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LE CHARIVARI

ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES


CENTRE DE RECHERCHES HISTORIQUES

Civilisations et Sociétés 67

ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES. PARIS


MOUTON ÉDITEUR. PARIS. LA HAYE. NEW YORK
LE CHARIVARI

Actes de la table ronde organisée à Paris


(25-27 avril 1977)
par l'École des Hautes Études en Sciences Sociales
et le Centre National de la Recherche Scientifique
publiés par

JACQUES LE GOFF et JEAN-CLAUDE SCHMITT

ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES. PARIS


MOUTON ÉDITEUR. PARIS. LA HAYE. NEW YORK
Ouvrage publié avec le concours du
Centre National de la Recherche Scientifique

Couverture : maquette réalisée par Hélène Chartier, d'après le détail d'un


bas-relief, Grate Hall de Montecute House, Somerset, Angleterre, vers 1600
(Cliché B. S. Evans-W. H. Rendell.)

Mouton Paris: 2-7193-0473-5


Mouton La Haye: 90-279-7907-3
EHESS: 2-7132-0754-1
© 1981, École des Hautes Études en Sciences Sociales
Imprimé en France
LE CHARIVARI

Actes de la table ronde organisée à Paris (25-27 avril 1977)


publiés par

JACQUES LE GOFF, École des Hautes Études en Sciences Sociales


JEAN-CLAUDE SCHMITT, École des Hautes Études en Sciences Sociales

Avec la collaboration de : Ernst HINRICHS, Université d'Oldenburg


Martin INGRAM, Université d'East Anglia,
Marc AUGÉ, EHESS Norwich
Nicole BELMONT, EHESS Raymond JAMOUS, CNRS
Martine BOITEUX, École Française de Claude KARNOOUH, Laboratoire d'An-
Rome thropologie Sociale, Collège de France
Christine BONNEFOY, EHESS Christiane KLAPISCH-ZUBER, EHESS
André BURGUIÈRE, EHESS Françoise LEBRUN, Université de Haute-
Julio CARO BAROJA, Madrid Bretagne, Rennes
Nicole CASTAN, Université de Toulouse- Daniel LESOURD, Bibliothèque Universi-
Le Mirail taire de Nice
Josselyne CHAMARAT, Musée National Claudie MARCEL-DUBOIS, CNRS, Musée
des Arts et Traditions Populaires National des Atp
Antoinette CHAMOUX-FAUVE, EHESS Jean-Claude MARGOLIN, Université de
Isac CHIVA, EHESS Tours
Jean CUISENIER, Musée National des Robert MUCHEMBLED, Université de
Atp Lille III
Jean-Paul DESAIVE, EHESS
Évelyne PATLAGEAN, Université de Paris
Claudine FABRE, Centre National de la
X-Nanterre
Recherche Scientifique, Carcassonne
Xavier RAVIER, Université de Toulouse-
Daniel FABRE, Université de Toulouse III
Le Mirail
Ian FARR, Université de l'East Anglia,
Norwich Jacques REVEL, EHESS
Jeanine FRIBOURG, Musée de l'Homme Catherine ROBERT, Gençay
Clara GALLINI, Université de Cagliari Daniela ROMAGNOLI, Université de Mi-
Giuseppe GATTO, Milan lan
Claude GAUVARD, Université de Paris I Marie-Claude RYCKX, EHESS
Paul GAYRARD, Université de Bordeaux Pauline SCHMITT-PANTEL, Université
III de Paris VII
Carlo GINZBURG, Université de Bologne Martine SEGALEN, CNRS, Musée Na-
Maurice GODELIER, EHESS tional des Atp
Nina GODNEFF, Paris Marc SORIANO, Université de Paris VII
Joseph GOY, EHESS Edward P. THOMPSON, Worcester
Martine GRINBERG, CNRS Bernard TRAIMOND, Arcachon
Françoise HÉRITIER, Laboratoire d'An- Richard C. TREXLER, Université de
thropologie Sociale, Collège de France l'Illinois, Urbana
8 Le Charivari

Michel VALIÈRE, Gençay Marika DIENER-KOVACS, Musée de


Bernard VINCENT, Casa de Yelasquez, l'Homme
Madrid Claude GAIGNEBET, Université de Paris
Mireille VINCENT, Université de Paris VII X-Nanterre
Natalie ZEMON DAVIS, Université de Philippe JOUTARD, Université de Provence
Princeton Aix-en-Provence
Françoise ZONABEND, EHESS Emmanuel LE ROY LADURIE, Collège
de France
Anne LOMBARD, EHESS
Claude MACHEREL, Université de Paris
Et avec la participation aux discussions de : X-Nanterre
Robert MANDROU, Université de Parix X-
Yves-Marie BERCÉ, Université de Limoges Nanterre
Rolande BONNAIN-MOERDIJK, EHESS Lucienne ROUBIN, CNRS, Musée de
Yves CASTAN, Université de Toulouse- l'Homme
Le Mirail Paul-Henri STAHL, EHESS
Michel de CERTEAU, Université de Paris Yvonne VERDIER, Université de Paris
VII X-Nanterre
Présentation

JEAN-CLAUDE SCHMITT

Une soixantaine d'historiens, d'ethnologues, d'anthropologues, de sociologues, d'historiens


de la littérature, se sont réunis en avril 1977 au Musée National des Arts et Traditions Popu-
laires, pour débattre du charivari. C'est le résultat de leurs travaux qui est ici publié: une
somme d'informations, d'hypothèses, de problèmes posés, qui fait que le charivari n'est plus
tout à fait, après ce colloque, ce qu'il était jusque-là. Ou plutôt — et le résultat est loin d'être
négligeable — dire ce qu'est le charivari, apparaît, au terme de ce colloque, plus difficile
qu'avant.
En effet le dossier reste ouvert: on ne trouvera pas ici une définition canonique du charivari
(ce qui, nous le savons maintenant, serait de mauvaise méthode) mais l'idée, plus féconde, que
tout objet de science varie dans sa forme, ses fonctions et son histoire selon les hypothèses de
ceux qui le construisent: les uns sont plus soucieux de repérer des identités symboliques (quel
est le rapport entre la « paramusique » charivarique et les vacarmes cérémoniels qui accom-
pagnent une éclipse dans une société « primitive » ?) ; les autres sont surtout attentifs aux
fonctions sociales de la coutume nommée « charivari » dans un espace et une période bien
déterminés.
Ce dossier reste aussi ouvert parce qu'il était impossible de détacher le charivari de toutes
les relations sociales où il est impliqué: les rôles des acteurs et des victimes du charivari, les
pratiques symboliques, l'attitude des autorités et aussi des érudits, amènent à poser une foule
de problèmes essentiels: à propos des jeunes, des femmes, des morts, de l'alliance et de la
parenté, de la sorcellerie, du rapport entre tous les types de pouvoirs, entre le temps événe-
mentiel et le temps rituel de l'année, entre les gestes, la musique et les paroles; enfin, comment
définir la « culture » à laquelle le charivari est lié dans l'histoire européenne ? Est-elle « popu-
laire» (mais ce terme désigne-t-il la même chose au xiv e siècle et au xvra e siècle?), «pré-
industrielle» (mais n'est-ce pas minimiser l'importance des rapports sociaux?), « féodale»
(mais qu'en est-il des charivaris qui aujourd'hui encore se déchaînent parfois?), « tradition-
nelle » (faute de pouvoir se satisfaire d'un terme plus précis) ?
Ce dossier marque ainsi une étape de la réflexion, il ne prétend pas épuiser toutes les
questions.
Il témoigne ainsi des possibilités et aussi des limites actuelles du dialogue entre les diverses
sciences sociales, encore que les principaux clivages théoriques ne passent pas nécessairement
entre les disciplines, mais recoupent plutôt chacune d'elles. On peut en dire autant des tradi-
tions scientifiques nationales dont ce colloque international a révélé les caractères originaux:
mais ceux-ci ne rendent pas compte de toutes les différences d'approche.
Au lecteur de juger maintenant ce qui a été fait. Mais qu'il prenne aussi conscience de tout
ce qui reste à faire: en joignant des annexes bibliographiques, lexicographiques, cartogra-

Le charivari, École des Hautes Études/Mouton, pp. 9-10,


10 J.-C. Schmitt

phiques aux résultats proprement dits du colloque (communications, rapports introductifs et


comptes rendus des discussions), nous avons voulu que ce livre collectif puisse servir de base
à de nouvelles recherches.

L'École des Hautes Études en Sciences Sociales a bénéficié, pour organiser ce colloque, de
l'appui matériel du Centre National de la Recherche Scientifique. Elle a obtenu aussi une aide
du Ministère des Affaires Étrangères, du Ministère (alors Secrétariat d'État) aux Universités,
du Ministère Italien des Affaires Étrangères, et du Social Sciences Research Council ( Grande-
Bretagne). Nous tenons à exprimer notre gratitude toute particulière à Jean Pouilloux, directeur
scientifique du CNRS, Pierre Tabatoni, délégué aux Relations Universitaires Internationales
au Secrétariat d'État aux Universités, Jean Laloy de la Direction Générale des Relations
Culturelles, Scientifiques et Techniques du Ministère des Affaires Étrangères, Sergio Romano,
ministre-conseiller près l'Ambassade d'Italie en France, Édouard Pommier, conseiller culturel
près l'Ambassade de France à Madrid.
Jean Cuisenier, conservateur en chef du Musée National des Arts et Traditions Popu-
laires, a été l'hôte du colloque pendant trois jours. Qu'il soit remercié aussi d'avoir bien voulu
organiser au Musée, à l'occasion de cette manifestation, une exposition consacrée au charivari.
Cette exposition, qui est restée ouverte au public plusieurs semaines après le colloque, eût été
impossible sans le travail et la compétence de Mademoiselle Claudie Marcel-Dubois, Madame
Martine Segalen, Pierre Catel, du Musée National des Arts et Traditions Populaires, et sans
l'aide de Daniel Fabre, de l'Université de Toulouse III. Notre reconnaissance va aussi aux
personnes et aux institutions qui ont bien voulu prêter des documents pour cette exposition, en
particulier la Bibliothèque Nationale et le Centre International de Documentation Occitane
à Béziers.
Nous tenons aussi à exprimer notre gratitude à tous ceux qui nous ont aidés dans la prépa-
ration scientifique et matérielle du colloque, et d'abord à Mademoiselle Marie-Claude Ryckx,
du Centre de Recherches Historiques de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, dont
les efforts, déployés sans compter pendant plusieurs mois, ont assuré le Succès de cette rencontre.
Notre dette de reconnaissance est très grande aussi à l'égard de Madame Daniela Roma-
gnoli, Madame Martine Boiteux, Madame Nina Godneff, Bernard Vincent, Jean-Paul Desaive,
qui ont bien voulu traduire les communications en langue étrangère et enfin à l'égard de Madame
Claudine Fabre et de Xavier Ravier, qui ont assuré les réalisations des différentes annexes.
Fonction de la dérision
et symbolisme du bruit dans le charivari

NICOLE BELMONT

Cette tentative de déchiffrement du symbolisme des deux éléments les plus frappants du chari-
vari, la dérision et le bruit, partira d'une constatation faite lors d'une étude des rituels popu-
laires du mariage. Il nous a semblé en effet que, du point de vue de la dérision et du bruit,
le mariage et le charivari présentaient des différences, non pas de nature, mais de degré.
Quelques descriptions datant du début du xix e siècle montrent que, le jour du mariage, le
tapage se faisait surtout lors des cortèges qui allaient de la maison paternelle de la fiancée à
l'église et de l'église à la maison paternelle du jeune marié.
« Le cortège est précédé d'un violon et d'une clarinette, musique obligée et traditionnelle
du village, les garçons ne faisant faute de crier de toute la force de leurs poumons le
thiou hihi va longue, expressions ordinaires de la joie bruyante et quelquefois un peu sau-
vage des montagnards vosgiens assistant à des fêtes..., n'oubliant pas le vieil usage de
leurs pères de tirer fréquemment des coups de pistolets près de la jeune mariée, souvent
même entre ses jambes. On assure que loin de s'effrayer de ces explosions subites d'armes
à feu, elle paraît persuadée aussi que son mariage ne serait pas convenablement célébré
si on n'y faisait qu'une faible et mesquine consommation de poudre : ce qui ferait augurer
encore que devenue mère, elle ne sera pas bonne au lait, c'est-à-dire bonne nourrice. »1
« Les habitants du Médoc... donnent à leurs mariage plus d'éclat. Ce sont des cris, des
hurlements qui accompagnent cette fête, et non cette joie calme et pure qui embellit ce
respectable lien. » 2
Laisnel de la Salle assure que « les cris, les chants, les rires de l'assemblée ne s'apaisent
qu'aux abords de l'église» 3 . Us n'en reprennent que mieux à la sortie de celle-ci: «Des
coups de fusil et pistolet sont de nouveau lâchés en l'air et l'on pousse des cris à pleine gorge
qui attirent la population aux portes et croisées. Le ménétrier joue de son instrument. » 4
Un siècle auparavant, Jean-Baptiste Thiers nous apprend que le tapage et la dérision
s'exerçaient même durant la célébration du mariage :
« Faire venir dans les Églises pendant la messe des épousailles des bouffons, des baladins,
des plaisans, qui y fassent des singeries, des postures indécentes, qui y raillent les nou-

1. N.L.A. Richard, Traditions populaires, croyances superstitieuses, usages et coutumes de l'ancienne


Lorraine, Remiremont, Mougin, 1848, p. 198-199. (Les mots soulignés le sont par l'auteur).
2. D e Caila, « Recherches sur les mœurs des habitants des Landes de Bordeaux », Mémoires de l'Aca-
démie celtique, t. IV, 1809, p. 78.
3. Laisnel de La Salle, Souvenirs du vieux temps. Le Berry, Paris, Maisonneuve (« Les littératures
populaires de toutes les nations », X L et XLIV), 1900-1902, p. 68.
4. M . Monnier, « Vestiges d'antiquité observés dans le Jurassien », Mémoires de la Société des Anti-
quaires, t. IV, 1823, p. 359.

Le charivari, École des Hautes Études/Mouton, pp. 15-21.


16 N. Belmont

veaux mariés, qui y courent çà et là, qui y causent, qui y fassent du bruit, y souffrir des
violons, des hauts-bois, des flûtes, d'autres instruments de musique, sur lesquels on
chante des airs et des chansons profanes et immodestes ; c'est profaner les Temples du
Dieu vivant, c'est faire d'une maison d'Oraison une caverne de voleurs, c'est déshonorer
le Mariage, qui est une chose sainte, et qui ne doit être traitée que saintement, c'est
c'est rendre à Dieu un faux culte, un culte pernicieux et indû. » 5
A l'appui de cette mise en garde, il cite un grand nombre de synodes de la seconde moitié du
xvi e siècle et du xvn e siècle, qui parlent, selon les cas, de « tumulte en paroles et en actes », de
« vacarme », de « clameurs indues », d ' « insolences et d'inepties », d ' « effronteries et de
sarcasmes », de « jeux déshonnêtes et lascifs » de « déguisements et actions indécentes », etc.
Thiers prononce même le terme de charivari : « Ce sont des insolences plutôt que des super-
stitions que... d'insulter 6 les personnes qui viennent de se fiancer et de faire de grands bruits,
de grandes huées et des charivaris, quand elles refusent de donner de l'argent à ceux qui leur
en demandent. »
On sait en effet qu'il pouvait se faire un charivari lorsque le jeune homme refusait de
payer ses droits à la jeunesse du village ou de donner musique et bal :
«Dans cet tains cas, c'est-à-dire quand on ne prenait pas de violon pour sa noce, ou
bien lorsque le marié arrivait avec son épouse qu'il avait été chercher dans un autre pays,
sans se faire précéder par un ménétrier, et surtout lorsque la réputation de celle qui se
mariait avait reçu de fortes atteintes, on ne se passait pas pour cela de musique ; on leur
faisait ce qui s'appelle un charivari. Cette cérémonie des plus bruyantes et des plus tumul-
tueuses qui existât, prit fin à l'époque de la Révolution ; elle commençait au coucher du
soleil, et durait deux à trois heures, pendant neuf jours consécutifs.
Pour rassembler tout le monde, le chef prenait une corne de bouvier, et en parcourait les
rues et l'entrée de tous les chemins vicinaux, tirait de cet instrument des sons perçants
qui s'entendaient de fort loin. Le rendez-vous était dans un carrefour. On y arrivait armé
de tout ce qui pouvait produire le plus grand bruit : des faulx, des marmites de fonte
cassées, des clairons, des chaînes, des futailles garnies de ferrailles et qu'on roulait dans
les rues, des pelles, des pincettes, des poêles sur lesquelles on frappait, des tambours
et des cornes, etc. Dans les beaux jours on y venait de deux à trois lieues à la ronde, et il
s'y trouvait quelquefois quatre cents à cinq cents personnes. Que l'on juge du bruit
horrible qu'une telle assemblée produisait, puisqu'il y a trente-cinq à trente-six ans, il y
eut à Onzénain un charivari tellement considérable que ce tintamarre diabolique fit
périr dans la ferme des chevaux et des vaches.
Dans ce bel équipage on se rendait à la porte des nouveaux mariés, on leur chantait
quelques couplets analogues à la circonstance ; on en faisait autant dans tous les carre-
fours et à la porte de tous ceux qui avaient cherché à mettre quelques entraves à la
cérémonie.
Le dernier charivari de Bonneval eut lieu en 1785, à l'occasion d'un marié qui, ayant
épousé une demoiselle d'une commune voisine, était entré dans la ville sans violon ; le
bailli et le curé voulurent s'y opposer, mais inutilement. Il eut lieu, et chacun eut son
couplet qu'on chanta à la porte pendant neuf jours.
Le plus sage parti était d'en rire et c'est ordinairement ce qui avait lieu. C'était même
le plus sûr moyen d'empêcher le charivari de durer les neuf jours. » 7
Cette longue description est conforme dans son esprit à ce que disait Jean-Baptiste
Thieis, plus d'un siècle auparavant : « La Canaille et les gens de nulle importance se font

5. J.-B. Thiers, Traité des superstitions, Paris, 1697, t. IV, liv. X, chap. iv, p. 520-521.
6. Id„ p. 477.
7. Lejeune, « Notice sur les usages des environs de Bonneval, département d'Eure-et-Loir », Mémoires
de l'Académie celtique, t. IV, 1809, p. 263-264.
Dérision et symbolisme dans le charivari 17

quelquefois un grand divertissement de ce qu'ils appellent Charevaris, Charivaris ou Chari-


baris, afin de tirer quelque somme d'argent des nouveaux mariés ou de les charger de confu-
sion. Il y a des lieux où cela ne se fait guères qu'à de secondes noces disproportionnées en
effet ou en apparence. Mais il y en a d'autres où il se fait presqu'à toutes les noces. » 8
Ces descriptions et citations suffisent à montrer que tous les mariages suscitent, peu ou
prou, le charivari. Dans ceux qui sont conformes à la norme sociale, le charivari est faible-
marqué, bien que ses traits distinctifs y soient présents. Dans ceux qui ne sont pas conformes
à cette norme, il y a charivari catégorique. Ce sont non seulement les mariages d'un veuf avec
une jeune fille, d'une veuve avec un jeune homme (mariages « disproportionnés » dit J.-B.
Thiers), mais aussi les mariages, conformes à la norme de ce point de vue, où le marié refuse
de s'acquitter de sa dette envers le groupe local de la jeunesse : ce que l'on appelle la pelote
en Provence, ailleurs le vin du mariage, le coquet, etc. Or l'on sait que le seul moyen de faire
cesser le charivari aux veufs ou aux veuves est de payer une certaine somme d'argent aux
acteurs de ce charivari. Dans tout mariage, il y a donc quelque chose à payer par les mariés ;
faute de s'en acquitter ils auront à subir un charivari.
Si, comme semblent le montrer les documents, il n'y a pas de différence de nature dans
les manifestations collectives suscitées par les mariages conformes à la norme et par ceux qui
ne le sont pas, si la différence n'est tout au plus que de degré, alors le symbolisme qu'on
pourra découvrir dans les unes sera sans doute applicable aux autres.

Fonction de la dérision

Il faut d'abord remarquer que, si le charivari sanctionne les mariages désapprouvés par
la communauté sociale, cette désapprobation ne va pas juqu'à tenter d'empêcher ces unions.
Les documents indiquent toujours qu'il a lieu la veille du mariage, ou les jours qui le précèdent
s'il dure, ou se propose de durer, neuf jours. On le fait parfois le soir même de la cérémonie.
Il paraît donc que cette désapprobation ne soit pas suffisamment violente pour empêcher
l'accomplissement de l'acte blâmé : on se contente de la signifier, de la faire connaître au
coupable. Dans cette perspective, la portée du charivari est singulièrement restreinte et les
intentions de la communauté sont moins méchantes qu'il n'y paraît d'abord. Par la dérision
elle signifie au coupable qu'il a risqué de s'en faire exclure (ou de s'en exclure lui-même) en
raison de la honte qui doit être la sienne. Si nous soulignons le terme « signifie », c'est par
référence à ce que dit Claude Lévi-Stiauss de la fonction des rites, précisément à propos du
charivari :
«Les rites apparaissent comme un 'para-langage' qu'on peut employer des deux façons.
Simultanément ou alternativement, les rites offrent à l'homme le moyen, soit de modifier
une situation pratique, soit de la désigner et de la décrire. Le plus souvent, les deux fonc-
tions se recouvrent, ou traduisent deux aspects complémentaires d'un même procès.
Mais, là où l'empire de la pensée magique tend à s'affaiblir, et quand les rites prennent
le caractère de vestige, seule la seconde fonction survit à la première... Dans nos villages,
le vacarme du charivari ne servait plus (sinon secondairement, en humiliant le coupable),
mais il est clair qu'il continuait à signifier. » 9
Par le charivari, la communauté locale signifie au coupable qu'elle désapprouve l'union
qu'il contracte. Mais, ce faisant, elle lui donne aussi le moyen de « modifier cette situation
pratique » 1 0 . Ce moyen, c'est le paiement, dont tous les documents assurent unanimement

8. J.-B. Thiers, Traité des jeux et des divertissements..., Paris, A. Dezallier, 1686, p. 288.
9. C. Lévi-Strauss, Mythologiques, 1.I, Le cru et le cuit, Paris, Pion, 1964, p. 343-344.
10. On suppose donc, contrairement à C. Lévi-Strauss, que les sociétés européennes traditionnelles
préservaient dans la plupart des cas cette première fonction des rites, mais en la dissimulant beaucoup plus
que ne le font les cultures non européennes, si bien qu'il n'est pas toujours facile de l'y découvrir.
18 N. Belmont

qu'il mettait fin au charivari ou, s'il était préalable, qu'il le prévenait. Ce paiement était fait
aux organisateurs du charivari, donc le plus souvent à la jeunesse locale, soit en argent, soit
en nature, sous la forme d'un crédit ouvert au café du village ou de boissons offertes à la
maison. Mais souvent il faut à la fois payer et offrir à boire. Par le paiement on achète quelque
chose. Qu'achète donc la victime du charivari? Van Gennep l'a vu très clairement: « u n
mariage de ce genre (remariage d'un veuf ou d'une veuve avec une fille ou un garçon céliba-
taire) n'apparaît ni plus ni moins qu'un vol, une fraude, une méchante manœuvre, que le
coupable ne pourra racheter que si on lui fait payer sa conduite par des désagréments réels et
publics et par le versement d'une somme dont la jeunesse lésée profitera seule. » 1 1 Mais il est
plus logique de considérer ces « désagréments publics » comme un moyen cœrcitif pour ame-
ner le coupable au paiement. La fonction de la dérision est donc de contraindre sa victime
à verser de l'argent. Le système des croyances et coutumes populaires ne se maintient en
effet que par l'effet du consensus général, car il ne se conserve pas, comme le font les organisa-
tions sociales étatistes, par la contrainte physique, réellement exercée ou simplement latente
selon les cas. La seule coercition qu'il soit possible d'exercer à l'égard des contrevenants, c'est
celle de la moquerie et de la dérision qui les exclut moralement, de façon provisoire ou dura-
ble, de la communauté locale. La dérision oblige donc le coupable à un paiement, grâce
auquel il rachète son appartenance à la communauté locale dont il s'était en quelque sorte
exclu. On voit déjà que la dérision n'a pas que des fonctions négatives, puisqu'elle permet à
cette communauté de réintégrer un de ses membres.
Cette première fonction s'exerce à un niveau conscient ou préconscient. Au niveau
inconscient, une autre fonction, indirecte, de la dérision et directe, du rachat, est d'écarter,
ou de soulager, la culpabilité du veuf ou de la veuve convolant en secondes noces. Il est remar-
quable que la plupart des documents mentionnent, comme le texte cité concernant la région
de Bonneval que « le plus sage parti était d'en rire, et c'est ordinairement ce qui avait lieu.
C'était même le plus sûr moyen d'empêcher le charivari de durer les neuf jours » 1 2 . Si la
victime rit, c'est qu'elle ne se sent pas ou plus coupable ; le charivari peut donc cesser. En
revanche les documents rapportent parfois le cas de charivaris qui tournent mal, qui se ter-
minent dramatiquement, parce que les victimes ont été incapables d'assumer et d'abréagir,
par le moyen du rachat, leur culpabilité qui, alors, se transforme en agressivité, d'où les
issues tragiques rapportées par exemple par Violet Alford et dans les réponses aux question-
naires de Paul Fortier-Beaulieu 13 . Il est inutile de souligner tout ce que peut avoir de symbo-
lique ce paiement, puisqu'il n'y a en effet pas de commune mesure entre une somme d'argent
et le droit de remplacer son conjoint décédé 14 . Le paiement est destiné à témoigner publique-
ment que la culpabilité a été assumée et surmontée et qu'elle ne risque donc pas de troubler
le nouvel ordre familial et social, établi après les bouleversements qu'introduisent tout
mariage et plus encore tout remariage.
C'est à cette étape de l'élucidation qu'on retrouve les interprétations de certains auteurs,
tout particulièrement P. Fortier-Beaulieu, et les explications proposées parfois par les infor-
mateurs. A cet égard on peut considérer les unes et les autres comme une étiologie populaire.
Ce qui n'implique aucune sous-estimation, ni aucun mépris : les étiologies populaires sont
toujours très précieuses, bien que difficiles à utiliser, car il faut se garder à la fois de les pren-
dre « pour argent comptant » et de les considérer comme négligeables. Elles sont très utiles
en tant que preuves, ou épreuves de l'interprétation, non pas qu'elles doivent se recouvrir,

11. A. Van Gennep, Le Folklore du Dauphlné, Paris, Maisonneuve («Les littératures populaires de
toutes les nations», II-III), 1932-1933, p. 169-170.
12. Lejeune, op. cit., p. 264.
13. V. Alford, « Rough music or Charivari», Folklore, 70, déc. 1959, p. 505-518.
14. Quoique cette somme ne f û t pas toujours négligeable, par exemple 30 000 ou 40 000 anciens francs
en 1957 en Corse (« Témoignages sur le charivari », Arts et traditions populaires XI (1), janv.-mars 1963,
p. 45-46).
Dérision et symbolisme dans le charivari 19

mais en ce sens qu'elles ont à entretenir entre elles un rapport cohérent. En ce qui concerne
le charivari, on connaît la théorie de P. Fortier-Beaulieu. Elle se place sur deux niveaux
différents, l'un sociologique, l'autre magique, mystique ou religieux : « Sur le plan socio-
logique, nous voyons le groupement social des jeunes gens du pays s'élever contre la prétention
de la veuve ou du veuf d'épouser un célibataire. » 1 5 Mais cette explication ne rend pas compte
des cas où un veuf épouse une veuve, alors que l'interprétation magique démontre que « s'ils
font tout ce tapage et s'ils se livrent à ces débordements, c'est pour apaiser les mânes des
morts. Car il y a des morts avec lesquels il faut compter : leur corps est étendu immobile et
impuissant dans la tombe, mais leur âme reste agissante. Que le défunt ou la défunte se
trouvent froissés et mécontents de ce convoi en secondes noces, les pires calamités peuvent
fondre sur le nouveau couple... Les manifestants ne viennent pas assaillir les veufs, mais, au
contraire, leur « porter secours ». Sous des formes diverses, certains informateurs expriment
la même idée : « Le charivari est censé être fait par le mari défunt, jaloux du bonheur du
nouveau marié » (Pont-Aven, Finistère). « On battait charivari pour apaiser les esprits de
l'un des décédés» (Marcigny, Saône-et-Loire) 16 . « C e tintamarre figurerait l'âme de la
première épouse protestant conte le mariage » (Auvergne) 17 . Ces justifications populaires,
on le voit, ne sont pas dépourvues d'ambiguité, puisque, selon les cas, c'est l'âme du conjoint
décédé qui fait le vacarme ou le vacarme lui-même qui a pour fonction d'écarter l'âme du
conjoint décédé. On peut étayer l'une et l'autre de ces hypothèses par des croyances et des
rituels populaires. On sait qu'on faisait du vacarme lors des éclipses pour éloigner les esprits
malfaisants sur le point de dévorer le soleil ou la lune. La coutume a été notée dans le monde
entier. D'autre part on connaît en Europe, sous le nom de « chasses fantastiques », « chasses
sauvages », « Mesnie Hellequin », des croyances et des légendes où les âmes de personnages
damnés dans certaines conditions passent dans les airs en produisant un vacarme à propre-
ment parler infernal. Les données comparatistes les plus générales laisseraient plutôt penser
que le bruit a pour fonction d'éloigner les esprits malfaisants. Mais certains matériaux concer-
nant le charivari ne permettent cependant pas d'écarter complètement l'autre étiologie popu-
laire. Les acteurs du charivari sont très souvent, si l'on en croit la nombreuse documentation,
déguisés et masqués (le masque le plus simple consiste à se noircir le visage). Les auteurs de la
fin du xrx e siècle supposaient que les masques et le noircissement du visage avaient pour
fonction de représenter les morts ou des personnages de l'au-delà dans certaines cérémonies.
Les statuts synodaux emploient fréquemment le terme de larva, « fantôme » pour désigner
les masques des charivaris : larvis in figura Daemonum (Langres, 1404) ; « des gens si malicieux
et si méchants... marchants en larves et masques » (Lyon, 1577) l s .
Est-il bien utile, est-il même possible, d'établir clairement la nature des faiseurs de
vacarme dans l'imaginaire populaire? Cette ambiguité leur était sans doute nécessaire, puis-
qu'ils devaient à la fois représenter les mânes du conjoint décédé et donner au survivant sur le
point de convoler une seconde fois les moyens de s'en libérer, grâce au paiement à eux remis.
Ce paiement réel est le rachat symbolique de la culpabilité du survivant, cette culpabilité
prenant la figure imaginaire du fantôme susceptible de tourmenter le vivant en dette envers
lui. Une coutume recueillie à Étaples (Pas-de-Calais) représente une forme plus individua-
lisée de la même représentation : « le veuf fait dire la veille de son remariage une messe dite

15. P. Fortier-Beaulieu, « L e veuvage et le remariage», Revue de Folklore français, XI (2), avr.-juin


1940, p. 67-69.
16. Id., « Le charivari'aux veufs », Revue de Folklore franêais, XI (1), janv.-mars 1940, p. 21 (extraits
des réponses au questionnaire de P. Fortier-Beaulieu).
17. Id., «Témoignages sur le charivari », Arts et traditions populaires, XI (1), janv.-mars 1963, p. 46.
18. Dans un article ancien, C. Lévi-Strauss supposait que les jeunes, en tant que non initiés, peuvent
représenter les morts dans certaines cérémonies où deux groupes complémentaires s'affrontent. Les sociétés
traditionnelles européennes n'avaient certes pas de rites d'initiation, mais en étudiant alternativement les
rituels populaires de mariage, on voit nettement que celui-ci en remplissait la fonction (C. Lévi-Strauss,
« Le Père Noël supplicié », Les Temps modernes, 77, 1952, p. 1572-1590).
20 N. Belmont

'messe d'oubli' destinée à calmer et écarter l'âme de l'épouse défunte». 1 9 II faut donc
tomber d'accord avec P. Fortier-Beaulieu : les faiseurs de vacarme, apparemment si agiessifs
envers la victime du charivari, lui portent en réalité secours, en lui donnant la possibilité
d'écarter les fantômes importuns, d'acheter 1'« oubli », de se libérer de la culpabilité.
On objectera sans doute à cette thèse que les moyens employés pour cette fin lui sont
bien opposés en apparence. Et en effet la violence et l'agressivité sont indéniables et les docu-
ments rapportent souvent que leurs victimes les tolèrent très difficilement. A vrai dire ces
manifestations sont essentiellement ambiguës : la fonction « magique » du charivari est de
bienveillance tandis que sa fonction sociologique comporte de l'agression. La première est
aussi obscure et cachée que la seconde est manifeste et éclatante. La première se déguise sous
son contraire 20 et tire son efficacité magique du fait même d'être inapparente et ignorée.
Les recettes de la magie populaire s'accompagnent souvent d'une clause qu'on pourrait
appeler d'ignorance ou de hasard : « Si on rencontre, sans la chercher, le jour de la Saint
Jean, avant le lever du soleil, une grenouille verte, il faut la pendre au cou d'un enfant qui a
des vers. Il en sera débarrassé. » 21 « Dans le Hainaut, les parents du militaire qui va tirer au
sort mettent à son insu, dans sa poche, la « toilette » (la coiffe) d'un nouveau-né. » 22 L'effi-
cacité magique dépend en partie d'une certaine ignorance, le hasard étant dans cette perspec-
tive une forme d'ignorance («trouver inopinément... », c'est-à-dire trouver alors qu'on
ignorait qu'on trouverait). Précisément à propos de la superstition, Freud parle d ' « igno-
rance consciente » et de « connaissance inconsciente » 23 : cette double donnée est à l'origine
de la superstition et conditionne l'efficacité de la magie. Le charivari remplit une fonction
d'assistance dans une circonstance dangereuse, à la condition que les deux parties en cause
l'ignorent, aussi bien les faiseurs de vacarme que la personne à laquelle ils s'adressent.

Symbolisme du bruit

Il est exceptionnel que les informateurs aient ressenti cette action bénéfique, cathartique, du
charivari. Dans la région d'Ajaccio en Corse, lepalidaccio (depadella, la poêle) est organisée
par les amis du nouveau couple, car un remariage sans palidaccio ne serait pas heureux,
dit-on 24 . Il est tout aussi exceptionnel que les faiseurs de vacarme lors du mariage pressentent
le sens de leur action. Aussi vaut-il la peine de citer à nouveau ce qu'en disait un membre de
l'Académie celtique pour la Lorraine : « On assure que loin de s'effrayer de ces explosions
subites d'armes à feu, (la jeune mariée) paraît s'en divertir beaucoup, tant elle est persuadée
aussi que son mariage ne serait pas convenablement célébré si on n'y faisait qu'une faible et
mesquine consommation de poudre ; ce qui ferait augurer encore que, devenue mère, elle
ne sera pas bonne au lait, c'est-à-dire bonne nourrice » 25.
On trouve donc un double bénéfice au vacarme. Le premier est général : il est nécessaire
à la célébration normale du mariage (fonction de publicité). Le second est aussi particulier
que le premier est général : c'est le gage et l'assurance que la jeune mariée sera bonne nourrice
quand elle sera mère. Cette fonction, si étroite, attribuée au bruit n'est qu'une façon, sans
doute locale, d'expiimer la partie pour le tout. Près d'un siècle plus tard, on trouve en

19. Op. cit., Arts et traditions populaires, p. 47.


20. De même que le déguisement des hommes consiste à s'habiller de vêtements féminins et celui des
femmes à s'habiller de vêtements masculins; de même que les blancs se masquent en s'enduisant le visage
de noir et les noirs en s'enduisant de peinture blanche.
21. E. Rolland, Faune populaire, Paris, Maisonneuve et Larose, 1967, t. XI, p. 148. (C'est nous qui
soulignons).
22. A. Harou, « Le Tirage au Sort en Belgique », Revue des traditions populaires, t. VIII, 1887, p. 400.
23. S. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 1963, p. 298.
24. Op. cit., Arts et traditions populaires, p. 46.
25. Richard, op. cit., p. 199.
Dérision et symbolisme dans le charivari 21

Haute-Bretagne une autre expression de cette idée sous-jacente : « On salue le marié et la


mariée en tiiant des coups de fusil. On dit que c'est pour tuer la misère, si les jeunes gens
devaient en avoir ». 26 Ce qui revient à dire que la fonction rituelle du bruit dans le mariage
est d'appeler et d'assurer la prospérité et la fécondité du jeune couple. A cet égard il joue
peut-être un rôle semblable à celui du rhombe dans les sociétés primitives. Dans les deux
cas, il est le privilège des hommes : dans le mariage, ce sont les jeunes gens qui poussent les
cris à pleine gorge et qui tirent des coups de fusil ; ce sont également eux qui font le vacarme
dans le charivari : les documents indiquent souvent que les jeunes femmes et filles ne paiti-
cipent pas à cette manifestation, ou n'y participent que de loin, ou encore sont présentes mais
n'y jouent pas de rôle actif. Aussi peut-on faire l'hypothèse que le vacarme symbolise la
puissance sexuelle sous ses aspects les plus généraux de fécondité et de prospérité, comme sous
ses aspects de violence et d'agression. Nécessaire dans le mariage, l'expression de ce symbole
sous cette forme l'est aussi dans les seconds mariages, à ceci près que la violence et la discor-
dance y sont encore plus élevées, parce que le besoin s'en fait encore plus sentir.
A l'appui de cette thèse on apportera un texte d'une romancière, aux yeux de qui le
peuple était créateur de poésie autant que les romanciers et les poètes, Georges Sand :
« Consuelo lut ce billet au milieu du bruit des fusées et des bombes de feu d'artifice qui
éclatait dans les airs sans qu'elle l'entendit. Tout entière à sa lecture, elle éprouvait
cependant, sans en avoir conscience, la commotion électrique que causent, surtout aux
organisations impressionnables, la détonation de la poudre et en général tous les bruits
violents. Celui-là influe particulièrement sur l'imagination... Il exalte... l'esprit et les sens
des gens braves et bien constitués. Il réveille même chez quelques femmes des instincts
intrépides, des idées de combat et comme de vagues regrets de ne pas être hommes. Enfin,
s'il y a un accent bien marqué qui fait trouver une sorte de jouissance quasi musicale
dans la voix du torrent qui se précipite, dans le mugissement de la vague qui se brise,
dans le roulement de la poudre, cet accent de colère, de menace, de fierté, cette voix de la
force, pour ainsi dire, se retrouve dans le bondissement du canon, dans le sifflement des
boulets et dans les mille déchirements de l'air qui simulent le choc d'une bataille dans les
feux d'artifice. Consuelo en éprouva peut-être l'effet, tout en lisant la première lettre
d'amour proprement dite, le premier billet doux qu'elle eût jamais reçu. Elle se sentit
courageuse, brave et quasi téméraire. » 27
Ces quelques hypothèses concernant le symbolisme du bruit et de la dérision dans le charivari
auraient sans doute besoin d'une plus longue démonstration. Personne ne disconviendra
cependant que le mariage, comme tout rite de passage, constitue un moment dangereux, pour
lequel l'assistance de la communauté locale est indispensable. Que cette assistance prenne les
formes paradoxales de la dérision et du bruit est sans doute plus difficile à admettre : la dérision
comme moyen de contraindre au paiement, le paiement comme mode d'accès à quelque chose
d'interdit jusqu'alors (pour le mariage), d'interdit depuis le veuvage (pour le remariage),
le biuit comme manifestation symbolique de la puissance sexuelle nécessaire dans cette
circonstance.
On s'aperçoit à cette occasion que la « pensée magique » n'a, ou n'avait, en aucune façon
disparu des sociétés européennes traditionnelles. Elle s'enfouit et se dissimule beaucoup plus
que dans les sociétés non européennes. Elle est cependant bien présente et trouve, pour s'ex-
primer, des formes rituelles de caractère très dramatique.

26. P. Sébillot, « Additions aux coutumes, traditions et superstitions de la Haute Bretagne », Revue
des traditions populaires, t. VII, 1892, p. 99.
27. Georges Sand, La Comtesse de Rudolstadt, Paris, Garnier, 1959, p. 301-302. (C'est nous qui
soulignons).
Le charivari gascon contemporain :
un enjeu politique

D A N I E L FABRE et B E R N A R D TRAIMOND

Le charivari de Gascogne occidentale s'est imposé à nous à travers une double prolifération :
celle des textes de voyageurs, de descripteurs, de folkloristes d'une densité inégalée, celle
aussi des événements charivariques les plus récents, encore nombreux et riches d'implications
sociologiques jusque vers 1955 dans le Marensin. Si presque partout ailleurs le charivari a eu
une mort discrète avec simplement un ou deux érudits, amateurs de curiosités, pour clore
définitivement son histoire, ce n'est pas exactement le cas du charivari gascon, landais en
particulier: il a m i s très longtemps avant de se décider à finir, et, à vrai dire, cette fin n'est
même pas sûre. C'est en rayonnant dans la Lande entre Chalosse et Médoc avec quelques
incursions périphériques et, surtout, pour l'enquête orale, une focalisation sur le Marensin,
que nous avons exploré le domaine. Quant à la méthode elle est exposée au fur et à mesure,
disons seulement qu'elle est orientée par le souci, peut-être trop ambitieux mais qui s'est
finalement imposé à nous, de l'exhaustivité.
Comme la présente contribution ne peut mettre en œuvre qu'une partie de notre analyse
qui sera développée et publiée par ailleurs \ nous en résumons les premiers acquis :
1. Le discours érudit local s'est intéressé au charivari gascon jusqu'à l'obsession. Il a élaboré
une typologie formelle des rituels en distinguant : le sharibari, sérénade bruyante accompagnée
de chansons obscènes, Vasoada, promenade à rebours sur l'âne, la juncada chemin de son ou
autre plante entre les portes des contrevenants. Ces trois types de rituels s'appliqueraient de
préférence à trois infractions au code de la morale sexuelle et conjugale: le sharibari châtie
le remariage des veufs, Vasoada le mari dominé et battu, lajuncada le couple adultère.
2. L'examen détaillé de ces descriptions a permis de mettre en évidence de la part des bour-
geois érudits un parti-pris de censure, une volonté de s'en tenir à la plus grande généralité,
une appréciation constamment péjorative sur ces « coutumes barbares ». L'hypothèse for-
mulée alors est que la position et la fonction sociales des folkloristes gascons — curés,
médecins, magistrats... — les conduisent à affronter le charivari, ce rite est un enjeu impor-
tant et non une « survivance ».
3. D'ailleurs la typologie érudite ne résiste pas à une confrontation avec les pratiques chari-
variques réelles que nous livrent les procès, les témoignages oraux, l'observation directe.
Tous les remariages, toutes les femmes dominatrices, tous les adultères n'entraînent pas
nécessairement un charivari. En réalité c'est une casuistique complexe qui considère l'événe-
ment matrimonial et détermine la mise en scène d'un charivari. Seule l'accumulation de

1. Notre enquête élargie à d'autres aires — Pays Basque, Languedoc, Provence... — va faire l'objet
d ' u n ouvrage à paraître.

Le charivari, École des Hautes Éludes/Mouton, pp. 23-32.


24 D. Fabre et B. Traimond

« désordres » sexuels, économiques, civiques, politiques très caractérisés entraîne son déclan-
chement. De plus les rituels sont très perméables, ils se croisent et se confortent tandis que
l'un d'eux, juncada, se spécialise dans la dénonciation des prêtres séducteurs! Le chari-
vari contemporain viserait-il d'abord ses propres censeurs ?
*

La référence à la notion de norme sociale fait du charivari une sanction de l'écart en même
temps qu'un rite positif qui vient suturer la rupture du consensus par des moyens symbo-
liques. Cette définition prise à la lettre suppose au moins une certaine unanimité de la « com-
munauté » de village ou de quartier, théâtre et acteur du charivari. Chacun se soumettrait,
même de mauvais gré, à la loi coutumière qui assure la cohésion éthique et pratique des
comportements.
En fait toutes les tensions internes ne sont pas assimilables à des positions relatives
de part et d'autre d'une frontière culturelle entre l'accepté et le rejeté. Au sein même du
groupe villageois, nous l'avons maintes fois souligné, des différences, des frictions, des luttes
permanentes existent qui, dans le charivari, s'affirment. Pour cette mise à nu la mécanique de
la répression est un excellent réactif car elle est le plus souvent suscitée ou encouragée par
une fraction de la collectivité que le charivarisé représente et elle tend elle-même à réduire la
pratique charivarique au nom d'un ordre supérieur qui s'enracine pourtant dans le village
même.
Les documents historiques disponibles pour la Gascogne laissent deviner une évolution
capitale et mal perçue de la mise en pratique du charivari. Dans une ordonnance de 1628 le
Parlement de Bordeaux interdit les charivaris mais, commente l'abbé Bellet, « malgré cet
arrêt et ceux qui l'ont suivi ces sortes d'assemblées se font toujours dans les provinces de
Guyenne et de Languedoc ; et on dit que les nouveaux mariés s'en doivent faire un honneur
et qu'ils peuvent finir le charivari quand ils veulent, c'est-à-dire en donnant un repas à ceux
qui composent cette assemblée qui ne sont que de leurs amis et des gens de leur rang et de leur
condition ». 2 La dernière proposition est absolument contredite par toutes les relations de
charivari que nous possédons depuis 1737 où il est toujours précisé — les folkloristes y
insistent beaucoup — qu'il s'agit d'un divertissement populaire. Tous les témoins vivants ne
manquent pas d'indiquer qu'il est impensable que des « riches » participent à visage décou-
vert à un charivari alors qu'en revanche la jonchée, plus discrète, parfois plus coûteuse, ne
leur est pas interdite. En face, les charivarisés dont nous avons pu caractériser la position
sociale appartiennent — nous le verrons en détail — pour leur majorité aux groupes domi-
nants du village.
En effet l'élaboration du charivari prend place dans les lieux de la sociabilité populaire
que fréquentent aussi bien les petits propriétaires, les métayers, les domestiques, les ouvriers
d'industrie... La solidarité corporative manifeste d'abord son organisation dans la céré-
monie et sa préparation. A Bayonne vers 1830 au cours du charivari d'Hilline Cavallerie
et Pierre Aurut, les métiers bayonnais, liés suitout à la construction navale, sont successive-
ment conviés à entonner le chant :
« Cornez, cornez à pleine tête
Les charpentiers, les menuisiers
Soudeurs, scieurs et poulieurs
Les armuriers, les serruriers
Les forgerons et les maçons
Les tonneliers et les voiliers
Et les perceurs et les mâteurs

2. In P. Cuzacq, La naissance, le mariage, et le décès, Paris, 1903.


Le charivari gascon contemporain 25

Les canotiers et les gardiens


... Tout l'arsenal sera du bal
Car tout Bayonne donne une fête
A tout Bayonne à Saint Esprit
Pour lui cornons toute la nuit. » 3
Même si cette ¿numération des corporations renvoie à une structure dépassée et disparaît
après 1830, l'atelier demeure jusqu'à nos jours un lieu où le charivari se prépare. La chan-
sonnier de Léon, C., allait apprendre aux ouvrières de la pailleuse (machine fabriquant les
protège-bouteilles en paille de seigle) sa dernière composition charivarique et les très récents
chars anti-curé du carnaval de Léon — le dernier est sorti en 1974 — sont construits, avec la
complicité du patron, dans une scierie.
Plus généralement tous les points de fixation de la sociabilité masculine sont des pôles
d'effervescence charivarique. La forge est même à Montgaillard (Chalosse) le premier théâtre
du rituel. Le sieur Cazalis, « agent d'affaires » qui épouse le 10 août 1812 une très jeune veuve,
s'en plaint vivement au sous-préfet. Le forgeron Dauga a orchestré le charivari en plein
jour, il a brandi un assemblage en forme de mât de cocagne chargé de cornes au passage
du cortège et, dit le marié, « . . . son épouse passante... une infinité de personnes placées sans
doute à dessein dans sa boutique se mirent aussitôt à battre sui l'enclume, les étaux et les
morceaux de fer épars » 4 .
A l'auberge au xvm e siècle, au café à partir du siècle suivant, se trament les charivaris et
surtout s'écrivent et se répètent les indispensables chansons. Le plus souvent ce noyau organi-
sateur est composé de quelques anciens, du chansonnier et de l'ensemble des jeunes du quar-
tier à l'exception des enfants de la bourgeoisie. Ce groupe peut être structuré sous la forme
d'une société, de danse ou de carnaval par exemple —• c'est le cas à La Teste (Gironde) en
1840 — et au xx e siècle d'un Comité des Fêtes ou d'une équipe de rugby. A Soustons en 1935
le grand charivari d'A.L. est conçu au départ dans le Comité de Sterling puisque chaque
quartier possède une association formelle regroupant sa jeunesse et chargée avant tout de la
mise sur pied des fêtes. L'équipe de rugby, lorsqu'elle n'est pas trop élevée dans la hiérar-
chie sportive, ce qui a pour effet de la détacher de sa base autochtone, joue tout à fait le même
rôle à partir de 1920, date de la large démocratisation de ce jeu en Gascogne. Un des derniers
charivaris léonnais s'est achevé par la comparution devant le juge de Paix à Castets, au milieu
d'une assistance hilare, de l'équipe au grand complet et de ses dirigeants accompagnateurs.
C'est d'ailleurs le groupe charivarique constitué qui paie collectivement les amendes qui
peuvent être infligées à l'un des membres. Mais comment se concilient dans la pratique ces
deux évidences : le charivari est une manifestation propre aux classes dominées du village et,
en même temps, il est d'abord le fait des jeunes du quartier? En fait il convient de ne distin-
guer que des degrés et non des exclusions catégoriques dans la participation au charivari.
Incontestablement les jeunes sont les acteurs les plus exposés : ils font du bruit près de la
maison, ils se masquent et chantent autour de l'âne. Mais quelques anciens du quartier,
jusqu'à quarante-cinq ans selon les témoignages, les accompagnent et les initient à leur expé-
rience et c'est, le plus souvent, l'un d'eux qui compose les chansons et les fait apprendre. La
position de leader du chansonnier est explicitée par notre informateur de Léon « le plus fort
c'était celui qui faisait les chansons » et qui même prenait le risque de commander la chorale
à l'aide d'un porte-voix. Dans Vasoada les différents rôles autour de l'âne (meneur, chevau-
cheur, porteur du balai...) peuvent être dévolus au même petit groupe d'hommes et conser-
vés jusque dans la vieillesse ; quant à la jonchée il est sûr qu'après la dernière guerre, ce sont
des hommes mûrs qui la décident et la réalisent mettant en branle de gros moyens, un camion
de sciure par exemple. Mais ce groupe leader au croisement de la division des classes d'âge,

3. P. Cuzacq, La bouchère culbutée, hors commerce, Archives départementales des Landes (A.D.L.).
4. A.D.L., IV M, 21 (13).
26 D, Fabre et B. Traimond

des sexes et du teiritoire communal n'est pas le seul participant ; les femmes, même si elles
ne figurent jamais en tête, apprennent les chansons et ne manquent pas de les entonner.
Plusieurs récits nous montrent les femmes de Soustons réunies dans une cuisine et chantant
entre elles la chanson du sharibari au moment où il se déroule ; telle autre, marchande de
légumes, souffle dans sa corne d'appel depuis sa maison. Enfin les spectateurs, plus ou moins
éloignés du point névralgique en fonction de leur âge, de leur sexe, de leur position sociale
participent en fait plus qu'on ne pouriait croire en interdisant, par leur nombre même, l'inter-
vention des gendarmes ; cette foule, garante d'impunité, rassemble alors plusieurs quartiers
voire, dans quelques cas, deux ou trois villages.
Face à ces cercles populaires à définition multiple, promoteurs du charivaii, le Cercle
bourgeois, réunissant surtout les gens du bourg, « ceux qui ont le temps » : notaires, médecins,
propriétaires-rentiers, patrons de l'industrie du bois, reste totalement en marge, il peut regar-
der, mais ne participe jamais s . Cependant la coupure sociale n'est pas seulement repérable
dans la typologie des groupes organisateurs et participants, il arrive qu'un clivage politique
avoué vienne marquer cette distance. Dans ce cas plutôt qu'un affrontement direct de classe
— qui est en fait assez exceptionnel — c'est à une lutte indirecte par clientèle populaire inter-
posée que se livrent les notables villageois ou, plus souvent encore, à une lutte directe visant
à compromettre l'adversaire devant les instances judiciaires. Le mécanisme est dans ce cas
fort simple : l'un des membres du parti d'en face, hostile au charivari pour des raisons immé-
diates ou tactiques, suscite après l'action, des témoignages, nécessairement populaires et qui
peuvent, à la limite venir d'acteurs principaux, afin de traîner en justice un leader du clan
adverse. Lorsqu'une dame propriétaire d'Oeynegave écrit, en 1820, au préfet des Landes en
protestant de son innocence à propos d'un très grave charivari contre le sieur Mayaudie, elle
insiste sur le fait que d'autres charivaris tout aussi spectaculaires ont eu lieu au même moment
dans des localités voisines, Orthevieille et Peyrehorade, sans la moindre intervention des auto-
rités présentes, donc la dénonciation anonyme qui la vise personnellement n'est qu'une sombre
machination de ses ennemis 6. De même le chaiivari de Cagnotte en 1862 permet-il au maire
de réglei ses comptes avec son adjoint, un vétérinaire dont le père a prêté son aire pour le bal
de clôture du charivari. Tout repose sur les témoignages extorqués au garde-champêtre et à
un ouvrier maçon, tous deux participants au charivari, sous la promesse que, de toute façon,
seul l'adjoint paierait les frais et l'amende 7 . En de pareils cas c'est évidemment la possibi-
lité du recours à la répression extérieure qui exacerbe les antagonismes villageois, le charivari
pouvant être à la fois le lieu du débat et le prétexte à l'affrontement. C'est contre ce risque
de « guerre civile » que les maires réagissent souvent, en réclamant une intervention préven-
tive de la force publique. En Gironde, en 1823 à la Réole, à Blanquefort et à Camarsac en
1835, le maire presse la préfecture de lui donner des conseils et une main-forte qui permet-
traient d'éviter l'affrontement en le déchargeant de la responsabilité du maintien de l'ordre 8 .
Le maire de Caudrot explicite fort bien la situation en prévision du prochain carnaval : il
faudrait que le préfet interdise « des charivaris quy se font touts les carnavals dans la com-
munes... ses divertissement de faire courir un âne pour celluy que cette sossiété dézigne ne
produit que de grandes haines entre touts les habitants, ils se déchirent les uns contre les
autres... en se composant des chansons indécentes contre celluy pour quy on fait courir
l'âne ». Il revient à la charge quelques mois plus tard car la cible de la société carnavalesque
n'est autre que « le fils de l'adjoint, jeune homme de probité a l'abry de tout reproche quy
est bon père, bon fils et bon mary, faisant une union avec sa femme admirable et estimée » 9 .
L'affaire est infiniment plus grave à Sabres en 1866 où il ne s'agit plus de luttes de clans mais

5. U n travail de B. Traimond est en cours sur les cercles gascons.


6. A.D.L., IV M, 34 (95).
7. A.D.L., II F 1388.
8. Archives départementales de la Gironde (A.D.G.), 4 M 220 et 222.
9. A.D.G., 4 M 221.
Le charivari gascon contemporain 27

bien d'un contexte de luttes sociales très vives 10 . La victime choisie n'est qu'un cordonnier
spectaculairement battu par sa femme, terreur de la maison, à coups de pelle et d'étrillé. Les
jeunes de Sabres organisent Vasoada, font faire la chanson et invitent par annonces et pla-
cards les habitants des communes voisines. Le commissaire de police et le juge de paix sont
contre, le maire aussi mais plutôt que d'interdire brutalement il suggère de transformer
Vasoada en une Cavalcade de Charité ce que les jeunes, qui ont déjà mis la fête en branle,
sont obligés d'accepter au grand regret de la foule venue pour une course de l'âne. Pourquoi
cette crainte si intense de la part des autorités ? Seul le contexte socio-politique local peut
l'expliquer. En 1858 le candidat officiel a été battu non par une opposition politique, selon
le préfet, mais au terme d'une « lutte de clans » : « l'état de servitude dans lequel le colon se
trouve vis-à-vis de son propriétaire qu'il appelle son maître crée à ces propriétaires une véri-
table clientèle qu'ils font marcher à leur guise et qui vote comme ils l'entendent. Les élec-
tions dans les Landes sont des élections à deux degrés et l'on est sûr d'un canton quand on
peut disposer des voix de deux ou trois individus. Il en résulte que lorsque ces petits seigneurs
sont en rivalité entre eux, la lutte s'établit au scrutin non pas entre des candidats de nuances
opposées mais entre tel propriétaire et ses amis contre tel autre et ses partisans ». Belle page
de sociologie politique landaise qui se conclue par la certitude qu'au fond cette querelle de
potentats locaux n'a jamais intérêt à aboutir au vrai « désordre ». Cela a cependant suffi
pour fixer l'attention sur Sabres et son canton et contrôler plus sévèrement les charivaris.
Cependant l'événement le plus grave pour les tenants de l'ordre se situe le Lundi de Pâques
de 1863. C'est la fête qui prend un tour nettement carnavalesque, les résiniers se trouvent
assemblés et un propriétaire a annoncé qu'il modifiait à son profit les règles de partage de la
résine. Une manifestation s'organise et réclame que l'on remette la décision. Le maire fait
aussitôt fermer les cafés et les auberges et disperser les manifestants. La nuit, un des leaders,
ouvrier-paysan, est arrêté. Le lendemain les insurgés marchent sur la gendarmerie qu'ils
vont prendre d'assaut, un autre meneur est enlevé par surprise et les gendarmes reçoivent
l'ordre de tirer s'il n'y a pas dispersion au terme d'une heure, les résiniers s'éloignent. Trois
années après, le même jour, il est impensable pour les autorités de tolérer un vaste rassemble-
ment populaire dans les mêmes lieux. La fête du Lundi de Pâques n'est plus seulement à
Sabres un moment ritualisé de rupture de Carême où prend place Vasoada mais aussi la date
anniversaire d'une lutte réprimée. A la croisée de deux temporalités, celle du calendrier
festif et celle de l'histoire sociale locale, elle risque de tourner à l'insurrection puisque les
causes du premier affrontement n'ont pas disparu et que ce charivari carnavalesque va libé-
rer, un moment, ouvriers et paysans des rapports hiérarchiques quotidiens u . Quelques chari-
varis de Léon témoignent de la gravité des affrontements sociaux au village pendant les
guerres du xx e siècle. En 1916 un charivari est mené contre un « gros » par les hommes restés
au village. Dès le début un ami du marié, Lo Barbichôt, dont l'appartenance déclassé est
signifiée, à cette époque, par le port de la barbiche, intervient aurpès des autorités et brandit
en vain la plus grave des menaces :
Lo Barbichôt s'es présentât
Enta arrestar la hèsta
Mes ne l'an pas trop escotat
Pr' amôr qu'èra trop bèsti
Au front n'a volut har partir
Bat tambor! sharibari!

10. J. Cailluyer, « Une azouade manquée à Sabres », Bulletin de la Société de Borda, Dax, 2 e trim.
1973, p. 197-206.
11. Pour les luttes sociales contemporaines en milieu rural gascon occidental, voir Ph. Gratton, Les
luttes de classes dans les campagnes, Paris, 1971.
28 D. Fabre et B. Traimond

MEDOC

Soussans
• Abzac
Blariquefort •
Bordeaux

L A N D E GIRONDINE
La Teste •Caudrot
La Réole
BAZADAIS

•Saugnac
Lue. GRANDE L A N D E
BORN »Trensacq » L u x e y
Mimizan,
Escourse • Sabres Leucouacq* •Lubbon
.Mezos ALBRET
St Julien-de-Born • «Levignac •Sarbazan
, J »Rion-des-Landes
Leon» . c a s t e t s
Messangest MARENSIN
Mont-de-Marsan
Vieux-Boucaujl • » Herrn
ARMAGNAC
Soustons* A z u r
NOIR
^J Montgaillard* \
* »Montfort • Panjas
H eu gas' •Sort CHALOSSE U r g ° n s * ^
B A S A D O U R ( « c a g n o t te
te «Aniou «Monségur
»Tarnos J.Orthevielle
•Peyrehorade
'Bayonne 'Oeynegave BEARN

Carte des localités.


Le charivari gascon contemporain 29

Le barbichu s'est présenté


Pour arrêter la fête
Mais on ne l'a pas trop écouté
Parce qu'il était trop bête
Au front il a voulu en faire partir
Bat tambour! charivari!
En 1942 un conflit du même ordre éclate à propos d'un sharibari contre une femme liée aux
occupants allemands, massés sur ce secteur du mur de l'Atlantique, on lui chante : « Qu'as
lo eu tôt escunhatper aquets de la Germani. Tu as le cul tout défoncé (mot à mot : ouvert avec
un coin) par ceux de Germanie. » Le conflit rebondit cette fois avec l'appel du marié à la
répression par l'occupant. On renonce à l'allusion directe, aquets de la Germani devient aquets
de la méri (ceux de la mairie) mais le charivari, pour aussi risqué qu'il soit, se déroule dans les
règles.
La répression se pose donc, ouvertement, comme refoulement de la violence sociale ;
que celle-ci oppose des classes ou des « clans » dans le village elle est avant tout pensée comme
désordre à prévenir. Cependant l'intervention de la force publique est très rarement immé-
diate, elle est soumise à la demande des possédants ou d'une fraction activiste d'entre eux.
Nous tenons là, semble-t-il, un premier modèle de mise en enjeu du charivari à l'époque
contemporaine qui reste pleinement vivant jusqu'à la fin du xix e siècle et renaît au cours des
guerres. Mais des signes de changement apparaissent bien avant. Au xx e siècle en tout cas
l'intervention extérieure sollicitée répond généralement à des réactions moins étroitement
défensives et moins nettement autoritaires. Le conflit se situe plutôt au plan de X'ethos de
classe ; il y a bien d'un côté les dominants qui refusent le charivari mais c'est au nom d'un
modèle « civilisé » de vie collective : restent, en face, ceux qui, envers et contre tout, continuent
à le pratiquer comme un moment de justice festive et populaire.
*

Cependant, s'il est vrai que le charivari est d'autant plus virulent que c'est un «grandmaria-
ge » ou une « grande maison » qui sont visés, la tactique des classes dominantes est loin d'être
uniforme. La bourgeoisie des propriétaires, enrichis entre 1830 et 1860 par la plantation des
landes, est sans aucun doute la plus souple, elle peut payer et elle paie la plupart du temps;
le charivari entre alors dans les formes de quêtes assurant le financement des activités fes-
tives populaires, il suscite une forme de redistribution. En 1946 un ouvrier bouchonnier du
Marensin sait qu'un charivari se prépare à l'occasion du remariage de son patron : « Elle
était veuve et lui était veuf. Et alors Monsieur P. m'avait questionné et il me dit : 'Un, neuf
jours, les deux, vingt?'. Mais aussitôt ils ont payé, à S., il a donné une pièce pour qu'on fasse
le banquet... et à M. (village de l'épouse) c'est la patronne qui a payé le banquet chez Lagar-
dère. » L'affrontement est esquivé comme le permet la coutume ; c'est dans ce cadre que les
possédants autochtones préfèrent jouer le jeu d'emblée ne réagissant qu'en cas de refus.
Aussi la classe des propriétaires est-elle assez peu représentée dans notre échantillon de vic-
times plaignantes. En revanche le charivari contre les fonctionnaires, les professions libé-
rales, les ministres du culte est souvent plus virulent et plus mal reçu. Ces nouveaux riches —
riches d'une charge, d'une fonction, d'une culture différentes — deviennent la cible favorite
des charivariseurs. Un gendarme, un postier, deux instituteurs, un professeur, un journaliste-
assureur, cinq curés et un médecin sont les héros de charivaris dans trois villages du Marensin
depuis le début de ce siècle. Dans plus de la moitié des cas c'est la forme sournoise, impré-
visible et non rachetable de la jonchée qui leur est appliquée. Lorsque les acteurs du charivari
sont repérables les victimes choisissent plutôt la voie de l'affrontement : on écrit au Procu-
reur de la République, on contraint les gendarmes, spectateurs amusés, à agir par ordre
supérieur. Le refus d'entrer dans le jeu est affirmé comme si l'appartenance, même subal-
terne, à l'appareil d'État, qui semble visée par le groupe charivarique où les producteurs
30 D. Fabre et B, Traimond

ouvriers et paysans sont largement majoritaires, garantissait aux yeux des victimes leur invul-
nérabilité, les plaçant comme au-dehors et au-dessus des interrelations villageoises. De plus,
ces positions sociales se signalent par leur familiarité avec le monde du français, de la lettre,
des papiers, de l'administration, et le petit drame charivarique qui se noue repose moins sur
des rapports de pouvoir politique et économique que sur cette dénivellation culturelle.
La possession d'un savoir concernant l'appareil policier et judiciaire permet de faire appel
plus sûrement aux forces répressives.
Le thème clé du nouveau discours anti-charivari n'est plus la peur du désordre mais la
défense de la vie privée. C'est une position qui mérite notre attention d'autant qu'elle se
trouve fréquemment reprise comme trait définissant une « évolution des mentalités ». Le
mode d'être fondamental de la société villageoise que l'on définit comme «interconnais-
sance » et « contrôle social généralisé » suppose que, par le charivari, la collectivité intervient
selon son devoir dans les conflits ou les actions qui mettent en question les modèles admis de
comportement. Le pour-soi domestique existe certes, on fait bien la différence entre ses
propres affaires et celles du voisin, cependant par le rite matrimonial ou l'exposition involon-
taire des conflits, les affaires de famille deviennent affaires de « place » suscitant le contrôle
collectif. Dans ce glissement du privé au public des processus de reconstruction imaginaire,
de mythification, de ritualisation de l'événement se produisent qui ouvrent, en situation
critique, la voie à l'expression codée des tensions vécues, explicites, implicites et inconscientes.
Un mode d'être nouveau mettrait plutôt en avant une stricte séparation des sphères. L'acte
privé — personnel ou familial — se poserait, à la limite, dans un cercle abstrait ayant pour
circonférence la légalité juridique et pour centre la conscience personnelle de l'agent qui se
déterminerait dans le seciet au nom d'une éthique religieuse ou laïque. Certes cette individua-
lisation quasi absolue n'est qu'idéale, la distinction entre ce qui est ou n'est pas socialement
légitime demeure mais dans l'ensemble social le groupe familial au moins aurait imposé sa
clôture. Celle-ci se répète à un moindre degré à l'intérieur de la maison par le découpage
d'espaces de plus en plus privés et individuels ; le choix d'une stratégie de la reproduction
biologique par le contrôle des naissances serait l'acte significatif par excellence de cette nou-
velle liberté. C'est dans ce nouveau contexte que la charivari devient insupportable car dys-
fonctionnel. Que penser de cette dichotomie? A-t-elle vraiment valeur explicative dans le
domaine particulier du charivari?
Il est vrai que les modes et les degrés de privatisation de l'existence personnelle et
familiale sont assrz strictement déterminés par la classe d'appartenance (et de référence). Au
village les deux modèles antagonistes s'expriment très clairement; au cours d'une enquête
systématique menée à Léon, à la question: « Pourquoi, selon vous, les charivaris ont-ils
disparu) », toutes les réponses se divisent en deux ensembles: «Aujourd'hui les jeunes ne
savent plus s'amuser! », et « C'était idiot, c'est la vie privée des gens », acceptant ou refusant
de légitimer le charivari. Mais cette adhésion socialement distribuée (selon l'âge, le sexe, la
classe sociale) au « processus de civilisation » dominant 12 , renvoie selon nous à des stratégies
de pouvoir beaucoup plus complexes. L'attitude très critique de la majorité des folkloristes à
l'égard du chaiivari n'était pas sans rapport, selon notre hypothèse, avec leur fonction sociale,
or c'est un éventail socio-professionnel similaire qui caractérise les victimes du charivari
landais contemporain. Et plus que les champions de la vie privée, ils sont ensemble, nous
semble-t-il, les praticiens de nouvelles technologies du pouvoir. Le débat social le plus actuel
autour du charivari n'oppose donc pas une civilisation rurale définie par la confusion des
sphères publique et privée et une civilisation bourgeoise définie par leur ségrégation. C'est
simplement autour des techniques du contrôle social que se polarise le conflit. Dans le pre-
mier cas elles sont collectives, extériorisées, ritualisées et spectaculaires, dans le second elles
sont personnalisées, secrètes, mouvantes et confidentielles. C'est donc à travers la crise du

12. Nous reprenons le concept de N . Élias, La civilisation des mœurs, trad. franç., Paris, 1971.
Le charivari gascon contemporain 31

charivari, la disparition progressive d'une forme de contrôle social que nous percevons. Il ne
s'efface pas sous la pression et au profit de la justice officielle qui n'intervient jamais que
comme facteur secondaire dans les conflits internes et qui surtout traite de l'ordre et du
désordre en termes généraux sans voir par exemple que le charivari n'est qu'un désordre
rituel au nom d'un ordre réel. Les derniers agents de son effacement sont en même temps
les dernières victimes, ce sont les nouveaux contrôleurs des existences qui les scrutent sans
doute beaucoup plus méthodiquement que ne l'a jamais fait la censure collective tradition-
nelle. De là, ce masque et ce mythe de la « vie privée », c'est-à-dire désolidarisée au point
qu'elle s'ouvre toute à la confession qui tend à se multiplier au xrx e siècle et à s'enraciner
jusque dans la petite enfance — la communion privée date de 1910 —, à l'examen scolaire et
médical, autant de rapports individualisés avec un pouvoir omniprésent. Pouvoir distribué
entre ces personnages-clés du village au xix e siècle que sont le curé, volontiers militant de la
renaissance catholique et récupérateur de la pratique magique, l'instituteur qui ne s'affirmera
véritablement que vers la fin du siècle : il est porteur d'une langue, d'une morale, d'un savoir
et d'une technique élaborée de contrainte corporelle; le médecin enfin qui chasse le guéris-
seur-devin (ce qui ne se fait pas sans mal dans les Landes au cours du xix e siècle, maintes
affaires le démontrent) en récupérant son aura de prestige dans un milieu qui reste encore,
tardivement, celui de la mort infantile 13 . Ces trois puissances reçoivent d'ailleurs le tribut
de chaque maison sous forme, entre autres, du présent du cochon. Entre eux et le charivari
c'est vraiment la guerre. Aussi convient-il sans doute de retourner partiellement le premier
modèle proposé : si la bourgeoisie possédante n'aime pas le charivari, c'est qu'il peut tourner
au désordre et à l'agression contre la propriété, mais l'argent suffit à le désamorcer. Si les
« fonctionnaires » du contrôle idéologique le refusent, c'est qu'il empiète sur leur propre
monopole du regard dans le secret des existences. Alors les derniers charivaris peuvent,
outre leurs fonctions anciennes, dénoncer à la fois le mythe de la privatisation de la vie domes-
tique et personnelle et la réalité du contrôle social absolu qu'il camoufle 1 4 .

Extrait des définitions idéales des notables ethnographes et reconsidéré dans ses multiples
pratiques, le charivari gascon, landais en particulier, est devenu un objet à reconstruire.
Quels éléments retenir de cette reconstruction? D'abord les discours figés sur le domaine
charivarique (mariage, couple et sexualité) nous semblent reprendre des modèles atemporels
incapables de rendre compte, par leur généralité, d'une histoire contemporaine tumultueuse.
L'analyse des pratiques concrètes nous amène plutôt à définir le charivari dans un premiei
temps comme un rite de stigmatisation très général, en termes, donc, de consensus social ou
d'éthique culturelle. Du code pauvre nous passons alors à une riche casuistique dont nous
pouvons retenir que :
— le charivari juge la totalité d'une histoire domestique ;
— il ne se détache pas de son point de départ ; c'est au moment du mariage que tous les
comptes se règlent ;
— les nouvelles nuances de la critique charivarique, par exemple la critique civique,
n'éliminent pas les règles traditionnelles mais viennent simplement s'y ajouter comme
nouvel enrichissement de l'éventail casuistique.

13. P. Fénot, « Dynamique du paysage landais », in Voyages ethnologiques, Paris, 1976 (Coll. 10-18),
p. 91, cite des chiffres de 34% en 1843 pour Saugnac (Hautes-Landes); des études démographiques plus
systématiques sont en cours à l'Université de Bordeaux.
14. Tout en rejoignant en partie certaines remarques de M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, 1975,
e t £ o volonté de savoir, Paris, 1976, nous nous en séparons en insistant d'abord sur la spécificité des pratiques
antérieures de contrôle social et leur longue résistance.
32 D. Fabre et B. Traimond

Analysant ensuite non plus les règles de déclanchement mais les stratégies sociales qui les'
actualisent, le consensus éclate, le charivari devient un enjeu entre classes sociales. Il s'affirme
comme jeu et censure populaire réprimé et se trouve soumis à deux ordres de critiques :
— dans une première vague d'attaque qui se poursuit tout au long du xix e siècle, il est
présenté comme un désordre qui risque de dépasser les limites de la fête, qui, de plus,
est susceptible d'être utilisé pour compromettre un notable. Cette offensive émane
des propriétaires et de la classe politique locale.
— dans une deuxième vague qui existe auparavant à l'état de traces mais qui ne s'affirme
qu'à la fin du xix e siècle alors que le charivari est resté tout à fait vivant, il est critiqué
comme atteinte à la vie privée ; plus qu'un changement général de « mentalité » cette
attaque signale la réaction des agents du contrôle social personnalisé que les derniers
charivaris prennent volontiers pour cible 15 .

15. Nous tenons à remercier tous ceux qui nous apportèrent leur aide: M. le directeur et le personnel
des Archives des Landes à Mont-de-Marsan, des Archives de la Gironde à Bordeaux, les animateurs du
Centre International de Documentation Occitane à Béziers, les responsables du Musée Basque à Bayonne,
Jacques Boisgontier qui a ouvert pour nous les fichiers inédits de F. Arnaudin, Vincent Dupin qui a réalisé
l'enquête de Léon, Bernard Manciet qui nous a communiqué documents et réflexions, Jean Robert, conser-
vateur du Musée Pyrénéen à Lourdes qui a répondu obligeamment à nos demandes de renseignements,
ainsi que M " c Olhagaray de la Société de Borda.
PHOT. 1. Asouade.
Dessin de Castaing de
Roquefort (Landes).
L'Illustration, 7 août
1847. (Cliché B. Trai-
mond).

PHOT. 2. Charivari
avec les chiens à Pey-
refitte du Razès (Au-
de). Dessin de J. Pinos
dans René A r n a u d ,
Quelques pages de mon
enfance. Ronéoté, s.d.
(env. 1975). (Cliché B.
Traimond).
I'HOT. 3. Illuslralion
du poème Lan Chari-
vari, dans Les papillo-
tas Je Jasmin, coiffeur.
Agen, 1834. (Cliché B.
Traimond).

PHOT. 4 . A s o u a d c lan-
daise, ill. hors texte,
dans abbé Jacinthe
Dorgan, Histoire poli-
tique, religieuse et lit-
téraire des Landes,
Auch, 1846. (Cliché
13. T r a i m o n d ) .
Le charivari ou l'hypothèse de la monogamie

CLAUDE KARNOOUH

1. Organisation sociale et rituel : rapides considérations sur le sacré et le profane

Traiter du charivari exige avant toute description deux préalables, d'une part construire un
cadre théorique qui servira à questionner ce rituel, et d'autre part, interroger la pertinence
de l'objet défini par la tradition et l'usage folklorique et ethnographique. En effet, le chari-
vari appartient à l'ordre rituel des sociétés paysannes de l'Europe de l'Ouest, mais cette
évidence empirique ne doit en aucune manière entraîner une conclusion quant aux analyses
possibles. Pour ce faire, il convient d'élaborer les propositions qui permettront à la fois
d'organiser les questions et d'agencer les éléments d'un modèle explicatif. Hors de cette
approche, on court le risque de succomber sous le poids de l'hétérogénéité des faits et de
l'information et sous les mirages du spectacle. Voici donc brièvement énoncé l'argument qui
me servira à présenter les analyses contenues dans le travail de A. Van Gennep qui, en dépit
de réemplois fréquents et de nombreux compléments d'érudition, a trop rarement fait
l'objet de commentaires critiques.
Les hypothèses présentées dans les «rites de passage» (A. Van Gennep, 1909) recher-
chent la solution du problème posé par nombre de rites apparemment disparates et tentent
de proposer les éléments d'un modèle explicatif général. Cependant les concepts qui le
fondent, posent plus de problèmes qu'ils n'en résolvent. C'est moins la notion de « reflet »
que celle de « pivot sacré » qui commande mes réserves. Certains auteurs ont relevé le carac-
tère arbitraire de l'utilisation du concept de « sacré » dans la littérature ethnologique
(P. Bourdieu 1970, T. Turner 1975, N. Munn 1973 et R. Guidieri 1976). Tous remarquent
que les éléments du monde indigène investis de sacralité appartiennent, hors du rituel, à
l'ordre profane! Lorsque l'on observe les cultures populaires européennes, on est conduit
à constater les mêmes phénomènes, et de ce fait à nuancer les notions de « sacré » et de
« p r o f a n e » telles qu'elles furent développées par Durkheim et Mauss. De manière très
générale les autochtones opèrent selon des procédures et des pensées qui, au temps du rituel,
sacralisent leurs actes et leurs objets profanes. Le sacré n'existe pas en lui-même, ni pour
lui-même ; non seulement la pensée humaine le construit, mais l'action rituelle consacre une
grande partie de son énergie à élaborer cette oscillation du monde entre le sacré et le profane,
le profane et le sacré. Il n'y a ni opposition stable et permanente entre ces deux états, ni
seuil, ni « pivot » possédant l'immanence du sacré ou du profane grâce auquel on entrerait
et sortirait de ces deux mondes comme autant de lieux matériellement identifiables. On est
plutôt confronté à la dynamique d'une construction intellectuelle qui, lors d'un moment
donné, investit le monde quotidien et banal de qualités spécifiques (nous les appellerons

Le charivari. École des Hautes Études!Mouton, pp. 33-43.


34 C. Karnoouh

sacrées pour la commodité du texte tout en sachant fort bien que l'emploi de ce terme ne
résoud aucunement la complexité du problème posé par l'ordre rituel).
J'ai tenu à préciser brièvement l'équivoque qui enveloppe la définition traditionnelle
du concept de sacralité car elle commande l'interprétation de la notion du «reflet ». Dans
le modèle de Van Gennep, c'est l'opposition immuable entre le sacré et le profane dans le
déroulement du rituel qui produit le « reflet » immédiat de l'organisation sociale. Pour cet
auteur la finalité du sacré se réduit à permettre le passage des individus d'un état social
profane et stable à un autre état tout aussi stable et profane. Ce modèle apporte-t-il un
supplément d'information sur le contexte du rituel ? Apparemment aucun, puisqu'il se réduit
à une description de la matière visuelle, directement perceptible à tout observateur étranger.
Tout au plus il s'agit d'un schéma descriptif! Si le rituel était la simple image sacralisée d'une
organisation sociale figée, pourquoi introduirait-il tant de bouleversements? Car non
seulement le rituel procède à des inversions, à des substitutions, mais il lui arrive fréquemment
de nier la réalité sociale sur laquelle il s'appuie.
Que le rituel du mariage reflète partiellement l'état social qui le crée et s'impose à lui
en tant que réalité objective, j'en conviendrais aisément. Mais en rester là serait bien naïf!
D'où proviennent les éléments constitutifs du rituel si ce n'est d'un choix parmi tous les
plans de la société qui l'instaure? Certains enfin ont cru résoudre les ambiguïtés du rituel
et l'abondance des informations qu'il véhicule en y trouvant l'expression achevée de la
redondance : beaucoup de bruit pour un simple passage. Mais s'agit-il de passage? Et n'a-t-
on pas confondu polysémie et redondance?
Le mariage induit certes des passages, le jeune couple doit à la fois changer de groupe
d'âge et l'un des deux conjoints au moins, changera de résidence. Cela doit-il pour autant
entraîner d'aussi somptueuses mises en scène? Rien ne le suggère. Par contre, d'autres
changements se présentent à l'aube d'un mariage, où convergent les mondes subjectif et
objectif des acteurs. Il provoque des transformations dans les propriétés mobilières et
immobilières' imposant une redistribution des biens, mais plus encore une recomposition
des propriétés foncières. Il produit enfin un bouleversement des relations de parenté, véri-
table désorganisation de l'univers cognitif des individus que la notion de passage ne peut
exprimer. Il faut insister sur la réorganisation de la société que le rituel a installée au centre
de son travail (T. Turner 1975) et sur les élaborations intellectuelles développées par les
acteurs. Le passage appartient à la périphérie du rituel, c'est en quelque sorte l'achèvement
du procès : on serait même tenté de dire qu'il est déjà terminé, que l'on est hors de son champ
d'action. Le concept de réorganisation s'oppose à celui de stabilité : il suppose la présence
d'un chaos préalable. Or, que produit l'alliance, si ce n'est un moment d'instabilité dans la
société? Elle engendre l'insertion de chacun au sein de nouvelles catégories qui devront
se recomposer et s'harmoniser avec le système préexistant afin de retrouver l'ancien équi-
libre momentanément perdu. Cette action n'est pas passive, les acteurs, sujets et objets du
rituel, devront dans le même temps accepter ces transformations, subir l'exigence de leurs
lois et mouler leurs comportements dans le cadre de ces nouvelles normes : les intérioriser.
Le passage de l'adolescence à la maturité, de la maison du père à celle de l'époux, de l'état
de fille à celui de bru, de fils à gendre, de mère à belle-mère, l'acquisition de parrains et
marraines, de biens nouveaux ou la perte d'anciens, ne se fait pas en traversant un pont
sacré : le rituel. Auparavant il faut bâtir le pont, c'est cela même l'objet du rituel : construire
les conditions du passage. Lorsqu'une alliance se négocie et se décide, elle engendre une
situation chaotique, une désorganisation partielle du monde objectif et subjectif des acteurs,
qui ne peut être vécue, ni conçue comme telle : toute société, toute culture, classe et organise.
Pourquoi n'agirait-elle pas de façon identique à rencontre du désordre créé par les exigences
de sa reproduction? Ne serait-ce point ici le lieu d'ancrage d'où se déterminent les condi-
tions et les contraintes du rituel? Dès lors, le rituel se présente comme l'action de deux
principes œuvrant de concert : un principe organisateur et un principe dynamique (T. Turner
1975). Pour réaliser et réussir dans son entreprise, le procès rituel utilisera aussi bien les
Le charivari ou l'hypothèse de la monogamie 35

catégories empiriques et les groupes réels que les catégories cognitives et les concepts cultu-
rels ; il les emploiera comme un matériel avec lequel il élaborera de nouvelles relations au
sein d'un système cohérent et autonome soumis à la logique de ses contraintes structurales
capables à la fois d'ordonner le chaos et d'assurer les passages conduisant à la stabilité de
la société. On a ainsi éliminé la proposition hasardeuse de redondance du rituel, comme
l'établissement de typologies de fonctions soumises aux aléas de l'arbitraire, au profit d'un
cadre théorique abstrait qui met à l'épreuve d'une interrogation rigoureuse une information
multiple et multiforme.

2. Un objet contradictoire

Les travaux folkloriques et ethnographiques présentent de nombreuses descriptions de


charivaris tels qu'ils se jouaient en Europe de l'Ouest et regroupent sous ce terme certaines
manifestations bruyantes, violentes, pratiquées par la jeunesse des villages (les jeunes
hommes célibataires). La plupart d'entre elles interviennent à l'occasion de mariages ou de
remariages que les acteurs jugent en contradiction avec les normes qui règlent l'échange
matrimonial (A. Van Gennep 1946). Sous une forme ou sous une autre, ces manifestations
s'opposent en apparence au déroulement ou à la continuité des rites d'alliance et cherchent
donc à troubler, sinon à modifier le résultat escompté au travers du cheminement d'un rituel
normal. Si les actes du charivari nous sont devenus familiers, les événements qui le pro-
voquent — les causes immédiates — ont acquis le consensus d'une large publicité que je
résume brièvement (P. Fortier-Beaulieu 1935 ; A. Van Gennep 1946 ; E. Littré 1971) :

— différence d'âge entre les conjoints ;


— non-paiement par le fiancé des droits à la jeunesse du village ;
— mauvaise conduite de l'un des futurs ;
— mariage d'une fille enceinte parée des attributs de la virginité ;
— suppression d'une séquence du rituel (i.e. le bal) ;
— enfin et surtout la plus fréquente parmi les causes citées : le remariage avec une
différence d'âge ou de fortune entre futurs, ou encore avec la veuve frivole ou le
veuf volage.

A cette liste les folkloristes ont ajouté le mari qui bat sa femme et les rapports sexuels entre
l'oncle et la nièce. Toutefois, dans un premier temps, il me paraît souhaitable de délaisser
cette seconde série de phénomènes car ils n'appartiennent pas au même champ normatif.
Celle-là marque uniquement une opposition aux normes de l'échange matrimonial tandis
que celle-ci amalgame des causes hétérogènes. En effet, aucune relation causale — immé-
diatement décelable — n'établit de rapport entre l'harmonie dans le couple marié et les
interdits sexuels au sein de la parenté consanguine. Il s'agit présentement de débattre d'un
rituel lié à l'acte même du mariage et aux anomalies qui peuvent entacher son idéal et non
des désordres qui ne manquent jamais de survenir une fois sa réalisation accomplie.
On a présenté et l'on présente toujours les manifestations du charivari comme essen-
tiellement marquées par le bruit, le vacarme. C'est là une réduction abusive, A. Van Gennep
relevait déjà le multiplicité de ses expressions et plus récemment Cl. Lévi-Strauss notait
les traits qui différencient le bruit et le charivari (Cl. Lévi-Strauss 1964). Le bruit appartient
à de nombreuses cérémonies, à certains discours mythiques qui n'ont aucun rapport avec
l'alliance matrimoniale, même si parfois on peut lui attribuer des significations analogues.
Dans le charivari le bruit est un signe inclus dans un ensemble de signes multiples, où conver-
gent et se combinent les gestes, les attitudes, les rôles, le discours, l'espace, le temps, le costume,
pour composer et exposer les décors, le texte et l'action d'une mise en scène rituelle (A. Van
Gennep 1946). Ce sont les divers assemblages de ces signes qui construisent l'expression de
l'opposition des jeunes à l'union légalement reconnue de deux individus de sexe opposé. Or,
36 C. Karnoouh

cette opposition n'est pas totalement transparente, une opacité demeure qui en révèle le
caractère surprenant si l'on compare les buts explicites du charivari et les résultats effecti-
vement obtenus.
A quel plan faut-il situer l'opposition de la jeunesse au mariage? Elle n'intervient ni
au temps des négociations en jouant, par exemple, de pressions et de manipulations sur les
parties en présence, ni au plan proprement institutionnel, en cherchant par le scandale
l'annulation de l'acte juridique qui sanctionne le contrat d'alliance. Par ses formes et les
modalités contradictoires de son intervention, par les instances où elle situe son action, par
la place qu'elle occupe dans la subjectivité des acteurs, l'opposition exprimée avec le charivari
s'inscrit au centre de l'ordre rituel, au même titre que les séquences prétendues normales.
Le charivari affiche en quelque sorte la contradiction normalisée de l'antinomique.

3. Le paradoxe du charivari

Les folkloristes ont toujours réservé un traitement particulier au charivari sans jamais
l'insérer dans le contexte global de l'alliance. Est-ce la particularité de ses mises en scène
qui les ont conduits à l'écarter du cycle global des séquences du rituel matrimonial ? Peut-être,
car le charivari n'est pas une séquence empreinte de bonhomie grivoise et d'agressivité
contenue, au contraire, il s'exprime avec violence et n'hésite pas à déployer toutes les ruses
d'une cruauté subtile. Mais, malgré sa force, sa véhémence et sa brutalité, les buts explicites
du charivari (l'opposition aux mariages atypiques) ne se réalisent jamais, et le résultat attendu
et connu (le mariage accompli) fait apparaître un rapport de cause à effet contradictoire.
N'est-ce pas alors cette nature contradictoire qui conduisit la littérature folklorique à lui
réserver un sort particulier? Du point de vue fonctionnaliste et traditionnel, le charivari
contredit les théories des fonctions du rituel chères aux folkloristes et aux historiens qui
l'envisagent comme l'expression théâtrale de l'organisation sociale et de la pratique quoti-
dienne. En d'autres termes, le paradoxe du charivari tient à l'ambiguïté de ses fonctions,
qui se présentent sous l'aspect d'une contradiction entre les fins exprimées par le discours
du rituel et celles données par un contrat objectif dont l'acceptation par les parties en pré-
sence engendre ce même rituel. Notons que l'ambiguïté n'est pas le fait du seul charivari,
elle appartient à tous les rituels lorsqu'on s'écarte des analyses fonctionnelles immédiates qui
se limitent toujours au plan descriptif sans rien apporter qui ne soit déjà manifeste dans le
cycle rituel. A. Van Gennep nous en fournit l'exemple lorsqu'il interprète le charivari comme
le complément nécessaire d'un rituel normal tronqué (A. Van Gennep 1946) : par le raccour-
cissement du rituel normal, il y aurait un « manque à gagner », un « manque à s'amuser »
de la part de la jeunesse, car l'un des deux conjoints aurait déjà subi ces diverses prestations.
Cette interprétation ne fait que préciser la position du charivari dans l'ensemble des céré-
monies nuptiales sans pour autant fournir une explication justifiée. Où est-il dit que le
mariage et par extension le charivari nous parlent d'amusement? Si le charivari assume
quelques fonctions, celles-ci ne doivent pas être sans relation avec les règles qui normalisent
l'échange matrimonial!
En choisissant l'hypothèse matrimoniale nous rejoignons les causes superficielles du
charivari et suggérons une première approche, où la présence de ce rituel de contestation
servirait à sanctionner et à renforcer une alliance qu'un écart à la norme rend précaire. Dans
ce cas, le charivari n'est plus le substitut d'un rituel amputé mais le résultat d'une permu-
tation entre deux possibilités parfois latentes, parfois patentes, qui s'actualisent au gré des
circonstances. Les descriptions de mariages normaux montrent la présence de nombreux
aspects qui s'apparentent au charivari — les oppositions de la jeunesse au déroulement rituel
y sont fort nombreuses. Ainsi le charivari se présente plutôt comme la forme hypostasiée
d'un rituel par ailleurs atténué, partiellement effacé ou simplement réduit. Si au contraire on
choisit l'hypothèse ponctuelle de A. Van Gennep, on est conduit à fournir à chaque élément
Le charivari ou l'hypothèse de la monogamie 37

du rituel une explication fonctionnelle sans jamais réintroduire l'idée d'une cohérence
globale du cycle rituel. On obtient alors une collection disparate, une mosaïque de fonctions
sans aucun rapport les unes avec les autres. Notons enfin que l'interprétation de A. Van
Gennep est pour le moins surprenante ; la notion de « manque à s'amuser » marque un net
recul par rapport à ses propositions théoriques antérieures contenues dans les « rites de pas-
sage » (A. Van Gennep 1909). En ce temps, l'auteur insistait sur la notion de « reflet » qui
eût caractérisé le rapport rituel/organisation sociale grâce à l'articulation de « pivots sacrés ».
L'application de cette hypothèse au traitement du charivari aurait permis de développer,
quelles que soient mes précédentes réserves, une analyse où le social et le conceptuel for-
maient à la fois la matière et les références du rituel.
A bien des égards cette démarche aurait été plus riche qu'une typologie des fonctions
parce qu'elle aurait délaissé des analogies fondées sur de creuses comparaisons. C'est égale-
ment le cas plus contemporain et peu convaincant des postulats fondés sur l'équivalence entre
le carnaval et le charivari qui s'appuient essentiellement sur des analogies entre des formes
cérémonielles disparates, sans jamais tenir compte des sens et de la symbolique spécifique
aux notions de normalité et d'antinomie propres à chaque culture. Aucun a priori, tant
empirique que théorique, ne donne le droit de postuler le caractère spécial du charivari,
encore moins le discours indigène qui l'introduit, de manière certes paradoxale, au cœur
du rituel de l'alliance. Traiter séparément ce qui, de manière presque patente, appartient
à l'ensemble du cycle rituel, revient à construire une typologie des éléments du système, en
utilisant des critères de pertinence artificiels, et injustifiés (R. Guidieri 1976).
L'hypothèse que nous proposons, fondée à la fois sur le paradoxe du charivari et les
normes de l'alliance matrimoniale qui en commandent la genèse, offrent l'avantage de situer
le rituel dans le cadre qui le fait naître — le remariage et le mariage atypique — tout en lui
restituant les contraintes de sa logique interne.

4. Charivari, mariage et normes d'alliance : le veuf et la monogamie

Qu'advient-il du charivari si on le confronte à l'hypothèse matrimoniale? Les réponses


devront être nuancées car les descriptions folkloriques laissent d'immenses vides et pré-
sentent rarement les normes indigènes. Pourtant certains indices laissent deviner les voies
d'une analyse possible pour des interprétations probables.
Comme on l'a précédemment montré, le charivari présente tous les traits d'une séquence
cérémonielle appartenant à l'ensemble du cycle rituel de l'alliance matrimoniale. Ses mani-
festations les plus spectaculaires, les substitutions qui interviennent dans le cours d'un rituel
normal ne peuvent masquer une présence identique, latente ou estompée au sein de toutes
les noces. Quand A. Van Gennep interprète cette séquence comme le « manque à s'amuser »
de la jeunesse frustrée par l'amputation du cycle normal, il donne une valeur « anormale »
au charivari, sans par ailleurs la justifier. Pour s'en convaincre il suffit de regarder le titre
du chapitre qui en traite : « Coutumes particulières » (A. Van Gennep 1946). D ' o ù vient
cette particularité rituelle? Elle n'est pas exprimée par le rituel mais par la cause ; en tant
que séquence rituelle, elle est présupposée et non pas démontrée! Il s'agit en fait d'une
confusion plus générale qui s'ébauche sur les bases d'une prétendue correspondance logique
entre le bruit, le vacarme, le chahut, la violence, le grotesque, le chaos apparent et l'extraor-
dinaire, le particulier, l'anormal. Bien évidemment, cette correspondance possède son
contrepoint dans les noces normales, expression de l'ordre et du calme relatif. Pourtant cette
opposition implicite est totalement contredite par toutes les descriptions des mariages
paysans. La méprise est plus grave encore, car l'auteur confond les lieux et la nature du
chaos social et subjectif, trompé par le spectacle du chaos ordonné dans la mise en scène
rituelle. C'est l'alliance qui provoque le véritable chaos dans l'organisation sociale et cultu-
relle par les modalités de l'union entre deux individus et leurs groupes d'appartenance.
38 C. Karnoouh

Dans un cas il s'agit d'une désorganisation réelle ou vécue comme telle, tandis que dans
l'autre il s'agit d'une représentation ordonnée du désordre. Le mariage normal n'apporte
pas plus de désordre que le remariage. Et si l'on prétend valider l'opposition de A. Van
Gennep, encore faudrait-il interroger auparavant les notions autochtones de l'ordre, du
désordre, du normal et de l'atypique. Sans ce préalable, tous autres affirmations demeurent
des principes sans contenu.
Rien dans le déroulement du charivari ne permet de l'identifier au désordre échevelé,
à l'inorganisation ; au contraire, il possède une haute énergie organisatrice qui se perçoit
plus simplement à l'occasion des remariages, quand il offre le spectacle du mariage dérisoire.
La dérision parcourt l'ensemble du charivari, c'est son trait majeur, on l'y rencontre sous
de multiples formes. Que ce soit la dévalorisation d'une séquence ou d'un rituel investi,
lors des premières noces, de tous les signes de la solemnité, ou dans la parodie grossière de
l'acte sexuel, le charivari inverse les valeurs sociales et morales normalement attachées au
mariage. Cette inversion n'a aucun rapport avec l'idée de « manque à s'amuser », on pourrait
à la rigueur y voir une « autre manière de s'amuser » sans pour autant résoudre quoi que
ce soit. Que peut-il donc y avoir d'atypique dans le remariage des veufs et des veuves avec
de plus jeunes conjoints ? Certes l'écart d'âge, mais il ne s'oppose pas aux normes de l'alliance.
Ne serait-ce pas alors la notion même de veuvage qui soulèverait un problème contradictoire
et dans quel sens? N'est-ce pas ce statut qu'il faut interroger pour saisir les enjeux d'une
telle alliance et le chaos spécifique qu'elle engendre dans l'organisation sociale et concep-
tuelle?
Les sociétés rurales de l'Europe de l'Ouest n'assimilent pas le veuvage à la fin, à la
rupture d'une alliance matrimoniale 1 . L'emploi des termes de référence de veuves et de
veufs implique au contraire la perpétuation du mariage au delà du décès du conjoint. Nul
ne doit confondre le conjoint avec l'alliance. Si le partenaire matérialise, objective l'union,
sa disparition n'entraîne pas une transformation conceptuelle; la mort n'en détruit pas
l'idée qui persiste avec force. Cette conception du veuvage gagne en efficience lorsqu'on la
met en rapport avec la monogamie et la monoandrie prescriptives de toutes les alliances
matrimoniales au sein des sociétés paysannes européennes; on contaste qu'il ne peut y être
question d'épouser deux femmes ou deux hommes, même après le décès du premier conjoint.
Il est par ailleurs instructif de noter que les funérailles n'ont jamais pour but explicite ou
implicite de régler les problèmes de l'alliance, hormis le décès d'un adolescent célibataire 2 .
Le veuvage n'est donc pas l'équivalent, tant s'en faut, du célibat: cette catégorie qui parti-
cipe du mariage.
Que fait le charivari lorsqu'il reprend les divers aspects du rituel des premières noces
pour les ridiculiser et en abolir la solemnité? Ne procède-t-il pas de la sorte à la rupture de
la première alliance, scellant enfin les véritables funérailles de l'alliance, préalable à tous
nouveaux mariages? Il n'y aura donc point de nouvelles alliances accomplies, acceptées,
conceptualisées, sans qu'auparavant le premier lien soit définitivement rompu. Les nouveaux
mariés du remariage subissent, à cause du veuvage, les effets d'un double rituel inclus dans
le charivari qui seul leur permettra d'établir fermement l'union monogame, sans laisser
subsister le moindre soupçon de bigamie. Les buts apparents du charivari, s'opposer à
l'alliance normale, s'effacent, l'opposition manifeste en fait le moment où s'annule le premier
mariage, condition nécessaire et suffisante à l'accomplissement du second. Subsistent

1. F. Zonabend, « Les morts et les vivants: Le cimetière de Minot, Châtillonnais », Études Rurales,
52, 1973, p. 14 (« Un veuf ou une remariée est enterré près du premier conjoint »).
F. Zonabend, « Jeux de noms. Les noms de personne à Minot », Études rurales, 74,1979, p. 52: « Le rapport
d ' u n homme à son patronyme reste immuable tout au long de son existence, alors que, à son mariage, la
femme prend celui de son mari. Si son conjoint meurt, elle deviendra'la veuve du Paul Magnien', si elle
se remarie, on continuera de la désigner sous cette même dénomination ».
2. Les funérailles des jeunes célibataires mettent en scène à la fois la mort et l'alliance.
Le charivari ou l'hypothèse de la monogamie 39

toujours le chahut, la violence et la véhémence du charivari. Leur trouver une cohérence


quelconque oblige une fois encore à questionner les effets de l'alliance sur l'organisation
sociale et conceptuelle. Le remariage produit une importante désorganisation, outre les
changements qui vont entraîner l'annulation symbolique du premier lien, on ne doit pas non
plus négliger les transformations qui pèsent sur le conjoint célibataire. Cette situation se
complique si de surcroît intervient la descendance issue du premier lit ; dès lors, ce n'est plus
une relation entre deux groupes d'appartenance, mais entre trois : celui du veuf ou de la
veuve, la parenté du premier conjoint et celle du second. C'est à travers la mise en scène
du vacarme, de la dérision et de l'obscénité que le charivari sera à même de coder ce désordre
dans lequel se trouve plongée la société. Et si l'on songe à nouveau au concept du reflet, ce
n'est plus l'empreinte de l'organisation sociale calme et ordonnée qui dessine l'ordre du
rituel, car l'état stationnaire repousse le bruit, les gestes obscènes et les oripeaux du dégui-
sement. Ce que nous écoutons, ce que nous regardons les soirs de charivari, ressemble à
la farce organisée d'un désordre réel où se construit la stabilité future.
N'est-ce pas ce double effet qui confère au charivari son caractère paradoxal et trom-
peur qui avait égaré les folkloristes dans le dédale des faux-semblants? Mais au-delà, ne
sommes-nous pas directement confrontés aux deux principes en œuvre dans tous les procès
rituels ? Le principe dynamique s'y présenterait par la rupture de la première alliance, véri-
table divorce populaire, condition d'engendrement nécessaire du second principe, la réorga-
nisation, œuvrant dans le désordre superficiel et néanmoins aménagé du rituel.
Toutefois le travail du charivari ne disjoint pas ces principes, ils fonctionnent simulta-
nément: dans et par cette conjonction s'élabore une dimension sémantique nouvelle. Au
cours de l'introduction, j'avais accepté, à la suite des folkloristes, la relation causale qui lie
le remariage — en tant que mariage atypique — et le charivari. Le moment est venu d'en
préciser les implications. La rupture de la première alliance et la réorganisation du monde
réel et subjectif des acteurs se conjuguent en une seule et même entité où s'opère l'identité
entre le remariage et le mariage normal. Grâce au retour symbolique du veuf ou de la veuve
dans le groupe des célibataires, il devient ensuite possible de poursuivre le cheminement
d'un rite normal. En d'autres termes, le charivari normalise les secondes noces et condense
en une séquence unique, l'expression de l'écart de la norme, les procédures nécessaires pour
en abolir les effets et la normalité retrouvée. Nous sommes en présence d'une sorte de résumé
conceptuel des normes déterminant l'alliance dans les sociétés paysannes de l'Europe de
l'Ouest, qui paraissent ne pas pouvoir accepter, ni concevoir la polygynie et la polyandrie,
même post mortem. Ainsi, le procès rituel transforme une catégorie cognitive, le veuvage et
le remariage, en deux nouvelles catégories, le célibat et le mariage pour finalement achever
l'expression symbolique de la monogamie. Mais pour atteindre ce résultat il lui aura fallu
le bruit, le tumulte et la violence où s'associent, indissolublement mêlés, les accents du drame
et de la farce.

5. Célibat et charivari: une double symbolique

La perspective de l'équilibre retrouvé, qui s'ébauche quand s'éteignent les cris et les voci-
férations du charivari, laisse cependant subsister un paradoxe sur le rôle et la position des
acteurs chargés d'exprimer la norme monogame. En effet, les partenaires actifs du charivari
appartiennent tous ou presque à la jeunesse : jeunes hommes célibataires, pour lesquels
aucune fidélité au conjoint n'est requise. En Europe de l'Ouest, la jeunesse forme un groupe
marqué par une double instabilité : instabilité du statut car elle ne constitue pas au sens
strict une véritable classe d'âge incluse dans un système rigoureux, mais plutôt un groupe
d'âge, aux contours flous et aux limites variables 3 ; instabilité des normes régissant les
40 C. Karnoouh

relations sexuelles de ses membres qui, au sortir d'une enfance partiellement asexuée,
s'arrogent les possibilités d'une sexualité sans contrainte réelle ou imaginaire.
Le charivari évoque une nouvelle conjonction entre la stabilité normative de l'alliance
monogame propre au monde des adultes — monde de l'alliance — et la polygynie latente
des célibataires, qui bouleverse à nouveau les relations établies entre les catégories sociales
du quotidien pour leur faire subir les contraintes de ses lois. Le temps du rituel inversera
l'activité quotidienne de la jeunesse dédaigneuse de la monogamie des adultes, et lui enjoin-
dra d'exprimer par la rupture symbolique des premières noces, l'idéal monogamique des
secondes. De nombreuses notes soulignent que le charivari s'adresse de préférence aux veufs
qu'aux veuves ; quoique marginales dans l'œuvre de A. Van Gennep (A. Van Gennep 1946),
ces remarques trouvent à présent une interprétation cohérente dans le cadre de ces hypo-
thèses. De manière quasi analogique, les veufs comme les jeunes gens ne possèdent pas une
définition statutaire stable, car ils occupent dans la vie quotidienne une place instable. Comme
élément masculin ne possédant plus une seule et unique partenaire sexuelle inscrite dans
un contrat institutionnel, ils se trouvent pratiquement libérés des contraintes monogames
et ont ainsi la possibilité réelle ou imaginaire de multiplier les rapports sexuels, s'opposant
par là même aux préceptes fermement établis par la première alliance toujours actuelle au
plan conceptuel.
C'est, dans le rituel, l'inversion de l'action quotidienne de la jeunesse qui lui permet
de rappeler, haut et fort, qu'il n'est point de sexe libre hors d'elle-même et qu'il serait vain
de prétendre reconquérir une liberté définitivement perdue lors du premier mariage. Pour
symboliser sa propre liberté, la jeunesse est contrainte de brandir en face d'usurpateurs
réels ou potentiels l'ordre futur, la monogamie triomphante. Certains auteurs persistent
à voir dans le charivari une forme d'opposition au mariage des veufs car le remariage
s'apparenterait en quelque sorte au « vol » d'une jeune femme par un homme d'âge mûr.
Accepter cette interprétation, c'est une fois encore se laisser prendre au mirage des effets
superficiels du rituel. Avec le charivari la jeunesse réaffirme sa liberté à deux niveaux,
symboliquement permanente et illusoire, pratiquement temporaire et précaire, car le destin
matrimonial de chacun viendra inéluctablement interrompre le rêve.
Le charivari impose donc sa propre logique aux catégories et aux concepts présents
dans les moments de stabilité sociale pour symboliser de manière cohérente deux notions
contradictoires : la monogamie explicite et la polygynie latente. De ce point de vue la redon-
dance du rituel, présupposée par certains, ne trouve plus sa place, car bien au contraire il
présente une économie de moyens tout à fait remarquable. Joué à l'occasion du remariage des
veufs, le charivari prend en charge la réorganisation des relations et des catégories qui règlent
les rapports entre deux groupes sociaux concurrents : il fixe la place de groupes instables.
La jeunesse conceptuellement et pratiquement célibataire s'arroge dans le quotidien des
droits sexuels qui s'apparentent à une polygynie latente, tandis que les veufs, conceptuelle-
ment mariés, se trouvent pratiquement entraînés à se confondre avec les célibataires. Cet
état recèle un double danger, d'une part il provoque un désordre cognitif entre deux caté-
gories distinctes et d'autre part il porte la négation permanente des normes de la pratique
quotidienne, la stabilité de l'alliance monogame. Ainsi à travers le rituel nous voyons se
dessiner les rôles que la société paysanne voudrait voir assumer quotidiennement par ces
groupes instables. A la jeunesse la charge d'exposer publiquement la prééminence absolue

3. C'est à dessein que j'emploie le terme groupe d'âge, car l'Europe de l'Ouest ne connaît pas le système
des classes d'âge tel que la littérature ethnologique le définit en s'appuyant sur des données essentiellement
africaines. La classe d'âge n ' a pas de relation avec l'âge réel des individus mais avec un temps dans lequel
sa naissance le place. Le groupe d'âge au contraire, organise la vie de l'individu en fonction de son âge réel
et des situations sociales qui l'affectent: baptême, service militaire, mariage, vieillesse. Ainsi les jeunes
célibataires ne peuvent appartenir au même groupe d'âge que les vieux célibataires.
Le charivari ou l'hypothèse de la monogamie 41

de la monogamie, aux veufs le droit d'accéder, le temps du rituel, sous les quolibets et les
invectives, au statut de la jeunesse libertaire, sans lequel il n'est point de noces concevables.

6. Charivari et typologie

La fréquence des charivaris donnés aux veufs offre un caractère quasi exemplaire aux phéno-
mènes du remariage qui m'ont permis de reconstruire un modèle se prêtant aux interpré-
tations polysémiques et multifonctionnelles. Pourtant cette forme d'alliance matrimoniale
n'est pas, tant s'en faut, l'unique cause des charivaris et ce texte commençait par l'exposé de
deux séries causales, embryon d'une typologie largement acceptée par les folkloristes et
les historiens.
Le modèle employé ne prétend pas se réduire à l'instrument d'une analyse ponctuelle,
il soulève de nouveaux problèmes si derechef on le confronte aux critères de la classification
en usage. Les fondements de cette classification s'articulent pour l'essentiel sur les écarts
normatifs des mariages saisis comme autant d'entités autonomes, n'entretenant entre elles
aucune sorte de relation. C'est une fois encore s'en tenir à la seule surface des phénomènes,
et succomber sous la diversité des représentations, sans rechercher les homologies qui
peuvent parfois déterminer ces variations. L'intérêt analytique, l'efficacité d'un modèle,
sa valeur heuristique ne peuvent se satisfaire d'un rapport causal et superficiel, il implique
la mise en place de nouvelles relations qui composent à la fois un système et ses règles de
fonctionnement. Dans le cas du charivari, j'ai esquissé la manière dont le travail du rituel
instaure des relations réelles et symboliques en réaménageant divers éléments présents dans
l'organisation sociale et culturelle. Pour tester la valeur de ce modèle, il faut maintenant
le confronter aux autres formes de mariages atypiques qui servent de prétexte au déploiement
du charivari.
On peut aisément intégrer dans ce modèle le cas de la fille enceinte comme la suppression
d'une séquence rituelle qui traduit toujours aux yeux de la communauté une « faute » de la
jeune fille. Ainsi, en Lorraine, la coutume exige lors du mariage d'une fille enceinte que les
parentèles alliées s'accordent pour supprimer le repas de noces, le repas de midi, qui suit
immédiatement la cérémonie religieuse ; la mariée est conduite à l'église l'après-midi et il
se tient un seul repas, le soir, qui ne possède pas le même caractère de solemnité que le repas
de noces. Cette décision entraîne toujours la jeunesse à offrir un charivari. Cet exemple
montre explicitement comment les parents des fiancés conçoivent, au même titre que l'en-
semble de la communauté, les nécessités du charivari, car la décision de supprimer le repas
de noces — qu'ils pourraient par ailleurs éviter — crée les conditions et la justification du
charivari. La fille enceinte porte la marque, les stigmates, des suites naturelles du mariage
déjà accompli, la procréation qui consacre définitivement le statut d'adulte. Ce n'est pas
tant la perte de la virginité que l'on juge négativement, qu'une situation présentant une
analogie certaine avec le remariage : la jeune fille est déjà mère. Le fiancé épouse donc une
pseudo-veuve quel que soit le procréateur de la future progéniture.
La notion floue de « mauvaise conduite » de l'un des futurs participe d'une semblable
explication quoique plus équivoque. On connaît fort bien le rôle joué par la rumeur publique
dans la vie quotidienne des villages. Elle sert fréquemment de moyens de pression, de mani-
pulation, dont les effets recherchés sont tantôt étrangers^ tantôt liés au mariage. Il appartient
aux observateurs de déterminer pour chaque cas les origines, les buts, les stratégies et les
tactiques qu'elle implique. Plus particulièrement, il y a «mauvaise conduite» quand l'un
des conjoints, reniant une parole précédemment donnée, élimine un premier partenaire au
profit d'un second. La parole donnée constitue le dernier acte de la négociation matrimo-
niale, à la suite de quoi le contrat d'alliance devient effectif et entraîne la mise en œuvre du
rituel. Si pour diverses raisons la parole donnée est reprise, il y a certes rupture du contrat
d'alliance en tant que réalité objective, mais il ne semble pas qu'au niveau cognitif, subjectif
42 C. Karnoouh

et affectif, il en soit ainsi. Une nouvelle fois la pensée indigène établit une analogie entre
ce mariage et le remariage des veufs ; dès la promesse de mariage les effets de désorganisation
commencent à œuvrer dans l'ombre et engendrent les prémices du rituel normal. Changer
de partenaire suppose au préalable que l'on annule les premiers moments du rituel qui
implique déjà l'achèvement de l'alliance 4 ; seul le charivari sera à même d'opérer cette
rupture.
L'adultère et ses diverses manifestations, le mari qui bat sa femme ou la jeune fille
fustigée parce que son amant est un homme marié, font intervenir le charivari une fois les
noces terminées, le mariage consommé et la vie quotidienne réorganisée dans la stabilité
retrouvée. Mais n'y a-t-il pas à nouveau une analogie entre ces situations et le remariage
des veufs? L'adultère n'est pas un fait rare dans le monde rural, s'il appartient à la banalité
du secret des comportements quotidiens, en contrepartie il change de nature quand la rumeur
l'affirme publiquement. Alors l'adultère devient le démenti le plus éclatant, le plus grossier,
de la norme monogamique. A ce titre, l'écart normatif exige moins une expiation qu'une
organisation que le procès rituel est seul capable de mettre en place. Si la société laisse se
poursuivre ce désordre, il risque de compromettre un équilibre toujours chancelant. Soumis
par la jeunesse à l'épreuve du rituel, les coupables sont violemment réintroduits au plan
symbolique dans l'ordre bafoué. Enfin, l'adultère ne bouleverse pas uniquement la norme
monogame, il ébranle tous les statuts et les rôles établis dans le cours des noces : l'homme
marié s'y approprie le rôle des jeunes célibataires, la femme mariée risque les conséquences
d'une procréation illégitime, le jeune célibataire se substitue à l'homme marié et la jeune
fille se transforme en pseudo-veuve. Un tel désordre est insupportable, et puisqu'il est impos-
sible ou presque d'intervenir sur la pratique quotidienne, la communauté se jouera la
comédie de l'ordre, se donnant ainsi l'illusion d'un avenir installé dans une stabilité défi-
nitive.
Il me faudrait enfin traiter des relations sexuelles entre l'oncle et la nièce, mais il me
semble préférable de délaisser momentanément ce cas en raison de la complexité des pro-
blèmes qu'il soulève. L'intervention des interdits matrimoniaux et sexuels au sein de la
parenté consanguine engagerait un travail sur les normes, les statuts et les rôles de chacune
des classes parentales qui déborde le cadre restreint de cet essai.
Chaque situation où se produit un charivari (à l'exception du cas précédent) possède
une qualité remarquable et constante: on y rencontre toujours la conjonction d'au moins
deux éléments sociaux et conceptuels rencontrés dans le remariage des veufs. Dès lors, il
suffit qu'une pratique marginale ou qu'une révélation publique crée une relation entre les
éléments constitutifs de l'organisation sociale et les concepts culturels susceptibles d'ana-
logies avec le remariage des veufs, pour que le charivari prenne en charge cet écart normatif
réel ou supposé, et réintroduise une normalité symbolique, gage d'une stabilité putative.
Comme le mariage des veufs, les charivaris dus aux autres formes de mariages atypiques ne
représentent pas une quelconque compensation mais l'image vaine et chimérique de l'ordre
normatif.
On s'est donc bien éloigné d'une typologie des causes du charivari telle que la propose
A. Van Gennep, en éliminant l'arbitraire qui préside toujours à la collection de situations
empiriques. La seule typologie possible reposerait sur la construction de modèles exclusifs
les uns des autres, où les multiples dimensions du procès rituel retrouveraient une cohérence
conceptuelle et fonctionnelle à travers les contraintes intrinsèques dues à son propre
cheminement.

Une question demeure, elle court en filigrane tout au long de ce texte, elle concerne les rela-
tions qui s'établissent entre le rituel et les conceptions générales de la norme et de sa contre-

4. Les exemples sont nombreux, où la parole reprise est assimilée à la rupture d'une alliance
consommée.
Le charivari ou l'hypothèse de la monogamie 43

partie, l'antinomie. Mais il s'agit là d'une plus vaste enquête dont le charivari compose le
prétexte et que de courtes allusions réduiraient à une pâle caricature.

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La paramusique dans le charivari
français contemporain

CLAUDIE MARCEL-DUBOIS

Limites et sources

Par le terme paramusique, on désignera les phénomènes sonores, organisés volontairement


— notamment en temps rituel — et se situant à la frontière du son musical et du signal
bruit.
Considérant le rite du charivari sous son aspect sonore — la paramusique chariva-
rique — il convient de s'interroger sur le sens de cette pratique paramusicale dans la mesure
même où elle serait la caractéristique et le signe du charivari.
Il sera fait, occasionnellement, référence à des charivaris antérieurs à la période contem-
poraine d'une part, et d'autre part à des charivaris relevés hors de l'hexagone en pays de
langue et ancienne tradition culturelle françaises.
La littérature 1 consacrée au charivari français contemporain (écrits de folkloristes de
la fin du xix e siècle, ouvrages et périodiques d'entre les deux guerres mondiales) et les
enquêtes lancées par correspondance, principalement entre 1930 et 1942, avec question-
naires préalablement établis sur ce sujet 2 , fournissent de nombreuses mentions d'objets
sonores utilisés dans les charivaris et, très spécialement, lors de charivaris de remariage.
Si ces citations n'éclairent pas le sens profond des expressions paramusicales chariva-
riques, du moins attestent-elles par leur accumulation, l'omniprésence de la paramusique
dans le rite du charivari, et démontrent-elles l'importance qu'acteurs et chroniqueurs atta-
chent à ces vacarmes.
Nos sources, en dehors de ces écrits, puisent leur origine dans les témoignages et récits
oraux enregistrés au cours de nos investigations directes sur le terrain 3 , depuis 1960 environ,

1. Cf. Bibliographie générale.


2. Enquête de René Maumier, cf. Revue de Folklore français..., t. I, 1930, p. 148. Enquête de Paul
Fortier-Beaulieu, en 1937; les réponses sont conservées au Musée national des Arts et traditions popu-
laires sous forme manuscrite. Questions 62 et 63 de l'enquête du Musée des Atp, dite Atlas folklorique
de la France, lancée en 1942 et dont les résultats sont restés inédits.
3. Ces phonogrammes originaux sont conservés en Archives à la Phonothèque du Musée national des
Arts et traditions populaires. Nous les avons transcrits et y ferons renvoi sous référence de numéro « Atp
Bm... ».
Le charivari, École des Hautes Études!Mouton, PP* 45-53i
46 C. Marcel-Dubois

conservés sur phonogrammes originaux et transcrits par la suite 4 . L'histoire orale confirme
la présence permanente des pratiques paramusicales dans les charivaris, actualise les faits
et les rend plus tangibles encore. C'est à elle que nous ferons d'abord appel.

Témoignages oraux

Précisons que si les observations relatées ici ont un caractère sporadique c'est que, d'une
part, nos enquêtes directes n'ont pas visé à une systématique de la paramusique chariva-
rique et que, d'autre part, l'interrogation en milieu rural sur le charivari se heurte à des
difficultés évidentes. Cependant plusieurs de nos informateurs, nés vers 1900, avaient
participé à des charivaris et certains nous en ont fait la narration. C'est ainsi que nous avons
pu sélectionner dans notre documentation sonore des témoignages de charivaris de l'Aubrac,
du Jura, des Landes, des Pyrénées, de la Saintonge, du Segala, de l'Yonne, notamment, qui
eurent lieu entre 1898 et 1962 et dont les extraits sont significatifs de la paramusique. En
voici quelques exemples.
Le récit du charivari de 1903 à Gabarret, dans les Landes, stipule que les jeunes gens
avaient pris soin d'accrocher des cloches au sommet des arbres afin qu'elles échappent à la
surveillance des gendarmes (Atp Bm 60.20.11). Le charivari de Pebarre (Landes) dont nous
avons recueilli la narration en 1966 avait eu lieu, lui, en 1962. Des jeunes gens et des jeunes
filles portant des tambours, des cornes, des clochettes, des grelots, des poêles, des casseroles
avaient mené, à la nuit tombée, grand tapage malgré les interdictions de la police (Atp
Bm 66.40.48,49, 53). Aux environs, à Soustons, il faut remonter à 1920 pour avoir la mémoire
d'un tel vacarme.
Ailleurs, en Saintonge, le dernier charivari aurait eu lieu en 1924-1925. Le récit d'un des
protagonistes mentionne la présence d'arrosoirs, de vieux chaudrons, de casseroles ainsi
que de cornes qui donnent leur nom à l'usage : « aller corner une fille » (Atp Bm 69.33.186).
Le charivari de 1930, en Segala, a été particulièrement violent (Atp Bm 63.23.120) et
a donné l'occasion à l'un des participants qui nous l'a raconté de fabriquer un brau, tambour
à friction interne, instrument mugissant employé pour les charivaris dans la région et,
également en Aubrac aveyronnais (Atp Bm 64.36.433, 515, 642).
Un autre type de tambour à friction, à friction externe, a été utilisé, dans les Hautes-
Pyrénées, d'après une informatrice âgée qui avait participé à un charivari vers 1898 et qui,
lorsque nous l'interrogions, vers 1956, se souvenait de la pratique du bramadero, tambour
à friction fait dans une poterie. Pour le charivari de 1898, cet instrument était associé à une

4. A titre d'exemple nous donnons ci-après un modèle de transcription littérale constituant un de


nos témoignages d'histoire orale:
« Charivari
Atp Bm 63.23.120
Aveyron 1963
Mission Segala de C. Marcel-Dubois et M. Andral
I: informateur, C: collecteur
C — Vous avez fait des charivaris, à qui en avez-vous fait?
I — Ah oui, le dernier que je me rappelle, c'était à la belle-mère de X... quand elle s'est mariée. On
construisait m a maison ici, à ce moment-là, c'était en 1930, alors moi j'étais loué à la ville comme
domestique et le soir on venait assister à la fête. Tous les soirs, l'équipe de maçons qu'on avait ici, ils
faisaient le charivari. J'aime mieux vous dire que ça en faisait du bruit. Je me souviens, un maçon, il
avait ramassé une espèce de vieille faux, il allait dans l'angle de la maison et avec la scie il râclait contre
le mur et ça faisait des étincelles, ils montaient sur des charretons, ils ramassaient toutes les casseroles,
ces braus, ces fameux braus, moi j'en avais fabriqués ça foutait un boucan et à toutes les heures de la
nuit. Mais dans le charivari ça existait et comme il faut.
C — Il n'y avait pas d'autres objets comme ça? des articles bruyants...
I — Ils ramassaient un paquet de chaudrons, ça tapait de partout, le tout c'est que ça fasse du bruit,
la principale question, tant pis si la note n'était pas bien suivie, il s'agit que ça soit bruyant, bruyant ».
La paramusique dans le charivari 47

poêle (avec fourchette pour la frapper), à un hautbois d'écorce dit bramevac « qui faisait
peur aux vaches » et à des cloches de troupeaux dénommées, pour la circonstance, « clo-
chettes des cocus » (Atp Bm 56.3.249, 250).
Tous ces charivaris ont en facteur commun la pratique de la paramusique. Il en va de
même dans les récits de charivaris non vécus mais mémorisés, recueillis également sur le
terrain, et qui se réfèrent à des événements survenus grosso modo dans la première moitié
du xx e siècle. C'est ainsi, qu'avant 1914, dans l'Yonne, il était habituel d'utiliser pour les
charivaris des cornes et des trompes de tôle confectionnées par le maréchal-ferrant du
village (Atp Bm 68.43.161) alors que dans le Haut-Jura, on employait encore vers 1930
de grandes crécelles aux sonorités effrayantes et puissantes (Atp objet 73.83.1) ainsi que
des fouets et de vieilles faux. Dans les Pyrénées-Orientales, à Calec, on raconte que le rema-
riage d'une veuve de la guerre 1914-1918 avait donné lieu, en 1920, à un charivari : toute la
nuit on « tapait » sur des chaudrons, des poêles, des lessiveuses en zinc, des pelles (Atp Bm
63.24.24). En Bas-Limousin, dans les années 1925, tout ce qui était en métal dans la maison
(casseroles, poêles, etc.) était bon pour faire le « fourbi », à la tombée de la nuit (Atp Bm
75.9.75). Les fers de charrue, les rouleaux, des pièces de harnachement de chevaux sont cités
dans la description de charivaris — dont le dernier se situe en 1935 — du sud du Châtil-
lonnais (Atp Bm 67.17.139). En Bas-Comminges, vers 1941, les hautbois d'écorce dits
bramevac étaient d'usage pour ce rite 5 et étaient associés au tambour à friction du type
bramadero (Atp Bm 56.3.145, 147). En 1944, pour le dernier charivari mémorisé, à Aas-
Beost (Pyrénées-Atlantiques), ce fut avec une corne de bœuf (Atp objet 63.45.3) que l'on
donna le vacarme. Il convient de rappeler à cet égard que la corne, qu'elle soit naturelle ou
reproduite en terre vernissée (Atp objet 39.23.1 par exemple), revêt dans les paramusiques
de charivari, un rôle privilégié par son symbolisme et sa fonction qui est de regrouper la
collectivité villageoise. Elle partage cette dernière fonction avec le tambour de garde-
champêtre, instrument qui, lui aussi, d'après les témoignages oraux est employé occasion-
nellement pour les charivaris, de même que le clairon ou la trompe de chasse. Dans ce cas,
ces instruments sont joués sans technique, dans un style de dérision.
Des paramusiques charivariques comparables aux traditions françaises que nous venons
de citer peuvent être également relevées dans des témoignages recueillis hors de l'hexagone.
En Louisiane, en pays Cajun, à Basile, la pratique qui nous a été décrite et qui consistait
à tendre une corde attachée à l'angle d'un mur et à la frotter avec un torchon mouillé
ressemble, par sa technique et par ses sonorités comparables à des miaulements exacerbés,
au tambour à friction dont nous venons de constater l'utilisation en France. Dans la paroisse
des Avoyelles on a pu remarquer, autour de 1950, que la paramusique est d'importance
primordiale dans le rite du charivari ; on l'exécute avec des cloches d'animaux ou des objets
de cuisine en fer blanc 6. De même au Canada oriental, au Nouveau-Brunswick, les cris,
les frappements sur des chaudrons, l'entrechoc d'ustensiles ménagers sont signalés et à
une époque récente (1972) 'dans l'île du prince Édouard' il a été précisé que chacun des
participants à un charivari devait se procurer « ou un fusil ou une flûte de fer blanc ou tout
autre instrument bruyant » et « que plus il sera fait de ' bruits d'enfer' (grands bruits) mieux
ce sera... » ' .
Ces quelques faits de tradition française s'ajoutent à ceux recueillis directement en
France même ; en poursuivant l'analyse de nos témoignages oraux il serait possible d'accu-
muler les références à des objets sonores ou à des vacarmes. Cependant ceux qui viennent
d'être cités, à eux seuls semblent suffisants pour actualiser et authentifier les paramusiques
charivariques en France contemporaine.

