre est difficile à établir (le port du masque ou du déguisement et le refus
de parler des témoins n'arrangent rien) ; à la faveur aussi d'une tolérance que les autorités
sont bien obligées de lui consentir, sous la pression d'une opinion publique avide de ces
spectacles pimentés et forte de la tradition. Tout peut donc arriver sans nul besoin de prémé-
ditation. Il suffit de l'initiative de quelques « boutefeux » qui en imposent par leur audace
et leur autorité. Ils entraînent dans leur sillage une troupe de jeunes, prêts à les suivre pour
faire la fête. Or, beaucoup sont sans argent, de poche plus précisément, et cela même s'ils
sont des fils de famille aisées qui les maintiennent longtemps en tutelle ; pour les autres, ils
prolongent leur célibat, justement faute de moyens de s'établir, au sens global du terme. Les
curés le signalent : « ils manquent d'argent », disent-ils, et il leur en faut pour s'amuser. Le
prieur de Loudun explique qu'ils le ressentent cruellement, depuis qu'un billard, donnant
à boire du café, de l'eau de vie et des liqueurs, les attire une partie de la nuit ; et partout la
passion des jeux de hasard fait fureur 1 9 . Avides de plaisirs, tenus normalement à l'écart du
cabaret et du jeu, ces désoccupés ne demandent qu'à s'enrôler derrière quelques fortes têtes
qui les mènent au charivari comme à une expédition. N'est-ce pas la promesse de ripaille
gratuite et de participer à cette « société de fricasseurs » qui scandalise les adultes? Autre
bonne raison de collecter de l'argent, l'enthousiasme pour les courses de taureaux qui
régnent dans les plaines du Bas Languedoc. Quel que soit le but poursuivi, le charivari ou
la paillade fournissent un bon prétexte de rançonner les familles ; ainsi les bandes de villages
se constituent un trésor de guerre ou se font offrir les bêtes pour la course, quitte à déclen-
cher la farce si la somme ne suffit pas, on si les bœufs livrés par le nouveau marié n'ont
pas donné satisfaction le dimanche sur la place 2o.
Le charivari glisse ainsi du blâme public, sanctionnant les atteintes à la morale collec-
tive, à la pure et simple exaction ; sans distinction de premières ou de deuxièmes noces ni
considération d'âge et de condition. II suffit que l'apparence y soit, annonce de mariage,
fiançailles, ou simplement un bruit lancé sur la conduite d'une femme, pour le déclencher.
Le droit de pâlotte, fixé en moyenne à 3 ou 6 écus, devient extorsion arbitraire de fonds,
un louis d'or dans le diocèse d'Uzès, 50 écus dans celui de Mirepoix, 30 livres sont imposées
aux jeunes métayers des environs de Montpellier qui ne peuvent les payer. A Loudun, en
1784, les jeunes guettent les fiancés à l'entrée de l'église pour se faire payer l'offrande, mais
ils les attendent à la sortie et les convoient jusqu'au soir ; ou bien ils enlèvent les fiancées,
tenues ainsi en otages ; dans les bourgs, les consuls remarquent qu'« ils abusent surtout de
l'ignorance et de la timidité des gens de la campagne» 21 . Mis en goût, non seulement ils
multiplient les occasions mais ils le font durer : un charivari reprend « tous les soirs » à
Florensac, il dure plus d'un mois à Gignac, deux mois même à Parignargues, avec souvent
des accalmies au milieu de la semaine pour repartir de plus belle le samedi soir 22. Une
atmosphère de chahut permanent s'installe; la contagion et l'entraînement coagulent la
troupe et font rebondir la festivité qui dégénère au gré des rencontres ou des réactions des
habitants; il suffit à Alzon, en 1774, que la famille d'un malade supplie les batteurs de caisse
de s'arrêter pour que le charivari redouble; il dure toute la nuit et se termine par des actes
de vandalisme en un « massacre » de vitres brisées et de margelles de puits renversées23.
C'est désormais le hasard et l'occasion qui préside à son histoire et à son achèvement.
Un tel climat prédispose aux explosions de fureur que l'ivresse renouvelle ; il est normal
que remontent des profondeurs des animosités étrangères au prétexte rituel ; en cours de
représentation, on change de bouc émissaire et on s'en prend aux ennemis détestés; très
typiquement, les jeunes brassiers de Villeneuve, dans le diocèse de Béziers, font dégénérer
un banal charivari en déchaînement contre les moissonneurs étrangers, compagnons du
marié, pour « les rebuter de venir et de pouvoir rançonner les propriétaires et faire payer
bien cher la moisson » : le rituel populaire au service du monopole de l'embauche. Une
haine tout aussi vive anime le charivari organisé par la jeunesse protestante de Parignargues,
en 1779, contre un chirurgien nouveau converti épousant une jeune catholique; en l'occur-
rence, ce n'est pas le remariage qui est châtié, mais bien évidemment la trahison et le
reniement 24 .
De fait, les ressentiments les plus divers peuvent s'exprimer par ce canal ; accaparée
et détournée, la représentation a l'avantage de donner un retentissement large et public à
une vengeance ou à une persécution. Bien sûr elle a servi à assouvir les dépits d'amoureux
évincés et d'autant plus bruyamment que la rebuffade était connue et commentée avec
malice. Jean Balsan, dit le Riche, ménager de 25 ans et vrai coq de village, est atteint au
plus vif de son honneur par le refus d'une fille de ménager ; il doit relever l'affront « que le
coquin de père lui a fait ». Le mariage de la susdite est prévu pour le mardi 17 novembre.
Dès le dimanche 15, le Riche a battu le rappel des jeunes ; il en attroupe une trentaine et,
le jour de la noce, il orchestre un charivari féroce ; la maison est assaillie aux cris de « foutu
cocu, foutue putain » ; dans un tapage infernal et discordant, ils hurlent que tous les garçons
ont eu la mariée « plus de dix-huit furent nommés » ; la nuit durant, les vagues de cris alter-
nent avec les jets de pierres, les insultes et les battements de caisse ; terrorisée, la noce se terre
et n'osa sortir qu'au jour levé après que la jeunesse se fût retirée. Mais l'honneur du Riche
est sauf 2 5 . Même mouvement de dépit chez les jeunes artisans de la classe inférieure, les plus
soumis aux contraintes sexuelles, contre les filles de leur milieu qui leur préfèrent les jeunes
gens de la catégorie supérieure, commis marchands ou praticiens. La disproportion dans le
choix anime la juste rancœur du Sieur Verniol, négociant de Figeac, vexé de s'être vu succes-
sivement préféré un bourgeois, un président à mortier (Mr de Boutaric) et enfin un chanoine.
Pour accueillir leurs hommages, la demoiselle Davines, fille elle-même de négociant, a boudé
ses assiduités. Il a perdu la face et on en rit à Figeac et dans les foires des environs. Rien
ne sera donc épargné pour châtier la belle : la farce et la chanson, répandue à foison, où on
lui fait dire, « cette ville fut mon berceau, tout le monde admira mes charmes, le gros bour-
geois, le damoiseau, tout a vu mes premières armes... mon père fut mon maquereau... » En
somme, le charivari redonne à l'humilié le rôle de meneur de jeu et compromet la stratégie
matrimoniale de l'intéressée (n'oublions pas que l'honneur féminin exige une réputation
sans tâche). Éconduit mais triomphant, l'amoureux impose sa loi et réduit l'autre à la
défensive 26 .
On voit le commode paravent que constitue le rite populaire pour exprimer des haines
solides; il suffit d'attendre le prétexte traditionnel, l'étendant au plus banal des mariages
ou à une infidélité vraie ou supposée. Les querelles de succession et d'une façon plus géné-
rale les tensions familiales s'expriment ainsi à l'occasion, tel bourgeois gascon se voit alors
qualifié de « loup garou viedaze et de roi noir » au cours d'un charivari retentissant. Entre
petits bourgeois, les jalousies, avivées par la prétention de certains « à vivre au-dessus de leur
état », peuvent déboucher sur une paillade très parodique. La femme est alors prise à partie :
« Cadavre ambulant, putain publique qui a pollué deux hommes à la fois dans une certaine
maison » 27 . La motivation apparaît plus clairement lorsqu'il s'agit de profiter du mariage
A la fin de l'Ancien Régime et plus particulièrement à partir des années 1765-1770, des
charivaris différents naissent d'une double contrainte ; pris entre les exigences plus précises
du pouvoir et des finalités nouvelles que les meneurs veulent lui faire assumer, il sort de sa
compétence propre à la vie privée dont il est chargé de faire respecter la morale. Certes cette
tendance s'est perpétuée et a encore une belle carrière devant elle ; mais les déviations se
multiplient et pas seulement celles d'une jeunesse avide de s'affirmer dans la fête et d'y
assouvir ses appétits et ses agressivités ; plus que jamais le vieux rite populaire paraît extrê-
mement favorable à l'expression de la contestation.
Ds fait, il rencontre une hostilité grandissante de la part du pouvoir pour qui il est
essentiellement facteur de troubles et d'émeutes. Les responsables locaux sont sévèrement
rappelés à l'ordre et sommés de faire respecter les interdits ; les consuls de Remoulins se
voient ainsi expédiés quelques jours en citadelle pour avoir autorisé une paillade et ceux
de Saint Gaudens sont vertement blâmés d'avoir toléré un charivari extrêmement bruyant 30 .
Au vrai, les autorités supérieures, faute de moyens, sont bien empêchées de faire exécuter
leurs ordres ; quant aux consuls ou aux juges, aux prises avec un public très attaché à ce
genre de manifestations et de jeunes organisés en corps, ils sont obligés de fermer les yeux ;
tout au plus peuvent-ils négocier comme à Loudun, où ils obtiennent de la jeunesse une
« paix de Dieu » : pendant les fêtes de Noël plus de persécutions aux jeunes mariés et plus
de tapage, mais ce n'est qu'une trêve éphémère et fragile 81. Certes dans les villes, les officiers
obtiennent plus de succès dans leur rappel des ordonnances, au point que la jeunesse de
Béziers (bourgeoise il est vrai) hésite à se lancer dans un charivari, malgré les cris d'une
populace pleine de mépris pour « cette jeunesse peureuse ». D'une façon générale, l'impuis-
sance des autorités débordées, car la crise financière interdit tout espoir d'augmenter leur
main-forte, a beaucoup aidé au détournement du charivari. En outre, la classe d'âge des
20-30 ans, en forte expansion numérique, a son avenir bouché par la catégorie des 30-60 ans
presque aussi pléthorique ; dans le même temps, la hausse des prix, que les salaires ne suivent
pas, la réaction féodale ou l'essor du capitalisme agraire menacent leurs chances d'établis-
sement 32. Dans une conjoncture aussi défavorable, rien d'étonnant de voir les jeunes prendre
en main leurs propres revendications ou suivre les directives de meneurs de condition supé-
rieure qui trouvent commode et efficace d'entrer dans un sociodrame en rayonnement aussi
large. On y retrouvera dès lors les protagonistes des principaux conflits du temps. Les riva-
lités de clans à l'intérieur de la communauté trouvent tout particulièrement un écho. On
sait les luttes d'influence pour la dominer. Un exemple suffira à le faire comprendre. En 1781,
un bourg de la sénéchaussée de Nîmes, Saint-Martial, est déchiré par une violente querelle
qui tourne autour de la nomination des consuls ; l'enjeu est d'importance. La seigneurie
est administrée par la dame de Saint-Martial, veuve d'un président à la Cour des Aides de
Montpellier, au nom de son petit-fils. Elle revendique le droit de désignation; l'affaire a
déjà été jugée en Parlement et tranchée en sa faveur ; en conséquence, elle impose son consul,
le Sieur Roqueplane. Le clan rival, qui veut s'emparer de la communauté en profitant de
l'absence du seigneur, est mené par la bourgeoisie foncière, ou chicanière (praticien, notaire,
greffier) et par le chirurgien ; ils suscitent une superbe paillade, qui se déroule selon le rite
le plus classique, avec la sarabande des masques affublés d'oripeaux distinctifs et de sobri-
quets transparents, que la chanson imprimée vulgarise aux alentours ; pour le consul, on
hésite entre « perruquasse » pour tourner en ridicule ses prétentions et sa morgue de parvenu,
et « paillasse », parce qu'il avait beaucoup vanté dans le lieu une machine à vanner le blé,
vue « dans un autre pays » et appelée paillasse ; sa femme est « le gros canon » ; son fils,
« Bourniquel » (le myope), parce qu'il a la courte vue, et sa bru est « la chèvre goîtrée » ;
des figures de paille portant perruque sont solennellement promenées et publiquement
brûlées devant le domicile des Roqueplane, aux cris de « Vize la paillasse, Pilate... »; les
leaders qui ont pris pour insigne la cocarde veulent contraindre la Dame à choisir les consuls
sur une liste présentée par les notables locaux. Pour cela, faute d'espoir dans une solution
de justice, il leur faut chasser le titulaire, comptant bien qu'après son départ personne
n'osera collaborer avec le seigneur; la jeunesse, embauchée, s'en donne à cœur joie ; on a
d'ailleurs fait jouer tous les liens de dépendance et ceux qui refusaient de chanter se voyaient
menacer d'un recouvrement immédiat de leurs dettes. Bref, un charivari, instrument de
conquête du pouvoir municipal 33 ; de vengeance aussi, comme ceux organisés lors des
mariages de praticiens et des hommes d'affaires qui ont mis les Cévennes en coupe réglée,
des collecteurs d'impôts, des agents du Seigneur, de tous ceux qui incarnent une autorité
détestée et menaçante parce qu'elle met en péril l'équilibre de vie existant (par le refus des
droits d'usage par exemple).
Le curé lui-même est mis en cause, non pour la dîme, qui ne lui profite guère, mais
pour le refus de la fête populaire ; au nom d'une morale rigoriste qui lui fait interdire les
divertissements de la jeunesse. A Domnac (Vivarais), les jeunes vont entretenir contre leur
curé, « inexorable », une guerre sans merci rythmée de révoltes ouvertes, de violences inju-
rieuses et de charivaris hebdomadaires, avec jets de pierres, chansons et masques. Ils signi-
fient ainsi que « tous les catéchismes ne valent rien », et sont unanimes à vouloir chasser le
curé de la paroisse 34 .
En définitive, c'est une athmosphère de rébellion qui s'exprime à travers les scènes les
plus habituelles du charivari : une jeunesse crie sa révolte contre une autorité incapable de
s'affirmer. Aramon, petite ville située sur les bords du Rhône, à la population mêlée, en
donne l'exemple des mois durant dans les années 1780. L'autorité seigneuriale est contestée :
à la suite de procès sur les droits féodaux et la propriété des îles du Rhône, et à la faveur
de la minorité du jeune marquis, une jeunesse prolétaire nombreuse profite du remariage
d'un forgeron (protégé par un des clans locaux) pour organiser et déchaîner le plus beau
tapage dans la ville ; ce charivari-prétexte est destiné à braver tous les interdits de la bour-
geoisie en place ; les chefs de la jeunesse, punis de quelques jours de citadelle, n'hésitent pas
à revenir en triomphe, chantant de plus belle et dansant au son des violons et des hautbois,
exigeant même des consuls, non sans impudence, le paiement de leurs journées d'absence ;
le désordre règne et rien ne peut l'arrêter; il tourne à la lutte des classes menée par les
« eflfrenés de la populace » contre les « honnêtes gens » ; toutes les femmes de la bour-
geoisie sont chansonnées, les figures promenées sur l'âne prennent des ressemblances symbo-
liques ; dépêché sur les lieux, le subdélégué est lui-même bravé par des gens chantant à gorge
déployée ; le commandant en chef, excédé et impuissant, finit par ne plus vouloir entendre
parler d'une « affaire aussi fastidieuse » 3 S . Un peu partout cette jeunesse pauvre et impa-
tiente de l'autorité en arrive ainsi sous des couverts variés, dont le charivari fut des plus
commodes, à s'en prendre aux biens des propriétaires. D'où le renversement de l'opinion
à l'égard du rituel ainsi détourné.
On notera donc la grande amplitude d'un pareil système d'écart rituel axé sur une
aussi grande irresponsabilité d'âge et de circonstance; charivaris et paillades ont ainsi fait
preuve d'une remarquable aptitude, en l'absence d'un maintien local et permanent de l'ordre,
à assumer les agressivités nées de la diversification sociale et de l'abolition ou de l'atté-
nuation du protectorat seigneurial.
DRAMATIS PERSONAE
Si inhabituels que puissent être ces quatre charivaris dans leur déroulement, ils ont
commencé de façon tout à fait classique 3 . L'un a été suscité par le remariage d'une veuve,
les autres par les prétendus mauvais traitements infligés par des épouses à leur mari. Deux
de ces manifestations ont été le fait de jeunes célibataires ; deux ont utilisé une forme d'orga-
nisation populaire dite Abbaye de Maugouvert. Nous pouvons, je pense, nous en servir
pour voir de plus près comment démarrent les charivaris, qui sont les participants et quelles
sont les techniques dramatiques mises en œuvre pour ridiculiser publiquement les victimes.
Nous verrons combien les questions d'honneur et de réputation étaient prises au sérieux
par les villageois et les artisans au xvn e siècle, et à quel point les liens qui unissaient leurs
communautés étaient forts. Enfin, comme ils se sont terminés par des poursuites judiciaires,
ils nous permettront de nous faire une idée de l'importance que les gens pouvaient attacher,
en cette époque de centralisation politique progressive, à la justice populaire locale, qui
offrait à la fois un moyen de contrôle, une occasion de divertissement et une forme d'expres-
sion de la solidarité.
Corsinge, située au nord-est de Genève, était une agglomération si petite qu'elle n'avait
même pas de pasteur résident et que les villageois devaient se rendre au village voisin, à
Jussy, pour le prêche du dimanche. Bien que les garçons ou les filles à marier soient parfois
allés chercher leurs conjoints jusqu'à Gex, en Savoie, on se mariait souvent entre soi, et l'on
pouvait compter sur la famille Chambet pour produire assez de parents pour assurer
l'existence de la génération suivante. Un des foyers de Corsinge, au moins, employait un
domestique mâle vivant sous le toit familial; et les liens de communauté locale s'étendaient
même, en remontant la hiérarchie, jusqu'à inclure un propriétaire terrien, toujours respec-
tueusement nommé par les villageois « le Sieur Dada ». Dans ce hameau, donc, peu de temps
avant le 1 e r mai de 1626, le bruit courut que Jean Salla s'était laissé battre par sa femme.
Aucun des deux époux, à ce qu'il semble, n'était apparenté aux principales familles de
Corsinge.
A Chêne, le cas était un peu différent. A deux heures de marche de Genève, le village
était plus peuplé et possédait sa propre hostellerie et son propre prêche. La frontière passait
si près que l'on pouvait de là voir les paysans savoyards sur la grand-route et que les auto-
rités de Genève ont pu suspecter (ce qui se révéla faux) que de jeunes fauteurs de troubles
l'avaient traversée pour aller à la messe. Dans ce village, peu de temps avant la Toussaint
de 1631, une rumeur se répandit : Besançon Daussy avait été battu par sa femme. Daussy
n'était probablement pas né dans la région, car « Besançon » était un prénom pratiquement
inusité à Genève depuis la Réforme. Il paraît avoir été plutôt riche pour un paysan et il
se peut que la grave famine de 1628-1631 ait rendu les autres paysans d'autant plus envieux
de son aisance 4 .
La réaction au renversement de l'ordre familial fut la même dans les deux communautés.
Les traditionnelles Abbayes de Maugouvert furent convoquées par leurs « abbés » respectifs.
« Vous payerez une amende, si vous ne venez pas », rappela le sieur Dada à ceux d'entre
les paysans de Corsinge qui paraissaient peu pressés de suivre 1'« abbé » André Chambet
en revenant du prêche de Jussy. A Chêne, le roulement du tambour rivalisait avec la cloche
du catéchisme pour appeler la jeunesse mâle à se rassembler, c'est-à-dire, les jeunes céli-
bataires, adolescents et jeunes adultes, et notamment la tête chaude de Nicolas Bonnet,
âgé de vingt ans. A Corsinge, en raison peut-être des dimensions très réduites de la popu-
lation, des chefs de famille âgés de trente à trente-cinq ans prirent également part à la parade,
et le sieur Dada, ainsi que son ami flamand, ne virent aucune objection à marcher aux côtés
du valet de ferme Mamad.
Comment expliquer la persistence de ces formes anciennes de divertissement, près d'un
siècle après que la Réforme calviniste ait essayé de proscrire les festivités païennes désor-
données et insisté pour que toute discorde des « mauvais ménages » soit jugée par les Anciens,
et non par les voisins ? Seule une étude approfondie de chaque communauté pourrait nous
4. Willy Richard « Untersuchungen zur Genesis der reformierten Kirchenterminologie der Westschweiz
und Frankreichs», Romanica Helvetica, 57, Berne, 1959, p. 153, 172, 209, 216. Anne-Marie Piuz, Affaires
et politique. Recherches sur le commerce de Genève au XVII' siècle, Genève, 1964, p. 360.
210 N. Zemon Davis
donner une réponse complète. Les pasteurs envoyés « aux champs » par Genève et leurs
deux assistants locaux, les « gardes d'église », eurent apparemment plus de difficulté à faire
admettre aux villageois les normes réformées, que le Consistoire urbain, mieux implanté
dans son environnement. Genève n'avait même pas, jusque-là, envoyé de maîtres d'école
dans la région de Jussy — le premier ne devait arriver qu'en 1631 — et rares étaient les
paysans capables de signer de leur nom. (Sous quelque forme que ce fût, d'ailleurs, Mamad,
le nom du valet de ferme, n'aurait pas pu être utilisé dans le canton, car ce nom avait été
déclaré « idolâtre » en 1546 5 — simple exemple de la distance entre les villageois et la cité
réformée). On peut noter, en tout cas, que l'un des jeunes paysans de Chêne ne se souciait
guère de ce que pouvaient penser Genève et ses fonctionnaires : « Ce (charivari) est une
gaillardise. Faire assembler l'Abbaye de Maugouvert est une coustume pratiquée partout
et un droit particulier de ceux de Chesne ».
Quant à l'ordre familial, les paysans mâles ne devaient guère compter sur les pasteurs
réformés pour défendre à tous égards leur autorité. Le Consistoire de Genève continuait
à recommander l'obéissance aux épouses, mais il y avait plus de chance pour que la Cène
soit refusée aux maris qui battaient leur femme, qu'aux épouses qui brutalisaient leur mari.
Il se peut, par ailleurs, que les procès de sorcellerie, qui se passaient à la même époque dans
la région de Jussy et en Savoie, aient renforcé la crainte du pouvoir des femmes 6 . Quoi qu'il
en soit, les « Abbayes » considéraient qu'il leur incombait de prendre les choses en mains.
Quelques quarante ans plus tard, nos charivaris urbains mettaient en œuvre d'autres
formes d'organisation sociale et reflétaient d'autres tensions au sein de la communauté. Le
charivari à Genève, en juin 1669, se déroula dans un quartier artisanal autour du temple
Saint-Gervais, sur la rive droite du Rhône, du côté opposé à la partie centrale de la ville.
Les principaux acteurs en étaient des artisans fabriquant de la passementerie, un métier
en pleine innovation et en pleine expansion à Genève 7. Ceux auxquels on s'en prenait
étaient un certain Abdias Fillion, maître passementier, et sa femme Danielle Genou. On
prétendait qu'Abdias avait été si méchamment rossé par sa femme qu'il avait dû s'enfuir à
Rolle, à mi-chemin de Lausanne. Aucune Abbaye de Maugouvert n'avait répandu le bruit,
car dans l'ombre du temple Saint-Gervais, une telle organisation n'aurait pas pu survivre
longtemps. Simplement, les artisans du quartier parcoururent les rues en invitant les hommes
de tous âges à se joindre à eux pour voir Fillion mené promenant sur un âne, à venir « pour
luy faire honneur », à « aller a l'honneur dudit Fillion ». Comme maître Abdias affirma par
la suite que son ménage était « paisible, vivans en la Crainte de Dieu », il est bien possible
qu'il y ait eu derrière ce plan humiliant une rivalité de métier. Mais une chose est sûre,
maître Pierre Mermilliod, Etienne Borsalet et leurs complices voyaient dans l'incident une
occasion de s'amuser. « Va quérir du vin pour les camarades », dirent-ils à l'apprenti de
Fillion, et il semble qu'ils aient réellement pensé que l'employeur allait se laisser embarquer
de bonne grâce dans le scénario.
Le charivari de Lyon se passa un an plus tôt dans une ville dont la population atteignait
déjà 90 000 âmes, soit cinq fois environ celle de Genève. La place Bellecour, toutefois, ne
représentait qu'une minime fraction de ce chiffre. En 1668, ce n'était pas encore la splendide
place qu'elle devait devenir à la fin du règne de Louis XIV («magnifique... une des plus
belles qu'il y ait en Europe par son étendue et sa décorration »), mais déjà c'était un lieu
de promenade élégant qui avait attiré quelques résidents aristocratiques, lesquels contras-
taient fort avec les artisans de la partie nord de sa périphérie. Molière a pensé établir un
théâtre dans une rue voisine et, en effet, le charivari qui eut lieu à Bellecour quelques années
5. Geisendorf, La vie quotidienne..., op. cit., p. 79-80. Histoire de Genève des origines à 1798, Genève,
1951,1, p. 348. Richard, Kirchenterminologie..., op. cit., p. 85-86.
6. E. William Monter, Witchcraft in France and Switzerland. The Borderlands during the Reformation,
New York, Ithaca, 1976, p. 43-45, 63-64.
7. Piuz, Affaires..., op. cit., p. 379-380.
Charivari à Lyon et à Genève au XVIIe siècle 211
plus tard aurait pu être écrit par Molière, à l'exception de son dénouement tragique 8 .
Au coin de la place, vers le Rhône, et dans les vieilles rues adjacentes, telle la rue Bourg-
chanin, s'entassaient des tailleurs, des menuisiers, des pelletiers, des tonneliers, des bourre-
liers, des arquebusiers et leurs familles. (Quelques ouvriers de la soie vivaient dans le quar-
tier, mais le centre de la Grande Fabrique se trouvait dans une autre partie de la ville).
Certaines de ces familles jouissaient de quelque aisance ; néanmoins, même parmi ces
dernières, l'on trouvait encore des hommes et des femmes incapables de signer de leur nom.
C'est dans ce quartier que se trouvait la fabrique de charrettes de la Veuve Florie Nallo,
une entreprise que lui avait laissée son défunt mari et dont elle assurait elle-même la gestion.
Là, également, se trouvait la sellerie de Jacques Collombet, son voisin, un homme prospère,
natif d'un village du Velay et marié, maintenant, à la jeune lyonnaise Marie Guérin. Le
5 septembre 1668, la Veuve Florie Nallo convola avec le charrettier Etienne Tisserand, un
homme plus jeune qu'elle, semble-t-il, et certainement plus pauvre — «N'ayant quoy que
ce soit à me laisser », comme devait dire ultérieurement Florie. Il se peut même que Tisserand
ait été un de ses employés. Quelques heures après que les nouveaux mariés se furent retirés
chez eux, dans la maison de Florie, et eurent soufflé leur chandelle, un « Grand Charivari »
commença devant leur porte sous la conduite d'un groupe de compagnons célibataires, dont
trois travaillaient pour le sellier Collombet et un quatrième pour un maître sculpteur de la
place Bellecour. Les jeunes hommes étaient tous des immigrants à Lyon et n'étaient connus,
même de leurs patrons, que par leurs sobriquets : Le Provençal, Le Rochelois, Le Poitevin
et Lauvergnat.
Un siècle plus tôt, une Abbaye de Maugouvert, dirigée par le « Juge » de la rue Bourg-
chanin, exerçait sa juridiction dans le quartier sur les affaires semblables à celle du mariage
de Florie. Mais au jour dont nous parlons, les compagnons se chargèrent eux-mêmes de
rassembler les gens. Il se peut qu'ils aient passé le mot d'ordre par le canal d'un compa-
gnonnage secret 9 ; et il est certain qu'ils ont vanté leur projet dans leur repaire favori, la
Taverne du Puits d'Or, toute proche. Au dernier moment, ils grossirent leurs rangs en battant
le tambour et en faisant grand bruit dans les rues, tandis qu'ils se rendaient chez Florie.
Les compagnons étaient-ils les seuls instigateurs du charivari? Florie et ses voisins
étaient d'avis que maître Jacques, le sellier, les avait poussés à l'action (tout comme le sieur
Dada avait mis en mouvement l'Abbaye paysanne de Corsinge). En effet, comme nous
allons le voir, Collombet s'est bien mêlé au second charivari, qui eut lieu la nuit suivante ;
mais pour ce qui est de la démonstration après le mariage, il est difficile de dire précisément
quel a été son rôle. Il me paraît probable que Collombet n'en a pas été l'inspirateur. Cepen-
dant, tout comme le sergent du quartier qui se rendit chez lui le lendemain matin du premier
charivari, Florie avait du mal à croire que des subordonnés aient pu venir sans y être auto-
risés par leur supérieur. La loi française admettait à l'époque la même hypothèse à propos
des domestiques, des enfants, et ... des épouses. Une autre version des relations sociales
a été proposée par Marie Guérin pour essayer de se sortir d'affaire, ainsi que son mari :
« Sy les valletz font des sottizes, leurs maistres n'en sont pas responsables ».
Les compagnons, eux, endossaient sans difficulté leurs responsabilités, tout au moins
pour le premier charivari, et comme les paysans de Chêne, ils concevaient le charivari
comme un de leurs droits : « Nous nous réjouissons », expliquèrent-ils à Étienne, le mari de
Florie. « Nous nous divertissons », dirent-ils au sergent. « Pourquoi pas? » Et, finalement :
8. A. Kleinclausz (éd.), Histoire de Lyon, Lyon, 1948, II, p. 121-122. André Latreille (éd.), Histoire
de Lyon et du Lyonnais, Toulouse, 1975, p. 258, 272. Maurice Garden, Lyon et les Lyonnais au XVIII' siècle,
Paris, 1970, p. 28-34. A. Bleton, « Molière à Lyon », Revue duLyonnais, XXX, sér. 5, 1900, p. 315-340.
9. L'ordre tenu en la chevauchée faicte en la ville de Lyon, Lyon, 1566, repris dans Archives historiques
et statistiques du département du Rhône, IX, 1828-1829, p. 419. Davis, Les cultures du peuple..., op. cit., p. 174-
179. Sur les compagnonnages et leurs rituels au xvi e siècle à Lyon, voir N. Z. Davis, « A Trade Union in
Sixteenth Century France», Economie History Review, XIX, 1966, p. 48-68; au X V I I e et au xvm c siècles,
voir Emile Coornaert, Les compagnonnages en France du Moyen Age à nos jours, Paris, 1966; et Garden,
Lyon..., op. cit., p. 561-571.
212 N. Zemon Davis
« S'il y a quelqu'un qui veut nous empescher de nous divertir, je lui tireray un coup de
pistollet ».
Contrairement aux paysans du canton de Genève, les compagnons de Lyon n'avaient
pas besoin d'une période de fêtes ou d'un dimanche pour se sentir d'humeur à s'amuser.
Le charivari de la place Bellecour commença un mercredi soir, après le travail et après le
souper. Ce qui comptait était le prétexte : un remariage, et notamment celui d'une veuve
qui se mariait au-dessous de sa condition. Peu de temps auparavant, les ouvriers de Collom-
bet avaient pris part à une démonstration pareille dans la rue Mercière, « chez la Veuve
Chaslon, la chandellière, qui avoit espouzé son vallet ». Au xvi e siècle, à Lyon, les charivaris
domestiques visaient de façon caractéristique la femme dominante et son époux martyrisé ;
mais un chahut était aussi organisé (comme l'a noté un observateur en 1605) « quand un
veuf ou une vefve se remarioyet ou qu'un homme alloit prendre femme hors son quartier
et puis la menoit au quartier ». Il est possible que toutes ces pratiques se soient maintenues
encore pendant plusieurs décennies — je ne dispose d'aucune information me permettant
de me prononcer dans un sens ou dans un autre —, mais le tintamarre déclenché par le
mariage de Florie indique qu'il existait un lien entre ces circonstances diverses. Une veuve
devait sûrement dominer un jeune époux, surtout si celui-ci dépendait d'elle. On considérait
que l'appétit sexuel de la veuve était soit insatiable, soit ridicule. Comme l'exprimait un
citoyen de Bordeaux en 1638, il convenait de monter un charivari contre un homme jeune
qui épousait une vieille femme « pour se moquer de ce que cette vieille pourra crier en
souffrant la copulation et consommation charnelle du mariage ». Et une telle union porterait-
elle des fruits 1 0 ?
Les ouvriers de Jacques Collombet pouvaient bien être sensibles à la question de la
fertilité des mariages et aux ambiguïtés de la sexualité féminine et du pouvoir féminin. La
Dame Florie avait épousé un de leurs compagnons. Elle n'avait pas eu d'enfants de son
premier mari, et, d'un certain âge, elle avait assez peu de chances (croyait-on) d'avoir une
postérité de son second mari. Dans la maison à côté, le maître sellier s'était marié au-dessus
de sa condition, dans la famille d'un marchand de Lyon. Sa femme, qui avait dix-huit ans,
allaitait déjà leur premier enfant ; en même temps on disait qu'elle n'était pas fidèle à son
époux. Plus jeune, probablement, que les ouvriers, Marie avait eu le cran de leur dire ce
qu'elle pensait. « Vous ne faites rien qui vaille », leur avait-elle crié de sa porte au cours
de leurs frasques.
2. Le scénario du charivari
Il y avait une forme typique du charivari. Il commençait par une humeur de risée et de
moquerie, et l'action s'accompagnait d'un vacarme qui pouvait durer jusqu'à la fin de
l'incident. Il comportait généralement une procession ou une quelconque parade, parfois
avec déguisement et costumes. Il évoluait vers un règlement avec les victimes et, quand les
choses se passaient bien, se terminait par le retrait de la foule, qui se livrait expansivement
à la boisson et à la réjouissance. Nos quatres charivaris peuvent nous fournir des détails
pour ce scénario et nous permettront de comprendre pourquoi l'action se jouait quelquefois
autrement que prévue.
Les charivaris campagnards semblent avoir été moins fracassants, en partie, sans doute,
parce qu'ils rassemblaient moins de participants que dans les villes (une quinzaine, seulement,
à Corsinge). A Chêne on a entendu le tambour et des clameurs ; à Corsinge, les clochettes
10. Davis, Les cultures du peuple..., op. cit., p. 169-171, 180-181. Claude de Rubys, Histoire véritable
de la ville de Lyon, Lyon, 1604, p. 500-501. Jean de Gaufreteau, Chronique bordeloise, Bordeaux, 1878, II,
p. 251.
Charivari à Lyon et à Genève au XVIIe siècle 213
d'un cheval de procession et le bruit des armes qui s'entrechoquent. A Genève, c'est le
rire de la foule massée de bon matin devant la porte de Fillion qui a été noté. Un observateur
a estimé qu'il y avait au moins trois cents hommes.
A Lyon, où le bruit fut l'instrument principal de l'humiliation après le mariage, une
foule de trente à quarante hommes s'était équipée de tout ce que l'on avait pu trouver dans
les cuisines et les ateliers de maréchaux et de selliers. Poêles, chaudrons, couvercles de métal,
harnais, et fers à cheval faisaient en se heurtant du boucan; on agita des sonnailles de
mulets; on battit la grosse-caisse et de lourdes chaines furent traînées sur le pavé des rues.
Le rire, les moqueries et les huées alternaient avec le refrain : « Charivari ! Charivari ! Pour
Dame Florie et son mari ! »
La manière traditionnelle de ridiculiser les maris battus et leurs épouses dominatrices
consistait à les monter sur un cheval ou sur un âne et à les parader ainsi — et tel était bien
le but de nos manifestations genevoises. Dans les deux villages on recourait à la méthode
moins dure des substituts. Voici, par exemple, un jeune paysan de Chêne qui s'en vient à
rebours sur un cheval, tenant la queue de l'animal en guise de rênes — une forme d'humi-
liation vieille de plusieurs siècles11. Il est suivi par un jeune homme habillé en femme (c'est-
à-dire, comme la femme de Besançon Daussy) et tenant une quenouille, l'arme présumée
de l'agression. A Corsinge, un des frères Chambet chevauche à l'envers sur le cheval du
sieur Dada, une bride de paille attachée à la queue de l'animal. Chacun sait qu'il représente
Jean Salla. Conduite par son «abbé», portant une grande croix, la troupe traverse le
hameau et va même jusqu'aux villages voisins de Gy et de Meinier.
A Genève, la foule s'attendait, en fait, à ce que Fillion ait le « courage » de se laisser
parader. « Descendez », lui criaient les meneurs. « Voicy lasne qui est prest. Venez vitte.
Nous voulions que vous montiés dessus ». Mais maître Abdias n'avait nullement l'intention
d'entrer dans le jeu et refusa de se montrer, et finalement la foule se dispersa sans avoir
extorqué son amende du vin, mais aussi sans violence. Bien plus tard le même jour, les
meneurs dînaient joyeusement avec un maître passementier et riaient fort en composant
une « chanson diffamatoire » contre Fillion et sa femme. Après quoi, ils chantèrent leur
refrain dans les rues jusqu'à minuit.
Nos charivaris de village aboutirent à un règlement. Dans les deux cas, les Abbayes
de Maugouvert saisirent une vache appartenant aux victimes (assurément un objet approprié
pour extorquer une rançon, mais peut-être aussi un symbole de l'épouse). A Corsinge, la
femme de Salla racheta finalement sa bête pour 2 1/2 ducatons. Les hommes s'en allèrent
alors se divertir : collation chez le sieur Dada, souper chez 1'« abbé » Chambet, puis on
•joua aux cartes et on dansa et chanta devant sa maison avec quelques filles du village. Inu-
tile de dire que pareille licence n'était pas approuvée par l'Église réformée.
A Chêne, les choses tournèrent mal. Ayant saisi une vache, 1'« abbé » et sa jeune bande
se rendirent à une aubsrge et dépensèrent quarante-cinq florins en nourriture et boissons
(ce qui à Genève, en 1631, représentait le salaire de 27 ouvriers agricoles pour une journée de
travail 12 ; où avaient-ils pris l'argent?). Ils retournèrent à la maison de Besançon Daussy
et, soit parce que ce dernier refusa de sortir, soit parce qu'ils avaient contre lui quelque
grief particulier, ou les deux, ils commencèrent à jeter des pierres sur sa porte et dans ses
fenêtres et à crier « sorcier, bougre » et autres « injures odieuses ». Le jour suivant, le
31 octobre, on continua de plus belle ; et le surlendemain, lorsque les jeunes meneurs appri-
rent que Daussy s'était plaint aux Seigneurs de Genève, ils menacèrent de les « traiter, toy
et ta femme, comme des sorciers ».
11. Claude Noirot, L'origine des masques, mommeries, bernez, et revennez es jours gras de caresme
prenant, menez sur Vasne à rebours et charivary, Langres, 1609. Ruth Mellinkoff, « R i d i n g Backwards:
Theme of Humiliation and Symbol of Evil », Viator, IV, 1973, 153-176.
12. Piuz, Affaires..., op. cit., p. 362, n. 6.
214 N. Zemon Davis
Nouveaux ou anciens résidents de leur village ou de leur quartier, les victimes de ces quatre
charivaris apparaissent comme des caractères indépendants et forts, nullement résignés à
se laisser offenser. Dans trois de ces mariages, les épouses semblent avoir eu assez de cran,
sinon pour dominer leur mari tout le temps, du moins pour se défendre pour leur propre
compte. Il est clair que les artisans du xvn e siècle se faisaient une idée tout aussi haute de
leur « honneur » que les aristocrates 13 . Us étaient bien convaincus que leurs voisins men-
taient sur leur conduite familiale ou sexuelle ou que leur conduite était mal interprétée et
jugée.
A Corsinge, ce fut la femme de Sa'la, mère de deux jeunes filles, qui conduisit toutes
les négociations avec l'Abbaye de Maugouvert. Dans la journée, déjà, le sieur Dada avait
envoyé à trois reprises demander si elle accepterait de payer pour empêcher le défilé. Trois
fois elle refusa, « usans de propos Injurieux contre les serviteurs » de ce notable local. Par
la suite, tandis qu'elle payait la rançon de sa vache, elle ne se laissa pas intimider, mais au
contraire menaça de se plaindre à Genève pour avoir satisfaction.
C'est, évidemment, ce qu'elle fit. C'est aussi ce que fit, à Chêne, Besançon Daussy, qui
résista à ce harcèlement pendant deux mois. La femme de Daussy ne se laissa pas terroriser
non plus. Quand les jeunes hommes firent irruption chez elle et commencèrent à attaquer son
mari, elle arrêta de pétrir son pain et se jeta dans la mêlée pour le protéger.
A Genève, Danielle Genou se serait, semble-t-il, conformée davantage aux prescrip-
tions s'imposant à l'épouse respectueuse de ses devoirs. Elle ne fit pas grand-chose, mais
elle s'accorda avec son mari pour reconnaître que l'allégation selon laquelle il se serait
laissé battre par sa femme était une « pure Calomnie ». Maître Abdias était furieux que
quelqu'un ait osé proférer des « injures aussi attrosses contre son honneur et réputation ».
Sans qu'il en ait donné le moindre motif à ses voisins, ceux-ci lui avaient fait l'affront de
vouloir le ballader à dos d'âne par la ville. Il adressa, d'abord, une protestation au Consis-
toire, puis demanda au tribunal civil que réparation soit faite et que ceux qui voulaient « lui
faire honneur » — disaient-ils — soient solennellement humiliés. Mermilliod et Borsalet,
ainsi que leurs acolytes, devaient dire de leur propre bouche qu'ils avaient mal parlé et
méchamment agi. Us devaient demander pardon à Dieu, à la Cour et à Fillion, et déclarer
qu'ils le tenaient pour « un homme de bien et d'honneur ». Vu l'énormité de leurs insultes
et leur mépris, ils devaient payer une amende et être emprisonnés.
La catholique Florie Nallo faisait aussi grand cas de sa réputation que le maître passe-
mentier protestant, mais ses techniques d'auto-défense s'inspiraient davantage de la menta-
lité du charivari. Elle jouait, semble-t-il, un rôle important dans le commérage du quartier;
on s'imagine les propos caustiques qu'elle avait dû proférer à l'égard de la fille du marchand
qui s'est installée chez Collombet l'année précédente. Le charivari fait à elle et à son nouveau
mari était un « scandale », déclare-t-elle à une voisine après la première nuit. Elle en évi-
terait un second en laissant la chandelle allumée (les charivaris qui suivaient un mariage
commençaient souvent lorsque le couple allait se coucher) et en tenant la porte. Puis, voyant
Jacques Collombst passer devant sa maison avec un ami, elle sortit et l'aborda en lui parlant
suffisamment fort pour que les voisins puissent entendre :
« Je suis une femme d'honneur, pas une femme de mauvaise vie. Vous ne debviez pas
souffrir que vos compagnons me fissent la charivary. Je ne vous ay jamais rendu de
desplaisir. Au contraire, je me suis incommodée en laissant mes charrettes à la rue
pendant la nuit pour retirer vos carrosses dans ma cour. Vous recognoissez mal l'obli-
13. Sur toute cette question, voir J.G. Peristiany (ed.), Honour and Shame. The Values of Mediterranean
Society, Chicago, 1966, et particulièrement Julian Pitt-Rivers, « H o n o u r and Social Status», p. 21-77.
Également, Yves Castan, Honnêteté et relations sociales en Languedoc, 1715-1780, Paris, 1974, p. 162-201.
216 N. Zemon Davis
gation que vous m'avez et le service que je vous ay fait. Ce n'est pas à moy quil faut faire
l'insulte et le vacarme. Faites sortir vos compagnons contre ceux qui chantent ceste
chanson ».
Sur quoi, Florie lui chanta quelques couplets d'une chanson où il se faisait traiter de préten-
tieux et de cocu :
« Tu portes de belles dentelles, Collombet,
Et de belles cornes à ton bonnet ».
Nous ignorons quels soupçons Collombet pouvait avoir sur Marie Guérin (âgé de trente
ans, il était de douze ans plus vieux que sa femme), mais Dame Florie l'avait insulté direc-
tement et en plein visage, et ce, publiquement 14 — un contre-charivari, en somme. Il lui
dit en colère que ceux qui avaient chanté cela étaient des ivrognes et des envieux, qu'ils
se repentiraient ou qu'il leur en coûterait plus de 2 000 livres. Il enverrait ses gens contre
eux, et non contre elle et son mari. Mais de retour dans sa boutique de sellier, il se mit, bien
sûr, à tramer une vengeance contre Florie et Étienne.
Cette nuit-là, quand les compagnons revinrent, Florie défendit son mariage avec autant
d'ardeur qu'Etienne. Elle désarma quelques-uns des attaquants, attrapa l'un d'eux par les
cheveux et égratigna le visage d'un autre, pour pouvoir ainsi identifier l'homme qui avait
assassiné son mari. Le jour suivant, tandis que son mari soignait ses blessures, elle porta
l'affaire devant les autorités.
Nos quatre charivaris peuvent nous servir d'indication sur l'étendue du consensus sur la
manière dont les gens mariés devaient agir et sur la façon dont les voisins devaient s'occuper
du trouble et du désordre au sein de la communauté. C'est dans les villages, et notamment
à Corsinge, que l'on constate le plus de cohésion dans la population, et également la répu-
gnance la plus grande à accepter l'immixtion des autorités politiques dans leurs affaires, une
répugnance qui contraste singulièrement avec les attitudes rurales qui s'exprimaient durant
les procès de sorcellerie à la même époque. Les quartiers urbains laissent voir, en revanche,
l'existence d'un conflit, mais d'un genre différent pour chacun.
A Corsinge, pour commencer, aucun des paysans n'essaya d'empêcher la parade ou de
s'opposer aux agissements de l'Abbaye pendant la journée — pas même les parents ni les
épouses qui témoignèrent que leurs hommes n'avaient participé aux faits que parce que le
sieur Dada les y avaient contraints. Ils se contentèrent de rester devant leurs maisons et de
regarder, et plus tard bavardèrent entre eux à propos de la vache saisie et des danses. Aucune
parole de sympathie ne fut prononcée en faveur des Salla durant l'enquête de Genève la
semaine suivante, et une veuve d'une cinquantaine d'années déclara de sa propre initiative
que la femme de Salla avait injurié les serviteurs du sieur Dada. Et le fait est que tout en
blâmant le sieur Dada d'avoir mobilisé l'Abbaye de Maugouvert, les villageois cherchaient
aussi à couvrir leur notable local. La femme de Salla avait affirmé que, lorsqu'elle avait
menacé de porter l'affaire devant les Seigneurs de Genève, Dada avait parlé avec mépris
de ces derniers et même juré le nom de Dieu. Tous les autres déposants, aussi bien les
témoins que les participants, nièrent qu'un tel langage ait été tenu, qui, s'il avait été démontré,
aurait mis le personnage dans de sérieuses difficultés avec leurs Magnifiques Seigneurs.
« Le Sieur Dada respondit que Messieurs estoient tant braves Seigneurs qu'ils n'y trouve-
14. Sur l'insulte et l'humiliation publiques, voir Pitt-Rivers, « Honour... », art. cit., et Erving Goffman,
Interaction Ritual, Essays on Face-to-Face Behavior, New York, 1967; particulièrement, « T h e Nature of
Deference and Demeanor ».
Charivari à Lyon et à Genève au XVIIe siècle 217
roient rien à dire et que point de Justice ne se mesleroit de telle Abbaye ». Il semble que tout
le hameau, hormis le ménage Salla, l'ait souhaité.
Dans l'incident de Chêne, il est plus difficile de se représenter les réponses des gens,
car aucune déposition de témoin n'a subsisté. Il est clair, par contre, que la présence d'un
pasteur résident apporta un élément de divergence dans le village : il parla de l'affaire du
haut de la chaire, et trois dimanches après le charivari il exhorta l'Abbaye à rendre la vache
à son propriétaire. Il ne fut guère soutenu. Personne à ce qu'il semble n'essaya d'aider les
Daussy, même quand les choses prirent une mauvaise tournure. Bien qu'un enquêteur ait
été envoyé à Chêne le 1 e r novembre 1631, deux jours après le premier « scandale », et bien
que les insultes et les offenses envers les Daussy aient continué, aucune arrestation n'eut
lieu avant le mois de janvier 15 . L'Abbaye vendit la vache « sans formalité de justice » et
n'eut aucune difficulté à trouver acquéreur. Quand les sergents vinrent finalement chercher
les jeunes meneurs, leurs parents ne refusèrent pas de donner des renseignements sur leurs
fils, mais ils ne formulèrent aucune critique de leur conduite. Quant à Nicolas Bonnet, il
était à ce point disposé à défendre le « droit particulier » de l'Abbaye de Maugouvert, qu'il
brailla que les sergents étaient « larrons, voleurs, brigands et mechans hommes » ; il leur
jeta des pierres et leur donna la chasse avec une épée. A ce moment, seulement, les assistants
se décidèrent enfin à le retenir. Ce n'est qu'après une longue interrogation à Genève que
Bonnet cria merci pour avoir menacé les sergents et offensé la Seigneurie. Mais, même alors,
il n'est pas sûr que ses regrets aient duré assez longtemps pour qu'il les ait eus encore en
retournant à Chêne.
A première vue, cette situation paraît relativement facile à comprendre. Les villageois
font preuve d'une très grande solidarité dans la défense de leurs valeurs familiales et de leurs
techniques de contrôle locales et « gaillardes ». Et pourtant, quelques mois après le charivari
de Corsinge, une sorcière des environs de Jussy fut condamnée à être brûlée sur la base
d'accusations locales. Quatre ans plus tard une autre fut dénoncée aux autorités pour avoir
tué des bébés par des moyens occultes. Dans ces deux cas la situation était donc renversée
et les villageois étaient trop heureux de se tourner vers le gouvernement contre la dangereuse
vieille femme. Nous pouvons imaginer sans difficulté que les villages de Chêne et de Corsinge
se seraient tournés de la même manière vers Genève s'ils avaient suspecté qu'il y ait parmi
eux une véritable sorcière. Ils pouvaient se charger eux-mêmes des contrevenants à l'ordre
domestique et de la plupart des problèmes locaux, mais les sorcières, qui étaient liguées avec
le diable, étaient tout autre chose. Ces dernières étaient sans honte : le diable et les sorcières
chevauchaient de préférence à l'envers. Le bruit du charivari tomberait sur des oreilles
sourdes 16 .
Contrairement à ce qui se passa dans les villages, dans le quartier du temple Saint-
Gsrvais, il y eut un réel désaccord sur le projet de « faire honneur à Fillion ». Certains
témoins déclarèrent qu'ils n'avaient jamais remarqué que les Fillion se soient disputés, et
un homme soutint même qu'ils faisaient « fort bon mesnage ensemble ». Plusieurs maîtres
passementiers déclinèrent l'invitation à se joindre à la cérémonie et se bornèrent à regarder
et à écouter de loin. Un meunier refusa de louer son âne à Borsalet et à son complice lorsqu'il
apprit qu'il s'agissait de promener Fillion dessus, et les avertit qu'ils se repentiraient de cette
action. Néanmoins, aucune de ces personnes n'essaya d'empêcher l'affaire ou ne se rendit
15. Jacques Brassier, l'abbé de Maugouvert de Chêne, mourut peu de temps après la première parade
et le premier charivari, et il se peut que cet incident ait affecté le cours de l'enquête et retardé le moment
des arrestations.
16. Monter, Witchcraft..., op. cit., p. 63-64. Sur les éhontés, voir Pitts-River, « Honour... », p. 40-41.
Mellinkoff, « Riding Backwards... », art. cit., p. 166-67. Albrecht Diirer, The Witch (gravure, env. 1500),
et Hans Baldung Grien, The Witches' Sabbath (gravure sur bois, 1510), dépeignent la sorcière chevauchant
à l'envers sur un bouc (Symbols in Transformation ... An Exhibition of Prints in Memory of Erwin Panofsky,
Princeton, 1969, n o s 82, 84).
218 N. Zemon Davis
chez Fillion pour le prévenir. Et aucune amie de sa femme Danielle, ne se précipita pour lui
porter secours. Ces dignes maîtres passementiers se contentèrent d'observer par leurs
fenêtres ce qui se passait dans la rue ; ils paraissent avoir été des voisins assez froids. Peut-
être attendaient-ils que le Consistoire s'occupe de l'affaire?
Entre temps certains des hommes du quartier vinrent se joindre au chahut. Un des amis
de Borsalet, le maître artisan à qui ce dernier avait chanté la « chanson diffamatoire » sur
Fillion, essaya de couvrir Borsalet et de limiter sa responsabilité dans le charivari. Quant
aux mineurs eux-mêmes, loin d'exprimer leur repentir devant le Consistoire et la Cour, ils
prétendirent être innocents. Le bruit courut même que l'un d'entre eux essaya encore deux
jours plus tard de monter Fillion sur un âne.
Très vraisemblablement, le quartier du temple Saint-Gervais échappait aux querelles
graves et aux violences parce qu'il s'agissait d'un ensemble de gens parmi lesquels le sens
du voisinage n'était pas très fort. Il est vrai que la plupart des principaux acteurs et témoins
du charivari avaient entre eux des liens de résidence et de métier et étaient natifs de Genève.
Néanmoins l'affront fut pour le seul Fillion. Les meneurs du charivari, quant à eux, prirent
l'affaire plutôt à la légère. Il faudrait une étude approfondie de la situation locale, sans
doute, pour pouvoir découvrir les raisons de ce relatif détachement social. A mon sens,
celui-ci s'explique en partie, peut-être, par l'influence de la Réforme, qui entendait faire
du foyer intime le lieu le plus important de la vie religieuse et morale et voulait voir dans le
Consistoire, dont les Anciens venaient de tous les quartiers de la ville, la seule arène permise
pour la confrontation et l'expression des conflits 17 .
La situation était sensiblement différente place Bellecour, où les résidents regardaient
constamment par les fenêtres et par les portes d'autrui, tendaient l'oreille aux conver-
sations, se rendaient visite les uns les autres de maison à maison et dans la rue, et commé-
raient les uns avec les autres. Le réseau de relations à l'angle de la Place était intense, même
si la diversité géographique, professionnelle et sociale de cette population offrait une poten-
tialité de discorde et d'opposition.
D'une part, les compagnons selliers suscitèrent une participation enthousiaste des autres
jeunes ouvriers dans le quartier. Maître Collombet avait à tout le moins un ami hors de son
cercle familial, un avocat, qui s'efforce de lui fournir un alibi et de le dégager de toute
complicité dans le charivari violent. D'autre part, les compagnons n'exprimèrent pas la
voix de la communauté: ils étaient de nouveaux venus, très solidaires entre eux mais ayant
peu de contacts avec leurs voisins plus âgés et aucun lien avec les ancêtres locaux. En fait,
certains jeunes hommes du quartier prétendirent n'avoir entendu le bruit que de la table
où ils dînaient ou de leur lit: telle était la déposition d'un compagnon pelletier et d'un
compagnon tailleur, âgés chacun de dix-sept ans, et d'un étudiant et du fils d'un charre-
tier, âgés tous les deux de quatorze ans. « La pluspart du Quartier s'en formalisoit de
grandes huées et de mocquerie », commenta la femme du tailleur, âgée de quarante-cinq
ans, à propos de la première nuit de « grand charivari ». « D'aucuns ont dict quils ne fai-
soient pas bien puisque (Florie) estoit une femme d'honneur ». La femme d'un maître
arquebusier, une personne de trente-cinq ans, essaya de convaincre Le Provençal de faire
cesser le vacarme : « Ce ne sont pas des gens de mauvaise vie ». Il lui toucha la main et
promit faussement de ne pas revenir.
En bref, Dame Florie, la fabricante de charrettes, avait des voisins qui la respectaient
tellement qu'ils préféraient ne rien dire de son mariage au-dessous de sa condition. Cepen-
dant, ils ne critiquèrent pas la justice populaire ou l'humiliation risible en tant que telles, et
certains apprécièrent la performance de Florie le lendemain à l'adresse du présumé cocu
Collombet. La seule personne à redéfinir la notion de « divertissement » fut le sergent du
17. Pour quelques suggestions intéressantes sur l'influence respective du catholicisme et du protestan-
tisme sur les rapports sociaux, voir Jeremy Boissevain, Friends of Friends, Networks, Manipulators and
Coalitions, Oxford University Press, 1974, p. 79-82.
Charivari à Lyon et à Genève au XVIIe siècle 219
quartier, Nicolas Beaujollin, hôte de l'auberge de Saint-Carie, qui lui aussi déclara que
Florie était « une femme d'honneur ». Mais, bien plus, après la première nuit, il remontra
aux ouvriers que les charivaris étaient défendus. « On pouvoit bien se divertir, mais il ne
falloit offenser personne ». Les charivaris étaient en fait interdits à Lyon depuis deux cents
ans, mais l'interdiction avait été régulièrement ignorée. Ce qui vaut la peine d'être noté dans
cette conversation entre un tavernier illettré de cinquante ans et un jeune ouvrier du sellier
est la tentative de mettre un frein aux coutumes traditionnelles de la dérision.
Les voisins aidèrent les nouveaux mariés d'autres manières. Plusieurs femmes vinrent
rendre visite à Florie dans la matinée qui suivit le premier « scandale ». Deux ou trois
hommes armés de bâtons restèrent près d'eux pour protéger Étienne durant le second
charivari. D'autres personnes accoururent lorsqu'elles entendirent le coup de pistolet et le
cri d'Étienne, y compris la femme de l'arquebusier, qui confessa qu'elle avait tout d'abord
« été saisie par la crainte et n'osait pas s'approcher d'eux si tost ». Un jeune garçon trouva
l'une des armes dans la rue et la donna à Florie comme pièce à conviction. Un marchand
en draps de soie se hâta de chercher un chirurgien à l'Hôtel-Dieu pour soigner Tisserand.
A partir de ce moment, Collombet ne pouvait plus guère compter sur le voisinage et dut se
tourner vers sa parenté. Tous ses ouvriers, ainsi que l'employé de son ami Perra, le maître
sculpteur, disparurent dès le matin qui suivit le drame. L'un d'eux, au moins, Le Provençal,
fut caché dans la maison du beau-père de Collombet, dans la paroisse voisine de Saint-
Nizier. Quand Étienne mourut deux semaines plus tard, Le Provençal prit lui aussi la fuite
et quitta Lyon.
L'affaire resta devant le tribunal jusqu'à l'été suivant ; elle fut entendue par le juge de
la juridiction locale relevant de la vieille abbaye bénédictine de Saint-Martin d'Ainay, située
à quelques rues de la place Bellecour. Sur les quatre cas que nous avons cités, celui-ci est
le seul que nous puissions suivre jusqu'au bout. Les ouvriers ne furent jamais retrouvés,
mais maître Jacques fut emprisonné, questionné, puis libéré sous caution, versée par son
bîau-père, malgré les protestations de l'avocat de Florie. Jacques et sa femme se décla-
raient totalement innocents : ils ne savaient rien, n'avaient rien vu (« bien que votre boutique
n'est eloignée que douze pas de la porte des Tisserand? », « Je souppais derrière la boutique »)
et n'avaient entendu quelque chose qu'à la fin du second tumulte. Leur apprenti de dix-neuf
ans, que tous les témoins ont identifié comme étant le jeune homme qui avait battu un
moment le tambour, fut lui aussi incapable de rapporter quoi que ce soit.
La Cour ne les crut pas et considéra que Collombet s'était non seulement abstenu de
faire cesser la seconde agression, comme il aurait dû le faire, mais qu'il avait incité au
meurtre de Tisserand « par haine, à cause de la chanson que lui avait chantée Florie » 1 8 .
Le Provençal, Le Poitevin, Le Rochelois et Lauvergnat furent condamnés à être étranglés
et pendus devant la maison des Collombet et de Florie Nallo. Étant en fuite, ils furent
exécutés en effigie. Collombet fut condamné à payer 200 livres (ce qui n'était pas une très
forte amende — une somme qui eût tout juste couvert les droits de maîtrise d'une dizaine
d'ouvriers de la soie 1 9 ): 100 livres pour le gouvernement; 40 livres pour la fabrique de
l'église paroissiale Saint-Michel ; 10 livres pour les prêtres de ladite paroisse, pour prier
pour l'âme d'Étienne Tisserand; et 50 livres à l'Hôtel-Dieu pour le traitement chirurgical
de Tisserand. Invoquant une « pauvretté notoire », Dame Florie avait réclamé 3 000 livres
en dommages et intérêts, mais ne reçut strictement rien.
Quant aux autres ouvriers de la place Bellecour, reconnus comme ayant participé au
18. Il est intéressant de noter que ceux qui procédèrent à l'interrogatoire officiel de Collombet s'abstin-
rent de chanter le vers parlant des « cornes » (qu'ils connaissaient parfaitement, d'après de nombreux
témoignages) lorsqu'ils le questionnèrent directement sur sa réaction à cette chanson, et se contentèrent
de chanter les premiers mots. Le juge prenait donc au sérieux la force de l'insulte que Collombet avait
reçue en pleine face.
19. Kleinclausz (éd.), Histoire de Lyon..., op. cit., p. 61.
220 N. Zemon Davis
charivari, mais non aux violences infligées à la victime, ils ne furent jamais interrogés ni
poursuivis. Pour les autorités municipales et royales, cette bagarre de quartier doit être
apparue comme insignifiante, comparée aux émeutes fiscales qui avaient eu lieu quelques
décennies plus tôt, ou aux émeutes, toujours redoutées, occasionnées par la pénurie de grain.
(Ces autorités ont probablement oublié de se demander si l'esprit du charivari ne pouvait
déborder en esprit d'émeute). En un sens, le droit populaire au « divertissement », l'utili-
sation populaire de la dérision bruyante pour contrôler la conduite domestique, demeuraient
incontestés, et, malgré la mort d'Étienne Tisserand, ce charivari ne fut nullement le dernier
à Lyon 2o.
20. Ibid., p. 37-38, 90-92. Garden, Lyon..., op. cit., p. 441. Pour plus ample information sur les utili-
sations politiques du charivari, voir Davis, Les cultures du peuple..., op. cit., p. 183-184, 188, et E. Le Roy
Ladurie, Le Carnaval de Romans. De la Chandeleur au Mercredi des Cendres, ¡579-1580, Paris, 1979.
Le charivari à travers les condamnations
des autorités ecclésiastiques
en France du XIVe au XVIIIe siècle
FRANÇOIS LEBRUN
1. Cf. en appendice la liste chronologique des principales condamnations connues, avec références.
Cette liste ne prétend pas être exhaustive.
2. Encore convient-il de noter que le diocèse de Dijon n ' a été créé q u ' e n 1731 p a r amputation de
celui de Langres et que le premier évêque de Dijon, Jean Bouhier, n ' a fait q u e reprendre dans ses premières
ordonnances synodales les statuts antérieurs de Langres. Quant aux statuts de Saint-Paul-Trois-Châteaux
(1751) et de Saint-Flour (1760) signalés p a r Cécile Piveteau, La pratique matrimoniale en France d'après
les statuts synodaux (Paris, 1957, p. 59), comme p o r t a n t condamnation du charivari, ils se contentent de
dénoncer « les excès et divertissements contraires à la sainteté du mariage » et n o n nommément le charivari.
3. L e fait qu'auteurs de dictionnaires et folkloristes datent du xiv* siècle les premières apparitions
d u terme, sous ses différentes formes dialectales, n ' a rien de surprenant, puisque tous, de D u Cange à
Littré, de Jean-Baptiste Thiers à Van Gennep, ont tiré leurs exemples — qu'ils se repassent de l ' u n à l'autre
— des canons conciliaires et des statuts synodaux, en dehors de deux mentions d'Eustache Deschamps
e t de Froissart et de quelques lettres de rémission.
4. Claude G a u v a r d et Altan Gokalp, « Les conduites de bruit et leur signification à la fin du Moyen
Age: le charivari », Annales E.S.C., 3, 1974, p. 693-704.
constitutifs, conséquences éventuelles. Dans tous les textes des xiv e et xv e siècles, le charivari
apparaît lié à la célébration des secondes noces 1 2 ; nulle part, il n'est question d'autres
motifs, notamment d'une disproportion d'âge entre les époux. Si quelques statuts, par
exemple ceux d'Avignon en 1337, condamnent dans le même paragraphe certains autres
abus — telles les chansons profanes dans l'église ou les extorsions d'argent — auxquels
donnent lieu les mariages quels qu'ils soient, ils ne manquent pas d'isoler très nettement le
charivari qui n'est nullement confondu avec les abus précédemment évoqués. Au xvm e
siècle, les conférences ecclésiastiques de Paris en 1713, de même que celles d'Angers en 1725,
s'en tiennent encore à cette définition stricte du charivari, lié exclusivement aux secondes
noces et indépendant de l'âge des époux 13 . Il est vrai que ce dernier point pouvait être impli-
cite : la démographie de type ancien nous a appris que, beaucoup plus fréquemment que les
premiers mariages, les remariages s'accompagnaient souvent d'une grande différence d'âge
entre les nouveaux partenaires. Quoi qu'il en soit, les statuts synodaux du xvn e siècle sont,
à cet égard, beaucoup moins nets, que ceux de la fin du Moyen Age. Us n'explicitent plus le
motif du charivari et lient très souvent sa condamnation à celle des « autres insolences »
que provoquent les mariages en général, diluant ainsi sa spécificité originelle. Est-ce parce
qu'il est maintenant si commun qu'il paraît inutile de le définir de façon précise par rapport
aux autres abus? Ou n'est-ce pas plutôt parce que le terme a, peu à peu, perdu sa stricte
signification première et désigne désormais tout « c h a h u t » en vue d'extorquer de l'argent
de nouveaux mariés, en premières ou en secondes noces ? Si l'on en croit Jean-Baptiste Thiers
dans son Traité des jeux, publié en 1686, c'est cette seconde hypothèse qui serait la bonne :
« La canaille et les gens de nulle importance se font quelquefois un grand divertissement
de ce qu'ils appellent charevaris, charivaris ou charibaris, afin de tirer quelque somme
d'argent des nouveaux mariés ou de les charger de confusion. Il y a des lieux où cela
ne se fait guère qu'à de secondes noces disproportionnées en effet ou en apparence.
Mais il y en a d'autres où il se fait presque à toutes les noces. » 1 4
Les propos de Thiers se trouvent d'ailleurs confirmés par les statuts de deux diocèses du
Midi. Ceux de Condom évoquent en ces termes, en 1663, les motifs des charivaris : « Soit
qu'un des contractants ou tous les deux ensemble soient du même lieu ou n'en soient pas,
ou trop avancez en âge, ou qu'ils ayent esté déjà mariez, ou sous quelqu'autre couleur ou
prétexte que ce puisse estre ». De son côté, l'ordonnance synodale de l'évêque de Grenoble
Etienne Le Camus condamne, en 1687, « ceux qui avec des charivaris ... obligent les veufs
ou les veuves qui se marient, ou ceux qui contractent hors de la paroisse, de payer quelque
contribution ». Plus tard, au milieu du xvm e siècle, La Poix de Fréminville et Claude de
Ferrière définissent le charivari, à peu près dans les mêmes termes l'un et l'autre, comme une
injure ou une dérision faite à des mariés d'âge disproportionné, notamment lors d'un
remariage l s . Au total, à la fin du Moyen Age, le charivari paraît être lié exclusivement aux
secondes noces, indépendamment de l'âge des époux. Les statuts de cette époque insistent
12. En prenant secondes noces au sens de deuxièmes, ou troisièmes, ou quatrièmes, etc. Par exemple:
« s i vir et mulier ad secunda vota vel ulteriora t r a n s i e n t » (Tréguier, 1365); « a d secundas vel pluries
nuptias » (Tours, 1448).
13. Conférences ecclésiastiques de Paris sur le mariage, Paris, 1713, t. II, p. 120 (« insultes publiques
que l ' o n fait au sacrement de mariage en la personne des hommes et des femmes qui se remarient »). Confé-
rences ecclésiastiques du diocèse d'Angers sur le mariage, Angers, 1725, nouv. éd., 1755,1.1, p. 274 (« insulte
aux veuves qui se remarient »).
14. Jean-Baptiste Thiers, Traité des jeux et des divertissemens qui peuvent être permis ou qui doivent être
défendus aux chrétiens ..., Paris, 1686, p. 298-292.
15. La Poix de Fréminville, Dictionnaire ou Traité de la police, Paris, 1756, nouv. éd., 1775, p. 169:
« injure à quelqu'un qui se marie et qui épouse une personne de grande différence d'âge, et particulièrement
lorsque ce sont des secondes noces ». Claude de Ferrière, Dictionnaire de droit et de pratique, Paris, nouv.
éd., 1762, t. I, p. 393: « dérision de gens d'un âge fort inégal qui se marient ensemble, surtout dans le cas
de secondes noces ».
224 F. Lebrun
tous, pour justifier la condamnation qu'ils prononcent, sur la parfaite licéité et validité d'un
second mariage 1 8 ; une telle insistance n'était d'ailleurs pas inutile, l'Église ayant vu long-
temps avec suspicion les secondes noces et continuant même en beaucoup d'endroits à
refuser la bénédiction nuptiale en pareil cas 17 . Aux xvii e et xvin e siècles, le charivari semble
désormais provoqué par la différence d'âge des époux, que ce soit lors d'un premier ou d'un
second mariage, ou même, dans certaines régions, par un tout autre motif, par exemple,
le fait de se marier hors de sa paroisse.
Les allusions des textes aux participants sont généralement très vagues. Il s'agit soit
de jugements de valeur (« scelerati homines », Avignon, 1337 ; « gens si malitieux et
meschans», Lyon, 1577), soit de qualifications le plus souvent imprécises. Le concile de
Tours de 1431 parle de « tam clericis quam laïcis », les statuts d'Avignon de 1437 d'« omnes
et singulos parochianos vestros cujuscumque conditionis existant » ; les statuts de Tréguier
de 1365 évoquent « vicini et alii » ; ceux de Condom de 1663, « les habitants des paroisses ».
Aucune allusion, on le voit, à tel groupe social 18 ou à telle classe d'âge.
Les textes sont, par contre, beaucoup plus précis en ce qui concerne les éléments consti-
tutifs du charivari. Tous insistent d'abord sur la notion, essentielle, de bruit. Celui-ci est
provoqué par des instruments variés sur lesquels le concile de Tours de 1431 donne de
précieux détails : « pulsatione patellarum, pelvium et campanarum, eorum oris et manus
sibilatione, instrumento aerugiariorum, sive fabricantium, et aliarum rerum sonorosarum » 1 9 .
Les statuts de Lyon (1577) parlent de « tambourins ». Dans tous, il est question de « vacarme,
tumulte, bruits scandaleux». A cela s'ajoutent les vociférations, clameurs, chansons, huées
et moqueries à l'adresse des deux époux. Citons, à titre d'exemple, «injurias, carmina,
libellos difïamatorios contra eosdem sponsos » (Meaux, 1365); «horridis et blasphemis
vociferationibus et obscoena loquacitate, injuriosis contumeliosisque clamoribus » (Troyes,
1399) ; « turpia et inhonesta verba » (Avignon, 1437) ; « clameurs et huées » (Saint-Brieuc,
1723). Au bruit, facteur essentiel puisqu'il définit en quelque sorte le rite, s'ajoutent d'« au-
tres insolences» («alias insolentias », Meaux, 1365) et des «dérisions ou opprobres en
actes » (« irrisiones vel opprobria factis », Tours, 1431). Les statuts de Lyon précisent en
1577: «gettant poysons, breuvages vilains et dangereux ..., excitans fumées puantes ....
faisant toute chose vilaine et sale qui se peut penser ». En 1723, l'évêque de Saint-Brieuc
parle, lui aussi, après les clameurs et huées, d'« autres actions injurieuses ». Plusieurs
statuts font allusion au fait que les participants sont déguisés et masqués 20 : « cum falsis
visagiis » (Lyon, 1321), « s u b turpi transfiguratione larvarum» (Troyes, 1399), « larvis in
figura doemonum» (Langres, 1404), « marchans en larves et masques» (Lyon, 1577),
16. Cf. par exemple, le début de la condamnation du concile provincial de Tours en 1431 : « Puisqu'il
est permis par les lois divines et humaines, à tous et à chacun, de l'un et l'autre sexe, sauf vœu de conti-
nence de s'unir matrimonialement par des noces célébrées solennellement..., et puisque, le lien conjugal de
l'un des deux époux s'étant rompu, il est également permis au survivant de convoler en secondes noces ou
davantage, autant de fois qu'il lui plaira, et que c'est une erreur de penser le contraire... »
17. Mais non, bien entendu, l'échange de consentements des époux, qui constitue la matière même
du sacrement.
18. Thiers, on l'a vu, est plus explicite, puisque c'est, selon lui, le fait de « la canaille et gens de nulle
importance ». Même son de cloche chez La Poix de Fréminville (« gens de bas étage ») et Claude de Ferrière
(« gens du peuple »).
19. « Par le heurt de plats, de bassins et de cloches, par des sifflements de la bouche et des claquements
des doigts, par la percussion d'objets en airain et d'autres choses sonores ».
20. On ne manquera pas d'évoquer la fameuse miniature du manuscrit du Roman de Fauvel, datant
des environs de 1320. Plus près de nous, Cambry note dans son Voyage dans le Finistère (1794), Brest,
1835, p. 87: « L'usage des charivaris existe encore à Landerneau et dans les environs; on les pratiquait avec
des cris, des hurlements, u n tintamarre affreux occasionné par des crécelles, par des chaudrons et par des
cloches; on prétendait jadis, par cet usage, éloigner l'esprit du mari mécontent de l'infidélité de sa moitié.
Dans ces orgies ou dans ces charitables cérémonies, on s'affublait de déguisements bizarres, on se couvrait
de peaux de bœufs dont les cornes étaient chargées de bougies, etc., etc. »
Le charivari à travers les condamnations ecclésiastiques 225
«mascarades» (Agen, 1666). Le lieu où se déroule le jeu n'est précisé que par quelques
textes: «circa domos nubentium» (Tours, 1431), «devant les portes des secondement
mariez » (Lyon, 1577), « à la porte de l'église ou ailleurs » (Alet, 1640, Narbonne, 1671).
Plusieurs statuts notent que le charivari se double d'une véritable exaction, puisqu'il
ne cesse que lorsque les époux ont accepté de se racheter par de l'argent : « donec ipsi spon-
salia praedicta contrahentes pecuniis ... se redemerint» (Meaux, 1365); «jusques à tant
qu'ils ayent des mariez tiré certaine somme d'argent, comme par force» (Lyon, 1577);
« exiger de l'argent d'eux pour ne leur faire tel vacarme » (Condom, 1663). Ce qui aggrave
encore les choses, c'est que l'argent ainsi extorqué ne sert qu'à ripailles et beuveries : « com-
messationibus et potibus » (Meaux, 1365). Les évêques de la fin du Moyen Age insistent
aussi sur les conséquences désastreuses selon eux, de la pratique du charivari. Trop souvent,
ce qui n'est qu'un « j e u choquant et répréhensible» («ludus turpis et noxius», Troyes,
1399) dégénère en violences, rixes, blessures et homicides : « ex quibus frequenter proveniunt
rancores et odia, interdum quoque vulnerationes et homicidia committuntur » (Avignon,
1337 et 1437-1474) ; « ex quibus multoties rixae, contentiones, vulnera et homicidia eveniunt »
(Tréguier, 1365), « mutilationes et homicidia sunt secuta » (Tours, 1431). Bien plus, les
évêques de la province de Tours font état, en 1431, d'une conséquence non moins déplorable
à leurs yeux que les excès précédents : beaucoup de veufs ou de veuves préfèrent vivre en
concubinage plutôt que de convoler en secondes noces et de courir ainsi le risque d'un
charivari, tant est grande la crainte qu'inspire celui-ci. De telles conséquences ne sont plus
évoquées par les statuts du xvn e siècle, preuve que le rite a sans doute perdu de sa violence
et n'est plus, de ce fait, aussi redouté qu'auparavant.
Unanimes à réprouver le charivari au nom de la sainteté du mariage, y compris des
secondes noces dûment autorisées par l'Église, les textes diffèrent en ce qui concerne les
peines qu'ils prévoient en cas d'infraction. Les statuts de Bourges (1368) édictent que tous
ceux qui participeront à un charivari ou même auront seulement fourni aide et conseil
encourront une sentence d'interdit, ipso facto. Le plus souvent, la peine prévue dans les
textes de la fin du Moyen Age est l'excommunication (Lyon, 1321 ; Avignon, 1337 ; Meaux,
1365 ; Tréguier, 1365 ; Troyes, 1399 ; Langres, 1404 ; Tours, 1431), avec parfois une amende
soit arbitraire (Tours), soit fixée à dix livres tournois (Avignon, Troyes, Langres). Les
statuts de Lyon de 1577 prévoient eux aussi « ample et périlleuse excommunication », mais
sans amende. Les statuts du xvii e siècle sont généralement plus vagues. Si ceux de Condom
(1663) et de Noyon (1673) parlent encore d'excommunication 21 , les autres prévoient que
les curés aviseront, le cas échéant, leur évêque, « afin d'être procédé contre les coupables
par les censures de l'Église » (Alet, 1640), « pour employer l'autorité de l'Église et réprimer
ce désordre par la peine des censures » (La Rochelle, 1656), « pour y être pourvu ainsi que
nous aviserons » (Narbonne, 1671). Certains, enfin, stipulent que les curés, « en cas de
scandale, imploreront l'assistance du bras séculier et en donneront avis à notre promoteur »
(Agen, 1666, Grenoble, 1687, rédaction identique).
Au total, l'étude du charivari à travers les interdictions des autorités ecclésiastiques
apporte un certain nombre de renseignements précis sur cette coutume populaire et permet
d'entrevoir notamment une certaine évolution, au moins quant à ses motifs, entre le xive et
le xvra® siècle, prouvant ainsi, une fois de plus, l'intérêt que présentent les archives de la
répression comme moyen d'approche de la culture des classes populaires.
21. Mais ni ceux de Comminges (1642), ni ceux de Narbonne (1671), contrairement à ce qu'écrit
C. Piveteau, op. cit., p. 59.
226 F. Lebrun
APPENDICE
Bibl.: Thiers. Du Cange, art. Charivarium (avec la date, erronée, de 1445). Conférences eccl. de Paris et
d'Angers (impriment toutes deux, par erreur, 1548). Hefele et Leclercq, Histoire des conciles, Paris, t. VII,
1916, p. 1201-1203 (ne parle que du concile de 1448).
ROBERT MUCHEMBLED
En France, à partir du xv e siècle, et en tout cas au xvi e siècle, un pan entier de la culture
populaire s'effondrait ou se modifiait sous les coups des autorités, relayant la dépréciation
par les clercs des excès et des abus. Le phénomène paraît avoir été plus marqué dans le Nord
que dans le reste de la France, car les villes y étaient aux mains de patriciats très puissants,
et les souverains — alors espagnols — de la région développèrent dès le xvi e siècle une
Contre-Réforme conquérante, qui s'installa plus tardivement dans le royaume de France
proprement dit.
Divers traits répressifs étaient déjà apparus dans la description des fêtes populaires.
Il importe maintenant d'en éclairer le développement chronologique. Car peu importe
qu'un ban lillois de 1382 interdise les jeux, les assemblées de paroisses, la plantation de
mais et les danses autour des feux de la Saint-Jean, puisqu'il n'est pas réellement suivi
d'effet et qu'il faut le renouveler, le préciser et y ajouter des variantes, en 1397, en 1428, en
1483, en 1514, en 1520, en 1544, en 1552, en 1559, en 1573, en 1585, en 1601 1 . Par contre,
le renouvellement fréquent, surtout au xvi e siècle, de ces interdictions indique l'acharnement
que met le Magistrat lillois, appuyé puis relayé par le Souverain dès 1559, à vouloir contrôler
étroitement les loisirs populaires. Contrôler, et non pas totalement faire disparaître ceux-ci.
Car les patriciens savent bien que les fêtes sont des exutoires aux tensions accumulées,
qu'elles exercent sur le corps social une action thérapeutique. Ne détournent-elles pas
l'attention des réalités, des difficultés matérielles des masses? Ne déchargent-elles pas la
violence, qui pourrait s'accumuler et s'exercer en révolte ouverte contre les autorités, et qui
se diffuse au contraire dans tout le corps social? Mais justement, cette violence s'exprime
par les bagarres, les meurtres, les viols, l'abus des boissons alcoolisées, le défoulement verbal
et trivial... Les autorités urbaines sont prises, on le voit, entre la nécessité de conserver des
périodes de fêtes et le désir d'éviter les abus. Elles réagissent souvent au gré des circons-
tances, au xv e siècle du moins. Cette contradiction majeure ne commence à s'estomper
qu'avec le développement d'un nouveau climat de religiosité et avec l'intervention crois-
sante du Souverain dans la vie urbaine. Pour l'Église tridentine comme pour le roi, qui se
veut absolu, les fêtes sont toutes des périodes de désordre et d'excès, qu'il faut interdire, ou
très étroitement intégrer dans des cadres d'orthodoxie et d'obéissance. L'Église fait confiance
à ses milices religieuses, le roi à ses officiers et à ses représentants, pour embrigader les
* E x t r a i t du chapitre m de Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XV'-XVIIl'
siècles). Essai. Paris, Flammarion (« L'histoire vivante », dirigée par Denis Richet), 1978.
1. D e la Fons-Mélicocq, « Les sociétés dramatiques du N o r d . . . » , Archives historiques et littéraires
du nord de la France et du midi de la Belgique (AHL), 3 e sér., t. VI, 1857, p. 5-38.
masses et leur imposer le respect de l'ordre et de la discipline. Confortées par ces appuis
solides, les autorités urbaines admettent peu à peu que les fêtes sont inutiles ou dangereuses,
et qu'elles doivent d'abord être chrétiennes. La tolérance qui existait à propos des réjouis-
sances populaires, considérées comme un moyen de gouvernement de la ville, se brise au
cours du xvi e siècle. Les fêtes spontanées deviennent plus rares. Les banquets familiaux sont
de plus en plus réglementés, ainsi que les fêtes de rues ou de quartiers et les ducasses. La
religion envahit de plus en plus les réunions confraternelles. Les fêtes burlesques sont
frappées d'interdit absolu. Enfin, les grandes fêtes urbaines, autrefois reliées aux cycles
saisonniers principaux, perdent la plupart de leurs caractères et se transforment en specta-
cles pour la populace, au lieu d'associer chacun à l'action. Les villes du Nord se singula-
risent par la précocité de ce mouvement systématique. Car Charles Quint et Philippe II,
souverains espagnols successifs de la région, imposent une sévère répression de l'hérésie
protestante et, de ce fait, surveillent attentivement la société urbaine. On note d'ailleurs
la naissance, à partir de 1525, d'une organisation centralisée de l'assistance aux pauvres 2 ,
qui n'est qu'une des formes d'un nouvel encadrement des villes. Un édit impérial de 1531,
déjà, limitait les ducasses à un seul jour, les noces à un jour et demi — avec, au plus, vingt
participants —-, interdisait de rechercher des parrains et des marraines « pour en avoir ou
recevoir présent ou prouffit », défendait la création ou l'existence de cabarets hors des
villes ou à l'écart des lieux habités, exigeait la fermeture des cabarets les dimanches et les
jours de fêtes à l'heure de la grand-messe ou des vêpres, interdisait aux ivrognes l'accès aux
offices publics. Les villes en profitèrent pour publier des règlements locaux visant les mêmes
excès, et d'autres abus encore, nous l'avons noté. Mais la force de l'habitude et la résistance
passive des masses empêchèrent la parfaite réussite de ces stipulations. Philippe II revint
à la charge, par une ordonnance de 1560, en interdisant à tous de :
« chanter, ou jouer, faire divulguer, chanter, ou jouer publicquement, en compaignie,
ou en secret, aulcunes farces, ballades, chansons, comédies, refrains, ou aultres sembla-
bles escriptz, de quelque matière ou en quelque langaige que ce soit, tant vieulx que
nouveaulx, esquelz soyent meslées aulcunes questions, propositions ou faitz concernant
nostre relligion, ou les personnes ecclésiasticques... »
Quant aux « moralités » et « aultres choses, qui se font, ou jouent, à l'honneur de Dieu
ou de ses Sainctz, ou pour réjouyssance et récréation honneste du peuple », elles devront
obtenir au préalable l'aval du « principal curé, officier ou magistrat du lieu ». Sont expres-
sément interdits, s'ils contiennent «chose quy puist schandaliser, les jeux muetz, que l'on
appelle remonstrances ou représentations par personnaiges ». Prise au pied de la lettre,
cette ordonnance aurait dû avoir pour effet de faire totalement disparaître les fêtes bur-
lesques et de modifier profondément les réjouissances populaires à toutes les autres occa-
sions. Le texte contenait d'ailleurs la raison principale de sa promulgation, qui était d'empê-
cher que le « commun peuple » ne soit « mal édiffié, séduict et déceu... »;
« et, pour aultant que par cy-devant n'estant le monde si corrompu, ne les erreurs si
grans qu'ilz sont présentement, l'on n'a prins de si près regard à yceulx jeux, farces,
chansons, refrains, ballades et dictiers, comme le convient au temps présent, ouquel
les mauvaises et damnables sectes, de jour en jour, pullulent et s'accroissent davantaige ».
On ne sauiait mieux, ni plus clairement, formuler l'objet de la législation nouvelle ! Qu'elle
n'ait pas réussi à modifier brutalement ni totalement des habitudes populaires invétérées
n'est pas douteux. Mais son application obstinée, bien qu'inégale selon les lieux et parfois
suspendue durant un certain temps, devait se révéler payante. Les contrevenants s'expo-
saient à de lourdes amendes, ou à des peines infamantes. En 1563, sept hommes, accusés
d'avoir représenté sur une place publique le «jeu du veau d'or» sans la permission des
2. J.-P. Gutton, La société et les pauvres en Europe (XVl'-XVIW siècles), Paris, 1974, p. 103-105.
Fêtes populaires dans le Nord de la France (XVe-XVIe siècle) 231
autorités, étaient conduits, tête et pieds nus, en chemise, une torche ardente de six livres en
mains, à l'église Saint-Étienne de Lille pour y demander à genoux pardon de leurs fautes,
avant d'être ramenés en prison, d'où ils seraient extraits, le dimanche suivant, pour faire
à nouveau amende honorable. Doit-on s'étonner, dans ces conditions, si la course des
Innocents, par exemple, disparaît à partir de 1564 à Lille 3 ? Le théâtre populaire cède la
place à celui des élèves de jésuites. Une atmosphère de peur, de suspicion, de délation,
envahit les villes. Le citadin, comme Rabelais à la fin de sa vie, voit s'assombrir l'horizon,
et apprend lentement à se conformer, en matière de loisirs et de jeux, aux volontés des
puissants. A la fin du xvi e siècle, l'évolution est très avancée dans les cités septentrionales.
Les ordonnances répressives se multiplient. A Arras, il est défendu à tous, en 1597, de se
promener sur les marchés durant le service divin, les dimanches et les jours de fête, sous
peine de soixante sous d'amende. Les échevins, dans la même ville, interdisent en 1593 de
« ne danser du soir à chanson ny aultrement, par les rues », à peine de dix sous d'amende,
payables par les parents ou par les maîtres si les coupables sont des enfants ou des serviteurs.
L'amende est portée à soixante sous en 1598, avec défense « de faire danses, esbatz, masque-
rades et assamblés publicques avant les rues, tant de jour que de nuict, et que chascun ait
à se comporter en toute modestie ». Sans doute ceci concerne-t-il la préparation d'une
procession. Mais en 1610 reparaît l'interdiction de se masquer, ainsi que d'aller par les rues
sans lumière «après la cloche lâchée», et s'y ajoute l'obligation, pour les cabaretiers, de
fermer à neuf heures du soir. Les jeux d'enfants sont prohibés, dans la même ville, à la fin
du xvi e siècle. Qui mieux est, les spectateurs seraient passibles de la même amende que les
coupables de «jus (jeux) de biquetz, battes ou croches», ou ceux qui se récréent «aux
noix ny aux semblable jeux à l'argent». Les autorités refoulent les joueurs des rues, des
places, des marchés, des remparts, où ils s'ébattaient auparavant. Elles surveillent désormais
attentivement les loisirs de tous. A Arras, encore, des comédiens français reçoivent en 1602,
après examen de leurs pièces par des prêtres, le droit de « donner quelque relâche au peuple,
de quelques honnestes récréations, pour peu de jours, à certaines heures ». Us jouent du
24 au 27 juillet 1602, les jours ouvrables, de trois à cinq heures, quand ne se célèbre pas le
service divin. Et le 22 septembre 1604, les élèves des jésuites arrageois interprètent Mucius
Scaevola, à l'occasion de l'entrée dans la ville du nouveau gouverneur d'Artois 4. Lentement
se défait un vieux monde, lentement s'étiole la fête populaire. Commence en effet un mou-
vement de contrainte des corps et de soumission des âmes qui ira s'accélérant au siècle de
la Raison et à l'époque des Lumières. Déjà, à la fin du xvi e siècle, et sur le modèle des cités
septentrionales, il devient difficile de rire et de jouer dans les villes françaises. L'offensive
se prépare un peu partout, même si les désordres de l'époque des guerres de Religion ne
permettent pas au roi et à l'Église de conjuguer leurs efforts aussi efficacement que dans
les Pays-Bas espagnols. Témoin, les statuts synodaux de Lyon, vers 1566-1577, qui défen-
dent, sous peine d'excommunication, que « ès jours de fête des Innocens et aultres, l'on ne
souffre ès églises jouer jeux, tragédies, farces et exhiber spectacles ridicules avec masques,
armes et tambourins » 5 . Doit-on s'en étonner? La reprise en main des masses catholiques
passait d'abord par la sujétion des villes à l'orthodoxie religieuse. Le roi, lui, devait faire
des citadins des sujets obéissants, s'il voulait devenir un roi absolu. Et les autorités urbaines
n'avaient nul intérêt à défendre les masses qui les effrayaient contre une centralisation qui
ne leur plaisait pourtant pas toujours. Des dépréciations multiples de la culture populaire,
en ses fêtes et en ses jeux comme dans ses autres caractéristiques, étaient à l'œuvre depuis
3. Textes dans A. Dinaux, « Habitudes conviviales... de la Flandre », AHL, 2' sér., t. II, 1838, p. 515-
516, et dans De la Fons-Mélicocq, « Les sociétés dramatiques... », art. cit., p. 29-31 et p. 35.
4. Bibliothèque municipale d'Arras (Pas-de-Calais), ms. 1885, fiches « Jeux scéniques », et Archives
municipales d'Arras (Pas-de-Calais) (AM Arras), BB 40, f° 104 r° (1593), 106 r° (1597), 108 r ' (1598), 110 r°
(fin xvi e siècle), 126 r° (1610).
5. Cité par De la Fons-Mélicocq, « Les sociétés dramatiques... », art. cit., p. 29.
232 R. Muchembled
Les adolescents, comme les femmes, ne conservent plus dans les villes qu'une infime partie
de leur rôle culturel antérieur. A la campagne, au même moment, s'affirme l'importance des
« royaumes de Jeunesse », des « bachelleries » de l'Ouest, des « Abbayes de Jeunesse » du
Midi et de la Bourgogne. En ville survivent des institutions semblables, à première vue,
mais dont la structure et les fonctions ont été profondément modifiées, par imitation des
autres corps de population, et en particulier des confréries et des corps de métiers. Aussi
est-il parfois très malaisé de distinguer les groupes de Jeunesse urbains des autres organi-
sations. Arnold Van Gennep lui-même, induit en erreur par ses sources, cite comme asso-
ciations de Jeunesse, pour les villes du Nord et du Pas-de-Calais actuels, des corps spécia-
lisés dans la préparation des fêtes : 1'« Abbé de Liesse » d'Arras ou le « Prince de Plaisance »
de Valenciennes ; des corporations aussi : le « Prince d'Amour » (sayetteurs) et le « Prince
d ' H o n n e u r » (drapiers) d'Arras 6 ... Quant aux véritables organisations de la Jeunesse, elles
groupent bien des adolescents de la ville, mais pas uniquement. S'y intègrent des célibataires
âgés et même des hommes mariés. Surtout, le groupe ainsi constitué s'organise sur des
modèles militaires, fournis par les compagnies d'archers ou de canonniers qui existent dans
chaque ville. Nous avons déjà rencontré le « Capitaine du Penon » de Douai, en 1493 ou
le « Roi des Chapels » à Saint-Quentin en 1586, qui appartenaient clairement à cette caté-
gorie de corps dominés par des adultes, et même par de riches bourgeois. Les fêtes burlesques
des Innocents ou des Fous, et les grandes réjouissances urbaines, à l'époque du Carnaval
notamment, faisaient évidemment place à la Jeunesse. Mais celle-ci, dans la plupart des
exemples que j'ai cités, ne jouait pas un rôle moteur ou autonome. Ce qui permet de rejoin-
dre les hypothèses de Van Gennep et les remarques de Natalie Z. Davis. Le premier souligne
l'absence très ancienne de la Jeunesse dans les fêtes de Pâques, et émet l'idée d'une possible
élimination par le clergé de cette classe d'âge du cycle pascal 7 . La seconde parle du caractère
ornemental qu'ont pris les organisations urbaines de jeunes mâles, et de leur complexité
par rapport aux Abbayes rurales. Complexité qui correspondrait, selon elle, à leur capacité
nouvelle d'accueillir des adolescents âgés, dans une société où le mariage devient de plus en
plus tardif. De ce fait, les groupes de Jeunesse auraient un rôle nouveau, dans les villes,
entre le xv e et le x v n e siècle : mieux « socialiser » les adolescents, et ceci essentiellement
hors de la famille. Ainsi se comprendraient mieux la perte de la spécificité du groupe d'âge,
la domination des adultes et la multiplication des groupes de Jeunesse dans les villes —
vingt à Lyon au xvi e siècle, s'il s'agit bien dans tous les cas d'Abbayes de Jeunesse ! On
assisterait donc à l'application d'idées nouvelles, exprimées par Gerson puis par les jésuites
6. A. Van Gennep, Manuel de Folklore français contemporain, 1.1, 1, Paris, 1943, p. 205-206.
7. Ibid., 1.1, 3, Paris, 1947, p. 1394.
Fêtes populaires dans le Nord de la France (XVe-XVIe siècle) 233
et par les protestants : pour réformer l'Église, il faut commencer par les enfants 8 . En combi-
nant les idées des deux auteurs cités, il est possible de proposer une explication chronologique
et globale des modifications subies par les groupes de Jeunesse urbains. Rien n'interdit de
penser que des décennies ou des siècles auparavant ces groupes avaient en ville les mêmes
formes et les mêmes fonctions qu'à la campagne. La croissance urbaine de la fin du Moyen
Age et du xvi e siècle a changé tout cela, en détachant la population urbaine de certaines
fêtes rurales saisonnières, et en faisant peu à peu disparaître l'aspect magique et fertilisateur
de celles qui subsistaient. L'écart villes/campagnes s'accentuant, les cérémonies et les fêtes
de l'été et de l'automne ont perdu en ville de leur vigueur, car elles étaient trop intimement
liées aux travaux agricoles. Les fêtes de l'hiver et du printemps, en gros de la Toussaint à
mai, ont mieux résisté à l'érosion, parce qu'elles ne correspondaient pas à des époques de
gros travaux agricoles mais plutôt à une préparation lointaine et magique de ceux-ci. Les
citadins ont cependant perdu de vue les buts cérémoniels pour conserver essentiellement des
réjouissances et des rites détachés de leur contexte, ou limités. Les «Innocents ».par exemple,
cherchent toujours à rendre les femmes fécondes, mais sans doute ne voit-on plus le rapport
de ces gestes avec la terre morte dont il faut assurer la renaissance prochaine. En tout cas,
les citadins ont rompu, sans le savoir, le cycle complet des fêtes rurales magiques. Les plus
éclairés d'entre eux, d'ailleurs, vivent dans un espace moins cloisonné que les ruraux et
dans un temps de qualité différente. Très éloignés de la vision du monde paysanne, ils ne
peuvent considérer certains excès, lors des fêtes burlesques en particulier, que comme des
actes gratuits et moralement dangereux. D ' o ù la répression, peu systématique d'abord,
qu'ils mènent contre ces excès méprisables. Or, les jeunes gens, nous l'avons fréquemment
noté, jouent un rôle fondamental dans la plupart des fêtes rurales. L'attention des autorités
urbaines se porte en priorité sur eux, qu'il devient nécessaire de discipliner, pour faire cesser
ce qui paraît constituer des abus. D'abord, tout naturellement, la Jeunesse est repoussée
de la plus grande fête de l'année : Pâques. Puis, son dynamisme intempestif est l'objet
d'interdictions plus générales. « Adfin de obvier aux noises et débas qui souvent adviennent
à cause des danses et assemblées des jones gens, que plusieurs desdits jones gens vont armez
et embastonnez de jour et de nuit », les échevins d'Arras ordonnent le 8 juillet 1476 qu'« on
ne face plus desdites danses et assemblées par tamburins ne aultrement, se n'est pour sollemp-
nitez de noces » 9. Enfin, la solution définitive est trouvée. Elle consiste à faire encadrer la
Jeunesse par des adultes, eux-mêmes membres de ces groupes professionnels, confraternels,
ou de voisinage, qui diffusent l'obéissance et la discipline dans toute la société. Solution
vraisemblablement découverte inconsciemment, par imitation pure et simple des structures
normales de la société urbaine. Les jeunes mâles, qui ont déjà perdu le contact avec la vision
du monde populaire dans son ensemble, et qui pratiquent par habitude des rites dont ils
ne comprennent pas tout le sens, sont définitivement coupés de cette vision du monde.
Devenus membres de groupes qui ressemblent trait pour trait aux confréries, associations
« sportives » ou corporations de leur cité, ils se limitent désormais aux rites qui leur sont
permis. Quelques heurts les opposent encore à des autorités de plus en plus sévères, morali-
satrices et de stricte obédience catholique, au cours du xvi e siècle. Et puis, de disparition
d'excès en extirpation d'abus, ces organisations deviennent de pures et religieuses confra-
ternités, comme les « Enfants de la ville » à Rouen en 1587, ou comme la « Confrérie des
Enfants des Petites Écoles » à Paris, sous Louis XIII 1 0 .
A l'image des femmes, les adolescents des villes perdent l'essentiel de leur rôle dans la
culture populaire. La société urbaine, par la ségrégation des sexes et par la mise en confor-
8. N. Zemon Davis, « The Reasons of Misrule », dans Society and Culture in Early Modem France,
Stanford, 1975, p. 109-122; du même auteur, « Some Tasks and Themes... », dans C. Trinkhaus et H. A.
Oberman, The Pursuit of Holiness inLate Médiéval and Renaissance Religion, Leyde, 1974, p. 318-326.
9. AM Arras, BB 38, f» 109 v \
10. N. Zemon Davis, « Some Tasks and Themes... », art. cit., p. 319.
234 R. Muchembled
mité de chacun, à travers des corps de population structurellement identiques les uns aux
autres, anéantit le dynamisme de la vision du monde populaire. Femmes et adolescents en
étaient les canaux de transmission. La Jeunesse, qui plus est, actualisait et revivifiait sans
cesse cette vision du monde. Désormais, si celle-ci survit en ville, c'est sous la forme de
recettes, de superstitions, de rites, de tabous coupés de leurs racines et en train de se scléroser.
Le mépris des élites et des représentants de la culture savante n'en sera que plus grand pour
une populace superstitieuse. Un jour, finalement, cette crédulité permettra d'aliéner davan-
tage les masses, en leur offrant un ersatz de culture populaire qui véhiculera en fait les valeurs
des classes dirigeantes.
Avec le temps s'établit dans la ville un nouvel équilibre mental. Car les fêtes avaient pour
fonction de purifier la communauté locale, par des rites magiques, par la violence des jeux,
par la décharge des énergies. La transition vers un sacré exclusivement chrétien fait dispa-
raître cette fonction thérapeutique des fêtes populaire. La violence urbaine augmente. Le
sacré tourbillonne entre son pôle profane ancien et son pôle religieux nouveau. Et seule la
violence des autorités peut répondre à cette situation de transition culturelle. Les valeurs
qui fondent la communauté sociale doivent être clairement précisées : les notions de travail
et de marginalité sont les compléments nécessaires du sacré nouvellement défini. La margi-
nalité naît, à l'aube des temps modernes, non seulement parce que des phénomènes écono-
miques et structurels se croisent dramatiquement 11 , mais aussi à cause d'une mutation
culturelle profonde. S'il faut désormais porter un intérêt nouveau à l'assistance sociale et
à la répression du vagabondage, c'est que la mainmise des classes dominantes sur les villes
en dépend étroitement. Meurt la vision du monde populaire. Meurent les fêtes populaires.
Meurt donc l'équilibre antérieur entre la vie du travail et celle des loisirs. Le spectacle du
sacré, lors des processions qui se multiplient alors, ne saurait suffire à rétablir un tel équi-
libre, d'autant que l'idéal chrétien proposé aux masses est inaccessible ou difficile à atteindre.
Aussi faut-il fonder la société nouvelle sur une philosophie du travail et de l'intégration
sociale. Toute la législation de la pauvreté n'est en fait qu'une définition indirecte de travail
comme norme sociale. A Lille, dès 1527, fleurissent ces thèmes, dans une ordonnance qui
débute par l'idée que la mendicité conduit « à l'oiseuse, quy est mère de tous maulx », et
surtout à la criminalité. Une bourse des pauvres est créée. Elle ne concerne que les pauvres
véritables, résidant en ville depuis au moins deux ans, dont une liste sera dressée par cinq
gens de biens, pris dans les cinq paroisses de la ville. Les « truans, brimbeurs, brimberesses,
gens wiseux et aultres », c'est-à-dire tous les vagabonds et marginaux ne remplissant pas
ces conditions, doivent sortir de Lille avant trois jours. Le 4 janvier 1528 est instaurée une
marque permettant de distinguer des autres les pauvres assistés : « une fleur de lys de drap
rouge (armes de Lille) sur leurs manches », bien en vue. Le 8 avril 1528, interdiction est
faite à quiconque de mendier « sur rue, églises, chimentières et aultres lieux », durant les
fêtes de Pâques. D'autres textes précisent nettement que seuls les vrais pauvres ont le droit
de mendier. Ils sont définis comme « gens débiles et non puissans de gaignier leur vie », t n
1541... Seuls les inaptes au travail trouvent grâce aux yeux des magistrats. Quant aux vaga-
bonds valides, ils apparaissent désormais comme un danger majeur et sont chassés, condam-
nés à un travail forcé, ou envoyés aux galères. Les villes se ferment aux étrangers sans
travail, y compris aux réfugiés des zones dévastées par la guerre. Lille accueille encore des
« poures gens honnestes », venus d'Artois et « aians perdus leurs biens par fortune de
guerre », et leur fournit de quoi subsister, en 1528. Par contre, les échevins lillois décrètent
11. B. Geremek, « Criminalité, vagabondage, paupérisme: la marginalité à l'aube des temps moder-
nes », Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine^ juil.-sept. 1974, p. 371-372.
Fêtes populaires dans le Nord de la France ( XVe-XVIe siècle) 235
en 1556 que les réfugiés «quy ne averont résidence, ne polront couchier, de jour, du soir,
ne de nuit, ès chimentières ne rues de ladite ville, à péril de fustigation de verghes et bannis-
sement » 1 2 . Le paupérisme devient un problème d'ordre public, au xvi e siècle, dans toute
l'Europe 13 . Rejeter les étrangers en général, les mendiants valides venus d'ailleurs en parti-
culier ; assister les plus défavorisés de la ville ; définir le travail comme une valeur absolue :
n'est-ce pas ainsi renforcer l'esprit de communauté et empêcher les explosions des révoltes?
Ces nouvelles procédures visent à restaurer un équilibre interne en train de se rompre.
A défaut de jeux et de fêtes, les patriciats urbains donnent du pain aux pauvres « honnêtes »,
du travail aux masses, et des spectacles sacrés à tous. Ils définissent eux-mêmes les limites
de la communauté, par une sévère législation, alors que la population s'en chargeait magi-
quement autrefois, à l'occasion des fêtes. Ils fournissent des boucs émissaires à la violence
qui grandit, en désignant les vagabonds étrangers, les hérétiques, et déjà aussi les sorciers.
Us répondent, par la violence des jugements et des exécutions criminelles, à la brutalité
ambiante.
Le sacré, défini en bonne orthodoxie catholique, et le travail, imposé comme une valeur
fondamentale, sont les piliers du nouvel équilibre urbain. Un vieux monde s'écroule, qui
mélangeait le rire et la religion, le travail et la fête, puisque cette dernière rythmait, sous
ses multiples formes, toute l'année, toute la vie, des citadins.
*
12. Textes édités par De la Fons-Mélicocq, «Ordonnances pour les pauvres de Lille (1527-1556)»,
Bull, du Comité de la langue, de l'histoire et des arts de la France, t. III, 1855-1856 (Paris, 1857), p. 700-710.
13. J.-P. Gutton, op. cit., p. 93-121.
236 R. Muchembled
MARTINE BOITEUX
En Italie, les noms servant à désigner le charivari sont très nombreux. Toutes les études
faites, à ce jour, sur le sujet soulignent cette variété. Ainsi U. Mazzini 1 a-t-il identifié trente-
trois variantes, réunies en quinze groupes, qu'il énumère par région, omettant d'ailleurs
tous les termes piémontais proches de la dénomination française. Les exemples donnés font
apparaîtie un rapport avec un bruit, sonore et discordant, en relation avec des instruments
de la campagne ou de la cuisine, de terre ou de métal. G. Cocchiara 2 , faisant une sorte de
bilan bibliographique, ajoute deux autres termes, celui de mattinata, aubade, évoquant les
sérénades amoureuses, et celui de vedovato indiquant la taxe parfois payée, et tarifiée (en
général 1 % de la dot), comme rachat de la coutume officialisée.
Le terme le plus fréquemment employé est scampanata, attesté dès le xvi e siècle dans
les Statuts de Pomarance (Pise) datant de 1526. Ce nom toscan employé en Italie centrale
viendrait, non pas de campana (la cloche), mais de campano (les sonnailles que l'on met au
cou des vaches), ce qui indiquerait une origine rurale de cet usage.
Les enquêtes, toutes assez anciennes, ont été faites par des juristes ou par des folklo-
ristes qui se sont essentiellement intéressés à la diversité des appellations, en en recherchant
l'étymologie. Us en sont restés, le plus souvent, à des descriptions, non sans intérêt, certes,
cependant limitées quant aux conclusions à la constatation d'un « baccano del diavolo »,
fait assez souvent, mais pas toujours, par des groupes de jeunes du quartier ; et ils justifient
ce tapage nocturne par une signification de conjuration, liée ou non à un héritage des chants
fescennins antiques, pour les uns, de condamnation du remariage en rapport avec des
conceptions religieuses, pour les autres.
Partant de l'observation de l'absence d'étude sur Rome et de l'attestation tardive des
charivaris au mariage, scampanacciate en dialecte romanesco, nous voudrions poser le
problème d'une originalité de la ville au sujet des conduites de bruit et de dérision. En
reprenant la définition large de E. P. Thompson 3 qui inclut sous le vocable charivari toute
forme rituelle d'hostilité utilisant comme arme la dérision envers des individus ayant enfreint
certaines règles de la communauté, nous présenterons l'exemple de quelques conduites infâ-
mantes romaines, mettant en lumière leurs objets d'expression symbolique, et chercherons
à expliquer la signification de ces comportements rituels.
1. U. Mazzini, « Note di folklore Lunigianese, 'La Scampanata' », Giornale Storico della Lunigiana,
IX, 1919, p. 189-199.
2. G. Cocchiara, « Processo alle Mattinate ».Lares, 1949, fase. I-II, p. 31-41, et fase. III-IV, p. 150-158.
3. E. P. Thompson, 'Rough Music': le charivari anglais », Annales E.S.C., 27, 2, 1972, p. 285-312.
Le charivari. École des Hautes Études/Mouton, pp. 237-249.
238 M. Boiteux
Une coutume largement attestée à Rome est celle de la « chevauchée de l'âne ». Certes, les
occasions varient, mais la pratique existe, du Moyen Age jusqu'au xix e siècle. Cette prome-
nade est mentionnée en trois circonstances : en relation avec la fête de la Cornomania, avec
des mascarades carnavalesques et avec des condamnations judiciaires.
Au IXe siècle, et jusque dans la seconde moitié du XIe siècle, le samedi après Pâques le
peuple romain se rassemblait, au son des cloches, devant le palais du Latran ; là, en présence
du Pape se déroulait la fête de la Cornomania 4. Lors de celle-ci, le prieur de la Schola
Cantorum passait sur un âne parmi les chants de dérision. Un peu plus tard les archiprêtres
de chaque diaconie sautaient sur un âne, le visage tourné vers la queue, puis devaient se
pencher par trois fois en arrière, pour essayer de saisir de la monnaie dans un bassin tenu
au-dessus de la tête de l'animal.
Ainsi « asouade », bruits comiques, présence de cornes caractérisent la cérémonie. Ces
objets réunis permettent de faire entrer cette manifestation dans la catégorie des pratiques
charivaresques. Cependant ceci n'est qu'un épisode d'un ensemble rituel complexe ; il ne
peut donc être interprété que dans ce contexte. L'argument est à traiter pour lui-même et
mérite un long développement ; la recherche est en cours et nous nous réservons de faire
très prochainement une présentation d'ensemble de la fête de la Cornomania. Ici nous nous
sommes proposé le cadre de la Rome moderne, et nous n'avons voulu que mentionner
cette « asouade » médiévale comme preuve d'une existence ancienne à Rome de la chevau-
chée de l'âne à rebours, liée à une fête rituelle périodique.
Une même pratique, dans de tout autres conditions, se retrouve, imposée à des condam-
nés. La promenade à l'envers sur un animal comme punition des coupables, tenant en main
la queue de l'animal, n'est pas un usage récent à Rome puisque plusieurs textes attestent
cette coutume au Moyen Age. D'abord, un passage du Liber Pontificalis 5 raconte une telle
mésaventure arrivée au temps du pape Jean XIII (965-972). Le pape avait été enfermé au
château Saint-Ange, puis envoyé en exil en Campanie pour dix mois et vingt-huit jours par
le comte Rotfredus, le préfet Petrus et quelques autres. L'empereur Othon châtie lui-même
les auxiliaires, en les faisant suspendre aux fourches patibulaires, et livre le responsable
Petrus (les autres étant morts) au pape. Celui-ci, après lui avoir fait couper la barbe fait
suspendre Petrus par les cheveux sur la place Saint Jean de Latran, pour être un exemple
donné à tous. Puis, dépouillé de ses vêtements on le met sur un âne, à l'envers, les mains
placées sous la queue de l'animal et on lui pose une outre emplumée sur la tête ; de chaque
côté des flancs on lui suspend des outres et l'on accroche des grelots au cou de l'âne. Ainsi
affublé, il est promené par toute la ville de Rome, flagellé et livré à la moquerie et à la déri-
sion, avant d'être mis en prison. Après l'y avoir laissé longtemps macérer, on le remet à
l'empereur et on l'envoie en exil.
D'autre part, selon L.A. Muratori 6, la ville a pu se réjouir d'un spectacle similaire en
1121, et il précise « pour un plus grand opprobre de l'individu » ; et ceci aux dépens de l'anti-
pape Burdinus. En effet celui-ci, en 1121, se trouve bloqué dans la ville de Sutri (petite cité
au nord de Rome) assiégée par les troupes du pape Callixte. Ce dernier, rentré à Rome, avait
célébré les fêtes de Pâques puis avait réuni une puissante armée de Romains et d'auxiliaires,
pour l'expédier à l'assaut de Sutri. Finalement les Sutriens, lassés du jeu ou gagnés par de
belles promesses, se révoltent contre le faux pape et le livrent à l'armée pontificale. Les
soldats le juchent à l'envers sur un chameau, tenant la queue dans sa main et, en cet honteux
équipage, ils le mènent à Rome.
Ainsi des châtiments semblables frappent des révoltés contre le pouvoir pontifical.
Ayant bafoué l'autorité du pape légitime ils le seront eux-mêmes dans leur personne. A la
sédition et au blasphème répondent le ridicule et l'ostracisme; la personne morale est
détruite par la dérision, la personne physique exclue par l'emprisonnement ou l'exil.
Cette dénonciation publique est nécessaire pour la communauté, dont l'ordre a été
troublé : sa sanction, par le rire, rétablit l'harmonie. La dérision nie le mal et expulse son
auteur, qui n'est pas réintégré mais chassé de — et par — la communauté.
Les mentions sont rares pour le Moyen Age et le début de l'époque moderne. Mais
la mise à mort des condamnés est l'un des spectacles goûtés de carnaval ; et même, à partir
de 1654 cela devient un élément du rituel. Les voyageurs étrangers le soulignent et signalent
que, s'il y a quelques exécutions à faire, on les garde en réserve jusqu'à l'ouverture des
festivités, pour intimider le peuple 7.
La « punition de l'âne » est parfois un châtiment en lui-même. Ainsi, on mentionne, en
1746, la promenade sur un âne, précédé du bargello (chef de la police), au milieu d'un
chahut effréné, de deux personnes « coupables d'avoir... conversé ensemble » l'un, un juif
subit sa peine le samedi, premier jour de carnaval, l'autre, une femme chrétienne, le mardi,
mais sans être fouettée, ajoute le chroniqueur 8 . L'année suivante, le jour de l'ouverture, sur
l'habituelle monture sont conduits les coupables précédés de trompettes, un blasphémateur
condamné par le Saint-Office et un mari complaisant aux mauvaises actions de sa femme,
portant sur la tête de nombreuses devises appropriées, condamné, lui, par le tribunal du
Vicariat 9. Peut-être ce type de châtiment est-il réservé à certains délits touchant la morale,
ce qui rappellerait les charivaris de l'adultère, ou de la religion. Il reste que la coutume
s'instaure; la pratique devient rituelle, et liée au carnaval. Au début du xix e siècle des gra-
vures de Pinelli et de Thomas représentent la procession, et Thomas souligne ce « transport
du condamné au lieu de son exécution » comme l'ouverture traditionnelle et obligée des
festivités. Comme en 1765, le condamné est conduit par les rues de la cité sur un âne tenu
par un assistant du bourreau, et, s'il y a plusieurs coupables, les suivants sont accompagnés
par des romains en habits de pénitents. Le condamné, exposé aux risées de la foule, est
obligé de tenir la tête haute ; les pieds liés sous le ventre de l'animal, il porte sur la poitrine
un écriteau publiant le motif de sa condamnation, et sur le dos les armes de ses méfaits,
comme le dernier marié de l'année brandissant les armes de son cocuage, lors du tour de
l'âne 1 0 . Certes, l'attitude n'est pas semblable; mais n'est-ce pas là l'image d'une inversion
carnavalesque, entre un acte réel et une image symbolique ?
Ce traitement est également infligé à certaines catégories de personnes, notamment aux
juifs. Et c'est le sujet, très apprécié, d'une mascarade du carnaval romain. La plus réussie,
dans le genre, se déroule en 171111. Préparée par les marchands de poissons, habitués de ces
plaisanteries, cent personnages, déguisés en juifs, avancent sur le Corso, à dos d'âne, précé-
dés et guidés par un personnage en masque contrefaisant le rabbin du temps, Tranquillo
Corcos, aux jambes gonflées. Ce masque va se battre contre un autre figurant un vieux
juif à barbe blanche, qui arrive à l'envers sur sa monture ; il tient la queue dans une main,
et dans l'autre le Livre de la Loi, les démons l'entourent. Cette rencontre veut signifier
celle de la Synagogue et du messie attendu. De plus, tous ces juifs chantent et psalmodient
de façon ridicule, menant grand tapage au déplaisir des vrais juifs qui assistent consternés
au spectacle.
Une autre pratique rituelle de dérision, mais liée au code familial et aux mariages ridicules,
se déroule à la Saint-Martin, patron des cornuti (cocus), dont le nom évoque directement
l'emblème. Les folkloristes de la fin du xix e siècle parlent d'une coutume encore vivante à
Rome jusque dans les années 1870. C'est encore à l'occasion d'une fête, carnavalesque à
bien des égards en ce temps de décuvage du vin, que la communauté urbaine s'exprime. En
effet, si l'on en croit G. Zanazzo, au matin du 11 novembre presque tous les cocus de Rome
trouvaient leur porte décorée de mortadelle, fleurs, rubans, cornes, sonnets et le seuil couvert
12. M. Boiteux, « Les juifs dans le Carnaval de la Rome moderne (XVe-XVIIIe siècles) », Mélanges
de /'École française de Rome (MEFRM), 88, 2, 1976.
13. Molè Mallo, Diario, cité par G. A. Guastella, L'àntico Carnevale nella Contea di Modica, Modica,
1877, p. 24-25.
A propos de quelques coutumes romaines 241
de sable jaune, cadeau préparé pendant la nuit par quelque ami affectionné 14 . Cette coutume
existait sans doute auparavant, mais il ne nous a pas été possible d'en trouver des mentions
explicites, pas plus que d'exemple individualisé de charivari de l'adultère. Ce que l'on
rencontre c'est la dénonciation rituelle, en carnaval, des cocus par Pulcinella, qui les désigne
en les frappant de sa corne noire de buffle.
Quant aux mariages ridicules, sanctionnés par les scampanate, si la documentation à
leur sujet reste mince, elle n'est pas totalement inexistante.
D'abord des textes littéraires témoignent, même si c'est par défaut. Ainsi une Novella
du xvi e siècle 15 raconte qu'à Rome aucune femme n'osait se remarier ; alors une gentildonna
romaine, « à laquelle le veuvage tapait sur les nerfs » fit écorcher vif un de ses chevaux, et,
ainsi arrangé, l'envoya à travers la cité ; au début les gens accouraient devant la nouveauté,
interrogeant les domestiques qui le conduisaient ; après plusieurs répétitions personne ne
s'étonna plus. La veuve se remaria, et toutes les veuves romaines par la suite. L'auteur citant
le texte précise que l'héroïne était la Contessa Emilia, donna de Pellestrina, et que l'aventure
s'était déroulée en 1137. Qu'il repose sur une histoire réelle ou inventée, le conte est inté-
ressant ; en effet, il montre bien l'indifférence qui accueillait à Rome les remariages et que
cette attitude est une chose nouvelle au début du xn e siècle. Ce que craignaient les veuves
romaines, foudre de l'Église ou manifestations populaires, le récit ne le dit pas. Mais il
semble évident que depuis cette époque il n'y eut pas ou peu de charivaris adressés aux
veuves. Cette absence est confirmée quelques siècles plus tard. En effet, un français en
voyage à Rome en 1632, J.J. Bouchard 16 , assiste, durant le carnaval, à une comédie chez
le duc de Zagarolo et voit représenter un « charivari, ce que l'on fait en France aux noces
des veufs ou des vieilles gens, avec de ces clochettes que l'on pend au cou des vaches » ; et
un seigneur romain lui apprend que « cette coutume, appelée scampanata, est usitée en tout
plein de lieux en Italie, mais peu à Rome ».
La scampanata est cependant attestée dans le Latium. Ainsi en 1739 un édit, long et
précis, de l'évêque de Sabina, Annibale Albani, l'interdit expressément 17 , sous peine de
cent écus d'amende, de six mois de prison, et d'autres peines corporelles plus graves allant
jusqu'aux galères contre les organisateurs et meneurs. Aucune excuse ni circonstance atté-
nuante ne seront admises, ni la qualité, ni l'âge des personnes, ni l'invocation d ' u n statut
ou d'une coutume locale, qui sont rejetés par le présent édit, sous prétexte de liberté du
mariage et de calme public. Ce texte prouve l'existence de scampanate dans la région et donne
quelques indications sur leur déroulement : chahut bruyant fait aux veufs ou veuves se
remariant par des groupuscules dirigés par des chefs, coutume reconnue par des statuts
locaux et qui ne vont pas sans provoquer des discordes, des rixes ou autres scandales plus
grands encore. Cette coutume de campagnes situées aux confins du Latium et de l'Ombrie
rappelle celle décrite au début du xvn e siècle à Aquasparta, gros bourg ombrien, par F. Stel-
luti 18 . Par un usage très ancien la scampanata, comme disent les hommes de la campagne,
se fait le jour du remariage d'une veuve et les deux suivants. C'est un vacarme à l'inverse
d'une musique harmonieuse, produit par tout instrument susceptible de faire du bruit. La
scampanata est organisée par un Capitano auquel tous obéissent. La compagnie, armée de
ses instruments et de lanternes, avance par groupe de deux, précédée de VAlfiere avec son
enseigne de toile blanche ornée de deux barres de drap rouge en forme de croix ; elle s'arrête
sous les fenêtres de la mariée et le tapage dure toute la nuit, par relais des équipes. Le dernier
14. G. Zanazzo, Tradizioni popolari romane. Usi, Costumi e Pregiudizi del Popolo di Roma, Rome,
1907-1910, p. 117-118.
15. Cente Novelle antiche, novella LIV, Florence, 1572, citée par G. Rezzasco, « S c a m p a n a t a » ,
Giornale Ligustico di Archeologia, Storia e Letteratura, 1884, XI, p. 323-324.
16. J. J. Bouchard, Journal de voyage, ms.
17. Édit du 10 novembre 1739, cité par G. C. Pola Falletti-Villafalletto, Associazioni giovanili e feste
antiche. Loro origini, Milan, 1943, t. IV, p. 457-461.
18. Lettre de F. Stelluti, citée par F. Cancellieri, Memorie Lincee, ms.
242 M. Boiteux
soir, la porte est murée, et on ne laisse sortir les mariés que contre quelque don. Décrivant
un cas particulier, l'auteur précise certaines modalités: ainsi les jeunes commencent le
premier jour, suivis le second par les « barbus et chenus ». C'est toute la population qui
participe, « également les gens importants sans rougir de leur intervention ». Dans cette
circonstance on a aussi élevé un tas de pierres devant la maison, coutume que l'on trouve
ailleurs en Italie pour signaler une fille qui s'est mal conduite avant son mariage. Le charivari
peut être racheté en argent ou en nature ; mais ce don n'est pas obligatoirement accepté ;
ainsi le bœuf offert a été refusé. Le Capitano, de la famille « charnelle » de la mariée et
Y Alfiere avaient promis de ne pas intervenir ; cependant, pour ne pas perdre l'office ni le
grade, ils participent, tout en s'excusant auprès des mariés. Aucune alliance ne peut l'empor-
ter sur la coutume, qu'il est bien difficile d'éviter si deux veufs se remarient et de plus s'ils
sont âgés.
Les scampanate décrites dans l'édit de 1739 se déroulent selon le même schéma ; certes
la description est moins riche, et n'est là que pour justifier la volonté de détruire la coutume,
très nettement manifestée.
Pour Rome le récit le plus évocateur est celui d'un charivari du xvm e siècle, bien que
le nom ne soit pas exprimé. Un baccano indiavolato est attesté en 1741, à l'occasion de la
dissolution du mariage du prince Doria, du fait de l'impuissance du mari 1 8 . Tout un groupe
jouant du tambour se rend à la maison de la princesse pour y faire du vacarme, puis au palais
de ses parents, tandis que le sacristain de l'église voisine fait sonner les cloches à toute volée.
C'est bien là la description d'un charivari bruyant occasionné par des instruments sonores.
Le manquement à la norme marque une disjonction par défaut de communication ; l'équi-
libre du groupe social rompu par le mariage ne pourra pas être rétabli par la naissance
d'un enfant : le couple non médiatisé appelle le vacarme ; censurant la stérilité du mariage
il met l'accent sur son rôle de procréation. A ce tapage s'oppose le bruit de l'église qui, de
cette manière, tente de le couvrir par une concurrence triomphante, niant une manifestation
qui pourrait sembler contester ses décisions. L'action est menée « aux dépens du Prince »,
dit le texte. Cependant c'est à la femme, ou à ses parents, que l'on s'adresse, et non au mari.
Ne serait-ce pas le désir sexuel de la femme, dû à l'annulation du mariage que l'on juge
excessif et que l'on sanctionne? Par suite, cette coutume serait homologue et inverse de celle
qui stigmatise les maris cocus et complaisants, en révélant leur non-acte et en dénonçant
cette passivité de l'homme au sein du groupe qui la refuse et lui assigne, au contraire, la
fonction d'agir. Ce renversement des rôles s'oppose aux valeurs de la société patriarcale
fondée sur l'autorité du mari; et c'est ce désordre que sanctionne le vacarme cérémoniel.
La même année 1741 offre l'exemple de ce qui pourrait être un charivari, réel ou repré-
senté. On note que lors du carnaval une mascarade attira tout particulièrement les regards :
une cinquantaine d'hommes et de femmes du Trastevere, tous habillés en vignerons, allait
précédée d'un personnage jouant de la pila 20 . Or, il semble bien que ce soit l'instrument
type de la scampanata romaine. Mais l'aspect inattendu de la mascarade et son caractère
attractif tendent à prouver que la coutume n'est pas très répandue à Rome. Comment y
a-t-elle été introduite? Une hypothèse vraisemblable peut être avancée : l'information serait
passée par la représentation; la scampanata, coutume de provenance rurale, marquant
ainsi un contact entre la campagne et la ville, serait apparue sous forme de dramatisations
carnavalesques.
Des érudits du xix e siècle attestent son existence dans le Latium 21, ce qui est confirmé
par quelques enquêtes, ponctuelles et limitées, effectuées sur le terrain ces dernières années.
Si la pratique est mentionnée, elle n'est pas décrite, et pour avoir un peu plus de précisions
Nous avons rencontré une autre catégorie de charivari, le charivari politique, décrit sous
une forme littéraire. Il s'agit d'un opuscule de 34 pages publié en 1642 « nella Stamperia
di Pasquino a spese di Marforio », et intitulé Baccinata ovvero Batarellaper le Api Barberitie.
Ce texte se présente comme une pasquinata, satire politique dont la publication est liée à
une cérémonie périodique. En effet, il était d'usage à Rome, depuis le Moyen Age, d'afficher
des poèmes sur la statue de Pasquino lors de la procession organisée pour la fête de saint
Marc, le 25 avril. Par la suite, d'autres statues de marbre romaines, telle celle appelée Mar-
forio, furent couverts de placards plus ou moins agressifs. Ainsi notre texte récupère-t-il
la dimension de liberté liée à une fête rituelle, à laquelle il ajoute la valeur libératoire et
dénonciatrice du charivari, synthétisant deux coutumes dont l'une est populaire et l'autre
savante.
Car c'est bien d'un charivari qu'il s'agit : placé sous le signe du bruit, tout le texte
tourne en dérision le pape dont il dénonce le ridicule, celui de son emblème symbolique, les
abeilles, et son action politique dans la guerre de Castro contre Parme. Le titre lui-même
le déclare, baccinata ou battarella, c'est ainsi qu'il est nommé dans des régions d'Italie du
Nord. L'argumentation invoque le règne animal : le nom du destinataire du texte, Vitellio,
n'est pas sans évoquer celui du veau ; d'autre part, notre auteur explique que les abeilles
naîtraient des cadavres ou des excréments des bœufs. La métaphore exprime donc un rapport
logique entre les deux familles, issues de la même origine. Les Barberini sont placés dans
l'ordre de la nature, de la décomposition, du pourri 2 4 .
Poursuivant ses explications sur les mœurs des abeilles, l'auteur raconte que lorsqu'elles
sortent de la ruche pour combattre, et donc avoir une activité non productive, on les réunit
en frappant sur des bassins (d'où le nom de baccinata) ; au bruit elles se rassemblent, rentrent
22. G. Zanazzo, op. cit., p. 138.
23. A. Van Gennep, Manuel de folklore français, Paris, 1946,1.1, vol. 2, p. 625.
24. C. Lévi-Strauss, Mythologiques, 1 . 1 , L e cru et le cuit, Paris, 1964, p. 292-344.
244 M. Boiteux
dans leur logement, retrouvant leur douceur et leur fonction de productrices de miel. Il faut
donc opposer aux abeilles, dont le comportement dévie et s'écarte de la norme, un son
éclatant ; le vacarme, produit par une « musique des ténèbres », détruit le désordre instauré,
ramène les abeilles dans l'ordre de la cuisine et de la culture. La discontinuité dans la chaîne
zoologique induit le désordre dans l'ordre politique, et pour le détruire un fracas est néces-
saire. Le pape, par ses entreprises guerrières, s'est mis hors de la norme; il risque de retourner
à la pourriture dont il est issu, et d'y conduire son entourage. Un tapage doit l'arrêter et le
ramener à la culture dont il s'est écarté.
Après les justifications politico-religieuses traditionnelles, l'auteur termine par un trait
carnavalesque dont le ressort comique, fondé sur le bas matériel, utilise un vocabulaire
sexuel rappelant la scatologie initiale : il évoque le général choisi par Urbain VIII, « bien
aiguilletté », car son père vendait des aiguillettes, puis souhaite une paix « propre à réjouir
tout le monde, mais non sans rire de la couillonerie des Barberini ».
Ainsi un comportement politique jugé déviant est-il dénoncé publiquement dans un
texte utilisant la forme traditionnelle de la satire romaine rituelle.
Les diverses coutumes présentées ici appartiennent à un même registre symbolique.
L'analyse de leurs modes d'expression a montré l'importance d'un code visuel, exprimé
tant par des aspects processionnels que par des formes dramatisées. Ces jugements publics
prononcés par la communauté, sont liés aux fêtes cycliques de la Cornomania, du carnaval,
de la Saint-Marc ou de la Saint-Martin, moments de communication symbolique suractivée.
Ces conduites de dérision romaines, très ritualisées, ne peuvent être interprétées que dans
cet ensemble global qui constitue un système de communication.
A partir des exemples étudiés nous ne pouvons proposer que quelques conclusions
modestes. Dans la Rome moderne et pontificale, le charivari, à l'occasion de mariages
ridicules, ne nous semble pas un élément dominant des comportements sociaux. Ce rôle
mineur pourrait s'expliquer, pour une part, par l'ambiance urbaine ancienne et différente
du milieu rural d'où viendrait le modèle de la scampanata, introduite tardivement en milieu
urbain. Aussi, et surtout, la dénonciation rituelle est assumée en ville par d'autres agissements
qui s'attaquent à des déviances publiques plus que domestiques, dans le contexte d'un État
permissif et d'une Église concurrente. En un temps où les valeurs sociales fondées sur la
représentation s'imposent jusqu'à l'institutionnalisation, la société l'emporte sur la famille.
Ces comportements infâmants expriment une différenciation sociale, opèrent une réduction
de l'autre au même, par destruction ou négation d'une altérité agissante et imposent à
chacun, dans une communauté urbaine formaliste et hiérarchisée, une place fixée, un rang
établi. C'est cet ordre que les conduites de dérision ritualisées proclament et confortent.
ANNEXE I
Au Xe siècle, promenade à rebours sur un âne infligée au responsable d'une rébellion contre
Iohannes, episcoppus Narniensis, natione Romanus, ex patre Iohanne episcopo, sedit ann.
VI mens. XI dies V. Hie comprehensus est a Rofredo Campanino comite cum Petro praefecto
et adiutorio vulgi populi, qui vocantur decarcones, recluseruntque eum in castellum sancti
Angeli. Et exinde ilium extrahentes mandaverunt Campaniam in exilium, et mansit in exilio
menses X et dies XXVIII. Opitulante autem misericordia Dei interfectus est Rofredus comes
A propos de quelques coutumes romaines 245
a quodam Iohanne Censii filio. Et reversus est Iohannes papa Rome in suum honorem. At
ubi deveniens Roman Otto imperator audivit quanta fecerant Romani praedicto Iohanni
papae, comprehendit Romanorum consules et ultra montes direxit in exilium; de vulgi
populi, qui vocantur decarcones duodecim suspendit in patibulo ; Petrum autem prae-
fectum, per quem haec omnia mala perpetrata sunt, in potestatem pape dedit. Qui praedictus
Ioannes papa fecit ei abscidere barbam, et per capillos capitis eum suspendit in caballum
Constantini ad exemplum omnium, ut videntes deinceps metuerent talia facere. Expoliatum
autem miserunt eum super asinum ex adverso, caput eius ad caudam asini, manusque suas
sub cauda, et posuerunt utrem in capite eius pennatum ; similiter et in coxis eius duos utres et
tintinnabulum ad collum asini. Et sic per totam Roman flagellatus et ludibrio habitus,
missusque in carcerem, per multa tempora maceratus est. Et postea ad imperatorem dede-
runt et ultra montes direxerunt. De Rotfredo vero comité et Stefano vesterario, quia mortui
erant, iussit imperator effoderc sepulcra eorum et ossa eorum foras proici.
ANNEXE II
Cardinal d'Aragona, Vita Callisti, reprenant le texte de Falco de Bénévent, cité par L.A.
Muratori, Annali d'Italia, Rome, 1753, t. VI, p. 180-181.
Au XIIe siècle, promenade à rebours sur un chameau comme châtiment d'un antipape.
Tunc praeparato sibi camelo pro albo caballo, et pilosa pelle vevecum pro clamyde rubea,
positus est in transverso super ipsum camelum, et in manibus ejus pro freno posita est cauda
ipsius cameli : Talibus ergo indumentis ornatus in comitatu Pontificis praecedebat, revertens
ad Urbem cum tanto dedecore, quatenus et ipse in sua confunderetur erbescentia, et aliis
exemplum praeberet, ne similia ulterius attentare praesumant.
ANNEXE III
Décret dtl peuple de Népi de 1131, gravé dans le marbre, contre qui voudrait rompre une
société établie entre eux.
Sustineat mortem ut cylo, qui suos tradidit socios ; non ejus sit memoria ; sed in asella
retrorsum sedeat, et caudam in manu teneat.
ANNEXE IV
L'évêque Annibale Albani interdit de faire les scampanate, pratiquées pour le remariage des
veufs dans tout le diocèse de Magliano Sabina. La prohibition s'appuie sur les canons de l'Église,
les Conciles, les écrits de saint Paul et sur la « raison commune ».
246 M. Boiteux
Ces scampanate menées par des groupes bruyants sont faites au mépris du Sacrement de
mariage et mettent en danger la paix publique et privée. L'Édit prévoit des peines lourdes,
pécunières, corporelles et pouvant aller jusqu'aux galères pour les chefs. Aucune excuse ne
pourra être invoquée et VévêqUe dénonce comme abus les habitudes locales introduites ou les
Statuts permissifs.
Editto
Proibitivo di fare scampanate o altri atti ingiuriosi e illeciti per il passagio tanto di uomini
che di donne alle seconde nozze.
Annibale per la Divina Misericordia Vescovo di Sabina Card, di San Clemente della
S.R.C. Camerlingo.