5. C. Marcel-Dubois, « Un point d'organologie: le hautbois d'écorce français », Arts et traditions


populaires, 6 Paris, 1957, p. 319.
6. C.-L. Saucier, Traditions de la paroisse des Avoyelles enLouisaine, Philadelphia, 1956, p. 63.
7. J.-C. Dupont, Héritage d'Acadie, Ottawa, 1977, p. 205-207.
48 C. Marcel-Dubois

Questions de filiation et de terminologie vernaculaire

Les phénomènes paramusicaux de charivari trouvent leur filiation dans ceux dont l'histoire,
depuis au moins le xiv e siècle, ne cesse de fournir des exemples. La plupart de ces faits se
relient très directement à l'histoire orale. Le célèbre « Chalivali » du Roman de Fauvel
fournit à cet égard un exemple probant, comparé aux vacarmes des charivaris du xx e siècle.
Le charivari pour le remariage d'un veuf qui eut lieu, par exemple en Aubrac cantalien en
1962 (Atp Bm 65.19.116, 158, 208) réunissait comme le chalivali adressé à Fauvel au
moment de la consommation de son mariage avec Vaine Gloire, poêles, casseroles, marmite,
faux ou bêches frappées, cloches de troupeaux et autres engins sonores 8 . Les lettres de
rémission des xiv e et xv e siècles étudiées notamment par Vaultier 9 citent l'utilisation d'un
attirail analogue. Les condamnations de l'Église 10 et les interdictions des autorités civiles
au cours des xv e -xviii e siècles envers les tumultes, les bruits de toutes sortes à l'aide de
tambours, d'assiettes, de poêles, etc., sont bien connues des historiens. Commenter ces
traces historiques n'est pas de notre ressort ici mais il convenait cependant de souligner
la continuité des attestations de paramusique dans les descriptions de charivaris, ne serait-ce
que pendant plus de six siècles et demi en France même, appui historique tout à fait remar-
quable pour notre observation.
La terminologie vernaculaire des charivaris est, elle aussi, significative à l'égard de la
paramusique par la référence aux éléments sonores qu'elle introduit : tocsin, tracassin,
bassinage, carronage (de carons: sonnailles), carillon, berler (de berla: trompe, corner),
padella et stagoue (de poêles et bidons en Corse). Rappelons aussi que parmi les différentes
étymologies accordées au mot français charivari on cite chalybaria (chaudron), chalybarium
(vase d'airain) et que des appellations européennes mettent l'accent sur le sens bruyant du
charivari : Katzenmusik (musique de miaulements de chats), Ketelmusik (musique de chau-
drons), scampanata (de clochettes), poêletage (de poêle), roughmusic (musique rude, grossière).

Ambiguïté et ambivalence du terme charivari

Par sa référence permanente au son, le terme « charivari » est passé dans des expressions
courantes désignant des bruits désordonnés et fortuits. De ce fait la signification que revêt
l'acte paramusical dans le rituel charivarique se trouve dénaturée et son caractère de tumulte
volontaire, organisé, systématique et parfois symbolique en est profondément altéré. En
revanche le champ d'application du terme charivari, dans son sens et son rôle d'acte para-
musical, s'étend à d'autres circonstances que le remariage. Bien que cette dernière moti-
vation soit le principal objectif des paramusiques ici traitées, il est bon de souligner le fait.
A cet égard, on connaît, pour la France du xix e siècle, les charivaris à caractère social
(charivaris d'ouvriers à patrons), à caractère littéraire (polémique entre étudiants et auteurs,
charivari de 1862 à Paris, par exemple), et surtout charivaris à caractère politique. L'ouvrage
de Peignot u , alias Calybariat, ainsi que l'ouvrage de Kastner 1 2 en fournissent de nombreux
exemples pour les années 1830. De nos jours les slogans déclamés et rythmés dans les défilés
contestataires, les sifflements, les bourdons, les cris de protestations clamés contre des artistes

8. Se reporter au folio 34 r° b et c du Ms. Fr. 146 de la Bibliothèque Nationale, à Paris ou à Gervais


du Bus, édité par Arthur Lângfors, Paris, 1919, p. 165-166.
9. R. Vaultier, Le folklore pendant la guerre de Cent Ans d'après les Lettres de Rémission du Trésor
des Chartes, Paris, 1965, p. 30-34.
10. Cf. par exemple J.-B. Thiers, Traité des superstitions qui regardent les sacrements..., Paris, 1704,
t. IV, chap. V, xxu, et le passage des pages 536-537.
11. G. Peignot, Histoire morale, civile, politique et littéraire du Charivari depuis son origine, vers le
IV siècle, par le Docteur Calybariat de Saint-Flour, Paris, 1833.
12. G. Kastner, La parémiologie musicale de la langue française, Paris, 1866, liv. I, chap, iv, p. 45-57.
PHOT. 1. « Orchestre » du cha-
rivari de 1961 à Saint-Étienne-
du-Bois ( A in).
(Ph. Atp 61.38.3).
Les « musiciens » — un groupe
d'hommes jeunes — jouent de
différents engins sonores qui
constituent des instruments de
paramusique charivaresque :
boîtes de conserve, bidons
d'huile d'automobile, bassine,
seau à charbon sur lesquels
ils frappent avec des bâtons.
L'un d'eux tient le rôle de
« chef d'orchcstrc ».

PHOT. 2. Assiette, un charivari.


(Faïence blanche, décor noir
et blanc. Choisy-le-Roi. 0 :
194. Obj. Atp 61.106.7. Ph.
A t p 62.188.6).
PHOT. 3.
PHOT. 3, 4 et 5. Tambour ¿i friction interne, bran.
Poterie à fond cassé, peau de renard, cordelette, fil de cuivre Sisteme (Aveyron). Milieu du
XX« siècle.
(365; Z 280. Obj. Atp 65.65.241. Mission Rcp Aubrac, 1965, Équipe Ethnomusicologie).
A servi à des charivaris de la vallée du Lot jusqu'en 1954 environ.
L'instrument porte le nom vernaculaîre de « brau » qui signifie « taureau ». Les sonorités
qu'il produit, sous l'effet d ' u n e technique de jeu particulière, sont comparables au beugle-
ment de cet animal. Étranges et de grande intensité, elles provoquent l'effroi et véhiculent
un système symbolique associé à la puissance. Voir CJ. Marcel-Dubois et M. Pichonnet-
Andral, « Musique et phénomènes paramusicaux », VAubrac, V, vol. 2, p. 182-183.
PHOT. 6 et 7. Manuscrit, Le charivari du Roman de Fauvel.
(Bibl. Nat., Ms. fr. 146, premier tiers du XIV e siècle, f° 34 r° et f° 36 v°).
Le Roman de Fauvel aurait été achevé en 1314 par Gervais du Bus. L'œuvre s'est enrichie
en 1316 de plusieurs interpolations attribuées à un chevalier chargé de hautes fonctions
administratives au service du roi, Raoul Chaillou de Pesstain, et connues par ce manuscrit
richement illustré.
Fauvel est un cheval qui incarne le désordre du siècle. Son nom est formé de faus (« fauve »,
couleur de la vanité, et « faux ») et vel (le voile), ou encore des initiales de Flatterie, Avarice,
Kilenie, Kariété, £nvie, Lâcheté.
[ I veut épouser Fortune, mais celle-ci repousse ses avances et le marie à Vaine Gloire, repré-
sentée sous les traits d'une femme. Seule l'interpolation décrit le « chalivali » qui se déchaîne
durant la nuit de noces à Paris (nommée « Espérance ») et que mène la mesnie Hellequin.

(f° 34 r° b) Li uns terroit une grant poelle,


L'un le havet, le greïl et le
Pesteïl, et l'autre un pot de cuivre,
Et tuit contrefesoient l'ivre,
L'autre u n bacin, ei sus feroient
Si fort que trestout estounoient.

(f° 34 r° c) Li uns avoit tantins a vaches


Cousuz sus cuisses et sus naches,
Et au dessus grosses sonnetés
Au sonner et hochier claretes;
Li autres tabours et cimbales,
Et granz estrumenz orz et sales,
Et cliquetes et maeequotes,
Dont si hauz brais et hautes notes
Fesoient que nul ne puet dire.
L'un boute avant et l'autre tire,

(f° 34 r° b) Puis menoient un chariot,


Dedans le chariot si ot
Un engin de roes de charetes,
Fors, reddes et moult très bien faites,
Et au tourner qu'eles fesoient
Sis bastons de fer encontroient
Dedens les moieux bien cloez
Et bien atachiez, or m'oez:
Si grant son et si variable,
Si let et si espoentable
A l'encontrer fesoient donner
Que l'on n'oïst pas Dieu touner.

Cité d'après P. Fortier-Beaulieu, « Le charivari dans Le Roman de Fauvel », Folklore


Français, tome XI, 1940, p. 1-16 et d'après Le Roman de Fauvel par Gervais du Bus, éd.
Arthur Lângfors, Paris (Coll. Société des Anciens Textes français, 63), 1914-1919, p. 165-166.
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PHOT. 6. C^FFTA; < F I M A FCIR.-VIT-FIT.NAI5 CR T- /SJ-OFTLE FÒRTWA»

PHOT. 7.
P H O T . 8 . Tableau, La noce.
(Bernard Dartiguenave, 1860, 1 550 x 1 250 mm. Musée Pyrénéen, Château-fort,
Lourdes, D. 75.1.9. Ph. Jean Masson, Cauterets, 600 > 800).
Traduction de !a légende du tableau:
Veuf depuis trois ans, Guilhem de Poupeby, en dépit de ses 50 ans sonnés, se sentait
encore en état d'avoir des héritiers qu'il n'avait pu obtenir de sa défunte femme,
plus âgée que lui. Tourmenté de cette idée, il alla, à l'improvisie, demander à son
voisin Berthoumiu de Lassegue, de lui donner en mariage Rosette, sa jeune fille,
qui depuis longtemps lui avait donné dans l'œil. Le père, pensant que Guilhem
avait de la fortune et une maison pourvue de tout, consentit à l'accepter pour
gendre. Ce ne fut pas sans faire la mine que sa fille apprit qu'on voulait lui donner
un mari qui pourrait être son père.
Mais Berthoumiu ordonnait et il fallait obéir. Il fit vite procéder au mariage civil,
pour qu'il n'y eut pas à s'en dédire.
Le trousseau fait, le jour pris, le petit violonneur au-devant, Guilhem conduit à
l'autel la tremblante Rosette, qui n'ose pas lever les yeux vers lui. Parents et voisins
arrivent à la suite, tandis que la jeunesse du village, jalouse du bonheur du mari,
marche derrière en lui faisant charivary.
« Les figures sont expressives et traduisent les sentiments ironiques du cortège.
Certains gaillards manient prestement le chaudron vengeur, d'autres soufflent
dans des trompettes. Les gosses jubilent devant les époux. Guilhem de Poupeby tient
gauchement son bouquet de vieux nobi ».
Cf. Louise Alcan. Au Musée des Beaux-Arts de Pau, « La noce de Bernard
Dartiguenave », Arts et Traditions Populaires, 1963, p. 49-51.
La paramusique dans le charivari 49

ou des sportifs et autres expressions volontairement bruyantes peuvent être considérés


comme des charivaris. On voit dès lors l'ambiguïté du terme « charivari » et de même son
ambivalence puisqu'il désigne à la fois le rite et la pratique paramusicale.
L'ambiguïté du charivari se manifeste encore en d'autres circonstances. Ne serait-ce pas
en effet les actes de paramusique communs aux rites de remariage et aux rites carnava-
lesques qui justifient le report de certains charivaris à la période du carnaval 13 et tels que
vacarmes de bidons frappés, de tambours à friction, de grelots? Ces caractères s'appliquent
encore à l'assouade, cérémonie au cours de laquelle les bruits de dérision sont de même
type que ceux opérés dans les charivaris de mariage mal assorti : tintamarres de chaudrons,
de triangles, de cornes, de vieux arrosoirs et de seaux frappés avec des bâtons expriment
là aussi la désapprobation de la population.
Ainsi l'acte de paramusique, autrement dit le charivari, apparaît le trait commun qui
unit à des degrés différents soit charivari et assouade soit charivari et carnaval.

Outils de production de la paramusique charivarique: instruments et voix

Bien qu'il soit possible à l'ethnomusicologue d'appliquer aux instruments de paramusique


charivarique une classification calquée sur celle utilisée en organologie — ainsi qu'il a été
proposé pour la Wallonie 14 et qui montrerait, pour la France, la carence des cordophones,
la multiplicité des idiophones, la présence des membranophones, la variété des aérophones
ou de leurs substituts, il semble opportun de proposer ici une classification parallèle fondée
principalement sur des catégories d'usage. Le dispositif organologique mis en place par le
rituel du charivari comprend, d'après nous, deux grandes catégories d'instruments de
musique : d'une part des instruments construits spécialement pour le rituel, et d'autre part
des instruments ou objets détournés de leur usage initial. La première citée de ces deux
catégories réunit principalement les crécelles, les tambours à friction, les cornes, les hautbois
d'écorce. La seconde catégorie regroupe des spécimens de deux origines distinctes : 1) instru-
ments qui, dans leur état naturel sont de véritables instruments de musique mais qui, dans
le rite, sont joués intentionnellement faux et sans technique, par exemple clairons, trompes
de chasse, tambours de ville, tous instruments qui, hors du rituel, ont déjà pour fonction
de regrouper la collectivité ; 2) ustensiles divers soit objets de la vie domestique (chaudrons,
poêles, pincettes, etc.), soit outils d'activités agricoles et pastorales (bêches, lames de faux,
socs de charrue, ferrailles, fouets, grelots de harnachement de chevaux, etc.). Si le choix de
ces ustensiles peut, à l'évidence, varier selon les types d'outillage utilisés dans une région
ou un milieu donnés, ces engins paraissent être sélectionnés par les charivariseurs de
manière raisonnée et selon le pouvoir symbolique et les possibilités acoustiques qu'ils
revêtent. En effet on relève dans le stock du matériel sonore des charivaris de remariage des
pièces qui symbolisent l'équipement d'un ménage et auxquelles par dérision et protestation
un traitement inhabituel et burlesque est appliqué. Dans ce stock, les instruments creux et
en métal sont majoritaires, or le choix d'un objet possédant une cavité de résonance et
fabriqué dans une matière vibrante, l'aménagement, en fonction des principes de percussion
et d'entrechoc d'une technique de jeu nécessitant, en règle générale, des gestes puissants,
ne semblent pas fortuits.
Quant à la voix, ses ressources sont largement exploitées dans le sens de la puissance
et de la violence : éclats de voix, cris modulés, articulation scandée à voix forte et répétée
du mot charivari sont les expressions les plus fréquentes qui sous-tendent le dispositif
instrumental. L'exclamation « charivari » (ou autre terme vernaculaire), particulièrement

13. Cf. par exemple M. Bakhtine, L'œuvre de François Rabelais, Paris, 1970, p. 220.
14. R. Pinon, «Qu'est-ce qu'un charivari? Essai en vue d'une définition opératoire», Kontakte und
Grenzen. Problème der Volks-, Kultur- und Sozialforschung. Festschrift fur Gerhard Heilfurth, Gottinger,
1969, p. 398, n° 13.
50 C. Marcel-Dubois

appuyée, qui revient périodiquement de strophe en strophe dans les chansons de charivari,
peut être assimilée à un style paramusical tandis que les chansons elles-mêmes semblent
d'une autre nature.

Les sons paramusicaux des charivaris : signification et organisation

Qu'il y ait, dans le rite du charivari, vacarme volontaire, emploi délibéré d'engins sonores,
que ces vacarmes soient l'affaire de jeunes gens et d'adultes, que ces vacarmes se perpétuent
depuis des siècles, que ces pratiques bruyantes se rencontrent en d'autres cultures et qu'elles
y soient liées à des rituels importants (rites de passage, d'intronisation, ou rites saisonniers
par exemple) chargent la paramusique qui nous occupe de lettres de noblesse et d'un intérêt
singulier.
En effet, l'archaïsme, la signification, la symbolique, le sens mythique des sons bruyants
intégrés dans des rituels sont remarquables. Il n'est que de se reporter par exemple au cas
des éclipses. Selon les auteurs latins et chinois, les éclipses de soleil et de lune réclament
l'aide « d'un charivari de trompettes, de chaudrons, de gongs, de clochettes » 1 5 ; le phéno-
mène d'autre part a été, on le sait, analysé par Claude Lévi-Strauss dont il convient de citer
ici une phrase-clé « le bruit s'impose chaque fois que deux termes en paire (qu'il s'agisse
du ciel et de la terre ou d'époux virtuels) sont disjoints... » 1 6 .
Dans la mesure où la paramusique, avec ses sonorités particulières, prend place au
cœur du processus charivari, on est conduit à poser valablement l'interrogation suivante :
la paramusique serait-elle la plus juste image de marque du rite charivari ? Elle est, en tout
cas, la garantie d'authenticité et d'ancienneté du rite. Certaines composantes des pratiques
paramusicales désignent plus que d'autres l'archaïsme de ce rite. Ainsi est-il possible de voir
dans des instruments dont les sonorités provoquent l'effroi — comme le hautbois d'écorce
pyrénéen (le bramevac) ou le tambour à friction aubracien (le brau) — le signe d'une strate
ancienne d'usage. Par son nom vernaculaire qui veut dire taureau, par les éléments essentiels
qui le composent (pot de cuisine en terre, peau de renard), par sa technique de jeu (friction
de la corde à l'intérieur du pot), par ses sonorités étranges et de grande intensité compa-
rables à des mugissements effrayants, le brau véhicule un système symbolique associé à la
fois à la dérision et à la puissance et, de ce fait, est particulièrement représentatif du sens des
sons paramusicaux du charivari.
D'après les témoignages oraux (cf. Atp Bm 63.23.120, 63.24.24, 67.17.139, etc.), il est
clair que l'opinion générale des protagonistes d'un charivari et de la population est cristallisée
sur la nécessité du vacarme : l'indispensable est que le rite soit sonore et que les sons puissent
horrifier.
La signification commune de ces vacarmes charivariques est, à l'évidence, la publi-
cation de faits controversés par la société ainsi que l'expression d'une protestation véhé-
mente. Le groupe social lésé s'approprie le droit de faire entendre son jugement ; l'événement
et la situation réprouvés doivent être largement diffusés. La paramusique avec son tumulte
coloré et organisé constitue à cet égard un moyen d'expression irremplaçable. C'est ainsi,
qu'à l'inverse, lorsque les charivarisables veulent écarter les vacarmes, ils évacuent les
paramusiques en achetant le silence aux charivariseurs au moyen d'une redevance en argent
ou en nature, et acquièrent de ce fait la légitimité d'une situation qui, autrement, aurait été
dénoncée par le rite bruyant.
Peut-on percevoir une signification moins évidente de ces pratiques sonores? Dans
la mesure où la paramusique fait partie de l'attirail du charivari mais aussi de ceux du

15. A. Schaeffner, Origine des instruments de musique, Paris, 1936, p. 112.


16. C. Lévi-Strauss, Mythologiques, t. I , L e cruet le cuit, Paris, 1964, p. 300.
La paramusique dans le charivari 51

carnaval et de l'assouade, dans la mesure aussi où « les images du carnaval offrent tant de
choses à l'envers » 17 , où la promenade sur l'âne s'ingénie à renverser les situations, dans la
mesure enfin où le rite charivarique fustige les secondes noces, il semblerait logique d'assi-
miler les paramusiques du charivari à l'envers de la musique. De même qu'une description
d'un charivari du xix e siècle 18 relate : « ils ont mis tous leurs vêtements le devant derrière »,
de même les charivariseurs, en place des violons ou des cornemuses des musiques nuptiales
font appel au stock des instruments de paramusique déjà décrit. La paramusique devient
alors une contremusique 19 ; l'usage du contraire, en musique, s'affirme ici comme il s'affirme
en d'autres systèmes d'expression. Une musique «harmonieuse», objet de technicité et
prestation de musiciens reconnus comme tels, est exécutée pendant le cérémonial des noces ;
elle peut être opposée à la paramusique tumultueuse des charivaris.
Remarquons que cette opposition se fait jour, à l'intérieur même du rituel des noces.
Des actes de musique et de paramusique s'y font face : les premiers sont le fait de spécialistes
et sont joués durant les phases les plus solennelles (pendant l'habillage de la mariée, à l'église,
pendant le repas, pour le bal par exemple) ; les seconds sont le fait des gens de la noce non
spécialistes et sanctionnent certains instants du rituel et spécialement ceux qui se prêtent
aux sarcasmes et aux mystifications. Mais, en considérant la perspective générale de l'orga-
nisation des sons on constatera que les actes musicaux revêtent dans les deux rituels —
charivari et noces — un caractère antinomique.
La musique « harmonieuse » est ordre et légitimité ; elle se manifeste comme telle dans
les mariages et les événements admis par la société ; la paramusique, au contraire, symbolise
une faille dans l'observance des règles; il est logique qu'elle soit affectée aux moments de
crise et de désordre 20.
En ce qui concerne la tradition française, l'iconographie d'un tableau « Costumes
pyrénéens » de B.V.A. Dartiguenave (1821-1885), conservé au musée de Pau vient à l'appui
de ce principe. Ce tableau représente en fait une noce béarnaise, celle d'un veuf et d'une
toute jeune fille. Or l'artiste a figuré, de part et d'autre d'un axe imaginaire, à droite la mariée
et un jeune violoneux peignant ainsi la légitimité et l'avers de la musique de noces, la musique
harmonieuse, et, à gauche le vieux mari suivi de charivariseurs frappant sur des chaudrons
et soufflant dans des cornes, représentant ainsi la contestation de la jeunesse et le revers
de la musique, la contremusique ou paramusique charivarique, laquelle s'oppose nettement
dans cette peinture à la musique nuptiale.
Ce renversement des sonorités nobles et respectables en sonorités discordantes et
démoniaques, voulu par la justice sociale populaire, peut être rapproché du phénomène
des paramusiques des Ténèbres.
Sans être organologiquement identiques aux instruments du rite charivari, les instruments
des Ténèbres ont en commun avec ces derniers le dessein de produire un vacarme terrifiant.
Les crécelles, les toque-maillets, les tambours à friction tournoyant des Ténèbres ne sont-ils
pas réservés à une période où Satan, d'après la croyance chrétienne, devient le maître de
l'univers? Et ces instruments « b a s » du monde de dessous 21 ne supplantent-ils pas alors,
et pour un temps, les orgues et les volées de cloches que l'avènement de Pâques ressuscitera?
La représentation du monde de l'obscurité et de la mort par les instruments de paramusique
ainsi que les sonorités génératrices d'épouvante et comme issues d'un autre monde que ces
instruments produisent sont autant de faits qui s'appliquent très exactement à des rites de

17. Bakhtine, op. cit., p. 407.


18. Id„ p. 407-408.
19. C. Marcel-Dubois, « Fêtes villageoises et vacarmes cérémoniels, ou une musique et son contraire »,
in Les fêtes de la Renaissance, t. III, Paris, 1975, p. 611-615.
20. Cf. Cl. Lévi-Strauss, op. cit., p. 295.
21. Cf. C. Marcel-Dubois, « Le Toulouhou des Pyrénées centrales, usage rituel et parentés d ' u n
tambour à friction tournoyant », Ethnomusicologie, II, Liège, 1960, p. 83.
52 C. Marcel-Dubois

charivaris de remariage. Les folkloristes ont souligné en effet, pour de tels rites, la croyance
populaire à un retour du défunt — lequel est représenté parfois par un mannequin burlesque
— qui viendrait tancer sa veuve au cours des secondes noces de celle-ci. Pour admonester
sa veuve, ce mort visualisé se fait entendre par des sons de casseroles et autres clameurs ou
gémissements de style paramusical et homologues des bruits de l'autre monde.
A ces bruits de l'autre monde, on peut associer non seulement les paramusiques des
Ténèbres mais aussi celles de la nuit de la Saint-Jean ; à cette dernière date les appels du
«chaudron sonore» de la presqu'île de Rhuys consignés en 193 9 22, semblables du point
de vue acoustique aux sons du brau ou encore aux vrombissements des « fuyerades » de
Lozère observées en 1964 23 , gardent le pouvoir ancestral dévolu aux bruits et aux sons.
Dans le cas des paramusiques de charivari, les sonorités de l'au-delà n'auraient pas seulement
un rôle apotropaïque mais aussi seraient, en elles-mêmes, l'expression audible et systéma-
tique, à la fois de réprobation du mort et, à la fois, de la protestation du groupe des jeunes.
Une information relevée à Pont-Aven 24 appuierait encore notre interprétation, elle donne
en effet le charivari tout entier pour l'œuvre du mari défunt, identifiant ainsi l'action bruyante
des jeunes à celle du mort.
Le sens contestataire des paramusiques se trouve donc à plusieurs niveaux démontré.
Quant à la morphologie et à l'organisation des paramusiques de charivari, elles confèrent
à celles-ci un caractère de système et non d'improvisation. Comme toute autre musique, ses
exécutants ont un savoir technique et un sens de l'équilibre des sonorités qui les guide dans
leurs opérations : « On prenait une bêche ou un trident, on les démanchait et on tapait avec
le manche, quelquefois... avec un autre fer, ça donnait un coup de plus » (Atp Bm 63.24.308
et 311), nous a-t-on fait remarquer en 1963 tandis que lors d'un entretien en 1972, il m'était
précisé, une fois de plus, qu'il était indispensable de jouer faux (Atp Bm 72.24.17). Pour
un vacarme de charivari, à Dancé (Loire), on explique que des grappes de grelots et de clo-
chettes avaient été montés tout exprès sur des manches 25. Ailleurs, dans une région fron-
tière de l'Yonne et de l'Aube, les gens, souligne-t-on, organisent des paramusiques de
charivari, de telle manière qu'elles prennent l'allure d'un répons de colline à colline ou de
route à autre route (Atp Bm 68.3.129 et 68.43.353).
Le vacarme est donc non seulement intentionnel mais structuré. Chaque témoignage
met en évidence un souci de la répartition des niasses sonores : percussion et entrechoc
d'instruments de métal, percussion et friction de tambours, secouement de grelots et clo-
chettes, rudiments mélodiques de trompes, cornes, clairons et trompes de chasse et, très
exceptionnellement, des vièles, émission vocale aux confins du cri et du chant, enfin équilibre
délibéré des formants au niveau du timbre et de la dynamique : alternance du grave et de
l'aigu, du fort et du faible 26 .
Cette esthétique paramusicale n'est pas innocente et, de toute façon, tend mieux qu'une
disposition fortuite à démontrer un système et à dessiner un modèle des paramusiques de
charivari. On peut se demander jusqu'à quel point le groupe de charivariseurs est conscient
de ce système mais il est clair que la même structure se répète de charivari en charivari,

22. C. Marcel-Dubois, « Une pratique instrumentale... », Arts et Traditions populaires, 2, Paris, 1953,
p. 317-321.
23. C. Marcel-Dubois et M. Pichonnet-Andral, « Musique et phénomènes paramusicaux », L'Aubrac,
5, 1975, p. 233, 239.
24. Cf. P. Fortier-Beaulieu, « L e veuvage et le remariage », Travaux du 1" Congrès international de
folklore, Tours, 1938, p. 199.
25. P. Fortier-Beaulieu, Mariages et noces campagnardes..., Paris, 1937, p. 316.
26. A l'égard de la symbolique des sons et de la recherche d'une organisation sonore intentionnelle
dans un rituel, signalons que J.-Cl. Muller, in « Interlude pour charivari et tambour silencieux »,L'Homme,
VI (4), 1976, p. 82, a souligné la présence de sons « fortement contrastés »: « bourdonnement profond
du tambour à friction, sons hauts et perçants du sifflet, en quelque sorte médiatisés, quant au registre, par
les longs hurlements humains », dans un rite de passage pratiqué sur les tambours chez les Rubuka (Nigé-
ria) et correspondant plus spécialement à un rite à la fois d'intronisation du chef du village et de mort.
La paramusique dans le charivari 53

qu'il y a identité de manières et que, de plus, les charivariseurs visent à constituer un ensemble
musical cohérent bien qu'inversé par rapport à la composition normale. En fait la para-
musique de charivari est toujours exécutée collectivement, ce qui suppose une organisation
prédéterminée. Une grande vigueur d'expression est recherchée pour son interprétation, les
instruments ou ustensiles les plus employés demandent pour être mis en vibration des gestes
violents, canalisateurs de la contestation ; le fait que la pratique en soit réservée, en règle
générale, aux jeunes et principalement aux garçons garantit le dynamisme et la puissance
de l'exécution.
Enfin, dispositif et mécanisme de la paramusique ne sont pas, rappelons-le, réservés
exclusivement au rite du charivari et le rapprochement que l'on peut faire à leur sujet avec
le rite paramusical des Ténèbres et la référence à la mort sont particulièrement importants.
Bien que réunissant des traits originaux et des variantes de fonctionnement liés à son usage,
la paramusique de charivari représente, en fait, un sous-ensemble des paramusiques de
temps rituel dans lesquelles les phénomènes sonores constituent un code symbolique.
«Lo Martelet», un charivari occitan
à Lespignan (Hérault)

CATHERINE ROBERT et MICHEL VALIERE

Parmi les traditions populaires qui se perpétuent encore à Lespignan (Hérault) \ il en est une
qui n'a que peu perdu de sa vitalité. Il s'agit du martelet, tapage nocturne organisé à ¡'impro-
viste par une bande de jeunes gens. Nous l'avons pratiqué nous-même (M.V.) dans les années
1955 à 1960, au cours de notre adolescence. Depuis nous avons pu l'observer au cours de
multiples séjours chez nos parents à Lespignan. Par ailleurs, il nous a été facile de recueillir
plusieurs témoignages oraux de cette coutume. Nous avons enregistré de nombreux récits qui
sont autant de discours autochtones en occitan. On en trouvera deux en annexe, suivis de
leur traduction partielle (T. 01 et T. 02). Quant aux textes T. 03 et T. 04, ce sont des témoi-
gnages sur les désordres commis par les conscrits de Lespignan.

1. Le rituel

Le martelet est un rituel conduit par des jeunes gens en opposition à une catégorie d'habitants
généralement bien plus âgés. Il s'effectue en principe la nuit entre 20 h et 1 h du matin (rare-
ment au delà). L'hiver, il a lieu un peu plus tôt, car les gens ne veillent pas aussi longtemps. En
effet, l'été il n'est pas rare de rester « à prendre le frais » avec les voisins sur le pas de la porte.
Cette pratique s'estompe depuis la généialisation de la télévision dans tous les foyers, et
l'importante augmentation du parc local d'automobiles.
L'unique but de ce tapage nocturne — acte apparemment gratuit — est d'obliger8 les
« victimes » à se lever. Pour cela tous les moyens (ou presque) sont bons. Il faut d'abord les
réveiller. Au besoin on les effraye, on les injurie...
Les protagonistes sont en principe une bande de jeunes gens,
1. en quête de boisson... et de rapprochement des sexes: « anavèm faire lo martelet a las
filhas... d'aqui que se levesson per nos portar beure » (T. 01) ;
2. en mal de distractions et]ou en quête d'unejoie agressive :
« N'i a totjorn que s'inquietan » (T. 02),
« Ten, l'anam un pauc embestiar » (T. 01),
« Aviàm pas d'automobilas, aviàm pas de môtos, aviàm pas gaire de bibiclètas »
(T. 01).
Leurs « victimes » sont tous les habitants de la commune sans distinction. Cependant on peut
classer ainsi les futurs antagonistes :

1. Cf. L. Jagueneau et M. Valière, L'Occitan parlé à Lespignan (Hérault), la langue des viticulteurs,
Toulouse, Université de Toulouse - Le Mirail, E R A 352 C N R S , 1977, p. 6, 27, 52, 122.

Le charivari, École des Hautes Études/Mouton, pp. 55-63.


56 C. Robert et M. Valière

1. les parents « de las filhas de la classa » ;


2. « los vielhs » (les vieux) avec lesquels la jeunesse a maille à partir d'une façon chro-
nique, ou momentanée ;
3. n'importe qui, dans l'environnement immédiat de la bande (sur son passage/défer-
lement).
Mais les « victimes » sont cependant prédéterminées avec beaucoup plus de précisions que ne
le laisse entrevoir notre essai de classement typologique. Au niveau du discours, la dénomi-
nation même des victimes est chargée sémantiquement d'agressivité. Dans chaque cas, la
vengeance sociale est sous-jacente. Ainsi, les « ennemis jurés » sont :
« los vielhs celibataris » (T. 02),
« las vielhas filhas » (T. 02),
« quauqu'un un pauc récalcitrant » (T. 01),
« un méchant colchaire » (T. 01).
Le déroulement du martelet variera donc selon qu'il s'agit de gens de la première classe
(obtenir à boire chez une fille) ou de la seconde classe (« los vielhs ») qu'il s'agit d'importuner
à titre de vengeance. Quant aux autres, ils en feront les frais à l'occasion.

1. 1. «Lo martelet a las filhas »


Il a souvent lieu le samedi soir ou le dimanche soir, et d'une façon plus générale, les soirs de
fêtes (Carnaval ou fête patronale en août, fête de Saint-Pierre-ès-liens). Les jeunes gens
se rassemblent sous les fenêtres de la jeune fille et l'interpellent, lancent des petits cailloux sur
les contrevents, tambourinent du poing contre la porte ou contre les volets de la fenêtre du
rez-de-chaussée... Le résultat est généralement positif, et le père, ou plus souvent la mère (et
la jeune fille) descendent et olfrent à boire des vins de grande qualité, mais de fabrication
familiale (grenache, toquet, vin de noix, vin d'orange, muscat de la Madeleine) ou des liqueurs
(crème de banane, anisette, crème de cacao).

1. 2. « Martelet a un méchant colchaire »


Il est généralement plus violent. Là, il y a toute une mise en scène dont on trouvera une excel-
lente évocation dans le récit d'Emile Talavera (T. 02).
Le martelet doit son nom au « martel » qui est le heurtoir de la porte d'entrée des « mai-
sons de maître ». On le frappe violemment à plusieurs reprises pour effrayer les habitants de
la maison.
La pratique décrite dans le texte T. 02 est un artifice maintes fois mis en pratique : on
accroche au heurtoir une corde munie d'un gros caillou entouré de vieux chiffons destinés à
assourdir les coups et à garantir les biens matériels (le bois de la porte). Puis on tire sur la
corde à distance (de 10 à 50 mètres), hors du champ de vision, et on contrefait des voix, en
général féminines et plaintives : une sorte d'appel à l'aide, au secours. Cela peut durer plus
d'une heure, et il n'est pas rare qu'une fin plus ou moins violente en couronne l'issue.
De nombreux récits, tel celui que nous publions en annexe (T. 02), font état de coups de
fusil et de poursuites effrénées à travers les rues étroites et tortueuses de Lespignan. Cependant
on n'a jamais signalé de blessures par balles ou de mort d'homme.
Un autre moyen de défense moins dangereux était tout aussi efficace : la victime, au guet
derrière ses volets, attend patiemment que l'un des assaillants revienne cogner à la porte.
Alors là « Boja! » 2 c'est tout le contenu du « pissador » 3 qui s'abat sur le (ou les) eune(s)
tapageur(s). Mais ce moyen d'autodéfense semble avoir disparu avec l'évolution de l'habitat

2. Verse ! (Cri qui accompagne tout acte de déversement au cours des travaux de vendange, ou lorsque
deux personnes renversent le contenu d'un récipient... o u lorsque l'on fait le récit de tels actes).
3. Vase de nuit.
« Lo martelet », un charivari occitan 57

rural qui a entraîné ipso facto la mise au rebut des pissadors que recherchent à d'autres fins
les touristes anglais ou allemands *...

1. 3. Martelet sauvage 5
Dans ce dernier cas, personne n'est visé en particulier. C'est toute la société qui l'est en bloc.
Une bande de jeunes se lance dans une course effrenée à travers les rues. Tout en courant,
chacun frappe de violents coups de poings les volets ou les portes des maisons sur son passa-
ge... S'il n'est pas trop tard lorsque l'on entend la galopade, les cris et les coups, il est tou-
jours possible de se mettre sur le pas de la porte et de démasquer les jeunes agresseurs. Quel-
quefois, le dernier (moins rapide à la course) se fait reconnaître et invectiver.
La pratique de la motocyclette donne actuellement aux jeunes de nouveaux moyens pour
échapper aux éventuelles poursuites. Quant au martelet lui-même, il est quelquefois remplacé
par un concert de klaxons (klaxons italiens à plusieurs tonalités...).

2. Violences non rituelles

En dehors de ces trois types ritualisés de martelet, il existe d'autres cas où la violence sociale
s'exprime à rencontre des personnes plus âgées. Vers 1955, un groupe de jeunes s'est occupé
toute la nuit à entasser des « faisses de caravenas » 6 sous les fenêtres de la maison d'une
vieille femme, Germaine Albert, surnommée « La Babaire » 7 , et a menacé d'y mettre le
feu... Les hommes du quartier durent se lever et mettre en fuite les jeunes gens. Ainsi prit fin
ce simulacre d'autodafé que rien apparemment ne motivait.
Vers 1958, c'est à coups de pétards placés sous leurs fenêtres que des vieux sont réveillés
en pleine nuit. Une enquête de la gendarmerie de Béziers a eu lieu à la suite de cet incident.
Un autre type de tensions est dû à la classe d'âge dite des « conscrits » (souvent élargie
aux plus jeunes d'un ou deux ans, et aux aînés célibataires de quatre ou cinq ans), la veille du
conseil de révision. Toute la nuit est consacrée à des chahuts, des transports et des déplace-
ments d'objets en des lieux inhabituels (charrettes de vendange juchées sur les platanes de la
place des écoles de filles, barrages sur les routes, etc). On trouvera en annexe deux descriptions
en occitan, suivies de leurs traductions (T. 03 et T. 04).

3. Le charivari de Noël8

Nous appelons ainsi un chahut « spontané » organisé par un groupe de jeunes gens, chaque
année, dès le début de la messe de Minuit. Nous avons pu l'observer de 1946 à 1976 sans
interruption.
Dès le début de la messe, quatre ou cinq jeunes (ou plus) entrent dans le fond de l'église,
puis ressortent en claquant les portes, parlent à haute voix, rentrent à nouveau quatre ou cinq
fois, s'interpellent bruyamment. Ils s'en vont chercher deux ou trois autres camarades et
reviennent. Apparemment, ils attendent un jeune homme ou une jeune fille que la piété,
l'obligation ou la tradition familiale forcent à assister à l'office. Comme le bruit persiste, la
réprobation commence : soit celle du prêtre qui s'en prend aux jeunes impies, soit celle des

4. Sur ce sujet, cf. Teatre de la Carrièira: Mort et Résurrection de Monsieur Occitania, 1970.
5. C'est nous qui l'appelons ainsi.
6. Fagots de roseaux.
7. La baveuse.
8. Appellation donnée par nous.
58 C. Robert et M. Volière

laïcs (hommes) qui sortent pour stigmatiser la conduite des jeunes gens. Ceux-ci s'en vont en
parodiant les paroles rituelles de l'Église :
« A-Amen !
Et cum spiritu tu-o ! »
et en vociférant des menaces, voire des grossièretés...
En 1976, le groupe de jeunes a amené une mobylette jusque sur les marches de l'église
et l'a fait pétarader un moment avant de prendre la fuite. Cette manifestation appelle bien
entendu la réprobation des fidèles. Les jeunes sont identifiés, les noms circulent, mais les non-
pratiquants haussent les épaules ou rient sous cape. Aucune sanction ne suit.
« L'avèm fach abans eles. » 9
C'est en ces termes que s'exprime à Lespignan la tolérance par la population de ces
comportements, considérés par tous les Lespignanais «d'origine» 1 0 comme la norme du
comportement juvénile.
Tolérés ou réprimés, ces divers rituels d'agressivité semblent fort bien s'accommoder
de la mutation sociale du milieu viticole traditionnel.

ANNEXE

Lo martelet

T. 01

M. V. 11 : E la joinessa fasiâ lo martelet ?


L. C. 12 : Ai, paure enfant, n'en parles pas. De qué vois? Aviam pas d'automobilas, aviam
pas de mòtos, aviam pas gaire de bicicletas, e demoràvem tot lo jorn dins lo vilatge. Alòrs, lo
suèr, après sopar, quand sortissiam del café — per.ç. que totes, en aquela epòca, anàvem
beure lo café — quand sortissiam de qué faire? Alòrs, se i aviâ quauqu'un un pauc de récal-
citrant, un méchant colchaire, disiam :
« Ten, l'anam un pauc embestiar ».
I anàvem faire lo martelet. En pus d'aquò, anàvem faire lo martelet a las fîlhas, surtot,
e, a... d'aqui per que se levesson per nos portar beure. Non... Quand lo péra èra un òme
se... gentil, qu'èra plan coma cal, èra pas dificil. Quand i aviâ un moment que picavas, dobris-
siâ la pòrta, disia :
« E... venètz beure e ficatz me la patz ».
Mès quand èra un méchant colchaire, vos recebiâ amb un fusil ; e caliâ partir en corri-
guent, e caliâ se mesfisar. Urosemant qu'èrem joves e que corrissiam vite... è... aviam pas
paur.

Traduction
M. V. : Et lajeunessefaisait le « martelet »?

9. N o u s l'avons fait avant eux...


10. E n opposition aux « rapatriés d'Afrique du N o r d » et aux « parisiens » en retraite.
11. M. Valière, enquêteur.
12. Louis C a p m a n , viticulteur à Lespignan. (Cf. L. Jagueneau et M.V., op. cit.).
« Lo martelet », un charivari occitan 59

L.C. : Ouille, pauvre enfant, n'en parie pas. Que veux-tu? Nous n'avions pas d'automobiles,
nous n'avions pas de motos, nous n'avions guère de bicyclettes, et nous restions tout le jour
dans le village. Alors, le soir, après le souper, quand nous sortions du café — parce que tous,
à cette époque-là, nous allions boire le café — quand nous sortions, que faire? Alors, s'il y
avait quelqu'un d'un peu récalcitrant, un mauvais coucheur, nous disions :
« Tiens, nous allons un peu l'embêter ».
Nous allions lui faire le « martelet ». En plus de cela nous allions faire le « martelet »
aux filles, surtout et, jusqu'à ce qu'elles se lèvent nous apporter à boire. Non... Quand le
père était un homme... gentil, qu'il était bien comme il faut, ce n'était pas difficile. Quand il
y avait un moment que tu tapais, il ouvrait la porte, il disait :
« Eh, venez boire et fichez-moi la paix ».
Mais quand c'était un mauvais coucheur, il vous recevait avec un fusil, et il fallait partir
en courant, et il fallait se méfier. Heureusement que nous étions jeunes et que nous courions
vite... et... nous n'avions pas peur.

T. 02

M.V. 13 : E lo martelet!
E.T. 14 : Aquò veses... Dins lo vilatge, i a totjorn de monde que s'inquietan quand fas de
bruch. I a (...) de vielhs celibataris o de vielhas femnas. Alors cap a mièja nuèit o una ora del
matin, la banda deis copins disèm :
« Tè, anèm faire lo martelet a un tel, o a une telle. »
Alòrs avèm près la precaución de remplir las pòchas de corda e una pelha. E arribam
aquí, commençam de penjar aquesta còrda a la pòrta. Mès per pas abismar la pòrta, metèm
una pelha al torn de la p... del ròc. E quand aquèla p... aquèl ròces penjat, estacam una còrda
que partís d'en bas del ròc, justal sul ròc si (...) e derotlam la còrda, e anam tirar a cinquante
mèstres. Comprenes ? Per que cal pas tirar aquí tocar, cal tirar al bot de la carrièra que i aja
un recanton o un portal, o que la carrièira vire. Et allezl
«Plan, plan, plan!
Plan, plan, plan ! »
E a'òrs. Picas un parelh de còps [...] e apuèi, t'arrèstas. Alòrs, los contra-vents se dobris-
sèn en naut.
« Qui est là ?15 Y a quelqu'un ? »
Si es una femna bien entendul
Pas res, pas digús respònd.
« Je dois rêver ! » deu dire a son òme, a quauqu 'un dedins, o a sa mèra :
« J'ai dû rêver ! J'ai confondul »
Aquò se tanca.
Esperam très o quatre minutas e :
« Blin Blan,
Blin Blan,
Blin Blan. »
Tornam faire de bruch.
Alòrs nos dobrís los contra-vents :
« Qui est là ? »
Pas digús respònd, comprenes ? Mès es que a fôrça, aquò se produit tres o quatre còps,
mès es que a la fin, aquèla vielha filha se dobta que quicòm va pas, davala en bas e dobrís la

13. M. Valière, enquêteur.


14. Émile Talavera, 54 ans en 1968, salarié agricole à Lespignan. (Cf. Phonogr, Val-Tal. 1968).
15. E.T. contrefait une voix de femme inquiète.
60 C. Robert et M. Volière

pòrta, e vei, pa'i, vei la ficèla e lo ròc. Mès nautres abns quand avèm ausit que davalava,
vite, corrissèm a la pòrta amb el cotèl, copam la còrda, e nos en anant en corriguènt ; e
d'aqui anam endacòm mai. Anam a cò d'un autre òme. Mès qu'un còp nos arribèt una
« istoèra » 1 6 .
Un còp, sai pas si o n'avètz entendut parlar vos, aquí darrièr lo mecanician, aquèla
espèça d'òme aquí que es vengut de... d'Algèria, aquèl rapatriat, que dison, n'i a que Io podon
pas sentii enfin, bref\ Aquí darrièr, i a una carrièira, que i demorava un vielh aquí que s'ape-
lava Alzear. Alòrs i aviàm estacat una... la un ròc, e tiràvem.
« Blan, Blan, Blan! »
(...) dis pas res pus.
« Es bizarre », disèm: « Mès enfin nos anèm mesfisar quand même ».
Per mesura de precaución avèm empalhat un òme. Aviàm fach una palhassa e l'avèm
fotut al mitan de la carrièira. Comprenes?E alòrs... e fasièm... fasièm d'au,., d'autres voses.
E refasièm de personatges.
«Lève toi\ Lève toi, fainéant ! Lève toi! » 17
D'autres disián :
« Andolha! Fenhant to levaras pas! Te fa pena de pagar un còp a beure? 1 8 Inno-
cent ! »
Pas res. E nautres :
« Tan, tan, tan! »
Tenèm de tirar...
A un moment donat... la fenèstra del palher se dobris e :
« Blan, Blan ! »
Nos fot un parelh de cargues amb una... amb un fusil. Mès nautres que nos erèm mesfi-
sats, nos... nos erèm fotuts darrièr lo canton del portal e aviá fotut un parelh de cargues a
aquel òme empalhat ! E nautres fasièm que parlar :
« Oui, salaud, tu m'as manqué... Cochon, cochon... »
E aquel òme torna cargar lo fusil en aquel empalhat. L'aviàm plan estacat aquel empal-
hat, e :
« Blin, Blan ! »
Quand tira lo segond còp de fusil de... lo segond còp... I a quauqu'un que fa coma si
èra blassat :
« Aie... Aïe... e aïe... i m'a eue s... i m'a eue le salaud... Au secours, il m'a tuée...
i m'a tuée...»
E pan. Tirèm la còrda doçament, e tomban l'emplahat al mitan. E aquel òme davala en
corriguènt per veire si realament aviá tuat quauqu'un. Arriba aquí, vei que es un empalhat.
La colèra lo torna preñar, tòma [...] e aganta lo fusil, e tòma cargar. E nautres, allezl Partis-
sèm. Tornam dins Lespinhan, agantam la carrièira de Lago, tornam dins aquèlas carrièiras,
anam tombar cap al cementèri amont. Davant ço de Dulquier, anam cap al molin e totjorn
aquel òme darrièr. E « Bin », nos fot un cargue. Mès nautres erèm joves, comprenes ? Vola-
vèm, volavèm. Quicha! Quand sentissiás la podra al cuòi, m'as compres, volavas! E nos sèm
amagats e nos a pas mai vists. Mès l'avèm escapada bèla e...
M.V. : Fas pas de ben aquol
E.T. :(...) Te parla ièu en trenta dos o trenta tres ( = 1932-1933).

16. Gallicisme.
17. E.T. contrefait une voix de femme. Le déguisement est donc double: au plan linguistique (français/
occitan) et au plan sexuel (femme/homme).
18. La boisson réclamée en échange de la tranquillité nous paraît ici mensongère, et participer du
déguisement en vue de la mystification.
« Lo martelet », un charivari occitan 61

Traduction
M.V. : Et le martelet?
R.T. : Vois-tu. Dans le village il y a toujours des gens qui s'inquiètent lorsque tu fais du bruit.
Il y a de vieux célibataires ou de vieilles femmes... Vers minuit ou une heure du matin, la
bande des copains, nous disons :
« Tiens, nous allons faire le martelet à un tel ou à une telle ».
Nous avons pris la précaution de remplir nos poches de corde et d'un chiffon. Nous arri-
vons là, nous commençons par pendre cette corde à la porte. Mais pour ne pas abîmer la
porte, nous mettons un chiffon autour du caillou, et quand ce caillou est suspendu, nous atta-
chons une corde qui part du caillou... Nous déroulons la corde et nous allons tirer à cinquante
mètres, comprends-tu ? Parce qu'il ne faut pas tirer tout près. Il faut tirer au bout de la rue, si
possible d'un recoin, d'un portail ou d'un tournant. Et allez !
« Plan, plan, plan !
Plan, plan, plan ! »
Et alors. Tu cognes deux ou trois fois et tu t'arrêtes. Alors les contrevents s'ouvrent :
« Qui est là? Y a quelqu'un? »
Si c'est une femme bien entendu!
Rien, personne ne répond.
« Je dois rêver », doit-elle dire à son homme, à quelqu'un à l'intérieur ou à sa mère.
« J'ai dû rêver! J'ai confondu! »
On referme. Nous attendons trois ou quatre minutes et :
« Blin Blan ! Blin Blan! Blin Blan! »
Nous recommençons à faire du bruit. Alors on nous ouvre les contrevents :
«Qui est l à ? »
Personne ne répond, tu comprends? Mais c'est qu'à force, cette vieille fille se doute qu'il
y a quelque chose qui ne va pas. Elle descend, ouvre la porte et voit la ficelle et le caillou.
Mais nous autres, avant, quand nous avons entendu qu'elle descendait, nous courons à la
porte avec le couteau, nous coupons la corde et nous partons en courant. Et de là, nous allons
ailleurs. Nous allons chez un autre homme. Mais c'est qu'une fois il nous est arrivé une
histoire.
Une fois, je ne sais pas si vous en avez entendu parler vous..., enfin, bref! Là, derrière,
il y a une rue où habitait un vieux qui s'appelait Alzear. Alors nous y avions attaché un caillou
et nous tirions.
« Blan, Blan, Blan ! »
(...) il ne dit plus rien.
« C'est bizarre », disons-nous. « Mais enfin nous allons nous méfier quand même! »
Par mesure de précaution, nous avons empaillé un homme. Nous avions fait un homme
de paille et nous l'avions mis au milieu de la rue, tu comprends ? Et alors nous contrefaisions
notre voix... et nous refaisions des personnages.
« Lève-toi ! Lève-toi, fainéant ! Lève-toi ! »
D'autres disaient :
« Andouille! Fainéant, tu ne te lèveras pas? Ça te fait de la peine de payer un coup
à boire? Innocent! »
Rien. Et nous autres :
« Tan, tan, tan ! »
Nous continuons à tirer... A un moment donné... la fenêtre du pailler s'ouvre et:
« Blan, Blan »
Il nous tire deux décharges avec un fusil. Mais nous autres, nous nous étions méfiés,
nous... nous étions mis derrière le coin du portail et il avait tiré deux coups sur cet homme
empaillé! Et nous autres, nous n'arrêtions pas de dire :
« Oui, salaud, tu m'as manqué... Cochon, cochon... »
62 C. Robert et M. Valière

Et l'homme tire à nouveau sur cet empaillé. Nous l'avions bien attaché :
« Blin, Blan! »
Au second coup de fusil, quelqu'un fait comme s'il était blessé :
« Ai'e... Aïe... eh aïe... il m'a eue s... il m'a eue le salaud... Au secours, il m'a tuée...
il m'a tuée... »
Et nous tirons doucement sur la corde et nous laissons tomber l'homme empaillé.
Notre homme descend en courant pour voir s'il a réellement tué quelqu'un. Il arrive là,
voit que c'est un homme empaillé. La colère le reprend... il se saisit du fusil et tire de nouveau.
Et nous autres, allez! Nous partons. Nous tournons dans Lespignan, nous empruntons la rue
de Mr Lago, nous tournons dans ces rues, nous arrivons au cimetière. Devant chez Mr Dul-
quier, nous allons vers le moulin et toujours cet homme derrière nous. Et « Bin », il nous
tire dessus. Mais nous autres, nous étions jeunes, comprends-tu ? Nous volions littéralement.
Quiche ! Quand on sentait la poudre au cul, tu m'as compris, on volait. Et nous nous sommes
cachés et il ne nous a plus revus. Mais nous l'avons échappé belle...
M.V. : Ça ne fait pas du bien çal
E.T. : (,..)Ce dont je te parle se passait en trente-deux ou trente-trois.

T. 03

M.V. : E los conscrits, fasiân pas de bolhardisas ?


L.C. : A, bè... les conscrits... La velha de... de... de passar... los conscrits, enfin... los qu'è-
ran de la classa, la velha d'anar passar lo conselh de revision, fasiân la cavalcada. Fasiân
d'abord lo torn de barricôts anavan beure, d'un ostal a l'autre, a cô de las filhas d'abord, e
pèi chez eles ensuita, cô de cadun de... de... de los qu'èran de la classa. E coma èran un pauc
alumats e qu'en aquela epôca, i aviâ forças barricas dins lo vilatge per... que se tirava ambé
de bairica... de barricas de seis cents, de seis cents litres. Montavan las barricas una sus
l'autra, quand trapa... alors... trapavan derideus a las portas, trapavan un molon de causas
e o anavan o penjar tôt a feit amont sus las barricas e aquô al mitan d'una rota, per faire un
barratge. Si èra ara, o riscariân pas d'o faire, mès en aquela epôca, passava una veitura cada
sièis meses. Fa que se podiâ, se podiâ barrar las rotas, geinava pas gaire ; mès ara seriâ finit
aquô. Alôrs aquô èra la vèra ... la velha de ... del conselh de revision, comprenes? Pèi quand
aviân passat, anavan passar lo conselh ; e pèi... alôrs tanben quand partissiân. Quand partis-
siân, tornavan faire lo torn de barricôts. Cada côp que n'i aviâ un d'apelat, o dos o très, se
partissiân ensemble, se fasiâ una pichôta fèsta ; o un repais, fasiân, entre eles. Mès enfin,
aquô èra... entre camarades, quoi...

Traduction
M.V. : Et les conscrits, ils ne faisaient pas de conneriesl
L.C, : Ah, ben... les conscrits... La veille de... de... de passer... les conscrits, enfin... ceux
qui étaient de la classe, la veille d'aller passer le conseil de révision, ils faisaient la cavalcade.
Ils faisaient d'abord le « tour du barricot », ils allaient boire d'une maison à l'autre, chez les
filles d'abord, et puis chez eux ensuite, chez chacun de... de... de ceux qui étaient de la classe.
Et comme ils étaient un peu éméchés et qu'à cette époque, il y avait beaucoup de barriques
dans le village parce qu'on utilisait des barriques... des barriques de six cents, de six cents
litres. Ils montaient les barriques l'une sur l'autre, quand ils trouv... alors... ils trouvaient des
rideaux aux portes, ils trouvaient un tas de choses et allaient les pendre tout en haut sur les
barriques, et tout cela au milieu d'une route, pour faire un barrage. Si c'était à présent, ils
ne risqueraient pas de le faire, mais à cette époque-là, il passait une voiture tous les six mois.
Ce qui fait qu'on pouvait, qu'on pouvait barrer les routes, cela ne gênait guère ; mais à pré-
sent ce serait ça. Alors ça c'était la ve... la veille de... du conseil de révision, tu comprends?
« Lo martelet », un charivari occitan 63

Puis quand ils étaient passés, ils allaient passer le conseil, et puis... alors aussi quand ils
partaient. Quand ils partaient, ils retournaient faire le « tour du barricot ». Chaque fois qu'il
y en avait un d'appelé, ou deux ou trois, s'ils ne partaient pas ensemble, on faisait une petite
fête ; ou bien ils faisaient un repas entre eux. Mais enfin c'était... entre camarades, quoi...

T.04

M.V. : Et les conscrits-là, qu'est-ce qu'ils font dans les rues-là ?


E.T. : Oc, los conscrits aquo, es una tradicion que... Abans sopar von a la comuna, lo mèar
los invita e... i zo recomanda d'èstre sages tôt aquô. Canton un bocin, lo mèra i paga un côp
a beure e i dis :
— « Demoratz sages, au moins fasètz pas de bruch! »
— « Nani, nani monsur lo mèra, farèm pas res! »
Mès... aquèles galapians suita qu'on sopar, allez, on reperats si i a quauques carretas
endacôm. De bancs, de cadièiras, de pôrt... las pôrtas a tuar las moscas, aquô es son régal a
aquèles joves. Cada pôrta-mosca es demargada, e carrejada a la bascula o dins los cabinets
aval, dins lospissoirs qu'on fach. Cada an remplisson aquelspissoirs o de gabiots o de pôrtas
moscas o ço que trapan. Mès es que ara lo... lo monde, se son rusats. Barran tôt la velha. I
a pas res pus defôra. A'ôrs los paures, los barratges son pas plan grosses ara. Mès ancians
temps (...) de barricas e de carretas.
M.V. : E coma fasiân amb las barricas ?
E.T. : Eran montais de grosses barricas, de barricas de sièis ectos.
Sièis una sus l'autre.
M.V. : Macarèl!

E.T. : Te demandas si es possible aquô !

Traduction
M.V. Et les conscrits-là, qu'est-ce qu'ils font dans les rues-là?
E.T. : Oui, les conscrits, c'est une tradition... Avant de souper ils vont à la mairie, le maire
les invite et leur recommande d'être sages. Ils chantent un peu, le maire leur paie un coup à
boire et il leur dit :
— « Restez sages, au moins ne faites pas de bruit ! »
— « Non, non monsieur le maire, nous ne ferons rien ! »
Mais... ces garnements aussitôt qu'ils ont soupé, allez, ils ont repéré s'il y a quelques
charrettes quelque part. Des bancs, des chaises,... des portes contre les mouches, ça c'est
leur régal à ces jeunes. Chaque porte-mouche est démontée et transportée à la place de la
bascule ou dans les cabinets là-bas, dans les pissoirs qu'ils ont faits. Chaque année ils rem-
plissent ces pissoirs de cageots ou de portes-mouches ou tout ce qu'ils trouvent. Mais c'est que
maintenant... les gens sont avertis. Ils enferment tout la veille. Il n'y a plus rien dehors. Alors
les pauvres! Les barrages ne sont pas bien gros. Mais autrefois (...) des barriques et des
charrettes.
M.V. : Et comment faisaient-ils avec les barriquesl
E.T. : Ils avaient monté de grosses barriques, des barriques de six hectolitres. Six l'une sur
l'autre.
M.V. : Macarèl!
E.T. : Tu te demandes si c'est possible !
Les derniers charivaris?
Notations tirées
de 1'« Atlas folklorique de la France » (1943-1950)

MARTINE SEGALEN

La grande enquête de VAtlas folklorique de la France, lancée par le Musée des Arts et tradi-
tions populaires en 1943, devait permettre d'observer une répartition régionale des faits
folkloriques et d'établir des cartographies régionales et nationales, comme cela avait été fait
avant la guerre par certains folkloristes allemands Les auteurs du projet, convaincus de la
valeur de la méthode comparative, souhaitaient l'étendre à toute la France. Cet Atlas se
présentait donc sous forme d'un questionnaire comportant 71 questions traitant de l'habitat,
de la vie domestique, des travaux agricoles, d'ethnomusicologie, et aussi de ce qu'on appelait
alors les « Coutumes et Croyances ». A ce titre, figuraient, entre autres, deux questions
concernant d'une part le charivari (question n° 63), d'autre part la promenade sur l'âne
(question n° 62). Des 3310 questionnaires diffusés entre 1943 et 1972 (le plus grand nombre
entre 1945 et 1950), environ 700 réponses couvrant 50 départements sont parvenues. La
valeur de ces réponses est très inégale 2, selon les légions de France, et aussi sur le plan quali-
tatif : elle va du laconique « oui » ou « non » à l'ensemble de réponses très détaillées et parfois
illustrées que l'enquêteur a pris la peine de rédiger sur un cahier à part. Cela explique peut-
être qu'aucune exploitation systématique n'ait été tentée de l'Atlas; toute cartographie se
révélait impossible, et toute statistique dénuée de sens.
Quelques chercheurs firent cependant des exploitations partielles des réponses dont cer-
taines sont très riches d'enseignements, et c'est ainsi que nous avons tenté l'analyse de cette
source. Sur les 700 réponses, on peut relever 335 notations environ concernant les questions
62 et 63, la plupart d'entre elles relatant des faits observés aux lendemains de la Seconde
Guerre mondiale, ou datant la disparition de ces pratiques dans la région. A ce titre, Y Atlas
folklorique de la France constitue un matériau intéressant pour le problème de la dispariton
ou du maintien du charivari.
Les questions étaient libellées ainsi :
Question 62 : Promenade sur l'âne. Fait-on, depuis quand ne fait-on plus, une promenade
sur l'âne à l'intention ou à l'occasion d'un remariage, d'une mésalliance, d'un adultère?
Lieu ? Epoque ? Au profit de qui l'amende est-elle payée ?

1. L'Atlas folklorique de la France a été préparé par le Musée des Arts et traditions populaires avec
le concours de A . Dauzat, directeur d'études à l'École Pratique des Hautes Études, R. Maunier, président
de la Société du Folklore français et A. Van Gennep. Le principal animateur de l'enquête f u t en fait Georges
Henri Rivière et pendant une courte période Marcel Maget.
2. Le Musée tenta de constituer un fichier de délégués régionaux qui auraient « coiffé » des délégués
c a n t o n a u x . Ceux-ci à leur tour devaient trouver u n enquêteur par commune, maire, directeur d'école,
instituteur o u érudit local. L ' e n q u ê t e u r avait p o u r mission d'interroger des personnes âgées, nées dans
la commune de préférence aux notables et aux érudits locaux. Le but cherché était d'obtenir u n e réponse
p a r canton. Certains départements tels la Côte-d'Or, la Vendée, la Charente-Maritime ont renvoyé un
n o m b r e important de questionnaires; pour d'autres la moisson f u t très maigre, notamment p o u r le Finistère.

Le charivari, École des Hautes Études!Mouton, PP- 65-74.


66 M. Segalen

Question 63 : Charivari. Fait-on, depuis quand ne fait-on plus, un charivari à l'intention


ou à l'occasion d'un remariage, d'une mésalliance, d'un adultère? Lieu? Epoque? Au profit
de qui l'amende est-elle payée?

Le problème du charivari intéressait depuis longtemps les folkloristes, et les anciennes revues,
telles la Revue du Folklore Français ou la Revue des Traditions populaires contiennent maintes
observations intéressantes sur ce thème. De plus Fortier-Beaulieu avait lancé en 1932 son
enquête sur les « Manifestations au moment du remariage », réduisant le charivari aux seules
circonstances matrimoniales, alors qu'on sait que ces « manifestations » peuvent être des-
tinées à bien d'autres actes contrevenant aux règles et aux normes populaires, qu'il s'agisse
de la morale privée ou publique 3 . On ne s'étonnera donc pas de retrouver la même réduction
du champ du charivari dans la formulation de la question figurant dans VAtlas. La rédaction
de la question introduit un second biais, dans la mesure où elle admet implicitement un
consensus entre les auteurs du questionnaire et les correspondants, puisque les termes chari-
vari et promenade à âne sont employés directement. Fortier-Beaulieu avait préféré le terme
plus vague de « manifestation », qui a l'avantage de ne pas enfermer les rituels dans certaines
catégories pré-déterminées. La formulation directe suppose une définition qui en fait n'exis-
tait pas alors, et n'existe toujours pas ; elle a attiré des réponses très variées qui font l'intérêt
du dépouillement et de l'analyse. En effet, sous le terme de charivari et de promenade à âne,
les correspondants font entrer une grande variété de rituels et d'intentions 4 . De plus, les
formes spécifiques décrites dans les réponses permettent de poser quelques hypothèses quant
à la disparition des rituels.

1. La variété des rituels

Le libellé des questions appelait des réponses assez limitées sur les circonstances de la mani-
festation. Les réponses les plus nombreuses (mais une fois encore, le nombre n'a ici aucun
sens) concernent le remariage d'un veuf (veuve) avec une (un) célibataire (Charente-Mari-
time, Vendée, Haute-Loire, Basses-Pyrénées, Haut-Rhin, Seine-et-Marne, Ariège, Corse,
Jura, etc), plus rarement de deux veufs, ou le mariage ou le remariage de deux personnes
ridicules, soit très âgées, ou avec un grand écart d'âge. Une telle manifestation a lieu égale-
ment dans les cas de mariage « normaux », mais où le futur « n'a pas donné le vin » à la
jeunesse, surtout lorsqu'il est étranger au village (Somme, Haute-Marne), ou si les époux ne
donnent pas de bal (Saône-et-Loire, Côte-d'Or, Jura, Haute-Loire). Elle a lieu aussi dans les
cas de mariage où la jeune fille a la réputation d'être légère (Charente-Maritime, Deux-Sèvres,
Doubs, Vienne), ou si le jeune homme qui se marie n'épouse pas la mère d'un enfant né hors
mariage (Deux-Sèvres). On cite enfin cette pratique dans les cas d'adultère (Charente-Mari-
time, Somme, Vienne, Seine-Inférieure, Doubs, Gers, Landes), ou en cas de dispute entre
des voisins ou dans le ménage (Côte-d'Or).
Ainsi trois types d'entorses au code moral populaire sont évoqués : a) un manquement
aux normes matrimoniales admises, mais pas seulement dans les cas de remariages ; b) un
manquement aux normes du rituel matrimonial, même dans les cas de mariages conformes
aux normes ; c) un manquement aux règles de la vie matrimoniale, querelles, adultère et de la
vie de voisinage. Le charivari manifesterait donc de la part de ses auteurs plus qu'un droit
sur les filles, mais aussi un droit à la réjouissance et un droit de contrôle sur les mœurs des

3. Roger Pinon, «Qu'est-ce qu'un charivari? Essai en vue d'une définition opératoire», Kontakte
und Grenzen. Problème der Volks-, Kultur- und Sozialforschung. Fastschrift fur Gerhard Heilfurth, Gôttingen,
1969.
4. U n autre terme de la question a souvent aussi été mal compris. Il s'agit de celui « d'amende ». Bien
des correspondants en ont réduit le sens à celui de procès-verbal dressé par la gendarmerie. U n corres-
pondant corse explique même que dans son village « il n'y a pas d'amende, coutume fait loi ».
Les derniers charivaris? 67

époux et des voisins, de la communauté en général. La sphère des circonstances occasionnant


ces rituels de dérision se trouve donc assez bien circonscrite malgré les imperfections de la
rédaction de la question. On est même étonné de lire qu'un correspondant (un seul) s'est
libéré du carcan du questionnaire, expliquant qu'on faisait charivari « à l'occasion d'un
procès entre voisins, ou d'une condamnation pour fraude à la laiterie » (Deux-Sèvres,
Exireuil) 5 .
La même diversité se dégage des réponses à la question 62, relative à la promenade sur
l'âne. Les circonstances les plus fréquemment citées mentionnent le cas classique du mari
battu par sa femme, mais aussi d'autres situations de renversement des rôles : mariage du
cadet (cadette) avant l'aîné(e) (Charente-Maritime), cas de jeune fille giflant un jeune homme
(Charente-Maritime) ; on mentionne enfin la promenade sur l'âne destinée aux plus récents
mariés (Ariège, Vienne, Somme) et aux plus récents domiciliés dans la commune (Vienne).
La promenade sur l'âne n'est d'ailleurs pas toujours faite sur un âne. Ainsi, en Charente-
Maritime, à Fontaine-Chalendray, « quand le cadet se marie avant l'aîné, l'aîné est promené
en charette par les invités avec maints quolibets. Heureux est-il quand il ne fait pas connais-
sance avec la mare ou le ruisseau » ; à Blanzac, dans le même département, « le père d'une
fille qui se marie avant son aînée 'traîne le balai' dans tout le village et paye à boire à la
jeunesse ».
Ainsi la sphère du rituel de dérision de la promenade sur l'âne serait-il plus circonscrit
aux cas de renversement des rôles, notamment dans le domaine matrimonial.
En première analyse, le registre de circonstances occasionnant le charivari ou la pro-
menade à âne semble assez distinct. La réponse du correspondant de Roguès, dans le Gard,
fournit une illustration de cette hypothèse avec des notations ethnographiques riches,
contrastant avec la sécheresse de maintes réponses.
« Lorsque les futurs conjoints sont âgés ou mal assortis, ou si l'un des deux est veuf, on
se livre au charivari. Un soir avant le mariage, parfois après, les jeunes se réunissent,
brisent les ampoules électriques pour rendre l'obscurité totale, et armés de casseroles
et autres ustensiles font le plus de bruit possible, crient, chantent et se rendent ainsi au
domicile des futurs époux en menant un vacarme infernal jusqu'à ce qu'on leur ouvre
et leur serve à boire. S'ils n'obtiennent pas satisfaction, ils empêchent le mariage. Le
jour de la cérémonie, les fiancés sont contraints de se rendre subrepticement dans une
commune voisine. Ce fut le cas il y a une quinzaine d'années pour le mariage d'une per-
sonne de soixante ans originaire de la localité avec un sujet espagnol âgé de vingt-cinq
ans. Avant la guerre de 1914, lorsqu'il arrivait qu'une femme frappât son époux, on
organisait sur le champ une promenade à dos d'âne. On amenait le premier âne que l'on
trouvait et l'on invitait le mari outragé à effectuer la promenade. Si celui-ci était bon
vivant, il payait à boire à toutes les personnes présentes, montait quelques instants sur
l'animal et tout était terminé. Au contraire, s'il refusait, la promenade devait être faite
par le plus proche voisin. Grimpé sur l'âne à rebours, c'est-à-dire regardant non la tête
mais la queue, il parcourait le village en tenant un gros registre sur lequel il faisait
semblant de ... et en réalité il se livrait aux farces qui lui venaient à l'esprit. Le tour
achevé, le mari devait payer à boire. Il arrivait parfois que cette coutume entraînait
des brouilles tenaces entre mari bafoué et voisins aimant trop la plaisanterie. »
Les rituels des deux manifestations apparaissent aussi en première analyse fort tranchés. Le
charivari serait caractérisé par la « para-musique » dont la sonorité a-musicale constitue
l'instrument de la rançon que la jeunesse veut tirer d'un acte social en contradiction avec les

5. Dans les revues folkloriques de la fin du x i x ® et du début du X X e siècle, le charivari est toujours lié
aux mariages, à l'exception de cette note de M. Lebondidier: « A Asté, il y a vingt-cinq ans, on fit un
charivari parce que l'évêque avait déplacé un curé aimé de la population. Celle-ci protesta par un charivari
monstre », in « Le charivari dans les Hautes-Pyrénées », Revue du Folklore Français, 1931, p. 40.
68 M. Segalen

normes villageoises 6 ; la promenade sur l'âne serait caractérisée évidemment par la présence
de l'animal, symbolique de la bêtise et de l'entêtement, chevauché par dérision à l'envers pour
souligner le ridicule d'un homme déjà ridiculisé par les coups de sa femme : c'est le monde à
l'envers, autant dans la sphère des relations matrimoniales que dans celle du règne animal qui
n'est plus domestiqué par l'homme, et a trouvé plus bête que lui.
Pourtant, les réponses de l'Atlas ne confirment pas toujours cette classification schéma-
tique des manifestations, autant en ce qui concerne les circonstances que le déroulement des
deux rituels. On note des cas de promenade à âne pour une mésalliance, et de charivari pour
un mari battu. D'autres éléments viennent parfois se surajouter, comme le défilé de manne-
quins, promenés dans l'un ou l'autre rituels et qui rappellent la période du Carnaval 7 .
Voici quelques exemples de confusion des rituels, observés en Côte-d'Or :
« Vers 1900 eut lieu la dernière promenade à âne, au cours d'un charivari organisé à
l'occasion d'un remariage. Épilogue de l'affaire en justice de paix. » (Agny).
« Il y a cinquante ans environ, la promenade à âne ou le charivari ayant pour objet un
fait divers ou un scandale local avait lieu parfois. Cela s'appelait 'mener Carnaval',
bien que cette farce ne se fasse qu'occasionnellement à cette date précise. On menait
Carnaval à un individu en caricaturant à son image un acteur quelconque qui ' rejaugnait '
ses gestes, soit à âne, soit debout sur un char et des figurants faisaient escorte en chantant
des chansons à son sujet. » (Griselles).
« C'est à l'occasion d'un charivari qu'autrefois on promenait l'âne porteur d'un collier
de paille et enfourché par un homme déguisé. En parcourant les rues, un cortège se
formait et en fin de compte, l'âne s'arrêtait devant la maison du coupable. Celui-ci
devait payer une trempée sucrée (soupe de vin). Le charivari consistait aussi à venir
devant la maison, les jeunes gens porteurs de poêles, casseroles, fouets, grelots, trom-
pettes, pétards faisaient vacarme du diable pendant des heures. » (Vitteaux).
La musique n'est pas toujours le médiateur de la dérision ou de la vengeance que la jeu-
nesse veut faire subir aux contrevenants de l'ordre social ; d'autres signes symboliques sont
employés. Dans le Morbihan, à Saint-Gildas-de-Rhuis « on lançait des pots cassés au pas-
sage des futurs » 8 . Cette pratique exprimait-elle la dérision et le souhait de porte-malheur,
par opposition aux rites de bris de vaisselle et de verrerie qui sont réputés porter bonheur?
Les réponses signalent aussi des pratiques de jonchées végétales injurieuses qui sont
surtout employées dans le cas d'adultère. « On corne à la porte de la victime de l'adultère,
ou on rejoint les domiciles des deux coupables par une allée de menue paille » (Oise, Morien-
val). Ce « c'min de pelle » est souvent évoqué dans l'Oise, mais dans d'autres régions, le lan-
gage symbolique des végétaux et des animaux est sollicité. Dans le Gers, on faisait des traî-
nées de haricots, ou de haricots charançonnés, herbes, laiches, jonchées dites mountejado,
ailleurs de plumes dites plumado ; dans les Landes cette pratique se nommait juncade ou
baillade. Dans cette région, les jonchées semblaient se faire en silence, alors que dans l'Oise,
elles étaient combinées avec un rituel de bruit : « un cultivateur se souvient que dans sa jeu-
nesse, on faisait un chemin de paille devant le domicile de l'homme et de la femme. Les
hommes et les jeunes gens se rendaient devant ces domiciles en frappant sur des casseroles ».
Le bruit semble ici le moyen de tirer profit de la jonchée qui est l'élément dérisoire du
rituel ; dans les cas de silence, il s'agit seulement de rendre public un acte contraire aux normes
matrimoniales, comme la promenade qui sert à dénoncer le coupable se laissant circonvenir
par une brutale épouse. Le langage symbolique des végétaux et des animaux est compris par

6. Cf. Communication de Claudie Marcel-Dubois, « La paramusique dans le charivari français


contemporain », faite au présent colloque.
7. Ainsi, l'assiette intitulée « un charivari » montre un cortège d'enfants et de jeunes gens promenant
un mannequin de paille. Cf. Michèle Richet, « Témoignages sur le charivari », au Musée des Atp. Assiette
intitulée « Un charivari », Arts et traditions populaires, XI, 1, janv.-mars 1963, p. 51-52.
8. P. Sébillot, « Charivari aux mariages en Bretagne», Rev. Trad.pop. (Paris), III, 1888, p. 457.
Les derniers charivaris? 69

toute la communauté, comme l'est la plantation de mais aux filles, tendres ou injurieux. Le
menue paille, le haricot pourri indiquent la dérision ; la plume peut renvoyer à la poule, c'est-
à-dire à la femme dont la conduite n'est pas irréprochable sur le plan sexuel. Ailleurs d'au-
tres végétaux réfèrent directement à la sexualité.
Par exemple, dans la Vienne, à Loudun « à la Saint Eutrope, le 30 avril, il y avait des
charivaris parfois assez mouvementés : des jeunes gens des deux sexes masqués allaient faire
la ronde devant la porte des 'cocus' qui avaient eu des malheurs conjugaux publics et devant
celle des 'coucous' qui s'étaient installés dans 'le nid des autres'. Au seuil des premiers, on
déposait un bouquet de fleurs de pissenlit, dits en Loudenais des 'cocus', et au seuil des se-
conds, des bouquets de primevères jeunes des prés dites 'coucous', et on chantait des chan-
sons appropriées. Cet usage a duré jusqu'en 1840». A Breville, en Charente, un correspon-
dant note qu'il arrivait qu'on étalât sur le chemin du cortège nuptial de la ciguë, dite « co-
chine » en patois, qui signifie aussi cocu, femme trompée. La rue était « plus que couverte,
elle était obstruée en 1885 ».
A côté de ces plantes dont l'emploi est localisé à telle ou telle région en raison de leur
appellation patoise, on cite dans de nombreuses régions de France le chou dont la conno-
tation sexuelle est souvent attestée dans les proverbes ou les rites de mariage 9. A Veniers,
dans la Vienne, « on jette des feuilles de choux sur le parcours que doit suivre le cortège, la
veille du mariage ». A Chouppes, on jetait sur le chemin de la noce, le jour du mariage, des
feuilles de choux, des navets, des coquilles d'escargots. Il faut distinguer ces jonchées collec-
tives, qui ressortent sans aucun doute au charivari, par leur sous-entendu de dérision, de la
jonchée effectuée par un seul individu qui se venge, et lui seul, en utilisant le pouvoir symbo-
lique des végétaux de porter malheur. Un correspondant de Magne, dans la Vienne, confond
les deux niveaux de pratique — individuelle et collective — en faisant cas de « prétendants
évincés qui sèment le jour de la noce sur le chemin que la mariée devait parcourir de sa mai-
son à l'église des graines de lierre destinées à lui porter malheur. » (On sait que le lierre a la
propriété de faire avorter).
La jonchée s'inscrit dans les pratiques de charivari, en ce qu'elle est une prise en charge
collective d'une entorse aux normes de la communauté. Elle assure le rétablissement des
choses dans leur ordre convenu, après être intervenue sur le plan symbolique auprès des inté-
ressés : le mari trop faible ou complaisant, la femme folle de son corps, le perturbateur du
ménage. Son moyen d'action, c'est la dérision et la publicité.
Ainsi, de variante en variante, on voit se tisser entre des rituels apparemment étrangers
les uns aux autres des marques d'une parenté profonde, qu'il y ait ou non bruit et musique,
qu'il y ait manifestation accomplie dans l'anonymat ou en groupe constitué exigeant rançon
en argent ou en vin. La présence de la musique ne semble pas faire la spécificité du charivari.
Un folkloriste estimait d'ailleurs qu'il fallait rechercher l'étymologie du terme dans Caria,
la noix, en référence aux coutumes des Romains qui jetaient à terre des coquilles de noix sur
les parcours des mariages. Les noix, noisettes, châtaignes aussi sont des symboles végétaux,
de la fécondité généralement, alors que la coquille de noix, par système d'inversion, serait un
signe de stérilité, à la fois élément de vengeance et de dérision.
Variés dans leurs rituels, les derniers charivaris sont également inscrits sous un faisceau
d'intentions fort différentes.

9. Ne dit-on pas que les enfants naissent dans les choux? On connaît d'autre part de nombreux pro-
verbes mettant en parallèle femme et chou, par exemple, « En juillet, ni femme ni chou », où consommation
sexuelle et alimentaire sont pareillement décommandées en mois chaud; on offrait des choux montés en
graine aux vieilles filles, etc. Il y aurait toute une analyse à faire sur ce langage symbolique, mais ce n'est
pas ici le lieu pour la mener.
70 M. Segalen

2. La variété des intentions

Manifestation collective faite par la jeunesse ou par tout le pays, avec intention de dérision
et de publicité, la manifestation de la brimade peut être plus ou moins violente et plus ou
moins bien acceptée. Il faut dépouiller les réponses à la partie de la question 62 et 63, libellée
quelque peu maladroitement en ces termes: « a u profit de qui l'amende est-elle payée? »
Les degrés de violence du rituel fournissent quelques explications pour éclairer la variété
des rituels qu'on vient d'observer.
Selon certaines réponses, seul le côté « farce » est mis en avant. « La plaisanterie n'a
pour but qu'une beuverie plutôt qu'une moquerie ; les mariés sont persécutés jusqu'à ce
qu'ils ouvrent la bourse ou le cellier » (Charente-Maritime, Saint-Seuvant). On dit ailleurs :
« il n'y a pas d'intention injurieuse ». Au contraire, on cite des cas de charivaris qui sont
ressentis comme des brimades désagréables à subii, et dont les protagonistes se défendent
parfois : « le charivari était parfois mal goûté, aussi les acteurs ne s'approchaient pas trop »
(Charente, Brie). (Probablement pas trop près de la demeure des personnes visées, de crainte
de coups de feu). La manifestation commençait le plus souvent dès l'annonce des bans, dans
le cas d'un remariage. Certains charivaris s'éternisaient trop, au goût des victimes, et duraient
même jusqu'au mariage, bien que l'amende ait été payée. Une réponse détaille les « mauvais
souvenirs» laissés par de telles pratiques: «nos ancêtres, dans l'intérêt des enfants qui
avaient perdu leur père ou leur mère, censuraient les mariages des veufs et des veuves par des
charivaris affreux. C'est ce qui explique l'ancien usage dans le Mantois de s'abstenir de faire
des repas, et d'aller se marier à Sens où ils se rendaient avec leurs témoins » (Seine-et-Marne,
Provins). On relèvera au passage cette curieuse interprétation du correspondant. Il ne s'agi-
rait pas de protéger les mânes du conjoint défunt, comme Fortier-Beaulieu en avançait
l'hypothèse, mais de protéger les enfants contre la rigueur de futurs parâtre et marâtre. Le
charivari aurait comme finalité d'empêcher la réalisation de l'union, d'où cette violence si
redoutée.
Un peu partout sont cités des charivaris « mal acceptés par la population, c'est-à-dire
non seulement par les personnes visées mais par une partie ou l'ensemble de la communauté ;
on mentionne souvent des coups de feu tirés sur les « charivariseurs ».
Degré de violence de la manifestation — depuis la simple occasion de divertissement à la
série d'actes brutaux — et circonstances du charivari sont liés. Promenade à âne, « cornage »
faits avec grande publicité étaient souvent l'occasion de graves injures qui opposaient une
partie de la communauté aux personnes visées. La réponse du correspondant de Roguès dans
le Gard, citée plus haut, nous a montré que la violence du rituel dépendait largement de la
bonne volonté mise à la subir. Dans le cas de remariages également, le degré de sympathie
qu'inspiraient le ou les personnes devant subir le charivari conditionnait la force de la mani-
festation rituelle, comme le note un folkloriste des pays de Haute-Loire :
« Lorsqu'un veuf ou une veuve se disposait à convoler en secondes noces, la nouvelle en
était aussitôt connue dans les hameaux où résidaient les futurs conjoints, et dès que les
bans ou les publications de mariage étaient un fait acquis, les jeunes gens des environs
se concertaient pour donner à ceux-ci la traditionnelle et inharmonieuse sérénade. Habi-
tuellement, cette dernière était proportionnée à la fortune, à l'âge et aussi au caractère
des personnes qui en étaient l'objet. Ainsi, si les pauvres ne craignaient pas grand chose,
étant dans l'impossibilité de payer à boire, par contre, les riches et ceux jouissant d'une
certaine aisance étaient assurés du charivari... Toutefois, où la séance devenait réelle-
ment digne d'intérêt pour les auditeurs, c'était lorsqu'il s'agissait de quelque veuf,
hargneux et avare. » 1 0

10. Ulysse Rouchon, La vie paysanne dans la Haute-Loire, Le Puy, Impr. de Haute-Loire, 1936, p. 155.
Les derniers charivaris? 71

Bien que nos sources soient muettes sur ce point, il se peut aussi que l'intensité d'un chari-
vari soit lié à des questions de rivalités personnelles et que les agents de la manifestation
trouvent là un biais pour tirer des vengeances personnelles : on en trouve souvent la sugges-
tion dans la mention, extérieure au charivari, de coutumes pratiquées par les amoureux
éconduits. On peut aussi supposer que le charivari sert de détonateur à l'expression d'un
antagonisme économique comme Thompson en cite l'exemple 11 . Les réponses au question-
naire sont trop laconiques pour qu'on puisse étayer cette hypothèse, ou lorsqu'elles sont
détaillées, c'est au rituel qu'elles s'attachent, et non à l'histoire passée de la manifestation.
Toutefois, il est noté le plus fréquemment que le charivari est mené par la jeunesse : soit par
« les jeunes gens », terme vague, soit désignation expresse des « conscrits » (Haut-Rhin),
soit par le « groupe des célibataires ». Il s'agit donc d'un rituel de classe d'âge, conduit par
des jeunes à l'égard de gens plus âgés qu'eux. On peut supposer dès lors qu'il n'y a pas de
rapports entre ces groupes en termes de compétition économique.
Le degré de brimade ne correspond-il pas aussi au mode d'organisation et d'institu-
tionnalisation ? Selon l'enquête de l'Atlas, la manifestation est un fait spontané qui se met en
marche selon des traditions établies, dès l'annonce des bans, on l'a vu, ou lorsqu'on apprend
tel cas d'adultère ou de mari battu par sa femme ; mais parfois une association plus structurée
organise les représailles. A Échebrune, en Charente-Maritime, le correspondant note qu'on
faisait la promenade à âne pour les maris battus : « dans certaines communes, cet événement
donnait lieu à une véritable fête qui se répétait tous les ans à la même date sous forme de
frairie ou assemblée. La promenade à âne a disparu depuis 1870, mais la frairie subsiste tou-
jours » (Même mention à Breville, Charente). Malgré l'absence d'une organisation formelle,
la Corse offre l'exemple d'une ritualisation poussée à l'extrême, mettant en place des discou-
reurs agissant au nom des deux parties concernées, comme on peut en observer dans certains
rituels de mariage, au moment où la famille du marié arrive devant la demeure de celle de la
mariée 12 . A Guagno, on cite l'existence d'un «général» (chef des manifestants), et d'un
« défenseur » des mariés ; entre les deux parties s'établit un marchandage puis un accord :
« on va jusqu'à simuler l'attaque de la maison avec un bélier. Le charivari se termine tou-
jours par la capitulation des époux et le bal a lieu jusqu'au lendemain 13 .
L'institutionnalisation de la manifestation contient sans doute sa violence potentielle,
qui peut au contraire s'épandre dans les cas de cortèges formés à la hâte et où toutes sortes
d'actes peuvent être commis et toutes paroles dites dans réchauffement du moment.

Les moyens du charivari expriment la gradation de la violence : présence ou absence de


bruit, injure médiatisée par le vacarme ou par le langage symbolique des végétaux et des ani-
maux, présence d'un mannequin réminiscent des comportements carnavalesques. Le lieu
où se déroule le charivari s'inscrit également dans cette gradation : depuis la maison des
protagonistes, la brimade peut être portée dans le champ de tout l'espace villageois, avec le
cortège et la promenade à âne, qui comportent, telle la procession religieuse, des arrêts
rituels à fonction publicitaire ; la brimade peut même être portée hors du champ villageois,
et étendue à une commune voisine.

Variés dans les rituels et dans les intentions, se traduisant par des manifestations plus ou
moins violentes, tels nous apparaissent les « derniers » charivaris que racontent les réponses

11. E.P. Thompson, « Rough Music: le charivari anglais », Annales E.S.C., mars-avr. 1972, p. 285-312.
12. Alexandre Bouët et Olivier Perrin, Breiz-Izel, Paris, Tchou, 1970, p. 396-397, décrivent les discours
rituels le matin des noces devant la porte de la mariée avec le « demandeur » d'une part, et le « disputeur »
d'autre part, chacun représentant les deux parties en présence: le futur marié et sa famille, et la future
mariée.
13. Léo Desaivre, « Promenade sur l'âne dans les Deux-Sèvres », Revue des Traditions populaires, III,
1888, p. 609-610, cite l'existence d'un commandant général aux « arrêts irrévocables », dans les rituels
de promenade à âne.
72 M. Segalen

aux questions 62 et 63 de l'Atlas folklorique. Malgré la définition étroite au charivari imposée


par la formulation contraignante des questions, cette richesse et cette diversité s'imposent
lorsque l'analyse est faite sur toute la France, ou tout au moins sur la partie de la France qui
a répondu. Pour expliquer cette variété, ne pourrait-on avancer l'hypothèse de rituels en
quelque sorte emboîtés, et que la communauté déploierait selon les circonstances, en activant
ou non l'intention injurieuse, et en modulant la violence, selon les caractéristiques des per-
sonnes auxquelles ils sont destinés ?
Un folkloriste du Poitou notait bien cette gradation, au sein de la même aire culturelle,
et décrivait trois sortes de charivaris observés : a) le charivari simple, dans le cas de remariage,
sans intention injurieuse, sorte de tribut que doivent payer les futurs époux ; b) le charivari
du deuxième degré, plus foit sur le plan du vacarme, si les époux refusent de payer leur tribut,
ou encore charivari injurieux si l'un des époux a eu une conduite légère, et qui dure neuf
jours, précédant le mariage ; c) enfin le grand charivari ou la promenade à âne « si l'époux
n'a pas su conserver son autorité » 1 4 . Cette diversité ne doit certes pas faire oublier qu'il
existe une homogénéité sur le plan régional, qui est même sensible dans les réponses de l'Atlas
en dépit du caractère inadéquat du découpage régional choisi — le département qui n'a pas
beaucoup de sens en regard des critères d'identité culturelle. On constate que la promenade à
âne est plutôt signalée dans le Sud-Ouest et Centre-Ouest, que les charivaris à rencontre des
futurs qui n'ont pas payé à boire sont attestés dans l'Est, etc. Mais il ne s'agit pas ici de tom-
ber dans les erreurs d'une cartographie propre à poser des problèmes, mais non à les résou-
dre. Une étude du charivari, si les manifestations sont encore assez vivantes pour être obser-
vées, devrait être localisée très précisément, et située dans son contexte humain et économique
précis. Les faits relatifs à tous les protagonistes devraient être établis, et les relations fami-
liales, sociales, économiques passées entre le groupe agissant et groupe subissant établies.
Bref une véritable observation ethnologique serait nécessaire.

3. La fin des charivaris ?

Souvent sources de troubles pour l'ordre public, les charivaris ont été maintes fois interdits
par les autorités civiles au xix e siècle. Pourtant on peut en observer encore aux lendemains de
la Seconde Guerre mondiale. Manifestation de défense d'un code populaire des mœurs
matrimoniales ou expression de désaccord à l'égard des autorités, le charivari est signe de
l'existence d'une puissante vie communautaire dans laquelle les classes d'âge jouent leur
rôle, et où la vie privée est encore sous le contrôle de la communauté. Les langages populaires,
ceux de la musique et des végétaux, servent toujours de médiateurs symboliques entre tous
les protagonistes du drame, dans une société aux mentalités traditionnelles vivantes.
Sur l'ensemble de l'enquête, la moitié seulement comporte des réponses aux questions
concernées, soit que l'enquêteur ait mal fait sa recherche, soit que le rituel n'existât plus
depuis longtemps déjà. Un ensemble de réponses fournit les datations de disparition de la
coutume. Le charivari aurait disparu en 1830-1840 (Bas-Rhin), vers 1880 (Somme), vers
1900 (Charente, Morbihan, Charente-Maritime, Haute-Marne, Vendée, Landes), vers 1920
(Deux-Sèvres), vers 1930 (Vendée, Charente-Maritime), etc. Autant de notations qui sont
trop éparses pour être significatives. Dans la mesure où les rituels de la promenade à âne et du
charivari sont cités simultanément dans la même commune, il semble que la première aurait
disparu avant le second, comme si la pratique la plus injurieuse et infamante s'était effacée
derrière un rituel qui tourne plus souvent à la plaisanterie. Il est parfois noté que la coutume
a disparu, mais qu'il en reste encore une trace dans le langage. En 1945 ou 1946, si un mari
était battu par sa femme, on disait encore « on le fera monter sur l'âne » en Charente-Mari-

14. R.-M. Lacuve, « Les charivaris en Poitou », Revue des Traditions populaires, 1889, p. 289-290.
Les derniers charivaris? 73

time, ou bien on employait les expressions telles que « auf den esel setzen » dans le Haut-Rhin,
ou « que ban ha courre l'azou » dans les Landes. La violence physique se transposait sur la
violence du langage.
Dans les charivaris relatés dans les réponses de l'Atlas, il semble que se maintiennent des
manifestations non injurieuses, sources de réjouissance, occasion de fête que la jeunesse
recherche, en accord avec ceux qui en sont à la fois cause et objet. Déjà, un document de
1821 nous montrait l'importance attachée par les autorités à mettre toutes les parties d'accord.
Le maire de la commune de Lagny, en réponse au sous-préfet de Meaux soucieux de préser-
ver l'ordre public en prohibant les charivaris, écrivait : « comme ces sortes de projet ne sont
jamais secrets, je ne manque pas d'en être informé assez à temps pour pouvoir appeler devant
moi les mystifians et les futurs mystifiés et s'ils ne sont pas d'accord entre eux sur leur genre
de divertissements, je défends sévèrement le charivari qu'ils se proposent d'exécuter ». 1 6
Bien qu'il n'en soit pas fait mention dans les réponses de l'Atlas, il est probable que les per-
sonnes visées par le charivari sont au moins prévenues et d'accord, la seule marge de liberté
se réduisant à la quantité de liquide et d'argent qui sera versée — et encore, on peut penser
qu'un consensus préalable peut intervenir sur cette question.
C'est dans d'autres documents d'archives du Musée qu'on peut trouver relative confir-
mation de l'hypothèse d'une survivance d'un charivari-plaisanterie, alors que le charivari
injure aurait disparu. Un dossier accompagnant une photographie relate en détail le bal et le
banquet organisés en 1947 à l'occasion d'un charivari consécutif à un remariage, et consenti
par les époux. A Davoyé, dans la Saône-et-Loire, les jeunes gens collectèrent auprès des
mariés visés et dans tout le village une somme d'argent nécessaire pour organiser « une noce
et un bal de charivari », c'est-à-dire pour prolonger pas tant la dérision que la réjouissance,
plusieurs jours après le véritable mariage. Les mariés avaient certes organisé un bal après
leur noce, ce qui leur avait épargné de subir « le bal de charivari » le soir même du mariage.
Le second bal fut donc repoussé huit jours après. Des affiches l'annoncèrent dans tous les
environs et les jeunes firent une tournée sur un camion et avec orchestre pour attirer le
public et vendre des photographies du groupe de charivari. Le jour du bal, les jeunes se
déguisent en mariés et invités de noce, garçons vêtus en femmes, et filles arborant moustache
et haut-de-forme; le cortège singea le défilé classique et passa devant un notaire et un maire
de fantaisie qui lirent un contrat de mariage pour rire, plein de jeux de mots et de noms
fantaisistes l 6 . La fête appelant la fête, les bénéfices du bal devaient permettre aux jeunes
d'organiser un banquet par la suite. Dans ce charivari, l'organisation de la Jeunesse a surtout
saisi l'occasion d'avoir deux bals, celui de la noce, et celui du charivari, et deux banquets.
L'idée de dérision reste pourtant sous-jacente, notamment avec l'inversion des costumes,
mais elle vise plus la communauté des adultes mariés, dans son ensemble, que les nouveaux
époux eux-mêmes. D'ailleurs ceux-ci ne sont pas les seuls à verser un droit de rachat; tout
le village paye aussi, de même que les villages voisins qui, eux, sont étrangers au charivari.
On a l'impression que la jeunesse cherche dans ce charivari une occasion de farce, en en per-
dant la signification, de même qu'on peut toujours observer des rites de « rôties » ou de
« soupes au lait » portées au matin de la nuit de noces, qui restent des occasions de rire et
de plaisanterie, mais dont on ne sait plus donner le sens 17 . Le consentement des personnes
visées par la manifestation est également évident ici. Dans l'évolution de ces rituels, on
peut aussi se demander si des rituels moins violents n'ont pas pris la succession de mani-

15. Pierre Eberhardt, « Charivaris à Lagny et Thorigny (Seine-et-Marne) », Bulletin folklorique de


l'Ile-de-France, 17, xxxiv« année, 1972, p. 387-389.
16. Maurice Chervet, « Un charivari à Davoyé, Saône-et-Loire », 1947, manuscrit Archives Atp
Ms 47.93 B 60. Dans un autre manuscrit du même genre avec photographie et relation de la manifestation,
le rituel décrit est très semblable, ibid., Ms 48.70.
17. Martine Segalen, « Mariage et mort à Chardonneret », Ethnologie française, 1-2, 1974, p. 67-86.
74 M. Segalen

festations plus brutales. Ainsi, dans les Landes, il est parfois noté que les charivaris et les
jonchées se pratiquent conjointement, que parfois les jonchées ont remplacé les charivaris.
Il y aurait là remplacement d'un rituel qui peut dégénérer en acte violent, en raison de la
présence des deux groupes antagonistes, par un rituel aussi injurieux, mais dont la violence
reste à un niveau symbolique. Dans la mesure où certaines jonchées (pas toutes) sont ano-
nymes, la compensation que leurs auteurs peuvent espérer en tirer n'existe pas et le cycle
des manifestations rituelles tourne court.

Attribuer le recul des charivaris à la dilution d'une certaine forme d'esprit communautaire
n'est probablement qu'un des éléments d'explication. Ne peut-on se demander, plus profon-
dément, si celui-ci n'est pas conséquence des transformations des mentalités relatives à la
famille. Le charivari concernant le choix d'un conjoint ou la répartition de l'autorité au sein
du ménage serait de moins en moins supporté, parce que ces questions, autrefois du domaine
public, sont passées petit à petit dans le domaine privé. Le remariage d'un tel avec une telle
devient Faffaire des deux protagonistes, tout au plus de leur famille proche ; la vie sexuelle,
les relations au sein du ménage se retranchent dans le privé d'une vie du couple, comme la
chambre à coucher s'individualise petit à petit de la salle commune. Milieu rural et urbain
se rapprochent dans cette privatisation du couple.
Les charivaris des années 1950 et 1960 seraient ainsi des rituels de divertissement, dont
l'aspect contestaire serait passablement effacé. Ces rituels ne joueraient plus alors qu'un
rôle intégrateur, et des mariés, et de la jeunesse.
On peut toutefois se demander si l'effacement de la contestation et de la violence n'induit
pas le recul du rituel qui doit rester violent, même au plan symbolique, ou ne doit pas être.
C'est pourquoi les charivaris sont susceptibles d'être réactivés pour exprimer des tensions
sociales latentes, mais concernant d'autres domaines que ceux de la vie conjugale.
Le charivari en Espagne *

J U L I O CARO BAROJA

1. « Charivari », son équivalent castillan, « cencerrada »

Le mot « charivari » a été incorporé fort tard à la langue espagnole dans le domaine de la
critique et de la littérature satirique. A la fin du xix e siècle un écrivain jeune et révolution-
naire, Don José Martínez Ruiz, connu sous le pseudonyme de Azorin, publia sous ses propres
nom et prénom un petit livre appelé Charivari qui portait, entre parenthèses, le sous-titre
de Critica discordante1.
En ce cas comme en d'autres du inonde littéraire et artistique de la fin du xix e siècle
ou du début du xx e , il semble bien que les écrivains espagnols se souvenaient du fameux
journal français Le Charivari, fondé en 1832 par Charles Philipon, journal qui, comme l'on
sait, est passé par de multiples étapes plus ou moins heureuses et où ont collaboré nombre
de dessinateurs et caricaturistes peut-être plus marquants que leurs confrères qui y tenaient
la plume. Les dictionnaires de langue espagnole et les encyclopédies accordent au mot —
quand ils le retiennent — une origine française, et une encyclopédie va jusqu'à indiquer,
catégoriquement, qu'il est synonyme du mot castillan cencerrada 2 . C'est dire que la défi-
nition du charivari telle qu'on la trouve dans les vieux lexiques français et bas-latins peut
être appliquée à ce vocable espagnol d'autant plus aisément qu'il est surtout fait allusion
à un « ludus tinnitibus et clamoribus variis, quibus illudunt iis, qui ad secundas convolant
nuptias » 3 . En laissant de côté le problème de l'étymologie de charivari, de charivarium, des
formes chalvaricum, chalvaritum 4 ou charavallium 5 recueillies par Du Cange, ou d'autres
encore provenant des patois français (comme chalivali), il faut admettre que dans les terres
de langue castillane existe la coutume désignée par ces mots, mais à qui on donne un sens
auditif particulier par la relation établie avec un instrument bien défini — le crincrin (cen-
cerro) et le bruit, peu harmonieux, qu'il produit.
Il convient de rappeler, en un bref examen historique et linguistique préliminaire, les
caractéristiques que donnait de la cencerrada le tome second du vieux dictionnaire des
autorités, en 1729. « Le bruit désagréable que font les clochettes des équipages en marche.
Les jours de fête, dans les petits villages, les jeunes hommes ont l'habitude de parcourir les
rues, de nuit, en faisant ce bruit, et aussi lorsqu'il y a des noces de vieux ou de veufs. C'est
ce que l'on appelle la Nuit de charivari (cencerrada), Faire charivari, Aller au charivari 6 ».

* Traduit de l'espagnol par B. Vincent.


1. Madrid, 1897.
2. Par exemple la Enciclopedia universal ilustrada europeo-americana, Barcelone, s.a., XVII, p. 2 a.
3. D u Cange, Glossarium ad scriptores mèdiae et infimae latinitatis, Paris, 1733, II, col. 540.
4. Id., II, col. 531-532 et col. 532.
5. Id.
6. Diccionario de la lengua castellana..., Madrid, 1729, II, p. 263 b.

Le charivari, École des Hautes Études!Mouton, PP- 75-96.


76 J. Caro Baroja

C'est donc une coutume rustique, des lieux « cortos » surtout, à laquelle participent essentiel-
lement les hommes célibataires. Nous pouvons recueillir un autre témoignage lexicogra-
phique, un peu plus ancien, dans le dictionnaire d'Ayala de 1693. A l'article cencerrada, il
est dit de manière ambiguë:

« bien que ce vocable soit, par son sens, castillan, il ne l'est pas parce que né ailleurs.
Dans le royaume de Valence, quand un vieux se marie avec une enfant, ou un jeune
homme avec une vieille, ou quand deux extrêmement vieux convolent, ou une femme,
plusieurs fois veuve à un âge pas obligatoirement avancé, se marie pour la troisième
ou la quatrième fois, le peuple a l'habitude de leur jouer un tour, la nuit de noce, en
faisant du bruit avec des poêles, des ferrailles ou des clochettes, d'où le nom de cen-
cerrada. On le pratique aussi en France où on l'appelle charivari comme le signale, à
ce mot, le Trésor des trois langues... » 7

Laissons pour le moment la suite de ce texte, non sans souligner la relation établie non
seulement entre la cencerrada et la célébration des mariages de veufs mais aussi avec ceux
contractés entre personnes d'âges éloignés ou concernant des personnes d'âge impropre :
phénomène que l'on trouve à la fois en terre valencienne et en beaucoup d'autres.
Revenons au nom et à sa signification auditive. On considère que le mot cencerro est
onomatopéique 8 . Il semble que la racine soit constituée, en castillan et en basque, par
l'élément zinc ou zinz. Sans s'appesantir sur une étymologie problématique, on voit assez
bien que 9 les dérivés les plus simples de cencerro, cencerrear, cencerreo, cencerrería, cencerril,
cencerruno se réfèrent toujours à des sons rustiques désagréables et d'effet grotesque 10 . A
deux reprises, dans le Quichotte, Cervantes associe le bruit cencerril ou cencerruno à d'autres
bruits tapageurs, semblables à ceux de chats en train de se battre : espanto cencerril y gatuno,
dans un cas 1 1 ; canalla gatesca, encantadora y cencerruna dans l'autre 1 2 . L'association du
cencerro avec le miaulement agacé des chats me rappelle que le même caractère auditif est
aussi contenu, de manière très nette, dans le mot allemand employé pour désigner le chari-
vari, c'est-à-dire Katzenmusik, musique de chats 13 . Les rapprochements établis dans le
texte de Cervantes ne me paraissent pas fortuits si l'on songe à certaines pratiques du Car-
naval, qui consistent à attacher des clochettes à la queue de chats ou de chiens 14 . « On n'a
jamais obtenu une musique douce à partir de clochettes », dit Antonio Perez dans la quatre-

7. Le texte est cité par Samuel Gili dans le Tesoro lexicográfico, 1492-1726, Madrid, s.a., fase. III,
p. 527 c. Il s'agit là de la mention la plus ancienne. Juan F. de Ayala Manrique a laissé un Tesoro de la
lengua Castellana à l'état de manuscrit qui était conçu comme un supplément au fameux dictionnaire de
Covarrubias. Il comprend 254 folios et se trouve à la Bibliothèque Nationale de Madrid (manuscrit 1324).
Gili l'a incorporé dans son précieux recueil de dictionnaires anciens. Il semble que l'auteur bien qu'il ait
commencé en 1693, soit parvenu à connaître le Dictionnaire des Autorités.
Je suis surpris par le caractère tardif de l'apparition du mot et du concept et par la rareté des témoi-
gnages littéraires jusqu'au xix® siècle. Dans un recueil de « sainetes » du xvm e siècle, Tomas Feijoo signale
l'existence d'une brève pièce dont le titre est « La mas justa cencerrada ». Je ne l'ai pas lue mais elle est
citée dans le Catalogo de las piezas de teatro que se conservan en el departamento de manuscritos en la Biblio-
teca Nacional, Madrid, 1934, p. 93, n° 651.
8. V. Garcia de Diego, Diccionario etimologico español e hispánico, Madrid, s.a., p. 159 a et 679 a
(n° 1635 a).
9. J. Corominas, Diccionario critico etimologico de la lengua castellana, Madrid, 1954, p. 760 a-b,
estime que le mot vient peut-être du vocable basque zinzerri.
10. Plusieurs exemples dans le Diccionario de Autoridades, II, p. 263, b et 264 b, et dans l'inachevé
Diccionario historico de ta lengua española, Madrid, 1936, II, p. 962 a-963 a.
11. Quijote, sec. part., chap. x/vi. Dans le titre.
12. Id., sec. part., chap. XLVI. On considère le terme comme inventé par Cervantes. Voir l'édition de
Clemencin avec les notes ajoutées par Miguel de Toro Gómez, Paris, 1914, IV, p. 108.
13. O. A. Erich et R. Beitl, Wôrterbuch der Deutschen Volkskunde, Stuttgart, 1955, p. 400 b-401 a.
14. Voir infra, p. 92.
Le charivari en Espagne 77

vingt-sixième lettre 1 5 du recueil et Covarrubias ajoute que « lorsque quelqu'un joue sur une
guitare mal accordée et en tire des sons discordants, nous disons qu'il cencerrea » l 6 . Selon
le Dictionnaire des Autorités, cencerrear signifie jouer d'un instrument sans avoir aucun sens
de la musique, ou jouer sur un instrument désaccordé 17 . Il convient d'ajouter qu'au sein
d'une famille d'instruments de musique, le cencerro a une forme cylindrique plus grossière
que celle des cloches et sonnailles 18 .

2. Les autres noms employés en basque, en galicien, en catalan

Considérons maintenant que le nom castillan ou espagnol le plus commun franchit les
limites de cette langue, puisqu'on l'emploie dans la langue basque. Mais d'autre part, il
faut noter qu'un autre nom, formé lui aussi sur la base auditive, est employé dans un troi-
sième domaine linguistique péninsulaire, celui du catalan, et que dans le ressort du castillan,
il existe des zones où l'idée du bruit produit par un autre instrument moins répandu a aussi
donné naissance à des mots se référant au même usage.
Venons-en d'abord au basque.
Le père Larramendi avançait dans son dictionnaire que le mot cencerro venait du basque
cincerria et faisait des dérivés de cincurraldia ou cencerrada et cincerriduna, des mots ayant
un rapport avec des coutumes connues dans sa région et à son époque, c'est-à-dire à celle
de la composition du Dictionnaire des Autorités déjà utilisé, à savoir l'époque de Philippe V 1 9 .
Au début du xx e siècle, Azkue, lexicographe basque, peu larramendien, considérait le mot
zintzarri d'emploi commun aux dialectes orientaux du basque (haut-navarrais, du Guipuzcoa,
de la Soûle, et de Roncevaux) et précisait que la cencerrada ou charivari s'appellait zint-
zarrots dans la Soûle ; c'est-à-dire dans la zone la plus orientale du Pays Basque français 20 ;
ots est un suffixe qui indique un son violent et que l'on trouve dans des mots désignant
le tonnerre 21.
Il faut mentionner un autre mot, qui dans le ressort du basque exprime aussi des sensa-
tions auditives. Celui de tobera. Tobera est d'un côté, la trémie (Biscaye), de l'autre, le
soufflet de forge (Roncal). Mais on applique encore le vocable toberak aux sérénades que
l'on donnait aux nouveaux mariés (tobera jo) dans de nombreux villages de la Navarre
septentrionale et du Guipuzcoa... et aux cencerradas destinées à ceux qui se remarient ou
aux mariés mal assortis 22 . Le mot composé tobera-mustra, qui en Basse-Navarre et Labourd
sert à désigner certaines représentations théâtrales (signalées aussi par Azkue) mérite une
particulière attention. Nous y reviendrons plus longuement dans la partie descriptive. Le
mot tolva semble venir de tabula, féminin de tubulus, un tuyau. Toba et tolva appartiennent
au domaine basque. Tobera peut provenir, semble-t-il, de tubularia ou tubaria 23. Cependant,
dans les toberak normales, l'instrument sur lequel on frappait pour obtenir un son parti-

15. Epistolario español, B.A.E., I, xiii, p. 324 b.


16. Tesoro de la lengua castellana o española, éd. de Martin de Riquer, Barcelone, 1943, p. 402 b.
17. Op. cit., II, p. 263 b.
18. Sur les formes de la clarine, voir R. Violant y Simorra, El Pirineo español, Madrid, 1949, p. 412-414.
19. Diccionario trilingüe, castellano, bascuence y latin, Saint-Sébastien, 1853, I, p. 211 b. Il faut aussi
consulter l'article « cencerrada », fort bien documenté, du Diccionario enciclopédico vasco, Saint-Sébastien,
1975, VI, p. 590 a. La partie lexicographique d'Ignacio Goicoechea fait état de très nombreuses formes.
Mais pas celles indiquées par Larramendi.
20. Diccionario vasco-español-frances, Bilbao/Paris, 1906, II, p. 445 a.
21. Id., II, p. 145 b.
22. Jbid., p. 282 a.
23. Sur la tolva..., voir Garcia de Diego, op. cit., p. 1031 b (n° 6900).
78 J. Caro Baroja

culier, combiné avec celui du txistu était un levier 24. Le son harmonieux, obtenu en frappant
le levier, qui accompagne le chant nuptial ou l'épithalame se convertit en un bruit fracassant
et cencerruno quant il s'agit de la tobera-mustra. Ce mot fait encore référence à d'autres
actions. Mustra doit être relié au neutre pluriel latin monstra (de monstrum) qui fait référence
à des choses non naturelles, étranges, ou pour le moins singulières : monstra et portenta 25.
De toute manière, le mot tobera-mustra fait allusion à des actions qui dépassent largement
le domaine de l'auditif, actions que nous rencontrerons à l'occasion de cencerradas données,
non pas tellement à des veufs, mais plutôt à des personnes qui ont provoqué le scandale dans
la communauté, à cause d'irrégularités survenues dans la vie matrimoniale ou d'actes
considérés comme enfreignant l'ordre établi.
Revenons au catalogue des mots à valeur auditive en passant à la Galice, autre aire
nordique ayant une langue spécifique. Le mot cencerrallada a été utilisé couramment en
Galice de même que les verbes cencerrallar et cencerrar et les noms de cencerralleiro et
ceticerreiro qui servent à désigner ceux qui participent à l'acte 26. Mais en galicien existe
aussi le mot choca et son diminutif chocallo. Choca désigne la grande clochette que portent
les bovins. De là dérivent chocallada qui équivaut à cencerrada, chocallar, chocalleiro,
choqueiro: ce dernier est surtout un personnage carnavalesque 27 et il faut souligner qu'en
général, de nombreux masques, utilisés dans les villages du nord de l'Espagne lors des fêtes
qui ont lieu entre le jour des Rois et l'entrée en Carême, arborent des clochettes 28 . Les mots
choca et chocallo qui semblent dériver du latin tardif clocca sont employés dans le Léon
et au Portugal, et chocallada, terme équivalent de cencerrada, l'est dans de nombreux vil-
lages asturiens, avec une évolution phonétique qui conduit à llueca' dans la partie orien-
tale, choca et chueca dans la partie occidentale. Les uns et les autres possèdent les dérivés
correspondants 2 9 .
En dehors des clochettes et chocas, on peut recenser d'autres instruments similaires
mais dont le nom n'a pas la même origine.
Dans le domaine catalan, les mots les plus courants pour désigner l'usage qui nous
occupe, se forment sur esquella, c'est-à-dire clochette. On distingue parfois celle-ci de la
clochette parce qu'elle a une forme proche de celle de la cloche proprement dite. Le vieux
dictionnaire catalan de Labernia, indique que le terme esquellot au pluriel, signifie le bruit
désagréable qui est fait au moyen de clarines, trompes et autres instruments afin de se moquer
des veufs la nuit où ils se marient 30. Des dictionnaires plus récents mentionnent esquellatada
et esquellotada 31. Griera insiste sur le terme esquellots en se référant à des coutumes d'Igua-
lada, Viladrau et Falset ffér esquellots) et fait état de quelques données folkloriques sur
lesquelles je reviendrai dans la partie descriptive 32. D'autres dictionnaires confirment ce
qui précède et même agrandissent l'aire d'utilisation des noms formés à partir du mot

24. P. Echenique, « Toberak » (ceremonia nupcial), Txistulari, septième année, seconde époque, janv.-
févr. 1934, n" 5, p. 4-5; J.A. de Donostia, « Apuntes de Folklore vasco Toberas », Revista internacional de
estudios vascos, XV, 1924, p. 1-18; J. Caro Baroja, De la vida rural vasca (Vera de Bidasoa), 2' éd., Saint-
Sébastien, 1974, p. 246-248.
25. Voir infra, p. 87.
26. E. Rodríguez Gonzalez, Diccionario enciclopédico gallego-castellano, Vigo, 1958, I, p. 538 a-b. Il
précise que l'on utilise des clarines, des cornes, de vieilles poêles et d'autres objets qui font grincer et
qu'ainsi l'on se moque des veufs la nuit de leurs noces et les sept nuits suivantes.
27. Ib., I, p. 722 b.
28. Voir infra, p. 92.
29. Coraminas, op. cit., II, p. 72 b-73 a.
30. P. Labernia, Diccionari de la llengua catalana, Barcelone, 1864, p. 693 b.
31. M. Arimany, Diccionari caíala general, Barcelone, 1965, p. 597 a.
32. A. Griera, Trésor de la Llengua de les Traditions i de la cultura popular de la Catalunya, Barcelone,
1941, VI, p. 287 a-b.
Le charivari en Espagne 79

esquila33. En majorquin, on trouve aussi l'emploi d'esquella, A'esquelleig ou esquelleria


comme équivalent du cencerro et esquellejar de cencerrear 34 . Et, comme nous le verrons,
les folkloristes de l'île ainsi que ceux des autres Baléares, fournissent des informations dignes
d'intérêt à propos de l'usage de ces objets. La forme esquellada = cencerrada existe encore
en valencien et les dictionnaires aragonais font une place à esquilada si bien que, au moins
provisoirement, nous pouvons admettre l'existence de deux grandes zones 3S. Une, à l'ouest,
où le mot cencerro et d'autres fort proches constituent la base, et une autre à l'est où les
termes-clefs sont esquella et esquila. Encore faut-il mentionner d'autres mots beaucoup
moins répandus qui se sont formés à partir d'instruments plus particuliers. Ayala dans son
Tesoro de la lengua castellana déjà cité, précise à l'article cencerrada que l'on utilise le terme
de matraca dans diverses régions de la Vieille-Castille 36 . L'expression dar matraca est
encore fréquemment employée en castillan. Pour Correas dar matraca a la même signification
que dar vaya 37 . Le mot matraca cependant nécessite quelques éclaircissements : le Diction-
naire des Autorités dit que l'on appelle ainsi un instrument en bois avec heurtoir ou maillet,
dont on tire un bruit violent et désagréable. Les religieuses l'utilisent pour appeler à matines
et la matraca remplace la cloche pendant trois jours de la Semaine Sainte.
Pour Covarrubias, le mot de matraca vient du son même que donne l'objet 38 . Il ajoute
qu'un bon connaisseur de l'arabe, Tamarid, disait que ce mot était d'origine arabe, ce
qui est admis par les étymologistes modernes 39, et serait un marteau, d'après Eguilaz 40 .
En somme, la matraca aurait été un instrument utilisé parfois, par l'Église, à la place des
cloches ou clochettes. Constatons qu'aujourd'hui encore, on utilise la carraca au cours de
la Semaine Sainte. Cet objet produit un son peu agréable qui annoncerait le tremblement de
terre de la fin des temps 41 . Utilisé comme jouet par les enfants, il adopte des formes variées.
Le rapport entre la matraca et la carraca se situe au niveau de la forme et aussi en raison
de l'usage commun pendant la Semaine Sainte. Le Dictionnaire des Autorités illustre les
expressions dar matraca, matraquear, et le mot matraquista en citant des textes d'auteurs
du siècle d'Or qui, pourtant ne se réfèrent pas à des charivaris proprement dits 42 .
Il faudrait mentionner d'autres mots qui suggèrent bruits et cacophonies. Mais, en
raison des limites de leur utilisation, je me contenterai d'y faire référence au cours de la
partie descriptive en les reliant aux lieux où ils sont en usage.

3. Législation

A) Il semble que le charivari soit aujourd'hui en voie d'extinction alors que cette mani-
festation était fréquente encore au début du siècle. L'évolution récente n'est pas due à la
législation mais à un changement profond des mentalités. Les lois promulguées à l'encontre

33. On pense que le mot est d'origine gothique. Cf. Garcia de Diego, op. cit., p. 277 a, 983 a (n° 6178).
Selon Corominas, op. cit., p. 404, le mot castillan viendrait de la langue d'oc.
34. Francese de B. Moli, Vocabulari mallorqui-castella, Mallorca, 1965, p. 127 b.
35. F. Ferrer Pastor, Vocabulari castella-valencia i valencia-castella, Valence, 1966, p. 713 b.
J. Pardo Asso, Nuevo diccionario etimologico aragonés, Saragosse, 1938, p. 164. Auparavant, Jeronimo
Borao, Diccionario de voces aragonesas, Saragosse, 1908, p. 225.
36. Gili, op. cit., fase, m, p. 525 e. Il cite u n texte de Baronio à propos de l'usage de la matraca en
Italie.
37. G. Correas, Vocabulaire de refranes y frases proverbiales..., Madrid, 1924, p. 553 b, y 555 a.
38. Diccionario de la lengua castellana, Madrid, 1734, IV, p. 514 b.
39. Covarrubias, op. cit., 794 a (fol. 542 v°).
Garcia de Diego, op. cit., p. 366 b et 862 a (n° 4380).
40. L. Eguilaz, Glosario etimologico de las palabras españolas... de origen oriental.., Grenade, 1886,
p. 448.
41. Voir l'article carraca du Diccionario de la lengua castellana, Madrid, 1729, II, p. 192 a.
42. Nous verrons que le mot matraca figure dans une loi navarraise du xviu* siècle.
80 J. Caro Baroja

du charivari remontent à plus de deux siècles ; elles furent postérieurement répétées et modi-
fiées mais restèrent sans effet. Par ailleurs, ces textes législatifs furent précédés par d'autres
applicables seulement à des secteurs géographiques ou royaumes déterminés.
En effet, les charivaris dirigés contre les veufs qui se remarient furent interdits sous
Charles III. Les contrevenants étaient passibles d'une peine de quatre ans de forteresse et
d'une amende de cent ducats. La loi VII, titre xxv, livre XII de la Novisima Recopilacion
correspond au décret, publié à Madrid, le 27 septembre 1765. « Afin d'en finir avec les abus
commis dans cette capitale lors de charivaris organisés à l'encontre de veufs et veuves qui
se remarient et afin de prévenir les tapages, scandales, querelles, malheurs qui pourraient
se produire, il est ordonné qu'aucune personne, quelque soit sa qualité ou sa condition, ne
se promène seule ou accompagnée, par les rues de la capitale, de jour ou de nuit, avec des
clarines, buccins, clochettes ou tout autre instrument, dans le but de provoquer un charivari.
La peine appliquée à celui que l'on trouverait porteur de tels objets, de jour ou de nuit, et
à ceux qui l'accompagneraient, même s'ils ne portaient rien, serait de cent ducats destinés
aux pauvres de la prison de la capitale, et de quatre années de bagne à la première infraction
et serait laissée à la discrétion de la « Sala de Alcaldes de Casa y Corte de Madrid » en cas
de récidive 43 . Soulignons que la loi figure avec neuf autres, sous le titre générique de « Des
injures, insultes et paroles obscènes ». Celui-ci touche à des problèmes déjà dénoncés dans
le Fuero Juzgo et dans le Fuero Real à une nuance près : il s'agissait dans ces documents
de mettre l'accent sur des phénomènes à caractère individuel comme l'était celui de traiter
quelqu'un de bigleux, teigneux, lépreux, cocu ou sodomite 44 . Le thème des injures constitue,
en soi, un chapitre considérable de la législation particulière des royaumes et villes 45. Il n'est
guère possible de donner une idée, même approximative, de la législation concernant ce
problème mais on peut dire que l'injure accompagnée d'un scandale public fut le point
de départ de meurtres, assassinats, dissensions à l'intérieur de familles... que l'on relie,
quelquefois, au charivari. Le décret de 1765, par exemple, aurait été justifié par un meurtre
perpétré à l'occasion d'un charivari 46 . Le décret resta lettre morte si bien qu'en 1815, la
« Sala de Alcaldes de Casa y Corte de Madrid » ordonnait à la justice du village voisin de
Parla de faire cesser les charivaris 47 .

B) L'esprit pointilleux des agents de l'État de l'époque des Lumières, de ce que l'on appelle
le despotisme éclairé, a des liens étroits avec ce qu'on a appelé, cinquante ans plus tard
despotisme tout court, ou absolutisme et que l'on pourrait appeler encore despotisme non
éclairé. II est évident qu'au xvm e siècle, il y eut une nuée de personnages, dépositaires de
l'autorité civile, tels que les corregidores, les maires des villes et même de villages, qui abu-
sèrent de la législation mise en vigueur par les hommes politiques du temps des Lumières
et arrivèrent à donner une tonalité austère et pointilleuse à la vie des communautés. Jovella-
nos, à la fin de son rapport sur la loi agraire, publié en 1795, considère comme un abus de
pouvoir caractéristique des autorités villageoises le fait d'imposer inexorablement les régle-
mentations policières aux communautés. Il n'y a pas de maire qui n'établisse le couvre-feu,
qui n'interdise les sérénades et charivaris, qui n'effectue rondes et perquisitions, et qui ne
poursuive, de manière continue, non pas ceux qui volent et blasphèment, mais ceux qui

43. Novisima Recopilacion, IV (x de Los códigos españoles concordados y anotados, Madrid, 1850,
p. 88 a).
44. Voir Fuero Juzgo, livre XII, titre m (titre i de Loi codigos..., op. cit., p. 190, b-191 a); Fuero Real,
livre IV, titre m, loi il (i de Los codigos, op. cit., p. 403 a).
45. Novisima Recopilacion, op. cit., IV, p. 86 b-89 a, part de la législation médiévale.
46. Archivo Histórico Nacional, Consejo de Castilla, Sala de Alcaldes de Casa y Corte. Catalogue par
matières, Madrid, 1925, p. 140; il y a des références à 1765, fol. 553-557.
47. Op. cit., p. 140 a; références à 1815, 2' fol. 355-357.
Le charivari en Espagne 81

chantent et jouent de la musique 48 . Il s'agit bien là de l'erreur permanente, spécifiquement


hispanique, qui consiste à confondre autorité et autoritarisme, mauvaise humeur et grossiè-
reté avec l'énergie, le caprice d'un individu avec la nécessaire réglementation de la vie
collective!
Le point de vue libéral de Jovellanos, toujours soucieux de rendre la vie des petits
noyaux urbains plus amène ou plus tolérable ne semble avoir rencontré aucun écho, au
moins en cette matière. On continue à réprimer les charivaris, au xix e siècle, moins vio-
lemment cependant qu'en 1765. Prenons un exemple : le Code Pénal de 1870, article 589,1°,
envisage le charivari comme une atteinte à l'ordre public. Il prévoit une amende allant de
cinq à vingt-cinq pesetas et poursuit aussi bien ceux qui ont participé activement que ceux
qui l'ont organisé « en raison de l'offense faite à un particulier ou de l'atteinte portée à la
paix publique 49 . La sanction ne s'applique pas aux seuls charivaris dont les veufs et les
veuves sont les victimes. En effet, dans le cadre du système politique en vigueur au xix e siècle,
le charivari pouvait revêtir d'autres aspects. De même que l'on pouvait donner à un chef
de parti une sérénade — comme s'il s'agissait d'une jeune fille courtisée par son galant —
pour lui exprimer son adhésion, de même les adversaires du même individu lui dédiaient
un charivari. De cela, nous possédons quelques bons témoignages littéraires. Par exemple
dans une comédie de Hartzenbusch, Vida por Honra, un personnage annonce à un autre
qu'on va lui faire un charivari pour prix de ses agissements 50 . Rappelons également que
l'un des journaux satiriques et anticléricaux publiés à Madrid au début de ce siècle s'appelait
El Cencerro et était annoncé dans les rues par le bruit de l'objet correspondant 61 .
Les lois générales visant les charivaris furent précédées dans divers royaumes ou pro-
vinces par d'autres textes de teneur plus limitée en apparence. Dans les livres des lois édictées
par les Cortes de Navarre entre 1724 et 1726, l'une d'elles la LIX, est dirigée « contre ceux
qui organisent des matracas, ou des charivaris, sont les auteurs de railleries ou chantent des
chansons paillardes » 52. Le plus grave, véritable offense à Dieu, selon la loi, était le pulla
qui met en cause l'honnêteté publique et « l a réputation de nombreuses personnes » dont
on révèle des défauts secrets ou à qui, pour le moins, on en attribue sans preuve. Des mesures
destinées à enrayer le mal avaient bien été prises antérieurement 53, sans résultat. Aussi,
désormais, interdisait-on de proférer ou de chanter des paroles malséantes, lascives ou
malhonnêtes, sous peine de cent coups de fouet et deux années de bannissement du village
pour les roturiers et deux années de bagne pour les nobles. En ce qui concerne les charivaris
proprement dits (bien qu'ils soient organisés à l'occasion d'un mariage de veufs), y parti-
ciper était sanctionné par un mois d'emprisonnement et une amende de cinquante ducats
ou par deux années de bannissement du Royaume pour les pauvres coupables d'une pre-
mière infraction. Les roturiers récidivistes étaient bannis pour quatre ans et recevaient cent
coups de fouet, et les nobles condamnés à quatre ans de bagne. La loi fixe les mêmes peines,
en incluant dans la définition du délit « ceux qui de jour ou de nuit ornent les portes d'objets
divers, de plantes outrageantes, de fumier ou autres immondices ». C'est dire que l'on vise
trois éléments : celui de l'ordre troublé et du bruit, celui de la satire personnelle, celui des
odeurs nauséabondes. On verra que l'association entre les trois est constante mais avant

48. Obras, B.A.E., L, II, p. 134 b.


49. Article 483 du Codigo penal antérieur. Novísima Recopilación, IV, p. 88 a.
50. J.E. Hartzenbusch, Vida por Honra, acte II, scène IV.
51. El Cencerro fut publié de la fin du xix® siècle jusque vers 1920.
52. Cuadernos de las leyes y agravios reparados por los tres estados del reino de Navarra, Ced. Pam-
plona, 1964, I, p. 111-112. Il y est fait référence dans J. Yanguas y Miranda, Diccionnario de ¡os fueros del
reino de Navarra y de las leyes vigentes promulgadas hasta las cortes de los anos 1817 y 1818 inclusive, Saint-
Sébastien, 1828, p. 220-221. On peut aussi consulter l'article « C e n c e r r a d a » d'Antonio Bengoechea,
Diccionario enciclopédico vasco, Saint-Sébastien, 1975, VI, p. 590 b, 591 a.
53. Livre III, titre xxi, Ordonnances royales 4 et 5, d'après le texte.
82 J. Caro Baroja

d'aller plus loin il convient d'indiquer que la loi rigoureuse ne fut guère appliquée puis-
qu'on sentit la nécessité de revenir à la charge lors des Cortes de 1743-1744 et de celles
de 1780-1781, certainement parce que les pullas étaient à l'origine de meurtres, vols, rixes,
insultes et même troubles de l'ordre public 54 . Les lois navarraises de 1780-1781 ont une
parenté évidente avec beaucoup d'autres de la même époque édictées afin de réprimer les
excès populaires dont étaient alors responsables les nombreux matamores et fier-à-bras.
L'usage d'armes blanches, poignards et coutelas, lames et couteaux, arquebuses et trom-
blons, bâtons, massues, frondes... était alors généralisé, chose qui du fait des vicissitudes
politiques du xix e siècle se prolongea. De toute façon, que la législation fut draconienne ou
modérée, les charivaris continuèrent à exister pour des motifs d'ordre commun ou parti-
culier, en vertu d'archétypes ou de modèles qui correspondaient à des idéaux moraux fort
anciens, au moins dans le cadre de l'histoire du christianisme.
Nous allons maintenant passer en revue des exemples tirés du domaine hispanique puis
tenter d'exposer les raisons qui ont été avancées afin d'expliquer cette coutume.

4. Recherches sur la pratique en 1901. Mise au point de données concernant l'ensemble


de l'Espagne

A) En 1901, la section des Sciences Morales et Politiques de 1'Ateneo de Madrid proposa


un programme de recherches sur les coutumes populaires entourant les trois grandes étapes
de la naissance, du mariage et de la mort. Un groupe de jeunes sociologues élabora un
questionnaire qui fut édité deux fois 55. Dans sa deuxième partie, paragraphe D (noces), le
dernier article (K) s'attachait aux « mariages de vieux et de veufs » et des renseignements
étaient demandés à propos des charivaris et autres dérisions. L'enquête disparut de 1'Ateneo
pendant la guerre civile. Je l'ai consultée avant 1936. Il y avait aussi, au vieux musée anthro-
pologique, un fichier avec les résultats détaillés de l'enquête. Tel qu'il est, bien qu'il soit
un peu tronqué, une publication est envisagée 56 . Au printemps de 1950, sur mes indications,
George M. Foster l'examina ; c'est ainsi que je peux aujourd'hui en utiliser un extrait. Mais
les données étant insuffisantes pour certaines régions, j'en apporterai d'autres collectées
çà et là. J'indiquerai tout d'abord que Don Enrique Casas Gaspar a consacré au thème
un chapitre de son livre. Costumbres españolas de nacimiento, noviazgo, casamiento y
muerte 57 . Il y présente trois photos de gravures représentant des charivaris : une photo de
la revue Estampa du 10 décembre 1929, provenant d'un village castillan 68 . Une autre plus
ancienne et enfin un dessin de Garcia Ramos paru dans la Ilustración Artística de 189 3 59 .
Son information émane, en partie, de l'enquête de l'Ateneo.

B) Le détail des fiches montre bien que le charivari est connu dans toute la Galice. Il s'adresse
à des veufs, des femmes âgées, des fiancés d'âges éloignés. Les réponses les plus éloquentes
sont celle de Mariana qui s'applique à Betanzos (province de La Coruna) et surtout celle
plus précise concernant Noya (province de La Coruna également) où l'on note l'utilisation
des clarines mais aussi celle des cors et des bidons d'essence. On suspendait aux arbres à
proximité de la maison des conjoints les instruments de culture et on appuyait le timon de
la charrette contre la porte afin de provoquer un choc lors de l'ouverture. Ceci avait lieu

54. Cuadernos de las leyes..., op. cit., p. 240 (loi LXXIV), p. 614-615 (loi xxxvii).
55. 11 fut publié ensuite dans Etnografia. Sus bases, sus métodos y aplicaciones a Espana, conferencias
de Don Telesforo de Aranzedi y Don Luis de Hoyos, Madrid, 1917. Voir particulièrement p. 223.
56. D o n A. Limon Delgado est en train de réaliser ce travail.
57. E. Casas Gaspar, Madrid, 1947, p. 305-316.
58. Id., p. 308.
59. Ibid., p. 310 et 314.
Le charivari en Espagne 83

la nuit de noces et était précédé, plusieurs jours durant, par les charivaris. La norme, en
Galice, est le charivari répété neuf nuits de suite. Quelquefois, on construisait des marion-
nettes de paille avec lesquelles on faisait le simulacre de la noce. Dans le dictionnaire galicien
de Don Eladio Rodriguez, il est dit que la cencerrallada ou chocallada s'applique aussi dans
la zone du Ribeiro de Avia et d'autres secteurs de la province d'Orense aux garçons qui vont
se marier dans d'autres paroisses ou à ceux qui ne respectaient pas les coutumes, telles que
celle de payer l'appartement, ou de prendre en charge, le dimanche, les musiciens pour
permettre aux jeunes de danser ou encore d'inviter à boire un coup 60.

C) Un rapport établit la pratique de la cencerrada dans l'ensemble des Asturies. Mais les
détails nous font défaut, en dépit de l'existence de dix rapports limités à des aspects locaux.
On peut cependant affirmer, à partir des indications fournies par des folkloristes asturiens
compétents, des lexiques et même des romans s'attachant au milieu local ou rural, que dans
les Asturies, les charivaris revêtirent des noms et des modalités particulières. Le mot cen-
cerrada, selon Cabal, était utilisé à Oviedo mais à Arriondas on parlait de lloquerada, à
Ribadesella, de tunga et ailleurs de pandorga. Il cite des couplets de chansons populaires
spécifiques aux charivaris et rapporte des cas où ceux-ci furent marqués par une grande
violence 61. Lloquerada est à mettre en relation avec le mot lloca dont j'ai déjà parlé 62 . Turga
est un terme énigmatique, qui a, peut être, un lien avec turba et d'autres mots proches qui
expriment l'idée d'un tumulte ou d'un désordre. De toute manière, la turga se serait déve-
loppée à l'occasion d'une action fixe, dramatique, commise ailleurs sous un autre nom.
La turga s'appelait entierro (enterrement) aux alentours de la Pola de Siero, et ceux
qui se dédiaient à enterrar confectionnaient, quand l'occasion se produisait, deux pantins
de paille ; l'un venait du lieu où résidait le galant et l'autre de celui de la femme : ils étaient
alors réunis dans un pré... On construisait alors une chaire d'où un homme d'esprit prêchait.
A la fin du sermon, les pantins étaient brûlés 63 . Le mariage était donc considéré comme
une mort.
Il semble que l'on procédait, à Aviles, à une parodie d'extrême-onction. Un individu
d'après le rapport de Don Celestino Graino — vêtu de blanc, se déplace à cheval, accom-
pagné par de nombreuses personnes qui portent des bougies de paille. Dans un lieu proche
de la maison nuptiale, deux individus représentant les fiancés feignent d'être à l'article de
la mort et reçoivent l'extrême-onction au milieu de la désolation générale. L'enterrement
a lieu, le jour suivant. Dix ou douze garçons vêtus de chemise et tunique blanches jouent
le rôle de prêtres et deux pantins de paille, celui des fiancés que l'on va enterrer. On les porte
sur des brancards, puis leur récite les prières de l'office des morts. On fait halte dans un
grand pré pour la lecture du testament (écrit burlesque) avant de les brûler dans un grand
concert de pleurs et de cris 64 .
La pandorga nous est beaucoup moins connue mais on peut imaginer que le nom suggère,
comme les précédents, une situation où le vacarme est de rigueur 6S. Le mot même n'est
pas particulier aux Asturies et revêt plusieurs sens. Le Dictionnaire des Autorités, en 1737,
donnait, en premier lieu, celui « de réunion d'instruments variés d'où l'on tire un bruit
considérable », puis celui familier de « femme particulièrement forte, négligée et noncha-

60. E. Rodríguez Gonzalez, Diccionario enciclopedico gallego-castellano, Vigo, 1958, I, p. 538 b.


61. C. Cabal, Las costumbres asturianas. Su significación y sus orígenes, El individuo, Madrid, 1925,
p. 341-346. Voir en ce qui concerne la pandorga, M. Gonzalez, El rio de mivalle (Novela de costumbres
asturianas), Oviedo, 1908, p. 82.
62. Voir paragraphe supra.
63. Caba , op. cit., p. 346.
64. Casas, op. cit., p. 309-311.
65. Garcia de Diego, op. cit., p. 408 a et 888 a (n° 4771), pense que la base de ces mots est pandura.
84 J. Caro Baroja

lante » 66 . Chez Gongora est utilisé le terme de panduerga, synonyme du débordement que
l'on oppose à la pénitence, « flagellations hier, panduerga aujourd'hui » et nous savons que
pour célébrer la naissance de Philippe IV, fut organisée à Valladolid, une pandorga, c'est-
à-dire une représentation burlesque 67 . Nous verrons plus loin, comment le même terme,
utilisé dans le même sens, existe en Andalousie. Enfin la pandorgada est en castillan popu-
laire un tapage où la dérision tient une grande part.

D) Nous disposons d'une solide information pour le Léon. Le questionnaire y fut largement
diffusé, aussi a-t-on vingt-trois rapports de caractère local. A Sahagun ou à Mansilla de la
Mulas, lors des mariages de veufs, les charivaris avaient un ressort dramatique car ceux qui
y intervenaient se déguisaient comme à Carnaval et portaient sous un dais des statues gro-
tesques devant lesquels ils agitaient de dérisoires encensoirs qui n'étaient que des marmites
de terre cuite dans lesquelles on faisait brûler du poivre et des substances malodorantes.
On retrouve la conjonction des trois éléments, dais, encensoir, fumigations à Valderas, à la
Bañeza, à Grajal, et aussi en des lieux extérieurs à la province de Léon. C'est que l'ancien
royaume de Léon a un cadre beaucoup plus ample que celui de l'actuelle province, notam-
ment au sud, aussi existe-t-il du point de vue linguistique — malgré des variétés locales assez
sensibles — des zones que l'on peut considérer comme léonaises.
Le rapport concernant Sayago, province de Zamora, nous décrit une autre modalité de
charivari. A la veille de la publication des bans — pour les mariages de veufs — les jeunes
gens parcouraient le village en agitant clarines et trompes. Et à la sortie de la messe de
mariage, ils attendaient les nouveaux mariés vêtus de manière grotesque. On les faisait
monter sur une charrette tirée par des ânes couverts de haillons et de clarines. Le cortège
parcourait les rues et déposait les mariés à leur porte. Mais on ne les laissait en paix qu'après
en avoir reçu deux ou trois pesetas pour aller boire. A Villarmayor de Salamanca et dans
d'autres villages de cette zone, la cérémonie du mariage avait lieu le matin très tôt, à la
demande des fiancés qui cherchaient à échapper au charivari. Nous voyons donc, qu'en
dépit d'uhe documentation lacunaire, le charivari revêt des aspects très variés.

E) Passons à la Vieille-Castille. Pour la région de Santander que l'on appelle aussi Montaña,
il faut avoir recours, comme dans le cas asturien aux indications fournies par les folkloristes
locaux. Pereda fit une description de noce villageoise fastueuse, voici un peu plus d'un
siècle, dans Blasones y talegas 68 . Mais il faut chercher la mention du charivari, proprement
dit, ailleurs, dans d'autres textes ou rapports insuffisants, de toute manière, du point de vue
ethnographique comme du point de vue linguistique. Signalons, par exemple, que le terme
tobera désigne, d'après les dictionnaires de la Montaña, un masque carnavalesque, de type
grotesque et qu'en de nombreux endroits on forme des vocables à partir du mot campana
et non à partir de cencerro 69 . Le campano est une grande cloche avec un battant de corne
et les campeneros sont, à Iguña et Toranzo ceux qui apparaissent dans la vejenera, avec des
clarines, à l'égal des zarramacos ou zarramacas d'autres régions 70. Il faudrait aussi s'inté-
resser au mot zumba qui désigne une espèce de cloche de forme allongée et de grande taille,
mot à mettre, bien sûr en relation avec zumbar, mot castillan connu pour signifier une
plaisanterie ou raillerie 71.

66. Diccionario de la lengua castellana, Madrid, 1737, V, p. 106 b-107 a. Il y manque le mot pandorga
employé dans le sens de faquin ou de fantôme que l'on utilise au cours des tournois.
67. Bernardo Alemany, Vocabulario de las obras de Don Luis de Gongora y Argote, Madrid, 1930,
p. 724 a. Cet ouvrage utilise les Obras poéticas, éd. Foulché-Delbosc, New York, 1921, III, p. 14.
68. J.M. de Pereda, Tipos y paisajes. Segunda serie de Escenas montañesas, Madrid, 1871, p. 274-289,
f. v.
69. G. Adriano Garcia Lomas, El lenguaje popular de la Cantabria montañesa, Santander, 1966, p. 335.
70. Id., p . 139 et p l a n c h e s XLI, XLII.
71. Ibid., p. 358.
Le charivari en Espagne 85

A Gumiel del Mercado (Burgos), selon un rapport, deux mannequins figurant les fiancés
sont promenés sous un dais fait d'une vieille couverture. On utilisait des bubstances mal-
odorantes et on obligeait parfois les mariés à monter sur une charrette que l'on promenait.
A Villarramiel et Valdespina (province de Palencia), on les faisait passer sous un vieux dais
sale et l'on brûlait des substances nauséabondes devant eux. Le rapport de Frechilla fait
référence à tout cela :
1) fabrication de mannequins de toile remplis de paille, appelés « bestioles » (bichos)
qui représentaient les veufs ou les vieux; on faisait d'eux tout ce qui pouvait passer
par la tête des acteurs qui cherchaient à provoquer le rire des spectateurs ;
2) promenade à travers le village, des mariés juchés sur une charrette, à Bobadilla de
Rioseco et à Fuentes de Nava ;
3) application du charivari à tout mariage célébré entre la saint Antoine et le jour de
carnaval à Frechilla, Mazuecos, etc., et aussi à Rioseco (province de Valladolid) 72.
On réservait cependant aux veufs et aux vieux l'épisode du dais et des substances malodo-
rantes, à Medina del Campo (Valladolid), à Fuentepelayo, Cabanas et Castroserna (Ségovie).
A propos de cette dernière province, Don Gabriel Maria Vergara précisait, dans un mémoire
écrit avant 1907, que le charivari destiné aux veufs et aux vieux était inévitable dans les
villages et petites villes. Il était célébré, la nuit même de la noce. Les habitants de la localité
y participaient avec des clochettes, des clarines, des boîtes en fer blanc, des chaudrons... Si
le premièr charivari était inévitable, il pouvait soit être interrompu soit ne pas être renouvelé
à condition d'offrir des pichets de vin ou d'autres objets aux participants qui alors se reti-
raient 73. Il existe donc une homogénéité dans les pratiques que l'on peut mettre en relation
avec d'autres coutumes nuptiales. Cette homogénéité dépasse, par ailleurs, largement le
cadre du domaine vieux castillan.

F) Par exemple, en Nouvelle-Castille, à Huete (Cuenca), Almorox (Tolède), Atienza (Guada-


lajara), on connaît la promenade des fiancés en charrette et le passage sous le dais grotesque.
En revanche, à Cabanas de Yepes, les fiancés sont remplacés par des poupons.

G) Même continuité en Estrémadure : le parcours en charrette existe à Guijo de Coria


et dans les Hurdes, l'encensement de substances malodorantes ou irritantes. Le rapport de
Llerena (province de Badajoz) est plus curieux. Quelques-uns des participants au charivari
jouaient le rôle des conjoints, et imitant leurs voix, tenaient des conversations pleines de
moquerie où étaient soulignés leurs travers et défauts. Et du point de vue lexical, il faut
signaler l'apparition du terme vaquillada comme équivalent de cencerrada 74.

H) Les données sur l'Andalousie sont rares même s'il s'agit dans l'ensemble de l'une des
régions où les charivaris ont été le plus récemment pratiqués. Nous savons qu'en 1926, donc
bien après l'enquête de l'Ateneo, les charivaris adressés aux veufs duraient trois nuits de
suite dans la zone de Los Pedroches, au Nord de Cordoue 75. La pratique du charivari était
aussi vivace, dans la sierra de Segura, vers 1920. Cela consistait en :

72. Dans un rapport postérieur (1930), arrivé à ma connaissance, il est dit qu'à Palencia, le dais était
constitué du filet d'un char de foin et que dans un pot à trous multiples, on brûlait des piments.
73. G.M. Vergara, Derecho consuetudinario y economía popular de la provincia de Segovia, Madrid,
1909, p. 29-30.
74. Les vaquillas des fêtes hivernales castillanes sont représentées par des hommes affublés de têtes
d'animaux et de cornes, et portant des cencerros à la ceinture.
75. Rapport d'A. Gil Muñiz, « E l valle de los Pedroches. El pais y sus Habitantes », in Boletín de
la Real Sociedad Geográfico, LXVI, 1926, p. 76,
86 J. Caro Baroja

1) traîner des boîtes en fer blanc et de vieux ustensiles faisant beaucoup de bruit à
travers les rues du village, celles des maisons des fiancés surtout ;
2) grimper à une grille, souffler dans un cor ou un buccin et faire, au sujet des fiancés,
un récit burlesque mettant en évidence leurs travers et insistant sur les raisons qui
les poussaient à se marier ;
3) parfois l'orateur posait des questions auxquelles l'assistance répondait en cœur.
Cela donnait par exemple :
« Qui se marie?
— Amparico.
— Avec qui ?
— Avec Pamplinas.
— Pourquoi?
— Pour qu'elle prenne soin de ses petits poulets ».
Il arrive que les participants assistent à la cérémonie religieuse mais le plus souvent les veufs
se marient en secret pour éviter le charivari 76 . Il semble que dans d'autres zones d'Anda-
lousie, on ait insisté sur la représentation des conjoints par des marionnettes sur lesquelles
on déversait le flot des plaisanteries. A Alcala de Los Gazules (province de Cadix), d'après
les fiches de l'Ateneo, il y aurait, quelquefois, présentation, à la porte de la maison des
fiancés, d'immenses géants qui se mettaient à danser et parodier les attitudes et gestes des
intéressés. A Puente Genil (Cordoue) des mannequins représentaient les fiancés et à Marmo-
lejo (Jaen) des participants mettaient des masques. Les utilisations de substances malodo-
rantes ou irritantes avaient lieu en cet endroit comme en beaucoup d'autres de la même zone.
Don Juan Valera, dans un roman Juanita laLarga écrit à Madrid en 1895, fait allusion,
vers la fin de l'ouvrage, à un charivari qui a pour prétexte le mariage d'un veuf, Don Paco,
avec l'héroïne. Mais l'auteur précise qu'il n'y avait là aucunement l'intention d'offenser, et
que cet esprit correspondrait à la réalité de nombreux charivaris organisés à cette époque
dans sa terre andalouse natale, à savoir la région de Cordoue 77 . La pratique du charivari
s'est prolongée au xx e siècle, même dans de grandes villes. Léonard Williams, auteur d'un
livre sur l'Espagne, qui eut un certain retentissement au début du siècle, raconte qu'à cette
époque à Séville se maria pour la seconde fois un barbier qui, dans sa jeunesse, était souvent
intervenu dans des charivaris. La nuit de noces fut organisé un gigantesque charivari auquel
participèrent, plus ou moins directement, toutes les anciennes victimes du barbier. Le
scandale fut tel que l'intervention de la guardia civil fut nécessaire. A cette occasion, un
humoriste et érudit très apprécié, Don Felipe Perez et Gonzalez, publie dans le journal
El Libéral un spirituel poème appelé « Le barbier de Séville » 78 . Vers 1949-1950, encore,
alors que Julian Pitt-Rivers était installé dans le village montagnard de Grazalema et tra-
vaillait à la thèse qui allait donner naissance au fameux livre The people of the Sierra, il
put assister à quelques charivaris. Il put aussi se renseigner sur ce que l'on appelle là-bas
vito terme qui correspond dans d'autres lieux à celui de paridorga. Il s'agit d'une action
organisée, à l'instar des tobera-mustra du Pays Basque, lorsque se produisait localement

76. Écrit de Maria del Rosario Muñoz Gonzalez, Costumbres de la Sierra de Segura. Celui-ci se
trouvait au Museo del Pueblo Español.
77. Obras escogidas, Madrid, 1925, I, p. 344 (chap. XLV).
« Trois semaines plus tard furent célébrées les noces de Juanita et Don Paco. Les jeunes gens ne se
privèrent pas du charivari que l'on devait rendre à Don Paco en sa qualité de veuf. Celui-ci et Juanita
l'écoutèrent volontiers et même avec plaisir, de la chambre de la maison de Don Paco, où se trouvait déjà
Juanita, sans que l'insomnie ainsi provoquée les ait dérangés et ce jusqu'à une heure du matin. Le vacarme
cessa enfin, se transformant alors en vivats et acclamations en raison de la sympathie qu'inspiraient les
fiancés, et aussi une arrobe de vin généreux, de galettes et de brioches que l'alguacil et sa femme répartirent
entre les joueurs de clarines ».
78. L. Williams, The land of the dons, Londres, 1902, p. 82.
Le charivari en Espagne 87

quelque scandale. Je renvoie, pour l'analyse de ce phénomène, aux pages que Pitt-Rivers
y a consacrées 79 . Il suffit d'ajouter que le mot vito est aussi donné à une danse andalouse
très animée, sur une mesure à 3/8. Le terme a peut-être un rapport avec la maladie convulsive
appelée danse de saint Guy.

I) L'enquête offre peu d'information sur les anciens royaumes de Valence et de Murcie.
Mais, une fois de plus, nous pouvons combler les lacunes en recourant à ce qu'apportent
diverses publications. Bien que la langue valencienne ait des affinités avec le catalan, le mot
le plus couramment employé en cette région est senserrâ (mot constitué à partir du vocable
cencerro), et la durée du chahut est fixée à huit jours. A Villajoyosa (province d'Alicante),
existait la pratique de la promenade sous un dais, fait de roseaux et de filets 80.

J) Les données de l'enquête concernant les provinces basques, la Navarre, l'Aragon et la


Catalogne sont peu précises et suggèrent que le charivari, en général, se limitait à un chahut
devant la maison des fiancés ou pendant la cérémonie. Ceci n'est qu'une simplification à
écarter. Heureusement, le Pays Basque et la Catalogne ont été l'objet de recherches appro-
fondies de la part de folkloristes de la seconde moitié du xix e siècle.
Commençons par le Pays Basque. Azkue note qu'en Haute et Basse-Navarre, au
Labourd et dans la Soûle, les charivaris, à l'occasion du mariage d'un veuf, sont appelés
asto-lasterrak, c'est-à-dire courses d'ânes 81. Cette dénomination a une relation évidente
avec le cycle de pratiques consistant à promener les époux, à travers le village, sur des ânes.
Mais le même mot s'appliquait à un autre phénomène qui, selon Azkue, serait originaire
de la Haute-Navarre, plus précisément du Baztan. Quand une femme — dit-il — avait battu
son mari, le dimanche suivant, dans l'après-midi, on transportait sur la place du village
l'araire, le joug et d'autres instruments de culture. Deux jeunes dont un déguisé en femme,
jouaient le rôle des conjoints et pendant que « l'épouse » frappait son mari, celui-ci labourait
ou effectuait un autre travail agricole. A Valcarlos, cette pratique était appelée asto-yokua
ou jeu d'ânes. A Murelaga (Biscaye), l'altercation donnait naissance à de simples charivaris.
Au Pays Basque français, à Saint-Jean-le-Vieux (Basse-Navarre) on établissait une estrade
(trapa) où apparaissaient deux individus jouant le rôle du mari et de la femme ou bien on
les promenait au milieu d'autres personnes sur des ânes avant de les faire monter sur
l'estrade. Dans la Soûle, à Barcous, cette « course » avait lieu lorsqu'un homme avait une
trop grande intimité avec une femme mariée 82 . Les détails donnés par Azkue sont exacts
mais fragmentaires. Mais il sera difficile d'en recueillir d'autres dans le mesure où les chari-
varis sont tombés en désuétude, dans la majeure partie du Pays Basque, depuis le début du
siècle, si bien que dans le secteur que je connais le mieux, on n'a pas conservé le souvenir
d'un quelconque charivari depuis 1920. Seules, les personnes de plus de quatre-vingts ans
ont une idée de la pratique et se souviennent du vocabulaire qui y était appliqué
Il y a toutefois des lieux où les charivaris ont existé à des dates plus récentes. Par exem-
ple, José Maria Iribarren a recueilli, au milieu de ce siècle, le témoignage de charivaris
appelés galarrosak organisés lorsque l'on avait connaissance de relations entre un vieil
homme et une jeune fille. Deux équipes de jeunes entamaient un dialogue sur ce thème à
proximité de la maison du galant. Bien que le mot gare ou gale soit équivalent de clochette,

79. The people of the Sierra, Londres, 1954, p. 169-175.


80. Casas, op. cit., p. 309.
81. Diccionario..., op. cit., I, p. 92 c.
82. R.M. Azkue, Euskalerriaren yakintza, Madrid, 1959, I, p. 36 b-37 b.
83. A Vera de Bidasoa, le témoignage d'une vieille femme fait remonter le dernier charivari aux années
1915-1920.
88 J. Caro Baroja

à la fin du dialogue, on soufflait dans des cornes ou des trompes 84 . Je me bornerai à donner
quelques indications supplémentaires sur le Pays Basque français :
1) Il y a déjà longtemps que Francisque Michel a recueilli une intéressante documen-
tation sur divers types de charivari 8S .
2) Plus tard, Georges Hérelle y a apporté de nombreux éléments nouveaux 8B.
3) Quelques textes peuvent encore être versés au dossier. Je me contenterai de signaler
que dans un roman de mon oncle, Pio Baroja, figure une description de tobera-
mustra ou asto-lasterra, provenant du Labourd, qui correspond à ce qui était mis
en pratique lorsque une femme battait son mari. J'analyse ce texte en annexe. En
Navarre moyenne et méridionale, est utilisé le mot matraca que nous avons déjà
rencontré dans la législation. Iribarren en parle et rappelle que les ordonnances
municipales de Puente la Reina, édictées en 1828 et restées en vigueur jusqu'au
XXe siècle, interdisaient d'utiliser des matracas, de dire des pullas ou de jeter des
chizgos dans les maisons 87 . Les chizgos doivent être des ordures ou des objets
maladorants semblables à ceux utilisés au cours de charivaris dans bien d'autres
régions.

K) Passons à la Catalogne. Joan Amades dans son volumineux Folklore de Catalunya


consacre quelques pages aux Esquellots 88 . D'après lui, l'organisation de charivaris relevait
d'une confrérie dans bien des villages : celle de Saint-Sébastien à Monistrol de Montserrat
ou celle de Saint-Étienne à Santa Coloma de Queralt. A Aiguafreda, il y avait un General
dels esquellots et un Abat del Mal Govern semble avoir existé en Catalogne. Dans les terres
catalanes, on se souvient aussi de nombreuses représentations comiques. Amades en rapporte
plusieurs et fournit des précisions sur les mariages entre personnes d'âge éloigné, sur les
scandales provoqués par le comportement de maris pusillanimes et de femmes intraitables,
etc.
Il faudra donc relier nos connaissances sur les generales et abades déjà mentionnés avec
celles, concernant la zone française frontalière, rendues fameuses grâce au livre de Jean-
Baptiste Thiers consacré aux superstitions touchant aux sacrements. Dans ce livre sont
recueillies de nombreuses condamnations ecclésiastiques et civiles des charivaris 89 . Aussi
n'y a-t-il rien de surprenant à ce que dans le val d'Aran, à l'extrémité septentrionale de la
Catalogne on puisse enregistrer des termes qui ont des liens avec le phénomène. En effet,
dans une étude, faite en 1925, par Dona Marina Bonet y Collado, sur le costume régional
et les coutumes de la province de Lerida, est signalée la coutume selon laquelle le fiancé venu
de l'extérieur doit payer, après la publication des bans, le droit d'entrée aux garçons du
village. Cet argent servait à boire et à manger. Si le fiancé s'y refusait, lui était fait le callcarri
ou carribarri, autrement dit le charivari 90.
D'autres informations montrent que l'action, burlesque, théâtrale, avait bien
l'importance indiquée. A Prat de Llobregat, on érigeait une estrade face à la maison des
fiancés, où l'on jouait une pièce à quatre personnages : les fiancés, le père de l'un et la mère
de l'autre. Tous les acteurs sont des hommes déguisés. L'action était une parodie de la vie

84. J.M. Iribarren, Historias y costumbres (coleccion de ensayos), Pampelune, 1949, p. 256-257.
85. Le Pays Basque, sa population, sa langue, ses mœurs, sa littérature et sa musique, Paris, 1857, p. 55-61.
86. « Les charivaris nocturnes dans le Pays Basque français », Revista internacional de estudios vascos,
XV, 1924, p. 505-522.
87. J.M. Iribarren, Vocabulario navarro, Pampelune, 1952, p. 326 b.
88. Folklore de Catlaunya, Barcelone, 1969, III, p. 399-410.
89. Traité des superstitions qui regardent les sacremens, selon l'Écriture Sainte, les décrets des conciles,
et les sentimens des saints pères et des théologiens, Paris, 1741, IV, p. 536-548, livre X, chap, v, f. XXII. Voir
surtout p. 546-547.
90. Ce travail inédit est conservé au Museo del Pueblo Español de Madrid.
Le charivari en Espagne 89

des conjoints avec une bagarre finale entre la bellé-mère et la belle-fille 91. Mais la forme la
plus fréquemment utilisée est celle décrite par le grand philologue Mosen A. Griera dans
le texte qui suit :
« Quan es vol casar un vidu és costum que dos joves, comissionats de la jovenalla,
s'entrevistin amb el nuvi, i li demanin una quantitat. Si el nuvi es conforma a pagar-la,
el primer vespre que van a casa toquen una esquellada petita, donen visques al nuvi i van
a beure. Si, al contrari, el nuvi és rebec, els joves compareixen davant la casa amb
esquelles dels pareils de llaurar, llaunes, cercols i ferrets, i moven gran soroll fins a les
dotze de la nit, i estableixen des torns perqué duri més estona ; s'hi barregen els casats,
i tôt el poble ven amb simpatia l'esquellotada. A la fi el vidu ha de capitular o pagar
amb escueix la quantitat demanada, que ha augmentai cada dia » 92.
On voit que, ici encore, le charivari cesse lorsque l'on est arrivé à un accord.

5. Sur la prévention contre les secondes noces et les mariages non assortis

A) Le charivari était une pratique généralisée. Mais, d'après les fiches de l'Ateneo, il
semblerait être, dans l'ensemble, en décadence au début du siècle, et même en voie de dispa-
rition en diverses régions. Léonard Williams disait, cependant, dans un livre publié en
1902 : « Notwithstanding, Spain conserves a sturdy fondness for the cencerrada », et à cette
occasion rapporte l'exemple sévillan que j'ai cité plus haut 93. Le charivari se maintient non
seulement parce que les autorités civiles dans certains cas fermaient les yeux et que dans
d'autres (comme celui qui servit de modèle à Don Juan Valera) il se déroulait avec la compli-
cité des fiancés, mais aussi, par ailleurs, parce que les autorités catholiques, ecclésiastiques,
les toléraient soit sous la forme de la scampanata italienne, soit du Katzenmusik allemand
ou du « charivari » français — ce malgré les dispositions du Concile de Trente 94 . Mais
nous pouvons poser la question, pourquoi cette tolérance 95 ?
Il ne fait pas de doute que le charivari soit, dans ses formes multiples, fondé sur de vieux
systèmes moraux. Et je peux ajouter sans grand risque, que celui qui a joué le plus grand
rôle est un système de morale chrétienne rigoriste. II semble bien que, dans les zones d'actuelle
ou d'ancienne pratique de la polygamie, simultanée ou successive, le scandale public n'a pu
accompagner la célébration de deuxièmes ou troisièmes noces, de mariages d'hommes
âgés avec des jeunes filles...

B) Nous pouvons glaner quelques éléments s'appliquant à l'Antiquité pour voir si, à défaut
d'être considérées comme des actions quelque peu entachées par le péché et révélatrices
de sensualité, les secondes noces ou les mariages entre vieux et jeunes n'étaient pas perçus,
ce qui est le cas aujourd'hui, comme une preuve de déraison de la part de l'homme qui les

91. Casas, op. cit., p. 309.


92. Griera, op. cit., VI, p. 287 a-b. Les vers où il est fait allusion aux mariages des veufs sont:
« Lo Nin se n'ha casat
al punt de la mitja mit », de Falset.
93. Op. cit., p. 81.
94. Angelo de Gubernatis, Storia comparata degli usi nuziali in Italia e presso gli altri popoli indo-
europei, Milan, 1869, p. 218-219. D'après cet ouvrage, les charivaris étaient toujours en vogue, dans les
années 1860, dans le Nord de l'Italie: on l'appelle scampanata en Toscane, tacca à Pesaro, facioreso à Novi.
Mais l'auteur semble vouloir dire que le phénomène avait un lien avec les mariages de veuves.
95. « Cette coutume grotesque ne correspond pas bien à la culture populaire, humilie dans une certaine
mesure, porte offense à la personne à qui elle s'adresse et peut inciter au mépris pour le mariage: tels sont
les motifs qui ont amené les autorités civiles et religieuses à l'interdire même si, çà et là, la coutume est
excessivement tolérée ». Ces mots sont ceux de l'article « Cencerrada » rédigé par J.P. Angulo, co-directeur
avec N.A. Perujo du Diccionario de Ciencias eclesiásticos, Barcelone, 1885, II, p. 698 b.
90 J. Caro Baroja

commettait. Nous avons presque tous rencontré des hommes mariés deux fois, qui, d'une
manière plus ou moins humoristique, faisaient, à ce sujet, leur mea culpa. Nous avons, dans
la comédie grecque, plusieurs témoignages de l'inintelligence que l'on attribuait à celui qui
se remariait. Athénée recueille pratiquement à la suite, deux textes qui sont à peu près
identiques: un d'Eubule dans Chrysilla et un autre d'Aristophon dans Callonides96. Un
mariage, c'est bien, disent-ils, mais deux! Il y a aussi des textes sur l'inconvenance du mariage
d'un homme âgé avec une femme jeune : par exemple celui de Theognis de Mégare et celui
de Théophile dans Néoptoleme 97 . Mais chez les chrétiens, la question a été envisagée autant
sous l'angle de la sensualité que sous celui de l'intelligence.

C) Il est donc nécessaire d'examiner la prévention, répandue dans le cadre de la chrétienté


et parmi des personnes particulièrement rigoristes contre le remariage. Voyons ce que dit
le théologien espagnol du xvi e siècle Fray Alfonso de Castro, auteur d'une espèce de diction-
naire des hérésies, à l'article « nuptiae ». Il place au premier rang, l'hérésie des individus qui
considèrent que les noces doivent être proscrites. Au deuxième rang, les hérétiques : cata-
phygiens, montanistes, novatiens, cathares et aussi Tertullien et quelques grecs 88 . Au
xvn e siècle Jean-Baptiste Thiers suit Fray Alfonso de Castro à la lettre A des époques
plus rapprochées il y a eu des canonistes et des historiens qui se sont longuement attardés
sur le problème des secondes noces. A travers eux, on voit bien que la majeure partie des
Pères de l'Église les considérait comme légales, sans toutefois les recommander mais que,
plus tard, la tendance rigoriste s'est renforcée. Les troisièmes et quatrièmes noces sont
encore plus mal vues 10°. O digamos ou stephanoutai était un dicton répandu chez les chré-
tiens grecs... Et il y eut, en Occident aussi, ceux qui suivaient cette doctrine comme la vraie.
L'équivoque a longtemps duré. Nous en trouvons un reflet dans le XIe décret du Concile
de Salamanque de 1335, lequel réprouve catégoriquement le remariage 101 . Donc, à l'inté-
rieur même de l'Église, il se trouve des autorités canoniques qui se séparent des préceptes
donnés aux fidèles.

D) La cencerrada ou le charivari font partie du cycle des pratiques coutumières. L'Église


ne les approuve pas, les autorités civiles non plus. Mais le peuple qui les célèbre considère
qu'elles correspondent à un système de défense de la morale publique qui n'est nullement
en contradiction ni avec la morale chrétienne qu'au contraire, par son aspect rigoureux, elle
renforce, ni à la limite, avec la morale philosophique antique. Car le peuple, comme les
auteurs satiriques grecs, se moque de celui qui se marie plusieurs fois ou se marie à un âge
avancé et fait sienne la réprobation dont les mariages mal assortis, pour raison d'âge ou
d'argent, sont l'objet. II serait aisé de réunir une série de témoignages littéraires sur le
ridicule des veufs et des veuves sur le point de se marier. Plus nombreux encore sont ceux
qui s'attachent au thème du vieux marié à une jeune provoquant le malheur de la jeune
femme ou en en étant trompé. Ce lieu commun est loin d'être absent de la grande littérature.
Cervantes l'a utilisé dans El celoso extremeño sous forme de nouvelle et dans El viejo celoso

96. Athénée, Deipnosophislae, XIII, 559 b (Kock II, 236); id., XIII, 559 c-d (Kock, II, 277).
97. Athénée, Deipnosophislae, XIII, 559 f-560 a; id., XIII, 560 a (Kock, II, 475).
98. Fratis Alphonsi de Castro Zamorensis Ordinis minorum, Adversus omnes Haereses, libri XIII
Lyon, 1546, p. 679-682.
99. Traité des superstitions..., op. cit., IV. p. 600.
100. Article « Marriage» de Frederick Meryck, in A Dictionnary of Christian Antiquities, de William
Smith et Samuel Cheetham, Londres, 1880, II, p. 1103 a-1105 a. Une bonne bibliographie ancienne figure
aux pages 1113 b-1114 a.
101. Coleccion de canones..., op. cit., III, p. 574-575.
Le charivari en Espagne 91

sous forme d'intermède 102 . On pourrait multiplier les exemples à foison. Les antécédents
folkloriques sont très anciens, recueillis dans des contes, etc., et le thème est utilisé aussi
dans l'opéra comique 103 . Souvenons-nous, à l'aide d'une représentation plastique, de l'effet
produit par les mariages mal assortis pour des raisons économiques. Il s'agit du tableau de
Goya « La noce » qui figure au musée du Prado sous le numéro 799. C'est une grande compo-
sition que Goya a peinte en 1791-1792 et qui était destinée au bureau du roi, à l'Escorial.
En réalité, le tableau représente le cortège qui sort de l'église où la cérémonie a été célébrée.
Les mariés sont une magnifique jeune fille, portant un costume villageois populaire et un
homme sénile, horrible, qui, par son luxe, révèle son appartenance à la classe des riches.
Mais Goya — qui a traité des thèmes analogues d'autres fois — semble vouloir indiquer
par la couleur et les traits qu'il prête au marié que celui-ci est probablement d'origine
négroïde. Le contraste entre les mariés provoque les regards attentifs et ironiques de deux
jeunes femmes et de deux hommes. Le prêtre qui a probablement célébré la cérémonie a
un sourire béat et cynique à la fois et le parrain, peut-être le père de la mariée semble être
sous l'emprise d'une singulière émotion à moins qu'il ne s'agisse d'un personnage rusé et
hypocrite. Il n'y a pas de charivari — il devrait y en avoir un — mais d'autres festivités sont
prévues : un joueur de cornemuse entouré d'enfants dont l'un est galeux se trouve à la tête
du cortège 104 . Il existe des danses anciennes comme le « Baile de la boda de Foncarral »
qui correspondent à cette même pensée. Les musiciens commencent en chantant :
« Casaron en Foncarral
con un viejo de setenta,
mal sano de todas partes
a una niña de perlas! » 1 0 5

6. La « cencerrada »

A) Si le charivari d'un point de vue moral est l'expression d'une conception populaire
chrétienne de ce que doit être le mariage, du point de vue sociologique, ses dimensions sont
beaucoup plus équivoques. Il ne fait pas de doute que, tout d'abord le domaine où il peut
se développer et où, de fait, il se développe le mieux est celui d'une communauté ou d'un
quartier aux limites bien définies, Nous avons déjà vu que le Dictionnaire des Autorités la
définit comme propre à des lugares cortos. D'autre part, le décret madrilène de 1765, la
considère « comme un abus introduit dans la capitale ». Les rapports concernant les loca-

102. La nouvelle, « Le jaloux d'Estrémadure » est l'une des Nouvelles exemplaires. II existe une
excellente analyse de celle-ci dans l'édition des Nouvelles exemplaires de Ricardo Benavides Lilloi, Santiago
du Chili, s.d., p. 38-48. L'« entremes del viejo celoso » de Cervantes n'est pas unique en son genre. Dans la
Coleccion de entremeses, loas, bailes, jacaras, y mogigangas desde fines del siglo XVI a mediados del XVIII,
I, 1 (N.B.A.E., XVII) p. 40 b-46 b (n" 9). Il figure avant un autre, anonyme, intitulé « de un viejo que es
casado con una mujer moza », p. 62 a-65 b (n° 14).
103. Norina chante à la fin de Don Pasquale:
« La morale in tutto questo
é assai fácil di trovarsi
Ve la dico presto presto
se vi piace d'ascoltar.
Ben é scemo di cervello
chi s'ammoglia in vecchia età, si:
va e cercar col campanello
noie e doglie in quantità ».
104. Museo del Prado, Catalogo de las pinturas, Madrid, 1972, p. 280.
105. Coleccion de entremeses..., op. cit, p. 481 b-482 a (n» 193). Les conséquences de ce type d'évé-
nement sont dépeintes dans des entremeses tels que Marido flemático de Quiñones de Beñavente, qui est
publié dans la même Coleccion..., p. 623 b-626 a (n° 267).
92 J. Caro Baroja

lités d'une certaine importance permettent de définir le cadre dans lequel se déroule le
charivari, à savoir le quartier ou la paroisse. Enfin les éléments qui déterminent sa réalisation
sont « rustiques » : pastoraux, dans le cas des clarines, sonnailles et cornes ; agricoles quand
il s'agit de pendre outils et instruments de travail aux arbres proches de la maison des
conjoints.

B) Mais les différentes sortes de charivaris nous permettent d'établir des comparaisons de
divers types. En premier lieu, il convient de souligner la parenté des coutumes carnavalesques
et d'autres festivités avec certains des caractères essentiels qui ont été décrits. Passons en
revue, succinctement, les similitudes.
1) Dans plusieurs régions, le Carnaval est par excellence la période des tapages et
vacarmes pendant lesquels on se servait d'instruments tels que cornes et clarines.
La pratique usuelle consistait non seulement à se promener masqué avec des cla-
rines mais aussi d'attacher celles-ci à la queue des chiens et des chats afin d'en tirer
des bruits confus et désagréables 106 .
2) Deux mannequins et des pantins représentant le personnage étaient faits à l'occasion
de Carnaval, d'autres représentant Judas — et qui étaient finalement détruits —
à la fin de la Semaine Sainte, quelquefois d'autres encore, détruits dans un grand
vacarme, lors de la Saint-Jean 107 . Notons bien que le fait de représenter une per-
sonne condamnée ou condamnable par un pantin, une statue ou un mannequin
sur lequel est inscrit le châtiment ou la peine est quelque chose d'extrêmement fré-
quent en Espagne y compris sous des formes officielles. Ainsi le Tribunal de l'In-
quisition châtiait en effigie les condamnés qui étaient morts ou en fuite. Francisco
Ricci ou Rizi a représenté la forme de ces effigies à la fin du xvm e siècle dans un ter-
rible tableau qui se trouve au musée du Prado et qui a pour sujet l'autodafé de
Madrid du 30 juin 1680108. Mais nous avons connaissance auparavant de l'utilisa-
tion d'effigies du même type au cours d'événements tels que la déposition, à Avila,
de Henri IV de Castille, qui nous est rapportée par plusieurs chroniques de l'époque 109 .
3) Faire l'examen satirique des défauts d'habitants de la localité était également, à
l'époque du Carnaval, une coutume de nombreux villages110.

C) Il faut étudier, en second lieu, les rapports entre le charivari et le rituel chrétien ; ce qui
fait aussi penser que nous sommes à l'intérieur du même cycle carnavalesque, sur lequel
pèse considérablement la tradition ecclésiastique en dépit de la présence d'éléments païens
qui ont pu s'y associer pour de multiples raisons et par les biais les plus divers. Voyons les
relations qui paraissent les plus évidentes.
1) Il est clair que l'on suit servilement des éléments de la liturgie dans certains types de
charivari : par exemple en ce qui concerne la promenade des époux sous un dais
dérisoire ou l'encensement avec substances malodorantes à la place de parfums
comme l'encens. Il y a ici une inversion caractéristique des rituels ecclésiastiques.

106. J. Caro Baroja, El Carnaval (Análisis historico-cultural), Madrid, 1963, p. 53-55.


107. Id., p. 55-57.
108. Museo del Prado, Catalogo..., op. cit., p. 563, n° 1126.
109. Alonso de Palencia, Crónica de Enrique IV, decada I, livre VII, chap. vin, B.A.E. continuación
CCLVII, p. 167 a-168 b, « Hechos del Condestable D o n Miguel Lucas de Iranzo » (crónica del siglo xv),
Madrid, 1940, chap. xxv, p. 267, etc.
110. Caro Baroja, op. cit., p. 83-84. Sur les offenses entre villages, voir les p. 88-90. De plus, l'élément
satirique existe dans les mascarades de début d'année au cours desquelles on examinait ce qui s'était passé
dans la localité lors de l'année écoulée.
Le charivari en Espagne 93

Mais il faut aussi rappeler que le dais en question n'est autre que le baldaquin placé
au bout de quatre perches au moins et sous lequel le prêtre porte le Saint Sacrement
ou une image que l'on utilise au cours des processions populaires 111 . L'encensement
est aussi un élément essentiel des processions et d'autres cérémonies liturgiques qui
sont familières aux fidèles U 2 .
2) On pourrait encore penser qu'avec le charivari est établie une opposition entre la
clarine grossière et la cloche qui possède un sens liturgique puisqu'elle est bénie
pour l'usage des temples et sert dans les monastères et les églises à annoncer toutes
sortes de rites et de cérémonies ; signum, campana, glogga, clocca sont des mots
chargés de multiples sens symboliques U 3 .

D) Les éléments qui proviennent d'une espèce de vieux droit des villages médiévaux mis
en pratique de manière irrégulière et perdant peu à peu de sa vigueur ne manquent pas. Il
s'agit là de la promenade des conjoints ou des images qui les représentent d'une manière
ou d'une autre, à travers les rues et les places. Un vieux châtiment qui était appliqué d'une
part aux femmes adultères et aux maris complaisants, d'autre part aux proxénètes, ensor-
celeurs, sorcières et ensorceleuses consistait à les exposer à la vindicte publique, juchés sur
des ânes que l'on promenait à travers les rues du village où la sentence était lue ; on fouettait
ensuite les délinquants. Ceci a duré, grossièrement, jusqu'au début du xvm e siècle si l'on
en croit les nombreux témoignages littéraires dont nous disposons. U s'agissait là de la peine
de verguenza, c'est-à-dire, d'après le Dictionnaire des Autorités de 1739, l'exposition du
coupable à l'infamie et à l'humiliation publique. Le port d'un insigne indique la nature du
délit. Aussi emploie-t-on l'expression sacar a la verguenza114. Outre les références littéraires
aux promenades à âne de ce type, il est possible de trouver des illustrations iconographiques :
par exemple celle de la vue de Grenade des « Civitates orbis terrarum ».

E) La conduite des époux à travers les rues du village, sur une charrette loqueteuse tirée
par des ânes peut être mise en relation avec d'autres genres de cortèges: celui répandu et
bien connu des époux qui sont promenés dans le village et sont l'objet de plaisanteries et
d'allusions plus ou moins obscènes; celui aussi du transport carnavalesque en carrozas.
Rappelons qu'en basque, à Valcarlos plus particulièrement, le mot karrosa est employé
pour désigner la satire du type « charivari » U 5 . Au demeurant, il semble que ce mode de
transport avait dans d'autres régions d'Europe un rapport avec d'autres éléments connus.
Dans les mémoires du comte Rufini (Lorenzo Benoni) qui fut ambassadeur en Sar-
daigne, il y a une description de « charivari », célébré dans une petite localité située entre
Gênes et Nice au début du xix e siècle. On y voit qu'au centre du cortège figurent deux
énormes porcs installés sur une charrette tirée par quatre ânes et surmontée par un dais
de guimauve. La charrette s'arrête devant la maison du veuf 116 .

F) Dans un autre ordre d'idées, ce type de représentations peut ne pas sortir d'un cercle
familial. L'occasion sera alors, non pas une noce estimée contraire à la règle, mais un scan-
dale survenu dans le village ou le quartier. De tels scandales peuvent être provoqués pai un

111. Voir le Diccionario de autoridades, op. cit., Madrid, 1737, V, p. 92 b.


112. Incensar, en rendant des honneurs excessifs motivés par l'adulation, est précisément le contraire
de cette forme burlesque et méprisante.
113. Le problème est amplement traité dans le livre de Antonio Lobera y Abio, El porque de todas las
ceremonias de la Iglesia y sus misterios..., Madrid, 1781, I, chap. vu, p. 24-30.
114. Diccionario..., op. cit., Madrid, 1739, VI, p. 464 a.
115. Iribarren, op. cit., p. 116 b.
116. Mémoires d'un conspirateur, Paris, 1855, p. 4-6. Le charivari durait plusieurs jours.
94 J. Caro Baroja

adultèie ou par des motifs mineurs comme celui de la femme qui a battu son mari. Le
village devait alors également organiser une représentation satirique correspondant à une
réparation. La coutume existe aussi, ailleurs en Europe 117 .
A mon avis, le concept religieux, chrétien de « réparation » a toujours quelque chose
à voir avec l'esprit du charivari. La « réparation » est conduite à son terme dans le cadre
de l'Église catholique et consiste en une solennité religieuse réalisée à la suite d'un acte
offensant Dieu — que ce soit un sacrilège considérable ou des péchés publics communs. Là
encore, le parallèle avec des pratiques semblables pendant la période du Carnaval reste
valable U 8 .
La «réparation» populaire appartient à un autre contexte. Celui-ci n'est pas stric-
tement laïque alors que certaines manifestations publiques, expression d'une protestation,
le sont (comme l'étaient les charivaris politiques). Mais elle n'appartient pas davantage au
domaine religieux dogmatique. Elle prend place dans un système d'origine populaire qui
reste à cheval entre la laïcité pure et la religiosité dérivée du modèle dogmatique. Il s'est
produit un phénomène identique à propos d'autres aspects de la vie populaire des commu-
nautés paysannes européennes, depuis fort longtemps.

ANNEXE

Dans un roman de mon oncle Pio Baroja (1872-1956) écrit en 1922 et publié l'année suivante
figure une ample description d'un charivari, qui aurait pour cadre le village d'Ainhoa dans
le Labourd à proximité de la frontière espagnole, à l'époque de la première guerre carliste.
Sans doute mon oncle — qui s'était installé là depuis 1912 — a-t-il assisté à une tobera
mustra peu après la guerre de 1914-1918 et l'a transposée dans le passé. Le prétexte est
constitué par les agissements d'un officier carliste espagnol réfugié en France. Celui-ci,
marié à une fille du village va vivre avec sa belle-sœur. Au bout de l'an, la belle-sœur était
enceinte et l'épouse, en fureur, avait corrigé l'officier. Celui-ci était parti lorsque la popu-
lation, profitant de l'absence de gendarmes qui s'étaient déplacés à la localité voisine d'Espe-
lette, avait organisé la représentation. Le texte me semble valoir la peine d'être transcrit
pour les passages les plus intéressants. Pour d'autres, je me contenterai d'un résumé 119 .

I) « Le spectacle fut célébré sur des tréteaux improvisés sous un grand portail. Au milieu
assis sur des bancs se trouvaient des hommes déguisés en femmes jouant le rôle des Basa
andriac (femmes du bois) qui devaient juger l'affaire. Ces Basa andriac étaient des personnages
grotesques, modèles d'ivrognes de village aux visages malicieux et moqueurs. Us portaient
des jupes, des jupons, des fichus sur la tête et étaient aimés de balais. Aux côtés de ces dames
étaient présents leurs maris vêtus de peaux d'animaux et portant les cornes correspondantes ».

II) Le romancier donne à un spectateur installé dans un café des explications fournies par
un garçon de l'établissement. Ainsi apprend-on que les Basa andriac étaient le barbier, le

117. A. de Gubernatis, op. cit., p. 215-216, n. 3. Il y narre un cas survenu en 1858 dans le val de Stuva.
118. C a r o Baroja, op. cit., p. 91-92.
119. El amor, el dandismo, y la intriga, Madrid, C a r o Raggio, 1923, 4 e part., chap, vu, p . 197-202. La
nouvelle est datée d'Itzen, octobre 1922 et le chapitre est intitulé « Las bacantes vascas de A n o a ».
Le charivari en Espagne 95

marchand d'espadrilles, le sacristain, le fabricant de chisteras et le savetier. Le plan de la


représentation était le fruit de la collaboration du sacristain, Dominique Elissalde d'Elissa-
garay et du barbier, Jean-Pierre d'Irumberry, ce dernier personnage spirituel sur qui les
anecdotes ne manquent pas.

III) « Le président des Basa andriac fait sonner une clarine et se met à crier 'la séance est
ouverte! Qu'on fasse entrer le prévenu!' Deux avocats revêtus de toge de percale noire,
deux gendarmes, l'espagnol, sa femme et sa belle-sœur, tous terriblement maquillés, mon-
tèrent alors sur la scène ». L'accusé avait un nom symbolique — Garbanzon (gros pois
chiche) — qui rappelait sa nationalité. Il avait un tricorne de papier sur la tête et une épée
de bois dans la main. Il avait en plus des favoris et une glabelle sombre. Il ne cessait de
fanfaronner. Son nom complet était celui de Don Pepito Garbanzon de los Prados.

IV) «Celui qui jouait le rôle de l'épouse de Monsieur Garbanzon était un homme très
grand et très mince portant une perruque et un nœud rose sur la tête et celui de la belle-
sœur était tenu par un petit homme vêtu d'une jupe courte, la poitrine et le postérieur remplis
de chiffons, tenant un pantin à qui il susurrait des chansons et feignait de donner à têter ».
V) Baroja n'avait aucune sympathie pour les carlistes espagnols, aussi en profitait-il pour
ridiculiser l'accusé en tant que tel. L'officier provoque le désespoir du président lorsqu'il
veut énumérer tous les titres de Don Carlos comme roi légitime de Castille, Léon, Aragon,
des Deux-Siciles, de Jérusalem, de Navarre, etc. On finit par lui placer un bouchon sur la
bouche comme à une barrique de cidre.

VI) Commence alors un dialogue burlesque. Le président demande au prévenu pourquoi


il délaissait sa femme et rejoignait sa belle-sœur. Don Pepito allègue que sa belle-sœur est
plus « en chair » et que sa femme « n'a rien ». Celui qui joue le rôle de l'épouse se met à
l'insulter et dévoile une poitrine velue pour démontrer le contraire. L'accusé, méprisant dit
« quelle peau d'ours! ». En revanche l'énorme poitrine et le postérieur remplis de chiffons
de la belle-sœur provoquent son enthousiasme.
VII) La belle-sœur berce l'enfant et chante. L'épouse légitime, furieuse, prétend que l'enfant
est le sien. Elle veut lui donner à têter, le met à plat ventre et finit par lui donner son doigt
à sucer.
VIII) On tente ensuite de savoir si Don Pepito a été oui ou non, corrigé par sa femme et
de quelle manière. C'est l'occasion pour le couple d'échanger des coups de roseaux et pour
que tout le monde, y compris les gendarmes participe à la bagarre.

IX) Enfin vient la sentence prononcée par les Basa andriac. Ils déclarent le mari coupable
d'avoir connu sa belle-sœur et la femme coupable d'avoir battu son mari.

XII) « Après cette délibération, le président lit la sentence.


Article premier. — Étant donné que la femme de Don Pepito Garbanzon de los Prados
n'est pas assez charmante pour avoir des enfants, cette tâche est confiée à la belle-sœur dont
les aptitudes sont supérieures.
Art. 2. — L'épouse de Monsieur Garbanzon peut continuer à vivre dans la maison
pour préparer les repas, balayer l'escalier, nettoyer les bottes, laver les assiettes et autres
accessoires, comme par le passé.
Art. 3. — Comme il n'est pas démontré que Madame Garbanzon ne peut avoir d'enfants,
Monsieur Garbanzon, Don Pepito, devra partager sa couche une fois par an. Afin d'éviter
la répétition des faits, tout objet de caractère contondant qu'il soit de roseau, de bois ou
d'autre substance devra disparaître de la maison de Monsieur Garbanzon ».

XIII) « A la fin de la sentence, les Basa andriac se levèrent, brandirent les balais, empoi-
96 J. Caro Baroja

gnèrent Don Pepito et se mirent à pousser des cris stridents et à agiter les clarines. Les maris
cornus mugissant avec force se joignirent au tapage ».
XIV) « Après le jugement on prépare la farandole. Tous la main dans la main, y partici-
pèrent au son de la flûte et du tambourin et se rendirent sur la place où l'on dansa un fan-
dango effréné ».
Le charivari en Sardaigne *

CLARA GALLINI

Nous examinerons ici deux rituels collectifs dont la fonction est manifestement sociale et
politique et qui appartiennent tous deux à cet ensemble de comportements, variés et grossiers,
auquel les folkloristes attribuent le nom, devenu désormais générique et conventionnel,
de charivari.
Le premier rite consiste en un chahut exécuté par une bande de jeunes célibataires
devant la maison d'une personne qui a accompli certaines infractions concernant la fonda-
tion de la famille. Il porte des noms différents selon les localités et selon les zones : pour
abréger la discussion nous l'indiquerons sous le nom de sa corredda qui semble être le plus
répandu.
Le second est la « mise à califourchon sur l'âne » d'un représentant de l'autorité, fonc-
tionnaire ou ecclésiastique, qui comme punition pour abus de pouvoir, est chassé au milieu
des lazzis et des bruits.
Les deux rites semblent être une réélaboration locale d'un modèle à diffusion euro-
péenne (que pour abréger nous nommerons charivari) et qui, en Sardaigne, se façonne en
fonction des nécessités socio-culturelles locales spécifiques. Deviennent particulièrement
intéressantes dans ce contexte les deux polarisations différentes du chahut rituel traditionnel
qui, d'un côté, se définit comme une confirmation des valeurs familiales et, de l'autre,
comme une prise en charge dynamique des valeurs politiques et contestataires. Désormais
nous nous trouvons face à deux rites, structurés de manière très différente et qui, justement
par rapport à cette diversité structurale et fonctionnelle, ont eu des destins historiques
différents. Sa corredda a, peu à peu, disparu des pays de la Sardaigne dans le laps de temps
qui va, en gros, de l'après-guerre jusqu'aux années 60 (on n'en enregistre plus désormais
que des épisodes sporadiques tandis que sa disparition est parallèle à la crise de la famille
agro-pastorale traditionnelle). La promenade à califourchon sur l'âne est une institution
encore très vivante et elle tend à prendre des contenus civils et politiques toujours plus
conscients.
Malheureusement, la documentation historique et ethnologique sur le sujet est quasiment
inexistante 1 et moi-même, pour une série de raisons négatives, indépendantes de ma volonté,

* Traduit de l'italien par Martine Boiteux.


1. La documentation sur le sujet est quasiment inexistante. Les fonds relatifs à l'expulsion d u prêtre
à califourchon sur l'âne se taisent totalement p a r p u d e u r (des sondages d'archives ont donné des résultats
également négatifs). Q u a n t au rite de sa corredda, aucun folkloriste ne s'en est occupé de façon systématique,

Le charivari, École des Hautes Études!Mouton, PP- 97-108.


98 C. Gallini

j'ai dû me limiter à une collecte d'informations, en vérité sommaire et peu orthodoxe 2 .


Dans ces limites je chercherai quand même à présenter les informations que j'ai pu
obtenir et également quelques interprétations, qui ne prétendent pas aller au-delà d'un
honnête et prudent essai.

1. « Sa Corredda »

Le vacarme, que les jeunes accomplissent lorsqu'une loi fondamentale de la famille est
enfreinte, porte des noms divers, selon les localités et selon les zones. Il peut s'appeler
sonazza 3 et souligner ainsi le caractère parodique et moqueur d'un bruit, qui entend surtout
s'opposer au son et à la mélodie des sérénades. Le nom de tintennadda est également attesté 4.

si l'on excepte une note très brève de G. Calvia, « Sas correddas », in « Miscellanea », Riv. Trad. Popol., II,
1884, fase. I, p. 33 (se référant à la localité de Mores et au Campidano). Nous disposons de quelques infor-
mations, dans l'ensemble ponctuelles, G. Casalis, Dizionario degli stati di S.M. il Se di Sardegna, Turin,
1934 sq. (se référant à : Bosa Nuova, vol. VIII, p. 36-37, Sedilo, vol. XIX, p . 756). Casalis n'était pas un
folkloriste, mais son dictionnaire constitue une source accréditée. Ici s'achèvent les sources imprimées.
Les raisons d'un tel désintérêt doivent peut-être, pour une part, être recherchées dans le bas niveau et
l'insuffisance des études sur le folklore sarde, au moins jusqu'à l'après-guerre. Le caractère épisodique du
rite — qui du reste répond à des modèles stéréotypés — doit avoir contribué à ne pas le faire prendre en
considération. Nous avons enregistré un type analogue de non-attention à propos des rituels sardes de
l'Argia qui sont un faciès régional du tarantisme méditerranéen: C. Gallini, I rituali sardi dell'Argia,
Padoue, 1967.
Quant aux sources documentaires de sa corredda, les seules informations, à ma connaissance, sont
celles tirées du Liber chronicus du curé du village de Ulassai, La parrochia ed il mio popolo di Ulassai —
Notandi fatti dal parroco sac. Luigi Mulas per la storia, cominciando dal dicembre 1880 fino al 25 maggio
1913 — in cui presse possesso dell'Arcipretura di Tortoli, mss. près l'Archivio Vescoville de Lanusei, publié
par C. Gallini, Diaro di un parocco di villagio, Cagliari, Edes, 1978. Le journal rapporte six cas (10 et
11.2.1886; 3.9 et 5.10.1892; 16.4.1893; 21.3.1898; 21.7.1904), quatre relatifs à des naissances illégitimes,
un à des relations extraconjugales et un à un changement de fiancé où la fille est déclarée coupable.
On remarque, du reste, qu'en Sardaigne, le charivari n'a jamais été l'objet d'interdiction de la part des
autorités ecclésiastiques : il n'y en a pas le moindre petit signe dans la littérature synodale. Quant aux éven-
tuelles interdictions de la part des autorités politico-administratives, les premiers sondages d'archives que
j'ai effectués n ' o n t donné jusqu'à présent que des résultats négatifs.
2. Étant donné l'absence de sources historiques, l'enquête ethnographique a constitué l'instrument
prédominant d'information. Avec ses avantages et ses limites: l'avantage de donner la possibilité d'analyser
toutes les dynamiques sociales qui se soumettent au rite et que dans le passé la documentation folklorique
négligeait habituellement; la limite de ne pas permettre une information diachronique, avec le risque consé-
cutif de nous faire retenir comme structurales certaines caractéristiques qui n'ont peut-être qu'une origine
récente. Dans l'ensemble, notre reconstruction des deux rituels a réussi à couvrir l'ère des cinquantes der-
nières années ; ce qui est aussi la durée maximale de la mémoire collective de village.
Mais, je disais que mon enquête ethnographique a été peu orthodoxe. Lorsque j'ai dû la commencer
je ne disposais que de quelques souvenirs fragmentaires: des récits d'expulsion de prêtres, dont chaque pays
de l'intérieur apporte des témoignages. Mais, pour des raisons physiques, j'ai été contrainte de rester à
Cagliari. J'ai alors commencé à interroger amis et collègues: personnes en général de 40-50 ans, nées et
élevées dans u n village, puis émigrées en ville où elles exercent des professions intellectuelles. L'échantillon
n'était certainement pas représentatif. Mais chacun provenait d'un village différent, et avait participé ou
assisté, dans sa jeunesse, au moins à une corredda ou à une expulsion sur l'âne et surtout — sur la base d ' u n
type de sensibilité sociologique désormais acquise par un bon nombre d'intellectuels •— chacun était en
mesure de m'aider à analyser les dynamiques sociales complexes présentes dans le rite et souvent bien
masquées derrière sa façade. Bref, ils étaient les classiques informateurs privilégiés auxquels le chercheur
sur le terrain s'adresse d'habitude. Avec la différence qu'ils avaient étudié et s'étaient transférés en ville
et, par conséquent, que je pouvais faire mon enquête commodément chez moi. On pourrait finalement
arriver à la conclusion théorique, qu'aujourd'hui, avec l'abandon des campagnes, cela reste l'unique
moyen de faire de l'ethnologie historique...
3. Casalis, op. cit., vol. II, p. 533, Calvia, loc. cit.
4. Casalis, op. cit., vol. XIX, p. 756 (Sedilo).
Le charivari en Sardaigne 99

Plus diffusés semblent être les noms de corredda 5 ou correddas (cornet, au singulier et au
pluriel), corronedda (id.) 6, correddada 7 , termes qui font évidemment référence aux cornes 8 .
Ces derniers noms pourraient rappeler ces processions (parodiques ou de dérision) d'un
personnage à califourchon sur un âne et couronné d'une paire de cornes, si largement attes-
tées depuis le folklore médiéval 9 . Mais à la corredda sarde manque — au moins dans l'état
actuel de notre information — un parallèle rituel analogue.
Les occasions du rite sont les secondes noces d'un veuf ou d'une veuve, les noces d'une
personne âgée avec une jeune, le changement de fiancé d'une jeune fille, une grossesse illégi-
time, un adultère voyant. Les acteurs du chahut sont les jeunes gens, de 14 à 20 ans environ,
réunis en bandes. Les lieux d'exécution du rite sont les rues du pays, traversées avec tapage,
jusqu'à l'habitation de la personne ou des personnes que l'on entend tourner en dérision :
là le groupe s'arrête et émet longuement sa protestation sonore. Selon un vieux témoignage
le rite pouvait se dérouler également de jour 1 0 ; quant à nous, nos informations ne se compo-
sent que d'exemples d'exécutions le soir ou la nuit, débutant vers la tombée du jour et se
poursuivant jusque très avant dans la nuit. Le plus souvent sa corredda était répétée plusieurs
jours : au moins trois, mais aussi davantage u . Dans le cas d'un mariage de veufs ou de
personnes âgées cela pouvait se terminer par des bals et des beuveries, offerts par le nouvel
époux ; dans les autres cas, la raillerie suffisait à assouvir la vengeance sociale.
Ceci, en résumé, est le rite de sa corredda, que nous examinerons maintenant comme
message social particulier, en en analysant peu à peu ses diverses composantes, ses agents,
sa forme et les destinataires correspondants.

Les acteurs et les metteurs en scène

Les acteurs de sa corredda et les porteurs manifestes de son message sont les groupes de
jeunes âgés de 14 à 20 ans environ. En sont pratiquement exclus les enfants, mais aussi les
éventuelles personnes du même âge que les mariés. Il n'y a pas en Sardaigne d'équivalent
de ces organisations de classe d'âge qui formalisent dans une association de jeunesse tout
ce qui, ici, reste au contraire structuré de façon informelle. Le groupe de jeunesse qui chahute
pour sa corredda se cristallise sur la base de groupes amicaux préexistants —• « cliques » —
qui pour les jeunes du pays représentent le moyen le plus ordinaire de manifester leur
sociabilité.
Nous n'ignorons pas les hypothèses qui jusqu'à présent ont été avancées autour du rôle
des jeunes célibataires dans le charivari 12 . Néanmoins, sans les exclure a priori, nous avons
voulu reposer la question ab ovo, nous demandant comment on arrivait à organiser une
corredda et quelle était l'attitude des adultes, hommes et femmes, dans leurs confrontations.
Nous soupçonnions en fait que, pour ce rituel, également, on pourrait vérifier quelque chose
d'analogue à ce qui advient pour le jeu des enfants ; bien que ces jeux aient pour seuls acteurs
des êtres jeunes, leurs auteurs sont des adultes ; et ces adultes, à travers le symbolisme

5. A. Torralba.
6. Calvia, loc. cit.
7. A. Thiesi.
8. Dans le journal inédit du curé de Ulassai, op. cit., à la date du 6 octobre 1892, on note: «cette
nuit encore la jeunesse continue le chahut avec les même instruments musicaux!... Cornes... »
9. Le document peut-être le plus ancien se trouve dans la Cena de Giovanni Immonide: C. Ginzburg,
Folklore, maggia, religione, in Storia d'Italia, vol. I, I caratteri originali, Turin, 1972, p. 609.
10. Calvia, loc. cit.
11. Sur ce point concordent aussi bien les rares sources écrites que nos informations directes.
12. Voir, parmi les dernières, C. Gauvard et F. Gokalp, « Les conduites de bruit et leur signification
à lafindu Moyen Age: le charivari », Annales, E.S.C., 3, 1974, p. 714 sq.
100 C. Gallini

ludique, conduisent les jeunes enfants à assimiler les principales règles sociales 13 . De toute
façon, même si la réalité était un peu différente, il reste le fait qu'une corredda demeure
inexécutable sans un minimum de complicité des adultes, lesquels autrement disposeraient
de nombreux moyens pour l'éviter.
Notre première découverte a été celle-ci : les metteurs en scène de tout le spectacle ne
sont pas les jeunes, mais les femmes. Peut-être n'en est-il pas toujours ainsi, dans certains
cas le bistrot peut aussi être le lieu où l'on décide d'organiser une corredda. Mais de la
reconstitution attentive de quelques cas nous avons tiré la certitude que souvent il revenait
aux femmes d'être les protagonistes réelles du rite, dont elles confiaient l'exécution aux
autres, parce qu'il aurait été inconvenant pour elles de s'exposer en public. Tout ce qui
touche à la sauvegarde de la famille en tant qu'institution intéresse autant l'homme que la
femme, mais dans une plus grande mesure cette dernière, s'il est vrai qu'elle tire son rôle
social avant tout de son rôle familial. Voilà pourquoi la honte sociale la frappe directement,
l'offensant presque comme un affront fait à sa personne. Lorsque l'infraction à la norme
familiale est arrivée au maximum de la notoriété, lorsque le scandale est à son comble, les
femmes informent les jeunes de la maison. Et la transmission des nouvelles se fait plutôt
de manière dramatique, sur un ton surexcité, avec des gestes emphatiques, et exclamations
d'horreur et de mépris : « It'irgonza! (Quelle honte!)... »
Les femmes orientent ainsi les jeunes vers la vengeance sociale, les poussant littéra-
lement hors de la maison et leur fournissant des armes métaphoriques : les cuivres suspendus
dans la cuisine, les sonailles restées en réserve dans un coin. Une fois dans la rue, le premier
noyau de jeunes désormais préparés au tapage, grossira peu à peu jusqu'à former un groupe
d'une vingtaine de personnes au moins.
Il faut bien faire attention au fait que les principaux instruments sonores de sa corredda
sont constitués de casseroles et de couvercles. On n'en manque jamais. Mais qui les a fournis
à la bande? Est-il pensable qu'un jeune emporte hors de la maison un des instruments de
production et, en même temps, un des biens de prestige les plus essentiels pour la femme :
ses cuivres bien astiqués accrochés aux murs de la cuisine? Pour le faire il faut au moins
son consentement. Et quelquefois son invitation, comme on l'a vu. En fait les cuivres, une
fois le désordre terminé — c'est-à-dire chaque soir pendant au moins trois jours —, sont
restitués à la maison.
En résumé, les exécuteurs du rite ont des mandants : les femmes. De plus, pour toute
sa durée, sa corredda se déroule avec le consentement tacite de tout le monde adulte. A la
femme n'est pas consenti le droit de sortir en public, sinon pour des motifs religieux ; le mâle
adulte estimerait peu sérieux de chahuter, d'autant plus que ces questions sont du domaine
des « affaires de femmes ». Une fois mise en mouvement la bruyante machine de sa corredda,
l'attitude la meilleure pour tous sera une indifférence feinte ou une désapprobation purement
formelle qui, de toute façon, équivalent à un consentement. On restera à épier derrière les
portes et les fenêtres des maisons, ou bien, dans la rue se formeront des petits groupes de
personnes (hommes et femmes), qui feindront de passer par là pour d'autres motifs, sans
prêter visiblement attention au spectacle qui est en train de se dérouler à quelques mètres
d'eux, et qui est fait aussi pour leur plaisir.
D'autre part le fait que la scène de chahut se déroule surtout au crépuscule ou de nuit,
permet de pousser au maximum l'hypocrisie rituelle des adultes qui finiront par se retirer
à la maison et laisser la bande libre de s'ébattre à son gré! Mais désormais nous savons
que même la liberté des jeunes est conditionnelle.
Dans l'ensemble, sur eux s'exerce ainsi une paradoxale pédagogie sociale, dont la
finalité est leur prochain avènement au rôle de ces mâles adultes : pédagogie de violence,
comme beaucoup de lois sociales du monde agro-pastoral, qui connaît et exerce le contrôle

13. Cf. M. Atzori, / giochi dei bambini in una comunità sarda, Uomo e Cultura, IV, 7-8, 1971, p. 165 sq.
Le charivari en Sardaigne 101

social le plus souvent à travers des moyens répressifs 14 . Dans le cas de sa corredda, la péda-
gogie par la violence et par la répression semble se produire pour le jeune à travers le hur-
lement, la moquerie, l'injure, dans ses confrontations avec celui qui viole la norme. A son
tour, l'injure se connote, comme nous le verrons, de contenus sexuels. Moment d'explosion
pour une sexualité juvénile réprimée, le ton des injures de sa corredda n'est pas très différent
de l'esprit de ces manifestations carnavalesques parmi lesquelles, aujourd'hui encore ne
manque jamais le char allégorique des « putains » 1 5 .

Le message
L'élément le plus caractéristique de sa correda est certainement l'usage de bruits forts et
dissonants. Retenons aussi que cette désarticulation sonore est un concept culturellement
déterminé à mettre en rapport avec le contexte social et culturel auquel il appartient.
Pour faire du bruit on emploie divers instruments. Les instruments impropres prédo-
minent : chaînes, barres de fer (traînées sur le pavé), boîtes, bidons, couvercles, marmites,
casseroles que l'on traîne s'ils sont petits et de peu de valeur, que l'on frappe l'un contre
l'autre, ou au moyen de morceaux de bois. On peut aussi tirer des coups de fusil.
Parmi les instruments appropriés on choisit ceux qui se prêtent le mieux à émettre des
sons bruyants et désordonnés : trompettes de férule, conques marines (dans les pays côtiers),
sonailles et grosses crécelles de bois (matraccas). Les matraccas sont des instruments pro-
ducteurs de bruit, employés uniquement pour des occasions rituelles, et en particulier entre
le jeudi et le samedi saints. Ordinairement les sonailles ne sont pas conçues comme des
moyens producteurs de bruit : en effet leur son varie en fonction de la foi me et de la taille
de l'instrument et celui-ci est accordé par l'artisan avant d'être mis en vente. Le berger
choisit les sonailles sur la base de ses préférences musicales, pour arriver à faire su conzertu
(le concert), c'est-à-dire une composition harmonique des sons de son troupeau qui lui sert
à la fois de signe pour distinguer son propre bétail et d'agréable accompagnement musical
aux heures de solitude. Le son de la sonaille deviendra bruyant lorsque l'instrument sera
agité par beaucoup de personnes ensemble le plus rapidement et le plus chaotiquement
possible.
Il y a finalement les instruments vocaux : sa correda s'accompagne de cris, sifflements,
pernacchia (son à caractère dérisoire fait avec la bouche). Souvent les bruits dissonants se
mêlent aux injures, toujours criées. Dans quelques localités (par exemple Mamoiada) parmi
les cris et les bruits on peut intercaler des chants, au contenu toujours injurieux, dont
l'exécution est confiée à un soliste. Toutefois une corredda uniquement chantée avant le
contexte fondamental du vacarme, serait inconcevable.
Comme on le disait plus haut, le bruit injurieux est l'élément connotatif de sa corredda,
le symbole principal qu'on y emploie. C'est un précieux message social que nous devrons
décoder. Nous en isolerons les trois éléments constitutifs : la connotation injurieuse, le
volume des voix et des sons, la relative dissonance.
Sa corredda se déroule toujours dans un contexte fortement railleur. Ses cris se distin-
guent, par exemple, de ceux d'une lamentation funèbre, soit par l'articulation sonore
différente soit par le contexte différent dans lequel ils sont exécutés, et par le type d'intention
dont on les accompagne. L'intention est également un fait social.
Nous ne disposons que de peu de mémoires et d'aucune documentation quant au texte
exact des injures criées ou chantées. On sait toutefois qu'elles étaient surtout d'ordre sexuel.
On se moquait de l'intempérance, aussi bien de la femme que de l'homme. Par exemple,

14. Cf. C. Gallini, Dono e malocchio in Sardegna, Palerme, 1972 (sur l'idéologie du mauvais œil comme
forme de contrôle social de type répressif).
15. Le plus récent char allégorique des puntane (déformation ironique de puttane dans une inscription
sur une grande pancarte), nous l'avons vu au carnaval de Bosa en 1976.
102 C. Gallini

on pouvait demander à un veuf : « Mais qu'est-ce que tu fais? Une femme ne te suffisait-
elle pas? Tu en as encore envie? ». Il était inévitable que la femme soit offensée par l'épithète
de bagassa (putain), scandée en chœur. On se moquait des vieux avec des demandes plai-
santes telles : « Mais tu nous la ferais ? ». Enfin on repropose toute une éthique sexuelle,
dans laquelle se marque tout changement de partenaire et se confirment ces valeurs de
continence sexuelle et de puissance virile, une famille entendue comme noyau de production
et de reproduction.
Le ton et la gravité des injures devait pourtant probablement varier. En tant que
message satirique-injurieux, sa corredda accentue un des deux pôles de sa tonalité — pen-
chant tantôt du côté du satirique tantôt du côté de l'injurieux, de toute façon jamais sans
l'un des deux, selon le degré du blâme social et selon la relative gravité de l'infraction à
dénoncer. Le degré de l'infraction à la norme sociale (dans notre cas : familiale) varie selon
la position du responsable dans la hiérarchie familiale. L'infraction la plus grave — celle
accomplie par une femme célibataire — sera donc celle qui réclame le maximum d'injures.
L'infraction du veuf qui se remarie réclamera plutôt des lazzi et des moqueries, même si
la plaisanterie est toujours un peu lourde.
Une intention précise de publication amène à accroître le volume des voix et des sons :
on crie fort pour appeler la communauté toute entière à s'acquitter de ses propres devoirs.
Ceci est la règle, surtout dans les occasions où il faut (et on le doit socialement) communiquer
qu'un équilibre familial a été rompu et que sa reconstitution réclame l'intervention de la
communauté. Dans les querelles (entre femmes à la fontaine ou dans la rue, entre les hommes
au café), dans les lamentations rituelles, se met en mouvement une dramatisation verbale
et gestuelle complexe dans laquelle le ton élevé des voix représente aussi un élément indis-
pensable, puisque celui qui crie est conscient de s'adresser à tous et estime que tous sont
non seulement en mesure d'écouter mais disposés à le suivre.
L'opposition entre parole et cri (ou poésie et chant : mais nous ne voulons pas en parler
ici) formalise, sur le plan communicatif et symbolique, la même opposition qui existe entre
famille et communauté et qui constitue le donné structural de référence. Dans le système
social et économique des villages de la Sardaigne — avant le très récent processus de destruc-
tion — la famille agro-pastorale constituait encore le noyau fondamental de production
et se trouvait placé en rapport dialectique avec la communauté, organisme essentiellement
social et constitutif du consensus. L'opposition famille-communauté présente donc les
caractères non pas d'une opposition complémentaire, rigide et prédéterminée, mais d'un
rapport dialectique et dynamique, où les deux termes agissent l'un sur l'autre de manière
continue. Sur le plan des formalisations symboliques, nous verrons que l'opposition entre
parole (familiale) et cri (social) s'articule aussi selon une série complexe de passages, qui
sont les indices de la complexité des relations entre famille et communauté.
Les cris de sa corredda sont l'apogée et la conclusion d'un long processus antérieur
concernant le fait communicatif inter- et intrafamilial. Pour ce qui regarde le milieu étroi-
tement familial, il est juste que ce qui se dit à l'intérieur de la maison ne soit pas entendu
des voisins : la « critique », les « mauvaises langues » pourraient s'en donner libre cours. Se
suffisant à elle-même sur le plan économique, la famille est également «exclusive » 1 8 sur
ce point. Mais dès qu'un fait dépasse par son importance les rapports interfamiliaux —
soit un fait positif comme des fiançailles, soit négatif comme une grossesse illégitime — sa
nouvelle est aussitôt répandue de bouche à oreille, de famille en famille, à travers une forme
de communication directe et personnelle. Ce sont des « murmures » et des « voix » qui
s'accompagnent toujours de commentaires, positifs et/ou négatifs (la « critique »). Une
nouvelle qui fait « scandale » et « honte » arrive — et elle doit arriver — par cet intermé-

16. Sur la famille agro-pastorale sarde et sur son « exclusivisme » voir notamment L. Pinna, La fami-
glia esclusiva. Parentela e clientelismo in Sardegna, Bari, 1971.
Le charivari en Sardaigne 103

diaire « sur la bouche de chacun ». C'est seulement à ce moment précis que du niveau de la
parole interpersonnelle (interfamiliale) on peut passer à celui du cri choral. Sa corredda
est avant tout une manifestation publique qui, avec des tons très hauts de voix, stigmatise
un fait notoire scandaleux, parce que le groupe s'affirme en tant qu'unité sociale dont la
cohésion menacée est à reconstituer.
Reste à examiner le fait que les sons émis pendant sa corredda doivent être le plus
dissonants possible. Et ceci n'est pas fortuit. Si cette désarticulation des sons est employée
intentionnellement, elle devient symbolique et exprime une métaphore, dont le processus de
codification et décodification est le fruit d'un travail social et collectif.
De la logique inhérente au rite de sa corredda il résulte clairement que la désarticulation
des sons symbolise une désarticulation, un broyage advenu sur le plan des rapports sociaux.
Notre lexique quotidien emploie aussi la métaphore de la « rupture », du « broyage » pour
indiquer la violation d'une norme.
Sa corredda a recours à une métaphore sonore. Elle le fait parce que tous doivent
entendre et en déduire le scandale et en tirer une leçon. Mais elle le fait peut-être aussi pour
d'autres raisons. La norme sociale, que chacun contrôle quotidiennement, ne demande pas
à être explicitée chaque fois par des paroles : on l'exécute, et cela suffit. Son code fait partie,
en définitive, de ces lois qui sont « muettes », non seulement parce qu'elles sont « non
écrites », mais surtout parce qu'elles dirigent la « praxis » quotidienne, sans que chacun
doive, d'une fois à l'autre, les redéfinir et les expliciter (si on le faisait, alors adieu à l'efficacité
de l'action!). Une infraction aux lois est comme un hurlement qui rompt le déroulement
quotidien et silencieux de la norme. Et voici, de nouveau, le rituel collectif qui se fait instru-
ment de dénonciation sociale à travers l'emploi d'un langage métaphorique auquel tous
participent.

L'emploi rituel du bruit


La méthode que, jusqu'à présent, nous avons suivie pour le décryptage du symbolisme du
bruit employé en une occasion rituelle s'écarte évidemment de la méthode structuraliste.
Nous pensons que la première opération heuristique à devoir être accomplie, pour com-
prendre la genèse et la structure d'un symbolisme rituel, est d'en confronter les formes avec
celles des rapports sociaux de production. Cette confrontation nous permet de relever dans
certains cas (comme dans celui de sa corredda), la présence d'oppositions, dans d'autres
(comme nous avons eu l'occasion de l'examiner dans divers exemples 1 '), la présence d'homo-
logies. De toute façon, la forme du langage du rite révèle son propre système de cohérence
seulement si elle est mise en relation, point par point, avec la forme assumée par les rapports
de production propres à une formation sociale donnée.
Pour ces raisons, et spécialement pour des raisons de méthode, on ne peut partager la
thèse de Lévi-Strauss, qui attribue au bruit la fonction d'élément médiateur de « conjonc-
tions difficiles » comme celle du ciel et de la terre au moment du solstice ou de l'homme et
de la femme qui s'unissent en mariage en dehors de la norme 1 8 . La taxinomie lévistraus-
sienne, qui assimile le cosmique au social, finit en effet par faire dériver le second du premier,
et non le premier du second, ou en quelque sorte tous les deux d'un a priori logique, d'où
le terme « conjonction difficile », dont la raison théorico-pratique nous échappe.
Comme preuve de notre thèse nous pouvons prendre toute la casuistique des emplois
rituels du bruit pour lesquels l'occasion ne serait pas constituée par une infraction à une

17. Par exemple le mauvais œil déjà cité, pour lequel on renvoie à notre Dono e malocchio, op. cit.
18. C. Lévi-Strauss, Mythologiques, I , L e cru et le cuit, Paris, 1964, 5 e part.
104 C. Gallini

norme sociale mais par la suspension d'un ordre cosmique. Il s'agit des grandes fêtes
calendaires 19 .
La confrontation la plus pertinente est celle du carnaval, période pendant laquelle faire
du désordre et du bruit est une obligation sociale. En Sardaigne aussi, pendant le carnaval,
des bandes de jeunes circulent dans les rues en utilisant, pour faire du bruit, les mêmes
instruments que ceux employés pour sa corredda20.
Quelque chose d'analogue survient, dans certaines localités de l'île, la nuit du nouvel
an. Des bandes de jeunes —• dans ce cas, la fête assume surtout des connotations pastorales —
ramassent dans le dépôt d'ordures du pays des bidons, des boîtes, etc., et, avant de les jeter
de nouveau comme symbole d'expulsion de la vieille année, ils les utilisent comme instru-
ments producteurs de bruit dans les rues du pays.
Il y a ensuite le bruit rituel de la Semaine Sainte. Très connue et répandue également
en Sardaigne est la coutume des groupes d'enfants et de jeunes garçons circulant dans le
pays et faisant résonner les matraccas pendant les deux jours où le son des cloches est
suspendu (jeudi-samedi saint). Et puis au moment de l'ébranlement des cloches tout le pays
répond de l'intérieur des maisons, par un rite familial : chacun frappe avec force les portes
ou la table. On pense que ce geste est porteur de bonheur et de bien-être économique.
Nous rappellerons enfin les bruits typiques des fêtes : les détonations des pétards et
des coups de fusils, cette fois non pas « contre » le coupable d'une faute sociale, mais « en
honneur » d'un saint ou de la Vierge.
Le critère qui décrypte le bruit comme signe de la rupture d'une norme est-il valable
ici ? Nous croyons que oui s'il est vrai que dans la fête l'ordre social quotidien est suspendu.
Mais dans la fête, à la différence de sa corredda, l'infraction n'est pas le résultat d'un acte
individuel, et donc arbitraire : en tant que socialement reconnue et obligée, elle perd son
caractère d'infraction pour assumer celui de suspension consentie de la norme. De là, la
diversité des connotations de l'emploi rituel du bruit festif qui semble assumer une finalité
tantôt de gratuité (carnaval) tantôt de substitution d'un son absent (semaine sainte) tantôt
de bon augure pour les hommes (encore la semaine sainte) ou pour leurs saints (fêtes en
général).

L es destinataires du message et leur réponse


L'occasion sociale de sa corredda semble être, en première approximation, l'infraction à une
norme de fondation familiale. La norme voudrait qu'à chaque mariage d'un veuf et/ou
d'une veuve ou, plus génériquement, d'un vieux et/ou d'une vieille, s'accomplisse le rituel
railleur. Nous savons que, dans les siècles passés, les cas de secondes noces étaient extrê-
mement fréquents, aussi bien pour les femmes que pour les hommes, restés privés de conjoint
pour l'une des raisons si nombreuses en relation avec la faim, la misère, les épidémies. Les
plus fréquents étaient surtout les seconds et troisièmes mariages de veufs dont la femme était
morte en couches 21 . Nécessité pratique, les nouvelles noces étaient donc au centre d'une

19. Sur le code de la Fête et ses rapports avec le code quotidien, cf. notre II consumo del sacro. Feste
lunghe di Sardegna, Bari, 1971.
20. Cf. H. von Maltzan, Reise auf derlnsel Sardinien, trad. it. et notes dans G. Prunas Tola, Il barone
di Maltzan in Sardegna, Milan, 1886, p. 80: « Cagliari a encore une quantité de masques de caractère propre
à la cité. U n des plus extravagants est le berger, une hyperbolique exagération du type le plus ordinaire des
paysans sardes, le gardien de porcs... Il porte sur la tête un grand chapeau de toile cirée, et dans la main un
long bâton de pâtre avec lequel il maintient en ordre son troupeau composé de tous les gamins de la ville.
Son troupeau porte suspendues des cloches et en l'absence de celles-ci de vieilles casseroles ou quelqu'autre
objet métallique, aux fins de produire le maximum de bruit possible dans toutes les rues. De ce masque
point n'est besoin d'expliquer l'esprit: faire d u tapage, et le plus grand possible, paraît être sa tâche
principale ».
21. Je me référé aux études de démographie historique conduites par l'Institut d'Histoire de la Faculté
du Magistère de l'Université de Cagliari, encore en cours.
Le charivari en Sardaigne 105

contradiction entre la tendance à l'autoconservation du noyau familial primitif et l'urgence


d'assurer de nouvelles bases coopératives pour un groupe autrement non fonctionnel. Il
convient de noter que, dans ces cas, les destinataires du message railleur sont les conjoints,
tous les deux: on attend le jour du mariage pour faire du tapage devant l'habitation du
nouveau ménage. Mais l'interlocuteur réel est le mâle, le chef de famille : ce sera à lui de se
montrer à la fenêtre, ou de sortir sur le pas de la porte, pour offrir à boire 22 . Son geste est
un geste de réciprocité positive, qui le réintègre dans le circuit d'échanges (productifs et
cérémoniels) dont le mariage fait également partie.
Une autre occasion —• moins fréquente — de blâme social, se vérifie lorsqu'une jeune
fille passe d'un fiancé à un autre. Un épisode en a été enregistré (à la date du 27 juin 1904)
dans le journal du curé du village de Ulassai.
Il faut remarquer que — à la différence de la corredda pour les noces des veufs — dans
ces cas-là, le destinataire des injures est uniquement la femme. La honte est toute entière
rejetée sur elle : c'est elle qui a compromis sa réputation en passant d'un homme à l'autre.
Voici de nouveau confirmée la hiérarchie sociale androcratique.
Une troisième occasion de corredda est une grossesse illégitime (d'une célibataire ou
d'une veuve).
Relativement fréquente comme possibilité, elle entraîne de toute façon que le poids de
la honte sociale retombe sur la femme. Dans ce cas, la femme se trouve soumise à une double
autorité et à un double ordre d'interventions punitives : de la part de la communauté et de
la part de la famille. On me raconte avoir assisté (à Mamoiada, en 1953) à une corredda
impitoyable, au cours de laquelle les jeunes lançaient des bruits offensants et des chants
de dérision — au cours desquels intervenait un soliste — sous les fenêtres d'une jeune fille
enceinte. A chaque intervention du soliste faisaient suite les cris de la malheureuse qui, dans
la maison, était battue par son père. A l'intérieur et hors des murs de l'habitation se dérou-
lait un drame, dans lequel les acteurs étaient d'un côté les jeunes hurlant, de l'autre un père
qui, pendant les moments de silence, intervenait avec violence sur sa fille afin que tous, dans
le pays, entendent ses plaintes et sachent que justice était faite.
En résumé : sa corredda est exécutée dans tous les cas de fondation anomale d'un noyau
familial : famille rompue (par la mort d'un des fiancés) et reconstituée sur d'autres alliances ;
famille incomplète parce que formée seulement d'une mère et son fils. Se trouve confirmé
un modèle de famille patriarcale avec, pour conséquence, la subordination de la femme)
et surtout de famille monogamique, au-delà même de la mort de l'un des partenaires.
Dans ce cas, il n'y a pas de place pour l'expression d'une sexualité dont la finalité ne
serait pas la procréation légitime, pour laquelle, comme on l'a vu, on stigmatisera par des
allusions obscènes toute référence aux choix sexuels anormaux de la femme célibataire, de
la personne âgée et pour finir du veuf.
On remarque pourtant une particularité de sa correda qui la différencie de nombreux
charivaris européens: le fait qu'elle ne comporte pas l'exposition à la risée dans le cas
d'adultère. Du moins dans l'état actuel des mémoires nous n'en avons pas trouvé trace.
En effet, une société pastorale qui connaît des absences masculines, pouvant durer même
plusieurs mois, s'est trouvée dans la nécessité d'élaborer un code de relative tolérance.
Comme il n'existe pas d'institution comparable au « délit d'honneur » sicilien, on retient
ainsi communément qu'un cas d'adultère ne concerne que la famille. Il concernera toutes
les maisons et toutes les rues du villages seulement lorsque, comme dans le cas des amants
de Ulassai, leur relation s'étale trop en public.
Arrivé à ce point, il ne reste plus qu'à se demander quel est le sort de la personne mise
au pilori, une fois terminée la vengeance longue et peu plaisante. On l'a vu en partie : les

22. Sur les bals et les beuveries consécutifs à la corredda pour les secondes noces de veufs, cf. aussi
Casalis, op. cit., passim.
106 C. Gallini

cas qui réclament un blâme social mineur (noces de veufs) peuvent éventuellement s'accom-
pagner d'actions de réciprocité cérémonielle dont la finalité est la réintégration immédiate
du nouveau noyau familial ; les cas qui réclament un blâme social plus grand (fautes fémi-
nines) finiront dans l'éventualité la meilleure, par des coups sur la femme, et de toute façon
sans possibilité d'une réponse sociale positive.
Mais le rite conclue aussi la leçon, et sur le sujet on ne reviendra plus. La mère illégi-
time élèvera son fils dans la maison de ses parents, et trouvera peut-être un veuf disposé à
l'épouser. La jeune fille accusée d'être volage convolera en justes noces avec son second
fiancé. Quant au veuf ou au vieillard, si la désapprobation publique a attendu jusqu'à son
mariage pour s'exprimer, elle ne pourra être suivie que par la tolérance générale.
La plaisanterie a donc été à la fois dénonciation sociale, punition sociale, mais aussi
début d'une réintégration familiale et communautaire.

2. Mettre à califourchon sur l'âne

D'après la littérature folklorique il semblerait que la «chevauchée à rebours sur l ' â n e »


appartienne aussi à l'ordre des manifestations du genre charivari. Dans le folklore français
elle est organisée par des jeunes et peut avoir comme acteur et principale victime un mari qui
a failli à son rôle, se laissant dominer par sa femme (mari « cocu », battu par sa femme, etc.) 23 .
Sa promenade cruelle et grotesque à travers le pays le laissera triste et en piteux état ; mais on
pense qu'elle doit lui servir de leçon et lui apprendre à mieux se conduire à l'avenir.
La Sardaigne a réélaboré ce modèle de manière extrêmement autonome, en l'adaptant
à ses propres nécessités sociales et surtout en le transformant en signe de contestation poli-
tique. La « chevauchée à rebours sur l'âne » s'est transformée en expulsion du pays d'un
prêtre ou d'un détenteur quelconque du pouvoir qui aurait abusé de son autorité. Le préva-
ricateur est placé, toujours à rebours, à califourchon sur un âne et accompagné jusqu'à la
périphérie du pays par un cortège de personnes hurlantes et menaçantes. La fonction de
dénonciation, et en même temps de pédagogie sociale par rapport à l'événement et à la
conservation des valeurs familiales, est cassée: le charivari se transforme ici en acte politique
qui a pour objet l'éloignement de la communauté de quelqu'un qui appartient à des orga-
nisations méta-familiales et méta-communautaires, l'Église et l'État.
L'expulsion à califourchon sur l'âne se distingue et s'oppose désormais totalement
à sa corredda.
Elle n'a pas de nom spécifique : mais elle est partout indiquée comme « mettre sur
l'âne ». A la différence de noms comme sonazza, corredda, etc., qui ont une diffusion telle-
ment locale qu'ils ne sont pas compris au-delà de leur milieu, la locution « mettre quelqu'un
sur l'âne » a une diffusion régionale et elle est également passée dans le langage métaphorique.
On l'associe en général (également auprès des catholiques observants) à des sentiments
régionalistes puissants et en particulier à la conscience de posséder, en tant que peuple, une
capacité traditionnelle de contestation du pouvoir.
Malheureusement —• mais la chose est compréhensible — malgré toutes les recherches
conduites, il n'est pas resté le plus petit témoignage écrit de cette coutume, qui fait pourtant
partie d'une mémoire collective grâce à laquelle on peut souvent entendre affirmer, dans les
pays les plus divers, que « celà s'est toujours fait ainsi ». Il serait très intéressant de pouvoir
éclaircir si ce déplacement du charivari d'une dimension familiale à une autre d'ordre poli-
tique n'est pas la conséquence de transformations et de luttes de classes relativement récentes

23. Cf. parmi d'autres, A. Van Gennep, Manuel de folklore français contemporain, I, vol. II, Paris,
1946, p. 614 sq.
Le charivari en Sardaigne 107

et liées au passage de la dépendance de la Sardaigne, de l'Espagne au Piémont d'abord, et


du Piémont au Royaume d'Italie ensuite.
Ainsi, comme nous avons pu le reconstruire, le rite de « mettre sur l'âne », présente
une structure désormais très différente de sa corredda. Changé quant au destinataire du
message et à ses finalités, il a nécessairement comporté la restructuration de tous ses éléments
constitutifs. L'exécution de bruits injurieux de la part de jeunes est toujours présente, mais
elle devient une action collatérale, par rapport à la principale qui a comme protagonistes
quelques mâles adultes et un personnage à califourchon sur l'âne, et comme spectateurs
actifs un bon nombre de concitoyens. La démonstration se transforme donc en une inter-
vention chorale de l'ensemble de la population du village. On donne la plus grande publicité
à la chasse : elle advient toujours de jour, de façon à ce que tous puissent y assister (sa corredda
se déroule de nuit). La foule se rassemble sur la place, puis en vociférant, accompagne
jusqu'à la sortie du pays, le condamné et ses justiciers, c'est-à-dire le petit groupe d'adultes
qui ont assumé l'entière responsabilité de l'action. A ce cortège tumultueux s'associent
aussi les jeunes auxquels on continue à confier le rôle des exécuteurs de bruit avec les marmites,
les sonnailles, etc.
La plaisanterie est cruelle et ridicule. Un âne monté en dehors des nécessités du travail
fait toujours rire. Surtout s'il est mal monté et si les gens l'entourent, crient et font du bruit ;
incontrôlable il fait des écarts, se cabre de façon imprévue, change de direction. Il n'offre
ni le style ni la possibilité d'être guidé comme un cheval. Le cheval est l'animal noble : bien
le monter (comme les bergers savent le faire) est signe de balentia. L'âne est l'animal vulgaire
et ludique. Une course de cheval est un spectacle fortement agonistique, et on le retrouve
dans de nombreuses fêtes. Une course d'ânes — même si on la retrouve dans de nombreuses
fêtes, soit comme unique spectacle soit comme farce finale après une course de chevaux —
était toujours faite pour se divertir. On s'imagine donc la dégradation d'un prêtre ou d'un
prinzipale mis sur un âne — alors qu'il leur reviendrait de droit de chevaucher un animal
noble comme le cheval — et de surcroît contraint à se tenir à rebours sur une bête, dont il
embrasse les flancs postérieurs et dont il voit la queue, et non la tête.
Une action comme l'expulsion sur l'âne est non seulement complexe, mais aussi grave
et importante. Pour toutes ces raisons, elle doit être préparée dans tous ses détails et conduite
à son terme uniquement par des adultes responsables, lesquels devaient également estimer
préalablement le degré de consensus du pays. L'opinion publique pourra aussi être divisée
en deux « partis » comme cela arrive fréquemment dans l'ambiance d'une politique
villageoise, aujourd'hui encore fortement personnalisée. Mais qui se hasarde à mettre sur
l'âne le puissant, doit être sûr d'avoir réuni au moins la majorité des voix. Une poésie
satirique composée en 1950 par un poète dialectal de Mamoiada, Costantino Atzeni, s'amuse
à décrire une à une les bigotes qui se fatiguent à crier au scandale pour la « mise sur l'âne »
du prêtre. Mais elles courent et crient dans le plus total isolement social ne trouvant d'alliés
que dans la caserne des carabiniers.
Une expulsion a comme motivation principale l'abus de pouvoir de la part de l'auto-
rité. Sous cet angle elle semble donc être un acte de démocratie de base. Mais elle peut encore
intervenir comme conséquence d'une lutte entre deux actions menées par deux familles
deprinzipales et être le signe de la victoire de l'un des deux groupes. De toute façon c'est
un acte politique.
Les exemples d'expulsion sur l'âne sont assez fréquents : dans un bon nombre de pays
on se souvient d'en avoir exécuté dans le passé au minimum un, et nous en avons trouvé
trace au moins jusqu'au début de ce siècle. Il semble que dans l'arc de ces décennies — courtes,
mais décisives pour l'histoire des transformations de classes en Sardaigne — on puisse
assister à une évolution de la puissance du rite, dans le sens d'une diminution des cas de
contestation de l'autorité ecclésiastique et d'une augmentation des cas à contenu politique
et partisan. Dans l'état actuel de notre information, il semble que les expulsions de prêtres —
assez nombreuses dans la période de l'entre-deux-guerres — tendent à être remplacées par
108 C. Gallini

les expulsions de personnages laïques : un médecin (Torralba, 1946), un secrétaire communal


(Thiesi, 1945), un maire (Ozieri, 1945), un assesseur communal (Sassari, 1976), un proviseur
de lycée (Tonara, 1976). En particulier, il semble que la période de radicalisation des luttes
politiques entre démocrates-chrétiens et communistes autour de 1948 ait vu s'accroître
l'emploi de cette arme bruyante de la part des représentants de l'un et l'autre partis. Est
également politique le contexte de l'épisode décrit par le poète mamoiadien dont on a parlé.
Sa poésie fait référence aux élections communales de 1950 et à l'opposition du curé aux
représentants locaux du Partito Sardo d'Azione, un vieux et glorieux parti laïc local, qui
recueillait encore dans l'immédiat après-guerre de nombreuses voix, spécialement dans les
pays de l'intérieur.
Le rôle social du curé et ses pouvoirs tendent désormais à être limités 24, laissant la
place à de nouveaux pouvoirs laïcs et à des formes de luttes différentes dans leurs affron-
tements. Le rôle des partis apparaît comme déterminant principal de l'action politique,
même si celle-ci (et le rite de l'expulsion en est une preuve) tend encore à être absorbée dans
la réalité villageoise des rapports personnels et éventuellement de clientèle (dans le cas des
démocrates-chrétiens).
Ainsi, tandis que sa correda a disparu en même temps que la famille agro-pastorale
traditionnelle 2S, le rite de « mettre à cheval sur l'âne » montre une vitalité tout à fait notable,
justement parce qu'il a définitivement choisi une direction politique. Ses transformations
les plus récentes vont dans le sens d'un affinement de la moquerie : les cas de Tonara et de
Sassari (ce dernier, bruyant épisode citadin, qui a vu les employés de la mairie conduire un
âne dans la salle du conseil 26) n'ont plus comporté la chevauchée réelle du puissant contesté
et expulsé. L'âne, porté devant l'édifice, lycée ou mairie, était là uniquement comme symbole
et avertissement facile à décrypter par le destinataire comme par les spectateurs. Il est évi-
dent que, comme symbole, il se prêtera à des utilisations « par la droite » aussi bien que
« par la gauche » : il reste cependant qu'il représente aujourd'hui un des rares éléments de
la vieille tradition qui ne soit pas ou disparu (comme sa corredda) ou objet de consommation
(comme certaines fêtes ou certains bals), mais qui continue à être réemployé avec efficacité
et avec la conscience de la mémoire culturelle dans laquelle il est inséré.

24. Sur le rôle traditionnel du curé en Sardaigne et le début de la crise actuelle de celui-ci, cf. A. An-
fossi, Socialità e organizzazione in Sardegna. Studio sulla zona di Oristano, Bosa e Macomer, Milan, 1968,
p. 90 sq.
25. Sur la crise récente de la famille agro-pastorale et sur les raisons économiques des nouveaux
changements de classe en Sardaigne, cf. parmi les plus récents, M. Lelli, Prolétariat e ceti medi in Sardegna.
Una società dipendente, Bari, 1975. C. Gallini et L. Pinna, Il referendum sul divorzio in Sardegna, Cagliari,
1975.
26. L'épisode fut causé par un différent syndical, désormais résolu, mais stigmatisé avec des phrases
peu heureuses par un assesseur; on en voit la chronique dans le quotidien L a Nuova Sardegna, 3 août 1976.
« Strigatorii »,
une coutume de charivari roumaine?

DOMINIQUE LESOURD

Les jeux disputes revêtant le caractère d'un débat judiciaire sont connus dans toute l'Europe 1 .
Le nombre des personnages peut en être réduit, comme dans le carnaval espagnol, mais par-
fois tout l'arsenal d'une justice populaire se mobilise. Quelle que soit la façon dont ces jeux
se manifestent, ils sont le plus souvent caractérisés par la succession d'un défilé de person-
nages, d'un débat judiciaire qui conduit à la condamnation d'un mannequin de paille. Ces
deux moments constituent une forme essentielle du théâtre populaire européen et apparais-
sent, encore de nos jours, dans des manifestations spécifiques, par exemple à l'occasion du
carnaval ou du charivari.
La Roumanie, qui est un bon conservatoire des traditions populaires européennes,
connaît une institution intéressante et susceptible de donner un éclairage particulier sur des
conduites du type du charivari : les strigatori ou crieurs de villages. Les informations les
concernant ont été recueillies au cours de plusieurs enquêtes menées entre 1973 et 1976,
principalement dans le village de Breb, dans le Maramuresh, au nord de la Transylvanie.
Toutes les notes de terrain et les enregistrements ne sont pas encore dépouillés. Pour le mo-
ment ces informations ne sont que partiellement complétées par des recherches entreprises
dans les fonds du centre de documentation de l'Institut d'Ethnographie et de Folklore de
Bucarest.
L'ethnologie juridique publie en Roumanie ses premiers travaux, et le plus complet à ce
jour est le panorama dressé par R. Vulcànescu 2, qui souffre cependant d'un manque de pré-
cision concernant les références des sources utilisées, ce qui rend les contrôles et les appron-
dissements difficiles.
Selon cet auteur 3 , primitivement, c'est-à-dire dans la société roumaine féodale, le conseil
du village se composait de trois groupes : le groupe des anciens, le groupe des hommes dans
la force de l'âge et le groupe des jeunes.
Les activités judiciaires étaient à la charge du groupe des anciens dans deux types de
jugements : aux confins du village (sur une butte, sous un arbre, à un carrefour) et au milieu
du village (sur le porche d'une église, par exemple).

1. Léopold Schmidt, Le théâtre populaire européen, Paris, Maisonneuve et Larose, 1965, in-8°, 507 p.
Le livre de L. Schmidt traite de ces problèmes. Il signale, en particulier, au Luxembourg une cérémonie,
l'Amecht, « qui avait p o u r tâche essentielle de régler les r a p p o r t s entre les garçons et les filles, surtout en
vue de la fête patronale. Mais l'action principale de ce jeu judiciaire, le résultat tangible de son activité est
la condamnation et l'exécution d ' u n e poupée de paille le dimanche de la Kermesse » (p. 61).
2. Romulus Vulcànescu, Etnologia juridicâ, Bucureçti, Editura Academiei, 1970, in-8°, 340 p.
3. Vulcànescu, op. cit., p. 253. Il ne f a u t pas oublier que les historiens roumains f o n t durer le Moyen
Age j u s q u ' à la fin d u xvin* siècle.

Le charivari, École des Hautes Études/Mouton, pp. 109-113.


110 D. Lesourd

Éventuellement le groupe des anciens déléguait ses pouvoirs au groupe des jeunes qui
exerçaient à leur tour deux types de jugements intéressant particulièrement notre propos
puisqu'ils relèvent des traditions du charivari et du carnaval. Dans le premier cas, il s'agit
d'un jugement occasionnel qui s'exprime quand la nécéssité s'en fait sentir, en cas d'infrac-
tion à la coutume, de nature éminemment répressive (charivari). Dans le second, c'est un
jugement périodique qui a lieu une fois par an, à Noël ou à Pâques, et revêt un caractère
cérémoniel et théâtral. Au moment de Noël il s'exprime largement dans les jeux carnava-
lesques du théâtre populaire. Ainsi, selon le cas, ces jugements ont un caractère justicier,
cérémoniel ou de divertissement. Mais ils présentent presque toujours la caractéristique
commune de s'exprimer dans des vers satiriques appelés strigaturi.
Au moment des fêtes d'hiver, ces strigaturi apparaissent dans la plupart des jeux tradi-
tionnels (Capra, plugusor, viflaïm). Elles sont criées à la hora (ronde paysanne). Mais elles
peuvent également être inscrites sur des pancartes accrochées à des mannequins (mosul, le
vieux). La composition des groupes masqués du carnaval, en particulier celle du groupe des
jeunes gens, est bien entendu à mettre en relation avec celle des strigatori, auquel ils appar-
tiennent. Leur activité dans les manifestations du théâtre juridique populaire s'exercera à la
fois sur le plan du rituel et dans le cadre du charivari. Ainsi, ceux qui sont masqués en mos
(vieux) et baba (vieille) font rire des filles paresseuses ou des épouses fainéantes. La trame du
jeu est toujours la même : le vieux et la vieille commencent par « mettre de l'ordre » dans la
maison où ils passent. Comme il s'agit d'un groupe carnavalesque, cela se traduit de la façon
suivante : la vieille balaye le lit, lave la vaisselle avec de la cendre, tout en bougonnant, et cette
atmosphère comique prépare en quelque sorte à l'énoncé des reproches et des sanctions
morales qui ne manquent pas de suivre. C'est surtout le vieux qui dit dans les maisons des
vérités qu'on tait d'habitude. Ce masque de colinda donne au vieux le droit coutumier d'inter-
venir symboliquement dans la vie domestique des hôtes. Dans cette coutume ludique, la
mascarade est un instrument de sanction publique. Elle est de la même nature que celle des
strigatori peste sat (crieurs de villages) de Monténie, d'Olténie et de Transylvanie i . II s'agit
dans tous ces cas de manifestations rituelles et périodiques qui s'inscrivent dans le cycle
du carnaval (en l'occurence dans la période des douze jours, 25 décembre-6 janvier). On sou-
lignera cette différence essentielle avec le charivari qui ne se déroule que de façon parfaitement
exceptionnelle, même si les masques et les symboles sont identiques, et même si on relève que
la plupart des charivaris se déroulent pendant la période du carnaval 6 .