Quantumque secondo la disposozione de' Sacri Canoni, e Concilii, e secondo la dottrina
di S. Paolo ad Corinthios cap. 7 colle parole : quod si non se continent, nubant, melius est
enim nubere, quam uri. A tutti sia, e debba esser nota la libertà tanto degli Uomini che delle
Donne rimaste vedove di passare a seconde nozze, con tutto ciò non senza nostro particolar
dispiacere ci è giunto a notizia, che non solamente in questa città di Magliano, ma anco in
altri luoghi della nostra Diocesi di Sabina, in congiontura che passano a seconde nozze tanto
Uomini che Donne rimaste Vedove, sogliono praticarsi anche per anticho e inconveniente
abuso di farsi ridotti ò conventicole tumuoltuose e clamorose, dette volgarmente scampanate
in derisione degli sposi, e in un certo modo in espresso o tacito villipendio del Sacramento
del Matrimonio, non senza continui pericoli di inimicizia, discordie, risse o altri maggiori
scandali, e con danno tanto della privata che della publica quiete. E volendo noi rimuovere
affatto a simile abuso e inconveniente anche in conformità di quello che sopra l'istesso
pravo costume viene stabilito dalle antiche leggi e dalla ragion comune, per debito de nostro
Offizio Pastorale, e in virtù delle nostre ordinarie facoltà, con il presente publico Editto
ordiniamo e commandiamo, che in avenire, tanto in questa città di Magliano che in qua-
lunque altro luogo murato o territorio delle Terre e Castelli della nostra Diocesi di Sabina,
in qualunque maniera alla nostra giuridizione soggetti, niuna personna dell'uno e l'altro
sesso, di qualunque stato, grado e condizione, Secolare, Eccl., o Regolare ardisca o presuma
di fare o far fare rumore, grido, strepiti ò altro atto clamoroso, e molto meno scampanate,
come volgarment si dice, in congiuntura che qualche vedovo ò vedova passi alle seconde
Nozze, ne prima di contrarsi il Matrimonio, o in tempo delle Publicazioni, nè doppo con-
tratto, nè di giorno nè di notte, nè in casa nè vicino alla casa delli sposi, nè in altro luogo
sotto pena di scudi cento da applicarsi alli Luoghi Pii, e della Carcerazione formale per sei
mesi con altre corporali più gravi a nostro arbitrio de astendersi anche alla Galera contro
i Capi, quando vi fosse conventicola, e da eseguirsi cumulativamente colla pecuniaria, alla
quale vogliamo che sia obligato il Marito per la Moglie, il Padre per i Figli e Padrone per
li Garzoni ò Servitori senza ammettere la scusa, che il clamore o scampanata sia seguitai
ad altro fine diverso del premesso, mentre vogliamo, dichiaramo e ordiniamo che per
evitare le pene comminate non gli debba suffragare veruna scusa, ne la premessa nè qua-
lunque altra, benché di Parentela, Amicizia confidenziale, ò confenso degli Sposi, e che
sempre debba presumersi per il fine vietato, talmente che la presunzione basti in prova della
contravenzione, quando gli atti clamorosi o scampanate seguissero vicino la casa, ò luogo,
ove dimorassero i sposi, e senza che possa suffragare alli contravventori verun Statuto, o
consuetudine locale, che come fatta, o introdotta contro il buon costume o quiete publica
e contro le regole di buon governo, adesso, per quando si dasse il caso, tanto Io Statuto che
la consuetudine introdotta riproviamo dichiarandoli veri abusi e corruttele da non doversi
allegare o attendere nè in giudizio nè fuori. Similmente vogliamo e ordiniamo che sotto la
disposizione del presente Editto restino anche compresi li mandanti, consultori, anfiliatori,
e che o in qualunque altro modo complici, partecipi, e colpevoli, e che per imporre e eseguire
le pene comminate debba anche procedersi ex officio, per inquisitionem et in ogni altro modo
più prosicuo al fisco, alla Corte. Avverta pertanto ognuno di non contravenire a quanto
A propos de quelques coutumes romaines 247
viene col present Editto ordinato e stabilito, poiché quello letto da ciascuno Paroco della
nostra Diocesi in giorno Festivo inter Missarum Solemnia et affisso in copia nella porta della
chiesa Parrochiale, e nella nostra Cancelleria Vescovile vogliamo astringa ognuno alla
puntuale osservanza e che abbia la sua effettiva esecuzione, come se gli fosse stato personal-
mente intimato. Dato dal nostro Palazzo Vescovile di Magliano questo di 10 novembre 1739.
ANNEXE V
Lettre attribuée à Francesco Stelluti da Fabriano, dans F. Cancellieri, Memorie Lincee, ms.,
citée par G. Gabrieli, La « Scampanata » o « Gocciata » nelle nozze della vedova, Lares, 1931,
p. 58-61.
La lettre décrit les charivaris pratiqués à Aquasparta, gros bourg aux confins de l'Ombrie et
du Latium. Prenant des exemples précis, l'auteur montre les circonstances de la coutume, les
victimes et leurs réactions, les auteurs et leur organisation... Il énumère les différents types
de « bruits », les instruments de musique réels ou improvisés et suit le déroulement de l'action
en évoquant un rachat parfois possible de la coutume.
Molti dunque erano gl'instrumenti degli antichi ; ma non si servono di nessuno de'nostri
moderni : parlo de'musicali et armonici, quali per esserli tutti noti non starò a nominarli,
ma solo gl'infrascritti adoprano per fare più sonora la loro armonia, se armonia la vogliamo
chiamare.
E' sono campnacci d'ogni sorte, sonagliere di muli, barili con bacchette percossi, calda-
racci rotti, conche, padelle, tielle, tegami di rame, stagnole, coperchi di tielle o teglie che
le vogliono chiamare, pale di ferro, vomeri, tamburelli, cembaloni, barili o buzzi da salumi,
mortali di bronzo, corni, buccine, canne di sambuco, raganelle da noi dette battistangole,
e qualunqu'altro stromento di legno o di metallo o ferro atto a far strepito e rumore.
Vi è il « Capitano della cocciata », quale la mette in ordine, et è da tutti obedito. Vi è
l'Alfiere, che va avanti con un insegna di tela bianca con due sbarre di panno rosso incrociate
in forma di un X, de cui non ho per ancora potuto penetrare il suo significato ; l'Alfiere
poi è seguito da tutti quelli hanno instrumenti da fare strepito a due a due, tutti sonando
senza intermissione, se non gl'è del Capitano accennato che si fermino. Et vanno con varie
sorti di lanternoni, più volte per la terra ; in ordinanza poi si fermano avanti la casa della
sposa, seguitando lo strepito tutta la notte, facendo il loro corpo di guardia et mutando le
squadre, acciò possino riposarsi.
L'ultima sera poi gli murano la porta della casa con calce e pietra, nè lasciano uscire
gli sposi fra tanto che non fanno qualche donativo a quelli che sono intervenuti alla Cocciata,
acciò possano reficiarsi e ritornarsi dell'incommodo havuto e spesa fatta.
E questo l'ordine e modo che tengono queste genti in far detta Scocciata, quale venerdì,
sabbato et domenica prossima passata è stata qui solennizata con occasione del maritaggio
d'una Vedova con un Medico di questa terra ; et fu veramente doppia e più dell'altre solenni,
poiché non solo la sposa, ma anche lo sposo era vedovo, nè già nacquero jersera, havendo
ciascuno di essi passato il decimo lustro, oltre che la presenza di questi Signori ha anche
fatto maggiore il concorso dei « cocciatori ». Fu cominciato il giorno di S. Croce da giova-
netti, e la sera seguitato da barbati et anco canuti, intervendovi li principali di questa terra
senza alcuna erubescenza.
« Tant'è il valor di una prescritta usanza ».
Fu continuato lo strepito sin alle 4 hore di notte, et il giorno seguente, che fu il sabato,
fu assai maggiore il concorso, et il romor era tale che si sentiva per più miglia lontano.
Ecosl perseverò fino all'alba, che non so come li poveri sposi potevano tenere tanta flemma
a tolerarlo ; se bene, come intendo, la sposa se ne rideva, come quella che a'giorni suoi
n'haveva viste altre molte di simili feste : sì che è vero che « quae ex usu sunt non timenyia » ;
già che non si curava punto di tal fracasso. Ma lo sposo, per essere forastiero, intendo che
con malo stomaco lo sopportasse ; ma se gli poteva dire con Ovidio :
Quod male fers, assuesce, feres bene, multa vetustas lenii, se bene « mala est voluptas
alienis assuescere ». Pure bisogna alle volte fare di necessità virtù, come si suol dire.
Il terzo giorno poi, che fu la domenica, fu recomminciato dopo il Vespro il solito
rumore, et alle 4 hore incirca di notte fu murata la porta della casa della sposa, e poi fu
fatto un monte di pietre avanti a detto muro. E poiché prima che si giunga a detta porta,
vi è un andito sopra un arco con un'antiporta et un parapetto, fu il parapetto gettato a terra,
e l'antiporta chiusa con due ceppi grossissimi, di quelli che adoprano li macellari per tagliare
la carne. Ciò fatto li cocciatori, stanchi di tante fatiche, lasciarono l'opra, andando tutti a
riposarsi, senza far altre guardie nè rumori.
Et però il negotio non riuscì netto per loro : poiché li sposi, c'hebbero buono aiuto,
prima dell'alba fecero sgombrare tutto quel luogo da quei ceppi e sassi, e rompere il muro
della porta, e così uscirono senza pagar nulla.
In questa guisa per a punto è passata la presente Cocciata, havendo havuto a caro
d'essermivi trovato, perchè altrimenti non l'haverei creduto. Intendo ch'alcuni sposi si
compogono col Capitano della cocciata quando non vogliono che gli sia fatta, et pagano
dieci o dodeci scudi, e che questi hanno oferto un bue, ma che non l'hanno voluto. E di più
A propos de quelques coutumes romaines 249
sappia che il Capitano è cognato carnale della sposa et l'Alfieri haveva promesso di non
intervenirci ; ma poiché gl'intonarono che l'havrebbono casso dall'offizio, per non perdere
questo grado v'è intervenuto, essendossi poi scusato con gli sposi.
Altre nuove non posso dargli di qua per hora, che le scriverei con questa, per essermi
forse troppo in tal'historia allongato ; ma poiché non gl'ho più scritto da che son qui :
perciò questa supplirà per le altre volte ch'ho mancato. E le bacio le mani...
Le charivari dans l'Angleterre
du XVIe et du XVIIe siècle
Aperçu historique *
MARTIN INGRAM
Lorsque Cotgrave publia son dictionnaire français, en 1611, il ne put, semble-t-il, donner
aucun équivalent anglais exact du mot « charivari » 2 ; mais, si ses contemporains anglais
ignoraient le terme, ils connaissaient, certes, des pratiques semblables. En 1618, par exemple,
un coutelier nommé Thomas Mills, et son épouse, Agnès, se plaignaient d'avoir été traités
comme suit :
« Vers midi vint encore de Calne à Quemerford (Wiltshire) un autre joueur de tambour
nommé William Watt, et avec lui trois ou quatre cents hommes, certains armés comme
des soldats de fusils et autres armes, ainsi qu'un homme à cheval, la tête coiffée d'un
bonnet de nuit blanc, portant des cornes brillantes pendant sur les oreilles, ainsi qu'une
queue de daim au menton en guise de barbe, et un sarrau par-dessus ses vêtements. Il
allait sur un cheval roux, auquel étaient fixées, un peu plus bas, deux marmites conte-
nant du grain fermenté, qu'il jetait sur la foule compacte des gens qui se pressaient sur
son passage. Lui et sa compagnie se sont postés devant la maison des parties ici pré-
sentes, ceux qui étaient armés ont alors tiré, on fit entendre des flûtiaux et des cors,
ainsi que des cloches de vache et autres cloches plus petites... et des cornes de bélier
et de bouc fixéss au bout de fourches furent alors levées et exhibées... »
Dss pierres ont été jetées dans les fenêtres, une entrée a été forcée, Agnès Mills a été traînée
hors de la maison, on l'a battue, couverte de saleté; on voulait l'asseoir en croupe derrière
le cavalier, « l a transporter ainsi à Calne, où l'on se proposait de la passer à l'eau sur la
chaise d'infâmie, et de lui remplir la bouche de grain, si elle ne se laissait pas faire et ne
restait pas tranquille sur la chaise » 3 .
4. Sur la durée du « Temps de Mai », voir C.L. Barber, Shakespeare's Festive Comedy, Princeton,
N.J., 1959, p. 41; C. Phythian-Adams, « Ceremony and the Citizen: the Communal Year at Coventry,
1450-1550 », dans P. Clark et P. Slack (éd.), Crisis and Order in English Towns 1500-1700, Londres, 1972,
p. 71.
5. La littérature sur ce point est abondante. Voir, par exemple, Barber, Shakespeare's Festive Comedy,
op. cit., p. 18-30, et passim; C. J. Sisson, Lost Plays of Shakespeare's Age, Cambridge, 1936, p. 159-161,
165-168; E.K. Chambers, The Mediaeval Stage, 2 vol., Oxford, 1903, I, p. 89-419, passim. Pour les villes
dans lesquelles les «chevauchées» (ridings) et marches étaient souvent largement institutionnalisées, mais
accompagnées néanmoins, parfois, d'activités tapageuses, voir A.H. Nelson, The Mediaeval English Stage:
Corpus Christi Plays and Pageants, Chicago et Londres, 1974, p. 14-15, et passim ; Phythian-Adams, « Cere-
mony and the Citizen », op. cit., p. 63. En ce qui concerne les pratiques rurales, de nombreux faits sont
rapportés dans bon nombre d'archives judiciaires et de sources locales, et attendent d'être rassemblés et
organisés; pour des exemples de «chevauchées» et de marches tapageuses, voir Sir R. Colt Hoare, The
History of Modem Wiltshire: Wundred of Mere, Londres, 1882, p. 22; Salisbury Diocesan Record Office,
Records of the Dean of Salisbury, Churchwardens' Presentments, 1635 (unnumbered file), Lyme Régis,
22 September.
Le charivari dans VAngleterre du XVIe et du XVIIe siècle 253
aux fêtes populaires 6, la dérision hostile, courante dans le charivari, et divers autres aspects
du charivari, possédaient un rapport plus étroit avec les châtiments publics infligés dans le
passé, ou même encore infligés, par les Cours de justice, notamment les tribunaux urbains
et la Chambre étoilée. Divers règlements de la cité de Londres, à la fin du xiv e siècle, pré-
voyaient, par exemple, que certains malfaiteurs seraient promenés dans les rues, avec accom-
pagnement de chants et de danses de ménestrels. Au début de l'époque moderne, certains
délinquants, à Londres et ailleurs, étaient promenés à l'envers sur un cheval, c'est-à-dire
tournés côté queue, ou encore.accoutrés de vêtements de l'autre sexe ; et il arrivait que les
tribunaux infligent officiellement la rough music à titre de châtiment 7.
Quelles étaient les occasions dans lesquelles on recourait aux formes du charivari?
Principalement des situations ou des comportements attirant l'attention sur la nature des
rapports homme/femme, c'est-à-dire la domination physique des épouses sur leur mari,
l'adultère, l'immoralité sexuelle (surtout celle des femmes). Les remariages, qui consti-
tuaient le prétexte le plus courant du charivari dans la France rurale à la même époque 8,
ne suscitaient, à ce qu'il semble, aucune manifestation de cet ordre en Angleterre 9 . Bien
qu'il y ait eu une très grande interpénétration des différentes formes de démonstration et
des circonstances qui y donnaient lieu, il est néanmoins possible de discerner certaines
corrélations significatives. Les chevauchées étaient de façon caractéristique infligées à la
femme qui battait son mari, et en pareil cas l'on pouvait avoir recours à toute la gamme des
symboles concrets indiqués plus haut ; mais rarement aux chansonnettes sarcastiques
rimées. Les démonstrations suscitées par l'adultère simple ne prenaient pas normalement
la forme de « chevauchées » ; dans ce cas, le motif le plus courant n'était pas celui du cheval,
mais plutôt celui des cornes ou des têtes cornues. En fait, bien que l'on ait eu recours parfois
à la rough music et à la saleté, les cornes étaient souvent le seul symbole du cocufiage ; par
contre, la tendance à recourir au sarcasme verbal était plus nette. L'immoralité sexuelle
en tant que telle, et indépendamment de la notion de cocufiage, était éventuellement stigma-
tisée par la rough music et la saleté, mais l'hostilité et la dérision s'exprimaient plus cou-
ramment, dans ce cas, par des refrains rimés et des chansonnettes satiriques. Il semble que
le motif de la « chevauchée » ait été suffisamment précis pour évoquer sans autre explication
l'idée de la femme dominatrice. Ce type de personnage était celui qui provoquait la réponse
la plus largement symbolique. Par contre, pour diriger la dérision contre l'immoralité
sexuelle, les seuls symboles concrets étaient généralement inadéquats à eux seuls, ce qui
obligeait à définir l'objet de l'attaque et à stimuler le rire au moyen de formes verbales plus
flexibles. Le cocufiage occupait une position intermédiaire. S'il pouvait être indiqué de façon
précise par l'exhibition de cornes, on préférait souvent l'expliciter verbalement. Ces distinc-
tions devront être nuancées ultérieurement, lorsque nous en arriverons à l'interprétation
du charivari.
10. Scène xiv. A Yeovil, en 1607, les gardes d'église ont été « montés » sur le « cheval de bois », soi-
disant avec leur connivence. Somerset County Record Office, Taunton, Quarter Sessions Rolls, 2/96.
11. Wiltshire County Record Office, Trowbridge, Quarter Sessions Great Rolls, Michaelmas 1615/107.
12. N J . O'Conor, Godes Peace and the Queenes, Cambridge, Mass., 1934, 6= part., passim.
13. Cité dans D.G.C. Allan, « T h e Rising in the West, 1628-1631 », Economic History Review, sér. 2,
V, 1952-1953, p. 81.
14. Phillip Stubbes's Anatomy of the Abuses in England in Shakspere's Youth, |A.D. 1583., ed. par
F. J. Furnivall, (The New Shakspere Society, Serie 6, n " 4 et 6, 1877-1879), p. 148, n. 14. Voir les incidents
qui se sont passés à Yeovil, en 1607, où une shrive a été promenée dans les rues « avec tambour et bâton
de portage », pour obliger les paroissiens à donner: Somerset C.R.O., QSR 2/96.
15. S. Butler, Hudibras, J. Wilders (éd.), Oxford, 1967, p. 142-149. Le chevalier avait essayé de s'oppo-
ser à un amusement populaire consistant à tourmenter un ours enchaîné en lançant les chiens contre lui,
et dans cette tentative il s'était opposé à une femme qui l'avait battu.
Le charivari dans l'Angleterre du XVIe et du XVIIe siècle 255
té. Le compte rendu le plus détaillé que je connaisse sur ce type d'incident se réfère aux événements
survenus à Wells, en 1607, où un certain John Hole et quelques autres furent en but à la dérision publique
pour avoir voulu supprimer les jeux compliqués et bien défini du Temps de M a i : Public Record Office
(P.R.O.), Londres, Star Chamber Proceedings 8/161/1 ; ces documents ont été en partie transcrits et commen-
tés par Sisson, Lost Plays of Shakespeare's Âge, op. cit., p. 162-185.
17. Il s'agit de Wilton, dans la paroisse de Great Bedwyn, et non de Wilton, le bourg du sud du
Wiltshire.
18. Salisbury D R.O., Records of the Dean of Salisbury, Act Book 28, 26 janvier 1625/26, Officium
domini contra George Noyce. Voir Cunnington (ed.), Records of the County of Wilts, op. cit., p. 141, 221;
Essex County Record Office, Chelmsford, Q/SR 425/44, 106.
256 M. Ingram
tation une certaine saveur politique 19 . Mis à part ce facteur politique, il est difficile de dire
avec certitude si les victimes de charivaris étaient le plus souvent des personnages impopu-
laires pour d'autres raisons que celles justifiant directement le charivari. Le seul moyen de
vérification dont nous disposons en la matière, consiste à déterminer si les individus concernés
avaient eu avant cela maille à partir avec la justice, soit pour quelque infraction criminelle,
ou autres problèmes de relations avec le voisinage, soit pour une quelconque forme d'immo-
ralité. Bien que certaines des victimes de charivari aient eu effectivement un passé criminel
ou une conduite antisociale, les recherches effectuées en ce sens ne nous permettent pas de
conclure que les facteurs de cet ordre aient été une condition nécessaire à l'organisation d'une
démonstration. Dans de nombreux cas, cependant, l'on peut discerner certaines circons-
tances aggravantes — sinon la délinquance de la victime, du moins, à l'occasion, quelque
problème particulièrement ridicule, qui probablement intervenait dans le déclenchement
de l'action 20.
Les organisateurs de charivaris étaient en général des hommes, mais il arrivait aussi
que les femmes participent indirectement à l'action en aidant à la préparer ou en l'approu-
vant, quand elles n'y prenaient pas une part plus active. Bien que « les jeunes » aient pu
jouer un rôle important dans la manifestation, il est clair que ni dans les villes, ni dans les
campagnes, le charivari, en Angleterre, n'était particulièrement le fait des jeunes célibataires,
comme c'était le cas dans le France rurale 21 . Quant au statut socio-économique des parti-
cipants, les principaux meneurs étaient assez souvent de classe modeste, ou même de la
plus basse catégorie, et la foule de ceux qui se joignaient à l'action pouvait compter des
individus de la plus douteuse position sociale —• traîneurs des rues et autres personnages
de même acabit. On constate, toutefois, que dans certains cas des personnages de statut
social relativement élevé, ou même des fonctionnaires, encourageaient parfois ces démons-
trations. Ainsi, lors d'une « chevauchée » forcée qui eut lieu à Waterbeach (Cambridgeshire),
en 1602, le chef des forces de police passait pour avoir été un « promoteur de la cause ».
Officiellement, il nia naturellement avoir joué ce rôle 22 , et d'une manière générale il semble
bien que les personnes de qualité aient été assez peu désireuses de prendre une part active
à ces manifestations. Par ailleurs, sur le plan moral, il ne faudrait pas non plus imaginer
que les organisateurs aient été nécessairement qualifiés pour se moquer des folies d'autrui
et qu'ils aient été blancs comme neige. Certes, dans certains cas, les participants étaient, dans
la mesure où nous pouvons l'affirmer, complètement innocents et respectables, mais il est
peut-être significatif que l'échantillon du Wiltshire fasse ressortir une tendance plus nette
à la délinquance parmi les participants au charivari que parmi leurs victimes 23 . Les meneurs
du skimmington de Calne, dont nous avons cité un compte rendu en commençant cet exposé,
étaient des hommes qui avaient déjà été et devaient bientôt se retrouver mis en cause pour
diverses infractions ; et le passé judiciaire de William Brooke, le plus entreprenant des mani-
festants, était particulièrement chargé 24 . Il convient aussi de noter que les charivaris étaient
19. Voir, par exemple, The Diary of Samuel Pepys, ed. R. Latham et W. Matthews, 11 vol., depuis
1970, VIII, p. 257. Cette « chevauchée » (riding) qui avait eu lieu parce qu'un constable avait été battu par
sa femme, prit évidemment des proportions inhabituelles et inspira à Andrew Marvell un passage de son
oeuvre, « The Last Instructions to a Painter », vers 373-389.
20. Par exemple, un skimmington-ride eut lieu à Marden (Wiltshire) en 1626 après qu'une femme eut
non seulement battu son mari, mais également déclaré « qu'elle en finirait bientôt avec lui... et sa fille,
née d'une précédente épouse », Cunnington (éd.), Records of the County of Wilts, op. cit., p. 79.
21. Davis, Society and Culture, op. cit., p. 104-106.
22. Bibliothèque de l'Université de Cambridge, Ely Diocesan Records, B2/18, f. 174 v°-175.
23. Il convient néanmoins de garder à l'esprit le fait que la documentation basée sur les archives
judiciaires — c'est-à-dire concernant des cas ayant fait l'objet de plaintes devant les tribunaux — n'est
peut-être pas d'une objectivité exemplaire.
24. Brooke était u n excommunié, accusé d'immoralité, poursuivi pour avoir vendu de la viande le
dimanche, bloqué la rue avec du gros bois, jeté du sang et des ordures sur la grand-route, vendu de la viande
pourrie et insulté les constables ; sa femme était présentée comme la vraie virago.
PHOT. 1. U n e femme bat son mari.
Détail d ' u n bas-relief en plâtre, G r a t e Hall de M o n t e c u t e House, Somerset, Angleterre, vers 1600. (Cliché
B.S. Evans - W . H . Rendell.)
PHOT. 2. Cowlslaff-rUHng ou skimmington du m a r i battu.
Détail d ' u n bas-relief en plâtre, Grate Hall de Montecute House, Somerset, Angleterre, vers 1600. (Cliché
B.S. Evans - W . H . Rendell.)
Le charivari dans VAngleterre du XVIe et du XVIIe siècle 257
le plus souvent projetés et organisés dans les tavernes, véritables centres de la culture popu-
laire, certes ; mais, également, repaires d'individus trop heureux de saisir un prétexte de
désordre 25 . Il est clair que dans certains cas les motifs de l'action s'inspiraient d'une inten-
tion délibérée de nuire. En effet, s'il était probablement assez difficile de mettre en œuvre
un charivari à partir de raisons entièrement fabriquées, sans doute était-il néanmoins possi-
ble pour des individus sans scrupules d'exploiter cette tradition à des fins personnelles et de
fomenter des manifestations dans des cas qui, autrement, n'auraient pas retenu l'attention 26 .
Comme le donnent à penser ces circonstances, la pratique du charivari n'était pas uni-
versellement approuvée et certaines personnes y voyaient « plutôt une coutume déplaisante
qu'un bon ordre des choses » 2 7 . L'attitude ambiguë des gens de la haute société, même
lorsqu'ils n'étaient pas eux-mêmes, ni les personnes les touchant de près, impliqués dans le
charivari, a déjà été notée. Les personnes influencées par les écrits des moralistes contem-
porains, et notamment ceux des puritains — et l'on sait que dans certaines paroisses cette
influence était considérable au début du xvn e siècle 28 — pouvaient évidemment trouver
beaucoup à redire aux charivaris, en raison surtout de l'affinité de ces derniers avec les
réjouissances populaires et des formes abominables de la manifestation, par exemple le
travestkssement 22 , la parodie des formes ecclésiastiques, le fait que les cocus, et non ceux
qui commettaient l'adultère, étaient l'objet des sarcasmes, contre tous les préceptes de la
morale chrétienne 30 . Parfois, les propriétaires locaux pouvaient craindre que ces démonstra-
tions ne soient dommageables à la propriété 31. Plus généralement, il est clair que des gens
de tous rangs pouvaient être horrifiés par le spectacle de cette dérision peu faite pour engen-
drer l'harmonie entre voisins et devaient redouter les tensions et la rancœur qui pouvaient
s'ensuivre 32 . Comme on l'imagine, également, la loi ne voyait pas d'un bon œil ces chari-
varis 33. L'un dans l'autre, l'ambivalence à l'égard de ce phénomène était assez courante, si
même il ne suscitait pas une franche hostilité.
Malgré cela, le sentiment que certaines situations ou formes de comportement auto-
risaient le recours au charivari demeurait un sentiment très répandu dans de nombreuses
fractions de la population ; et ceci nous conduit à nous poser la question principale, à savoir,
quelle était la nature des idées et des valeurs sous-jacentes à ces coutumes.
L'on conviendra aisément qu'il serait tout à fait inadéquat de ne voir dans le charivari
du début de l'époque moderne en Angleterre qu'un système punitif non officiel. Certes,
34. Par exemple, P.R.O., Star Chamber Proceedings 8/249/19. Cf. « T h e Last Instructions to a pain-
ter » d'Andrew Marvel, lignes 287-289.
35. Thomas, « The Place of Laughter », op. cit., p. 77.
36. Pour cette ambiguïté cruciale, voir, I. Donaldson, The World Upside-Down: Comedy from Jonson
to Fielding, Oxford, 1970, p. 1-10.
Le charivari dans VAngleterre du XVIe et du XVIIe siècle 259
vertus négatives de chasteté, d'obéissance et de silence 37 . En termes abstraits, les rôles idéaux
de l'homme et de la femme, notamment dans l'état du mariage, s'alignaient sur le rapport
domination/sujétion, et sur l'opposition activité/passivité ; en termes spatiaux, c'était l'oppo-
sition des notions de haut et de bas. Les charivaris plus spécialement axés sur les rapports
entre les sexes, s'en prenaient essentiellement aux formes de comportements qui aux termes
de ce système de classification étaient regardées comme anormales et impliquaient que la
frontière entre les notions d'homme et de femme avait été d'une certaine manière franchie.
Les différences de degré dans l'anomalie perçue se réfléchissaient dans la diversité des
réponses à ces comportements, dans la portée et la nature des symboles employés et que nous
avons déjà indiqués. La femme qui battait son mari mettait le monde idéal complètement
à l'envers : elle assumait le rôle autoritaire conventionnellement imparti aux hommes et
était, partant, considérée comme une monstrueuse inversion de l'ordre naturel, tandis que
son mari, mâle mais sujet, était l'anormal skimmington3i. On présumait couramment que
le mari dominé était aussi inévitablement cocu 39 ; et, d'ailleurs, le cocufiage seul était par
lui-même un élément de perturbation. Une épouse qui recherchait activement la satisfaction
sexuelle hors du mariage pouvait être regardée comme s'arrogeant une part du rôle masculin,
tandis que son mari apparaissait sous un jour passif non masculin ; une inversion était ainsi
créée dans le monde moral, et l'homme et la femme devenaient respectivement cocu et
putain. Mais les choses n'étaient pas reçues nécessairement comme le monde à l'envers:
une femme pouvait changer de «cavalier» sans assumer obligatoirement l'autorité 40 . En
fin de compte, une femme célibataire ou une veuve qui ne restait pas chaste ne mettait
qu'indirectement l'autorité masculine en question : elle était en contravention avec l'ordre
établi du fait qu'elle prenait un rôle sexuel actif (les rapports avec une putain étaient souvent
décrits dans les refrains sarcastiques comme une féroce bataille) 41, mais aucun mari n'était
lésé, ni dépouillé de son autorité 42 .
Le système d'idéaux qui conditionnait cette manière de percevoir la conduite était dans
une certaine mesure en conflit avec les réalités de la vie quotidienne. Les moralistes, les
commentateurs juridiques et autres observateurs qui se penchèrent sur le statut des femmes
ont affirmé pour la plupart que, bien que la femme ait été placée dans une large mesure par
la loi et les théories sociales dans une situation abjecte, sa situation réelle justifiait le dicton
selon lequel l'Angleterre était un paradis pour les femmes 43. Malgré l'exagération de cette
affirmation, il est certainement vrai que dans les relations quotidiennes de la vie domestique
les femmes étaient loin d'être dans une sujétion totale à l'égard des hommes. Nous ne
pouvons débattre cette question ici, mais il est clair que les femmes actives, fortes et capables,
et dont le comportement ne répondait pas tellement, à vrai dire, au stéréotype de la vertu
37. Toute une information sur ces idées est rassemblée dans le livre de J. Dusinberre, Shakespeare
and the Nature of Women, Londres, 1975,passim. Cf. Davis, Society and Culture, op. cit.,p. 124-126; Donald-
son, The World Upside-Down, op. cit., p. 10-13, 40; K.V. Thomas, « Women and the Civil War Sects »,
Past and Present, 13, 1958, p. 42-43.
38. Les utilisations les plus anciennes que l'on connaisse de ce mot se réfèrent aux sujets masculins.
Voir The Oxford English Dictionary, s.v. Skimmington.
39. Cf. Butler, Hudibras, op. cit., p. 146.
40. J. Howell, Epistolae Ho-Elianae, J. Jacobs (éd.), Londres, 1892, p. 569.
41. Voir, par exemple, P.R.O., Star Chamber Proceedings 8/67/11.
42. A l'occasion, la rough music, et plus souvent les chansonnettes satiriques, étaient appliquées pour
tourner en dérision l'immoralité sexuelle masculine. Le fait est qu'il existait deux points de vue différents
pour juger de l'inconduite sexuelle, l'un basé sur une double échelle de valeurs, l'autre sur la doctrine
chrétienne selon laquelle l'inconduite sexuelle était un péché aussi grave pour un sexe que pour l'autre.
Il est clair que le charivari tenait surtout compte du premier schéma; mais il était inévitable, en pratique,
que la tradition fasse de temps en temps usage de l'autre système idéologique pour fustiger une conduite
jugée comme aberrante.
43. Voir, par exemple, England as seen by Foreigners in the days of Elizabeth and James I, W.B. Rye, ed.,
Londres, 1865, p. 72-73; Sir T. Smith, The Commonwealth of England, Londres, 1609, p. 120.
260 M. Ingram
féminine, étaient appréciées. Il existait, après tout, un proverbe familier assurant qu'il était
« préférable d'épouser une mégère qu'un mouton » 44 . Il était même admis que dans certains
cas la femme devait être le partenaire dominant dans un ménage. Ainsi, dans un procès
matrimonial de 1599, l'on disait d'un certain Thomas Becon qu'il était « un homme de très
faible et médiocre capacité, et qu'il lui faudrait (pour épouse) une femme qui puisse à la fois
se gouverner elle-même, le gouverner et gouverner les siens » 45 . Nous devons noter, par
ailleurs, qu'au regard des normes admises dans de nombreuses sociétés, la femme anglaise
du début de l'époque moderne jouissait d'une assez large liberté de mouvement, ce qui
limitait les pouvoirs de contrôle du mari 46. En fait, l'idée généralement admise était que
grâce à cette liberté une épouse avait toujours la possibilité d'offrir des cornes à son mari et
qu'en menaçant d'user de cette arme secrète, elle disposait d'un moyen d'influencer la
conduite de son mari 47 . En définitive, il semble bien que la réalité de la domination mascu-
line au sein du ménage ait été souvent très problématique ; mais en stigmatisant comme
ridicules des situations symbolisant le succès de la révolte féminine dans la guerre des sexes,
les charivaris affirmaient la validité de l'idéal hiérarchique.
Cela dit, le message n'était peut-être pas dépourvu d'ambiguïté. Mais, avant que ce
point puisse être précisé, il importe de revenir sur les manifestations d'ordre politique dans
lesquelles l'élément équivoque était plus fort. Il existait, prima facie, un lien entre les chari-
varis suscités par des raisons d'ordre sexuel et les charivaris motivés par des raisons d'ordre
politique. Les théories officielles du devoir prêchaient l'existence d'une correspondance
validante entre l'obéissance due par le sujet au dirigeant et la sujétion de la femme à son
mari 4S. S'il en était ainsi, les symboles de la dérision et de l'hostilité utilisés pour ridiculiser
la discorde conjugale pouvaient donc s'appliquer aux abus commis par les magistrats et
autres représentants de l'autorité, particulièrement fréquents dans les querelles de clôturage.
Ces abus étaient perçus comme une subversion par rapport aux droits et coutumes tradi-
tionnels — le monde moral à l'envers, en somme. Dans ces circonstances, le sarcasme était
un moyen de mettre en évidence un paradoxe honteux : les dirigeants tenus moralement de
sauvegarder l'ordre, créaient, au contraire, le désordre ou s'en faisaient complices, tandis
que les gens du commun se voyaient obligés par la force des choses de se charger eux-
mêmes d'assumer la tâche de redresser les torts. Dans la mesure où cette inversion de la
norme n'était justifiée que par des actes ou omissions notoirement injustes de la part des
dirigeants, elle attestait de la validité et de l'importance de la hiérarchie considérée comme
normale ; mais le fait, pour des sujets, de s'arroger le pouvoir de rectification pouvait être
et était équivoque, car à la remise des choses dans leur ordre normal s'ajoutait une sorte
d'égalitarisme politique. Cet élément était en fait souvent présent, quoique de façon latente
dans les charivaris visant plus particulièrement les relations homme/femme : les parodies de
l'organisation militaire ou autres symboles du pouvoir politique, qui s'inséraient éventuel-
lement dans les démonstrations visant à rappeler le principe hiérarchique de l'autorité
masculine sur les femmes, affirmaient paradoxalement qu'en un sens Jacques valait son
maître. Ce message prenait à l'occasion le pas sur le reste dans les charivaris politiques pour
exprimer non seulement le droit de critiquer les abus spécifiques, mais aussi un certain
mépris anarchique de l'autorité en tant que telle. En effet, si les relations conjugales étaient
souvent mal accordées avec la théorie hiérarchique, la domination quotidienne des hommes
53. Voir, par exemple, Records of the County of Wilts présentés par Cunnington, op. cit., p. 221;
Barber, Shakespeare's Festive Comedy, op. cit., p. 41.
54. S. Iwasaki, The Sword and the Word'. Shakespeare's Tragic Sense of Time, Tokyo, 1973, p. 21 sq.
(pour l'association entre le personnage du Temps et celui de la Fortune, en tant que symboles de transfor-
mation et de mutabilité); p. 177 sq. (pour le personnage du Temps en tant que père de la Vérité). Le Temps
a été représenté aussi, parfois, comme celui qui châtie la Folie: ibid., p. 219-220.
55. Leach, Culture and Communication, op. cit., p. 34-35.
56. Il a été établi précédemment que le Temps de Mai s'étendait souvent jusqu'en juin et même juillet.
57. Leach a proposé une explication plus complexe que celle offerte ici pour l'association des rituels
d'inversion et des principaux moments du calendrier, une analyse qui se fonde sur l'idée que certaines
sociétés conçoivent le mouvement du temps non comme unidirectionnel, mais comme un mouvement
allant et venant, ce qui implique que le temps peut faire marche arrière. E. Leach, Rethinking Anthropology,
Londres, 1971 (éd. cor.), p. 124-136.
58. Iwasaki, The Sword and the Word, op. cit., p. 32-33.
Le charivari dans l'Angleterre du XVIe et du XVIIe siècle 263
59. W.H. Greenleaf, Order, Empiricism and Politics: Two Traditions of Political Thought 1500-1700,
Londres, 1964, p. 5-8, 14-26.
60. C. Lévi-Strauss, Mythologiques. 1.1, Le cru et le cuit, Paris, 1964, p. 295.
61. Semblable symbolisme était souvent introduit dans les rimes satiriques. Voir, par exemple, Wiltshire
C.R.O., QS G R Easter 1629/101. Dans le récit du skimmington-ride de Calne, en 1618, l'idée est assez nette
que le skimmington est au delà de ce qu'une société humaine peut accepter. Records of the County of Wilts,
présentés par Cunnington, op. cit., p. 65.
62. Le symbole du grain, qui accompagne parfois dans la mise en scène du charivari, la boue ou les
excréments, dénote clairement l'idée de pureté. Mais il avait également d'autres connotations: 1) brasser
le grain, pouvait évoquer l'idée de transformation, avec l'idée de passer la frontière qui sépare u n état d'un
autre; 2) le terme scold in grain (mégère en grain) (l'expression est dérivée de la teinturerie) signifiait «mégère
endurcie ».
63. Voir la ballade « The World is turned upside down » (« Le monde est à l'envers »), dans Cavalier
and Puritan-. Ballads and Broadsides illustrating the Period of the Great Rebellion 1640-1660, prés, par
H.E. Rollins, New York, 1923, p. 160-162.
264 M. Ingram
absence en Angleterre de charivaris provoqués par les remariages pose en fait de complexes
et intéressants problèmes, mais ceux-ci devront être discutés ailleurs. Néanmoins, quelques
remarques peuvent être apportées sur l'histoire ultérieure du charivari en Angleterre, un
sujet si pertinemment exposé par Edward P. Thompson. Le grand changement survenu dès
le xix e siècle a consisté non pas à se désintéresser du sujet traditionnel des relations maritales,
mais à consacrer plus d'attention au cas de la femme battue par son mari, et moins qu'autre-
fois à celui du mari battu par sa femme. Par ailleurs, la situation du cocu en tant que tel
n'intéressait plus autant M . Il s'agissait là de changements de première importance. Les
notions de cocu et de mégère étaient intrinsèquement drôles pour les gens du xvi e et du
xvn e siècle, en raison de l'élément de paradoxe qu'elles comportaient. Par contre, la bruta-
lité du mari envers sa femme n'impliquait certainement aucun sentiment de paradoxe ni
d'anomalie comique. Avec le déclin de l'élément comique inhérent au charivari, la nature
de l'institution a subi une altération et sa vitalité s'en est peut-être ressentie. Mais pourquoi
les motifs domestiques traditionnellement comiques ont-ils perdu leur attrait dans les villes
et les villages du xix e siècle — une évolution qui s'est accompagnée du déclin parallèle évi-
dent des thèmes en rapport avec la mégère et le cocu dans la littérature anglaise après 1750?
Pour une explication même partielle de ce phénomène nous devons nous reporter aux
courants philosophiques de l'époque. L'intérêt que l'on portait à la femme rebelle était au
xvi e et au xvn e siècle largement conditionné par l'idée de la domination du mari dans la
famille, liée par analogie, en vertu du principe de correspondance, à la notion que l'on se
faisait des autres relations, et cet intérêt était particulièrement important comme symbole
justificatif de l'autorité politique. La fin du xvn e siècle et le xvm e siècle ont vu le déclin de la
théorie des correspondances et des doctrines patriarcales auxquelles elles servaient de fon-
dement 65 ; et, logiquement, comme les relations familiales cessaient d'être symboliquement
importantes en tant que composantes d'un système d'idées beaucoup plus large, l'intérêt
suscité par la femme dont la conduite ne répondait pas aux normes déclina. Un changement
du même ordre se produisit, semble-t-il, dans la pensée populaire. L'importance de ce
changement réside dans le fait qu'il a sapé non seulement l'intérêt que l'on portait aux cocus
et aux épouses dominatrices, mais également la cohérence générale du tissu complexe
d'analogies sur lequel reposait le charivari. Il n'y eut plus de lien nécessaire entre les formes
du charivari et ses fonctions : dépouillés d'une grande partie de leur force symbolique, les
différents motifs se fossilisèrent en simples expressions de désapprobation employées dans
des situations entre lesquelles il n'existait plus de connection logique. Les faits rapportés
par Thompson donnent à penser qu'à court terme les charivaris ont gardé une certaine
vigueur ; mais peut-être avons-nous tout de même raison de conclure qu'à long terme
l'incohérence dont nous venons de parler a probablement contribué au déclin de ces mani-
festations impressionnantes de la culture populaire.
Remerciements
J'aimerais remercier ici Mme Dorothy Owen, ainsi que MM. John Post, James Sharpe,
John Walter et Keith Wrightson pour les références qu'ils m'ont aimablement commu-
niquées sur les charivaris. Je suis également reconnaissant à M. Keith Thomas et aux mem-
bres des divers séminaires auxquels cet exposé a été présenté dans ses versions antérieures,
pour les critiques qu'ils m'ont apportées.
GIUSEPPE GATTO
1. A . Del Vecchio, Le seconde nozze del coniuge superstite, Florence, 1885, p. 290-301; G . C . Fola
Falletti-Villafalletto, Associazioni giovanili e feste antiche. Loro origini, Milan, 1939, vol. I, p. 3 sq., vol. IV,
p. 449 sq.; id.,La Juventus attraverso i secoli, Milan, 1953, p. 151 sq.; G . Cocchiara, « Processo alle matti-
nate », Lares, 1949, p. 31-41 et 150-158.
2. Surtout mattinata et scampanata. Les termes indiquant le charivari dans G. Rezasco, « Scampa-
n a t a » , Giornale ligustico di archeologia, storia e letteratura, 1884, p . 321-335; Del Vecchio, Le seconde
nozze..., op. cit., p. 290, n. 2; U . Mazzini, « N o t e di folklore lunigianese. L a ' S c a m p a n a t a ' », Giornale
storico dellaLunigiana, IX, 1918, p. 189-199.
3. Cf. aussi C. Corrain et P.L. Zampini, Documenti etnografici e folkloristici nei sinodi diocesani
italiani, Bologne, 1970.
4. Pola Falletti-Villafalletto, Associazioni giovanili..., op. cit., vol. I, p. 453 sq.; G . Giulini, Arcobaleno
di vita gioconda, Milan, 1934, p . 68 sq.
5. G . Parini, Descrizione delle feste celebrate in Milano per le Nozze delle LL. SS. Altezze Reali l'Arci-
duca Ferdinando d'Austria e l'Arciduchessa Maria Beatrice d'Esté, Milan, 1825.
Après lui, il est presque inutile de chercher dans les textes qui s'occupent du folklore
de la Lombardie au xiv e : Milan est presque ignorée. Inutile aussi de chercher dans la grande
enquête napoléonienne de 1811 sur les coutumes, superstitions, etc., du Royaume d'Italie 6 .
Dans la mince relation sur Milan, rédigée par l'abbé S. Racagni en 1813 7, il n'y a presque
rien. L'auteur y déclare son scrupule : « Je n'ai négligé aucun des moyens qui m'ont semblé
opportuns pour me procurer quelques renseignements, puisque j'ai interrogé les curés et
autres personnes responsables du pays, j'ai consulté les géographes que j'ai rencontrés;
ni les uns ni les autres ne m'ont permis de découvrir des renseignements susceptibles d'inté-
resser la direction de l'instruction publique». Et après quelques notices génériques sur la
coutume de manger de la viande de porc pendant l'été et sur l'habitude d'emmailloter les
enfants, il conclut : « . . . Les Milanais sont estimés loyaux, honnêtes, et ils ont bon cœur ;
aussi, même lorsqu'ils sont éloignés de leur patrie, ils sont bien vus ». C'est tout. Il faut
chercher ailleurs, dans des textes qui ne parlent pas explicitement ou seulement de folklore,
mais de la vie quotidienne du vieux Milan, et essayer de trouver ce qui nous intéresse dans
la trame des faits divers.
A maintes reprises, dans ce genre de textes, on trouve la mention de trouble causé par
une société dite Compagnia della Teppa 8 . Tous les textes renvoient à une source commune :
le roman historique Cento anni de l'écrivain Giuseppe Rovani ; c'est là notre source princi-
pale, étant donné la disparition des sources primaires 9. Aux chapitres xvm et xix de son
roman, Rovani nous donne des notices sur cette société, surtout d'après des sources orales.
Elle se constitue vers 1816-1817, et trouble la vie des milanais par des violences et des
mauvais tours jusqu'au mois de juin 1820, quand la police autrichienne intervient et saisit
plusieurs jeunes gens (plus de cent) 10 . En ce qui concerne la composition de la Compagnia,
on nous dit très clairement qu'il s'agit d'une société de jeunes, surtout des fils de la bour-
geoisie, et même de l'aristocratie milanaise. En ce qui concerne sa structure, il semble que
dans la Teppa il y eût une hiérarchie embryonnaire fondée sur l'âge (« Le comte Alberico
B... est notre doyen, parce qu'il a trente ans révolus » ; « le comte Alberico B... l'un de vos
doyens ») ; il semble que les membres de la société avaient aussi un signe distinctif : un
chapeau de feutre.
On nous dit que les jeunes de la Teppa se livrent à des violences continuelles, surtout
nocturnes, souvent sans autre raison que celle du goût de la violence. Mais — et c'est très
important — les offenses suscitent souvent le ridicule (« Victimes tragicomiques » ; « ou ils
tournaient en ridicule quelque trait des mœurs publiques ou privées, quelque sotte coutume,
quelque mesure stupide » ; « les injures et les persécutions dont furent victimes tant de per-
sonnes honorables étaient de cette sorte qui éveillait tout à la fois la pitié et le ridicule ») :
on assiste donc à un type de violence qui se veut dérisoire.
Cette fonction de dérision exercée par la jeunesse nous rapproche du monde du charivari.
On peut en chercher une confirmation en analysant les actions mêmes de la Compagnia delta
Teppa. Peut-être est-il utile dans ce but d'en esquisser la typologie.
6. G. Tassoni, Arti e tradizioni popolari. Le inchieste napoleoniche sui costumi e le tradizioni del Regno
Italico, Bellinzona, 1973. On y trouve plusieurs références au charivari en différents départements; je me
limite à signaler pour l'Italie du N o r d : Valteline (p. 136); Mantoue (p. 161); Venise (p. 186); Vérone
(p. 202, 211); Modène (p. 272, 273); Forlì (p. 294, 305).
7. Ibid., p. 89-90.
8. M. Benvenuti, Milano. Usi e costumi vecchi e nuovi, Milan, 1873, p. 182 sq.; P. Madini, La scapi-
gliatura milanese. Milan, 1929, p. 99 sq.; Giulini, Arcobaleno..., op. cit., p. 151 sq.; G.C. Bascapè, Ipalazzi
della vecchia Milano, Milan, 1945, p. 306 sq.
9. Les actes du procès contre les membres de la Compagnia della Teppa ont été détruits — comme
bien d'autres — après 1859.
10. Cf. A. Comandini, L'Italia nei cento anni del secolo XIX giorno per giorno illustrata, vol. I, Milan,
1901, 1059, 1061,
Milan au début du XIXe siècle 269
11. La notice de Rovani est confirmée par des témoignages inédits, contemporains aux faits; c'est
le cas du chanoine Mantovani, qui en 1820 écrit dans son journal: « In questa nostra città si è formata
una compagnia di gente scostumata e singolare nelle sue violenze, poiché di notte affronta chiunque trova
per le contrade, Io insulta, lo bastona, e se casca in terra o viene gettato da alcuno di loro, lo scompiscia.
Codesto villano insulto si fece a persone rispettabili, e finora la polizia non prese alcuna misura per impedire
superchierie cosi vituperose. Talvolta esigevano qualche moneta per rinfreschi, insultavano donne ed alcune
ne condussero seco a forza ». Cité par N. Bazzetta de Vemenia, Cento anni di vita galante e intima milanese,
Milan, 1921, p. 152. Le même auteur nous donne quelques lignes des mémoires inédits de son aïeul: « Questi
sozi della invero poco orrevole società bravavano la gente per le vie tutti dediti alle galanterie ed a molestare
le femmine e le pulzelle d'ogni condizione come coloro che d'altro non curavansi che di bel vivere e andar
per donne » (p. 152-153).
12. Même pour cet épisode, on a une confirmation contemporaine: « I l Bazzetta ricorda un'orgia di
teppisti e di femmine con gobbi salaci, avvenuta in una villa dei Bolagna » (Bazzetta de Vemenia, Cento
anni..., op. cit., p. 157).
13. N. Zemon Davis, « The Reasons of Misrule: Youth Groups and Charivaris in sixteenth-century
France », Fast and Present, 1971, p. 41-75 (p. 53).
14. E.P. Thompson, « ' R o u g h Music': le charivari anglais», Annales E.S.C., 1972, p. 285-312.
270 G. Gatto
Dans les types e) et f) les faits et gestes de la Compagnia ont un caractère politique
explicite ; on pourrait y voir un équivalent du charivari politique dont on connaît la présence
en France et en Angleterre au xix e 15 . Évidemment le type f) a un caractère tout particulier,
étant donné la situation politique de la Lombardie, soumise à l'Autriche.
Enfin, l'ensemble du type d) nous montre la jeunesse s'arrogeant la fonction de « cour
de justice », en agissant au nom et avec l'approbation de la collectivité. Est-il nécessaire de
rappeler d'une part toutes les fonctions publiques remplies jadis par les organisations de
jeunesse, officiellement reconnues? Et d'autre part le caractère nécessairement communau-
taire du charivari, qui prend un sens seulement par rapport au cadre de référence constitué
par la communauté ?
Au terme de cette analyse sommaire, on peut conclure que le phénomène étudié, tout
en étant ancré dans la réalité de la société milanaise post-napoléonienne 16 , trouve un éclai-
rage nouveau, et de toute façon une explication plus complète, si on le considère par rapport
aux modèles des abbayes de jeunesse d'ancien régime et du charivari. Si la Compagnia della
Teppa ne se trouve classée comme abbaye de jeunesse ni dans les études de Pola Falletti, ni
par exemple dans le catalogue d'A. Dinaux 17 , c'est qu'elle apparaissait trop liée aux faits
divers locaux, à la série des événements — criminels dans ce cas — qui se déroulaient au jour
le jour. Mais je crois qu'on peut considérer comme légitime la lecture « folklorique » de ces
événements.
Il n'est pas question de survivances, bien sûr. Les problèmes se posent à un tout autre
niveau : à la limite de ce qui est couramment considéré comme objet des études de folklore
(Europe pré-industrielle, campagne, etc.) et de situations conflictuelles typiques des sociétés
modernes, industrielles, considérées comme le champ privilégié de la sociologie 18 . Encore
une fois on pourrait s'interroger sur la valeur de la distinction entre les domaines de l'ethno-
logie et de la sociologie 19 .
De plus, après avoir rapproché la Compagnia des sociétés de jeunesse, on doit faire le
chemin inverse pour retrouver sa spécificité historique. Car signaler les permanences n'équi-
vaut pas à chercher une histoire immobile, théoriser l'absence de changement ; on peut, et
l'on doit, souligner les modifications (de structure, de fonction, par rapport à la société).
Pour ce faire, on peut partir d'une constatation : en dehors des actions de type d), et
malgré les types e) et f), les contemporains ont vu dans l'activité de la Compagnia della
Teppa violence et même criminalité 20. Dans l'italien d'aujourd'hui les termes teppa, teppisti
indiquent la violence juvénile gratuite. Nous voyons que la société a perçu la jeunesse comme
corps violent 21 . Non pas un groupe de jeunes, mais la jeunesse : l'imagination a amplifié la
Teppa jusqu'à la faire coïncider avec les jeunes (Rovani : « Presque tous les jeunes de Milan,
15. G. Peignot, Histoire morale, civile, politique et littéraire du Charivari, Paris, 1833, p. 228 sq.;
Y. M. Bercé, Fête et révolte, Paris, 1976, p. 44, 90-91 ; Thompson, art. cit.
16. Déjà Rovani, mais aussi Benvenuti, Milano. Usi e costumi..., op. cit., p. 182, et A. Visconti, Storia
di Milano, Milan, 1937, parlent de la Teppa comme manifestation d'exubérance d'une génération qui n ' a
plus devant soi l'espoir de l'aventure napoléonienne. Il faut ajouter la domination autrichienne et la proli-
fération des sociétés secrètes politiques en Italie pour que le cadre soit complet.
17. A. Dinaux, Lei sociétés badines, bachiques, littéraires et chantantes, Paris, 1867.
18. Je pense aux études sur la criminalité et la subculture juvénile, sur la jeunesse comme phase de la
vie, etc., de K. Keniston, A.K. Cohen, H.A. Bloch.
19. Cf. C. Lévi-Strauss, Place de /'anthropologie dans les sciences sociales et problèmes posés par son
enseignement, in Anthropologie structurale, Paris, 1958; G. Balandier, «Sociologie, ethnologie et ethno-
graphie », in G. Gurvitch, Traité de sociologie, Paris, 1958, t. I, chap. V; J. Poitier, « Le programme de
l'ethnologie», in Ethnologie générale, Paris, 1968, p. 527-547.
20. Même Benvenuti, Milano. Usi e costumi..., op. cit., en parle dans un chapitre intitulé « Abusi e
scostumatezze ».
21. Cf., pour un contexte tout à fait différent, l'étude de G. Duby, « Les'jeunes' dans la société aristo-
cratique dans la France du Nord-Ouest au xu e siècle ». Annales E.S.C., 1964, p. 835-846, et in Hommes et
structures du Moyen Age, Paris-La Haye, 1973, p. 213-225.
Milan au début du XIXe siècle 271
même ceux qui étaient portés à une vie raisonnable et tranquille, trouvent opportun de
s'agréger à la Compagnia della Teppa »).
Cette perception de l'extérieur peut nous aider, comme au moyen d'une loupe, à fixer
certains caractères spécifiques de cette organisation :
— La Compagnia agissait en tant que telle, comme classe d'âge structurée ; mais avec une
structure qui semble embryonnaire (autorité de quelques membres — les decani — fondée
sur le privilège de l'âge).
— A la différence des abbayes de jeunesse d'ancien régime, elle ne jouissait d'aucune
reconnaissance officielle.
— Enfin dans la Compagnia della Teppa il est difficile de trouver des « fonctions média-
trices » 2 2 ; s'il y en avait, elles étaient affaiblies, elles ne s'exerçaient pas dans le sens de
la ritualisation des tensions agressives : la violence était réelle, immédiate 23, et elle se
manifestait en n'importe quel moment, en dehors de toute échéance calendaire, de tout
moment traditionnel.
La Compagnia exerçait pourtant deux fonctions: 1) une fonction d'intégration dans le
groupe des jeunes ; 2) une fonction spécifique de médiation : la Compagnia était, du moins
pour quelques-uns de ses membres, un relais entre le monde des jeunes et celui des adultes ;
elle était un « lieu de passage » entre le « désordre »juvénile et l'action ordonnée, elle cana-
lisait les pulsions agressives de la Jeunesse vers la conspiration politique.
APPENDICE
Soixante ans après, la Teppa a connu une étrange résurrection : un soir, pendant le Carnaval
de 1878, sept jeunes, dont quatre « de très bonne famille », fondent la nuova Teppa, dont les
buts sont indiqués dans son statut :
« Article 2 : les opérations de la Société sont, à titre d'exemples et non de prescriptions :
1) Faire lever en sursaut tous les médecins, les chirurgiens et les sages-femmes d'un
quartier donné, en actionnant les clochettes de leur porte lorsqu'ils sont dans le plus
profond sommeil.
2) Écraser sur la tête des porteurs de hauts-de-forme le plus grand nombre possible de
ces chapeaux odieux.
3) Obliger tous ceux que l'on rencontre s'en retournant pacifiquement chez eux après
minuit, à danser, à quitter leur pantalon, à uriner dans leur propre chapeau, et à faire
d'autres plaisanteries semblables à la discrétion des compagnons.
4) Causer le plus grand nombre de dommages possibles à la Commune, en dévastant
tout ce qui peut être dévasté, et aux commerçants, principalement ceux de la porte de
Gênes, en leur cassant le plus grand nombre de vitres.
5) Tenter de faire cocu le plus grand nombre imaginable de maris, et le leur faire savoir
par des lettres anonymes ou non.
22. J. Rossiaud, « Prostitution, jeunesse et société dans les villes du Sud-Est au x v ' siècle », Annales
E.S.C., 1976, p. 289-325.
23. C'est autre chose que la violence « de retour », souvent présente dans le charivari, exercée par les
victimes qui réagissent: cf. Peignot, Histoire morale... du charivari, op. cit., p. 151-154; Del Vecchio, Le
seconde nozze..., op. cit., p. 301, n. 2 ; V. Alford, « R o u g h Music or Charivari », Folklore, 1959, p . 505-518.
272 G. Gatto
6) Semer la zizanie entre belles-mères et brus, entre cognats, et en général entre parents
d'une même famille.
7) Produire en somme la plus grande quantité de maux qui se puisse imaginer, par tous
les moyens licites et illicites. » 24
En effet, la nouvelle société a presque dès le début un caractère très net de groupe délin-
quant : de la dérision statutaire on passe vite à une violence différente : vol, chantage, etc.
« Mais au fil du temps, la nuova Teppa commence — s'il est permis de s'exprimer ainsi — à
dégénérer... La compagnie se mue en une véritable association de malfaiteurs, de brigands,
de complices et d'escrocs. Elle fut ainsi citée en Appel le 10 février 1884, lorsque lesdits
Hadrova, Vaghi, Albera et Granata furent convaincus d'être les rois de l'escroquerie... ».
24. Neo Cirillo, « La nuova Teppa », in II Ventre di Milano. Fisiologia della capitale morale per cura
di una società di letterati, Milan, 1888, vol. I, p. 191 sq. L'auteur semble se servir de sources orales et même
confidentielles: il s'excuse de ne pas pouvoir être trop précis.
« Rough Music » et charivari
Quelques réflexions complémentaires *
E D W A R D P. T H O M P S O N
Durant les cinq années qui se sont écoulées depuis la publication de mon article sur la rough
music1, quelques exemples de plus me sont tombés sous la main, et, par ailleurs, plusieurs
collègues étrangers, de différents pays, m'ont aimablement communiqué de nouveaux faits
et fourni un certain nombre de données comparatives. J'ai pu, d'autre part, rassembler
certains témoignages oraux auprès de personnes âgées ayant soit assisté, soit participé à des
événements de cet ordre dans leur enfance. Bien que ces faits nouveaux ne me conduisent
en aucune manière à réviser mes conclusions antérieures, il me paraît que quelques réflexions
complémentaires peuvent être proposées.
Vu la solide tradition existant en France en matière de recherches folkloriques, la typo-
logie française a eu tendance à dominer l'étude du charivari, et ce au-delà même des fron-
tières de la France. La présente conférence, qui se tient fort à propos à Paris, sous le titre
« Charivari », en témoigne. Cette typologie, qui met l'accent sur les remariages et sur le rôle
des jeunes célibataires, ne s'applique, toutefois, que dans une certaine mesure à la pratique
anglaise du charivari, notamment après 1700. Et ceci est particulièrement vrai pour la cam-
pagne. Au-delà de cette date, en effet, les différences entre la vie rurale en Angleterre et la vie
rurale en France s'accentuent : la paysannerie anglaise entre dès cette époque dans une phase
de déclin rapide, alors que la paysannerie française reçoit, grâce à la Révolution, un sursis
historique de première importance. Si, comme nous le pensons, le charivari organisé à
l'occasion des remariages se justifie bien, en partie, par des raisons d'ordre successoral, donc
par le désir (des parents ou des voisins) de protéger les intérêts des enfants du premier lit, les
différences qui distinguent le charivari français du charivari anglais s'expliquent très sim-
plement. En Angleterre, le déclin du système de tenures (enregistrées ou coutumières) n'a pas
conduit à l'apparition d'une multitude de petits propriétaires, mais à un système de relations
capitalistes agraires à trois étages 2 .
Le problème se pose donc de savoir si, lorsque nous parlons de charivari, de rough
music, de Katzenmusik, etc., nous parlons réellement d'une même manifestation, ou tout
au moins de variantes au sein d'une même famille de formes? D'un point de vue formel, il
est possible de repérer certains traits communs dans ces rituels pourtant très divers — prin-
cipalement : un bruit assourdissant ; la dérision (avec chansonnettes rimées traditionnelles) ;
l'obscénité (exprimée soit par des chansons, soit par de petites phrases rimées, soit par gestes,
ou encore par une symbolique visuelle), avec allusion fréquente au cocufiage ; un aspect
programme culturel «génétique». Dans son style imagé, le professeur Edward Shorter
soutient que le charivari était un moyen de « forcer les individus à se conformer à la norme »
et que par ce moyen « les normes communautaires s'imposaient avec une poigne d'acier » 7 .
Shorter, et d'autres, opposent cette tyrannie de fer des règles et sanctions communautaires
de la « société pré-industrielle » à un prétendu accroissement de la liberté et de la variété
des comportements tolérés et des choix d'ordre sexuel dans la société industrielle (« moder-
nisée »).
Cette question est trop vaste pour que nous puissions la traiter ici. Néanmoins, pour
répondre simplement à cette présentation des faits, nous pouvons peut-être avancer quelques
contre-affirmations. Chaque société a ses règles, qu'elles soient légales, formelles et visibles,
ou au contraire invisibles et n'apparaissant clairement au regard de l'observateur qu'au
moment de leur violation. Pour une certaine part, les règles d'une société donnée sont moins
évidentes pour les membres de cette société que pour un observateur extérieur, car ceux qui
vivent au sein d'une certaine culture ont subi inconsciemment l'acculturation et s'imaginent
que leurs règles sont « dans l'ordre naturel des choses ». (Ceci est en tout point exact de nos
jours en ce qui concerne, par exemple, la monnaie, dont le symbolisme et le rôle dans les
échanges sociaux sont si totalement présumés qu'ils échappent à toute perception consciente).
Nous pourrions, de même, opposer à Shorter que dans les sociétés « pré-industrielles »
d'artisans, de production à petite échelle en ateliers, ou de petite paysannerie, la différen-
ciation individuelle était plus grande, tout comme la diversité des choix dans certains domai-
nes — publics ou économiques (méthodes de travail, qualifications, heures de travail,
emploi inter-familial) — qu'ils ne le sont dans les sociétés bureaucratiques modernes, régies
par la loi et articulées institutionnellement 8 . Chacun sait que ces sociétés d'autrefois fai-
saient grand cas de leurs riches traditions orales de commentaires et anecdotes sur les traits
de caractère et excentricités de leurs membres : l'avare, le joueur, la matrone autoritaire, la
mégère, le misanthrope, le misogyne, le mélancolique, le bravache, le guérisseur, le saint.
Certes, ces variations individuelles ne peuvent exister que dans les limites de ce qui est
possible au sein d'une société donnée et de son économie. Cette généralisation n'a d'ailleurs
rien perdu de sa force de nos jours. La culture axée sur la jeunesse et sur la classe moyenne,
qui caractérise actuellement l'Amérique du Nord, avec sa prétendue « permissivité » et toute
l'importance qu'elle attache au choix et à la réalisation individuels, se développe également
dans un contexte de déterminants économiques et connaît également des a priori culturels.
Il est probable que l'observateur extérieur (l'historien futur, par exemple) sera plus frappé
par l'uniformité des styles (y compris les styles de « révolte » et de « décrochage ») que par
la soi-disant diversité, et que les Américains modernes, que Shorter nous présente comme des
êtres « libres », pourraient bien être en définitive tout aussi déterminés culturellement et
soumis aux règles générales — avec leur besoin de promiscuité, leur anxiété, leurs antago-
nismes sexuels réciproques, leurs alliances éphémères, leur foi en la médecine et la psycha-
nalyse — que les hommes des « communautés » locales « pré-industrielles ».
7. Edward Shorter, The Making of the Modem Family, New York, 1975, p. 218.
8. Je ne suis pas du tout d'accord avec les diverses tentatives visant à faire admettre des typologies
prétendument universelles de la transition qui mène de la société mal-dénommée « pré-iridustrielle » à la
société mal-dénommée « industrielle » ou « moderne ». Ces tentatives reviennent presque toujours, en fin
de compte, à uniformiser les faits, à ignorer systématiquement les variables différentielles qui précisément
ont une très grande valeur explicative, et à détourner l'attention d'un point particulièrement important à
étudier — c'est-à-dire, la logique du processus capitaliste, tel qu'il se déroule dans des contextes historiques
très différents — à quoi l'on substitue un évolutionnisme technologiquement déterminé. Pour ce qui est
des notions de Shorter sur la « modernisation », je leur préfère de loin les observations de Hans Medick,
dans: « The proto-industrial family economy: the structural function of household and family during the
transition from peasant society to industrial capitalism », Social History, 3, 1976, p. 291-315; et sur l'évo-
lution du statut féminin: J. Scott et L. Tilly, « Women's work and the family in nineteenth century Europe »,
Comparative Studies in Society and History, XVII, 1975, p. 36-64.
276 E.P. Thompson
Nous nous trouvons là dans un domaine très controversé. Je m'y aventure, 1) parce
qu'il ne me paraît pas que nous puissions conclure que le charivari/rai/^ mttsic ait imposé
les normes communautaires avec une «poigne d'acier», une force dont la tyrannie me
paraît surfaite, comparée aux déterminants de toute société « moderne » ; et 2) parce qu'il
me paraît plus juste, si nous voulons établir une comparaison entre le passé et le présent,
d'opposer le charivari non à une « modernité » prétendument dépourvue de normes et de
sanctions, mais aux normes et sanctions d'une société bureaucratique industrialisée — les
unes bien visibles (légales, financières), les autres moins visibles et plus ou moins opaques
à la conscience contemporaine.
En ce qui concerne le point 1), une information complémentaire me confirme dans
l'idée que ce rituel peut être appliqué avec une certaine flexibilité. Les charivaris/rouf/i
music n'étaient pas des instruments obtus. Ils faisaient partie des ressources d'une société
et étaient à l'occasion employés avec intelligence et humour ; et, d'autre fois, avec parti pris
(contre les innovateurs, les « déviants », les « étrangers ») et avec haine. Les rituels sont
comme un clavier sur lequel on peut jouer avec légèreté et ironie, mais que l'on peut aussi
frapper brutalement. Un charivari en bonne et due forme peut être organisé pour l'amu-
sement et la joie sans malice de toute une communauté 9 ; mais certaines formes, non moins
élaborées, peuvent être l'instrument d'une critique féroce et un moyen d'exposer la victime
à l'opprobe publique 10 . Ces formes peuvent être exploitées dans un but de vengeance par
une faction contre une autre, ou contre un clan familial ; elles peuvent constituer une affir-
mation du conservatisme traditionnel de la « populace » à rencontre des réformateurs et
des innovateurs 11 , ou une protestation de classe contre les dirigeants12. Il ne s'agit pas d'un
mécanisme automatique. Sa mise en œuvre dépend dans une large mesure de l'état de l'opi-
nion, de l'équilibre des forces au sein de la communauté, de l'intelligence ou de la bêtise de
ses meneurs naturels. Non seulement cela (et il n'est guère besoin d'en apporter la preuve
en ce qui concerne l'Angleterre et le Pays de Galles), mais l'information complémentaire
que j'ai pu acquérir entre temps confirme ce que je supposais déjà, à savoir qu'il n'est même
pas possible d'identifier de façon simpliste les contraventions aux « normes communau-
taires » qui susciteraient régulièrement, quasi automatiquement, le charivari. Presque
toujours d'autres circonstances se conjuguent au fait incriminé — contexte général, rapports
familiaux, présence d'éléments « étrangers » ou considérés comme intrus, tension socio-
économique, évidence scandaleuse de l'infraction ou menace pour le voisinage, antécédents
individuels des contrevenants et notamment leur impopularité — autant de facteurs qui
influenceront la décision d'organiser ou non un charivari et détermineront le caractère
(joyeux ou cruel) que prendra la manifestation.
Dans toute communauté de petites dimensions, il existe, quel que soit le moment, une
demi-douzaine ou une douzaine de couples, et parfois plus, suspectés d'adultère ou connus
9. A titre d'exemple, en 1817, à la fin des Guerres, la population d'Exeter organisa une skimmington
ride en bonne et due forme, avec cavaliers, orchestre, vingt-quatre ânes, etc., pour ridiculiser un patriote
et va-t'en-guerre local particulièrement odieux. Exeter Flying Post, 2 oct. 1817: U. Radford, « T h e loyal
saddler of Exeter », Trans. Devon. Assn. for Advancement of Science, Literature and Art, LXV, 1933, p. 227-
235.
10. On en a rapporté un exemple tardif, qui s'est passé dans le Dorset en 1884, où trois personnalités
locales ont été ainsi traitées par effigie — un homme et deux femmes. Les deux femmes (en effigie) ont été
promenées à dos d'âne, l'une d'elles « était représentée avec une langue extraordinairement longue, ramenée
et nouée derrière le cou, et portait dans une main du papier à écrire, et dans l'autre une plume et un porte-
plume ». Il est clair que ce dernier personnage était stigmatisé comme une méchante langue et une « plume
empoisonnée». J.S. Udal, Dorsetshire Folklore, Hertford, 1922, p. 195-96.
11. Particulièrement les effigies de T o m Paine, régulièrement brûlées. (Cf. mon article cité, n. 1).
Plusieurs informateurs m'en ont rapporté des exemples, qui se sont passés aux alentours de 1901, dans
lesquels des « pro-Boers » (c'est-à-dire, des opposants déclarés à la guerre des Boers) ont été soumis à la
rough music.
12. Pour les Rebecca Riots, voir mon article « 'Rough Music'... », art. cit.
« Rough Music » et charivari Xll
pour entretenir des relations de cet ordre ; or, sur le nombre, un couple, peut-être, aura droit
au charivari. Le facteur décisif varie suivant les cas. Il se peut, par exemple, que les coupables
soient déjà impopulaires pour d'autres raisons, que celui qui commet l'adultère passe par
ailleurs pour un commerçant malhonnête 13 , ou encore soit soupçonné de brutaliser sa
femme et ses enfants. L'on m'a raconté, dans un village du Somerset, le cas d'un homme
auquel a été infligée la rough music parce qu'il avait pris pour maîtresse une très jeune fille
(rencontrée dans une foire). Mais ceci n'implique pas que toutes les liaisons irrégulières
aient nécessairement donné lieu au charivari dans ce village industriel. Après plus ample
information, j'ai fini par apprendre que l'homme en question était impopulaire dans le
village, qu'il vivait dans un cottage isolé, qu'il était méthodiste pratiquant et teetotaller
(non-buveur d'alcool) ce qui ne l'empêchait pas de gagner sa vie en livrant du cidre dans
les tavernes. Il était donc ressenti comme une sorte d'outsider et au demeurant un hypocrite,
toujours prêt à critiquer les autres. En somme, le charivari visait non seulement à révéler le
scandale de sa conduite sexuelle, mais également celui de son hypocrisie 14 . Il est probable
que l'idée d'organiser contre lui un charivari ait été lancée par ses adversaires, les buveurs
de la taverne locale, agacés sans doute par ses critiques méthodistes et anti-alcooliques, qui
virent là un excellent moyen de lui rendre la monnaie.
Nous n'en dirons pas plus sur le point 2). La conclusion qu'il convient de tirer des deux
points soulignés ici est que le charivari ou la rough music sont moins des formes utilisées
comme telles (c'est-à-dire ayant leur signification propre) que des manifestations constituant
une partie importante du vocabulaire significatif d'une certaine sorte de société. Un voca-
bulaire accessible à tous, compris de tous et dans lequel des sentences très différentes peuvent
être prononcées. C'est un vocabulaire qui, bien qu'existant souvent dans une société sachant
lire, tire sa force de la tradition orale, analphabète. C'est également un vocabulaire symbo-
lique, utilisé au sein d'une société dont l'existence est régie dans nombre d'occasions (reli-
gieuses, juridiques, politiques) par les moyens symboliques correspondants. Il va sans dire
que la société moderne a elle aussi son autorité symbolique, à laquelle répondent des formes
symboliques de protestation ; mais ce symbolisme prend d'autres formes, compte tenu des
moyens modernes de communication. Nous pourrions dire, en somme, que le charivari et
la rough music constituent un vocabulaire symbolique utilisé dans une société qui règle les
rapports d'autorité et la conduite morale — et s'exprime même plus largement — en recou-
rant à des formes « théâtrales » telles que processions, parades, exhibition publique de la
justice et de la charité, exécutions et châtiments publics, danse, déploiement d'emblèmes ou
d'insignes, etc. Mais le charivari se distingue de ces formes rituelles par son caractère popu-
laire et autonome, et par le fait que l'initiative en est prise normalement en dehors des
autorités et parfois même contre elles.
Nous devons donc décoder ce vocabulaire symbolique. Pour ce faire, nous devons
examiner les formes, comme le font les historiens dont l'interprétation s'inspire d'une étude
minutieuse des diverses formes caractérisant des « vocabulaires » très différents : celui du
prédicateur, celui de la presse, celui du harangueur de la rue, celui de la démonstration
ordonnée, etc. Michelle Perrot a démontré, par exemple, l'intérêt qu'il pourrait y avoir à
étudier en soi le vocabulaire de la grève 15 . Cependant, au-delà d'un certain point, cette
étude du vocabulaire ne nous éclaire plus. Il nous faut alors replacer ce vocabulaire dans
son contexte et définir sa signification dans une structure d'ensemble des relations sociales
et des formes qui les accompagnent 16 .
J'ai laissé entendre que les formes du charivari/roi^/i music pouvaient présenter une
certaine correspondance (souvent satirique) avec les formes processionnelles et théâtrales
de l'autorité et des institutions dirigeantes. Cette question mérite encore une fois de retenir
l'attention. Les spécialistes de l'histoire du Moyen Age et des débuts de l'époque moderne
devraient pouvoir nous éclairer. Dans certains cas, la continuité formelle est remarqua-
blement directe. Ainsi, la parade nue, ou « charretage », des femmes débauchées ou des
prostituées fut un châtiment formellement infligé dans les temps anciens par l'Église et par
les autorités c i v i l e s D e même, la ballade à califourchon sur un madrier ou un « cheval de
bois » fut un châtiment reconnu en Angleterre par les autorités militaires et infligé aux soldats
dont la conduite (agressions, menus larçins) pouvait menacer les relations avec la population
civile 18 . Le châtiment humiliait le coupable devant cette population et réparait en somme le
dommage causé aux bonnes relations par le délit commis. Mais ces peines « officielles » sont
quasiment identiques au « charretage » et à la « chevauchée sur un madrier » en usage dans
le charivari populaire. J'ignore si ces deux formes — officielle (judiciaire) et populaire
(coutumière) — coexistaient au Moyen Age, ou si la coutume populaire a repris des formes
que les autorités cessaient d'employer.
Nous ne devons pas perdre de vue le caractère public et théâtral de tout châtiment
officiel jusqu'au début du xix e siècle. Il devait humilier le coupable devant ses voisins et
servir en même temps d'exemple pour les autres. La publicité en était un trait essentiel. En
Angleterre, ces formes de châtiment comptaient non seulement le suprême rituel de l'exé-
cution publique par pendaison, et dans les temps plus anciens l'exécution des hérétiques et
des sorcières sur le bûcher, et le rituel plus terrifiant encore de l'exécution des traîtres, mais
également les entraves qui immobilisaient le coupable, le pilori, la chaise d'infâmie, la
muselière ou «bride à mégère», le fouet, et la pénitence en drap blanc dans l'église 19 .
Toutes ces formes ont certainement contribué à enrichir le vocabulaire de la rough music.
Les processions religieuses et civiles ont également apporté quelque chose, notamment à la
vieille forme du skimmington, bien qu'elles aient, à ce qu'il me semble, influencé davantage
certaines formes du charivari français. Dans l'Angleterre du xvm e siècle, le rituel du gibet
était un moyen capital de discipline sociale et le symbolisme de l'exécution publique impré-
gnait toute la culture populaire 2o, d'où son importance, d'une manière générale, pour la
rough music : on portait en procession des effigies assez élaborées des victimes du charivari,
après quoi l'on exécutait les mannequins suivant un cérémonial défini, soit celui de la pendai-
son, soit celui de la fusillade, soit celui du bûcher ; il arrivait même qu'on les enterre. Ce
sont là des faits très fréquemment relatés 21. En signe d'exécration encore plus profonde, on
17. Dans le diocèse de Lincoln, en 1556, Emma Kerkebie, reconnue coupable d'adultère, a été condam-
née à la pénitence publique: « That the said Emme shal ride through the city and market in a cart, and
be ronge out with basons » (« Que ladite Emma soit menée dans une charrette de par la ville et sur la place
du marché et qu'il soit fait autour d'elle grand bruit de bassines »), autrement dit, qu'elle soit soumise à
la rough music, 3. Strype, Ecclesiastical Memorials relating chiefly to Religion and the Reformation, Londres,
1822, III, p. 409. Semblable châtiment public fut infligé en 1642 par les officiers des forces du Parlement
à « une putain qui avait suivi notre camp depuis Londres ». Elle fut « d'abord promenée par la ville, puis
assise au pilori, puis dans une cage, puis plongée dans une rivière, et, finalement, bannie de la cité ». Lettres
de Nehemiah Wharton, Archaeologia, XXXV, 1853, p. 310-334.
18. A titre d'exemple, la Cour martiale a condamné, en 1686, un soldat, accusé d'avoir volé deux
coupes d'argent, à « monter le cheval de bois, le prochain jour de marché, sur la place du marché... pendant
deux heures, avec sur la poitrine un papier indiquant son méfait». Public Record Office, W.O. 30/17,
p. 68-69. D'après les règlements militaires, cette peine pouvait encore être infligée au début du xix e siècle.
19. Comparer, Natalie Zemon Davis, « The Rites of Violence », Society and Culture in Early Modem
France, Stanford, 1975, particulièrement p. 162.
20. Voir Douglas Hay, Peter Linebaugh, et al., Albion's Fatal Tree, Londres, 1975.
21. Pour des exemples d'« enterrement », voir Leicester Herald, 17 avr. 1833 (un employeur impopu-
laire est soumis à la rough music par les tricotteurs sur métier: son effigie est promenée pendue à un gibet,
puis « exécutée » pjir les armes à feu, placée dans une tombe, et enfin brûlée) ; Hampshire and Berkshire
« Rough Music » et charivari 279
jouait parfois une musique funèbre, ou l'on exécutait un service funèbre avant l'enterrement
de l'effigie. On se tromperait en ne voyant là qu'une satire ou une facétie : célébrer les funé-
railles de quelqu'un qui est encore en vie peut être un acte symbolisant un terrible jugement
de la part de la communauté — cela revient à dire que pour la communauté le coupable
devient littéralement un paria, un homme considéré comme déjà mort.
La pratique consistant à brûler une effigie n'appartient pas uniquement à la rough
music. Elle était (et demeure) essentielle dans les célébrations rituelles du Guy Fawkes Day
(5 novembre). Du xvn e au xx e siècle, on la retrouve souvent, tant en Angleterre qu'en Amé-
rique du Nord, détachée des autres aspects de la rough music et appliquée à toutes sortes
de démonstrations politiques. Discuter, d'ailleurs, d'un point de vue formel, pour savoir
si l'exécution des effigies par le feu appartient ou non à la vraie rough «iw/c/charivari ne nous
avancerait pas beaucoup. L'effigie n'est qu'une des composantes (efficace et durable) du
vocabulaire symbolique courant et elle pouvait être combinée à d'autres composantes (bruit
désagréable, vers de mirliton, obscénités), ou détachée complètement du reste ; elle peut
même être reprise et utilisée dans le cadre des formes plus « modernes » de la démonstration
politique ou syndicale.
Une autre sanction appliquée par les autorités a sans doute également enrichi le voca-
bulaire de la rough music/charivari : l'excommunication. Je propose l'idée à titre spéculatif.
Comme l'excommunication formelle était devenue inutile et inopérante en Angleterre, et ce,
bien plus tôt qu'en France, et comme les tribunaux ecclésiastiques anglais, qui possédaient
le pouvoir d'infliger des peines (excommunication, pénitence, amendes) pour les délits
domestiques et sexuels, étaient en décadence depuis le milieu du xvn e siècle, l'on est tenté
de voir dans la vigueur de la rough music au xvm e siècle un témoignage du passage d'un
contrôle exercé par l'Église à une auto-régulation (c'est-à-dire, le contrôle de la communauté
populaire) pour ce type de délits.
L'on peut déjà voir que je m'efforce de dissoudre la catégorie « charivari », plutôt que
de la raffiner en une sorte de forme « folklorique » pure. Il n'existe pas de charivari à l'état
pur. Ce qui distingue clairement les formes « pré-modernes » des formes « modernes » tient
moins aux formes elles-mêmes qu'aux relations socio-économiques différentes et à la culture
dont ces formes sont elles-mêmes les signes. On a réellement le sentiment en Angleterre que
les formes de la rough music sont révélatrices de la vitalité et de la continuité d'une culture
orale plus ancienne, coexistant assez longtemps au xix e siècle avec des formes plus nouvelles
d'agitation et d'organisation « rationnelles » : la presse, le syndicat, le meeting, la chapelle
et ses éléments autonomes, la salle de lecture, le parti politique. Qu'était exactement cette
« vieille culture » et quelles ont été les raisons de sa survie, sous ses différents aspects?
Il semble, au moins dans l'histoire récente, que la pratique du charivari¡rough music ait
été particulièrement vivace dans certaines sociétés paysannes, ou encore dans la « culture
plébéienne » du système manufacturier, c'est-à-dire parmi les communautés de petits pro-
ducteurs, parmi les tisserands manuels, les cloutiers, les tricoteurs sur métier, les travailleurs
du bois, certains mineurs, certains pêcheurs, etc., qui, bien que soumis, évidemment, au
déterminisme du marché capitaliste, gardaient néanmoins dans une large mesure leur auto-
nomie quant à l'organisation de leur existence personnelle laborieuse et du contrôle de leur
propre économie domestique 22 . Cette seconde sorte de communauté résoud un problème
de plus. Nous ne pouvons plus aujourd'hui nous satisfaire de dichotomies arbitraires, telles
que « industriel »/« pré-industriel », « traditionnel »/« moderne », etc. Puisque la production
artisanale a longtemps coexisté avec l'organisation industrielle à grande échelle, l'atelier est
Gazette, 4 févr. 1882 (un homme a laissé tomber une femme à qui il avait fait la cour pendant plusieurs
années. Son effigie est portée dans le village, on sonne le glas, l'effigie est pendue, descendue du gibet,
fusillée et brûlée).
22. Voir les pénétrants commentaires de Gerald M. Sider, « Christmas Mumming and the New Year
in Outport Newfoundland », Past and Present, 71, mai 1976.
280 E.P. Thompson
23. Dans la vieille municipalité de Coventry, où les traditions syndicales étaient très vivantes et
l'industrie de la soie organisée sur la base du travail en atelier, le donkeying (promenade forcée sur le dos
d'un âne) des employés, et même des employeurs, qui défiaient les règlements de « la profession » se
maintint longtemps. On en trouvera des exemples dans « Reports from Commissioners on Municipal
Corporations in England and Wales», Parliamentary Papers, XXV, 1835, p. 1834; The Times, 20 août
1819; Report of the Trial of the Prisoners Charged with Rioting and Destroying the Machinery of Josiah
Beck, Coventry, 1832, p. 3; information fournie par le Docteur Peter Searby.
24. M. Hanson Halstead (décédé) m ' a fourni un excellent témoignage de rough music au rituel complet,
organisée au début du siècle dans le district de Halifax, Yorkshire, un district où vivaient principalement des
ouvriers des manufactures et des mineurs. Le fait qui se trouvait à l'origine du charivari était une « offense »
domestique de caractère sexuel. De même, à Chepstow, les métallurgistes (chaudronniers, mouleurs et
manœuvres) de la Fonderie appliquèrent la rough music, au milieu du xix e siècle, aux camarades coupables
d'infractions aux « règles de moralité ». Ivor Waters, Folklore and Dialect of the Wye Valley, Chepstow,
1973.
« Rough Music » et charivari 281
25. Témoignage oral de M. William Blackburn, 1974, qui m ' a été communiqué par M m e Kathleen
Bumstead. Les faits se sont passés vers 1900, à Kirkby Malzeard, près de Ripon, dans l'ouest du Yorkshire.
26. Voir l'excellent article de Tekla Domôtôr, à partir de témoignages oraux sur ce qui se passait
dans un district paysan de Hongrie: ActaEthnographica Academiae Scientiarum Hungarîcae, VI, Pest, 1958,
p. 73-89. Le charivari y était souvent organisé lorsqu'une épouse ayant abandonné le domicile conjugal
revenait chez son mari, après avoir passé un certain temps chez ses parents. (« Quand il y a une vieille
femme dans la maison (c'est-à-dire, une belle-mère), la jeune femme n'aime pas cela du tout et finit par
devenir complètement enragée ... Un beau jour, le mari retrouve la maison vide, sa femme s'en est allée
chez ses parents »). La jeunesse du village se saisissait du prétexte pour monter un charivari en bonne et
due forme, comportant notamment une représentation satirique et obscène des cérémonies de fiançailles
et du mariage. Ceci semble indiquer — et d'autres sources concernant de nombreuses sociétés paysannes
semblent le confirmer — que la première année du mariage, où la jeune épouse se trouvait transplantée
dans la famille de son mari, était considérée comme une période d'ajustement particulièrement difficile.
En somme, la « communauté » — mais surtout les jeunes hommes — faisaient pression sur les intéressés
pour consolider de force le nouveau mariage. Certaines sources anglaises paraissent également indiquer
qu'il existait des formes particulières de rough music satirique spécialement appliquées à la discorde au sein
du couple durant la première année du mariage.
282 E.P. Thompson
Dans la plupart des sociétés européennes, jusqu'au xvm e siècle au moins, les formes du
charivari sont là pour imposer les normes patriarcales, et, partant, nous fournissent des faits
significatifs pour interpréter les impératifs patriarcaux 27 . De ce fait, elles nous permettent
de dresser une géographie de ces impératifs, c'est-à-dire des lieux où ils s'imposaient avec
le plus de rigueur (à moins, peut-être, que l'on ait eu le sentiment qu'ils aient été menacés
et qu'ils devaient être imposés?) 28 . Le déclin de ces manifestations peut donc signifier éga-
lement le déclin de cette sorte d'ordre patriarcal. Pour reprendre une idée que je soutenais
dans mon précédent article, le fait qu'en Angleterre, au xix e siècle, une des victimes les plus
courantes du charivari ait été le mari brutalisant sa femme, nous apporte une information
susceptible d'éclairer un problème cdmplexe, celui de l'évolution des rôles et des rapports
conjugaux.
Ce dernier exemple m'amène à réitérer une mise en garde que le professeur Shorter
préfère ignorer 29 . Citant des faits que j'ai rapportés à propos de la rough music appliquée
aux maris brutaux, il s'avance hardiment dans les ténèbres de l'information inadéquate, bien
résolu à ajouter un trophée de plus à la chasse de la « modernisation » des relations sexuelles.
Les faits que j'ai rapportés confirmeraient (dit-il), « la modernisation précoce des rapports
familiaux en Angleterre » :
« Comme les rapports égalitaires entre le mari et la femme gagnaient du terrain, la
communauté commença à trouver intolérables certains vestiges de l'autorité patriarcale
ancienne, tel le droit de battre sa femme, et elle se mit à stigmatiser les hommes qui
battaient leur femme. En France, l'égalitarisme arriva si tard dans les relations fami-
liales, que le charivari était déjà mort avant qu'on puisse l'utiliser contre les maris
violents » 30 .
Si flatteuse que puisse être cette interprétation pour les Anglais, je crains, en toute honnêteté
historique, de ne pouvoir l'accepter. Je n'ai aucune preuve que les « relations égalitaires »
entre le mari et la femme aient été courantes en Angleterre en 1850 — au contraire, je note
une certaine diminution du respect envers la femme durant la révolution industrielle. Il n ' a
pas non plus été démontré jusqu'ici que l'Angleterre ait différé tellement de la France sous
ce rapport. Ces assertions peuvent être vraies, comme elles peuvent être fausses ; mais
jusqu'à présent elles ne sont confirmées par aucun travail scientifique. Je répète ce que
j'avançais antérieurement : l'emploi accru de la rough music contre les maris brutalisant leur
femme peut tout aussi logiquement être interprété comme une indication de la brutalité
croissante avec laquelle certaines femmes étaient traitées, ou comme un signe de leur manque
de défense de plus en plus grave dans cette situation. Je ne me risquerais même pas à affirmer
que «l'autorité patriarcale», dans le système de valeurs ancien, ait été jusqu'à approuver
27. Nos collègues spécialistes de l'histoire du Moyen Age et du début de l'époque moderne vont
certainement nous éclairer sur ce point. Certains des exemples que j'ai cités antérieurement sont fortement
évocateurs de ces impératifs patriarcaux. Citons encore un skimity dans le Somerset, en décembre 1682,
contre une épouse qui passait pour « porter la culotte », parce qu'elle avait persuadé son mari de se défaire
de ses chiens et de ne pas passer son temps à la chasse. Somerset County Records Off., Q.S. rolls 152/1 ;
et un autre, dans le Somerset, en 1616, visant un mari battu par sa femme, Quarter Sessions Records for
the County of Somerset, Londres, ed. E.H. Bâtes, 1907, p. XLIX; mais il y a bien d'autres exemples.
28. La rough music patriarcale ne doit pas nous faire conclure trop vite à la prédominance de normes
patriarcales s'imposant comme « une main de fer ». La fréquence de ce type de charivari dans les districts
Iainiers de l'ouest de l'Angleterre (Wiltshire, Gloucestershire, Somerset) au XVII* et au xvm c siècle peut
aussi signifier que les possibilités d'emplois féminins augmentant dans ces districts, certaines femmes
commençaient à résister aux normes patriarcales — ce qui pourrait faire apparaître le skimmington sous
un jour à la fois traditionnel et défensif. Seule une reconstitution minutieuse du contexte total nous per-
mettrait d'en juger.
29. « ' R o u g h music'... », art. cit., p. 303.
30. E. Shorter, op. cit., p. 225.
« Rough Music » et charivari 283
« le mari qui battait sa femme ». En effet, un certain nombre de faits conduisent à penser
que, dans divers codes patriarcaux, les femmes aient pu être normalement protégées contre
la violence masculine par un jeu de conceptions représentant ces agressions maritales comme
« lâches » et honteuses. Dans la plupart des sociétés « traditionnelles », la défense de l'épouse
maltraitée incombait à sa parentèle masculine, et principalement à ses frères ; cette défense
pouvait dans certains cas être remplacée par l'intervention du prêtre. En Angleterre, entre
1800 et 1850, divers facteurs peuvent avoir amené une nouvelle sorte de crise. La mobilité
géographique de la population peut avoir privé un plus grand nombre de femmes de la
protection de leur parentèle. De son côté, le clergé anglais n'avait aucun rôle confessionnel,
et dans de nombreux districts n'avait qu'un très petit rôle pastoral. Les prêtres ne visitaient
guère les foyers ouvriers. La loi, à cette époque, n'offrait presque aucune protection à la
femme maltraitée. Dans ces circonstances, les voisins —• la « communauté » — peuvent avoir
ressenti la nécessité d'intervenir et d'appliquer les vieilles formes de la rough music à un but
nouveau.
Tout ce que nous pouvons dire est que les formes rituelles —• ou, je préfère, le vocabu-
laire symbolique — nous ouvrent une fenêtre sur les normes et pratiques oubliées ; mais la
vitre par elle-même ne nous dit pas grand-chose. Ce qu'elle nous dit est que si le charivari/
rough music avait lieu (sans entraîner une émeute en défense de la victime), il exprimait un
jugement normatif, porté par l'élément le plus fort en gueule de la population villageoise
(le plus souvent, la jeunesse), mais auquel le reste de la communauté donnait son assen-
timent tacite. L'on aimerait pouvoir aller plus loin. L'on souhaiterait avoir assez de détails
sur ces manifestations, des détails scrupuleusement observés et replacés dans leur contexte
au moyen de la plus complète reconstitution de la vie quotidienne de la communauté (ses
relations parentales, ses tensions socio-économiques), pour pouvoir déchiffrer son voca-
bulaire symbolique d'une manière significative, comme un « texte » reflétant la vie sociale
et la vie domestique ; tout comme Clifford Geertz a déchiffré le « texte » d'un combat de
coqs à Bali 31 . Mais Geertz était un participant bien informé par des dizaines et des dizaines
de combats de coqs, auxquels il assistait dans une communauté dont il avait bien étudié
les caractéristiques. Les historiens ne disposent jamais d'un tel matériau. Tout au plus pou-
vons nous espérer qu'après dix ans de recherches supplémentaires —• encouragées par des
conférences comme celle-ci —• nous aurons accumulé suffisamment de preuves pour pouvoir
lire nos « textes » fragmentaires et les comprendre un peu mieux, et, voyant plus clairement
les normes d'autres sociétés, discerner aussi plus clairement les normes de notre propre
société.
31. Clifford Geertz, « Thick Description » et « Deep Play », in The Interpretation of culture, New
York, 1973.
« Haberfeldtreiben » et société rurale
dans l'Oberland bavarois à la fin du XIX e siècle :
quelques réflexions provisoires *
I A N FARR
On ne connaît que trop l'effet rétrograde que les bouleversements politiques ont exercé
sur le développement de la tradition historique allemande la plus éclairée, celle qui se
montrait aussi réceptive aux idées neuves qu'aux innovations de méthode. Le retard est
particulièrement sensible dans les domaines d'intérêt scientifique et intellectuel qui furent
dévoyés à l'usage de l'idéologie raciale nazie. Ce champ de recherche resta discrédité ou
ignoré longtemps après la chute du régime. C'est ainsi que l'agrégation au domaine de
l'histoire de disciplines nouvelles, comme la démographie historique, fut sérieusement mise
en cause, alors que dans d'autres pays elles devaient contribuer de manière décisive à l'élar-
gissement du champ de la recherche historique. C'est très récemment que théories ou métho-
des dans les domaines démographique, socio-anthropologique ou socio-culturel ont émergé
de l'obscurité à laquelle les condamnaient la plupart des historiens, en raison du traumatisme
nazi. L'apport du travail érudit dans ces domaines reste par conséquent minime. A suivre
l'évolution des rapports entre histoire conventionnelle et Volkskunde, on mesure l'incidence
d'une telle situation. Au tournant du siècle, une féconde période d'auto-critique anima le
domaine du Volkskunde à la recherche d'un caractère sociologiquement et historiquement
mieux affirmé. Mais avec l'accès au pouvoir des nazis, les domaines du Volkskunde les plus
ouverts au renouveau furent pour la plupart sacrifiés à une tradition plus völkisch qui
remontait aux travaux de W.H. Riehl et à leur glorification explicite d'une paysannerie
préindustrielle au genre de vie idéalisé 1 . Il a suffi d'y ajouter un petit nombre d'ingrédients
controuvés ou pseudo-scientifiques pour réaliser un mélange explosif de romantisme et de
violence, incarné respectivement par la Volksgemeinschaft mythique de la propagande nazie
et par l'idéologie de la supériorité raciale nordique. La période d'après-guerre a connu une
remise en cause nécessaire et souvent fructueuse du rôle du Volkskunde, mais qui a rarement
eu recours à la collaboration des historiens. A l'exception des travaux de Rudolf Braun, on
ne trouve guère de recherches originales, incorporant les découvertes effectuées dans le
domaine du folklore, des mythes et des traditions populaires, dans un cadre proprement
historique, à la manière des travaux français sur l'histoire des mentalités. Des chercheurs
comme Shorter l'ont éprouvé à leurs dépens 2 . Étant donné cette situation, on comprendra
la part d'incertitude que contient nécessairement l'essai qui va suivre, consacré à quelques
observations liminaires sur le charivari bavarois, le Haberfeldtreiben, à la fin du xix e siècle
et au début du xx e .
3. Pour des descriptions anciennes, se reporter à J.A. Schmeller, Bayerisches Wörterbuch, Munich,
1872, 2 vol., 1/1033-1034, 11/851-858; E. Hoffmann-Krayer, ed., Handwörterbuch des deutschen Aber-
glaubens, 10 vol. Berlin, 1927-1937, III/1291-1294, IV/1125-1132; Friedrich Panzer, Beitrag zur deutschen
Mythologie, 2 vol., Munich, 1848-1855, 11/506 sq.; J.N. Sepp, Die Religion der alten Deutschen und ihr
Fortbestand in Volkssagen, Aufzügen und Festbräuchen bis zur Gegenwart, Munich, 1890, p. 198 sq., 251 sq.
Parmi les travaux plus récents, citons F.W. Zipperer, Das Haberfeldtreiben. Seine Geschichte und seine
Bedeutung, Weimar, 1938; Wilhelm Kaltenstadler, Das Haberfeldtreiben. Brauch, Kult, Geheimbund. Volks-
justiz im 19. Jahrhundert, Munich, 1971; Shorter, op. cit., p. 46-47, 218 sq., 287.
4. J'ai eu recours essentiellement à A. Van Gennep, Manuel de folklore français contemporain, Paris,
1943 sq., 1/1, p. 200-202,1/2, p. 499-500, 614-628; Natalie Zemon Davis, « The Reasons of Misrule: Youth
Groups and Charivaris in Sixteenth-Century France », Past andPresent, 51,1971, p. 41-75; E.P. Thompson,
« ' R o u g h Music': le charivari anglais», Annales E.S.C., 27, 2, 1972, p. 285-312. Pour des références
supplémentaires, voir Roger Pinon, « Qu'est-ce qu'un charivari? Essai en vue d'une définition opératoire»,
Kontakte und Grenzen. Probleme der Volks-, Kultur- und Sozialforschung. Festschrift für Gerhard Heilfurth,
Göttingen, 1969, p. 393-405.
5. Staatsarchiv München (StAM), Regierungsakten (R.A.), 28867.
« Haberfëldtreiben » dans 1'Oberland bavarois 287
de vers rimés (le Sundenregister ou catalogue des péchés) avec accompagnement ininterrompu
de rough music. On faisait donc en sorte que le reste du village fût dûment informé des
méfaits de ceux qui étaient mis ainsi au pilori. Souvent, le rituel culminait en un serment
d'allégeance des participants à leur seigneur, l'empereur Charlemagne, figure éminente du
folklore européen 6 . Les Haberfeldtreiber se dispersaient alors, aussi vite et secrètement
qu'ils s'étaient rassemblés, retournant dans la nuit, disait-on, vers la demeure de Charle-
magne, cachée dans l'Untersberg près de Berchtesgaden 7. Ce type de cérémonial était
caractéristique d'une forme de justice populaire et de contrôle social/collectif que l'on a pu
observer dans de nombreux pays. A y regarder de plus près, cependant, le Haberfeldtreiben
de la fin du xix e siècle fait apparaître d'autres caractéristiques qui, en plus de son canton-
nement géographique, peuvent le différencier des autres types de charivari, en même temps
qu'elles contribuent à expliquer sa persévérante vitalité.
Un des traits essentiels qui distinguent le Haberfeldtreiben est son fréquent déclen-
chement en vue de punir ceux qui se rendaient coupables d'un comportement sexuel consi-
déré comme inadmissible. Bien sûr d'autres « crimes » tombaient sous le coup de cette forme
de répression : on ne s'étonnera pas de rencontrer en Bavière un Haberfeldtreiben occasion-
nellement dirigé contre un brasseur local en raison de la médiocrité de sa bière 8 . Mais c'est
là l'exception qui confirme la règle. Les faits indiquent sans conteste que cette pratique
s'adressait presque exclusivement à ceux que l'on jugeait avoir contrevenu aux règles accep-
tées de moralité sexuelle. On peut difficilement savoir s'il en a toujours été ainsi, mais des
Haberfeldtreiben repérés dès 1717 confirment cette préoccupation 9 . A première vue il n'y
a rien là de très surprenant, puisque les charivaris et autres rituels d'une société rurale
avaient souvent pour objet les relations entre individus, y compris à l'intérieur du couple
marié. Mais les charivaris d'autres régions étaient souvent déclenchés contre des compor-
tements spécifiques qui, à en juger par le peu que l'on sait, ne semblent pas avoir suscité de
Haberfeldtreiben : par exemple, des unions de conjoints d'âges très dissemblables, ou, parti-
culièrement en France, le remariage des veuves. Contrairement à nombre de variantes bien
attestées de Katzenmusik, le Haberfeldtreiben semble n'avoir jamais été associé à des céré-
monies relevant d'une forme de célébration. Toujours, on le trouve intimement lié à la
punition, au mépris et à la dérision publique des « mécréants » : la vive réaction du gouver-
nement en témoigne clairement. Étant données nos connaissances actuelles, il semble donc
difficile d'interpréter le Haberfeldtreiben du xix e siècle comme un agent de préservation d'un
système complexe et bien défini de rapports sociaux, agissant dans le cadre familial ou
communal. Il résulterait plutôt de traditions et de circonstances locales. La question des
seconds mariages en offre une bonne illustration.
La préoccupation manifestée par le charivari français à l'égard des secondes noces est
bien connue, alors que dans d'autres pays elles ne suscitent pas, en général, de réaction sous
la forme en quelque sorte judiciaire du charivari. Jamais apparemment les Haberfeldtreiber
n'ont considéré qu'un tel événement méritât les égards du rituel qu'ils préparaient avec tant
de soin. Cela peut s'expliquer par le fait qu'en Bavière méridionale, le remariage avait lieu
fréquemment tôt après la mort d'un conjoint. On observait rarement la coutume d'une année
de veuvage. Les impératifs économiques et la dépendance des exploitations agricoles, vis-à-
vis de la cellule familiale, faisaient du remariage rapide la solution la plus réaliste aux
6. Norman Cohn, The Pursuit of the Millenium, Londres, 1970, p. 70: dans la note 18, remarque sur
la croyance, très répandue au Moyen Age, que Charlemagne n'était pas mort et dormait dans une crypte
d'Aix-la-Chapelle ou sous une montagne, jusqu'à son retour en ce monde.
7. Voir aussi F. Panzer, Bayerische Sagen und Bräuche, Ed. W.E. Peuckert, Göttingen, 1954.
8. Bayerisches Hauptstaatsarchiv München (AStAM), M. Inn., 72658 (Rapport du 27.9.1892).
9. Zipperer, op. cit., p. 10-79.
288 I. Farr
problèmes créés par le décès prématuré d'un conjoint 10 . Les besoins financiers l'empor-
taient clairement sur le scrupule religieux. En outre, au xix e siècle, la répartition par sexes
était sensiblement inégale dans les régions alpines bavaroises, une nette tendance au surplus
naturel de population masculine se manifestant de façon frappante dans des régions comme
celle de Miesbach. Ce déséquilibre était particulièrement évident au sein des cohortes en
âge de se marier. Le surplus d'hommes de cet âge qui résultait d'une telle situation pourrait
également expliquer pourquoi le remariage ne devint jamais la cible de I'animosité popu-
laire, encore qu'une analyse approfondie serait ici nécessaire. Un regard attentif découvre
par conséquent que la diversité des actions des Haberfeldtreiben peut avoir été induite par
des facteurs économiques et démographiques propres à la région. Comme il n'existe pas
jusqu'à présent de signes patents que le Haberfeldtreiben ait été institué pour assurer l'obser-
vation des devoirs religieux et des obligations collectives, on en revient à l'insistance qu'il
met à punir la licence des mœurs, l'adultère, etc. Il arrivait fréquemment que plusieurs
habitants de tel ou tel endroit soient publiquement stigmatisés à l'occasion d'un Haber-
feldtreiben (procédure en soi inhabituelle pour un charivari, et qui mériterait plus de recher-
ches que nous ne pouvons en effectuer ici). La plupart étaient condamnés pour incontinence,
un fermier par exemple qui exigeait de sa servante plus que les devoirs normaux de son
service 11 ... Des couplets libertins, à l'évidence bien connus en plusieurs régions de Bavière
méridionale, peuvent avoir inspiré les airs si gaillardement chantés par les Haberfeldtreiber.
On pourrait envisager également des liens ténus avec la coutume, fréquente en Bavière,
suivant laquelle les jeunes filles qui avaient perdu leur pucelage étaient emmenées nui-
tamment par les jeunes hommes du village, dans un champ d'avoine (Haberfèld). On ren-
voyait la fille chez elle après une Katzenmusik. Ce Treiben ins Haberfeld devenait automa-
tiquement un symbole de virginité perdue, en lieu et place d'autres variantes de sens iden-
tique, telles que l'imposition d'un bandeau ou d'une couronne de paille, emblème sans
ambages de fertilité 12 . Il est d'autres domaines où l'on pourrait se hasarder à voir une
convergence du folklore traditionnel avec les manifestations tardives du Haberfeldtreiben.
Mais en raison des limites de notre savoir, il est probablement plus sage de ne pas rechercher
à tout prix des connexions ou des précédents. Qu'elle ait été ou non sa fonction primordiale,
ce qui réclame d'abord une explication, c'est la préoccupation du Haberfeldtreiben pour la
moralité sexuelle, soit comme cause, soit comme paravent servant à légitimer d'autres acti-
vités. Dans la première hypothèse, on pourrait s'attendre à ce que les caractéristiques du
Haberfeldtreiben reflètent des traits significatifs des coutumes locales. Voici justement,
d'emblée, une coïncidence curieuse : au début du xix e siècle, on observe en Bavière, comme
dans d'autres régions du sud de l'Allemagne et en Autriche, un taux d'illégitimité extrê-
mement élevé. L'augmentation du nombre de bâtards atteignit de singulières proportions
à cette époque en Bavière méridionale : vers 1860, le taux brut d'illégitimité était d'au moins
20 pour 100 naissances d'enfants vivants, ce qui excédait de loin les niveaux constatés dans
beaucoup de régions d'Europe occidentale. Souvent, cette multiplication était contreba-
lancée par un taux considérable de mortalité infantile. Peut-être que le fait de savoir à
l'avance qu'une forte proportion d'enfants conçus étaient voués à la mort peu après leur
naissance, a eu des répercussions sur les conduites sexuelles et le contrôle des naissances ;
mais par ailleurs, le défaut de soins aux nourrissons et l'infanticide peuvent avoir été adoptés
comme méthode de contrôle démographique. Il est clair en tout cas que la fréquence des
10. J. Knodel, « Two and a half centuries of demographic history in a Bavarian village », Population
Studies, 24, 3, 1970, p. 364-365; W.R. Lee, Some Economic and Demographic Aspects of Peasant Society
in Oberbayern from 1752 to 1855, with special reference to certain Estates in the former Landgericht Kranz-
berg, Ph. D. diss., Oxford, 1972, p. 404.
11. AStAM, M. Inn, 72659 (Rapport du 17.11.1899).
12. Schmeller, op. cit., 1/1033-4, 11/852; George Phillips, Ueber den Ursprung der Katzenmusiken,
Freiburg, 1849, p. 14 sq.; J. et F. Grimm, Deutsches Wörterbuch, Leipzig, 1877, vol. 4/II, p. 81 sq.
« Haberfeldtreiben » dans Ï Oberland bavarois 289
bâtardises était élevée, non moins que les alarmes que le phénomène suscitait chez les réfor-
mateurs d'alors, membres du clergé ou notables. L'abondante documentation de cette époque
montre que l'anxiété était réelle au sujet du déclin des normes de comportement sexuel et de
la moralité. Ces faits, combinés avec des niveaux paradoxalement élevés d'illégitimité dans
une région caractérisée par le conservatisme, un relatif retard économique et la rigueur
morale d'un catholicisme strict, ont conduit les historiens à se tourner vers la Bavière comme
terrain propice à l'étude des relations sexuelles et des rapports entre individus. Ce n'est
pas le lieu ici d'entreprendre l'examen approfondi des interprétations les plus récentes, reste
que l'existence du Haberfeldtreiben dans une région à taux d'illégitimité élevé soulève
nombre de curieuses questions. On a voulu rendre compte de la fréquence des bâtardises
par la diffusion des idées néo-malthusiennes et par les dispositions légales adoptées au début
du xix e siècle afin de prévenir la menace d'une crise démographique sur les petites commu-
nautés rurales de l'Allemagne du Sud 1 3 . On peut douter cependant que les restrictions au
mariage aient constitué un facteur décisif d'encouragement à l'illégitimité, elles n'ont fait
qu'accentuer des tendances existantes.
Un second argument fait coïncider le taux élevé de naissances illégitimes avec la rupture
des contrôles religieux et de l'emprise du clergé après 1800, ainsi qu'avec la sécularisation
des règles du jeu social 14 . On présume par là, peut-être à tort, qu'avant la mise en œuvre
de cette sécularisation, Église et laïcs partageaient le même système de valeurs, quant aux
relations entre individus. Shorter s'est montré plus ambitieux dans son essai d'interprétation
des fréquences croissantes de bâtardises comme composante d'une révolution naissante
dans les comportements sexuels : au cours de celle-ci, les processus de transformation de
l'agriculture capitaliste, l'urbanisation, l'enseignement et la centralisation étatique ont eu
pour répercussions des transformations majeures de la sexualité, de la liberté culturelle et
du degré d'intimité dans les relations entre jeunes l s . Lee a récemment émis des doutes sur
la validité de cette hypothèse et de quelques autres, soulignant que la bâtardise et l'illégitimité
n'étaient pas en conflit avec les normes de la morale traditionnelle. Dès lors, au lieu d'appa-
raître comme des bouleversements radicaux dans les comportements admissibles, elles ne
feraient que traduire la suppression de diverses contraintes légales et économiques affectant
les naissances illégitimes 16 . On ne manque pas, en eifet, de preuves d'une tolérance géné-
ralisée pour les bâtards au sein de la société. Dès lors il semble inconcevable qu'un niveau
d'illégitimité aussi élevé ait pu trouver grâce devant un ostracisme pratiqué avec quelque
sévérité.
Si l'illégitimité reflétait vraiment un changement fondamental affectant aussi bien les
valeurs que le comportement, on pourrait s'attendre à une transformation dans la manière
dont les rapports sexuels préconjugaux s'effectuaient coutumièrement dans les sociétés
traditionnelles. Une révolution sexuelle aurait entraîné une désaffection pour ce type de
rencontres organisées entre fiancés qui, par le passé, avaient été notoirement à l'origine de
nombreuses naissances. En fait, on observe en Bavière, au début du xix e siècle, la survivance
17. Phayer, op. cit., p. 14, 158 sq. Voir également K.S. Kramer, Volksleben im Fürstentum Ansbach
und seinen Nachbargebieten (1500-1800), Würzburg, 1961, p. 221 sq., pour la Bavière centrale, et, du
même auteur, « Ältere Spuren burschenschaftlichen Brauchtums in Mittelfranken », Jahrbuch für frän-
kische Landesforschung, 20, 1960, p. 375-392.
18. Zipperer, op. cit., p. 85.
« Haberfeldtreiben » dans l'Oberland bavarois 291
du charivari à l'exubérance de la jeunesse 19 . Mais l'étude des âges et des activités d'un grand
nombre d'hommes amenés devant les tribunaux à la fin du xix e siècle montre que, dans une
première affaire, près de la moitié des accusés dépassaient la trentaine, tandis que dans une
seconde, dix-neuf seulement sur quatre-vingt-quinze n'atteignaient pas cet âge. De tels
chiffres traduisent probablement une évolution de la composition des groupes de Haber-
feldtreiber. Auparavant, dit-on, leur recrutement s'effectuait presque exclusivement parmi
les jeunes hommes non mariés de 16 à 30 ans, à la seule exception d'un paysan plus âgé,
responsable soit de l'organisation de la cérémonie, soit de la rédaction du Sundenregister.
Après 1875, cette situation peut avoir été affectée par l'influence de Hans Vogl, en raison de
laquelle des hommes mariés ont pris part au rituel 20. Notons d'ailleurs qu'en dépit de leur
plus grande maturité, nombre d'hommes poursuivis en justice vers 1890 étaient qualifiés
« fils de Untel » ou « manouvrier ». Ceci cadre bien avec l'appréciation des notables décla-
rant que « d'après (leur) expérience, la majorité des Haberfeldtreiber sont des fils de ruraux
continuant d'habiter sous le toit paternel, des commerçants, des domestiques et journaliers,
ainsi que des petits fermiers locataires » 21. Ni la police, ni les municipalités ne comptaient
voir survenir les Haberfeldtreiben en dehors de la période habituelle, de septembre à novem-
bre, c'est-à-dire après la fin des gros travaux agricoles : un Haberfeldtreiben printanier les
prenait parfois par surprise.
Avec de telles données, on voit mal comment interpréter le Haberfeldtreiben comme une
persistance des formes traditionnelles de biindling, à moins de donner au mot « jeunes »
un sens large qui inclurait, à côté de l'âge, d'autres facteurs comme l'appartenance de classe
et le statut social.
Dans la plupart des discussions consacrées à la fonction du charivari, on a beaucoup
insisté sur son importance en tant que mécanisme propre à neutraliser certains déséquilibres
ou conflits surgissant dans les relations de voisinage ou au sein des petites communautés
rurales. Ce ne semble pas avoir été le cas dans l'Oberland, particulièrement vers la fin du
siècle. De toute évidence, le Haberfeldtreiben n'était nullement l'expression spontanée d'un
ressentiment envers quelque espèce d'injustice. On préparait longtemps à l'avance, et avec
soin, ces expéditions nocturnes. Des placards annonçant l'imminence d'un Haberfeldtreiben
étaient souvent affichés publiquement, bien avant l'événement, et dans une aire géogra-
phique étendue. La plupart des Haberfeldtreiben ne requéraient qu'une trentaine de parti-
cipants, mais il arrivait que leur nombre se montât à deux ou trois cents. Il fallait assurément
une remarquable organisation pour faire en sorte que les participants se retrouvent à point
nommé, en particulier quand l'expédition devait durer cinq ou six heures. Ce haut degré
de préparation donne à penser que les Haberfeldtreiber pourraient être utilement comparés
à une sorte de société secrète, opérant nettement en marge des intérêts de la plupart des
communautés rurales, et même contre eux. On les évoquait souvent en Bavière sous le nom
de Habererbund, terme où traîne un parfum de mystique et d'exclusivisme. A aucun moment
le Habererbund n 'a pu rassembler plus de 2 000 membres 22 . On ne trouve pas trace de serments
particuliers ou de rites d'initiation qui auraient pu être imposés aux Haberfeldtreiber (ou
Haberer) pour les unir dans une forme de fraternité secrète 23 . En revanche, on peut penser
qu'il existait un noyau d'hommes qui se consacraient au maintien de la tradition et à sa
transmission orale à leurs fils. Au cœur du Bund on trouvait un maître (Meister) qui préten-
dait remonter à Charlemagne. Il était responsable de la supervision de chaque Haber-
feldtreiben, bien qu'il ne voulût pas nécessairement prendre le risque d'être présent à l'évé-
nement lui-même. Un exemple va nous permettre d'illustrer quelques-uns des traits que nous
venons d'évoquer. En novembre 1893, des placards apparaissent dans l'ensemble du district
de Miesbach, proclamant :
« Avis !
Le samedi 4 novembre, un grand 'Haberfeldtreiben' aura lieu près de Holzkirchen, dans
le district de Miesbach.
A moins que vous ne souhaitiez éprouver des malheurs grands ou petits, vous êtes
avertis par les présentes que ni les spectateurs ni la police ne doivent approcher des
Haberer ni de leur ligne de guet. Les Haberer ne toléreront en aucun cas de telles incar-
tades, et il n'est nullement exclu qu'un gendarme essuie des coups de feu, comme cela
est arrivé à Miesbach, ou même qu'il faille relever les corps de nombreux morts ou
blessés graves.
Le comité secret des 'Haberer' » 24
A en juger par ce texte, on comprend que le silence observé avec la police par la population
du cru, au sujet d'un Haberfeldtreiben survenu chez elle, puisse résulter autant de l'intimi-
dation que d'éventuels sentiments de solidarité collective. Les enquêtes policières donnaient
peu de résultats, car il fallait du courage pour faire face aux menaces de vengeance. A l'au-
tomne 1866, le déroulement d'un Haberfeldtreiben avait été interrompu par les policiers,
avertis par une dénonciation. Dans les jours qui suivirent, la ville dut lancer un pressant
appel en vue d'obtenir des renforts militaires, car les Haberer indignés menaçaient de se
venger sur la population locale, éventuellement par l'incendie 25. Cette tradition de violence
n'était pas nouvelle. La présence de nombreux participants armés caractérise fréquemment
les Haberfeldtreiben. Aucune cérémonie nocturne ne pouvait s'achever sans quelques salves
tirées, parfois par des centaines de coups de feu, de sorte que le vacarme s'entendait à des
kilomètres. Dans la plupart des cas, ce n'était qu'un mode d'intimidation de plus, adopté
pour effrayer les victimes comme les spectateurs. Parfois cependant, les fusils tiraient pour
de bon : vers la fin du xix e siècle on voit augmenter le nombre d'incidents où la police et
la troupe essuient des coups de feu, et il y a des blessés.
Les Haberer avaient coutume de condamner les portes des églises, là où ils voulaient
agir : cela empêchait les habitants de l'endroit ou les gendarmes de sonner le tocsin. Souvent,
on trouvait cloué sur la porte du clocher un avis menaçant de mort quiconque chercherait à
y entrer. L'abondance d'armes et de munitions disponibles était sans doute en étroite rela-
tion avec la chasse pratiquée dans les forêts de ces régions. La police soupçonnait aussi les
soldats en permission, ou nouvellement revenus du service, d'être à la fois des recrues pour
le Haberbund et de lui fournir des armes 26.
On s'explique mal quelles raisons précises ont pu motiver cette apparente vocation
à l'usage des armes à feu et aux rencontres violentes. Les Haberfeldtreiben se déroulaient
essentiellement dans la nuit du vendredi ou du samedi, et il ne serait probablement pas
absurde de les considérer comme une forme particulière de délassement de week-end, auquel
de vieilles traditions auraient alors servi de déguisement. Certains gendarmes des régions
concernées se disaient convaincus que l'objectif essentiel des Haberer était de tenir en alerte
les forces de police et l'armée, et que si les gardes nocturnes étaient supprimées, ces actes
de provocation cesseraient d'eux-mêmes. On ne peut douter que dans certains cas le Haber-
feldtreiben avait pour but exclusif d'exaspérer la police, mais cela ne peut avoir été la règle
générale. Peut-être aussi que la fièvre des réunions secrètes à nuit close, la chaleur des liens
d'amitié et le défi représenté par un affrontement possible avec l'autorité, sont devenus des
facteurs décisifs à la fin du xix e siècle.
Ce genre de conflit avec les forces de l'ordre et l'État ne rencontrait pas, cependant,
l'adhésion de la majorité des citoyens. Plus les Haberer devenaient violents, plus ils cou-
raient le risque de s'aliéner le soutien local. Certains villages se montraient prêts à engager
des gardiens de nuit, malgré le poids de la dépense, afin de se mettre à l'abri des Haber-
feldtreiben ; d'autres rechignaient à prendre ces mesures alors que, disaient-ils, personne dans
leur canton n'avait été inquiété. Une plus grande tolérance régnait peut-être au cœur du
territoire des Haberer, mais on ne peut nier que le Haberfeldtreiben éveillait une hostilité
grandissante de la part des habitants de l'Oberland. Beaucoup pensaient que cette coutume
avait déchu par l'intrusion de comparses violents et indisciplinés. On le vit bien aux réactions
que suscita la tentative de remise en honneur du Haberfeldtreiben (avec rough music et coups
de feu), au lendemain de la Première Guerre mondiale, à Dettendorf. Même dans cette
région où les Haberer étaient traditionnellement chez eux, l'incident souleva force récri-
minations, car la participation de manouvriers et d'ouvriers d'usine fut considérée comme
une atteinte sacrilège à l'antique usage. Les plaintes se multipliaient à propos de l'intem-
pérance de la jeunesse locale : leurs salaires trop élevés leur permettaient de se dissiper
pendant leurs heures de loisirs dans les auberges et les théâtres 27 . Voilà que revivent les
jérémiades sur la dissolution des mœurs, si fréquentes quelques siècles auparavant... De
même, la bonne volonté mise par les indigènes à trahir les secrets des Haberer fut une cause
essentielle du succès de la police au milieu de la décennie 1890-1900. En juillet 1894, un
grand nombre d'« agriculteurs ordinaires » de Miesbach envoyaient une pétition aux
instances régionales du gouvernement, afin que les clubs de tir locaux soient dissous : à leurs
yeux, il ne pouvait faire de doute que ces associations étaient intimement associées aux
Haberer 28. Dès lors la tendance de ceux-ci à porter des manteaux longs et à se noircir le
visage peut avoir eu moins de rapports avec un déguisement rituel qu'avec la nécessité de
cacher leur identité aussi bien à la police qu'au public.
La manière dont les autorités ont réagi au Haberfeldtreiben montre qu'elles avaient
clairement conscience de la précarité des rapports entre Haberer et environnement rural.
Une décision de 1862 enjoignait aux communes (Gemeinde) de prendre à leur charge l'entre-
tien des gendarmes en surnombre et des gardiens de nuit, de même que l'indemnisation des
atteintes à la propriété résultant d'un Haberfeldtreiben. Parfois les organisateurs du charivari
se vengeaient d'un village en y organisant un Haberfeldtreiben dans le seul but d'entraîner
la communauté dans les frais de surveillance policière que l'autorité imposait d'ordinaire
après ce genre d'événement. Ce n'était guère le moyen, à la longue, de rendre les Haberer
plus sympathiques aux yeux des populations locales. Les journaux ne tardèrent pas à donner
leur appui à ces préoccupations officielles et à détruire l'illusion que le Haberfeldtreiben
n'était qu'une forme relativement inoffensive, voire bénéfique, de justice populaire. L'un
d'eux écrivait :
« En dehors du fait que les participants ne peuvent guère être considérés comme des
juges qualifiés de la moralité publique, le caractère que revêt désormais cette coutume
devrait la faire abhorrer de toute personne raisonnable et instruite (...). Malheureu-
sement, la Loi ne peut empêcher la publication des écrits qui dressent le catalogue des
prétendus péchés de leurs victimes, sans quoi il ne fait pas de doute que l'opinion
publique serait encore plus horrifiée par des procédés si criminels et si vils. » 29
La méthode adoptée par les autorités porta ses fruits. Le Haberfeldtreiben aurait peut-être
fini par s'éteindre de lui-même, en tout cas la police et l'administration locale réussirent à
réduire encore ce qui pouvait subsister de sympathie pour les Haberer en quelques endroits.
Les perturbations causées par les arrestations de 1895-1896 et les lourdes peines infligées
27. AStAM, M. Inn., 72659 (Rapport bi-hebdomadaire, 30.9.1922); Miesbacher Anzeiger, 28.9.1922.
28. StAM, R. A., 28863 (Pétition de juillet 1894).
29. Augsburger Abendzeitung, n° 239, 19.10.1894.
294 I. Farr
30. Les petits fermiers des campagnes du Pays de Galles, ceux-là même qui devaient plus tard être
au cœur des « Rebecca Riots », étaient fortement impliqués dans les affaires d'intimidation de proprié-
taires (envoi de lettres de menaces et brûlement d'effigies), voir D. Jones, Before Rebecca. Populär Protests
in Wales 1793-1835, Londres, 1973, p. 61 sq.
31. Kaltenstadler, op. cit., p. 33.
32. Miesbacher Haberfeldtreiben 1922, Faschingsausgabe des Miesbacher Anzeiger.
« Haberfeldtreiben » dans V Oberland bavarois 295
titudes sur ce type particulier de charivari, que le mieux peut-être sera de laisser le dernier
mot aux ultimes versifications des Haberer eux-mêmes, en 1922 :
« Trente ans, voilà trente longues années
Que le dernier Haberfeldtreiben fut vu.
Vilainement ils nous ont abattu,
Le tribunal et le pandore...
Depuis, ils ont vécu assez pour le regretter,
Car sur notre terre tout marcherait bien autrement,
Si cette vieille coutume n'avait été bannie.
Avec honneur et par les armes, par la vertu et par le sang
Tous les malins présomptueux seront punis.
Aussi bien que le crime, le scandale et le déshonneur,
Par nous, les vengeurs de l'Oberland. » 3 3
33. Ibid.
Le charivari et les usages
de réprimande en Allemagne
État et perspectives de la recherche
ERNST HINRICHS
1. Cf. Georg Queri, Bauernerotik und Bauernfehme in Oberbayern, Munich, 1969, réédition d'une
édition privée de 1911, cité d'après une édition en livre de poche, Munich, 1975; Falk W. Zipperer, Das
Haberfeldtreiben. Seine Geschichte und seine Deutung, Weimar, 1938; Wilhelm Kaltenstadler, Das Haber-
feldtreiben: Brauch, Kult, Geheimbund, Volksjustiz im 19. Jahrhundert, Munich, 1971.
2. E.P. Thompson, «'Rough Music': le charivari anglais », AnnalesE.S.C., 27, 2,1972, p. 285-312.
Le charivari, École des Hautes ÉtudeslMouton, pp. 297-306.
298 E. Hinrichs
Après un coup d'œil rapide sur le vocabulaire du charivari en Allemagne (1), je parlerai
d'abord de la « répartition géographique » des usages de réprimande (2), puis des formes
extérieures (3) et des motifs et prétextes (4), pour présenter enfin quelques hypothèses sur sa
fonction sociale ou mieux ses fonctions sociales (5).
1. Le vocabulaire
2. La répartition géographique
Comme Karl-S. Kramer l'a souligné dans son Grundriss einer rechtlichen Volkskunde, la
réprimande doit être regardée comme phénomène social universel existant un peu partout,
indépendamment des formes dans lesquelles elle s'est exprimée et s'exprime toujours 6. En
Allemagne, elle n'est même pas toujours restée un trait de l'autogestion des communautés
villageoises. A ceitaines époques de l'histoire moderne, des cours de justice comme les
Ruggerichte en Souabe et en Franconie, ou le Landgericht de Hanovre, ont organisé une
« justice de réprimande » qui visait, en partie, les mêmes faits et les mêmes « délits » que
le charivari 1 .
Pourtant, il faut bien distinguer plusieurs cas : ou le désir de réprimander s'est borné
à certaines actions spontanées ; ou il a trouvé à certaines époques, le chemin d'une justice
quasi officielle ; ou il a acquis, au cours du temps, le caractère d'un véritable usage devant,
3. Cf. George Philipps, Über den Ursprung der Katzenmusiken. Eine canonistisch-mythologische Abhand-
lung, Fribourg-en-Brisgau, 1849.
4. Nikolaus Fox, Saarländische Volkskunde, Bonn, 1927, p. 368; Alfred Pfleger, « Charivari und
Eselritt», Mein Elsassland, 1, 1920-1921, p. 421-422; cf. aussi Karl Meuli, « Charivari », Festschrift Franz
Dornseiff, Leipzig, 1953, p. 231-243.
5. Cf. Karl-S. Kramer, Grundriss einer rechtlichen Volkskunde, Göttingen, 1974, p. 70 sq.; Martin
Scharfe, « Zum Rügebrauch », Hessische Blätter für Volkskunde, 61, 1970, p. 45-68.
6. Kramer, Grundriss..., op. eil., p. 70 sq.
7. Cf. Götz Landwehr, Die althannoverschen Landgerichte, Hildesheim, 1964 (Quellen und Darstellun-
gen zur Geschichte Niedersachsens, 62), p. 38 sq.
Le charivari en Allemagne 299
d'après Kramer, satisfaire à quatre exigences principales : existence d'un groupe qui pratique
cet usage; existence d'un cadre géographique (village, faubourg, ville, petite région) où
l'usage a été pratiqué pendant un temps continu ; sujétion de l'usage à une certaine tradition
de la pratique ; sujétion de l'usage à certaines dates du calendrier ou à certaines occasions 8 .
En ce sens, des usages de réprimande ont existé en Allemagne dans les régions de
l'Ouest, du Sud-Ouest et du Sud. Si les manuels folkloriques mentionnés ci-dessus sont
corrects, on connaît des usages de réprimande de Detmold au nord-est de la Westphalie, à
travers la région de la Ruhr, le Sauerland, le Bergisches Land, les montagnes de l'Eifel et du
Hunsriick jusque dans la Sarre ; de la Basse-Rhénanie à travers la région autour de Mayence,
les villages de la Souabe et de la Franconie jusque dans la région des Haberer autour de
Rosenheim et Tegernsee en Haute-Bavière. Par contre, les preuves sont rares pour le Nord
et le Nord-Est de l'Allemagne ou elles y manquent complètement.
Ce tableau de la répartition géographique des usages de réprimande pourrait donner
lieu à des spéculations historico-religieuses. Bien sûr, je ne pense pas à une explication
simpliste liant l'existence d'un tel usage à celle d'une religion (ou confession) essentiellement
ritualiste comme le catholicisme. Mais il serait bien possible que la tradition du charivari
se soit plus facilement maintenue dans une région où les fêtes religieuses en étaient souvent
l'occasion, que dans une autre où la pratique des cérémonies religieuses s'est perdue après
la réforme. Encore aujourd'hui, le « carnaval » ou la Fastnacht dans l'Allemagne catholique
contiennent, dans leurs chevauchées humoristiques, assez d'éléments de réprimande, comme
Martin Scharfe l'a très bien montré 9 .
Mais il est évident qu'il faut se garder de toute interprétation mécanique. Les chevau-
chées de carnaval ne donnent pas forcément lieu à des manifestations de réprimande ; tous
les pays catholiques allemands n'ont pas connu le charivari ! Là où nous disposons de sources
sûres sur des cas singuliers, elles nous prouvent l'existence de l'usage pour un village, plus
rarement pour une ville. Le cas isolé nous montre très bien que le phénomène et la pratique
de la réprimande ont été connus, mais ni si un véritable usage en est né, ni si un village (une
ville) dix ou vingt kilomètres plus loin les a connus aussi. Un observateur du xix e siècle qui
parle du Hennenreiten en Souabe remarque avec étonnement que cet usage, qui était un vrai
charivari, s'est borné à une toute petite région « autour d'Ellwangen », tandis que les gens
du voisinage même immédiat ne le pratiquaient pas, voire n'en savaient rien 10 .
Il est nécessaire, comme E.P. Thompson et, plus récemment, D. Sabean l'ont souligné
à juste titre u , de connaître chaque cas de charivari et son « histoire » pour examiner ensuite
la répartition géographique de ces usages.
3. Les formes
En ce qui concerne les formes des usages de réprimande en Allemagne, dans les différentes
régions de l'Ouest et du Sud, leur diversité échappe à qui s'en tient uniquement au modèle
du charivari et de la Katzenmusik. Georg Queri, journaliste bavarois du début du xx e siècle,
et qui nous a donné une précieuse description de certains Haberfeldtreiben, énumère, outre
cet usage localisé dans la Haute-Bavière, onze usages supplémentaires pour la seule Bavière 12
13. Cf. Otto Schell, Bergische Volkskunde, Elberfeld, 1924, p. 133-134; Heinrich Gathmann, « D a s
Rappeln», Heimatblätter der roten Erde, 4, 1925, p. 43; Adam Wrede, Rheinische Volkskunde, Leipzig,
1922, p. 223-224; Paul Sartori, Westfälische Volkskunde, 2« éd., Leipzig, 1929, p. 132-133; Johann Pesch,
«Allerlei volkskundliche Mitteilungen», Zeitschrift des Vereins für rheinisch-westfälische Volkskunde, 17,
1920, p. 52 ; Nikolaus Fox, Saarländische Volkskunde, Bonn, 1927, p. 368; Alfred Pfleger, « Charivari und
Eselritt » (voir note 4); Beschreibung des Oberamtes Ellwangen (voir note 10).
14. Cf. Nikolaus Kyll, « Schariwari und Eselshochzeit », Heimatkalender für den Kreis Bitburg-Prüm,
1972, p. 87-95; pour u n cas tout récent et particulièrement spectaculaire, cf. Gerhard Lutz, « Sitte, Recht
und Brauch. Zur Eselshochzeit von Hütten in der Eifel», Zeitschrift für Volkskunde, 56, 1960, p. 74-88;
Dieter Sauermann, «Thomasesel, Eselritt und Strafesel», Hessische Blätter für Volkskunde, 61, 1970,
p. 69-78.
15. Cf. à ce sujet Kramer, Grundriss..., op. cit., p. 74; voir aussi Rudolf Eckardt (ed.), Aus Kurhessen.
Schilderungen, Dichtungen, Sprichwörter, Anekdoten und Sagen, Kassel, 1917, p. 171-172.
16. Cf. l'exemple donné dans le journal Curiositäten, t. II, 1812, p. 85-86.
Le charivari en Allemagne 301
tauche), qui apparaît en Bavière, en Franconie et très souvent en Suisse, pays extrê-
mement riche d'usages de réprimande, mais qui reste ici en dehors de l'analyse. La
Wassertauche me semble avoir été un usage spécialement réservé aux groupes de
jeunes qui sanctionnaient ainsi leurs camarades ayant violé les règles du groupe 17 .
5) Restent enfin toutes les actions plus ou moins « spontanées » auxquelles Kramer ne
donnerait probablement pas le qualificatif « d'usage » parce qu'elles se préparaient
dans la clandestinité, sans groupe visible d'acteurs, sans prétexte toujours très bien
connu, voire sans tradition fixe et stable : la réprimande par des signes et des symboles
de paille, par des outils de labourage (comme le chariot à fumier en Bavière), par
la sciure de bois qui indiquait aux habitants d'un village le chemin secret d'un
homme adultère pendant sa visite nocturne chez une femme du village 18 .