4. Vulcânescu, op. cit., p. 174.


5. II faut noter qu'en France aussi le charivari s'exerce d'une façon assez privilégiée pendant la période
du carnaval. « La règle générale française est que le charivari se fait aux veufs qui se remarient dans la
semaine qui précède les noces, le soir même du mariage, et parfois le lendemain et les jours suivants, mais
alors seulement si les époux ont refusé de payer les droits exigés, ou s'ils ont fait appel à la gendarmerie
pour les protéger. Cependant dans certains villages de l'Yonne, le charivari ne se faisait à tous les veufs
remariés dans l'année qu'une fois par an, au Mardi-Gras, de même que la promenade du mari battu sur
l'âne, ce qui rapproche cette coutume de celles qui concernent les jeunes ménages de l'année dont il a été
parlé ci-dessus, et dont elle peut n'être qu'une dérivation. A Chauny aussi, en Picardie (Aisne), le charivari
aux veufs ne se faisait qu'une fois l'an. En Franche-Comté, les charivaris aux veufs se faisaient surtout en
mai, bien que ce mois soit regardé dans cette province comme néfaste au mariage. On peut encore classer
avec les charivaris périodiques les vacarmes, avec cris et formules injurieuses, exécutés lors de la cérémonie
des Allouées aux jeunes mariés stériles, le Mardi-Gras ou le premier dimanche de carême; et ceux des
enfants si les quêtes cérémonielles de Noël, des Rois et de la semaine de Pâques n'ont pas reçu dans cer-
taines maisons ou familles le bon accueil escompté ». (Arnold Van Gennep, Manuel de Folklore français
contemporain, Paris, Picard, 1937-1958, 9 vol. in-8°; cf. t. I, vol. H, p. 626-627). On en a un autre exemple
pour l'Ariège où il existait un tribunal populaire chargé des sanctions à l'égard des mauvais époux. Il y
avait un procureur dit « de la corne », chargé d'instruire les affaires et d'assigner les témoins. Ceux de ces
derniers qui ne se rendaient pas à l'assignation étaient condamnés à être sifflés et conspués dans des couplets
que le peuple débitait devant leur maison. Ce tribunal siégeait avec la plus grande dignité et le plus grand
sérieux. Le président et les juges étaient vêtus de robes rouges. L'huissier, armé d'une masse ou d'un bâton
au sommet desquels étaient accrochés deux cornes de bœufs, faisait régner l'ordre dans la salle. Le tribunal
« Strigatorii », une coutume de charivari roumaine? 111

Pour en revenir à Breb, il semble que ce village du Maramuresh, bien qu'il connaisse
un grand nombre de strigaturi, n'ait pas possédé un groupe de strigatori aussi structuré que
celui du village voisin de Câlineçti, où les jeunes gens se réunissaient à la fin de l'année à la
sortie du village pour rendre leur justice. Celle-ci ne se résumait plus au moment de leur dispa-
rition, relativement récente, qu'à des jugements sur la conduite des filles de leur village.
A Breb, si une telle organisation ne semble pas avoir fonctionné, c'est tout le groupe des
jeunes qui prend à son compte la diffusion des strigaturi, en particulier à l'occasion de la hora.
Il faut préciser que le rituel de passage de l'adolescence à la maturité est marqué par l'entrée
dans la hora, et doit précéder le rite d'entrée dans le groupe des jeunes hommes qui a lieu au
Nouvel An. C'est pourquoi tous les jeux de cette période du cycle des douze jours se compren-
nent mieux si on les lie à l'activité des groupes d'âges. On peut donc dire qu'il y a deux étapes
dans ce cérémonial : au printemps, au moment des fêtes de Pâques, les jeunes filles et les jeunes
gens entrent dans la hora. C'est un rituel de passage de l'adolescence à l'âge mûr. Il est suivi
pour les jeunes gens par le rite d'entrée dans le groupe des jeunes hommes qui a lieu au Nouvel
An6.
Les jugements qui s'expriment dans les strigaturi ont souvent comme objet le maintien
de certaines normes assimilées par la communauté et la dénonciation des contrevenants. Si
cette forme d'activité judiciaire des groupes de jeunes a pu être abandonnée, comme à Câli-
neçti, à cause des abus, réels ou non, auxquels se livraient les crieurs, qui n'étaient plus contrô-
lés par le conseil des anciens (à vrai dire, qu'en restait-il en ce milieu du xx e siècle ?) et avaient
échappé à leur tutelle juridique, les strigaturi se sont toutefois maintenues comme une arme
de lutte morale contre les infractions à la discipline sociale et à la morale villageoise. Lorsque
la troupe permanente des strigatori, conçue comme un élément culturel du groupe des jeunes
se constituait pour commencer son activité, elle le faisait au moment des fêtes du Nouvel An.
Nous avons évoqué plus haut une forme particulière que peut revêtir ce type de jugement ;
il arrive de façon occasionnelle 7 que les jeunes confectionnent un mannequin, selon le cas
un vieux (mos) ou une vieille (baba) — plus rarement —, portant une pancarte appropriée,
qu'ils déposent dans un arbre devant la maison de la personne visée. Le caractère épisodique
de cette manifestation permet de considérer qu'il s'agit d'un charivari. Quoi qu'il en soit, il
s'agit d'une confirmation supplémentaire que le thème essentiel des dénonciations entre-
prises par le groupe des jeunes, qu'ils l'expriment par le mos ou par les strigaturi, porte sur les
normes traditionnelles concernant le mariage, se référant à l'âge propice des filles, marqué dans
la tradition culturelle roumaine par l'entrée dans la hora.
On voit bien qu'il s'agit là de charivaris visant des célibataires. Ces mannequins et ces
vers satiriques s'attachent à dénoncer les jeunes gens, et surtout les jeunes filles qui ne se sont
pas mariés dans l'année qui a suivi leur entrée dans la hora.

se réunissait chaque année en janvier afin d'instruire les affaires des ménages en cause pour l'année qui
venait de s'écouler, et les sentences étaient exécutées pendant les trois journées du carnaval. Les membres
de cette cour se rendaient en voiture devant la maison des coupables ; ils étaient escortés d'individus masqués
représentant les époux infidèles. Arrivés là, ils entreprenaient une série de cérémonies fort déplaisantes, avec
tintamarre et chansons satiriques improvisées pour chaque cas ». (Robert Jalby, Le Folklore du Languedoc,
Ariège, Aude, Lauraguais, Tarn, in Contribution au folklore des provinces de France, Pdris, Maisonneuve et
Larose, 1971, t. XI, p. 14S). Ainsi, tantôt ce sont les célibataires qui sont raillés et, dans d'autres endroits,
ce sont les mariés de l'année qui sont mis à contribution. A Saint-Chamond (Loire), ils doivent « payer
carnaval ». S'ils refusent, on organise un charivari, et durant toute la nuit on fait sous les fenêtres de leur
chambre un tintamarre assourdissant en tapant très fort sur des casseroles ou autres chaudrons. S'ils
acceptent, un bûcher sera allumé, un repas copieux servi.
6. Vulcànescu, op. cit., p. 250. L'ensemble de ces jeux permet justement de mettre en relief les passages
d'un groupe d'âge à un autre.
7. La confection d'un mannequin n'a pas lieu tous les ans, contrairement aux manifestations du théâtre
populaire (capra, plugufor, viflaïm). Mais quand on en pose un devant la maison de la personne visée, c'est
toujours pendant la nuit du 31 décembre. J'ai eu l'occasion de filmer un de ces mannequins le 1 " janvier
1975.
112 D. Lesourd

Nous nous écartons donc de la stricte définition donnée par Du Cange et qui ne s'ap-
plique qu'aux secondes noces : « Secundo nubendi fit charivarium nisi se redimant et compo-
nant cum abbate juvenum. » 8
Les exemples que nous avons donnés s'inscrivent plutôt dans le cadre de l'acception plus
large proposée par Natalie Davis : « A noisy, masked démonstration to humiliate some
wrongdoer in the community. » 9
Si nous retenons cette définition, le charivari roumain (ou plutôt ses conduites de subs-
titution) peut parfaitement entrer dans cette catégorie de manifestations. Par contre on cher-
cherait en vain un charivari aux veufs qui se remarient à Breb. A cet égard, il sera intéressant
de connaître les réflexions que ce problème a inspirées à Claude Karnoouh et qu'il se propose
de nous soumettre à l'occasion de ces journées. L'absence de charivari dans le Maramuresh
s'expliquerait, selon lui, par le fait qu'il est déjà inclu dans le rituel des noces 10 . On voit donc
que Claude Karnoouh s'en tient, pour son compte, à la stricte définition de Du Cange, dont
le Glossaire reste d'une précision inégalée. Cette position est encore confortée par le fait que
d'autres érudits, tout aussi au courant des coutumes de leur temps, comme Jean-Baptiste
Thiers, ont eu le même point de vue sur le charivari u .
Dès lors, on peut se demander si toute extension de la définition du charivari n'a pas
quelque chose d'abusif. Cependant, il n'est pas douteux que l'activité bruyante et critique
des groupes de jeunes ne s'est pas seulement appliquée aux remariages des veufs, mais dans
tous les cas où il y avait contravention par un ou plusieurs individus à la norme sociale, céré-
monielle ou locale. C'est l'avis de A. Van Gennep :
« Le charivari aux veufs et la promenade sur l'âne ne doivent pas être considérés iso-
lément; des vindictes publiques s'exercent exactement de la même manière à l'égard
d'autres individus contrevenant aux mœurs sur d'autres points. Tout fiancé ou marié,
par exemple, qui refuse de payer à la jeunesse les droits accoutumés, à un moment ou à
un autre du scénario nuptial, se fait faire un charivari. On en fait aussi à l'étranger qui,
le jour de la fête patronale, ne veut pas se soumettre à l'impôt d'usage. Charivari encore
aux filles qui délaissent un amoureux estimé par ses compatriotes pour épouser un
homme plus riche, trop âgé ou étranger ; aux filles qui mènent une vie déréglée ; aux

8. C. du Fresne, Sr. du Cange, Glossarium mediae et infimae latinitatis. J'utilise l'édition établie par les
bénédictins (Niort, 1883-1887, 10 vol. in-4°). « On fait le charivari aux veufs et aux veuves qui se remarient,
à moins qu'ils se rachètent en payant un droit de compensation à l'abbé de la jeunesse ».
9. Natalie Zemon Davis, « The Reasons of Misrule : Youth Groups and Charivaris in sixteenth-
century France », Past and Present, 50, fév. 1971, p. 42.
10. Il faut insister sur le fait que les strigatori ne se manifestent pas seulement dans les circonstances
que j'ai mentionnées, mais également dans beaucoup d'autres moments de la vie sociale, et en particulier
dans le rituel du mariage. Le nombre de vers qu'on peut alors recenser est considérable. Les suggestions
de Claude Karnoouh m'ont incité à profiter d'une mission en Pologne au cours des mois de décembre et
janvier 1977 pour mener une rapide enquête sur ce thème, bien que l'objet de ce séjour fût d'une autre nature,
puisqu'il s'agissait de réaliser un film sur le groupe carnavalesque des Dziady. II faudrait pouvoir dépouiller
et traduire de façon plus complète ces enregistrements. Néanmoins, il est déjà possible de confirmer l'hypo-
thèse selon laquelle dans certaines régions d'Europe le charivari est inclu dans le rituel des noces. A Tomas-
zewice (voïvodie de Cracovie), le mariage dure sept jours. Le deuxième jour se déroule un rituel qui tient
lieu de charivari. Le fiancé se tient chez les parents de sa fiancée et ses amis apportent de sa maison tout ce
dont il aura besoin pour la nouvelle vie qui va être la sienne, objets et animaux, à grand renfort de bruit
et de musique. Le rite porte le nom de przebabiny. C'est quelque chose d'assez différent qui m'a été rapporté
à Szare (voïvodie de Zywiec); le deuxième jour du mariage, les jeunes hommes changent de costume et se
déguisent ou se masquent, et le jeune marié doit accomplir exactement ce que les masques lui demandent.
En cas de remariage, ces rituels n'ont pas lieu. Il est de fait qu'en cas de remariage, le scénario nuptial est
partout fortement réduit (Van Gennep, op. cit., t. I, vol. h, p. 621-622).
11. Jean-Baptiste Thiers, Traité des superstitions qui regardent les sacrements, l'Écriture Sainte, les
décrets des conciles et les sentiments des Saints Pères et des Théologiens. Quatrième édition revue, corrigée
et augmentée, Paris, Compagnie des Libraires, 1741, 4 vol. in-12. Voir en particulier les derniers chapitres
du tome 4. La première édition de cet ouvrage a été publiée à Paris en 1679 (1 vol. in-12).
« Strigatorii », une coutume de charivari roumaine ? 113

fiancées qui se présentent enceintes à la bénédiction nuptiale en voile blanc ou avec


d'autres insignes de la virginité ; au garçon qui est censé se vendre à une fille ou à une
veuve riche ; aux femmes mariées convaincues d'adultère ; aux filles qui ont un homme
marié pour amant ; aux maris cocus. » 1 2
Et que dire des charivaris dont les motivations sont d'ordre politique ? S'agit-il bien toujours
de la même chose?
Lever ces ambiguïtés, préciser les définitions, soit en s'en tenant à l'explication de Du
Cange, soit en adoptant la large acception proposée par Natalie Davis, tel est le premier
problème à résoudre avant d'engager les débats.

12. Van Gennep, op. cit., t. I, vol. II, p. 619.


L'âne, l'adultère et la cité

PAULINE SCHMITT-PANTEL

La promenade de l'adultère (femme ou homme), parfois monté sur un âne, est connue par
quatre textes grecs au m o i n s M a i s les régions où elle est attestée sont situées sur les marges
du monde grec : Lépréon en Triphylie, Cymé en Éolide (dont les habitants étaient réputés
pour leur lenteur d'esprit) et la Pisidie. Cette localisation excentrique est un moyen de souli-
gner l'étrangeté d'une telle coutume aux yeux des Grecs et de dire aussi que les gens qui la
pratiquent ne sont pas vraiment des citoyens grecs ; ils ne sont pas non plus tout à fait des
« barbares », mais font partie de ces populations de l'entre-deux que les Grecs appellent les
mixobarbaroi. Toutefois cette pratique ne peut être comprise que par référence au système
politique et social de la cité. Ces textes peuvent être confrontés à d'autres coutumes concer-
nant l'adultère dans les cités grecques et aux pratiques qui relèvent de ce qu'on a appelé :
« les peines infamantes » 2 . L'étude présentée ici a un caractère très limité.
Le tableau ci-après 3 permettant de lire les similitudes des quatres textes, je groupe tout
de suite l'analyse autour d'un certain nombre de thèmes qui me paraissent fondamentaux.

La communauté

C'est la communauté civique qui prend en charge le traitement infligé aux femmes et hommes
adultères : les gens de Cymé, de Lépréon, de Pisidie. Nous pouvons même préciser : ce sont
les citoyens, seuls à être concernés par ce que met en jeu un adultère. Le citoyen grec en effet
ne se définit que par sa naissance. Le mariage et la procréation d'enfants légitimes sont indis-
pensables à la survie du système politique, et l'adultère, comme le refus du mariage, nient
en fait la cité 4 .

1. Heraclide ap. Aristote, Frg. 611-642, ed. Rose. Nicolas de Damas, Frg. Hist. Gr., Jacoby, 90, 103.
Plutarque, Questions grecques, 2. Hésychius, s.v. onobatides.
2. Traitant de la pénalité infamante et des peines ignominieuses en Grèce ancienne, des auteurs ont
rapporté un certain nombre de conduites qu'ils considèrent comme relevant du droit coutumier ou du
« pré-droit ». La peine infamante essentiellement à caractère symbolique, aurait été éliminée en grande
partie par le régime de la cité. Voir K. Latte, « Beiträge zum griechischen Strafrecht II », Hermès, 1931,
p. 128 sq. Aux quatre textes cités en fin d'article, qui sont pour certains des compilations tardives, il faut
ajouter les peines connues dans la cité classique.
3. Voir tableau p. 122.
4. Cette affirmation un peu rapide renvoie à tous les travaux antérieurs sur le mariage et le statut de
la femme mariée en Grèce. Voir, en dernier lieu: M. Détienne, Les jardins d'Adonis, Paris, 1972, et J.-P.
Vernant « Le mariage », et « Entre bêtes et dieux », in Mythes et Société, Paris, 1974.
Le charivari, École des Hautes Études!Mouton, PP- 117-122.
118 P. Schmitt-Pantel

La prise en charge par la communauté s'oppose à une action de groupement plus res-
treint comme la famille 6 ou le groupe des jeunes, comme cela se passe ailleurs. L'adultère a
bien sûr des conséquences d'ordre familial : problème de la dot, de la répudiation... mais il
n'est ici question que de l'ensemble des citoyens.

L'espace

La personne adultère est conduite tout autour de la cité 6 : trois des textes le notent très préci-
sément. Cela ne veut pas seulement dire qu'elle parcourt les rues de la ville. Si l'on prend les
termes dans leur sens le plus précis, elle fait le tour du territoire de la cité, conduite hors les
murs, dans cette zone frontière prédisposée dans l'antiquité à accueillir les exclus de la cité ou
ceux qui n'en étaient pas encore membres '. Ce n'est pas une expulsion hors du génos, mais
l'expulsion hors de l'espace civique qui a des parallèles en Grèce 8 .
A l'idée d'espace extérieur à la cité, s'ajoute celle d'espace parcouru tout autour et même
en cercle, précise un texte : manière de faire voir à l'ensemble de la communauté le coupable.
De telles « promenades » avaient lieu avant les exécutions capitales dans certaines cités 9.
Elles ont aussi le caractère d'exposition, plus net encore dans Vinstallation de la femme adul-
tère sur Vagora.
L'agora est à la fois le cœur civique de la cité et un lieu très fréquenté. Symbole de l'es-
pace civique, ainsi apparaît-elle dans le texte de Plutarque : la femme est assise sur la pierre,
sur l'agora. Sur cette pierre, centre de la cité, des actes importants de la vie civique se dérou-
lent comme le rappelait L. Gernet 1 0 . Etre là, c'est être au cœur politique de la cité. Mais cette
exposition, bien loin d'être un signe d'honneur, est un signe de blâme, comme en témoigne
la posture que l'on force l'adultère à adopter. La femme est assise sur cette pierre. La posture
assise, si elle est peu attestée dans le droit pénal grec (il semble toutefois que certaines exécu-
tions capitales se faisaient assis), a une signification rituelle : c'est le geste de la supplication,
symbole de la diminutio capitis1. C'est aussi, à mon avis, la posture du non-citoyen par excel-
lence : l'esclave. Après l'exposition, la pierre de l'agora est souillée et doit être purifiée 12 .
L'exposition sur l'agora est aussi une mise sous les regards de tous, comme le souligne
un des textes 13 . L'agora est le lieu où l'on expose les décisions officielles de la cité, forme
essentielle de la publicité des lois. Mais c'est aussi le lieu de rencontre privilégié des habitants,
qu'ils fréquentent les lieux publics ou les boutiques 14 . Cette exposition est d'autant plus
infamante qu'il s'agit d'une femme, dont l'espace normal est celui de l'intérieur, de la maison.

5. G. Glotz, La solidarité de la famille dans le droit criminel en Grèce, Paris, 1904, p. 22 sq., voit une
première étape qui serait l'expulsion du génos, mais la famille apparaît singulièrement peu dans cette affaire.
6. Trois textes employent le même terme grec:periagein, conduire autour, promener autour. De même
Charondas, législateur de Catane, impose aux sycophantes (dénonciateurs) de parcourir la cité, couronnés
de tamaris (Diodore, XII, 12, 2).
7. Zone parcourue par les bergers, les éphèbes, les Bacchantes...
8. Glotz, op. cit., p. 25, signale le parallèle avec l'expulsion des pharmakoi. Comparaison reprise par
L. Gernet: « . . . boucs émissaires humains qui, dans plusieurs cités, à certaines fêtes, étaient conduits à
travers les rues puis chassés de la ville dont ils avaient drainé les impuretés », dans « Quelques rapports
entre la pénalité et la religion dans la Grèce ancienne », art. rééd. in Anthropologie de la Grèce antique, Paris,
1968, p. 289.
9. Gernet, ibid., p. 294.
10. Id., « Sur le symbolisme politique: le foyer commun », ibid., p. 382-383.
11. Id.,« Pénalité et Religion », ibid., p. 297 : « la fonction caractéristique du rite, de son usage social,
c'est, pour celui qui l'accomplit, de devenir l'homme de celui auquel il s'adresse ».
12. Plutarque, Questions grecques, 2.
13. Ibid., terme: emphané.
14. Je ne donne pas à agora le sens unique de « marché », mais conserve la possibilité des deux sens.
Ce sens de « marché » a permis à G. Glotz d'écrire que: « mettre la femme adultère sur la place du marché...,
c'est aussi un appel aux acheteurs », op. cit., p. 29.
L'âne, l'adultère et la cité 119

Aussi pourrait-on dire, qu'en raison de la transgression supplémentaire qu'imposent à la


femme la promenade ou l'exposition, la punition que la cité inflige à l'homme et à la femme
adultère n'est pas égale.

Le temps

Le temps est celui de la répétition. Peut importe le nombre de jours, le nombre de tours : ce
qu'il faut souligner, c'est le geste renouvelé qui tranche avec l'habituel geste unique, celui de
la procession, du sacrifice, ou de l'acte politique. Chez les Pisidiens le couple adultère est
promené « le nombre de jours fixés », à Lépréon l'homme est traîné trois jours, la femme
exposée onze jours, à Cymé la promenade est encadrée par deux moments d'exposition.
Pourquoi cette répétition? Pour que nul ne l'ignore, sans doute. Mais il me semble que ce
temps qui recommence est en rupture avec le temps civique et introduit dans la cité la possi-
bilité du désordre 15 .

Les procédés de la « dérision »

« Monter sur un âne » : cet exemple grec d'une coutume si connue, attire tout de suite l'atten-
tion. Quel est le statut de l'âne dans l'antiquité grecque? L'âne passe pour un animal pares-
seux et stupide, mais il assure l'essentiel du travail agricole. Sa chair n'est pas une nourriture
noble car elle échappe au circuit du sacrifice : vendre, acheter et manger de la viande d'âne
signifie ne pas se conformer aux pratiques normales de la cité l e .
Monture habituelle de Silène et compagnon obligé de Priape, l'âne est l'animal phallique
par excellence. Il s'oppose à la monture noble du guerrier-citoyen : le cheval. Ainsi l'âne ren-
voyé à tout un système de représentations des nourritures, du statut civique, de l'activité
sexuelle. Monter sur son dos n'est pas seulement grotesque.

Autres pratiques infligées aux adultères

Une différence apparaît dans le traitement des adultères selon le sexe.

L'homme adultère
Le texte d'Héraclide le dit « chargé de liens ». L'homme libre n'est pas soumis d'ordinaire à
un tel traitement. Ce geste l'assimile symboliquement à un esclave, avant même que la pro-
cédure d'atimie ne le prive de ses droits de citoyen.
Quelques pratiques dans des cités où la promenade de l'adultère n'est pas attestée, per-
mettent de préciser ce point.
A Athènes, deux châtiments sont réservés à l'homme adultère, si le mari ne l'a pas tué
dans un geste de «juste » colère : l'épilation et la raphanidosis (action qui consiste à enfoncer
un raifort dans l'anus) 1 7 . L'épilation du bas ventre est une pratique courante chez les femmes

15. L'oribasie des Bacchantes est peut être du même ordre.


16. Tous les travaux récents sur le sacrifice insistent sur l'importance des pratiques alimentaires pour
la définition du « bon » citoyen. Sur le circuit parallèle de la viande d'âne et d'une manière plus générale
de toute la viande non sacrifiée, voir la thèse de G. Bertiaume sur le mageiros. Sur le statut de l'âne, voir
J. Taillardat, Les Images d'Aristophane, Paris, 1965, p. 151.
17. Nombreuses allusions dans Aristophane: Nuées, 1083-1084, Acharniens, 849, Ploutos, 168 et
scholie. Voir l'article « Adulterium » de Humbert et Caillemer dans le Dictionnaire des Antiquités.
120 P. Schmitt-Pantel

grecques 18 , l'image du raifort dans l'anus est celle de la pénétration. On ne peut se contenter
d'une explication économique de ces « peines », comme le voudraient certains, la douleur
conduisant l'adultère à payer l'amende 1 9 . Que ces pratiques soient ou non des allusions à
l'homosexualité, elles transforment symboliquement l'homme en femme. Elles ne sont pas
l'illustration du comportement sexuel de l'homme — il ne jouait pas à faire la femme —,
mais un renversement de son statut et en même temps une assimilation à la prostitution.
A Gortyne également l'homme adultère est traité en femme : on lui met une couronne en
laine sur la tête 20 . Le texte précise que cette couronne lui rappelle qu'il est anandros 21 : non-
homme, un homme efféminé, qui épanche sa sève pour les femmes (gunnis kai es gunaikas
machlos). Par son excès de sexualité et parcequ'il détourne le mariage de sa fin première qui
est la procréation d'enfants légitimes, l'homme adultère est assimilé à ceux qui échouent à
devenir des andres : on pense bien sûr à Adonis 22 . Il est fondamental que sa partenaire
sexuelle ait été une femme mariée.
Devenu « une femme », peut-être même « un ou une prostitué(e) », l'homme adultère
n'a plus aucun droit à la citoyenneté : il est frappé d'atimie, privé de tous les droits du citoyen
comme le soulignent tous les textes 23 .

La femme adultère
Il faut rappeler le sort différent en Grèce de l'homme et de la femme devant l'adultère.
L'époux n'est nullement tenu de n'avoir des relations sexuelles qu'avec sa femme légitime.
Il peut avoir des concubines, coucher avec des prostituées, sans que la cité trouve à redire. Il
ne se met en position d'homme adultère que lorsqu'il est suipris avec l'épouse d'un autre
citoyen. Pour l'épouse, toute relation sexuelle en dehors du mariage est adultère. A Athènes,
non seulement l'épouse légitime, mais aussi lapallaké, la concubine, sont passibles de la peine
de l'adultère 24 .
A Lépréon la femme exposée sur l'agora est dans une tenue particulière : dans une tuni-
que transparente, sans ceinture. La tunique est le vêtement de dessous de la femme, elle ne
sort jamais ainsi dans la rue. La ceinture est l'attribut essentiel de la femme mariée. L'absence
de ceinture est aussi une marque de licence ainsi que la transparence de la tunique : par le
vêtement dont on l'accoutre, on fait de cette femme une prostituée, destinée aux plaisirs
amoureux.
La transformation dans l'allure extérieure de l'épouse en courtisane apparaît clairement
à Athènes dans les mesures prises contre la femme adultère : « Solon interdit toute parure
à la femme adultère... Si, en dépit de cette défense,... elle revêt des paruies, il ordonne au
premier qui la rencontrera de déchirer ses vêtements, de lui arracher ses ornements, de lui

18. Par exemple, Arsitophane, Lysistrata, 87-88, 148 sq., Grenouilles 516, Ecclesia, 722.
19. Voir la note 1 de l'édition de Ploulos, Les Belles Lettres (Guillaume Budé), p. 97. D'une manière
générale l'allusion à l'épilation a souvent été mal comprise. Par exemple, le vers 849 des Acharniens: « Kra-
tinos toujours tondu à l'adultère avec le rasoir », est traduit: « Kratinos aux cheveux toujours tondus... », et
une note explique : « genre de coiffure à la mode chez les jeunes Athéniens... »! Les Belles Lettres (Guillaume
Budé).
20. Aelien, Var. Hist., XII, 12. Gernet, « Pénalité et Religion », op. cit., p. 290, souligne la valeur
cathartique de la laine. La suite du texte me fait plutôt penser à une allusion à l'état féminin.
21. « A n a n d r o s » : ce n'est pas seulement celui qui n'est pas « v i r i l » , mais celui qui n'est pas un
homme accompli, c'est-à-dire un homme adulte en possession de ses droits politiques.
22. Voir le développement de M. Détienne, dans Les jardins d'Adonis, Paris, 1972.
23. Les déserteurs à Catane sont aussi transformés d'hommes en femmes: Charondas leur ordonne
de rester trois jours durant sur l'agora habillés en femmes (Diodore, XII, x, 16, 1).
24. Ce fait illustre la difficulté qu'a le droit athénien pour définir le mariage qui n'est pas un acte
religieux ou juridique précis, mais tout u n ensemble d'actes et de pratiques, comme la cohabitation. La
frontière entre femme légitime et concubine est mal tracée: les traiter de la même façon devant l'adultère
est une manière supplémentaire de le souligner.
L'âne, l'adultère et la cité 121

donner des coups en évitant toutefois de la faire mourir ou de l'estropier» 2 6 . A Athènes


le port des bijoux était réservé aux épouses de citoyens, dans d'autres cités au contraire la
parure est l'apanage des courtisanes et porter des bijoux et des vêtements bordés de pourpre
à Locres associe la femme adultère à la courtisane 26. Ainsi la pratique de dérision est fondée
sur l'inversion, qui au delà du grotesque symbolise le changement de statut.
La femme adultère change en eifet de statut : d'épouse légitime, elle devient courtisane,
elle est répudiée par son mari 2 7 , elle n'a plus aucun lien religieux avec la cité (l'entrée des
sanctuaires lui est interdite 28), elle est frappée d'atimie 29 . Le costume, comme la promenade
en dehors des limites de la cité, exprime le rejet hors de la communauté. Et sous l'aspect
parodique de la dérision se joue la défense de la cité devant l'adultère 30.
Un texte de Diodore de Sicile illustre les oppositions que nous avons cru pouvoir lire.
Il est question de la législation de Zaleucos de Locres :
« tous les autres n'avaient infligé que des amendes aux femmes coupables, mais lui
contint leurs débordements par un châtiment plein d'astuce. Voici ses prescriptions :
une femme libre ne devait pas être accompagnée de plus d'une servante, à moins qu'elle
ne fût ivre, ni sortir de la ville la nuit, à moins qu'elle ne soit adultère, ni se parer de
bijoux d'or ou d'un vêtement bordé de pourpre, à moins qu'elle ne fût prostituée ; un
homme ne devait pas porter de bague en or ni de manteau à la milésienne, s'il n'était
prostitué ou adultère. Les exclusions infamantes qu'impliquaient ces peines lui permirent
de détourner aisément du luxe nuisible et des conduites déréglées, car personne ne vou-
lait, en avouant un dérèglement infamant être la risée de ses concitoyens ». 31
L'homologie de traitement entre l'adultère et la prostitution, pour l'homme comme pour la
femme, est manifeste, la dérision est le mode de châtiment retenu.
La conduite adultère n'était pas surtout objet de dérision. Une nouvelle fois l'opposi-
tion entre Athènes et Sparte est éclairante. A Sparte il n'y a pas d'adultère : l'union sexuelle
entre une femme « mariée » et un homme autre que son époux n'est pas réprimée et même,
dans certains cas, elle est permise 32 . Ceci correspond à une définition moins stricte de la légi-
timité qu'à Athènes. Mais à Sparte les célibataires sont victimes de conduites de dérision,
par lesquelles ils sont traités comme des « sous-citoyens ». Ces pratiques symboliques visent
à les faire changer, eux aussi, de statut 3 3
Ainsi ces quelques textes, centrés sur les pratiques de dérision suscitées par l'adultère,
ne peuvent se comprendre, à mon avis, qu'à l'intérieur d'un moment historique donné:
celui où la communauté politique appelée « cité » sert de cadre à tout un système de repré-
sentations. C'est en faisant constamment référence à la cité que l'on peut rendre compte de
l'ensemble des détails des textes. Seule la promenade sur l'âne paraît être une pratique
étrangère au monde des cités pour le châtiment de l'adultère du moins, puisqu'elle est bien
attestée dans toute une série de processions de type « mascarade » liées entre autres au culte

25. Eschine, Contre Timarque, 183. Déchirer les vêtements: le grec dit Vhimation, revient à mettre la
femme athénienne dans la même tenue que la femme sur l'agora de Lépréon: en tunique.
26. Diodore, XII, 21, 1.
27. A Athènes l'homme qui ne répudie pas sa femme adultère est privé de tous droits civiques (atimie) :
Démosthène, Contre Néera, 87. Ceci prouve encore combien l'adultère n'était pas une affaire privée, mais
relevait de la communauté.
28. Démosthène, ibid., 86.
29. Les trois textes le mentionnent. On peut se demander ce que signifie 1' atimie pour une femme qui
n'est jamais citoyenne.
30. Voir ci-dessus la remarque sur la définition du citoyen par la naissance.
31. Diodore, XII, 21, 1-2.
32. Xénophon, République des Lacédémoniens, I, 5 sq. Plutarque, Vie de Solon.
33. Le sort des Spartiates restés célibataires : Plutarque, Vie de Lycurgue, XV, 1-2 : en hiver, ils doivent,
nus, faire le tour de l'agora. Leur sort est proche de celui des lâches. Xénophon, ibid., IX, 5. Les célibataires
à Sparte, les adultères à Athènes s'opposent de façon similaire à la procréation de citoyens.
122 P. Schmitt-Pantel

de Dionysos (komos). Toutefois la pratique même de la dérision, par les moyens qu'elle met
en œuvre : l'accoutrement, l'inversion, l'utilisation du temps, transgresse le fonctionnement
habituel de la cité. C'est pourquoi, là où les historiens du droit voient des « survivances de
peines plus anciennes », relevant d'un pré-droit antérieur à l'affirmation de la cité, je verrais
peut-être la manifestation d'une culture populaire dont le mode d'expression apparaît dans
la façon dont est utilisé le système des représentations civiques.

TEXTES

Heraclide ap. Aristote, Frg. 611-642, ed. Rose.


« Les gens de Lépréon conduisent les hommes qu'ils ont pris en flagrant délit d'adultère
pendant trois jours tout autour de la cité, dans les liens, et ils les frappent d'atimie pour
la vie. Quant à la femme, ils la placent onze jours sur l'agora, sans ceinture, dans une
tunique transparente, et ils la frappent d'atimie »

Nicolas de Damas, Frg. Hist. Gr., Jacoby, 90, 103.


(Mœurs des Pisidiens) « Si un homme est saisi en flagrant délit d'adultère, il est conduit
tout autour de la cité sur un âne avec la femme pendant les jours fixés. »

Plutarque, Questions grecques, 2.


« Qu'est-ce que la femme onobatis (montée sur un âne) chez les gens de Cymé?
La femme surprise en adultère, ils la conduisaient sur l'agora et l'asseyaient sur une
certaine pierre aux yeux de tous. Puis ils la faisaient monter sur un âne, elle était conduite
tout autour de la cité, en cercle, et il fallait qu'elle s'assît à nouveau sur la même pierre
et qu'elle passât le reste de sa vie privée de droits. Elle était appelée 'celle qui est montée
sur un âne'. Et la pierre, pensant qu'elle n'était plus catharos (pure) à la suite de cela, ils
la jetaient. »

Hésychius, s.v. onobatides.


« Les femmes prises en flagrant délit d'adultère et que l'on a hissées sur un âne. »

Sources Communauté L'adultère L'espace Le temps Accoutrement Sanction

Plutarque Les citoyens Les femmes Conduites tout autour Répétition Atimie
de Cymé de la cité sur un âne
Assises sur la pierre
de Vagora aux yeux
de tous
Hcraclidc Les citoyens L'homme Conduit tout autour de 3 jours Dans des liens Atimie
de Lépréon la cité
La femme Exposée sur l'agora 11 jours Sans ceinture Atimie
tunique
transparente
Nicolas de Les Pisidiens L'homme Conduit tout autour Les jours
Damas La femme de la cité avec la fixés
femme sur u n âne
Hésychius Les femmes Portées hors de...
sur un âne
Les «jeunes » dans les villes byzantines :
émeutiers et miliciens

EVELYNE PATLAGEAN

Nous nous accordons à penser que le thème du charivari est susceptible de deux visées, si
j'ose dire d'inégale longueur. L'une met plus étroitement l'accent sur les secondes noces et
les mariages mal assortis par l'âge ou la condition sociale, l'autre envisage des motifs plus
divers de censure et d'hostilité collectives. Mais les deux séries de cas s'inscrivent dans une
même typologie : la manifestation use de « formes rituelles d'hostilité envers des individus
ayant enfreint certaines règles de la communauté », pour reprendre la définition proposée par
E.P. Thompson dans son article de 1972 ; et elle est assumée assez souvent, au sein de la
collectivité, par le groupe des « jeunes ». Ma contribution se place dans la plus large des
deux visées. Elle est consacrée à une société qui pratique dans ses villes une gamme codifiée
de violences pour manifester deux tensions subtilement articulées entre elles, l'une politique,
l'autre sociale; plus exactement les manifestations sont le fait de deux groupes, qui ne se
distinguent pas toujours clairement. Face au pouvoir incarné dans l'empereur et ses délégués
se dresse le « peuple », dans la collectivité se détachent « les jeunes ».
Société de transition, de l'Antiquité finissante en Orient ou des débuts de Byzance,
comme on voudra, elle présente une urbanisation dense et populeuse, en même temps qu'une
dégénérescence ultime des mécanismes politiques séculaires par lesquels la cité antique consen-
tait ou refusait son adhésion aux notables locaux ou aux représentants du pouvoir central.
Le « charivari politique » vient logiquement relayer ces mécanismes dès lors que la masse de
population et sa composition sociale se modifient dans les villes orientales de l'Empire
romain tardif, notamment dans les plus importantes d'entre elles, Constantinople, Alexan-
drie, Antioche, Jérusalem, Thessalonique. Je résumerai d'abord l'histoire de ce relais 1 .
Dès la seconde moitié du iv e siècle, les discours du rhéteur Libanios d'Antioche, porte-
parole de la municipalité devant les autorités impériales, ainsi que les homélies de son conci-
toyen Jean Chrysostome, permettent une typologie des manifestations d'hostilité aux mesures
et aux personnes impopulaires ; elles apparaissent à cette date déjà réglées dans leurs lieux et
leurs actes, en une panoplie déployée du geste le plus symbolique à la violence la plus dange-
reuse. Lieux où la sociabilité urbaine se concentre, pour exploser le cas échéant, le théâtre
avant tout, les bains, les portiques, les rues elles-mêmes, les églises ; cris hostiles poussés au
théâtre où le pouvoir et le public se trouvent face à face ; statues impériales des bains jetées
à bas de leur piédestal et traînées à terre. D'autres témoignages nous font ajouter au théâtre
d'Antioche l'hippodrome de Constantinople, où la confrontation est d'ailleurs dès ce moment
beaucoup plus clairement politique encore, parce que l'empereur s'y présente, et parce que

1. É. Patlagean, Pauvreté économique et pauvreté sociale à Byzance, IVe-VIIe siècles, Paris/La Haye,
1977, p. 203-231 («Aspects politiques de la pauvreté u r b a i n e » ) .

Le charivari, École des Hautes Études!Mouton, pp. 123-129.


124 É. Patlagean

cette présence, la forme de l'édifice, le caractère des spectacles qui s'y déroulent, demeurent
des éléments fondamentaux dans la symbolique du pouvoir souverain à partir du IVe siècle.
En somme, toutes les indications sont posées déjà, et avec elles le problème de la définition
sociale de ces manifestants, investis d'un rôle codifié, mais dont le code peut toujours s'ou-
vrir pour admettre la brutalité matérielle. Puis l'évolution se poursuit, et nous la déchiffrons
dans l'historiographie, par définition spécialement attachée à la tradition antique des cités,
et attentive à ses avatars contemporains. Les traits reconnus dès le iv e siècle se montrent
nettement accusés, et aussi plus élaborés et plus riches, au cours d'une période où l'activité
militaire et diplomatique de l'Empire, le gonflement des villes, et les tensions sociales ur-
baines paraissent atteindre un zénith. Cette période commence vers 460/470, et elle trouve
un terme obscur sous le règne d'Héraclius (610-641), au cours duquel au surplus les invasions
perse et arabe modifient profondément l'assiette géopolitique de l'Empire, en lui enlevant
précisément les régions les plus densément urbanisées et peuplées qu'étaient l'Égypte, la
Palestine, et la Syrie.
Le protocole des manifestations urbaines s'enrichit d'être assumé pour une très grande
part, à Constantinople et ailleurs, à Césarée de Palestine par exemple, par les groupes orga-
nisés que désignent les couleurs des écuries de courses officielles, les deux majeures du moins,
puisque ce sont les Bleus et les Verts qui apparaissent dans nos sources, tantôt séparés, tantôt
ligués dans une hostilité ou une adhésion commune, tantôt enfin affrontés. Cette histoire
commence bien avant 460/470, car les couleurs appartiennent à la symbolique de l'hippo-
drome, dont j'ai dit l'importance; et pour la même raison elle se poursuit après 610/641 2 .
Mais la période que je viens de délimiter se caractérise par l'importance unique que les fac-
tions aux couleurs de l'hippodrome revêtent dans le charivari politique, pour reprendre encore
une fois un terme qui nous réunit ici. Lors des confrontations à l'hippodrome, Bleus et Verts
expriment leurs positions par des clameurs métriques, adressées la plupart du temps à l'em-
pereur qui siège dans sa loge 3 . Hors de l'hippodrome, les violences concrètes, voire meur-
trières, relèvent d'un répertoire stable — incendies, agressions, jets de pierre surtout, qu'on
retrouvera plus loin —• d'où émergent parfois des incidents plus originaux. Ainsi, au cours
du difficile hiver de 601, l'empereur Maurice, qui se rend en procession avec le peuple à tra-
vers la capitale, reçoit des pierres dans le quartier ta Karpianou, tandis que des manifestants
juchent sur un âne, pour le représenter, un homme chauve auquel on met une couronne
d'aulx et une robe noire, qui rappelle peut-être un vêtement hérétique. On voit que la pro-
menade dérisoire sur l'âne traverse aussi le paysage de Byzance 4 . Quant à la distinction des
quartiers et à leur place dans les tensions urbaines, elle s'affirme en effet au cours de cette
période comme une donnée durable ; elle est surtout attestée pour Constantinople, naturel-
lement, mais nous la retrouverons par exemple à Ravenne. Il faut ajouter que la force des
factions ne se dépense pas seulement en violences plus ou moins déréglées. Elle sert sans doute
aussi la défense urbaine, car leurs membres se trouvent dans le « peuple » en armes aux rem-
parts, au moins dans une partie des épisodes où celui-ci apparaît entre le milieu du v e et le
début du vn e siècle 5 . A cet égard encore, le long VIe siècle est d'une importance particulière,
car l'offensive de reconquête dans laquelle Byzance dépense au loin ses ressources en hommes
et en or est contemporaine d'un effort étrangement symétrique de la Perse, qui se traduit

2. G. Dagron, Naissance d'une capitale. Constantinople et ses instituions de 330 à 4SI, Paris, 1974,
notamment p. 349-364; et en dernier lieu, A. Cameron, Circus factions: Blues and Greens at Rome and
Byzantium, Oxford, 1976.
3. Cf. P. Maas, « Metrische Akklamationen der Byzantiner», Byz. Zeitschr., 21, 1912, p. 28-51.
4. Jean d'Antioche, Frg. 107, De Insidiis (Excerpta historica iussu imp. Constantini Porphyrogeniti
confecta, t. III), éd. De Boor, Berlin, 1905, p. 148; Théophylacte Simocatta, Histoires, VIII, 4 (éd. De Boor,
Leipzig, 1887, p. 291); Théophane, Chronographie, A.M. 6093 (éd. De Boor, t. I, Leipzig, 1883, p. 283).
5. L'idée couramment admise depuis le mémoire devenu classique de G. Manojlovié, « Le peuple de
Constantinople », Byzantion, 11, 1936, p. 617-716 (cf. D. Claude, Die byzantinische Stadt im 6. Jahrhundert,
Munich, 1969, p. 190) est contestée dans le cas de la capitale par Dagron, op. cit., p. 355-364.
Les « jeunes » dans les villes byzantines 125

notamment par une grande campagne en Syrie au début des années 540. Voici donc une
période dont la densité historique rend le système politique et social original, en fin de compte,
par rapport à ses antécédents mêmes. C'est dans ce contexte que quelques témoignages,
historiographiques en majorité, attirent l'attention sur l'activité publique des « jeunes ».
Les classes d'âge masculines ont toujours constitué une des structures de la cité antique,
grecque ou romaine. Les « jeunes hommes » ont un rôle dans les étapes rituelles de la vie col-
lective, parmi lesquelles l'entrée des garçons dans le groupe adulte défini d'un même sens
par la virilité et la guerre. On connaît les belles études de Pierre Vidal-Naquet sur ce passage
dans l'Athènes classique 6 . Plus tard, l'Orient grec de l'époque hellénistique et romaine
abonde en associations de «jeunes » (néoi), plus gymniques que militaires en raison de la
situation politique, même si une partie de leurs exercices se fait parfois en armes '. Le carac-
tère militaire, au moins potentiel, des associations de jeunes hommes semble beaucoup plus
marqué dans l'Occident des i e -m e siècles. Au surplus, et cela encore est précisé pour l'Occi-
dent, on ne trouve pas dans ces associations toute la classe d'âge, mais seulement une couche
sociale localement élevée 8 . Dans les débuts de la période byzantine, le groupe des « jeunes
hommes » se manifeste de diverses façons. Les auteurs du IVe siècle décrivent des formes de
charivari dont je signale au passage l'intérêt non négligeable: réjouissances profanes des
noces 9, et surtout chahuts d'élèves et d'étudiants dirigés contre les professeurs et les péda-
gogues, ou contre de nouveaux venus 10 . Mais elles eussent fourni matière à un exposé dif-
férent, car elles sont dépourvues de la signification politique et de l'articulation sociale aux-
quelles j'ai choisi de consacrer le mien.
Des épisodes où figurent les « jeunes » aux vie-viie siècles, les uns ouvrent sur le dérègle-
ment des manifestations citadines et sur la délinquance urbaine, les autres au contraire sur un
concours ordonné apporté à la défense de la ville. Le problème a été bien vu naguère par Sp.
Vryonis, dont l'article intéressant 11 a le mérite de situer les faits byzantins du VIe siècle dans
une continuité poursuivie jusqu 'à la ville musulmane médiévale, qui est en effet à tant d'égards
une héritière : c'est là une perspective juste et féconde, à laquelle je reviendrai en conclusion.
Vryonis a donc rassemblé tout d'abord les références au rôle militaire des « jeunes », défen-

6. Cf. notamment P. Vidal-Naquet, « Le chasseur noir et l'origine de l'éphébie athénienne », Annales


E.S.C., 23, 1968, p. 947-964.
7. Cf. C. A. Forbes, Neoi. A contribution to the study of Greek associations, Amer. Philol. Assoc.
Philol. Monogr. 2, Middletown, Conn., 1933. Voir aussi F. Poland, Geschichte des griechischen Vereins-
wesens, Leipzig, 1909.
8. Sur les faits occidentaux, cf. M. Jaczynowska, « Les organisations de Iuvenes et l'aristocratie muni-
cipale », in Recherches sur les structures sociales dans l'Antiquité classique, Paris, 1970, p. 265-274; J. Gagé,
« Les organisations de ' iuvenes ' en Italie et en Afrique du début du m ' siècle au ' Bellum Aquileiense '
(238 ap. J.-C.) », Historia, 19, 1970, p. 232-258; M. Benabou,La résistance africaine à la romanisation, Paris,
1976, passim. Je remarque toutefois qu'un passage du Digeste, pourtant cité partout, renvoie à un niveau
social inférieur (Digesta, éd. Mommsen, Berlin, 1877, XLVIII, 19, 28, 3): le juriste Callistrate (m c siècle)
y traite des peines, et de ce que seuls peuvent être battus de verges ceux qui sont en même temps libres
Cliberi) et de basse condition (tenuiores) ; et il range dans cette catégorie ceux « qui se donnent vulgairement
le nom de iuvenes, et (qui) dans certaines cités ont coutume de s'ajuster aux acclamations turbulentes de
la populace (populäres) ». Sur ce point comme sur tant d'autres les juristes du m* siècle marquent le début
de l'évolution ultérieure.
9. O n trouvera quelques références dans l'article par lui-même sans utilité de J. Dumortier,
« Le mariage dans les milieux chrétiens d'Antioche et de Byzance d'après Jean Chrysostome », Lettres
d'Humanité, 6, 1947, p. 102-166.
10. Voir par exemple le Discours 58 de Libanios (Sur la couverture), trad, par A. Festugière, Antioche
païenne et chrétienne, Paris, 1959, p. 470 sq., ainsi que Grégoire de Nazianze, Discours funèbres en l'honneur
de... Basile de Césarée, où il rappelle leur commune jeunesse à l'Université d'Athènes (particulièrement
chap. 16, éd. trad, par F. Boulenger, Paris, 1908, p. 91-93).
11. Sp. Vryonis Jr, « Byzantine circus factions and Islamic futuwwa organizations. Neaniai, Fityàn,
Ahdàth », Byz. Zeitschr., 58, 1965, p. 46-59.
126 É. Patlagean

seurs d'une ville assiégée : elles proviennent de la Guerre Perse de Procope 12 , à propos de la
campagne perse et du siège d'Antioche en 540. Voici d'abord (Proc. Wars, II, xi, 8) la mort
d'un Perse, familier du roi, qui chevauche seul près d'Antioche, et qui poursuit « un des
jeunes gens (neanian) d'Antioche, qu'il avait aperçu, caché, seul, et à p i e d » ; l'autre, un
boucher de la ville, lui arrache son épée et l'en frappe, le dépouille de ses armes, de son or, et
du reste, puis s'éloigne sur sa monture. Le second texte (Proc. Wars. II, VIII, 29) se place
pendant le siège. Les soldats ont pris la fuite, et une partie du « peuple » (démos) avec eux.
Les Perses donnent alors l'assaut, et se heurtent à « un grand nombre des jeunes gens (nea-
niai) d'Antioche, quelques-uns armés de pied en cap (hoplitai), la plupart nus et usant seule-
ment de jets de pierres », l'arme des combats de rues. On est bien tenté de retrouver dans le
récit de l'embuscade le comportement qui séparait à l'époque grecque classique le «jeune
homme» de l'homme régulièrement armé, et aussi de voir dans ces combattants citadins
l'avatar socialement inférieur peut-être des iuvenesjnéoi de l'Empire aux IIE et m e siècles.
Des « jeunes gens choisis » figurent encore, avec les soldats et la force du préfet du prétoire,
parmi les défenseurs qui abandonnent Thessalonique à son sort lors du siège de 597 13 . Les
« jeunes gens » du VIE siècle apparaissent aussi comme une force citadine dans un épisode
où ils appuient leurs concitoyens contre le pouvoir central (Proc. Wars, I, xxv, 38) : il s'agit
de la procédure entreprise par les habitants de Cyzique contre leur évêque ; comme celui-ci
dispose d'une «puissance» suffisante pour l'empêcher d'aboutir, quelques «jeunes gens»
(neaniai) se concertent et le tuent sur la place publique. Deux d'entre eux au moins, retrouvés
et châtiés par la suite, appartenaient à la faction des Verts (Proc. Anecd., XVIII, 41-44) 14 .
Cela dit, l'appartenance des « j e u n e s » aux factions, que Vryonis et Guillou après lui 1 5
semblent tenir pour acquise, n'est pas toujours précisée en réalité.
Mais nous arrivons là au second faisceau de textes, ceux qui distinguent le groupe des
« jeunes » dans les quartiers, et dans les manifestations. J'en réunirai d'abord cinq, qui ont
en commun la période, puisqu'ils attestent des faits échelonnés du règne de Justinien à celui
d'Héraclius, consignés dans des œuvres plus ou moins contemporaines, et qui désignent les
«jeunes » comme neôteroi ( neaniai). Les deux plus importants encadrent l'époque. Le premier
se lit dans l'Histoire Secrète, rédigée en 550, où Procope rehausse de couleurs sulfureuses
l'envers du règne de Justinien, dont il est, d'autre part, l'historiographe officiel (Proc. Anecd.,
VII). L'autre se trouve dans la version grecque, et probablement originale, d'une œuvre de
polémique et d'édification qui a connu un succès considérable, la Didascalie de Jacob, pré-
sentée comme l'autobiographie d'un juif converti sous Héraclius 16 . Procope décrit une muta-
tion brutale qui se serait produite au sein des factions tandis que finissait Justin I e r et que
Justinien commençait, par l'incurie sénile du premier, et la complicité toute puissante accordée
par le second aux Bleus. Il arrive alors que, chez ces derniers d'abord, puis chez les Verts, se
détache, au sein de l'association jusque-là régulière et ordonnée un groupe d'hommes de
main, qui se signale d'abord par des modes capillaires et vestimentaires imitées des Huns, et
qui se lance bientôt dans toutes les formes d'agression criminelle, meurtres commandés,

12. Cité ci-après dans mon texte comme Proc. Wars, d'après l'éd. avec trad. angl. de H.B. Dewing,
Procopius, 1.1, History of the Wars, Books I and II, Londres/Cambridge, Mass., 1954.
13. Miracles de S. Demetrios, livre I, chap. 13 (Patrol. Gr., 116, 1292-1293).
14. Je cite ainsi désormais dans m o n texte Procopius, op. cit., t. VI, The Anécdota or Secret History.
15. Cf. A. Guillou, Régionalisme et indépendance dans l'Empire byzantin au VIIe siècle. L'exemple de
l'Exarchat et de la Pentapole d'Italie, « Rome, 1969, p. 157, 160, 163. Que le numerus Juniorum Italicorum
soit à Ravenne, aux vii c -vin e siècles, une force armée citadine parait certain. Mais il peut fort bien être
d'origine militaire normale, comme t a n t d'autres. L'épithète de iuniores est fréquemment attestée dans la
dénomination des corps des v e -vi e siècles, cf. D. Hoffmann, Das spâtrômische Bewegungsheer und die
Notitia Dignitatum, Diisseldorf, 1969, passim. II n'est pas possible au surplus de déclarer sans plus que
« les factions du cirque d'autrefois... sont devenues les factions des divers quartiers de la ville ».
16. Doctrina Jacobi nuper baptizati, éd. N . Bonwetsch, Abhdl. kôn. Gesellsch, d. Wissensch. zu Gôttingen,
N . F . XII, 3, Berlin, 1910, p. 3-91 (ici I, 40, éd. p. 39).
Les « jeunes » dans les villes byzantines 127

crimes simples, mais aussi infractions ostensibles à l'ordre social : on viole des femmes et on
force des fils de notables, on détruit des créances. D'autres fils (paides) de notables se joi-
gnent volontairement au groupe, dont la cohésion ne résulte donc pas, au premier chef, de
caractères sociaux, mais de la « jeunesse » même. Quant à Jacob, il raconte comment, dans
les débuts du règne d'Héraclius, avant de devenir l'honnête employé d'un marchand, il a pris
sa part des bagarres sanglantes entre les factions, autour de 610 ; son motif n'était autre que
la haine envers les chrétiens, au gré de laquelle il se portait selon l'occasion chez les Verts ou
chez les Bleus.
Les trois autres textes rapportent des épisodes qui confirment que les « jeunes » (neâ-
teroi) se rencontrent dans l'une et l'autre faction, mais où le quartier d'origine est en revanche
précisé. Le Chronicon Paschale mentionne dans son récit détaillé de la grande sédition Nika,
en 532, l'arrivée de deux cent cinquante « jeunes» Verts du quartier de Constantiana, cuirassés,
et se faisant fort de prendre d'assaut le palais dans lequel s'est enfermé l'empereur 17 . En
565, le quartier tou Mazentiolou se soulève lorsqu'on vient arrêter un « jeune homme » pour
un motif qui n'est pas précisé 18 . Enfin, un fragment de Jean Malalas 1 9 rapporte une mêlée
générale entre Verts et Bleus, qui éclate à l'hippodrome à un moment où il n'y avait pas de
courses : elle provoque la mort d'un «jeune homme » dont le quartier d'origine est là aussi
nommé.
Ces deux dernières mentions renvoient à l'adhésion souvent attestée des quartiers de la
capitale à l'une ou l'autre couleur. Mais leur inadéquation à nos critères de classement social
est celle de la plupart des textes relatifs aux factions en général, qui ont fait à cet égard le
désespoir de bien des historiens. Ceci nous mène à la question centrale : ces « jeunes » for-
ment-ils bien un groupe d'âge, et quelle signification revêt alors ceiui-ci dans le système de la
société byzantine du VIe siècle? On alléguera d'abord l'aveu de Jacob, lorsqu'il se rappelle sa
turbulence : « j'étais un jeune homme, j'avais vingt-quatre ans ». Procope de son côté emploie
une fois dans l'exposé cité, au lieu de neôteroi, le terme de neaniai qui désigne classiquement
la jeune virilité prête à la guerre. C'est ce dernier aussi qu'il choisit, onl'a vu, dans les épisodes
où la jeunesse est armée. En tout état de cause, ces mots se rattachent à une famille qui dé-
signe, avec une coloration très défavorable, la poussée violente au désordre public, à la
« nouveauté » : neanieùo, neoterizo, neoteristès, autant que l'on voudra, et après le VIe siècle
encore, par exemple dans la Vie d'André le Fou Volontaire, composée au tournant des IXe-
Xe siècles, pour désigner le groupe de voyous qui entraînent le saint dans un cabaret où ils le
malmènent 20. On peut penser en somme que dans la cité du VIe siècle, où le désordre et la
violence eux-mêmes étaient réglés, ou du moins réguliers, un rôle spécifique se trouvait assu-
mé par ceux qu'associait un âge qui leur conférait une liberté à la fois vigoureuse et transitoire.
Ce n'est pas tout. D'autres textes mentionnent les garçons plus jeunes (paides) qui se
distinguaient déjà souvent comme classe d'âge dans la cité grecque classique, et les mettent en
scène dans des épisodes qui leur semblent propres. « Il y avait une habitude en Palestine et
dans tout l'Orient », raconte tout d'abord le bon Jean Malalas 21 : le samedi, après la lecture
de l'Évangile, les « garçons » chrétiens (paidia) sortaient de l'église « et s'en allaient outrager
les synagogues des Samaritains, et lancer des pierres contre leurs maisons, car les Samaritains
ont coutume de chômer ce jour ». La chose tourne mal la fois où les Samaritains sortent de
chez eux, l'épée au poing, et massacrent les garçons en question jusque sur l'autel de l'église
Saint-Basile. Un récit postérieur présente les mêmes « garçons », les mêmes jets de pierres :
mais le charivari est devenu meurtrier. Il s'agit du martyre d'Étienne le jeune en 764. Il est
livré à la foule de la capitale comme adorateur des images, et déchiré à mort au long des rues.

17. Chronicon Paschale, éd. G. Dindorf, Bonn, 1832, p. 625.


18. Jean Malalas, Frg. 51, De Insidiis, op. cit., p. 175.
19. Id„ Frg., Patrol. Gr„ 85, 1820.
20. Vie d'André Salos (le Fou Volontaire), Patrol. Gr., 111, 648-649.
21. Malalas, Frg. 44, De Insidiis, op. cit., p. 171.
128 É. Patlagean

Et l'hagiographe note: « Ce n'étaient pas seulement des hommes, mais aussi des femmes, et
des garçons délaissant leurs études sur l'ordre du tyran (i.e., l'emprereur iconoclaste), qui le
poursuivaient à coups de pierres » 22. Même s'il arrive aux pierres de tuer, comme ici, le
charivari des garçons semble donc jouer un rôle distinct de celui des jeunes hommes. J'en
voudrais pour confirmation la place qu'il tient dans la défense des Antiochéens présentée par
Libaniosà l'empereur après la grave émeute de 387. Cherchant à excuser du mieux qu'il
peut le délit majeur d'outrage aux statues impériales, le rhéteur écrit : « la meilleure preuve que
ceci a été perpétré avec l'aide d'un mauvais démon est que tout a été accompli facilement
par des gamins (paidûria), bien éloignés encore de la jeunesse », et dont tous les mouvements
attestaient pourtant une force supérieure à celle des adultes 23 . On me permettra enfin de
rapprocher Ravenne de Byzance, et de joindre au dossier une page célèbre d'Agnellus de
Ravenne 24, où il retrace un épisode qu'André Guillou place entre 693 et 709 25 . Agnellus
atteste d'abord comme une habitude encore vivante que les gens de Ravenne sortent le
dimanche et le jour des Apôtres se battre à mort entre bandes constituées par quartiers, et
qu'il y a là tous les âges, et même les deux sexes. Il raconte alors une bataille particulièrement
sanglante entre deux quartiers, et comment les vaincus prirent une revanche le dimanche
suivant. Dans cette seconde manche, même les gamins, « délaissant leurs jeux, et se ruant les
uns sur les autres, se brisèrent le crâne à coups de bâton ». Les « gamins » en question ne sont,
il est vrai, que l'un des groupes d'âge dont Agnellus fait à plusieurs reprises, car l'affaire se
prolonge, une énumération exhaustive, et quelque peu rhétorique. Pourtant j'ai voulu citer
ce texte étonnant de vivacité, parce qu'il montre admirablement non un charivari à propre-
ment parler, mais une violence citadine ritualisée et néanmoins meurtrière dans le déroule-
ment de laquelle apparaissent tant le particularisme des quartiers que le rôle au moins occa-
sionnel des garçons plus jeunes.
Et ceci m'amène à la question sur laquelle je terminerai, en laissant de côté l'histoire
encore longue de Byzance, et celle de son Italie. Dans quelle mesure la ville islamique médié-
vale a-t-elle hérité des formes codifiées et à l'occasion éclatées de la violence urbaine, de la
pertinence des quartiers, du rôle des « jeunes », qui sont autant de caractéristiques de la ville
byzantine à l'époque où se fait l'expansion de l'Islam? Question déjà posée dans l'essai de
Vryonis cité plus haut, où il suggère un rapprochement entre les neôteroi Verts et Bleus des
vi e -vn e siècles et les associations de futuwwa. J'aurais souhaité qu'il se trouvât ici quelqu'un
qui pût reprendre ce dossier. A défaut, je renverrai moi aussi à la belle étude où Claude
Cahen a pris le problème de la continuité citadine en Orient par son versant islamique 24 ,
consacrant en particulier aux « jeunes » une analyse dont Vryonis n'a pas gardé toute la sub-
tilité. Analyse coupée par la césure du xi e siècle, partout valable décidément, et conduite en
distinguant, selon une démarche habituelle à l'histoire de l'Islam médiéval, les pays hérités
soit de Byzance soit de la Perse. On y retrouve d'une part les associations de jeunes céliba-
taires, parfois sportifs innocents, parfois identiques aux déshérités violents que sont les ayya-
run ; et d'autre part des milices investies d'une fonction de police, issues de la population
citadine et liées aux quartiers. Mais les premières se voient surtout en Iran, tandis que les
secondes sont surtout attestées en Syrie. Cahen observe qu'on ne peut les relier aux factions,
en raison notamment de l'absence d'un antagonisme duel. Cela me paraît toutefois secon-
daire, ou si l'on veut évident : les mécanismes urbains des vi e -vn e siècles ne se confondent
nulle part avec l'évolution ultérieure ; et pourtant celle-ci est profondément continue, là où

22. Vie d'Étienne le jeune, Patrol. Gr., 100, 1177.


23. Libanios, Discours XIX, 29 (éd. Foerster, Leipzig 1904, t. II, p. 398).
24. Agnellus, Liber Ponîificalis Ecclesiae Ravennatis, 126-129 (éd. Holder-Egger, Mon. Germ. Histor.
Scriptores rerum Langob. et Ital. saec. VI-IX, Hanovre, 1878, p. 361-363).
25. A. Guillou, Régionalisme et indépendance..., op. cit., p. 162.
26. C. Cahen, « Mouvements populaires et autonomisme urbain dans l'Asie musulmane du Moyen
A g e » , Arabica, 5, 1958, p. 225-250; 6, 1959, p. 25-56 et 233-265.
Les « jeunes » dans les villes byzantines 129

il pouvait y avoir continuité, au moins juqu'au xi e siècle précisément. Enfin, on peut ajouter
maintenant aux faits relevés par Cahen ceux que Shlomo Dov Goitein a réunis depuis, pour
cette cité juive dans la cité musulmane que reconstituent les documents de la Geniza du
Caire 27 . La définition des «jeunes » comme groupe d'âge y apparaît constamment suscep-
tible de glisser vers l'antagonisme social, dans la mesure où les «jeunes » désignés comme
groupe paraissent placés à un niveau relativement inférieur de l'échelle sociale, laquelle est
d'ailleurs, plus exactement, socio-culturelle. Il y a là un critère supplémentaire. Il ne figurait
pas, et pour cause, dans les témoignages grecs du IVe siècle sur les charivaris étudiants. Mais
il apparaissait moins encore dans le dossier byzantin des vi e -vn e siècles.
Faut-il proposer une conclusion plus largement déployée dans la longue durée ? La cité
médiévale de la Méditerranée orientale conserve indiscutablement un héritage de Byzance :
un groupe des « jeunes hommes » qui représente une force incomplètement intégrée, et donc
provisoirement disponible pour un rôle de manifestation publique et aussi de défense, suscep-
tible en revanche d'un dérèglement que traduit la part prise à l'émeute ou à la délinquance.
Une telle organisation s'observe lors de l'apogée urbaine du long vi e siècle. Mais elle relève
à ce moment d'une continuité antérieure, dont on peut conventionnellement fixer ici le point
de départ aux iuvenes des n e -m e siècles, athlétiques, municipaux, bien nés, et armés à l'occa-
sion, mais surtout en Occident. On croit saisir alors dans le groupe des « jeunes hommes »
une évolution qui serait celle même de la ville romano-byzantine. Pour cette dernière, le
long vi e siècle marque précisément un terme et un commencement. Jamais auparavant elle
n'a été aussi gonflée de population, et donc aussi alourdie d'une diversification sociale
élargie en ses assises les plus basses. C'est en ce point de l'histoire que se dessine donc le
changement irréversible de la cité antique à la ville médiévale. Le rôle public des «jeunes
hommes », et probablement leur recrutement social ne pouvaient que changer en conséquence.

27. S. D. Goitein, A Mediterranean society, II. The community, Berkeley/Los Angeles, 1971, p. 61-62.
Certains de ses documents confirment d'autre part ceux de Cahen : paiement fait à Jérusalem, « to the rulers
of the city and its young men », pour assurer le déroulement paisible d'une procession juive le septième jour
de la Fête des Tabernacles (p. 285); milice de «jeunes h o m m e s » à Jérusalem, où les juifs contribuent à
son entretien, vers 1040, à Alep vers 1100 (p. 370).
Charivari, associations juvéniles,
chasse sauvage *

CARLO GINZBURG

1. On a justement souligné que le charivari soulève des questions de caractère général d'un
intérêt notoire 1 . Il sera opportun de les rappeler brièvement en partant des discussions les
plus récentes.
La thèse de Lévi-Strauss est connue. Se rapportant à une enquête menée par Fortier-
Beaulieu, il considère que le charivari est tourné de manière intrinsèque (et exclusive) vers
les échanges matrimoniaux qui se soustraient à la norme. C'est pourquoi il place sur un
même plan le tintamarre rituel qui caractérise le charivari et le tintamarre également rituel
qui est déchaîné, dans de nombreuses sociétés, lors de manifestations d'éclipsés. Dans les
deux cas, le tintamarre signale « une anomalie dans le déroulement d'une chaîne syntag-
matique ». Le parallélisme implicite entre société et cosmos, entre échanges matrimoniaux et
rapports entre les astres, met en lumière la fonction latente du charivari 2 .
E.P. Thompson a opposé une série d'objections, aussi bien théoriques que de fait, à
cette thèse. Alors que les objections de fait semblent pleinement justifiées (à commencer par
celles concernant l'interprétation des données recueillies par Fortier-Beaulieu), les objections
théoriques se révèlent beaucoup plus discutables. Lévi-Strauss réalise une analyse formelle
(selon Thompson) dont il déduit la fonction, définie une fois pour toutes, du charivari. Mais
dans l'Angleterre du xvm e et du xix e siècle, par exemple, les formes de la rough music ou
charivari variaient fortement de zone à zone. Ses fonctions variaient encore davantage, si
possible. Le charivari prenait pour cibles non seulement les protagonistes des mariages
anormaux, mais tous ceux qui pour l'une ou l'autre raison s'opposaient à la communauté,
enfreignant la loi non écrite. En fait, dans l'Angleterre du xvm e et xrx e siècle, le charivari
était devenu une justice populaire symbolique. La tâche du chercheur consiste à expliquer
comment et pourquoi les fonctions du charivari changèrent suivant les situations sociales.
Ainsi, il convient de partir des significations attribuées sciemment au charivari par ses parti-
cipants (acteurs, spectateurs et victimes). Selon Thompson, en rechercher un sens plus
profond signifierait sousestimer la rationalité et la stature morale des individus impliqués
dans le charivari, sous prétexte qu'il s'agit d'illettrés 3 .
Le contraste est exemplaire parce qu'il juxtapose deux positions opposées aussi cohé-
rente l'une que l'autre. Lévi-Strauss accorde le privilège à l'analyse des formes, Thompson
à celle des fonctions. Lévi-Strauss passe déductivement du plan des formes à celui des
fonctions (ou pour mieux dire de la forme unique à la fonction unique) alors que Thompson,
empiriste et inductif, se refuse de faire l'opération inverse. Pour Lévi-Strauss la forme du

* Traduit de l'italien par Daniela Romagnoli.


1. Cf. E.P. T h o m p s o n , « ' R o u g h Music': le Charivari anglais », Annales E.S.C., 27, 1972, p. 285.
2. Cité de la traduction italienne: C. Lévi-Strauss, Il crudo e il cotlo, Milan, 1966, p. 379 et suiv.
3. Cf. T h o m p s o n , « ' R o u g h Music'... », ibid., p. 285 et suiv., surtout p. 298-301.

Le charivari, École des Hautes Études!Mouton, PP- 131-140.


132 C. Ginzburg

rite détermine la fonction indépendamment du contexte social à l'intérieur duquel s'accom-


plit le rite, alors que pour Thompson le contexte social détermine non seulement la fonction
mais, en grande partie, la forme même du rite. Pour tous deux, assurément, le charivari est
une sorte de « hiéroglyphe social » 4 : mais à ce point les positions divergent à nouveau
parce que, pour Lévi-Strauss, le charivari révèle une série d'oppositions logiques et méta-
phoriques apparemment immuables, alors que pour Thompson le changement des fonctions
accomplies par le charivari est l'indice d'un changement profond intervenu dans le système
des valeurs d'une société déterminée 5.
A ce point, on pourrait conclure que les deux positions sont inconciliables : mais il
s'agirait d'une conclusion hâtive. En réalité, même dans le cas du charivari les analyses de
la forme et les analyses de la fonction devraient s'illuminer réciproquement. Il n'est pas
permis de déduire la seconde de la première et en ceci Thompson a raison contre Lévi-
Strauss. Mais il n'est pas non plus permis de refuser les significations qui émergent de l'ana-
lyse formelle : et ici Lévi-Strauss a raison contre Thompson. Restreindre les significations
qui opèrent socialement aux seules significations conscientes semble insoutenable, en prin-
cipe, d'autant plus qu'une documentation comme celle qui se rapporte au charivari, avare de
détails ou déformée, ne permet pas de décider, d'une fois à l'autre, ce qui fut présent et sous
quelle forme à la conscience des protagonistes. Par exemple dans la « chasse au cerf » du
Devon, Thompson relève des traces de « chasse rituelle, les sous-entendus diaboliques de la
bête cornue et pourchassée » 6 . Il s'agissait donc de formes remontant à des périodes beau-
coup plus reculées. Il est possible que leur signification ait partiellement échappé aux parti-
cipants. Devrions-nous pour autant les estimer insignifiantes ?
Comme l'on voit, le problème est compliqué du fait que, dans une société comme celle
décrite par Thompson, du xvm e et du xix e siècle, la correspondance entre les formes et les
fonctions remplies par le charivari était imparfaite. Certains aspects du rite, comme dans le
cas de la « chasse au cerf » du Devon, étaient hétérogènes ou surabondants par rapport à la
fonction accomplie par le rite même. Comme dans un palimpseste écrit sur deux colonnes,
diverses couches — aussi bien du côté de la forme que de celui des fonctions —• s'étaient
lentement superposées, mais pas de manière symétrique. Cette asymétrie renvoie à un
phénomène bien connu : les formes se modifient lentement, plus lentement que les fonctions
correspondantes 7 .
Dans une telle situation, il serait intéressant de remonter à la couche plus ancienne, aux
premiers témoignages du rite. Ceci non afin de reconstruire la forme « vraie » ou la « vraie »
fonction du charivari — ce qui n'aurait pas de sens, mais simplement pour chercher à attein-
dre une phase où il devait y avoir une cohérence profonde entre formes et fonctions, qui se
perdit ensuite.
Jusqu'à présent on a parlé de « formes » et de « fonctions », en reprenant l'opposition
formulée par Thompson. Il s'agit, bien entendu, d'une distinction introduite par l'obser-
vateur : pour les participants au rite, formes et fonctions faisaient tout un. Le rite dans sa
richesse et sa complexité existait seulement. C'est pour cela que dans les pages qui suivront,
je n'hésiterai pas à me servir d'une distinction triple plutôt que double, l'estimant plus

4. Je me sers d'une expression employée par Marx à propos d'un autre sujet (mais qui trouve des
antécédents chez Fourier: cf. I. Calvino, Introduction à Ch. Fourier, Teoria dei quattro movimenti. Il nuovo
mondo amoroso, Turin, 1971, p. xv).
5. Cf. Thompson, « ' R o u g h Music'...», ibid., p. 300-301.
6. Ibid., p. 287.
7. Polémiquant, à juste titre, contre les abus de la notion de « survivance » dans la religion populaire,
J.-C. Schmitt a affirmé que « rien n'est 'survécu' dans une culture : tout est vécu ou n'est pas » (« Religion
populaire et culture folklorique », Annales E.S.C., 31, 1976, p. 946). II s'agit peut-être d'uneformule exces-
sive, parce qu'elle ne tient pas compte de tout ce qu'il y a (ou qu'il peut y avoir) d'inerte, de stéréotypé, de
mécanique dans la transmission culturelle.
Charivari, associations juvéniles, chasse sauvage 133

adaptée : celle entre « mythe », « rite » et « fonction ». Aucun de ces termes n'est pacifique,
hormis peut-être le troisième. Tous les spécialistes du charivari s'accordent aujourd'hui à
lui attribuer une certaine fonction sociale plus ou moins symbolique — même si la discussion
est ouverte quant à la nature de cette fonction (ou fonctions). Tous ne sont pas disposés à
appeler rite le charivari — et peut-être seulement une minorité va jusqu'à reconnaître dans
le charivari des implications mythiques au sens strict.

2. Le témoignage le plus ancien sur le charivari est, si je ne me trompe, contenu dans le


Roman de Fauvel. Plus précisément dans une interpolation insérée dans le Roman de Fauvel
par «Chaillou de Pesstain » (plus que probablement Raoul Chaillou, mort en 1336-1337)
qui se lit dans le manuscrit Fonds français 146 (anciennement 6812) conservé à la Bibliothèque
Nationale 8 . Cette interpolation a été datée d'une façon fort convaincante de l'année 1316
ou des années immédiatement postérieures. Le texte est connu 9 . Au moment où le méchant
Fauvel s'apprête à célébrer ses noces avec Vaine Gloire, il est interrompu par une procession
bruyante, un « chalivali » :
« Mès onques tel chalivali
Ne fu fait de ribaus de fours
Com l'en fait par les quarrefours
De la ville par mi les rues. » 1 0
Les caractéristiques de ce charivari sont celles qui ensuite deviendront traditionnelles : cris,
gestes obscènes, vacarme produit avec l'aide d'instruments extravagants, telles que poêles
à frire, grattoirs, poinçons, pilons et ainsi de suite. Dans la foule anonyme qui crie et fait
du chahut un seul personnage est identifié :
« Il y ravoit un grant jaiant,
Qui aloit trop forment braiant ;
Vestu ert de bon broissequin ;
Je croi que c'estoit Hellequin,
Et tuit li autre de sa mesnie,
Qui le suivent toute enragie. » 1 1
Driesen, qui le premier publia cet extrait intégralement, reconnut dans la référence à la
« mesnie Hellequin » un anneau de la tradition, beaucoup plus ancienne, basée sur le démon
Herlechinus (lointain aïeul du masque d'Arlequin) et de sa horde 1 2 .
Une telle tradition est mentionnée pour la première fois dans un chapitre de VHistoire
ecclésiastique d'Orderic Vital, rédigée vers 1140. On y parle d'un prêtre de Saint Aubin de
Bonneval, appelé Gualchelme, qui, en janvier 1091, marchant de nuit sur un sentier, avait
tout à coup entendu une rumeur semblable à celle d'une armée en marche. Un géant armé
d'un gourdin lui était apparu, suivi par une multitude d'hommes et de femmes, tourmentés
de différentes façons. Au milieu d'eux, en plus de quelques Éthiopiens, il avait aperçu des
femmes libidineuses, des clercs, des soldats. Il avait compris qu'il se trouvait devant les âmes
de la « familia Herlechini ».

8. Cf. Le Roman de Fauvel, par Gervais du Bus, publié par A. Lângfors, Paris, 1914-1919, p. 164-167;
pour les dates, p. 144-145.
9. Cf. O. Driesen, Der Ursprung des Harlekin. Ein Kulturgeschichtliches Problem, Berlin, A. Duncker,
1904, p. 104 et suiv., 242-248 (Forschungen zur neueren Literaturgeschichte, 25); P. Fortier-Beaulieu,
« L e Charivari dans Le Roman de Fauvel », Revue de Folklore Français et de Folklore Colonial, 11, 1940,
p. 1-16. Pour l'interprétation du charivari proposée par Fortier-Beaulieu, voir plus loin.
10. Le Roman de Fauvel, op. cit., p. 164.
11. Ibid., p. 166.
12. Cf. O. Driesen, Der Ursprung..., op. cit., p. 104 et suiv.
134 C. Ginzburg

Dans ces pages, un mythe largement diffusé dans la culture folklorique de l'Europe
médiévale était traduit en termes au moins partiellement chrétiens : celui de la « chasse
sauvage » ou « armée sauvage » — la horde des morts inapaisés parce que morts préma-
turément, qui court de nuit au milieu d'un vacarme assourdissant, guidée par une divinité
féminine (Perchta, Holda, Diana, Hecate...), ou, comme ici, masculine (Herlechinus) 13 .
Dans la description d'Orderic, les morts inapaisés prennent les traits moins redoutables
d'âmes faisant pénitence — fournissant ainsi un témoignage sur l'élaboration alors en cours
de l'idée du purgatoire. Orderic fait explicitement allusion aux vertus purificatrices de
1 '« ignis purgatorius » 1 4 ; en outre, il décrit les dialogues entre le prêtre Gualchelme et
quelques personnages qu'il avait reconnus dans la « familia Herlechini ». Les âmes énu-
mèrent leurs propres fautes et se recommandent aux parents restés sur terre pour qu'ils
réparent les torts qu'elles ont commis. Un soldat affirme que sa peine a été allégée au moment
où Gualchelme (qui découvre qu'il est son frère) a été ordonné prêtre, et a dit la messe pour
la première fois 15 . Les instruments des peines sont les mêmes que ceux avec lesquels les
âmes, quand elles étaient encore en vie, ont commis leurs propres fautes. Ainsi, un écuyer
du père du comte de Herford déclare qu'ayant obtenu un moulin grâce à un prêt usurier,
il est maintenant condamné à tenir dans sa bouche un fer de moulin incandescent. Le frère
soldat de Gualchelme qui avait l'habitude d'éperonner le cheval durant la bataille pour faire
un grand massacre d'ennemis est maintenant tourmenté par des éperons indiciblement
pesants et entourés de feu 1 6 .
Un siècle plus tard, à la moitié du xm e , la « familia Herlechini » est décrite de manière
quelque peu différente. L'un des chapitres interpolés dans les Libri très de miraculis de
Herbertus Turritanus, conservés dans le codex Runensis, ms. 59, rapporte l'épouvantable
vision apparue à un jeune homme au cours d'une nuit d'été. Ici aussi, tout commence par
un vacarme incroyable : « coepit audiri tumultus et vociferatio populi multi cum magno
fremitu gradientis ». Une femme explique au jeune homme terrorisé qu'il s'agit d'une horde
de spectres (« fantastica ») qu'on appelle populairement « familia Herlequini ». Voilà qu'ils
apparaissent, volant dans les airs. Mais la première impression est encore auditive : dans cette
multitude bruyante et désordonnée (« turbulenta atque confusa ») on perçoit des rumeurs
de forgerons, de mineurs, de menuisiers, de tailleurs de pierres, tous en tram de battre avec
haches et marteaux, en même temps que des tailleurs, des fourreurs, des tisseurs, des foulons
et toutes sortes d'artisans (« ceterarumque mechanicarum artium sectatores »). Chacun se
voue avec acharnement à son propre labeur, comme s'il se trouvait dans sa boutique plutôt
qu'au milieu de l'air. L'un d'eux seulement, qui porte un bélier sur ses épaules, adresse la
parole au jeune homme. Il lui explique que, lorsqu'il était sur terre, il avait volé le bélier
à une pauvre veuve : pour être libéré de sa peine, il faut que quelqu'un restitue le bien volé.
La vision disparaît et le jeune homme va se faire moine dans l'abbaye de Vauluisant près
de l'Yonne 1 7 .
Les textes que nous avons analysés jusqu'à présent sont au nombre de trois : le chapitre
de VHistoire ecclésiastique d'Orderic Vital (milieu du xn e siècle) ; l'appendice aux Libri très
de miraculis de Herbsrtus Turritanus (moitié du xin e siècle) ; l'interpolation du Roman de
Fauvel (début du xiv e siècle). Dans tous les trois, on parle de la « familia Herlechini » ou
mesnie Hellequin ; dans tous les trois, elle est annoncée par un terrible fracas. Commençons
à comparer les deux premiers. Leur parenté est visiblement très étroite. Tous les deux témoi-
gnent de la tentative de traduire en termes de purgatoire chrétien le mythe folklorique de la

13. Cf. C. Ginzburg, 1 Benandanti. Stregoneria e culti agrari tra Cinquecento e Seicento, Turin, 1974,
p. 61-94; à propos du passage d'Orderic Vital, p. 76-77.
14. Cf. Patrol.Lat., 188, 609.
15. Ibid., 611.
16. Ibid., 611-612.
17. Le passage a été publié la première fois par O. Driesen, Der Ursprung..., op. cit., p. 236-237.
Charivari, associations juvéniles, chasse sauvage 135

horde errante des morts prématurés (« chasse sauvage »). Toutefois, la horde des âmes péni-
tentes décrite par Orderic Vital fournit une image de la société relativement équilibrée : il y
a des femmes luxurieuses (parmi lesquelles quelques nobles), il y a des clercs et des moines,
des évêques et des abbés, des juges et des comtes ; il y a des usuriers et des soldats. La liste
insérée dans l'appendice aux Libri de miraculis frappe par contre par son homogénéité. Elle
ne comprend que des artisans. Il s'agit d'un document où l'hostilité monastique envers les
« mechanicae artes » et ceux qui les pratiquent, est explicite.
Mais retournons au charivari et juxtaposons le deuxième et le troisième textes. Dans
le deuxième il y a la « familia Herlequini », mais « Herlequinus » n'est pas mentionné ; dans
le troisième, il y a la « mesnie Hellequin », mais sans allusion au purgatoire. Malgré cela,
le parallélisme entre les deux textes est remarquable. Dans l'appendice aux Libri de Mira-
culis, le fracas militaire de la « familia Herlechini » d'Orderic Vital est devenu un fracas
d'instruments artisanaux — haches, marteaux et ainsi de suite. Nous trouvons des instruments
analogues dans l'interpolation du Roman de FaUvel: à côté de « tambours et cimbales »,
« une grant poelle,
... le havet ; le greil et le pesteil, ... un pot de cuivre,
... un chariot,
Dedens le chariot si ot
Un engin de roes de charetes,
Fors, reddes et moult très bien faites,
Et au tourner qu'eles fesoient
Sis bastons de fer encontroient
Dedens les moieux bien colez
Et bien atachiez... »
La liste est interrompue par une rubrique : « Ci s'ensuivent sotes chançons, que ceus qui
font le chalivali chantent parmi les rues. Et puis après trouvra on le lay des Hellequines. » 1 8
Ce « lay » est constitué de quelques vers, de contenu gaiement obscène. De nombreuses
miniatures, représentant des individus masqués en diables ou en animaux ou avec le visage
teint en noir (les Éthiopiens mentionnés par Orderic Vital?) accompagnent l'interpolation
dans le manuscrit parisien 19 . Comme l'on sait, la présence de masques (diaboliques ou d'un
autre type) est souvent aussi attestée dans les charivaris postérieurs.
Tout cela conduit à formuler l'hypothèse que la mesnie Hellequin constituait le fond
mythique de la phase la plus ancienne du charivari. En d'autres termes, les acteurs du cha-
rivari voulaient personnifier, au cours de cette période, la foule des âmes des morts.
Cette hypothèse rappelle par certains côtés celle qui fut proposée, il y a de nombreuses
années, par Fortier-Beaulieu 2o. Examinons brièvement en quoi elles concordent et en quoi
elles divergent l'une de l'autre. Selon Fortier-Beaulieu, les mannequins portés en procession
par les paiticipants au charivari représentent l'esprit du conjoint défunt, hostile aux nouvelles
noces ; le vacarme du charivari constituait un signe d'agressivité ou bien un expédient
magique servant à chasser l'esprit hostile du conjoint défunt. Selon l'interprétation proposée
ici, par contre, les participants au charivari représentaient la foule des morts (chasse sau-
vage) et non un mort particulier ; les mannequins comme les masques, les travestissements,
etc., faisaient allusion aux sous-entendus démoniaques que la chasse sauvage, au début du

18. Ibid., p. 242-244.


19. Ibid., p. 244-248. Je n'ai pas pu voir la reproduction du ms., Fonds français 146, parue à Paris
en 1907.
20. Cf. « Le Charivari dans Le Roman de Fauvel », ibid., et « Le Charivari aux Veufs », ibid. Les
conclusions de Fortier-Beaulieu sont résumées par A. Van Gennep dans le Manuel du Folklore français
contemporain, Paris, 1943, I, 1, p. 620,627 (qui ne les accepte pas), et par J.-C. Margolin, «Charivariet
mariage ridicule au temps de la Renaissance », in Lis fêtes de la Renaissance, Paris, 1975, III, p. 582-583
(qui, en revanche, les admet).
136 C. Ginzburg

xiv e siècle, comportait désormais ; le vacarme du charivari n'était pas autre chose que le
vacarme traditionnellement associé à la chasse sauvage. (Le parallèle, suggéré par Lévi-
Strauss, avec le vacarme rituel produit à l'occasion des éclipses, apparaît donc complètement
erroné). Comme on le voit, l'interprétation proposée, qui a l'avantage de coller davantage
à la documentation, est plus globale en ce sens que toutes les formes du charivari trouvent
une explication dans le mythe de la chasse sauvage.
Avant d'en chercher la confirmation sur des terrains différents, nous nous aventurerons
un instant sur celui, plutôt glissant, de Fétymologie. Entre les nombreuses étymologies qui
ont été présentées du mot charivari, l'une des plus solides semble celle qui la fait dériver
de hourvari, horvari, cri des chasseurs pour rappeler les chiens 21. De même manière, il faut
relever que, d'après un savant, la signification originale de l'expression mesnie Hellequirt
serait « meute de chiens bruyants » 22. Si elles sont exactes, ces étymologies constitueraient
une preuve supplémentaire des liens originaux entre charivari et mythe de la chasse sauvage.

3. Mais le charivari, quelles que fussent ses implications mythiques, se présentait avant tout
comme un rite. Et ses acteurs étaient bien vivants. Qui étaient-ils?
Un essai fondamental de N.Z. Davis a souligné l'importance des organisations juvé-
niles, et en général des groupes d'âge, dans l'Europe pré-industrielle 23 . Ces associations,
attestées depuis le xin e siècle, mais vraisemblablement antérieures, avaient des noms variés,
calqués sur le langage monastique (abbayes des sots, des fous, des ânes), sur le langage
militaire (compagnie des jouvenceaux) et ainsi de suite. Leurs activités étaient marquées
par une espèce de licence réglementée. L'une des plus importantes, à côté des fêtes et des
parades plus ou moins militaires, étaient les charivaris. Les sanctions dont ils furent fré-
quemment (et vainement) menacés par les autorités religieuses et séculières, plusieurs siècles
durant, sont bien connues. Dans une grande partie de l'Europe (avec quelques exceptions
dont l'Angleterre) 24 , c'étaient justement les Abbayes de Jeunesse ou d'autres associations
analogues qui organisaient les charivaris. De cette manière, disait-on, les jeunes pouvaient
se défouler des tensions les opposant aux autres groupes d'âge sous des formes d'agressivité
contrôlée, plus ou moins similaires à l'inversion de type carnavalesque. C'est une hypo-
thèse plus que plausible : mais il y a lieu de se demander si dans la relation étroite entre
« abbayes » juvéniles et charivari, il n'y eut pas également d'autres sous-entendus dont les
jeunes, surtout au cours de la phase plus ancienne (et moins connue de nous) étaient peut-
être conscients.
Nous possédons quelques indices en ce sens d'après une documentation relativement
tardive (seconde moitié du xvi e siècle) mais provenant d'une zone plutôt isolée où des tradi-
tions et des croyances purent se conserver longtemps, avec peu d'influences extérieures :
le Frioul.
En 1580, le tribunal du Saint Office de Cividale fit un procès à deux hommes, un paysan
et un crieur public qui prétendaient être Benandanti. A l'inquisiteur qui ignorait la signi-

21. Cf. K. Meuli, « C h a r i v a r i » , in Festschrift Franz Dornseiff zum 65. Geburtstag, Leipzig, 1953,
p. 243 (avec une bibliographie). Aux p. 239 et suiv., Meuli insiste sur l'analogie entre charivari et chasse
(réelle, non mythique).
22. Cf. L. Sainéan, « L a mesnie Hellequin», Revue des Traditions populaires, 20, 1905, p. 177-186,
surtout p. 184-185. Cf. également, outre l'étude de Driesen, op. cit., G. Raynaud, « La mesnie Hellequin... »,
in Études romanes dédiées à Gaston Paris, 1891, p. 51-68, réfutée par F. Lot, « La mesnie Hellequin et le
comte Ernequin de Bourgogne», Romania, 32, 1903, p. 422-441, qui propose (p. 440-441) une étymologie
différente basée sur Hölle, l'enfer.
23. Cf. N.Z. Davis, Society and Culture in Early Modem France, Stanford, Calif., 1975, p. 98-123,
p. 296-309 (« The Reasons of Misrule »).
24. Cf. Thompson, « ' R o u g h Music'... », op. cit., p. 295. N.Z. Davis, à ce propos, est plus prudente:
cf. Society and Culture..., op. cit., p. 109, p. 302-303, n. 47.
Charivari, associations juvéniles, chasse sauvage 137

fication de ce mot, ils expliquèrent que quatre fois l'an, durant les quatre-temps, ils se
rendaient la nuit, combattre « en esprit », armés de branches de fenouil, les sorcières et les
sorciers armés à leur tour de cannes de sorgho. L'enjeu du combat était la fertilité des
champs : si les Benandanti gagnaient, les récoltes étaient abondantes ; si les sorcières et les
sorciers gagnaient, il y avait la disette. L'inquisiteur ne crut pas à ces étranges récits : il
estima que les deux accusés étaient de véritables sorciers et les condamna à une peine légère.
Mais leur cas n'était pas isolé. Dans l'espace d'un siècle, quelques dizaines de procès contre
des hommes et des femmes Benandanti furent célébrés dans le Frioul. Quelques-uns d'entre
eux déclarèrent avoir participé « en esprit » aux batailles nocturnes pour la fertilité ; d'autres,
également « en esprit », aux processions nocturnes des morts errants. Soumis quelquefois
aux pressions physiques, mais plus souvent psychologiques des inquisiteurs, les uns et les
autres changèrent peu à peu le caractère de leurs confessions, jusqu'à admettre que les
mystérieux rites nocturnes n'étaient autre chose que le sabbat diabolique codifié par les
démonologues.
Cet ensemble de croyances dont témoigne une documentation d'une extraordinaire
richesse, trouve des correspondances précises dans une zone qui comprenait l'Alsace, la
Hesse, la Bavière, la Suisse, la Hongrie, la Roumanie, la Lithuanie 25 . Parler de « survi-
vance » n'a pas de sens en pareil cas. Pour les Benandanti frioulans, comme pour leurs
collègues hongrois (tàltos) ou roumains (strigoi, calusari), les rites auxquels ils participaient
la nuit, « en esprit », constituaient pour eux une expérience dramatique, voire boulever-
sante 26 . Il sera plus utile de confronter les caractéristiques de cette singulière « compagnie »
à celles des associations juvéniles dont on vient de parler.
C'est l'inquisiteur, interrogeant les deux Benandanti de Cividale, qui emploie le mot
« compagnie » : « comment fait-on pour entrer dans cette compagnie de Benandanti ? On
lui répond qu'il faut être né « v ê t u » , c'est-à-dire enveloppé d'un linge amniotique (la
« chemise »). Puis, à vingt ans, on est appelé en rêve par un autre Benandanti : comme,
lorsqu'un tambour bat l'appel pour les soldats, il faut y aller. Il résulte de nombreux témoi-
gnages que l'organisation est de type militaire, avec capitaines, porte-drapeaux, tambours,
trompettes, drapeaux. Mais pour pouvoir faire partie de cette armée, il faut entrer en cata-
lepsie : parce que le monde nocturne des Benandanti est le monde des morts. Il est seulement
possible d'y atteindre, dans des occasions déterminées, grâce à une mort provisoire (le
« sortir en esprit »). La « chemise » qui distingue les Benandanti depuis la naissance repré-
sente précisément un trait d'union avec le monde des esprits. Bien entendu, les sorcières et
les sorciers sont des individus en chair et en os dans la vie de tous les jours : mais dans les
batailles nocturnes, ils prennent les traits redoutables de la horde des morts errants. Donc,
même en Frioul, nous retrouvons le mythe folklorique de la chasse sauvage. Celui-ci est
toutefois également présent dans la version christianisée: les processions des âmes pénitentes.
A celles-ci s'unissent, pendant les jours des quatre temps, d'autres Benandanti qui, revenus
de leur catalepsie, se vantent de leur familiarité avec le monde des morts. Mais, dans le
Frioul, la divinité multiforme qui, dans d'autres parties de l'Europe, guidait la foule des
âmes —• Perchta, Holda, Diana, Hécate, Hérodiade, Vénus, Abonde, Hellequin —, n'appa-
raît qu'une seule fois. C'est une femme. Ses disciples, pleins de vénération, lui donnent le
titre révélateur « d'abbesse » 2 7 .
Les « abbayes » ou « compagnies » juvéniles étaient sûrement très différentes de celle
des Benandanti — entre autres raisons parce qu'elles avaient une consistance réelle plutôt

25. Cf. à ce sujet, de l'auteur, I Benandanti..., op. cit.


26. Pour la Roumanie, cf. sur le parallèle avec les Benandanti, M. Eliade, « Some observations on
European Witchcraft », History of Religions, 14, 1975, p. 158-165. Pour la Hongrie, cf. G. Rôheim, « Hun-
garian Shamanison », Psychoanalysis and the Social Sciences, 3, 1951, p. 131-169 (qui m ' a été signalé par
Caria Caprioli que je remercie vivement).
27. Cf. / Benandanti..., op. cit., p. 143. Cf. aussi M. Delbouille, « La légende de Herlekin», Bulletin
de la Société de langue et de littérature wallones, 1953, p. 105-131.
138 C. Ginzburg

qu'onirique 28 . Mais les points de contact ne sont pas négligeables. Comme les Benandanti
les membres de ces associations appartenaient, surtout au cours de la phase plus ancienne,
à une classe d'âge bien définie 29 . Leurs caractéristiques militaires étaient quelquefois fort
accentuées ; quand, en 1560, le duc de Savoie se rendit à Rivoli, « la Compagnie des jouven-
ceaux au complet avec ses capitaines et ses enseignes, et chacun avec une banderole rouge »
prit part à la réception 30. Dans le Piémont, les « abbayes » des jeunes célébraient de fausses
batailles avec épées et bâtons à certaines périodes de l'année 31. Ailleurs les bagarres acci-
dentelles entre groupements de jeunes prenaient des formes curieusement rituelles 32 . Les
« abbayes » étaient souvent associées à des fêtes qui visaient à assurer la fertilité des champs
et des mariages, comme la fête des Brandons, qui avait lieu le premier dimanche de carême —
c'est-à-dire durant les quatre-temps du printemps 33. Le jour de la Toussaint, en outre, elles
avaient la tâche de sonner les cloches pour les aïeux morts 34 .

Ces traits sont bien loin de composer un tableau documenté de manière satisfaisante.
Toutefois l'hypothèse, qui a déjà été formulée par d'autres spécialistes 35, d'un lien privi-
légié entre les « abbayes » juvéniles et le monde des morts, semble avoir une certaine consis-
tance. Le rapprochement avec l'anormale « compagnie » des Benandanti permet peut-être
de faire une autre déduction : durant la phase plus ancienne, le fond mythique des groupe-
ments juvéniles était représenté par la « chasse sauvage ». Pendant leurs multiples activités
rituelles, les jeunes représentaient les morts du village. A mesure que le temps passait, de
telles implications mythiques se perdirent presque complètement. Dans la période plus
éloignée, toutefois, entre mythe et rite, il y avait une cohérence absolue. Aussi n'est-il pas
étonnant que le premier témoignage qui nous soit parvenu sur le charivari ait les traits de la
« mesnie Hellequin », et de son étroite parente, la chasse sauvage 36 .

4. Cette cohérence, que nous avions supposée pour l'époque la plus éloignée, s'étend aussi
aux fonctions remplies par le charivari. Pendant les siècles plus rapprochés de nous, elles
étaient très variées, comme l'a montré E.P. Thompson pour l'Angleterre. Les cibles choisies
étaient, en plus des veufs et des veuves qui se remariaient, des maris et des femmes qui maltrai-
taient leur conjoint ou qui lui étaient infidèles, et même des individus coupables de fautes
étrangères au mariage —• par exemple des policiers, des prédicateurs impopulaires, des
ouvriers qui acceptaient de faire troc d'heures supplémentaires et ainsi de suite.
Mais les témoignages les plus anciens montrent clairement que le charivari était tourné
de manière spécifique contre les secondes noces des veufs et des veuves. Les statuts synodaux

28. Cependant, on ne peut pas exclure que, du moins dans certains cas, les assemblées des Benandanti
se dévoilaient réellement: ibid., p. 186-189.
29. Cf. N.Z. Davis, Society and Culture..., op. cit., p. 98 et suiv.
30. Cf. G.C. Pola Falletti-Villafalletto, Associazioni giovanili e feste antiche. Loro origini, Milan, 1939,
I, p. 37.
31. Ibid., p. 234 et suiv., 361 et suiv.
32. Cf. H. Hours, « Émeutes et émotions populaires dans les campagnes du Lyonnais au xvm® siècle »,
Cahiers d'histoire, 9, 1964, p. 137-153, surtout p. 144-145.
33. Cf. N.Z. Davis, Society and Culture..., op. cit., p. 104, et voir aussi G.C. Pola Falletti-Villafalletto,
Associazioni giovanili..., op. cit., p. 297.
34. Cf. N.Z. Davis, Society and Culture..., op. cit., p. 105.
35. Ibid., p. 104-105, avec bibliographie. Voir en outre l'article très suggestif de C. Lévi-Strauss,
« Le Père Noël supplicié », in Razza e storia e altri studi di antropologia, trad. it., Turin, 1967, p. 247-264.
36. L'importance du lien entre charivari et « Mesnie Hellequin » dans l'interpolation du Roman de
Fauvel a été perçue par T. Dömötör, « Erscheinungsformen des Charivari im Ungarischen Sprachgebiet »,
Acta Ethnographica Academiae Scientiarum Hungaricae, 6, 1958, p. 83-84, qui toutefois n'en tire pas les
conclusions qui s'imposent.
Charivari, associations juvéniles, chasse sauvage 139

de l'église d'Avignon (1337) distinguent, par exemple, entre le Malprofiech, c'est-à-dire


l'habitude d'accueillir les époux par du vacarme, des obscénités, des extorsions d'argent ou
de biens, et le chalvaricum, tumulte dirigé contre des hommes et des femmes qui, demeurés
veufs, se marient pour la seconde fois 37. Tous les témoignages de cette époque ont un
contenu analogue 3S. Seulement plus tard, à ce qu'il paraît, le rite agressif du charivari se
chargea de significations supplémentaires, incorporant aussi des usages déjà présents dans
le passé, comme celui qui consistait à faire déambuler sur un âne le conjoint adultère (ou
son image) 39 .

Mme Davis a supposé que le motif principal de la rancœur collective à l'égard des
secondes noces était la soustraction d'un membre (homme ou femme) au groupe, nécessai-
rement restreint surtout dans un village, des partenaires potentiels en âge de mariage 10.
Ceci semble encore plus plausible si nous considérons la période au cours de laquelle le
charivari eut son origine. En fait, aucun témoignage sur le charivari n'est antérieur aux
premières décennies du xiv e siècle. Dans une société frappée par une profonde crise écono-
mique et démographique, fauchée par les épidémies et les disettes, le nombre de jeunes en
âge de mariage était exceptionnellement limité. Dans une telle situation, les deuxièmes
noces d'un veuf ou d'une veuve devaient être ressenties comme un véritable affront par les
jeunes de la communauté. Le tintamarre, mêlé à des obscénités et des imprécations, des
morts du village, personnifiés par les associations des jeunes, exprimait de la manière la plus
agressive la désapprobation sociale pour un événement qui mettait en péril un équilibre
démographique déjà très précaire. Les événements des décennies postérieures, à commencer
par la grande peste, assurèrent la fortune durable du charivari. Seulement beaucoup plus
tard, quand les tensions matrimoniales liées à la crise démographique se relâchèrent, le
charivari se chargera de contenus entièrement ou partiellement nouveaux.

5. La phase la plus ancienne de l'histoire du charivari témoigne d'un phénomène extrê-


mement important : la présence des morts dans les sociétés de l'Europe pré-industrielle.
Pour nous, aujourd'hui, il existe des morts particuliers auxquels nous avons été liés durant
la vie (directement, ou à travers des souvenirs familiaux), ou bien un concept abstrait comme
« la mort ». En ce temps-là, les vivants se sentaient liés à une véritable communauté de
morts. La perception de ce lien où se mêlaient la solidarité et la menace, trouva une expres-
sion durable dans le mythe multiforme de la chasse sauvage. Grâce à lui, était formulée
et maîtrisée dans une certaine mesure l'angoisse d'être englouti dans le gouffre des non-
vivants 41. Contre cette conception de la mort, profondément étrangère au christianisme,
l'Église combattit longuement. A la foule des morts inapaisés fut substituée la procession
des âmes du purgatoire et, parallèlement, la lamentation funèbre fut détrônée par le pleur
chrétien 4a. Mais dans les campagnes cette bataille fut longtemps menée en vain. Le mythe
de la « chasse sauvage », dans ses différentes versions, continua d'alimenter l'imagination
et les rêves des hommes et des femmes. Alors la stratégie de l'Église prit (plus ou moins
sciemment) une autre forme. On substitua peu à peu la « démonisation » de la chasse sau-

37. Cf. Martène-Durand, Thesaurus novus anecdotorum, Paris, 1717, IV, col. 560-561.
38. Ibid., col. 654 (statuts synodaux de Béziers, 1368). Une prohibition turinoise de 1337 est citée par
F. Neri, « Le abbazie degli stolti in Piemonte nei secoli xv e xvi », Giornale storico della letteratura italiana,
40, 1902, p. 3, n. 2. D'autres témoignages du xiv" siècle sont rappelés par Du Cange (cf. les mots
« charivarium », « chalvaricum », etc.).
39. Cf. V. Alford, « Rough Music or Charivari », Folklore, 70, 1959, p. 507.
40. Cf. Society and Culture..., op. cit., p. 106-107.
41. Cf. d'un point de vue général E. de Martino, Il mondo magico, Turin, 1948.
42. Cf. du même auteur, Morte e pianto rituale dal lamento funebre antico al pianto di Maria, Turin,
1975 ( 1 " éd., 1958).
140 C. Ginzburg

vage à sa christianisation. A travers une longue élaboration de théologiens, de démonologues


et d'inquisiteurs, les hordes des morts errants furent déformées et dénaturées jusqu'à prendre
la physionomie monstrueuse du sabbat ensorcelé.
De cette façon, le très ancien mythe de la chasse sauvage fut d'abord démonisé puis
brutalement extirpé des campagnes européennes 43.

43. Ce phénomène a été reconstitué, pour le Frioul, dans IBenandanti, op. cit. Dans un livre à paraître,
j'ai l'intention de vérifier ces conclusions dans un cadre plus vaste, aussi bien du point de vue chronologique
que du point de vue de la diffusion géographique.
Charivaris au Moyen Age et à la Renaissance
Condamnation des remariages
ou rites d'inversion du temps?

MARTINE GRINBERG

La plupart des mentions de charivaris datent du début du xiv e siècle. Les archives des xiv e ,
xv e et xvi e siècles évoquent cette coutume sous diverses appellations : chalivalie, chavanari,
charevary. Une des premières mentions connues est celle du Roman de Fauvel qui comporte
une description détaillée, avec miniature, du charivari. En dehors des lettres de rémission
et des interdictions des conciles qui fournissent quelques détails, les Archives départementales
et municipales sont très concises. Le charivari y apparaît comme un fait courant, tradi-
tionnel, mais déjà en butte à certaines restrictions ou interdictions. Il n'est cité que parce
qu'il est puni d'une amende ; ainsi à Montluel, composition payée par des individus qui ont
fait un charivari à l'adresse d'un homme qui s'était marié en secondes noces (B 8553) en
1367 ; ou à Pont-de-Veyle, composition de 18 deniers payée par cinq individus qui ont donné
un charivari (B 9318) en 1415, etc. 1 . Tapage, boucan ou tintamarre se font à rencontre des
mariés qui se remarient, à l'aide d'instruments de cuisine, chaudrons, poêles et de cloches.
Le cortège décrit dans Le Roman de Fauvel est composé de gens déguisés, masqués dont
certains ont des gestes violents, d'autres obscènes.
La raison la plus fréquemment invoquée est celle du remariage. Les lettres de rémission
étudiées par R. Vaultier en témoignent. Plusieurs compagnons feront « grans chalivalie pour
ce qu'elle avoit esté deux autres fois mariée et aussi pour ce qu'il ne l'avoit oncques esté
et la voulait espouser » (JJ 80, 1362).
D'autres lettres mentionnent des charivaris aux veuves ; une lettre de 1402 de la région
de Sens affirme « d e tous temps... les jeunes compaignons de cette ville font chalivaly à
ceulx qui se remarient » (JJ 157).
Des documents plus tardifs invoquent aussi les remariages : interdiction des charivaris
à l'occasion des seconds mariages par arrêt du Parlement de Toulouse 28 janv. 1538 (AA 5
228) ; arrêt municipal à Périgueux en 1764 contre les charivaris faits pour les secondes noces
par « la populace » (BB 37). Les documents semblent citer deux raisons principales, rema-
riage, et remariage de veuve. Le veuf est-il moins cité ou moins touché par la coutume ; les
veuves sont elles plus nombreuses? J.-B. Thiers, au xvn e siècle, dans ses traités parle du
charivari pour secondes noces disproportionnées « en effet ou en apparence ».
Qui fait le charivari?
Groupés sous le nom de varlets à marier, compagnons à marier, les jeunes hommes sont
chargés de veiller sur les mariages. Le charivari fait partie de leur juridiction. Le caractère
traditionnel de la coutume lui donne valeur de loi. Une lettre de rémission de 1389 (JJ 138)

1. Archives départementales de la Côte-d'Or, B 8913. Pierre-Châtel : amende de 3 deniers de Jean de


Plastie à cause du charivari fait à son neveu. Id., B 9865 (1389-1391). Composition de 4 deniers payée p a r
Jean Raynaud qui avait charivarisé Jacques Laceron.

Le charivari, École des Hautes Études/Mouton, pp. 141-147.


142 M. Grinberg

indique que les compagnons tiennent ce droit de la justice du lieu, « ils se feussent raiz par
devers la justice dudit lieu de Garges de laquelle ilz eurent congié de faire charivary à ladicte
femme ainsi qu'il est acoustumé de faire en tel cas », la femme étant veuve. Parfois des
dommages matériels accompagnent le charivari, mais ils sont condamnés de même que les
jeunes qui outrepassent leurs droits. Une autre lettre de rémission (JJ 170) réprouve leur
action car « ny deust par fere charivary en tant qu'elle estoit pucelle et n'avoit pas été autre-
fois mariée ». Le synode d'Avignon interdit ce «jeu » qui provoque souvent des tensions
entraînant des bagarres et des homicides (1337). Ces organisations de jeunes hommes non
mariés constituent la Jeunesse, ou l'Abbaye de Jeunesse. Les archives de Mâcon mention-
nent « les compagnons du charivari » (GG 97, 1402) qui achètent des draps pour l'église
paroissiale de Saint-Pierre. C'est à ma connaissance le seul exemple où le terme charivari
figure dans le titre même du groupe de Jeunesse et semble en constituer la fonction essen-
tielle. Ces jeunes hommes sont ceux qui prennent en charge le déroulement de l'année
folklorique, organisant le carnaval, le 1 e r mai, le tir du papegay, etc. Cette juridiction popu-
laire, para-officielle est tenue par la Jeunesse. Est-ce une création du xm e siècle ou la venue
à maturité d'un phénomène plus ancien? L'émergence documentaire se situe à cette époque
comme pour la plupart des coutumes de carnaval.
L'Église s'est toujours opposée à ces coutumes et en particulier au charivari. Le concile
de Compiègne (1329-1330) menace d'excommunication ceux qui participent au charivari
( VII Praecept, Quintus locus) : « Item auctoritate praesentis synodi monemus et edicto
perpetuo prohibemus de caetero ut nullus, cujuscumque conditionis vel sexus existât, aut
status, ludum qui dicitur chalivali facere, vel in eo quomodolibet interesse praesumat aut
ludum hujusmodi facientibus praestat publice vel occulte opem, consilium vel favorem...»
Le synode d'Avignon (1337) interdit le charivari: « Cum contingit quod viri aut mulieres
ad secunda vota transeunt, et matrimonialiter conjunguntur, muîtiplicando derisiones
sacramenti profanas faciunt (homines) ludos obnoxios quos ut eorum verbis contra honestatis
labia utamur implacidis, nominant Chalvaricum ex quibus frequenter proveniunt rancores
et odia interdum quoque vulnerationes et homicidia... » 2 . L'Église ne condamne pas les
secondes noces bien qu'elles ne se fassent pas dans les mêmes conditions que les premières
(sans bénédiction?). Mais le charivari est, lui, condamné en raison des désordres qu'il
entraîne et de son origine païenne. Le concile de Langres (1404) défend aux clercs de se
masquer et de participer au charivari : « ne intersint, ne ludant in ludo quod dicitur chari-
vary in quo utuntur larvis in figura daemona et horrenda ibidem committantur ». Là
encore, les masques sont figures de démons, comme en carnaval, bien suspects aux autorités
ecclésiastiques. Il faudrait comparer en détail le droit du mariage, le rituel chrétien et ces
traditions populaires.
Le vacarme organisé par les jeunes hommes ne cesse qu'en échange d'un don. Les
mariés offrent à boire ou à manger, ou de l'argent. Les autorités urbaines contrairement à
l'Église ont maintenu cette coutume et détourné parfois l'argent prélevé à leur profit. Car
le prélèvement monétaire se généralise en milieu urbain. Les archives d'Amiens le définit
ainsi : « Barboires... est assavoir que quant aucunes personnes, hommes ou femmes, ont
esté mariez et ils se remarient la seconde fois ils paient aux princes et compagnons aucunes
gracieuses sommes d'argent qui sont employées pour faire les mises pour porter la fiertre
Mons. St-Fremin » (BB 10, 28 mars 1465). L'abbaye de Maugouvert de Mâcon, prélève
sur les remariages une amende appelée droit de « folyieille » : à Nile Dumont 1 écu pour un
remariage de deux veufs (1584) ; à Abel Guérin 10 écus pour une seconde noce avec demoi-
selle Étiennette Forest (1528) 3 . Pourquoi une telle différence? Est-elle due à l'âge? Est-elle
évaluée en fonction de la richesse des mariés ? Ou bien le second cas est-il pénalisé plus

2. Autres interdictions des conciles citées en particulier par J.-B. Thiers, « Concile provincial de Tours,
1448, etc. », in Superstitions anciennes et modernes, Paris, 1733-1736.
3. « L'abbaye de Maugouvert de Mâcon», Ann. Acad. Mâcon, 3 e sér., 1896.
Charivaris au Moyen Age et à la Renaissance 143

lourdement en raison de la nature de l'union, deux veufs paieraient moins qu'un veuf et
une jeune fille.
Ces prélèvements se perpétuent au xvn e siècle en nature: ainsi à Civray en 1611 un
document rappelle que la moitié d'un muids de vin est dû aux bacheliers pour raison de ceux
qui se « marient secondement ». A Gençay (1647) les droits de bacheliers sur les seconds
mariages consistent en 2 « boiceaux de froment, mesure dudit Gencay » 4 .
Le refus de payer entraîne des représailles, violences ou par exemple, vente des meubles
d'une veuve en 1656 à Saint-Marcel (Indre).
A partir du xv e siècle les autorités urbaines demandent en certaines circonstances le
contrôle des fonds constitués par les amendes. A Langres, en 1415, les sommes sont versées
aux échevins et utilisées pour refaire les fortifications de la ville. Ce qui laisse supposer que
ces amendes sont une source de revenus non négligeables et dont la ville peut user. La recette
est si avantageuse que la municipalité de Besançon demande aux vicaires de leur signaler
les cas passibles de charivari (1454). Dans cette même ville en 1480 est adressée une requête
pour la réduction du rachat d'un charivari mérité par une veuve qui se remarie 6 :
« Supplie très humblement vostre humble et obéissante Estevenotte, relicte de Pierre
Vernier, femme de Philebert Dunant, comme soit ensin que puis ung (an) ença ayez
imposer à ladite suppliant, laquelle est poure femme et chambrière, pour son charevary,
la somme de quatre florins d'or : pour quoy sachant qu'elle estoit troupt imposer,
actendus que sondit mary n'estoit onques estey marié, fit faire une requeste adressant
à vous, requérant avoir grâce de ladite somme pour ce que ceulx que imposèrent lesdits
quatre florins d'or cuidient que sondit mary fut jay estey mariez et ycelle veve, par vous
de vostre graice la remite à deux florins monnoie, comme de ce aulcuns de vous Mesdis-
seigneurs peulent sçavoir ; laquelle requeste a perdus : par quoy monsieur vostre tré-
sorié ne luy veult paisser sy n'apert de ladite rémission ; il vous plaise, mes très honorés
seigneurs, mander à vostredit trésorié qu'il la quiete pour deux florins monnoie, lesquelx
en ait jay paié ung ; et vous ferez bien et asmone, et ladite suppliant (priera) Dieu Nostre
Seigneur Jhésu-Christ pour vous.
(En marge) Au trésourier, qu'il tienne quiete la suppliante moyennant la somme
de deulx florins d'or qu'elle payera audit trésourier, auquel l'on ordonne que se face
payer sans délay. Fait le xvn e de novembre (M. CCCC) LXXX. »
La municipalité décide la remise à la femme de Viard de Pymorin de 2 écus sur 6 de son
charivari qu'elle doit à condition que son mari garde les « seaux » de cuir de la ville (BB 7,1470).
Peut-on distinguer une évolution des causes et des modalités du charivari? Seule une
enquête statistique permettrait d'apporter une réponse. Le charivari en milieu rural se ferait
pour les seconds mariages ou les mariages avec disparité d'âge ; en ville il se ferait pour
d'autres raisons en plus, quand une femme bat son mari, quand il y a adultère, etc. L'atten-
tion portée aux relations conjugales serait plus grande au xvi e siècle qu'au Moyen Age et
plus grande en ville qu'à la campagne ou prédominerait la défense du groupe de Jeunesse.
Mais ce n'est qu'une hypothèse. L'évolution même de ces groupes (ouverture aux hommes
mariés, aux hommes âgés et même aux femmes 6) en serait la cause, ou l'effet.

4. Cf. E. Traver, Les bachelleries du Poitou, du Berry et de l'Angoumois, Melle, 1933.


5. Textes cités dans A. Castan, « Le forum de Vesontio et la fête des fous à Besançon », Mémoires
de la société d'émulation du Doubs, 1878. Cf. également D u Tilliot, Mémoires pour servir à l'histoire de la
fête des fous, Lausanne/Genève, 1741.
6. Présence d'hommes mariés dans les confréries de Jeunesse, à Rouen par exemple dans l'Abbaye
des Cornards. Cf. l'introduction de M. de Montifaud, in Les triomphes de l'Abbaye des Conards, Rouen,
1587, Paris, 1874, et A. Floquet, Histoire des Conards de Rouen, Bibliothèque de l'École des Chartes, t. I,
1839-1840. Présence de femmes, ce qui est rare, à Metz dans une compagnie de fols; cf. Chronique de
Philippe de Vigneulles, Éd. C. Bruneau, Metz, 1932.
144 M. Grinberg

On pourrait distinguer ainsi plusieurs phases dans l'histoire du charivari :


— existence du charivari au xm e siècle? Ou avant? En même temps que les groupes
de Jeunesse, varlets à marier, sots, etc., en liaison avec les communautés villageoises ;
— prélèvements d'amendes par la justice locale sur les charivaris ;
— interdiction de ceux-ci par les conciles, synodes...
Ces deux aspects coïncident avec l'émergence documentaire début xiv e siècle.
— réglementation par les abbayes de Jeunesse urbaines et parfois utilisation des
sommes prélevées par les autorités urbaines, début x v e siècle ;
— interdiction des charivaris à partir du xvi e siècle par les villes elles-mêmes (cf.
Toulouse, Périgueux) 7 .
Comment interpréter ces charivaris? Comme une atteinte à la continuité biologique de la
communauté? Le mariage avec une vieille femme a de fortes chances d'être stérile et constitue
la perte d'un jeune homme pour une jeune fille en âge de procréer dans une société où les
femmes sont peut-être moins nombreuses que les hommes. Dans ce cas il s'agirait d'assurei
la protection, la survie du groupe contre toute déviance de l'intérieur ou de l'extérieur. La
Jeunesse défendrait alors son droit de préemption sur les jeunes filles du groupe.
En suivant l'interprétation de l'Église qui assimile le charivari à une dérision des
mariages, on peut dire que les seconds mariages brisent l'ordre naturel que la Jeunesse est
chargée de préserver. Cet ordre demeure une valeur vivante en milieu urbain mais dans des
conditions différentes du milieu rural. Il est la vérité dont il faut se souvenir. La Jeunesse
rappelle au groupe qu'il peut être détruit, qu'il se doit de veiller à sa cohésion d'autant que
la ville fonde une nouvelle communauté. Recréer des lois internes à l'image de la communauté
première pour se défendre contre les dangers d'une dislocation. Ce rappel prend en ville
des formes plus théâtrales, plus moralisantes et s'intègre à l'évolution que connaît aussi
le carnaval.
L'explication avancée par C. Lévi-Strauss rejoint d'une certaine manière ce que dit
l'Église, à savoir que charivari = dérision, condamnation des seconds mariages. Les chari-
varis « rendent... manifeste la nature profonde du remariage qui consiste toujours dans la
captation par un individu que son veuvage aurait dû mettre, si l'on peut dire hors-circuit,
d'un conjoint qui cesse d'être disponible à titre général, et dont le détournement vient rompre
la continuité idéale des alliances matrimoniales... » 8 .
Dans ce cas le charivari établit une équivalence entre vacarme et rupture de l'ordre
social par des alliances matrimoniales contestées ; la jeunesse ayant pour fonction d'éviter
toute déviance dans la finalité du mariage. Ne serait-il pas la condition qui les rend possibles,
viables pour la communauté?
Une série de constatations permet de préciser cette hypothèse. Si l'on compare les
coutumes relatives aux mariages et celles concernant les remariages, on constate, entre autres
choses, que dans les deux cas les jeunes interviennent. Les mariés doivent, comme les rema-
riés, payer une redevance à la Jeunesse, vin, gâteau, viande ou argent. En échange, les jeunes
doivent chanter « l e bast » (JJ 172, dans R. Vaultier, p. 21). A Besançon, les Archives
municipales signalent en 1495 la suppression des :
« exactions que se font sur ceulx qui se marient en ceste cité par les bacheliers, ladres et
filles de bourdeal de ladicte cité... assavoir que lesdits bacheliers ne demanderont ne
exacterons plus la géline et les trois solz qu'ils relevoient ne a très telles choses, pareil-
lement, lesdites filles communes qui demandoient ung plat de vyande, ung pot de vin
ou trois solz ne les auront plus dorénavant; au regard des ladres, ils pourront demender

7. Toulouse AA 5 228. Interdiction des charivaris. U n arrêt du parlement de Toulouse règle une
affaire qui oppose le syndic de la ville au roi de la Bazoche. On y lit des considérations sur les seconds
mariages, la position de l'Église et le rôle respectif des différentes justices.
8. C. Lévi-Strauss, Mythologiques, I, Le cru et le cuit, Paris, 1964, p. 294.
Charivaris au Moyen Age et à la Renaissance 145

pour Dieu et qui leur vouldra donner pour Dieu, leur pourra donner autrement non »
(BB 9).
Des lettres de rémission font mention de chansons que les jeunes mariés doivent chanter
une fois par an à une date fixée devant la maison du seigneur. La Statistique du département
des Deux-Sèvres publiée en 1804 signale que les nouveaux mariés étaient quitte de prévôté
mais devaient planter un mai devant le château ; les femmes devaient danser sous peine
d'amende et offrir un bouquet à la femme du seigneur. Le recensement des diverses coutumes
accompagnant les mariages n'entre pas dans notre propos ici. Mais ces quelques documents
suggère de premières conclusions :
— le caractère précoce de la suppression de la coutume à Besançon, ce qui indique une
désagrégation relative du pouvoir du groupe des bacheliers en ville. D'autre part
les trois groupes de bénéficiaires, bacheliers, ladres et « filles de bourdeal » occupent
donc ensemble une situation particulière dans la communauté urbaine ;
— d'un point de vue général, tout mariage ou remariage engendre un échange, don et
contre-don, pourrait-on dire, entre les mariés et la Jeunesse. Celle-ci accomplit les
rites de passage qui permettent aux hommes de changer de groupe, de classe d'âge,
l'équilibre est maintenu grâce à un dédommagement réciproque.
D'autre paît les coutumes accordent une place particulière aux derniers mariés de l'année
en carnaval, pendant les jours gras, le dimanche des Brandons ou à la mi-carême. A Erme-
nonville, le jour de la mi-carême (1460) « les jeunes gens nouveaulx mariés en l'année prou-
chaine précédent font certaines festes et eslisent l'un d'entre eulx qu'ilz appellent le seigneur
de grant, lequel fait chacun an certains procureur pour réformer et corriger par esbatements
tous ceulx dudit lieu qui se sont mal gouvernez ou portez en leur mariage durant ladicte
année» (Arch. Nat., AB XIX 206, d'après JJ 189). Ce texte indique que l'année nuptiale
se termine à une certaine date du calendrier, ici la mi-carême ; il laisse supposer en outre
que ces nouveaux mariés occupent une position privilégiée, intermédiaire entre les jeunes
célibataires et ceux qui ayant passé un carnaval, ont des enfants. La naissance du premier
enfant marque la rupture définitive d'avec la Jeunesse. D'ailleurs les nouveaux mariés exé-
cutent en carnaval des rites destinés à favoriser leur fécondité : saut et danse autour du feu
le dimanche des Bures. Une charte octroyée par Roger Trencavel vicomte d'Albi, en 1136,
précise le rôle du roi des jouvenceaux lequel perçoit le 1 e r de l'an vin et noix sur le dernier
marié. Au xvm e siècle des confréries de Jeunesse ont pour roi le dernier marié de l'année.
D'autre part des mariages ou fiançailles collectives ont lieu en Carnaval. La Saint-
Valentin est mentionnée dans les poèmes issus des milieux aristocratiques 9. S'agit-il de
coutumes populaires adoptées par l'aristocratie, ou le contraire? Au xvn e siècle dans le
diocèse de Toul, garçons et filles s'assemblent le premier dimanche de carême et les suivants
et se donnent mutuellement époux et épouses. Cette cérémonie est mentionnée dans les
ordonnances du synode de Toul du 15 avril 1666 :
« Nous savons... qu'en plusieurs lieux de notre diocèse es jours de dimanche de ce Saint
temps comme aux grands et petits brandons et autres dimanches, il se fait des assemblées
de garçons et filles pour danser, ou avec des violons, ou avec des chansons immodestes
et quelquefois deshonnêtes. Et de plus font des jeux dits Fassenottes esquels ils désignent
à hauts cris des époux et épouses à tous les jours fils et filles du village... » 1 0
En Hongrie actuellement, dans certains villages, lorsque aucun mariage n'a eu lieu entre
Noël et le carnaval, la jeunesse 11 organise un faux mariage grotesque. Le cortège est composé
des faux fiancés, de diables et l'on simule une cérémonie nuptiale. Lors de mésentente entre

9. Charles d'Orléans et Christine de Pisan.


10. J.-B. Thiers, Traité des superstitions qui regardent les sacrements, livre X.
11. T . Dômôtor, Coutumes populaires de Hongrie, Budapest, Corvina, 1972.
146 M. Grinberg

la femme et la belle famille, si la femme est partie et revenue, on organisait une parodie de
noces avec un prêtre « ordurier » et la musique du charivari.
Dans les Vosges, on mariait la Vieille. Au Moyen Age, à Metz les échevins mettent en
scène un mariage de mannequins géants que l'on met coucher ensemble «pour faire des
josnes » 1 2 .
Rites de fécondité, mariages réels, fictifs, grotesques, charivaris, telles sont les coutumes
regroupées dans le cycle de carnaval, au son de la « musique des ténèbres ». On ne peut
isoler l'une des autres. Cette période de l'année marque la fin de l'hiver et la naissance du
printemps; mort et renaissance, le temps recommence, masques et vacarme opèrent la
jonction d'une année à l'autre, d'une classe d'âge à l'autre.
Il faudrait comprendre le sens exact du vacarme; musique du temps inversé, sacré?
A effet magique? L'année est entrecoupée de périodes de bruit, carnaval, veille de la Saint-
Jean, Toussaint (cloches) et de silence, carême. Le vacarme a-t-il quelque chose à voir avec
les démons, les âmes des morts qui reviennent périodiquement derrière les masques ?
Un dernier point concerne les charivaris périodiques et la coutume de l'asouade. A. Van
Gennep signale des charivaris se terminant par une asouade. Le dernier marié peut être
promené à rebours sur un âne et porter des cornes. Les lettres de rémission citent de nom-
breux cas de maris trompés ou battus par leurs femmes, victimes de l'asouade 13 . Dans
l'Yonne, au xix e siècle la jeunesse fait le charivari à tous les veufs remariés et aux maris
battus une fois dans l'année le jour de mardi gras 1 4 . Comment expliquer cette promenade
à rebours? Le mari battu, trompé, et le veuf ont en commun de ne pas être à part entière
dans leur classe d'âge, leur groupe. Us ont quitté la Jeunesse, et à un moment donné de
leur vie ils se retrouvent dans une position intermédiaire. Le cocu rejoint les jeunes, en lais-
sant sa femme circuler ; le veuf ou la veuve reviennent en quelque sorte en arrière. Le rôle
des cocus met en évidence l'ambiguïté des coutumes. Ils sont à la fois les victimes des chari-
varis et les membres des abbayes de Jeunesse : ici promenés sur l'âne, ou « bernés » 1 5 exhibés
dans une «chevauchée» à Lyon 1 6 , ailleurs conards de l'abbaye des Cornards à Rouen et
Évreux. Tout le folklore des cocus est à mettre en relation avec les cornes et le cerf 1 7 . L'équi-
valence des noms entre cocus réels et cornards laisse supposer qu'ils ont des points communs.
Ils sont en tout cas les maîtres du temps de carnaval. Us ont des droits et des privilèges. Un
abbé des cornards de Rouen fut élu tel pour avoir joué sa femme aux dés, sottise la plus
digne pour obtenir cette haute distinction. Les conards et les cocus à un moment donné de
leur vie ou de l'année se regroupent et rompent le lien qui les unit aux femmes.
Le milieu urbain modifie les formes du charivari ; surtout en carnaval, la théâtralisation
prend le pas ; les compagnons de la Mère-Folle de Dijon organisent sur chariots un défilé
où ils représentent les scènes retenues à leur attention, mésentente conjugale, adultère, etc.
En l'état actuel de la documentation, toute interprétation serait prématurée. Des
questions essentielles restent à préciser : dans une communauté, quelles sont les relations
qui lient les hommes aux femmes, la Jeunesse aux autres groupes et classes d'âge? D'autre
part quelles sont les concordances entre vacarme, promenade à rebours, cocu, remariage

12. Chronique de Philippe de Vigneulles. Fin xv e siècle.


13. R. Vaultier, Le folklore pendant la guerre de Cent Ans d'après les lettres de rémission du Trésor des
Chartes, Paris, Libr. Guénégaud, 1965, et C. Noirot, Origine des masques, mommeries, bernez et revenez les
jours gras de caresme prenant..., Langres, 1609.
14. C. Moiset, « Les usages, croyances, traditions, superstitions ayant existé autrefois ou existant encore
dans les divers pays du département de V Yonne, Bull. Svc. Sci. hist. nat. Yonne, XL1I, Auxerre, 1888.
15. Noirot, op. cit.
16. Recueil des chevauchées de VAsne faites à Lyon en 1566 et 1578, Lyon, 1862. L'abbaye de Mau-
gouvert organise une « montre des maris » en 1578.
17. Un épisode de la Vita Merlini éclaire cet aspect: Merlin, monté sur un cerf, parvient à l'endroit
où se déroule le remariage de son ex-femme. Il frappe le nouveau marié des cornes de son cerf et le blesse
à mort.
Charivaris au Moyen Age et à la Renaissance 147

de veufs? Tous ces faits ne sont-ils pas les signes de l'inversion du temps? Le charivari serait
alors le rite permettant le retour en arrière, à rebours, avec l'aide de ceux (les jeunes hommes)
qui ont la charge du déroulement du temps. On ne peut isoler le charivari aux veufs, sans
prendre en compte l'ensemble des charivaris et des fonctions du groupe de Jeunesse dans le
cycle annuel et en particulier dans le temps inversé.