Évidemment, ce résumé n'a pas saisi toute la richesse des usages de réprimande en Alle-
magne. Sont restés exclus notamment tous les usages très spécialisés par leur prétexte,
comme par exemple les réprimandes très répandues et dirigées contre les paysans qui ne
finissaient pas leurs travaux dans les délais prescrits par les règles de l'agriculture commu-
nautaire (Ernterügen) 19 . Mais, comme E.P. Thompson l'a souligné 20 , notre compréhension
du charivari ne gagne pas beaucoup à une analyse des formes, bien que celle-ci nous donne
des renseignements précieux sur les degrés de méchanceté, voire de brutalité, et aussi sur les
différences de publicité des usages. Mais, sans doute, une analyse des occasions et des
prétextes du charivari peut-elle mener plus loin.
4. Les prétextes
J'entre tout de suite dans une discussion du problème le plus débattu dans les derniers
articles sur le charivari. Est-ce que l'on peut identifier un catalogue de « délits » spécifiques
qui ont donné lieu à un charivari ? Ce sont surtout des collègues français qui ont fait cette
assertion en parlant du remariage d'une veuve ou d'un veuf, des mariages mal assortis quant
à l'âge et à la taille des partenaires, et enfin de la fameuse femme qui a battu son mari 21 .
D'autres auteurs, comme R. Pinon et E.P. Thompson, se sont montrés sceptiques à cet
égard 22 .
Même si les matériaux allemands actuellement à notre disposition ne permettent guère
un jugement définitif, on peut quand même conclure par la négative. A la seule exception de
la Sarre, probablement très influencée par la France 23, je ne connais aucune région où les
deux premiers « délits » classiques l'emportent sur d'autres prétextes. Dans plus de cent cas
bien connus du Haberfeldtreiben, aucun n'est dirigé contre le remariage ou les mariages
inégaux.
17. Un exemple de Franconie, cf. in Der fränkische Schatzgräber. Heimatkundliche Beilage zum
Forchheimer Tageblatt, t. VI, 1928, p. 39-40; à propos des groupes de jeunesse, cf. l'article détaillé de Karl-
5. Kramer, «Ältere Spuren burschenschaftlichen Brauchtums in Mittelfranken », Jahrbuch für fränkische
Landesforschung, 20, 1960, p. 375-392.
18. Des exemples dans Queri, Bauernerotik, p. 13 sq.; voir aussi Kramer, Grundriss..., op. cit., p. 76-7.
19. Cf. Ingeborg Weber-Kellermann, Erntebrauch in der ländlichen Arbeitswelt des 19. Jahrhunderts —
auf Grund der Mannhardtbefragung in Deutschland von 1865, Marburg 1965; pour des exemples autrichiens
voir Ernst Burgstaller, « Rügebräuche bei der Ernte in Oberösterreich », Zeitschrift für Volkskunde, 52,
1955, p. 205-221.
20. E.P. Thompson, «'Rough Music'... », art. cit., p. 292.
21. Cf. les remarques de Thompson quant à N. Zemon Davis et C. Lévi-Strauss dans le même article,
p. 299.
22. Outre l'article déjà cité de Thompson, voir Roger Pinon, « Qu'est-ce qu'un charivari ? Essai en
vue d'une définition opératoire », Kontakte und Grenzen. Probleme der Volks-, Kultur- und Sozialforschung.
Festschrift für Gerhard Heilfurth, Göttingen, 1969, p. 393-405.
23. Cf. Fox, Saarländische Volkskunde..., op. cit., p. 368.
302 E. Hinrichs
Seul le troisième cas « classique » — la femme tyrannique qui a battu ou trop insulté
son mari — se trouve ici et là en Allemagne 24 . Il semble même que « l'enlèvement du toit »
a été, dans certaines régions, la « punition » typique réservée à ce cas. Punition d'ailleurs
très claire et expressive qui démontrait, par la violation partielle de l'extérieur de la maison,
que son intérieur avait été violé par la femme péchant contre les normes paternalistes de
la vie familiale.
Même les quelques cas du xvm e siècle où la « mégère » était visée par les charivariseurs
et dont ont débattu les journaux allemands des Lumières, ne peuvent pas servir de base à
une interprétation liant le charivari à une série limitée de prétextes. Trop divers sont les
autres « délits » mentionnés par nos sources ! En résumé, aux xvn e et xvm e siècles, le charivari
vise essentiellement la vie sexuelle et familiale dans les villages : l'adultère, la débauche, la
bagarre dans les ménages, la négligence des usages matrimoniaux traditionnels, l'intention
d'une fille du cru de se marier à un garçon « étranger », c'est-à-dire d'un village voisin,
le mépris des statuts et des règles de la vie des groupes de jeunesse. Mais les sources indiquent
aussi, plus rarement il est vrai, le vol, l'avidité, la brutalité et le parjure. Il faut donc constater
une liste de prétextes tout à fait ouverte et multiforme du charivari en Allemagne.
En outre, il y a du changement ! Thompson l'a souligné dans sa discussion des hypo-
thèses de Lévi-Strauss en parlant particulièrement des changements fondamentaux qui sont
intervenus durant la transition de la société pré-industrielle à la société capitaliste du
xix e siècle 25 . Pour l'Allemagne de cette époque-là, l'on constate un changement et une
extension énorme de la série des prétextes donnant lieu à un charivari.
Prenons l'exemple du Haberfeldtreiben. Si l'on en croit les enquêtes faites par la police
et par les cours de justice, les quatorze cas que l'on connaît de 1717 à 1833, se limitent au
cadre de la vie sexuelle et familiale d'une société villageoise pré-industrielle. Dans cinq cas,
on s'attaque à de jeunes gens non mariés accusés de rapports sexuels illégitimes ; trois
actions des Haberer se dirigent contre les filles paysannes ayant accouché d'enfants illé-
gitimes ; une fois, la vie impudique d'un curé est mentionnée 26. En effet, c'est le monde
traditionnel avec ses mécanismes de contrôle social que les Haberfeldtreiben de cette époque
mettent au jour !
Après 1833 — à une époque qui d'ailleurs n'est pas encore marquée par l'industria-
lisation, mais certainement déjà par la bureaucratisation du royaume bavarois •— trois
changements importants émergent de la documentation, dès lors très riche, du Haber-
feldtreiben. D'abord, le reproche très imprécis d'immoralité commence à dominer comme
prétexte de la réprimande. Au moins dans trente Haberfeldtreiben, entre 1833 et 1870, ce
reproche est avancé sans précision supplémentaire. Deuxièmement, le caractère des « délits
sexuels » mentionnés par les charivariseurs (les Haberer) change d'une manière remarquable.
En des reproches toujours dominants d'« immoralité », d'« adultère », de « liaison amou-
reuse», on trouve maintenant «l'homosexualité» (une fois avant, une fois après 1870),
« l'inceste » (une fois avant, deux fois après 1870), « le concubinage et la polygamie » (deux
fois avant 1870). Après 1870, ce catalogue s'enrichit encore de la «sodomie».
Mais c'est sans doute le troisième changement qui est le plus remarquable : l'extension
générale du Haberfeldtreiben aux délits « non-sexuels ». Bien sûr, dans les quelques cas
24. Cf. les remarques in Journal von undfur Deutschland, 1784, Teil I, p. 136-137; voir aussi Kramer,
Grundriss..., op. cit., p. 74.
25. E.P. Thompson, « ' R o u g h Music'... », art. cit., p. 298-299 et passim.
26. Cf. les Haberfeldtreiben 1 à 14 dans la liste que Zipperer (voir note 1) a dressée dans son livre.
Tout ce qui suit sur les Haberfeldtreiben se réfère à cette liste qui semble solide, tandis que les essais d'inter-
prétation de Zipperer, influencés par l'idéologie du nazisme, sont inacceptables. Le petit livre de Kal-
tenstadler (voir note 1) semble également problématique à plusieurs égards. J'ai l'idée de réexaminer le
phénomène d u Haberfeldtreiben au xix e siècle très prochainement par une analyse d'un choix de cas des
années 1830, 1840 et 1860.
Le charivari en Allemagne 303
connus avant 1833, on a déjà trouvé l'un ou l'autre exemple. Mais dès lors, ces délits prennent
une place importante à côté des faits sexuels. « Le vol », très souvent « le vol de bois »,
apparaît au moins onze fois jusqu'en 1870, et de cette date au début du xx e siècle, quand
disparaît l'usage, il sert encore cinq fois de prétexte. « Le mouillage du lait » et « le mouillage
de la bière » sont mentionnés quatre fois avant et au moins sept fois après 1870. En plus,
on trouve avant et après 1870 tout un catalogue de crimes tels que « l'incendie volontaire »,
« le déplacement des bornes », « le meurtre », « le fratricide », « l'infanticide », « la malver-
sation », « l'insulte », « la corruption », « le parjure », « l'endettement frauduleux », « la
retenue sur le salaire d'un domestique », etc.
Malheureusement, la documentation actuelle est trop pauvre pour avoir des infor-
mations similaires sur les motifs et les prétextes du charivari et leurs changements dans les
régions non bavaroises de l'Allemagne. A en croire les manuels du folklore du xrx e et
xx e siècle, qui nous donnent surtout des exemples du xix e siècle, les usages de réprimande
n'étaient pas, à cette époque-là, liés à un catalogue spécifique de « délits ». Mais cela ne veut
pas dire que le charivari allemand n'a pas connu aux époques antérieures une série de motifs
et de prétextes plus limitée, même si deux des trois cas « classiques » — le remariage et les
mariages non assortis — manquent complètement. L'histoire du Haberfeldtreiben, reconstituée
grâce aux dossiers de la police et des cours de justice, suggère une nette extension de l'usage
dès les années 1830, extension qui est probablement liée à un changement profond des
structures sociales et des mentalités de la paysannerie de la Haute-Bavière au cours du
xix e siècle.
Si, dans la Hesse rhénane (dans les environs de Mayence), « l'enlèvement du toit » par
des groupes de jeunesse comme le Bubenheimer Geckengericht27, a été encore au xvm e siècle
une réprimande exemplaire visant la femme qui a battu son mari, il faut s'attendre, ici aussi,
à un changement important de l'usage. Car un manuel du folklore de la Hesse rhénane nous
raconte qu'en 1850, un commerçant juif de Jugenheim — village à côté de Bubenheim —• dut
souffrir non seulement «l'enlèvement du toit», mais la destruction systématique de toute
sa maison « pour l'avoir, comme le suggérait l'opinion publique, achetée illégitimement » 28 .
Ce motif de réprimande inhabituel se retrouve d'ailleurs dans une action des Haberer,
en 1863 29 . Le baron Eichthal, juif lui aussi, propriétaire d'un château, est accusé « d'immo-
ralité » et, en plus, d'avoir acheté des scies mécaniques et d'avoir « accaparé les fermes
paysannes » dans les environs de sa propriété. Si l'on prend en considération que, vers 1848,
pendant la révolution allemande, le « charivari public » prend naissance en Allemagne, avec
des Katzenmusiken dans presque tous les grands et petits centres de la révolution, on pourrait
parler d'un véritable changement de la structure des motifs et des prétextes du charivari
qui est en même temps, bien sûr, un changement de ses fonctions sociales. Je vais y revenir.
Un mot seulement quant à la « femme qui a battu son mari » ! Thompson en parle
longuement en discutant des changements de cet usage pendant la transition de la société
traditionnelle à la société capitaliste du xrx e siècle 30 . En ce qui concerne l'Allemagne, il me
manque encore des exemples précis pour prouver que la « mégère » s'est retirée petit à petit
de l'histoire du charivari allemand pour céder la place à l'homme brutal qui maltraite sa
femme. Mais dans un petit rapport du Journal von undfiir Deutschland de 1784, journal très
répandu dans les cercles allemands des Lumières, l'on parle de ces histoires et l'on critique
l'usage qui consiste à blâmer la femme qui a battu son mari, non seulement parce qu'on le
trouve « anachronique », mais aussi parce qu'il « pousse les hommes vers l'habitude opposée
27. Voir la petite note dans Wilhelm Hoffmann, Rheinhessische Volkskunde, Bonn/Cologne, 1932,
p. 76.
28. Ibid., p. 76.
29. Zipperer, Haberfeldtreiben..., op. cit., p. 53-54.
30. E.P. Thompson, « ' R o u g h Music'... », art. cit., p. 298 sq.
304 E. Hinrichs
de traiter leurs femmes d'une manière inhumaine » 3 1 . D'une telle opinion d'un journaliste
éclairé, au changement de l'usage dans la vie des sociétés villageoises, un bon chemin reste
encore à parcourir. Et pourtant, il semble bien que ce changement se dessine déjà dans une
telle opinion.
Réfléchir sur la ou les fonctions du charivari, c'est, comme Thompson nous l'a appris,
demander pourquoi elles ont changé. Cela d'autant plus que les sources allemandes utili-
sables jusqu'à aujourd'hui ne permettent guère d'étudier une région ou même un village où
l'usage du charivari a été pratiqué pendant une longue période, ce qui pourrait nous aider
à décrire ses fonctions « normales », « originales », « intemporelles ». Tous les manuels de
folklore cités parlent avec étonnement des formes allemandes du charivari, comme si une
mentalité bizarre et exotique s'y était exprimée. Bien sûr, c'est avant tout un résultat de la
non-compréhension des journalistes et folkloristes « bourgeois » du xix e et xx e siècles qui
ne savaient pas grand-chose des mentalités populaires, et ne nous disent rien de la fréquence
ni des fonctions de ces usages. Mais en outre, le fait qu'il est impossible de conclure des
quelques exemples allemands du xvm e siècle et même de la riche documentation du « Haber-
feldtreiben», à un système stable et intemporel d'une «justice populaire de réprimande»,
nous invite à pousser nos réflexions dans une autre direction.
Martin Scharfe a indiqué une voie 32. En se fondant sur un cas de charivari en Hesse
à la fin du xvui e siècle, où, comme cela est souvent arrivé, un groupe de jeunesse a joué
le rôle principal, il a développé une théorie de la fonction du charivari en tant que mani-
festation concernant les groupes de jeunesse. En exerçant le droit de blâmer certains habi-
tants du village qui ont enfreint les règles de la vie familiale, en les imitant et caricaturant
pendant des chevauchés nocturnes, les jeunes gens non mariés du village apprennent, presque
inconsciemment, les règles et les normes d'une vie auxquelles ils ne sont pas encore soumis,
mais auxquelles ils devront eux aussi obéir une fois entrés dans la vie des adultes par le
mariage. Par un « truc de la société », par un « petit jeu permis ils apprennent les règles
du jeu » 33 .
La théorie de Scharfe pourrait être valable dans tous les cas de charivari où les ado-
lescents ont joué ce rôle de metteur en scène de la cérémonie et où celle-ci a gardé un carac-
tère aimable et de jeu. Mais il est évident que beaucoup d'actions de réprimande ne se sont
pas contentées d'un tel effort pédagogique. Les exemples cités par Thompson aussi bien
que certains cas allemands du xix e siècle montrent une agressivité sociale poussant les choses
beaucoup plus loin, soit vers l'expulsion de la victime hors de la communauté des habitants,
soit vers la destruction d'une partie de sa propriété. Pourquoi certains charivaris ont-ils
gardé ce caractère «aimable», tandis que d'autres sont devenus «méchants»?
En Allemagne, c'est sans doute le Haberfeldtreiben qui pourrait nous fournir les élé-
ments d'une réponse et ainsi servir à mettre en lumière la fonction sociale de l'usage. Malheu-
reusement, les auteurs qui l'ont décrit, comme Queri, Zipperer et d'autres, ne nous font
pas connaître grand-chose des groupes qui s'appelaient mystérieusement les Haberer.
Zipperer, très attiré par l'idée que les Haberer constituaient une espèce d'« alliance secrète »
dont les rites — transmis de génération en génération — sont restés dans un cercle étroit
de paysans de la Haute-Bavière, se perd dans des spéculations sur les pratiques secrètes et
même « cultuelles » du groupe. Par contre, il ne dit rien de sa structure sociale, ni des motifs
sociaux qui l'ont poussé à faire des Haberfeldtreiben pendant des décennies.
Mais Zipperer ne pouvait probablement rien en savoir. Malgré l'intérêt que les Haberer
ont suscité par leurs actions spectaculaires, ils ont su garder parfaitement le silence quant
aux membres, aux procédés et aux idéologies du groupe chaque fois que la police commençait
à faire des enquêtes. Et pendant une bonne partie du xix e siècle, les Haberer furent très
probablement assurés du silence des populations villageoises, soit parce que celles-ci appré-
ciaient cette espèce de « justice populaire », soit parce qu'elles craignaient la revanche des
Haberer.
Tant qu'une étude approfondie de 1'« alliance des Haberer » nous manque — étude
difficile à faire à cause du silence presque complet des sources officielles —, il faut que nous
nous contentions des maigres notes que Zipperer nous a transmises dans son dépouillement
soigneux des dossiers. Un fait qu'il ne souligne pas, mais qui semble évident et qui pourrait
nous aider à résoudre nos problèmes, est l'extension massive du nombre des « victimes »
envisagées par un seul Haberfeldtreiben au xix e siècle. A mon sens, la fonction « normale »
d'un charivari était la réprimande d'un membre de la communauté, d'un ménage peut-être
ou de toute une famille. Mais en Bavière les actions des Haberer visaient dans la majorité
des cas un groupe nombreux d'habitants qui, de plus, résidaient dans différentes parties
du village. Et même si quelquefois plusieurs membres d'une seule famille faisait partie de ce
groupe, ni les liens de parenté, ni un « délit » collectif commis par ce groupe ne donnaient
lieu à réprimande.
Prenons comme exemple le Haberfeldtreiben de Siegertsbrunn, en 1866, qui a eu lieu
sur un « champ en jachère », tout près du village 34 . Organisée par « trente à soixante »
garçons, l'action ne visait pas moins de dix personnes qui habitaient différentes parties du
village et dont les « fautes » — sexuelles comme « la débauche », non sexuelles comme « le
vol de bois », ou « le changement répété de religion » — furent publiées à haute voix. Zippe-
rer ne dit rien des raisons pour lesquelles ce groupe avait été choisi, mais il souligne que les
auteurs des enquêtes faites dans les journées qui suivirent l'événement ne semblaient pas
du tout convaincus du bien-fondé des reproches faits par les Haberer à ces dix personnes.
Voilà un trait caractéristique des Haberfeldtreiben du xrx e siècle. Plus le cercle des
« victimes » s'agrandit, moins les motifs des actions semblent clairs et les reproches justifiés.
L'attention se déplace ainsi des personnes devant supporter un charivari vers celles qui le
faisaient. Si l'on en croit le journaliste Queri qui a été contemporain des derniers Haber-
feldtreiben, l'usage est devenu petit à petit, au cours du xrx e siècle, un instrument de pouvoir
et même de domination de certains habitants « déracinés » qui l'utilisaient pour menacer,
voire « terroriser » certains villages de cette région. L'exemple le plus connu dans les années
1890, est celui de Johann Volg du village de Wall près de Miesbach, paysan et aubergiste en
même temps, commerçant de textes pornographiques et de préservatifs. Emprisonné à
plusieurs reprises pour des délits sexuels, il a continué de diriger de prison les actions des
Haberer 35.
Avant cette époque, dans les années 1840, 1850, 1860, d'autres motifs de l'activité des
Haberer se dessinent. Si l'on jette un coup d'oeil sur l'ensemble des « victimes » des Haber-
feldtreiben, l'on ne s'étonne pas de rencontrer, dans la majorité des cas, des paysans de la
région. Mais toutes les fois que les dossiers précisent les professions des « victimes » non
paysannes, on peut constater que le personnel des mairies (les maires eux-mêmes notamment),
des cours de justice, de la police, et les gardes forestiers, sont remarquablement bien repré-
sentés, suivis par les curés et les instituteurs qui sont très souvent, et d'une manière stéréo-
typée, accusés de délits sexuels caractéristiques de ces deux professions : la liaison amoureuse
des curés et de leurs acolytes avec leurs cuisinières et le détournement de mineurs par les
instituteurs.
Or, le royaume bavarois connut une poussée très forte de bureaucratisation pendant
ces décennies ; on pourrait donc conclure que le Haberfeldtreiben a servi aux habitants de
la Haute-Bavière comme instrument de protestation, voire de lutte sociale et politique contre
l'État bureaucratique. Instrument très adapté d'ailleurs, parce qu'il permettait de dissimuler
les accusations politiques contre les maires, les juges, les gens de police et les gardes forestiers
sous les arguments de la morale privée, et d'éviter ainsi une politisation ouverte de la lutte
qui aurait pu, à cette époque-là, conduire à une répression trop forte de l'État.
Celui-ci a pris d'ailleurs une nette conscience de la dimension politique du Haber-
feldtreiben. A Munich, on était au courant des activités des Haberer, on envoyait des enquê-
teurs, on renforçait les forces de police, on poursuivait les meneurs, on menaçait certains
villages du logement des soldats et on exerçait une pression sur le clergé pour qu'il participe
à la recherche des Haberer 36.
Le haut pourcentage des gardes forestiers de l'État et de la noblesse régionale appa-
raissant comme « victimes » des Haberfeldtreiben invite surtout à une telle interprétation.
Car c'étaient eux en premier lieu qui devaient rechercher et « chasser » les braconniers à une
époque où le braconnage constituait encore une partie importante du style de vie des popu-
lations rurales. Les dossiers de certains Haberfeldtreiben témoignent des très bonnes rela-
tions qu'entretenaient les Wilderer (braconniers) et les Haberer de la région 37 .
Ainsi, pour cette époque et pour cet usage régional seulement, un net changement de
fonction du charivari allemand se dessine. Né du monde traditionnel des villages ruraux
avec ses mécanismes de contrôle social ; et y servant avant tout à la surveillance de la vie
sexuelle de la jeunesse, l'usage se transforme à partir de 1830 en arme de la population rurale
contre l'État bureaucratique qui menace son mode d'existence. Il se détache complètement
de ses fonctions « originelles », se rend indépendant et devient un instrument universellement
applicable de la vendetta privée et politique.
Ainsi l'usage de réprimande lui-même devient un motif de la réprimande. Comme
G. Queri l'a montré 38 , les Haberer aimaient à se tourner contre tous ceux qui n'acceptaient
pas leurs activités: les gens obligés par profession à réprimer les charivariseurs, ou toute
personne privée qui désapprouvait leurs menées clandestines et leur désir de domination
politique. Et bien sûr, il était facile de trouver, dans le vaste champ appelé « immoralité »,
des accusations à porter contre eux.
Ainsi l'usage a-t-il acquis finalement un caractère très nettement « réactionnaire » qu'il
gardera jusqu'au temps des nazis en Bavière, quand la pratique du Haberfeldtreiben aura
disparu, mais quand la mémoire des activités discriminatoires des Haberer restera assez
vivante pour que des adhérents des nazis en usent pour exercer une pression politique sur
certains habitants adversaires du régime 39 .
36. Quant aux attitudes de l'État bavarois devant les activités des Haberer, voir Zipperer, Haber-
feldtreiben..., op. cit., p. 125-126.
37. Cf. Queri, Bauernerotik..., op. cit., p. 82 sq., et p. 97-98; voir aussi Zipperer, Haberfeldtreiben...,
op. cit., p. 52.
38. Cf. Queri, Bauernerotik..., op. cit., passim.
39. Peu avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs habitants de Penzberg tHaute-Bavière),
accusés de collaboration avec l'ennemi, furent assassinés, de manière préventive, par le soi-disant « Werwolf
Oberbayern ». Aux autres habitants, des menaces furent adressées au moyen de pancartes qui annonçaient
des «Haberfeldtreiben écrasants » à « tous les traîtres » du village. Cf. Erich Kuby, Das Ende des Schreckens,
Munich., 1955, p. 139. (Je suis reconnaissant à mon collègue R. Koselleck, Bielefeld, de m'avoir fait
connaître ce détail).
« Monsieur de Pourceaugnac » :
un charivari à la Cour de Louis XIV ?
PAUL GAYRARD
Dimanche 20 octobre 1669. La troupe de Molière joue le Pourceaugnac devant la Cour qui
est à Chambord pour la chasse. Cette pièce a toujours été regardée comme une lourde
farce un peu méprisable. Le jugement de Voltaire a été admis jusqu'à nous : « Loin d'exa-
miner sévèrement cette farce, les gens de bon goût reprochèrent à l'auteur d'avilir trop
souvent son génie à des ouvrages qui ne méritaient pas l'examen ».
Quand on étudie la pièce d'un peu près, on voit très vite à quel point ce jugement est
désinvolte, et c'est une phrase de Diderot qui paraît beaucoup plus éclairante : « Chez un
peuple esclave, tout se dégrade. Il faut s'avilir par le ton et par le geste pour ôter à la vérité
son poids et son offense. Alors les poètes sont comme les fous à la Cour des rois. C'est du
mépris qu'on fait d'eux qu'ils tirent leur franc-parler... »
On connaît le sujet de la pièce. C'est l'intrigue la plus usée qui soit : deux jeunes gens
sympathiques s'aiment et rêvent de se marier, mais Oronte, le père de la jeune fille, par
inconscience, avarice et sottise, veut imposer un mari de son choix, ridicule bien entendu, un
provincial, Monsieur de Pourceaugnac, qui arrive, par le coche, de son Limousin natal.
La structure de la pièce est une structure d'exclusion : une société supérieure et eupho-
rique, la société parisienne, refoule l'intrus venu de Limoges qui menace son bonheur. Mais
l'intrus a un allié redoutable dans la place : le père, Oronte. Donc, le fonctionnement de
l'exclusion va agir sur deux personnages :
— le prétendant qu'il faut chasser, et ici tous les coups sont permis ;
— le père qu'il faut manipuler, et ici quelques scrupules se font jour, au moins au début
de la pièce. Dès les premières scènes, la division en deux camps est nette : d'une part,
les jeunes amoureux, Éraste et Julie, et les alliés qu'ils ont recrutés, deux profes-
sionnels de l'intrigue, Nérine et Sbrigani ; d'autre part, le prétendant ridiculeetlepère.
Le spectateur sait dès le début de quel côté doit aller sa sympathie. La norme de la pièce
est le triomphe de la jeunesse parisienne sur la province et sur la génération des pères.
Tous les éléments sont très vite en place pour le contraste entre les rivaux, entre le lour-
daud provincial et l'élégant parisien, entre celui qui obtient la femme du père, qui pour
ainsi dire l'achète, et celui qui l'enlève à la barbe du père, qui la séduit et qui la vole.
Les mystifications les plus affolantes vont se déverser sur le Limousin. Le nom du per-
sonnage, Pourceau-gnac évoque la sensualité. Les parisiens s'en emparent en un jeu scan-
daleux qui, au long de la pièce, s'accélère, devient folie et vertige.
A partir de ce nom, comme une métaphore développée, on va montrer du doigt la
difformité du provincial, son imagination malade, sa sensualité à la fois honteuse et impé-
rieuse ; on va mettre en scène autour de lui et en lui le vocabulaire et l'imagerie des obsessions
c'est celui qui a séduit la Parisienne et qui la lui a soufflée. Pourceaugnac, incapable de garder
sa femme, est dégradé, suspecté dans sa virilité, féminisé. Il relève de la course de l'âne.
Le prétendant débarque de sa province ; il est bête, vaniteux, enfantin, inoffensif. C'est
un personnage parfait pour la « chasse au fou » que l'on donnait aux innocents de village.
On peut orchestrer ses balourdises, lui jouer tous les tours du répertoire ; on peut jouir de
sa frayeur ; on peut même le juger et le condamner à mort.
Et comme il s'appelle Pourceaugnac, qu'il exprime en quelque sorte la nature, à mi-
chemin entre la bête et l'homme, qu'il ne sait ni contrôler ni camoufler ses pulsions élémen-
taires, et qu'il arrive de ce pays arriéré du Limousin, il est tout prêt pour « la chasse àl'homme
sauvage » que dans certaines provinces on poursuivait, capturait et ramenait en triomphe ;
on faisait ensuite semblant de le mettre à mort.
Les raisons pour être victime d'un beau charivari, Pourceaugnac les cumule. On peut
s'en donner à cœur joie.
Voici le relevé des éléments mis en jeu dans notre pièce :
Acte / , scène 1
Thème de l'étranger :
« qui vient par le coche vous enlever à notre barbe »
Thème de l'endogamie :
« que ne prend-il une Limousine ? »
« nous renverrons à Limoges Monsieur de Pourceaugnac »
Acte I, scène 2
Thème du clown, du crétin :
« vous verrez de quel air la nature l'a dessiné, et si l'ajustement qui l'accompagne y
répond comme il faut ».
« son esprit, des plus épais qui se fassent... »
Mise en scène organisée par le groupe des jeunes.
Acte I, scène 3
Les badauds. La seule vue de Pourceaugnac réveille l'esprit burlesque.
Acte I, scènes 3 et 4
L'ironie subtile des jeunes, leur moquerie implicite, comme une parade de la jeunesse qui
met en valeur sa supériorité dans le domaine des manières et du maniement du langage ;
étalage aussi de son insolence, pour la plus grande joie du public ; mise à plat des ridicules
du provincial.
Acte I, scènes 5 et 6
Le prétendant est déclaré « travaillé d'une sorte de folie » par Éraste d'abord, par les méde-
cins ensuite. Un côté fête des fous commence. Le personnage qui est déclaré fou n'est pas
fou. Par contre, nous allons voir un défilé où chaque corps social donnera de lui-même une
représentafion extravagante : d'abord la médecine, puis la justice, puis la police. Cet aspect-
reflet des vrais corps sociaux donné par un miroir absurde est encore souligné par les inter-
mèdes : danse avec les seringues, avocats grotesques.
Le thème de la folie est orchestré dans toute la pièce. Il faut que tout le monde rie, que
la folie se propage. A la fin de la pièce, les fous sont dans la place ; d'autres fous masqués
surgissent des balcons, la folie a gagné le public tout entier. L'une des dernières voix de la
pièce chante :
« Lorsque pour rire l'on s'assemble
Les plus sages ce me semble
Sont ceux qui sont les plus fous ».
312 P. Gayrard
séducteur qui a déjà une femme à Pézenas. Dans la même scène et à la fois, on fait du limou-
sin un campagnard empêtré dans ses patois et un aventurier érotique. Ce thème est si réjouis-
sant pour le groupe des jeunes qu'on le redouble. On amène une deuxième femme, celle-ci
de Saint-Quentin. L'aventurier du Massif central a ses conquêtes aux deux bouts de la
France. Il est sexuellement déficient : on lui amène des enfants qui crient tous à la fois :
« mon papa, mon papa, mon papa... »
La fête des fous s'accentue. On crée un vrai délire autour du personnage qui ne comprend
plus rien à rien. L'ordre craque de partout. Le personnage principal se dédouble à nos
yeux. Pour Oronte qui n'est au courant de rien, c'est saisissant :
« Quel diable d'homme est-ce? »
Le malheureux limousin qui était jusque-là si attentif à ses manières, devient grossier :
« diantre soit des petits enfants de putains »
Le thème de la poursuite et de la chasse continue :
« Au secours, au secours, où fuirai-je? »
Et le groupe des jeunes jouit de la panique :
« Je lui ai fait prendre une frayeur si grande... »
Acte II, scènes 10 et 11
Le procès parodique. L ' o n inflige à Pourceaugnac le simulacre d'un procès et même d'un
supplice. L'intermède de la fin du deuxième acte donne la liste de législateurs bien réels
pour aboutir à la sentence :
« La polygamie est un cas
Est un cas pendable ».
On voit comment la pièce entremêle tous les aspects du jeu populaire : le prétendant dominé
est devenu par le procédé du renversement un dangereux aventurier que l'on juge et condamne
pour ses débordements. En même temps est gardé le thème de « la chasse au fou » et même
de la « chasse à l'homme sauvage » qu'il faut capturer et mettre à mort.
Comme le personnage cumulait toutes les déficiences qui relevaient du charivari, la
pièce accumule tous les procédés de la sanction traditionnelle. Nous sommes ainsi amenés
à grouper sous le nom de « charivari » l'ensemble de ces violences rituelles organisées par
le groupe des jeunes qui affirment la solidarité de leur classe d'âge, qui assurent le contrôle
de l'échange des femmes, et la défense des droits et du prestige de leur territoire.
Acte III, scène 1
Le rite d'inversion continue ; Pourceaugnac, pour échapper aux poursuites, s'est déguisé en
femme. C'était, bien sûr, le travestissement le plus courant des fêtes paysannes. Le sens du
déguisement est ici évident : le personnage chassé, moqué, dévirilisé, est maintenant fémi-
nisé. Et, comme dans les fêtes des fous, il affiche la féminité la plus caricaturale. Comme dans
les fêtes des fous où l'on choisissait pour le déguiser en femme l'homme le plus gros et le
plus velu, notre limousin attire l'attention du public sur le problème que lui posent ses
poils :
« tout ce qu'il y a c'est que j'ai un peu de barbe »
« votre barbe n'est rien, et il y a des femmes qui en ont autant que vous ».
Acte III, scène 3
Pourceaugnac est condamné à être pendu, pour la plus grande joie de la communauté
entière.
Premier Suisse
« Ly disent que l'on fait déjà planter un grand potence tout neuve pour ly accrocher
sti Pourceaugnac ».
Second Suisse
« Ly sera, ma foi, un grand plaisir dy regarder prendre sti Limousin »
314 P. Gayrard
nelles. Molière s'en empare au moment où l'opinion éclairée juge ces manifestations bizarres
ou choquantes. On sait que la grande offensive de réduction du passé se dessine à partir
des Grands Jours d'Auvergne (1666) et que les historiens situent à ce moment-là le tournant
décisif dans l'entreprise d'éducation sociale et de répression des instincts.
La présence d'un charivari dans notre pièce semble donc aller à contre-courant.
De plus, les jeunes parisiens constituent un groupe qui se veut totalement étranger à la
vie coutumière. Nous sommes donc dans une situation artificielle, dans le domaine de
l'emprunt au service du jeu et du rire. Alors que les jeux coutumiers étaient le fait de groupes
qui ne disposaient pas du pouvoir réel, et dont la révolte se contentait d'une inversion dans
l'imaginaire, ici le jeu coutumier vient ajouter son bruit, ses plaisanteries et ses masques à
un pouvoir réel qui a des moyens beaucoup plus redoutables pour réduire les provinces.
Nous touchons là aux contradictions de Molière.
Car si Molière est du côté de l'opinion éclairée, n'oublions pas qu'il vit du spectacle
et de la fête. Il ne peut avoir de sympathies pour les réducteurs de fêtes. Molière auteur et
acteur comique doit accepter difficilement que certains modes de jeu et de rire soient condam-
nés comme grossiers et dégradants. On sait qu'il ne renoncera jamais à la farce, même si elle
est considérée comme un genre dépassé. Mais il ne s'agit pas seulement d'expliquer le main-
tien de la farce, il s'agit d'expliquer un emprunt au folklore.
Est-ce parce que c'est un provincial qui est en cause?
Est-ce le thème de la province attardée et paysanne qui amène sur scène le charivari
comme il amène les patois?
Ce charivari serait donc encore la dérision de la province. C'est Paris qui traite les
provinciaux selon leurs propres coutumes et reconstitue à l'occasion du débarquement
d'un limousin un charivari et une fête de fous. La création d'un personnage provincial est
l'occasion pour Molière de réintroduire sur son théâtre des formes de comique dépassées.
Mais cette explication n'est certainement pas la seule. Il nous semble que la mise en
scène de ce schéma de charivari dans la pièce renforce considérablement la thèse de ceux
qui voient dans cette chasse au Limousin, qui n'a d'autres recours que la fuite devant les
chausses-trapes de Paris, l'image des tribulations de Montespan. Montespan en effet faisait
un peu trop parler de lui, se laissant aller dans ses voyages à Paris à des excès de langage et
à des gasconnades, et en province à des frasques tapageuses.
Pourceaugnac serait un avertissement à ce Don Juan grotesque et encombrant, avec,
bien entendu, tous les travestissements indispensables pour que l'allusion ne soit perçue que
par les initiés.
Il nous faut en effet penser qu'une même pièce n'était pas reçue de la même façon à la
Cour et à la Ville. Si la Ville suit la mode de la Cour, il y a aussi une certaine étanchéité
entre les deux univers. Certains indices ne sont là que pour la Cour ; ils sont sa joie et son
secret.
Nous croyons aussi que Molière, écrivant sur le thème de la province, retrouve les
souvenirs du long séjour qu'il y a fait, puisqu'il y a passé un quart de sa vie. D'ailleurs
l'étude de la pièce nous montre la présence évidente de souvenirs personnels.
Cette plongée de quinze ou vingt ans en arrière le ramène à une autre conception du
théâtre comique, à l'époque où triomphait le burlesque, où le théâtre en liberté pouvait
exprimer sans les voiler les fantasmes des hommes, à une époque et dans des lieux où les
hommes ne vivaient pas encore sous le triple regard d'une religion épurée, d'un étatisme
centralisateur et du prestige intellectuel de Paris, où les élites pouvaient se mêler aux réjouis-
sances du peuple, où la communauté traditionnelle n'était pas encore scindée en catégories
culturelles. La pièce nous le dit :
« Pour rire l'on s'assemble ».
Mais là encore l'explication n'est pas suffisante. Le retour au burlesque n'explique ni la
présence à l'acte II d'un rôle en occitan authentique, ni celle d'un charivari. La comédie bur-
lesque préférait en effet les jargons extravagants et l'invention débridée.
316 P. Gayrard
Nous sommes donc amenés à supposer que les souvenirs de Molière sont suffisamment
précis pour qu'il puisse écrire un rôle en langue d'oc véritable et faire revivre une sanction
paysanne de mariage mal assorti.
Ce qui nous apparaît alors c'est que Molière, dans sa liberté d'artiste et peut-être sa
générosité, refuse la séparation qui va s'installer dans notre littérature entre une culture
pour élites intellectuelles et une culture populaire. En ce sens le goût de Molière pour
Rabelais est éclairant.
Si cette pièce nous pose des problèmes difficiles en ce qui concerne son créateur, elle
nous en pose aussi à propos de son public, c'est-à-dire le Roi et la Cour.
Mais comme les divertissements entraient dans un climat de festivité qu'accentuaient
encore les intermèdes chantés et la musique, comme ces spectacles pour un jeune roi et une
jeune Cour s'accordaient à l'éthique de jouissance permise à cette jeunesse brillante, cela
laissait bien des libertés, en dépit des moralistes. De plus un personnage comme Pour-
ceaugnac, usurpateur de noblesse et avocat, était un personnage particulièrement ridicule
et détestable pour la jeune aristocratie.
Par ailleurs le goût de la Cour, comme le montre Tallémant des Réaux dans ses histo-
riettes, gardait à l'égard de la farce et de la gauloiserie une bien plus grande tolérance que
celui de la bourgeoisie cultivée. A Chambord, on craint d'autant moins la grivoiserie et
même la scatologie et le rire régressif, que l'on compose un public suffisamment consacré
comme élite, dans ce décor et en présence du Roi.
L'utilisation par Molière du jeu paysan du charivari ne saurait choquer ce public
aristocratique, car nous savons bien qu'au xvn e , dans la réalité, le mépris nobiliaire et la
protestation paysanne se rejoignaient devant un « métis social » comme Pourceaugnac. Il
suffit de se rapprocher ces deux textes :
« Plainte de la noblesse française » :
« Les fils de procureurs et de simples notaires marchent en housse et remplissent les
rues des meilleures villes du royaume, triomphant des dépouilles du paysan et de la
noblesse même... »
« Plainte paysanne ».
« . . . les gens qui se sont faits riches aux dépens du Roi et du peuple, les individus qui
naguères étaient bélîtres... ».
Nous pouvons également dire avec certitude que le public parisien savait alors très bien
ce qu'était le jeu paysan du charivari, quelle que soit la distance que prenait ce public à
l'égard des comportements campagnards.
En effet, encore en 1697, soit près de trente ans après notre pièce, Dancourt fait jouer
à Paris une comédie en un acte intitulée Le Charivari où il est question du mariage d'une
veuve riche et âgée, Madame Loricart, avec son tout jeune jardinier. Un charivari se prépare
au village et le jeune homme hésite devant la menace de la sanction paysanne.
Or, la scène est à Auteuil, aux portes de Paris. Le branle final chante :
« Madame Loricart fine
Prend pour époux
Son jardinier sur sa mine
Qu'en dirons-nous
Il n'est rien tel qu'un bon mari
Charivari
La fortune et la naissance
Brillent aux yeux
Mais elle par préférence
Croit faire mieux
De prendre un manant bien nourri
Charivari
Filles qui sont toutes neuves
Un charivari à la Cour de Louis XIV 317
Si elles avaient
L'expérience des veuves
Maris prendraient
Aux champs plutôt qu'à Paris
Charivari ».
La présence d'une structure de charivari dans notre pièce est certainement signifiante, même
si nous ne savons pas exactement analyser sa signification.
Mais l'usage qui en est fait est également signifiant. La coutume paysanne, coutume de
tradition, mais aussi de défense d'un groupe qui n'a ni le pouvoir juridique ni le pouvoir
de l'argent, devient ici divertissement de parisiens, à la Cour, dans un contexte de moquerie
de la province, au service de ceux qui ont tous les pouvoirs, y compris le pouvoir culturel.
De plus, elle est truquée, puisqu'elle est intégrée dans un complexe de fourberies.
Or, les études structurales des énoncés narratifs nous montrent que, si une lutte loyale
peut aboutir à un monde meilleur, une lutte truquée aboutit toujours à un monde pire.
Cette impression de « monde pire » est en effet très forte dans la pièce, malgré l'atmos-
phère d'euphorie qui baigne tout le spectacle.
Le double charivari au veuf ou le triomphe
de l'âge mûr sur la jeunesse
A propos des « Antibel » d'Émile Pouvillon
JEAN-CLAUDE MARGOLIN
Pour nos contemporains, même érudits, le nom d'Emile Pouvillon n'évoque guère d'échos.
Né à Montauban en 1840, et mort en 1906 à Chambéry, ami d'Alphonse Daudet et de Pierre
Loti il souffre trop de la comparaison avec les romans champêtres et les romans sociaux
de George Sand, et il aime trop les parures d'un style poétique pour que le lecteur se sente
véritablement ému ou concerné par les histoires de paysans, de braconniers ou de bergères 2
que son expérience et son imagination ont placés devant nous. Mais Pouvillon, profon-
dément attaché à son terroir, est un peintre paysagiste capable d'évoquer avec bonheur des
prairies noyées, les « lueurs plombées qui traînent sur l'eau grise et lourde, voilée d'herba-
ges » ou le grand silence de la vie végétale. Il est tout autant attaché aux traditions populaires,
villageoises ou régionales. C'est ainsi que dans l'un de ses romans, Les Antibel, qui date de
1892 3 , et qui fut porté à la scène en 1899 4, il décrit avec précision et ferveur toutes les péri-
péties d'un charivari donné à un veuf — Antibel —, qui se remarie avec une jeune fille de
l'âge de son fils, sept mois seulement après la mort de sa première épouse, la Fabiane. Ce qui
constitue, à mon sens, l'originalité de ce charivari — que j'appelle double, parce qu'il
comporte, dans son déroulement, deux chansons dont les paroles se contredisent —, c'est
qu'il consacre en définitive le triomphe du charivarisé —• un homme de 45 ans —• sur les
jeunes gens qui avaient commencé par le conspuer violemment et même cruellement.
Un article d'Henri Lalou 5 , cité par E.P. Thompson 6 , a bien marqué les rapports entre
le rituel de ce charivari « littéraire » et celui des charivaris réels donnés au xix e siècle dans
le Midi de la France.
Cet article commence par résumer les connaissances acquises sur cette manifestation
bruyante et agressive, ludique et intéressée, traditionnelle et plus particulièrement villa-
geoise, que constitue le charivari. Il nous apprend que tout au long des xvi e , xvn e et xvm e
siècles, « il y avait peu de pays en France, surtout dans le Midi, où l'on n'organisât pas de
charivaris » 7 .
1. Sur les rapports d'amitié et les échanges littéraires entre Pouvillon et Loti, voir, entre autres,
Raymonde Lefèvre, dans u n article du Mercure de France, du 15 août 1938, n° 964, t. C C L X X X V I , p . 117 sq.
O n a conservé la correspondance — o u du moins une partie d'entre elle — échangée entre les deux écrivains.
2. Qui ont n o m Césette (Paris, A. Lemerre, 1881), L'Innocent (ibid., 1884), Jean de Jeanne (ibid., 1886),
Chante-Pleure (ibid., 1890).
3. Publié à Paris, chez A . Lemerre, comme la p l u p a r t de ses autres romans, après avoir p a r u dans
deux livraisons de la Revue des Deux Mondes ( 1 " et 15 m a i 1892).
4. A u Théâtre de l'Odéon. Pouvillon passa à cette occasion plusieurs mois à Paris.
5. « Des charivaris et de leur répression dans le Midi de la France », Revue des Pyrénées, XVI-6,1904,
p . 493-514.
6. D a n s son étude des Annales E.S.C., 27, 2, de 1972, « ' R o u g h M u s i c ' : le charivari anglais », p. 299,
n. 56.
7. « Des charivaris... », art. cit., p. 497.
8. Ce causse d'Anglar est le décor de plusieurs de ses romans et nouvelles et est situé près de Cazals
(la Dérocade étant Brousse, un coin du Quercy qu'il connaissait bien).
9. Les Antibel, op. cit., p. 3-4.
10. Cette présence obsédante de Fabiane constitue l'unité dramatique, le fonds religieux (un mariage
est indissoluble, même par delà la mort, ce qui n'est pourtant pas la conception juridique de l'Église), voire
superstitieux du roman.
11. Lui seul semble avoir capté toute sa tendresse. Elle couvrirait, si besoin était, sa trahison à l'égard
de son père.
Le double charivari au veuf 321
d'ailleurs arriver Jan, pour la plus grande joie de Martril, d'Antibel, et aussi de Mette, qui
l'aime en secret.
Il faut enfin indiquer la présence quasi constante de la morte, première épouse d'Anti-
bel, notamment sous la forme de la Papoou, fantôme blanc à tête de squelette, au milieu des
masques, dont on sait la signification magique qu'ils ont revêtu ou revêtent encore dans
presque toutes les civilisations, et qu'ils sont associés à l'angoisse de la mort et à la peur des
fantômes et des revenants. Du début à la fin du drame, sous une forme ou sous une autre —
avec un point culminant dans le charivari du Prologue, et aussi à la fin du Crépuscule, quand
la sorcière Gâte, flanquée de son bouc Barabbas, et dans un sinistre hululement de chouette,
tandis que la montagne « flotte, enveloppée d'ombre, comme voilée de noir », pousse son
imprécation : « La Fabiane t'en veut, Antibel, la Fabiane se venge !... »
Cette brève mise en perspective nous a paru indispensable pour présenter ce charivari,
dont les diverses phases prennent un relief particulièrement aigu et une valeur symbolique,
en fonction du drame des Antibel.
Ce qui me paraît ici à la fois traditionnel et original, c'est le double charivari-au-veuf,
ou plutôt, le renversement du charivari-sanction en charivari-triomphe ; sur le même air,
mais avec des paroles de signe opposé, la chanson qui insistait avec goguenardise sur les
suites possibles ou probables du remariage d'un « vieux » (en fait Antibel n'a que quarante-
cinq ans) avec une «jeunesse », vantera, à la suite de la victoire physique et morale d'Antibel
sur le Cadet, les félicités d'un remariage bien assorti (en dépit de la brièveté du veuvage
et des honneurs qui sont dus à la morte).
Opposons donc, dans le Prologue de ce roman dialogué les deux versions de la chanson,
qui ne sont pas sans rappeler, toutes proportions gardées, les chœurs de la tragédie antique.
Nous savons, par les souvenirs de son ami Edmond Galabert 12 , publiés après sa mort, que
la description du charivari, la chanson et notamment son début (« Faut pas te fâcher ; te
Talions chanter ») sont directement empruntés aux coutumes et au patois du Quercy. En
l'absence de descriptions précises de charivaris réels, comme celui de Lectoure, rapporté
par Henri Lalou 13 , on peut donc considérer la reconstitution de Pouvillon comme fidèle
à la tradition languedocienne — et plus proprement quercynoise — de ces manifestations
bruyantes et chantées si chargées d'émotion. Pouvillon n'a fait que transcrire dans sa langue
particulière — qui est la langue nationale arrangée à la manière paysanne — les deux
premiers vers du couplet patois :
« Te cat pas facha ;
La t'anan canta ».
Mais la chanson ne constituant que le temps fort ou l'apogée du charivari, nous croyons
bien faire en remontant plus haut, c'est-à-dire à la perception lointaine et comme irréelle
des premières manifestations sonores du cortège.
Et voici venir ce qu'on attendait 1 4 .
« De très loin, du fond de la combe, un appel de corne monte, douloureux et brutal ; et
à peine l'écouteur sévère de là-haut, le roc d'Anglar, l'a-t-il renvoyé moins brutal, plus
douloureux vers la Dérocade un autre appel répond, très bref, celui-là, tombant comme
une pierre du haut de la montagne.
Le charivari a commencé.
La fourchette tremble dans les doigts d'Antibel, Jane pâlit, Front s'applique à sa nourri-
ture, Martril exagère le carillon des assiettes et des plats qu'elle lave avant de les dresser
sur le vaisselier. Mais Antibel veut entendre ; de la main, il impose le silence à la vaisse-
leuse.
Le bruit se rapproche ; les cornes ne s'arrêtent pas de beugler, et ce sont encore, assau-
vagissant la musique, des fracas de ferraille ou de cuivre, de chaudrons ou des pelles
qui grincent, cymbales primitives, heurtés avec des cailloux.
Des chiens jappent, énervés par ces explosions de dissonances ; des poules s'éveillent ;
une vache brame dans l'étable. C'est comme un souffle d'orage qui passe sur la Déro-
cade, ricochant aux murs, cognant aux volets, faisant tinter les carreaux.
Antibel écoute, constate et, se tournant vers Front 1 5 qui, son dîner fini, s'amuse à
piquer des miettes sur la table à la pointe du couteau :
'Plus nombreux qu'hier, n'est-ce pas?
Ceux de Saint-Irch sont descendus ; on m'avait averti ; le maire les a lâchés après moi ;
il m'en veut à mort depuis les élections...' »
Il paraîtrait, d'après Front, que l'auteur de la chanson est un certain Piboul, qui lui doit
de l'argent depuis deux ans. Et tandis que Martril, qui a repris son « vaisselage » sourit en
elle-même de la rude leçon que reçoit son fils, le charivari s'arrête soudain. Mais une minute
plus tard, comme un spectacle minutieusement réglé, succède au vacarme discordant un
chant à l'unisson. Je redonne la parole à Pouvillon 16 :
« C'est d'abord sur un rythme lent, avec des sonorités graves de plainchant, l'implo-
ration liminaire, sournoise annonciatrice de la complainte :
' Faut pas te fâcher ;
Te l'allons chanter'.
Puis, sur un air de danse sautillante et goguenarde, enguirlandé de trilles, comme de
malicieux entrechats, le couplet s'avance :
' A la Dérocade, on prépare la noce ;
Les oiseaux du ciel seront tous invités.
La chouette y sera en collier fourré ;
C'est elle qui tient compagnie à la morte.
Pour toi, pauvre veuf, qui ne sais plus chanter ;
Le rossignol servira sa musique ;
Us y viendront tous : linot, merle, verdier ;
Et le coucou 17 aussi — sans que tu l'invites'.
Une pause ; les voix reprennent :
'De peur des voleurs, Jane a sa dot sur elle,
A savoir sa peau, ses cheveux et ses yeux.
Avec sa peau blanche, elle t'a pris ton cœur,
Rien qu'en te regardant, elle t'ensorcelle ;
Lié avec un seul de ses cheveux blonds,
La coquine au marché te mènerait vendre.
Quand tu iras au bois, prends garde à ton front !
Les coucous sont en fleur ; le printemps s'avance'.
Une bordée de chaudrons, un beuglement de cornes saluent la fin de chaque couplet,
et voici déjà le troisième en route :
'Après le souper se sont couchés ensemble,
A se caresser, se parler tendrement.
— Écoute, ma vie, on frappe au contrevent...
•— C'est pour le tourin ; empêche qu'on entre...
— Je suis Fabiane, ouvrez, faites place au lit ;
15. Ce personnage est le valet de charrue d'Antibel, qui termine le repas du soir, assis à côté de Jane
sur le banc de chêne qui borde la table, face à son maître, « le dos au mur, comme il convient » (p. 10).
16. Les Antibel, op. cit., p. 17 sq.
17. Le rapprochement de cet oiseau et des cornes instrumentales devrait me donner raison.
Le double charivari au veuf 323
18. Dans un article sur « L'œuvre d'Émile Pouvillon » (Revue des Pyrénées, XVIII-4, 1906 p. 465-482),
A. Benoist insiste beaucoup sur l'unité religieuse de la tragédie des Antibel: « Ce qui en fait l'unité d'inspi-
ration, c'est une idée religieuse, celle de la sainteté et de l'indissolubilité du mariage: la mort elle-même
ne peut rompre ce lien, et l'homme qui transgresse cette loi divine sera puni tôt ou tard » (p. 473). Mais,
on peut se demander si ce n'est pas confondre religion et superstition. Il montre que la croyance aux reve-
nants, appelés jadis « spectres » ou « fantômes » a été longtemps et fâcheusement assimilée au respect de la
mort, alors qu'elle s'oppose en fait à la thèse chrétienne de la séparation radicale de l'âme et du corps à
l'instant de la mort. On peut rappeler également la controverse entre Van Gennep et Fortier-Beaulieu sur
le fondement « mythologique, magique et religieux » du charivari (thèse du second), alors que l'effigie de
l'époux décédé que l'on promène (ou ses paroles distinctement perçues) ne serait q u ' u n comportement
ironique, une attitude railleuse (thèse du premier). Comme l'écrit Roger Pinon dans son article fondamental,
« Qu'est-ce qu'un charivari? Essai en vue d'une définition opératoire », Kontakte und Grenzen. Problème
der Volks-, Kultur- und Sozialforschung. Festschrift fur Gerhard Heilfurth, Gôttingen, 1969, « On peut désap-
prouver u n remariage pour bien des raisons, et pas nécessairement par crainte du mort. » En somme,
l'effigie n ' a d'autre but que de « rafraîchir la mémoire » de la veuve (ou du veuf) et de la communauté.
19. D a n s la violente discussion qu'elle aura avec son fils après le départ des charivariseurs (p. 40),
la vieille Martril insistera, entre autres délicatesses, sur le dénuement de la fiancée: « Que veux-tu que ça
vaille, une sans-le-sou, une mendiante qui court les grands chemins depuis qu'elle est en âge de marcher! »
324 J.-C. Margolin
et les masques de Carnaval, bien que la dramatique des Antibel se situe en été : les jeunes gens
sont travestis de multiples façons, qui expriment notamment le thème du monde à l'envers,
avec leurs jupes et leurs bonnets de femmes, leurs corsages bourrés d'étoupe ; les masques
abondent, à double fin de dérision et de protection grâce à cet anonymat bouffon. Le plus
remarquable — et qui constitue comme le pivot dramatique et fantastique du roman — c'est
l'apparition du fantôme qui représente l'esprit de Fabiane, la morte, ce Papôou, dont le
suaire s'agite et qui claque des dents. Dans son article, Henri Lalou en soulignait l'intérêt
comme E.P. Thompson dans son récent article des Annales ESC sur le charivari anglais 20,
car ce phénomène est « rare dans l'histoire du charivari ». Voici donc le Borgne de Carendé
qui manipule la Papôou. Mais, en démasquant — au sens propre — ce piètre adversaire
personnel, Antibel opère en quelque sorte l'exorcisme de l'esprit de son épouse morte. C'est
lui qui désormais va dominer la situation : « Mes amis, je vous ai promis du vin et vous en
tâterez; je n'ai qu'une parole; mais avant, nous avons une petite affaire à régler
ensemble... » 2 1
C'est alors que va se situer l'épisode que j'ai appelé le premier triomphe de l'âge mûr
sur la jeunesse. En effet, parmi les quatre ou cinq gaillards, « larges d'épaules, bien calés
sur leurs quilles », qui commencent par narguer Antibel, l'un — le Cadet de Testoris —, un
ancien cuirassier, s'enhardit jusqu'à s'approcher de Jane, « le poing sur la hanche, comme
un dégourdi de caserne ». Alors le petit drame va éclater : Antibel, qui a aperçu son manège,
attaque de front, en revendiquant ses droits à cette virilité qui lui est contestée : « Je grisonne,
c'est vrai ; mais la couleur n'y fait rien ; il n'est pas né, celui qui doit me faire le poil. Vous
qui riez là-bas, frottez-vous y un peu et vous verrez ! Allons ! qui veut s'aligner avec moi ? » 22
Ce sera évidemment le Cadet de Testoris qui va relever le défi. Son attitude est rede-
venue naturelle, « fausse barbe de filasse arrachée, précise Pouvillon, démasqué, avec sa
figure de tous les jours, le sourire blanc sous la moustache en pointe ». Désarmé en quelque
sorte avant même de combattre, il reprend à sa façon l'exhortation liminaire de la chanson :
« Faut pas te fâcher ! » : c'était pour rire 23 . Nouvelle marque du conflit des générations et
du thème éternel : il faut bien que la jeunesse s'amuse ! « Toi qui te fâches, tu en as fait
autant quand tu avais notre âge». Mais on n'en restera pas là, car l'homme grisonnant
veut une autre revanche, refusant d'accepter comme tout naturel l'écart des générations avec
les obligations qu'il impose. Il est bon de rappeler ici la remarque pertinente de Thompson,
qui explique par des raisons sentimentales — j e dirais plus volontiers affectives et sexuelles —
et économiques, cette sourde hostilité de la jeunesse au remariage d'un « vieux » avec une
jeune fille. Mêmes remarques dans l'article fondamental de Natalie Zemon Davis, « The
Reasons of Misrule » 24 , chez Lévi-Strauss 25 , ou encore chez Van Gennep qui écrivait en
1932 : « Si un veuf vient prendre une fille, si une veuve jette le grappin sur un garçon, il y a
rupture de l'équilibre » 26 .
Les deux hommes vont donc se battre sérieusement, mais sans pour autant risquer de
trop graves blessures ; ils iront à la fraîche, sur la pâture qui sèche et dont l'épaisseur de la
litière amortira les chutes. Passons sur le récit du combat et sur la description du paysage
nocturne pour nous en tenir à la présentation des deux adversaires au début et à la fin de
cette empoignade.
20. Voir n. 6.
21. Les Antibel, op. cit., p. 23.
22. Ibid., p. 24.
23. Ibid., p. 25.
24. « The Reasons of Misrule: Youth Groups and Charivaris in Sixteenth-Century France », Past
and Present, 50, 1971, p. 41-75.
25. Mythologiques, t. I, Le cru et le cuit, Paris, 1964, p. 294.
26. Le Folklore du Dauphiné, Paris, 1932, I, p. 169-170.
Le double charivari au veuf 325
Le cadet est décrit, « le buste étoffé, les bras noueux, sa figure un peu menue et le
sourire fat sous la moustache..., plus vif que son adversaire ». Antibel, plus trapu, « marche,
la poitrine en avant comme un roc, la tête plantée bas sur les épaules » 27 . Et comme ses
mains sont larges et que ses prises sont celles d'un étau, la vivacité et la souplesse du jeune
homme seront sans effet sur la poigne vigoureuse d'Antibel : « A chaque coup de reins, à
chaque secousse, le veuf répond en aggravant son étreinte. S'il ne change pas de tactique,
le Cadet est perdu. Il le sent, et ses tentatives pour se dégager ne sont que des spasmes
d'agonie » 28 . On frôle la tragédie, car le combat se déroule non loin du bord de la falaise
rocheuse, où le jeune homme s'efforce d'entraîner son adversaire. Mais le combat est près
de s'achever : Antibel « écrase ses poumons, triture ses lombes jusqu'à ce que, vidé de ses
dernières énergies, fléchissant des jarrets, ahanant et geignant, il l'envoie rouler en paquet
sur le sol » 2 9 .
Ainsi, à la tournée générale que le charivarisé doit payer aux charivariseurs, selon un
scénario classique, le veuf joint une leçon particulière, qui consacre publiquement sa virilité
et l'immaturité physique — voire sentimentale ou morale — du cadet, en dépit de son air
avantageux et de son passé de cuirassier. Le mot de la fin du combattant heureux souligne
encore ce trait sur lequel j'insiste avec force : « Sans rancune, l'ami. Dans dix ans, si nous
y revenons, c'est toi qui seras dessus et moi dessous » 30.
Les choses sont donc bien claires : pour l'heure, non seulement Antibel, solide quadra-
génaire, a parfaitement le droit d'épouser la jeune fille ; mais (par cette sorte de relation
implicite établie entre la vigueur physique et la virilité sexuelle), rien ne prouve que l'homme
mûr ne soit davantage en mesure de satisfaire physiquement sa promise que tel ou tel de ces
jeunes gens que l'envie et le sentiment de frustation ont ligués contre lui.
Le combat terminé, tous se mettront à boire à la santé du double vainqueur (il a conquis
l'amour de Jane, il a reconquis l'estime des villageois), les masques et les déguisements
tombent. Tout se passe comme si, réduits à leurs propres défroques et à leur mine de tous les
jours, les musiciens d'occasion prenaient conscience de leur infériorité par rapport à leur
ancienne victime. Nous assistons ici à un retournement qui ne me paraît pas très fréquent
dans l'histoire du charivari, puisqu'il consacre pratiquement son échec, et le triomphe du
charivarisé. Ce triomphe sera consacré par une seconde chanson, improvisée sur le même
air que tout à l'heure, par le même Piboul, « chantre, sonneur et fossoyeur à Saint-Irech,
ivrogne aussi et rimeur à l'occasion, inventeur de chansons et de charivaris sur commande » 3 I .
Tout en le faisant boire sans discontinuer avec un jovial mépris, Antibel a préparé l'ingénieux
ivrogne à sa nouvelle composition. Voici donc la récompense — disons le triomphe final —
du veuf qui se remarie :
« Ce vin donne envie de chanter, s'écrie Piboul. Toujours le même air, mais nous allons
changer les paroles !
A voix ample, tuyautée, un peu festonnante, le chantre attaque l'imploration sacra-
mentelle :
'Faut pas te fâcher ;
Te l'allons chanter.'
Et accélérant le rythme, il continue :
'La Jane et Antibel, tous les deux sont riches,
Lui porte l'argent, elle porte l'amour.
Elle est la plus jolie, il est le plus fort.
Il est indispensable à présent, sans s'astreindre évidemment à suivre toutes les péripéties
du drame, de noter quelques éléments susceptibles de justifier notre propos central.
Le fils d'Antibel, Jan, est revenu d'Indochine, rongé de fièvre. Joie de Martril, qui n'a
pas pardonné à son fils son remariage, et qui ne manque aucune occasion de rabrouer sa
seconde bru et de faire naître chez Antibel un sentiment de jalousie. Au cours de la seconde
partie de la Deuxième Journée 34 , tandis qu'Antibel s'apprête, fusil au poing, à guetter des
voleurs du côté d'Escouloubre, à la nuit tombée, sa mère le met en garde contre les voleurs
qui tournent — ou qui pourraient tourner — autour de sa femme. La jeunesse triompherait-
elle de l'âge mûr? La sagesse prétendument populaire s'exprime par la bouche de la « mé-
nine » : « Tu es un peu trop âgé pour elle, mon garçon ; voilà le malheur. Quand une gaillarde
de cette espèce n'a pas ce qu'il lui faut chez elle, on a beau la garder, elle trouve le moyen
de se procurer ce qui lui manque. La jeunesse appelle la jeunesse » 35.
Fouetté au sang par les paroles venimeuses de sa mère « qui lui veut du bien », il renonce
à partir et s'apprête à guetter le voleur, voleur de poulailler ou voleur de femme ! Pouvillon
connaît Shakespeare et Racine !
Mette, Ja jeune sœur de Jane, aime Jan, et elle croit qu'il l'aime à son tour. Elle pense
aussi qu'il continue à détester sa belle-mère, sentiment que chacun accepterait à la rigueur,
y compris Antibel. En fait, sa haine s'est transformée en amour, un amour passionné et
désespéré, comme ceux des héros romantiques ou de certains personnages d'Alphonse
Daudet. Il se décide à partir dès le lendemain, mais il veut revoir Jane ou tout au moins
rôder autour de sa fenêtre, ignorant que son père veille dans l'ombre. Nouvel Othello,
Antibel se prépare à tuer le galant — qu'il n ' a pas reconnu — et sa jeune femme, si elle
ouvre le contrevent. La vengeance de Martril sera assouvie, car elle ne sait pas, elle non plus,
que le rôdeur est Jan. Mais, le drame ne sera pas encore consommé, à cause du malentendu
de l'amour de Mette, que tout le monde croit partagé. Antibel évoque même un prochain
charivari. « On vous portera le tourin au lit pour vous empêcher de dormir. Chacun son
tour ! » 3 6
La troisième journée va lever le malentendu et précipiter Jan vers son destin, et avec
lui, les autres personnages : explication entre les deux « fiancés », efforts et tristesse de Jan
qui veut lutter contre son mal et voudrait bien pouvoir aimer Mette 37 ; atmosphère d'envoû-
tement ; angoisse et terreur de la jeune fille ; apparition de la sorcière Gâte et de son bouc
Barrabas, également sorcier 38 ! Le mauvais œil ! Si cette sorcière pouvait guérir son fiancé?
Consultation et conseils de la sorcière. La vérité est révélée : le remariage prématuré d'Antibel
ne laisse pas en repos l'esprit de la Fabiane, la morte est en colère (témoignage, parmi cent
autres, et illustration de la théorie de Fortier-Beaulieu du fondement « mythologique,
magique et religieux » du charivari : le pauvre mort ou la pauvre morte venant troubler le
repos ou le plaisir du nouveau couple). La jeune fille reprend sa quenouille, tout en gardant
ses brebis. Inquiétude d'Antibel, qui interroge Mette au sujet de Jan et de ses prétendues
fiançailles ; son scepticisme sur les rites magiques, la vengeance de Fabiane, l'ensorcellement
de son fils ; crainte généralisée, car le garçon a sa « mauvaise figure » 39 . Antibel a filé vers
la fontaine où il a vu partir son fils pour rejoindre Jane ; il est armé de sa faux.
Le drame se dénoue dans cet Épilogue dénommé Crépuscule 40 par Pouvillon : dialogue
entre Jan et Jane, d'abord au sujet de Mette, dispute sur un malentendu ; il ne veut pas encore
révéler son secret 41 ; enfin il lui avoue son amour, auquel elle ne croit pas d'abord, puis le
repousse, quand elle ne peut plus le raisonner et que son amitié ne le fait pas céder 42 ; en
luttant contre Jan qui s'est jeté sur elle, elle l'a attiré au bord du précipice 4 3 ; Antibel bondit
alors d'un sentier, la faux levée ; mais ce n'est pas le père qui tuera le fils, car celui-ci a déjà
disparu dans le précipice.
On peut, certes, contester, que la mort du jeune homme soit un triomphe pour le père,
car il aimait son fils ; et le mot de la fin est sans doute prononcé par la sorcière : « La Fabiane
t'en veut, Antibel, la Fabiane se venge!... » Cependant, dans le calme de la nuit, face au
sommet du roc d'Anglar, les quatre principaux personnages du drame, Antibel et Jane,
Mette et Martril, sont tous réconciliés par le malheur qui les frappe, à des degrés divers 44 .
Dans cette atmosphère propice à l'invocation des fantômes et dans laquelle Pouvillon
se complait et s'aventure avec aisance, il n'est pas interdit de se demander si les nuits et les
amours d'Antibel ne seront pas désormais hantées par deux esprits, au lieu d'un seul, ceux
de Fabiane et de Jan. Auquel cas serait assurée la défaite de celui qui avait su si vaillamment
triompher du charivari. Mais il s'agirait d'un autre registre, et ces spéculations sont de
toute façon hors de propos.
En situant le charivari au veuf et la double chanson à laquelle il a donné prétexte dans
le cadre général de ce drame rustique qui connut à la fin du siècle dernier un succès d'estime
dont témoignent les critiques de l'époque, j'ai simplement tenu à donner plus de relief à ce
témoignage littéraire d'un vacarme rituel, expression d'une réalité sociologique et d'une
épreuve individuelle et familiale. S'il y a incontestablement un triomphe de l'âge mûr sur
la jeunesse, il se concentre dans le Prologue des Antibel, ainsi qu'on a essayé de le montrer.
Car il serait hasardeux, à la lumière de la dramatique, d'opposer à la folie, à la fièvre ou à
l'esprit ensorcelé du fils, la sagesse, l'expérience, l'équilibre du père, car lui aussi est capable
de folies — au sens érasmien du terme — s'il est vrai qu'il a pris des risques en épousant une
femme beaucoup plus jeune que lui et que sa jalousie a failli faire de lui, Œdipe inversé, le
meurtrier de son fils, après qu'il a risqué, nouvel Othello, de tuer son épouse fidèle.
MARC SORIANO
Apparemment, l'objectif d'un colloque sur le charivari est simple: il s'agit de décrire et
d'expliquer le « phénomène » choisi, mais ce programme n'est pas si aisé à réaliser car la
principale caractéristique du phénomène qui nous occupe est, semble-t-il, d'échapper à un
effort de description précise. Ayant une large extension dans le temps et l'espace, le charivari
prend des formes très différentes. Et il n'est nullement évident que cette réalité que nous
cherchons à décrire dans le passé ne se manifeste pas encore aujourd'hui, sous des formes
que nous ne savons pas reconnaître, ce qui serait un comble. La pire erreur, pour un histo-
rien, ce serait, bien sûr, l'anachronisme, mais aussi l'incapacité à distinguer dans le présent
les formes nouvelles que prennent les forces qu'il étudie dans le passé.
Ce danger n'est pas imaginaire. Soutenir que le charivari n'existe plus, c'est supposer
que les causes — inconnues — qui l'ont maintenu pendant des siècles ou des millénaires
n'ont plus d'effet, ne se manifestent plus d'une manière ou d'une autre, ce qui est,
on l'avouera, une hypothèse et qui dénote une certaine incapacité à raisonner dans la « longue
durée ».
Aussi, pour éviter le risque d'une description trop restreinte ou trop générale et aussi
celui d'une explication « réductrice » (c'est-à-dire ramenant le fait à un seul facteur, histo-
rique, ethnologique ou psychanalytique) j'ai préféré différer cette communication à la limite
du possible et lire au préalable la vingtaine de textes qui nous ont été communiqués avant
le congrès. Je ne me crois pas pour autant dispensé de présenter un exemple de charivari,
mais mon analyse de traits pertinents du charivari s'efforcera d'utiliser ce matériel multi-
forme et apparemment contradictoire, car, à mon sens, l'ambiguïté fait partie intégrante du
fait que nous nous efforçons d'étudier.
de Much Ado about nothing (Beaucoup de bruit pour rien) de Shakespeare. « Mais — explique
Verne, la population de la ville, voyant dans ce titre une allusion blessante aux projets du
président Barbicane, envahit la salle, brisa les banquettes et obligea le malheureux directeur
à changer son affiche. Celui-ci, en homme d'esprit, s'inclinant devant la volonté publique,
remplaça la malencontreuse comédie par As You like it, et pendant plusieurs semaines, il
fit des recettes phénoménales » (De la Terre à la Lune, Éd. Rencontre, chap. m, p. 29-30).
Je dois avouer que je n'ai pas aperçu distinctement, au premier abord, que ce texte
pouvait avoir quelque rapport avec le thème de notre colloque. C'est seulement au terme
d'une étude sémiologique, historique et psychanalytique du roman entier que je me suis
rendu compte que cet épisode nous présente un contre-charivari (et au sens exact du mot)
un charivari symbolique de grand intérêt.
Il faut en effet se référer aux données suivantes :
1) Dans la suite du roman, le président Barbicane polémique violemment avec son
ennemi Nicholl. Les deux savants décident de se battre en duel, un duel à mort. Ce
duel est évité in extremis parce que les deux savants, distraits, oublient l'heure
de la rencontre. Ils sont réconciliés par le Français Michel Ardan (dont le nom est
tout un programme) qui leur propose de monter avec lui dans le boulet en partance
pour la lune. L'argument qui décide les deux savants est le suivant : vous aviez
accepté de mourir dans un duel. Mourir pour mourir, mieux vaut y consentir dans
une expédition scientifique. Quant à Michel Ardan, le chef de l'expédition, il
déclare à qui veut l'entendre qu'il ne s'est pas préoccupé de son retour sur terre
parce qu'il n'a pas la moindre intention de revenir. En bref, il s'agit d'une expédition
de suicidés.
2) Les trois astronautes sont des hommes d'un certain âge (entre 35 et 40 ans), mais ils
apparaissent comme les chefs, les « meneurs » d'une foule délirante d'« artilleurs
surexcités » (donc semble-t-il, de jeunes).
3) La psychanalyse nous oblige à prendre en considération les circonstances suivantes :
à l'âge de 20 ans, l'auteur de cette fiction, Jules Verne, subit une importante décep-
tion sentimentale. Caroline, une cousine qu'il aime depuis son plus jeune âge, lui
rit au nez, refuse de l'épouser et se fiance avec un nommé Cormier. Verne ressent
l'événement comme un désastre absolu. Sa réaction est si violente que ses parents,
inquiets, l'éloignent de Nantes et l'envoient finir ses études à Paris. Or, nous retrou-
vons dans une série d'oeuvres de Jules Verne (et particulièrement dans De la Terre
à la Lune) le schéma d'une recherche désespérée de la femme (ici, cette « lady de
haute volée ») menée par un groupe d'hommes qui répartit ses « tensions » entre le
« mâle sympathique » (le Français Michel Ardan), le « mâle moins sympathique »
et pour tout dire ambigu (le président Barbicane) et une tierce personne, du sexe
mâle elle aussi, mais qui porte le nom incertain de Nicholl (Nicole, anagramme
presque complet de Caroline).
Cette analyse que je développe ailleurs1, permet d'interpréter les premiers chapitres de De la
Terre à la Lune sur le mode d'un charivari symbolique.
La classe d'âge des jeunes (et des moins jeunes) reçoit de son président Barbicane une
mission éminemment virile : construire et braquer un canon énorme en direction de cet
élément féminin lointain et un peu moqueur qu'est la Lune. Il s'agit d'une tentative de
mariage ou de remariage (si l'on admet que tous ces artilleurs ont déjà eu des expériences
d'« érection »). Le projet est accueilli par de folles acclamations (bruit). Mais ce bruit —
et le projet qu'il connote — sont remis en question par le directeur de théâtre (« Beaucoup
de bruit pour rien »). Cette attitude impertinente entraîne un contre-charivari (ou un chari-
A partir de cet exemple et de ceux qui ont été proposés par les vingt premières communi-
cations diffusées par les organisateurs du colloque, je vais tenter de décrire analytiquement
le charivari ou plus exactement de dégager ses traits pertinents.
Je note que ces traits sont doubles. Les uns doivent permettre de caractériser le rite
du charivari hic et nunc, c'est-à-dire dans ses manifestations ponctuelles décrites par tel ou
tel observateur.
Les autres traits doivent plutôt caractériser les lignes de connexion qui permettent au
charivari de se transformer, de prendre ici et là, à une époque ou à une autre, des traits
différents.
Dans cette première approche, les traits pertinents ponctuels semblent être les suivants.
Le charivari est : a) une conduite rituelle ; b) de type collectif ou populaire ou se réclamant
d'une adhésion du groupe tout entier ; c) menée par de jeunes célibataires ; d) réprouvant,
insultant, dégradant, avec possibilité de rachat mais aussi de scandale irréversible ; e) grâce
à des rites inversés où domine l'antimusique, le « bruit » ; / ) le remariage d'un veuf ou d'une
veuve ; g) et plus généralement tout mariage mal assorti.
A ces traits pertinents ponctuels correspondent d'autres traits qui pourraient expliquer
les transformations du charivari d'une période à une autre :
a) C'est une conduite rituelle, c'est-à-dire une conduite qui réagit contre l'angoisse.
Il peut s'agir d'une angoisse provoquée par la mort ou par la crainte de castration,
d'impuissance. Et aussi sur un plan strictement matériel, par l'incertitude concernant
les intérêts des enfants issus d'un premier mariage.
b) Il s'agit d'un rite « populaire », mais compte tenu de l'ambiguïté de ce terme, il peut
se référer à la société toute entière ou à telle ou telle partie de la société (société
rurale) ou à telle couche sociale qui cherche sa vocation d'universalité et s'efforce
de se concevoir comme classe (cf. les analyses de Gramsci sur les intellectuels
« organiques »). La vocation « populaire » du charivari pourra donc être récupérée
par des « intellectuels » « organiques » ou « traditionnels » de telle ou telle couche
sociale, ou encore s'orienter vers la xénophobie.
c) C'est un rite mené par des jeunes mais qui admet des « meneurs » plus âgés (dans
l'exemple de J. Verne, mais aussi dans plusieurs exemples historiques analysés par
les participants du colloque). En définitive, l'âge me semble-t-il joue moins de rôle
que l'exclusion des femmes, ces femmes qui pourtant sont l'enjeu du rite.
d) Ce rite étant fondé sur la violence, au nom de la « nature » (contre la « culture »
ou contre un certain type de « culture ») il renvoie au rapport des forces sociales
mises en œuvre ici et là, et il est donc susceptible de scandale irréversible, de subver-
332 M. Soriano
Cette description analytique ou plus exactement ce rappel des traits pertinents contradic-
toires nous expliquent les difficultés d'approche que présente l'étude de tel ou tel charivari.
Nous sommes en effet tentés d'en donner une lecture immédiate, à partir de la science
humaine que nous pratiquons, histoire, ethnologie ou psychanalyse.
Nous sommes aussi tentés de généraliser, d'interpréter ce rite comme s'il était par
lui-même un « discours » qu'il faudrait rapprocher d'un ensemble plus général qui serait
le « langage du mythe ».
Or, la dimension du charivari ne semble pas être celle de tel ou tel mythe, mais il paraît
renvoyer à la structure de la société toute entière. En effet, il concerne : la sexualité, le
mariage et la vie ; la mort ; l'organisation même des jeunes, c'est-à-dire de la partie la plus
active du groupe social.
Dans ces conditions, il ne paraît pas prudent d'émettre trop d'hypothèses théoriques.
Dans l'état actuel des connaissances, elles ne pourraient être que prématurées.
L'attitude la plus rentable me semble être, à l'heure actuelle, d'accumuler des docu-
ments et de tenter de les rapprocher de données objectives correspondant aux époques
concernées (milieu rural, milieu urbain, classes d'âges concernées, statut social des
« meneurs », opposition des pouvoirs constitués et nature de classe de ces pouvoirs, formes
du rite, extension symbolique du charivari, étude systématique de tous les phénomènes
contemporains qui concernent le mariage, le remariage, les unions mal assorties, la protesta-
tion ou qui utilisent des rites d'« inversion »). La confrontation des données du passé et
de celles — même légèrement différentes — que nous pourrions recueillir dans le présent ne
seraient certainement pas dépourvue d'intérêt.
Remarquons d'abord que le charivari a à voir avec la sexualité et avec la censure sociale
(sur-moi), c'est-à-dire avec la définition de la « normalité » d'une société donnée, ce qui
explique que ses traits pertinents ponctuels puissent s'inverser ou prendre des formes diffé-
rentes dans la longue durée (cf. essai fondamental de Freud sur les mots antinomiques, mal
critiqué par Benveniste et qui renvoie en fait à la notion d'ambiguïté — la « bonne mère » et
la « mauvaise mère » de Mélanie Klein). Dans une perspective lacanienne, on remarquera
que le rite (symbolique) nous renvoie chaque fois à 1'« imaginaire » d'une société donnée
qui est lié au « réel » historique de cette même société.
Interprétation psychanalytique du charivari 333
Sur le plan historique (mais d'une histoire qui serait celle de la longue durée) remarquons
que le charivari exclut les femmes, ce qui renvoie son origine, du moins hypothétiquement,
au patriarcat. Il s'agit de virilité, de lutte contre le vieux mâle, de femmes qui usurpent le
rôle de l'homme (choisir, porter culotte). On se référera avec fruit aux hypothèses de Moïse
et le Monothéisme de Freud ou aux travaux de G. Mendel.
Il est intéressant de remarquer que ce rite se présente comme « naturel », c'est-à-dire
affirme, contre la culture dominante, les droits d'une « nature » qui serait l'ordre des choses.
Dans l'anti-charivari de J. Verne, le bruit se présente comme une affirmation de virilité
des « artilleurs surexcités » et comme un signe d'érection (des canons). La plaisanterie sur
les titres des comédies de Shakespeare confirme que le doute sur ce bruit et sur son sens est
ressenti comme un intolérable soupçon portant sur la virilité.
N'oublions pas non plus que cette histoire d'amour (avec la lune) est aussi une histoire
de mort (le trio des suicidés). Le bruit devient alors un signe de propitiation destiné à conjurer
le mauvais sort, à éloigner les esprits de mort (l'esprit du mort ou de la morte dans le cas
de conjoints veufs).
En psychanalyse, les mécanismes de base se complètent et se précisent. Ainsi l'incorpo-
ration du premier âge se transforme en introjection qui est un processus d'assimilation
considéré comme normal. L'aggression et la subversion du charivari peuvent être consi-
dérées comme des « régressions » qu'une situation intolérable a pu rendre nécessaire. Le
charivari peut donc, comme le Carnaval, fonctionner comme une soupape de sécurité
atténuant des tensions qu'il est impossible d'évacuer (voir par exemple le rôle que Devereux,
ou Sasz, ou Maud Mannoni donnent à la folie). Dans ces conditions, il n'y a pas d'inter-
prétation psychanalytique générale du charivari (en dehors d'un certain nombre de géné-
ralités de ce genre) ; il faut reprendre chaque fois les situations qui nous sont offertes et
passer, en chaque circonstance, du « texte » au « contexte » et à « l'arrière texte ».
ORIENTATIONS BIBLIOGRAPHIQUES
Braudel, F.
Écrits sur l'histoire, Paris, Flammarion, 1969.
Devereux, G.
Essais d'ethnopsych¡atrie générale, Paris, Gallimard, 1970.
Freud, S.
Totem et tabou, Paris, Payot, 1973.
Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1963.
Moïse et le monothéisme, Paris, Gallimard, 1948, rééd. 1961.
Gramsci, A.
Gli intelletuali e Vorganizzazione della cultura, Turin, Einaudi, 1973.
La questione
Mendel, G. meridionale, Rome, Editori Riuniti, 1966.
La rivolte contre le pire, Paris, Payot, 1968.
La crise de ginirations, Paris, Payot, 1969.
Soriano, M.
« L'artiste est un témoin privilégié pour l'historien » (Communication faite à Berkeley le 2 avril 1977),
à paraître dans Essais interdisciplinaires.
La parodie des valeurs : les céromonies
du mariage chez les Iqar'iyen (Maroc) *
RAYMOND JAMOUS
Il n'existe pas dans le Rif oriental (Maroc) de phénomène analogue à celui du charivari
européen (ce terme n'a d'ailleurs pas d'équivalent dans la langue berbère). Mais tous les
mariages donnent lieu à des rituels d'inversion où les jeunes célibataires, d'ordinaire effacés,
occupent le devant de la scène et tournent en dérision leurs aînés et les valeurs socialement
reconnues. Ces différents rituels sont décrits dans la quatrième partie de notre thèse que
nous présentons ici. Mais il nous faut situer d'abord brièvement ce groupe du Rif oriental,
les Iqar'iyen, où nous avons mené notre enquête ethnographique.
Les Iqar'iyen, confédération de tribus berberophones, ayant une structure segmentaire,
occupent une montagne entièrement déboisée, travaillée par l'érosion et n'offrant que de
maigres ressources. La très forte densité de population (plus de 120 hab./km2 pour la période
actuelle et près de 50 hab./km2 pour la fin du xix e siècle) obligea ces agriculteurs sédentaires
à émigrer temporairement pour accroître leurs revenus (en Algérie jusqu'en 1956 et en
Europe à partir de 1960).
Le système social iqar'iyen est articulé autour de la notion d'honneur ou R'ird. Ce
concept est tout d'abord lié à celui de haram ou « interdit ». Il désigne l'autorité sur des
domaines dits de l'interdit : le territoire pour les groupes ; la femme, la maison et la terre
pour tout membre de cette confédération. Mais il ne suffit pas pour les groupes et pour les
individus d'établir leur autorité sur ces domaines de l'interdit. L'honneur suppose que les
hommes s'affrontent par le défi et le contre-défi dans ce que nous appelons les échanges
de violence. Ceux-ci sont de trois types : joutes oratoires, dépenses ostentatoires, meurtres et
violence physique. Ils impliquent tous une transgression, une violation du domaine de
l'interdit de l'autre. Ces échanges sont le lieu d'une vive compétition pour les positions de
« grand », atnghar ou homme pivot de certains patrilignages (groupes segmentaires de bas
niveau).
L'escalade de la violence ne peut être interrompue que par l'intervention des déten-
teurs de la baraka ou bénédiction divine : les chorfa ou descendants du Prophète. La paix
instaurée inverse le cheminement qui menait les laïcs de la transgression vers la mort. Le
rituel sacrificiel et la bénédiction des chorfa ouvre alors une période de respect des interdits
et prospérité pour les parties en conflits. Mais la paix ne peut être que de courte durée et
les laïcs utilisant cette « source de vie » qu'ont apporté les chorfa ne peuvent que reprendre
les échanges de violence.
C'est dans ce contexte qu'il faut situer ces cérémonies du mariage.
Dans un premier temps, nous allons planter le décor et présenter les personnages de
cette « pièce », ensuite, nous analyserons les différents rituels et leur signification.
* E x t r a i t de la quatrième partie de: Honneur et Baraka, les structures politiques et religieuses des
Iqar'iyen à ¡a fin du XIX' siècle (thèse de 3* cycle).
1. DÉCOR ET P E R S O N N A G E S D U R I T U E L
a. Décor
Les cérémonies de mariage durent au minimum trois jours. Elles se terminent quand le marié
entre dans la chambre où se trouve sa nouvelle épouse et a une première relation sexuelle
avec elle. Suit une période de sept jours clôturée par la cérémonie dite du « voile » qui se
déroule dans la chambre des époux et a pour protagonistes le marié et ses jeunes amis.
Durant la période des trois premiers jours, les cérémonies ont pour décor la maison
des parents de la fille (premier et deuxième jour) et celle du marié (deuxième et troisième
jour). L'acte final commence dans l'après-midi du troisième jour : la mariée est amenée en
cortège dans sa nouvelle maison et après certains rituels, placée dans la chambre nuptiale
où elle sera rejointe par son nouvel époux.
Le lieu des festivités est, soit la cour intérieure de la maison, soit le jardin y attenant, si
les invités sont nombreux. Quand les cérémonies se déroulent dans le jardin, les hommes
s'asseoient sur des tapis autour de la place aménagée et les femmes occupent la cour inté-
rieure. Si celle-ci est le centre des festivités, la disposition change : les hommes s'assoient
sur les trois côtés et les femmes s'agglutinent autour du quatrième côté, devant l'entrée de la
chambre où se tient la mariée (chambre où elle est préparée et où elle reçoit les félicitations
chez ses parents ; chambre nuptiale dans la maison de son futur mari). La fiancée n'apparaît
jamais en public, par contre le marié, avec son père et d'autres agnats, circule dans cet
espace pour recevoir et servir les invités.
Les cérémonies dans la maison de la mariée ne revêtent, semble-t-il, quelque impor-
tance que du côté des femmes. Les hommes reçoivent un repas chez le père de la fille et
passent leur temps à discuter. En revanche, les femmes vont s'affairer autour de la mariée.
Il nous a été difficile de savoir ce qui s'y passe exactement durant ces deux jours, aucun
homme n'a le droit d'approcher cette chambre où probablement se déroulent des rituels
parodiques. Comme il ne nous était pas permis d'enquêter du côté des femmes, nous n'avons
que peu d'informations là-dessus. Les seules données recueillies sont les suivantes : sept
jours avant les cérémonies, la future mariée cesse toute activité. Pendant toute cette période
elle prend un bain quotidien. La matinée du premier jour des cérémonies, elle est préparée
par les femmes de son groupe qui lui mettent du henné sur les mains, les pieds, le visage et
les cheveux et l'habillent. Le costume cérémoniel, nous a-t-on dit, est très lourd et la fille
va constamment transpirer et souffrir durant la période où elle recevra les félicitations des
femmes invitées.
Chez le marié, c'est surtout du côté des hommes que les festivités vont revêtir un aspect
rituel très important. Nous y consacrerons l'essentiel de notre description et de notre analyse.
b. Les personnages
1. Le sdaq est ici la somme d'argent donnée p a r le père du marié à l'épouse pour constituer son
trousseau.
Les cérémonies du mariage chez les Iqar'iyen (Maroc) 339
offrir deux repas à ses invités et l'opinion s'intéressera beaucoup aux dépenses qu'ils feront.
On raconte qu'un « grand» mariant son fils, fit venir de nombreux cavaliers pour faire les
fantasias, engagea plusieurs groupes de musiciens, chanteurs et danseuses pour impressionner
et plaire à ses invités, en plus des nombreux moutons qu'il égorgea et de la grande quantité
de semoule, blé et orge qu'il puisa dans sa réserve pour servir les plats les plus raffinés.
En règle générale, les agnats des deux pères les poussent à la dépense et donc à la
compétition, espérant par là-même les obliger, sinon toujours à se ruiner, du moins à s'en-
detter très fortement. Entre autres, nous citerons Je cas extrême d'un homme qui, mariant
sa fille, apprit que le père du garçon allait se montrer très généreux et hospitalier avec ses
invités. Excédé, il prit une poignée de sable et déclara qu'il recevrait et nourrirait autant de
personnes qu'il y avait de grains dans sa main. Ce défi entraîna sa ruine totale, car il fut
pris au mot. Une foule immense vint chez lui et après avoir offert à chacun deux repas, il
fut obligé de vendre tous ses biens pour rembourser ses dettes et dut s'exiler.
Durant les cérémonies, ces deux chefs de famille, surtout celui de la famille du marié,
vont rester en retrait, comme tous les invités adultes ayant le même rang qu'eux. Seuls, les
jeunes célibataires vont occuper le devant de la scène et participer aux rituels avec le marié,
ainsi que le groupe des musiciens.
2. LES D I F F É R E N T E S P H A S E S D U RITUEL
a. La danseuse et le bouffon
Avant de décrire et d'analyser les principales cérémonies, il faut évoquer une sorte de jeu,
simulacre d'un défi/contre-défi entre deux groupes de jeunes avec l'aide de Yaberrah et d'une
danseuse. Cet épisode n'est pas obligatoire ; il peut se dérouler, si les jeunes le veulent.
Premier moment : le premier groupe met une pièce de monnaie dans la bouche de la
danseuse et l'envoie vers l'autre groupe, accompagnée de Yaberrah. Ce dernier joue son
rôle d'intermédiaire et transmet les paroles de défi : « Oh ou, voilà qui nous sommes ! fils
d'un tel, d'untel, d'untel... »
Deuxième moment : la danseuse rend la pièce aux « donateurs » et repart vers le deu-
xième groupe. Celui-ci lui met plusieurs pièces dans les cheveux ou le chignon, et dans la
bouche, et disent à Yaberrah de donner leur réponse ; ce contre-défi est en fait un nouveau
défi. Après quoi les pièces sont rendues à leurs propriétaires. A partir de ce moment, c'est
l'escalade verbale : chaque groupe choisit des paroles de plus en plus obscènes pour ridi-
culiser son rival et d'autres de plus en plus élogieuses pour vanter avec le maximum d'exa-
gération ses propres vertus et ses mérites.
Escalade aussi dans l'étalage de la monnaie : le nombre de pièces données va en s'accrois-
sant. Finalement, tout le corps de la danseuse en est tapissé. Les jeunes vantent leur géné-
rosité, mais en fait, les pièces sont toujours rendues à leurs propriétaires.
Cette mascarade se déroule dans l'hilarité générale des jeunes. Les adultes ignorent la
scène. Quand nous avons essayé de leur faire expliquer ce jeu, les vieux informateurs ont
exprimé leur dégoût de ce genre de manifestations, puis finalement certains ont reconnu
y avoir participé dans leur jeunesse.
Parfois ce simulacre de joutes oratoires et de dépenses ostentatoires, peut déboucher
sur un début de combat si les esprits sont très échauffés. Le marié doit alors intervenir pour
calmer ses amis qui le chahutent quelque peu.
Dans des échanges de violence simulée, ce jeu met en scène une dérision de l'honneur.
Tout est démesure et parodie dans ces joutes oratoires. Les pièces de monnaie sont étalées,
données à, voir. Ce sont de fausses dépenses ostentatoires. Mais cette mascarade constitue
une inversion et une dérision du mariage. La danseuse tapissée de pièces de monnaie est
une prostituée. Les jeunes simulent devant le marié et leurs aînés le paiement multiple de
ses services, preuve de leur virilité ; paiement pour des relations sexuelles stériles, à opposer
à celui que fait le marié pour avoir droit à une épouse fertile et à une descendance. La
danseuse est en quelque sorte habillée avec de la monnaie marocaine frappée par le sultan,
alors que le sdaq donné à la mariée est transformé en vrais habits qui la couvriront. C'est
donc une dérision de ce paiement du sdaq, lequel permet la rupture de l'interdit portant sur
la mariée ; c'est aussi la dérision de la monnaie, symbole de l'autorité du souverain marocain.
Les cérémonies du mariage chez les Iqar'iyen (Maroc) 341
Les rituels que l'on retrouve dans tous les mariages, sont ceux dits du henné, au cours de
la deuxième soirée et du grama, au cours de la troisième.
Les séquences du début dans les deux rituels sont identiques : le marié, comme nous
l'avons dit, est appelé murai-es-sultan. II joue le simulacre de l'intronisation du nouveau
souverain. Il revêt une djellaba neuve, en rabat le capuchon sur sa tête, pour se préserver,
dit-on, du mauvais œil. Il sort de la place des festivités accompagné de ses jeunes amis. Un
cortège s'organise ; le marié est tenu de chaque côté par un de ses amis ; ces deux person-
nages sont appelés vizir, c'est-à-dire qu'ils sont ses ministres. Une de ses petites sœurs ou
cousines parallèles balance au-dessus de sa tête une perche au bout de laquelle un ruban
est attaché. C'est le « parasol » du Sultan ! Deux groupes de jeunes sont placés respecti-
vement en avant et en arrière de ces quatres personnages.
L a procession ainsi organisée revient lentement vers la place des festivités. L e premier
groupe chante les stances suivantes :
Gloire à Dieu !
Gloire au Créateur !
Gloire à l'Éternel !
L a création a commencé.
Puis il fait quelques pas. Le marié et ses amis avancent aussi. L e deuxième groupe entonne
à son tour le même chant, puis fait quelques pas lui aussi. Cette scène est répétée plusieurs
fois, jusqu'à ce que le cortège arrive au centre de la place des festivités. Là, sont disposées
trois chaises qui tournent le dos à l'endroit où se tiennent les femmes. Le siège du milieu
est occupé par un agnat marié du murai-es-sultan. Celui-ci lui baise le front et s'asseoit à sa
place. Il est signifié par là qu'un nouveau souverain vient remplacer le précédent. Les deux
vizir occupent alors les deux autres sièges.
murs. Ce geste peut être fait une ou plusieurs fois. Plus il est répété, plus le marié signale
qu'il est bien disposé à l'égard de sa nouvelle épouse.
Les marques laissées sur le mur symbolisent aussi le nombre d'enfants qu'attend le
marié de sa femme. Les jeunes qui assistent à ce rituel prononcent alors les paroles suivantes :
« Maintenant ils (le couple) sont mariés ». Par là, il est signifié très exactement que le mariage
est consommé sexuellement.
La cérémonie s'achève. Les jeunes reprennent leur place dans le cercle des festivités
et le marié, après avoir enlevé sa djellaba, signe de sa souveraineté, va rejoindre ses agnats
et les aide à servir les invités.
La cérémonie du henné se présente donc comme un double simulacre : celui de l'intro-
nisation du sultan, et celui des premiers rapports sexuels du couple.
s'agit d'écraser l'autre par la force de ses paroles, et par la somme d'argent offerte. On est en
présence d'une sorte de potlach.
Ces joutes oratoires sont conduites par les jeunes, ceux qui n'ont pas le sens de l'honneur.
Leurs aînés qui donnent aussi au marié une somme de monnaie se tiennent à l'arrière et
laissent faire leurs cadets.
Toute cette confrontation entre groupes segmentaires est une sorte de combat simulé
analogue dans ses formes à celui qui précède une bataille réelle. Mais il s'agit ici, face au
« sultan », d'une dérision de la segmentarité et de la baraka. L'aberrah joue le rôle d'un
médiateur de parodie qui, au lieu d'arrêter l'échange de violence, doit au contraire l'exa-
cerber.
3. L A D É R I S I O N DE L ' H O N N E U R ET DE L A «BARAKA»
Les simulacres
Le marié murai-es-sultan suivi de ses compagnons entre dans la « capitale » figurée par cette
place cérémonielle où se déroule les festivités. Il investit ainsi le centre de son sultanat et du
même coup prend possession de celui-ci. Le siège occupé tout d'abord par l'agnat du marié
jouant le rôle de l'ancien souverain, devient son trône. Dans le chapitre sur le sultan comman-
deur des croyants, nous avons souligné comment s'opère la succession au trône : elle implique
de la part du prétendant qu'il tue et qu'il détruise. Sa violence meurtrière vis-à-vis des tribus
qui soutiennent d'autres prétendants est représentée par sa main trempée de henné, appliquée
sur le mur de son nouveau royaume. Si elle réussit, elle devient le signe de sa baraka, de cette
« force » divine qui rejaillira sur toute la communauté en apportant richesse et prospérité,
en favorisant la fertilité des champs et la fécondité des femmes. D e ce point de vue, la céré-
monie du henné constitue un rituel de fertilité parallèle au sacrifice réel de la défloration. Le
marié, comme le sultan, va rompre par une violence l'interdit portant sur sa nouvelle épouse,
et établir son autorité sur elle. La représentation des premiers rapports sexuels du couple
dans le simulacre, est traduite par cette main droite du marié plongée dans le henné de couleur
rouge, symbolisant sa femme. (Le henné est un produit féminin. Il est utilisé comme maquil-
lage, comme produit de beauté et il est considéré comme une baraka, favorisant la fécondité
des femmes et la prospérité). L e geste d'appliquer ensuite cette main enduite de henné symbo-
lise les enfants qu'il espère avoir d'elle. Ainsi se manifestent successivement la défloration
et son produit, c'est-à-dire la descendance du couple. Cette main droite dressée et appliquée
sur le mur intérieure de la chambre nuptiale représente la nouvelle autorité du marié sur
son domaine de l'interdit. Elle est aussi celle qui porte le fusil avec lequel il défendra son
honneur. Elle est enfin le signe de la conquête du pouvoir par le nouveau sultan.
L'intérêt de cette cérémonie du henné est donc cette équivalence entre les deux simu-
lacres : intronisation du « sultan » = rapport sexuel fertile. Tous les deux impliquent une
violence, rupture de l'interdit. Le sultan établit son autorité, en « mangeant » les tribus et
le marié en déchirant l'hymen de sa jeune épouse. Cette force qui détruit est de nature sacri-
ficielle et donne un pouvoir ; elle permet aussi de reproduire la vie. La terre dévastée va
être « fécondée » par la baraka du sultan et la femme « violentée » va porter ses fruits.
344 R. Jamous
La dérision
Comme nous l'avons décrit, ces cérémonies se passent dans la dérision. A travers cette
parodie des valeurs s'exprime l'ambiguïté de toute autorité, aussi bien celle du sultan par
rapport à ses sujets, que celle d'un père par rapport à ses fils, et d'un « grand » face à ses
agnats. Dans ce jeu de la dérision, les détenteurs de l'honneur et de la baraka apparaissent
comme ces personnages qui, affirmant leur force et leur puissance, sont obligés d'être aussi
les victimes de ces valeurs qu'ils portent.
Dans les deux cérémonies, l'intronisation du sultan est présentée comme ce moment
où il affirme la force de sa baraka, et celui où il doit reconnaître que sa puissance est captée.
On dit que lors de ces festivités, le marié murai-es-sultan peut commander et que ses ordres
doivent être obéis. Mais dans les simulacres, il doit rester silencieux et le capuchon de sa
djellaba, rabattu sur sa tête, en fait un « aveugle ». Il lui faut être guidé vers son siège et là,
subir les quolibets et les moqueries de ses sujets. Normalement un souverain nomme ou
révoque ses ministres ou vizir. Ici ces positions sont « achetées » sans qu'il ait son mot à dire
et de plus, il lui faut rendre cet argent qu'il reçoit à ses propriétaires.
Cette ambiguïté se retrouve dans la cérémonie du grama. Les invités jouant ici le rôle
des sujets reconnaissent l'autorité du nouveau sultan en lui donnant des pièces de monnaie,
symbole de son pouvoir. Mais ils le font assister en observateur impuissant à ces joutes
oratoires et à ces échanges de violence où se manifestent la pérennité et la force des rapports
segmentaires. Ici se trouve exprimée dans sa quintessence par l'intermédiaire d'un jeu paro-
dique, le rapport des tribus au sultan. Dans ce même moment où le sultan se trouve établi
sur son trône et consacré au niveau global, la segmentarité manifeste son emprise sur les
rapports sociaux locaux. Le souverain, tout en concentrant dans ses mains la force de sa
communauté doit en être dépossédé. Le paradoxe du pouvoir est qu'il est en même temps
toute puissance et toute faiblesse.
La même analyse peut être faite à propos du rapport père/fils et « grand »/agnat.
C'est le père du jeune homme qui arrange le mariage et qui affirme son honneur. II
dépense pour recevoir ses invités et pour montrer qu'il est digne du « nom » qu'il porte.
Mais il doit s'effacer, comme d'ailleurs tous les adultes, et laisser les jeunes occuper le devant
de la scène. Les fanfaronnades des irresponsables qui se moquent de lui et des autres chefs
de maison sont certes dérisoires. Mais cette comédie est plus qu'un jeu. Ces rituels d'inver-
sion constituent ces moments où les jeunes montrent leur impatience de jouer l'honneur
en leur nom propre. Us signifient ainsi aux adultes que leur autorité va bientôt avoir une
fin et que tout mariage est comme leur meurtre symbolique : il annonce leur mort réelle.
Lors de la cérémonie du henné où se déroule le simulacre des premiers rapports sexuels
du couple, le père du marié fait comme si tout cela ne le concernait pas. Nous avons vu que
la terminologie de parenté fait de ce chef de maison un amghar, pour sa bru tasrit, qui reste
pour lui la « fiancée » et non l'épouse du fils. La rupture sacrificielle de l'interdit que va
réaliser ce fils est donc une violence dirigée contre lui. Elle annonce la fin de son autorité.
Rien ne synthétise mieux cette dramatisation du mariage que cet incident — évoqué
par différents informateurs — qui se produisit lors d'une cérémonie. Une fille chantait les
louanges d'un jeune. Soudainement le père de ce dernier se leva pour dire : « C'est moi et
non ma semence qu'il faut chanter », à quoi le fils répondit : « Ta semence te submergera ».
En bref, ces simulacres et ces dérisions du sultan et des hommes d'honneur constituent
ce spectacle au cours duquel les Iqar'iyen regardent et participent à ce dévoilement, à cette
mise à nu des rapports d'autorité et de pouvoir. Mais les cérémonies de mariage vont encore
plus loin dans la dérision des valeurs.
Les cérémonies du mariage chez les Iqar'iyen (Maroc) 345
4. LA CÉRÉMONIE DU VOILE
Après la cérémonie du grama, les invités partent. Le marié entre dans la chambre nuptiale,
rompt l'interdit en regardant sa nouvelle femme, en lui parlant et en ayant un rapport
sexuel avec elle. Désormais, il a autorité sur elle. Pendant sept jours (ce nombre est sacré), le
couple passe de longs moments ensemble. A deux reprises les parents de l'épouse viennent
dans la maison du marié et leur apportent de la nourriture. Le cinquième jour, le jeune
homme présente sa femme à ses parents.
Le septième jour, c'est la cérémonie du voile. Un groupe de jeunes célibataires, amis
du marié, vient lui rendre visite. Ils s'installent dans la chambre nuptiale désertée pour la
circonstance par la mariée. Un voile sépare le lit des époux de l'espace où sont assis les invités.
Ceux-ci commencent une compétition pour l'achat du voile, et des fruits et gâteaux placés
dans le lit et sous le matelas. En fait, avant d'arriver, les jeunes se sont mis d'accord entre
eux sur la manière dont cela se déroulerait. L'invité qui paye la plus forte somme arrache le
voile et prend fruits et gâteaux, non sans avoir défait totalement le lit, se permettant de faire
des allusions sur les rapports sexuels qu'a eu le nouveau couple. Il peut garder tous ses biens
pour lui, mais il est d'usage qu'il les partage avec les autres et que tout le monde les consomme
sur place. Toute cette cérémonie se déroule dans l'hilarité la plus totale. Le marié présent
doit aussi rire et à aucun moment il n'a le droit de protester.
Cette cérémonie de clôture se présente comme la suite des simulacres d'intronisation
du sultan et des premiers rapports sexuels du couple. Après le rituel de fertilité, dont on
espère qu'il donnera une nombreuse descendance aux mariés, voici un autre simulacre où
les enfants attendus sont représentés par des fruits et des gâteaux et sont captés et consommés
par les invités.
Certes, cette scène est dérisoire ; le marié ne laisse prendre qu'une fausse descendance
en contrepartie d'une somme d'argent véritable qu'il conserve. Mais cette cérémonie dévoile
au couple sa destinée et préfigure par ce spectacle le sort qui l'attend.
Cette chambre appelée takhamt (petite chambre) diminutif de akham (chambre des
parents du garçon et centre de la maison) est utilisée par le couple pour dormir, avoir des
rapports sexuels, mais elle est aussi salle de réception des invités. Quand ceux-ci viennent
rendre visite, un voile sépare la chambre en deux parties : la partie intime où se trouve le lit
du couple que personne ne doit voir, et la partie où l'hôte reçoit et honore ses visiteurs,
c'est-à-dire s'engage avec eux dans des relations d'échange par des dépenses ostentatoires.
Personne n'a le droit de soulever le voile ni de regarder derrière car ce serait une offense
grave, devant entraîner le meurtre du coupable. Cette division de la chambre reproduit à
l'intérieur de la maison l'opposition entre celle-ci et les lieux publics où les hommes s'affron-
tent dans les échanges de violence. La porte de la maison est appelée « le voile de la maison ».
Nous retrouvons ici les deux aspects de l'honneur comme autorité et contrôle sur un domaine
interdit aux autres et comme cette valeur qui oriente les échanges de violence. Le voile est
ici le terme médiateur car il permet la séparation et en même temps la communication entre
ces deux univers.
La cérémonie du voile constitue un spectacle d'une grande violence. Un jeune homme
vient de quitter sa condition de célibataire, d'adolescent sans responsabilité. Il a établi son
autorité sur sa femme qui est interdite aux autres. Des enfants vont probablement naître
et assurer la continuité de la lignée. Ce voile qu'il peut dresser pour la première fois indique
aussi qu'il est sur la route de l'honneur. Certes, il lui faudra attendre d'avoir la terre pour
assumer pleinement sa qualité d'homme (ariaz), mais son chemin est tracé. Or, voilà qu'au
moment même où son avenir se dessine et commence à se réaliser, il est obligé de subir un
affront et de regarder une autre image de sa destinée, celle de tout Iqar'iyen.
Le voile enlevé annihile ce qu'il vient de fonder. Les fruits et les gâteaux, c'est-à-dire
346 R. Jamous
sa richesse et sa descendance sont ingérées par les autres. Sa « maison » est détruite car sa
porte a été arrachée. Le marié voit se préfigurer devant lui son meurtre et celui qui attend
sa lignée.
A travers cette cérémonie d'une rare violence, c'est le spectacle de leur société que les
Iqar'iyen se donnent. Le domaine de l'interdit n'est fondé que pour être transgressé. Le
cycle de la vie et de la mort, la continuité de la société iqar'iyen se font au rythme de la
transgression.
Charivari chez les Baruya de Nouvelle-Guinée
(le 6 octobre 1968)
MAURICE GODELIER
Lorsque Jacques Le Goff m ' a informé de la préparation d'un colloque sur le charivari et
m ' a demandé d'y participer j'ai accepté parce que j'avais assisté en Nouvelle-Guinée à un
charivari chez les Baruya le soir du 6 octobre 1968 lors d'une éclipse de lune. Le colloque
me semblait offrir l'occasion de revenir sur mes observations de terrain et de leur apporter
un commentaire théorique. Cependant à la relecture de mes notes j'ai mesuré tout ce qui
me manque pour véritablement rendre compte de ces faits.
Le soir du 6 octobre 1968, vers 21 h 15, alors que j'étais chez moi, à Wiaveu, village des
Baruya de Nouvelle-Guinée, j'entendis de grands cris proférés par Biantdaié, un Baruya que
les autorités australiennes avaient nommé « c h e f » de village, ceci dans une société qui
n'avait jamais comporté de chef. Je compris à travers ces cris que la lune était « en train de
mourir ». Aussitôt après que ces mots eurent été criés, monta de toutes les directions du
village un charivari de bruits d'objets qu'on frappe et de clameurs poussées.
Après une très longue minute, le silence revint et je sortis pour voir ce qui se passait.
C'était en effet une éclipse de la lune. Personne n'était visible dans le village, mais, à une
centaine de mètres de chez moi, brillait une vive lueur. Je me dirigeai vers elle et trouvai,
debout entre deux grandes torches de bambou sec plantées dans le sol, Inamwé, le chamane
le plus important du village. Il se tenait face à la lune et criait dans sa direction des propos
que je ne compris pas entièrement. Mais, comme Biantdaié, il disait, à la lune de « ne pas
mourir ». J'essayai de le questionner, il ne me répondit pas. Puis il s'empara de flèches de
bambou ; il tira vers la lune des flèches qui passèrent au-dessus du village et tombèrent dans
la nuit, au-delà de ses limites. Il murmurait en même temps une formule que je ne pouvais
comprendre tant son ton de voix était bas. Par la suite, il me confia qu'il avait appelé le
soleil et la lune par « leurs noms ».
II se mit alors à siffler et à claquer ses doigts de la main droite, la main tendue vers la
lune. C'est là le geste de la prière au soleil et à la lune chez les Baruya. Il déplanta ensuite
les bambous et tourna autour de sa maison en les agitant de haut en bas, pour éclairer les
ténèbres. Puis il rentra chez lui. A ce moment, son frère, Nilaoundjé, autre chamane du
village, commença à une soixantaine de mètres de là à faire les mêmes choses près de sa
maison. Je me dirigeai vers lui et entrai dans sa maison avant qu'il n'ait fini. Là j ' y trouvai
sa femme et ses enfants, ainsi qu'une voisine, Nungwakac, appartenant au même clan que
Nilaoundjé mais d'un lignage allié par le mariage à celui de Nilaoundjé. Il y avait là éga-
lement un voisin, Yuvarandé, d'un clan différent mais allié. Je m'assis. Nilaoundjé rentra
et, très détendu et souriant, m'assura que la lune « maintenant allait revenir ». Nungwakac,
la voisine, me dit que la lune autrefois ne disparaissait pas comme maintenant. Que si la
lune devait mourir, elle ne savait pas ce qu'on allait manger. Et elle ajouta que ces choses-là
se passent parce que les blancs sont là. Yuvarandé, lui, me dit en rigolant que ses voisins
Mandainai et Ambiaraiwé (connus pour leur couardise à la guerre) avaient eu peur de
l'éclipsé et des flèches tirées dans le ciel, et qu'on ne les verrait pas de sitôt. Je rentrai ensuite
chez moi, sans avoir malheureusement observé la fin de l'éclipsé et en avoir mesuré la durée
exacte.
Le lendemain, un vol eut lieu dans le village. La police arriva. Je fus pris par d'autres
événements à observer et au cours des quatorze mois que j'allais encore passer sur le terrain,
je ne suis jamais revenu sur ces notes concernant l'éclipsé pour les approfondir.
Un an plus tard, le 29 octobre 1969, au cours d'une discussion avec le même chamane
Inamwé, celui-ci m'a parlé longuement d'un événement qui eut lieu du temps de son grand-
père. Le soleil disparut pendant plusieurs jours, le ciel était noir et les gens se précipitèrent
sur les bananiers et sur les plantes magiques et les frappèrent en une sorte de charivari. Puis
ils construisirent une grande maison pour s'y enfermer au chaud et ils laissèrent les oiseaux
y pénétrer. Ils apportèrent avec eux différentes plantes domestiques pour pouvoir les replanter
quand le soleil allait revenir.
Telles sont les données dont je dispose dans mes notes concernant un charivari que j'ai
observé personnellement, et un charivari que des informateurs m'ont rapporté en le situant
trois générations avant eux (approximativement vers 1880-1890).
b. Le chamane
Dans le village de Wiaveu, il y avait à cette époque au moins cinq chamanes mais seuls
Inamwé et son frère ont officié. Ce sont des Andavakia, membres d'un clan qui, avec deux
autres clans, ont les pouvoirs d'agir sur le soleil et la lune. Il existe également des chamanes
femmes, mais jamais elles n'officient pour le retour du soleil et de la lune. Les chamanes,
hommes et femmes, sont supposés constituer jour et nuit autour de la population des Baruya
une barrière magique contre les mauvais esprits responsables des maladies et de la mort.
Leurs esprits les quittent la nuit et établissent le long de la rivière qui sépare les Baruya de
leurs voisins et ennemis une barrière magique protectrice contre la mort et les maladies.
La nuit de l'éclipsé, dans tous les villages, quelques chamanes hommes ont fait les mêmes
choses que Inamwé et son frère. Ils appartenaient à l'un ou l'autre des trois clans qui peuvent
intervenir en ces circonstances sur le soleil et la lune. La lune ensuite est revenue.
Sans que je sache exactement la formule magique employée par nos deux chamanes,
je sais qu'elle comportait les noms secrets du soleil et de la lune. Ces noms sont inconnus de
la majorité de la population baruya et théoriquement les femmes ne sont pas supposées les
connaître. En s'adressant à la lune et au soleil par leurs noms sacrés et secrets, les chamanes
espèrent s'en faire entendre et obéir.
Les flèches tirées vers la lune étaient destinées à la rallumer, à lui apporter le feu qui
est la vie, vie qui avait été donnée autrefois par le soleil. A chaque initiation, on éteint tous
les feux des maisons au moment d'allumer avec des pierres à silex le feu dans la grande
maison des initiés. C'est recommencer le feu primordial, comme l'avait fait le soleil à l'origine
des temps.
Siffler en claquant des doigts et en regardant vers le ciel au-delà de sa main dressée,
c'est envoyer son esprit se joindre au vent et rejoindre le soleil et la lune. C'est la prière
baruya.
Autour de la lune et du soleil, pour les Baruya, toutes les étoiles sont des lieux de rési-
dence des morts. Le soleil et la lune attirent vers eux une partie des esprits des morts qui se
logent dans les étoiles.
d. L'atmosphère du charivari
Mon impression fut que la peur manifestée restait en surface, et que l'attente du retour de
la lune était confiante. J'ai eu l'impression que tout le monde était convaincu que cela allait
bien se passer. D'où l'attitude détendue de Nilaoundjé et des voisins qui avaient été surpris
chez lui en visite au moment où a commencé l'éclipsé de lune. Cela a permis cependant des
commentaires politiques. L'incident astronomique a été commenté par Nungwakac, une
femme, comme un signe des malheurs qui avaient accompagné l'arrivée des Blancs. Pour
Yuwarandé ce fut une occasion de se moquer une fois de plus de deux hommes peureux dans
une société où le sommet de la hiérarchie sociale est occupé par une poignée de guerriers
qui n'ont peur de personne. Probablement, les hommes dont il se moquait n'avaient pas
plus peur que lui, mais il le supposait : de toute façon chacun chez soi attendait pour sortir
que le chamane ait fait son travail et que la lune soit revenue.
En contraste avec cet événement astronomique, aux effets sociaux somme toute mesurés,
je pense que le récit de l'éclipsé du soleil qui aurait fait s'abattre sur tout le pays le froid
et obligé les Baruya à construire une maison pour s'y réfugier avec les plantes et les animaux,
suggère qu'une éclipse du soleil déclenche une plus grande peur accompagnée également
d'un charivari. Or, dans toute la Nouvelle-Guinée, nous savons que de temps en temps
surviennent des éruptions volcaniques qui terrifiaient les populations et auxquelles elles
répondaient par la construction d'une grande maison et des rites spéciaux au soleil et à la
lune. Mais ceci est une autre histoire.
*
Je suis conscient des lacunes de mon information sur le charivari. Je n'ai pas trouvé en
baruya de mot pour charivari, mais cela ne signifie pas qu'il n'y en a pas. Je regrette aujour-
d'hui de n'avoir pas prêté à l'époque plus d'attention à cet événement. J'avais d'autres
événements à suivre, mais ce n'est pas une excuse car ce fut un choix. S'arrêter sur un
événement, y revenir avec ses informateurs pendant plusieurs jours, c'est le privilégier au
détriment d'autres observations. Observer c'est toujours choisir. En même temps c'est parce
que j'ai obtenu dans d'autres contextes des informations sur le soleil, la lune, que je peux
donner un sens baruya à quelques aspects du charivari et de la pratique magique du chamane,
aux activités sociales qui ont accompagné l'éclipsé de la lune du 6 octobre 1968. Aujour-
d'hui j'aimerais poser de nouvelles questions. Que signifie précisément pour un Baruya tirer
des flèches vers l'astre en train de « mourir »? Pourquoi le chamane agite-t-il des bambous
autour de sa maison ? A ces questions je ne puis répondre car il me faudrait « inventer » la
réponse. Question plus fondamentale encore : comment les Baruya se représentent-ils la
Charivari chez les Baruya de Nouvelle-Guinée 351
tache qui se dessine progressivement sur la lune, jusqu'à la manger entièrement? Quand ils
disent la lune « meurt », veulent-ils dire qu'elle meurt à cause de cette tache et cette tache
est-elle pour eux comme pour nous le soleil ? Cela je ne le « crois pas » car pour les Baruya
le soleil précède la lune et disparait chaque soir de l'autre côté de la terre quand la lune
monte dans le ciel. Je ne vois pas comment un Baruya pourrait imaginer que les chemins du
soleil et de la lune « se croisent ».
Le charivari, la mort et la pluie
F R A N Ç O I S E HÉRITIER
Si l'on part du principe que le vacarme organisé et ritualisé, visant un ou des individus
particuliers 1 , constitue le principal critère formel du charivari — en laissant de côté les
desseins et finalités de l'acte lui-même •—, on est en droit de conclure qu'il existe des formes
de charivari en dehors de l'aire européenne. Le cas que je traiterai concerne les Samo de
Haute-Volta. J'évoquerai à son propos des faits de même nature rencontrés dans des popu-
lations voisines d'Afrique Occidentale en essayant de dégager leur symbolique commune. De
la comparaison qui pourra être faite avec certains aspects des faits européens, naîtra la
question de savoir si ce charivari africain relève du même ordre de réalités que l'autre et,
en ce cas, si l'examen de ces formes exotiques fournit, au plan de la symbolique qui est celui
qui nous intéresse, des éléments favorisant la compréhension des formes européennes.
Partons du cas samo. Il existe des gens que l'on n'enterre pas et qu'on appelle zama.
Dans le pays samo du nord, \ezama est au premier chef un individu qui a entretenu un rapport
sexuel avec un cadavre. Accessoirement, ce peut être un individu qui a entretenu des rapports
sexuels avec des animaux ou avec des membres d'un groupe ethnique particulier, vivant en
pays samo pour y faire des tâches décriées, les ken ou Somono. Mais la référence principale
est celle faite à la nécrophilie. On peut estimer à juste titre que le cas ne doit pas être très
courant. Cependant, le groupe des zama paraît relativement important pour un délit aussi
rare. C'est que le caractère de zama se transmet horizontalement par contact sexuel et verti-
calement par engendrement. De plus, il est indélébile dès qu'attesté. On naît zama de parents
zama qui le sont eux-mêmes soit par naissance soit par contamination sexuelle. On devient
zama en raison d'un rapport sexuel même unique avec un individu dont on ignorait la nature
de zama. Une fois acquis, le caractère est transmis inéluctablement à tous les partenaires
sexuels et à tous les enfants à naître. C'est dire que les zama ne peuvent se marier qu'entre eux
et qu'un individu découvre généralement la nature de l'imputation injurieuse qui pèse sur
lui lors des difficultés qu'il rencontre à trouver un partenaire sexuel ou matrimonial. Lorsqu'il
la découvre, il a cependant la possibilité de se laver du soupçon en subissant une ordalie
particulière au village de Kankane. Mais il faut alors qu'il soit très sûr de lui. Le véritable
zama, i.e. le nécrophile vrai, ne pourrait mener nulle part une existence sociale normale,
participer aux luttes, chasses, fêtes, boire avec les autres au cabaret, faire partie des groupes
de travail. Je n'en connais aucun cas, historique ou actuel. Les zama sont tous, en fait, des
zama du deuxième degré, des contaminés au fil des temps. Ceux-là mènent une existence
normale dans leurs villages à ceci près qu'ils ne trouvent pas de conjoints autre que zama
1. J'emploie cette formule à dessein afin d'exclure du champ d'observation les vacarmes rituels
réalisés à l'occasion des éclipses.
Le charivari, École des Hautes Études/Mouton, pp. 353-360.
354 F. Héritier
eux-mêmes, qu'ils ne sont pas enterrés, et que leur double n'entrera pas aux villages des
morts.
Après le décès, le corps du zama n'est ni lavé, ni pleuré, ni exposé dans la maison des
morts. Aucun des rites d'honneur n'est accompli. Placé sur un brancard sommaire recouvert
de feuillages et ficelé par des attaches végétales, le corps, dont les femmes n'approchent pas,
est transporté, souvent nuitamment, par tous les hommes du village, en grand charivari, en
coupant le long du chemin les branches d'arbre, feuillages et herbes qui lui feront sa pro-
chaine litière, sur le territoire du plus proche village voisin en direction de l'ouest, où il est
abandonné dans les branches d'un arbre. Alertés, les hommes de ce village voisin viennent
à leur tour décrocher de son arbre le corps du zama et, toujours en grand charivari, l'expul-
sent hors de leur territoire dans les mêmes conditions, en l'abandonnant dans un arbre une
fois franchie la frontière qui sépare leur terre de celle de leur voisin de l'ouest. Ainsi continue
la longue pérégrination du corps en décomposition sur son brancard de feuillage qui se
renouvelle et augmente son volume régulièrement, jusqu'à ce qu'il arrive au village de Turu,
à l'ouest du pays samo, où il est définitivement abandonné à pourrir dans les arbres d'un
bois spécialement affecté à cet usage.
Si l'on ne procédait pas de la sorte, la pluie cesserait de tomber. La mise en terre d'un
corps de zama entraîne ipso facto la sécheresse et donc la famine pour le village et la région
où cette faute a été commise. D'ailleurs, lorsque la pluie tombe mal, il arrive que les devins
consultés en décèlent la cause dans l'inhumation d'un zama dont le caractère de zama n'était
pas connu de son vivant. Us donnent son identité. Le corps est alors déterré pour être
transporté à Turu et abandonné dans les arbres selon la procédure traditionnelle. C'est une
situation dramatique pour la famille car veuves (ou veuf) et enfants (et même co-épouses
et leurs enfants si'le corps déterré est celui d'une femme) se retrouvent sans recours possible
affectés du signe infamant : ils ne peuvent subir l'ordalie pour s'en laver.
Au transport du cadavre et au charivari, tous les hommes participent ; chacun doit
faire le plus de bruit qu 'il peut et le plus discordant : on crie, on tape le tambour, les sonnailles,
on agite des grelots, on frappe ensemble des outils, on agite des besaces remplies de cailloux
mêlés à des pointes de flèches, on souffle dans les cornes et sifflets de chasse, on tape, disent
les informateurs, sur tout ce qui peut faire du bruit. L'explication avancée pour ce compor-
tement est fonctionnelle et simpliste : il s'agit d'avertir par ces bruits extrêmes et discordants
les habitants du village voisin qu'un corps de zama leur arrive et qu'il faut qu'ils se préparent
à aller le chercher. Nous la signalons pour mémoire. En 1976, il y eut un transport de zama
en début d'hivernage, passant par Dalo où je me trouvais au début de cette année. Le corps
venait de Niankoré, village distant de près de vingt kilomètres. Il ne resta pas même la nuit
sur la brousse de Dalo ; les hommes l'ont emporté à Gono dès son arrivée au petit matin
et, dit-on, « ce jour-là, il a bien plu à Dalo ».
Pourquoi le village de Turu est-il le point d'arrivée obligatoire, sur la frange occidentale
du pays, de tous les corps de zamal II n'y a pas de réponse faite à cette question. Mais
l'enregistrement du mythe d'origine des Samo que constitue en fait le nom d'éloge (zumbri)
des fossoyeurs Drabo de la ville de Toa, fournit un indice. Résumons-le rapidement. Les
hommes sont descendus du ciel atteint de surpopulation sur la terre, sous la conduite du
fossoyeur, au moyen d'une chaîne forgée par le forgeron dont le marteau incandescent fixé
à l'extrémité de la chaîne assécha la terre recouverte à l'origine par les eaux. Dieu, qui avait
indiqué aux hommes la marche à suivre, avait spécifié que toutes les choses inconnues
reviendraient au forgeron pour prix de son travail. La Terre était par définition une chose
inconnue, mais le fossoyeur, voyant une fois au sol le parti qu'il en pouvait tirer, décida de
se l'approprier. Pour cela il usa d'un stratagème. Il fit savoir au peuple, contradictoirement
aux assurances du forgeron, que Dieu lui avait donné la Terre et proposa, pour trancher
entre eux, de s'en remettre au jugement de la Terre elle-même. Il avait au préalable placé
son jeune frère dans une fosse recouverte, creusée à l'endroit où la chaîne avait touché le
sol. Aux questions posées, lors d'une séance d'une très grande intensité dramatique dans le
Le charivari, la mort et la pluie 355
mité morphologique mais surtout conformité sociale. La question est de savoir pourquoi
cette absence de conformité entraîne la mauvaise venue de la pluie et quelle est la liaison
qu'il convient d'établir entre le charivari institutionnalisé et le retour à l'ordre climatologique.
Avant d'examiner ces points, voyons ce qui se passe ailleurs que chez les Samo. Toutes
les populations établissent leur propre gradation sur le chemin de l'horreur. Ce ne sont donc
pas nécessairement les mêmes faits que nous trouverons produisant les mêmes effets.
En pays samo, les actes contraires aux normes sociales peuvent être classés en quatre
catégories. Le lia yè la, c'est l'inconvenance, l'incongruité, celle par exemple de la grand-
mère qui continue de mettre des enfants au monde alors même que ses petits-enfants com-
mencent à procréer ; cette incongruité n'a pas d'effets de sécheresse climatologique mais
biologique : la grand-mère retire ainsi leur « chance de vie » à des enfants qui devraient
normalement naître de ses descendants. C'est un court-circuit de générations, la génération
ancienne jouant le rôle de la nouvelle en lui ôtant de ce fait ses forces vitales. Le gagabra,
l'indécence, l'impudicité, est caractéristique de la copulation en brousse et des unions
temporaires des femmes « sauvages », qui ne sont ni en puissance de père ni en puissance
de mari. On a vu que pour la copulation en brousse, la sanction est collective et climatolo-
gique : c'est l'arrêt de la pluie. Le dyilibra est, littéralement parlant, la « chiennerie » (dyili,
chien). C'est la turpitude, l'ordure: c'est l'inceste et l'adultère avec la femme du frère. Le
dyilibra entraîne lui aussi une sécheresse d'ordre biologique : « il vous chauffe », afularè ma,
il déclenche la maladie et la stérilité. C'est parce qu'ils sont stériles que les devins recon-
naissent la présence du dyilibra dans les unions incestueuses que les conjoints ont contractées
sans le savoir. Enfin, le zàbra, le fait d'être zama, la nécrophilie institutionnelle, représente
dans l'échelle de l'horreur, l'abomination absolue. Nous avons vu les effets climatologiques
de l'inhumation des zama. Mais dans tous les cas, caractérisés par les sécheresses des deux
ordres qu 'ils entraînent, il apparaît que cette absence de conformité à la norme sociale
stigmatise avant tout des anomalies d'ordre sexuel.
Chez les Mossi du Yatenga, c'est la zoophilie, et particulièrement les rapports sexuels
avec les ânesses qui prend la place de la nécrophilie au plus haut niveau de l'horreur. A cela
près, le traitement duyaralentiga (le « suspendu à l'arbre ») est exactement le même que celui
du zama. Le caractère est acquis également par contiguïté sexuelle et par engendrement.
Les corps ne sont pas enterrés mais transportés en charivari de proche en proche jusqu'à
un village de l'ouest du pays, Dénéa. Comme pour Turu, il existe une histoire justifiant le
choix de Dénéa comme aboutissement des corps des yaralentise. D'après Seydou Ouedraogo
{Les Yaghlen-tisé au Yatenga, manuscrit déposé au Centre Voltaïque de Recherche Scienti-
fique), le terme s'applique aussi à tous les habitants de Dénéa et à toute personne ayant des
relations sexuelles avec les forgerons. Enfin, leur inhumation tarit la pluie. Il écrit : « Les
habitants du Yatenga croyaient que l'inhumation du yaghlen-tiga empêchait la pluie de
tomber et provoquait ainsi la sécheresse et la famine sur le pays ».
Chez les Bwa de Haute-Volta, c'est Y inceste. Je cite un coutumier bobo-oulé (bwa)
anonyme dont le manuscrit est déposé au C.V.R.S. (partie Droit civil, section 3, Du mariage) :
« Le fait d'avoir passé outre aux empêchements de parenté n'enlève aucun de leurs droits
aux délinquants. Cependant, ceux qui auront violé les empêchements de parenté de
premier degré en ligne directe ou collatérale, ne seront (pas) enterrés à leur mort, mais
attachés, absolument nus, à un arbre de la brousse jusqu'à décomposition complète.
Quant aux enfants nés de parents incestueux, ils ne seront pas non plus enterrés. A
leur mort, les gens de ce village les porteront au village suivant, les gens de ce village les
relaieront pour les porter au troisième village et ainsi de suite jusqu'à la rencontre d'une
rivière où on les jettera. Ceux qui auront jeté le cadavre dans l'eau devront regagner
leur village sans se retourner en arrière. Les Bobos croient que si on enterrait les parents
ou enfants incestueux, il ne pleuvrait plus ».
Dans ce texte, écrit à la demande de l'administration, il n'est pas question de charivari.
Le charivari, la mort et la pluie 357
Cependant, la mention « devront regagner leur village sans se retourner en arrière » évoque
une partie du rituel ailleurs, où les participants au charivari doivent rentrer en courant. Nous
voyons apparaître l'eau courante comme substitut possible de l'arbre.
Chez les Bobo (Bobo-Fing des anciennes classifications), j'ai trouvé que ce même rôle
est tenu par l'aménorrhée absolue. Il existe apparemment dans cette population un pourcen-
tage relativement élevé de femmes n'ayant jamais eu de règles de leur vie, les nyesène. Ce
sont elles dont la mise en terre provoque l'arrêt de la pluie. Leur corps était autrefois trans-
porté de village en village vers l'Ouest jusqu'à la Volta où elles étaient immergées. De nos
jours, on enterre le corps dans un lieu spécial à l'ouest du village, après avoir payé une
compensation élevée pour « acheter la terre de la tombe », et surtout après que le forgeron
a prélevé sur le corps un auriculaire et un petit orteil qu'il place dans une ruche miniature
tressée, attachée avec son contenu très serré. Cet objet est confié à un jeune homme accom-
pagné d'un forgeron qui doit le porter au plus proche village vers l'ouest et ainsi de suite
jusqu'à la Volta, où les propriétaires du bras du fleuve, alertés, jettent le paquet dans l'eau.
Dans ce cas, le charivari est réduit à son expression la plus symbolique, comme le cadavre
lui-même : il n'y a que deux porteurs, les actes sont réduits à trois cris poussés au moment
où les porteurs abandonnent leur paquet sur le territoire du village le plus proche à l'ouest,
et à un retour à la course (lequel retour se fait désormais à bicyclette). Notons enfin, à propos
des Bobo, que chez eux le délit sexuel inqualifiable, qui entraîne l'expulsion immédiate du
coupable, dès que son crime est connu, est le rapport sexuel avec des griots. Celui qui s'en
est rendu coupable, le kokèkâdi, est considéré comme mort. On lui retire les enfants qu'il
a eu avant l'acte (ceux-là sont bons), mais son ou ses conjoints sont chassés avec lui du
pays, ainsi que les enfants nés après l'acte (lorsqu'il n'a pas été décelé immédiatement).
Mais rien dans mes informations ne permet de dire qu'il y a un rapport entre l'acte lui-
même ou l'enterrement du corps du kokèkâdi et l'arrêt de la pluie.
Les Samo du nord (matyâ) croient que le zama en pays samo du sud imakâ ; on l'appelle
dans la langue du sud lèdana, « le maître de la bouche », celui dont on parle) est toute femme
qui à sa première grossesse a mis au monde des jumeaux. Cette croyance est contredite par les
intéressés eux-mêmes pour qui le lèdana est défini comme le zama du nord et est traité de
la même façon. La croyance est cependant intéressante dans la mesure où elle confirme
que l'accent est bien mis toujours sur Yanomalie ou le désordre sexuels et où elle fait inter-
venir la notion de fécondité. Car dans tous les cas que nous venons de voir, les anomalies
sexuelles qu'elles soient réelles ou attribuées par contagion ont pour effet une fécondité
monstrueuse : anormale ou tarie, asséchée, impossible.
Cependant, nous retrouvons ailleurs des individus dont la mise en terre entraîne l'arrêt
de la pluie (comme les albinos samo) sans qu'on puisse parler à leur propos d'anomalie
sexuelle ou de fécondité monstrueuse. Leur non-conformité se situe ailleurs. Dans leur cas,
les informations ethnographiques ne permettent pas de supposer la présence du charivari
lors de la manipulation de leur corps. Chez les Dogon, d'après une information orale non
vérifiée de l'administrateur Guilbaud, c'est le bossu qui, pour cette raison, n'est pas enterré
et est transporté de village en village jusqu'à une rivière. Toujours chez les Dogon, les
lépreux sont enfermés dans de gigantesques baobabs porteurs d'un creux vertical dans le
tronc principal, où ils sont enserrés et murés par de la maçonnerie. « Mes compatriotes
pensent que la pluviométrie sera insuffisante dans l'année chaque fois que le cadavre d'un
lépreux est mis en terre », écrit Issa Ongoiba (« A propos des baobabs-cimetières », Notes
Africaines, 69, 1956). Et au Sénégal, c'est les griots que l'on traite de cette façon, parce que
leur mise en terre empêcherait la pluie de tomber (information M. Dupire ; R. Mauny,
« Baobabs-cimetières à griots », Notes africaines, 67, 1955).