BIBLIOGRAPHIE

Fortier-Beaulieu, P. « Le charivari dans Le Soman de Fauvel », Revue de Folklore Français et de Folklore


Colonial, 11, 1940.
Thiers, J.-B. Superstitions anciennes et modernes. Paris, 1733-1736.
Traité des superstitions selon l'Écriture Sainte. Paris, 1679.
Traité des jeux et divertissements. Paris, 1686.
Van Gennep, A. Manuel de folklore français contemporain. Paris, 1947.
Zemon Davis, N. «The Reasons of Misrule. Youth Groups and Charivaris in 16th century in France»,
Past and Present, 50, 1971.

Sources
— Archives départementales, municipales.
— Actes des conciles, synodes.
— Lettres de rémission.
La « mattinata » médiévale d'Italie

CHRISTIANE KLAPISCH-ZUBER

Un abondant matériau a depuis longtemps été rassemblé sur les charivaris italiens, et un
livre, à la fois désordonné et trop systématique, celui de G.C. Pola Falletti, a naguère voulu
mettre en lumière la place occupée dans la célébration des ciabre piémontaises par les asso-
ciations traditionnelles de jeunes 1 . Le capramaritum du Piémont médiéval, qui ressemble
de fort près au charivari français, doit-il pour autant être considéré comme le modèle et
même l'origine des autres formes italiennes de ce rite? Cette étude s'attachera à définir l'ori-
ginalité des charivaris dans une aire assez vaste (Émilie, Romagne, Vénétie, Toscane...) où
le rite porte, ou a porté, un même nom, mattinata 2 . Le mot, en plus d'un endroit, a fait
place à d'autres termes 3 , qui se réfèrent, à sa différence, aux instruments utilisés 4 . Inver-
sement, d'autres « conduites de bruit » sont, ou ont été, désignées de la même manière. Ces
homonymies ouvraient une piste à la recherche sur les origines et les fonctions du rite. Deux
types de sources, les statuts communaux et les constitutions synodales publiés pour la
période 1300-1550 environ, ont été utilisés ici. Sans doute considèrent-ils assez tard le chari-
vari comme un délit puisqu'ils ne le réglementent et ne l'encadrent qu'à partir de la fin du
xv e siècle. Cependant, les allusions qu'ils font, bien avant cette époque, aux autres musiques
ou tapages, éclairent le contexte rituel où il faut replacer la mattinata médiévale.
Les lignes qui suivent recensent pour commencer les plus anciens témoignages sur les
charivaris aux remariés dans l'aire linguistique de la mattinata. La comparaison avec les
autres acceptions du mot dégage ensuite l'ambivalence du rite. Ambivalence qui n'est plus
toujours comprise, à l'époque qui nous intéresse, et qui offre aux juristes, mollement incités
par l'Église italienne, il est vrai, les moyens d'attaquer cette « coutume ». Mais les indé-
cisions mêmes de la répression incitent finalement à replacer l'ancienne mattinata dans son
contexte du rituel populaire des noces ; et c'est en approfondissant tout particulièrement
ses liens avec les présents nuptiaux que je me suis efforcée d'éclairer son histoire la plus
lointaine.

1. G . C. Pola Falletti-Villafalleto, Associazioni giovanili e feste antiche. Loro origini, Milan, 1939; id.
La Juventus attraverso i secoli, Monza, 1953.
2. Cf. la carte « Scampanata » dans K . Jaberg et J. Jud, Sprach- und Sachatlas Italiens und der Südsch-
weiz, IV, Zofingen, 1932, K a r t e 816.
3. Cf., par exemple, les remarques de P. B., « Usi nuziali nel Ferrarese », Rivista delle tradizioni
popolari italiane (abr. RTPI), II, 1894, p. 305, sur le passage de maytinata à tempellata entre le début et la
fin d u XIXe siècle.
4. D u type scampanata, tamburata,... Cf. G. Cocchiara, « Processo alle mattinate », Lares, XV, 1949,
p. 31-41 ; XVI, 1950, p. 150-157.

Le charivari, École des Hautes Études)Mouton, pp. 149-163.


150 C. Klapisch-Zuber

1. Les « mattinate » italiennes, charivaris aux veufs

Les textes statutaires italiens faisant allusion à des concerts dissonants du type de ceux des
charivaris restent rares avant le milieu du xv e siècle. Il est possible, cependant, d'exploiter
systématiquement des corpus assez neufs, tels que les statuts ruraux édités en grand nombre
depuis 1930 5, ou les statuts synodaux de l'époque moderne dont il existe maintenant un
recensement 6 et un premier dépouillement 7 . Or, certaines de ces sources mentionnent les
vacarmes. La mention de charivari la plus ancienne que j'ai pu trouver ne date cependant
que de 1362. Elle figure dans les statuts somptuaires de Lucques 8 , qui interdisent divers
excès marquant la célébration des noces, et particulièrement la coutume d'adresser à l'épouse,
« qu'elle soit pucelle ou veuve », un grand tapage (rumore). Ils réprouvent aussi l'habitude
de lui « faire du bruit avec des bassins, des cloches, des plaques ou d'autre sorte de métal,
ou de sonner dans des cornes ». Ces tapages lucquois n'avaient pas lieu au seul jour des
noces ; ils étaient interdits pendant les tiois jours précédant et suivant celui-ci, c'est-à-dire
pendant la durée coutumière des festivités. Ce premier témoignage montre que la coutume
du « charivari » existe en Toscane, indépendamment du charivari français ou du zabramari
piémontais dont les statuts lucquois ignorent totalement le nom. Toutefois, à Lucques, le
vacarme s'adresse non seulement aux veuves remariées, mais aussi à n'importe quelle épouse,
« fût-elle pucelle ».
Au XVe siècle, les mentions de rites charivaresques spécifiquement destinés aux remariés
apparaissent de plus en plus souvent dans les statuts citadins ou ruraux. Entre 1445 et 1473,
une addition aux statuts de Cadore, en Vénétie 9, frappe d'une forte amende (50 livres) et
de trois jours de prison « ceux qui arrêteraient et rançonneraient le cortège nuptial d'une
veuve ou qui adresseraient à ces époux de téméraires matinatas ». Le statut de Montemerano,
un village de Maremme (1489)10, délimite lui aussi l'aire d'application de ces bruyants
concerts. Ce qu'il appelle les campanate, sonneries de cloches ou de clochettes, les « barrières
ou autre obstacle ou manquement faits à un veuf ou à une veuve » sont prohibés lors des
mariages. A leur tour, les statuts de Parme interdisent, en 1494, de se promener la nuit
« maytinando... avec divers instruments ou de faire, surtout aux remariés et aux bigames,
une maytinatam de quelque manière que ce soit » u . Ils s'opposent aussi à la pratique
d'arrêter ou de retenir les mariés, et surtout, là encore, l'homme qui épouserait une veuve.
A Reggio d'Emilie, les statuts révisés en 150112 interdisent les tapages qui, sous le nom de
matutinate, s'adressent à grand renfort de voix ou d'instruments, aux vieux et aux veufs
qui se remarient. Un chroniqueur de Modène, Tommasino de' Bianchi, décrit entre 1527
et 1547 plus d'une quinzaine de charivaris 18 ; ces mattinate ne sanctionnent ici que les doubles
remariages unissant un veuf à une veuve. Les désordres auxquels menèrent certaines de ces
manifestations, celle de 1528, par exemple, incitèrent les autorités municipales à interdire
dans les statuts révisés de 1547 les cérémonies charivaresques « menées de jour ou de nuit,

5. Surtout dans la collection Corpus statutorum italicorum (abr. CSI), dir. P. Sella, Milan, 1912-1945,
22 vol. ; ou dans Fonti sui comuni rurali toscani, Florence, 1961-1969, 6 voi.
6. Silvino da Nadro, Sinodi diocesani italiani. Catalogo bibliografico degli atti a stampa, Rome, Cité
du Vatican, 1960; Studi e Testi, 207, 1.1, xvi«-xix e .
7. C. Corrain et P.L. Zampini, Documenti etnografici e folkloristici nei sinodi diocesani italiani, Bologne,
1970.
8. G. Tommasi, « Sommario della storia di Lucca dall'anno MIV all'anno MDCC... », Archivio
storico italiano (abr. ASI), X, 1847, p. 1-632; Documenti, p. 95-109.
9. Statuto communitatis Cadubrii..., Venise, 1545, f° 80 v", cap. 127.
10. Cités par L. Zdekauer, dans Miscellanea storica della Valdelsa, IV, 1896, p. 128.
11. Statuto Magn. communitatis Parme, Parme, 1494, f° 131 v°.
12. Statuto Magn. communitatis Regii, Reggio, 1582, f° 197 v°.
13. T . de' Bianchi detto de' Lancelloti, C. Borghi., ed., Cronaca modenese, Parme, 1862-1870; Monu-
menti di storia patria delle provincie modenesi, Serie delle cronache, II-XI, 10 vol.; les références ci-après
seront faites aux volumes de la Chronique de Bianchi et non pas à la série.
La « mattinata » médiévale d'Italie 151

à coups de cornes, bassins, tambours et autres instruments bestiaux, à grands cris et paroles
malhonnêtes» 1 4 . Au xvm e siècle encore, c'était aux remariages doubles que se bornaient
les mattinate de Modène comme celles de Mantoue 15 .
Les aubades de « contre-musique » offertes aux époux et surtout aux veufs convolant
en secondes noces sont donc attestées dans le centre et le nord de l'Italie, en dehors du
Piémont. Le rite s'adresse de préférence aux veuves et aux veufs ; il recourt à des instruments
improvisés, dont les caractéristiques communes sont les bruits désagréables qu'on en tire.
Il n'a pas seulement pour cadre les grandes cités : les statuts de bourgades comme Monteme-
rano, Pomarance dans la campagne de Volterra 16 , ou Castelnuovo 17 , ceux des communautés
rurales du Cadore, en Vénétie, une addition de 1534 aux statuts de la bourgade lombarde
de la Mirandola 1 8 faisant une rapide allusion à ces « mattinate qui avaient coutume de se
faire aux personnes veuves », et dont les victimes pouvaient se racheter, en montrent
l'enracinement rural.
Un élément du charivari français et piémontais aux xiv e -xv e siècles n'apparaît pas dans
les documents contemporains concernant la plaine du Pô ou le centre de la péninsule. Alors
que les masques, et spécialement les déguisements en animaux, en arlequins ou en démons,
et les larvae ou âmes des morts mènent les charivaris français du Moyen Age 19 , ni Tomma-
sino de' Bianchi, qui signale pourtant avec force détails l'emprise croissante des masques
dans les festivités modénoises, ni les statuts qui interdisent certains jeux masqués particuliers
ou réglementent le port de masques, ne précisent jamais que des personnes masquées ni
même déguisées s'emploient dans les mattinate. Les masques, il est vrai, sont surtout com-
battus par l'Église qui y voit, à juste titre, des permanences païennes et des croyances sur
Poutre-tombe incompatibles avec la doctrine chrétienne; or, la documentation considérée
jusqu'à maintenant est avant tout d'origine laïque. Cependant, en Piémont, ce sont les auto-
rités civiles qui innovent par rapport aux décisions épiscopales et commencent à réprimer le
port des masques. Rien de tel, semble-t-il, dans les régions étudiées ici. On en conclura, au
moins provisoirement, à l'absence réelle des masques dans les bruyants concerts offerts aux
veufs et aux époux, et à la dissociation, aux xiv® et xv e siècles, entre les rites entourant le
mariage et les croyances populaires sur l'outre-tombe, en dehors du Piémont 20 .
Un autre trait particulier des mattinate et des rumori contre les veufs du centre et du
nord de l'Italie (en exceptant toujours le Piémont), est la personnalité de leurs acteurs. Au
Piémont, les « jeunes », groupés dans leurs abbayes, assument la responsabilité de ces céré-
monies dès le xv e siècle. En Emilie, Lombardie ou Toscane, au contraire, les statuts qui
répriment les mattinate n'indiquent pas que la classe des jeunes ou des célibataires y ait
joué un rôle prédominant. L'activité des compagnies joyeuses dont on connaît, à Flo-

14. Bianchi, Cronaca, II, p. 333, 28 janv. 1528; IX, p. 187, 24 oct. 1547.
15. Muratori, Antiquitates Italicae Medii Aevi, Milan, 1836, Dissert. XXIII, t. I, p. 490. A Mantoue,
vers le milieu du xvi e siècle, une asouade est infligée au couple composé de deux veufs; cf. A. D'Ancona,
« Delle mattinate; memoria dell' Abb. G. Gennari», Archivio per lo studio delle tradizioni popolari (abr.
ASTP), IV, 1885, p. 379.
16. A. Funaioli, « Usanze del comune di Pomarance (1526) », RTPI, I, 1894, p. 619.
17. Cité par G. Targioni-Tozzetti, Relazioni di alcuni viaggi... nella Toscana, 8« éd., Florence, 1751-
1752, III, p. 424; statuts datés de 1525, art. 98.
18. Statuti della terra del comune della Mirandola e della corte di Quarantola, riformati nell'anno 1386,
Modène, F. Molinari, 1885, p. 86.
19. Cf. P. Fortier-Beaulieu, « Le charivari dans Le Roman de Fauvel», Revue de folklore français et
de folklore colonial, XI, 1940, p. 1-16. P. Toschi, Le origini del teatro italiano, Turin, 1955, chap. VI, p. 166-
227. K . Meuli, « Maske, Maskereien », dans Handwörterbuch des deutschen Aberglaubens, V, 1932, col.
1820-1823, 1774-1788.
20. Cf. les textes cités par Pola Falletti, Associazioni..., I, 32; F. Neri, « L e abbazie degli stolti in
Piemonte», Giornale storico della letteratura italiana, XL, 1902, p. 3-4: ordonnances de 1343, 1401, 1420.
Editti antichi e nuovi dei sovrani prencipi della R. casa di Savoia, Turin, G.B. Borelli, 1681, p. 199-200,
Décret d'Amédée VII, 17 juin 1430, « Ne fiant larvaria in desponsationibus ».
152 C. Klapisch-Zuber

rence 21 , à Venise 22 , la constitution aux xiv e -xvi e siècles, et qui comprennent des jeunes gens
mais aussi des hommes adultes pour veiller à l'organisation des fêtes, ne paraît pas avoir
inclus les charivaris dans leurs obligations. Les proches, parents, amis et voisins, y inter-
viennent en revanche plus ou moins spontanément, quitte à jouer le rôle de censeurs acharnés
si résistance leur est opposée. Le témoignage du Modénois Tommasino Lancelotti de'
Bianchi est à cet égard précieux.
Aux approches de la soixantaine, Tommasino fait partie d'un groupe de buoni compagni,
hommes rassis, notables locaux, notaires et maîtres artisans auxquels se mêlent quelques
nobles du quartier ; leur âge et leur fortune promettent personnellement chacun d'eux à de
fréquents remariages. Or, dès qu'ils ont vent qu'un couple de veufs s'apprête à convoler dans
le voisinage, ces hommes de bien se proposent d'en « défendre la mattinata » 23. Ils dépêchent
auprès du veuf, leur « ami » et « voisin », l'un des plus notables du groupe pour le persuader
de composer avec eux, en le menaçant à défaut d'une « grande mattinata » 24 . Le prix de la
composition varie de deux à six ducats dans les cas ordinaires, mais il peut grimper beaucoup
plus haut si la victime se rebelle ou si elle désire montrer son faste et sa libéralité 25 . Les
« défenseurs » de la mattinata consacrent l'argent à des réjouissances qui doivent toutes
s'accomplir « honorevolmente » ou « galantamente » 26 ; ils vont ripailler, démocratiquement
réunis autour de la même table, à la meilleure auberge, et ils honorent les époux d'un concert,
en appointant des fifres pour jouer devant leur maison pendant une, deux ou trois soirées,
à la lumière des feux de joie 27 . Ainsi, « voisins et amis », souvent menés par un parent de
l'Un des mariés, hommes d'âge mûr et d'un certain poids social, se font « donner », à Modène,
ou « prennent », « relèvent » du veuf sa mattinata pour la célébrer, joyeusement s'ils obtien-
nent son « rachat », mais à coups de « cornes et d'autres instruments bestiaux », si le veuf
se montre intraitable et ne veut pas payer aussitôt 28 .
L'un des récits de Tommasino révèle cependant une intervention plus brutale et juvé-
nile 29 . En 1533, un maître chaufournier « donne » à défendre sa mattinata à quelques uns
de ses voisins, notre chroniqueur entre autres, pour une somme assez modique (deux ducats)
qui suffit tout juste à offrir une collation en son honneur et à lui envoyer quatre fifres. Les
défenseurs de la mattinata ne s'en acquittent pas moins avec vigilance de leur mission,
d'autant plus qu'une bande de «jeunes farauds de la ville » vient dans l'après-midi célébrer
à sa manière, « avec un énorme vacarme », la mattinata déjà rachetée à d'autres. Nos bons
voisins passent donc leur nuit à écarter les rôdeurs de la maison des époux, usant « de la
force de la raison », mais aussi de la menace du capitaine de la ville qui est alerté sur la

21. Sur les compagnies florentines, cf. les remarques de Toschi, Origini, p. 92, 100; P. Gori, Le feste
fiorentine attraverso i secoli. Le feste per San Giovanni, Florence, 1926; R. Hatfield, « T h e Compagnia dei
Magi», Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, XXXIII, 1970, p. 107-161; R.C. Trexler, « Ritual
in Florence : C. Trinkaus, ed., « Adolescence and salvation in the Renaissance », dans The pursuit of holiness
in late medieval and Renaissance religion, Leyde, 1974, p. 201-271.
22. Sur Venise, L. Venturi, « Le compagnie della Calza, sec. XV-XVI », Nuovo archivio veneto,
n.s., XVI, 1909, p. 161-221; XVII, 1910, p. 140-233.
23. Bianchi, Cronaca..., II, 311, 3333; III, 322, 349; IV, 101, 119-120, 240, 288, 328, 366; VI, 315, 408;
Vili, 41, 53.
24. Ibid., II, 333, 28 janv. 1528; III, 126 (11 oct. 1530); 305, 315 (3 sept. 1531), VI, 307.
25. M e Andrea Molza paie 25 écus après le saccage de sa maison (ibid., II, 333); Ser Zirolamo Manzoli
paie de mauvais gré 10 écus après trois jours de « grand » charivari (III, 305, 315); Ser Antonio Carandin
règle les 50 écus d'un festin de bonne grâce (IV, 288, 26 juin 1533) et le comte Uguzon Rangon (un meneur
de mattinate), 60 lorsqu'il se remarie à son tour en 1534 (IV, 366)!
26. Ces termes réapparaissent dans plusieurs des récits: II, 311; III, 315, 350; IV, 101, 119, 240, 288;
VI, 408.
27. Dîners à l'auberge: III, 316, 350; IV, 101, 288, 327, 366; collation: IV, 240; fifres et musiciens:
III, 322 et 349 (pendant trois soirs); IV, 101 (/</.); IV, 240 (quatre fifres et des feux de joie), 288 (fifres et
chanteurs), 328 (feux de joie qui causent un incendie); VI, 408.
28. Mattinate « dures » dans II, 333; III, 305, 315; VI, 307; ici, le veuf jette des pierres sur les mani-
festants par la fenêtre.
29. Ibid., IV, 240, 20 mars 1533.
La « mattinata » médiévale d'Italie 153

présence des trouble-fête. Les jeunes charivariseurs rengainent finalement leurs instruments
— « cornes et instruments désagréables » •— et vont se coucher. L'anecdote révèle une évi-
dente concurrence entre deux groupes d'âge, peut-être entre deux conceptions différentes
de la mattinata. Par l'âge et les aspirations conjugales, les voisins se sentent solidaires de
celui d'entre eux qui est menacé d'affronter les menues tempêtes de quartier, outrageant son
« honneur » s'ils n'intervenaient pas en « défendant » — c'est-à-dire en revendiquant et en
protégeant tout à la fois —• la mattinata qui lui est due. Ils constituent, à eux tous, une véri-
table mutuelle de veufs et remariés en puissance... Tommasino tire la morale de l'affaire:
« Ainsi en va-t-il à Modène quand un veuf prend femme ; les voisins, et non pas d'autres
personnes, défendent la maitinada pour son honneur et, afin que les jeunes puissent l'obser-
ver, on fait une collation ». Le conflit latent entre groupes d'âge n'est, en fin de compte, que
déplacé. Au lieu d'opposer aux remariés les charivariseurs, il regroupe en face des jeunes
munis de leurs casseroles le couple et ses défenseurs qui le gratifient d'une musique plus
douce.
Ces textes invitent à se demander si le déroulement des charivaris modénois résulte
d'une évolution récente : la fonction de censure collective s'y serait trouvée affadie sinon
dénaturée par l'autodéfense des gens d'âge qui auraient su récupérer « à leur honneur» le
rite de vacarme. Ne doit-on pas aussi s'interroger sur les appréciations que portent sponta-
nément acteurs et victimes de ces psychodrames de quartier? Par leurs interventions bien
ou malveillantes, ils visent toujours 1'« honneur » du couple. La question prend plus de poids
si l'on rappelle que les rumori, agrémentant les noces italiennes, paraissent s'être adressées
à l'origine aussi bien à la mariée pucelle qu'à la veuve. L'incertitude du rite — telle que la
présentent ces premiers textes — exige qu'on examine les autres conduites de bruit ou de
musique que désigne le mot mattinata.

2. « Mattinate » amoureuses et satiriques

Les statuts de Parme interdisaient, de façon toute générale, d'aller maytinando « avec des
luths, des cors (cum alpibus et tronis), des orgues et d'autres instruments », avant de préciser
qu'étaient particulièrement interdites les mattinate contre les veufs 30. De même, à Reggio,
on n'envisage en 1501 le cas particulier des matutinate aux veufs et aux vieux qu'après avoir
traité de la répression des matutinate nocturnes en général, « injures » qui ne s'adressent
pas forcément à de nouveaux couples. Beaucoup de statuts communaux signalent en effet
depuis la fin du xm e siècle des mattinate parmi les causes de désordre et de bruit, sans pré-
ciser leur nature exacte. Les statuts florentins de 1415 prévoient de lourdes peines contre
les musiciens nocturnes qui, armés de « cornemuses, trompettes ou tout autre instrument,
accompagnés d'autres musiciens ou de chanteurs », iraient par les rues « jouant de la musique,
chantant ou faisant des mattinatas... » 3 l . L'interdiction est reprise des statuts plus anciens
du podestat (1324) et, plus haut encore, du statut de 1284 où seule diffère la liste des instru-
ments (« luths, violes ou autres ») utilisés de nuit causa mattinandi32. Les vagabondages
nocturnes accommodés de musique se trouvent condamnés à peu près dans les mêmes
termes par les statuts de Ferrare en 1287, de Bologne en 1288, de Vérone en 1296 33 ...

30. Cf. supra, n. 11.


31. Statuto populi et communis Ftorentiae, Fribourg, 1778-1781, 3 voi.; liv. Ili, rub. CXCIII, t. I, p. 403,
« De poena citarizantis vel facientis mattinatam ».
32. R. Caggese, éd., Statuti della Repubblica fiorentina, Florence, 1910-1923, II. G. Rondoni, éd.,
I più antichi frammenti del costituto fiorentino, Florence, 1882, p. 52.
33. Statuto Ferrariae a. MCCLXXXVII, Ferrare, éd. W. Montorsi, 1955, p. 375; G. Fasoli et P. Sella,
eds, Statuti di Bologna dell'a. 1288, Cité du Vatican, 1937, p. 229 (Studi e Testi, 73); Gli statuti di Verona
de! 1276 colle correzioni e le aggiunte fino al 1323, Venise, G. Sandri, 1950, II, p. 89.
154 C. Klapisch-Zuber

Ainsi, dans les grandes villes du centre-nord, le terme de mattinata a désigné non
seulement les charivaris aux veufs, mais toutes les aubades dont semblaient friands les
citadins de la fin du Moyen Age. Les amoureux, d'abord : faire sa cour obligeait à chanter
ou, en cas d'incompétence, à louer les services d'un professionnel 34 ... Un honnête bour-
geois, comme le Florentin Giovanni Morelli, sacrifiait à ce rite de la cour amoureuse, mais
dans certaines limites imposées par la décence — et la dépense 86. Et, s'il lui fallait mesurer
ses épanchements musicaux, c'est que les mattinate nocturnes se trouvaient poursuivies
depuis le xm e siècle par les autorités communales : elles troublaient en effet l'ordre public
et représentaient une infraction manifeste au couvre-feu. La plupart des statuts communaux
sanctionnent ces comportements et beaucoup répriment les vocalisations qui, la nuit,
risquaient d'être mal accueillies par les dormeurs 36 . Les déambulations musicales valaient
à leurs auteurs non seulement la confiscation de leur instrument — de même les porteurs
d'armes perdaient celles-ci, quand ils étaient appréhendés la nuit —, mais aussi une amende
généralement plus forte que celle qui frappait le simple vagabondage nocturne.
Mais le tapage mené de nuit ne suffit pas à expliquer la lourdeur des peines qui frappent,
ici ou là, les chanteurs du clair de lune. Les autorités communales craignaient très fort que
les concerts ne dégénèrent en rixes et en désordres, parce qu'ils n'étaient pas le seul fait
d'amoureux honorant leur belle. Selon le statut'de 1339 37, le podestat de Padoue devait
enquêter sur les musiciens nocturnes et leur appliquer les peines prévues, sauf « s'ils avaient
une juste raison de jouer ou de faire jouer de ces instruments... ». Le texte demeure volon-
tairement dans le vague et néglige d'indiquer les critères selon lesquels les responsables de
l'ordre public iraient juger la «justesse » des raisons. Il reste que celles-ci pouvaient animer
un vengeur doté d'une langue acerbe ou de cloches, de chaudrons et de cors, autant qu'un
amant. La musique nocturne des mattinate se jouait sur des modes bien différents et avec
des paroles très souvent « malhonnêtes ». A Trieste, les statuts de 1421 absolvent par
avance le chef de famille qui blesserait, dans son courroux, un offenseur planté devant sa
porte, la nuit, à chanter « aliquam inhonestatem » 38. Un véritable « décret anti-jeunes » daté
de 1451 vient de surcroît pourchasser les « plus de 14 ans » qui vagabonderaient la nuit et
de lourdes peines pécuniaires ou la prison frappent ceux qui seraient surpris à « chanter des
choses honteuses, malhonnêtes ou insultantes dans un endroit quelconque de la ville » 39 . En
1491, les statuts de Bergame répriment les noctambules qui s'airêteraient pour jouer d'un
instrument ou pour chanter « des cantilenas, des paroles outrageantes ou diffamatoires »
devant la porte d'un honnête citoyen 40. Justices et polices municipales avaient souvent à
s'occuper de ces fauteurs de désordre qui s'attaquaient, de nuit, par le verbe, le chant, le
vacarme, à de paisibles bourgeois ou qui recouraient aussi à de vieilles méthodes de justice

34. D u Cange, s.v. « Maitinata », cite un texte reconnaissant parmi les trois obligations de l'amant
celle de faire donner des maitinatas.
35. G . Morelli, Ricordi, Florence, V. Branca, 1949, p. 262; sous peine de passer pour un benêt, l'amou-
reux ne devra pas gaspiller dans son aubade plus de deux florins.
36. Citons les statuts de Pise (1286, 1313), Padoue (1339), Gambassi dans la campagne florentine
(1322), Lecco en Lombardie ( X I V e s.), Ascoli Piceno (1377), Brescia (1473, 1557), Crema (1484), Bergame
(1491)... Les instruments de musique prohibés y sont désignés sans que l'infraction soit pourtant qualifiée
de mattinata.
37. Statutorum magn. civitatis Paduae libri sex, Venise, 1747, II, p. 322.
38. M. de Szombathely, ed., Statuti di Trieste del 1421, Trieste, 1935, liv. III, rub. 9, p. 199.
39. Ibid., p. 228. Selon les statuts de Chiusa Pesio (Piémont), en 1472, zabramari est regardé comme
un « verbum iniuriosum » qu'il ne fait pas bon crier.
40. Statuto communitatis Bergomi (1491), Brescia, s.d., collatio nona, art. 52-53. De nombreuses
localités soumises à l'Église ont inclus dans leurs statuts le châtiment des libelli diffamatorii condamnés
par les Costituzioni Egidiani du cardinal Albomoz en 1357 (P. Sella, ed., CSI, I, Rome, 1913, p. 181):
leur rub. 33 interdit d'aller poser de nuit devant la porte d'un voisin « cornum sive cornia bestiarum, feces
fetidas vel aliquod valde turpe aut scripturam sive cedulam continentem aliquod diffamatorium vel obbro-
briosum domino vel habitatori domus... ».
La « mattinata » médiévale d'Italie 155

populaire 4 1 . Aussi, en 1501, les statuts de Reggio admettent-ils sans ambages qu'un plai-
gnant se sente « injurié » par une mattinata. Ces textes indiquent clairement que, là où il
prévalait, le mot de mattinata recouvrait des chants et des musiques nocturnes, joyeux aussi
bien qu'insultants. Poussée, ici, en l'honneur d'une fille ou d'un couple sympathique, la
mattinata devenait, là, satirique ou injurieuse et versait l'opprobre sur une famille.
A la fin du Moyen Age, un même mot désignait ainsi des conduites de bruit fort diver-
sement accueillies. Plusieurs chercheurs l'ont déjà remarqué, sans en tirer peut-être toutes
les conséquences. La tendance illustrée par le P. Gennari, puis par ses éditeurs, Trevisan
(1820) et A. D'Ancona (1885), a plutôt été de conclure à une inversion délibérée du mot
mattinata, à l'application (historiquement datable), par antinomie moqueuse, du terme
désignant la chanson amoureuse à la chanson satirique ou au tapage sanctionnant certaines
amours réprouvées 42 . En 1949 encore, G. Cocchiara reprenait en substance cette interpré-
tation 43 . En dépit de si hautes autorités, je croirais plutôt que les textes médiévaux montrent
l'unité du contenu de la mattinata d'amour et de la mattinata des veufs, la cohérence de ces
rites de musique, de satire et de « contre-musique ». La mattinata révélait à tous une parade
amoureuse, elle proclamait aussi la formation d'un nouveau couple, gage de la reproduction
sociale, elle exprimait enfin la réprobation qui frappait certains membres de la communauté,
en particulier ceux qui contractaient un mariage atypique. Le caractère commun à toutes
ces manifestations est la célébration — approbatrice ou critique — d'une union. Selon
l'expression, elle aussi ambiguë, de Tommasino, les « défenseurs » de la mattinata à Modène
la « gardaient », mais « en gardaient » en outre le remarié. Leur intervention, après compo-
sition, allait tout à son honneur ; les fifres, les feux de joie, les spectacles plus ou moins
burlesques — des courses d'âne, surtout 44 où le plus maladroit était déclaré vainqueur—
qui associaient la ville entière aux réjouissances, tous les divertissements et les beuveries
organisés avec l'argent du « r a c h a t » se déroulaient «galamment, honorablement»; ils
accroissaient par le rire 1'« honneur » du nouveau couple. Honneurs qui, toutefois, frisaient
constamment la satire : faire courir des ânes conservait un relent d'asouades, sanction popu-
laire qui menaçait les veufs remariés dans plusieurs localités de cette région à l'époque
moderne 4 5 .
Les jeux qu'instaurait la mattinata dans la Modène du début du xvi e siècle paraissent
légèrement contaminés par les réjouissances carnavalesques ou calendaires, bien qu'elles
se placent à n'importe quel moment de l'année. Or, cette contamination elle-même permet
de mieux comprendre le comportement des mattinatori et de leurs « victimes ». En temps
de Carnaval, toute plaisanterie — dérision ou accusation — lancée afin d'enfler le grand
rire collectif, doit être acceptée de bon cœur. Il n'existe pas d'injure en carnaval 48 . Porter
plainte contre un facétieux qui a fait rire à vos dépens est presque inconcevable. Il en va de
même dans les mises en scène italiennes à l'intention des veufs qui se remarient. Si blessants
que deviennent les lazzi, si cacophonique que soit l'aubade et burlesque le spectacle, leur
destinataire ne doit pas broncher. Où passe, en effet, la frontière entre le brouhaha et le
tapage, entre la musique grotesque et le vacarme, entre la gaillardise ou l'obscénité et l'accu-
sation insultante, entre les cornes d'abondance et celles du cocu ; bref, entre l'honneur et
l'offense? La fonction propitiatoire des plaisanteries, des bourrades, des cris et des bruits
oblige obscurément à les accepter ; et il en va ainsi tant que ces tapages rituels sont ressentis

41. Textes cités par G. Perusini, « Antiche usanze friulane », Lares, XV, 1949, p. 58-65. Participer à
des mattinate est interdit aux clercs vénitiens par un synode du xv c (Mansi, 31 A, p. 289-328) et aux clercs
siennois en 1336.
42. D'Ancona, « Delle mattinate... », p. 377.
43. Cocchiara, « Processo alle mattinate », p. 37-38.
44. Courses de chevaux: Bianchi, VIII, p. 53 (5 août 1545); IX, 121, 129 (juil.-août 1547). Courses
d'ânes: VIII, p. 41-42 (19 juil. 1545); IX, p. 150 (11 sept. 1547).
45. Cf. à Mantoue, selon Gennari; D'Ancona, « Delle mattinate... », p. 379.
46. Toschi, Origini del teatro, p. 106-121, 220.
156 C. Klapisch-Zuber

comme essentiellement « gratifiants ». En plus d'un endroit, les vacarmes du charivari


conservent encore cet aspect 47 .
Mais les tapages rituels sont une arme que la colère, l'envie, le ressentiment de ceux
qui la manient peuvent rendre dangereuse. En France, les lettres de rémission qui sont
accordées autour de 1400 à des charivariseurs dont les joyeusetés ont mal tourné, montrent
que les désordres survenaient lorsque les participants au « jeu » du charivari n'en obser-
vaient plus les règles implicites 48 . On comprend que les veufs remariés aient redouté, en
Italie, le moment de la mattinata, où tout pouvait être dit et chanté, si bienveillants que
soient les manifestants. L'attitude de Lucrèce Borgia, une veuve au passé spécialement
chargé, témoigne de ces craintes quand elle arrive, en février 1502, à la cour de Ferrare pour
épouser Alfonso d'Esté 49 . A ses premières noces, celui-ci avait fait bonne figure sous les
plaisanteries rituelles au moment de se mettre au lit ; cette fois, les époux décommandent la
mattinata dont leurs proches s'apprêtaient à les régaler, sans doute au lever. L'un de ces
mattinatori déçus, la marquise de Mantoue Isabelle d'Esté, belle-sœur à la langue acérée
de Lucrèce, confessera que les noces de son frère furent « plutôt froides » 50. Il est vrai qu'on
pouvait beaucoup espérer d'une telle mattinata : Lucrèce en était à ses troisièmes noces,
et son mari aux secondes ! « Sous couleur de félicitations », pour reprendre l'expression d'un
juriste, la mattinata menaçait de devenir offensante, même au chevet d'un couple princier.
«Félicitations choquantes et injurieuses... présentées par des mimes impudents qui
tiennent en mépris les secondes noces » 51, les mattinate apparaissent bien dans cette anecdote
comme une extrapolation parodique du rituel nuptial plutôt que comme sa négation. Le
caractère ambigu du mot italien employé dans cette région signale donc la double nature
du rite. A l'époque qui nous occupe ici, c'est parce qu'un aspect particulier de ces conduites
rituelles, leur sens « injurieux », a été de plus en plus mal compris qu'il s'est trouvé isolé et
mis en vedette au détriment des aspects honorifiques. C'est peut-être là, finalement, toute
¡'«histoire» de la mattinata ou du charivari, rite dont les formes et les accents restent si
notablement insensibles au temps.

3. Le bon droit de la « mattinata »

Parodie d'honneur, congratulazione retournée, la mattinata reste un honneur, une félicitation


collective aussi longtemps que le veulent bien ses destinataires. La farce et la dérision peuvent
investir les gestes rituels, le rite devenir un jeu cruel. Le point de rupture dépend cependant
moins du contenu de la satire que de l'état d'esprit des protagonistes.
De ce point de vue, l'interprétation, complaisante ou répressive, qu'ont faite du vacarme
et des insultes rituels les autorités civiles et religieuses, mérite d'être considérée à la lumière
des statuts communaux et synodaux, textes normatifs, ou répressifs, révélant le sens que les
acteurs attribuent au rite et l'évolution des mentalités à son égard.

47. Au Tyrol, la Katzenmusik accueille le couple sympathique à son retour de l'église et, dans l'Ober-
land, les époux se tiennent honorés par un vacarme propitiatoire; le Schareware donné aux nouveaux
époux de Baden, une heure après qu'ils se sont mis au lit, est lui aussi bienvenu puisqu'il exprime que la
communauté reconnaît le couple. Cf. A. Perkmann, art. « Katzenmusik », dans Handwörterbuch des
deutschen Aberglaubens, IV, 1931, col. 1125-1132. Le sheevaree américain semble avoir conservé cet aspect.
48. R. Vaultier, Le folklore pendant la guerre de Cent Ans d'après les lettres de rémission du Trésor des
Chartes, Paris, 1965.
49. Cf. M. Catalano, Lucrezia Borgia duchessa di Ferrara, Ferrare, s.d., p. 16.
50. Les époux se mettent au lit « senza alcuna cerimonia precedente »; Isabelle ajoute plus loin: « N o n
gli havemo facto la mattinata, come sedasi ordinato, perchè, a dire il vero, sono pur queste nozze fredde »,
ibid., p. 54-55.
51. Joannis Fabri Burdegalensis In Iustiniani imp. institutiones iuris civilis commentarii (Lyon, 1593):
« Charevarisans, is dicitur, qui sub specie gratulationis conviciis premit, aut quadam molestia eos afficit,
quibus gratulari fingit, ut petulantes illi mimi in contemptum secundarum nuptiarum », p. 380.
La « mattinata » médiévale d'Italie 157

Les statuts citadins de la fin du xm e siècle avaient interdit sous leur forme la plus géné-
rale les bruits et les musiques nocturnes, infractions au couvre-feu et générateurs de troubles.
Les bourgeoisies au pouvoir entendaient limiter l'agitation nocturne et la délinquance 62,
mais ces hommes rassis cherchaient aussi à contrôler les cours amoureuses et les liaisons
risquant de mettre en péril lignages et fortunes. Pour freiner plus spécialement les aubades
aux veufs, les statuts communaux pouvaient les considérer comme de simples cas parti-
culiers de ces désordres, justifiant des poursuites d'office. Et il est vrai qu'ils ajoutent par la
suite à une interdiction globale des prohibitions spécifiques, accompagnées de plus lourdes
sanctions. Ainsi, les paroles malhonnêtes (de même que les vacarmes ou les coups) seront
frappées d'une amende, qui s'alourdira si elles ont été proférées contre quelqu'un, ou
devant sa maison, dans l'église, au conseil municipal... Circonstances plus aggravantes
encore lorsqu'il s'agit de la maison où sont célébrés funérailles, noces, baptêmes, ou si les
vacarmes ont lieu la nuit, s'ils se produisent, enfin, au remariage d'un veuf ou d'une veuve.
Le champ d'application de la loi paraît ainsi se préciser progressivement.
Mais est-ce sous l'effet d'une prise de conscience du caractère plus profondément
délictuel de certaines mattinate par rapport aux autres? N'a-t-on pas plutôt constitué en
délit un comportement qu'auparavant on ne jugeait pas répréhensible et qui échappait par
conséquent à la répression ? Tout se passe comme si la coutume avait permis d'abord que
les rituels de bruit aux noces ordinaires et surtout aux remariages échappent à la sanction
prévue ou soient considérés comme des circonstances largement atténuantes. Musiques
dissonantes, insultes et vacarmes à la porte des nouveaux époux, tolérés jusqu'au xiv e siècle,
vont au contraire devenir peu à peu des circonstances aggravantes. Dans la période qui va
de 1330 à 1550, ils entrent dans le registre des comportements que les autorités, ou ceux
— jeunes, voisins — à qui elles délèguent parfois expressément ce pouvoir, se proposent
de contrôler.
Et on les y fait entrer en arguant de leur caractère « injurieux ». Si la victime d'une
mattinata se déclare « injuriée » et considère que l'insulte a été jetée « irato animo et iniuriose
commissa », ou, dans un autre ordre de faits, que la pierre lancée contre sa maison l'a été
malitiose ou injurióse 53, sa plainte va devenir théoriquement recevable, quoi qu'en pense
la coutume; n'importe qui pourra jouer le rôle d'accusateur... et empocher une partie
de l'amende. Sans doute quelques juristes du xiv e siècle considèrent-ils encore les plaintes
déposées contre les charivariseurs comme irrecevables, puisque la coutume, etiam prava,
excuse l'acte 64 . Mais la plupart vont, au xv e siècle, se ranger à l'avis opposé qui l'emporte
au xvi e . « On ne peut excuser les charivariseurs par la coutume puisque celle-ci va contre
les bonnes mœurs », affirme Jean Favre ; ces conduites sont le fait de l'esprit de vengeance,
de jalousie et de mépris, elles engendrent scandales et rixes, entravent la liberté du mariage,
renchérit Jean des Garrons 5S. Il est donc possible d'engager une action en injures contre
ceux qui s'adonnent aux désordres du capramaritum ou carivaritum, « comme on le fait
contre ceux qui font des matinatas », résume un juriste italien, Nevizzano B6. Ainsi révélé

52. Cf. J. Rossiaud, « Prostitution, jeunesse et société dans les villes du Sud-Est au x v ' siècle »,
Annales E.S.C., 31, 1976, p. 289-325. Cf. les Statuti di Triesle, p. 199, 228, 303.
53. Par exemple, les statuts de Tivoli (1305), éd. Tommasetti, Fontiper la storia d'Italia, 38, p. 215;
ceux de Bologne (1288), p. 207; de Gambassi en Toscane, dans Statuti délia Valdelsa dei sec. XIII e XIV,
A Latini, éd., CSI, 7, Rome, 1914,1, p. 42. D'après les statuts florentins de 1415 (Statuta..., 1.1, p. 371), la
pierre jetée sur une maison en temps de noces ou de carnaval ne vaut que 10 livres d'amende, contre 50
livres et 25 livres respectivement si le geste est accompli de nuit.
54. Les opinions des juristes sont rapportées dans E. Bouchin, Plaidoyez..., 2' éd., Paris, 1728. Bartolus
et Benedictus soutiennent ainsi que « quae consuetudo etiam prava excusât, quamvis actum non validat »,
et que « ubi mos est crimen non est ».
55. J. Fabri... commentarii, p. 381 ; Joan. Garonis Tractatus IV..., Hanovre, 1598, tr. 4: « De poenis
et remediis secundo nubentium », p. 245, paragr. 35.
56. J. Nevizzano, Sylvae nuptialis libri sex, Lyon, 1545, p. 144.
158 C. Klapisch-Zuber

jusque dans le domaine réservé de la coutume, leur caractère injurieux justifiera que soit
promis aux mattinate un traitement beaucoup plus sévère qu'aux infractions ordinaires
au couvre-feu. De là ces amendes deux, cinq, dix fois plus lourdes 57 . Du reste, par un
processus parallèle, le carnaval lui-même n'échappe plus à ce nouveau sentiment de l'injure.
A Orvieto, vers 1500, on en arrive, dans un souci d'ordre public, à ignorer totalement le sens
rituel de l'insulte lancée en temps de carnaval et l'amende qui la frappe est alignée sur celle
pénalisant les méchantes langues dans une maison de noces 6S.
L'action des responsables de l'ordre pouvait donc se développer selon deux procé-
dures : par des poursuites d'office contre les fauteurs de troubles nocturnes, par les suites
données aux accusations de charivari et aux plaintes de ceux qui se déclaraient « injuriés »
par une mattinata. Dans la pratique, cependant, les plaintes des charivarisés comme les
poursuites d'office par les autorités ont continué à se heurter à la résistance de la coutume.
A Modène, en 1528, lorsqu'un « défenseur » de la mattinata se sent, lui et ses compagnons,
bafoué par son frère, un veuf qui refuse de se racheter comme promis, il va trouver le capi-
taine de la place, s'en assure la neutralité et lance ses hommes à l'attaque de la maison des
noces, qui est dévastée du toit jusqu'au puits 59 ! Et quand le malheureux époux se plaint
au gouverneur des dommages subis, il s'entend rétorquer qu'il n'a eu que son dû, « qu'il ne
faut pas aller contre la constitution de la ville et que l'on agit ainsi envers les veufs qui
prennent pour femme une veuve... » 6 0 . A Reggio, depuis 1501, le podestat pouvait pour-
suivre « également d'office et comme bon lui semblerait » les mattinate contre les veufs et
les vieux ; mais les peines qui menaçaient les responsables du guet ou les instances judi-
ciaires s'ils ne poursuivaient pas les contrevenants suggèrent qu'ils s'acquittent avec mollesse
de leur tâche. La coutume leur permettait de se retrancher derrière une « constitution » plus
ou moins implicite de la ville, comme fit le gouverneur de Modène, ou d'excuser par avance
les manifestants par le caractère inoffensif et ludique de la cérémonie ou par leurs « inten-
tions ». En laissant longtemps aux autorités le soin de décider s'il y avait injure, la loi écrite
s'offrait une porte de sortie bien commode pour ne pas heurter de front la coutume 61 .
L'inertie des autorités montre que les condamnations morales lancées contre le charivari
n'ont que lentement pénétré, en Italie, la pensée et la pratique des laïcs. Rédacteurs de
statuts et pouvoirs municipaux chargés de les faire appliquer ont suivi, plutôt que précédé,
leurs administrés. Us ont tardivement tiré argument de la réflexion que les juristes ont déve-
loppée, depuis le xni e siècle, autour de la notion d'injure en l'appliquant aux charivaris
ou mattinate. Or, plutôt que d'une ignorance délibérée des positions de l'Église, leurs réti-
cences à réprimer la coutume viennent de la faiblesse de celles-ci, dans une société où le
rituel du mariage échappait beaucoup plus qu'en France à l'emprise ecclésiastique.
En France, les condamnations du charivari qui apparaissent dès le premier tiers du
xiv e siècle dans les textes synodaux s'insèrent bien dans l'entreprise de moralisation du

57. A Ravenne (1590), les peines des infractions au couvre-feu sont quadruplées pour les mattinatores ;
doublées à Ascoli Piceno (1377); elles passent à Pise (1286, 1313) de 40 sous pour les simples noctambules
à 100 sous pour les chanteurs, et, à Florence, de 12 sous à 20 en 1284, mais de 3 livres à 100 en 1415!
58. Statutorum civitatis Urbis veteris volumen et reformationes..., Rome, 1581, p. 165: l'amende est
de 10 livres au lieu d'une...
59. Bianchi, Cronaca, II, p. 333 (28 janv. 1528). Les manifestants abattent le toit et les portes, « gâtent »
le puits en y jetant les selles de cheval, brisent l'escalier et la cheminée de la chambre, jettent le grain et les
noix dans la cour, bref utilisent les méthodes très anciennes de la justice populaire (cf. là-dessus K. Meuli,
« Charivari », dans Festschrift Franz Dornseiff, Leipzig, 1953; p. 231-243), après lui avoir fait la « marti-
nada » « con tamburi, corni e altri strumenti bestiali ».
60. Ibid., p. 333-334; le gouverneur ajoute qu'il a épousé une femme « q u i lui apporte beaucoup de
biens », motif qui « excuse » souvent les charivaris modénois; cf. III, p. 305; IV, p. 327; VI, p. 315.
61. Statutorum Urbisveteris, p. 166: « quod autem turpe sit et iniuriose factum iudicantis arbitrio
reliquatur... ». A Viterbe (1251), une rubrique est consacrée « de eo quod factum est causa ludi non aufe-
ratur pena »; R. Morghen et al., ed., Statuti della provincia romana, Rome, 1930; Fonti per la st. d'Italia,
69, p. 221. Sur les intentions des musiciens, cf. le statut de Padoue cité, n. 37.
La « mattinata » médiévale d'Italie 159

maiiage et de contrôle de ce sacrement que poursuit l'Église, avec une vigueur accrue, depuis
les conciles de Latran (1215) et de Lyon (1247). La lutte contre les mariages « clandestins »
la pousse à intégrer le rituel nuptial dans un cadre religieux ; en conséquence, on l'épure de
ses aspects les plus « inconvenants », d'autant plus choquants qu'ils prennent pour théâtre
un lieu sacré.
En même temps qu'elles rehaussent par la présence et la participation plus active du
prêtre la majesté du sacrement, les églises françaises réaffirment aussi le caractère licite et
également sacramentel des secondes noces ou des unions ultérieures. Certes, tradition-
nellement, l'Église refuse de renouveler sa bénédiction aux « bigames » 62. Cependant, son
attitude n'est plus tout d'une pièce au xiv e siècle. Si le veuf est le mari, ou si l'un des époux,
quoique veuf, est resté vierge, elle admet çà et là, après 1300, qu'«en certains lieux», la
coutume autorise à réitérer la bénédiction 63 . Pour des raisons de doctrine, l'Église semble
sur ce point devancer l'évolution des mœurs. De même en Italie. Les synodes connaissent
ici les mêmes hésitations ou les mêmes accommodements devant le problème de la béné-
diction des bigames. Ainsi, les conciles provinciaux de Florence, en 1346, de Venise entre
1418 et 1426, de Bénévent en 1470 64 , interdisent tous la bénédiction dans les remariages,
mais à des titres différents. A Florence, l'interdiction reste totale; à Venise, seules sont
déconseillées la présence des prêtres et leur bénédiction de l'anneau quand les secondes
noces se célèbrent ex parte mulieris; à Bénévent, le concile admet qu'une «coutume légi-
time et approuvée » autorise les dérogations locales à la règle voulant que la bénédiction
soit refusée aux veufs, hommes ou femmes. Trois églises, trois situations différentes...
Les condamnations des vacarmes, des danses ou des « obscénités » qui ont pour cadre
une église ou ses abords fleurissent dans les constitutions synodales italiennes des xm e -
xiv e siècles, tout autant qu'en France. Mais, à la ressemblance des statuts communaux
(qu'elles inspirent bien souvent) et à la différence des textes français, les constitutions ita-
liennes ne comportent pas, avant le concile de Trente, de prohibition particulière pour les
vacarmes ou les « jeux iniques » accompagnant les remariages, que ce soit dans ou hors
l'église 65. L'Église est-elle restée plus attentive en Italie qu'en France au discrédit où le
populaire tenait les secondes noces? Sans doute a-t-elle d'autant mieux toléré l'expression
de cette réprobation que les formes de celle-ci, plus ambiguës, étaient moins violentes, moins
contaminées par les rites carnavalesques ou calendaires que les charivaris français, moins
évidemment païennes, en somme. Mais un autre facteur a certainement beaucoup contribué
au silence de l'Église en Italie. Les cérémonies nuptiales se sont maintenues dans un cadre
domestique plus longtemps dans ce pays qu'en France 66 . Presque partout, aux xiv e -xv e
siècles, l'échange des paroles « de présent » et la remise de l'anneau à l'épouse peuvent
encore se faire au domicile de celle-ci, et non pas in facie ecclesiae, comme l'habitude s'en
est prise, depuis le xn e siècle, en France. Dans cette cérémonie, et jusqu'en plein xvi e siècle,

62. Cf. A. Del Vecchio, Le seconde nozze del coniuge superstite, studio storico, Florence, 1885; A. Esmein
Le mariage en droit canonique, Paris, R . Genestal, 1929-1931, 2 vol., II, p. 99-108.
63. Del Vecchio, p. 248-249, citant Guillaume Durand, av. 1296. L'auteur paraît interpréter les
statuts synodaux d'Avignon de 1337, interdisant les charivaris, comme la conséquence d'une décision de
Jean XXII abolissant l'interdiction de la bénédiction des secondes noces.
64. J. D. Mansi, Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio (Florence et Venise, 1758-1798),
XXVI, col. 57 (Concilium Florentinum, 1346, art. « De secundis nuptiis »); XXXI-A, col. 358 (Synodicon
Venetum, Ex synodo Marci ep., art. « De sponsalibus et matrimoniis ») ; XXXII, col. 369 (Concilium
Beneventanum, cap. v, « Contra presbyterem bigama benedicentem excommunicatio proponitur »).
65. Même à Turin et depuis le milieu du xiv e s., les ordonnances civiles interdisent ou réglementent
les charivaris; cf. Pola Falletti, Associazioni, I, p. 5, 32. Un soi-disant concile de Vérone daté de 1445 ou
1448, cité par plusieurs auteurs italiens, aurait condamné le « charivarium » (cf. A. Balladoro, Folklore
veronese. II matrimonio dei vedovi, Turin, 1899, p. 5). Il semble s'agir en réalité du concile de Tours de 1448,
can. 12 et 13; J. Hardouin, Conciliorum collectio..., Paris, 1710-1715, IX, col. 1346-1347.
66. Cf. A. Brandileone, Saggi sulla storia della celebrazione del matrimonio in Italia, Bologna, 1906;
J.-B. Molin et P. Mutembé, Le rituel du mariage en France du XII' au XVI' s., Paris, 1974.
160 C. Klapisch-Zuber

un notaire fait aussi bien, sinon mieux, l'affaire qu'un prêtre. Après le don de l'anneau qui
faisait de la jeune fille une femme mariée, son départ solennel chez son mari et les fêtes
nuptiales pouvaient être différées de quelques jours... à plusieurs années, sans que la consom-
mation du mariage soit liée à la solemnisation à l'église.
Dans ces conditions, les églises italiennes pouvaient juger moins urgent de porter
l'accent sur le respect du sacrement de mariage dans les secondes noces que d'accroître leur
emprise directe sur la célébration même de tous les mariages. Les églises d'Italie ont dû
remplir, aux xiv e -xvi e siècles, la tâche qu'en France le clergé avait menée à bien dès les
xn e -xm e siècles. La protection de la « liberté » des secondes noces est probablement apparue
comme une mission secondaire, face à l'énorme entreprise que représentait le contrôle des
simples unions. La proclamation des bans semble, par exemple, très généralement oubliée
dans l'Italie de la fin du Moyen Age. Aussi les manifestations bruyantes accompagnant
les remariages resteront-elles très largement ignorées par les synodes italiens avant le concile
de Trente, alors que leurs constitutions reviennent avec insistance sur la publicité et la Iicéité
des épousailles. Lorsque la réforme tridentine hâtera l'évolution italienne en plaçant déci-
dément l'essentiel des cérémonies nuptiales dans le cadre de l'église et en confiant au seul
prêtre des fonctions jusque-là très largement exercées par des laïcs, le temps sera enfin venu
de régulariser aussi les rituels populaires entourant les secondes noces.
L'Église italienne n'a donc que mollement fait pression sur les autorités civiles avant
le milieu du xvi e siècle pour qu'elles châtient les tapages de la mattinata faite aux veufs. Peu
appuyées ou mal incitées par leurs pasteurs à traquer les facétieux accueillant bruyamment
mariages anormaux et « mariages ridicules », les responsables ont pu se défendre en toute
bonne conscience de ne pas contrarier la coutume, lorsque l'une des victimes d'un jeu
charivaresque se décidait à porter plainte.

4. Cadeaux nuptiaux et charivari

L'ambiguïté de la mattinata tient au caractère propitiatoire d'un rite qui n'est pas simple-
ment un rite de censure, et les rapports de la mattinata avec le droit, avant 1550, montrent
comment l'accueil du rite en est la seule histoire. Aussi voudrais-je revenii sur l'insertion
de la mattinata dans l'ensemble du rituel populaire des noces. Le mot italien lui-même invite
à s'interroger sur le moment où se place le rite. Divers auteurs ont vu dans la mattinata
comme le contrepoint matinal de la serenata ; un seul a évoqué, en passant, l'hypothèse
que la mattinata pouvait être liée au Morgengabe, dont elle aurait été comme un accom-
pagnement musical 67 . Je voudrais revenir sur cette hypothèse en la nourrissant indirectement
d'éléments nouveaux.
Le rituel populaire entourant le lever des époux avait pour fonction principale de pro-
clamer la consommation de l'union et la reconnaissance d'un couple désormais parfait.
Pendant le haut Moyen Age, c'était à ce moment précis, solennisé par la présence des
parents et des amis, que l'époux de droit germanique — celui de droit lombard, en Italie —
remettait le Morgengabe, les « dons du matin », à sa femme « dès qu'elle se levait d'à ses
côtés », dans le joyeux chahut saluant le nouveau couple 68 . En plus d'un endroit d'Italie,
le père de la mariée, les amis, envoyaient, ce lundi qui suivait la nuit de noces, leurs présents
à l'épouse. A la fin du Moyen Age, les cadeaux n'étaient plus obligatoirement présentés au
lendemain des noces et le morgincap florentin, par exemple, romanisé en donatio propter

67. D'Ancona, « Delle mattinate », p. 377.


68. E. Besta, « Gli antichi usi nuziali del Veneto e gli statuti di Chioggia », Rivista Hai. per le scienze
giuridiche, XXVI, 1898, p. 204-219: « c u m primum surrexit a latere», « q u a n d o primo cognovit earn in
conjugio », « in die lune nuptiarum ».
La « mattinata » médiévale d'Italie 161

nuptias, confondu avec l'ensemble des dons et des apports maritaux, se trouvait fixé par le
contrat de mariage en même temps que la dot 6 9 . Les félicitations des amis et des parents,
leur arrivée en musique, leurs plaisanteries choquantes ou inquisitoriales, tous les rites de
la mattinata n'étaient plus strictement liés à la remise solennelle du donum matutinum : c'est
désormais dans la soirée précédant les noces que le mari florentin envoyait ses cadeaux et
la parure enfermés dans un coffre. La mattinata musicale a pu dès lors se déplacer dans le
temps, et s'attacher à tel autre moment important du rituel nuptial consacré à une remise
de cadeaux. Pourtant, peut-être est-ce son antique contribution au rituel du lever des époux
qui a maintenu dans cette partie de l'Italie un nom faisant allusion au moment de la céré-
monie originelle, et qui l'a en particulier conservé à ses formes les plus violentes et les plus
satiriques.
La relation qu'entretient la mattinata charivaresque d'Italie du Nord avec le rituel
nuptial du lever ou les dons du mari à sa femme trouve un parallèle convaincant dans le
domaine linguistique français. Au xv e siècle au moins, le mot « charivari » conserve un sens
qui s'est trouvé négligé parce qu'il paraissait trop éloigné des rites de tapage. Un poème de
Coquillart prête au mot, vers 1440, le sens de coquetterie, simagrée, minauderie 70. Mais un
autre texte du xv e vient éclairer le lien entre ces « simagrées » féminines et les sanctions
bruyantes d'un mariage réprouvé. Un glossaire latin-roman 71 donne en effet deux fois le
mot « chalivali » comme équivalent français de termes latins, larnatium (urne, boîte, coffret)
et morganicum (matinal). « Chalivali » se trouve, dans l'un et l'autre cas, inclus dans la
rubrique du glossaire intitulée « de paramentis mulierum » ; il y figure entre divers attributs
vestimentaires, de ménage ou de couture propres aux femmes. Larnatium pourrait se référer
au coffre ou au coffret, à la corbeille de noces que le mari offrait à sa femme, présents rituels
qui se sont confondus avec le donum matutinum à un moment ou l'autre. A ce don du matin
paraît enfin se rapporter le morganicum que le glossaire traduit aussi par « chalivali ». Le
texte semble donc établir une même relation entre dons nuptiaux et manifestations appelées
charivari en France, mattinata en Italie du Nord. Par un processus de déchéance parallèle
à la déchéance juridique du Morgengabe lui-même, le nom du rite (peut-être celui des objets
donnés au cours de la cérémonie) serait finalement resté attaché aux frivolités féminines ou,
dans un sens abstrait, aux « mines » et simagrées du sexe faible ; mais, dans le même temps,
un processus amplificateur allant en sens contraire l'aurait également fixé sur les vacarmes
cérémoniels qui signalaient l'instant où l'époux « reconnaissait » sa femme.
Allons plus loin. Dans les trousseaux italiens envoyés ou payés traditionnellement par
le mari, historiens et ethnologues ont remarqué la fréquente apparition — du Moyen Age
à nos jours — des pelisses. On l'a notée dans les trousseaux de Toscane aux xiv e -xv e siècles,
aussi bien qu'à Venise, en Italie du Sud, en Sicile 72. Les ustensiles domestiques, les meubles
69. L. Zdekauer, « Il dono del mattino e lo statuto più antico di Firenze », Miscellanea fiorentina di
erudizione, I, 1886, p. 33-36; « Le doti in Firenze nel Dugento », ibid., p. 97-103: au début du X I V e siècle
encore, les notaires ruraux parlent du don « propter nuptias mephi et morgincap ». En plein xv e siècle, des
maris florentin consignent dans leur livre de comptes la manda donnée après la nuit de noces à leur femme.
70. G. Coquillart, Œuvres, Reims, P. Tarbé, 1847, 2 vol., II, p. 191 (« Monologue de la botte de foin »),
et p. 204 (« Monologue du puits »). Jault, éditant en 1750 le Dictionnaire étymologique de Ménage, en
déduisait que le mot avait pour origine le vfr. chiere, mine, visage; cf. G. Peignot (al. Dr Calybariat),
Histoire morale, civile, politique et littéraire du charivari, Paris, 1833, p. 37-38.
71. R. Gachet, Glossaire roman latin du XV' s. extrait de la Bibliothèque de Lille (Bruxelles, 1846),
p . 10. Ce passage du glossaire est relevé, sans commentaire, par G. Phillips, « Über den Ursprung der
Katzenmusiken », dans sa 2' éd. seulement (Vermischte Schriften, Vienne, 1856-60, 3 vol., t. III, p. 26-93)
et par A. Tobler et E. Lommatzsch, Altfranzösisches Wörterbuch, s.v. «charivari», Francfort, 1925-1973,
t. II.
72. Cf. les Pétri Excerptiones citées par A. De Gubernatis, Storia comparata degli usi nuziali in Italia
e presso gli altri popoli indo-europei, Milan, 1869, p. 93; N. Tamassia, « Scherpa, scerpha, scirpa », Atti del
R. Ist. veneto disc., lettere edarti, LXVI, 1906-1907, p. 725-735, doc. lucquois de 1009 cité p. 728; L. Zde-
kauer, « Usi popolani della Valdelsa », Misceli, stor. della Valdelsa, IV, 1896, p. 64-66 et 205-212. R. Corso,
« I doni nuziali », Revue d'ethnographie et de sociologie, II, 1911, p. 228-254, spéc. p. 252; id., Patti d'amore
e pegni di promessa, S. Maria Capua Vetere, 1924, « Pittacium », p. 81-94.
162 C. Klapisch-Zuber

et les vêtements que la jeune femme recevait en plus de sa dot, comportaient presque obli-
gatoirement des toisons ou des pelisses et, à l'origine, ils étaient donnés par le mari 7 3 . En
témoigne, entre beaucoup d'autres, ce mari vénitien du xn e siècle qui remet, au saut du lit
nuptial, « pro dono pellem unam caprarum » à sa nouvelle épouse 74 . A Venise, la pellicia
vidualis, ou vestís vidualis, finit par désigner les droits qu'avait la veuve sur l'héritage de son
mari 7S. Or, des juristes italiens des xv e -xvi e siècles établissent une équivalence, à première
vue incompréhensible, entre les « p e a u x » et le charivari. Rocco Corti, le plus ancien,
rapporte que, dans sa ville de Pavie, vers la fin du xv e siècle, il règne une coutume déplo-
rable : des jeunes gens « dévergondés » forcent les personnes convolant en secondes ou
troisièmes noces à leur payer une somme, qu'ils disent leur être due « pro pelle sponsae » 7e.
Nevizzano, un Piémontais d'Asti, signale un peu plus tard que « dans certaines régions la
coutume veut que les remariés paient « pro pelle seu sabramari » 77.
L'offrande extorquée par les jeunes aux « bigames » en échange de la « peau de l'épouse »
ou à la place du zabramarilchariva.ri, ce rachat, qui doit se faire auprès d'eux, des présents
rituels ou de la cérémonie musicale qui devrait les accompagner, établissent un lien irré-
futable, mais d'interprétation délicate, entre les dons nuptiaux, l'intervention des jeunes et
les rites bruyants du charivari ou de la mattinata. Pourquoi la pelisse de l'épouse remariée
doit-elle être rachetée ici aux « jeunes dévergondés » et à leur abbas juvenum, et là aux sages
«défenseurs» de la mattinata bourgeoise? Peut-on dire que lorsqu'ils «crient charivari
contre quelqu'un », les jeunes exigent que leur soient livrés les présents rituels à la mariée
ou, à défaut, que compensation leur en soit payée? Et à quel titre le font-il?
On peut d'abord considérer que les charivariseuis représentent les intérêts matériels
et moraux lésés par un remariage. Les biens mobiliers — la sirpa italienne 78 — donnés par
le mari, restaient généralement la propriété de la femme devenue veuve, si elle se remariait.
Or, le reproche unanimement adressé vers la fin du Moyen Age, aux veuves convolant en
secondes noces est le tort qu'elles portent à leurs enfants du premier lit. Si elles les emmènent
habiter chez leur parâtre, celui-ci négligera leurs intérêts patrimoniaux pour les siens ; si
elles les abandonnent au lignage de leur premier mari, elles les dépouilleront du même coup
de leur dot et de la part de la donation maritale — de cette sirpa en particulier — à laquelle
elles ont droit. L'intervention des jeunes peut se justifier, dans ces conditions, par une soli-
darité de classe d'âge qui les pousserait à défendre les enfants du premier lit et à réclamer
(en leur nom?) au moins un droit de passage sur les biens emportés par la veuve. L'expli-
cation contient une part de vérité, mais reste un peu courte ; le rachat du charivari (c'est-à-
dire, selon mon hypothèse, la compensation pour les dons maritaux) situe le rôle des jeunes
à un autre niveau.
Sanctions du passage d'une jeune fille au rang de femme mariée, les présents sont
incompatibles avec les épousailles d'une veuve. Les jeunes en jugent bien ainsi, en condam-
nant durement par leurs charivaris ce que les théologiens appelaient I'« honnête fornication » ;
mais ils ressentent aussi l'absence des cadeaux et des rites qui leur sont liés comme une
réduction dangereuse de leur rôle de médiateurs. En beaucoup d'endroits, en effet, les jeunes
« amis» et pairs du mari, accompagnent celui-ci lorsqu'il vient porter ses donora à sa future

73. Corso, « Doni nuziali », p. 247-252; id., Patti d'amore, p. 92-93.


74. Cité par Besta, « Antichi usi nuziali », p. 215, a. 1193.
75. Corso, « Doni nuziali », p. 238, n. 4.
76. Rocco Corti, De consuetudine, Lyon, 1550, f° 18.
77. Nevizzano, Sylvae nupttalis, p. 144. Près de Bergame, la nouvelle mariée retournant chez son père
au xix c siècle est dite y aller « a prendere la pelle ».
78. Tamassia, « Scherpa... »; le mot sirpa désigne encore en beaucoup d'endroits d'Italie le trousseau
ou les objets mobiliers du ménage; cf. Corso, Patti d'amore, p. 87-93. Le mot vient-il du latin sirpea, cor-
beille de jonc, ou de l'allemand scherbe, tesson, denier, partie? Cf. les exemples cités par Du Cange, J.V.
schelfa, schelpus, scirpha, scirpus, avec de nombreux contresens.
La « mattinata » médiévale d'Italie 163

femme, et souvent ils les lui portent en son n o m 7 9 . Cette mission n'a plus lieu d'être dans
les secondes noces d'une femme : les dons nuptiaux y restent discrets, la publicité, au lieu
d'être recherchée, est soigneusement évitée, l'introduction de la femme dans un autre lignage
n'entraîne pas de rites d'agrégation bien marqués comme pour une jeune et fraîche épouse,
les noces, enfin, ne déploient rien de ce faste que règle, en des unions ordinaires, le groupe
des jeunes 80.
La femme que son veuvage rend propriétaire de certains biens, peut apporter ceux-ci
librement à un nouveau mari sans qu'il soit tenu, réciproquement, à lui faire les présents
rituels ; à ce double titre, elle n'a pas besoin de la médiation des « jeunes » pour passer à un
second époux. Ainsi, le veuvage abrège les rites de passage lors d'un remariage, frustrant de
leur rôle de paranymphes les jeunes, parce que, d'abord, il simplifie le transfert des biens
matériels et, à un autre niveau, celui de la femme elle-même. Non seulement les jeunes
réclament alors une sorte de réparation pour le « manque à gagner » de festivités qui leur
sont refusées 81, mais, dans leurs charivaris du Piémont ou de Lombardie, ils semblent
revendiquer une compensation pour ce transfert de biens qui échappe à leur contrôle (com-
pensation qui prendra souvent la forme d'un pourcentage de la dot à l'époque moderne).
En déchaînant la « contre-musique » du charivari, les manifestants parent à la déficience
des rites « honorables » ; mais leur fonction d'intégrateurs sociaux reste fondamentalement
la même 82.
Ces notations montrent que je n'entends pas réduire le charivari médiéval au rôle de
régulateur démographique, ni même matrimonial, dont l'exercice serait revenu aux jeunes 83.
Pouvaient-ils, du reste, être les garants de la fécondité de la population, là où les charivaris
s'attaquaient uniquement aux doubles remariages, n'ôtant aucun partenaire désirable sous
l'aspect de l'âge et de la fécondité à leurs pairs? De fait, le rôle des charivariseurs excède les
simples fonctions régulatrices où l'on veut parfois les enfermer. Les textes médiévaux
invitent à réfléchir à nouveau sur leur mission rituelle et sur les origines d'une pratique dont
j'ai cherché à dégager les rapports avec un aspect important du rituel populaire des noces.
L'analyse de la mattinata italienne aura voulu montrer que cette mission a gardé tard sa
cohérence profonde sous les formes opposées de l'honneur et de l'insulte.

79. Cf. la description des noces romaines dans M. A. Altieri, Li nuptiali, E. Narducci, éd., Rome
1873, p. 56, pour la remise solennelle des dons nuptiaux et de la corbeille par l'époux et ses amis.
80. Altieri, Nuptiali, p. 57 et 94, sur le mariage des veuves: la remariée se rend chez son mari un jour
de la semaine, cachée au milieu d'un groupe de femmes qui l'accompagnent discrètement. Jean des Garrons
indique bien lui aussi que la veuve ne reçoit pas de dons ni de cadeaux, mais qu'à leur place « solet fieri
canonizatum » (pour « charivaritum »); c'est là la 48 e de ses punitions, le charivari en étant la 35 e ; Tractatus
IV, p. 255. Le lien établi par cet auteur entre les « donaria et iocalia in favorem et gaudium matrimonii
novi » refusés à la remariée, et le charivari qui les remplace, corroborerait les indications des autres juristes
et mon hypothèse.
81. A. Van Gennep, Manuel de folklore français contemporain, Paris, nouv. éd., 1976.
82. Cf. les conclusions de C. Gauvard et A. Gokalp, « Les conduites de bruit et leur signification à la
fin du Moyen Age: le charivari », AnnalesE.S.C., XXIX, 1974, p. 693-704.
83. Pour conclure à ce rôle de l'intervention des jeunes ou des célibataires, il faudrait d ' a b o r d constater
la concomitance d'une recrudescence des charivaris (et comment la mesurer?) avec u n déséquilibre du
marché matrimonial jouant contre les jeunes. Peut-être est-ce le cas avant 1350, quand la pression démo-
graphique retarde les mariages et entrave les secondes unions. Celles-ci apparaissent comme des provo-
cations aux jeunes n'ayant pas accès aux femmes. Que l'Église ait justement nuancé son refus de la béné-
diction dans cette période a pu accroître le nombre ou la violence des charivaris; d'où les condamnations
synodales, en réponse, autour de 1330. Mais, par la suite, pestes et déclin de la population relâchent les
contraintes pesant sur le mariage des jeunes. Veuvages et occasions de remariage sont multipliés entre 1350
et 1450, mais l'accès des jeunes au mariage est en même temps facilité; or, les charivaris sont alors bien
plus souvent mentionnés. Illusion documentaire? Des conclusions tirant argument de la présence ou de
l'absence de textes normatifs rapprochés d'une évolution démographique encore mal connue, m e semblent
prématurées.
De la ville à la Cour
La déraison à Florence
durant la République et le Grand Duché *

R I C H A R D C. T R E X L E R

Les Giovani prennent le pouvoir ! C'est en ces termes exagérés que les moralistes et les poli-
ticiens florentins du Trecento et du début du Quattrocento mettaient en garde leurs contem-
porains contre l'influence de la jeunesse. Les novelliste de la cité faisaient chorus et affi-
chaient leur peur et leur ressentiment à l'égard des jeunes en les présentant individuellement
soit comme les victimes, soit comme les auteurs d'innombrables mauvais tours 1 . Certes,
Florence connaissait des tensions entre les générations comme entre les classes. Cependant,
ni les jeunes gens, ni les garzoni (commis de boutiques) d'âge divers auxquels ils ont été si
souvent associés, ne ripostaient en tant que groupe. Les jeunes gens et les garzoni ne descen-
daient pas dans la rue pour se moquer de leurs aînés ou de leurs maîtres. Il n'y avait pas de
charivari.
La rough music du contado ou distretto de Florence n'était guère plus qu'un écho dans
la cité elle-même 2. Le charivari est totalement absent de la riche littérature historique de la
cité, de ses lois et de ses fêtes, de ses novelle et de ses refrains de carnaval. Le Règne de
Déraison venait rarement détendre la jeunesse de Florence et le royaume burlesque de cette
espiègle Dame n'était jamais une scène sur laquelle se manifestait la solidarité des Ciompi.
On peut, peut-être, en fouillant les archives judiciaires de la cité, retrouver quelques cas de
dérision collective dans les faubourgs, mais le silence de Florence même est convaincant,

* Traduit de l'anglais par N i n a Godneff.


1. Pour ce qui est des sentiments anti-jeunes, voir Franco Sacchetti, Il trecentonovelle, Florence,
V. Pernicone, 1946, p. 51, 290, 572; Filippo Villani, dans Croniche di Giovanni, Matteo e Filippo Villani,
Trieste, 1857, 2 vol., livre XI, chap. 65 (1363); Cronica di Buonaccorso Pitti, Bologne, A. Bacchi della Lega,
1905, p. 135 (1402); G. Cavalcanti, ¡storiefiorentine, Milan, G . di Pino, 1944, II, 22, p. 40; IV, 108, p. 108.
Je remercie m o n assistant de recherches, Anthony Di Iorio, et m o n collègue, Frédéric Jaher, p o u r leur
précieuse collaboration.
2. Le serraglio de mariage, était pratiqué à Florence dans les années 1490. Cf. La Vita del b. Geronimo
Savonarola (Ps. Burlamacchi), Florence, P. Ginori Conti, 1937, p. 123, et à Prato, la ville voisine, vers
1535, lorsque aucune libéralité n'était faite a u public, d ' a p r è s Agnolo Firenzuola. Cf. Le Novelle, Rome,
E. Ragni, 1971, p. 318-327. Pour des exemples de charivaris (scampanate) au début de l'époque moderne
en Toscane et en Italie, voir C. C o r r a i n et P. Zampini, Documenti etnografici e folkloristici nei sinodi diocesani
italiani, Bologne, 1970, p. 100 et suiv., 396 et suiv.; B. Del Vecchio, Le seconde nozze del coniuge superstite,
Florence, 1885; G.C. Pola Falletti-Villafalletto, La Juventus attraverso i secoli, Monza, 1953, p. 133-170,
et du même auteur, Associazioni giovanili e feste antiche. Milan, 1939,4 vol., I, notamment p. 561, où l'auteur
souligne la difficulté de trouver les badie (groupes de jeunes) hors du Piémont. T o u t ce que j ' a i trouvé sur
le charivari à Florence est une interdiction légale à l'adresse des personnes jetant des pierres sur les maisons
lors des réjouissances accompagnant les noces: Statuti della repubblica fiorentina, red. R. Caggese, II:
Statuto del Podestà dell'anno 1325, Florence, 1921, p. 200; reprise sans grand changement en 1415: Statuto
populi et communis Florentiae, I, Friburgi, 1778, p. 371. O n y trouve également des rubriques limitant les
citarizantes et mattinatas, respectivement p. 276 et p. 403.

Le charivari, École des Hautes Études/Mouton, pp. 165-176.


166 R.C. Trexler

le mélange particulier de bruit, de jeunesse et de dérision que l'on appelait charivari n'avait
pratiquement aucune importance dans la ville.
Et sans doute les Florentins le voulaient-ils ainsi : ce silence urbain au milieu des
clameurs de la campagne doit s'expliquer partiellement par des considérations politiques.
Le présent exposé se propose de mettre en lumière ces motivations politiques en retraçant
succinctement l'activité publique des jeunes gens et des garzoni durant les phases succes-
sives de l'histoire florentine. Trois faits apparaissent comme essentiels sous ce rapport.
Tout d'abord, le lieu du pouvoir politique dans la cité : de façon caractéristique les gouver-
nements florentins ont systématiquement supprimé toutes les solidarités de voisinage au
profit de l'autorité communale. Deuxièmement, l'étendue des rôles politiques: les jeunes
ou les garzoni ne pouvaient avoir aucun rôle important dans la vie publique florentine aussi
longtemps que les magistrats municipaux céderaient, individuellement, à la pression de leurs
pairs et de leur intérêt commun et négligeraient ces forces viriles. Troisièmement, le lien
entre la dérision et le pouvoir: la commune de Florence a monopolisé la dérision pour faire
respecter la loi et affirmer son pouvoir. Mais les Médicis, qui connaissaient admirablement
leur cité, ont su se servir des jeunes et des ouvriers de leur quartier pour renverser finalement
la République. C'est alors que, portée par une brillante jeunesse et par les garzoni, Dame
Déraison traversa les fiers quartiers de la ville à la rencontre de son autoritaire époux. Au
Cinquecento, Florence avait trouvé son seigneur.

Les activités de la jeunesse avant Lorenzo

Les jeux les plus courants parmi les gamins (pueri, fanciulli) au Trecento consistaient à se
livrer bataille à coups de pierres, ou à coups de poings, ou encore au gourdin. Ces rencontres
étaient organisées soit dans la partie centrale de la ville, soit sur les ponts de l'Arno. Les
batailles de pierres avaient surtout lieu durant la période du carnaval, ce qui obligea par
exemple l'évêque, en 1365, à suspendre les activités de la Curie le mardi gras, car ce jour-là
« les hommes ne sortent pas volontiers, à cause des jeux de pierres, ou des jets de pierres » 3.
Les grandes batailles à coups de poings semblent avoir eu lieu plutôt en avril. Dans les
années 1380 et 1390, deux bandes de quartiers, les Berta et les Magroni s'affrontaient tous
les soirs pendant quinze jours 4 . Nous sommes peu documentés sur ces rixes au Quattro-
cento, mais à la fin du siècle la tradition paraissait bien enracinée, et durant tout le Cinque-
cento et le Seicento, les chroniqueurs font très régulièrement le récit de ce genre d'épisodes.
Les jeunes gens et les garzoni, qu'il faut distinguer des fanciulli, préféraient s'adonner
à un autre genre de divertissement : le jeu des rôles renversés. A certains moments de l'année,

3. D. Manni, Osservazioni ¡storiche sopra i sigilli antichi, XXI, Florence, 1770, p. 32. « Fare a ' sassi »
au Mercato Nuovo en 1438, avec destruction des toits de plusieurs boutiques. Cf. L. Artusi-S. Gabbrielli
Feste e giochi a Firenze, Florence, 1976, p. 97. Les combats de pierres étaient probablement déjà associés
aux feux de joie du carnaval, dits usuale au milieu du Quattrocento. Voir le combat de pierres de 1457,
« occasione certe treggie que comuniter in die Carnisprivi de sero in civitate Florentie comburi solet » :
Archivio di Stato, Firenze (ASF), Atti del Capitano del Popolo, 3826, f° 22 r° (je remercie Samuel Cohn
pour cette référence).
4. Biblioteca Nazionale, Firenze (BNF), fondo Panciatichi, 158, f° 172 r°. Ce journal anonyme sera
publié par Anthony Molho, qui m'en a aimablement fourni une copie dactylographiée. Voir également
ASF, Consulte e Pratiche (CP), 26, ff°, 3 r°, 23 r°, 26 v°, 27 r°; 28, f° 38 v°; 30, f» 22 r°, qui fournissent
des détails sur les combats à coups de poings et les combats de pierres pratiqués à cette époque. Gene
Brucker m ' a généreusement envoyé les textes auxquels il se réfère dans son article: « The Florentine Popolo
Minuto and its Politicai Rôle », publié dans Violence and Civil Disorder in Italian Cities, 1200-1500, Berkeley,
L. Martines, 1972, p. 172.
La déraison à Florence durant ¡a République et le Grand Duché 167

la jeunesse de bonne famille et certains groupes d'artisans se déguisaient et parodiaient leurs


aînés ou les gens de qualité. Antonio Pucci donne un intéressant récit d'une de ces mani-
festations dans les années 1380 :
« En décembre, les buonbriganti se rassemblèrent au Mercato Vecchio, désignèrent un
signore ou messere pour prendre la tête de leur reame et paradèrent en rond sur leurs
chevaux en se glorifiant eux-mêmes 5 . Au Nouvel An, ils arborèrent des chemises por-
tant leur emblème, puis se 'baptisèrent' eux-mêmes en sautant dans l'Arno. Après
quoi, se prétendant chevaliers, ils se mirent à manger des pastèques avant de se rendre
au son des trompettes à un grand feu de joie où toutes les brigades firent un somptueux
repas » 6.
Les fanciulli, les giovani, les garzoni finançaient ces jeux, ces feux et les repas qui les accom-
pagnaient de deux manières. Ils pouvaient soit élever des barrières (stili) et prélever une
taxe sur les passants et les commerçants tenant boutique à proximité de leur champ d'acti-
vité 7 (et que celui qui refuse de payer ou de prêter attention à la trompette annonçant l'arri-
vée de la compagnie s'en prenne à lui-même des malheurs qui pourraient lui advenir), soit
rechercher, en tant que groupe, l'appui financier d'un patron. L'importance du patron,
même pour de simples combats à coups de poing, est révélée par le fait que la municipalité
a décidé, pour empêcher ces rixes, d'obliger les citoyens influents accordant leur patronage
à ces manifestations à donner des cautions, qu'ils perdaient si les combats avaient tout de
même lieu 8 .
Au cours de ces démonstrations, les jeunes gens prouvaient à leur public que l'on ne
peut pas empêcher des garçons d'être des garçons, tandis que les artisans apportaient la
preuve de leur frivolité. Les combats à coups de poings et les cavalcades burlesques appor-
taient de plus aux hommes politiques d'âge mûr la conviction de gouverner par nécessité
et raison. Aucun témoignage de l'époque ne permet de dire que les participants à ces jeux
aient directement ridiculisé, fustigé ou contrecarré ouvertement des personnes ou des
groupes extérieurs aux jeux mêmes. Comme le comprenait Pucci, les participants étaient
eux-mêmes le but de la plaisanterie. Les prétendus chevaliers, disait-il, retournaient par la
suite à une réalité plus simple. Passé le nouvel an, ils mangeaient non plus de la venaison,
mais des radis, et leur signore, une fois dissout son royaume de fantaisie, abandonnait son
sceptre et ses prétentions. Le récit de Pucci souligne un aspect important de ces activités,
à savoir qu'elles n'étaient pas dirigées contre un public donné, mais pour son amusement.
Les faux chevaliers, disait Pucci, mangent « dans la poche d'autrui » 9 .
L'action se situait donc dans le jeu lui-même. Les groupes de lanceurs de pierres ou les
groupes de cavaliers ne rivalisaient qu'entre eux ou ne s'opposaient qu'à eux-mêmes. Cela
dit, deux groupes de garzoni qui se livraient bataille pouvaient figurer les divisions politiques

5. « Le Proprietà di Mercato Vecchio », dans Delizie degli eruditi toscani, VI, 1775, 272 ff.
6. L'allusion la plus ancienne que j'ai pu trouver aux strumenti scordati remonte à 1551; M. Plaisance,
« La politique culturelle de Cóme I e r et les fêtes annuelles à Florence de 1541 à 1550 », dans Les fêtes de
la Renaissance, Paris, J. Jacquot et E. Konigson, III, 1975, p. 150.
7. La référence florentine la plus ancienne à propos des stili remonte à la fin des années 1490. J. Schnit-
zer, Quellen und Forschungen zur Geschichte Sawnarolas, IV, Leipzig, 1910, p. 94 (Parenti); et Ps. Burla-
macchi, 123, 130, les mentionne à la fois comme serragli de noces, et comme pratique carnavalesque. A ce
moment déjà apparaît dans les sources une autre activité à laquelle se livraient les jeunes garçons, calcio
alla palla. Les références les plus anciennes que j'ai trouvées sont un poème de Giovanni Frescobaldi, La
Palla al Calcio » (Fl. 1460-1480), dans Lirici Toscani del Quattrocento, Rome, A. Lanza, 1973, p. 601-607,
la festa della palla groesa (pallonet), et ASF, Manoscritti, 119, f° 3v°, dans une liste de feste par Benedetto
Dei de 1472. Les joueurs du quartier de Santo Spirito s'opposent à ceux du Prato dans le quartier Santa
Maria Novella. B. Varchi, Storia fiorentina, 2 vol., Florence, 1963, liv. XIII, chap. 14, donne une idée du
caractère brutal que pouvait avoir ce calcio vers le milieu du Cinquecento.
8. ASF, CP, 26, fr» 24 v°, 27 r° (19 avr. 1387).
9. « All'altrui spese », dans Delizie..., op. cil.
168 R.C. Trexler

de ceux qui les dominaient socialement ou de leurs aînés. Les combats à coups de poings
pouvaient n'être qu'une transposition de la politique adulte ou même être la politique
adulte tout court. La compétition entre une cavalcade d'artisans du quartier des Alberti et
une cavalcade du quartier des Castellani pouvait être considérée comme un match entre deux
factions politiques, et confirmait, de plus, les préjugés contre les artisans et contre les jeunes
gens l 0 . Le message, dans ce cas, pouvait être celui de la puissance politique ou de la force
potentielle des participants, et non la persuasion morale typique du charivari. En se servant
de garçons ou d'artisans « bestiaux », les grands démontraient leur pouvoir vis-à-vis du
groupe même d'habitants de la cité dont la férocité à certaines périodes de l'année était
considérée comme inévitable, et donc excusable. Le spectacle de la différence sociale entre
acteurs et public, entre habitants de la ville et citoyens, masquait une inversion politique
potentielle, celle que réalisait la « clientèle » verticalement intégrée des riches citoyens,
c'est-à-dire un regroupement coupant à travers les différences sociales. Le gouvernement
de Florence avait certes de bonnes raisons de s'opposer à ces démonstrations, ce qu'il
faisait.
On comprend qu'un régime au pouvoir s'oppose à semblables menaces pesant sur sa
dignité et son autorité. Mais les gouvernements florentins qui s'opposaient à ces manifes-
tations avaient vis-à-vis de ces jeux une attitude ambiguë. En effet, les gouvernements
n'étaient autres que les chefs des grandes familles ou leurs clients, et chaque Seigneurie ne
gouvernait que pendant deux mois. De ce fait, les prétentions à l'honneur et l'ordre public
se trouvaient en conflit. D'une part, la gloire d'une famille, et indirectement de la commune,
dépendait de la capacité de la puissante famille à prouver l'importance de sa clientèle; et
cette clientèle était évidemment composée des artisans et de la jeunesse du voisinage. Cepen-
dant, lorsqu'ils se trouvaient au gouvernement, les chefs de famille et les patrons se rendaient
bien compte de la nécessité d'une solidarité entre marchands contre les exclus de la vie
politique, soit 80% de la population de la cité, contre leurs fils, contre les ouvriers et contre
les femmes. La rivalité entre les solidarités reposant sur la famille et celles qui étaient fondées
sur les intérêts communaux, entre les associations au niveau du quartier et les associations
au niveau de la cité, entre la solidarité organique et celle de classe, fut une constante de
l'histoire florentine.
Le danger final était clair. Les Florentins se rendaient bien compte qu'il suffisait de
quelques libéralités ou quelques gratifications pour mettre en mouvement les bandes de
jeunes et les associations d'artisans, qui, le cas échéant, protégeraient l'intérêt du plus
offrant. Ils craignaient donc constamment qu'un patron particulièrement influent dans son
quartier ne se mette à flatter les associations des autres quartiers et ne devienne en fin de
compte l'unique patron de tous les quartiers. Les liens organiques et les rapports structuraux
pouvaient se combiner. Dirigée par un tyran, la force sociale que représentaient les jeunes
gens et les garzoni dans leurs quartiers pouvait devenir la principale force politique d'un
maître unique de la ville.
C'est précisément une menace de ce genre qu'avait représenté le duc d'Athènes en 1343.
Et, pour sa part, Gautier de Brienne s'y était pris de la même manière pour accroître son
pouvoir, lorsqu'il avait créé une garde du corps de trois cents giovani nécessiteux appar-
tenant aux « bonnes familles », et organisé six brigades burlesques de sottoposti (des non-
citoyens) du quartier 11 . On n'oublia pas de si tôt la « vanité forcée » de ces groupes durant
les fêtes du 1 e r mai et de la Saint-Jean de cette année-là, ni le fait que ces groupes avaient

10. Le chapitre « The Ritual of Célébration » de mon livre : Public Life in Renaissance Florence, New
York, Academic Press, 1980, sur le comportement officiel dans la République florentine, contient de très
nombreuses données sur ce sujet.
11. G. Villani, XII, 8; Ricordi storici di Filippo di Cino Rinuccini dal 1282 al 1460, colla continuazione
di Alamanno e Neri suoi figli fino al 1506, Florence, G. Aiazzi, 1840, xxiv.
La déraison à Florence durant la République et le Grand Duché 169

une base géographique, ni leurs batailles de pierres: les classes inférieures et les fils des
bonnes familles, exclus les uns et les autres de la vie politique par la constitution, étaient
toujours prêts à servir les hommes puissants. Le cauchemar d'une ville où brûlaient par-
tout les feux de joie, tandis que les bandes de « durs » se battaient pour le seul amusement
et profit d'un unique patron, hantait l'esprit des citoyens 12 . Les gouvernements de vieillards
craintifs (vecchi) s'étaient toujours efforcés de maintenir leurs jeunes gens ou leurs garzoni
hors de la vie politique. L'expérience de Gautier de Brienne ne fit que confirmer cette façon
de voir : les identités de quartier étaient dangereuses, de même que les garzoni et la jeunesse
qui les représentaient ; et le chef d'une puissante famille qui cherchait à courtiser ces groupes
féroces était tout aussi dangereux. La tyrannie politique et les identités fondées sur l'appai-
tenance à tel ou tel quartier paraissaient aller de pair. Pour les combattre, la cité devait être
rituellement unie autour de sa communauté de marchands au pouvoir.
La lutte pour l'unité rituelle de la cité donna des résultats satisfaisants. A l'échelle des
îlots de voisinage, il n'existait pas de saints ou de processions, pas grand-chose non plus en
matière de confréries de quartier, et le symbolisme local était remarquablement pauvre. Les
adultes de la classe des citoyens appartenaient à des associations volontaires urbaines,
plutôt que paroissiales, et fréquentaient les églises des ordres mendiants, plutôt que les
églises paroissiales 13 . Les compagnies de jeunes gens, courantes au début du Duecento,
disparurent 14 . Les organisations de sottoposti furent interdites. Les brigades organisées pour
certaines fêtes, d'après un statut de 1322, ne pouvaient avoir plus de douze membres 15 .
Il y eut à la fin de ce siècle des lois contre le fâcciendo messerels. Les circonscriptions fiscales
et judiciaires de la cité devaient bien, il va sans dire, être maintenues, mais leur valeur
d'identification était faible.
Les solidarités de quartier ainsi sapées et les jeunes gens et garzoni n'ayant pratiquement
aucun rôle dans les manifestations publiques, la cité florentine du Trecento ne se prêtait
guère au charivari. Contrairement à Gêne, elle ne possédait qu'un seul baptistère et une
seule pieve. Florence à la fin du Moyen Age ne connaissait la fraternité qu'autour d'un
baptistère, à en croire Dino Compagni 17 .
Le charivari était inexistant à Florence au Trecento parce que les solidarités locales
indispensables à ce genre de manifestation avaient été supprimées. D'autres facteurs ont
également joué à rencontre de ces associations, mais le rôle de la politique a été déter-
minant. L'unité rituelle de la cité obligeait les jeunes gens et les garzoni qui voulaient se
divertir autrement qu'en se tournant eux-mêmes en ridicule, à chercher un objet de dérision
au niveau de la cité, plutôt que dans leur quartier. Et le fait est que ce qui se rapproche le

12. On peut se faire une idée des proportions que pouvaient prendre ces batailles aux dimensions de
la ville, en lisant la description qu'en donne G. Cambi, dans son « Istoria fiorentina », dans Delizie, XXI,
p. 136.
13. Les citoyens appartenaient, par définition, aux œuvres de la paroisse (opere). Mais à de rares
exceptions près, ces organisations ne se réunissaient que pour réparer le toit de l'église ou élire les recteurs.
Elles n'avaient qu'un vague statut, et un caractère religieux minimal.
14. Boncompagno da Signa, qui écrivait vers 1215, déclare: « Esta consuetudo... [iuvenumsocietates]...
fortius in Tuscia viget »; « Cedrus », dans L. Rockinger, Briefsteller und Formelbücher des elften bis vier-
zehnten Jahrhunderts (Quellen zur Bayerischen und Deutschen Geschichte, IX, part 1), Munich, 1863, p. 122.
Voir également R. Davidsohn, Firenze ai tempi di Dante, Florence, 1929, p. 517. Mais on ne retrouve pas
de societates iuvenum avant le début du Quattrocento; Trexler, « R i t u a l in Florence: Adolescence and
Salvation in the Renaissance », dans The Pursuit of Holiness in Late Medieval and Renaissance Religion,
Leiden, C. Trinkaus et Heiko Oberman, 1974, p. 206.
15. Ces fêtes étaient: le 1 " mai, la Saint-Jean, Noël et Pâques; Statuti, I, Statuto del Capitano del
popolo degli anni 1322-1325, Florence, 1910, p. 309.
16. ASF, Provvisioni, 81, flf°211 r° v° (22 août 1393).
17. D. Compagni, Cronica delle cose occorrenti ne' tempi suoi, Milan, 1965, II, 8, p. 73. Pour l'accueil
des nouveau-nés dans la paroisse, pratique courante à Sienne, voir A. Dundes et A. Falassi, La Terra in
Piazza, Berkeley, 1975, p. 37 et suiv.
170 R.C. Trexler

plus du charivari-règne de la Déraison, dans la période qui a précédé le temps des Médicis,
est un ensemble de pratiques constituant un troisième aspect des activités de la jeunesse, un
genre d'activités qui se situait au niveau municipal. Et, dans ce domaine, la dérision était
le fait d'individus qui n'avaient rien de commun avec leurs victimes.
Les fanciulli florentins pouvaient à l'occasion mettre en pièces le corps des criminels
condamnés et généralement déjà exécutés par le gouvernement. A la fin du Duecento, les
familles gardaient le corps de leurs parents pour empêcher semblable indécence 18 . En 1383,
quelque deux cents gamins dépecèrent le cadavre d'un partisan de Giorgio Scala, et un
chroniqueur raconte que la furia del popolo en aurait fait autant du populiste Scala lui-
même si le gouvernement n'avait protégé sa dépouille 19 . Cette pratique se maintint au
Quattrocento. En 1478, les fanciulli déterrèrent par deux fois les conspirateurs Pazzi et ridi-
culisèrent leurs cadavres, et ce sous les yeux des adultes. Et de même en 1493, le cadavre
d'un iconoclaste fut pareillement outragé, mais cette fois avec la participation des adultes 20.
Tout comme dans le charivari, les individus contrevenant à l'ordre établi étaient tournés
en dérision par des jeunes agissant pour le compte de leurs aînés. Cependant, il convient de
faire la différence avec ce que l'on a appelé la justice populaire du charivari. En effet, la
violence pratiquée par les gamins sur ces cadavres ne faisait que confirmer un jugement
et un châtiment déjà infligés par leurs aînés, c'est-à-dire les hommes de condition supérieure
qui étaient au pouvoir. Certes, en humiliant un cadavre, ils mettaient en garde la famille du
défunt, mais cette mise en garde n'était qu'une démonstration anticipée du châtiment muni-
cipal d'abord, puis populaire qui attendait les futurs contrevenants. Mais nous aurions tort
d'imaginer qu'il y ait une grande différence, visuellement et moralement, entre la sentence
des hommes au pouvoir et les pratiques des féroces jeunes gens, et de nous représenter, d'une
part, un jugement emprunt de « gravité » et, d'autre part, une dérision « irresponsable ». En
fait, la dérision infligée par les gamins n'était qu'un prolongement de la dérision rituelle
pratiquée par le gouvernement dans le but de démontrer sa puissance. En fin de compte,
le gouvernement apportait la preuve de son autorité en montrant qu'il pouvait se divertir
au dépens de ses ennemis —• sans honte, démesurément, arbitrairement, en toute sponta-
néité et en savourant sa vengeance. En somme, le seul charivari qui existât dans la cité était
celui d'un gouvernement puissant.
L'insulte rituelle était officiellement utilisée dans les affaires diplomatiques et mili-
taires. Et c'est ainsi que nous trouvons des peintures diffamatoires, des courses de chevaux
et de filles publiques autour des murs des cités ennemies, des fourgons de bouffons dans les
expéditions militaires, des monnaies frappées en territoire ennemi 21 . L'insulte faisait aussi
partie des festivités de la cité. Comment, par exemple, interprêter les fêtes de la Saint-
Antoine et celles de la Saint-Sébastien autrement que par une intention de ridiculiser les
classes inférieures dont les révoltes avaient été réprimées, précisément, ces jours-là 22 ? Mais,
bien plus, le gouvernement pratiquait aussi la dérision dans le domaine judiciaire. Il est clair
que les dirigeants se sont forcés de monopoliser le droit de ridiculiser ; peut-être, même,
dans une certaine mesure pour rendre inutile l'activité des jeunes gens. Dès l'instant où un
traître, un failli, un homosexuel, une prostituée, un iconoclaste ou un hérétique étaient
condamnés jusqu'au moment de son exécution ou de sa relaxe, la Seigneurie de Florence
l'insultait. L'humiliation publique la plus typique consistait à leur faire porter une mitre,
un bonnet de papier sur lequel étaient peints des diables en train de danser, et un manteau
non moins ridicule. On coiffait de la mitre les séducteurs de jeunes filles, ou on les asseyait

18. I. Del Lungo, « Una vendetta in Firenze il giorno di San Giovanni del 1295 », Archivio Storico
Italiano (ASI), ser. 4, XVIII, 1886, p. 387 et suiv.
19. Naddo da Montecatini, « Memorie Storiche», dans Delizie..., op. cit., XVIII, p. 38.
20. Luca Landucci, Diario fiorentino, Florence, I. Del Badia, 1969, p. 21 et suiv., 66.
21. Voir « The ritual of diplomacy », dans mon livre sus-mentionné.
22. Voir, par exemple, ASF, Prov., 74, ff» 240 r°-241 r" (25 janv. 1385/6).
La déraison à Florence durant la République et le Grand Duché 171

sur un âne et on les chassait à coups de fouets par les rues de la ville sur cette monture. Les
accusés auxquels la ville accordait son pardon devaient tout de même porter cette mitre
jusqu'à l'église, où ils recevaient l'absolution. Les suspects la portaient aussi, debout hors
de l'église, exposés à l'humiliation de la populace. De même ceux qui allaient à l'exécution
et ceux que l'on menait en prison. En 1492, un certain Pachierotto fut reconnu coupable
d'homosexualité et de diffamation : « Une assez large mitre fut placée sur sa tête. Puis, on lui
donna la chasse à coups de fouet tout autour de la Piazza ».
Il fut mené aux différents lieux de ses nombreux forfaits, mitre en tête, et fouetté publi-
quement à chacun de ces lieux.
« Puis on le conduisit à la Stinche (prison), où on l'enferma à perpétuité avec les homo-
sexuels, les voleurs et les blasphémateurs. Ceux-ci l'attendaient dans la joie. Lorsqu'il
arriva là, ils en firent leur nouveau capitaine et tous chantaient joyeusement pour se
donner un peu de récréation. Ayant été ainsi gentiment choyé, il fut alors placé de force
au bout de la table, à la place d'honneur, avec une nouvelle mitre, plus grande que la
précédente. Le pauvre Pachierotto pleurait de honte et aussi de douleur, à cause des
coups de fouet qu'il avait reçus » 23.
En résumé, dans cette cité au rituel unifié, les anciens, qui redoutaient les jeunes et les gar-
zoni, même si ceux-ci pouvaient les intéresser, cherchaient d'une manière générale à main-
tenir la primauté de la loi et de la justice municipales en supprimant les solidarités locales.
Mais au niveau municipal, ces graves personnages se livraient volontiers à la Déraison et à
la dérision même qu'ils condamnaient chez les « outsiders ». Ces gérontocraties pleines de
dignité prouvaient leur virilité par leur fricole vindicte. En dépeçant le cadavre de ceux qui
avaient déjà été ridiculisés à mort par leurs aînés et leurs supérieurs, les jeunes gens et les
garzoni imitaient ces derniers plus qu'ils ne les corrigeaient.

Florence à l'époque de Laurent de Médicis et de Savonarole

De 1497 à 1502, la cité florentine fut secouée par une explosion d'insolence de la part de la
jeunesse à l'égard des personnalités de la ville et des institutions, une vague de dérision
comme jamais la ville n'en avait connue dans toute l'histoire de la république 2 i . Ce phéno-
mène commença avec les brigades d'innocents fànciulli de Savonarole, lesquelles censu-
raient et brûlaient les livres et tableaux, vilipendaient les filles manquant de retenue, et
s'en prirent peut-être même aux cartes de leurs pères. Les frères aînés des fànciulli, auxquels
le vin et la bonne chère étaient généreusement prodigués par les patriciens riches (les Compa-
gnacci, les Vecchi), ripostaient en attaquant les enfants de Savonarole durant les processions
en brisant les objets sacrés lors des célébrations religieuses, aussi bien à l'intérieur des lieux
saints qu'à l'extérieur. Les sermons se passaient dans l'odeur de soufre et de fumier, au
milieu du vacarme des giovani perturbateurs (sans « rough music », à ce qu'il semble) et en
présence des chevaux et des chèvres introduits par les opposants du Frère. Mais, tandis que
Savonarole et ses deux compagnons brûlaient sur la grand-place, en 1498, les fanciulli, alors
passés à l'opposition, s'efforçaient de faire tomber les corps avec des pierres pour pouvoir
en dépecer les restes. Les années qui ont suivi l'exécution furent, pour employer les termes
mêmes d'un chroniqueur, « comme si l'enfer s'était ouvert » 25. Les travestis semaient le

23. P. Villari et E. Casanova, Scelta di prediche e scritti di fra Girolamo Savonarola, Florence, 1898,
p. 501 et suiv.
24. Comparer ce qui suit avec l'opinion de Natalie Zemon Davis, selon laquelle les événements des
années 1490 représentaient une « s u r v i v a n c e » de l'esprit du scampanata-, « S o m e Tasks and Themes in
the Study of Popular Religion », Pursuit, p. 324.
25. Landucci, Diario..., op. cit., p. 71.
172 R.C. Trexler

scandale parmi les pieuses veuves. Les « durs » de la cité forçaient les sympathisants du
défunt prophète à s'agenouiller devant des hiboux vivants censés représenter la « vraie
lumière » dont Savonarole avait si souvent parlé. La littérature obscène sur les prétendus
exploits sexuels du Frère avec les novices était vendue à la criée dans les rues. Ce ne fut que
lorsque l'émissaire du pape, Gilles de Viterbe, vint à Florence, à la fin de 1502, que l'ordre
commença à revenir 26 . Dans ces anni mirabiles on trouve les fanciulli et les giovani, tantôt
ensemble, tantôt en opposition, agissant pour la société adulte et défendant une moralité
ou une autre, non plus seulement en marchant sur les brisées de la justice municipale, mais
agissant comme de véritables exécuteurs. Comment expliquer cette explosion sans précé-
dent, vu la relative tranquillité des jeunes et des garzoni au cours des périodes antérieures
de l'histoire florentine?
La réponse est sans doute en partie dans le fait qu'au Quattrocento les adolescents, les
jeunes gens et les garzoni se virent assignés pour la première fois certains rôles publics dans
la vie de la commune florentine. Le même phénomène se produisait, d'ailleurs, un peu
partout en Europe. Nous ne pouvons étudier ici le rapport entre ce qui se passait à Florence
et ce qui se passait au m ê m î moment en Europe ; pas plus, d'ailleurs, que les causes de cette
évolution. Nous devons nous contenter de décrire les faits. Tout d'abord, les giovani furent
reconnus comme étant ceux auxquels revenait la tâche de célébrer les victoires de Florence
et également d'accueillir et de divertir les visiteurs étrangers. Les compagnies éphémères
de giovani florentins, connues sous leur nom de groupe — « Le Casque », « Le Globe »,
« La Fleur » — rappellent bîaucoup la Compagnia delle Calze vénitienne, qui à la même
époque joua elle aussi un rôle important dans les relations de Venise avec le monde exté-
rieur 2 7 . Dans l'un et l'autre cas, la «jeunesse policée» assumait de plus en plus réguliè-
rement le rôle d'intermédiaire, les jeunes étaient les « désarmeurs » qui devaient faciliter
les relations de la cité avec les puissances étrangères.
Par ailleurs, on se mit à considérer, au Quattrocento, que les adolescents avaient un
important rôle à jouer pour le salut, individuel et collectif, de leurs parents. Organisés en
confréries, par groupes d'âge, ils étaient censés contribuer par leurs représentations sacrées
et leurs processions à la pérennité de leurs famille et à celle de la cité 29 . Les confréries
d'adolescents se maintinrent dans les années suivantes en tant que corporations, par contre
les compagnies de leurs aînés, toujours suspectes en raison de la violence potentielle des
giovani, disparaissaient dès que les fêtes, pour lesquelles elles avaient été constituées, étaient
passées. Ces pieux adolescents organisés, tout autant que les giovani plus profanes — qui,
ni les uns, ni les autres, ne s'adonnaient à la dérision —, exprimaient une réalité profonde
de la société florentine à la fin du Quattrocento, à savoir, que les visiteurs étrangers, les cités,
les gouvernements, les grandes familles ne pouvaient avoir d'honorabilité et d'avenir que
s'ils étaient approuvés par la jeunesse. En 1492, au milieu des désastres interprêtés comme
autant d'avertissements du ciel, une procession de fanciulli, vêtus de blanc, était dans l'esprit
du popolo l'unique moyen de se concilier le Seigneur. Parfaitement conscient que les enfants
de Florence étaient honteusement devenus le salut de la cité, un Guicciardini commentait
en ces termes ces processions d'enfants angéliques : « Vous voyez à quoi nous en sommes
arrivés ! » 29 . A la même époque, un autre citoyen plein de gravité, Piero Parenti, notait
qu'à présent les jeunes garçons restaient groupés à l'église — qu'en d'autres termes ils

26. D'après Parenti; Schnitzer, Quellen..., op. cit., IV, p. 300.


27. On trouve le nom des compagnies florentines dans G.O. Corazzini (red.), « Diario fiorentino di
Bartolomeo di Michele Del Corazza», ASI, ser. 5, XIV, 1894, p. 254 et suiv. Sur les Cake vénitiens, voir
L. Venturi, « L e compagnie della Calza (secc. xv-xvi) », Nuovo Archivio Veneto, Archivio Veneto, ser. 3,
XVI-XVII, 1908-1909, p. 161-221, 140-233.
28. Sur les confréries, voir mon article « Ritual in Florence... », op. cit.
29. R . Ridolfi, Studi savonaroliani, Florence, 1935, p. 263.
La déraison à Florence durant la République et le Grand Duché 173

apparaissaient désormais comme une fraction distincte de la communauté élargie — et il


qualifiait cet étrange spectacle de « ridicule et édifiant » 30 .
Cet élargissement de la notion de communauté faisant une place à la jeunesse fut consi-
dérablement favorisé par l'événement sans précédent que fut l'accession au pouvoir, en
1469, d'un tout jeune homme, Laurent de Médicis (« encore adolescent », remarquait un
historien presque contemporain, « puisqu'il n'avait que vingt ans »), et de son frère Giuliano,
encore plus jeune 31. Leur situation même dans la société florentine révolutionna le statut
de toute la jeunesse et bien entendu les deux Magnifiques prirent grand soin des contem-
porains de leur âge. Ils assistèrent aux représentations théâtrales des adolescents, et en tant
que messeri des brigades de giovani, ils prodiguèrent à leur jeunes amis devises, armoiries,
festins et autres plaisirs, et nommèrent aussi leurs fils messeri des confréries.
Sous ce rapport, Savonarole était l'héritier de Laurent de Médicis. Lorsqu'il déclarait
à ceux qui l'écoutaient que l'espoir de Florence était dans sa jeunesse, il ne faisait que
répéter ce que les courtisans des Médicis avaient dit pendant des années. Les dernières
années du Quattrocento marquent donc le grand tournant qui devait mettre fin à l'hégé-
monie culturelle des vecchi. Durant l'épisode de Savonarole les fanciulli furent les phares
spirituels de la cité, tandis que leurs frères aînés étaient les porte-parole des mœurs tradition-
nelles. Mais durant la dernière République, ce sont les giovani qui se révélèrent comme les
sauveurs moraux de Florence.

Le Cinquecento et le Grand Duché

Quand Gilles de Viterbe arriva à Florence, en 1502, pour mettre fin à 1'« enfer » où l'activité
juvénile avait plongé la ville, il ne pouvait être question de retourner à l'état de choses ancien,
c'est-à-dire à la cité au rituel unifié et dominée par des vieillards. Non seulement la jeunesse
et les adolescents étaient devenus de puissantes forces dans la cité, mais, pour leur part, les
garzoni ou commis de boutique s'étaient également affirmés comme un élément important.
Par ailleurs, tous ces groupes avaient maintenant retrouvé l'identité locale qu'ils avaient
perdue depuis l'époque de Gautier de Brienne. Les gamins de Savonarole, par exemple,
étaient organisés suivant les quatre quartiers officiels de la ville, et il existait même un
médiateur dans chaque quartier officiel pour régler les différends entre fanciulli32. On
trouve de nombreuses allusions au développement d'associations d'artisans dans les quar-
tiers ; mais celles-ci n'ont pas encore été étudiées. II a existé, par exemple, au tournant des
années 1480 —• une corporation de cardeurs de laine — une des associations de caractère
résidentiel et professionnel tolérées sous le régime des Médicis 33 Un siècle plus tôt, les
Ciompi organisés étaient redoutés ; mais désormais ils agissaient en tant que groupe avec
la bénédiction du régime. Au Cinquecento, les descendants de Laurent de Médicis
s'appuyaient même sur des groupes de garzoni et de jeunes constitués dans les quartiers pour
maintenir leur pouvoir.
Le Cinquecento fut l'âge d'or des potenze, les premières associations de quartier à
caractère récréatif à être organisées depuis l'époque du duc d'Athènes. Plébéiennes par
définition — bien que comptant parfois dans leurs rangs un fils de famille —, ces associations
d'artisans semblent s'être développées avec la protection de Laurent de Médicis et ont
peut-être, comme l'a suggéré Singleton, joué un grand rôle dans les célébrations de plus en

30. Schnitzer, Quellen..., op. cit., IV, p. 96 (Parenti).


31. N. Valori, « Laurentii Medicii Vita », dans F. Villani, Liber de civitatis florentiae famosis civibus,
Florence, 1847, p. 166.
32. Trexler, « Ritual in Florence... », op. cit., p. 255.
33. A. D'Addario, Aspetti delia controriforma a Firenze, Rome, 1972, p. 66.
174 R.C. Trexler

plus élaborées du Carnaval durant les douze dernières années du Quattrocento 34 . Après
l'expulsion des Médicis, en 1494, ces groupes semblent avoir eu la faveur des familles puis-
santes en lutte pour le pouvoir dans une république replâtrée. Nous les rencontrons pour
la première fois nommément désignées à la date de 1501, et d'emblée elles apparaissent avec
un caractère carnavalesque, familial et officiel : le groupe Melarancia se produisait le 1 e r mai,
une fête de type carnavalesque ; mais le 1 er mai était aussi le jour où les gouvernements
florentins nouvellement désignés entraient en fonctions, et le groupe célébrait donc aussi
cet événement. Il est clair qu'il fut finalement financé par la famille Frescobaldi, puisqu'un
des enfants de cette famille tenait une place d'honneur dans sa présentation 35. Après le
retour des Médicis, en 1512, les potenze devinrent rapidement les instruments locaux du
pouvoir des Médicis. Sous l'égide de cette famille, elles se transformèrent en organisations
de bienfaisance pour les sottoposti, ce qui était tout à fait nouveau dans l'histoire florentine.
Elles cessent d'apparaître dans les archives de la cité dans le cours des années 1620.
Les rapports réciproques des potenze et des Médicis sont déjà clairement discernables
dans une chanson de carnaval écrite avant l'expulsion des Médicis en 1494. Dans cette
chanson, une ambassade espagnole imaginaire arrive à Florence pour célébrer la conquête
de Grenade (1492) et offre des présents à un empereur de fantaisie — sans aucun doute
l'Empereur du Prato (de la Prairie), qui régnera sur toutes le potenze durant le siècle sui-
vant 36 . A travers le burlesque Imperator del Prato, c'est aux membres de la famille régnante
que l'on rend hommage; ce qui est aussi le cas dans une autre chanson, également anté-
rieure à 1494, où l'on fait l'éloge du « fils de Clarice », probablement Piero di Lorenzo 37 .
En 1515, les potenze à pied, équipées de faux casques, de fausses épées et de fausses lances,
arrivèrent de leurs royaumes, de leurs duchés et de leurs comtés de quartier pour recevoir
leurs étendards du pape Léon X (Médicis), tandis que les potenze à cheval célébrèrent en
1523 l'élection de Clément VII (Médicis) 38 . Probablement supprimées durant la dernière
République (1527-1530) en tant que «créations de tyrans», elles furent ressuscitées par
Alessandro Médicis en 1532, lequel leur octroya de somptueux présents, à charge pour elles
de célébrer son mariage avec la fille de l'Empereur germanique 39. Dès lors, le lien entre les
potenze et la famille régnante était on ne peut plus évident. En finançant une ou deux potenze,
les grands ducs incitaient d'autres citoyens fortunés à rivaliser entre eux pour l'équipement
des autres groupes. Toutes ensemble, les potenze venaient alors devant leur empereur et
promettaient à ce souverain pour rire de « répandre leur sang et de donner leur vie au service
du... souverain réel, le prince de Florence et de Toscane » 40.
Mais ce jeu présentait des inconvénients. Une potenza pouvait chercher à s'allier avec
les potenze voisines. Elle pouvait dresser des barrières pour prélever une taxe sur ceux qui
passaient ses frontières. Plusieurs potenze pouvaient s'engager dans des batailles rangées
pour savoir dans quel « royaume » se trouverait le Palais Médicis 41 . Mais les Médicis
avaient bien appris que les jeunes des quartiers et les garzoni leur étaient utiles pour légitimer
leur pouvoir. Comme la famille procédait à la nomination de VImperatore del Prato, elle
pouvait régler ces querelles de quartier grâce au libro di confini de ce grand souverain. Et si
tout le reste échouait, le grand duc pouvait toujours appeler ses mercenaires 42 .

34. C. Singleton (red.), Nuovi canti carnascialeschi del Rinascimento, Modène, 1940, p. 11.
35. Cambi, Istoria..., op. cit., XXI, p. 159.
36. C. Singleton (red.), Canti carnascialeschi del Rinascimento, Bari, 1936, p. 75.
37. Ibid., p . 85.
38. Cambi, Istoria, XXII, p. 249 et suiv.
39. Ibid., XXIII, p. 117. En 1527 ou 1528, Donato Giannotti recommanda l'abolition des potenze
en raison de leur origine tyrannique et parce qu'elles « tolgono riputazione al publico, ed acresconla a '
privati »; G.R. Sanesi (red.), « U n discorso sconosciuto di D.G. intorno alla milizia », ASI, ser. 5, VIII,
1891, p. 25.
40. Plaisance, « Politique culturelle... », op. cil., p. 143 et suiv.
41. Giuliano de' Ricci, Cronaca (1532-1606), Milan, G. Sapori, 1972, p. 222 et suiv.
42. Ibid., p. 223.
La déraison à Florence durant la République et le Grand Duché 175

Le prix de l'honneur était la menace du ridicule. Le charivari européen, après tout,


n'était qu'une expression formelle de ce code de conduite, un rituel d'échange entre des
groupes sociaux dynamiques et les individus, un rituel dont le but n'était ni d'insulter un
transgresseur, ni, inversement, de maintenir les relations sociales en l'état. Le charivari
visait plutôt à tester les rapports sociaux et ce faisant il les modifiait. Il offrait aux victimes
une tribune publique et une occasion d'accroître leur honneur, d'une part, parmi leurs
pairs, et, d'autre part, vis-à-vis de leurs dépendants — par l'effet des libéralités consenties
aux railleurs initiaux, en échange de leur approbation. En somme, les victimes du charivari
pouvaient renforcer leur position sociale et leur autorité, si, tout en affirmant la dépendance
de leurs assaillants — puisqu'elles leur donnaient l'aumône —, elles reconnaissaient en
même temps leur propre dépendance vis-à-vis de ces groupes à la fois persifleurs et flatteurs,
en les admettant comme partie à l'échange et en recherchant leur approbation. Il est clair
que les Médicis pensaient pouvoir se permettre le test et profiter de l'échange. Us avaient
développé deux éléments du charivari : la solidarité locale et le rôle moral des outsiders.
Étant la famille la plus riche de la ville, ils risquaient moins que tout autres d'être tournés
en dérision, car ils pouvaient toujours transformer la dérision latente en approbation —
par leurs libéralités. Et, finalement, la scène de la cité pouvait soutenir la dérision des
quartiers.
Déraison trouva donc son trône dans la cité florentine absolutiste. Nous connaîtrons
les formes qu'elle a pu prendre dans les quartiers lorsque les activités locales des potenze
auront été étudiées, mais du moins la voyons-nous très clairement sur la scène civique. En
1493, déjà, nous voyons un char de bouffons réhausser le cérémonial des célébrations non
pas du Carnaval, mais de la Saint-Jean, la fête florentine la plus sacrée 43 . Pour la Saint-
Jean de 1514, on put voir les fous en action. Le 23 juin, entourée de tous côtés par une armée
de diables, nous dit Cambi, la Nef des Fous fut tirée par les rues de la ville 44 . A titre de
préparatif pour les divertissements du lendemain, l'ordonnateur de cette mise en scène
s'était arrangé la nuit précédente pour qu'un individu soit arrêté par la police, afin d'avoir
une victime à tourner en dérision le jour suivant. Et tandis que la nef burlesque traversait
la cité, une seconde personne fut saisie dans la foule, harponnée par les crochets des diables,
qui la hissèrent sur l'embarcation, puis mise à la rame et fouettée avec un gourdin de cuir
gonflé d'air.
Cambi nous dit pourquoi ces deux personnes furent tournées en dérision. Le maestro
Antonio di Pierozzo da Vespignani était :
«... un fabriquant de capuchons, un peu simple d'esprit, mais bavard et amusant... Us
l'ont mis sur ledit bâteau dans un manteau et une capuche noire, son accoutrement
habituel, car il était plutôt misérablement habillé, étant pauvre. Puis, les démons ont
mis en lanières les vêtements qu'il avait sur le dos. Je crois qu'ils lui en ont donné
d'autres (plus tard) ».
Giovani Tancredi, par contre, était un porteur de laine de Santa Croce :
« Il était bien plus stupide que ledit maestro Antonio, car il ne pouvait rien faire d'autre
que porter de la laine. Il n'avait jamais eu l'idée de passer maître, et en cinquante ans
il n'avait jamais changé de métier ».
Cet unique exemple de dérision à caractère personnel dans l'histoire burlesque de Florence
au temps de la République était dirigé, comme nous le voyons, non contre quelque « crime »
ordinairement associé à la dérision du charivari, ni contre le régime, mais contre des indi-
vidus économiquement immobiles et stupidement pauvres. Florence, au temps où elle était

43. Le carro sive trionfo de' buffoni fut construit par Francesco di Piero Baldovini; ASF, Monte
Comune, 2088, 14 juin 1493.
44. Istoria, XXII, p. 45.
176 U.C. Trexler

républicaine, n'avait eu que faire des adolescents, des jeunes ou des garzoni, parce qu'elle les
craignait. Mais Florence au temps du Grand Duché voyait sereinement les potenze vanter
les vertus économiques, se ridiculiser elles-mêmes et accepter du pouvoir politique les
aumônes qu'elles considéraient comme leur étant dues. Quand la Déraison et ses sujets
sortirent finalement des quartiers florentins, ceux-ci portaient les chausses des Médicis, et
personne ne s'y trompait.
Pratique du charivari
et répression religieuse
dans la France d'Ancien Régime

ANDRÉ BURGUIÈRE

Est-il besoin de rappeler, après Van Gennep 1 , l'intérêt des documents conciliaires et syno-
daux pour l'histoire du folklore, mais aussi les difficultés d'interprétation auxquelles on se
heurte dès qu'on se propose d'identifier et de localiser avec précision les pratiques men-
tionnées ?
Les folkloristes qui récusent les témoignages ecclésiastiques sous prétexte que ceux-ci
n'ont ni le désir ni le moyen de comprendre ce qu'ils décrivent, rejoignent sans le vouloir
la manière de voir qu'ils dénoncent. L'idée que le folklore appartient à un fonds culturel
pré-chrétien que l'Église avait provisoirement admis ou recouvert, n'a pas été forgée par
l'Académie celtique et les premiers travaux des folkloristes français ; elle est née chez les
réformateuis religieux, protestants et catholiques qui, depuis le xvi e siècle, entreprirent
d'expulser de la vie religieuse les superstitions et les pratiques magiques.
Le folklore est né, pourrait-on dire de cette condamnation à mort. Il est né comme
concept, comme ensemble culturel dans la tête des censeurs ecclésiastiques qui avaient à
redéfinir les normes du comportement religieux et cette catégorie nouvelle est devenue peu
à peu familière à tous les milieux concernés par la culture cléricale. Mais il s'est affirmé
également comme pratique distincte, clandestine par adaptation progressive à l'image que
la répression lui donnait de lui-même.
Le charivari échappe, à première vue, à ce schéma dans la mesure où il a été identifié
et poursuivi bien avant la plupart des autres pratiques populaires. La répression conjointe
des autorités religieuses et des cours civiles lui ont conféré dès le xiv e siècle droit de cité
dans les témoignages écrits avec un nom (à peu près) fixe un statut et une morphologie
précis. Juristes et théologiens s'interrogent sur ses origines, discutent son étymologie.
L'abondante littérature que les folkloristes lui ont consacré depuis le début du xix e siècle
n'est pas sans rapport avec cette relative générosité des sources et des témoignages anciens.
Mais quelle signification donner à l'abondance et à la précocité des témoignages ? Est-ce
l'indice d'une pratique folklorique constituée et répandue bien avant les autres qui, de ce
fait, a pu attirer l'attention puis la répression des autorités religieuses et civiles? Ou bien
l'impression de cohésion tient-elle avant tout au cadre juridique et répressif dans lequel cette
forme de démonstration populaire nous apparaît? En d'autres termes, s'agit-il pour nous,
d'utiliser ces témoignages comme les miroirs brisés d'une réalité dont l'essentiel nous
échappe comme elle leur a échappé, comme les repères archéologiques d'une pratique dont
les premières descriptions véritables n'apparaîtront que dans les monographies folkloristes
du xrx e siècle, ou bien peut-on envisager une relation dialectique entre l'évolution du rituel
et l'attitude des autorités religieuses ?