Arrêtons là cet inventaire non exhaustif de faits et essayons de nouer ensemble les fils
pendants. Pour ce faire, je me rapporterai principalement au corps idéologique des Samo.
Il est évident que cette méthode postule un fonds commun idéologique aux différentes popu-
lations d'Afrique de l'Ouest qui ont été recensées ici, au niveau à tout le moins des catégories
358 F. Héritier
mentales les plus profondes et corollairement des croyances touchant au substrat biologique
et aux éléments physiques universaux, la terre, le feu, l'air et l'eau. Je rappellerai tout d'abord
pour mémoire que l'interdit portant sur la copulation à même la terre nue et en brousse est
général en Afrique occidentale sahélienne et que griots et forgerons dont il a été question
à plusieurs reprises ci-dessus forment généralement des groupes professionnels castés
endogames.
Je résume brièvement les éléments principaux de la pensée samo 2 .
L'harmonie est nécessaire au bon fonctionnement du monde. De tout il faut ni trop, ni
trop peu : excès comme défaut sont porteurs de désordre. Cette harmonie repose fondamen-
talement sur l'équilibre des contraires. Tout dans la nature et le monde socialisé relève de
l'une ou de l'autre de deux catégories opposables : le chaud et le froid et leurs corollaires
le sec et l'humide. Ainsi, le village est froid et la brousse est chaude, le soleil chaud, la lune
froide, l'homme chaud, la femme froide, la terre est masculine et chaude, la pluie est froide,
l'acte sexuel est chaud mais le mariage est froid, la guerre, la maladie, l'épidémie sont du
côté du chaud, la paix, la santé sont du côté du froid, etc. Les quatre éléments fondamentaux,
terre, feu, air et eau sont aiïectés également de valeurs chaudes ou froides : du côté du chaud,
la terre et le feu, du côté du froid, l'air et l'eau. Il faut des quantités équivalentes de chaud
et de froid pour que le monde reste en équilibre.
Ce monde en équilibre est un tout constitué d'éléments reliés les uns aux autres de façon
telle que le déséquilibre en plus ou en moins du côté du chaud ou du froid d'un registre
entraîne normalement une rupture d'équilibre en sens inverse d'un autre registre. De façon
plus précise, le fonctionnement biologique comme le fonctionnement social retentissent
naturellement sur celui des éléments naturels et très particulièrement sur le climat. Inverse-
ment, des phénomènes climatiques ou astrologiques ont un effet immédiat sur le devenir
biologique ou social de l'homme. Il y a correspondance entre ordre social, ordre biologique,
ordre climatologique 3 . Ces croyances ne sauraient nous surprendre : on affirme chez nous
que la pleine lune fait accoucher les femmes en dehors de leur temps normal et on s'attend
pendant la Semaine sainte à ce qu'il fasse mauvais le vendredi ou à tout le moins, par- grand
beau temps, que le ciel se couvre et s'assombrisse momentanément vers trois heures de
l'après-midi.
Au-delà de l'équilibre des contraires et des correspondances entre les trois ordres, ce
qui importe est Vattirance que les contraires exercent les uns sur les autres : le chaud attire le
froid et l'humide, le froid attire le chaud et le sec. L'acte sexuel — chaud — accompli au
sein du mariage — froid — entre des partenaires relevant des deux catégories est sanctionné
par des flux normaux d'« eaux de sexe » et par une fécondité harmonieuse. Toute anomalie
dans la fécondité d'une union conjugale est donc passible d'être interprétée par les devins
à la recherche de la cause du désordre. Car aucun acte n'est insignifiant, gratuit ou perdu :
tout signifie toujours, tout se paye, tout se retrouve.
Corollairement, tout excès de chaleur provoqué par l'accumulation du chaud sur chaud
entraîne la brûlure, la sécheresse et donc le tarissement du froid et de l'humide (dans l'un
ou l'autre des trois ordres) et tout excès de froid, provoqué par l'accumulation du froid sur
froid (cas beaucoup plus rare que le précédent) entraîne le déchaînement des forces de l'eau,
la disparition du chaud et du sec.
2. Cf. F. Héritier « La paix et la pluie. Rapports d'autorité et rapport au sacré chez les Samo »,
L'Homme, 13 (3), 1973: 121-138.
« Comment la mort vint aux hommes. Récit étiologique samo », in Systèmes de signes. Textes réunis
en hommage à Germaine Dieterien, Paris, Hermann, 1978, p. 259-269.
« Fécondité et stérilité. La traduction de ces notions dans le champ idéologique au stade préscienti-
fique », in E. Sullerot, éd.,Le fait féminin, Paris, Fayard (Centre Royaumont pour une Science de l'Homme),
1978, p. 388-396.
3. On retrouve dans cette pensée africaine les éléments mis en évidence par C. Lévi-Strauss dans la
pensée mythique indienne (Mythologiques, I, Le cru et le cuit, Paris, Pion, 1964),
Le charivari, la mort et la pluie 359
Tout délit sexuel est excès de chaleur. Le corps de celui qui en est marqué conserve cette
chaleur sans jamais la perdre. Le mettre dans la terre, qui est chaude, c'est accumuler le
chaud sur le chaud, établir un court-circuit dont les effets ne peuvent être que ceux de la
sécheresse. Brûler les corps aurait le même effet. Les placer dans les arbres, c'est-à-dire dans
l'air, ou les immerger dans les fleuves, dans l'eau, deux éléments qui relèvent du froid et de
l'humide, c'est rétablir l'équilibre du monde. L'acte sexuel — chaud — réalisé directement
sur la terre — chaude —, dans la brousse — chaude —, est sanctionné immédiatement par
l'arrêt de la pluie. Interposer une couverture entre le cadavre froid de l'homme ordinaire et
la terre chaude accueillante, c'est perturber le rapport harmonieux du froid et du chaud.
Mettre un corps vivant, donc chaud, en terre, comme dans le mythe samo de la descente de
l'homme sur la terre, c'est réaliser le court-circuit auteur de la première perturbation de
l'ordre atmosphérique.
Deux personnages, en pays samo, incarnent la bipolarité du froid et du chaud, le rapport
aux éléments et la nécessaire balance des forces primordiales pour maintenir l'équilibre du
monde naturel et du monde social : le maître de la pluie et le maître de la terre. Le maître
de la pluie est le garant par sa tête, bonne ou mauvaise, de la venue normale de la pluie.
C'est un personnage éminemment chaud. Les interdits qu'il supporte sa vie durant, qui
l'obligent à être perpétuellement sur ses gardes, manifestent pleinement cet état de chaleur
dangereuse (cf. « La paix et la pluie », art. cit., p. 128). C'est parce que sa tête est chaude
qu'il attire la condensation atmosphérique et la pluie. A l'inverse, le maître de la Terre, qui
manipule les autels chauds et justiciers de la Terre, est représenté comme un personnage
froid. Mais, et c'est là que nous en venons à ce qui fournira peut-être la clé de ce charivari
africain, tous deux sont marqués par des caractères antinomiques, qui ne relèvent pas en
apparence de la dualité chaud-froid.
Selon la formule samo, « le maître de la pluie doit marcher sans en avoir l'air, le maître
de la terre doit parler sans en avoir l'air ». Le maître de la pluie n'est pas maître de ses mou-
vements : il ne peut se déplacer à volonté, il ne peut quitter son village, il ne peut frapper le
sol ni du pied, ni du bâton, ni de la main, il ne peut courir ni danser, et dans certaines occa-
sions rituelles, il marche si lentement, si précautionneusement qu'il lui faudra des heures
pour parcourir de très petites distances. A l'inverse, le maître de la Terre ne peut s'exprimer
qu'à voix basse, à voix contenue. L'un, qui manipule la pluie fraîche, ne peut ébranler la
terre, chaude comme lui ; l'autre qui manipule les forces justicières et chaudes des autels
de la Terre, ne peut ébranler l'air, froid comme lui. L'un, froid, contrôle le chaud et fait
silence ; l'autre, chaud, contrôle le froid et se tient immobile.
Le zama, le yaralentiga, l'incestueux et tous les autres que nous avons recensés ci-dessus
introduisent un désordre dans le monde, susceptible d'avoir des effets désastreux pour les
hommes et de détruire l'équilibre que les maîtres du sacré maintiennent à grand peine. On
évite le désastre par une procédure appropriée : en supprimant le risque d'accumulation
du chaud sur chaud, par l'immersion ou la mise en l'air. Pourquoi est-il nécessaire d'accom-
pagner cette procédure par une autre qui relève de cet autre registre, celui du mouvement et
du bruit, que nous venons de voir intimement associé aux éléments terre et air, aux rapports
subtils du chaud et du froid, du sec et de l'humide. Je n'ai pas de réponse à cette question
qui n'en mérite peut-être pas. Il suffit de montrer que l'association est nécessaire : un double
désordre dans ces deux registres, accompli par des personnes ordinaires, accompagne la
migration du zama et de ses homologues : une foule piétinante porte le corps à la course, en
faisant en chemin le plus grand vacarme possible.
Le feu, le bruit, le mouvement, ne se manipulent pas innocemment. Le forgeron qui
traite la matière par le feu est froid. C'est le grand pacificateur des conflits. Le griot, qui a
seul le droit institutionnel d'ébranler l'air de ses chants et de son tambour, est chaud. En
pays samo, il ne peut participer au creusement des tombes, descendre dans les puits ou dans
les mines de fer, Tous deux, trop marqués, ne sont pas des partenaires sexuels possibles.
360 F. Héritier
Dans cette logique poussée à son comble, on a vu que le griot, parfois, ne peut être mis en
terre après sa mort.
Il resterait à expliquer la raison du traitement particulier des lépreux, albinos et bossus
dans les diverses populations recensées. Il pose encore une énigme, particulièrement forte
en ce qui concerne les bossus. Lépreux et albinos, en liaison marquée avec le poisson sans
écailles, le silure (dont la forme est celle donnée au cadavre dans sa couverture), sont des
morts-vivants. Peut-être faudrait-il creuser la question de ce côté, ce que je n'ai pas encore
fait 4 .
Peut-on établir un rapport entre ce charivari africain, conçu comme l'une des mani-
festations des articulations essentielles d'un ensemble idéologique, et le charivari européen?
Une pareille question n'a de sens qu'à partir du moment où l'on postule, ce qui est mon cas,
une certaine identité des grands schèmes de la pensée humaine. Les points de contact sautent
aux yeux : le désordre à stigmatiser, l'anomalie sexuelle au sens large.
Cependant, nous interdisant d'aller plus loin dans cette voie, il semble que nulle réfé-
rence soit faite aux aléas climatiques, à la sécheresse et à l'humidité (si référence est faite
parfois au calendrier) dans les documents relatifs au charivari européen, alors qu'il s'agit
d'une pièce maîtresse dans l'analyse du charivari ouest-africain que nous venons de décrire.
Et pourtant, quelques traces existent bien d'un vieux fonds culturel qui associerait le bruit
aux flux biologiques ou météorologiques, traces qui inciteraient à chercher plus avant:
Nicole Belmont rapporte que les coups de feu tirés lors des noces au passage de la mariée
impliquent qu'elle sera bonne nourrice, que le lait lui viendra facilement. Et n'est-ce pas
dans notre culture qu'on dit de façon plaisante à ceux qui chantent faux et fort de se taire,
car la cacophonie fait pleuvoir?
4. Peut-être faut-il envisager l'albinos comme un être « chauffé à blanc », trop « cuit » dans le ventre
maternel, ce qui pourrait, dans l'idéologie locale, être dû au fait que les rapports sexuels ont continué entre
les parents jusqu'à la délivrance alors qu'ils doivent normalement être interrompus après le sixième mois
(la semence du père est ce qui fournit le sang, c'est-à-dire la chaleur, au fœtus). Il s'agit là d'une hypothèse
à vérifier sur le terrain. Un fait ethnographique intéressant va dans le sens de cette interprétation, bien
qu'il convienne de le traiter avec prudence (il s'agit d'une information orale non contrôlée qui, de surcroît
concerne une aire culturelle quelque peu différente). On dit qu'autrefois, lorsque le volcan du Mont Came-
roun était en activité et lâchait des flots de lave, c'est-à-dire de feu sous sa forme liquide ou pâteuse, on
saisissait les albinos et on les liait en hâte sur les chemins que les coulées de lave risquaient d'emprunter.
Le contact de la lave et de l'albinos, soit dans cette optique la mise de l'extrêmement chaud sur l'extrê-
mement chaud, entraînait l'arrêt de la coulée et son immédiate solidification.
PHOT. 1. U n zamii (cnlant albinos) placé dans une
fourche d ' a r b r e sur le chemin de G o n o à D y i s i (1970).
Introduction des débats
J A C Q U E S LE G O F F
LE RITUEL : MACRO-ANALYSE
Rapport introductif
Le charivari existe-t-il? C'est ce que l'on ne peut manquer de se demander après avoir lu
les communications préparées pour ce colloque, et au moment d'ouvrir le premier débat,
celui qui doit circonscrire les grands traits de ce rituel.
Cette lecture relève moins des désaccords ou des contradictions entre les auteurs, que
des ambiguïtés. Celles-ci nous semblent pour partie tenir au premier libellé du titre du
colloque : « Tensions sociales et classes d'âges : le charivari dans l'Europe industrielle ».
Certains ont centré leur travail sur le thème plus large esquissé dans la première partie de
ce titre, d'autres se sont référés à la seconde moitié, plus spécifique, de l'intitulé. D'où un
bon nombre de communications qui traitent de la jeunesse, des rapports entre classes
d'âges, sexes, classes sociales, des tensions et de la violence, que l'expression en soit plus ou
moins ritualisée, institutionnelle. Mais une seconde et tout aussi importante source d'ambi-
guïtés provient de la façon dont la définition du terme même de charivari a été entendue :
par les uns dans un sens étroit, en référence aux acceptions vernaculaires et à une forme en
quelque sorte canonique; par les autres dans un sens large, tantôt analogique, tantôt
métaphorique.
Pour introduire cette discussion, on se référera principalement au contenu des commu-
nications (dont certaines nourries d'une très vaste bibliographie), d'où le rappel qui nous
semble utile de leur distribution par grandes aires culturelles et par disciplines : 11 (dont 6
par des historiens et 5 par des ethnologues) traitent du domaine français (et francophone de
Suisse), 5 (dont 4 par des historiens) du domaine italien, 1 a trait à l'ethnologie de l'Espagne,
2dont une historique, l'autre ethnologique) concernent l'Allemagne, une traite d'ethno-
graphie roumaine, 2 analysent des faits historiques respectivement grecs antiques et byzan-
tins, 3 traitent de faits européens en général, 3 ont trait à des faits extra-européens (respecti-
vement à la Nouvelle-Guinée, à la Haute-Volta et au Maroc), le reste étant des essais de
portée générale.
Cet ensemble de documents dont la teneur orientera la discussion, ne doit pas faire
oublier que, s'il existe peu d'ouvrages généraux consacrés au charivari et encore moins de
monographies consacrées à une manifestation ou à un rituel précis, présenté de façon
détaillée et exhaustive, les sources écrites utilisables sont extrêmement nombreuses. Descrip-
tions ou mentions éparses dans des monographies consacrées à une région ou à une localité,
notules dans d'innombrables revues de faible diffusion, écrits littéraires (romanesques ou
théâtraux), documents d'archives, l'énumération de ces sources bibliographiques pourrait
être fort longue. Deux difficultés majeures surgissent cependant lorsqu'on se tourne vers cette
immense documentation : l'une tient à la diversité des langues dans lesquelles sont publiés
les matériaux européens ; l'autre réside dans l'hétérogénéité des sources. Comment, en effet,
mettre sur le même plan recueils folkloriques, romans populaires, pièces d'archives, textes
synodaux, etc. ? Il convient enfin de souligner à quel point l'exploration de ces sources — qu'il
s'agisse des archives judiciaires, des grandes enquêtes folkloriques du xix e siècle restées
inédites (telle celle signalée par J. Caro Baroja pour l'Espagne), en passant par la littérature
populaire et populiste — est relativement peu avancée. Un effort dans cette direction est
indispensable si l'on veut faire progresser de façon décisive la connaissance de ce sujet.
Les détails du rituel proprement dit — ou de ce qui est donné pour tel — ses prétextes
et ses fonctions, le langage, la logique, les procédés opératoires à l'œuvre et ses propriétés
symboliques devant être au centre des séances à venir, tout comme les institutions et champs
sociaux dans lesquels le charivari s'inscrit, on tentera pour commencer de situer le phéno-
mène de l'extérieur.
Implicitement ou explicitement formulé, à travers les pays et les périodes dont traitent
les communications, apparaît le modèle d'un rituel complexe, dont le trait le plus général
est en quelque sorte d'ordre homéopathique : combattre un désordre social par un acte de
désordre social. Sans vouloir encore parler d'une forme canonique, on relèvera une série
d'éléments le plus souvent présents lorsqu'on parle de charivari : des jeunes gens (ou de
moins jeunes — le groupe est en tout cas masculin) se livrent, devant la maison d'un indi-
vidu ou d'un couple, à des manifestations bruyantes, à l'aide d'instruments et accessoires
divers ; le bruit est souvent accompagné d'un message verbal, satirique, et d'éléments musi-
caux. Ces manifestations sanctionnent des comportements s'écartant de la norme et de la
coutume, relatifs à la vie d'un couple ou, surtout, à sa formation par remariage ; pour arrêter
ces manifestations, leurs auteurs exigent une compensation.
Des problèmes de terminologie se posent, tout d'abord parce qu'en général on n'a pas
suffisamment distingué les appellations vernaculaires utilisées par les informateurs lorsqu'ils
parlent de ces faits, des termes analytiques qu'utilisent les chercheurs pour les désigner,
définir et classer. Cet indispensable travail de recensión terminologique a été esquissé de
façon très suggestive par J.-C. Margolin : il serait souhaitable de l'amplifier, de le compléter
ne fut-ce que pour l'aire francophone. De façon générale, la terminologie vernaculaire
rattachée à ces manifestations semble très riche et une étude lexicographique précise devrait
pouvoir en tirer un parti très profitable. Il est frappant de constater que la provenance, la
formation du terme principal, charivari, restent incertaines ; les hypothèses avancées, peu
convaincantes, laissent entière l'énigme à résoudre. On notera aussi que dès le xvi e siècle,
ce mot est sujet à variations, apparemment régionales, par transformation phonétique. Et
en 1937, les quelque 150 réponses positives à l'enquête de Paul Fortier-Beaulieu sur le
charivari en France font apparaître dix variantes de ce terme. A côté de ces variantes, la
même enquête a dénombré une dizaine d'autres termes français donnés pour équivalents
régionaux du charivari (sans compter les termes basques, catalans, corses, bretons, alsa-
ciens). Cette extrême variabilité locale, tant phonétique que sémantique (propre d'ailleurs
à tous les faits ethnographiques), se confirme pour les autres aires culturelles : ainsi pour la
Katzenmusik, équivalent germanique du charivari, compte-t-on quelque trente termes en
Allemagne, dont certains (tel le Scharewares) dérivés du mot français, par emprunt sans
doute. Une impression, ou plutôt une hypothèse à vérifier se dégage lorsqu'on considère
hâtivement la distribution des appellations du charivari dans l'espace européen : le charivari
proprement dit serait présent essentiellement dans les pays de langues romanes ; en Alle-
magne, en Suisse comme en Autriche, il semble que ce soit surtout dans les zones proches
des voisins de langues romanes que l'on rencontre les formes locales de ce rituel. Attestée
en gros, en France, en Belgique, en Italie, en Suisse, en Espagne, en Allemagne méridionale,
en Autriche, en Grande-Bretagne, la distribution des charivaris demande à être précisée à
l'échelle de l'Europe. De plus, deux phénomènes connexes appellent une attention parti-
Rapport introductif 367
culière. D'une part la distribution spatiale des termes, comme des pratiques, semble pré-
senter des discontinuités : ainsi note-t-on sur la carte de distribution des faits français que
l'on peut dresser d'après les réponses à l'enquête Fortier-Beaulieu, des zones blanches,
d'absence. En revanche on trouve, par endroits, des doublets ou même des grappes de termes
utilisés pour désigner le rituel ou certains de ses éléments, termes redondants ou complé-
mentaires qu'il conviendrait d'étudier de près.
Cette variété des appellations conduit à se poser la question des équivalences et des
identifications : est-ce que, par exemple, charivari et bassinage désignent réellement une seule
et même chose ? Les termes allemands Katzenmusik, Haberfeldtreiben et Tierjagen se réfèrent
à des pratiques relativement différentes. Et, en allant jusqu'aux limites de la carte des contri-
butions présentées au colloque, est-ce que les conduites de bruit, avec ou sans dérision, liées
à certains événements anormaux, ambigus et signalées chez les Samo de Haute-Volta ou chez
les Baruya de Nouvelle-Guinée constituent l'équivalent du charivari dans sa forme plus
complète, relevée par la plupart des chercheurs du domaine européen ?
Deux phénomènes peuvent être notés simultanément à propos des pratiques qui vont
être analysées au cours des débats à venir : la polysémie d'un terme, le charivari, d'une
part ; et de l'autre, la synonymie d'un grand nombre de termes et de conduites qui renvoient
à un réfèrent commun.
On peut se demander si, dans leur majorité, les faits versés au dossier par la majeure
partie des participants ne relèvent pas de la grande catégorie des formes de justice et sanction
populaires, de ce qu'en allemand on appelle les Riigegerichte. Mais à y regarder de plus près,
cette synonymie n'en est pas vraiment une, pour autant que le champ désigné comprend
trois sortes d'opérations rituelles : les unes ont affaire au remariage ; les autres à l'inconduite,
à la déviance ; les dernières sont des opérations magiques liées à la vie du couple (combattre
la stérilité) ou à certains moments forts du calendrier rituel (1 er mai, lorsqu'il s'agit d'assurer
protection aux hommes et à leurs biens, etc.). Partiellement analogues, ces trois sortes
d'opérations — dont deux relèvent avant tout de la société, la troisième de la magie — se
conjuguent souvent : elles se prêtent des éléments (formels, symboliques, opératoires) ou se
prêtent main-forte... Fonction sociale et fonction magique sont le plus souvent présentes
simultanément (par exemple, représentation de l'âme du conjoint défunt lors d'un charivari
pour le remariage d'un veuf).
C'est sans doute, en partie tout au moins, ce qui explique l'extrême plasticité des formes
de rituels, décrites dans les communications et regroupées sous le terme générique de chari-
vari. Plasticité tout d'abord dans le déroulement, la réalisation du scénario rituel, en fonction
notamment de la réaction des individus visés. Plasticité dans la fonction patente, la finalité :
le plus souvent il s'agit de sanctionner ; mais parfois l'action visée est bénéfique (par exemple
remédier à la stérilité d'un couple). Plasticité dans l'espace (les très nombreuses variantes
ont déjà été évoquées à propos de la terminologie) et enfin, plasticité dans le temps, les
formes comme les fonctions subissant d'une période à l'autre, des modifications sensibles
(comme l'a illustré A. Burguière dans sa communication). Et c'est peut-être sur ce dernier
chapitre que l'ensemble des contributions apporte le plus d'éléments neufs et concluants :
à travers plus de six siècles de présence du charivari qu'attestent les document européens,
on voit évoluer sensiblement moins ses formes que ses fonctions, ses finalités, les circons-
tances où il intervient.
Deux grands types de transformations historiques affectent le charivari. La disparition
tout d'abord : Ian Farr s'est demandé explicitement pourquoi le Haberfeldtreiben a disparu
en Bavière ; et il a esquissé des hypothèses qui font entrer en ligne de compte aussi bien
l'évolution démographique que celle des mœurs et de la moralité collective ; il suggère ainsi
une orientation originale, complémentaire, de recherche sur l'histoire et l'ethnologie des
relations entre sexes (cf. les pratiques du Fenstern et du Kiltgang) qui mériterait d'être appro-
fondie. A propos des « derniers charivaris » datés dans l'Atlas ethnographique de la France,
Martine Segalen s'est posée la même question pour la France. Ses hypothèses — renvoyant
368 I. Chiva et F. Zonabend
MARTINE SEGALEN
Principaux intervenants : André Burguière, Nicole Castan, Yves Castan, Natalie Zemon
Davis, Daniel Fabre, Claude Gaignebet, Maurice Godelier, Claude Gauvard, Joseph Goy
Ernst Hinrichs, Claude Karnoouh, Christiane Klapisch-Zuber, Claude Macherel, Robert
Mandrou, Jean-Claude Margolin, Robert Muchembled, Pauline Schmitt-Pantel, Paul Stahl,
Bernard Traimond.
Les interventions de la première séance peuvent être regroupées autour des trois thèmes
descriptifs du champ du charivari définis dans le rapport de synthèse présenté par Isac Chiva
et Françoise Zonabend : temps, espace, sources de documentation, trois sujets se recoupant
le plus souvent.
Le problème de l'origine du charivari est posé avec certaines interventions qui font
état de pratiques très anciennes qui s'apparentent au rituel décrit comme charivarique, mais
dont le nom est absent. Ainsi, dans les cités grecques du v e et rve siècles avant notre ère, on
monte et on promène à rebours sur un âne les coupables d'adultère ; à Byzance aussi, malgré
l'absence du terme, on observe un lexique rituel apparenté, pratiqué dans les villes ; mais,
à la différence de ce qu'on observe par la suite, la pratique de la promenade à âne (infligée
à un évêque pédéraste par exemple) est le fait de l'autorité publique, puisque celle-ci a lieu
dans l'hippodrome, l'endroit le plus officiel de la cité.
Le terme de charivari est attesté aux environs du xra e et xiv e siècles, et les autorités
officielles ne le condamnent toujours pas puisque le roi Charles VI participa à ce grand
charivari que fut le Bal des Ardents. Ce qui est condamné dans les Lettres de rémission,
ce sont les excès du charivari. Plus tard aussi, en Languedoc au xvm e siècle, ce sont plus les
excès consécutifs au « droit de palote » qui sont condamnés que le droit lui-même reconnu
à la jeunesse. Au cours de tous les siècles où le charivari est attesté sans discontinuité jusqu'à
nos jours, ce rituel est chargé de significations différentes selon les époques. Les théologiens
du xv e siècle se passionnant pour les problèmes de fécondité, à partir du problème posé par
les remariages, ont renouvelé la théorie du mariage, et dans ce mouvement proposé une
certaine interprétation du charivari. Au nom de la fécondité des mariages, le charivari
viserait à empêcher les unions risquant d'être infécondes dans les cas de déséquilibre d'âge
entre les partenaires, et notamment si l'épouse est âgée. A cette signification magique du
rituel (qui peut toujours exister de nos jours, même d'une façon latente) peut se superposer
une signification sociale qui éloigne le rituel du prétexte exhibé. Ainsi dans l'espace langue-
docien, à la fin de la période moderne, on semble observer une « remotivation » du charivari,
qui condamne moins le mariage de la fille jeune et du vieillard que celle de la fille pauvre
avec le vieux riche. Le charivari ne met pas en cause le mariage, mais les déséquilibres
qu'introduit telle union spécifique entre les fortunes et les statuts sociaux. Le charivari serait
alors un type de rituel qui sanctionnerait les désordres sociaux et politiques de toute nature.
Cette « plasticité » du charivari dans le temps et l'espace s'accuse avec l'accumulation
de nos expériences au fur et à mesure que l'on s'approche de la période contemporaine pour
laquelle deux expériences directes de charivari des années 1930 et 1950 ont été rapportées
au cours de deux interventions.
Il est apparu, lors des débats, que le champ géographique du charivari est loin d'être
connu. La carte de Fortier-Beaulieu montrait déjà des « trous » considérables pour la
France. S'agit-il de lacunes dans notre information, ou d'absence réelle de la manifesta-
tion, et dans ce cas, comment l'expliquer? Une hypothèse est proposée avec un exemple
languedocien. Dans la région de la Grande Lande, il n'y a pas de charivari, mais à 20 km.
au sud, on en a observé de nombreux, dans le Marancin. On peut penser que dans la Grande
Lande, qui s'est fait une réputation dans l'improvisation, la critique sociale passe par le
canal des chansons et non par le charivari ; il faut également considérer le charivari et le
cycle de carnaval ensemble; ainsi à Léon, l'asouade a disparu, et a été récupérée par le
carnaval, tandis qu'elle subsiste encore à Soustons.
Un moyen d'appréhender la distribution spatiale du charivari passe par l'étude de la
terminologie qui elle-même renvoie au contenu du rituel. Ainsi en languedocien, on emploie
deux termes : celui de charivari, avec toutes ses variantes, et celui de Fa courre Vase, usité
dans le Lauragais. En Béarn, on emploie le terme Caiaouri qui renvoie au bruit des cailloux
secoués dans un bidon ou une bassine ; en Capsire, le terme catalan Esquiaietado (sonnailles)
se réfère aux cloches utilisées. Ainsi une première approche de la géographie du charivari
pourrait passer par un cartographie des différents termes usités.
On sait que dans d'autres pays d'Europe, ce rituel porte un nom tout à fait différent,
comme Cowlstaff-riding ou Katzenmusik. En Allemagne, le terme « charivari » n'est apparu
que tardivement au xix e siècle, sous l'influence directe du journal parisien qui a été imité à
Vienne, Berlin et Francfort ; après 1848, Katzenmusik et « charivari » ont coexisté.
Si malgré les lacunes de notre information, nous pouvons considérer le charivari
comme attesté dans un certain type de sociétés qui sont celles de l'aire des langues romanes,
comment devons-nous considérer des manifestations rituelles observées en dehors de cette
zone, soit en Europe, soit dans des sociétés exotiques? Dans les pays balkaniques, l'orga-
nisation des jeunes garçons intervient pour railler les vieilles filles célibataires, tourner en
dérision les maisons dans lesquelles ils ne sont pas reçus, ou attaquer dans des vers impro-
visés les autorités du village. Où ranger dans notre typologie des phénomènes rituels tels
que le « j o u r des femmes », au cours duquel les rôles traditionnels se trouvent renversés, et
où celles-ci peuvent aller à la taverne, s'enivrer et frapper les hommes ; le « jour des chiens »
durant lequel les jeunes gens martyrisent ceux qu'ils attrappent? Faut-il considérer comme
tapage charivaresque les vacarmes à fonction magico-religieuse occasionnés par les éclipses
de lune, les orages, ou les invasions de sauterelles?
Plus loin de nous encore dans l'espace, chez les Baruya, ne pouvons-nous aussi qualifier
de charivari les bruits cérémoniels exécutés à l'occasion d'un désordre cosmique (éclipse
de lune), ou social (mort). Ces manifestations rituelles n'ont-elles pas en commun avec les
rituels européennes le fait de ne pas entraîner de disjonction, le fait de n'être pas grave.
C'est un aspect sur lequel plusieurs intervenants ont insisté, notant même le caractère positif,
intégrateur du rituel. Toutefois cette plasticité des formes et des fonctions apparaissant à
travers la variété des témoignages, et l'extension possible du champ du rituel — on a même
évoqué le charivari de l'équipage virant au cabestan, à l'encontre du commandant et des
officiers du navire, dans la Marine française jusqu'aux années 1920 — n'est-elle pas liée
au type de documentation auxquels historiens et ethnologues ont accès?
Certains ont pu penser que les sources historiques étaient uniquement répressives, mais
des historiens ont réagi vivement en citant des documents qui sont à l'écoute des acteurs
Compte rendu des débats 371
du rituel : récits de nature ethnographique pour les cités grecques antiques, Lettres de rémis-
sion du xni e et du xiv e siècles qui ne sont répressives que dans la mesure où elles condamnent
les excès du charivari, appels au Parlement de Toulouse au xvm e siècle qui rapportent la
parole des acteurs du rituel, chansons et justifications indigènes. La littérature des folklo-
ristes, en particulier la bibliothèque « j a u n e » publiée vers 1880, et comportant plus de
180 titres sur les cocus est une source de témoignages importante dont le recensement est
à poursuivre ; au sein de cette catégorie, il existe tout un ensemble de chansons et de pièces
de théâtre qui traitent du charivari et qui sont encore mal connues, ainsi qu'une littérature
de circonstance, peu utilisée jusqu'à aujourd'hui car elle est très difficile à comprendre sans
enquête ethnologique directe, étant bourrée d'allusions à des situations personnelles.
Le problème de la documentation est ainsi apparu essentiel au cours des débats. Non
seulement sa recension est encore à faire, mais aussi le problème des biais introduits par le
type de document consulté n'a encore été qu'effleuré. Selon certains, l'histoire du rite
n'existerait pas en soi, mais seulement celle de son accueil, de ses avatars, des réactions qu'il
a suscitées.
Malgré la focalisation descriptive adoptée dans cette première séance, un certain nombre
d'interrogations plus théoriques ont été formulées qui ont été reprises dans les séances
suivantes.
On peut caractériser peut-être deux positions dont la suite des débats a montré qu'elles
n'étaient pas exclusives l'une de l'autre. Le charivari devrait être considéré comme un
désordre rituel qui traite du désordre social introduit par toute alliance, qu'il s'agisse du
mariage ou du remariage. Dans cette hypothèse, on considérerait que les rituels «s'em-
boîtent » en quelque sorte, et que coexistent un rituel de tapage simple destiné à tout mariage,
et un grand rituel charivarique qui intégrerait d'autres formes de vindicte populaire — jeter
quelqu'un à l'eau, lui faire subir une asouade, enlever le toit de sa maison — lorsqu'il y a
eu refus de rachat. D'autres considèrent que le rituel de charivari est porteur de caractères
spécifiques dans sa rencontre avec la honte et l'honneur, avec la mort et la fertilité. Le chari-
vari serait un rituel de dérision en Chine d'aujourd'hui, au Canada, ou dans toute société
fonctionnant sur un code de l'honneur. La rencontre avec la mort a été rappelée par plu-
sieurs intervenants, certains soulignant l'existence d'une classe d'âge des morts parfaitement
homothétique à celle des jeunes gens, au Moyen Age. Le lien entre charivari et mort, à cette
époque, est particulièrement frappant dans cette Vie du Saint du xiv e , où il est fait mention
d'un charivari imaginaire : un évêque reprochait à un curé de dire des messes trop fréquentes
pour les défunts ; il traversa un jour le cimetière du village et les morts se levèrent et firent
un bruit si épouvantable que l'évêque autorisa le prêtre à célébrer toutes les messes qu'il
voulait.
Le lien entre charivari et mort se retrouve aussi dans le thème de la fertilité traité par
les théologiens du xv e siècle.
D'autres enfin insistent sur le lien entre charivari et cycle festif qui se déroule tout au
long de l'année, et notamment la période carnavalesque. C'est au cours du Carnaval que
sont souvent pratiqués des rituels de type charivarique : l'inconduite conjugale y est stigma-
tisée par la promenade à âne du mari battu et par le défilé des cocus. A ce propos a été posé
le problème du masque qui procure à la fois déguisement et personnification et qui est très
mal connu dans nos sociétés européennes.
DEUXIÈME SÉANCE
DESCRIPTION D U RITUEL
Rapport introductif
voire les rites charivariques eux-mêmes... Le charivari serait donc un moyen d'expression
d'une résistance populaire, sa relation au mariage et au remariage s'estomperait.
Faut-il accepter une dichotomie aussi stricte? Bien des communications en contestent,
au passage, le caractère un peu forcé. A ce sujet je formulerai quelques hypothèses.
1. Plusieurs historiens (A. Burguière, Cl. Gallini, E. Hinrichs, E.P. Thompson...), tout
en proposant des chronologies et des explications différentes, décrivent une évolution, voire
une mutation des fonctions du charivari: de la régulation des alliances à une «politisation»
de plus en plus marquée. Le débat initial est donc résolu par une projection dans l'histoire ;
une histoire où, selon ces auteurs, la famille se transforme, la communauté devient société
de classes, la répression religieuse et civile s'installe... Peut-on admettre ces évolutions
comme des lois générales ?
2. D'autres mettent aussi en évidence les notions, plus intemporelles, de limite et de
gradation. Il n'y aurait pas de charivari type et de positions fixes des acteurs et des victimes,
mais un jeu, une petite guerre avec sa part d'improvisation, de hasard, de tactique. L'esca-
lade nous entraîne de l'intégration rituelle refusée à l'exclusion, puis aux affrontements de
groupes, enfin aux luttes contre les forces de l'ordre. Quelles sont les conditions sociolo-
giques et psychologiques qui déclanchent cette aggravation où la violence révèle des affron-
tements qui dépassent l'enjeu affiché du rite?
3. Mais le charivari ne met pas simplement en conflit ou en relation deux partis dans
le champ clos de la micro-société locale. Entre « actifs » et « passifs », ou au-dessus d'eux, il
y a toujours un moyen terme : la loi et sa mise en œuvre, la répression. Car très tôt les lois
de l'Église et de l'État ont refoulé la coutume, et la possibilité du recours à la loi a accentué
le conflit. Quelle place tient la puissance répressive dans la stratégie des acteurs ? Détermine-
t-elle d'importantes évolutions du charivari ?
Projection du film « Le charivari »
des « penas » de Pampelune
JEANINE FRIBOURG
Il ne s'agit pas, dans le petit film que vous allez voir, de charivari traditionnel, appelé en
Espagne cencerrada, du nom cencerro, cloche que l'on attache au cou du bétail. J. Caro
Baroja nous en a parlé.
Il ne s'agit pas non plus, malgré les apparences, du charivari que font les gens lorsqu'ils
veulent s'amuser pendant le carnaval ou d'autres fêtes.
Il s'agit plutôt de l'extension de cette notion de charivari que j'ai trouvée dans l'acti-
vité de groupes de jeunes de la ville de Pampelune, appelés peñas, qui profitent des fêtes du
saint patron de leur ville pour censurer, critiquer, ridiculiser les autorités locales ou gouver-
nementales. Et c'est en celà que ces groupes de jeunes garçons que sont les peñas se rappro-
chent des groupes de jeunes qui organisaient le charivari pour les veufs qui se remariaient.
Vous serez peut-être surpris en voyant les images de ce film, dans la mesure où il ne
s'agit pas de la forme de charivari attendue, mais j'ai pensé qu'il était bon de présenter ces
peñas qui (comme je l'ai expliqué dans un article paru dans le livre L'Autre et F Ailleurs, en
hommage à Roger Bastide) sont des associations d'hommes (les femmes en sont exclues)
ayant des affinités communes et qui se réunissent au cours de l'année dans un local. Ces
associations, ces peñas, ont une section appelée peña sanferminera parce qu'elle groupe des
jeunes gens de 18 à 25 ans (auxquels se joignent souvent des adultes) qui sont chargés de
préparer la fête du saint Patron, et notamment de réaliser les banderolles par lesquelles
s'exprime la critique des événements locaux ou des mesures prises par la Municipalité qui ont
déplu à la population pendant l'année. Dans ce film nous verrons donc non seulement ces
jeunes gens, mais aussi ces banderolles qui sont présentées à la population à des moments
précis de ces journées de fête, essentiellement :
— à la corrida : aux places au soleil où sont les peñas (les moins chères), face aux places
à l'ombre où se trouve la loge des autorités, les personnalités et, d'une façon géné-
rale, la bourgeoisie ;
— et pendant le recorrido, nom donné au défilé des peñas à la sortie de la corrida.
Cette critique est silencieuse, puisqu'elle se fait au moyen de banderolles, mais elle est
présentée sur un fond de charivari pris dans le sens que ce mot a pris par la suite de « ensem-
ble de bruits discordants, de tapage, de tumulte ».
Nous reparlerons de ces peñas après le film ; leur critique n'est pas uniquement celle,
silencieuse, des banderolles, et elle s'exprime aussi par des chansons, des slogans, etc.
Si je me suis permis d'assimiler le rôle des peñas à celui du charivari, c'est parce que,
comme me l'a dit un informateur, las peñas dan la cencerrada a las autoridades. Et effecti-
vement si l'on compare le charivari aux veufs et celui-ci que je qualifierais de social et poli-
tique, on trouve beaucoup de points identiques :
— les protagonistes sont les mêmes : des jeunes gens qui se chargent de la vindicte
populaire ;
— les fonctions sont également les mêmes: vindicte populaire et, en même temps,
divertissement ;
— les moyens utilisés sont les mêmes : bruit, vacarme à l'aide de toutes sortes d'ins-
truments ;
— les effets aussi : brassage de classes sociales, exutoire, car c'est vraiment par excel-
lence la fête où l'ordre est renversé, où tout est permis : charivari à la fois sonore
et comportemental ;
— et jusqu'à l'amende payée par les victimes : dans le charivari traditionnel, les mariés
donnent de l'argent au chef du charivari pour un goûter ou un repas, dans les fêtes
de Pampelune les autorités donnent des subventions aux penas (nous reparlerons
de ces subventions car il y a contradiction entre le motif avoué et peut-être la raison
profonde de cette subvention).
Mais ces deux charivaris diffèrent :
— par leur place dans le temps : dans le charivari classique, la date n'est pas fixe, le
charivari est épisodique puisqu'il dépend du remariage d'un veuf ou d'une veuve,
alors que notre charivari est périodique, il a lieu chaque année pendant les fêtes du
saint patron ;
— par la nature des victimes : dans un cas c'est un couple dans la population, donc
individualisé, dans l'autre ce sont les autorités, mais en général prises comme une
entité, non individualisées (sauf quelques exceptions) ;
— par la fonction du divertissement : dans le charivari traditionnel, c'est grâce à l'habi-
tude de sanctionner les remariages des veufs que la population se divertissait, alors
que dans ce charivari de Pampelune c'est le divertissement des fêtes qui donne la
possibilité de sanctionner, de critiquer ;
— par les instruments employés : dans le charivari traditionnel, il s'agit de poêles, de
pilons, dans le charivari de Pampelune, il s'agit d'instruments véritables (tchistus,
gaitas, bombos, dulzainas, etc.).
J'ai laissé dans le film quelques images montrant la publicité pour une marque de cognac :
la pancarte dit que ce cognac est cosa de hombre, une chose d'homme. C'est bien sous ce
signe, cette marque de la virilité, que se déroulent ces fêtes : ce sont les garçons qui animent
les fêtes, qui montrent leur bravoure ou qui se libèrent du joug des fiancés et des épouses.
Je précise enfin que j'ai étudié des fêtes ailleurs en Espagne, mais ce charivari avec les carac-
téristiques que j'ai énoncées, je ne l'ai trouvé qu'à Pampelune.
Ce film a été tourné en 1972. Depuis, ce charivari a évolué à tous les niveaux, et se
politise toujours plus.
Compte rendu des débats
FRANÇOISE ZONABEND
Après la projection des deux films un bref échange de vues s'est engagé, où sont intervenus :
C. Gaignebet, J. Le Goff, L. Roubin, M. Segalen et B. Vincent.
Après la lecture des rapports d'André Burguière et de Daniel Fabre, la discussion reprend,
centrée autour de trois thèmes : Raisons et prétextes du charivari ; Relations entre acteurs
et victimes ; Limites du rituel.
M. Augé, N. Castan, Y. Castan, I. Chiva, N.Z. Davis, C. Gallini, C. Gaignebet, M. Godelier,
C. Gauvard, C. Ginzburg, E. Hinrichs, C. Karnoouh, M. Diener-Kovacs, R. Muchembled,
J. Revel et B. Traimond ont pris part aux débats.
Chacun s'accorde pour dire que le remariage d'un veuf ou d'une veuve semble bien être
le principal prétexte au charivari. Mais pourquoi ? Le droit canon l'autorise — avec diverses
modalités selon les époques — le code civil impose seulement à la veuve un délai de viduité,
les coutumes populaires le réglementent par l'usage de la célébration d'une messe anniver-
saire (messe du bout de l'an?). Ainsi rien ne s'oppose véritablement au remariage si ce n'est
la présence de la mort, par l'intermédiaire du conjoint décédé. La liaison entre mort et
remariage apparaît, à beaucoup, convaincante.
Les sociétés d'Europe occidentale sont monogames, sur le plan normatif s'entend,
c'est-à-dire que même si un des conjoints meurt, la relation d'alliance n'est pas rompue
pour autant. Et lorsqu'une veuve ou un veuf se remarie, en réalité, il est toujours marié et
si rien ne se passe il risque de devenir bigame. Le charivari aurait donc pour finalité essen-
tielle d'effacer la première alliance et de permettre la réalisation de la seconde. La présence
de la mort apparaît donc comme la raison profonde du charivari, le remariage n'est que le
prétexte. Mais alors ne convient-il pas de lier charivari et formes de l'alliance? Des cas pris
dans des sociétés différentes des nôtres tendent à le prouver. En Hongrie, dans la région
où a triomphé l'Église réformée, le charivari lié aux remariages n'existe pas. Pourtant ceux-ci
sont très nombreux. Mais les formes de l'alliance diffèrent. La femme appartient toujours,
malgré son remariage, à la lignée de son père, elle garde son nom de jeune fille et si elle devient
veuve elle retourne dans la maison paternelle. (Dans ces régions, on note d'autres formes
de charivari : par exemple, en hiver lorsqu'une famille tue un cochon les jeunes qui ne sont
pas invités au repas viennent le perturber. Déguisés, masqués, ils volent une partie des
cochonailles et ne se privent pas de critiquer le maître de maison et les invités). D'autres
contrepoints exotiques sont apportés sur les formes de l'alliance. Ainsi en Afrique, où la
liaison entre les termes mariage/mort/naissance est très nette, existe la pratique du lévirat,
toutefois lorsqu'une femme se remarie, elle doit accomplir des sacrifices pour ne point
rester stérile et le premier enfant du nouveau couple appartient au conjoint mort. Il y a une
configuration symbolique entre premier mariage et remariage, entre fécondité et mort, qui
montre, malgré les formes de l'alliance, la présence prégnante du premier conjoint mort.
En Nouvelle-Guinée, à côté des charivaris qui accompagnent les phénomènes météorolo-
giques, existent des charivaris pour les morts. Lorsqu'un individu meurt, ses maternels s'en
prennent avec vacarme à ses autres parents, l'accusant de l'avoir fait mourir. Pourtant dans
cette société il y a héritage des veuves, mais il n'en reste pas moins un problème d'alliance
interrompue.
Ces quelques exemples, pris dans des sociétés opposées montrent bien qu'il convien-
drait, pour mieux comprendre les charivaris liés aux remariages, de commencer par étudier
les théories de l'alliance.
Mais, remarque-t-on, le remariage ne met pas seulement en cause la mort — par l'inter-
médiaire du premier conjoint — il transforme aussi l'équilibre social au sein de la commu-
nauté villageoise. Il redéfinit les solidarités, les rapports de domination, en un mot, il per-
turbe la répartition du pouvoir. Or, l'on sait qu'au xiv e siècle précisemment, s'élabore, se
diversifie ces techniques de contrôle social. Ne faudrait-il pas alors lier plus directement
charivari de remariage et conflits sociaux et élaborer, dans la mesure du possible, une micro-
sociologie de la communauté villageoise.
Il faut noter que les débats permettent de mieux cerner le charivari lié au remariage
et de dégager à son endroit quelques hypothèses fécondes, mais il n'en va pas de même pour
le charivari dont le prétexte est politique : abus de pouvoir ou mauvais exercice du pouvoir.
Il apparaît que l'on ne possède pas à son endroit de documentation suffisante, surtout pour
certaines régions (Allemagne, Bavière, Angleterre...), qui offrirait aujourd'hui la possibilité
de faire le point de la question. Les charivaris politiques sont-ils plus anciens que les chari-
varis liés au mariage, à la sexualité? Entre ceux-ci et ceux-là en existent-ils d'autres qui
constitueraient autant d'étapes? La discussion sur les relations entre acteurs et victimes du
charivari va-t-elle permettre de répondre à ces interrogations ?
Selon qu'acteurs et victimes ont les mêmes intérêts, participent de la même culture, comme
cela se réalise dans les charivaris à connotations sexuelles ou matrimoniales, celui-ci parti-
cipe alors d'un rite d'intégration sociale. Au contraire, dans les charivaris de type politique,
le but est d'aboutir à l'expulsion, le rite devient alors d'exclusion. On saisit d'emblée, avec
ces exemples extrêmes, que les relations entre acteurs et victimes diffèrent selon les situations
Compte rendu des débats 379
Dans les sociétés exotiques les limites du charivari ne se pose pas, la notion du bon usage
du rituel n'existe pas. Mais dans nos sociétés où le charivari est parfois suivi de sanctions
judiciaires, où selon les époques, il a été réprimé, l'analyse de cette notion de « bon usage »,
ne permettrait-elle pas de faire un diagnostic sur les tensions réelles au sein des groupes? On
constate qu'il est difficile de dessiner un seuil au-delà duquel le charivari est réprimé. Ce
seuil varie selon les époques — à la fin de l'Ancien Régime on constate par exemple en
Languedoc, qu'il y a intervention judiciaire s'il y a atteinte à la propriété privée —, les
situations —• si la victime refuse de payer, le charivari peut alors dépasser les limites norma-
lement admises. La cohésion des groupes en présence, l'attitude de la communauté parfois
complice, parfois dénonciatrice, tiennent une place fondamentale dans les analyses des
frontières, des seuils.
Les discussions de cette séance éclairent quelques points du rituel charivarique, mais
elles posent surtout la nécessité d'introduire dans les descriptions, minutie et détails, faute
de quoi l'analyse du rituel plafonne dans les généralités sans intérêt. Ce n'est que si l'on
possède des études nombreuses et comparables, dans le temps et dans l'espace, que l'on
pourra répondre à toutes les interrogations posées par les rapporteurs. L'on pourra saisir
alors l'évolution des fonctions socio-politiques du rituel — thème qui n'a été qu'effleuré au
cours des discussions — et poser la problématique de la disparition ou de la transformation
du charivari au cours des temps. L'on assiste aujourd'hui à des manifestations charivariques
380 F. Zonabend
sans motif typiquement charivarique : Toverak du pays basque contre la construction d'un
barrage, par exemple. Faut-il voir là, la recherche d'une identité culturelle ou la prise de
conscience d'un groupe? Seules des études ultérieures précises permettront d'apporter des
éléments de réponses. Rituel polymorphe, polyvalent — pour autant qu'il vise aussi bien
à intégrer, à récupérer, à. expulser — le charivari est un objet complexe qui relève de la
structure sociale, comme de l'organisation politique.
TROISIÈME SÉANCE
LE SYMBOLISME CHARIVARIQUE
Rapport introductif
NICOLE BELMONT
Je voudrais tout d'abord introduire une distinction qui me semble utile. J'aimerais en effet
qu'on distingue dans le charivari — ne serait-ce que d'un point de vue fonctionnel — le
rite et la pratique sociale. Le rite s'inscrit à mon avis dans un sens profond, inconscient,
qui est en rapport étroit avec le mariage et le remariage. La pratique sociale utilise, elle,
la forme expressive de ce rite pour des fonctions qui sont celles du rite, mais aussi qui lui
sont propres. Bien entendu on observe très souvent que rite et pratique sociale coïncident
étroitement. Mais parfois la pratique sociale se détache beaucoup plus de cette inscription
originelle, originelle dans un sens peut-être historique (je le crois, mais ne peux en apporter
véritablement la preuve), mais surtout au sens de primordial. Sans doute en Angleterre
et en Allemagne — comme on l'a vu hier — rite et pratique se sont détachés l'un de l'autre
beaucoup plus tôt qu'en France, en Italie et en Espagne, à supposer que dans ces pays ils
se soient jamais vraiment séparés, sans doute en raison de la valeur religieuse et rituelle
beaucoup plus grande que ces pays catholiques ont conservée au mariage.
Du point de vue de la terminologie, les documents disponibles font apparaître de
façon massive le lien entre charivari et bruit. Le terme même de charivari a été interprété
par les linguistes — par exemple par Lazare Sainéan, spécialiste de ce qu'il appelait les
sources indigènes de l'étymologie française — comme une onomatopée visant à reproduire
ce bruit. Sans reprendre toutes ces terminologies locales, rappelons les termes signalant
le bruit produit par les sonnailles, les cailloux, les ferrailles, etc. M e l l e Marcel-Dubois en
signale un certain nombre, toujours très expressifs. Cette terminologie indique-t-elle la
prééminence de la place et de la fonction du bruit dans le charivari, ou bien sommes-nous
victimes de cette terminologie en assignant une place prééminente au bruit dans le charivari?
Une voie de recherche très intéressante nous est cependant indiquée dans la commu-
nication de C. Klapisch-Zuber. Il faut noter d'abord que le terme italien de mattinata
signale sans doute un bruit, mais un bruit harmonieux puisqu'il s'agit d'une aubade. D'autre
part le lien qu'elle découvre entre cette mattinata et le don du matin, le Morgengabe, ouvre
des perspectives intéressantes, d'autant qu'elle fait état d'un sens du terme français chalivali
pour désigner les paraphernatia féminins.
La question du temps du charivari est double: il y a d'une part le temps de l'événement
particulier qui se conforme à une norme traditionnelle et d'autre part son rapport avec le
temps calendaire.
Les documents sont assez unanimes en ce qui concerne la durée du charivari, qui est
de neuf jours. Le moment choisi est toujours la tombée de la nuit, nuit qui sauvegarde un
certain anonymat, mais qui est peut-être aussi le temps sacré par rapport au jour dévolu
aux activités profanes.
La question du rapport du charivari avec le temps calendaire, avec carnaval, va au-
delà de son inscription éventuelle dans cette période. Des ressemblances formelles nous
obligent à poser le problème de leurs rapports. Si l'asouade peut être célébrée durant le
carnaval, puisqu'il s'agit d'une situation à sanctionner et non d'un événement ponctuel,
il n'en est pas de même ou rarement du charivari aux veufs. Le problème qui se pose est
de savoir si le charivari est une forme carnavalesque détaché le plus souvent de son temps
rituel, ou si, au contraire, un certain nombre d'expressions symboliques — le bruit, la
dérision, les masques, etc. — étaient à la disposition de la communauté sociale pour signaler,
signifier, assumer, modifier une situation difficile pour elle, qu'elle soit de nature sociale
et particulièrement matrimoniale, ou de nature calendaire.
Compte rendu des débats
CLAUDE GAUVARD
Sont intervenus : N. Belmont, Y.-M. Bercé, A. BurgUière, I. Chiva, N. Zemon Davis, D. Fahre,
C. Gaignebet, C. Gallini, C. Ginzburg, E. Hinrichs, M. Ingram, C. Karnoouh, C. Klapisch-
Zuber, M. Diener-Kovacs, E. Le Roy Ladurie, C. Lesourd, A. Lombard, C. Marcel-Dubois,
J.-C. Margolin, R. Muchembled, J. Revel, P. Schmitt-Pantel, B. Traimond, R. Trexler,
F. Zonabend, Y. Verdier.
1. Le bruit
L'étude des fonctions symboliques du bruit ne doit cependant pas écarter un autre
axe de recherche : l'historicité. Il s'agit d'abord de faire l'histoire des objets bruyants et de
voir comment le charivari s'est enrichi de bruits nouveaux. Par exemple, au xix e siècle, en
Nivernais, tampons et sifflets de trains, scies, contribuent aux bruits du charivari. Le choix
des instruments dépend aussi de la condition sociale des participants. Une trop grande
pauvreté peut faire économiser par exemple les instruments de cuisine.
Mais surtout, la signification du bruit charivarique doit être insérée dans une histoire
générale du bruit. Sa valeur subversive et agressive se définit par rapport au comportement
général de la société face au bruit et au silence. En France, une coupure nette s'impose après
le concile de Trente. L'Église exige une nouvelle attitude de silence. Toute déviation risque
de devenir choquante. On peut se demander si le bruit charivarique ne s'inscrirait pas dans
la résistance d'anciens comportements que l'on tente de transformer. L'Église n'est sans
doute pas seule responsable de ces transformations. A la fin du xvn e siècle, la multiplication
des cérémonies d'aubade provoque sans doute la recherche d'une inversion de ces cérémonies
d'honneur.
Le bruit charivarique, par sa fonction symbolique et sa perméabilité au temps n'appa-
raît donc pas seulement comme un bruit. Le terme anglo-saxon rough music traduirait sans
doute mieux sa complexité.
2. Masques et théâtre
Un catalogue des masques (comme celui des bruits) est-il nécessaire pour comprendre le
charivari ? Ne vaut-il pas mieux comparer le rituel à d'autres rituels comme celui du mariage ?
Pour N. Zemon Davis, il faut admettre la richesse des masques et décrire leurs fonctions
comme l'a fait E.P. Thompson. Ces masques ont pour but d'effrayer, de se protéger pour
mieux dire la vérité ou bien de changer de personnage (aspect magique). La fonction de
déguisement est particulièrement nette dans le cas des charivaris politiques. Les effigies sont
surtout employées à partir du xvn e siècle. Quant aux masques, ils peuvent alors servir tout
simplement à se protéger... contre la police !
Au cours du charivari, la dramatisation est très importante. D'ailleurs, tout rite est
théâtre puisqu'il a son propre scénario. Certains personnages de la mise en scène doivent
alors retenir l'attention. Dans le domaine occitan, un des plus importants est le « popou »,
sorte de croquemitaine. Personnage destiné à faire peur, il est obligatoire dans les chari-
varis. Sa fonction se rapproche sans doute de celle des jeunes qui, déguisés avec des draps
blancs et tenant à la main une courge évidée où brûle une bougie, défilent pour faire peur.
Mais ils ont aussi pour fonction de lier le monde des vivants à celui des morts et de procéder
à une réorganisation de l'espace.
Un répertoire des masques et des scènes permettrait donc de collectionner des phéno-
mènes différents selon le lieu et le temps. Est-ce suffisant pour une interprétation symbo-
lique? Par exemple, en Angleterre, aux xvi e -xvn e siècles, la manifestation charivarique
ressemble davantage à une exclusion, à une sorte d'excommunication qu'à un rite d'inté-
gration. De même le charivari politique semble avoir une mise en scène originale. Pour
comprendre le charivari ne vaudrait-il pas mieux alors prendre un charivari de référence
dont on tenterait de dégager le cadre formel?
3. Le cadre symbolique
Pour progresser dans l'étude du symbolisme faut-il travailler par comparaisons a priori
absurdes ? Par exemple, le personnage à la lanterne existe dans « Carnaval et Carême » de
Brueghel. Il est probable qu'il a un rapport étroit avec le monde des morts. Il y a aussi des
Compte rendu dei débats 385
rapports étroits entre charivari et chasse sauvage. Dans le Roman de Famel (cf. la commu-
nication de C. Ginzburg), le personnage d'Hellequin pose problème. Est-il le chef de l'armée
des ombres de la Germania de Tacite comme le suggère la racine Hell (de Hollé) ? Ou bien
est-il Hernequin (cf. Cernunos) le personnage coiffé de cornes de cerf? Ou bien encore
serait-ce Helchien —• forme ancienne normande — celui qui se lance sur la trace du gibier?
On peut remarquer que certains folklores comme celui de Grande-Bretagne, sont riches en
allusion aux cornes de cerf. Le cocu diabolique paré des cornes de cerf est même capable de
mener les ânes à rebours. Le rapport du charivari avec la chasse au cerf semble donc pro-
bable. Les évêques de la Narbonnaise étaient obsédés par les déguisements en cerfs. Le
relevé méthodique des scènes gravées sur la pierre dans les Pyrénées Orientales, qui datent
au moins du Moyen Age, confirme l'importance symbolique de la chasse au cerf. Quant au
charivari, en Lauragais, à la fin du xvm e siècle, il reproduit exactement cette chasse. Le
charivarisé est chassé dans la campagne et le cornu est souvent véritablement blessé. Cette
adéquation présente cependant une anomalie. En Hongrie, où la chasse au cerf occupe une
grande place dans le folklore, il n'y a pas trace de charivari.
Il apparaît en conclusion qu'une analyse ponctuelle, mais synthétique, des rites permet
de mieux connaître l'objet charivari. Malgré des différences d'un village à l'autre, il existe
une parenté dans l'Europe « pré-industrielle ». Comment cet ensemble de rites fonctionne-
t-il dans une société donnée?
QUATRIÈME SÉANCE
Rapport introductif
MARC AUGÉ
1. Remarques introductives
gique) de l'efficacité symbolique dans une société donnée. Peut-être la notion d'efficacité
peut-elle servir à évacuer la dichotomie expression/fonction à laquelle se rallie Lévi-Strauss,
mais qui laisse sans doute échapper quelque chose du symbolisme puisqu'elle oblige à étu-
dier les réalités symboliques de deux points de vue alternatifs et exclusifs (que veulent-elles
dire? à quoi servent-elles?) en interdisant de poser le problème du rapport entre l'expression
et la fonction.
1.3. A partir de considérations de ce genre devraient pouvoir se formuler plus précisément
certaines questions touchant au problème de l'inversion. La littérature anthropologique
fournit une masse considérable d'exemples de conduites ou de rituels d'inversion. Mais,
quand on y regarde de près, on voit que sont parfois regroupés sous ce terme des phéno-
mènes assez différents à l'occasion desquels la notion d'inversion semble s'infléchir vers celle
de « perversion » (des rapports socio-politiques ou sexuels quotidiens) ; cette « perversion »
— interversion de rôles symbolisée par un geste, un objet ou une parure, parodie appuyée
des comportements de « l'autre ») —• réfère principalement aux rites de changement de
statut (initiation, promotion, intronisation) étudiés notamment par V.W. Turner et aux
rites liés au retour des saisons ou aux calamités naturelles : dans les deux types de rituels
on trouve des mises à mort symboliques, des comportements gestuels ou verbaux paro-
diques, des interversions symboliques de rôles. Les anthropologues ont vu dans ces rituels
soit l'expression d'une contestation, soit la manifestation d'une « soupape de sûreté » (fonc-
tionnant en dernière analyse au bénéfice de l'ordre établi) ; cette alternative reproduit d'une
certaine manière la dichotomie expression/fonction ; mais la véritable ambivalence, qui est
de l'ordre de la contradiction, est dans le terme même de fonction : peut-être faut-il l'enten-
dre en même temps, comme a tenté de le faire M. Gluckman, comme fonction d'intégration
et comme fonction de contestation.
J'en viens maintenant plus précisément aux questions qui me semblent se poser à partir
des thèmes de discussions retenus : le thème de la « disjonction », celui de l'apport « exo-
tique » à la réflexion comparative, celui de la fonction (d'intégration ou de contestation)
du charivari.
Un problème annexe est celui de l'étiologie populaire. Faut-il dire que la discontinuité
est l'inconscient du désordre? On sera sensible cependant à un aspect des choses qui les
complique singulièrement: l'ambiguïté de l'étiologie populaire. On fait du vacarme pour
éloigner les esprits tout en pensant que le vacarme est produit par les esprits. Cette ambi-
guïté-ambivalence est caractéristique de bien des comportements rituels : qu'on pense au
dieu de la variole, au Sud Togo, que ses prêtresses chassent du village lorsque apparaît le
mal dont il est censé le protéger, afin que, s'en allant, il fasse également partir la variole à
laquelle il s'identifie aussi.
Toutes ces remarques renvoient plutôt à une conception du charivari ou plus géné-
ralement des rites d'inversion comme ayant une fonction intégrante. Pour N. Belmont le
charivari aide le mariage et le remariage ; pour A. Burguière il y a complémentarité dans
un premier temps entre charivari et religion ; pour D. Fabre et B. Traimond, malgré quelques
facteurs d'opposition réelle, le désordre rituel s'accomplit au nom d'un ordre réel.
conjoint n'est-elle pas un échec? Épouser un « vieux », n'est-ce pas augmenter la probabilité
de l'échec, provoquer le sort, comme on dit? De façon générale on ne peut pas abstraire
le rite de sa dimension sociale : il n'est ni impersonnel, ni intemporel ; l'identité des acteurs,
des « victimes », des spécialistes importe à la compréhension simultanée du langage et de
la fonction.
On se demandera plus précisément si le charivari devient politique ou s'il ne l'était pas
déjà. Quand le rite « devient » politique on voit mieux les acteurs, mais qui compose la
« communauté » du charivari « traditionnel », aussi anonyme et indifférenciée dans cer-
taines communications que la société dogon dans l'œuvre de Griaule? La dérision (et sa
part de provocation) est une dimension fréquente du rite ; elle pose un problème de seuil, de
limite. A-t-on des exemples de charivari qui tourne mal ?
Rapport introductif
JOSEPH GOY
Étude de cas
NATALIE ZEMON DAVIS
Je dois rappeler aux participants que l'ordonnance de cette matinée a été modifiée à la
suggestion des organisateurs du colloque et qu'elle va comporter deux parties essentielles.
Nous allons tout d'abord entendre une communication de Natalie Zemon Davis qui
va nous présenter un exemple de charivari à Lyon en 1668, avec le souci d'effectuer l'analyse
la plus ponctuelle possible et de bien isoler tous les éléments indispensables à l'interprétation
du « code charivarique ». Au nom de tous, je la remercie d'avoir accepté, au pied levé,
d'extraire de sa communication le descriptif d'un cas « typique » et de nous fournir les
éléments indispensables à une discussion.
La deuxième séquence de la matinée sera consacrée à une partie du programme préala-
blement prévu, c'est-à-dire aux deux points suivants :
1) ce que le charivari apporte aux études sur le mariage et la famille : rituels nuptiaux
et rites charivariques ;
2) ce qu'il apporte aux études démographiques : charivari et endogamie ; mariage
tardif, renforcement du groupe des jeunes et charivari ; structures démographiques,
remariage et charivari ; à la ville et à la campagne.
S'il nous reste du temps, nous nous occuperons des deux derniers points du programme, le
troisième, en particulier (l'oral et l'écrit. La coutume et la loi. Culture populaire et culture
savante) risquant de nous entraîner fort loin.
La parole est à Natalie Zemon Davis.
U N C H A R I V A R I A L Y O N EN 1668
Madame Natalie Zemon Davis présente un cas typique de charivari. Elle choisit le charivari de Lyon en
1668 et résume l'attitude des charivariseurs et celle du quartier.
1. Le cadre
On connaît assez bien à Lyon les traditions du xvi° siècle: la vie urbaine est marquée en particulier par de
grandes processions de charrettes dans lesquelles des comédiens figurent des personnes connues. C'est un
monde théâtral.
Au xvii" siècle cette ville de 90 000 habitants est agitée par des émeutes d'origine fiscale et animée par
le monde des canuts. La politique de Colbert est dans l'ensemble bien accueillie.
Pour la fin du siècle le livre de Garden nous renseigne sur la mobilité sociale et souligne à quel point
il est difficile de tracer les limites entre les classes sociales. Il semble que le quartier où se joue notre charivari
dans un coin de la place Bellecour ne soit pas très peuplé et qu'il soit le cadre de fêtes fréquentes auxquelles
participent les « chevaux-jupons » — Il n'est pas exclu que le quartier des théâtres, situé sur la rive opposée
de la Saône, ait vu jouer les pièces de Molière, quelques années avant notre charivari.
Quoi qu'il en soit, ce quartier est habité par de petits artisans selliers, tonneliers, tailleurs, menuisiers
ou charretiers et l'atmosphère est assez comparable à celle d'un petit village.
Le document signale vingt-deux témoins dont la moitié se révèle native de l'extérieur de la ville, des
provinces du Dauphiné, de Savoie ou d'Auvergne. Ce sont surtout des compagnons, quelques maîtres et
marchands de draps de soie. Ainsi le charivari se tient dans un monde artisanal plutôt traditionnel où les
tensions sociales jouent dans un milieu compagnonnique et un monde d'immigrants récents. Assurément
on peut imaginer une intégration rapide dans un quartier où les gens se connaissent très vite, où l'on
s'interpelle à haute voix.
2. Les acteurs
2.1. Florie Nallo, dite Dame Florie possède une certaine présence dans le quartier. Elle est veuve appa-
remment d'un charretier (charretière) et doit avoir entre 35 et 45 ans. Cette femme à l'habitude de donner
son avis sur les événements du quartier.
Le 5 septembre 1668 elle épouse Étienne Tisserand, simple charretier, sans doute plus jeune qu'elle,
très probablement pauvre. Il paraît d'un rang social inférieur.
2.2. Jacques Collombet, voisin, natif d'un village du Velay, la trentaine prétentieuse, dirige une demi-
douzaine de compagnons selliers et un apprenti. Il a fait un riche mariage avec la fille d'un marchand
lyonnais bien connu. Nous savons que sa femme Marie Guérin a déjà un bébé, qu'elle le nourrit et qu'elle
a environ 18 ans.
Pour résumer, d ' u n côté un remariage où la femme risque peut-être d'être stérile et où le mari est
socialement dominé, de l'autre u n nouveau ménage fécond et prospère où la femme est aussi d'ailleurs
dominante. On peut imaginer facilement un conflit latent entre les deux familles et que Dame Florie ne dut
pas se priver de bavarder sur sa jeune voisine.
2.3. Les compagnons. Cinq des compagnons de Collombet mènent le charivari. Ils ont une vingtaine d'années
et apportent leurs souvenirs de charivaris campagnards. Ils sont baptisés de surnoms: le Provençal, le
Rochelois, le Poitevin et l'Auvergnat. Leur attitude sera une réponse à leur condition urbaine.
Il est certain que les organisations compagnonniques sont en rapport à Lyon avec la vie des fêtes et
que les compagnons se servent de ces réseaux. Les surnoms qu'ils portent leur sont certainement donnés au
cours d'un rite d'initiation compagnonnique. Nous savons dans quelles tavernes ils se rencontrent. C'est
u n monde masculin où la violence apparaît souvent sous forme de rixes. La mère de la taverne est la seule
femme de ce milieu. Elle préside lors de la réception des nouveaux compagnons arrivant à la ville. Il existe
u n système d'amendes que doivent payer les compagnons qui trahissent les secrets du compagnonnage.
Tous les compagnons quitteront la ville après le drame. Seul l'apprenti restera à Lyon.
Analysons les réactions de ces jeunes gens.
1. « Nous avons le droit de nous divertir comme compagnons ». C'est du jeu. N'est-ce-pas aussi une
réaction de contestation du pouvoir et de l'Église qui veulent contrôler l'artisanat?
2. Ils ont besoin de l'argent de la rançon pour faire la fête.
3. Ils réagissent contre le pouvoir féminin au sein de la famille.
Nous savons que dix jours avant l'événement ces mêmes compagnons ont assisté à un autre charivari
contre une veuve chandelière qui avait épousé son valet: réaction contre un mariage qui risque d'être
stérile? Il ne semble pas que joue en tout cas l'inquiétude de voir un garçon détourné du mariage normal,
dans l'aire des jeunes filles à marier.
3. Le scénario
3.1. Première nuit. Le mercredi 5 septembre n'est pas une fête, mais un jour de travail. Le charivari est
organisé après le dîner. On commence par battre le tambour pour réunir du monde (c'est le moyen de
rassembler la milice à Lyon). Trente à quarante personnes se réunissent dans la rue, armées d'outils métal-
liques masculins et féminins: chaudrons, casseroles, outils des compagnons selliers (pour fabriquer selles
et brides..., faudra-t-il «brider la femme»?), clochettes de mulets, tambours et chaînes à traîner dans la
rue. Tout ce bruit, effrayant, s'accompagnait de huées et de slogans rythmés « charivari, charivari! pour
Dame Florie et son mari ».
Natalie Davis ne pense pas que l'âme du premier mari défunt soit invoqué. Elle pense que les âmes
des morts, pour tous ces immigrants, sont ailleurs, dans leur village natal. D'ailleurs les jeunes gens ne
connaissaient pas le premier mari de Florie. Notons qu'il n'y a ni masques, ni costumes.
L'agitation commence vers 9 h du soir. Le cortège défile pendant une heure autour de la maison et
Le charivari entre l'historien et l'ethnologue 393
dans les rues voisines puis, dès que les mariés ont soufflé la chandelle, les manifestants entrent dans la
maison et discutent avec Étienne. Celui-ci, qui n ' a pourtant fait aucune dépense pour son mariage leur dit
que les charivaris sont défendus et ne leur offre qu'une rançon de 25 sous, somme dérisoire qui ne leur
permet pas de s'abreuver. Les compagnons furieux refusent ces conditions : « Nous avons plus d'argent
que vous, nous reviendrons demain soir ».
3.2. Le lendemain matin. Une amie de Florie intervient pour les défendre auprès du Provençal, chef de
l'atelier et contremaître: « ce ne sont pas des gens de mauvaise vie ». La plupart des gens du quartier semble
contre ce style de dérision publique, tout en appréciant par ailleurs les fêtes. Ici la cible n'est pas la bonne
car Dame Florie est « femme d'honneur ».
La réaction la plus directe est celle du sergent de ville, illetttré de 50 ans, qui vient chez Collombet lui
rappeler que le charivari est défendu et que c'est bien de se divertir à condition de ne pas offenser les gens.
Florie reçoit ses voisines mais refuse d'appeler les gendarmes : elle ne veut pas s'avouer touchée. Elle
se rend même dans la rue pour invectiver Collombet à haute voix: « vous avez tord d'avoir envoyé vos gens
contre moi; je suis une femme d'honneur. Vous devriez plutôt les envoyer contre ceux qui chantent contre
vous », et elle cite :
« Tu portes de belles dentelles, Collombet,
et de belles cornes sur ton bonnet... »
Ce qui mit le voisin en fureur. Le texte de la chanson n'est d'ailleurs pas répété intégralement lors du
procès.
La voix de la commère, acceptable dans une émeute, mène ici un « contre-charivari ». Cet outrage
public est une provocation pour Collombet qui désormais prend le parti de ses compagnons. Les chari-
variseurs ne voudront plus seulement l'argent mais l'exclusion du nouveau ménage.
La jeune Marie Guérin condamne le conflit, (elle n ' a jamais aimé servir les hommes de la maison à
table), mais elle n'est pas écoutée. Le charivari reprend le soir à grand bruit dès avant le dîner. Après le
repas les hommes, moins nombreux que la veille, vont même chercher dans l'atelier des ciseaux, des fourches
et un pistolet, prêts à se battre avec les opposants. Tisserand, qui les attend sur son seuil leur fait injure
en ne leur proposant qu'un rachat de 15 sous (somme inférieure à celle proposée la veille). Réponse: « Nous
voulons une pistole ». Et il reçoit un coup de pistolet. Il crie: « Je suis mort! ».
Alors les compagnons le battent et s'enfuient avec l'horreur de leur geste. Florie a assisté à la scène,
s'est débattue et voudrait pouvoir identifier ceux qui ont tué son mari. Elle est secourue par ses voisins et
l'on envoie chercher un chirurgien. Le matin Jacques Collombet s'est enfui ainsi que ses compagnons.
Il s'ensuit un procès pour meurtre (ni pour charivari, ni pour diffamation).
Se trouve reconstituée l'histoire des conflits dans le quartier. Il faudrait définir les forces divergentes
qui expliquent l'évolution lente du charivari au sein d'un milieu qui se sert de la dérision publique et du rire.
Joseph Goy. Cet exemple de charivari de ville met en rapport très étroit écarts d'âges et tensions sociales.
Soulignons l'intérêt du « contre-charivari des femmes ».
Jacques Le Goff rappelle la présence du tambour dans l'événement et l'importance du tambour de ville.
Nous avons là un charivari qui dérappe et devient autre chose, en utilisant la forme du charivari. Les orga-
nisateurs du premier jour ne constituent pas un groupe fait pour organiser des fêtes traditionnelles, mais une
organisation avec les particularités socio-économiques urbaines du XVIIc siècle.
On a l'impression que le charivari est, au départ, ouvert et qu'il dépend de la réaction des victimes. Le
drame est provoqué par l'hésitation, le refus du charivari, le fait que la victime fait semblant d'entrer dans
394 J. Goy et N. Zemon Davis
le jeu mais paie d'une façon humiliante pour ceux qui voulaient l'humilier. Dans le système du charivari
c'est Tisserand le provocateur.
Comment interpréter la réaction de Florie avec la chanson? Veut-elle discréditer l'entreprise? Quel
est son but? Elle détourne l'attention du quartier sur son voisin et amorce un contre-charivari pour montrer
son courage.
Il est très important que, dès le XVE siècle, les autorités se manifestent par des édits, des statuts synodaux.
Le charivari se déroule devant le pouvoir, qui ici laisse faire.
Les acteurs vivent-ils vraiment le charivari comme divertissement ou ne l'accomplissent-ils pas comme
une fonction de régulation sociale ? Ont-ils l'impression de jouer une fonction sociale ou simplement de
rire?
Natalie Davis pense que le compagnonnage n'agit pas pour toute la communauté. D'après le document
assurément les compagnons veulent se divertir, mais, trace d'origine rurale, ils doivent réagir contre la
perspective d'un mariage stérile. Le réseau des femmes exerce une action sur le quartier. Nous savons ce
que les femmes peuvent faire lors d'une émeute de subsistance. Ici Florie cherche à détourner la réaction
du quartier.
Joseph Goy a l'impression que Natalie Zemon Davis minimise le phénomène: le contre-charivari des femmes
semble bel et bien une contre-offensive.
Daniel Fabre travaille sur une ville du x v m ' siècle où les tensions s'expriment par des charivaris et des
contre-charivaris. Il faut restituer la situation antérieure au charivari de Lyon: il y a déjà dans le quartier
une forme de charivari larvé et Jacques Collombet n'est-il pas en train, par sa complicité et sa passivité, de
passer de victime à acteur. Il faut replacer les rôles dans un contexte de rivalité entre les deux maisons.
Ce n'est pas un hasard si ce sont les compagnons de Collombet qui font le charivari.
Marc Âugé évoque les morts. Il est frappé par le caractère linéaire de l'événement et de la logique de la
vengeance (renvoie au don et contre-don). Comme la réponse de la victime importe autant que le charivari,
l'aspect rituel est désamorcé.
Robert Muchembled définit trois charivaris successifs :
1) un charivari « normal » assez innocent, d'intégration, mené par les compagnons;
2) le charivari des femmes qui utilisent le consensus du quartier et obligent les compagnons à modifier
leur nouveau charivari ;
3) le nouveau charivari d'exclusion.
Finalement, les compagnons sont en fuite et le vainqueur est Dame Florie, ce qui est bien différent d'un
charivari de village. Il faut distinguer, en ville, intérieur et extérieur et observer le rejet de ceux qui sont hors
du quartier. Référons-nous à la répression criminelle à Arras aux xvi e et XVII" siècles.
Claude Karnoouh reconnaît qu'il y a trois charivaris. Il semble que les morts sont « dans la tête des gens ».
C'est une catégorie de mariage qui est en jeu, liée à tout l'Ouest de l'Europe. On a parlé de la fortune
comme motif, mais le provocateur c'est la victime. Quel est le seuil au-delà duquel il faut payer une contri-
bution? Lorsque l'homme se remarie, il aura eu dans sa vie, deux dots et deux femmes (deux sexes). Ici le
don d'argent n'est pas neutre. Il faudrait travailler sur les différences entre les deux sexes.
André Burguière a l'impression que ce dossier est plus u n dossier d'histoire sociale que d'anthropologie. Il
revient sur le rituel ouvert. Le dérapage dramatique donne toute une résonance sociale. Ce qui distingue
le rituel charivarique du rituel religieux, c'est la peur de tout ce qui peut empêcher le lien (aiguillettes, etc.).
Par principe les charivaris urbains sont plus ouverts. Mais il ne faut pas exagérer la provenance extérieure
car l'intégration devait être assez rapide. Une tension sociale éclaire l'affrontement : les compagnons veulent
exorciser la chance qu'a eu leur maître, qui a accédé à la maîtresse. L'agressivité se désamorce.
Le rôle des femmes n'est ni surprenant ni exceptionnel. Elle sont le porte parole de l'agressivité entre
les deux groupes.
Claude Gaignebet. La femme est forte (voir l'ensemble des Fabliaux). Il renvoie au recueil de la chevauchée
de l'âne et aux compagnons de la coquille. Le cocu charivarisé est accompagné par des groupes de quartiers
et de métiers. Ici qu'est-ce que les « compagnons »? Ont-ils fait le Tour de France?
Natalie Zemon Davis. La maîtrise se ferme dans tous les métiers. Le titre de compagnon est donné au
moment de l'initiation. Le refus de donner à la quête provoque une malédiction.
Philippe Joutard. Les compagnons du Tour de France peuvent habiter chez le maître. Souvent ils habitent
chez l'habitant. Il y a certainement rite parce qu'il y a un surnom. Le compagnon étranger est structurel-
lement assimilable. Le compagnon passe son temps à avoir des conduites de dérision: micro-sociologie du
pouvoir. Si Dame Florie avait donné à boire, elle aurait perdu son pouvoir de dignité et d'ailleurs le quartier
la soutient.
Clara Gallini. Les jeunes ont droit aux joies. C'est encore le cas aujourd'hui en Italie du Sud. La division
sexuelle du travail laisse aux femmes l'élaboration idéologique souterraine.
Richard Trexler souligne l'importance de la souveraineté et la question de l'honneur. L'honneur intervient
lorsque Florie décide que son honneur ne peut être en jeu par le fait de compagnons qui appartiennent
à un groupe inférieur.
Le charivari entre l'historien et l'ethnologue 395
Natalie Zemon Davis. D'accord sur le pouvoir du compagnonnage mais le problème des étrangers existe.
Les compagnons ont un statut mais ils n'agissent pas comme on le fait dans un village. Le groupe est fort
mais n'agit pas p o u r toute la communauté.
Souhaite travailler sur le symbolisme féminin : État-pouvoir d'un côté et homme-femme de l'autre.
Aux x v n e et xvin c siècles le comportement féminin change. Florie n'est pas contre lafamillepatriarcale,
elle est dans ce système et veut et peut faire beaucoup pour contrôler. Son pouvoir est informel. II s'exerce
par la parole au niveau du quartier. Les femmes peuvent être dans un charivari mais leur participation est
très rare (injures dans la rue).
Claude Gaignebet. Et elles font les cocus !
Natalie Zemon Davis souligne le problème du pouvoir et le problème des conflits sociaux p a r rapport à
la famille. Il faut mener l'étude en passant par l'économie politique et le symbolisme masculin-féminin.
Richard Trexler relance le problème de l'honneur.
Natalie Zemon Davis. Florie s'est mariée plus bas et son mari ne lui a rien donné. Les compagnons sont
salariés mais ils ont une identité.
Marie Guérin, fille d'un marchand dit, elle, que si les valets font des sottises, ce n'est pas la faute des
maîtresses, ce qui est une vue plus moderne. Florie pense que le mari est responsable.
Joseph Goy. Il est très évident qu'avec les deux axes, le nuptial et le démographique, dont
nous devons parler maintenant, nous allons être conduits à répéter, à soulever à nouveau,
peut-être en les explicitant, des questions ou des hypothèses déjà formulées à plusieurs
reprises depuis lundi matin. En ce qui concerne la question des rituels nuptiaux et des rites
charivariques, je prendrais volontiers comme point de départ la communication de Nicole
Belmont.
Que nous propose-t-elle ?
Elle nous suggère que le mariage et le charivari présentent des différences non pas de
nature, mais de degré; dans les deux cas, le rite servirait soit à désigner une situation réelle,
soit à la modifier ou à chercher à la modifier. Ainsi le vacarme, symbole de la puissance
sexuelle nécessaire dans le mariage, le serait encore plus dans le remariage, et serait donc
formulé avec d'autant plus de violence et de discordance.
Avec la mattinata aux veufs qui se remarient, de C. Klapisch, il semble également que
le rituel charivarique apparaisse, à travers les manifestations parodiques de l'honneur,
comme une extrapolation parodique du rite nuptial, plutôt que comme son contraire (voir
à cet égard ce qu'elle dit à propos du troisième mariage de celle qui devrait être l'égérie du
charivari, Lucrèce Borgia). La dérision et la violence, ou plus exactement le point de rupture
entre dérision et rituel nuptial caricaturé dépendrait moins alors du contenu de la satire
que de l'état d'esprit des protagonistes.
Nous trouvons un type d'explication assez proche, de type « lévistraussien », dans la
communication d'André Burguière qui met en rapport déficience cérémonielle du remariage
et charivari. Le charivari, par sa complexité rituelle, traduirait une volonté à la fois de consé-
cration et de censure, et un appel au magique, parce que le remariage créait une situation
dangereuse et conflictuelle à laquelle le rituel ecclésiastique n'apportait qu'une réponse
insuffisante.
Chez Claude Karnoouh, les hypothèses que je viens d'évoquer sont critiquées et
dépassées.
1) Il nous reproche, en effet, de ne pas assez insérer le charivari dans le contexte global
de l'alliance et dans le cycle des séquences rituelles du mariage. Car, nous dit-il, en
renversant la perspective et en culbutant l'objet, il paraît assez clair que dans la
description de mariages normaux, il y a de nombreux aspects qui s'apparentent au
charivari. Le charivari serait ainsi, selon lui, « la forme hypostasiée d'un rituel par
ailleurs atténué, partiellement effacé ou simplement réduit ».
2) Il ajoute que le veuvage, n'étant pas la fin de l'alliance matrimoniale, ne s'apparente
pas à un second célibat. Il participe à la catégorie du mariage : le charivari serait
396 J. Goy et N. Zemon Davis
A N T O I N E T T E C H A M O U X - F AU VE
Discussion
LA CONSTRUCTION DE L'OBJET
MIREILLE VINCENT-CASSY
Le thème proposé pour la discussion de cette séance était celui des approches de l'historien,
de l'ethnologue, de l'anthropologue, du sociologue et du psychanalyste à la construction
de l'objet charivari. En quoi les méthodes, la documentation, les conditions de ces approches
diffèrent-elles ?
L'essentiel de la discussion fut provoqué par la longue intervention d'Edward P.
Thompson en début de séance :
Il constate d'abord le « francocentrisme » du terme charivari devenu un terme géné-
rique utilisé par les historiens, les ethnologues, les anthropologues de tous pays. Cependant,
pour lui, le remariage n'est pas central à l'idée de charivari puisque dans certaines sociétés,
le remariage est impossible (Inde, Afrique), dans d'autres nécessaire à la survie d'une mai-
sonnée (enquête P. Fortier-Beaulieu : exemple de Nivelle-Saint-Sauveur). Pour E.P. Thomp-
son, c'est la dérision et l'ostracisme qui avec le bruit et le ridicule sont essentiels dans le
charivari, et non le remariage. Il faudrait d'ailleurs nous poser la question des coutumes,
des modes d'héritage, de la différenciation religieuse (catholiques, protestants) pour définir
les aspects du charivari dans telle ou telle société et nous demander si dans les pays méditer-
ranéens, il n'y aurait pas un subconscient spécifique. Dans un deuxième point de son inter-
vention, il propose de distinguer le symbolisme et la fonction qu'il définit comme deep
fonction, c'est-à-dire appartenant à la structure profonde d'une société donnée et corres-
pondant à des besoins profonds. Citant Marc Bloch quand il disait que les hommes avec
chaque changement de structure sociale ne changent pas nécessairement de vocabulaire,
il définit le symbolisme comme un vocabulaire plastique, un code enchâssé dans un système
culturel donné qui selon lui comprendrait cinq fonctions essentielles dont les rapports
seraient les niveaux « states » du charivari :
1) la plaisanterie, les bruits et les gestes,
2) les rites de passage,
3) le contrôle social,
4) l'ostracisme (les Anglais et les Allemands ayant moins de pitié pour les charivarisés
que les peuples méditerranéens),
5) l'inversion symbolique (qui menace les symboles de l'autorité politique par la déri-
sion et qui, pouvant devenir blasphème ou rébellion, peut être considéré comme
très dangereux par les autorités politiques et conduire en Angleterre à la peine de
mort)
Sur ce que l'on pourrait appeler la géographie du charivari, les interventions furent nom-
breuses. D'abord, à propos de l'opposition entre charivaris «gentils et méchants ». André
Burguière fait remarquer que cela dépend des sources: ethnographiques ou judiciaires.
Daniel Fabre, Bernard Traimond, Rolande Bonnain et Michel Valière signalent que l'inter-
rogatoire des charivarisés, parce qu'il touche à l'honneur des intéressés ne mentionne jamais
de charivaris « méchants » mais on connaît en France la violence (vignes sciées en Languedoc,
pommiers coupés en Hautes-Pyrénées). Ernest Hinrichs signale qu'en Allemagne au xvm e
siècle, il y a des charivaris « gentils » mais que cela change au xix e siècle en liaison avec
l'attitude de l'État. Ainsi à Fulda, le Maréchal de la Cour pouvait commencer l'enlèvement
du toit. Ceci parce que l'État s'était bureaucratisé, durci au cours du xix e siècle.
Ensuite, à propos des différences religieuses, entre catholiques et protestants, si P. Jou-
tard regrette comme E.P. Thompson que ce ne soit pas une idée approfondie, André Bur-
guière répond que ce critère ne lui paraît pas déterminant. Ernest Hinrichs confirme qu'il
n'a pas voulu suggérer que les différences soient en Allemagne d'origine religieuse, mais il
constate que les sources sont plus riches en pays catholiques. Une des raisons serait, selon
lui, due à la présence de Cours de Basse-Justice dans les régions protestantes en rapport
avec l'Église et l'État. Elles réprimaient les délits familiaux pour des frais modiques. Il est
certain que là où il y a des Cours de Basse-Justice, il y a peu de charivaris (exemple d'Olden-
bourg). Natalie Zemon Davis ajoute qu'en pays protestant, le regard sur la sexualité est
autre qu'en pays catholique, que le Consistoire surveille les ménages, les femmes battues
et l'adultère, mais qu'on peut cependant trouver les mêmes formes et les mêmes signes de
charivari, mais avec peut-être une signification différente selon les endroits.
Pour ce qui concerne les fonctions définies par E.P. Thompson, André Burguière fait
remarquer que, si c'est pratique d'un point de vue heuristique, il est impossible de les dis-
tinguer dans la réalité, car le charivari est une cérémonie plastique qui a une capacité per-
sonnelle d'évoluer. Et de citer l'exemple genevois donné par Natalie Zemon Davis où le
charivari se transforme en accusation de sorcellerie. Il suggère plutôt de faire intervenir
les rapports de force existant entre les pouvoirs. Quand il s'agit de communautés bien
intégrées, qui disposent et exercent facilement leur pouvoir, comme ce fut longtemps le cas
dans la France Moderne, on encourait des amendes ou excommunications de l'autorité
religieuse, tandis que la justice civile poursuivait pour injure ou tapage. Par contre, quand
il y avait concurrence de pouvoirs, cela menait au conflit ou à l'ostracisme exécuté par
l'autorité supérieure comme c'était le cas en Angleterre.
A propos du symbolisme, André Burguière ne distingue pas, à la différence de E.P.
Thompson, la pratique sociale du vocabulaire. En tout cas, il n'admet pas que le vocabu-
laire subsiste au niveau symbolique alors que la société évoluerait plus vite. L'inverse peut
exister, et il cite un exemple du xvm e siècle où les objets symboliques se sont renouvelés
plus vite que la pratique. Si l'on distingue ces deux éléments, on doit admettre qu'ils peuvent
changer tous les deux. Pour M. Augé, la charge symbolique n'a pas sa fonction propre, elle
est aussi déterminée par les acteurs. L'inversion peut jouer à double sens et être exploitée
tant par le pouvoir que par la contestation (exemple du chahut des supporters au Parc des
Princes qui peut se transformer en charivari si le Président de la République assiste au match
et se fait siffler par la moitié des spectateurs). Pour C. Karnoouh, les symboles ne signifient
rien, l'ordre symbolique se crée par des opérations mentales et l'inversion n'est pas sym-
bolique mais vient après. Toutes les figures du discours entrent enjeu et le travail de l'analyse
anthropologique est de toutes les envisager. Les métaphores changent sur des éléments iden-
tiques, mais avec des éléments différents gardent des rapports identiques entre elles. A ce
moment-là, le vocabulaire change, mais il s'agit de savoir si la grammaire change paral-
lèlement.
Michel de Certeau, envisage le charivari comme un shifter dans des discours. Cet
opérateur va jouer sur des niveaux différents selon que le lieu est plus ou moins riche ou
homogène. A propos du rapport avec le rite, ce qui selon lui caractérise le charivari, c'est
La construction de l'objet 403
le fait que l'une des parties a l'initiative par rapport à l'autre alors que le rite suppose un
lieu propre qui prend en charge les deux termes de l'opération. Le charivari est une opération
disponible par l'un ou l'autre des termes. C'est donc une pièce mobile qui peut fonctionner
plus ou moins selon que le rôle joué par le charivari est exclu ou non de l'institution qui
prend en charge les rites. Enfin, il semble à Michel de Certeau que l'élément dérision est
tout à fait fondamental. C'est un modèle d'analyse possible. S'il est vrai que le charivari
est un opérateur à la disposition de la société comme le shifter est à la disposition du locu-
teur, le charivari pourrait être caractérisé dans un rapport à ce qu'est la plaisanterie analysée
par Freud dans le langage. C'est une question fondamentale qui met en cause le quiproquo,
c'est-à-dire le rapport de l'un à la place de l'autre. La dérision joue donc un rôle d'opéra-
teur social qui oblige à distinguer le charivari des structures rituelles instituées.
Le témoignage d'une charivarisée
MICHEL VALIÈRE
I: Quand je me suis remariée moi, j'étais veuve bien sûr ... pis, je me suis remariée avec un
vieux garçon ... alors là, c'était très gentil, ils ont fait une petite fête ... ils dansaient. — Tu
t'en rappelles pas toi mon pauvre, t'étais pas du monde!... — Ils dansaient ... Parce que
je demeurais là-bas, moi, devant chez I... et pis alors, R.C... avait mis un haut-parleur
devant chez L... et pis tout le monde dansait là dans la rue. Et pis alors après, ol a fallu...
Qu'est-ce que j'ai payé comme vin blanc, vin rouge et pis tout!... Pis l'ont dansé jusqu'à
deux trois heures du matin ... Mais quand que F... s'est remarié avec la P... Alors là-bas
ol 'tait pas pareil, là y avait ... là c'était une petite vengeance qu'y avait alors. Ils ont fait
venir une musique, la musique de Civray ... moi, ça c'était passé gentiment!...
vieux parents ils s'appelaient, on les appelait les V... Alors moi ils avaient mis: « M. A...,
la digne descendante des V... ».
Ça nous avait fait rire quoi ...
Ah, oui, tout ça, c'est des vieilles coutumes!...
Pendant la guerre, y avait R... qu'était là, qu'est mort maintenant, bonnes gens! qui
demeurait là ... — ça me suffit là le se mariait avec une vieille fille qu'est morte y a pas
longtemps, qui demeurait là-bas, à la cité, et évidemment ils ont fait un charivari ... et les
boches étaient à ... les boches étaient à la ligne de démarcation là, sur la route de Château-
Garnier, chez la P... là. Pis alors, le soir ça porte bien, hein! Alors ils ont commencé avec
des machins, avec des casseroles, des clairons. Les boches avont tellement eu peur, ils
ont cru que c'était les Anglais qu'étaient rendus à Usson ... Ils se cachaient partout dans
les paillers, ils disaient: « Grand malheur! Grand malheur! Le débarquement! »
Ils avaient tellement entendu ce tintamarre! Le P... dit: « Mais qui qui s'est passé à
Usson? ... Parce que ... eh ben », a dit, « si vous aviez vu les frisons comme ils faisaient
joli!.. » Ils avaient eu grand peur; ils avaient entendu ça. Ça portait vous savez le soir,
ça portait loin.
Ah, ben j'en ai vu de ces charivaris. Défunt le père C... là ... Oh, il s'est marié trois
fois, lui. Alors là, deux fois le y a eu droit! Mais lui le l'avait pris de bon pied, il 'tait content:
« Rentrez, rentrez, vous allez boire . . . » Et ma foi, c'était fini.
Ah, ol est que moi, ol a pas été fini: l'ont dansé jusqu'à deux/trois heures du matin...
Alors, à quoi bon se fâcher? ... C'est pas la peine, c'est pas la peine d'aller contre ...
puisque quand c'est pas méchant, voyez-vous? ... Oui ... c'est le charivari!
Le charivari en Languedoc occidental :
dénominations et usages
XAVIER RAVIER
* P r e m i e r v o l u m e p a r u e n 1978 a u x E d i t i o n s d u C e n t r e N a t i o n a l d e la R e c h e r c h e S c i e n t i f i q u e .
L ' o u v r a g e s ' i n s è r e d a n s la c o l l e c t i o n d i t e d u Nouvel Allas linguistique rie la France ( N A L F ) , l ' u n e des
e n t r e p r i s e s p a t r o n n é e s p a r le C R E C O 9 d u C N R S ( a n c i e n n e m e n t R C P 160).
L e s y s t è m e d e t r a n s c r i p t i o n p h o n é t i q u e utilisé p o u r l ' a t l a s l a n g u e d o c i e n o c c i d e n t a l a u s s i bien q u e p o u r
le p r é s e n t t r a v a i l est c e l u i d e R o u s s e l o t - G i l l i é r o n , a v e c n a t u r e l l e m e n t u n c e r t a i n n o m b r e d ' a d a p t a t i o n s :
v o i r lé t a b l e a u d e s s i g n e s q u e c o m p o r t e ce s y s t è m e e n t ê t e d e s d i f f é r e n t s v o l u m e s d e VAtlas linguistique de
la Gascogne, E d i t i o n s d u C N R S .
développe dans des directions inattendues, obliques, divergentes, que le regard du linguiste,
à qui est faite la réputation d'être avide de précision et de certitude, n'emprisonnera pas
celui de l'anthropologue tenu de rester ouvert aux multiples et parfois déconcertants aspects
d'une réalité qui, en premier comme en dernier ressort, commande tout le reste, y compris
l'instance langagière comme telle: j'en ai dit assez pour que mes lecteurs comprennent que
je me réclame ici de ce que l'on appelle justement une linguistique anthropologique ou une
anthropologie linguistique, peu importe l'ordre des mots, laquelle a déjà en France une
belle tradition derrière elle, ne serait-ce que grâce aux travaux de nos africanistes, Marcel
Griaule, Geneviève Calame-Griaule, Maurice Houis et quelques autres. Et pour ce qui est
des dialcctologues/géolinguistes qui se consacrent à l'étude de l'espace gallo-roman, regrou-
pés dans le G R E C O 9 du CNRS, ce n'est point l'effet du hasard s'ils ont récemment décidé
d'élargir le champ de leurs préoccupations en inscrivant au nombre des activités de leur
formation la collecte et l'analyse des ethnotextes, autrement dit des manifestations, ainsi
que je l'ai déjà dit ou écrit ailleurs, de ce discours que toute société se tient constamment
à elle-même sur elle-même, en qui elle se retrouve et par qui elle fonde son identité: cette
nouvelle orientation s'inscrit parfaitement dans les perspectives que je viens d'expliquer 1 .
Ces principes posés, il faut cependant préciser qu'en matière d'ethnographie l'informa-
tion collectée à l'occasion des enquêtes de VAllas linguistique du Languedoc occidental ne
prétend nullement à l'exhaustivité, et la chose est vraie pour le charivari comme pour
d'autres sujets: en effet, l'entreprise atlantographique vise en premier lieu les faits propre-
ment linguistiques; d'autre part il s'agit d'un atlas qui procède par sondages et qui par
conséquent, comme les ouvrages de ce genre, est bâti sur un réseau de points (135 au total),
sélectionnés et répartis selon des critères sans doute satisfaisants en ce qui regarde l'obser-
vation des changements du langage dans l'espace, mais certainement insuffisants pour
l'approche des phénomènes d'une autre nature; enfin, il faut compter avec les aléas de
l'enquête: alors qu'une documentation riche et intéressante a été rassemblée dans un endroit
donné, on a dû se contenter ailleurs de données beaucoup moins alléchantes. Il s'ensuit
que mon commentaire sera basé sur les matériaux dont je dispose effectivement, avec les
carences que cela implique: j'espèce néanmoins parvenir à donner à mes lecteurs une image
assez fidèle de ce qui se passe en Languedoc occidental touchant la manifestation à laquelle
ce travail est consacré.
Problèmes étymologiques
1. S u r c e t t e r e c h e r c h e v o i r J . - C . B o u v i e r et X . R a v i e r , « P r o j e t d e r e c h e r c h e i n t e r d i s c i p l i n a i r e s u r les
e t h n o t e x t e s d u S u d d e la F r a n c e » , Le Monde Alpin et Rhodanien, 1-2 1976, p. 2 0 7 - 2 1 2 ; J . - C . B o u v i e r ,
Le français régional et les ethnotextes d a n s Le français en contact avec la langue arabe, les langues négro-
africaines, ¡a science et les techniques, A c t e s d u X e a n n i v e r s a i r e d u C o n s e i l i n t e r n a t i o n a l d e la L a n g u e
f r a n ç a i s e , S a s s e n a g e , m a i 1977, p. 132-142.
2 . . L e FEVV voit u n a r g u m e n t en f a v e u r d e la l é g i t i m i t é d e l ' é t y m o n Caribaria d a n s le f a i t q u e la syllabe
i n i t i a l e d e ce m o t , c o n f o r m é m e n t a u x t e n d a n c e s é v o l u t i v e s g a l l o - r o m a n e s n o r m a l e s , a a b o u t i à cita- e n
f r a n ç a i s t a n d i s q u ' e l l e est r e s t é e i n c h a n g é e en o c c i t a n , m a i s aussi en p i c a r d et n o r m a n d .
P o u r ces p r o b l è m e s é t y m o l o g i q u e s , o u t r e le t r a v a i l de S v e n n u n g ( Wortstudien zu den spätlateinischen
Oribasiusrezensionen, U p p s a l a , 1932) a u q u e l r e n v o i e le F E W , il est b o n d e se r e p o r t e r à l ' a r t i c l e charivari
d u Dictionnaire étymologique de la langue française d e M é n a g e : l ' a r t i c l e en q u e s t i o n c o n t i e n t d e s r e n s e i g n e -
m e n t s l i n g u i s t i q u e s et e t h n o g r a p h i q u e s d u p l u s h a u t i n t é r ê t .
Le charivari en Languedoc occidental 413
J ' a i élaboré deux cartes onomasiologiques, c o m m e le sont presque toutes les cartes des
atlas linguistiques, conçues l'une et l ' a u t r e de m a n i è r e à faire immédiatement a p p a r a î t r e
les configurations aréologiques que dessine d a n s le d o m a i n e la répartition des signifiants:
c h a q u e d o m i n a n t e en g r a n d e écriture vaut, sauf exception traitée en petite écriture placée
sous le n u m é r o de c o d e de la localité concernée, p o u r les points de l'aire à laquelle elle
sert d'intitulé (p. ex. [karibari] vers le milieu de la carte est la f o r m e d e 46.25, 82.02, 82.03,
82.10, 82.11, 81.01, etc.).
C e p e n d a n t , alors que la carte 1 vise à restituer les réalisations micro ou m a c r o p h o n é -
tiques telles qu'elles o n t été consignées lors de l'enquête de terrain ( d ' o ù l ' e m p l o i d ' u n e
transcription phonétique), la seconde reprend les types lexématiques de la première, mais
en les traduisant à l'aide du système o r t h o g r a p h i q u e classique de la langue d ' o c (dit aussi
système d'Alibert ou occitan): si elle est destinée aux non linguistes, sa finalité est aussi de
présenter les données d ' u n e manière plus synthétique q u e l ' a u t r e et s u r t o u t de mettre en
évidence ce fait f o n d a m e n t a l que les réalisations particulières, régionales ou locales, ne
sont en dernière instance que les modalités selon lesquelles se projette d a n s la réalité langa-
gière, elle-même a p p r é h e n d é e dans l'espace, u n e seule et même institution linguistique, en
l'occurrence l'institution linguistique occitane. D ' a u t r e p a r t , étant d o n n é q u e les points de
vue qui ont présidé à l'élaboration de l ' u n e et l ' a u t r e cartes ne sont pas tout à fait les
mêmes, il ne faut pas s ' é t o n n e r si leurs aréologies respectives ne se recouvrent pas
exactement.
Q u a n t à la sémasiologie — j ' e m p l o i e ce terme d a n s un sens volontairement large, lui
faisant recouvrir le sémantique, mais aussi l ' e t h n o g r a p h i q u e et l'ethnologique en t a n t qu'ils
constituent le secteur des référents qui f o n d e n t le sens — elle est c o n s t a m m e n t impliquée
p a r le c o m m e n t a i r e géolinguistique et elle fait aussi l'objet de notes particulières, lesquelles
sont appelées par u n e croix placée sous le n u m é r o de code de chacune des localités concer-
nées (une table de décryptage de ces matricules numériques, est fournie in fine): j'avais au
départ envisagé d ' i n c o r p o r e r ces données aux cartes elles-mêmes en les c o d a n t , mais j ' a i
d û y r e n o n c e r en raison de la g r a n d e dispersion de l ' i n f o r m a t i o n . Q u o i qu'il en soit, dans
ces notes sont r e p r o d u i t e s avec la plus extrême fidélité les indications q u e n o u s ont données
les i n f o r m a t e u r s : assez souvent, même, s o n t r a p p o r t é s tels quels les p r o p o s que nous ont
tenus ces mêmes i n f o r m a t e u r s .
Je dois e n c o r e indiquer que la ligne pointillée dans la carte I c o r r e s p o n d à l'isoglosse
s é p a r a n t la zone d a n s laquelle l'article défini riiasculin p r e n d la f o r m e lo (phonétiquement
[lu]: nord de la ligne) de celle où il prend la forme le (phonétisuement [lé]: sud de la ligne):
en effet, les vocables désignant le charivari ont été partout demandés accompagnés du
déterminatif, précaution dont on verra plus loin qu'elle était tout à fait justifiée.
A. Types « carivari, calivari, calhivari, !os, les canevaris, los, les escaravaris/escarivaris »
Dès le premier coup d'œil jeté sur la carte .1, on aperçoit que le type carivari/calivari/calltivari
(correspondant exact des formes d'oïl « charivari », « chalivali », cette dernière attestée
en 1320), sous les réalisations [karibari], [kalibari], [kaHbari] [kôribari], [kôlibari], occupe
la majeure partie du domaine: les aires dans lesquelles ces réalisations apparaissent sont,
du reste, prolongées immédiatement au nord par une autre aire se signalant à l'attention en
raison de la présence de formations se rattachant elles aussi au type qui nous occupe, mais
affectées d'une marque de pluralité: -los, les escaravaris/escarivaris, soit en réalisation
[é),korôbari], [éhkôribari], etc. L'absence du morphème de pluriel [s], ou plus exactement
sa mutité, est normale dans cette zone septentrionale, dont les parlers subissent d'une
manière générale un démantèlement et un amuïssement des consonnes finales: il s'agit
d'un trait caractérisant l'occitan arverno-méditerranéen, pour reprendre la typologie et la
terminologie de Pierre Bec '1. L'expression de l'opposition singulier/pluriel est alors réalisée
par d'autres moyens, notamment, et c'est le cas dans la zone en question, grâce à des varia-
tions touchant le vocalisme de l'article (grâce aussi à l'insertion entre l'article et le substantif
d'une consonne de liaison manifestant le passage de l'état latent à l'état patent du morphème
de pluralité -j-) 5 . En ce qui concerne l'élément initial es'-, on peut l'expliquer soit par une
mécoupure dans le syntagme article substantif accompagnée de l'insertion d'une voyelle
de soutien [é] (los carivari[s] > io[s] scarivari[s] > los escarivari[s]), soit par l'adjonction du
préfixe es- < lat. EX de valeur fréquentative et par suite intensive et expressive. J'avoue
cependant préférer la première de ces deux explications (mécoupure) en raison de la pré-
sence effective ici ou là du syntagme « p r o t o t y p e » article substantif au pluriel: à 82.20
[hjs kalibaris] los calivaris, point non loin duquel se trouve une aire compacte [kis] ou
[lés kanébaris] =-•- canevaris, elle aussi caractérisée par la pluralité du vocable (l'origine de
cette forme [kanébaris] sera discutée plus loin).
Quoi qu'il en soit, la pluralité contribue par elle-même à conférer aux mots qui nous
intéressent ici une coloration sémantique s'aceordant bien à leur contenu: le charivari
n'est-il pas par définition multiple, superlatif, répétitif? Il est en effet reconduit plusieurs
nuits à la suite, ses acteurs, en même temps qu'ils exercent leur fantaisie individuelle et leurs
facultés d'improvisation dans le cadre d'un scénario traditionnel, s'emploient à faire croître
l'intensité des actes rituels, par exemple les bruits produits à l'aide des instruments les plus
hétéroclites, caractères dont la pertinence et la prégnance exigeaient qu'un signe pluriel,
un indicateur de nombre, vint effectivement surdéterminer le mot désignant la manifestation
en cause. L'occitan offre d'autres exemples de faits du même genre, parmi lesquels je retien-
drai le suivant: dans l'idiome gascon de mes origines on dit couramment à un enfant parti-
culièrement turbulent que-m liés yéser los espergatôris, littéralement « tu m e fais voir les
puigatoires » (et n o n « le purgatoire »), équivalent d u français p o p u l a i r e « tu m e fais voir
les pierres »
L ' e x a m e n de nos cartes m o n t r e en o u t r e q u e la zone couverte p a r les f o r m e s avec [r]
en syllabe prétonique, qu'il s'agisse de carivari o u de los/les escaravaris[esearivaris, est bien
plus i m p o r t a n t e en superficie que celle où l ' o n trouve des réalisations avec [1] de. cette
même syllabe p r é t o n i q u e : cette disproportion au profit du premier de ces deux phonétismes,
d ' u n e part p o u r r a i t constituer un argument en faveur de la légitimité de l ' é t y m o n C A R I B A -
R I A o u p o u r le moins en faveur du recours à un p r o t o t y p e ayant c o m p o r t é u n e séquence
- R - R - , d ' a u t r e part semble indiquer que le [1] du type calivari est le résultat d ' u n e dissimila-
tion -r-r- > -1-r- 7 .
P o u r ce qui est des réalisations en [ô] d a n s le n o r d du d o m a i n e de ce qui est [a] plus
au sud ([kôribari] ~ [karibari], [kôlibari] [kalibari]), il s'agit d ' u n traitement absolument
normal d a n s ces régions, qui est la fermeture de [a] atone historique: en d ' a u t r e s termes, [ô]
est un géoallophone de [a]. Cette particularité, qui d o n n e aux parlers des zones en question
une c o l o r a t i o n très originale, est ressenti p a r les locuteurs eux-mêmes c o m m e emblématique,
les gens de la portion septentrionale ayant à cet égard parfaitement conscience de ce qui
les différencie de leurs voisins m é r i d i o n a u x : la chose est tellement vraie que l ' i n f o r m a t e u r
du point 46.33 (Concots, Lot) pendant toute la durée de l'enquête a exagéré le trait en cause,
corrigeant m a p r o p r e prononciation c h a q u e fois qu'il m'entendait p r o f é r e r un [a] « sudiste ».
Ht je ne puis m a n q u e r de rappeler ici que l'analyse des faits de cette nature a été naguère
brillamment c o n d u i t e p a r m o n regretté m a î t r e et ami Jean Séguy, lequel, c o n j o i g n a n t le
point de vue du géolinguiste et celui du sociolinguiste, a été a m e n é à f o r m u l e r sa théorie
de la d o u b l e fonction du dialecte: espace de connivence à l'intérieur duquel les locuteurs
de c o m m u n a u t é s voisines c o m m u n i q u e n t e n t r e eux, mais aussi lieu d ' a n t a g o n i s m e dans
lequel ccs mêmes c o m m u n a u t é s , en exagérant l ' i m p o r t a n c e de tel ou tel trait langagier
différentiel et souvent mineur et en le s u r c h a r g e a n t ainsi d ' u n e valeur symbolique, se démar-
quent les unes des autres — ou, ce qui revient au même, chacune de ces c o m m u n a u t é s affir-
m a n t son identité en privilégiant les mini-écarts p a r lesquels elle se distingue de celles de
son e n t o u r a g e 8 .
Voyons maintenant ce qu'il en est de [kanébaris] d o n t il a déjà été question. P o u r rendre
c o m p t e de celte forme, deux partis possibles: o u bien a d m e t t r e l'intervention d ' u n processus
dissimilateur a y a n t abouti d ' u n e manière différente de celui qui était évoqué quelques lignes
plus h a u t , u n [n] a u lieu d ' u n [r] a p p a r a i s s a n t ici, o u bien, et c'est l'explication qui a m a
faveur, en appeler à un croisement entre [karibari] et le substantif cana « t u y a u , gorge,
9. Canti et son dérivé canavira sont aussi des désignations courantes du roseau,
10. Daniel F a b r e et Charles C a m b e r o q u e , La Fête en Languedoc, Toulouse, Privât, 1977; voir égale-
ment C. G a i g n e b e t , Le Carnaval, Paris, 1974.
11. Le F E W signale p o u r le francoprovençal une f o r m e chanavari très certainement analogue, d u
point de vue lexical et sémantique, à l'occitan canevaris: le m o t chanavari semble en effet c o m p o r t e r le
même radical que celui de chanée « c h é n e a u de t o i t u r e » , chana « r a i n u r e creusée d a n s le b a t t a n t p o u r
recevoir le peigne (du métier à tisser) », termes très usuels à Lyon (voir Nizier d u Puitspelu, Le Littrê de ta
Grand' Côte, Lyon, 1926, V").
Le charivari en Languedoc occidental Ail
C . Type « carnavali»
Il occupe lui aussi u n e petite aire constituée p a r les points 24.10, 24.11 et 24.14, les réalisa-
tions c o r r e s p o n d a n t e s étant [kôrnôvôli] et [kôrnôbôli]: le dimorphisme [b] / [v], d a n s l'avant-
dernière syllabe du m o t , c o r r e s p o n d aux d o n n é e s de la phonétique dialectale du secteur:
alors q u e l'occitan méridional — aquitano-pyrénéen d a n s la terminologie de P. Bec — continue
u n i f o r m é m e n t B et U consonne latins par [b], l'occitan a r v e r n o - m é d i t e r r a n é e n , auquel a p p a r -
tient la plus g r a n d e partie de l'idiome périgourdin (et c'est le cas p o u r le parler de 24.10
et 24.11), perpétue le premier p a r [b] et le second p a r [v], évolution qui est aussi celle d u
gallo-roman français.
E n ce qui regarde l'origine d e cette f o r m e carnavali, tout porte à croire qu'elle s'est
constituée à partir du n o m lui-même du carnaval ( = [kôrnôval, k ô r n ô b a l ] dans la région)
le processus en cause ayant été r e n d u possible p a r le phonétisme local du terme inducteur
(séquence [-ô-ô-]: cf. l'initiale [kôrnô-): mais il n'est pas exclu qu'ait j o u é , avec effet conco-
m i t a n t de r e n f o r c e m e n t , une seconde p a r o n y m i e impliquant les d é n o m i n a t i o n s se ratta-
c h a n t a u type cornar, cornas d o n t il a été parlé a u p a r a g r a p h e précédent: l'aire carnavali
est en effet entourée, c o m m e on le voit sur la carte, de localités d a n s lesquelles précisément
ce type est très vivant.
Si l'interprétation q u e je viens de p r o p o s e r est correcte, il n ' y a a u c u n e illégitimité
à t r a d u i r e le c o n t e n u sémantique de carnaval! de la m a n i è r e que voici: m a n i f e s t a t i o n iden-
tique o u semblable a u carnaval, manifestation carnavalesque, à l'occasion de laquelle sont
418 X. Ravier
Il se cantonne dans une zone relativement restreinte (Lot-et-Garonne: points 47.11, 47.12,
47.13, 47.14, 47.21, 47.22 plus une attestation isolée en Ariège: 09.31). Il prend parfois la
forme d'une locution infinitive substantivée: lo correlase (47.13, 47.12, 47.21, 47.22).
Originellement, comme chacun sait, la sanction de la course à l'âne était réservée aux
maris bafoués et parfois aux femmes de mauvaise vie. Cette pratique étant tombée en désué-
tude (ou s'étant agrégée ici et là aux rites carnavalesques selon un processus très fréquent),
le désignatif correspondant « f a r côrrer l'ase », devenu vacant, tend à s'appliquer à toute
manifestation de caractère charivarique: cependant, le souvenir de l'époque où charivari
et course à l'âne étaient deux choses distinctes se laisse discerner dans la configuration
lexicale, puisque dans plusieurs localités la coexistence se poursuit entre dénominations du
type cornar, cornas et la locution « far côrrer l'ase ». Et s'agissant de la perte de la valeur
première de « far côrrer l'ase», il arrive qu'elle soit compensée par l'apparition de nou-
Il est assez difficile de commenter ce chirvilhin du sud du domaine aussi bien que les formes
qui visiblement se rattachent à lui (cf. données de 09.02, 09.22). Peut-être y a-t-il lieu de le
rapprocher de la dénomination du charivari donnée comme provençale par le FEW : « che-
revelin » (et « charavarin » à Aix, avec un quasi équivalent en domaine d'oïl: normand
« chavarin »). Du reste, c'est précisément à cause d'une parenté possible avec la forme pro-
vençale que j'ai opté en faveur d'une transposition orthographique chirvilhin avec terminai-
son -in (Alibert, Dictionnaire occitan-français, choisit un parti semblable: il écrit en effet
chervelin et indique une localisation haut-ariégeoise). La caractéristique phonétique impor-
tante, outre l'initiale affriquée prépalatale, serait donc ici la nasalité du [i] de la dernière
syllabe (discernable également dans une autre forme occitane fournie par le F E W : « corbo-
lin » de la région de Laguiole, Aveyron): faut-il lui accorder à elle aussi une valeur expres-
sive? C'est ce que je ne saurais dire. Quoi qu'il en soit, chirvilhin paraît parfaitement accli-
maté dans la partie du Languedoc occidental où les enquêtes de l'atlas ont permis de déceler
sa présence 1 6 .
F. Divers
Tintamarri 24.13, bataclan 81.12 ressortissent à des thèmes lexicaux courants et polysémiques.
En ce qui concerne les formes en [ta-] de 81.11 et 81.13, également mentionnées par le
F E W qui les localise dans la région de Béziers et les confins montagnards du Tarn et de
l'Hérault, l'explication de leur élément initial est malaisée.
Quant à charivali, charivali du même secteur, les réalisations locales effectives (voir
carte 1) sont l'indice de télescopages entre divers types morpho-phonétiques: accentuation
oxytonique de 81.30, 81.31, 81.34 contre accentuation paroxytonique de 81.32, 81.33, 81.35,
initiale affriquée [ts] (équivalent dialectal normal de [p] ou [tp]) alors que toute la zone envi-
ronnante a [k], dissimilation [-r-r- > -r-1-] au lieu de [-r-r- > -1-r-], etc.
Le tableau ci-après, en même temps qu'il résume les considérations développées dans
l'article, vise à fournir une présentation unitaire et globale du champ lexico-sémantique
qui est celui des dénominations du charivari dans le domaine.
Rangée supérieure: termes ou éléments ayant agi comme inducteurs dans les divers
processus de remaniement ou de création lexico-sémantiques.
Rangée inférieure: aboutissants desdits processus.
Lignes fléchées pleines: processus lexical.
Lignes fléchées en pointillé: processus sémantique (processus sémantique et processus
lexical sont, du reste, la plupart du temps concomitants et indissociables).
chlrvilhin
Le mot « éléments » est ici de rigueur: comme j e l'ai déjà signalé, la collecte des faits propre-
ment ethnographiques ne vient qu'en second rang dans les recherches de terrain menées
en vue de l'élaboration d ' u n atlas dialectologique. Par conséquent, les indications publiées
ci-après ne visent qu'un nombre restreint des localités entrant dans le réseau. Mais ces
renseignements sont de première main et ont été obtenus auprès d'informateurs indigènes;
ils se présentent aussi comme des matériaux bruts: il arrive, du reste, que l'on rapporte
assez souvent les propos des témoins eux-mêmes, tels qu'ils ont été tenus lors de l'enquête,
ce qui est signalé par leur mise entre < > .
Quelques remarques d ' o r d r e général:
1) Le scénario charivarique en Languedoc occidental, à la lumière des données ras-
Le charivari en Languedoc occidental 421
09-02. [la ramado] la ramada: pratique consistant à «fleurir les jeunes filles» le 1 e r m a i ;
on dépose devant la porte de celles qui ne sont pas sérieuses des épines, du sureau, du
[farutf.] farrotge (trèfle incarnat).
09-31. [fè kuré 1 azé] fèr côrrer l'as'e: vise un veuf qui se remarie.
11-21. Bruit produit avec divers objets métalliques: la chose se passe de nuit et cesse lorsque
la victime paie à boire aux jeunes.
12-01. En tête vient un joueur d'accordéon, que suivent des comparses frappant sur des
tambours et des chaudrons: il fallait payer à boire pour obtenir que ça cesse. Selon
le témoin, des incidents graves auraient lieu, faisant des tués.
12-02. Visait deux veufs qui se remariaient: un nommé A..., de Livinhac (commune des
environs), était le compositeur attitré des chansons de charivari.
12-05. < Les gens masqués faisaient du vacarme devant la maison et dans le village. Ils
faisaient un simulacre de mariage devant l'église. On payait un coup à boire pour que
ça s'arrête > .
12-22. < C'était une fille qui prenait un veuf : alors ils ont cherché des marmites, des casse-
roles et avec des bâtons... ils sont allés pendant une semaine avant qu'elle se marie,
ils sont allés faire le tour de la maison [de la fille], au début ils restaient loin, alors ils
allaient faire le tour et chaque jour ils se rapprochaient un peu plus, chaque jour un peu
plus. Autrefois ça se faisait beaucoup plus que maintenant... Ça se faisait des fois à
tous les deux... des fois, quand ils, les mariés allaient au lit, ils y trouvaient un homme
et une femme faits en mannequins: maintenant c'est perdu ça, ça se fait plus > .
N.B. Les mannequins dans le lit: il s'agit en réalité d ' u n e plaisanterie à laquelle on se
livrait fréquemment lors des mariages, et non d ' u n e sanction.
12-23. On utilisait des cornes et des cloches; bruit devant la maison: si l'on ouvrait et payait
à boire, la chose s'arrêtait: sinon ça continuait.
12-24. Vacarme produit avec des cornes, des faux, etc. On employait aussi [lu brau] lo brau,
littéralement « le taureau »: il s'agissait d'un pot à grain de 4 à 5 1, troué au fond et
422 X. Ravier
dans lequel on mettait une ficelle cirée: le bruit qui en sortait rappelait le mugissement
d ' u n taureau, d'où le nom de l'instrument. Il fallait payer à boire pour que ça cesse.
24-02. < Ça se fait encore > .
24-11. < Avant le mariage, chez l'un et chez l'autre (c.à.d. chez les deux futurs) > .
24-12. < Quelquefois on le faisait aussi chez des gens mariés (cas d'adultère), mais là c'est
beaucoup plus grave > .
24-13. < Avec des ustensiles de cuisine, des cornes, des clairons. Jusqu'à ce que les mariés
aient payé à boire > . Selon l'informateur, la coutume est encore vivante.
24-14. Avant le mariage, lorsque l'un des époux, veuf ou divorcé, se marie avec un(e) jeune.
Si les futurs conjoints sont l'un et l'autre divorcés, rien ne se passe.
24-15. < Ça se fait dès l'annonce du mariage > .
24-20. < Avait lieu en général quelques jours avant le mariage, chaque soir, et de plus en
plus fort tant que les époux ne disaient rien. Ça se terminait quand ils (les époux)
avaient payé le vin blanc et les gâteaux à tout le monde > .
24-21. < Avec cornes, trompettes... > .
24-22. < Avant le mariage, dès qu'il est annoncé > .
24-30. < Quand il (probablement le futur marié) payait à boire la première fois, c'était fini
tout de suite > .
24-31. < Quand le marié a payé à boire, c'est terminé > .
24-33. < On fait un bruit infernal tous les soirs devant la maison de l'intéressé avec des
faux, de vieux ustensiles de cuisine — une fois on avait amené un [bentodu] (ventador :
tarare) sur la charrette — jusqu'au jour où ils consentent à payer le vin blanc, les
gaufres: là, tout s'arrête > .
31-12. On frappait sur des casseroles; on faisait aussi une jonchée de fumier entre les mai-
sons des deux futurs époux: les victimes mettaient fin en payant à boire.
31-31. [la ramado] la ramada « j o n c h é e d'immondices ».
33-10. < Quand un veuf se marie avec une jeune fille > .
33-11. < Le charivari se fait avec des cornes de vache percées, de vieilles poêles, de vieux
seaux, tous les soirs tant que le marié n'a pas payé à boire à tout le monde > ; [léi
kurnairé] les cornaires: les acteurs du charivari.
33-12. Le charivari aux remariés se faisait avec des seaux, de vieux ustensiles et aussi « des
cornes de mer » (gros coquillages ou conques marines). La jeunesse et même les hommes
mariés y prenaient part. Le tapage durait jusqu'à minuit chaque soir et ne s'arrêtait que
lorsque l'on payait gâteaux et vin blanc aux participants.
On fait aussi des jonchées de lierre entre les portes d'un homme et d'une femme entre-
tenant une liaison. Et mettre dans la jonchée d'une jeune mariée des feuilles de lierre,
des plumes et des pommes de pin constitue une grave insulte.
33-13. Utilisation de cornes et d'ustensiles divers; on chante aussi des chansons; le charivari
vise les remariages mal assortis; [(h)èzoe la junkadoe] (h)èser la joncada: faire une
jonchée de plumes devant la porte des adultères.
47-04. < On n'en a plus fait ici après la guerre de 1914-1918 > ; [la mayadoe dé plumoe]
la maiada de plumas : jonchée de plumes devant la porte des adultères, et parfois d'une
porte à l'autre (le témoin affirme avoir vu la chose à Castelnau, localité des environs).
47-05. < [la mayado dé plumo] la maiada de plumas: jonchée de plumes. Se faisait de chez
l'un à chez l'autre quand l ' h o m m e et la femme ont couché ensemble avant de se marier.
On allait chercher toutes les cornes qu'on pouvait trouver et on les suspendait partout.
Le charivari en Languedoc occidental 423
Il y en avait un, une fois, qui criait, bien content : [bèno béiré sé m a purta dé fcudyé]
vèna veire se m'an portât de codiers « Viens voir si on m'a porté des coffins! » ( = coffin
suspendu à la ceinture dans lequel on met la pierre à aiguiser la faux). On faisait aussi
[la mayado] quand un type allait voir une femme ( = adultère) > .
47-11. < [y ane fa louré 1 azé] i anèm fa côrrer Vase « nous allons lui faire une course à
l'âne »: à une fille peu sérieuse qui se mariait, une sorte de carnaval > .
47-12. Le père de l'informateur (âgé de 67 ans) a participé à plusieurs charivaris et à la
composition des chansons de circonstance: < on faisait des chansons, en patois, mais
bien faites, que ça rimait bien, en vers et tout > ; le père de l'informateur est un ancien
violoneux: ses services étaient utilisés par les bals locaux, où il faisait danser le rondeau
[branlé] branle.
47-13. Accompagnement consistant en une musique burlesque.
47-21. < Se faisait aussi bien pour des remariages de veufs que pour des jeunes qui n'avaient
pas été sages: filles enceintes... Enquêteur: Est-ce qu'on amenait un âne? — Témoin:
Non. On n'amenait pas d'ânes. Ça voulait dire que les mariés étaient des ânes! (rires) > .
47-22. L'informateur évoque un charivari auquel il a assisté dans sa jeunesse, au hameau
de Fourtic. Une chanson avait été composée pour la circonstance, à laquelle tous les
soirs s'ajoutaient de nouveaux couplets: outre ceux dirigés contre les mariés, d'autres
passaient en revue les habitants du village. Par exemple:
Lo Tauzin que se fasha
a mèi a bien reson
damb tôt ' aquela serenada
li traulhen tôt ronhon
« Tauzin se fâche
bien qu'avec raison:
avec toute cette sérénade,
on lui piétine tous les oignons ».
(Ceux qui faisaient le charivari traversaient le jardin d'un nommé Tauzin).
Lo matin que se lèva
dambe lo pot a la man
« le matin elle se lève
avec le pot à la main »
(Fragment d'un couplet dirigé contre une femme surnommée [la kuséko] la cuseca
« la cul-sèche » qui tous les matins allait vider son pot de chambre).
Cents d'aqueste vilatge
tenètz-vos per avertits,
avètz un comissari
de l'aute cap de Fortic
« Gens de ce village,
tenez-vous pour avertis:
vous avez un commissaire
de l'autre côté (du hameau) de Fourtic »
(Le couplet vise un mouchard qui avait dénoncé aux gendarmes ceux qui faisaient le
charivari).
81-33. [uno baryaro] una variala. Instrument pour le charivari: pot de terre fermé par une
peau de chèvre que traversait une cheville à laquelle on imprimait un mouvement de
va-et-vient.
N.B. Je pense que le mot est à rapprocher de variar qui en occitan signifie non seulement
« varier, changer », mais aussi « délirer, déraisonner » : la variala serait donc l'instrument
dont l'effet lancinant vous rend fou. Le phonétisme [ro] de la dernière syllabe de ce
424 X. Ravier
terme dans sa forme dialectale est à mettre au compte du « rhotacisme albigeois » dont
il a déjà été question ([baryalo] > [baryaro]).
81-35. Utilisation des [simbuls] simbols « clochettes » pour le charivari.
Ainsi que je l'ai déjà indiqué dans l'article (La présentation des matériaux languedociens
occidentaux), la technique cartographique ici mise en œuvre consiste, chaque fois que la
chose est possible, à dégager une dominante aréologique: la forme qui est donnée au titre
de cette dominante vaut, sauf exception locale toujours signalée, pour tous les points de
l'aire à laquelle elle sert d'intitulé.
Lorsque la dispersion de l'information, qu'il s'agisse de lexique ou de phonétique, ne
permet pas de déterminer une dominante, les données de chaque point font l'objet d'une
écriture intégrale.
Écritures séparées par une virgule ou superposées: il s'agit de données cooccurrentes
(synonymie sur le plan du lexique, variantes morpho-phonétiques). Aux points 12.06, 46.17
(carte 1), 12.06, 11.21, 46.17 (carte 2) la virgule qui précède l'écriture signifie que la cooc-
currence s'établit par rapport à la dominante aréologique: par exemple à 46.17 l'usage
local admet aussi bien la forme singulière [kôribari] carivari que la forme plurielle [léh
kôribari] les carivaris.
Signe 9: il annonce que la donnée du point en cause est reportée faute de place dans
l'angle inférieur gauche de la carte.
Signe 0 : absence de donnée.
A noter que dans deux localités les informateurs ont explicitement rejeté d'une part
calhavari (09.20), d'autre part carivari (47.13): ces termes leur avaient été suggérés par
l'enquêteur (le premier en raison de l'absence de réponse à 09.20, le second comme équiva-
lent de lo correlase à 47.13): il y a donc lieu de présumer qu'ils n'existent pas dans le lexique
des points en cause.
Les + renvoient aux données ethnographiques procurées par nos informateurs et
publiées en complément du commentaire linguistique: elles figurent seulement sur la carte 2.
Chaque localité du réseau de l'atlas est représentée sur le fond de carte par un matricule
numérique à deux éléments séparés p a r un point: le premier est le numéro minéralogique
du département auquel appartient la localité, la spécification de celle-ci étant assurée par
le second (lequel s'insère dans un système de tranches décimales: 01 et suivants, 10..., 20...,
30... dont le mode de fonctionnement sera expliqué dans l'avant-propos du volume I de
l'atlas).
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Carte 1.
428 X. Ravier
Carte S.
Glossaire
CLAUDINE FABRE
Ce glossaire reprend les termes cités dans les articles et, autant que possible, les localise
et les définit. II ne donne pourtant qu'une bien faible idée de la richesse lexicologique du
sujet. La description du lexique et du rituel n'ayant pas été menée partout de façon métho-
dique, nous avons conservé le terme générique charivari pour désigner un rite dont, par
ailleurs, nous avons pu voir la variété et la complexité. Cette uniformité du signifié ne préjuge
en rien des formes rituelles locales qui s'accompagnent très souvent — mais pas toujours —
de vacarme.
Berler. France.
Charivariser, d'après berle, trompe.
Dachabdecken. Allemagne.
Enlèvement du toit qui peut aller jusqu'à sa destruction complète au cours de la nuit
et en silence. Le terme et la tradition sont surtout denses en Hesse, Franconie, environs de
Mayence.
Ernterùgen. Allemagne.
Forme de charivari qui visait les paysans qui n'avaient pas fini leurs travaux dans les
délais prescrits par les règles communautaires.
Haberfeldtreiben. Allemagne.
Ce terme, surtout utilisé en Bavière, désigne toute réprimande collective signifiée par'
une jonchée (de paille, de sciure...). A l'origine la victime était conduite dans un chaînp
d'avoine (Haberfeld). Les Haberer ou Haberfeldtreiber formaient de véritables sociétés
secrètes, en Haute-Bavière surtout. Ils sanctionnaient dans la société paysanne toutes les
formes de délits sexuels et les vols.
Katzenmusik. Allemagne.
Mot à mot : musique de chats. Bien qu'on ne puisse parler de terme générique allemand
celui-ci est le plus répandu dans les pays d'expression germanique.
Ketelmuzik. Allemagne.
Mot à mot: musique de chaudron. Variante du précédent.
Mattinata. Italie.
Du latin médiéval matutinate, désigne la cérémonie matinale au cours de laquelle
l'époux remettait à sa femme les présents nuptiaux avec un accompagnement de musique;
c'est le Morgengabe germanique. Le terme dans l'Italie du Nord et du Centre (Émilie,
Romagne, Vénétie, Toscane...) désigne toutes les formes d'aubades joyeuses ou insultantes.
Au xix e siècle, il est remplacé par templellata.
la matraca est le petit marteau de bois utilisé — comme la crécelle, caracca, — pendant
l'office des Ténèbres. Ce terme est emprunté à l'arabe mitraq, gourdin.
Onobatis. Grèce.
Terme grec ancien désignant la cérémonie où la femme prise en flagrant délit d'adultère
est juchée sur un âne.
Riige. Allemagne.
Terme désignant les « conduites de réprimande », en général.
Shivaree. Canada.
Charivari de remariage. Le terme est aussi connu aux USA (Louisiane, Texas ...)
et désigne alors les bruits non agressifs de la nuit de noce. Voir Shareware.
Tamburata. Italie.
Synonyme de scampanata en référence à l'instrument utilisé, le tambour.
Templellata. Italie.
Voir Mattinata.
Tocsin. France.
Nom du charivari dans la Meuse.
Tracassin. France.
Nom du charivari en Dauphiné occidental, Lyonnais, Mâconnais et Limousin.
ALFORD, V .
« Rough Music or Charivari », Folklore (Londres), 70, déc. 1959, p. 505-518.
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N° 8327