1. A. Van Gennep, Textes inédits sur le Folklore français, présentés par Nicole Belmont, Paris, 1975.

Le charivari, École des Hautes Études ¡Mouton, pp. 179-195.


180 A. Burguière

C'est à l'intérieur de cette double interrogation que nous voudrions situer notre étude
de la répression du charivari, en France, par l'Église du xv e au xvm e siècle. Notre commu-
nication se propose de compléter, au moins géographiquement, celle de François Lebrun.
Pour nous partager la tâche, nous avons choisi de suivre l'axe nord-ouest/sud-est, Saint-
Malo/Genève qui aux yeux de l'historien de la croissance 2 , sépare déjà une France du Nord
plus développée culturellement et économiquement et une France de l'Ouest et du Sud
qui s'installe dans la stagnation. Nous ne nous dissimulons pas l'arbitraire d'un tel choix.
Certaines traditions liturgiques concernant le mariage sont propres à la France du Sud,
comme l'importance accordée à la bénédiction des époux sous le vélum 3 ; certains choix
également dans la réforme post-tridentine : ainsi à propos des fiançailles qui étaient tradi-
tionnellement dans le Sud-Ouest une cérémonie importante. Alors que dans la France du
Nord, presque partout les fiançailles sont rendues progressivement obligatoires et en même
temps vidées de tout leur contenu cérémoniel et sacré, dans le Sud un certain nombre d'évê-
ques préfèrent les interdire *. La survivance enfin de certains traits de mentalités cathares
comme la condamnation implicite du remariage et la réprobation plus marquée encore à
l'égard des veuves qui se remarient. Mais il aurait été bien surprenant que des facteurs de
disparité aussi diffus nous révèlent, à propos d'un phénomène comme le charivari, une
opposition marquée entre la France du Nord et la France méridionale.

Chronologie et géographie de la répression

Pas de différence significative à première vue dans la chronologie de la répression : comme


dans la France méridionale, les textes concernant le charivari 5 se regroupent en deux
vagues de condamnations séparées par un silence d'un demi-siècle environ. Huit statuts
synodaux promulgués entre 1404 et 1583 mentionnent et condamnent le charivari. Il s'agit
des statuts synodaux du diocèse de Langres en 1404, 1421, 1470; ceux de Troyes en 1529,
Beauvais (1554), Lyon (1566 et 1577) et Reims, 1583. Dix statuts synodaux ou manda-
tements épiscopaux le condamnent entre 1640 et 1699 : il s'agit de ceux de Saint-Omer en
1640, Beauvais 1646, Châlons-sur-Marne 1657, Mâcon 1659, Amiens 1662, Beauvais 1669,
Noyon 1673, Troyes 1680, Amiens 1696, Beauvais 1699.
La deuxième série plus ramassée dans le temps semble être plus nettement que la pre-
mière, l'indice d'une campagne de répression systématique. Elle est le fait de prélats réfor-
mateurs qui s'efforcent d'imposer avec les dispositions du concile de Trente, une nouvelle
conception de la piété, retenue, sérieuse, austère; les statuts synodaux pourchassent le
charivari avec les désordres qui accompagnent et entachent les cérémonies religieuses 6.
Leur font écho, pour conforter notre hypothèse, des mises en garde fréquentes contre le
charivari dans les rituels de la même époque ; sept pour le xvn e siècle dans le rituel de
Beauvais en 1637, celui de Paris de 1646, Boulogne 1647, Châlons-sur-Marne 1649, Troyes
1660, Langres 1679, Chartres 1689 ; et une au xvm e siècle dans le rituel de Beauvais de 1725.

2. Cf. E. Le Roy Ladurie, « U n théoricien du développement », introduction à VEssai sur la Statistique


de la Population française, de A. d'Angeville, Mouton, réimpression, 1969.
3. J.-B. Molin et Pr. Mutembé, Le rituel du mariage en France du XII' au XVI' siècle, Paris, Beau-
chesne, 1974.
4. Cécile Piveteau, La pratique matrimoniale d'après les Statuts Synodaux, Paris, 1957.
5. Nous n'avons retenu en principe que les statuts synodaux de mandements épiscopaux qui désignent
nommément le charivari. Dans trois cas cependant, les statuts de Reims de 1583, le mandement de Mon-
seigneur Nicolas de Buzenval, évêque de Beauvais de 1669, et les statuts de Troyes de 1680, le charivari
n'est pas désigné comme tel, mais dénoncé de façon tout à fait explicite. La plupart des Rituels que nous
avons retenus n'utilisent pas le mot de « charivari », mais la description qu'ils en font est sans ambiguïté.
6. « Nous voulons qu'il soit épuré dans notre diocèse de cette pompe et de cet appareil profane... »
(Stat. Synod. de Laon, 1696).
Pratique du charivari dans la France d'Ancien Régime 181

En revanche, aucun des sept rituels publiés au xvi e siècle que nous avons étudiés (Autun,
Chartres —• 2 éditions —, Langres, Laon, Troyes, Amiens) ne comportent la moindre allu-
sion au charivari. Ces mises en garde sont très stéréotypées et se recopient volontiers. Le
mêm; texte se retrouve dans le rituel de Paris, de Boulogne, et de Châlons-sur-Marne publiés
à trois ans de distance. Les rituels de Langres et de Chartres un peu plus tardifs, reprennent
des phrases entières du même modèle. Le recopiage s'explique par la fonction même des
rituels qui doivent fournir au clergé une encyclopédie de la pratique à la fois simple et
homogène.
Le fait nouveau, c'est qu'ils ne se contentent plus de dire comment doivent se faire
les cérémonies, mais aussi ce qu'il faut éviter de faire ou même de tolérer. Il ne s'agit pas
uniquement d'une nouvelle vague de répression contre le charivari et d'autres manifestations
traditionnelles de la piété populaire, mais d'une nouvelle forme de répression. La pratique
religieuse est devenue en elle-même répressive.
On pourrait s'interroger sur la valeur de ces témoignages. Comme tout document
judiciaire, ils nous renseignent mieux sur la volonté de réprimer du clergé que sur l'étendue
de la délinquance. Des traditions charivaresques très répandues et tenaces ont pu fort bien
exister dans des diocèses sans qu'aucun texte synodal ou aucun rituel n'aient éprouvé le
besoin de les dénoncer. En revanche, des mises en garde répétées peuvent désigner à travers
l'insistance de la répression, la vitalité du charivari.
C'est le cas pour le diocèse de Lyon où Monseigneur Depinac reprend en français
dans ses statuts synodaux de 1577, à peu près dans les mêmes termes, la condamnation du
charivari contenue dans les statuts de 1566. C'est le cas aussi pour Amiens où Monseigneur
Feydeau de Brou reprend en 1696 le texte issu du Synode de 1662. L'insistance est parfois
plus explicite ; ainsi à Langres, Charles de Poitiers dénonce dans les statuts de 1421 les
pratiques « qui vulgariter numcupantur charevary jam ab olim per statuta provincialia
damnata et reprobata (souligné par nous) necnon per statuta synodalia ». Trente-trois ans
plus tard, l'évêque Gui de Bernard déclare renouveler l'ordonnance de son prédécesseur
« quo ad derisiones vulgariter numcupatas charevary in hac nostra civitate specialiter fieri
solitas contra secundo vel ulterius nubentes innovamus constitutionem domini karoli de
pictavia nostri predecessoris ». Dans la capacité de survie du rite prohibé, à laquelle corres-
pond l'acharnement des évêques, la ville semble jouer le rôle de matrice culturelle. Les villes
épiscopales avec leur nombreuse population de clercs migrants ont servi de creuset au
xv e siècle à la culture carnavalesque et joyeuse 7 .
Des pratiques, des institutions de classes d'âge venues parfois des campagnes ont trouvé
dans le milieu bachelier de ces villes les formes d'expression pompeuses, cuistres et cocaces
qui devaient assurer leur pérennité. Les autorités religieuses s'efforçaient de les contrôler
plutôt que de les combattre dans la mesure où les jeunes clercs y étaient directement impli-
qués. En 1461 par exemple, un certain Jacob Philippe, chapelain à Sézanne est condamné
par l'officialité de Troyes pour avoir participé à un charivari. « Item contra dominum Jaco-
bum Phelippe capellanum ecclesie de Sezannia. Emendavit eoquod in nupciis cujusdam
lecomte secunda nubentis fecit charivari » 8 . Ritualisées, ces manifestations de rébellion
culturelle (ou symbolique) pouvaient jouer le rôle de régulateurs des tensions pour le milieu
instable et souvent immigrant des jeunes et faciliter leur intégration à la vie sociale. On
célébrait les fêtes des fous, des innocents, de l'âne, dans la cathédrale ou la salle du chapitre.
En revanche, on interdisait les cérémonies qui avaient le plus de chances de dégénérer en

7. Natalie Z. Davis, « The Reasons of Misrule », in Society and Culture in Early Modern France,
Stanford, 1975.
J. Rossiaud, « Fraternités de Jeunesse et Niveaux de Culture dans les Villes du Sud-Est à la Fin du
Moyen Age », Cahiers d'Histoire, 21, 1976, p. 67-102.
8. Archives départementales de l'Aube, G 4176, f° 179. Citi par Béatrice Gottlieb, Getting Married
in Pre-Reformation Europe, Columbia, 1973.
182 A. Burguière

violences ou qui insultaient les sacrements. La première vague de répression contre le


charivari découle de cette politique de tolérance, sélective face à l'activisme frondeur des
jeunes et aux pratiques carnavalesques.
Le rôle de la ville-évêché, comme creuset de subculture « joyeuse », explique peut-être
l'enracinement et la popularité particulièrement durable du charivari dans le diocèse de
Beauvais 9 . Six textes épiscopaux mentionnent le charivari dans ce diocèse entre le milieu
du xvi e siècle et le premier quart du xvm e siècle. En 1554, Monseigneur Odet de Châtillon
condamne « damnosas illas molestias... quas charivari appellant ».
Presque tous ces textes justifient le rappel de l'interdiction par la persistance des désor-
dres. Que cette insistance se manifeste encore en plein xvm e siècle alors que les autorités
religieuses semblent avoir presque partout renoncé à pourchasser les charivaris, ne peut être
l'effet du hasard. Le préfet Cambry, dans sa description du département de l'Oise confirme
la présence et la vitalité du charivari dans la région : des charivaris d'adultère en particulier
comme celui qu'il a observé au bourg de Tricot ou à Maignelay 10 .
Continuité dans la pratique populaire, discontinuité dans la répression religieuse? Ou
bien mutation de l'une et de l'autre? Il convient, sans trop s'irriter des lacunes et des impré-
cisions d'une littérature qui ne vise pas à décrire mais avant tout à combattre, de comparer
la manière dont chacune de ces deux vagues de répression se représente le charivari.
Qui fait le charivari? : « la canaille et les gens de nulle importance », affirme J.-B. Thiers
à la fin du xvii e siècle 11 à partir de son expérience de curé du pays chartrain et de sa connais-
sance fort érudite de la législation religieuse et civile. Ce que confirme Delamare: « Le chari-
vari est un bruit confus fait par des gens de bas étage » 1 2 . Mais à la fin du xvm e siècle,
l'Encyclopédie n'est pas de cet avis : « Ce n'est pas seulement la canaille et les gens de nulle
importance qui s'amusent à faire des charivaris, c'est bien souvent un divertissement de
jeunes gens de famille ; et le motif qui les y conduit est plus souvent une pétulance toute
pure ou une joie folâtre et portée à la malice, chose fort ordinaire aux noces » 1 3 . Nos docu-
ments religieux ne nous donnent à vrai dire aucune indication précise sur ce point. Pratique
commune à tous les milieux sociaux au Moyen Age puisqu'elle apparaît même à la cour
(comme l'atteste l'épisode du Bal des Ardents), le charivari a-t-il reflué vers les classes popu-
laires au même titre que les autres comportements et savoir-faire frappés de honte et d'in-
terdit par les condamnations ecclésiastiques? Le comte Bossi, décrivant en 1808 dans la
Statistique générale de l'Ain, le charivari bressan, le présente comme non délimité socia-
lement : « Si l'un des époux est veuf, quel que soit son grade ou sa condition, dans les campa-
gnes comme dans les villes, il ne peut se dispenser de donner un bal public qu'on appelle
charivari » 1 4 .
Les quelques indicateurs sociaux que l'on peut glaner dans les Arrêts de Parlement
sur le charivari au xvn e et xvm e siècle désignent plus particulièrement le petit peuple urbain
de la boutique et de l'artisanat. En 1606, au Parlement de Dijon, il s'agit de charpentiers
et de voisins qui ont fait un charivari pour une femme qui s'était remariée, trois semaines
après la mort de son mari, avec ... un charpentier 15 . En 1735 à Paris, un maître menuisier,
son compagnon et deux frères, bourreliers, demeurant rue du Temple, ont « attroupé une

9. P. Louvet, Histoire et Antiquités du diocèse de Beauvais, Beauvais, 1635. Au début du xvi® siècle,
les jeunes clercs et autres enfants de chœur de Beauvais, s'adonnaient dans la cathédrale à des rites d'inver-
sion parodiques le jour des Saints-Innocents. On y célébrait aussi une fête de l'âne.
10. Cambry, Description générale du département de l'Oise, An XI, Paris.
11. J.-B. Thiers, Traité des jeux et des divertissements, Paris, 1686.
12. Delamare, Traité de Police, 2' éd., 1722.
13. Supplément à l'Encyclopédie. Nouveau Dictionnaire. Pour tenir de supplément aux Dictionnaires
des Polices, des Arts et Métiers, éd. Panckoucke, 1776.
14. Comte Giuseppe Aura Carlo Dossi, StatistiqueGénérale de l'Ain, 1808.
15. Arrêt du Parlement de Bourgogne, juin 1616. Cité par Brillon, Dictionnaire des Arrêts, Paris, 1711.
Pratique du charivari dans la France d'Ancien Régime 183

nombreuse populace composée de domestiques, ouvriers et autres... » pour faire un charivari


devant la maison — celle précisément où habite le maître menuisier — d'une veuve sur le
point de se remarier 16 . Ici encore, l'image judiciaire ne retient qu'une faible partie de la
réalité, celle que le guet peut atteindre ie plus facilement : c'est-à-dire le petit peuple des
villes.
Seuls les statuts synodaux de Châlons-sur-Marne de 1657 font allusion à une pratique
spécifiquement rurale des charivaris : « Et parce que la coutume s'est introduite en divers
lieux de la campagne de conduire les fiancés et mariés à l'Église et au logis avec des chansons
deshonnêtes, danses dissolues, charivaris... » Les autres nomment sans plus de précision
les « habitants » ou « paroissiens ». Les statuts de l'évêque de Langres, Gui de Bernard, en
1470, soulignaient que c'était en ville que le charivari rencontrait le plus de succès « deri-
siones vulgariter numcupatas charevary in hac nostra civitate specialiterfieri solitas ». Claude
Noirot, juriste de cette même ville de Langres décrit au début du xvn e siècle le charivari
comme un «tribut que les supports et clercs... lèvent sur ceux qui pendant l'année sont
entrés en secondes noces » 1 7 . Ce que confirme J.-B. Thiers à la fin du siècle en citant le cas
d'Aix-en-Provence où « le Prince des Amoureux et l'abbé des marchands et artisans... tirent
un tribut des nouveaux mariés » 1 8 .
Rien ne prouve donc que la dévalorisation religieuse et culturelle du charivari ait
entraîné sa dévalorisation sociale. Il semble, en revanche, qu'il se soit réfugié et maintenu
de préférence dans les milieux à forte sociabilité locale, le cœur populaire des villes, les
communautés rurales ; là où il trouvait les moyens de résister à la censure ecclésiastique et
d'affirmer un pouvoir de contestation. Rien ne prouve non plus, contrairement à ce qu'ont
affirmé beaucoup de folkloristes, que les jeunes aient été dans la pratique du charivari des
acteurs et des agents de transmissions privilégiés. Les textes du xv e et du xvi e siècle n'appor-
tent sur ce point aucune précision. Les statuts de Langres de 1470 menacent « omnei illos
et illas qui derisiones fecerint... », laissant entendre que les femmes comme les hommes
participaient au charivari. Les statuts de Troyes (1529) condamnent les «actores ipsius
ludi » auxquels ils associent ceux qui leur prêtent aide et conseil. Mais rien ne nous permet
de dire que les inspirateurs sont des adultes et les exécutants des jeunes.
La deuxième vague de condamnations ne désigne guère plus nettement les coupables ;
les statuts de Saint-Omer parlent des « astantes benedictioni », ceux de Beauvais de « parois-
siens ». Ceux d'Amiens mettent en cause les « habitants ». Les rituels de Beauvais parlent
de « parochiani ». Ceux de Paris, Boulogne, Châlons-sur-Marne d'« homines », celui de
Langres d'« improbi homines ». Mais le fait que ces textes dénoncent, à côté des charivaris,
d'autres désordres liés au mariage, qu'ils attribuent nommément aux jeunes semble indiquer
que l'action du charivari n'était pas une pratique de classe d'âge et qu'elle impliquait lar-
gement les adultes. Les statuts de Saint-Omer (1640), par exemple, parlent de réunions et
de banquets de jeunes, la veille du mariage. « Ut vigilia nuptiarum conveniant adolescentes
et puellae et comessentur ». Le rituel de Langres dénonce les jeunes qui extorquent de
l'argent à l'étranger qui vient prendre femme dans la paroisse « cum adolescentes certam
pecuniam ab extraneo uxorem ducente in eorum parochia extorquent ». Il évoque aussi leur
rôle dans les cortèges bruyants « cum nova nupta per vicos et plateas a lascivis et procacibus
viris adolescentibusve indecore circum ducitur ». Or, le même texte, à propos du charivari,
parle de la « improborum hominum petulantiam ».
Les témoignages d'une intervention spécifique des jeunes dans les diverses pratiques
folkloriques, accompagnant les cérémonies de mariage, sont nombreux à partir du milieu
du xvii e . Une mise en garde de l'officialité de Paris en 1657, par exemple, nous apprend

16. Sentence de Police du Châtelet 13.5.1735, cité par Edme de Poix de Fréminville, Dictionnaire de
Traité de la Police générale des Villes..., 1758.
17. Claude Noirot, L'Origine des Masques, Alomint'ries, lit'rnez..., Langres, 1609.
18. Thiers, Traité des Jeux..., op. cit.
184 A. Burguière

« qu'au village de Montrouge, il se commet plusieurs superstitions, insultes et voies de faict


par les jeunes garçons et autres dudit village, lorsqu'il s'y célèbre quelque mariage dans
l'Église » 1 9 . L'auteur décrit alors l'extorsion du « vin de mariage », les cris et chants grivois
dans l'église ou lors de la bénédiction du lit nuptial et certains rites en apparence vexatoires
(mais en réalité propitiatoires) dont est l'objet la mariée, le lendemain des noces, rites assez
difficiles à identifier. En 1688, l'officialité de Pontoise instruit une affaire « a u sujet de la
conduite des garçons de la paroisse d'Ennery qui, au sortir de la messe de mariage de la
nommée Marie B. de la paroisse d'Ennery avec Bernard A. de la paroisse d'Anvers, jusqu'à
ce que le dit Bernard ait payé auxdits garçons d'Ennery certains droits par eux prétendus,
d'où il suivit une bataille entre les gens de la noce et lesditsgarçons... » 20.
Affirmation, parfois violente, d'un droit de propriété collectif sur les filles à marier de
la paroisse, exécution de rites de passage qui installent les nouveaux mariés dans le groupe
des adultes et de rites propitiatoires qui doivent assurer au couple la fécondité et la bonne
entente dans les normes admises de l'équilibre conjugal ; autant d'opérations où la commu-
nauté reconnaît aux jeunes un rôle prédominant. Le rôle est-il nouveau à la fin du xvn e
siècle? La conjoncture démographique et l'accentuation des tendances à l'endogamie dans
certaines communautés rurales ont pu renforcer le pouvoir ou l'agressivité des jeunes dans
les pratiques de mariage 21 . Mais il est clair que s'ils n'apparaissent pas dans nos textes du
xv e et du xvi e siècles, c'est parce que l'Église n'éprouve pas encore nettement le besoin de
combattre les « désordres » dont ils sont les acteurs privilégiés. En revanche, si les textes
du xvii e siècle ne les mettent pas spécialement en cause, à propos du charivari, alors qu'ils
les rendent responsables d'auties pratiques, c'est bien la preuve que le charivari échappe
partiellement à leur contrôle, à ce pouvoir de censure sur la vie sexuelle du groupe, mais
surtout à l'administration du passage dans le monde des adultes que la communauté leur
a délégué et leur reconnaît.
Le charivari, dans la mesure où il s'exerce essentiellement — comme nous le verrons —,
ou du moins originellement contre les remariages, concerne toute la société proche. Le
remariage d'un veuf lèse directement les garçons à marier de la paroisse puisqu'il prélève
une femme supplémentaire sur le lot de leurs épouses possibles. Le remariage en général
perturbe gravement le fonctionnement de l'économie matrimoniale. «Il interrompt l'échange
généralisé, brise la chaîne des alliances par l'intrusion d'un élément étranger à cette même
chaîne : élément qui capte — ou cherche à capter —, un terme de la chaîne et provoque
ainsi la désunion de celle-ci » 22. A ce niveau, la situation créée par un remariage est provo-
cante au même titre qu'un mariage exogame, mais guère plus ; et l'on ne comprendrait pas
que sa réparation ne soit pas concédée comme la plupart des interventions de la communauté
sur les nouveaux mariés, au groupe des jeunes qui est le plus directement lésé.
Mais le remariage remet en cause également l'équilibre entre les lignages. Il compromet
les intérêts du lignage du conjoint défunt dans sa descendance, puisque les enfants du premier
lit risquent d'être désavantagés matériellement et affectivement au profit des enfants du
second lit; dans son patrimoine puisque ses apports risquent d'être détournés au profit
du lignage qui prend sa place dans l'alliance ;... et surtout dans la personne du défunt qui est
en quelque sorte trahi ou trompé à titre posthume. (Une filiation particulière à cet égard
semble avoir existé entre les charivaris de remariage et les charivaris de cocuage).
Pour répondre à la gravité de la situation créée, le rituel de censure et de réparation
doit mobiliser l'ensemble du corps social. Il est, par rapport aux autres pratiques initiatiques

19. A.N., Z 1 O 129, 5/9/1657, Officialité de Paris.


20. Archives départementales de Seine-et-Oise, Officialité de Pontoise, 1688.
21. Cf. mon étude « Endogamie et communautés villageoises: pratique matrimoniale à Romainville
au xvm e siècle», Annales de Démographie historique, 1979.
22. C. Lévi-Strauss, Mythologiques, I, Le Cru et le Cuit, Paris, Pion, 1964, p. 293.
Pratique du charivari dans la France d'Ancien Régime 185

ou réparatrices qui accompagnent les cérémonies de mariage, non seulement d'une autre
ampleur, par son niveau de dissonance et d'agressivité, mais pourrait-on dire d'une autre
nature. Ce que confirme l'attitude de l'Église à l'égard de ce rituel rejeté et pourchassé bien
avant les autres pratiques folkloriques, liées au mariage et qui le perçoit ensuite comme un
rite à part, différent des multiples interventions du groupe des jeunes.

Les objets du charivari

Cette natuie particulière qu'on lui reconnaît, explique également les formes exceptionnel-
lement riches, complexes et relativement stables que revêt le rituel du charivari dans nos
textes ecclésiastiques. Les descriptions les plus anciennes (celles du xv e et xvi e siècle) sont les
plus riches : cinq textes sur huit parlent de masques. « Larvis in figura daemonum » (Langres,
1404), « Larvariis » (Langres, 1421), « sub turpi transfiguratione larvarum » (Troyes, 1529),
« larvati... incedentes » (Lyon, 1566), « marchans en larves et masques » (Lyon, 1577). Deux
textes mentionnent des instruments: «tympana puisantes» (Lyon, 1566), que les statuts
de Monseigneur Depinac, onze ans plus tard traduisent par « sonnans tambourins ».
Masques et instruments sonores disparaissent dans les descriptions que nous proposent
les textes de la deuxième vague de répression, celle du xvii e siècle. En revanche, textes
anciens et textes plus récents indiquent avec une remarquable continuité les trois registres
principaux du charivari : des bruits terrifiants et dissonants (mentionnés par cinq textes
synodaux sur huit pour le xv e et xvi e siècle, trois textes sur dix pour le xvn e siècle et par les
huit rituels de la même période) ; des chahuts ou même des violences (dans trois textes
synodaux sur huit de la première période et sept rituels sur huit) ; des quolibets, mêlant
l'insolence et la dérision (dans six textes sur huit de la première période et huit sur dix de
la deuxième période ainsi que dans trois rituels sur huit).
La disparition de toute référence aux masques et aux instruments dans les textes du
xvn e siècle, alors que les autres éléments de la description se maintiennent comme des traits
constitutifs et obligatoires, traduit-elle une évolution du rite? J.-B. Thiers, dans son traité
des superstitions définit ainsi le charivari : « Faire du bruit avec des tambours, des armes à
feu, des cloches, des plats, des assiettes, des bassins, des poêles, des poêlons et des chaudrons,
faire des huées, des siflements, des bourdonnements et des cris par les rues, en un mot faire
ce qu'on appelle le charivari » 23. Fort d'une connaissance très érudite des textes synodaux,
mais aussi de son expérience de curé du pays chartrain 24 , notre abbé désigne le charivari
essentiellement comme une conduite de bruits. L'abondante batterie d'instruments et
d'ustensiles qu'il mentionne suffit à prouver que ceux-ci sont encore présents et indispen-
sables à l'accomplissement du rite. Si l'Église n'éprouve plus le besoin d'en faire état dans
ses condamnations, c'est qu'elle condamne tous les bruits qui prétendent accompagner
ou réhausser la cérémonie religieuse, qu'ils soient joyeux ou sinistres, mélodieux ou disso-
nants, allègres ou agressifs.
En revanche, l'absence de référence aux masques et aux déguisements correspond
peut-être à la disparition ou du moins à un certain effacement du travestissement dans les
charivaris du xvn e siècle. Ces masques étaient-ils censés évoquer le fantôme (larvae, l'expres-
sion utilisée par les textes synodaux signifie à la fois masques et fantômes) du mari défunt
ou même les fantômes de tous les maris défunts qui viennent, lors du remariage de leur
veuve, réclamer vengeance? A part une remarque de Cambry dans son voyage en Finistère a5 ,

23. J.-B. Thiers, Traité des Superstitions qui regardent les sacrements selon VÉcriture Sainte, Paris, 1704.
24. Sur l'auteur du Traité des Superstitions, une mise au point récente de François Lebrun le « Traité
des Superstitions de J.-B. Thiers. Contribution à l'ethnographie de la France du xvn c siècle », Annales de
Bretagne, 83, 1976.
25. Cambry, Voyage dans le Finistère ou État de ce département en 1794 et 1795. Paris, An VII.
186 A. Burguière

aucune explication du charivari antérieure au xix e siècle ne fait intervenir les âmes des
maris défunts et trompés.
Avaient-ils pour fonction essentielle de dissimuler l'identité du charivariseur ? Il convient
de noter, à cet égard qu'aucun de nos textes synodaux du x v e et du xvi e siècle, pourtant
peu avares de détails dans leur description de la pratique des cérémonies, ne précise si le
charivari a lieu de jour ou de nuit. Au xvn e siècle en revanche, un texte synodal, celui de
Mâcon (1659), parle d'« assemblées nocturnes », et cinq rituels, ceux de Paris (1646), Boulogne
(1647), Châlons-sur-Marne (1649), Troyes (1660) et Chartres (1689) indiquent comme trait
qui les distingue des autres désordres accompagnant les mariages que le charivari a lieu le
soir (seu etiam vespere).
Les deux objectifs, incarner quelqu'un d'autre (c'est-à-dire jouer un rôle) et dissimuler
sa propre identité aux yeux des personnes visées ou des autorités pour agir en parfaite
impunité, ne sont pas forcément incompatibles. Ils peuvent coexister aussi bien dans les
conduites masquées que dans les conduites nocturnes. Dans la mesure où le charivari est
une contre-cérémonie, il choisit la nuit pour prendre le contrepied de la cérémonie reli-
gieuse qui doit se faire en plein jour. Il implique la clandestinité parce que la cérémonie
officielle implique la publicité. Mais il est aussi une cérémonie compensatoire. La nuit donne
la parole aux morts, comme elle leur donne la possibilité de venir hanter les vivants. Leur
prêter voix pour une nuit, c'est aussi une manière d'acheter leur accord ou du moins de
neutraliser leur ressentiment face à un remariage qui les insulte.
Pourquoi disséquer à tout prix la polysémie du rituel ? On peut fort bien imaginer que
le camouflage par le masque et le camouflage par la nuit ont longtemps coexisté dans le
charivari par un phénomène de redondance ou plutôt d'accumulation des signes et des
précautions propres aux rituels ; de la même manière, le masque et la nuit ont pu fort bien,
par un effet de redoublement, servir chacun à la fois à protéger l'anonymat des chariva-
riseurs et à évoquer l'âme des conjoints défunts. Le reflux des pratiques carnavalesques dont
le charivari et la course à l'âne par exemple, subissaient incontestablement l'attraction 26 ,
le renforcement de la répression à l'égard de tous les rites de déguisement ont entraîné au
xvii e siècle un certain transfert sur les rassemblements nocturnes des fonctions qui reve-
naient au déguisement.

Les objectifs du charivari

On ne peut séparer l'évolution des formes du charivari de l'évolution de ses objectifs. Si


l'on demande à nos sources ecclésiastiques qui est visé par le charivari, elles répondent
toutes : les nouveaux mariés. Réponse insuffisante, bien sûr, pour exclure l'existence d'autres
types de charivari, contre les maris battus, contre les adultères (qui sont attestés, comme nous
le verrons par d'autres sources pour les xvn e et xvm e siècles) ou même contre des agisse-
ments qui n'ont rien à voir avec la vie conjugale. Le propos des textes synodaux et des rituels
étant de réglementer la vie religieuse, en particulier l'administration des sacrements, il est
normal qu'ils n'aient considéré que les charivaris ayant trait au mariage. On note pourtant,
entre la première et la deuxième vague de répression, un net élargissement des fonctions
prêtées au charivari. Dans les textes des xv e et xvi e siècles, le charivari vise exclusivement
les remariages : six textes le présentent comme une tentative pour empêcher ou insulter
ce type de mariage dont l'Église affirme la validité ; deux textes ne donnent aucune expli-
cation. Dans la deuxième période, les huit rituels qui évoquent le charivari l'associent exclu-
sivement aux deuxièmes noces mais trois textes synodaux seulement sur dix restreignent
le charivari à cette seule circonstance. Les autres citent le charivari parmi des pratiques

26. Noirot, op. cit.


Pratique du charivari dans la France d'Ancien Régime 187

condamnées sans préciser à quel type de mariage il s'adresse ; ainsi Monseigneur Félix
Vialart, évêque-comte de Châlons-sur-Marne (1657) : « et parce que la coutume s'est intro-
duite en divers lieux de la campagne de conduire les fiancés et mariés à l'Église et au logis
avec des chansons déshonnêtes, danses dissolues, charivaris et autres insolences... ». Les
statuts de Noyon (1673) signalent entre autres un charivari de la Saint-Sébastien qui semble
appartenir au cycle carnavalesque. « Nous défendons très expressement ladite exaction du
vin de fiançailles, mariages, coquets, directement ou indirectement dans les charivaris de la
veille de Saint-Sébastien et autres jours de l'année... » Ou bien ils envisagent différents
prétextes à charivari. Pour le synode de Saint-Omer (1640), le charivari vise aussi bien les
remariages que les mariages exogames « a nubentibus praesertim viduis ad secundas vel
tertias nuptias convolantibus, aut ex aliéna parochia uxorem ducentibus ».
Les statuts d'Amiens (1662) énumèrent les cas de figure non conformes qui peuvent
entraîner un charivari :
« Nous deffendons... aux habitants des paroisses de rien exiger de ceux qui y contractent
les fiançailles ou le mariage, soit que l'un des contractans ne soit pas du lieu, soit que
l'un ou l'autre ou tous les deux ayant déjà esté mariez, ou soient advancez en aage, ou
soûls quelque autre couleur ou prétexte que ce puisse être. Nous faisons aussi deffenses,
soûls pareille peine, de faire des assemblées, bruicts ou charivaris en dérision des
mariez ».
J.-B. Thiers, bon connaisseur de la législation ecclésiastique, mais également bon obser-
vateur des usages du pays chartrain propose une définition qui résume assez bien le point
de vue de la réforme catholique sur le charivari,
« la canaille et les gens de nulle importance se font parfois un grand divertissement de
ce qu'ils appellent charevaris, charivaris ou charibaris, afin de tirer quelque somme
d'argent des nouveaux mariés ou de les charger de confusion. II y a des lieux ou cela
ne se fait guère qu'à des secondes noces disproportionnées en effet ou en apparence.
Mais il y en a d'autres où il se fait presqu'à toutes les noces » 27 .

Genèse d'une pratique répressive

Cette évolution nous semble significative à plusieurs titres. Elle traduit d'abord, comme nous
l'indiquions plus haut, un changement d'attitude à l'égard des pratiques «populaires»
(entendons par là non-ecclésiastiques) qui accompagnent les mariages. Aux xv e et xvi e
siècles, le charivari est condamné par l'Église non pour son caractère indécent et joyeux,
mais parce qu'il paraît contester la validité des remariages que les théologiens et l'autorité
ecclésiastique considèrent comme licites et donc pleinement légitimes. Le charivari n'est
pas répréhensible dans sa forme, mais dans ses intentions, dans sa finalité. Il met en cause
l'autorité de l'Église sur le sacrement du mariage, en théorie puisque les vexations dont
il accable les veufs qui se remarient, l'épreuve à laquelle il les soumet semblent dénier au
prêtre le pouvoir de valider certaines unions ; en pratique, puisque la menace de démons-
trations vexatoires et agressives de la part de la communauté contraint certains veufs à
renoncer à leurs projets de remariage. Charles de Poitiers dans les statuts de Langres de
1421 l'indique clairement : « quoniam nonnulli tam viri quam mulieres per talia a contrac-
tendo secundas nuptias retrahuntur ».
C'est pourquoi les textes synodaux de cette période non seulement associent étroi-
tement le charivari aux secondes noces, mais prennent soin de réaffirmer la doctrine de
l'Église sur la validité des remariages : « Jaçoit que de l'avis de l'Apôtre et par disposition

27. Thiers, Traité des Jeux..., op. cit.


188 A. Burguière

du Droit et constitutions canoniques, déclare Monseigneur Depinac, archevêque de Lyon


dans les statuts synodaux de 1577, il soit loisible à la femme, après la mort de son mari, se
marier au nom de Dieu ; et réciproquement à l'homme après la mort de sa femme... » S'ils
décrivent avec une exceptionnelle précision et de façon si concordante les formes que prend
le charivari, ce n'est pas pour condamner les conduites en elles-mêmes, mais pour distinguer
l'ensemble de bruits, de chansons et de déguisements dont l'agencement sert à contester
la doctrine de l'Église sur les remariages, des autres conduites de bruit ou de dérision qui
se manifestent à l'occasion des mariages.
L'absence de mise en garde ou de disposition répressive contre les pratiques folkloriques
qui accompagnent les cérémonies de mariage dans les rituels du xvi e siècle confirme l'état
d'esprit des textes synodaux qui, à l'exception du charivari, n'éprouvent pas le besoin de
condamner ces pratiques. Entre le rituel populaire et le rituel ecclésiastique il n'y a ni discon-
tinuité, ni véritable antagonisme. Jusqu'au concile de Trente, le cérémonial de fiançailles
et de mariage (les deux étapes « verba de futuro » et verba de présente » étant au reste mal
hiérarchisées) intègre, en tenant compte des traditions régionales, un certain nombre de
gestes et de paroles rituels auxquels il confère une légitimation religieuse : qu'il s'agisse de
rites symbolisant le contrat comme la jonction des mains, la bénédiction de l'anneau, du
trézain, des arrhes, le vin et le pain, etc., ou de rites propitiatoires comme la bénédiction
du lit nuptial.
Le cérémonial n'exclue ni la musique, ni les chansons, ni les cortèges joyeux ou déguisés,
mais les réclame au contraire, comme le soliste réclame la réplique du chœur ou de l'or-
chestre à la fois comme composants d'une piété qui mêle le joyeux et le sérieux, le bruit et
le silence, et comme témoins manifestes du caractère public de l'engagement des conjoints.
Les clercs — qui n'hésitaient pas à participer aux fêtes carnavalesques —, se tenaient si peu
à l'écart de cette piété populaire qu'ils se laissaient parfois entraîner dans les charivaris 2S.
Jusqu'au xvi e siècle l'Église condamne le charivari non parce qu'elle le juge indécent, mais
parce qu'elle le juge hérétique.
Après le concile de Trente et à travers l'entreprise de réforme qui s'exprime dans nos
textes synodaux du xvn e siècle, l'Église entend imposer une nouvelle forme de piété, silen-
cieuse, pudique, étroitement soumise au magistère ecclésiastique. La dévotion n'est plus
conçue comme l'expression individuelle ou collective d'une sensibilité au sacré où se mêle-
raient la joie exhubérante et l'affliction, le sérieux et la plaisanterie, mais comme un exercice
d'ascèse et de discipline : tendance au cloisonnement, au classement en catégories distinctes
abondamment décrites depuis vingt ans 29, où s'exprime la mise en place d'une nouvelle
rationalité et s'affirme, dans son ambivalence, le processus de modernisation. La nouvelle
piété chasse l'ancienne.
Commentant le rituel de Périgueux de 1536, J.-B. Thiers écrit: «les fiançailles étant
achevées et le curé ayant dit ' or beysas vous en nom de maridage que sera si a Diou platz... '
Ce même curé donne à boire en nom de mariage... Cette cérémonie que je n'ose pas appeler
superstitieuse, à cause du livre où elle est présente, est une de celles qui ont été retranchées
dans les rituels » 30. Le cérémonial ecclésiastique s'enferme dans un cercle de méfiance à
l'égard des interventions de l'assistance, comme si, par un étrange retour du refoulé, toutes
les pratiques anciennes qui n'étaient pas commandées par le prêtre, ne pouvaient qu'être
inspirées par le paganisme. Les rituels ne se bornent plus à indiquer les gestes et les paroles
de la cérémonie. Ils mettent en garde contre les débordements du symbolique : ainsi à propos

28. Cf. Archives départementales de l'Aube, G 4176, f° 179.


29. Par Ph. Aries, par exemple, dans L'Enfant et la Famille, 1960, pour le cloisonnement entre classes
d'âge et, en particulier, la constitution d'un monde de l'enfance séparé du monde adulte.
Par M. Foucault, dans L'Hisloire de la Folie à l'Âge classique, 1961, pour l'isolement des fous.
Par J.-P. Gutton, dans ¿ a société et les pauvres, 1971, pour l'isolement des pauvres, etc.
30. Thiers, Traité des Superstitions..., op. cit.
Pratique du charivari dans la France d'Ancien Régime 189

de la bénédiction nuptiale, le prêtre devra prendre garde à ne pas bénir plusieurs anneaux
de mariage, à ne pas laisser tomber l'anneau au moment de le passer au doigt des mariés ;
ces incidents mineurs servent de support, aux yeux des gens, à des rites propitiatoires. Les
rituels préviennent également contre les démonstrations turbulentes, dont le charivari, qui
peuvent accompagner les festivités nuptiales.
Quant aux textes synodaux, ils invitent le clergé à bannir toutes les formes exhubérantes
de la dévotion populaire : non seulement les « déguisements et actions indécentes contraires
à l'honneur des temples et à la sainteté de ce sacrement » (Soissons, 1673), les « chansons
déshonnêtes, danses dissolues » (Châlons-sur-Marne, 1657), mais toute forme d'accom-
pagnement musical : « les curés ne souffriront pas des haut-bois, violons ou autres sem-
blables instruments dans l'Église, à l'occasion des mariages » (Beauvais, 1699). Cette volonté
de rupture avec les comportements traditionnels aboutit chez les prélats réformateurs à une
répression généralisée de la liesse et du bruit comme le montre cette injonction de Monsei-
gneur de Clermont (Laon, 1696) à propos du mariage :
« Nous voulons qu'il soit épuré dans notre diocèse de cette pompe et de cet appareil
profane que les payens avaient coutûme d'y employer : et à cet effet, nous défendons
de conduire les futurs époux au son des violons à l'Église, soit pour les fiançailles, soit
pour le mariage, même de sonner aux fiançailles, comme aussi tout ce qui s'appelle
bien-venues, bouquets et autres semblables appareils qui ressentent l'esprit du paga-
nisme. »
Dans ce contexte répressif nouveau, le charivari continue a être dénoncé mais parmi d'autres
désordres au milieu desquels son identité et sa signification deviennent incertaines. Condamné
avec d'autres chahuts qui accompagnent les mariages durant le cortège, la cérémonie à
l'église ou encore la bénédiction du lit nuptial, avec d'autres menaces contre les mariés ou
d'autres extorsions d'argent comme le « vin de mariage », (sept textes synodaux sur dix et
sept rituels sur huit pour cette période citent le « vin de mariage » ou l'extorsion d'argent),
le charivari finit par se confondre avec eux. Les formes qu'il prend, c'est-à-dire le bruit,
l'insolence, l'indécence — par quoi il s'apparente justement aux autres désordres incri-
minés —, deviennent répréhensibles en elles-mêmes quelle que soit l'intention qu'elles
expriment. Le charivari est donc répréhensible même lorsqu'il ne vise pas un remariage,
mais une alliance ou l'écart d'âge ou de statut social entre les conjoints s'éloigne trop des
normes admises.
C'est ainsi, nous semble-t-il qu'il faut interpréter l'évolution des rapports entre la
répression religieuse et la répression civile. Il se peut, comme l'affirme Yves-Marie Bercé 31,
que les juridictions civiles aient été jusqu'au xvi e siècle plus indulgentes que les autorités
ecclésiastiques à l'égard du charivari. Aucun des arrêts de Parlement cités par les juristes
pour définir la jurisprudence en matière de charivari n'est en effet antérieur au xvi e siècle.
Mais il faut surtout remarquer que les deux pouvoirs ne poursuivent pas le même type de
délit. Si les textes ecclésiastiques dénoncent les violences qui accompagnent les charivaris,
voies de fait, parfois homicides, menaces contre les veufs ou veuves qui préfèrent renoncer
à se remarier, ils condamnent avant tout le refus exprimé dans le charivari d'admettre la
légitimité d'un type de mariage dont l'Église garantit la validité. L'autorité civile pour sa
part ne réprime que les désordres, assemblées nocturnes ou les violences (« injuriae ») contre
les personnes.
Au xvn e siècle au contraire, l'Église réprime avant tout les désordres ou plutôt son
effort pour imposer une nouvelle forme de dévotion la pousse à considérer comme désor-
données les formes traditionnelles et spontanées de la dévotion populaire. « Quoique la
débauche essaye de les excuser sous le nom spécieux de divertissements innocents », décla-

31. Y.-M. Bercé, Fête et Révolte, Paris, 1976.


190 A. Btírguiére

rent les statuts synodaux de N o y o n (1673), ces manifestations sont coupables. Pour l'Église
comme pour l'autorité civile, c'est le désordre qu'il engendre, non l'intention qu'elle exprime
qui transforme une pratique en délit. En quoi, le point de vue de l'Église rejoint n o n seu-
lement celui de l'autorité civile, mais aussi celui des protestants, comme l'indique Mon-
seigneur Vialart, évêque de Châlons-sur-Marne (1657) à propos « d e s chansons déshon-
nêtes, danses dissolues, charivaris et autres insolences contraires à la Sainteté de ce sacre-
ment et à la discipline de l'Église, dont les hérétiques ne sont pas moins scandalisés que les
catholiques ». Dans les communautés protestantes d u Midi de la France au début d u x v n e
siècle, les Anciens intervenaient préventivement pour désamorcer les projets de charivari S 2 .
J.-B. Thiers cite à ce propos les décisions du Synode protestant de Vitré (1617) « a la réqui-
sition de la Province du Mont Languedoc, il est enjoint à toutes les Églises de réprimer
soigneusement toutes insolences comme celles q u ' o n appelle charivaris, rançonnement
de mariages et autres. Et ceux qui après avoir été admonestés se montreront incorrigibles,
seront poursuivis p a r les censures ecclésiastiques » 33 .
Il n'est pas certain que l'alignement des autorités ecclésiastiques sur les critères d u
pouvoir civil au x v n e siècle ait renforcé l'efficacité de la répression contre les charivaris et
fait disparaître les violences. Les statuts synodaux de Noyon en 1673 les accuse encore d ' ê t r e
à la source de « plusieurs dissentions, ivrogneries et homicides ». Mais la répression reli-
gieuse faisait désormais double emploi avec le bras séculier. C'est pourquoi, elle disparaît
pratiquement dans les textes du x v m e siècle.

Les sens Successifs du charivari

Au-delà de l'attitude répressive de l'Église, que reflètent nos textes synodaux, les change-
ments dans la manière de présenter le charivari ne traduisent-ils pas une évolution d u rite
lui-même, stimulée sinon provoquée p a r l'évolution de la répression? Si nos textes des
x v e et xvi e siècles associent tous le charivari exclusivement au remariage, c'est bien sûr
pour mieux faire ressortir son caractère hérétique. Mais c'est aussi conforme à la vocation
originelle du charivari. Le remariage d'un veuf ou d ' u n e veuve était mal accepté p a r les
proches et les voisins dans la mesure où il perturbait l'équilibre matrimonial de la commu-
nauté et pouvait susciter de multiples tensions. Cette aversion était encouragée par le droit
coutumier qui pénalisait souvent le remariage des veuves et même par certains édits royaux.
D a n s le rituel ecclésiastique lui-même, avant comme après le concile de Trente, on
retrouve la trace des réticences originelles de l'Église à l'égard du remariage : c'est le refus
d'accorder la bénédiction nuptiale aux deuxième noces. Refus logique et nullement péjoratif
pour qui accède aux subtilités de la pensée liturgique. Mais pour les profanes, l'absence de la
bénédiction nuptiale dévalorisait la cérémonie et rendait incertaine son efficacité sacra-
mentelle. Face à u n cérémonial imprécis (l'union contractée devenait-elle indissoluble et
donc réelle au moment des fiançailles ou au moment du mariage?) dont on comprenait
mal l'arrière-plan théologique (le sacrement était-il administré par le prêtre ou p a r les
conjoints ?), on avait tendance à fixer sur la bénédiction tout le pouvoir de sacralisation que
l'on reconnaissait à l'Église. Devant le désarroi et le mécontentement populaires, l'Église
f u t amenée à assouplir ses prescriptions. La bénédiction nuptiale, précise le rituel de Chartres
de 1689, ne sera refusée q u ' a u x veuves qui se remarient «secundae nuptiae dicuntur (in-
quibus benedictiones non fiunt) cum vidua matrimonium contrahit cum altero viro licet
n u m q u a m uxorem duxerit ; semper autem dicuntur secundae ex parte mulieris ».

32. J. Estèbe, B. Vogler, « La genèse d'une société protestante: étude comparée de quelques registres
consistoriaux languedociens et palatins vers 1600», Annales E.S.C., 2, 1976.
33. Thiers, Traité des Superstitions..., op. cit.
Pratique du charivari dans la France d'Ancien Régime 191

Le Semelier, admet dans « les conférences ecclésiastiques de Paris sur le Mariage »


que la pratique à l'égard des deuxièmes noces est devenue très souple « encore suivant l'avis
de Saint Charles on peut les bénir dans les lieux où la coutume a prévalu surtout lorsque
c'est une fille qui épouse un homme veuf. II y a même des lieux en Orient et en Occident où
c'est la coutûme de bénir des deuxièmes noces de même que les premières. Il faut suivre
l'ordre du rituel ; mais cela est défendu à Paris » M .
L'assouplissement de la position de l'Église sur ce problème de la bénédiction des
remariages est dû pour une grande part à la persistance des désordres que les autorités
ecclésiastiques voulaient supprimer. En refusant la bénédiction nuptiale aux remariages,
l'Église donnait malgré elle une forme de légitimité à la méfiance populaire... et au charivari.
Plus profondément, on peut se demander s'il n'y a pas entre la déficience cérémonielle du
remariage, telle que l'a ordonnée l'Église, et le charivari, un lien originel. A l'évidence, la
complexité rituelle du charivari, même si l'on s'en tient à ce que décrivent nos textes syno-
daux les plus anciens, avec son assemblage de musique dissonante, de quolibets, de mise en
scène nocturne, de déguisement et de rançonnement, traduit à la fois une volonté de consé-
cration et de censure.
Produire une désharmonie sonore et gestuelle pour résoudre une situation qui a provi-
soirement rompu l'harmonie des relations sociales et de l'économie matrimoniale ; annuler
par un effet d'équivalence le scandale d'un mariage anormal au moyen de conduites et de
paroles scandaleuses : il semble difficile d'éviter l'interprétation que Claude Lévi-Strauss a
développé de manière éclatante dans les Mythologiques 35, si l'on admet que le charivari
sanctionne à l'origine exclusivement les remariages, comme il semble difficile d'expliquer
la présence dans le rituel du charivari d'un dispositif aussi complexe sans y voir la réponse
à une situation de remariage. Or, les remariages exigeaient une intervention rituelle parti-
culière, un appui magique, non seulement parce qu'ils créaient une situation dangereuse
et conflictuelle, mais parce que le rituel ecclésiastique ne leur proposait qu'une consécration
incomplète. L'accompagnement populaire déjà soucieux en temps normal de renforcer, dans
les cérémonies de mariage, l'efficacité de l'opération religieuse, en y greffant une multitude
de précautions magiques ou de démonstrations publicitaires, devait redoubler d'activité
quand il s'agissait de remariages.
L'opération de censure était elle-même ambivalente. Elle devait sanctionner, c'est-à-
dire à la fois punir et légitimer. Deux textes synodaux de la première période mentionnent
le paiement d'une somme d'argent dont devaient s'acquitter les victimes d'un charivari. Les
statuts d'Odet de Châtillon, comte-évêque de Beauvais (1554) ordonnent « ut ab eis absti-
neant, ab eisdem conjugibus (il s'agit des mariés qui sont victimes de charivaris) pecunias
aut aliud quovis modo extorqueant ». « Lesquels », déclarent les statuts de Monseigneur
Dépinac, archevêque de Lyon (1577) en parlant des auteurs de charivaris, « n e cessent
commettre telles insolences et scandales jusques à tant qu'ils ayent des mariés tiré certaine
somme d'argent comme par force ». Ce paiement pouvait correspondre à une amende, à un
dédommagement du groupe social lésé, mais il symbolise en même temps la dépense (de
bruit, de désordre, etc.) que devait accomplir l'ensemble du rite pour devenir une opération
efficace. En quoi il s'apparente aux redevances folkloriques que l'on percevait à l'occasion
de certaines fêtes calendaires sur une classe d'âge ou sur un groupe professionnel, pour
accompagner le mouvement cyclique du temps.
Mikkaïl Bakhtine nous semble avoir admirablement analysé l'ambivalence de cette
censure dans sa description de « la culture spécifique de la place publique » 36 . Ambivalence

34. Le Semelier, Conférences ecclésiastiques de Paris sur le Mariage, Paris, 1713.


35. Lévi-Strauss, op. cit.
36. Mikkaïl Bakhtine, L'œuvre de François Rabelais et la Culture populaire au Moyen Age et sous la
Renaissance, Paris, 1970 (trad.).
192 A. Barguière

du rire qui « est joyeux, débordant d'allégresse, mais en même temps... railleur sarcastique,
il nie et affirme à la fois, ensevelit et ressuscite à la fois ».
Ambivalence du masque qui « traduit la joie des alternances et des réincarnations... la
joyeuse négation de l'identité et du sens unique... l'expression des transferts... des violations
des frontières naturelles ». Ambivalence de ce « chœur populaire riant » qui affirme à travers
l'inversion et la parodie, l'existence d'un monde (et nous serions tenter d'ajouter une
justice), « délibérément non officiai, extérieur à l'Église et à l'État ».
L'attitude de l'Église a sans doute précipité, sinon provoqué, un déplacement du sens
et du rite du charivari que l'on perçoit à travers nos témoignages plus tardifs. Paradoxa-
lement, ce que l'Église condamne dans le charivari, aux XVe et xvi e siècles, ce n'est pas sa
volonté de consécration (c'est-à-dire sa charge de « superstition ») mais sa volonté de cen-
sure : le refus de reconnaître la légitimité des remariages. En le présentant comme une opé-
ration de représailles, elle mettait en valeur les aspects agressifs du charivari au point de
rendre de moins en moins acceptable le pacte de complicité qui devait exister dans ce rite
entre les acteurs et les « victimes ». Les deux références à des extorsions d'argent que nous
avons citées apparaissent dans des textes de la seconde moitié du xvi e siècle et traduisent
sans doute une tendance des couples rançonnés à refuser de se plier à une obligation rituelle
de plus en plus agressive et de moins en moins sacralisée. Claude Noirot au début du xvn e
siècle déclare que le charivari « n'est autre chose qu'un tribut que les suppôts et clercs de
ces jours gras lèvent sur ceux qui, pendant l'année, sont entrées en secondes noces» 3 7 .
J.-B. Thiers décrivant, à la fin du xvn e siècle, les charivaris d'Aix-en-Provence, écrit que les
organisateurs « tirent un tribut des nouveaux mariés ou qu'autrement, ils assemblent tous
leurs officiers et toute leur séquelle le lendemain des noces vers le soir et font le charivari
pendant la nuit... Ce qu'ils continuent ensuite avec tant de violence et un si épouvantable
tintamare que si l'on ne leur donne ce qu'ils demandent, ils menacent de mettre le feu à la
maison... » 3 8 .
La dépense symbolique est devenue une amende où s'exercent à la fois le chantage et
la punition. L'évolution de cette pratique nous permet de comprendre dans quel sens a pu
se transformer l'ensemble du rite de charivari. En abandonnant son caractère compensatoire
et instituant qui lui faisait jouer le rôle d'adjuvant pour une consécration religieuse où la
communauté locale prenait le relais de l'autorité ecclésiastique, l'extorsion d'argent devenait
une pure procédure de censure et de contrôle. Trois textes synodaux de la deuxième période
sur dix, la citent comme élément du charivari ; mais deux de ces textes la citent également à
propos des mariages où l'un des conjoints vient d'une autre paroisse. Ce pourboire, exigé
en dédommagement par les jeunes célibataires de la paroisse (appelé fréquemment « vin de
mariage ») est dénoncé dans nos documents ecclésiastiques du xvn e siècle presque aussi
souvent que le charivari : sept des dix textes synodaux et sept des huit rituels qui condamnent
le charivari, le mentionnent.
Cet amalgame tient au fait que l'Église, comme nous l'avons indiqué plus haut,
condamne désormais pêle-mêle, toutes les démonstrations populaires qui accompagnent les
mariages. Mais il traduit également la diffusion de la procédure de l'amende symbolique
à d'autres situations et à d'autres rites que le charivari. Plus profondément, c'est le charivari
lui-même qui, en se spécialisant dans une fonction de censure, perd à la fois son ambivalence
et son identité. L'imposition des mariés n'est plus le privilège exclusif du charivari. Le
charivari n'a plus pour fonction exclusive de sanctionner et de consacrer les remariages.
Les très précieuses statistiques départementales des Préfets du consulat et de l'Empire
qui témoignent souvent d'une attention remarquable et toute nouvelle aux pratiques folklo-

37. Noirot, op. cit., 1609.


38. Thiers, Traité des Jeux..., op. cit.
Pratique du charivari dans la France d'Ancien Régime 193

riques, décrivent plusieurs fois des charivaris destinés à sanctionner autre chose que des
remariages. On peut donc penser que, dans la France du xvm e siècle, le charivari est devenu
un rite de censure polyvalent. Cambry dans la description du département de l'Oise 39 ,
région, si l'on en croit nos textes ecclésiastiques, fortement et anciennement charivarieuse,
signale à Tricot la coutume du charivari d'adultère « un usage très singulier, écrit-il, subsiste
encore dans ce pays : si quelque fille fait un enfant et qu'un homme marié en soit le père,
les garçons s'assemblent avec des cornets, des poêles, des grelots et font un terrible charivari
à la porte de l'homme et de la fille... » Or, ce type de charivari est attesté dans d'autres
régions, au xvm e siècle par les archives judiciaires. Ainsi à Tréguier en 1777, un homme,
Jean Lallevat est accusé par les frères Legneut d'avoir engrossé leur parente. « . . Il vient
d'être instruit par bruit public, que dans le jour d'hier vers sept heures du soir, il y a eu en
cette ville une assemblée illicite, une émotion populaire causée par un charivari, le plus
criminel dont il y ait eu d'exemple... que le nommé Jean Lallevat était l'objet de cette scène
tragique, qu'il fut traîné sur une claye par toutes les rues en cette ville... » 40 .
Ces dénonciations folkloriques des adultères sanctionnaient les couples mais aussi les
victimes, en l'occurence les maris trompés. Cambry 41 décrit un procès parodique fait à
Maignelay à l'occasion du carnaval qui vise les uns et les autres : fusion (tardive?) du chari-
vari et du vieux rite de la course à l'âne, attesté par les juristes aussi bien au début du xvn e
siècle 42 qu'au milieu du xvm e siècle : Fournel dans son Traité d'adultère signale, à Paris,
le rite « de promener sur un âne, le visage tourné vers la queue, le mari qui accusait sa
femme d'adultère... Cette méthode, dérivait d'un principe qui n'est pas tout à fait raison-
nable, à savoir que le mari est toujours la cause ou éloignée ou prochaine des infidélités
de sa femme... » 43.
La statistique du département du Nord décrit à Douai la coutume des Pinperlaux « les
garçons brasseurs réunis et masqués parcourent la ville au son de cornes et instruments
rendant un son grave et lugubre... Cette troupe masquée se présente devant les maisons où
la rumeur publique annonce qu'on fait mauvais ménage... » 4 4 Ce type de charivari dirigé
contre les querelles de ménage, contre les maris battus ou battants existe depuis longtemps,
dans la région. Il est décrit dans le journal du sayeteur lillois Chavatte pour l'année 1684 :
« En la maison de François Sallenbier, lequel dedans sa chambre y demeurait un homme
nommé Jean Martin lequel avait batu sa femme de verges... et y fit ce balez la le 9 du présent
mois au soir qui estait bien 11 à 12 heures et le 19 par le mardi fut chanté des chansons... » 45
Charivaris d'adultère, charivaris contre les querelles de ménage utilisent les mêmes procédés
(instruments dissonants, quolibets, équipées nocturnes) que les charivaris de remariages et
composent à première vue le même système symbolique : il s'agit de répondre par une
démonstration de disharmonie à une situation qui compromet l'harmonie sociale. Mais
s'y affirme aux dépens de toute autre fonction possible du rite, la volonté justicière de la
société proche (parents ou voisins) et son droit de censure sur la vie sexuelle ou conjugale
du groupe.
Le charivari politique que la littérature judiciaire, folklorique ou politique du xix e
siècle nous décrit abondamment aussi bien pour la France que pour la Grande-Bretagne
ne correspond pas non plus nécessairement à une métamorphose tardive du rite. Natalie
Z. Davis cite le cas d'un charivari organisé en 1576 à Dijon par « l'Ânerie de Mère Folle »,

39. Cambry, op. cit.


40. Archives départementales des Côtes-du-Nord, Série B, Regaires de Tréguier cité par A. Corre et
P. Aubry, Documents de criminologie rétrospective (Bretagne XVH'-XVIII' siècle), Paris, 1895.
41. Cambry, op. cit.
42. Cf. Noirot, op. cit., qui décrit la « Menée sur l'Asne ».
43. Fournel, Traité de l'Adultère, Paris, 1778.
44. Ch. Dieudonné, Statistique du Département du Nord, Douai, 1804.
45. Cité par A. Lottin, Vie et Mentalité d'un lillois sour Louis XIV, Lille, 1968.
194 A. Burguière

contre le grand Maître des Eaux et Forêts accusé de dévaster les forêts à son profit 46 . Au
xvm e siècle, à Montpellier, un homme fut l'objet d'un charivari sous l'accusation de charla-
tanisme. Mais il s'agit incontestablement d'une forme dérivée.
A cet égard, les interprétations du charivari que proposent Claude Lévi-Strauss et
E. P. Thompson 47 , la première compensatoire et consacrante, le secondaire justicière et
politique n'apparaissent incompatibles que dans la mesure où l'on prétend les appliquer aux
mêmes cas, c'est-à-dire tant qu'on refuse d'envisager la possibilité d'une évolution et d'une
dérive du rite. Or, l'intérêt essentiel de nos documents ecclésiastiques est qu'ils peuvent
nous aider à reconstituer sinon une véritable chronologie, du moins le cheminement logique
de cette évolution. Sollicité et provoqué par la répression religieuse, le charivari a intériorisé
le sens que lui attribuait l'Église. Il s'est écarté de sa fonction pseudo-sacramentelle (compen-
ser les insuffisances et les hésitations du rituel ecclésiastique face aux remariages) pour accen-
tuer sa fonction de censure et de dénonciation. Le contexte même de la répression qui devient
avec la réforme catholique de plus en plus globale et normative, l'incitait à devenir contesta-
taire et rebelle comme tous les autres rites populaires associés au mariage avec lesquels on
le confond et auxquels il communique ses moyens d'expression. Parallèlement, il tendait
à rationaliser son discours et à s'enfermer dans une conduite justicière. Comme l'ont fort
bien montré Natalie Z. Davis et Jacques Rossiaud, les groupes de jeunes, les institutions de
classes d'âge, promoteurs en milieu urbain à la fin du xv e siècle et au début du xvi e siècle
d'une activité carnavalesque qui canalise les tensions et freine la marginalisation des nou-
veaux adultes... ou des nouveaux venus, ont contribué à charger le charivari d'une agressivité
dénonciatrice. Mais également l'unanimisme du charivari, sa vocation à dépasser les barrières
de classes d'âge (comme l'indique nos textes ecclésiastiques), à rassembler toute la société
proche, le prédisposait, plus que tout autre rite, à devenir l'expression et l'instrument d'une
justice populaire, bravant les pouvoirs officiels et admise par tous. Délesté de ses liens sacra-
mentels avec les remariages, le charivari n'avait plus aucune raison de limiter sa compé-
tence à l'univers conjugal. Il étend son pouvoir de censure aux normes sociales, à la morale
économique ; il devient politique.

ANNEXE I

Statuts synodaux cités (France du Nord)

1404 Langres 1
1421 Langres / publiés dans Statuta Synodalia Lingonensis (Claude de Longui), Langres,
1 1538
1470 Langres ]
1529 Troyes: Statuta Synodalia Civitatis et Diocesis Trecensis... (Odard Hennequin),
Troyes, 1530.
1554 Beauvais : Constitutiones Synodales Civitatis et Diocesis Belvacensis (Odet de Coligny,
cardinal de Châtillon), Paris, 1554.
1566 Lyon : Statuta Synodalia Ecclesiae Metropolitanae et Primatialis Lugdunensis (Antoine
d'Albon), Lyon, 1566.

46. Davis, op. cit., p. 118.


47. E. P. Thompson, « ' R o u g h Music': le charivari anglais», AnnalesE.S.C., 2, 1972.
Pratique du charivari dans la France d'Ancien Régime 195

1572 Reims : Concile de Reims. Statuts Synodaux (Charles de Guise, Cardinal de Lorraine.
Reims, 1572 (in Gousset, Actes de la Province ecclésiastique de Reims, 1844, tome III),
1577 Lyon : Statuts et ordonnances synodales de l'Église. Métrop. de Lyon (Pierre d'Espinac)
Lyon, 1577.
1640 Saint-Omer : Statuta Synodi Diocesanae Audomarensis... (Christophe de France),
Saint-Omer, 1640.
1646 Beauvais : Statuts Synodaux de Messire Augustin Potier évêque et comte de Beauvais,
Paris, 1646.
1657 Châlons-sur-Marne : Ordonnances de Monseigneur l'Évêque et Comte de Châlons
(Monseigneur Félix Vialart), Châlons, 1663.
1659 Ordonnances synodales d'illustrissime et révérandissime père en Dieu Jean de Lin-
gendes, Mâcon, 1659.
1662 Amiens : Statuts publiés au Synode général d'Amiens (François Faure), Amiens, 1662.
1669 Beauvais : Ordonnance synodale de Monseigneur Nicolas de Buzenval, évêque-comte
de Beauvais (in Gousset, Actes de la Province ecclésiastique de Reims, 1844, tome IV).
1673 Noyon : Statuts synodaux du diocèse de Noyon (François de Clermont-Tonnerre),
Saint-Quentin, 1677.
1680 Troyes : Statuts et Règlements publiés au Synode général de Troyes (François Bou-
thillier) (in Abbé Lalore, Ancienne et nouvelle discipline du diocèse de Troyes, Paris,
1882).
1696 Amiens : Statuts synodaux du diocèse d'Amiens (Henri Feydeau de Brou), Amiens,
1696.
1699 Beauvais : Statuts de Monseigneur le Cardinal de Jauson-Forbin évêque-comte de
Beauvais..., Beauvais, 1699.

ANNEXE II

Rituels cités (France du Nord)

Cote B.N.
1637 Beauvais : Rituale Bellovacense.
1646 Paris : Rituale Parisiense (J.-F. de Gondy), Paris, 1646. B 1744 Rés.
1647 Boulogne: Rituale Sive Manuale Ecclesiae Boloniensis (Monseigneur
François Perrochel), Paris, 1647. B 29000
1649 Châlons-sur-Marne : Rituale Sive Manuale Eccl. Cathalaunensis (Félix
de Vialard), Paris, 1649. B 1769
1660 Troyes : Rituale Seu Manuale Ecclesiae Trecensis (Monseigneur Fran-
çois Malier), Paris, 1660.
1679 Langres : Rituale Lingonense (Monseigneur Arnaud de Simiane de Gor-
des), Langres, 1679. B 2815
1689 Chartres : Rituale Carnetense (Ferdinand de Neufville), Chartres, 1689. B 1757
1725 Beauvais : Manuale Bellovacense (Monseigneur Beauvilliers de Saint-
Aignan), Paris, 1725. B 1774
Contentieux social et utilisation variable
du charivari à la fin
de l'Ancien Régime en Languedoc

NICOLE CASTAN

Spectacle populaire traditionnel, plus ou moins institutionnalisé, le charivari et la paillade


ont connu une longue faveur dans les provinces du Midi de la France l . Les résultats que
nous proposons, centrés sur les dernières années de l'Ancien Régime, sont tirés des procé-
dures criminelles de Languedoc, Gascogne et Haute Guyenne. Il ne s'agit pas d'une étude
ethnologique, mais plutôt d'une enquête à partir de documents qui révèlent les mobiles de
l'action des différents acteurs de la manifestation et la montrent dans sa réalité vécue par
les contemporains. La justice en effet se propose d'établir les responsabilités respectives et
de fixer les dommages subis.
Traditionnellement, le charivari est destiné à sanctionner publiquement certains man-
quements aux mœurs. Un code tacite en a plus ou moins réglementé les occasions : inégalités
dans le mariage et déviances de la morale sexuelle (remariage, disparités d'âge et de condi-
tion, adultère, « libertinage » des filles). C'est le charivari classique ; il n'apparaît pas dans
sa réalité numérique devant les différentes instances judiciaires, sollicitées seulement dans
les outrances : justices ordinaires seigneuriales et royales pour diffamation, justice prévôtale
en cas d'émeute, recours au Commandant en chef de la province (l'autorité militaire), si le
seuil tolérable de désordre est dépassé. Bien qu'il soit interdit par les arrêts du Parlement
de Toulouse (5 pendant le seul xvi e siècle), et en 1772 du Conseil Supérieur de Nîmes et par
décision du Commandant, le charivari est de fait toléré par les autorités et intégré dans la
vie sociale, au même titre que la fête baladoire ou carnavalesque 2 . L'opinion l'exige, qui
l'attend et l'apprécie comme tout spectacle bien orchestré. Une loi non écrite préside donc
à son déroulement ; les autorités ferment les yeux, à condition que les deux parties jouent
le jeu ; la victime doit se prêter de bonne grâce au rachat (1'« arroumègue » ou paiement de
la « Pâlotte »), et le groupe de la Jeunesse n'excédera pas le seuil coutumier 3.
Dans la réalité, l'occasion est trop belle pour que la fête rituelle ne soit pas détournée
de son but et que la Jeunesse n'en profite pas pour exprimer frustations et revendications
d'un ordre tout différent. Le phénomène n'est pas nouveau 4 ; par contre, dans la seconde
moitié du xvm e siècle, les tensions évoluent et s'exaspèrent. Or, dans une région comme le

1. Charivari est le terme le plus généralement utilisé; la paillade est plus précisément réservée à sanc-
tionner les abus d'autorité de la femme à l'intérieur du couple o u en cas d'adultère; par exemple, la femme
qui va chercher son mari au cabaret (Conseil Supérieur de Nîmes, 1771).
2. Le comte de Périgord, c o m m a n d a n t en chef en Languedoc, adresse en 1788 aux consuls des villages
u n e lettre circulaire p o r t a n t défense tant aux jeunes gens q u ' a u x autres de faire charivari quand quelqu'un
se mariait (Archives départementales de l'Hérault — A D H —, C 6825).
3. « Arroumègue » o u droit de « pâlotte », rançon en n a t u r e o u en argent fixée p a r l'usage (Archives
départementales de Haute-Garonne — A D H - G —, B 5233).
4. II est en de même pour le carnaval.

Le charivari, École des Hautes Études/Mouton, pp. 197-205.


198 N. Gastan

Languedoc, riche d'une tradition bien ancrée, le procès peut révéler si la dérision du charivari
s'est prêtée à l'expression de révoltes et de haines sociales propres à un âge prerévolution-
naire. La question se pose en référence à une pratique nouvelle de l'autorité administrative
et judiciaire, plus exigeante en matière d'ordre public. En somme, le rituel populaire a-t-il
véhiculé une revendication nouvelle face à un pouvoir qui se veut plus contraignant?

1. Caractères tradi-conservateurs du charivari

Précisons d'emblée que le formalisme judiciaire ne laisse subsister aucune ambiguïté sur la
nature des désordres auxquels la Jeunesse se livre au cours de l'année : fêtes votives, tirage
au sort de la milice, carnaval, charivari et paillade sont nettement différenciés. On note une
prédilection marquée de ces deux derniers à se situer dans les trois premiers mois de l'année,
temps fort du calendrier ludique. La période y prête, par ses ripailles qui précèdent les inter-
dits du Carême ; elle est aussi marquée par un rythme de travail moins pressé et par un
nombre accru de mariages; 90% des 50 charivaris, prélevés à titre d'échantillon entre les
années 1770 et 1790, se sont déroulés à cette époque de l'année. C'est aussi parce que, sur
la lancée des jeux du mardi gras, les autorités ne peuvent guère refuser leur autorisation à
une jeunesse, « dont il faut bien tolérer les amusements honnêtes en temps de Carnaval »,
soit 4 tambours à Remoulins en 1744 pour convoyer chaque soir une paillade 5 .
A noter qu'une pareille sanction, réservée aux mariages scandaleux et aux abus d'auto-
rité féminine, ne se justifie plus au x v m e siècle ; ces irrégularités conjugales et sexuelles ne
sont plus ressenties profondément comme blâmables, du moins les remariages et les diffé-
rences d'âge ou de condition ; il y a beau temps que les premiers sont entrés dans les mœurs
et c'est surtout le ridicule qui atteint le « ranquinot » qui convole pour la troisième fois, ou
le vieillard promis à une «jeunesse » 6 ; par ailleurs, la mobilité sociale et géographique a
amené un nombre suffisamment croissant de transfuges à se marier hors de leur milieu
d'origine, pour que le fait ne soit plus perçu avec autant d'acuité.
U n trait constant demeure : cette rançon grotesque est prise en main par la jeunesse ;
encore faut-il en préciser la notion grâce à l'interrogatoire en justice qui fournit l'âge et la
catégorie socio-professionnelle des inculpés et des témoins. Or, la classe d'âge qui manifeste
est loin d'être homogène ; si, au total, la masse de manœuvre oscille entre 19 ans et 28 ans
avec une moyenne située à 25 ans environ, on relève un âge plus tardif chez les meneurs :
45 ans à Roquefeuille en 1789, 30 ans à Thoiras en 1782, 40 ans à Caveirac en 1780. En
revanche, l'état de célibataire leur est commun, quel que soit leur âge ; là se situe le véritable
clivage entre les jeunes et les autres, que l'on retrouve aussi dans les assemblées de danse,
où l'exclusion frappe les hommes mariés. A Sauve, on assimile les jeunes à ceux qui « vivent
sans soin», des hommes libres d'engagement familiaux et qui n'assument qu'une respon-
sabilité personnelle, forcément limitée 7 ; d'autant que sur le plan socio-professionnel, c'est
la jeunesse pauvre qui fournit le gros de la troupe ; en milieu rural, les travailleurs et les
brassiers, « les non-ménagers » précise-t-on au Caylar (Lodève) en 1787, les magnassiers
et les ramasseurs de feuilles de mûriers dans le diocèse de Nîmes, confortés par deux à trois
catégories d'artisans, essentiellement les tisserands, les forgerons et les aubergistes 8 ; dans
les bourgs et les villes, la différenciation professionnelle s'accentue avec une participation
par métiers qui n'exclût pas la collaboration. Tout dépend de l'activité de la ville; évi-
demment, on rencontre toujours à Sète les tonneliers, à Clarensac les faiseurs de bas, à

5. Avec autorisation du Commandant de la place à Aigues-Mortes (ADH, C 6824).


6. Pour le veuf de Mirande qui se marie pour la troisième fois en 1782, charivari de deux jours au cours
duquel tout son vin fut répandu.
7. A Sauve, la jeunesse est ainsi désignée (ADH, C 6825).
8. A D H - G , B 5296.
Charivari à la fin de l'Ancien Régime en Languedoc 199

Limoux les chapeliers ; mais à Toulouse, en 1784, lors d'un charivari organisé contre deux
filles du quartier Saint-Cyprien, accusées de fréquenter aussi assidûment que licencieu-
sement des commis marchands, on trouve la gamme de métiers qu'offre normalement un
faubourg populeux de grande ville ; les charpentiers voisinent avec les taverniers, les fripiers,
les chapeliers, les garçons perruquiers, les tonneliers, les cordonniers, les tailleurs de pierre,
en tout une bonne trentaine d'hommes qui se rassemblent ainsi chaque soir 9 .
En revanche, les meneurs, sans nécessairement appartenir à la « Jeunesse dorée »,
viennent de couches sociales plus élevées. Il leur faut, en effet, avoir un poids suffisant pour
mobiliser leurs troupes, des protections indispensables en cas d'excès pour répondre en
justice et des moyens financiers qui leur permettent d'engager des frais 10 . Un exemple pris
dans une petite communauté du nord du diocèse de Nîmes, Dourbie 1 1 ; la population est
dispersée sur une quinzaine de hameaux, de difficiles communications entre eux, car la
région est « montueuse ». Les chefs du charivari, tous ménagers, ont donc dû aller tirer de
leurs maisons les travailleurs et les valets, « on voyait les maîtres se faire suivre de leurs
bergers et de leurs domestiques » ; les rapports de dépendance se vérifient aussi à cette occa-
sion. Une certaine instruction n'est pas moins utile pour rimer et parsemer de citations la
chanson, pourvoir à l'impression et rédiger les placards grotesques 12 . Au village, le rôle
(qui les désigne d'emblée au soupçon) est tenu le plus souvent par le praticien ou le régent,
bien que ce dernier allègue en justice « qu'il a des occupations assez sérieuses pour ne pas
se livrer à de pareilles frivolités ». En milieu urbain, des artisans, mais fils de maîtres, des
commis marchands, des notaires, des intellectuels de bas niveau, tous gens appartenant au
moins à la petite bourgeoisie. C'est un triumvirat qui répond, à Béziers en 1783, du châ-
timent d'un mariage inégal entre un boulanger et une fille de négociant ; on décrit ces jeunes
bourgeois « vêtus à l'anglaise avec des boutons des deux côtés de leur habit et des manches
boutonnées » ; de leur état, ils appartiennent à la chicane et à la boutique, sans compter
un maître de musique et un abbé en fuite ; le frère de la fiancée y prête la main, « vous ferez
bien et je vous donnerai à goûter », ce qui en dit long sur le ressentiment familial à l'égard
de la mésalliance 13 .
Dans tout cela, aucune allusion à l'institution de la Jeunesse avec son abbé élu, ses
règlements et ses prérogatives ; non que la justice refuse de la reconnaître, puisque la mention
en apparaît dans les plaintes pour les excès de carnaval ou les « battestes » (rixes) entre bandes
de territoires voisins ; simplement, il n'en a été trouvé aucun écho à propos du charivari,
alors que, devant le tribunal, suppliants et témoins n'hésitent pas à relater dans le détail
le déroulement complet du processus, d'initiative partiale au milieu d'un large acquiescement.
Un aspect essentiel à retenir est le rayonnement et la publicité donnée à la réprobation
collective par la chanson et le placard ; la Jeunesse joue assurément sur l'extrême prompti-
tude de tous à « chansonner » malicieusement. Élaborée souvent au cabaret, la chanson du
charivari se répand dans le public ; par la voie orale confiée aux incultes et aux enfants (on
leur fait boire du vin blanc à Toulouse pour stimuler leur zèle) dans les lieux publics et
surtout dans les foires ; par l'écrit affiché et même imprimé, mais dans la ville voisine pour
plus de précaution (à Cahors et à Narbonne, si le spectacle se donne à Figeac ou à Béziers) ;
les frais sont alors couverts par une souscription qui passe sous le manteau. Une diffusion
à tous les niveaux est assurée par le double emploi du français et de « l'idiome gascon ou

9. A D H - G , B 7510.
10. U n meneur disait qu'il « répondait de tout car il était protégé par des gens de considération »
(ADH-G, B 8693).
11. ADH-G, B 7778.
12. U n exemple: « Pourquoi la femme aux cheveux gris se pique de jeunesse, je puis avec mes beaux
habits me piquer d'ajustesse. Elle croit à ce qu'on dit, être encore jeune et belle et moi je dis de mon habit
qu'il est usé comme elle », signé le marquis de la Merdoudière (ADH-G, B 5515).
13. A D H - G , B 6933.
200 N. Castan

de la langue vulgaire » pour l'écrit ; mais on chante en langue d'oc sur un air obligeamment
indiqué, selon l'usage : « de Jean Nivelle mon ami », par exemple 14 .
Tout l'art est bien de faire rire et d'atteindre la victime sans tomber dans l'outrance ni
exposer la responsabilité des auteurs ; le licite est contenu dans d'assez étroites limites ; dans
la chanson comme dans le spectacle, il faut savoir doser, en tenant compte du rang, les
insultes et obscénités permises parce que rituelles, du type « Janot de qui les cornes seraient
plus longues que le chemin de Nîmes si elles sortaient », et les allusions perfides grâce à
l'emploi de sobriquets transparents pour le public passionné par le jeu ; par exemple, Grésil,
Grésille, Lucrèce et le petit Grégoire de Villemagne sont attribués au bourgeois de Ville-
pinte, à sa femme trompée, à sa maîtresse et à l'enfant supposé issu de la liaison 15 . Chaque
charivari a, de ce fait, sa physionomie propre où l'imagination des jeunes peut se donner
libre cours et se révéler au public dans une mise en scène assez répétitive mais non contrai-
gnante ; le tout est de rester dans les limites permises du chahut et de la ripaille sans dégâts
outranciers.
Au total l'institution constitue un excellent exutoire à l'effervescence juvénile ou à des
tensions agressives qui auraient débouché sur l'injure, sur la violence interindividuelle et le
procès. La farce tonitruante désamorce les conflits et dilue le ressentiment dans le rire ;
d'autant que la contrainte collective et la garde de la morale sexuelle est confiée à ceux-là
même que le mariage tardif (encore retaidé au xvm e siècle) oblige à la respecter 16 . C'est
donc une forme de correction autocollective plus mesurée par le rituel que par l'éclat de
différends privés, dont beaucoup ont dû être prévenus par la peur d'une réprobation aussi
bruyamment exprimée. En Languedonc, la mère de Pierre Rivière n'aurait pu accabler
aussi totalement son mari sans encourir une paillade retentissante 17 . Le procédé est donc
tonique dans une société où les différences de niveau sont peu accentuées.

2. Périls implicites d'une forme de réaction peu institutionnalisée

Le charivari prête aux débordements et aux excès. Justement parce qu'il s'inscrit dans un
cadre peu contraignant, il entraîne le renouvellement du rite et la verve populaire s'échauffe
dans une mise en scène que stimule le public. Certes le code établi aurait pu éviter la déme-
sure. Ce n'était guère compatible avec une organisation groupant les éléments les plus impul-
sifs et à finalité volontiers ripailleuse et débridée. C'était alors à l'autorité municipale ou
judiciaire de limiter les dégâts ; à voir le nombre des plaintes en justice et surtout des recours
à l'autorité militaire, on en doute. Le charivari n'est pas d'ailleurs le seul mis en cause ; il
n'est qu'un prétexte parmi d'autres, saisi au vol à tout propos et hors de propos, par une
jeunesse « qui aime donner de la salade » et partout « très nombreuse », comme l'on dit à
Saint Hippolyte 18 . Elle se manifeste avec la même impétuosité tout au cours de l'année, et
particulièrement le dimanche, du carnaval à Noël, sur les champs de foire, lors du tirage au
sort de la milice et dans les pèlerinages ; « Jeunesse effrénée », « Jeunesse libertine », « Jeu-
nesse déréglée », c'est un leit-motiv. Le ton, avec le rythme des doléances, monte au fur et
à mesure que les années passent ; elles font état de l'intensité des troubles apportés à l'ordre
public.

14. A la nouvelle épouse du veuf: « Lauriole, tu te coiffes à la grecque, tu n'es pas en peine de rendre
ce que ton mari a si souvent emprunté, tu te coiffes à la grecque mais tu te coifferas bien mieux, tes épingles
de frisure feront des manches de couteau » (ADH-G, B 5515).
15. A D H - G , B 8074.
16. Cf. Y. Blayo, « Mouvement naturel de la population française de 1740 à 1829 », Population,
n° spécial, nov. 1975, p. 15-111.
17. Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère, présenté par M. Foucault, Paris,
Gallimard («Archives»), 1973, 350 p.
18. ADH-G, C 6824.
Charivari à la fin de l'Ancien Régime en Languedoc 201

Reste que le charivari y est particulièrement propice, parce que la responsabilité diluée
sur un grand nombre est difficile à établir (le port du masque ou du déguisement et le refus
de parler des témoins n'arrangent rien) ; à la faveur aussi d'une tolérance que les autorités
sont bien obligées de lui consentir, sous la pression d'une opinion publique avide de ces
spectacles pimentés et forte de la tradition. Tout peut donc arriver sans nul besoin de prémé-
ditation. Il suffit de l'initiative de quelques « boutefeux » qui en imposent par leur audace
et leur autorité. Ils entraînent dans leur sillage une troupe de jeunes, prêts à les suivre pour
faire la fête. Or, beaucoup sont sans argent, de poche plus précisément, et cela même s'ils
sont des fils de famille aisées qui les maintiennent longtemps en tutelle ; pour les autres, ils
prolongent leur célibat, justement faute de moyens de s'établir, au sens global du terme. Les
curés le signalent : « ils manquent d'argent », disent-ils, et il leur en faut pour s'amuser. Le
prieur de Loudun explique qu'ils le ressentent cruellement, depuis qu'un billard, donnant
à boire du café, de l'eau de vie et des liqueurs, les attire une partie de la nuit ; et partout la
passion des jeux de hasard fait fureur 1 9 . Avides de plaisirs, tenus normalement à l'écart du
cabaret et du jeu, ces désoccupés ne demandent qu'à s'enrôler derrière quelques fortes têtes
qui les mènent au charivari comme à une expédition. N'est-ce pas la promesse de ripaille
gratuite et de participer à cette « société de fricasseurs » qui scandalise les adultes? Autre
bonne raison de collecter de l'argent, l'enthousiasme pour les courses de taureaux qui
régnent dans les plaines du Bas Languedoc. Quel que soit le but poursuivi, le charivari ou
la paillade fournissent un bon prétexte de rançonner les familles ; ainsi les bandes de villages
se constituent un trésor de guerre ou se font offrir les bêtes pour la course, quitte à déclen-
cher la farce si la somme ne suffit pas, on si les bœufs livrés par le nouveau marié n'ont
pas donné satisfaction le dimanche sur la place 2o.
Le charivari glisse ainsi du blâme public, sanctionnant les atteintes à la morale collec-
tive, à la pure et simple exaction ; sans distinction de premières ou de deuxièmes noces ni
considération d'âge et de condition. II suffit que l'apparence y soit, annonce de mariage,
fiançailles, ou simplement un bruit lancé sur la conduite d'une femme, pour le déclencher.
Le droit de pâlotte, fixé en moyenne à 3 ou 6 écus, devient extorsion arbitraire de fonds,
un louis d'or dans le diocèse d'Uzès, 50 écus dans celui de Mirepoix, 30 livres sont imposées
aux jeunes métayers des environs de Montpellier qui ne peuvent les payer. A Loudun, en
1784, les jeunes guettent les fiancés à l'entrée de l'église pour se faire payer l'offrande, mais
ils les attendent à la sortie et les convoient jusqu'au soir ; ou bien ils enlèvent les fiancées,
tenues ainsi en otages ; dans les bourgs, les consuls remarquent qu'« ils abusent surtout de
l'ignorance et de la timidité des gens de la campagne» 21 . Mis en goût, non seulement ils
multiplient les occasions mais ils le font durer : un charivari reprend « tous les soirs » à
Florensac, il dure plus d'un mois à Gignac, deux mois même à Parignargues, avec souvent
des accalmies au milieu de la semaine pour repartir de plus belle le samedi soir 22. Une
atmosphère de chahut permanent s'installe; la contagion et l'entraînement coagulent la
troupe et font rebondir la festivité qui dégénère au gré des rencontres ou des réactions des
habitants; il suffit à Alzon, en 1774, que la famille d'un malade supplie les batteurs de caisse
de s'arrêter pour que le charivari redouble; il dure toute la nuit et se termine par des actes
de vandalisme en un « massacre » de vitres brisées et de margelles de puits renversées23.
C'est désormais le hasard et l'occasion qui préside à son histoire et à son achèvement.

19. ADH-G, C 6872 sq.


20. Ibid., C 6820-6825; en octobre 1788, les jeunes mariés doivent payer 3 louis « p o u r faire courir
les bœufs ».
21. Ibid., C 6868.
22. Ibid., B 8693.
23. Archives départementales de l'Ardèche, 25 B 25 (et arrêt du Conseil Supérieur de Nîmes
du 23 février 1773 interdit toute paillade à peine de 100 livres d'amende).
202 N. Castan

Un tel climat prédispose aux explosions de fureur que l'ivresse renouvelle ; il est normal
que remontent des profondeurs des animosités étrangères au prétexte rituel ; en cours de
représentation, on change de bouc émissaire et on s'en prend aux ennemis détestés; très
typiquement, les jeunes brassiers de Villeneuve, dans le diocèse de Béziers, font dégénérer
un banal charivari en déchaînement contre les moissonneurs étrangers, compagnons du
marié, pour « les rebuter de venir et de pouvoir rançonner les propriétaires et faire payer
bien cher la moisson » : le rituel populaire au service du monopole de l'embauche. Une
haine tout aussi vive anime le charivari organisé par la jeunesse protestante de Parignargues,
en 1779, contre un chirurgien nouveau converti épousant une jeune catholique; en l'occur-
rence, ce n'est pas le remariage qui est châtié, mais bien évidemment la trahison et le
reniement 24 .
De fait, les ressentiments les plus divers peuvent s'exprimer par ce canal ; accaparée
et détournée, la représentation a l'avantage de donner un retentissement large et public à
une vengeance ou à une persécution. Bien sûr elle a servi à assouvir les dépits d'amoureux
évincés et d'autant plus bruyamment que la rebuffade était connue et commentée avec
malice. Jean Balsan, dit le Riche, ménager de 25 ans et vrai coq de village, est atteint au
plus vif de son honneur par le refus d'une fille de ménager ; il doit relever l'affront « que le
coquin de père lui a fait ». Le mariage de la susdite est prévu pour le mardi 17 novembre.
Dès le dimanche 15, le Riche a battu le rappel des jeunes ; il en attroupe une trentaine et,
le jour de la noce, il orchestre un charivari féroce ; la maison est assaillie aux cris de « foutu
cocu, foutue putain » ; dans un tapage infernal et discordant, ils hurlent que tous les garçons
ont eu la mariée « plus de dix-huit furent nommés » ; la nuit durant, les vagues de cris alter-
nent avec les jets de pierres, les insultes et les battements de caisse ; terrorisée, la noce se terre
et n'osa sortir qu'au jour levé après que la jeunesse se fût retirée. Mais l'honneur du Riche
est sauf 2 5 . Même mouvement de dépit chez les jeunes artisans de la classe inférieure, les plus
soumis aux contraintes sexuelles, contre les filles de leur milieu qui leur préfèrent les jeunes
gens de la catégorie supérieure, commis marchands ou praticiens. La disproportion dans le
choix anime la juste rancœur du Sieur Verniol, négociant de Figeac, vexé de s'être vu succes-
sivement préféré un bourgeois, un président à mortier (Mr de Boutaric) et enfin un chanoine.
Pour accueillir leurs hommages, la demoiselle Davines, fille elle-même de négociant, a boudé
ses assiduités. Il a perdu la face et on en rit à Figeac et dans les foires des environs. Rien
ne sera donc épargné pour châtier la belle : la farce et la chanson, répandue à foison, où on
lui fait dire, « cette ville fut mon berceau, tout le monde admira mes charmes, le gros bour-
geois, le damoiseau, tout a vu mes premières armes... mon père fut mon maquereau... » En
somme, le charivari redonne à l'humilié le rôle de meneur de jeu et compromet la stratégie
matrimoniale de l'intéressée (n'oublions pas que l'honneur féminin exige une réputation
sans tâche). Éconduit mais triomphant, l'amoureux impose sa loi et réduit l'autre à la
défensive 26 .
On voit le commode paravent que constitue le rite populaire pour exprimer des haines
solides; il suffit d'attendre le prétexte traditionnel, l'étendant au plus banal des mariages
ou à une infidélité vraie ou supposée. Les querelles de succession et d'une façon plus géné-
rale les tensions familiales s'expriment ainsi à l'occasion, tel bourgeois gascon se voit alors
qualifié de « loup garou viedaze et de roi noir » au cours d'un charivari retentissant. Entre
petits bourgeois, les jalousies, avivées par la prétention de certains « à vivre au-dessus de leur
état », peuvent déboucher sur une paillade très parodique. La femme est alors prise à partie :
« Cadavre ambulant, putain publique qui a pollué deux hommes à la fois dans une certaine
maison » 27 . La motivation apparaît plus clairement lorsqu'il s'agit de profiter du mariage

24. ADH-G, C 6709.


25. Ibid., B 6536.
26. Ibid., B 5041.
27. Ibid., B 4505.
Charivari à la fin de l'Ancien Régime en Languedoc 203

du garde-chasse du seigneur (de Cassagnoles, Gard, région où sévit le braconnage), pour


faire éclater le ressentiment qu'un personnage aussi détesté a accumulé. La fureur populaire
exige le charivari, bien qu'il ait offert avec affabilité du vin et de l'argent à la jeunesse « en
ami de la paix et ennemi des désordres » ; n'importe, il sera accusé d'être un « paillard et
un débauché, d'avoir empoisonné sa première femme et l'argent qu'il a ne l'a pas fait suer » 28
Dans ces occasions, le charivari est plus opérationnel que la diffamation ou l'agression.
Il se fait féroce et l'on sait que des accusations ils restera toujours quelque chose. Mais la
jeunesse change de rôle ; elle devient un instrument, et salarié, mené par d'autres person-
nages qui, eux, n'apparaissent qu'en justice. Le but recherché est l'humiliation durable des
victimes, ou leur rejet de la communauté. On les oblige à offrir leurs dons, non plus comme
un rituel mais comme une rançon qui devient aveu de la faute et correction publique ; sans
compter les parodies de jugement, en rappel du charriot de Malgouverne, auxquelles les
protagonistes se livrent parfois ; pareil simulacre du pouvoir judiciaire enchante la foule.
Rappelons le cas de Villepinte avec son classique ménage à trois, Grésil, Grésille et Lucrèce.
Un charivari plus sophistiqué fut imaginé (on est en milieu bourgeois) ; devant un public,
ameuté au son de la caisse, on dresse un théâtre sur la place pour y jouer la comédie, dans
laquelle les acteurs reprennent les rôles du trio, face à une cour de justice, avec juge, officier,
procureur et greffier ; vers obscènes, chansons infâmantes..., puis le jugement fut prononcé ;
après quoi la cavalcade des acteurs fit le tour de la ville avant de se rendre devant le logis
des victimes qui furent montrés du doigt dans le vacarme des instruments : et « ils furent
forcés d'avaler jusqu'à la lie le calice d'infamie ». La réponse à une injure aussi retentissante
ne pouvait être que le triomphe en justice et la réparation solennelle ; mais le théâtre a changé
et le charivari n'est que le premier acte 29 .

3. Déviations et prétentions nouvelles

A la fin de l'Ancien Régime et plus particulièrement à partir des années 1765-1770, des
charivaris différents naissent d'une double contrainte ; pris entre les exigences plus précises
du pouvoir et des finalités nouvelles que les meneurs veulent lui faire assumer, il sort de sa
compétence propre à la vie privée dont il est chargé de faire respecter la morale. Certes cette
tendance s'est perpétuée et a encore une belle carrière devant elle ; mais les déviations se
multiplient et pas seulement celles d'une jeunesse avide de s'affirmer dans la fête et d'y
assouvir ses appétits et ses agressivités ; plus que jamais le vieux rite populaire paraît extrê-
mement favorable à l'expression de la contestation.
Ds fait, il rencontre une hostilité grandissante de la part du pouvoir pour qui il est
essentiellement facteur de troubles et d'émeutes. Les responsables locaux sont sévèrement
rappelés à l'ordre et sommés de faire respecter les interdits ; les consuls de Remoulins se
voient ainsi expédiés quelques jours en citadelle pour avoir autorisé une paillade et ceux
de Saint Gaudens sont vertement blâmés d'avoir toléré un charivari extrêmement bruyant 30 .
Au vrai, les autorités supérieures, faute de moyens, sont bien empêchées de faire exécuter
leurs ordres ; quant aux consuls ou aux juges, aux prises avec un public très attaché à ce
genre de manifestations et de jeunes organisés en corps, ils sont obligés de fermer les yeux ;
tout au plus peuvent-ils négocier comme à Loudun, où ils obtiennent de la jeunesse une
« paix de Dieu » : pendant les fêtes de Noël plus de persécutions aux jeunes mariés et plus
de tapage, mais ce n'est qu'une trêve éphémère et fragile 81. Certes dans les villes, les officiers

28. Ibid., B 5515.


29. Cf. M. Grinberg « Carnaval et Société urbaine du xiv* au xvi® siècle, le Royaume dans la ville »,
Ethnologie française, t IV, n° 3, 1974, p. 215-244; et N. Zemon Davis, Society and Culture inEarly Modem
France, Stanford University Press, 1975, p. 96 sq.
30. ADH-G, C 6865.
31. Ibid., C 6870 et sq.
204 N. Castan

obtiennent plus de succès dans leur rappel des ordonnances, au point que la jeunesse de
Béziers (bourgeoise il est vrai) hésite à se lancer dans un charivari, malgré les cris d'une
populace pleine de mépris pour « cette jeunesse peureuse ». D'une façon générale, l'impuis-
sance des autorités débordées, car la crise financière interdit tout espoir d'augmenter leur
main-forte, a beaucoup aidé au détournement du charivari. En outre, la classe d'âge des
20-30 ans, en forte expansion numérique, a son avenir bouché par la catégorie des 30-60 ans
presque aussi pléthorique ; dans le même temps, la hausse des prix, que les salaires ne suivent
pas, la réaction féodale ou l'essor du capitalisme agraire menacent leurs chances d'établis-
sement 32. Dans une conjoncture aussi défavorable, rien d'étonnant de voir les jeunes prendre
en main leurs propres revendications ou suivre les directives de meneurs de condition supé-
rieure qui trouvent commode et efficace d'entrer dans un sociodrame en rayonnement aussi
large. On y retrouvera dès lors les protagonistes des principaux conflits du temps. Les riva-
lités de clans à l'intérieur de la communauté trouvent tout particulièrement un écho. On
sait les luttes d'influence pour la dominer. Un exemple suffira à le faire comprendre. En 1781,
un bourg de la sénéchaussée de Nîmes, Saint-Martial, est déchiré par une violente querelle
qui tourne autour de la nomination des consuls ; l'enjeu est d'importance. La seigneurie
est administrée par la dame de Saint-Martial, veuve d'un président à la Cour des Aides de
Montpellier, au nom de son petit-fils. Elle revendique le droit de désignation; l'affaire a
déjà été jugée en Parlement et tranchée en sa faveur ; en conséquence, elle impose son consul,
le Sieur Roqueplane. Le clan rival, qui veut s'emparer de la communauté en profitant de
l'absence du seigneur, est mené par la bourgeoisie foncière, ou chicanière (praticien, notaire,
greffier) et par le chirurgien ; ils suscitent une superbe paillade, qui se déroule selon le rite
le plus classique, avec la sarabande des masques affublés d'oripeaux distinctifs et de sobri-
quets transparents, que la chanson imprimée vulgarise aux alentours ; pour le consul, on
hésite entre « perruquasse » pour tourner en ridicule ses prétentions et sa morgue de parvenu,
et « paillasse », parce qu'il avait beaucoup vanté dans le lieu une machine à vanner le blé,
vue « dans un autre pays » et appelée paillasse ; sa femme est « le gros canon » ; son fils,
« Bourniquel » (le myope), parce qu'il a la courte vue, et sa bru est « la chèvre goîtrée » ;
des figures de paille portant perruque sont solennellement promenées et publiquement
brûlées devant le domicile des Roqueplane, aux cris de « Vize la paillasse, Pilate... »; les
leaders qui ont pris pour insigne la cocarde veulent contraindre la Dame à choisir les consuls
sur une liste présentée par les notables locaux. Pour cela, faute d'espoir dans une solution
de justice, il leur faut chasser le titulaire, comptant bien qu'après son départ personne
n'osera collaborer avec le seigneur; la jeunesse, embauchée, s'en donne à cœur joie ; on a
d'ailleurs fait jouer tous les liens de dépendance et ceux qui refusaient de chanter se voyaient
menacer d'un recouvrement immédiat de leurs dettes. Bref, un charivari, instrument de
conquête du pouvoir municipal 33 ; de vengeance aussi, comme ceux organisés lors des
mariages de praticiens et des hommes d'affaires qui ont mis les Cévennes en coupe réglée,
des collecteurs d'impôts, des agents du Seigneur, de tous ceux qui incarnent une autorité
détestée et menaçante parce qu'elle met en péril l'équilibre de vie existant (par le refus des
droits d'usage par exemple).
Le curé lui-même est mis en cause, non pour la dîme, qui ne lui profite guère, mais
pour le refus de la fête populaire ; au nom d'une morale rigoriste qui lui fait interdire les
divertissements de la jeunesse. A Domnac (Vivarais), les jeunes vont entretenir contre leur
curé, « inexorable », une guerre sans merci rythmée de révoltes ouvertes, de violences inju-
rieuses et de charivaris hebdomadaires, avec jets de pierres, chansons et masques. Ils signi-
fient ainsi que « tous les catéchismes ne valent rien », et sont unanimes à vouloir chasser le
curé de la paroisse 34 .

32. Cf. Y. Blayo, art. cit., tabl. p. 92.


33. ADH-G, B 5901.
34. Ibid., B 7605.
Charivari à la fin de l'Ancien Régime en Languedoc 205

En définitive, c'est une athmosphère de rébellion qui s'exprime à travers les scènes les
plus habituelles du charivari : une jeunesse crie sa révolte contre une autorité incapable de
s'affirmer. Aramon, petite ville située sur les bords du Rhône, à la population mêlée, en
donne l'exemple des mois durant dans les années 1780. L'autorité seigneuriale est contestée :
à la suite de procès sur les droits féodaux et la propriété des îles du Rhône, et à la faveur
de la minorité du jeune marquis, une jeunesse prolétaire nombreuse profite du remariage
d'un forgeron (protégé par un des clans locaux) pour organiser et déchaîner le plus beau
tapage dans la ville ; ce charivari-prétexte est destiné à braver tous les interdits de la bour-
geoisie en place ; les chefs de la jeunesse, punis de quelques jours de citadelle, n'hésitent pas
à revenir en triomphe, chantant de plus belle et dansant au son des violons et des hautbois,
exigeant même des consuls, non sans impudence, le paiement de leurs journées d'absence ;
le désordre règne et rien ne peut l'arrêter; il tourne à la lutte des classes menée par les
« eflfrenés de la populace » contre les « honnêtes gens » ; toutes les femmes de la bour-
geoisie sont chansonnées, les figures promenées sur l'âne prennent des ressemblances symbo-
liques ; dépêché sur les lieux, le subdélégué est lui-même bravé par des gens chantant à gorge
déployée ; le commandant en chef, excédé et impuissant, finit par ne plus vouloir entendre
parler d'une « affaire aussi fastidieuse » 3 S . Un peu partout cette jeunesse pauvre et impa-
tiente de l'autorité en arrive ainsi sous des couverts variés, dont le charivari fut des plus
commodes, à s'en prendre aux biens des propriétaires. D'où le renversement de l'opinion
à l'égard du rituel ainsi détourné.
On notera donc la grande amplitude d'un pareil système d'écart rituel axé sur une
aussi grande irresponsabilité d'âge et de circonstance; charivaris et paillades ont ainsi fait
preuve d'une remarquable aptitude, en l'absence d'un maintien local et permanent de l'ordre,
à assumer les agressivités nées de la diversification sociale et de l'abolition ou de l'atté-
nuation du protectorat seigneurial.

35. Ibid., C 6868.


Charivari, honneur et communauté
à Lyon et à Genève au XVIIe siècle *

NATALIE ZEMON DAVIS

Au mieux, le charivari, avec son mélange tapageur de bouffonnerie et de cruauté, s'efforçait


de faire régner l'ordre au sein d'une communauté. Imaginons les choses telles qu'elles pou-
vaient se passer, par exemple, un premier dimanche de carême dans le canton rural de
Genève ou dans la Savoie voisine. Des jeunes prennent position devant la maison de nou-
veaux mariés —• mais encore sans enfant — chantent et font du vacarme jusqu'à ce qu'on
se décide à leur jeter des friandises. C'était une manière de rappeler aux époux leur devoir,
sans que leur dignité ait trop à en souffrir. On rassasiait les jeunes, et la fécondité du village
devait être en principe assurée par le rituel du feu, qui généralement s'ensuivait 1 . Mais le
charivari était aussi un instrument de contrôle social hasardeux. Lorsque les voisins ou
villageois étaient en désaccord profond sur la conduite de la vie domestique des ménages
ou sur les droits de la justice populaire, la foule vociférante pouvait fracasser la communauté
et laisser dans son sillage la violence et la mort. L'envie et la fureur pouvaient pousser le rituel
social de la moquerie au-delà des limites habituelles.
Je passerai en revue dans le présent exposé quatre charivaris dans lesquels, à des degrés
divers, quelque chose a mal tourné : ils se sont finis par des poursuites pénales, non seulement
parce que les autorités, ayant entendu parler d'un tumulte, décidèrent de réprimer une
justice populaire concurrente, mais parce que les acteurs locaux du drame ont porté plainte.
Deux des charivaris ont eu lieu dans le canton rural de Genève : à Corsinge, en 1626, où les
autorités se sont prononcées en faveur de la victime de l'humiliation ; et à Chêne, en 1631,
où la violence et les menaces se sont prolongées pendant des mois. Les deux autres se sont
passés dans un contexte urbain et artisanal : à Lyon, en 1668, où un homme fut blessé et
décéda finalement de ses blessures ; et à Genève, en 1669, où une victime outragée a demandé
le châtiment des « gaillards » du quartier 2 .

* L ' a u t e u r voudrait remercier le Committee on Research de l'Université de Californie et l'American


Council of Learned Societies pour avoir subventionné cette recherche. Traduit de l'anglais p a r N i n a
Godneff avec la collaboration de Natalie Zemon Davis.
1. « Die kinderlosen im Genfer Fastnachbrauch », Schweizerisches Archiv für Volkskunde, VII, 1903,
161-162. Paul-F. Geisendorf, La vie quotidienne au temps de l'Escalade, Genève, 1952, p. 80. Arnold Van
Gennep, Manuel de folklore français, Paris, 1943-1949, I I I : 1, 1007, 1048.
2. Archives d ' É t a t de Genève, Procès criminels, sér. 1, n " 2704, 2883; sér. 2, n° 2712. (Je suis très
reconnaissante à E. William Monter de m'avoir signalé ces procès et également de m'avoir donné quelques
idées sur le contexte genevois). Archives départementales du R h ô n e , 11 G 2S2. Tout ce que nous dirons
p a r la suite de ces cas est tiré de ces textes.

Le charivari, École des Hautes Études ¡Mouton, pp. 207-220.


208 N. Zemott Davis

DRAMATIS PERSONAE

Premier charivari Deuxième charivari

La scène: le hameau de Corsinge, canton de La scène: le village de Chêne, canton de


Genève, avril-mai 1626 Genève, octobre 1631
Jean Salla, paysan Besançon Daussy, paysan
L'épouse de Salla L'épouse de Daussy
Le sieur Dada, un notable Jacques Brassier, paysan et abbé de Mau-
Un flamand, ami de Dada gouvert
André Chambet, paysan et abbé de Mau- Nicolas Bonnet, jeune paysan à gages,
gouvert membre de l'Abbaye de Maugouvert
Nicolas Guyon, paysan, camarade de Autres jeunes paysans (hommes)
Chambst Le pasteur de Chêne
Autres paysans (hommes) Parents et voisins
Parents, épouses, voisins Sergents de Genève
Filles de Corsinge

Troisième charivari Quatrième charivari

La scène: le quartier de la place Bellecour, La scène: le quartier du temple Saint -


Lyon, septembre 1668 Gervais, Genève, juin 1669
Florie Nallo, fabricante de charrettes, qui Abdias Fillion, maître passementier
vient de se remarier Danielle Genou, épouse de Fillion
Étienne Tisserand, charretier, son second François Boucher, apprenti de Fillion
mari Pierre Mermillod, maître passementier
Jacques Collombet, maître sellier, voisin de Étienne Borsalet, son ami
Florie Nallo Camarades de Mermillod et de Borsalet
Marie Guérin, épouse de Collombet Un meunier
Le Provençal Voisins de Fillion
compagnons selliers chez
Le Poitevin
Collombet
Le Rochelois
Lauvergnat, compagnon sculpteur
Autres ouvriers
Voisins de Florie Nallo et des Collombet
Nicolas Beaujollin, aubîrgiste et sergent
Un chirurgien

Si inhabituels que puissent être ces quatre charivaris dans leur déroulement, ils ont
commencé de façon tout à fait classique 3 . L'un a été suscité par le remariage d'une veuve,
les autres par les prétendus mauvais traitements infligés par des épouses à leur mari. Deux
de ces manifestations ont été le fait de jeunes célibataires ; deux ont utilisé une forme d'orga-
nisation populaire dite Abbaye de Maugouvert. Nous pouvons, je pense, nous en servir
pour voir de plus près comment démarrent les charivaris, qui sont les participants et quelles
sont les techniques dramatiques mises en œuvre pour ridiculiser publiquement les victimes.
Nous verrons combien les questions d'honneur et de réputation étaient prises au sérieux

3. P o u r l'historique et la bibliographie, voir N . Z . Davis, « La règle à l'envers », in Les cultures du


peuple. Rituels, savoirs et résistances au 16° siècle (trad. M.-N. Bourgnet), Paris, 1979, chap. 4.
Charivari à Lyon et à Genève au XVIIe siècle 209

par les villageois et les artisans au xvn e siècle, et à quel point les liens qui unissaient leurs
communautés étaient forts. Enfin, comme ils se sont terminés par des poursuites judiciaires,
ils nous permettront de nous faire une idée de l'importance que les gens pouvaient attacher,
en cette époque de centralisation politique progressive, à la justice populaire locale, qui
offrait à la fois un moyen de contrôle, une occasion de divertissement et une forme d'expres-
sion de la solidarité.

1. Le cadre, l'occasion, l'organisation, les meneurs

Corsinge, située au nord-est de Genève, était une agglomération si petite qu'elle n'avait
même pas de pasteur résident et que les villageois devaient se rendre au village voisin, à
Jussy, pour le prêche du dimanche. Bien que les garçons ou les filles à marier soient parfois
allés chercher leurs conjoints jusqu'à Gex, en Savoie, on se mariait souvent entre soi, et l'on
pouvait compter sur la famille Chambet pour produire assez de parents pour assurer
l'existence de la génération suivante. Un des foyers de Corsinge, au moins, employait un
domestique mâle vivant sous le toit familial; et les liens de communauté locale s'étendaient
même, en remontant la hiérarchie, jusqu'à inclure un propriétaire terrien, toujours respec-
tueusement nommé par les villageois « le Sieur Dada ». Dans ce hameau, donc, peu de temps
avant le 1 e r mai de 1626, le bruit courut que Jean Salla s'était laissé battre par sa femme.
Aucun des deux époux, à ce qu'il semble, n'était apparenté aux principales familles de
Corsinge.
A Chêne, le cas était un peu différent. A deux heures de marche de Genève, le village
était plus peuplé et possédait sa propre hostellerie et son propre prêche. La frontière passait
si près que l'on pouvait de là voir les paysans savoyards sur la grand-route et que les auto-
rités de Genève ont pu suspecter (ce qui se révéla faux) que de jeunes fauteurs de troubles
l'avaient traversée pour aller à la messe. Dans ce village, peu de temps avant la Toussaint
de 1631, une rumeur se répandit : Besançon Daussy avait été battu par sa femme. Daussy
n'était probablement pas né dans la région, car « Besançon » était un prénom pratiquement
inusité à Genève depuis la Réforme. Il paraît avoir été plutôt riche pour un paysan et il
se peut que la grave famine de 1628-1631 ait rendu les autres paysans d'autant plus envieux
de son aisance 4 .
La réaction au renversement de l'ordre familial fut la même dans les deux communautés.
Les traditionnelles Abbayes de Maugouvert furent convoquées par leurs « abbés » respectifs.
« Vous payerez une amende, si vous ne venez pas », rappela le sieur Dada à ceux d'entre
les paysans de Corsinge qui paraissaient peu pressés de suivre 1'« abbé » André Chambet
en revenant du prêche de Jussy. A Chêne, le roulement du tambour rivalisait avec la cloche
du catéchisme pour appeler la jeunesse mâle à se rassembler, c'est-à-dire, les jeunes céli-
bataires, adolescents et jeunes adultes, et notamment la tête chaude de Nicolas Bonnet,
âgé de vingt ans. A Corsinge, en raison peut-être des dimensions très réduites de la popu-
lation, des chefs de famille âgés de trente à trente-cinq ans prirent également part à la parade,
et le sieur Dada, ainsi que son ami flamand, ne virent aucune objection à marcher aux côtés
du valet de ferme Mamad.
Comment expliquer la persistence de ces formes anciennes de divertissement, près d'un
siècle après que la Réforme calviniste ait essayé de proscrire les festivités païennes désor-
données et insisté pour que toute discorde des « mauvais ménages » soit jugée par les Anciens,
et non par les voisins ? Seule une étude approfondie de chaque communauté pourrait nous

4. Willy Richard « Untersuchungen zur Genesis der reformierten Kirchenterminologie der Westschweiz
und Frankreichs», Romanica Helvetica, 57, Berne, 1959, p. 153, 172, 209, 216. Anne-Marie Piuz, Affaires
et politique. Recherches sur le commerce de Genève au XVII' siècle, Genève, 1964, p. 360.
210 N. Zemon Davis

donner une réponse complète. Les pasteurs envoyés « aux champs » par Genève et leurs
deux assistants locaux, les « gardes d'église », eurent apparemment plus de difficulté à faire
admettre aux villageois les normes réformées, que le Consistoire urbain, mieux implanté
dans son environnement. Genève n'avait même pas, jusque-là, envoyé de maîtres d'école
dans la région de Jussy — le premier ne devait arriver qu'en 1631 — et rares étaient les
paysans capables de signer de leur nom. (Sous quelque forme que ce fût, d'ailleurs, Mamad,
le nom du valet de ferme, n'aurait pas pu être utilisé dans le canton, car ce nom avait été
déclaré « idolâtre » en 1546 5 — simple exemple de la distance entre les villageois et la cité
réformée). On peut noter, en tout cas, que l'un des jeunes paysans de Chêne ne se souciait
guère de ce que pouvaient penser Genève et ses fonctionnaires : « Ce (charivari) est une
gaillardise. Faire assembler l'Abbaye de Maugouvert est une coustume pratiquée partout
et un droit particulier de ceux de Chesne ».
Quant à l'ordre familial, les paysans mâles ne devaient guère compter sur les pasteurs
réformés pour défendre à tous égards leur autorité. Le Consistoire de Genève continuait
à recommander l'obéissance aux épouses, mais il y avait plus de chance pour que la Cène
soit refusée aux maris qui battaient leur femme, qu'aux épouses qui brutalisaient leur mari.
Il se peut, par ailleurs, que les procès de sorcellerie, qui se passaient à la même époque dans
la région de Jussy et en Savoie, aient renforcé la crainte du pouvoir des femmes 6 . Quoi qu'il
en soit, les « Abbayes » considéraient qu'il leur incombait de prendre les choses en mains.
Quelques quarante ans plus tard, nos charivaris urbains mettaient en œuvre d'autres
formes d'organisation sociale et reflétaient d'autres tensions au sein de la communauté. Le
charivari à Genève, en juin 1669, se déroula dans un quartier artisanal autour du temple
Saint-Gervais, sur la rive droite du Rhône, du côté opposé à la partie centrale de la ville.
Les principaux acteurs en étaient des artisans fabriquant de la passementerie, un métier
en pleine innovation et en pleine expansion à Genève 7. Ceux auxquels on s'en prenait
étaient un certain Abdias Fillion, maître passementier, et sa femme Danielle Genou. On
prétendait qu'Abdias avait été si méchamment rossé par sa femme qu'il avait dû s'enfuir à
Rolle, à mi-chemin de Lausanne. Aucune Abbaye de Maugouvert n'avait répandu le bruit,
car dans l'ombre du temple Saint-Gervais, une telle organisation n'aurait pas pu survivre
longtemps. Simplement, les artisans du quartier parcoururent les rues en invitant les hommes
de tous âges à se joindre à eux pour voir Fillion mené promenant sur un âne, à venir « pour
luy faire honneur », à « aller a l'honneur dudit Fillion ». Comme maître Abdias affirma par
la suite que son ménage était « paisible, vivans en la Crainte de Dieu », il est bien possible
qu'il y ait eu derrière ce plan humiliant une rivalité de métier. Mais une chose est sûre,
maître Pierre Mermilliod, Etienne Borsalet et leurs complices voyaient dans l'incident une
occasion de s'amuser. « Va quérir du vin pour les camarades », dirent-ils à l'apprenti de
Fillion, et il semble qu'ils aient réellement pensé que l'employeur allait se laisser embarquer
de bonne grâce dans le scénario.
Le charivari de Lyon se passa un an plus tôt dans une ville dont la population atteignait
déjà 90 000 âmes, soit cinq fois environ celle de Genève. La place Bellecour, toutefois, ne
représentait qu'une minime fraction de ce chiffre. En 1668, ce n'était pas encore la splendide
place qu'elle devait devenir à la fin du règne de Louis XIV («magnifique... une des plus
belles qu'il y ait en Europe par son étendue et sa décorration »), mais déjà c'était un lieu
de promenade élégant qui avait attiré quelques résidents aristocratiques, lesquels contras-
taient fort avec les artisans de la partie nord de sa périphérie. Molière a pensé établir un
théâtre dans une rue voisine et, en effet, le charivari qui eut lieu à Bellecour quelques années

5. Geisendorf, La vie quotidienne..., op. cit., p. 79-80. Histoire de Genève des origines à 1798, Genève,
1951,1, p. 348. Richard, Kirchenterminologie..., op. cit., p. 85-86.
6. E. William Monter, Witchcraft in France and Switzerland. The Borderlands during the Reformation,
New York, Ithaca, 1976, p. 43-45, 63-64.
7. Piuz, Affaires..., op. cit., p. 379-380.
Charivari à Lyon et à Genève au XVIIe siècle 211

plus tard aurait pu être écrit par Molière, à l'exception de son dénouement tragique 8 .
Au coin de la place, vers le Rhône, et dans les vieilles rues adjacentes, telle la rue Bourg-
chanin, s'entassaient des tailleurs, des menuisiers, des pelletiers, des tonneliers, des bourre-
liers, des arquebusiers et leurs familles. (Quelques ouvriers de la soie vivaient dans le quar-
tier, mais le centre de la Grande Fabrique se trouvait dans une autre partie de la ville).
Certaines de ces familles jouissaient de quelque aisance ; néanmoins, même parmi ces
dernières, l'on trouvait encore des hommes et des femmes incapables de signer de leur nom.
C'est dans ce quartier que se trouvait la fabrique de charrettes de la Veuve Florie Nallo,
une entreprise que lui avait laissée son défunt mari et dont elle assurait elle-même la gestion.
Là, également, se trouvait la sellerie de Jacques Collombet, son voisin, un homme prospère,
natif d'un village du Velay et marié, maintenant, à la jeune lyonnaise Marie Guérin. Le
5 septembre 1668, la Veuve Florie Nallo convola avec le charrettier Etienne Tisserand, un
homme plus jeune qu'elle, semble-t-il, et certainement plus pauvre — «N'ayant quoy que
ce soit à me laisser », comme devait dire ultérieurement Florie. Il se peut même que Tisserand
ait été un de ses employés. Quelques heures après que les nouveaux mariés se furent retirés
chez eux, dans la maison de Florie, et eurent soufflé leur chandelle, un « Grand Charivari »
commença devant leur porte sous la conduite d'un groupe de compagnons célibataires, dont
trois travaillaient pour le sellier Collombet et un quatrième pour un maître sculpteur de la
place Bellecour. Les jeunes hommes étaient tous des immigrants à Lyon et n'étaient connus,
même de leurs patrons, que par leurs sobriquets : Le Provençal, Le Rochelois, Le Poitevin
et Lauvergnat.
Un siècle plus tôt, une Abbaye de Maugouvert, dirigée par le « Juge » de la rue Bourg-
chanin, exerçait sa juridiction dans le quartier sur les affaires semblables à celle du mariage
de Florie. Mais au jour dont nous parlons, les compagnons se chargèrent eux-mêmes de
rassembler les gens. Il se peut qu'ils aient passé le mot d'ordre par le canal d'un compa-
gnonnage secret 9 ; et il est certain qu'ils ont vanté leur projet dans leur repaire favori, la
Taverne du Puits d'Or, toute proche. Au dernier moment, ils grossirent leurs rangs en battant
le tambour et en faisant grand bruit dans les rues, tandis qu'ils se rendaient chez Florie.
Les compagnons étaient-ils les seuls instigateurs du charivari? Florie et ses voisins
étaient d'avis que maître Jacques, le sellier, les avait poussés à l'action (tout comme le sieur
Dada avait mis en mouvement l'Abbaye paysanne de Corsinge). En effet, comme nous
allons le voir, Collombet s'est bien mêlé au second charivari, qui eut lieu la nuit suivante ;
mais pour ce qui est de la démonstration après le mariage, il est difficile de dire précisément
quel a été son rôle. Il me paraît probable que Collombet n'en a pas été l'inspirateur. Cepen-
dant, tout comme le sergent du quartier qui se rendit chez lui le lendemain matin du premier
charivari, Florie avait du mal à croire que des subordonnés aient pu venir sans y être auto-
risés par leur supérieur. La loi française admettait à l'époque la même hypothèse à propos
des domestiques, des enfants, et ... des épouses. Une autre version des relations sociales
a été proposée par Marie Guérin pour essayer de se sortir d'affaire, ainsi que son mari :
« Sy les valletz font des sottizes, leurs maistres n'en sont pas responsables ».
Les compagnons, eux, endossaient sans difficulté leurs responsabilités, tout au moins
pour le premier charivari, et comme les paysans de Chêne, ils concevaient le charivari
comme un de leurs droits : « Nous nous réjouissons », expliquèrent-ils à Étienne, le mari de
Florie. « Nous nous divertissons », dirent-ils au sergent. « Pourquoi pas? » Et, finalement :

8. A. Kleinclausz (éd.), Histoire de Lyon, Lyon, 1948, II, p. 121-122. André Latreille (éd.), Histoire
de Lyon et du Lyonnais, Toulouse, 1975, p. 258, 272. Maurice Garden, Lyon et les Lyonnais au XVIII' siècle,
Paris, 1970, p. 28-34. A. Bleton, « Molière à Lyon », Revue duLyonnais, XXX, sér. 5, 1900, p. 315-340.
9. L'ordre tenu en la chevauchée faicte en la ville de Lyon, Lyon, 1566, repris dans Archives historiques
et statistiques du département du Rhône, IX, 1828-1829, p. 419. Davis, Les cultures du peuple..., op. cit., p. 174-
179. Sur les compagnonnages et leurs rituels au xvi e siècle à Lyon, voir N. Z. Davis, « A Trade Union in
Sixteenth Century France», Economie History Review, XIX, 1966, p. 48-68; au X V I I e et au xvm c siècles,
voir Emile Coornaert, Les compagnonnages en France du Moyen Age à nos jours, Paris, 1966; et Garden,
Lyon..., op. cit., p. 561-571.
212 N. Zemon Davis

« S'il y a quelqu'un qui veut nous empescher de nous divertir, je lui tireray un coup de
pistollet ».
Contrairement aux paysans du canton de Genève, les compagnons de Lyon n'avaient
pas besoin d'une période de fêtes ou d'un dimanche pour se sentir d'humeur à s'amuser.
Le charivari de la place Bellecour commença un mercredi soir, après le travail et après le
souper. Ce qui comptait était le prétexte : un remariage, et notamment celui d'une veuve
qui se mariait au-dessous de sa condition. Peu de temps auparavant, les ouvriers de Collom-
bet avaient pris part à une démonstration pareille dans la rue Mercière, « chez la Veuve
Chaslon, la chandellière, qui avoit espouzé son vallet ». Au xvi e siècle, à Lyon, les charivaris
domestiques visaient de façon caractéristique la femme dominante et son époux martyrisé ;
mais un chahut était aussi organisé (comme l'a noté un observateur en 1605) « quand un
veuf ou une vefve se remarioyet ou qu'un homme alloit prendre femme hors son quartier
et puis la menoit au quartier ». Il est possible que toutes ces pratiques se soient maintenues
encore pendant plusieurs décennies — je ne dispose d'aucune information me permettant
de me prononcer dans un sens ou dans un autre —, mais le tintamarre déclenché par le
mariage de Florie indique qu'il existait un lien entre ces circonstances diverses. Une veuve
devait sûrement dominer un jeune époux, surtout si celui-ci dépendait d'elle. On considérait
que l'appétit sexuel de la veuve était soit insatiable, soit ridicule. Comme l'exprimait un
citoyen de Bordeaux en 1638, il convenait de monter un charivari contre un homme jeune
qui épousait une vieille femme « pour se moquer de ce que cette vieille pourra crier en
souffrant la copulation et consommation charnelle du mariage ». Et une telle union porterait-
elle des fruits 1 0 ?
Les ouvriers de Jacques Collombet pouvaient bien être sensibles à la question de la
fertilité des mariages et aux ambiguïtés de la sexualité féminine et du pouvoir féminin. La
Dame Florie avait épousé un de leurs compagnons. Elle n'avait pas eu d'enfants de son
premier mari, et, d'un certain âge, elle avait assez peu de chances (croyait-on) d'avoir une
postérité de son second mari. Dans la maison à côté, le maître sellier s'était marié au-dessus
de sa condition, dans la famille d'un marchand de Lyon. Sa femme, qui avait dix-huit ans,
allaitait déjà leur premier enfant ; en même temps on disait qu'elle n'était pas fidèle à son
époux. Plus jeune, probablement, que les ouvriers, Marie avait eu le cran de leur dire ce
qu'elle pensait. « Vous ne faites rien qui vaille », leur avait-elle crié de sa porte au cours
de leurs frasques.

2. Le scénario du charivari

Il y avait une forme typique du charivari. Il commençait par une humeur de risée et de
moquerie, et l'action s'accompagnait d'un vacarme qui pouvait durer jusqu'à la fin de
l'incident. Il comportait généralement une procession ou une quelconque parade, parfois
avec déguisement et costumes. Il évoluait vers un règlement avec les victimes et, quand les
choses se passaient bien, se terminait par le retrait de la foule, qui se livrait expansivement
à la boisson et à la réjouissance. Nos quatres charivaris peuvent nous fournir des détails
pour ce scénario et nous permettront de comprendre pourquoi l'action se jouait quelquefois
autrement que prévue.
Les charivaris campagnards semblent avoir été moins fracassants, en partie, sans doute,
parce qu'ils rassemblaient moins de participants que dans les villes (une quinzaine, seulement,
à Corsinge). A Chêne on a entendu le tambour et des clameurs ; à Corsinge, les clochettes

10. Davis, Les cultures du peuple..., op. cit., p. 169-171, 180-181. Claude de Rubys, Histoire véritable
de la ville de Lyon, Lyon, 1604, p. 500-501. Jean de Gaufreteau, Chronique bordeloise, Bordeaux, 1878, II,
p. 251.
Charivari à Lyon et à Genève au XVIIe siècle 213

d'un cheval de procession et le bruit des armes qui s'entrechoquent. A Genève, c'est le
rire de la foule massée de bon matin devant la porte de Fillion qui a été noté. Un observateur
a estimé qu'il y avait au moins trois cents hommes.
A Lyon, où le bruit fut l'instrument principal de l'humiliation après le mariage, une
foule de trente à quarante hommes s'était équipée de tout ce que l'on avait pu trouver dans
les cuisines et les ateliers de maréchaux et de selliers. Poêles, chaudrons, couvercles de métal,
harnais, et fers à cheval faisaient en se heurtant du boucan; on agita des sonnailles de
mulets; on battit la grosse-caisse et de lourdes chaines furent traînées sur le pavé des rues.
Le rire, les moqueries et les huées alternaient avec le refrain : « Charivari ! Charivari ! Pour
Dame Florie et son mari ! »
La manière traditionnelle de ridiculiser les maris battus et leurs épouses dominatrices
consistait à les monter sur un cheval ou sur un âne et à les parader ainsi — et tel était bien
le but de nos manifestations genevoises. Dans les deux villages on recourait à la méthode
moins dure des substituts. Voici, par exemple, un jeune paysan de Chêne qui s'en vient à
rebours sur un cheval, tenant la queue de l'animal en guise de rênes — une forme d'humi-
liation vieille de plusieurs siècles11. Il est suivi par un jeune homme habillé en femme (c'est-
à-dire, comme la femme de Besançon Daussy) et tenant une quenouille, l'arme présumée
de l'agression. A Corsinge, un des frères Chambet chevauche à l'envers sur le cheval du
sieur Dada, une bride de paille attachée à la queue de l'animal. Chacun sait qu'il représente
Jean Salla. Conduite par son «abbé», portant une grande croix, la troupe traverse le
hameau et va même jusqu'aux villages voisins de Gy et de Meinier.
A Genève, la foule s'attendait, en fait, à ce que Fillion ait le « courage » de se laisser
parader. « Descendez », lui criaient les meneurs. « Voicy lasne qui est prest. Venez vitte.
Nous voulions que vous montiés dessus ». Mais maître Abdias n'avait nullement l'intention
d'entrer dans le jeu et refusa de se montrer, et finalement la foule se dispersa sans avoir
extorqué son amende du vin, mais aussi sans violence. Bien plus tard le même jour, les
meneurs dînaient joyeusement avec un maître passementier et riaient fort en composant
une « chanson diffamatoire » contre Fillion et sa femme. Après quoi, ils chantèrent leur
refrain dans les rues jusqu'à minuit.
Nos charivaris de village aboutirent à un règlement. Dans les deux cas, les Abbayes
de Maugouvert saisirent une vache appartenant aux victimes (assurément un objet approprié
pour extorquer une rançon, mais peut-être aussi un symbole de l'épouse). A Corsinge, la
femme de Salla racheta finalement sa bête pour 2 1/2 ducatons. Les hommes s'en allèrent
alors se divertir : collation chez le sieur Dada, souper chez 1'« abbé » Chambet, puis on
•joua aux cartes et on dansa et chanta devant sa maison avec quelques filles du village. Inu-
tile de dire que pareille licence n'était pas approuvée par l'Église réformée.
A Chêne, les choses tournèrent mal. Ayant saisi une vache, 1'« abbé » et sa jeune bande
se rendirent à une aubsrge et dépensèrent quarante-cinq florins en nourriture et boissons
(ce qui à Genève, en 1631, représentait le salaire de 27 ouvriers agricoles pour une journée de
travail 12 ; où avaient-ils pris l'argent?). Ils retournèrent à la maison de Besançon Daussy
et, soit parce que ce dernier refusa de sortir, soit parce qu'ils avaient contre lui quelque
grief particulier, ou les deux, ils commencèrent à jeter des pierres sur sa porte et dans ses
fenêtres et à crier « sorcier, bougre » et autres « injures odieuses ». Le jour suivant, le
31 octobre, on continua de plus belle ; et le surlendemain, lorsque les jeunes meneurs appri-
rent que Daussy s'était plaint aux Seigneurs de Genève, ils menacèrent de les « traiter, toy
et ta femme, comme des sorciers ».

11. Claude Noirot, L'origine des masques, mommeries, bernez, et revennez es jours gras de caresme
prenant, menez sur Vasne à rebours et charivary, Langres, 1609. Ruth Mellinkoff, « R i d i n g Backwards:
Theme of Humiliation and Symbol of Evil », Viator, IV, 1973, 153-176.
12. Piuz, Affaires..., op. cit., p. 362, n. 6.
214 N. Zemon Davis

L'Abbaye de Maugouvert poursuivit ses attaques pendant deux mois consécutifs. On


vendit illégalement la vache des Daussy et l'on mangea et but sur le profit qu'on en avait
tiré. Les hommes saisirent également une truie sur le point de mettre bas. On barbouilla de
crotte la porte des Daussy. On fit le guet pour intercepter Daussy sur la grand-route. On
pénétra dans la maison et l'on battit le mari et la femme. Mais, surtout, on continua à
les menacer de les dénoncer comme sorciers entretenant des rapports avec le diable, s'ils
ne mettaient fin à leurs poursuites judiciaires. « Nous planterons un pilier au milieu de Chesne
auquel vous attacherons et là vous bruslerons comme sorciers... Tous ceux de Chesne
nourrissent chascun un chien. Nous les assemblerons et les jetterons sur vous pour vous
faire dévorer. » Ironiquement, c'était eux qui menaçaient les Daussy de tous les maux dont
on rendait responsables les sorciers : ils endommageraient leurs récoltes, ils couperaient
leurs vignes et lâcheraient leur bétail dans la nature.
Cette transformation des victimes du charivari en « sorciers » — qui devaient être punis
par la justice populaire locale et non par les autorités de Genève — illustre la détermination
avec laquelle les communautés villageoises s'accrochaient à leurs traditions d'autonomie.
Pire que le « désordre » marital, dans le cas des Daussy, était le refus de ce fermier prospère
de reconnaître les coutumes d'auto-correction. Il se peut que Daussy ait été un nouvel
arrivant au village (pourquoi, autrement, ses persécuteurs l'auraient-ils informé que tout
le monde à Chêne avait un chien ?) ; et, de toute manière, pouvait-on faire confiance à un
homme qui se tournait vers les Magnifiques Seigneurs de Genève et négligeait le « droit
particulier » de l'Abbaye des jeunes de Chêne?
A Lyon, la transformation du charivari initial en violence avait des origines plus
complexes, car Florie Nallo et son nouveau mari ne refusèrent pas de rencontrer les faiseurs
de tapage et ne cherchèrent pas immédiatement l'aide des sergents. Vers dix heures du soir,
après une heure de chahut et de rondes autour de la maison, les compagnons firent irruption
dans le logis et parlèrent au charretier Étienne. Affectant une pose convenable à son nouvel
état de maître, il leur dit qu'ils ne faisaient pas bien et que les charivaris étaient défendus ;
néanmoins, il leur offrit vingt ou vingt-cinq sous pour s'en aller boire. Cette somme pouvait
à peine étancher la soif de trente à quarante personnes, et leur parut sans doute particu-
lièrement mesquine, compte tenu du fait que les Tisserand, conformément à l'usage pour
un remariage, n'avaient pas fait de banquet de noce. Quoi qu'il en soit, les compagnons
repoussèrent l'offre avec un méprisant « Nous avons plus d'argent que vous » et quittèrent
les lieux en promettant de revenir la nuit prochaine.
Le lendemain matin, Florie Nallo accosta le maître Jacques Collombet et, comme nous
allons le voir, insulta publiquement ce dernier. A l'excitation de ses ouvriers s'ajoutaient,
maintenant la colère et la haine de leur patron. Collombet ignora les recommandations du
sergent de la place Bellecour, qui lui avait conseillé d'interdire à ses gens de sortir. Au lieu
de cela, il encouragea un second charivari contre son voisin. De nouveau, on battit le tambour
et l'on fit un bruit extraordinaire après le souper ; de nouveau, une foule s'assembla, quoique
plus réduite, cette fois, que la nuit précédente. Tisserand apparut alors sur le pas de sa porte
avec une barre de bois et encadré de deux amis. Les valets de Collombît se précipitèrent à
la boutique du sellier et s'armèrent d'outils (de grands ciseaux et une fourche de fer), de
hallebardes, de gros bâtons et d'un pistolet de poche. « Le premier qui branle pour nous
empescher de nous divertir, je luy tireray un coupt de pistollet ». Tisserand leur offrit de
nouveau de l'argent pour boire, mais cette fois la maigre somme de quinze sous. «Nous
voulons une pistóle », déclara quelqu'un pour faire un jeu de mots. Sur ce, Le Poitevin tira
sur Étienne Tisserand. « Je suis mort ! » cria le nouveau mari ; mais les choses ne s'en tinrent
pas là. Les ouvriers le battirent et l'abandonnèrent enfin perdant son sang. Ils retournèrent
en courant à l'atelier de Collombet, assez effrayés de ce qu'ils avaient fait. Deux semaines
plus tard, Tisserand mourut de ses blessures à l'Hôtel-Dieu, et Florie Nallo se retrouva
veuve de nouveau.
Charivari à Lyon et à Genève au XVIIe siècle 215

3. Les victimes et la défènse de leur honneur

Nouveaux ou anciens résidents de leur village ou de leur quartier, les victimes de ces quatre
charivaris apparaissent comme des caractères indépendants et forts, nullement résignés à
se laisser offenser. Dans trois de ces mariages, les épouses semblent avoir eu assez de cran,
sinon pour dominer leur mari tout le temps, du moins pour se défendre pour leur propre
compte. Il est clair que les artisans du xvn e siècle se faisaient une idée tout aussi haute de
leur « honneur » que les aristocrates 13 . Us étaient bien convaincus que leurs voisins men-
taient sur leur conduite familiale ou sexuelle ou que leur conduite était mal interprétée et
jugée.
A Corsinge, ce fut la femme de Sa'la, mère de deux jeunes filles, qui conduisit toutes
les négociations avec l'Abbaye de Maugouvert. Dans la journée, déjà, le sieur Dada avait
envoyé à trois reprises demander si elle accepterait de payer pour empêcher le défilé. Trois
fois elle refusa, « usans de propos Injurieux contre les serviteurs » de ce notable local. Par
la suite, tandis qu'elle payait la rançon de sa vache, elle ne se laissa pas intimider, mais au
contraire menaça de se plaindre à Genève pour avoir satisfaction.
C'est, évidemment, ce qu'elle fit. C'est aussi ce que fit, à Chêne, Besançon Daussy, qui
résista à ce harcèlement pendant deux mois. La femme de Daussy ne se laissa pas terroriser
non plus. Quand les jeunes hommes firent irruption chez elle et commencèrent à attaquer son
mari, elle arrêta de pétrir son pain et se jeta dans la mêlée pour le protéger.
A Genève, Danielle Genou se serait, semble-t-il, conformée davantage aux prescrip-
tions s'imposant à l'épouse respectueuse de ses devoirs. Elle ne fit pas grand-chose, mais
elle s'accorda avec son mari pour reconnaître que l'allégation selon laquelle il se serait
laissé battre par sa femme était une « pure Calomnie ». Maître Abdias était furieux que
quelqu'un ait osé proférer des « injures aussi attrosses contre son honneur et réputation ».
Sans qu'il en ait donné le moindre motif à ses voisins, ceux-ci lui avaient fait l'affront de
vouloir le ballader à dos d'âne par la ville. Il adressa, d'abord, une protestation au Consis-
toire, puis demanda au tribunal civil que réparation soit faite et que ceux qui voulaient « lui
faire honneur » — disaient-ils — soient solennellement humiliés. Mermilliod et Borsalet,
ainsi que leurs acolytes, devaient dire de leur propre bouche qu'ils avaient mal parlé et
méchamment agi. Us devaient demander pardon à Dieu, à la Cour et à Fillion, et déclarer
qu'ils le tenaient pour « un homme de bien et d'honneur ». Vu l'énormité de leurs insultes
et leur mépris, ils devaient payer une amende et être emprisonnés.
La catholique Florie Nallo faisait aussi grand cas de sa réputation que le maître passe-
mentier protestant, mais ses techniques d'auto-défense s'inspiraient davantage de la menta-
lité du charivari. Elle jouait, semble-t-il, un rôle important dans le commérage du quartier;
on s'imagine les propos caustiques qu'elle avait dû proférer à l'égard de la fille du marchand
qui s'est installée chez Collombet l'année précédente. Le charivari fait à elle et à son nouveau
mari était un « scandale », déclare-t-elle à une voisine après la première nuit. Elle en évi-
terait un second en laissant la chandelle allumée (les charivaris qui suivaient un mariage
commençaient souvent lorsque le couple allait se coucher) et en tenant la porte. Puis, voyant
Jacques Collombst passer devant sa maison avec un ami, elle sortit et l'aborda en lui parlant
suffisamment fort pour que les voisins puissent entendre :
« Je suis une femme d'honneur, pas une femme de mauvaise vie. Vous ne debviez pas
souffrir que vos compagnons me fissent la charivary. Je ne vous ay jamais rendu de
desplaisir. Au contraire, je me suis incommodée en laissant mes charrettes à la rue
pendant la nuit pour retirer vos carrosses dans ma cour. Vous recognoissez mal l'obli-

13. Sur toute cette question, voir J.G. Peristiany (ed.), Honour and Shame. The Values of Mediterranean
Society, Chicago, 1966, et particulièrement Julian Pitt-Rivers, « H o n o u r and Social Status», p. 21-77.
Également, Yves Castan, Honnêteté et relations sociales en Languedoc, 1715-1780, Paris, 1974, p. 162-201.
216 N. Zemon Davis

gation que vous m'avez et le service que je vous ay fait. Ce n'est pas à moy quil faut faire
l'insulte et le vacarme. Faites sortir vos compagnons contre ceux qui chantent ceste
chanson ».
Sur quoi, Florie lui chanta quelques couplets d'une chanson où il se faisait traiter de préten-
tieux et de cocu :
« Tu portes de belles dentelles, Collombet,
Et de belles cornes à ton bonnet ».
Nous ignorons quels soupçons Collombet pouvait avoir sur Marie Guérin (âgé de trente
ans, il était de douze ans plus vieux que sa femme), mais Dame Florie l'avait insulté direc-
tement et en plein visage, et ce, publiquement 14 — un contre-charivari, en somme. Il lui
dit en colère que ceux qui avaient chanté cela étaient des ivrognes et des envieux, qu'ils
se repentiraient ou qu'il leur en coûterait plus de 2 000 livres. Il enverrait ses gens contre
eux, et non contre elle et son mari. Mais de retour dans sa boutique de sellier, il se mit, bien
sûr, à tramer une vengeance contre Florie et Étienne.
Cette nuit-là, quand les compagnons revinrent, Florie défendit son mariage avec autant
d'ardeur qu'Etienne. Elle désarma quelques-uns des attaquants, attrapa l'un d'eux par les
cheveux et égratigna le visage d'un autre, pour pouvoir ainsi identifier l'homme qui avait
assassiné son mari. Le jour suivant, tandis que son mari soignait ses blessures, elle porta
l'affaire devant les autorités.

4. Les voisins et les autorités

Nos quatre charivaris peuvent nous servir d'indication sur l'étendue du consensus sur la
manière dont les gens mariés devaient agir et sur la façon dont les voisins devaient s'occuper
du trouble et du désordre au sein de la communauté. C'est dans les villages, et notamment
à Corsinge, que l'on constate le plus de cohésion dans la population, et également la répu-
gnance la plus grande à accepter l'immixtion des autorités politiques dans leurs affaires, une
répugnance qui contraste singulièrement avec les attitudes rurales qui s'exprimaient durant
les procès de sorcellerie à la même époque. Les quartiers urbains laissent voir, en revanche,
l'existence d'un conflit, mais d'un genre différent pour chacun.
A Corsinge, pour commencer, aucun des paysans n'essaya d'empêcher la parade ou de
s'opposer aux agissements de l'Abbaye pendant la journée — pas même les parents ni les
épouses qui témoignèrent que leurs hommes n'avaient participé aux faits que parce que le
sieur Dada les y avaient contraints. Ils se contentèrent de rester devant leurs maisons et de
regarder, et plus tard bavardèrent entre eux à propos de la vache saisie et des danses. Aucune
parole de sympathie ne fut prononcée en faveur des Salla durant l'enquête de Genève la
semaine suivante, et une veuve d'une cinquantaine d'années déclara de sa propre initiative
que la femme de Salla avait injurié les serviteurs du sieur Dada. Et le fait est que tout en
blâmant le sieur Dada d'avoir mobilisé l'Abbaye de Maugouvert, les villageois cherchaient
aussi à couvrir leur notable local. La femme de Salla avait affirmé que, lorsqu'elle avait
menacé de porter l'affaire devant les Seigneurs de Genève, Dada avait parlé avec mépris
de ces derniers et même juré le nom de Dieu. Tous les autres déposants, aussi bien les
témoins que les participants, nièrent qu'un tel langage ait été tenu, qui, s'il avait été démontré,
aurait mis le personnage dans de sérieuses difficultés avec leurs Magnifiques Seigneurs.
« Le Sieur Dada respondit que Messieurs estoient tant braves Seigneurs qu'ils n'y trouve-

14. Sur l'insulte et l'humiliation publiques, voir Pitt-Rivers, « Honour... », art. cit., et Erving Goffman,
Interaction Ritual, Essays on Face-to-Face Behavior, New York, 1967; particulièrement, « T h e Nature of
Deference and Demeanor ».
Charivari à Lyon et à Genève au XVIIe siècle 217

roient rien à dire et que point de Justice ne se mesleroit de telle Abbaye ». Il semble que tout
le hameau, hormis le ménage Salla, l'ait souhaité.
Dans l'incident de Chêne, il est plus difficile de se représenter les réponses des gens,
car aucune déposition de témoin n'a subsisté. Il est clair, par contre, que la présence d'un
pasteur résident apporta un élément de divergence dans le village : il parla de l'affaire du
haut de la chaire, et trois dimanches après le charivari il exhorta l'Abbaye à rendre la vache
à son propriétaire. Il ne fut guère soutenu. Personne à ce qu'il semble n'essaya d'aider les
Daussy, même quand les choses prirent une mauvaise tournure. Bien qu'un enquêteur ait
été envoyé à Chêne le 1 e r novembre 1631, deux jours après le premier « scandale », et bien
que les insultes et les offenses envers les Daussy aient continué, aucune arrestation n'eut
lieu avant le mois de janvier 15 . L'Abbaye vendit la vache « sans formalité de justice » et
n'eut aucune difficulté à trouver acquéreur. Quand les sergents vinrent finalement chercher
les jeunes meneurs, leurs parents ne refusèrent pas de donner des renseignements sur leurs
fils, mais ils ne formulèrent aucune critique de leur conduite. Quant à Nicolas Bonnet, il
était à ce point disposé à défendre le « droit particulier » de l'Abbaye de Maugouvert, qu'il
brailla que les sergents étaient « larrons, voleurs, brigands et mechans hommes » ; il leur
jeta des pierres et leur donna la chasse avec une épée. A ce moment, seulement, les assistants
se décidèrent enfin à le retenir. Ce n'est qu'après une longue interrogation à Genève que
Bonnet cria merci pour avoir menacé les sergents et offensé la Seigneurie. Mais, même alors,
il n'est pas sûr que ses regrets aient duré assez longtemps pour qu'il les ait eus encore en
retournant à Chêne.
A première vue, cette situation paraît relativement facile à comprendre. Les villageois
font preuve d'une très grande solidarité dans la défense de leurs valeurs familiales et de leurs
techniques de contrôle locales et « gaillardes ». Et pourtant, quelques mois après le charivari
de Corsinge, une sorcière des environs de Jussy fut condamnée à être brûlée sur la base
d'accusations locales. Quatre ans plus tard une autre fut dénoncée aux autorités pour avoir
tué des bébés par des moyens occultes. Dans ces deux cas la situation était donc renversée
et les villageois étaient trop heureux de se tourner vers le gouvernement contre la dangereuse
vieille femme. Nous pouvons imaginer sans difficulté que les villages de Chêne et de Corsinge
se seraient tournés de la même manière vers Genève s'ils avaient suspecté qu'il y ait parmi
eux une véritable sorcière. Ils pouvaient se charger eux-mêmes des contrevenants à l'ordre
domestique et de la plupart des problèmes locaux, mais les sorcières, qui étaient liguées avec
le diable, étaient tout autre chose. Ces dernières étaient sans honte : le diable et les sorcières
chevauchaient de préférence à l'envers. Le bruit du charivari tomberait sur des oreilles
sourdes 16 .
Contrairement à ce qui se passa dans les villages, dans le quartier du temple Saint-
Gsrvais, il y eut un réel désaccord sur le projet de « faire honneur à Fillion ». Certains
témoins déclarèrent qu'ils n'avaient jamais remarqué que les Fillion se soient disputés, et
un homme soutint même qu'ils faisaient « fort bon mesnage ensemble ». Plusieurs maîtres
passementiers déclinèrent l'invitation à se joindre à la cérémonie et se bornèrent à regarder
et à écouter de loin. Un meunier refusa de louer son âne à Borsalet et à son complice lorsqu'il
apprit qu'il s'agissait de promener Fillion dessus, et les avertit qu'ils se repentiraient de cette
action. Néanmoins, aucune de ces personnes n'essaya d'empêcher l'affaire ou ne se rendit

15. Jacques Brassier, l'abbé de Maugouvert de Chêne, mourut peu de temps après la première parade
et le premier charivari, et il se peut que cet incident ait affecté le cours de l'enquête et retardé le moment
des arrestations.
16. Monter, Witchcraft..., op. cit., p. 63-64. Sur les éhontés, voir Pitts-River, « Honour... », p. 40-41.
Mellinkoff, « Riding Backwards... », art. cit., p. 166-67. Albrecht Diirer, The Witch (gravure, env. 1500),
et Hans Baldung Grien, The Witches' Sabbath (gravure sur bois, 1510), dépeignent la sorcière chevauchant
à l'envers sur un bouc (Symbols in Transformation ... An Exhibition of Prints in Memory of Erwin Panofsky,
Princeton, 1969, n o s 82, 84).
218 N. Zemon Davis

chez Fillion pour le prévenir. Et aucune amie de sa femme Danielle, ne se précipita pour lui
porter secours. Ces dignes maîtres passementiers se contentèrent d'observer par leurs
fenêtres ce qui se passait dans la rue ; ils paraissent avoir été des voisins assez froids. Peut-
être attendaient-ils que le Consistoire s'occupe de l'affaire?
Entre temps certains des hommes du quartier vinrent se joindre au chahut. Un des amis
de Borsalet, le maître artisan à qui ce dernier avait chanté la « chanson diffamatoire » sur
Fillion, essaya de couvrir Borsalet et de limiter sa responsabilité dans le charivari. Quant
aux mineurs eux-mêmes, loin d'exprimer leur repentir devant le Consistoire et la Cour, ils
prétendirent être innocents. Le bruit courut même que l'un d'entre eux essaya encore deux
jours plus tard de monter Fillion sur un âne.
Très vraisemblablement, le quartier du temple Saint-Gervais échappait aux querelles
graves et aux violences parce qu'il s'agissait d'un ensemble de gens parmi lesquels le sens
du voisinage n'était pas très fort. Il est vrai que la plupart des principaux acteurs et témoins
du charivari avaient entre eux des liens de résidence et de métier et étaient natifs de Genève.
Néanmoins l'affront fut pour le seul Fillion. Les meneurs du charivari, quant à eux, prirent
l'affaire plutôt à la légère. Il faudrait une étude approfondie de la situation locale, sans
doute, pour pouvoir découvrir les raisons de ce relatif détachement social. A mon sens,
celui-ci s'explique en partie, peut-être, par l'influence de la Réforme, qui entendait faire
du foyer intime le lieu le plus important de la vie religieuse et morale et voulait voir dans le
Consistoire, dont les Anciens venaient de tous les quartiers de la ville, la seule arène permise
pour la confrontation et l'expression des conflits 17 .
La situation était sensiblement différente place Bellecour, où les résidents regardaient
constamment par les fenêtres et par les portes d'autrui, tendaient l'oreille aux conver-
sations, se rendaient visite les uns les autres de maison à maison et dans la rue, et commé-
raient les uns avec les autres. Le réseau de relations à l'angle de la Place était intense, même
si la diversité géographique, professionnelle et sociale de cette population offrait une poten-
tialité de discorde et d'opposition.
D'une part, les compagnons selliers suscitèrent une participation enthousiaste des autres
jeunes ouvriers dans le quartier. Maître Collombet avait à tout le moins un ami hors de son
cercle familial, un avocat, qui s'efforce de lui fournir un alibi et de le dégager de toute
complicité dans le charivari violent. D'autre part, les compagnons n'exprimèrent pas la
voix de la communauté: ils étaient de nouveaux venus, très solidaires entre eux mais ayant
peu de contacts avec leurs voisins plus âgés et aucun lien avec les ancêtres locaux. En fait,
certains jeunes hommes du quartier prétendirent n'avoir entendu le bruit que de la table
où ils dînaient ou de leur lit: telle était la déposition d'un compagnon pelletier et d'un
compagnon tailleur, âgés chacun de dix-sept ans, et d'un étudiant et du fils d'un charre-
tier, âgés tous les deux de quatorze ans. « La pluspart du Quartier s'en formalisoit de
grandes huées et de mocquerie », commenta la femme du tailleur, âgée de quarante-cinq
ans, à propos de la première nuit de « grand charivari ». « D'aucuns ont dict quils ne fai-
soient pas bien puisque (Florie) estoit une femme d'honneur ». La femme d'un maître
arquebusier, une personne de trente-cinq ans, essaya de convaincre Le Provençal de faire
cesser le vacarme : « Ce ne sont pas des gens de mauvaise vie ». Il lui toucha la main et
promit faussement de ne pas revenir.
En bref, Dame Florie, la fabricante de charrettes, avait des voisins qui la respectaient
tellement qu'ils préféraient ne rien dire de son mariage au-dessous de sa condition. Cepen-
dant, ils ne critiquèrent pas la justice populaire ou l'humiliation risible en tant que telles, et
certains apprécièrent la performance de Florie le lendemain à l'adresse du présumé cocu
Collombet. La seule personne à redéfinir la notion de « divertissement » fut le sergent du

17. Pour quelques suggestions intéressantes sur l'influence respective du catholicisme et du protestan-
tisme sur les rapports sociaux, voir Jeremy Boissevain, Friends of Friends, Networks, Manipulators and
Coalitions, Oxford University Press, 1974, p. 79-82.
Charivari à Lyon et à Genève au XVIIe siècle 219

quartier, Nicolas Beaujollin, hôte de l'auberge de Saint-Carie, qui lui aussi déclara que
Florie était « une femme d'honneur ». Mais, bien plus, après la première nuit, il remontra
aux ouvriers que les charivaris étaient défendus. « On pouvoit bien se divertir, mais il ne
falloit offenser personne ». Les charivaris étaient en fait interdits à Lyon depuis deux cents
ans, mais l'interdiction avait été régulièrement ignorée. Ce qui vaut la peine d'être noté dans
cette conversation entre un tavernier illettré de cinquante ans et un jeune ouvrier du sellier
est la tentative de mettre un frein aux coutumes traditionnelles de la dérision.
Les voisins aidèrent les nouveaux mariés d'autres manières. Plusieurs femmes vinrent
rendre visite à Florie dans la matinée qui suivit le premier « scandale ». Deux ou trois
hommes armés de bâtons restèrent près d'eux pour protéger Étienne durant le second
charivari. D'autres personnes accoururent lorsqu'elles entendirent le coup de pistolet et le
cri d'Étienne, y compris la femme de l'arquebusier, qui confessa qu'elle avait tout d'abord
« été saisie par la crainte et n'osait pas s'approcher d'eux si tost ». Un jeune garçon trouva
l'une des armes dans la rue et la donna à Florie comme pièce à conviction. Un marchand
en draps de soie se hâta de chercher un chirurgien à l'Hôtel-Dieu pour soigner Tisserand.
A partir de ce moment, Collombet ne pouvait plus guère compter sur le voisinage et dut se
tourner vers sa parenté. Tous ses ouvriers, ainsi que l'employé de son ami Perra, le maître
sculpteur, disparurent dès le matin qui suivit le drame. L'un d'eux, au moins, Le Provençal,
fut caché dans la maison du beau-père de Collombet, dans la paroisse voisine de Saint-
Nizier. Quand Étienne mourut deux semaines plus tard, Le Provençal prit lui aussi la fuite
et quitta Lyon.
L'affaire resta devant le tribunal jusqu'à l'été suivant ; elle fut entendue par le juge de
la juridiction locale relevant de la vieille abbaye bénédictine de Saint-Martin d'Ainay, située
à quelques rues de la place Bellecour. Sur les quatre cas que nous avons cités, celui-ci est
le seul que nous puissions suivre jusqu'au bout. Les ouvriers ne furent jamais retrouvés,
mais maître Jacques fut emprisonné, questionné, puis libéré sous caution, versée par son
bîau-père, malgré les protestations de l'avocat de Florie. Jacques et sa femme se décla-
raient totalement innocents : ils ne savaient rien, n'avaient rien vu (« bien que votre boutique
n'est eloignée que douze pas de la porte des Tisserand? », « Je souppais derrière la boutique »)
et n'avaient entendu quelque chose qu'à la fin du second tumulte. Leur apprenti de dix-neuf
ans, que tous les témoins ont identifié comme étant le jeune homme qui avait battu un
moment le tambour, fut lui aussi incapable de rapporter quoi que ce soit.
La Cour ne les crut pas et considéra que Collombet s'était non seulement abstenu de
faire cesser la seconde agression, comme il aurait dû le faire, mais qu'il avait incité au
meurtre de Tisserand « par haine, à cause de la chanson que lui avait chantée Florie » 1 8 .
Le Provençal, Le Poitevin, Le Rochelois et Lauvergnat furent condamnés à être étranglés
et pendus devant la maison des Collombet et de Florie Nallo. Étant en fuite, ils furent
exécutés en effigie. Collombet fut condamné à payer 200 livres (ce qui n'était pas une très
forte amende — une somme qui eût tout juste couvert les droits de maîtrise d'une dizaine
d'ouvriers de la soie 1 9 ): 100 livres pour le gouvernement; 40 livres pour la fabrique de
l'église paroissiale Saint-Michel ; 10 livres pour les prêtres de ladite paroisse, pour prier
pour l'âme d'Étienne Tisserand; et 50 livres à l'Hôtel-Dieu pour le traitement chirurgical
de Tisserand. Invoquant une « pauvretté notoire », Dame Florie avait réclamé 3 000 livres
en dommages et intérêts, mais ne reçut strictement rien.
Quant aux autres ouvriers de la place Bellecour, reconnus comme ayant participé au

18. Il est intéressant de noter que ceux qui procédèrent à l'interrogatoire officiel de Collombet s'abstin-
rent de chanter le vers parlant des « cornes » (qu'ils connaissaient parfaitement, d'après de nombreux
témoignages) lorsqu'ils le questionnèrent directement sur sa réaction à cette chanson, et se contentèrent
de chanter les premiers mots. Le juge prenait donc au sérieux la force de l'insulte que Collombet avait
reçue en pleine face.
19. Kleinclausz (éd.), Histoire de Lyon..., op. cit., p. 61.
220 N. Zemon Davis

charivari, mais non aux violences infligées à la victime, ils ne furent jamais interrogés ni
poursuivis. Pour les autorités municipales et royales, cette bagarre de quartier doit être
apparue comme insignifiante, comparée aux émeutes fiscales qui avaient eu lieu quelques
décennies plus tôt, ou aux émeutes, toujours redoutées, occasionnées par la pénurie de grain.
(Ces autorités ont probablement oublié de se demander si l'esprit du charivari ne pouvait
déborder en esprit d'émeute). En un sens, le droit populaire au « divertissement », l'utili-
sation populaire de la dérision bruyante pour contrôler la conduite domestique, demeuraient
incontestés, et, malgré la mort d'Étienne Tisserand, ce charivari ne fut nullement le dernier
à Lyon 2o.

20. Ibid., p. 37-38, 90-92. Garden, Lyon..., op. cit., p. 441. Pour plus ample information sur les utili-
sations politiques du charivari, voir Davis, Les cultures du peuple..., op. cit., p. 183-184, 188, et E. Le Roy
Ladurie, Le Carnaval de Romans. De la Chandeleur au Mercredi des Cendres, ¡579-1580, Paris, 1979.
Le charivari à travers les condamnations
des autorités ecclésiastiques
en France du XIVe au XVIIIe siècle

FRANÇOIS LEBRUN

Les premières condamnations connues du charivari par les autorités ecclésiastiques —


conciles provinciaux ou synodes diocésains — datent, en France, de la première moitié
du xiv e siècle : statuts synodaux de Lyon en 1321-1326, de Reims en 1328-1330, d'Avignon
en 1337 1 . Ces condamnations sont nombreuses — une dizaine — entre 1350 et 1450. Puis
entre le milieu du xv e et le début du xvn e siècle, c'est le silence, en dehors d'un texte de
l'archevêque de Lyon en 1577. Au xvn e siècle, on constate une nouvelle vague de condam-
nations : concile provincial de Narbonne en 1609 et une douzaine de mentions dans divers
statuts synodaux entre 1640 et 1687; puis nouveau silence jusqu'à la Révolution, sauf deux
textes: l'un de l'évêque de Saint-Brieuc en 1723, l'autre de l'évêque de Dijon en 1743 2 .
Cette répartition chronologique pose un premier type de problèmes. D'abord celui de
l'origine même du charivari. On peut se demander dans quelle mesure «l'apparition du
terme (coïncide ou non) avec celle de la coutume qu'il recouvre » 3 : nous n'y insisterons pas,
la question ayant été abordée par Claude Gauvard et Altan Gokalp 4 . Nous noterons
seulement avec ces deux auteurs, d'une part que rien ne permet de confirmer l'hypothèse
de Van Gennep selon laquelle la pratique du charivari existait dès le Haut Moyen Age,
d'autre part que le témoignage conjoint des textes ecclésiastiques et des lettres de rémission
édictées par la chancellerie royale permet seulement de dire que « les charivaris ont été très
nombreux à la fin du Moyen Age, et particulièrement de 1350 à 1420 ».
Quant aux deux vagues successives de condamnations, la première pourrait s'expliquer
sinon peut-être par l'apparition même de la pratique du charivari au début du xiv e siècle
(l'affirmer serait trancher sans preuves le problème de l'origine), du moins son extension
et sa généralisation au cours du xiv e siècle. La seconde se situe, à l'évidence, dans la ligne

1. Cf. en appendice la liste chronologique des principales condamnations connues, avec références.
Cette liste ne prétend pas être exhaustive.
2. Encore convient-il de noter que le diocèse de Dijon n ' a été créé q u ' e n 1731 p a r amputation de
celui de Langres et que le premier évêque de Dijon, Jean Bouhier, n ' a fait q u e reprendre dans ses premières
ordonnances synodales les statuts antérieurs de Langres. Quant aux statuts de Saint-Paul-Trois-Châteaux
(1751) et de Saint-Flour (1760) signalés p a r Cécile Piveteau, La pratique matrimoniale en France d'après
les statuts synodaux (Paris, 1957, p. 59), comme p o r t a n t condamnation du charivari, ils se contentent de
dénoncer « les excès et divertissements contraires à la sainteté du mariage » et n o n nommément le charivari.
3. L e fait qu'auteurs de dictionnaires et folkloristes datent du xiv* siècle les premières apparitions
d u terme, sous ses différentes formes dialectales, n ' a rien de surprenant, puisque tous, de D u Cange à
Littré, de Jean-Baptiste Thiers à Van Gennep, ont tiré leurs exemples — qu'ils se repassent de l ' u n à l'autre
— des canons conciliaires et des statuts synodaux, en dehors de deux mentions d'Eustache Deschamps
e t de Froissart et de quelques lettres de rémission.
4. Claude G a u v a r d et Altan Gokalp, « Les conduites de bruit et leur signification à la fin du Moyen
Age: le charivari », Annales E.S.C., 3, 1974, p. 693-704.

Le charivari, École des Hautes Études!Mouton, pp. 221-228.


222 F. Lebrun

de la réforme post-tridentine : la multiplication des interdictions ne signifie nullement la


résurgence d'une pratique dont on sait au contraire qu'elle était restée très vivante au
xvi e siècle s , mais simplement la prise de conscience par de nombreux évêques réformateurs
de son caractère sacrilège et attentatoire à la dignité du sacrement de mariage. De même
la disparition, quasi totale, de ces interdictions, dans les ordonnances synodales du xvm e
siècle, ne correspond pas à une disparition du charivari lui-même, mais plutôt, sans doute,
à un relâchement de la volonté réformatrice de beaucoup d'évêques résignés devant la géné-
ralisation d'une pratique populaire désormais ritualisée et exempte le plus souvent des
brutalités d'antan.
Par ailleurs, on notera, à la suite d'Yves-Marie Bercé, que les premières condamnations
par les autorités ecclésiastiques sont très antérieures à celles prononcées par les autorités
civiles 6 . Si les charivaris apparaissent au xiv e siècle dans les lettres de rémission, c'est non
parce qu'ils sont poursuivis comme tels, mais seulement parce que certains d'entre eux ont
dégénéré et entraîné mort d'homme. Il semble que les premières condamnations émanant
de l'autorité civile, et plus précisément des parlements, datent seulement du début du
xvi e siècle. Il est d'ailleurs intéressant de noter que ces condamnations, qui feront jurispru-
dence, ne se réfèrent pas à quelque article de la législation royale condamnant nommément
le charivari comme contraire, par exemple, à la sainteté du mariage 7. C'est seulement par
assimilation aux « attroupements et assemblées illicites », interdits, eux, explicitement par
de nombreux édits et ordonnances 8 que les tribunaux civils engagent les poursuites ; encore
ne le font-ils généralement que lorsqu'il y a eu violence 9 .
L'étude attentive de la trentaine de textes de condamnations promulgués par les auto-
rités ecclésiastiques, du début du xiv e au début du xvm e siècle, fournit plusieurs éléments
de grand intérêt. D'abord au niveau de la dénomination même de la pratique interdite.
Aux xiv e et xv e siècles, les termes latins et français varient quelque peu : charavaria (Lyon,
1321-1326), chalvaricum et charivarit (Avignon, 1337), charivari (Meaux, 1365), charavallium
(Bourges, 1368), charivari et chelevalet10 (Tréguier, 1365), charwary11 (Troyes, 1399),
charivari (Langres, 1404), chalvaritum (Avignon, 1437), charavary (Lyon, 1577). Par contre,
les statuts synodaux du xvn e siècle emploient tous, sans exception, le mot charivari.
Beaucoup plus intéressantes sont les descriptions, parfois très circonstanciées, qui
accompagnent et justifient les condamnations : motif du charivari, participants, éléments

5. Cf. Yves-Marie Bercé, Fête et révolte, Paris, 1976, p. 40.


6. Bercé écrit (op. cit., p. 41) que les premières condamnations cléricales datent du début du xv' siècle
et, citant le magistrat du xvn c siècle Claude Noirot (L'origine des masques..., Langres, 1609), donne comme
texte le plus ancien, l'ordonnance synodale de Langres de 1404. En fait, les premières condamnations
ecclésiastiques sont antérieures d'un siècle.
7. Il est significatif que le mot charivari ne figure pas dans la table des matières, analytique et détaillée,
du Recueil général des anciennes lois françaises d'isambert, Decrusy et Taillandier.
8. Entre autres, les textes du 9 mai 1539 et du 25 novembre 1548, sans parler de nombreux édits de
la seconde moitié du xvi* siècle au temps des troubles civils. On notera que, dans sa formulation très vague,
l'édit de 1539 pouvait, le cas échéant, s'appliquer fort bien au charivari: « Défendons par ces présentes ì
toutes personnes de quelque estât, qualité ou condition qu'ils soient, d'aller par villes, citez, forests, bourgs
et chemins de notre royaume, armez de harnois secrets ou apparens, seuls ny en compagnie, masquez ny
déguisez, sous quelque cause ou occasion que ce soit, sur peine de confiscation de corps et de biens sans
aucune exception de personnes » (Isambert, t. XII, p. 557).
9. On peut établir comme suit, d'après Thiers, Traité des jeux et des divertissements qui peuvent être
permis ou qui doivent être défendus aux chrétiens..., Paris, 1686, p. 292-298, Brodeau, Coutume de la prévotté
et vicomté de Paris, Paris, nouv. éd., 1669, t. I, p. 274, et P.-J. Brillon, Dictionnaire des arrêts, Paris, 1727,
t. Il, p. 135, la liste des principales condamnations prononcées par quelques parlements provinciaux à
l'encontre d'auteurs de charivaris: Toulouse, arrêts des 18 janvier 1537, 11 mars 1549, 9 octobre 1545,
6 février 1542, mars 1551 ; Dijon, arrêts des 25 juin 1606, juin 1616,14 janvier 1640; Aix, arrêts des 3 novem-
bre 1640 et 25 février 1645.
10. C'est, selon Du Cange, le seul emploi connu du mot chelevalet.
11. Peut-être s'agit-il, en fait, d'une mauvaise lecture du mot charivari.
Le charivari à travers les condamnations ecclésiastiques 223

constitutifs, conséquences éventuelles. Dans tous les textes des xiv e et xv e siècles, le charivari
apparaît lié à la célébration des secondes noces 1 2 ; nulle part, il n'est question d'autres
motifs, notamment d'une disproportion d'âge entre les époux. Si quelques statuts, par
exemple ceux d'Avignon en 1337, condamnent dans le même paragraphe certains autres
abus — telles les chansons profanes dans l'église ou les extorsions d'argent — auxquels
donnent lieu les mariages quels qu'ils soient, ils ne manquent pas d'isoler très nettement le
charivari qui n'est nullement confondu avec les abus précédemment évoqués. Au xvm e
siècle, les conférences ecclésiastiques de Paris en 1713, de même que celles d'Angers en 1725,
s'en tiennent encore à cette définition stricte du charivari, lié exclusivement aux secondes
noces et indépendant de l'âge des époux 13 . Il est vrai que ce dernier point pouvait être impli-
cite : la démographie de type ancien nous a appris que, beaucoup plus fréquemment que les
premiers mariages, les remariages s'accompagnaient souvent d'une grande différence d'âge
entre les nouveaux partenaires. Quoi qu'il en soit, les statuts synodaux du xvn e siècle sont,
à cet égard, beaucoup moins nets, que ceux de la fin du Moyen Age. Us n'explicitent plus le
motif du charivari et lient très souvent sa condamnation à celle des « autres insolences »
que provoquent les mariages en général, diluant ainsi sa spécificité originelle. Est-ce parce
qu'il est maintenant si commun qu'il paraît inutile de le définir de façon précise par rapport
aux autres abus? Ou n'est-ce pas plutôt parce que le terme a, peu à peu, perdu sa stricte
signification première et désigne désormais tout « c h a h u t » en vue d'extorquer de l'argent
de nouveaux mariés, en premières ou en secondes noces ? Si l'on en croit Jean-Baptiste Thiers
dans son Traité des jeux, publié en 1686, c'est cette seconde hypothèse qui serait la bonne :
« La canaille et les gens de nulle importance se font quelquefois un grand divertissement
de ce qu'ils appellent charevaris, charivaris ou charibaris, afin de tirer quelque somme
d'argent des nouveaux mariés ou de les charger de confusion. Il y a des lieux où cela
ne se fait guère qu'à de secondes noces disproportionnées en effet ou en apparence.
Mais il y en a d'autres où il se fait presque à toutes les noces. » 1 4
Les propos de Thiers se trouvent d'ailleurs confirmés par les statuts de deux diocèses du
Midi. Ceux de Condom évoquent en ces termes, en 1663, les motifs des charivaris : « Soit
qu'un des contractants ou tous les deux ensemble soient du même lieu ou n'en soient pas,
ou trop avancez en âge, ou qu'ils ayent esté déjà mariez, ou sous quelqu'autre couleur ou
prétexte que ce puisse estre ». De son côté, l'ordonnance synodale de l'évêque de Grenoble
Etienne Le Camus condamne, en 1687, « ceux qui avec des charivaris ... obligent les veufs
ou les veuves qui se marient, ou ceux qui contractent hors de la paroisse, de payer quelque
contribution ». Plus tard, au milieu du xvm e siècle, La Poix de Fréminville et Claude de
Ferrière définissent le charivari, à peu près dans les mêmes termes l'un et l'autre, comme une
injure ou une dérision faite à des mariés d'âge disproportionné, notamment lors d'un
remariage l s . Au total, à la fin du Moyen Age, le charivari paraît être lié exclusivement aux
secondes noces, indépendamment de l'âge des époux. Les statuts de cette époque insistent

12. En prenant secondes noces au sens de deuxièmes, ou troisièmes, ou quatrièmes, etc. Par exemple:
« s i vir et mulier ad secunda vota vel ulteriora t r a n s i e n t » (Tréguier, 1365); « a d secundas vel pluries
nuptias » (Tours, 1448).
13. Conférences ecclésiastiques de Paris sur le mariage, Paris, 1713, t. II, p. 120 (« insultes publiques
que l ' o n fait au sacrement de mariage en la personne des hommes et des femmes qui se remarient »). Confé-
rences ecclésiastiques du diocèse d'Angers sur le mariage, Angers, 1725, nouv. éd., 1755,1.1, p. 274 (« insulte
aux veuves qui se remarient »).
14. Jean-Baptiste Thiers, Traité des jeux et des divertissemens qui peuvent être permis ou qui doivent être
défendus aux chrétiens ..., Paris, 1686, p. 298-292.
15. La Poix de Fréminville, Dictionnaire ou Traité de la police, Paris, 1756, nouv. éd., 1775, p. 169:
« injure à quelqu'un qui se marie et qui épouse une personne de grande différence d'âge, et particulièrement
lorsque ce sont des secondes noces ». Claude de Ferrière, Dictionnaire de droit et de pratique, Paris, nouv.
éd., 1762, t. I, p. 393: « dérision de gens d'un âge fort inégal qui se marient ensemble, surtout dans le cas
de secondes noces ».
224 F. Lebrun

tous, pour justifier la condamnation qu'ils prononcent, sur la parfaite licéité et validité d'un
second mariage 1 8 ; une telle insistance n'était d'ailleurs pas inutile, l'Église ayant vu long-
temps avec suspicion les secondes noces et continuant même en beaucoup d'endroits à
refuser la bénédiction nuptiale en pareil cas 17 . Aux xvii e et xvin e siècles, le charivari semble
désormais provoqué par la différence d'âge des époux, que ce soit lors d'un premier ou d'un
second mariage, ou même, dans certaines régions, par un tout autre motif, par exemple,
le fait de se marier hors de sa paroisse.
Les allusions des textes aux participants sont généralement très vagues. Il s'agit soit
de jugements de valeur (« scelerati homines », Avignon, 1337 ; « gens si malitieux et
meschans», Lyon, 1577), soit de qualifications le plus souvent imprécises. Le concile de
Tours de 1431 parle de « tam clericis quam laïcis », les statuts d'Avignon de 1437 d'« omnes
et singulos parochianos vestros cujuscumque conditionis existant » ; les statuts de Tréguier
de 1365 évoquent « vicini et alii » ; ceux de Condom de 1663, « les habitants des paroisses ».
Aucune allusion, on le voit, à tel groupe social 18 ou à telle classe d'âge.
Les textes sont, par contre, beaucoup plus précis en ce qui concerne les éléments consti-
tutifs du charivari. Tous insistent d'abord sur la notion, essentielle, de bruit. Celui-ci est
provoqué par des instruments variés sur lesquels le concile de Tours de 1431 donne de
précieux détails : « pulsatione patellarum, pelvium et campanarum, eorum oris et manus
sibilatione, instrumento aerugiariorum, sive fabricantium, et aliarum rerum sonorosarum » 1 9 .
Les statuts de Lyon (1577) parlent de « tambourins ». Dans tous, il est question de « vacarme,
tumulte, bruits scandaleux». A cela s'ajoutent les vociférations, clameurs, chansons, huées
et moqueries à l'adresse des deux époux. Citons, à titre d'exemple, «injurias, carmina,
libellos difïamatorios contra eosdem sponsos » (Meaux, 1365); «horridis et blasphemis
vociferationibus et obscoena loquacitate, injuriosis contumeliosisque clamoribus » (Troyes,
1399) ; « turpia et inhonesta verba » (Avignon, 1437) ; « clameurs et huées » (Saint-Brieuc,
1723). Au bruit, facteur essentiel puisqu'il définit en quelque sorte le rite, s'ajoutent d'« au-
tres insolences» («alias insolentias », Meaux, 1365) et des «dérisions ou opprobres en
actes » (« irrisiones vel opprobria factis », Tours, 1431). Les statuts de Lyon précisent en
1577: «gettant poysons, breuvages vilains et dangereux ..., excitans fumées puantes ....
faisant toute chose vilaine et sale qui se peut penser ». En 1723, l'évêque de Saint-Brieuc
parle, lui aussi, après les clameurs et huées, d'« autres actions injurieuses ». Plusieurs
statuts font allusion au fait que les participants sont déguisés et masqués 20 : « cum falsis
visagiis » (Lyon, 1321), « s u b turpi transfiguratione larvarum» (Troyes, 1399), « larvis in
figura doemonum» (Langres, 1404), « marchans en larves et masques» (Lyon, 1577),

16. Cf. par exemple, le début de la condamnation du concile provincial de Tours en 1431 : « Puisqu'il
est permis par les lois divines et humaines, à tous et à chacun, de l'un et l'autre sexe, sauf vœu de conti-
nence de s'unir matrimonialement par des noces célébrées solennellement..., et puisque, le lien conjugal de
l'un des deux époux s'étant rompu, il est également permis au survivant de convoler en secondes noces ou
davantage, autant de fois qu'il lui plaira, et que c'est une erreur de penser le contraire... »
17. Mais non, bien entendu, l'échange de consentements des époux, qui constitue la matière même
du sacrement.
18. Thiers, on l'a vu, est plus explicite, puisque c'est, selon lui, le fait de « la canaille et gens de nulle
importance ». Même son de cloche chez La Poix de Fréminville (« gens de bas étage ») et Claude de Ferrière
(« gens du peuple »).
19. « Par le heurt de plats, de bassins et de cloches, par des sifflements de la bouche et des claquements
des doigts, par la percussion d'objets en airain et d'autres choses sonores ».
20. On ne manquera pas d'évoquer la fameuse miniature du manuscrit du Roman de Fauvel, datant
des environs de 1320. Plus près de nous, Cambry note dans son Voyage dans le Finistère (1794), Brest,
1835, p. 87: « L'usage des charivaris existe encore à Landerneau et dans les environs; on les pratiquait avec
des cris, des hurlements, u n tintamarre affreux occasionné par des crécelles, par des chaudrons et par des
cloches; on prétendait jadis, par cet usage, éloigner l'esprit du mari mécontent de l'infidélité de sa moitié.
Dans ces orgies ou dans ces charitables cérémonies, on s'affublait de déguisements bizarres, on se couvrait
de peaux de bœufs dont les cornes étaient chargées de bougies, etc., etc. »
Le charivari à travers les condamnations ecclésiastiques 225

«mascarades» (Agen, 1666). Le lieu où se déroule le jeu n'est précisé que par quelques
textes: «circa domos nubentium» (Tours, 1431), «devant les portes des secondement
mariez » (Lyon, 1577), « à la porte de l'église ou ailleurs » (Alet, 1640, Narbonne, 1671).
Plusieurs statuts notent que le charivari se double d'une véritable exaction, puisqu'il
ne cesse que lorsque les époux ont accepté de se racheter par de l'argent : « donec ipsi spon-
salia praedicta contrahentes pecuniis ... se redemerint» (Meaux, 1365); «jusques à tant
qu'ils ayent des mariez tiré certaine somme d'argent, comme par force» (Lyon, 1577);
« exiger de l'argent d'eux pour ne leur faire tel vacarme » (Condom, 1663). Ce qui aggrave
encore les choses, c'est que l'argent ainsi extorqué ne sert qu'à ripailles et beuveries : « com-
messationibus et potibus » (Meaux, 1365). Les évêques de la fin du Moyen Age insistent
aussi sur les conséquences désastreuses selon eux, de la pratique du charivari. Trop souvent,
ce qui n'est qu'un « j e u choquant et répréhensible» («ludus turpis et noxius», Troyes,
1399) dégénère en violences, rixes, blessures et homicides : « ex quibus frequenter proveniunt
rancores et odia, interdum quoque vulnerationes et homicidia committuntur » (Avignon,
1337 et 1437-1474) ; « ex quibus multoties rixae, contentiones, vulnera et homicidia eveniunt »
(Tréguier, 1365), « mutilationes et homicidia sunt secuta » (Tours, 1431). Bien plus, les
évêques de la province de Tours font état, en 1431, d'une conséquence non moins déplorable
à leurs yeux que les excès précédents : beaucoup de veufs ou de veuves préfèrent vivre en
concubinage plutôt que de convoler en secondes noces et de courir ainsi le risque d'un
charivari, tant est grande la crainte qu'inspire celui-ci. De telles conséquences ne sont plus
évoquées par les statuts du xvn e siècle, preuve que le rite a sans doute perdu de sa violence
et n'est plus, de ce fait, aussi redouté qu'auparavant.
Unanimes à réprouver le charivari au nom de la sainteté du mariage, y compris des
secondes noces dûment autorisées par l'Église, les textes diffèrent en ce qui concerne les
peines qu'ils prévoient en cas d'infraction. Les statuts de Bourges (1368) édictent que tous
ceux qui participeront à un charivari ou même auront seulement fourni aide et conseil
encourront une sentence d'interdit, ipso facto. Le plus souvent, la peine prévue dans les
textes de la fin du Moyen Age est l'excommunication (Lyon, 1321 ; Avignon, 1337 ; Meaux,
1365 ; Tréguier, 1365 ; Troyes, 1399 ; Langres, 1404 ; Tours, 1431), avec parfois une amende
soit arbitraire (Tours), soit fixée à dix livres tournois (Avignon, Troyes, Langres). Les
statuts de Lyon de 1577 prévoient eux aussi « ample et périlleuse excommunication », mais
sans amende. Les statuts du xvii e siècle sont généralement plus vagues. Si ceux de Condom
(1663) et de Noyon (1673) parlent encore d'excommunication 21 , les autres prévoient que
les curés aviseront, le cas échéant, leur évêque, « afin d'être procédé contre les coupables
par les censures de l'Église » (Alet, 1640), « pour employer l'autorité de l'Église et réprimer
ce désordre par la peine des censures » (La Rochelle, 1656), « pour y être pourvu ainsi que
nous aviserons » (Narbonne, 1671). Certains, enfin, stipulent que les curés, « en cas de
scandale, imploreront l'assistance du bras séculier et en donneront avis à notre promoteur »
(Agen, 1666, Grenoble, 1687, rédaction identique).
Au total, l'étude du charivari à travers les interdictions des autorités ecclésiastiques
apporte un certain nombre de renseignements précis sur cette coutume populaire et permet
d'entrevoir notamment une certaine évolution, au moins quant à ses motifs, entre le xive et
le xvra® siècle, prouvant ainsi, une fois de plus, l'intérêt que présentent les archives de la
répression comme moyen d'approche de la culture des classes populaires.

21. Mais ni ceux de Comminges (1642), ni ceux de Narbonne (1671), contrairement à ce qu'écrit
C. Piveteau, op. cit., p. 59.
226 F. Lebrun

APPENDICE

Liste des principales condamnations ecclésiastiques, XIV'-XVIII' siècles

1. Statuts synodaux, Lyon, entre 1321 et 1326


Éd. dans Statuta synodalia dioecesis Lugdunensis, s.l.n.d. (Lyon, 1485), fol. 75.
Bibl.: Du Cange, Glossarium mediae et infimae latinitatis (1" éd., 1688), nouv. éd., 1733, article Chara-
varia. Artonne, Guizard, Pontal, Répertoire des statuts synodaux des diocèses de l'ancienne France, Paris,
sec. éd., 1969, p. 288-289.

2. Statuts synodaux, Reims, entre 1328 et 1330


Éd. dans Gousset,Leí actes de la province ecclésiastique de Reims, Reims, 4 vol., 1842-1844, t. II, p. 554-555.
Bibl.: Thiers, Traité des jeux et des divertissements qui peuvent être permis ou qui doivent être défendus aux
chrétiens..., Paul Adam, La vie paroissiale en France au XIV' siècle, Paris, 1964, p. 272. Artonne, p. 367.

3. Statuts synodaux, Avignon, 7 mai 1337


Éd. dans Martene, Thesaurus novus anecdotorum, Paris, 1717, t. IV, col. 560-561.
Bibl. : Du Cange, art. Chalvaricum. Adam, p. 272. Artonne, p. 94.

4. Statuts synodaux, Meaux, 1365


Éd. dans Martene, col. 923.
Bibl.: Adam. Artonne, p. 304.

5. Statuts synodaux, Tréguier, 5 juin 1365


Éd. dans Martene, col. 1118, et dans Morice, Mémoires pour servir de preuves à l'Histoire de Bretagne,
Paris, t. I, 1742, col. 1601.
Bibl. : Du Cange, art. Chalvaricum. Adam. Artonne, p. 455.

6. Statuts synodaux, Bourges, 1368


Éd. dans Martene, col. 654.
Bibl.: Du Cange, art. Charavallium. Adam. Artonne, p. 149, écrit: «Nous ne connaissons pas de statuts
diocésains de B. avant le xvi* siècle ».

7. Statuts synodaux, Troyes, 1399


Éd. dans Adam, p. 272, note 8 (d'après BN Ms lat. 1560, fol. 23).
Bibl. : Thiers. Du Cange, art. Caria. Adam. Artonne, p. 462, n'en parle pas.

8. Statuts synodaux, Langres, 1404, 1421, 1455


Éd. dans Statuta synodalia Lingonensis ecclesie, Paris, 1538.
Bibl.: Claude Noirot, L'origine des masques, mommerie, bernez..., Langres, 1609 (rééd. par C. Leber,
Collection des meilleures dissertations..., Paris, 1838, tome IX). Thiers. Conférences ecclésiastiques de Paris.
Artonne, p. 258-263.

9. Statuts synodaux d'Avignon, entre 1437 et 1474


Éd. dans Martene, col. 578.
Bibl. : Artonne, p. 99.

10. Concile provincial de Tours, tenu à Nantes en avril 1431


Concile provincial de Tours, tenu à Angers en juillet 1448
Éd. dans Maan, Sancta et metropolitana ecclesia Turonensis, Tours, 1667, 2* partie, p. 102 (pour 1431) et
112 (pour 1448), et dans Hardouin, Acta conciliorum et epistolae decretales, Paris, 1714, tome X, col. 1340
(pour 1448). Le concile de 1448 a repris à son compte, mot pour mot, le canon « De matrimonio » du
concile de 1431.
Le charivari à travers les condamnations ecclésiastiques 227

Bibl.: Thiers. Du Cange, art. Charivarium (avec la date, erronée, de 1445). Conférences eccl. de Paris et
d'Angers (impriment toutes deux, par erreur, 1548). Hefele et Leclercq, Histoire des conciles, Paris, t. VII,
1916, p. 1201-1203 (ne parle que du concile de 1448).

11. Statuts synodaux, Lyon, octobre 1577


Éd. dans Statuts et ordonnances synodales de l'église métropolitaine de Lyon, Lyon, 1581, p. 37.
Bibl.: Artonne, p. 289.

12. Concile provincial de Narbonne, 1609


Éd. dans Bouchel, Decretorum ecclesiae gallicanae..., Paris.
Bibl.: Thiers. Conférences eccl. Paris et Angers.

13. Statuts synodaux, Saint-Omer, 1640


Éd. dans Statuta synodi diocesanae Audomarensis..., Saint-Omer, 1640.
Bibl.: C. Piveteau, p. 59. Artonne, p. 404.

14. Statuts synodaux, Alet, 1640


Éd. dans Statuts synodaux du diocèse d'Alet faits depuis l'année 1640 jusqu'en 1674, Paris, 1674, p. 102.
Bibl.: Thiers. Conférences eccl. de Paris. C. Piveteau. Artonne, p. 32.

15. Statuts synodaux, La Rochelle, 10 mai 1656


Éd. dans Ordonnances pour le diocèse de La Rochelle publiées ès divers synodes, Fontenay, 1658, p. 124.
Bibl.: C. Piveteau. Artonne, p. 374.

16. Statuts synodaux, Soissons, 1658


Éd. dans Statuts synodaux de ... Charles de Bourlon ... pour le règlement de son diocèse, Paris, 1658.
Bibl.: C. Piveteau. Artonne, p. 424.

17. Statuts synodaux, Chalons-sur-Marne, 1661


Éd. dans Statuts, ordonnances ..., Châlons, 1693.
Bibl.: C. Piveteau. Artonne, p. 194.

18. Statuts synodaux, Condom, 10 avril 1663


Éd. dans Statuts du diocèse de Condom publiez dans le synode général tenu à Condom ... le 10 avril 1663,
Agen, 1663, p. 163.
Bibl.: C. Piveteau. Artonne, p. 212.

19. Statuts synodaux, Narbonne, 24 novembre 1671


Éd. dans Ordonnance de Mgr l'archevêque et primat de Narbonne ... le 24 novembre 1671, Narbonne, s.d.,
p. 61.
Bibl. : C. Piveteau. Artonne, p. 330.

20. Statuts synodaux, Noyon, 3 octobre 1673


Éd. dans Statuts synodaux du diocèse de Noyon, Saint-Quentin, 1677.
Bibl.: C. Piveteau. Artonne, p. 339.

21. Statuts synodaux, Agen, 12 avril 1673


Éd. dans Statuts et règlements synodaux du diocèse d'Agen ..., Agen, 1673, p. 121.
Bibl. : C. Piveteau. Artonne, p. 20.

22. Statuts synodaux, Auxerre, 9 mai 1674


Éd. dans Ordonnances synodales du diocèse d'Auxerre ..., Auxerre, 1674.
Bibl.: C. Piveteau. Artonne, p. 92.

23. Statuts synodaux, Troyes, 2 mai 1680


Éd. dans Statuts et règlements pour le diocèse de Troyes ..., Troyes, s.d. (1688), p. 34.
Bibl. : C. Piveteau. Artonne, p. 466.
228 F. Lebrun

24. Statuts synodaux, Grenoble, 16 avril 1687


Éd. dans Ordonnances synodales du diocèse de Grenoble ..., Paris, 1690, p. 321.
Bibl. : C. Piveteau. Artonne, p. 255.

25. Statuts synodaux, Saint-Brieuc, 1723


Éd. dans Statuts du diocèse de Saint-Brieuc, Rennes, 1723, p. 233.
Bibl.: Artonne, p. 391.

26. Statuts synodaux, Dijon, 3 mai 1743


Éd. dans Ordonnances synodales du diocèse de Dijon, Dijon, 1744.
Bibl. : C. Piveteau. Artonne, p. 222.
Des conduites de bruit au spectacle des processions
Mutations mentales et déclin des fêtes populaires
dans le Nord de la France (XV e -XVI e siècle)*

ROBERT MUCHEMBLED

Répression des fêtes et des conduites bruyantes dans le Nord

En France, à partir du xv e siècle, et en tout cas au xvi e siècle, un pan entier de la culture
populaire s'effondrait ou se modifiait sous les coups des autorités, relayant la dépréciation
par les clercs des excès et des abus. Le phénomène paraît avoir été plus marqué dans le Nord
que dans le reste de la France, car les villes y étaient aux mains de patriciats très puissants,
et les souverains — alors espagnols — de la région développèrent dès le xvi e siècle une
Contre-Réforme conquérante, qui s'installa plus tardivement dans le royaume de France
proprement dit.
Divers traits répressifs étaient déjà apparus dans la description des fêtes populaires.
Il importe maintenant d'en éclairer le développement chronologique. Car peu importe
qu'un ban lillois de 1382 interdise les jeux, les assemblées de paroisses, la plantation de
mais et les danses autour des feux de la Saint-Jean, puisqu'il n'est pas réellement suivi
d'effet et qu'il faut le renouveler, le préciser et y ajouter des variantes, en 1397, en 1428, en
1483, en 1514, en 1520, en 1544, en 1552, en 1559, en 1573, en 1585, en 1601 1 . Par contre,
le renouvellement fréquent, surtout au xvi e siècle, de ces interdictions indique l'acharnement
que met le Magistrat lillois, appuyé puis relayé par le Souverain dès 1559, à vouloir contrôler
étroitement les loisirs populaires. Contrôler, et non pas totalement faire disparaître ceux-ci.
Car les patriciens savent bien que les fêtes sont des exutoires aux tensions accumulées,
qu'elles exercent sur le corps social une action thérapeutique. Ne détournent-elles pas
l'attention des réalités, des difficultés matérielles des masses? Ne déchargent-elles pas la
violence, qui pourrait s'accumuler et s'exercer en révolte ouverte contre les autorités, et qui
se diffuse au contraire dans tout le corps social? Mais justement, cette violence s'exprime
par les bagarres, les meurtres, les viols, l'abus des boissons alcoolisées, le défoulement verbal
et trivial... Les autorités urbaines sont prises, on le voit, entre la nécessité de conserver des
périodes de fêtes et le désir d'éviter les abus. Elles réagissent souvent au gré des circons-
tances, au xv e siècle du moins. Cette contradiction majeure ne commence à s'estomper
qu'avec le développement d'un nouveau climat de religiosité et avec l'intervention crois-
sante du Souverain dans la vie urbaine. Pour l'Église tridentine comme pour le roi, qui se
veut absolu, les fêtes sont toutes des périodes de désordre et d'excès, qu'il faut interdire, ou
très étroitement intégrer dans des cadres d'orthodoxie et d'obéissance. L'Église fait confiance
à ses milices religieuses, le roi à ses officiers et à ses représentants, pour embrigader les

* E x t r a i t du chapitre m de Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XV'-XVIIl'
siècles). Essai. Paris, Flammarion (« L'histoire vivante », dirigée par Denis Richet), 1978.
1. D e la Fons-Mélicocq, « Les sociétés dramatiques du N o r d . . . » , Archives historiques et littéraires
du nord de la France et du midi de la Belgique (AHL), 3 e sér., t. VI, 1857, p. 5-38.

Le charivari, École des Hautes Études!Mouton, pp. 229-236.


230 R. Muchembled

masses et leur imposer le respect de l'ordre et de la discipline. Confortées par ces appuis
solides, les autorités urbaines admettent peu à peu que les fêtes sont inutiles ou dangereuses,
et qu'elles doivent d'abord être chrétiennes. La tolérance qui existait à propos des réjouis-
sances populaires, considérées comme un moyen de gouvernement de la ville, se brise au
cours du xvi e siècle. Les fêtes spontanées deviennent plus rares. Les banquets familiaux sont
de plus en plus réglementés, ainsi que les fêtes de rues ou de quartiers et les ducasses. La
religion envahit de plus en plus les réunions confraternelles. Les fêtes burlesques sont
frappées d'interdit absolu. Enfin, les grandes fêtes urbaines, autrefois reliées aux cycles
saisonniers principaux, perdent la plupart de leurs caractères et se transforment en specta-
cles pour la populace, au lieu d'associer chacun à l'action. Les villes du Nord se singula-
risent par la précocité de ce mouvement systématique. Car Charles Quint et Philippe II,
souverains espagnols successifs de la région, imposent une sévère répression de l'hérésie
protestante et, de ce fait, surveillent attentivement la société urbaine. On note d'ailleurs
la naissance, à partir de 1525, d'une organisation centralisée de l'assistance aux pauvres 2 ,
qui n'est qu'une des formes d'un nouvel encadrement des villes. Un édit impérial de 1531,
déjà, limitait les ducasses à un seul jour, les noces à un jour et demi — avec, au plus, vingt
participants —-, interdisait de rechercher des parrains et des marraines « pour en avoir ou
recevoir présent ou prouffit », défendait la création ou l'existence de cabarets hors des
villes ou à l'écart des lieux habités, exigeait la fermeture des cabarets les dimanches et les
jours de fêtes à l'heure de la grand-messe ou des vêpres, interdisait aux ivrognes l'accès aux
offices publics. Les villes en profitèrent pour publier des règlements locaux visant les mêmes
excès, et d'autres abus encore, nous l'avons noté. Mais la force de l'habitude et la résistance
passive des masses empêchèrent la parfaite réussite de ces stipulations. Philippe II revint
à la charge, par une ordonnance de 1560, en interdisant à tous de :
« chanter, ou jouer, faire divulguer, chanter, ou jouer publicquement, en compaignie,
ou en secret, aulcunes farces, ballades, chansons, comédies, refrains, ou aultres sembla-
bles escriptz, de quelque matière ou en quelque langaige que ce soit, tant vieulx que
nouveaulx, esquelz soyent meslées aulcunes questions, propositions ou faitz concernant
nostre relligion, ou les personnes ecclésiasticques... »
Quant aux « moralités » et « aultres choses, qui se font, ou jouent, à l'honneur de Dieu
ou de ses Sainctz, ou pour réjouyssance et récréation honneste du peuple », elles devront
obtenir au préalable l'aval du « principal curé, officier ou magistrat du lieu ». Sont expres-
sément interdits, s'ils contiennent «chose quy puist schandaliser, les jeux muetz, que l'on
appelle remonstrances ou représentations par personnaiges ». Prise au pied de la lettre,
cette ordonnance aurait dû avoir pour effet de faire totalement disparaître les fêtes bur-
lesques et de modifier profondément les réjouissances populaires à toutes les autres occa-
sions. Le texte contenait d'ailleurs la raison principale de sa promulgation, qui était d'empê-
cher que le « commun peuple » ne soit « mal édiffié, séduict et déceu... »;
« et, pour aultant que par cy-devant n'estant le monde si corrompu, ne les erreurs si
grans qu'ilz sont présentement, l'on n'a prins de si près regard à yceulx jeux, farces,
chansons, refrains, ballades et dictiers, comme le convient au temps présent, ouquel
les mauvaises et damnables sectes, de jour en jour, pullulent et s'accroissent davantaige ».
On ne sauiait mieux, ni plus clairement, formuler l'objet de la législation nouvelle ! Qu'elle
n'ait pas réussi à modifier brutalement ni totalement des habitudes populaires invétérées
n'est pas douteux. Mais son application obstinée, bien qu'inégale selon les lieux et parfois
suspendue durant un certain temps, devait se révéler payante. Les contrevenants s'expo-
saient à de lourdes amendes, ou à des peines infamantes. En 1563, sept hommes, accusés
d'avoir représenté sur une place publique le «jeu du veau d'or» sans la permission des

2. J.-P. Gutton, La société et les pauvres en Europe (XVl'-XVIW siècles), Paris, 1974, p. 103-105.
Fêtes populaires dans le Nord de la France (XVe-XVIe siècle) 231

autorités, étaient conduits, tête et pieds nus, en chemise, une torche ardente de six livres en
mains, à l'église Saint-Étienne de Lille pour y demander à genoux pardon de leurs fautes,
avant d'être ramenés en prison, d'où ils seraient extraits, le dimanche suivant, pour faire
à nouveau amende honorable. Doit-on s'étonner, dans ces conditions, si la course des
Innocents, par exemple, disparaît à partir de 1564 à Lille 3 ? Le théâtre populaire cède la
place à celui des élèves de jésuites. Une atmosphère de peur, de suspicion, de délation,
envahit les villes. Le citadin, comme Rabelais à la fin de sa vie, voit s'assombrir l'horizon,
et apprend lentement à se conformer, en matière de loisirs et de jeux, aux volontés des
puissants. A la fin du xvi e siècle, l'évolution est très avancée dans les cités septentrionales.
Les ordonnances répressives se multiplient. A Arras, il est défendu à tous, en 1597, de se
promener sur les marchés durant le service divin, les dimanches et les jours de fête, sous
peine de soixante sous d'amende. Les échevins, dans la même ville, interdisent en 1593 de
« ne danser du soir à chanson ny aultrement, par les rues », à peine de dix sous d'amende,
payables par les parents ou par les maîtres si les coupables sont des enfants ou des serviteurs.
L'amende est portée à soixante sous en 1598, avec défense « de faire danses, esbatz, masque-
rades et assamblés publicques avant les rues, tant de jour que de nuict, et que chascun ait
à se comporter en toute modestie ». Sans doute ceci concerne-t-il la préparation d'une
procession. Mais en 1610 reparaît l'interdiction de se masquer, ainsi que d'aller par les rues
sans lumière «après la cloche lâchée», et s'y ajoute l'obligation, pour les cabaretiers, de
fermer à neuf heures du soir. Les jeux d'enfants sont prohibés, dans la même ville, à la fin
du xvi e siècle. Qui mieux est, les spectateurs seraient passibles de la même amende que les
coupables de «jus (jeux) de biquetz, battes ou croches», ou ceux qui se récréent «aux
noix ny aux semblable jeux à l'argent». Les autorités refoulent les joueurs des rues, des
places, des marchés, des remparts, où ils s'ébattaient auparavant. Elles surveillent désormais
attentivement les loisirs de tous. A Arras, encore, des comédiens français reçoivent en 1602,
après examen de leurs pièces par des prêtres, le droit de « donner quelque relâche au peuple,
de quelques honnestes récréations, pour peu de jours, à certaines heures ». Us jouent du
24 au 27 juillet 1602, les jours ouvrables, de trois à cinq heures, quand ne se célèbre pas le
service divin. Et le 22 septembre 1604, les élèves des jésuites arrageois interprètent Mucius
Scaevola, à l'occasion de l'entrée dans la ville du nouveau gouverneur d'Artois 4. Lentement
se défait un vieux monde, lentement s'étiole la fête populaire. Commence en effet un mou-
vement de contrainte des corps et de soumission des âmes qui ira s'accélérant au siècle de
la Raison et à l'époque des Lumières. Déjà, à la fin du xvi e siècle, et sur le modèle des cités
septentrionales, il devient difficile de rire et de jouer dans les villes françaises. L'offensive
se prépare un peu partout, même si les désordres de l'époque des guerres de Religion ne
permettent pas au roi et à l'Église de conjuguer leurs efforts aussi efficacement que dans
les Pays-Bas espagnols. Témoin, les statuts synodaux de Lyon, vers 1566-1577, qui défen-
dent, sous peine d'excommunication, que « ès jours de fête des Innocens et aultres, l'on ne
souffre ès églises jouer jeux, tragédies, farces et exhiber spectacles ridicules avec masques,
armes et tambourins » 5 . Doit-on s'en étonner? La reprise en main des masses catholiques
passait d'abord par la sujétion des villes à l'orthodoxie religieuse. Le roi, lui, devait faire
des citadins des sujets obéissants, s'il voulait devenir un roi absolu. Et les autorités urbaines
n'avaient nul intérêt à défendre les masses qui les effrayaient contre une centralisation qui
ne leur plaisait pourtant pas toujours. Des dépréciations multiples de la culture populaire,
en ses fêtes et en ses jeux comme dans ses autres caractéristiques, étaient à l'œuvre depuis

3. Textes dans A. Dinaux, « Habitudes conviviales... de la Flandre », AHL, 2' sér., t. II, 1838, p. 515-
516, et dans De la Fons-Mélicocq, « Les sociétés dramatiques... », art. cit., p. 29-31 et p. 35.
4. Bibliothèque municipale d'Arras (Pas-de-Calais), ms. 1885, fiches « Jeux scéniques », et Archives
municipales d'Arras (Pas-de-Calais) (AM Arras), BB 40, f° 104 r° (1593), 106 r° (1597), 108 r ' (1598), 110 r°
(fin xvi e siècle), 126 r° (1610).
5. Cité par De la Fons-Mélicocq, « Les sociétés dramatiques... », art. cit., p. 29.
232 R. Muchembled

longtemps. Simplement, elles se conjuguent à partir du milieu du xvi e siècle. De nouvelles


définitions de l'homme, sujet soumis et bon catholique réprimant ses pulsions, aboutissent
au mépris des marginaux et des pauvres et à l'encadrement systématique de chaque individu,
de chaque groupe social. La ville connaît plus vite ce phénomène que la campagne. La
culture populaire, qui s'y msut en vase clos, sous l'œil des dominants, devient elle-même
méprisable, voire sujet d'horreur, pour les esprits les plus religieux. L'heure de son déclin
a sonné au cadran des horloges tridentines, absolutistes et patriciennes. De dépréciation
en dépréciation disparaissent les fêtes et les jeux. Mais ce ne sont là que les parties visibles
d'une «déstructuration» de la vision du monde populaire. Socialement, l'effort d'embri-
gadement des masses doit passer par la dévalorisation des femmes et surtout des groupes
organisés de la Jeunesse.

Dévalorisation des groupes de la Jeunesse

Les adolescents, comme les femmes, ne conservent plus dans les villes qu'une infime partie
de leur rôle culturel antérieur. A la campagne, au même moment, s'affirme l'importance des
« royaumes de Jeunesse », des « bachelleries » de l'Ouest, des « Abbayes de Jeunesse » du
Midi et de la Bourgogne. En ville survivent des institutions semblables, à première vue,
mais dont la structure et les fonctions ont été profondément modifiées, par imitation des
autres corps de population, et en particulier des confréries et des corps de métiers. Aussi
est-il parfois très malaisé de distinguer les groupes de Jeunesse urbains des autres organi-
sations. Arnold Van Gennep lui-même, induit en erreur par ses sources, cite comme asso-
ciations de Jeunesse, pour les villes du Nord et du Pas-de-Calais actuels, des corps spécia-
lisés dans la préparation des fêtes : 1'« Abbé de Liesse » d'Arras ou le « Prince de Plaisance »
de Valenciennes ; des corporations aussi : le « Prince d'Amour » (sayetteurs) et le « Prince
d ' H o n n e u r » (drapiers) d'Arras 6 ... Quant aux véritables organisations de la Jeunesse, elles
groupent bien des adolescents de la ville, mais pas uniquement. S'y intègrent des célibataires
âgés et même des hommes mariés. Surtout, le groupe ainsi constitué s'organise sur des
modèles militaires, fournis par les compagnies d'archers ou de canonniers qui existent dans
chaque ville. Nous avons déjà rencontré le « Capitaine du Penon » de Douai, en 1493 ou
le « Roi des Chapels » à Saint-Quentin en 1586, qui appartenaient clairement à cette caté-
gorie de corps dominés par des adultes, et même par de riches bourgeois. Les fêtes burlesques
des Innocents ou des Fous, et les grandes réjouissances urbaines, à l'époque du Carnaval
notamment, faisaient évidemment place à la Jeunesse. Mais celle-ci, dans la plupart des
exemples que j'ai cités, ne jouait pas un rôle moteur ou autonome. Ce qui permet de rejoin-
dre les hypothèses de Van Gennep et les remarques de Natalie Z. Davis. Le premier souligne
l'absence très ancienne de la Jeunesse dans les fêtes de Pâques, et émet l'idée d'une possible
élimination par le clergé de cette classe d'âge du cycle pascal 7 . La seconde parle du caractère
ornemental qu'ont pris les organisations urbaines de jeunes mâles, et de leur complexité
par rapport aux Abbayes rurales. Complexité qui correspondrait, selon elle, à leur capacité
nouvelle d'accueillir des adolescents âgés, dans une société où le mariage devient de plus en
plus tardif. De ce fait, les groupes de Jeunesse auraient un rôle nouveau, dans les villes,
entre le xv e et le x v n e siècle : mieux « socialiser » les adolescents, et ceci essentiellement
hors de la famille. Ainsi se comprendraient mieux la perte de la spécificité du groupe d'âge,
la domination des adultes et la multiplication des groupes de Jeunesse dans les villes —
vingt à Lyon au xvi e siècle, s'il s'agit bien dans tous les cas d'Abbayes de Jeunesse ! On
assisterait donc à l'application d'idées nouvelles, exprimées par Gerson puis par les jésuites

6. A. Van Gennep, Manuel de Folklore français contemporain, 1.1, 1, Paris, 1943, p. 205-206.
7. Ibid., 1.1, 3, Paris, 1947, p. 1394.
Fêtes populaires dans le Nord de la France (XVe-XVIe siècle) 233

et par les protestants : pour réformer l'Église, il faut commencer par les enfants 8 . En combi-
nant les idées des deux auteurs cités, il est possible de proposer une explication chronologique
et globale des modifications subies par les groupes de Jeunesse urbains. Rien n'interdit de
penser que des décennies ou des siècles auparavant ces groupes avaient en ville les mêmes
formes et les mêmes fonctions qu'à la campagne. La croissance urbaine de la fin du Moyen
Age et du xvi e siècle a changé tout cela, en détachant la population urbaine de certaines
fêtes rurales saisonnières, et en faisant peu à peu disparaître l'aspect magique et fertilisateur
de celles qui subsistaient. L'écart villes/campagnes s'accentuant, les cérémonies et les fêtes
de l'été et de l'automne ont perdu en ville de leur vigueur, car elles étaient trop intimement
liées aux travaux agricoles. Les fêtes de l'hiver et du printemps, en gros de la Toussaint à
mai, ont mieux résisté à l'érosion, parce qu'elles ne correspondaient pas à des époques de
gros travaux agricoles mais plutôt à une préparation lointaine et magique de ceux-ci. Les
citadins ont cependant perdu de vue les buts cérémoniels pour conserver essentiellement des
réjouissances et des rites détachés de leur contexte, ou limités. Les «Innocents ».par exemple,
cherchent toujours à rendre les femmes fécondes, mais sans doute ne voit-on plus le rapport
de ces gestes avec la terre morte dont il faut assurer la renaissance prochaine. En tout cas,
les citadins ont rompu, sans le savoir, le cycle complet des fêtes rurales magiques. Les plus
éclairés d'entre eux, d'ailleurs, vivent dans un espace moins cloisonné que les ruraux et
dans un temps de qualité différente. Très éloignés de la vision du monde paysanne, ils ne
peuvent considérer certains excès, lors des fêtes burlesques en particulier, que comme des
actes gratuits et moralement dangereux. D ' o ù la répression, peu systématique d'abord,
qu'ils mènent contre ces excès méprisables. Or, les jeunes gens, nous l'avons fréquemment
noté, jouent un rôle fondamental dans la plupart des fêtes rurales. L'attention des autorités
urbaines se porte en priorité sur eux, qu'il devient nécessaire de discipliner, pour faire cesser
ce qui paraît constituer des abus. D'abord, tout naturellement, la Jeunesse est repoussée
de la plus grande fête de l'année : Pâques. Puis, son dynamisme intempestif est l'objet
d'interdictions plus générales. « Adfin de obvier aux noises et débas qui souvent adviennent
à cause des danses et assemblées des jones gens, que plusieurs desdits jones gens vont armez
et embastonnez de jour et de nuit », les échevins d'Arras ordonnent le 8 juillet 1476 qu'« on
ne face plus desdites danses et assemblées par tamburins ne aultrement, se n'est pour sollemp-
nitez de noces » 9. Enfin, la solution définitive est trouvée. Elle consiste à faire encadrer la
Jeunesse par des adultes, eux-mêmes membres de ces groupes professionnels, confraternels,
ou de voisinage, qui diffusent l'obéissance et la discipline dans toute la société. Solution
vraisemblablement découverte inconsciemment, par imitation pure et simple des structures
normales de la société urbaine. Les jeunes mâles, qui ont déjà perdu le contact avec la vision
du monde populaire dans son ensemble, et qui pratiquent par habitude des rites dont ils
ne comprennent pas tout le sens, sont définitivement coupés de cette vision du monde.
Devenus membres de groupes qui ressemblent trait pour trait aux confréries, associations
« sportives » ou corporations de leur cité, ils se limitent désormais aux rites qui leur sont
permis. Quelques heurts les opposent encore à des autorités de plus en plus sévères, morali-
satrices et de stricte obédience catholique, au cours du xvi e siècle. Et puis, de disparition
d'excès en extirpation d'abus, ces organisations deviennent de pures et religieuses confra-
ternités, comme les « Enfants de la ville » à Rouen en 1587, ou comme la « Confrérie des
Enfants des Petites Écoles » à Paris, sous Louis XIII 1 0 .
A l'image des femmes, les adolescents des villes perdent l'essentiel de leur rôle dans la
culture populaire. La société urbaine, par la ségrégation des sexes et par la mise en confor-

8. N. Zemon Davis, « The Reasons of Misrule », dans Society and Culture in Early Modem France,
Stanford, 1975, p. 109-122; du même auteur, « Some Tasks and Themes... », dans C. Trinkhaus et H. A.
Oberman, The Pursuit of Holiness inLate Médiéval and Renaissance Religion, Leyde, 1974, p. 318-326.
9. AM Arras, BB 38, f» 109 v \
10. N. Zemon Davis, « Some Tasks and Themes... », art. cit., p. 319.
234 R. Muchembled

mité de chacun, à travers des corps de population structurellement identiques les uns aux
autres, anéantit le dynamisme de la vision du monde populaire. Femmes et adolescents en
étaient les canaux de transmission. La Jeunesse, qui plus est, actualisait et revivifiait sans
cesse cette vision du monde. Désormais, si celle-ci survit en ville, c'est sous la forme de
recettes, de superstitions, de rites, de tabous coupés de leurs racines et en train de se scléroser.
Le mépris des élites et des représentants de la culture savante n'en sera que plus grand pour
une populace superstitieuse. Un jour, finalement, cette crédulité permettra d'aliéner davan-
tage les masses, en leur offrant un ersatz de culture populaire qui véhiculera en fait les valeurs
des classes dirigeantes.

Des fêtes populaires aux spectacles sacrés et à la morale du travail

Avec le temps s'établit dans la ville un nouvel équilibre mental. Car les fêtes avaient pour
fonction de purifier la communauté locale, par des rites magiques, par la violence des jeux,
par la décharge des énergies. La transition vers un sacré exclusivement chrétien fait dispa-
raître cette fonction thérapeutique des fêtes populaire. La violence urbaine augmente. Le
sacré tourbillonne entre son pôle profane ancien et son pôle religieux nouveau. Et seule la
violence des autorités peut répondre à cette situation de transition culturelle. Les valeurs
qui fondent la communauté sociale doivent être clairement précisées : les notions de travail
et de marginalité sont les compléments nécessaires du sacré nouvellement défini. La margi-
nalité naît, à l'aube des temps modernes, non seulement parce que des phénomènes écono-
miques et structurels se croisent dramatiquement 11 , mais aussi à cause d'une mutation
culturelle profonde. S'il faut désormais porter un intérêt nouveau à l'assistance sociale et
à la répression du vagabondage, c'est que la mainmise des classes dominantes sur les villes
en dépend étroitement. Meurt la vision du monde populaire. Meurent les fêtes populaires.
Meurt donc l'équilibre antérieur entre la vie du travail et celle des loisirs. Le spectacle du
sacré, lors des processions qui se multiplient alors, ne saurait suffire à rétablir un tel équi-
libre, d'autant que l'idéal chrétien proposé aux masses est inaccessible ou difficile à atteindre.
Aussi faut-il fonder la société nouvelle sur une philosophie du travail et de l'intégration
sociale. Toute la législation de la pauvreté n'est en fait qu'une définition indirecte de travail
comme norme sociale. A Lille, dès 1527, fleurissent ces thèmes, dans une ordonnance qui
débute par l'idée que la mendicité conduit « à l'oiseuse, quy est mère de tous maulx », et
surtout à la criminalité. Une bourse des pauvres est créée. Elle ne concerne que les pauvres
véritables, résidant en ville depuis au moins deux ans, dont une liste sera dressée par cinq
gens de biens, pris dans les cinq paroisses de la ville. Les « truans, brimbeurs, brimberesses,
gens wiseux et aultres », c'est-à-dire tous les vagabonds et marginaux ne remplissant pas
ces conditions, doivent sortir de Lille avant trois jours. Le 4 janvier 1528 est instaurée une
marque permettant de distinguer des autres les pauvres assistés : « une fleur de lys de drap
rouge (armes de Lille) sur leurs manches », bien en vue. Le 8 avril 1528, interdiction est
faite à quiconque de mendier « sur rue, églises, chimentières et aultres lieux », durant les
fêtes de Pâques. D'autres textes précisent nettement que seuls les vrais pauvres ont le droit
de mendier. Ils sont définis comme « gens débiles et non puissans de gaignier leur vie », t n
1541... Seuls les inaptes au travail trouvent grâce aux yeux des magistrats. Quant aux vaga-
bonds valides, ils apparaissent désormais comme un danger majeur et sont chassés, condam-
nés à un travail forcé, ou envoyés aux galères. Les villes se ferment aux étrangers sans
travail, y compris aux réfugiés des zones dévastées par la guerre. Lille accueille encore des
« poures gens honnestes », venus d'Artois et « aians perdus leurs biens par fortune de
guerre », et leur fournit de quoi subsister, en 1528. Par contre, les échevins lillois décrètent

11. B. Geremek, « Criminalité, vagabondage, paupérisme: la marginalité à l'aube des temps moder-
nes », Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine^ juil.-sept. 1974, p. 371-372.
Fêtes populaires dans le Nord de la France ( XVe-XVIe siècle) 235

en 1556 que les réfugiés «quy ne averont résidence, ne polront couchier, de jour, du soir,
ne de nuit, ès chimentières ne rues de ladite ville, à péril de fustigation de verghes et bannis-
sement » 1 2 . Le paupérisme devient un problème d'ordre public, au xvi e siècle, dans toute
l'Europe 13 . Rejeter les étrangers en général, les mendiants valides venus d'ailleurs en parti-
culier ; assister les plus défavorisés de la ville ; définir le travail comme une valeur absolue :
n'est-ce pas ainsi renforcer l'esprit de communauté et empêcher les explosions des révoltes?
Ces nouvelles procédures visent à restaurer un équilibre interne en train de se rompre.
A défaut de jeux et de fêtes, les patriciats urbains donnent du pain aux pauvres « honnêtes »,
du travail aux masses, et des spectacles sacrés à tous. Ils définissent eux-mêmes les limites
de la communauté, par une sévère législation, alors que la population s'en chargeait magi-
quement autrefois, à l'occasion des fêtes. Ils fournissent des boucs émissaires à la violence
qui grandit, en désignant les vagabonds étrangers, les hérétiques, et déjà aussi les sorciers.
Us répondent, par la violence des jugements et des exécutions criminelles, à la brutalité
ambiante.
Le sacré, défini en bonne orthodoxie catholique, et le travail, imposé comme une valeur
fondamentale, sont les piliers du nouvel équilibre urbain. Un vieux monde s'écroule, qui
mélangeait le rire et la religion, le travail et la fête, puisque cette dernière rythmait, sous
ses multiples formes, toute l'année, toute la vie, des citadins.
*

La culture populaire urbaine se différencia de plus en plus nettement, aux xv e et xvi e


siècles, de celle des masses rurales. L'évolution se fit en trois étapes, sous la pression de la
société environnante. Car la ville constituait un monde original, clos et saturé de violence,
vaste et difficile à policer. Dans un premier temps, au xv e siècle, la carence des pouvoirs
civils et ecclésiastiques centraux obligea les autorités urbaines à ne compter que sur leurs
propres forces pour assurer l'ordre et la paix dans leurs murs. La naissance, spontanée à
l'origine, de multiples corps de population permit d'encadrer la société et d'y diffuser les
valeurs d'autorité et d'obéissance. Cependant existait une culture populaire bien vivante
et proche de celle des campagnes. Les bourgeoisies durent tenir compte de sa réalité, et des
besoins ludiques et magiques des masses qu'elle exprimait. Ce qui conduisit les autorités
urbaines à tolérer les superstitions et surtout les réjouissances populaires. Car elles y voyaient
un moyen de gouvernement. Mais un moyen de gouvernement qui se révélait ambigu et peu
sûr, la populace en fête dépassant aisément les limites du permis, et la subversion s'exprimant
même assez souvent, en particulier dans les fêtes burlesques.
De ce fait, les couches dirigeantes des villes tentèrent, dans un deuxième temps, d'éva-
cuer de tels dangers, par une législation répressive un peu désordonnée au xv e siècle, puis
par des procédures plus subtiles, entre la fin du xv e et le milieu du xvi e siècle. Les festivités
furent investies de l'intérieur et transformées en magnifiques spectacles pour les masses,
comme à Valenciennes en 1548. Les remuants groupes de Jeunesse furent surveillés et
encadrés par de riches bourgeois. Les caractéristiques superficielles des réjouissances étaient
conservées, mais le sens et la fonction des fêtes avaient déjà été totalement gauchis. Les
festivités devenaient finalement des moyens d'enraciner le conformisme social, de rassembler
les riches et les pauvres et de les brasser, d'accentuer la conscience d'appartenance de
chacun au vaste ensemble urbain. Au détriment de ce que nous appellerions une conscience
de classe. Les gens de l'époque ne percevaient évidemment pas les choses sous cette forme.
Mais les puissants n'exprimaient-ils pas une peur intense de la populace et de ses révoltes?
Quant aux masses, elles ressentaient bien la différence qui existait entre elles et les patriciens,

12. Textes édités par De la Fons-Mélicocq, «Ordonnances pour les pauvres de Lille (1527-1556)»,
Bull, du Comité de la langue, de l'histoire et des arts de la France, t. III, 1855-1856 (Paris, 1857), p. 700-710.
13. J.-P. Gutton, op. cit., p. 93-121.
236 R. Muchembled

et pouvaient à l'occasion témoigner d'une hostilité diffuse aux dominants, ou se grouper en


séditions fugaces. Le climat social changeait, de toute évidence.
Il changeait même tellement qu'une troisième étape fut atteinte, dans l'évolution de la
culture populaire urbaine, entre le milieu du xvie et le début du xvn e siècle, selon les cas. Une
conquête culturelle de grande ampleur débuta alors, conjointement menée par une Église
régénérée, par un État sur la voie de l'absolutisme et par des oligarchies détentrices d'un
pouvoir total sur leurs cités. Chacun de ces pouvoirs portait désormais une attention nouvelle
à l'établissement de l'ordre, de la paix et de la prospérité urbaine. Chacun d'eux désirait
l'instauration d'une religion épurée et d'un sens quasi mystique du travail. Exceptionnelle
conjonction d'intérêts qui répondait à d'exceptionnelles poussées religieuses, économiques
et sociales, politiques aussi, nommées Réforme et Contre-Réforme, capitalisme et prolétari-
sation des masses urbaines, absolutisme et révoltes diverses ! Tout cela se traduisit dans les
villes par la dépréciation des fêtes et des jeux, par la dévalorisation du rôle des femmes et
des groupes de Jeunesse, par une définition nouvelle du sacré et du travail, par un embri-
gadement croissant de la population en ses multiples corps.
Jamais auparavant la culture populaire n'avait été l'objet d'une répression aussi systé-
matique. Après la grande rupture des années 1550-1600, les ruraux, comme les citadins,
allaient la subir de plein fouet durant deux siècles.
Dérision et déviance :
à propos de quelques coutumes romaines

MARTINE BOITEUX

En Italie, les noms servant à désigner le charivari sont très nombreux. Toutes les études
faites, à ce jour, sur le sujet soulignent cette variété. Ainsi U. Mazzini 1 a-t-il identifié trente-
trois variantes, réunies en quinze groupes, qu'il énumère par région, omettant d'ailleurs
tous les termes piémontais proches de la dénomination française. Les exemples donnés font
apparaîtie un rapport avec un bruit, sonore et discordant, en relation avec des instruments
de la campagne ou de la cuisine, de terre ou de métal. G. Cocchiara 2 , faisant une sorte de
bilan bibliographique, ajoute deux autres termes, celui de mattinata, aubade, évoquant les
sérénades amoureuses, et celui de vedovato indiquant la taxe parfois payée, et tarifiée (en
général 1 % de la dot), comme rachat de la coutume officialisée.
Le terme le plus fréquemment employé est scampanata, attesté dès le xvi e siècle dans
les Statuts de Pomarance (Pise) datant de 1526. Ce nom toscan employé en Italie centrale
viendrait, non pas de campana (la cloche), mais de campano (les sonnailles que l'on met au
cou des vaches), ce qui indiquerait une origine rurale de cet usage.
Les enquêtes, toutes assez anciennes, ont été faites par des juristes ou par des folklo-
ristes qui se sont essentiellement intéressés à la diversité des appellations, en en recherchant
l'étymologie. Us en sont restés, le plus souvent, à des descriptions, non sans intérêt, certes,
cependant limitées quant aux conclusions à la constatation d'un « baccano del diavolo »,
fait assez souvent, mais pas toujours, par des groupes de jeunes du quartier ; et ils justifient
ce tapage nocturne par une signification de conjuration, liée ou non à un héritage des chants
fescennins antiques, pour les uns, de condamnation du remariage en rapport avec des
conceptions religieuses, pour les autres.
Partant de l'observation de l'absence d'étude sur Rome et de l'attestation tardive des
charivaris au mariage, scampanacciate en dialecte romanesco, nous voudrions poser le
problème d'une originalité de la ville au sujet des conduites de bruit et de dérision. En
reprenant la définition large de E. P. Thompson 3 qui inclut sous le vocable charivari toute
forme rituelle d'hostilité utilisant comme arme la dérision envers des individus ayant enfreint
certaines règles de la communauté, nous présenterons l'exemple de quelques conduites infâ-
mantes romaines, mettant en lumière leurs objets d'expression symbolique, et chercherons
à expliquer la signification de ces comportements rituels.

1. U. Mazzini, « Note di folklore Lunigianese, 'La Scampanata' », Giornale Storico della Lunigiana,
IX, 1919, p. 189-199.
2. G. Cocchiara, « Processo alle Mattinate ».Lares, 1949, fase. I-II, p. 31-41, et fase. III-IV, p. 150-158.
3. E. P. Thompson, 'Rough Music': le charivari anglais », Annales E.S.C., 27, 2, 1972, p. 285-312.
Le charivari. École des Hautes Études/Mouton, pp. 237-249.
238 M. Boiteux

Promenade sur l'âne et justice

Une coutume largement attestée à Rome est celle de la « chevauchée de l'âne ». Certes, les
occasions varient, mais la pratique existe, du Moyen Age jusqu'au xix e siècle. Cette prome-
nade est mentionnée en trois circonstances : en relation avec la fête de la Cornomania, avec
des mascarades carnavalesques et avec des condamnations judiciaires.
Au IXe siècle, et jusque dans la seconde moitié du XIe siècle, le samedi après Pâques le
peuple romain se rassemblait, au son des cloches, devant le palais du Latran ; là, en présence
du Pape se déroulait la fête de la Cornomania 4. Lors de celle-ci, le prieur de la Schola
Cantorum passait sur un âne parmi les chants de dérision. Un peu plus tard les archiprêtres
de chaque diaconie sautaient sur un âne, le visage tourné vers la queue, puis devaient se
pencher par trois fois en arrière, pour essayer de saisir de la monnaie dans un bassin tenu
au-dessus de la tête de l'animal.
Ainsi « asouade », bruits comiques, présence de cornes caractérisent la cérémonie. Ces
objets réunis permettent de faire entrer cette manifestation dans la catégorie des pratiques
charivaresques. Cependant ceci n'est qu'un épisode d'un ensemble rituel complexe ; il ne
peut donc être interprété que dans ce contexte. L'argument est à traiter pour lui-même et
mérite un long développement ; la recherche est en cours et nous nous réservons de faire
très prochainement une présentation d'ensemble de la fête de la Cornomania. Ici nous nous
sommes proposé le cadre de la Rome moderne, et nous n'avons voulu que mentionner
cette « asouade » médiévale comme preuve d'une existence ancienne à Rome de la chevau-
chée de l'âne à rebours, liée à une fête rituelle périodique.
Une même pratique, dans de tout autres conditions, se retrouve, imposée à des condam-
nés. La promenade à l'envers sur un animal comme punition des coupables, tenant en main
la queue de l'animal, n'est pas un usage récent à Rome puisque plusieurs textes attestent
cette coutume au Moyen Age. D'abord, un passage du Liber Pontificalis 5 raconte une telle
mésaventure arrivée au temps du pape Jean XIII (965-972). Le pape avait été enfermé au
château Saint-Ange, puis envoyé en exil en Campanie pour dix mois et vingt-huit jours par
le comte Rotfredus, le préfet Petrus et quelques autres. L'empereur Othon châtie lui-même
les auxiliaires, en les faisant suspendre aux fourches patibulaires, et livre le responsable
Petrus (les autres étant morts) au pape. Celui-ci, après lui avoir fait couper la barbe fait
suspendre Petrus par les cheveux sur la place Saint Jean de Latran, pour être un exemple
donné à tous. Puis, dépouillé de ses vêtements on le met sur un âne, à l'envers, les mains
placées sous la queue de l'animal et on lui pose une outre emplumée sur la tête ; de chaque
côté des flancs on lui suspend des outres et l'on accroche des grelots au cou de l'âne. Ainsi
affublé, il est promené par toute la ville de Rome, flagellé et livré à la moquerie et à la déri-
sion, avant d'être mis en prison. Après l'y avoir laissé longtemps macérer, on le remet à
l'empereur et on l'envoie en exil.
D'autre part, selon L.A. Muratori 6, la ville a pu se réjouir d'un spectacle similaire en
1121, et il précise « pour un plus grand opprobre de l'individu » ; et ceci aux dépens de l'anti-
pape Burdinus. En effet celui-ci, en 1121, se trouve bloqué dans la ville de Sutri (petite cité
au nord de Rome) assiégée par les troupes du pape Callixte. Ce dernier, rentré à Rome, avait
célébré les fêtes de Pâques puis avait réuni une puissante armée de Romains et d'auxiliaires,
pour l'expédier à l'assaut de Sutri. Finalement les Sutriens, lassés du jeu ou gagnés par de
belles promesses, se révoltent contre le faux pape et le livrent à l'armée pontificale. Les

4. P. Fabre, Le Polyptyque du chanoine Benoît, Lille, 1889, 36 p.


5. L. Duchesne, Liber Pontificalis, Paris, 1955, t. II, p. 252.
6. L.A. Muratori, Dissertationi sopra le antichità italiane, Milan, 1790,1.1, diss. XXVI. Annali d'Italia,
L.A. Muratori (éd.), Rome, 1753, t. VI, p. 180-181. J. J. Lalande, Voyage d'un français en Italie fait dans
les années 1765 et 1766, Paris, 1769, t. III, p. 191-197.
A propos de quelques coutumes romaines 239

soldats le juchent à l'envers sur un chameau, tenant la queue dans sa main et, en cet honteux
équipage, ils le mènent à Rome.
Ainsi des châtiments semblables frappent des révoltés contre le pouvoir pontifical.
Ayant bafoué l'autorité du pape légitime ils le seront eux-mêmes dans leur personne. A la
sédition et au blasphème répondent le ridicule et l'ostracisme; la personne morale est
détruite par la dérision, la personne physique exclue par l'emprisonnement ou l'exil.
Cette dénonciation publique est nécessaire pour la communauté, dont l'ordre a été
troublé : sa sanction, par le rire, rétablit l'harmonie. La dérision nie le mal et expulse son
auteur, qui n'est pas réintégré mais chassé de — et par — la communauté.
Les mentions sont rares pour le Moyen Age et le début de l'époque moderne. Mais
la mise à mort des condamnés est l'un des spectacles goûtés de carnaval ; et même, à partir
de 1654 cela devient un élément du rituel. Les voyageurs étrangers le soulignent et signalent
que, s'il y a quelques exécutions à faire, on les garde en réserve jusqu'à l'ouverture des
festivités, pour intimider le peuple 7.
La « punition de l'âne » est parfois un châtiment en lui-même. Ainsi, on mentionne, en
1746, la promenade sur un âne, précédé du bargello (chef de la police), au milieu d'un
chahut effréné, de deux personnes « coupables d'avoir... conversé ensemble » l'un, un juif
subit sa peine le samedi, premier jour de carnaval, l'autre, une femme chrétienne, le mardi,
mais sans être fouettée, ajoute le chroniqueur 8 . L'année suivante, le jour de l'ouverture, sur
l'habituelle monture sont conduits les coupables précédés de trompettes, un blasphémateur
condamné par le Saint-Office et un mari complaisant aux mauvaises actions de sa femme,
portant sur la tête de nombreuses devises appropriées, condamné, lui, par le tribunal du
Vicariat 9. Peut-être ce type de châtiment est-il réservé à certains délits touchant la morale,
ce qui rappellerait les charivaris de l'adultère, ou de la religion. Il reste que la coutume
s'instaure; la pratique devient rituelle, et liée au carnaval. Au début du xix e siècle des gra-
vures de Pinelli et de Thomas représentent la procession, et Thomas souligne ce « transport
du condamné au lieu de son exécution » comme l'ouverture traditionnelle et obligée des
festivités. Comme en 1765, le condamné est conduit par les rues de la cité sur un âne tenu
par un assistant du bourreau, et, s'il y a plusieurs coupables, les suivants sont accompagnés
par des romains en habits de pénitents. Le condamné, exposé aux risées de la foule, est
obligé de tenir la tête haute ; les pieds liés sous le ventre de l'animal, il porte sur la poitrine
un écriteau publiant le motif de sa condamnation, et sur le dos les armes de ses méfaits,
comme le dernier marié de l'année brandissant les armes de son cocuage, lors du tour de
l'âne 1 0 . Certes, l'attitude n'est pas semblable; mais n'est-ce pas là l'image d'une inversion
carnavalesque, entre un acte réel et une image symbolique ?
Ce traitement est également infligé à certaines catégories de personnes, notamment aux
juifs. Et c'est le sujet, très apprécié, d'une mascarade du carnaval romain. La plus réussie,
dans le genre, se déroule en 171111. Préparée par les marchands de poissons, habitués de ces
plaisanteries, cent personnages, déguisés en juifs, avancent sur le Corso, à dos d'âne, précé-
dés et guidés par un personnage en masque contrefaisant le rabbin du temps, Tranquillo
Corcos, aux jambes gonflées. Ce masque va se battre contre un autre figurant un vieux
juif à barbe blanche, qui arrive à l'envers sur sa monture ; il tient la queue dans une main,
et dans l'autre le Livre de la Loi, les démons l'entourent. Cette rencontre veut signifier
celle de la Synagogue et du messie attendu. De plus, tous ces juifs chantent et psalmodient
de façon ridicule, menant grand tapage au déplaisir des vrais juifs qui assistent consternés
au spectacle.

7. Cracas, 26 févr. 1746, p. 5.


8. Ibid., 11 févr. 1747, p. 3-4.
9. AJ.B. Thomas, Un an à Rome et dans ses environs, Paris, 1823, p. 6-7.
10. D. Fabre, « Le Monde de Carnaval », Annales E.S.C., 1976, p. 398, fig. 3.
11. Valesio, Diario, 3 févr. 1711, ms.
240 M. Boiteux

Cette mascarade entre dans la catégorie des giudiate, représentations carnavalesques,


données sur des chars, mettant en scène des juifs, pour les bafouer et tourner en dérision
leurs usages et leurs mœurs, dramatisation d'une élimination symbolique. Ce châtiment est
imposé aux juifs, en carnaval, au moment où ils ne sont plus astreints à courir nus, sous les
coups et les injures de la foule. Nous avons montré ailleurs 12 comment ces courses à corps
nus, supprimées en 1668, étaient réservées à des gens considérés comme coupables d'avoir
enfreints la norme, soit par un acte personnel, ainsi dans les cas d'adultère, soit par un état.
Nous avons ainsi rapproché prostituées et juifs, unis par ces pratiques. De même, nous
pouvons mentionner, pour ne citer qu'un seul exemple, une scène qui se déroule à Chiara-
monte (sud-est de la Sicile) à la fin du xvn e siècle 13 : une prostituée, aux cheveux coupés et
aux cils rasés, nue jusqu'à la ceinture, est promenée par la ville et fouettée par le bourreau,
ceci à la demande d'un baron dont le fils l'avait pour maîtresse. Ici la peine est réelle, le
« coupable » subit la justice en personne, comme le juif éprouve dans son corps et dans son
esprit l'humiliation de la course, alors que, lors de la mascarade, le châtiment d'un état
jugé déviant est méditisé par une figure, une représentation du « coupable ». Le but reste
le même : dénoncer publiquement la déviance et exécuter, symboliquement ou non, l'instau-
rateur du désordre, niant ainsi la possibilité d'une altérité contestant l'ordre établi.
Nous avons rapproché deux types de promenades sur l'âne, pour les comparer terme
à terme. Ces deux formes de procession s'instaurent à Rome, de façon rituelle, dans la
seconde moitié du xvn e siècle, au moment où s'épanouissent les processions religieuses ;
elles sont intégrées au même temps festif que celles-ci. Qu'il y ait dérision des processions
officielles ou récupération de la dimension folklorique carnavalesque, le schéma est identique,
et la valeur spectaculaire essentielle. Ce sont des défilés bruyants, en un même lieu central
de la ville, sur le Corso, de membres de la communauté urbaine, condamnés ou juifs, qui se
sont mis, ou qui sont, hors de la norme sociale, par un acte, ou par un état ; défilés dont le
résultat est d'exclure, ou de marquer l'exclusion, par cette punition publique imposée par
les autorités, ou par une partie de la population, en présence de la collectivité rassemblée
pour connaître et accepter la censure ; la pratique est alors transformée en coutume rituelle.
Structures et finalité sont semblables : il s'agit de rendre un fait notoire. Huées et dérision
sont les moyens de cette justice populaire, qui n'est qu'une sanction exprimant ouver-
tement un code établi, à la fois publication d'une sentence prise par quelques-uns et approu-
vée par tous, et exécution par le bourreau et la foule de « coupables » qui ont trop agi, ou
auxquels on refuse l'action, et qui sont alors réduits à la passivité, et doivent l'être, pour
protéger la société; ils n'ont plus, ou pas, le statut de personne et sont regardés et utilisés
comme de simples objets carnavalesques. De pratique occasionnelle, la promenade sur l'âne
est devenue rituelle, liée à une fête cyclique.

« Scampanata » et mariage ridicule

Une autre pratique rituelle de dérision, mais liée au code familial et aux mariages ridicules,
se déroule à la Saint-Martin, patron des cornuti (cocus), dont le nom évoque directement
l'emblème. Les folkloristes de la fin du xix e siècle parlent d'une coutume encore vivante à
Rome jusque dans les années 1870. C'est encore à l'occasion d'une fête, carnavalesque à
bien des égards en ce temps de décuvage du vin, que la communauté urbaine s'exprime. En
effet, si l'on en croit G. Zanazzo, au matin du 11 novembre presque tous les cocus de Rome
trouvaient leur porte décorée de mortadelle, fleurs, rubans, cornes, sonnets et le seuil couvert

12. M. Boiteux, « Les juifs dans le Carnaval de la Rome moderne (XVe-XVIIIe siècles) », Mélanges
de /'École française de Rome (MEFRM), 88, 2, 1976.
13. Molè Mallo, Diario, cité par G. A. Guastella, L'àntico Carnevale nella Contea di Modica, Modica,
1877, p. 24-25.
A propos de quelques coutumes romaines 241

de sable jaune, cadeau préparé pendant la nuit par quelque ami affectionné 14 . Cette coutume
existait sans doute auparavant, mais il ne nous a pas été possible d'en trouver des mentions
explicites, pas plus que d'exemple individualisé de charivari de l'adultère. Ce que l'on
rencontre c'est la dénonciation rituelle, en carnaval, des cocus par Pulcinella, qui les désigne
en les frappant de sa corne noire de buffle.
Quant aux mariages ridicules, sanctionnés par les scampanate, si la documentation à
leur sujet reste mince, elle n'est pas totalement inexistante.
D'abord des textes littéraires témoignent, même si c'est par défaut. Ainsi une Novella
du xvi e siècle 15 raconte qu'à Rome aucune femme n'osait se remarier ; alors une gentildonna
romaine, « à laquelle le veuvage tapait sur les nerfs » fit écorcher vif un de ses chevaux, et,
ainsi arrangé, l'envoya à travers la cité ; au début les gens accouraient devant la nouveauté,
interrogeant les domestiques qui le conduisaient ; après plusieurs répétitions personne ne
s'étonna plus. La veuve se remaria, et toutes les veuves romaines par la suite. L'auteur citant
le texte précise que l'héroïne était la Contessa Emilia, donna de Pellestrina, et que l'aventure
s'était déroulée en 1137. Qu'il repose sur une histoire réelle ou inventée, le conte est inté-
ressant ; en effet, il montre bien l'indifférence qui accueillait à Rome les remariages et que
cette attitude est une chose nouvelle au début du xn e siècle. Ce que craignaient les veuves
romaines, foudre de l'Église ou manifestations populaires, le récit ne le dit pas. Mais il
semble évident que depuis cette époque il n'y eut pas ou peu de charivaris adressés aux
veuves. Cette absence est confirmée quelques siècles plus tard. En effet, un français en
voyage à Rome en 1632, J.J. Bouchard 16 , assiste, durant le carnaval, à une comédie chez
le duc de Zagarolo et voit représenter un « charivari, ce que l'on fait en France aux noces
des veufs ou des vieilles gens, avec de ces clochettes que l'on pend au cou des vaches » ; et
un seigneur romain lui apprend que « cette coutume, appelée scampanata, est usitée en tout
plein de lieux en Italie, mais peu à Rome ».
La scampanata est cependant attestée dans le Latium. Ainsi en 1739 un édit, long et
précis, de l'évêque de Sabina, Annibale Albani, l'interdit expressément 17 , sous peine de
cent écus d'amende, de six mois de prison, et d'autres peines corporelles plus graves allant
jusqu'aux galères contre les organisateurs et meneurs. Aucune excuse ni circonstance atté-
nuante ne seront admises, ni la qualité, ni l'âge des personnes, ni l'invocation d ' u n statut
ou d'une coutume locale, qui sont rejetés par le présent édit, sous prétexte de liberté du
mariage et de calme public. Ce texte prouve l'existence de scampanate dans la région et donne
quelques indications sur leur déroulement : chahut bruyant fait aux veufs ou veuves se
remariant par des groupuscules dirigés par des chefs, coutume reconnue par des statuts
locaux et qui ne vont pas sans provoquer des discordes, des rixes ou autres scandales plus
grands encore. Cette coutume de campagnes situées aux confins du Latium et de l'Ombrie
rappelle celle décrite au début du xvn e siècle à Aquasparta, gros bourg ombrien, par F. Stel-
luti 18 . Par un usage très ancien la scampanata, comme disent les hommes de la campagne,
se fait le jour du remariage d'une veuve et les deux suivants. C'est un vacarme à l'inverse
d'une musique harmonieuse, produit par tout instrument susceptible de faire du bruit. La
scampanata est organisée par un Capitano auquel tous obéissent. La compagnie, armée de
ses instruments et de lanternes, avance par groupe de deux, précédée de VAlfiere avec son
enseigne de toile blanche ornée de deux barres de drap rouge en forme de croix ; elle s'arrête
sous les fenêtres de la mariée et le tapage dure toute la nuit, par relais des équipes. Le dernier

14. G. Zanazzo, Tradizioni popolari romane. Usi, Costumi e Pregiudizi del Popolo di Roma, Rome,
1907-1910, p. 117-118.
15. Cente Novelle antiche, novella LIV, Florence, 1572, citée par G. Rezzasco, « S c a m p a n a t a » ,
Giornale Ligustico di Archeologia, Storia e Letteratura, 1884, XI, p. 323-324.
16. J. J. Bouchard, Journal de voyage, ms.
17. Édit du 10 novembre 1739, cité par G. C. Pola Falletti-Villafalletto, Associazioni giovanili e feste
antiche. Loro origini, Milan, 1943, t. IV, p. 457-461.
18. Lettre de F. Stelluti, citée par F. Cancellieri, Memorie Lincee, ms.
242 M. Boiteux

soir, la porte est murée, et on ne laisse sortir les mariés que contre quelque don. Décrivant
un cas particulier, l'auteur précise certaines modalités: ainsi les jeunes commencent le
premier jour, suivis le second par les « barbus et chenus ». C'est toute la population qui
participe, « également les gens importants sans rougir de leur intervention ». Dans cette
circonstance on a aussi élevé un tas de pierres devant la maison, coutume que l'on trouve
ailleurs en Italie pour signaler une fille qui s'est mal conduite avant son mariage. Le charivari
peut être racheté en argent ou en nature ; mais ce don n'est pas obligatoirement accepté ;
ainsi le bœuf offert a été refusé. Le Capitano, de la famille « charnelle » de la mariée et
Y Alfiere avaient promis de ne pas intervenir ; cependant, pour ne pas perdre l'office ni le
grade, ils participent, tout en s'excusant auprès des mariés. Aucune alliance ne peut l'empor-
ter sur la coutume, qu'il est bien difficile d'éviter si deux veufs se remarient et de plus s'ils
sont âgés.
Les scampanate décrites dans l'édit de 1739 se déroulent selon le même schéma ; certes
la description est moins riche, et n'est là que pour justifier la volonté de détruire la coutume,
très nettement manifestée.
Pour Rome le récit le plus évocateur est celui d'un charivari du xvm e siècle, bien que
le nom ne soit pas exprimé. Un baccano indiavolato est attesté en 1741, à l'occasion de la
dissolution du mariage du prince Doria, du fait de l'impuissance du mari 1 8 . Tout un groupe
jouant du tambour se rend à la maison de la princesse pour y faire du vacarme, puis au palais
de ses parents, tandis que le sacristain de l'église voisine fait sonner les cloches à toute volée.
C'est bien là la description d'un charivari bruyant occasionné par des instruments sonores.
Le manquement à la norme marque une disjonction par défaut de communication ; l'équi-
libre du groupe social rompu par le mariage ne pourra pas être rétabli par la naissance
d'un enfant : le couple non médiatisé appelle le vacarme ; censurant la stérilité du mariage
il met l'accent sur son rôle de procréation. A ce tapage s'oppose le bruit de l'église qui, de
cette manière, tente de le couvrir par une concurrence triomphante, niant une manifestation
qui pourrait sembler contester ses décisions. L'action est menée « aux dépens du Prince »,
dit le texte. Cependant c'est à la femme, ou à ses parents, que l'on s'adresse, et non au mari.
Ne serait-ce pas le désir sexuel de la femme, dû à l'annulation du mariage que l'on juge
excessif et que l'on sanctionne? Par suite, cette coutume serait homologue et inverse de celle
qui stigmatise les maris cocus et complaisants, en révélant leur non-acte et en dénonçant
cette passivité de l'homme au sein du groupe qui la refuse et lui assigne, au contraire, la
fonction d'agir. Ce renversement des rôles s'oppose aux valeurs de la société patriarcale
fondée sur l'autorité du mari; et c'est ce désordre que sanctionne le vacarme cérémoniel.
La même année 1741 offre l'exemple de ce qui pourrait être un charivari, réel ou repré-
senté. On note que lors du carnaval une mascarade attira tout particulièrement les regards :
une cinquantaine d'hommes et de femmes du Trastevere, tous habillés en vignerons, allait
précédée d'un personnage jouant de la pila 20 . Or, il semble bien que ce soit l'instrument
type de la scampanata romaine. Mais l'aspect inattendu de la mascarade et son caractère
attractif tendent à prouver que la coutume n'est pas très répandue à Rome. Comment y
a-t-elle été introduite? Une hypothèse vraisemblable peut être avancée : l'information serait
passée par la représentation; la scampanata, coutume de provenance rurale, marquant
ainsi un contact entre la campagne et la ville, serait apparue sous forme de dramatisations
carnavalesques.
Des érudits du xix e siècle attestent son existence dans le Latium 21, ce qui est confirmé
par quelques enquêtes, ponctuelles et limitées, effectuées sur le terrain ces dernières années.
Si la pratique est mentionnée, elle n'est pas décrite, et pour avoir un peu plus de précisions

19. Cracas, 14janv. 1741.


20. Diario de l'abbé Bagnari, ms., cité par F. Clementi, Il Carnevale Romano, Città di Castello, 1938,
t. II, p. 73-74.
21. L. Dubino, Elenco di alcuni costumi, usi e detti romani derivati dagli Antichi, Rome, 1875, p. 57-60.
A propos de quelques coutumes romaines 243

il faut en revenir à G. Zanazzo 22 : de nuit, s'éclairant de lanternes et de torches, la bande des


charivariseurs, en troupe constituée, s'installe sous la maison et crie des vivats aux mariés,
tout en frappant des instruments variés, sonnailles, poêles, bidons de pétrole, ou coquillages
marins en forme de cornes. Une autorisation est demandée à la police qui refuse rarement
ce tapage nocturne, mais le limite ; la durée est fixée et l'exécution surveillée. La scène finale
est marquée par un paroxysme de bruit et se clôt sur un geste brutal de destruction, la
rottura délia pila: une vieille marmite de terre cuite est lancée contre la porte, et éclate
en morceaux ; par ce jet propitiatoire l'instrument de cuisine utilisé pour produire une
musique des ténèbres est brisé ; la sérénade est terminée, il y a retour à l'ordre normal. Cet
usage central de la scampanacciata romaine se retrouve ailleurs, puisque A. Van Gennep
mentionne, en France, la coutume de « casser l'oulle » consistant à briser un pot de terre à
la veuve qui se remarie dans les deux premiers mois de son veuvage 23 .
Ces quelques exemples romains présentent donc les caractéristiques d'un charivari
typique. Le code symbolique est essentiellement acoustique, exprimé par une musique des
ténèbres dans la nuit que rompt la lumière artificielle des torches. Même si le geste — la
rupture — a une signification, le fracas des instruments importe par dessus tout et caractérise
cette manifestation. La publication est faite par le vacarme. Au contraire, d'autres conduites
infâmantes, telles que courses ou promenades sur l'âne, s'expriment par des cris sans le
moyen d'instrument.
Si ces formes de charivari sont peu originales, la spécificité romaine réside dans le fait
que la pratique est tardive et limitée. Il n'y a pas à Rome de lien préférentiel entre mariages
ridicules et conduites de dérision, soit que d'autres institutions les sanctionnent ou qu'ils
ne suscitent qu'indifférence.

« Pasquinata » et charivari politique

Nous avons rencontré une autre catégorie de charivari, le charivari politique, décrit sous
une forme littéraire. Il s'agit d'un opuscule de 34 pages publié en 1642 « nella Stamperia
di Pasquino a spese di Marforio », et intitulé Baccinata ovvero Batarellaper le Api Barberitie.
Ce texte se présente comme une pasquinata, satire politique dont la publication est liée à
une cérémonie périodique. En effet, il était d'usage à Rome, depuis le Moyen Age, d'afficher
des poèmes sur la statue de Pasquino lors de la procession organisée pour la fête de saint
Marc, le 25 avril. Par la suite, d'autres statues de marbre romaines, telle celle appelée Mar-
forio, furent couverts de placards plus ou moins agressifs. Ainsi notre texte récupère-t-il
la dimension de liberté liée à une fête rituelle, à laquelle il ajoute la valeur libératoire et
dénonciatrice du charivari, synthétisant deux coutumes dont l'une est populaire et l'autre
savante.
Car c'est bien d'un charivari qu'il s'agit : placé sous le signe du bruit, tout le texte
tourne en dérision le pape dont il dénonce le ridicule, celui de son emblème symbolique, les
abeilles, et son action politique dans la guerre de Castro contre Parme. Le titre lui-même
le déclare, baccinata ou battarella, c'est ainsi qu'il est nommé dans des régions d'Italie du
Nord. L'argumentation invoque le règne animal : le nom du destinataire du texte, Vitellio,
n'est pas sans évoquer celui du veau ; d'autre part, notre auteur explique que les abeilles
naîtraient des cadavres ou des excréments des bœufs. La métaphore exprime donc un rapport
logique entre les deux familles, issues de la même origine. Les Barberini sont placés dans
l'ordre de la nature, de la décomposition, du pourri 2 4 .
Poursuivant ses explications sur les mœurs des abeilles, l'auteur raconte que lorsqu'elles
sortent de la ruche pour combattre, et donc avoir une activité non productive, on les réunit
en frappant sur des bassins (d'où le nom de baccinata) ; au bruit elles se rassemblent, rentrent
22. G. Zanazzo, op. cit., p. 138.
23. A. Van Gennep, Manuel de folklore français, Paris, 1946,1.1, vol. 2, p. 625.
24. C. Lévi-Strauss, Mythologiques, 1 . 1 , L e cru et le cuit, Paris, 1964, p. 292-344.
244 M. Boiteux

dans leur logement, retrouvant leur douceur et leur fonction de productrices de miel. Il faut
donc opposer aux abeilles, dont le comportement dévie et s'écarte de la norme, un son
éclatant ; le vacarme, produit par une « musique des ténèbres », détruit le désordre instauré,
ramène les abeilles dans l'ordre de la cuisine et de la culture. La discontinuité dans la chaîne
zoologique induit le désordre dans l'ordre politique, et pour le détruire un fracas est néces-
saire. Le pape, par ses entreprises guerrières, s'est mis hors de la norme; il risque de retourner
à la pourriture dont il est issu, et d'y conduire son entourage. Un tapage doit l'arrêter et le
ramener à la culture dont il s'est écarté.
Après les justifications politico-religieuses traditionnelles, l'auteur termine par un trait
carnavalesque dont le ressort comique, fondé sur le bas matériel, utilise un vocabulaire
sexuel rappelant la scatologie initiale : il évoque le général choisi par Urbain VIII, « bien
aiguilletté », car son père vendait des aiguillettes, puis souhaite une paix « propre à réjouir
tout le monde, mais non sans rire de la couillonerie des Barberini ».
Ainsi un comportement politique jugé déviant est-il dénoncé publiquement dans un
texte utilisant la forme traditionnelle de la satire romaine rituelle.
Les diverses coutumes présentées ici appartiennent à un même registre symbolique.
L'analyse de leurs modes d'expression a montré l'importance d'un code visuel, exprimé
tant par des aspects processionnels que par des formes dramatisées. Ces jugements publics
prononcés par la communauté, sont liés aux fêtes cycliques de la Cornomania, du carnaval,
de la Saint-Marc ou de la Saint-Martin, moments de communication symbolique suractivée.
Ces conduites de dérision romaines, très ritualisées, ne peuvent être interprétées que dans
cet ensemble global qui constitue un système de communication.
A partir des exemples étudiés nous ne pouvons proposer que quelques conclusions
modestes. Dans la Rome moderne et pontificale, le charivari, à l'occasion de mariages
ridicules, ne nous semble pas un élément dominant des comportements sociaux. Ce rôle
mineur pourrait s'expliquer, pour une part, par l'ambiance urbaine ancienne et différente
du milieu rural d'où viendrait le modèle de la scampanata, introduite tardivement en milieu
urbain. Aussi, et surtout, la dénonciation rituelle est assumée en ville par d'autres agissements
qui s'attaquent à des déviances publiques plus que domestiques, dans le contexte d'un État
permissif et d'une Église concurrente. En un temps où les valeurs sociales fondées sur la
représentation s'imposent jusqu'à l'institutionnalisation, la société l'emporte sur la famille.
Ces comportements infâmants expriment une différenciation sociale, opèrent une réduction
de l'autre au même, par destruction ou négation d'une altérité agissante et imposent à
chacun, dans une communauté urbaine formaliste et hiérarchisée, une place fixée, un rang
établi. C'est cet ordre que les conduites de dérision ritualisées proclament et confortent.

ANNEXE I

Au Xe siècle, promenade à rebours sur un âne infligée au responsable d'une rébellion contre

Liber Pontificalis, CXXXVI, Iohannes XIII (965-972). L. Duchesne, Le Liber Pontificalis,


Paris, 1955, t. II, p. 252.

Iohannes, episcoppus Narniensis, natione Romanus, ex patre Iohanne episcopo, sedit ann.
VI mens. XI dies V. Hie comprehensus est a Rofredo Campanino comite cum Petro praefecto
et adiutorio vulgi populi, qui vocantur decarcones, recluseruntque eum in castellum sancti
Angeli. Et exinde ilium extrahentes mandaverunt Campaniam in exilium, et mansit in exilio
menses X et dies XXVIII. Opitulante autem misericordia Dei interfectus est Rofredus comes
A propos de quelques coutumes romaines 245

a quodam Iohanne Censii filio. Et reversus est Iohannes papa Rome in suum honorem. At
ubi deveniens Roman Otto imperator audivit quanta fecerant Romani praedicto Iohanni
papae, comprehendit Romanorum consules et ultra montes direxit in exilium; de vulgi
populi, qui vocantur decarcones duodecim suspendit in patibulo ; Petrum autem prae-
fectum, per quem haec omnia mala perpetrata sunt, in potestatem pape dedit. Qui praedictus
Ioannes papa fecit ei abscidere barbam, et per capillos capitis eum suspendit in caballum
Constantini ad exemplum omnium, ut videntes deinceps metuerent talia facere. Expoliatum
autem miserunt eum super asinum ex adverso, caput eius ad caudam asini, manusque suas
sub cauda, et posuerunt utrem in capite eius pennatum ; similiter et in coxis eius duos utres et
tintinnabulum ad collum asini. Et sic per totam Roman flagellatus et ludibrio habitus,
missusque in carcerem, per multa tempora maceratus est. Et postea ad imperatorem dede-
runt et ultra montes direxerunt. De Rotfredo vero comité et Stefano vesterario, quia mortui
erant, iussit imperator effoderc sepulcra eorum et ossa eorum foras proici.

ANNEXE II

Cardinal d'Aragona, Vita Callisti, reprenant le texte de Falco de Bénévent, cité par L.A.
Muratori, Annali d'Italia, Rome, 1753, t. VI, p. 180-181.

Au XIIe siècle, promenade à rebours sur un chameau comme châtiment d'un antipape.

Tunc praeparato sibi camelo pro albo caballo, et pilosa pelle vevecum pro clamyde rubea,
positus est in transverso super ipsum camelum, et in manibus ejus pro freno posita est cauda
ipsius cameli : Talibus ergo indumentis ornatus in comitatu Pontificis praecedebat, revertens
ad Urbem cum tanto dedecore, quatenus et ipse in sua confunderetur erbescentia, et aliis
exemplum praeberet, ne similia ulterius attentare praesumant.

ANNEXE III

Décret dtl peuple de Népi de 1131, gravé dans le marbre, contre qui voudrait rompre une
société établie entre eux.

Sustineat mortem ut cylo, qui suos tradidit socios ; non ejus sit memoria ; sed in asella
retrorsum sedeat, et caudam in manu teneat.

ANNEXE IV

Édit, Archivio Vaticano, Visite ad limina

L'évêque Annibale Albani interdit de faire les scampanate, pratiquées pour le remariage des
veufs dans tout le diocèse de Magliano Sabina. La prohibition s'appuie sur les canons de l'Église,
les Conciles, les écrits de saint Paul et sur la « raison commune ».
246 M. Boiteux

Ces scampanate menées par des groupes bruyants sont faites au mépris du Sacrement de
mariage et mettent en danger la paix publique et privée. L'Édit prévoit des peines lourdes,
pécunières, corporelles et pouvant aller jusqu'aux galères pour les chefs. Aucune excuse ne
pourra être invoquée et VévêqUe dénonce comme abus les habitudes locales introduites ou les
Statuts permissifs.

Editto
Proibitivo di fare scampanate o altri atti ingiuriosi e illeciti per il passagio tanto di uomini
che di donne alle seconde nozze.
Annibale per la Divina Misericordia Vescovo di Sabina Card, di San Clemente della
S.R.C. Camerlingo.
Quantumque secondo la disposozione de' Sacri Canoni, e Concilii, e secondo la dottrina
di S. Paolo ad Corinthios cap. 7 colle parole : quod si non se continent, nubant, melius est
enim nubere, quam uri. A tutti sia, e debba esser nota la libertà tanto degli Uomini che delle
Donne rimaste vedove di passare a seconde nozze, con tutto ciò non senza nostro particolar
dispiacere ci è giunto a notizia, che non solamente in questa città di Magliano, ma anco in
altri luoghi della nostra Diocesi di Sabina, in congiontura che passano a seconde nozze tanto
Uomini che Donne rimaste Vedove, sogliono praticarsi anche per anticho e inconveniente
abuso di farsi ridotti ò conventicole tumuoltuose e clamorose, dette volgarmente scampanate
in derisione degli sposi, e in un certo modo in espresso o tacito villipendio del Sacramento
del Matrimonio, non senza continui pericoli di inimicizia, discordie, risse o altri maggiori
scandali, e con danno tanto della privata che della publica quiete. E volendo noi rimuovere
affatto a simile abuso e inconveniente anche in conformità di quello che sopra l'istesso
pravo costume viene stabilito dalle antiche leggi e dalla ragion comune, per debito de nostro
Offizio Pastorale, e in virtù delle nostre ordinarie facoltà, con il presente publico Editto
ordiniamo e commandiamo, che in avenire, tanto in questa città di Magliano che in qua-
lunque altro luogo murato o territorio delle Terre e Castelli della nostra Diocesi di Sabina,
in qualunque maniera alla nostra giuridizione soggetti, niuna personna dell'uno e l'altro
sesso, di qualunque stato, grado e condizione, Secolare, Eccl., o Regolare ardisca o presuma
di fare o far fare rumore, grido, strepiti ò altro atto clamoroso, e molto meno scampanate,
come volgarment si dice, in congiuntura che qualche vedovo ò vedova passi alle seconde
Nozze, ne prima di contrarsi il Matrimonio, o in tempo delle Publicazioni, nè doppo con-
tratto, nè di giorno nè di notte, nè in casa nè vicino alla casa delli sposi, nè in altro luogo
sotto pena di scudi cento da applicarsi alli Luoghi Pii, e della Carcerazione formale per sei
mesi con altre corporali più gravi a nostro arbitrio de astendersi anche alla Galera contro
i Capi, quando vi fosse conventicola, e da eseguirsi cumulativamente colla pecuniaria, alla
quale vogliamo che sia obligato il Marito per la Moglie, il Padre per i Figli e Padrone per
li Garzoni ò Servitori senza ammettere la scusa, che il clamore o scampanata sia seguitai
ad altro fine diverso del premesso, mentre vogliamo, dichiaramo e ordiniamo che per
evitare le pene comminate non gli debba suffragare veruna scusa, ne la premessa nè qua-
lunque altra, benché di Parentela, Amicizia confidenziale, ò confenso degli Sposi, e che
sempre debba presumersi per il fine vietato, talmente che la presunzione basti in prova della
contravenzione, quando gli atti clamorosi o scampanate seguissero vicino la casa, ò luogo,
ove dimorassero i sposi, e senza che possa suffragare alli contravventori verun Statuto, o
consuetudine locale, che come fatta, o introdotta contro il buon costume o quiete publica
e contro le regole di buon governo, adesso, per quando si dasse il caso, tanto Io Statuto che
la consuetudine introdotta riproviamo dichiarandoli veri abusi e corruttele da non doversi
allegare o attendere nè in giudizio nè fuori. Similmente vogliamo e ordiniamo che sotto la
disposizione del presente Editto restino anche compresi li mandanti, consultori, anfiliatori,
e che o in qualunque altro modo complici, partecipi, e colpevoli, e che per imporre e eseguire
le pene comminate debba anche procedersi ex officio, per inquisitionem et in ogni altro modo
più prosicuo al fisco, alla Corte. Avverta pertanto ognuno di non contravenire a quanto
A propos de quelques coutumes romaines 247

viene col present Editto ordinato e stabilito, poiché quello letto da ciascuno Paroco della
nostra Diocesi in giorno Festivo inter Missarum Solemnia et affisso in copia nella porta della
chiesa Parrochiale, e nella nostra Cancelleria Vescovile vogliamo astringa ognuno alla
puntuale osservanza e che abbia la sua effettiva esecuzione, come se gli fosse stato personal-
mente intimato. Dato dal nostro Palazzo Vescovile di Magliano questo di 10 novembre 1739.

ANNEXE V

Lettre attribuée à Francesco Stelluti da Fabriano, dans F. Cancellieri, Memorie Lincee, ms.,
citée par G. Gabrieli, La « Scampanata » o « Gocciata » nelle nozze della vedova, Lares, 1931,
p. 58-61.

La lettre décrit les charivaris pratiqués à Aquasparta, gros bourg aux confins de l'Ombrie et
du Latium. Prenant des exemples précis, l'auteur montre les circonstances de la coutume, les
victimes et leurs réactions, les auteurs et leur organisation... Il énumère les différents types
de « bruits », les instruments de musique réels ou improvisés et suit le déroulement de l'action
en évoquant un rachat parfois possible de la coutume.

Illustre et nostro Eccellente Sign.r mio osserv.mo


Appresso gl'antichi Romani era tenuta per impudica quella donna che passava alle seconde
nozze ; per ¡scherno adunque e detestatione di simile attione, credo io che sia stato introdotto
in questa terra l'uso di fare la cocciata alla donna vedova, mentre celebra le nozze col
secondo marito.
Uso antichissimo, quale, bebchè potesse partorire qualche inconveniente, con tuttociò
né la Sig.ra Isabella Liviani, ava del Sig. Duca, né la Sig.ra Beatrice Caetana, madre del
detto, che sono state Signore di questo luogo, e che restarono vedove nella lor prima gio-
vinezza, hanno mai voluto levarlo o proibirlo, per l'odio che hanno mostrato havere a quelle
del primo marito non si contentarono, havendo forse visto in S. Agostino che bona est
pudicitia coniugalis, sed melior contientia vidualis. Si mantiene dunque tuttavia quest'
usanza, et ad ogni occasione se ne servono questi Acquaspartani. E perchè il modo l'ho
visto qui novamsnte et osservato, perciò ho pensato di avisarlo a V.S. essendomi parsa
un'attione assai stavagante, quale né meno lei credo che l'averà mai più intesa.
La sera dell'¡stesso giorno nel quale si sono celebrate le nozze della Vedova Sposa e
l'altre due susseguenti, ovvero antecedenti, secondo l'occasione e comodità del tempo, si
fa alla sposa la detta cocciata o scocciata, che noi diremmo scampanata, dagli huomini
delle terra, et ciò con varii et diversi instrumenti, con intermedii d'altre attioni, come
appresso sentirà più minutamente.
Ma con quali strumenti pensa V.S. si faccia questo cosi sonoro concerto? Minor male
sarebbe, già che anticha è l'usanza, degl'antichi strumenti anchora si servissero, che pur
molti erano, et a bastanza sariano per questo loro effetto. E che sia il vero, trovo che gli
antichi dividevano la loro musica organica, cioè quella degl'instrumenti, in più parti cioè
in enchorda, pneumonica, hidraulica, citharodia, alodia, lirodia et prosodia, secondo la
varietà de' loro strumenti, ch'erano o di corde in varie guise percosse, o di fiato o vento, e
questo o spirato dalla bocca, o mosso dall'acqua, o cacciato da mantici. E gl'instrumenti
erano, il Salterio, il Timpano, la Citara, la Lira, la Nabla o Naula, la Fibia, la Fistula, il
Cembalo, il Tripode, il Monaulo, il Crepitaculo, il Sistro, il Chitermo, la Sambuca, il Bar-
bilo, l'Organo e la Pandora, con altri molti che tralascio, quali erano composti dalli sopra-
detti, com'è hora appresso di noi la Citara Tiorbata e l'Arpicordo con le canne di organo.
248 M. Boiteux

Molti dunque erano gl'instrumenti degli antichi ; ma non si servono di nessuno de'nostri
moderni : parlo de'musicali et armonici, quali per esserli tutti noti non starò a nominarli,
ma solo gl'infrascritti adoprano per fare più sonora la loro armonia, se armonia la vogliamo
chiamare.
E' sono campnacci d'ogni sorte, sonagliere di muli, barili con bacchette percossi, calda-
racci rotti, conche, padelle, tielle, tegami di rame, stagnole, coperchi di tielle o teglie che
le vogliono chiamare, pale di ferro, vomeri, tamburelli, cembaloni, barili o buzzi da salumi,
mortali di bronzo, corni, buccine, canne di sambuco, raganelle da noi dette battistangole,
e qualunqu'altro stromento di legno o di metallo o ferro atto a far strepito e rumore.
Vi è il « Capitano della cocciata », quale la mette in ordine, et è da tutti obedito. Vi è
l'Alfiere, che va avanti con un insegna di tela bianca con due sbarre di panno rosso incrociate
in forma di un X, de cui non ho per ancora potuto penetrare il suo significato ; l'Alfiere
poi è seguito da tutti quelli hanno instrumenti da fare strepito a due a due, tutti sonando
senza intermissione, se non gl'è del Capitano accennato che si fermino. Et vanno con varie
sorti di lanternoni, più volte per la terra ; in ordinanza poi si fermano avanti la casa della
sposa, seguitando lo strepito tutta la notte, facendo il loro corpo di guardia et mutando le
squadre, acciò possino riposarsi.
L'ultima sera poi gli murano la porta della casa con calce e pietra, nè lasciano uscire
gli sposi fra tanto che non fanno qualche donativo a quelli che sono intervenuti alla Cocciata,
acciò possano reficiarsi e ritornarsi dell'incommodo havuto e spesa fatta.
E questo l'ordine e modo che tengono queste genti in far detta Scocciata, quale venerdì,
sabbato et domenica prossima passata è stata qui solennizata con occasione del maritaggio
d'una Vedova con un Medico di questa terra ; et fu veramente doppia e più dell'altre solenni,
poiché non solo la sposa, ma anche lo sposo era vedovo, nè già nacquero jersera, havendo
ciascuno di essi passato il decimo lustro, oltre che la presenza di questi Signori ha anche
fatto maggiore il concorso dei « cocciatori ». Fu cominciato il giorno di S. Croce da giova-
netti, e la sera seguitato da barbati et anco canuti, intervendovi li principali di questa terra
senza alcuna erubescenza.
« Tant'è il valor di una prescritta usanza ».
Fu continuato lo strepito sin alle 4 hore di notte, et il giorno seguente, che fu il sabato,
fu assai maggiore il concorso, et il romor era tale che si sentiva per più miglia lontano.
Ecosl perseverò fino all'alba, che non so come li poveri sposi potevano tenere tanta flemma
a tolerarlo ; se bene, come intendo, la sposa se ne rideva, come quella che a'giorni suoi
n'haveva viste altre molte di simili feste : sì che è vero che « quae ex usu sunt non timenyia » ;
già che non si curava punto di tal fracasso. Ma lo sposo, per essere forastiero, intendo che
con malo stomaco lo sopportasse ; ma se gli poteva dire con Ovidio :
Quod male fers, assuesce, feres bene, multa vetustas lenii, se bene « mala est voluptas
alienis assuescere ». Pure bisogna alle volte fare di necessità virtù, come si suol dire.
Il terzo giorno poi, che fu la domenica, fu recomminciato dopo il Vespro il solito
rumore, et alle 4 hore incirca di notte fu murata la porta della casa della sposa, e poi fu
fatto un monte di pietre avanti a detto muro. E poiché prima che si giunga a detta porta,
vi è un andito sopra un arco con un'antiporta et un parapetto, fu il parapetto gettato a terra,
e l'antiporta chiusa con due ceppi grossissimi, di quelli che adoprano li macellari per tagliare
la carne. Ciò fatto li cocciatori, stanchi di tante fatiche, lasciarono l'opra, andando tutti a
riposarsi, senza far altre guardie nè rumori.
Et però il negotio non riuscì netto per loro : poiché li sposi, c'hebbero buono aiuto,
prima dell'alba fecero sgombrare tutto quel luogo da quei ceppi e sassi, e rompere il muro
della porta, e così uscirono senza pagar nulla.
In questa guisa per a punto è passata la presente Cocciata, havendo havuto a caro
d'essermivi trovato, perchè altrimenti non l'haverei creduto. Intendo ch'alcuni sposi si
compogono col Capitano della cocciata quando non vogliono che gli sia fatta, et pagano
dieci o dodeci scudi, e che questi hanno oferto un bue, ma che non l'hanno voluto. E di più
A propos de quelques coutumes romaines 249

sappia che il Capitano è cognato carnale della sposa et l'Alfieri haveva promesso di non
intervenirci ; ma poiché gl'intonarono che l'havrebbono casso dall'offizio, per non perdere
questo grado v'è intervenuto, essendossi poi scusato con gli sposi.
Altre nuove non posso dargli di qua per hora, che le scriverei con questa, per essermi
forse troppo in tal'historia allongato ; ma poiché non gl'ho più scritto da che son qui :
perciò questa supplirà per le altre volte ch'ho mancato. E le bacio le mani...
Le charivari dans l'Angleterre
du XVIe et du XVIIe siècle
Aperçu historique *

MARTIN INGRAM

Le présent exposé se propose de donner un bref aperçu de coutumes analogues au charivari


pratiquées en Angleterre à l'aube des temps modernes, un sujet sur lequel il n'existe actuel-
lement aucune étude satisfaisante 1 . L'espace réduit dont nous disposons pour traiter une
question aussi vaste nous oblige à simplifier et condenser considérablement notre propos,
et même à en ignorer certains aspects importants. Nous espérons, malgré cela, apporter
une information suffisante pour permettre un débat comparatif.
*

Lorsque Cotgrave publia son dictionnaire français, en 1611, il ne put, semble-t-il, donner
aucun équivalent anglais exact du mot « charivari » 2 ; mais, si ses contemporains anglais
ignoraient le terme, ils connaissaient, certes, des pratiques semblables. En 1618, par exemple,
un coutelier nommé Thomas Mills, et son épouse, Agnès, se plaignaient d'avoir été traités
comme suit :
« Vers midi vint encore de Calne à Quemerford (Wiltshire) un autre joueur de tambour
nommé William Watt, et avec lui trois ou quatre cents hommes, certains armés comme
des soldats de fusils et autres armes, ainsi qu'un homme à cheval, la tête coiffée d'un
bonnet de nuit blanc, portant des cornes brillantes pendant sur les oreilles, ainsi qu'une
queue de daim au menton en guise de barbe, et un sarrau par-dessus ses vêtements. Il
allait sur un cheval roux, auquel étaient fixées, un peu plus bas, deux marmites conte-
nant du grain fermenté, qu'il jetait sur la foule compacte des gens qui se pressaient sur
son passage. Lui et sa compagnie se sont postés devant la maison des parties ici pré-
sentes, ceux qui étaient armés ont alors tiré, on fit entendre des flûtiaux et des cors,
ainsi que des cloches de vache et autres cloches plus petites... et des cornes de bélier
et de bouc fixéss au bout de fourches furent alors levées et exhibées... »
Dss pierres ont été jetées dans les fenêtres, une entrée a été forcée, Agnès Mills a été traînée
hors de la maison, on l'a battue, couverte de saleté; on voulait l'asseoir en croupe derrière
le cavalier, « l a transporter ainsi à Calne, où l'on se proposait de la passer à l'eau sur la
chaise d'infâmie, et de lui remplir la bouche de grain, si elle ne se laissait pas faire et ne
restait pas tranquille sur la chaise » 3 .

* Traduit de l'anglais par Nina Godneff.


1. O n peut trouver dans l'article de E.P. Thompson, « ' R o u g h Music': le charivari anglais », Annales
E.S.C., 27, 2, 1972, p. 285-312, quelques indications succinctes se r a p p o r t a n t plus précisément aux xviii*
et XIX* siècles.
2. R . Cotgrave, A Dictionarie of the French and English Tongues, Londres, 1611, s.v.
3. Records of the County of Wilts, présentés par B.H. Cunnington, Devizes, 1932, p. 65-66.

Le charivari, École des Hautes Études! Mouton, pp. 251-264.


252 M. Ingram

Ce récit donne une parfaite illustration de la quasi-totalité des symboles caractéristiques


d'un groupe de coutumes anglaises que nous désignerons dans la suite de l'exposé par le
terme « charivari », sans pour autant sous-entendre une correspondance exacte, ni dans la
forme, ni dans la fonction, avec les pratiques françaises. Le symbole du cheval, qui explique
les termes riding ou skimmington ride employés pour décrire les chevauchées grotesques
de ces manifestations, était l'un des plus importants. Le cheval pouvait être représenté par
un autre animal vivant, ou par les épaules d'un homme, par un cheval de bois, ou encore
un bâton de portage ou un madrier, sur lesquels la victime, ou un substitut de la victime,
ou son effigie, pouvaient être portés et exposés à l'opprobe générale. Le motif du cheval
pouvait être accompagné d'autres motifs symboliques, mais ceux-ci pouvaient aussi être
utilisés sans le cheval, c'est-à-dire séparément ou dans une quelconque combinaison entre
eux. Il y avait les cornes d'animaux, les têtes cornues, ou autres images obscènes ; la rough
music cacophonique, mêlant le son des cloches, des instruments de musique, des marmites
et des casseroles ; la parade de personnages travestis et autres inversions figurées ; la parodie
des formes militaires, ecclésiastiques ou légales, les premières étant particulièrement cou-
rantes ; et diverses pratiques dans lesquelles intervenaient d'une quelconque manière le grain
et la saleté. Dans certains cas, ces démonstrations s'accompagnaient d'un commentaire sous
forme de pièces rimées ou de quolibets chantés ou portés à la connaissance du public d'une
manière ou d'une autre. Semblables chansonnettes pouvaient d'ailleurs se présenter sans
les symboles concrets du défilé — encore qu'elles fassent très fréquemment allusion aux cornes
et à la saleté — et, dans une certaine mesure, elles peuvent être considérées comme ayant
constitué en soi une forme de charivari. Pour faire plus d'effet, certains raffinements pou-
vaient être apportés à la manifestation, qui pouvait éventuellement comporter des danses,
des mimes et divers jeux de mots sur tel ou tel trait particulier du cas individuel, par exemple,
le nom ou les activités professionnelles de la victime. L'importance de la manifestation était
assez variable et pouvait aller de l'action organisée par une ou deux personnes (bien qu'un
public plus large ait toujours été envisagé) au grand spectacle, qui prenait souvent un carac-
tère processionnel et impliquait d'emblée une large participation. Mais, quel que soit le
degré d'organisation, le but essentiel était toujours de susciter le rire, généralement par la
dérision hostile, qui, à l'occasion, pouvait dégénérer en violence physique.
Deux contextes sociaux fusionnaient dans ces formes. Il y avait la parodie des sym-
boles de l'autorité, les « chevauchées » et marches accompagnées de tirs et de tambours,
les déguisements, les jeux et les danses mettant en scène des animaux ou des motifs ani-
maliers, les ballades et chansons sur des sujets présentant un caractère étrange, scandaleux
ou amusant, faisaient partie du répertoire des festivités populaires associées aux principaux
moments du calendrier, notamment aux fêtes du mois de mai (se prolongeant souvent, pour
ce qui était des réjouissances, jusqu'en juin ou même juillet) 4, à la saison de Noël, et aux
diverses fêtes villageoises 2 . Mais, par ailleurs, la moquerie traditionnellement associée.

4. Sur la durée du « Temps de Mai », voir C.L. Barber, Shakespeare's Festive Comedy, Princeton,
N.J., 1959, p. 41; C. Phythian-Adams, « Ceremony and the Citizen: the Communal Year at Coventry,
1450-1550 », dans P. Clark et P. Slack (éd.), Crisis and Order in English Towns 1500-1700, Londres, 1972,
p. 71.
5. La littérature sur ce point est abondante. Voir, par exemple, Barber, Shakespeare's Festive Comedy,
op. cit., p. 18-30, et passim; C. J. Sisson, Lost Plays of Shakespeare's Age, Cambridge, 1936, p. 159-161,
165-168; E.K. Chambers, The Mediaeval Stage, 2 vol., Oxford, 1903, I, p. 89-419, passim. Pour les villes
dans lesquelles les «chevauchées» (ridings) et marches étaient souvent largement institutionnalisées, mais
accompagnées néanmoins, parfois, d'activités tapageuses, voir A.H. Nelson, The Mediaeval English Stage:
Corpus Christi Plays and Pageants, Chicago et Londres, 1974, p. 14-15, et passim ; Phythian-Adams, « Cere-
mony and the Citizen », op. cit., p. 63. En ce qui concerne les pratiques rurales, de nombreux faits sont
rapportés dans bon nombre d'archives judiciaires et de sources locales, et attendent d'être rassemblés et
organisés; pour des exemples de «chevauchées» et de marches tapageuses, voir Sir R. Colt Hoare, The
History of Modem Wiltshire: Wundred of Mere, Londres, 1882, p. 22; Salisbury Diocesan Record Office,
Records of the Dean of Salisbury, Churchwardens' Presentments, 1635 (unnumbered file), Lyme Régis,
22 September.
Le charivari dans VAngleterre du XVIe et du XVIIe siècle 253

aux fêtes populaires 6, la dérision hostile, courante dans le charivari, et divers autres aspects
du charivari, possédaient un rapport plus étroit avec les châtiments publics infligés dans le
passé, ou même encore infligés, par les Cours de justice, notamment les tribunaux urbains
et la Chambre étoilée. Divers règlements de la cité de Londres, à la fin du xiv e siècle, pré-
voyaient, par exemple, que certains malfaiteurs seraient promenés dans les rues, avec accom-
pagnement de chants et de danses de ménestrels. Au début de l'époque moderne, certains
délinquants, à Londres et ailleurs, étaient promenés à l'envers sur un cheval, c'est-à-dire
tournés côté queue, ou encore.accoutrés de vêtements de l'autre sexe ; et il arrivait que les
tribunaux infligent officiellement la rough music à titre de châtiment 7.
Quelles étaient les occasions dans lesquelles on recourait aux formes du charivari?
Principalement des situations ou des comportements attirant l'attention sur la nature des
rapports homme/femme, c'est-à-dire la domination physique des épouses sur leur mari,
l'adultère, l'immoralité sexuelle (surtout celle des femmes). Les remariages, qui consti-
tuaient le prétexte le plus courant du charivari dans la France rurale à la même époque 8,
ne suscitaient, à ce qu'il semble, aucune manifestation de cet ordre en Angleterre 9 . Bien
qu'il y ait eu une très grande interpénétration des différentes formes de démonstration et
des circonstances qui y donnaient lieu, il est néanmoins possible de discerner certaines
corrélations significatives. Les chevauchées étaient de façon caractéristique infligées à la
femme qui battait son mari, et en pareil cas l'on pouvait avoir recours à toute la gamme des
symboles concrets indiqués plus haut ; mais rarement aux chansonnettes sarcastiques
rimées. Les démonstrations suscitées par l'adultère simple ne prenaient pas normalement
la forme de « chevauchées » ; dans ce cas, le motif le plus courant n'était pas celui du cheval,
mais plutôt celui des cornes ou des têtes cornues. En fait, bien que l'on ait eu recours parfois
à la rough music et à la saleté, les cornes étaient souvent le seul symbole du cocufiage ; par
contre, la tendance à recourir au sarcasme verbal était plus nette. L'immoralité sexuelle
en tant que telle, et indépendamment de la notion de cocufiage, était éventuellement stigma-
tisée par la rough music et la saleté, mais l'hostilité et la dérision s'exprimaient plus cou-
ramment, dans ce cas, par des refrains rimés et des chansonnettes satiriques. Il semble que
le motif de la « chevauchée » ait été suffisamment précis pour évoquer sans autre explication
l'idée de la femme dominatrice. Ce type de personnage était celui qui provoquait la réponse
la plus largement symbolique. Par contre, pour diriger la dérision contre l'immoralité
sexuelle, les seuls symboles concrets étaient généralement inadéquats à eux seuls, ce qui
obligeait à définir l'objet de l'attaque et à stimuler le rire au moyen de formes verbales plus
flexibles. Le cocufiage occupait une position intermédiaire. S'il pouvait être indiqué de façon
précise par l'exhibition de cornes, on préférait souvent l'expliciter verbalement. Ces distinc-
tions devront être nuancées ultérieurement, lorsque nous en arriverons à l'interprétation
du charivari.

6. Barber, Shakespeare's Festive Comedy, op. cit., p. 24.


7. Munimenta Gildhallae Londoniensis, présentés par H.T. Riley, 3 vol. (Rolls Series, 1859-1862), I,
p. 457-460; K.V. Thomas, « The Place of Laughter in Tudor and Stuart England », The Times Literary
Supplement, n° 3906 (21 janv. 1977), p. 77; J. Lister (ed.), West Riding Sessions Records, 2 vol.,
The Yorkshire Archaeological Society: Records Series, iii, liv, 1888-1915, II, p. 18; B.H. Cunnington (ed.),
Some Annals of the Borough of Devizes... ¡555-1791, 2 part., Devizes, 1925, 1 " part., p. 35; 2' part., p. 3;
J.C. Jeaffreson (ed.), Middlesex County Records, 4 vol., Londres, 1886-1892, 1, p. 234.
8. N. Zemon Davis, Society and Culture in Early Modern France, Londres, 1975, p. 105; C. Gauvard
et A. Gokalp, « Les conduites de bruit et leur signification à la fin du Moyen Age : le charivari », Annales
E.S.C., 3, 1974, p. 698.
9. U n motif que l'on peut peut-être interpréter comme un charivari a été introduit par Richard Brome,
dans l'acte I, scène m, de sa pièce The English-Moor, or the Mock Marriage. L'auteur se proposait de
tourner en ridicule un vieil usurier récemment marié à une jeune épouse. Brome peut avoir été influencé
par ce qu'il savait des coutumes continentales; mais, de toute façon, le contexte immédiat insiste davantage
sur le cocufiage que sur le remariage en tant que tel.
254 M. Ingram

Certains charivaris ne visaient qu'en apparence les rapports hommes/femmes, et leur


cible véritable était ailleurs. Il arrivait même qu'aucune allusion claire à ce thème n'y soit
faite. Dans l'un et l'autre cas, la signification était souvent politique. Dans leur foime la
plus élémentaire, les charivaris de ce type pouvaient prendre l'aspect d'un anti-autoritarisme
déclaré. Pour prendre un exemple, le personnage de Black Will — le spadassin dont on louait
les services dans Arden of Faversham (1592) — se vantait d'avoir avec ses compagnons
«soustrait le constable à sa garde et l'avoir baladé dans les champs sur un bâton de por-
tage» 1 0 . Dans le Wiltshire, en 1615, le pouvoir des magistrats en sessions trimestrielles
était, semble-t-il, un objet de dérision. A la veille de sa comparution devant les magistrats,
pour viol et diffamation, un certain John Vizard manifesta clairement son mépris pour la loi
et terrifia le constable de Malmesbury en organisant une procession de rough music et une
parodie de mariage, proclamant que le lendemain devait être le jour de ses noces et invitant
la compagnie à assister à la cérémonie — « compagnie qui ne devait compter que des cocus
et des faiseurs de cocus » n . Les événements qui se sont déroulés à South Kyme (Lincoln-
shire), en 1601, sont plus complexes. Les amusements d'un « prince de la déraison » et de sa
compagnie dégénérèrent en charivari contre le comte de Lincoln, puis se corsèrent d'une
représentation satirique, de vers sarcastiques que l'on accrocha sur le mai, d'une parodie
de sermon sur « un texte tiré du livre de Mab ». Cette manifestation s'expliquait par la mul-
tiple oppression exercée par le comte — sur sa famille, sur ses voisins et sur ses fermiers 12 .
Les querelles relatives aux droits fonciers, notamment à propos du clôturage, pouvaient
parfois mettre en jeu de forts éléments de charivari. Il est assurément significatif de trouver
à la tête des révoltes contre la suppression des forêts et le clôturage, dans l'ouest de l'Angle-
terre en 1628-1632, un personnage que l'on appelait Lady Skimmington, et lorsque les
émeutiers essayèrent d'abattre les clôtures érigées par Sir Giles Mompesson dans la forêt
de Dean, ils agirent « au son du tambour et (avec) des enseignes..., et portaient un portrait
ou une statue habillée en Mompesson » 13 .
Dans les cas que nous avons vus jusqu'ici, le charivari pouvait avoir lieu, semble-t-il,
à n'importe quel moment de l'année, mais il est à noter qu'il était organisé assez fréquemment
durant les jours de fête. Cette tendance peut s'expliquer par des considérations pratiques,
néanmoins si l'on tient compte des rapport formels entre le charivari et les fêtes populaires,
l'on est amené à penser que cette corrélation, même partielle, peut avoir eu unesignification.
D'autant plus que certaines occasions de charivari étaient étroitement liées aux coutumes
annuelles. Il existait, par exemple, une tradition selon laquelle ceux qui refuseraient de
donner de l'argent ou des cadeaux aux « Princes de la Déraison » et à leur suite, qui prési-
daient souvent à la célébration des fêtes, devaient être « tournés en dérision et bafoués, non
pas un peu, et portés de nombreuses fois sur un bâton de portage... », en d'autres termes
soumis à l'indignité d'une chevauchée 14 . A la fin du xvi e siècle et durant le xvn e siècle, ces
prétextes à charivari prirent une signification plus profonde, car on associait la désappro-
bation des jeux à l'idéologie puritaine. Et tel est, en partie, le contexte de la rencontre décrite
dans Hudibras entre le chevalier réformiste et une « chevauchée de Skimmington » 1 6 . Les

10. Scène xiv. A Yeovil, en 1607, les gardes d'église ont été « montés » sur le « cheval de bois », soi-
disant avec leur connivence. Somerset County Record Office, Taunton, Quarter Sessions Rolls, 2/96.
11. Wiltshire County Record Office, Trowbridge, Quarter Sessions Great Rolls, Michaelmas 1615/107.
12. N J . O'Conor, Godes Peace and the Queenes, Cambridge, Mass., 1934, 6= part., passim.
13. Cité dans D.G.C. Allan, « T h e Rising in the West, 1628-1631 », Economic History Review, sér. 2,
V, 1952-1953, p. 81.
14. Phillip Stubbes's Anatomy of the Abuses in England in Shakspere's Youth, |A.D. 1583., ed. par
F. J. Furnivall, (The New Shakspere Society, Serie 6, n " 4 et 6, 1877-1879), p. 148, n. 14. Voir les incidents
qui se sont passés à Yeovil, en 1607, où une shrive a été promenée dans les rues « avec tambour et bâton
de portage », pour obliger les paroissiens à donner: Somerset C.R.O., QSR 2/96.
15. S. Butler, Hudibras, J. Wilders (éd.), Oxford, 1967, p. 142-149. Le chevalier avait essayé de s'oppo-
ser à un amusement populaire consistant à tourmenter un ours enchaîné en lançant les chiens contre lui,
et dans cette tentative il s'était opposé à une femme qui l'avait battu.
Le charivari dans l'Angleterre du XVIe et du XVIIe siècle 255

archives judiciaires offrent maints exemples vécus de « chevauchées », de rough music, de


rimes et refrains sarcastiques dont les puritains faisaient les frais 1 6 .
Dans ce même ordre de phénomènes, nous devons citer les combats ritualisés qui se
déroulaient parfois entre groupes appartenant à des communautés villageoises voisines. Ces
rencontres avaient lieu à l'occasion des fêtes, et la dérision y jouait un rôle important. Les
adversaires se présentaient tout harnachés et bien qu'il y ait sans doute ici un emprunt aux
morris-dances (danses champêtres et travesties), certains traits des déguisements évoquaient
singulièrement la parodie des formes militaires, courante dans les charivaris. Un cas de ce
genre, qui s'est déroulé en 1625, nous fournit une preuve évidente du lien entre ces combats
et les « chevauchées de Sk'immington ». Il y eut cette année-là toute une série de rencontres
entre des groupes venant soit du village de Burbage, soit du village de Wilton 1 7 . Les armées
de l'un ou l'autre camp arrivaient avec fusils, gourdins et tambours. Un des meneurs des
troupes de Burbage affirma devant le tribunal que :
« les hommes de Wilton étaient précédemment venus de la même manière (chez eux),
avec l'intention malicieuse d'amener le skimmington dans ladite paroisse de Burbage,
ce que la partie ici présente et les autres hommes de Burbage décidèrent de leur retour-
ner, à Wilton ».
Il semble que dans ce cas, et autres cas similaires, le charivari n'ait pas visé un individu
particulier, mais que l'hostilité et la dérision, dans un contexte de festivités, aient plutôt
visé un groupe 1 8 .
L'on peut déjà voir que le charivari au début de la période moderne en Angleterre était
un phénomène complexe; mais, si l'on veut bien comprendre ses mécanismes, il convient
d'examiner les caractéristiques sociales des participants et des victimes. Il est très difficile
d'obtenir des précisions sur ce point. Ce que nous pourrons en dire ici s'appuie dans une
large mesure sur l'étude approfondie de cas survenus dans le seul comté de Wiltshire au
début du xvii e siècle. L'échantillon est donc très limité, et, de plus, assez tendancieux, car
il se compose surtout de cas tirés des archives judiciaires. Nos conclusions seront donc très
prudentes.
Dans la pratique, les charivaris organisés contre des opposants puritains à toute forme
de divertissements comportaient généralement une critique des marguilliers, des constables,
des prêtres, des magistrats ou des oligarches urbains, et il va sans dire que les victimes des
charivaris de caractère politique occupaient en général une position dominante ou déte-
naient l'autorité officielle. Du point de vue social, toutefois, ces personnages investis de
l'autorité pouvaient appartenir aussi bien à la classe des petits fonctionnaires d'extraction
relativement modeste qu'à la noblesse. Les victimes des charivaris principalement motivés
par les rapports hommes/femmes appartenaient, semble-t-il, à un éventail social nettement
plus large que celles des charivaris politiques ; mais certaines indications permettent de
penser que la dérision était particulièrement piquante lorsque les maris dominés ou trompés
par leur femme occupaient une position d'autorité publique, ce qui ajoutait à la manifes-

té. Le compte rendu le plus détaillé que je connaisse sur ce type d'incident se réfère aux événements
survenus à Wells, en 1607, où un certain John Hole et quelques autres furent en but à la dérision publique
pour avoir voulu supprimer les jeux compliqués et bien défini du Temps de M a i : Public Record Office
(P.R.O.), Londres, Star Chamber Proceedings 8/161/1 ; ces documents ont été en partie transcrits et commen-
tés par Sisson, Lost Plays of Shakespeare's Âge, op. cit., p. 162-185.
17. Il s'agit de Wilton, dans la paroisse de Great Bedwyn, et non de Wilton, le bourg du sud du
Wiltshire.
18. Salisbury D R.O., Records of the Dean of Salisbury, Act Book 28, 26 janvier 1625/26, Officium
domini contra George Noyce. Voir Cunnington (ed.), Records of the County of Wilts, op. cit., p. 141, 221;
Essex County Record Office, Chelmsford, Q/SR 425/44, 106.
256 M. Ingram

tation une certaine saveur politique 19 . Mis à part ce facteur politique, il est difficile de dire
avec certitude si les victimes de charivaris étaient le plus souvent des personnages impopu-
laires pour d'autres raisons que celles justifiant directement le charivari. Le seul moyen de
vérification dont nous disposons en la matière, consiste à déterminer si les individus concernés
avaient eu avant cela maille à partir avec la justice, soit pour quelque infraction criminelle,
ou autres problèmes de relations avec le voisinage, soit pour une quelconque forme d'immo-
ralité. Bien que certaines des victimes de charivari aient eu effectivement un passé criminel
ou une conduite antisociale, les recherches effectuées en ce sens ne nous permettent pas de
conclure que les facteurs de cet ordre aient été une condition nécessaire à l'organisation d'une
démonstration. Dans de nombreux cas, cependant, l'on peut discerner certaines circons-
tances aggravantes — sinon la délinquance de la victime, du moins, à l'occasion, quelque
problème particulièrement ridicule, qui probablement intervenait dans le déclenchement
de l'action 20.
Les organisateurs de charivaris étaient en général des hommes, mais il arrivait aussi
que les femmes participent indirectement à l'action en aidant à la préparer ou en l'approu-
vant, quand elles n'y prenaient pas une part plus active. Bien que « les jeunes » aient pu
jouer un rôle important dans la manifestation, il est clair que ni dans les villes, ni dans les
campagnes, le charivari, en Angleterre, n'était particulièrement le fait des jeunes célibataires,
comme c'était le cas dans le France rurale 21 . Quant au statut socio-économique des parti-
cipants, les principaux meneurs étaient assez souvent de classe modeste, ou même de la
plus basse catégorie, et la foule de ceux qui se joignaient à l'action pouvait compter des
individus de la plus douteuse position sociale —• traîneurs des rues et autres personnages
de même acabit. On constate, toutefois, que dans certains cas des personnages de statut
social relativement élevé, ou même des fonctionnaires, encourageaient parfois ces démons-
trations. Ainsi, lors d'une « chevauchée » forcée qui eut lieu à Waterbeach (Cambridgeshire),
en 1602, le chef des forces de police passait pour avoir été un « promoteur de la cause ».
Officiellement, il nia naturellement avoir joué ce rôle 22 , et d'une manière générale il semble
bien que les personnes de qualité aient été assez peu désireuses de prendre une part active
à ces manifestations. Par ailleurs, sur le plan moral, il ne faudrait pas non plus imaginer
que les organisateurs aient été nécessairement qualifiés pour se moquer des folies d'autrui
et qu'ils aient été blancs comme neige. Certes, dans certains cas, les participants étaient, dans
la mesure où nous pouvons l'affirmer, complètement innocents et respectables, mais il est
peut-être significatif que l'échantillon du Wiltshire fasse ressortir une tendance plus nette
à la délinquance parmi les participants au charivari que parmi leurs victimes 23 . Les meneurs
du skimmington de Calne, dont nous avons cité un compte rendu en commençant cet exposé,
étaient des hommes qui avaient déjà été et devaient bientôt se retrouver mis en cause pour
diverses infractions ; et le passé judiciaire de William Brooke, le plus entreprenant des mani-
festants, était particulièrement chargé 24 . Il convient aussi de noter que les charivaris étaient

19. Voir, par exemple, The Diary of Samuel Pepys, ed. R. Latham et W. Matthews, 11 vol., depuis
1970, VIII, p. 257. Cette « chevauchée » (riding) qui avait eu lieu parce qu'un constable avait été battu par
sa femme, prit évidemment des proportions inhabituelles et inspira à Andrew Marvell un passage de son
oeuvre, « The Last Instructions to a Painter », vers 373-389.
20. Par exemple, un skimmington-ride eut lieu à Marden (Wiltshire) en 1626 après qu'une femme eut
non seulement battu son mari, mais également déclaré « qu'elle en finirait bientôt avec lui... et sa fille,
née d'une précédente épouse », Cunnington (éd.), Records of the County of Wilts, op. cit., p. 79.
21. Davis, Society and Culture, op. cit., p. 104-106.
22. Bibliothèque de l'Université de Cambridge, Ely Diocesan Records, B2/18, f. 174 v°-175.
23. Il convient néanmoins de garder à l'esprit le fait que la documentation basée sur les archives
judiciaires — c'est-à-dire concernant des cas ayant fait l'objet de plaintes devant les tribunaux — n'est
peut-être pas d'une objectivité exemplaire.
24. Brooke était u n excommunié, accusé d'immoralité, poursuivi pour avoir vendu de la viande le
dimanche, bloqué la rue avec du gros bois, jeté du sang et des ordures sur la grand-route, vendu de la viande
pourrie et insulté les constables ; sa femme était présentée comme la vraie virago.
PHOT. 1. U n e femme bat son mari.
Détail d ' u n bas-relief en plâtre, G r a t e Hall de M o n t e c u t e House, Somerset, Angleterre, vers 1600. (Cliché
B.S. Evans - W . H . Rendell.)
PHOT. 2. Cowlslaff-rUHng ou skimmington du m a r i battu.
Détail d ' u n bas-relief en plâtre, Grate Hall de Montecute House, Somerset, Angleterre, vers 1600. (Cliché
B.S. Evans - W . H . Rendell.)
Le charivari dans VAngleterre du XVIe et du XVIIe siècle 257

le plus souvent projetés et organisés dans les tavernes, véritables centres de la culture popu-
laire, certes ; mais, également, repaires d'individus trop heureux de saisir un prétexte de
désordre 25 . Il est clair que dans certains cas les motifs de l'action s'inspiraient d'une inten-
tion délibérée de nuire. En effet, s'il était probablement assez difficile de mettre en œuvre
un charivari à partir de raisons entièrement fabriquées, sans doute était-il néanmoins possi-
ble pour des individus sans scrupules d'exploiter cette tradition à des fins personnelles et de
fomenter des manifestations dans des cas qui, autrement, n'auraient pas retenu l'attention 26 .
Comme le donnent à penser ces circonstances, la pratique du charivari n'était pas uni-
versellement approuvée et certaines personnes y voyaient « plutôt une coutume déplaisante
qu'un bon ordre des choses » 2 7 . L'attitude ambiguë des gens de la haute société, même
lorsqu'ils n'étaient pas eux-mêmes, ni les personnes les touchant de près, impliqués dans le
charivari, a déjà été notée. Les personnes influencées par les écrits des moralistes contem-
porains, et notamment ceux des puritains — et l'on sait que dans certaines paroisses cette
influence était considérable au début du xvn e siècle 28 — pouvaient évidemment trouver
beaucoup à redire aux charivaris, en raison surtout de l'affinité de ces derniers avec les
réjouissances populaires et des formes abominables de la manifestation, par exemple le
travestkssement 22 , la parodie des formes ecclésiastiques, le fait que les cocus, et non ceux
qui commettaient l'adultère, étaient l'objet des sarcasmes, contre tous les préceptes de la
morale chrétienne 30 . Parfois, les propriétaires locaux pouvaient craindre que ces démonstra-
tions ne soient dommageables à la propriété 31. Plus généralement, il est clair que des gens
de tous rangs pouvaient être horrifiés par le spectacle de cette dérision peu faite pour engen-
drer l'harmonie entre voisins et devaient redouter les tensions et la rancœur qui pouvaient
s'ensuivre 32 . Comme on l'imagine, également, la loi ne voyait pas d'un bon œil ces chari-
varis 33. L'un dans l'autre, l'ambivalence à l'égard de ce phénomène était assez courante, si
même il ne suscitait pas une franche hostilité.
Malgré cela, le sentiment que certaines situations ou formes de comportement auto-
risaient le recours au charivari demeurait un sentiment très répandu dans de nombreuses
fractions de la population ; et ceci nous conduit à nous poser la question principale, à savoir,
quelle était la nature des idées et des valeurs sous-jacentes à ces coutumes.
L'on conviendra aisément qu'il serait tout à fait inadéquat de ne voir dans le charivari
du début de l'époque moderne en Angleterre qu'un système punitif non officiel. Certes,

25. Voir, par exemple, P.R.O., Star Chamber Proceedings 8/249/19.


26. Voir, par exemple, l'ample information fournie dans P.R.O., Star Chamber Proceedings 8/98/20
(un cas où il est question de rimes obscènes); pour un exemple de combinaison des démonstrations de
la rough music et des querelles de factions dans la ville de Nottingham, au début du xvn e siècle, voir Sisson,
Lost Plays of Shakespeare's Age, op. cit., p. 196-203.
27. T. Lupton, Siuqila. Too good, to be Irue, Londres, 1587, p. 49. Cf. Margaret Cavendish, the Lady
Marchioness of Newcastle, Orations of Divers Sorts, Londres, 1662, p. 221.
28. M. Sputford, Contrasting Communities: English Vilïagers in the sixteenth andseventeenth centuries,
Cambridge, 1974, p. 249 sq.; K.E. Wrightson, « T h e Puritan Reformation of Manners, with spécial réfé-
rencé to the counties of Lancashire and Essex, 1640-1660», thèse de doctorat, Université de Cambridge,
1974, p. 172-179.
29. E.K. Chambers, The Elizabethan Stage, 4 vol., Oxford, 1923,1, p. 252.
30. Voir, par exemple, J. Downame, Foure Treatises tending to diswade ail Christians from Swearing,
Londres, 1609, p. 181.
31. Cunnington (éd.), Records of the County of Wilts, op. cit., p. 66.
32. En 1620, par exemple, une femme de Bremhill (Wiltshire) s'écria en entendant une chansonnette
satirique « Fi! à cela! Qu'est-ce que cette bestialité! Brûler cela, ou il en sortira grande colère! », P.R.O.,
Star Chamber Proceedings 8/164/18. Voir l'attitude des voisins des victimes du skimmington deCalne:
Cunnington (éd.), Records of the County of fVilts, op. cit., p. 65.
33. Ils n'étaient pas explicitement interdits, comme en France, par les autorités séculières et ecclé-
siastiques; toutefois, les chevauchées (ridings), les démonstrations de rough music et autres du même ordre
pouvaient généralement donner lieu à poursuites en tant que désordres, tandis que les chansonnettes sati-
riques et l'exhibition de symboles ignominieux, telles les cornes de cocu, pouvaient être traitées en tant que
diffamation criminelle.
258 M. Ingram

plusieurs participants proclamaient explicitement que leurs démonstrations visaient à sanc-


tionner la conduite de tels ou tels individus, et l'on sait que ceci pouvait être un aspect
important des fonctions sociales de cette coutume 34 . Mais, que le charivari ait eu ou non
une finalité corrective, les participants sommés de s'expliquer sur leurs actes les ont presque
toujours présentés comme « j e u x » , «sports», visant avant tout à « l a réjouissance» —
termes qui dans le contexte de l'époque n'impliquaient pas nécessairement un inoffensif
divertissement, mais étaient compatibles avec la brutalité mentale et physique qui accom-
pagnait parfois ces manifestations. L'idée selon laquelle le charivari était une sorte de jeu
exubérant est assez féconde : elle permet d'expliquer des manifestations telles que les combats
entre villages et certaines formes de charivari politique, qui de toute évidence ne jouaient
pas le rôle de sanction au sens strict du terme ; elle reconnaît, également, que cette coutume,
étant une forme de divertissement, n'était pas une simple réaction punitive, valable en toutes
circonstances, mais possédait une vitalité propre ; elle attire l'attention sur le fait que l'am-
biance de ces pratiques était souvent plus malicieuse que morale ; et, enfin, elle souligne que
le rire était le mobile essentiel de ce groupe de coutumes, ce qui n'est pas vrai de nombreuses
autres sanctions. En fait, la plupart des situations qui donnaient lieu au charivari étaient
des situations très courantes dans le théâtre comique et dans les ballades populaires.
Ceci ne signifie pas que le charivari n'ait eu qu'une signification sociale futile. Le rire
naît souvent d'un sentiment de paradoxe et de situations impliquant des anomalies ou des
conflits d'idées ; et comme nous l'a récemment rappelé Keith Thomas, il peut, par là-même,
refléter (et dans une certaine mesure diminuer) les tensions engendrées par les ambiguïtés
structurales du système social idéal ou réel 35 . De plus, le symbolisme assez élaboré des
charivaris indique une logique sous-jacente très complexe, hypothèse qui, si elle est exacte,
démontre la vitalité et la subtilité de la pensée populaire. Certes, nous sommes obligés de
nous en tenir à des spéculations lorsque nous essayons d'interpréter le charivari ; mais il
n'en demeure pas moins possible de proposer un schéma d'idées susceptibles de mettre en
lumière les liens conceptuels entre les diverses situations donnant lieu au charivari, dans
l'Angleterre du début de l'époque moderne, ainsi que la cohérence du symbolisme utilisé,
encore que le cadre étroit de cet exposé ne nous permette guère que de tracer un contour très
dépouillé des choses.
En bref, on soutiendra que le charivari anglais représentait un aspect des efforts popu-
laires pour édifier une notion du monde ordonnée, bien que flexible, afin de donner un sens
à l'expérience complexe, confuse et menaçante. Le langage du charivari consistait à mani-
puler les symboles de l'inversion hiérarchique, ce qui pouvait exprimer de façon ambiguë,
soit la réalité et l'importance des relations hiérarchiques, soit le principe niveleur, et même
anarchique, selon lequel toutes les distinctions sociales sont en définitive artificielles 36 .
Paradoxalement, donc, le charivari pouvait affirmer à la fois un idéal hiérarchique, face à
l'anarchie inquiétante, et un idéal égalitaire, face à la domination oppressive. Ces deux
principes s'influençaient réciproquement pour créer, en fin de compte, une image plus
subtile qu'ils n'auraient pu le faire l'un ou l'autre séparément; mais la confusion était
évitée, car le message hiérarchique l'emportait.
Les idées fondamentales sous-jacentes à la coutume du charivari étaient celles des
doctrines classiques impartissant à l'homme un rôle actif et dirigeant, et à la femme — par
nature faible de raison et capable de conduite désordonnée — l'obligation de s'en tenir aux

34. Par exemple, P.R.O., Star Chamber Proceedings 8/249/19. Cf. « T h e Last Instructions to a pain-
ter » d'Andrew Marvel, lignes 287-289.
35. Thomas, « The Place of Laughter », op. cit., p. 77.
36. Pour cette ambiguïté cruciale, voir, I. Donaldson, The World Upside-Down: Comedy from Jonson
to Fielding, Oxford, 1970, p. 1-10.
Le charivari dans VAngleterre du XVIe et du XVIIe siècle 259

vertus négatives de chasteté, d'obéissance et de silence 37 . En termes abstraits, les rôles idéaux
de l'homme et de la femme, notamment dans l'état du mariage, s'alignaient sur le rapport
domination/sujétion, et sur l'opposition activité/passivité ; en termes spatiaux, c'était l'oppo-
sition des notions de haut et de bas. Les charivaris plus spécialement axés sur les rapports
entre les sexes, s'en prenaient essentiellement aux formes de comportements qui aux termes
de ce système de classification étaient regardées comme anormales et impliquaient que la
frontière entre les notions d'homme et de femme avait été d'une certaine manière franchie.
Les différences de degré dans l'anomalie perçue se réfléchissaient dans la diversité des
réponses à ces comportements, dans la portée et la nature des symboles employés et que nous
avons déjà indiqués. La femme qui battait son mari mettait le monde idéal complètement
à l'envers : elle assumait le rôle autoritaire conventionnellement imparti aux hommes et
était, partant, considérée comme une monstrueuse inversion de l'ordre naturel, tandis que
son mari, mâle mais sujet, était l'anormal skimmington3i. On présumait couramment que
le mari dominé était aussi inévitablement cocu 39 ; et, d'ailleurs, le cocufiage seul était par
lui-même un élément de perturbation. Une épouse qui recherchait activement la satisfaction
sexuelle hors du mariage pouvait être regardée comme s'arrogeant une part du rôle masculin,
tandis que son mari apparaissait sous un jour passif non masculin ; une inversion était ainsi
créée dans le monde moral, et l'homme et la femme devenaient respectivement cocu et
putain. Mais les choses n'étaient pas reçues nécessairement comme le monde à l'envers:
une femme pouvait changer de «cavalier» sans assumer obligatoirement l'autorité 40 . En
fin de compte, une femme célibataire ou une veuve qui ne restait pas chaste ne mettait
qu'indirectement l'autorité masculine en question : elle était en contravention avec l'ordre
établi du fait qu'elle prenait un rôle sexuel actif (les rapports avec une putain étaient souvent
décrits dans les refrains sarcastiques comme une féroce bataille) 41, mais aucun mari n'était
lésé, ni dépouillé de son autorité 42 .
Le système d'idéaux qui conditionnait cette manière de percevoir la conduite était dans
une certaine mesure en conflit avec les réalités de la vie quotidienne. Les moralistes, les
commentateurs juridiques et autres observateurs qui se penchèrent sur le statut des femmes
ont affirmé pour la plupart que, bien que la femme ait été placée dans une large mesure par
la loi et les théories sociales dans une situation abjecte, sa situation réelle justifiait le dicton
selon lequel l'Angleterre était un paradis pour les femmes 43. Malgré l'exagération de cette
affirmation, il est certainement vrai que dans les relations quotidiennes de la vie domestique
les femmes étaient loin d'être dans une sujétion totale à l'égard des hommes. Nous ne
pouvons débattre cette question ici, mais il est clair que les femmes actives, fortes et capables,
et dont le comportement ne répondait pas tellement, à vrai dire, au stéréotype de la vertu

37. Toute une information sur ces idées est rassemblée dans le livre de J. Dusinberre, Shakespeare
and the Nature of Women, Londres, 1975,passim. Cf. Davis, Society and Culture, op. cit.,p. 124-126; Donald-
son, The World Upside-Down, op. cit., p. 10-13, 40; K.V. Thomas, « Women and the Civil War Sects »,
Past and Present, 13, 1958, p. 42-43.
38. Les utilisations les plus anciennes que l'on connaisse de ce mot se réfèrent aux sujets masculins.
Voir The Oxford English Dictionary, s.v. Skimmington.
39. Cf. Butler, Hudibras, op. cit., p. 146.
40. J. Howell, Epistolae Ho-Elianae, J. Jacobs (éd.), Londres, 1892, p. 569.
41. Voir, par exemple, P.R.O., Star Chamber Proceedings 8/67/11.
42. A l'occasion, la rough music, et plus souvent les chansonnettes satiriques, étaient appliquées pour
tourner en dérision l'immoralité sexuelle masculine. Le fait est qu'il existait deux points de vue différents
pour juger de l'inconduite sexuelle, l'un basé sur une double échelle de valeurs, l'autre sur la doctrine
chrétienne selon laquelle l'inconduite sexuelle était un péché aussi grave pour un sexe que pour l'autre.
Il est clair que le charivari tenait surtout compte du premier schéma; mais il était inévitable, en pratique,
que la tradition fasse de temps en temps usage de l'autre système idéologique pour fustiger une conduite
jugée comme aberrante.
43. Voir, par exemple, England as seen by Foreigners in the days of Elizabeth and James I, W.B. Rye, ed.,
Londres, 1865, p. 72-73; Sir T. Smith, The Commonwealth of England, Londres, 1609, p. 120.
260 M. Ingram

féminine, étaient appréciées. Il existait, après tout, un proverbe familier assurant qu'il était
« préférable d'épouser une mégère qu'un mouton » 44 . Il était même admis que dans certains
cas la femme devait être le partenaire dominant dans un ménage. Ainsi, dans un procès
matrimonial de 1599, l'on disait d'un certain Thomas Becon qu'il était « un homme de très
faible et médiocre capacité, et qu'il lui faudrait (pour épouse) une femme qui puisse à la fois
se gouverner elle-même, le gouverner et gouverner les siens » 45 . Nous devons noter, par
ailleurs, qu'au regard des normes admises dans de nombreuses sociétés, la femme anglaise
du début de l'époque moderne jouissait d'une assez large liberté de mouvement, ce qui
limitait les pouvoirs de contrôle du mari 46. En fait, l'idée généralement admise était que
grâce à cette liberté une épouse avait toujours la possibilité d'offrir des cornes à son mari et
qu'en menaçant d'user de cette arme secrète, elle disposait d'un moyen d'influencer la
conduite de son mari 47 . En définitive, il semble bien que la réalité de la domination mascu-
line au sein du ménage ait été souvent très problématique ; mais en stigmatisant comme
ridicules des situations symbolisant le succès de la révolte féminine dans la guerre des sexes,
les charivaris affirmaient la validité de l'idéal hiérarchique.
Cela dit, le message n'était peut-être pas dépourvu d'ambiguïté. Mais, avant que ce
point puisse être précisé, il importe de revenir sur les manifestations d'ordre politique dans
lesquelles l'élément équivoque était plus fort. Il existait, prima facie, un lien entre les chari-
varis suscités par des raisons d'ordre sexuel et les charivaris motivés par des raisons d'ordre
politique. Les théories officielles du devoir prêchaient l'existence d'une correspondance
validante entre l'obéissance due par le sujet au dirigeant et la sujétion de la femme à son
mari 4S. S'il en était ainsi, les symboles de la dérision et de l'hostilité utilisés pour ridiculiser
la discorde conjugale pouvaient donc s'appliquer aux abus commis par les magistrats et
autres représentants de l'autorité, particulièrement fréquents dans les querelles de clôturage.
Ces abus étaient perçus comme une subversion par rapport aux droits et coutumes tradi-
tionnels — le monde moral à l'envers, en somme. Dans ces circonstances, le sarcasme était
un moyen de mettre en évidence un paradoxe honteux : les dirigeants tenus moralement de
sauvegarder l'ordre, créaient, au contraire, le désordre ou s'en faisaient complices, tandis
que les gens du commun se voyaient obligés par la force des choses de se charger eux-
mêmes d'assumer la tâche de redresser les torts. Dans la mesure où cette inversion de la
norme n'était justifiée que par des actes ou omissions notoirement injustes de la part des
dirigeants, elle attestait de la validité et de l'importance de la hiérarchie considérée comme
normale ; mais le fait, pour des sujets, de s'arroger le pouvoir de rectification pouvait être
et était équivoque, car à la remise des choses dans leur ordre normal s'ajoutait une sorte
d'égalitarisme politique. Cet élément était en fait souvent présent, quoique de façon latente
dans les charivaris visant plus particulièrement les relations homme/femme : les parodies de
l'organisation militaire ou autres symboles du pouvoir politique, qui s'inséraient éventuel-
lement dans les démonstrations visant à rappeler le principe hiérarchique de l'autorité
masculine sur les femmes, affirmaient paradoxalement qu'en un sens Jacques valait son
maître. Ce message prenait à l'occasion le pas sur le reste dans les charivaris politiques pour
exprimer non seulement le droit de critiquer les abus spécifiques, mais aussi un certain
mépris anarchique de l'autorité en tant que telle. En effet, si les relations conjugales étaient
souvent mal accordées avec la théorie hiérarchique, la domination quotidienne des hommes

44. Howell, Epistolae Ho-Elianae, op. cit., p. 221.


45. Salisbury D.R.O., Records of the Bishop of Salisbury, Deposition Book 16, f. 204 v°.
46. M.J. Ingram, « Ecclesiastical Justice in Wiltshire, 1600-1640, with special reference to cases
concerning Sex and Marriage », thèse de doctorat, Université d'Oxford, 1976, p. 165-166, 168-174.
47. Voir, par exemple, les idées exprimées dans « Cuckold's Haven », The Roxburghe Ballads,
présentées par W.M. Chappell et J.W. Ebsworth, 8 vol., Londres et Hertford, 1871-1895, 1, p. 149.
48. La formulation classique de cette correspondance se trouve dans la pièce de Shakespeare, La
Mégère apprivoisée, acte V, sc. II.
Le charivari dans VAngleterre du XVIe et du XVIIe siècle 261

investis de l'autorité administrative ou judiciaire, des prêtres, de leurs subordonnés, n'était


que trop évidente, et il était nécessaire de leur rappeler qu'ils n'étaient après tout que des
hommes comme les autres.
Bien que le message égalitaire ait été plus net dans les charivaris politiques que dans les
charivaris « domestiques », l'on peut soutenir qu'il se répercutait dans une certaine mesure
sur les notions relatives aux rapports homme/femme. Comme l'a noté Natalie Davis 49, les
charivaris motivés par ce thème semblent, du moins dans certains cas, avoir comporté un
élément de réjouissance au spectacle de l'insurrection féminine. Il est significatif qu'au moins
un contemporain ait exprimé l'idée que ces démonstrations étaient de nature, dans certaines
circonstances, à encourager la femme dépravée 60 — ne serait-ce, en surface, que parcequ'elles
fournissaient le prétexte à s'amuser. Mais, à un niveau plus profond, cet esprit plus anar-
chique nuançait le message hiérarchique et exprimait une certaine acceptation de l'idée que
les femmes avaient un rôle plus positif à jouer que ne l'autorisaient les idéaux conventionnels.
Et, de fait, la conclusion à laquelle tendaient parfois les ballades populaires mettant en
scène des putains, des cocus, des mégères ou des skimmingtons, de même que bon nombre
de pièces de théâtre et de traités de morale de la fin du xvi e et du début du xvn e siècle, était
qu'il ne pouvait en pratique exister de relations matrimoniales harmonieuses fondées sur
la domination immodérée de l'une ou l'autre partie et que l'harmonie n'était possible que
dans la mutuelle assistance fondée sur une reconnaissance de la contribution positive aussi
bien du mari que de la femme. La conception des rapports demeurait foncièrement patriar-
cale et les femmes rebelles étaient regardées comme des monstres ; mais l'idée de la toute-
puissance maritale était très nuancée 51. En revanche, le fait que le charivari ait été associé
aux idéaux hiérarchiques empêchait les manifestations politiques du charivari de servir
de véhicules à des conceptions franchement radicales. La force émotionnelle du charivari
dans la mesure où il permettait l'expression d'une certaine dose d'égalitarisme dépendait
en fait de l'acceptation d'un ordre social essentiellement hiérarchique.
En effet, l'opposition domination/sujétion —• fondamentale dans le charivari — servait
de paradigme à l'ordonnancement d'autres aspects de l'expérience que ceux du ressort
domestique ou politique. Il est hors de doute qu'une des préoccupations majeures des
hommes est de se différencier par groupes, de définir une communauté distincte des autres,
dans des termes qui souvent affirment l'infériorité morale ou physique de ces derniers 52. Tel
est sans doute le sens profond des charivaris entre villages. L'étude systématique en cours
de ce problème laisse penser que les relations entre les communautés voisines étaient à cette
époque extrêmement complexes et que bien des rapports sociaux liant les individus entre
eux — liens de parenté, affinités, dettes et créances, appartenance au manoir, etc. — enjam-
baient souvent les frontières susceptibles d'être marquées sur le sol. Néanmoins, il semble
bien que l'appartenance à une unité géographique définie —• la paroisse souvent, mais non
exclusivement — ait été une notion très importante. Les charivaris présentaient ce sentiment
dans l'optique, encore une fois, de la relation domination/sujétion, et les manifestations
prenaient précisément la forme de batailles pour rire dans lesquelles un camp s'efforçait
symboliquement de dominer l'autre, et il est significatif qu'il ait nécessairement fallu fran-
chir la frontière — physique — séparant les deux entités opposées. Les charivaris inter-

49. Davis, Society and Culture, op. cit., p. 140.


50. Lupton, Siuqila, op. cit., p. 49-50.
51. Voir, par exemple, les ballades « T h e Lamentation of a New-Married M a n » , et ses variantes;
« A Merry Dialogue betwixt a Married Man and his Wife »; « Keep a good Tongue in your Head », et
« H o l d your Hands, Honest m e n » ; « T h e Woman to the Plow, and the Man to the Hen-Roost », dans
The Roxburghe Ballads, présentées par Chappell et Ebsworth, op. cit., II, p. 34-37, 159-163; III, p. 237-
248; VII, p. 185-187. Cf. Dusinberre, Shakespeare and the Nature of Women, op. cit., p. 98-110; Donaldson,
The World Upside-Down, op. cit., p. 11.
52. E. Leach, Culture and Communication, Cambridge, 1976, p. 63-64,
262 M. Ingram

villages donnaient donc un sens à l'expérience quotidienne complexe en invoquant un


système hiérarchique idéal symboliquement lié aux concepts utilisés dans l'organisation
des rapports homme/femme et des rapports politiques. Mais, là encore, s'exprimait une
ambiguïté. Le fait que les deux communautés s'efforcent concurremment d'affirmer leur
domination et l'existence de «matches retour» (comme dans l'exemple du Wiltshire cité
plus haut) traduisaient l'acceptation, à un certain niveau, de l'idée que le schéma hiérar-
chique était en fait artificiel, un message confirmé dans certains endroits par une beuverie
générale exprimant l'égalité et l'harmonie 53.
Les batailles pour rire et certains charivaris suscités par des problèmes moraux ou quasi
moraux s'inséraient dans le conteste des fêtes annuelles, et il a d'ailleurs été noté que les
formes régulières de célébration comportaient toujours des motifs que l'on retrouvait
couramment dans les charivaris. La signification de ces liens avec les différents temps du
calendrier est quelque peu obscure; mais nous pouvons proposer quelques suggestions.
Tout d'abord, il convient peut-être d'y voir un rapport avec l'idée courante, à la Renais-
sance, que le temps est le révélateur de la vérité et un agent de transformation 54 . Mais
peut-être y a-t-il quelque éclaircissement à trouver en se référant au schéma domination/
sujétion. Il est caractéristique des sociétés humaines d'inventer des calendriers et des rituels
liés au calendrier pour donner à la fois une structure et une actualité au continuum du temps
empirique, autrement dit de tracer les frontières d'une chronologie sociale 65. Le franchis-
sement des frontières temporelles peut recevoir une expression concrète au moyen d'une
représentation symbolique du franchissement des frontières physiques —• il y a là un lien
évident avec les charivaris inter-villages — et du franchissement des frontières entre les
catégories humaines homme/femme, et dirigeant/dirigé. Vu la conception hiérarchique des
relations sociales, il est aisément compréhensible que les points-clés du calendrier puissent
être envisagés comme analogues aux situations sociales anormales et signalés par les inver-
sions symboliques, tels les travestissements et l'adoption par le menu peuple des horipeaux
de l'autorité. Le cycle annuel complet peut, par ailleurs, être envisagé comme une bataille
éternellement recommencée entre l'été et l'hiver; et les tournants principaux, le mois de
mai 5 6 et la saison de Noël —• le sommet de l'été et le creux de l'hiver — sont précisément
ceux durant lesquels les manifestations d'inversion symbolique paraissent avoir été l'aspect
dominant de l'événement. En bref, les conceptions hiérarchiques étaient imposées au temps
lui-même 57. Mais, là encore, le principe d'inversion comportait un message contraire. Les
saisons reviennent, mais l'expérience des individus est de vieillir et de mourir. En consé-
quence, le personnage du temps, une figure familière à la Renaissance, était souvent assimilé
à celui de la Mort, en tant que Grand Niveleur 58 . Ce paradoxe des divisions sociales, à la
fois considérées comme suprêmement importantes et condamnées à la confusion finale dans
la poussière de la mort, constituait l'ultime paradigme pour une conception ambiguë du
rang et du degré.

53. Voir, par exemple, Records of the County of Wilts présentés par Cunnington, op. cit., p. 221;
Barber, Shakespeare's Festive Comedy, op. cit., p. 41.
54. S. Iwasaki, The Sword and the Word'. Shakespeare's Tragic Sense of Time, Tokyo, 1973, p. 21 sq.
(pour l'association entre le personnage du Temps et celui de la Fortune, en tant que symboles de transfor-
mation et de mutabilité); p. 177 sq. (pour le personnage du Temps en tant que père de la Vérité). Le Temps
a été représenté aussi, parfois, comme celui qui châtie la Folie: ibid., p. 219-220.
55. Leach, Culture and Communication, op. cit., p. 34-35.
56. Il a été établi précédemment que le Temps de Mai s'étendait souvent jusqu'en juin et même juillet.
57. Leach a proposé une explication plus complexe que celle offerte ici pour l'association des rituels
d'inversion et des principaux moments du calendrier, une analyse qui se fonde sur l'idée que certaines
sociétés conçoivent le mouvement du temps non comme unidirectionnel, mais comme un mouvement
allant et venant, ce qui implique que le temps peut faire marche arrière. E. Leach, Rethinking Anthropology,
Londres, 1971 (éd. cor.), p. 124-136.
58. Iwasaki, The Sword and the Word, op. cit., p. 32-33.
Le charivari dans l'Angleterre du XVIe et du XVIIe siècle 263

La force et la vitalité du charivari dans l'Angleterre du début de l'époque moderne


tenaient au fait que le charivari réunissait toute une série d'expériences, de nature différente,
en un système conceptuel unique, les rapports étant établis grâce au principe de correspon-
dance, si important dans la philosophie du xvi e et du xvn e siècle 89 . Les motifs symboliques
du charivari faisaient partie intégrante du modèle total — ils exprimaient en termes concrets
le système d'idées sous-jacent et fournissaient de nouvelles couches de correspondances qui
renforçaient le système. L'existence même de manifestations telles que les chevauchées ou la
rough music, qui constituaient en fait des représentations hautement stylisées de l'anarchie,
soulignait le contraste entre l'ordre et le désordre, tandis que la parodie des institutions de
l'autorité politique et le motif du cheval, symbole du pouvoir, indiquait que l'ordre devait
se concevoir en termes de domination et de sujétion. Le symbolisme de la cacophonie évo-
quait le contraste harmonie/discordance — entre le mari et la femme, le dirigeant et le dirigé,
et même, en termes cosmiques, entre le brouhaha du désordre terrestre et la musique des
sphères célestes — et représentait aussi, probablement, une dichotomie ciel/terre, qui à son
tour renvoyait aux catégories mâle/femelle, et servait en fin de compte de base à la méta-
phore spatiale s'exprimant en termes de haut et de bas 60 . Les motifs du travestissement
servaient à symboliser à la fois la division mâle/femelle et l'inversion que constituaient le
cocu et sa femme, ainsi que la harpie et son chiffon de mari (skimmington). Le symbolisme
animalier — le porteur de cornes ou le cocu représenté sous les traits d'un animal, ainsi que
le monstrueux régiment de femelles, telle la prostituée assimilée à la chienne ou à la lapine 61
— était abondant et évoquait l'important contraste homme/bête pour catégoriser une
conduite aberrante. Et, encore une fois, l'usage ou l'évocation des excréments, de la boue,
des maladies répugnantes, mettait en lumière le contraste entre la pureté et la saleté — une
distinction encore courante de nos jours comme moyen de catégoriser le comportement
sexuel, mais qui évidemment avait une application plus large au xvi e et au xvn e siècle 62. En
définitive, le charivari mettait en évidence le contraste entre le caché et le manifeste. Destruc-
teur pour la vie privée, il affirmait la validité d'un système de valeurs collectives, primant sur
les fantaisies individuelles.
Ce dernier point explique pourquoi les forces du charivari se déchaînaient contre ceux
qui essayaient de faire obstacle aux festivités populaires, dont les charivaris n'étaient qu'une
variété. Les rites annuels n'étaient pas de simples divertissements, mais une sorte de philo-
sophie concrète contribuant à la création d'une notion ordonnée du monde. L'abolition
de ces jeux par les puritains fut donc, métaphoriquement parlant, une catastrophe cosmique :
le monde à l'envers 63.
Nous ne pouvons dans les limites qui nous sont imposées examiner l'importance des
différences entre les phénomènes que nous venons de passer en revue et les charivaris qui se
passaient en France et dans d'autres parties de l'Europe à la même époque. L'apparente

59. W.H. Greenleaf, Order, Empiricism and Politics: Two Traditions of Political Thought 1500-1700,
Londres, 1964, p. 5-8, 14-26.
60. C. Lévi-Strauss, Mythologiques. 1.1, Le cru et le cuit, Paris, 1964, p. 295.
61. Semblable symbolisme était souvent introduit dans les rimes satiriques. Voir, par exemple, Wiltshire
C.R.O., QS G R Easter 1629/101. Dans le récit du skimmington-ride de Calne, en 1618, l'idée est assez nette
que le skimmington est au delà de ce qu'une société humaine peut accepter. Records of the County of Wilts,
présentés par Cunnington, op. cit., p. 65.
62. Le symbole du grain, qui accompagne parfois dans la mise en scène du charivari, la boue ou les
excréments, dénote clairement l'idée de pureté. Mais il avait également d'autres connotations: 1) brasser
le grain, pouvait évoquer l'idée de transformation, avec l'idée de passer la frontière qui sépare u n état d'un
autre; 2) le terme scold in grain (mégère en grain) (l'expression est dérivée de la teinturerie) signifiait «mégère
endurcie ».
63. Voir la ballade « The World is turned upside down » (« Le monde est à l'envers »), dans Cavalier
and Puritan-. Ballads and Broadsides illustrating the Period of the Great Rebellion 1640-1660, prés, par
H.E. Rollins, New York, 1923, p. 160-162.
264 M. Ingram

absence en Angleterre de charivaris provoqués par les remariages pose en fait de complexes
et intéressants problèmes, mais ceux-ci devront être discutés ailleurs. Néanmoins, quelques
remarques peuvent être apportées sur l'histoire ultérieure du charivari en Angleterre, un
sujet si pertinemment exposé par Edward P. Thompson. Le grand changement survenu dès
le xix e siècle a consisté non pas à se désintéresser du sujet traditionnel des relations maritales,
mais à consacrer plus d'attention au cas de la femme battue par son mari, et moins qu'autre-
fois à celui du mari battu par sa femme. Par ailleurs, la situation du cocu en tant que tel
n'intéressait plus autant M . Il s'agissait là de changements de première importance. Les
notions de cocu et de mégère étaient intrinsèquement drôles pour les gens du xvi e et du
xvn e siècle, en raison de l'élément de paradoxe qu'elles comportaient. Par contre, la bruta-
lité du mari envers sa femme n'impliquait certainement aucun sentiment de paradoxe ni
d'anomalie comique. Avec le déclin de l'élément comique inhérent au charivari, la nature
de l'institution a subi une altération et sa vitalité s'en est peut-être ressentie. Mais pourquoi
les motifs domestiques traditionnellement comiques ont-ils perdu leur attrait dans les villes
et les villages du xix e siècle — une évolution qui s'est accompagnée du déclin parallèle évi-
dent des thèmes en rapport avec la mégère et le cocu dans la littérature anglaise après 1750?
Pour une explication même partielle de ce phénomène nous devons nous reporter aux
courants philosophiques de l'époque. L'intérêt que l'on portait à la femme rebelle était au
xvi e et au xvn e siècle largement conditionné par l'idée de la domination du mari dans la
famille, liée par analogie, en vertu du principe de correspondance, à la notion que l'on se
faisait des autres relations, et cet intérêt était particulièrement important comme symbole
justificatif de l'autorité politique. La fin du xvn e siècle et le xvm e siècle ont vu le déclin de la
théorie des correspondances et des doctrines patriarcales auxquelles elles servaient de fon-
dement 65 ; et, logiquement, comme les relations familiales cessaient d'être symboliquement
importantes en tant que composantes d'un système d'idées beaucoup plus large, l'intérêt
suscité par la femme dont la conduite ne répondait pas aux normes déclina. Un changement
du même ordre se produisit, semble-t-il, dans la pensée populaire. L'importance de ce
changement réside dans le fait qu'il a sapé non seulement l'intérêt que l'on portait aux cocus
et aux épouses dominatrices, mais également la cohérence générale du tissu complexe
d'analogies sur lequel reposait le charivari. Il n'y eut plus de lien nécessaire entre les formes
du charivari et ses fonctions : dépouillés d'une grande partie de leur force symbolique, les
différents motifs se fossilisèrent en simples expressions de désapprobation employées dans
des situations entre lesquelles il n'existait plus de connection logique. Les faits rapportés
par Thompson donnent à penser qu'à court terme les charivaris ont gardé une certaine
vigueur ; mais peut-être avons-nous tout de même raison de conclure qu'à long terme
l'incohérence dont nous venons de parler a probablement contribué au déclin de ces mani-
festations impressionnantes de la culture populaire.

Remerciements

J'aimerais remercier ici Mme Dorothy Owen, ainsi que MM. John Post, James Sharpe,
John Walter et Keith Wrightson pour les références qu'ils m'ont aimablement commu-
niquées sur les charivaris. Je suis également reconnaissant à M. Keith Thomas et aux mem-
bres des divers séminaires auxquels cet exposé a été présenté dans ses versions antérieures,
pour les critiques qu'ils m'ont apportées.

64. Thompson, «'Rough music'», art. cit., p. 296.


65. <3rsen|eaf, Order, Empiricism W<1 Politics, op. cit., chap. 8, passim.
Jeunes, dérision et violence en milieu urbain
Milan au début du XIX e siècle

GIUSEPPE GATTO

Je dois préciser d'abord les limites de ma communication. En ce qui concerne le charivari


en Italie dans ses aspects les plus normaux (bruit dérisoire effectué par des jeunes à l'occa-
sion surtout —• mais pas exclusivement — de noces de veufs), je renvoie aux œuvres classiques
sur ce s u j e t O n pourra y voir comment, sous différentes dénominations 2 , il est présent
dans les régions de la péninsule, jusqu'à nos jours ; on pourra y voir les traces qu'il a laissées
dans la législation des villes médiévales et modernes aussi bien que dans les dispositions
synodales 3 .
Je m'occuperai ici surtout de l'aspect «classe d'âge », et de réalités qui peuvent être
considérées comme étant en marge du domaine du charivari. Avant tout, je ne m'occupe pas
de la campagne ni de petites villes, mais d'une grande ville telle que Milan. Choisir Milan
au début du xix e signifie se poser le problème de l'existence et en même temps de la nature
et de la fonction d'éventuelles organisations de classes d'âge à l'aube de la révolution indus-
trielle, dans un milieu urbain, et notamment dans la ville la plus avancée du point de vue
économique et social dans l'Italie de la Restauration. C'est-à-dire que l'on peut essayer
de discerner la présence de la « jeunesse » avec sa violence/dérision exercée dans un contexte
où sont en train de se déclencher d'autres conflits, sociaux et politiques ; et que l'on va aussi
s'efforcer de détecter les permanences, le filigrane de structures « folkloriques » latentes au
cœur même d'une réalité urbaine qui bouge.
Jusqu'à la fin du xvm e siècle, Milan avait eu ses compagnies de jeunesse bien connues :
la plus importante était la Badia dei Facchiri4, l'Abbaye des porteurs, compagnie de la
jeunesse dorée milanaise, qui se produisait dans les défilés carnavalesques et dans des parades
à l'occasion d'événements particuliers : l'un de ces exploits, en 1771, a eu le privilège d'être
relaté par Giuseppe Parini 5 .

1. A . Del Vecchio, Le seconde nozze del coniuge superstite, Florence, 1885, p. 290-301; G . C . Fola
Falletti-Villafalletto, Associazioni giovanili e feste antiche. Loro origini, Milan, 1939, vol. I, p. 3 sq., vol. IV,
p. 449 sq.; id.,La Juventus attraverso i secoli, Milan, 1953, p. 151 sq.; G . Cocchiara, « Processo alle matti-
nate », Lares, 1949, p. 31-41 et 150-158.
2. Surtout mattinata et scampanata. Les termes indiquant le charivari dans G. Rezasco, « Scampa-
n a t a » , Giornale ligustico di archeologia, storia e letteratura, 1884, p . 321-335; Del Vecchio, Le seconde
nozze..., op. cit., p. 290, n. 2; U . Mazzini, « N o t e di folklore lunigianese. L a ' S c a m p a n a t a ' », Giornale
storico dellaLunigiana, IX, 1918, p. 189-199.
3. Cf. aussi C. Corrain et P.L. Zampini, Documenti etnografici e folkloristici nei sinodi diocesani
italiani, Bologne, 1970.
4. Pola Falletti-Villafalletto, Associazioni giovanili..., op. cit., vol. I, p. 453 sq.; G . Giulini, Arcobaleno
di vita gioconda, Milan, 1934, p . 68 sq.
5. G . Parini, Descrizione delle feste celebrate in Milano per le Nozze delle LL. SS. Altezze Reali l'Arci-
duca Ferdinando d'Austria e l'Arciduchessa Maria Beatrice d'Esté, Milan, 1825.

Le charivari, École des Hautes Études/Mouton, pp. 267-272.


268 G. Gatto

Après lui, il est presque inutile de chercher dans les textes qui s'occupent du folklore
de la Lombardie au xiv e : Milan est presque ignorée. Inutile aussi de chercher dans la grande
enquête napoléonienne de 1811 sur les coutumes, superstitions, etc., du Royaume d'Italie 6 .
Dans la mince relation sur Milan, rédigée par l'abbé S. Racagni en 1813 7, il n'y a presque
rien. L'auteur y déclare son scrupule : « Je n'ai négligé aucun des moyens qui m'ont semblé
opportuns pour me procurer quelques renseignements, puisque j'ai interrogé les curés et
autres personnes responsables du pays, j'ai consulté les géographes que j'ai rencontrés;
ni les uns ni les autres ne m'ont permis de découvrir des renseignements susceptibles d'inté-
resser la direction de l'instruction publique». Et après quelques notices génériques sur la
coutume de manger de la viande de porc pendant l'été et sur l'habitude d'emmailloter les
enfants, il conclut : « . . . Les Milanais sont estimés loyaux, honnêtes, et ils ont bon cœur ;
aussi, même lorsqu'ils sont éloignés de leur patrie, ils sont bien vus ». C'est tout. Il faut
chercher ailleurs, dans des textes qui ne parlent pas explicitement ou seulement de folklore,
mais de la vie quotidienne du vieux Milan, et essayer de trouver ce qui nous intéresse dans
la trame des faits divers.
A maintes reprises, dans ce genre de textes, on trouve la mention de trouble causé par
une société dite Compagnia della Teppa 8 . Tous les textes renvoient à une source commune :
le roman historique Cento anni de l'écrivain Giuseppe Rovani ; c'est là notre source princi-
pale, étant donné la disparition des sources primaires 9. Aux chapitres xvm et xix de son
roman, Rovani nous donne des notices sur cette société, surtout d'après des sources orales.
Elle se constitue vers 1816-1817, et trouble la vie des milanais par des violences et des
mauvais tours jusqu'au mois de juin 1820, quand la police autrichienne intervient et saisit
plusieurs jeunes gens (plus de cent) 10 . En ce qui concerne la composition de la Compagnia,
on nous dit très clairement qu'il s'agit d'une société de jeunes, surtout des fils de la bour-
geoisie, et même de l'aristocratie milanaise. En ce qui concerne sa structure, il semble que
dans la Teppa il y eût une hiérarchie embryonnaire fondée sur l'âge (« Le comte Alberico
B... est notre doyen, parce qu'il a trente ans révolus » ; « le comte Alberico B... l'un de vos
doyens ») ; il semble que les membres de la société avaient aussi un signe distinctif : un
chapeau de feutre.
On nous dit que les jeunes de la Teppa se livrent à des violences continuelles, surtout
nocturnes, souvent sans autre raison que celle du goût de la violence. Mais — et c'est très
important — les offenses suscitent souvent le ridicule (« Victimes tragicomiques » ; « ou ils
tournaient en ridicule quelque trait des mœurs publiques ou privées, quelque sotte coutume,
quelque mesure stupide » ; « les injures et les persécutions dont furent victimes tant de per-
sonnes honorables étaient de cette sorte qui éveillait tout à la fois la pitié et le ridicule ») :
on assiste donc à un type de violence qui se veut dérisoire.
Cette fonction de dérision exercée par la jeunesse nous rapproche du monde du charivari.
On peut en chercher une confirmation en analysant les actions mêmes de la Compagnia delta
Teppa. Peut-être est-il utile dans ce but d'en esquisser la typologie.

6. G. Tassoni, Arti e tradizioni popolari. Le inchieste napoleoniche sui costumi e le tradizioni del Regno
Italico, Bellinzona, 1973. On y trouve plusieurs références au charivari en différents départements; je me
limite à signaler pour l'Italie du N o r d : Valteline (p. 136); Mantoue (p. 161); Venise (p. 186); Vérone
(p. 202, 211); Modène (p. 272, 273); Forlì (p. 294, 305).
7. Ibid., p. 89-90.
8. M. Benvenuti, Milano. Usi e costumi vecchi e nuovi, Milan, 1873, p. 182 sq.; P. Madini, La scapi-
gliatura milanese. Milan, 1929, p. 99 sq.; Giulini, Arcobaleno..., op. cit., p. 151 sq.; G.C. Bascapè, Ipalazzi
della vecchia Milano, Milan, 1945, p. 306 sq.
9. Les actes du procès contre les membres de la Compagnia della Teppa ont été détruits — comme
bien d'autres — après 1859.
10. Cf. A. Comandini, L'Italia nei cento anni del secolo XIX giorno per giorno illustrata, vol. I, Milan,
1901, 1059, 1061,
Milan au début du XIXe siècle 269

a) Enlèvement de femmes (et coups de bâton à leurs maris).


(« Les compagnons de la Teppa aimaient à la folie bastonner les maris pour enlever leur
femme » ; Rovani va jusqu'à parler d'« un millier de maris » victimes de ce genre de
bravades) u .
b) Punition des femmes qui font souffrir leurs jeunes amants (« punir ces femmes qui se
servent de leur beauté pour tourmenter et tenir perpétuellement en suspens les jeunes gens
désespérés ; quelques-unes des patriciennes les plus élégantes, après avoir donné un coup
de pied à leur mari, à leur amant italien, s'en vont impudemment faire l'amour avec les
officiels autrichiens ;... punir celles qui, bien qu'âgées, permettent que les jeunes gens se
ruinent pour satisfaire leur propre ambition et leurs propres caprices, puis, lorsqu'ils sont
ruinés, les abandonnent aux éclats de rire et coups de sifflets du beau monde ». En 1820,
douze dames sont même enlevées et livrées à douze nains, eux aussi kidnappés) 12 .
c) Menaces ou actions violentes contre les pères « tirans » et les maris « assassins ».
d) Satires à propos de faits divers publics ou privés; actions de «justice» contre toutes
sortes de faits considérés comme négatifs, mais qui ne sont pas punis par la justice offi-
cielle (« La Compagnia délia Teppa, non contente de commettre tant de méfaits, pouvait
aussi se vanter de menées qui s'accordaient même avec les intentions de l'absolutisme
judiciaire. Ses moyens, comme à l'habitude, n'étaient ni légaux ni légitimes, et aucu-
nement louables ; mais un philosophe sensible aurait pu y penser et y repenser, il n'aurait
pas trouvé de manière plus prompte et plus complète de rendre la justice qu'avec ces
moyens-là »).
e) Actions violentes contre des fonctionnaires qui abusaient de leur pouvoir.
f) Hostilité au gouvernement autrichien : de simples mauvais tours à l'entrée — paraît-il —
de quelques membres de la Teppa dans la société secrète des Federati.
Parvenu à ce point, on peut passer, à la lumière de mon hypothèse, du rapprochement des
activités de la Teppa et des réalités du charivari, à une analyse sommaire de cette typologie.
Nous voyons que les actions des types a) et b) se réfèrent à la sphère du mariage et à celle
de la sexualité. On pourrait y voir l'affirmation d'un droit des jeunes sur les femmes, comme
manifestation immédiate, sans médiation rituelle, de motivations rattachées par ailleurs au
charivari 13 .
Dans les actions du type c) affleure un souci de défense de la femme et de réprobation
des maris violents ou des pères trop autoritaires, qui pourrait être rapproché, compte tenu
de toutes les différences de contextes, de ce qui a été signalé pour l'Angleterre de la révo-
lution industrielle : le charivari contre le mari qui bat sa femme 1 4 ; quoi qu'il en soit il nous
semble discerner une évolution dans la même direction.

11. La notice de Rovani est confirmée par des témoignages inédits, contemporains aux faits; c'est
le cas du chanoine Mantovani, qui en 1820 écrit dans son journal: « In questa nostra città si è formata
una compagnia di gente scostumata e singolare nelle sue violenze, poiché di notte affronta chiunque trova
per le contrade, Io insulta, lo bastona, e se casca in terra o viene gettato da alcuno di loro, lo scompiscia.
Codesto villano insulto si fece a persone rispettabili, e finora la polizia non prese alcuna misura per impedire
superchierie cosi vituperose. Talvolta esigevano qualche moneta per rinfreschi, insultavano donne ed alcune
ne condussero seco a forza ». Cité par N. Bazzetta de Vemenia, Cento anni di vita galante e intima milanese,
Milan, 1921, p. 152. Le même auteur nous donne quelques lignes des mémoires inédits de son aïeul: « Questi
sozi della invero poco orrevole società bravavano la gente per le vie tutti dediti alle galanterie ed a molestare
le femmine e le pulzelle d'ogni condizione come coloro che d'altro non curavansi che di bel vivere e andar
per donne » (p. 152-153).
12. Même pour cet épisode, on a une confirmation contemporaine: « I l Bazzetta ricorda un'orgia di
teppisti e di femmine con gobbi salaci, avvenuta in una villa dei Bolagna » (Bazzetta de Vemenia, Cento
anni..., op. cit., p. 157).
13. N. Zemon Davis, « The Reasons of Misrule: Youth Groups and Charivaris in sixteenth-century
France », Fast and Present, 1971, p. 41-75 (p. 53).
14. E.P. Thompson, « ' R o u g h Music': le charivari anglais», Annales E.S.C., 1972, p. 285-312.
270 G. Gatto

Dans les types e) et f) les faits et gestes de la Compagnia ont un caractère politique
explicite ; on pourrait y voir un équivalent du charivari politique dont on connaît la présence
en France et en Angleterre au xix e 15 . Évidemment le type f) a un caractère tout particulier,
étant donné la situation politique de la Lombardie, soumise à l'Autriche.
Enfin, l'ensemble du type d) nous montre la jeunesse s'arrogeant la fonction de « cour
de justice », en agissant au nom et avec l'approbation de la collectivité. Est-il nécessaire de
rappeler d'une part toutes les fonctions publiques remplies jadis par les organisations de
jeunesse, officiellement reconnues? Et d'autre part le caractère nécessairement communau-
taire du charivari, qui prend un sens seulement par rapport au cadre de référence constitué
par la communauté ?
Au terme de cette analyse sommaire, on peut conclure que le phénomène étudié, tout
en étant ancré dans la réalité de la société milanaise post-napoléonienne 16 , trouve un éclai-
rage nouveau, et de toute façon une explication plus complète, si on le considère par rapport
aux modèles des abbayes de jeunesse d'ancien régime et du charivari. Si la Compagnia della
Teppa ne se trouve classée comme abbaye de jeunesse ni dans les études de Pola Falletti, ni
par exemple dans le catalogue d'A. Dinaux 17 , c'est qu'elle apparaissait trop liée aux faits
divers locaux, à la série des événements — criminels dans ce cas — qui se déroulaient au jour
le jour. Mais je crois qu'on peut considérer comme légitime la lecture « folklorique » de ces
événements.
Il n'est pas question de survivances, bien sûr. Les problèmes se posent à un tout autre
niveau : à la limite de ce qui est couramment considéré comme objet des études de folklore
(Europe pré-industrielle, campagne, etc.) et de situations conflictuelles typiques des sociétés
modernes, industrielles, considérées comme le champ privilégié de la sociologie 18 . Encore
une fois on pourrait s'interroger sur la valeur de la distinction entre les domaines de l'ethno-
logie et de la sociologie 19 .
De plus, après avoir rapproché la Compagnia des sociétés de jeunesse, on doit faire le
chemin inverse pour retrouver sa spécificité historique. Car signaler les permanences n'équi-
vaut pas à chercher une histoire immobile, théoriser l'absence de changement ; on peut, et
l'on doit, souligner les modifications (de structure, de fonction, par rapport à la société).
Pour ce faire, on peut partir d'une constatation : en dehors des actions de type d), et
malgré les types e) et f), les contemporains ont vu dans l'activité de la Compagnia della
Teppa violence et même criminalité 20. Dans l'italien d'aujourd'hui les termes teppa, teppisti
indiquent la violence juvénile gratuite. Nous voyons que la société a perçu la jeunesse comme
corps violent 21 . Non pas un groupe de jeunes, mais la jeunesse : l'imagination a amplifié la
Teppa jusqu'à la faire coïncider avec les jeunes (Rovani : « Presque tous les jeunes de Milan,

15. G. Peignot, Histoire morale, civile, politique et littéraire du Charivari, Paris, 1833, p. 228 sq.;
Y. M. Bercé, Fête et révolte, Paris, 1976, p. 44, 90-91 ; Thompson, art. cit.
16. Déjà Rovani, mais aussi Benvenuti, Milano. Usi e costumi..., op. cit., p. 182, et A. Visconti, Storia
di Milano, Milan, 1937, parlent de la Teppa comme manifestation d'exubérance d'une génération qui n ' a
plus devant soi l'espoir de l'aventure napoléonienne. Il faut ajouter la domination autrichienne et la proli-
fération des sociétés secrètes politiques en Italie pour que le cadre soit complet.
17. A. Dinaux, Lei sociétés badines, bachiques, littéraires et chantantes, Paris, 1867.
18. Je pense aux études sur la criminalité et la subculture juvénile, sur la jeunesse comme phase de la
vie, etc., de K. Keniston, A.K. Cohen, H.A. Bloch.
19. Cf. C. Lévi-Strauss, Place de /'anthropologie dans les sciences sociales et problèmes posés par son
enseignement, in Anthropologie structurale, Paris, 1958; G. Balandier, «Sociologie, ethnologie et ethno-
graphie », in G. Gurvitch, Traité de sociologie, Paris, 1958, t. I, chap. V; J. Poitier, « Le programme de
l'ethnologie», in Ethnologie générale, Paris, 1968, p. 527-547.
20. Même Benvenuti, Milano. Usi e costumi..., op. cit., en parle dans un chapitre intitulé « Abusi e
scostumatezze ».
21. Cf., pour un contexte tout à fait différent, l'étude de G. Duby, « Les'jeunes' dans la société aristo-
cratique dans la France du Nord-Ouest au xu e siècle ». Annales E.S.C., 1964, p. 835-846, et in Hommes et
structures du Moyen Age, Paris-La Haye, 1973, p. 213-225.
Milan au début du XIXe siècle 271

même ceux qui étaient portés à une vie raisonnable et tranquille, trouvent opportun de
s'agréger à la Compagnia della Teppa »).
Cette perception de l'extérieur peut nous aider, comme au moyen d'une loupe, à fixer
certains caractères spécifiques de cette organisation :
— La Compagnia agissait en tant que telle, comme classe d'âge structurée ; mais avec une
structure qui semble embryonnaire (autorité de quelques membres — les decani — fondée
sur le privilège de l'âge).
— A la différence des abbayes de jeunesse d'ancien régime, elle ne jouissait d'aucune
reconnaissance officielle.
— Enfin dans la Compagnia della Teppa il est difficile de trouver des « fonctions média-
trices » 2 2 ; s'il y en avait, elles étaient affaiblies, elles ne s'exerçaient pas dans le sens de
la ritualisation des tensions agressives : la violence était réelle, immédiate 23, et elle se
manifestait en n'importe quel moment, en dehors de toute échéance calendaire, de tout
moment traditionnel.
La Compagnia exerçait pourtant deux fonctions: 1) une fonction d'intégration dans le
groupe des jeunes ; 2) une fonction spécifique de médiation : la Compagnia était, du moins
pour quelques-uns de ses membres, un relais entre le monde des jeunes et celui des adultes ;
elle était un « lieu de passage » entre le « désordre »juvénile et l'action ordonnée, elle cana-
lisait les pulsions agressives de la Jeunesse vers la conspiration politique.

APPENDICE

Soixante ans après, la Teppa a connu une étrange résurrection : un soir, pendant le Carnaval
de 1878, sept jeunes, dont quatre « de très bonne famille », fondent la nuova Teppa, dont les
buts sont indiqués dans son statut :
« Article 2 : les opérations de la Société sont, à titre d'exemples et non de prescriptions :
1) Faire lever en sursaut tous les médecins, les chirurgiens et les sages-femmes d'un
quartier donné, en actionnant les clochettes de leur porte lorsqu'ils sont dans le plus
profond sommeil.
2) Écraser sur la tête des porteurs de hauts-de-forme le plus grand nombre possible de
ces chapeaux odieux.
3) Obliger tous ceux que l'on rencontre s'en retournant pacifiquement chez eux après
minuit, à danser, à quitter leur pantalon, à uriner dans leur propre chapeau, et à faire
d'autres plaisanteries semblables à la discrétion des compagnons.
4) Causer le plus grand nombre de dommages possibles à la Commune, en dévastant
tout ce qui peut être dévasté, et aux commerçants, principalement ceux de la porte de
Gênes, en leur cassant le plus grand nombre de vitres.
5) Tenter de faire cocu le plus grand nombre imaginable de maris, et le leur faire savoir
par des lettres anonymes ou non.

22. J. Rossiaud, « Prostitution, jeunesse et société dans les villes du Sud-Est au x v ' siècle », Annales
E.S.C., 1976, p. 289-325.
23. C'est autre chose que la violence « de retour », souvent présente dans le charivari, exercée par les
victimes qui réagissent: cf. Peignot, Histoire morale... du charivari, op. cit., p. 151-154; Del Vecchio, Le
seconde nozze..., op. cit., p. 301, n. 2 ; V. Alford, « R o u g h Music or Charivari », Folklore, 1959, p . 505-518.
272 G. Gatto

6) Semer la zizanie entre belles-mères et brus, entre cognats, et en général entre parents
d'une même famille.
7) Produire en somme la plus grande quantité de maux qui se puisse imaginer, par tous
les moyens licites et illicites. » 24
En effet, la nouvelle société a presque dès le début un caractère très net de groupe délin-
quant : de la dérision statutaire on passe vite à une violence différente : vol, chantage, etc.
« Mais au fil du temps, la nuova Teppa commence — s'il est permis de s'exprimer ainsi — à
dégénérer... La compagnie se mue en une véritable association de malfaiteurs, de brigands,
de complices et d'escrocs. Elle fut ainsi citée en Appel le 10 février 1884, lorsque lesdits
Hadrova, Vaghi, Albera et Granata furent convaincus d'être les rois de l'escroquerie... ».

24. Neo Cirillo, « La nuova Teppa », in II Ventre di Milano. Fisiologia della capitale morale per cura
di una società di letterati, Milan, 1888, vol. I, p. 191 sq. L'auteur semble se servir de sources orales et même
confidentielles: il s'excuse de ne pas pouvoir être trop précis.
« Rough Music » et charivari
Quelques réflexions complémentaires *

E D W A R D P. T H O M P S O N

Durant les cinq années qui se sont écoulées depuis la publication de mon article sur la rough
music1, quelques exemples de plus me sont tombés sous la main, et, par ailleurs, plusieurs
collègues étrangers, de différents pays, m'ont aimablement communiqué de nouveaux faits
et fourni un certain nombre de données comparatives. J'ai pu, d'autre part, rassembler
certains témoignages oraux auprès de personnes âgées ayant soit assisté, soit participé à des
événements de cet ordre dans leur enfance. Bien que ces faits nouveaux ne me conduisent
en aucune manière à réviser mes conclusions antérieures, il me paraît que quelques réflexions
complémentaires peuvent être proposées.
Vu la solide tradition existant en France en matière de recherches folkloriques, la typo-
logie française a eu tendance à dominer l'étude du charivari, et ce au-delà même des fron-
tières de la France. La présente conférence, qui se tient fort à propos à Paris, sous le titre
« Charivari », en témoigne. Cette typologie, qui met l'accent sur les remariages et sur le rôle
des jeunes célibataires, ne s'applique, toutefois, que dans une certaine mesure à la pratique
anglaise du charivari, notamment après 1700. Et ceci est particulièrement vrai pour la cam-
pagne. Au-delà de cette date, en effet, les différences entre la vie rurale en Angleterre et la vie
rurale en France s'accentuent : la paysannerie anglaise entre dès cette époque dans une phase
de déclin rapide, alors que la paysannerie française reçoit, grâce à la Révolution, un sursis
historique de première importance. Si, comme nous le pensons, le charivari organisé à
l'occasion des remariages se justifie bien, en partie, par des raisons d'ordre successoral, donc
par le désir (des parents ou des voisins) de protéger les intérêts des enfants du premier lit, les
différences qui distinguent le charivari français du charivari anglais s'expliquent très sim-
plement. En Angleterre, le déclin du système de tenures (enregistrées ou coutumières) n'a pas
conduit à l'apparition d'une multitude de petits propriétaires, mais à un système de relations
capitalistes agraires à trois étages 2 .
Le problème se pose donc de savoir si, lorsque nous parlons de charivari, de rough
music, de Katzenmusik, etc., nous parlons réellement d'une même manifestation, ou tout
au moins de variantes au sein d'une même famille de formes? D'un point de vue formel, il
est possible de repérer certains traits communs dans ces rituels pourtant très divers — prin-
cipalement : un bruit assourdissant ; la dérision (avec chansonnettes rimées traditionnelles) ;
l'obscénité (exprimée soit par des chansons, soit par de petites phrases rimées, soit par gestes,
ou encore par une symbolique visuelle), avec allusion fréquente au cocufiage ; un aspect

* Traduit de l'anglais p a r N i n a Godneff.


1. « ' R o u g h Music': le charivari a n g l a i s » , Annales E.S.C., 27, 2, 1972, p. 285-312.
2. J. Goody, « Inheritance, property a n d women », et E.P. T h o m p s o n , « The grid of inheritance », in
Rural Society in Western Europe, 1200-1800, Cambridge, 1976.

Le charivari, École des Hautes Études/Mouton, pp. 273-283.


274 E.P. Thompson

théâtre-de-rue (avec présentation satirique d'épisodes domestiques) ; et, lorsque la mani-


festation répond à une intention hostile, l'expression ritualisée de cette hostilité dans des
formes inhibant la violence physique réelle. A quoi s'ajoute, quand le rituel comporte un
élément d'opprobe, la promenade forcée de la victime, ou d'un substitut de la victime, soit
sur un âne, soit sur un madrier ou dans une charrette, pratique que l'on retrouve dans de
nombreuses sociétés.
Cependant, quand nous examinons les circonstances qui donnent lieu au charivari, à
la rough music, etc., ainsi que les fonctions significatives de ces manifestations, il devient
déjà plus difficile d'affirmer qu'il s'agit dans tous les cas de coutumes identiques. Si l'on
considère l'éventail des formes que peut prendre le charivari, l'on voit que l'on a, à l'une
des extrémités, la célébration collective la plus futile et la plus joyeuse d'un quelconque
mariage — encore que l'accent satirique en soit rarement absent, surtout lorsque les réjouis-
sances sont conduites par la jeunesse locale 3 — et, à l'autre bout, la plus mortelle hostilité
collective, dont la finalité est d'ostraciser la victime, de la couvrir de honte, de la rejeter
hors du groupe. Or, dans un cas comme dans l'autre la forme employée est quasiment la
même. Dans le nord-est de l'Angleterre, au xvm e siècle et au début du xix e , lorsqu'un
« homme de la fosse » (un mineur) se mariait, on l'obligeait à « monter le bâton » (ride the
stang), en d'autres termes, il était porté sur un madrier par ses compagnons jusqu'à une
taverne où on ne lui laissait guère d'autre choix que de désaltérer la compagnie. Il ne s'agis-
sait là que d'une coutume bon enfant, sans aucune intention satirique, hormis l'obligation
de se racheter en offrant à boire 4 . Mais dans les mêmes districts à la même époque, « monter
le bâton » pouvait être un châtiment sévère (et même à l'occasion mutilant) infligé par les
mineurs et par les marins aux «jaunes » durant une grève 5 . Le shivaree canadien lui-même,
une forme assez adoucie, qui semble devoir plus à l'influence française qu'à l'influence
anglaise et qui était fréquemment employé à l'occasion des remariages, pouvait, sans qu'il
soit apporté le moindre changement dans la forme, prendre un aspect plus brutal. Un écri-
vain a décrit le charivari organisé par « quelques jeunes gentlemen de la ville » à l'occasion
du mariage d'un noir fugitif (un barbier) avec une Irlandaise. De toute évidence, l'hostilité
raciste contre le métissage avait donné un caractère sadique au rituel habituel : le jeune
homme fut tiré de son lit et promené à califourchon sur un rail, presque nu par une nuit
d'hiver. Il n'a pas survécu à ce traitement 6 .
Pouvons-nous réellement décrire ces manifestations très différentes par le terme commun
de charivari? Si oui, nous devons être clair sur le fait qu'il s'agit d'une approche générale
englobant toute une catégorie de formes présentant un très large éventail de significations
(parfois même opposées). Il existe une tendance dans certains travaux récents à présenter
« les charivaris » comme une forme unique au caractère assez bien connu. Le terme même de
« charivari » est censé être suffisamment explicite. L'image a quelque chose d'extravagant,
de « folklorique », de « pré-industriel ». On y voit une réponse coutumière quasi spontanée
à certaines situations dans lesquelles « la communauté » défend ses normes ou ses coutumes,
en conformité avec les données d'une mémoire traditionnelle héritée un peu comme un

3. Devons-nous présenter le Polter-Abend et son fracassement de vaisselle contre la porte de la mariée,


le soir des noces, comme un charivari ? Cette coutume pouvait également être modulée dans son caractère
satirique. D'après un observateur anglais qui ne parait pas l'avoir appréciée, les choses se passaient, par
exemple, de la façon suivante à Eisenbach: « ... un jour, alors qu'un maître-bourrelier aviné, qui passait
pour un des plus méchants caractères de la ville, était sur le point de s'unir, la communauté tout entière
arriva, chacun portant quelque chose à jeter contre la porte de la mariée (et pas nécessairement ce qu'il
y a de plus propre)... (et l'on jeta les objets) jusqu'à ce que les battants de porte finissent par céder, et tout
le passage fut complètement bloqué par les débris de projectiles ». (Henry Mayhew, German Life and
Manners as Seen in Saxony at the Present Day, Londres, 1864, I, p. 457).
4. Thomas Wilson, The Pitman's Pay, and Other Poems, Gateshead, 1843, p. 56, 62-63.
5. Newcastle Chronicle, 7 et 21 mai 1785; ibid., 4 nov. 1792; Sunderland Herald, 12 févr. 1851.
6. Susanna Moodie, Roughing It in the Bush: or Life in Canada, Londres, 1852, I, p. 230-231.
« Rough Music » et charivari 275

programme culturel «génétique». Dans son style imagé, le professeur Edward Shorter
soutient que le charivari était un moyen de « forcer les individus à se conformer à la norme »
et que par ce moyen « les normes communautaires s'imposaient avec une poigne d'acier » 7 .
Shorter, et d'autres, opposent cette tyrannie de fer des règles et sanctions communautaires
de la « société pré-industrielle » à un prétendu accroissement de la liberté et de la variété
des comportements tolérés et des choix d'ordre sexuel dans la société industrielle (« moder-
nisée »).
Cette question est trop vaste pour que nous puissions la traiter ici. Néanmoins, pour
répondre simplement à cette présentation des faits, nous pouvons peut-être avancer quelques
contre-affirmations. Chaque société a ses règles, qu'elles soient légales, formelles et visibles,
ou au contraire invisibles et n'apparaissant clairement au regard de l'observateur qu'au
moment de leur violation. Pour une certaine part, les règles d'une société donnée sont moins
évidentes pour les membres de cette société que pour un observateur extérieur, car ceux qui
vivent au sein d'une certaine culture ont subi inconsciemment l'acculturation et s'imaginent
que leurs règles sont « dans l'ordre naturel des choses ». (Ceci est en tout point exact de nos
jours en ce qui concerne, par exemple, la monnaie, dont le symbolisme et le rôle dans les
échanges sociaux sont si totalement présumés qu'ils échappent à toute perception consciente).
Nous pourrions, de même, opposer à Shorter que dans les sociétés « pré-industrielles »
d'artisans, de production à petite échelle en ateliers, ou de petite paysannerie, la différen-
ciation individuelle était plus grande, tout comme la diversité des choix dans certains domai-
nes — publics ou économiques (méthodes de travail, qualifications, heures de travail,
emploi inter-familial) — qu'ils ne le sont dans les sociétés bureaucratiques modernes, régies
par la loi et articulées institutionnellement 8 . Chacun sait que ces sociétés d'autrefois fai-
saient grand cas de leurs riches traditions orales de commentaires et anecdotes sur les traits
de caractère et excentricités de leurs membres : l'avare, le joueur, la matrone autoritaire, la
mégère, le misanthrope, le misogyne, le mélancolique, le bravache, le guérisseur, le saint.
Certes, ces variations individuelles ne peuvent exister que dans les limites de ce qui est
possible au sein d'une société donnée et de son économie. Cette généralisation n'a d'ailleurs
rien perdu de sa force de nos jours. La culture axée sur la jeunesse et sur la classe moyenne,
qui caractérise actuellement l'Amérique du Nord, avec sa prétendue « permissivité » et toute
l'importance qu'elle attache au choix et à la réalisation individuels, se développe également
dans un contexte de déterminants économiques et connaît également des a priori culturels.
Il est probable que l'observateur extérieur (l'historien futur, par exemple) sera plus frappé
par l'uniformité des styles (y compris les styles de « révolte » et de « décrochage ») que par
la soi-disant diversité, et que les Américains modernes, que Shorter nous présente comme des
êtres « libres », pourraient bien être en définitive tout aussi déterminés culturellement et
soumis aux règles générales — avec leur besoin de promiscuité, leur anxiété, leurs antago-
nismes sexuels réciproques, leurs alliances éphémères, leur foi en la médecine et la psycha-
nalyse — que les hommes des « communautés » locales « pré-industrielles ».

7. Edward Shorter, The Making of the Modem Family, New York, 1975, p. 218.
8. Je ne suis pas du tout d'accord avec les diverses tentatives visant à faire admettre des typologies
prétendument universelles de la transition qui mène de la société mal-dénommée « pré-iridustrielle » à la
société mal-dénommée « industrielle » ou « moderne ». Ces tentatives reviennent presque toujours, en fin
de compte, à uniformiser les faits, à ignorer systématiquement les variables différentielles qui précisément
ont une très grande valeur explicative, et à détourner l'attention d'un point particulièrement important à
étudier — c'est-à-dire, la logique du processus capitaliste, tel qu'il se déroule dans des contextes historiques
très différents — à quoi l'on substitue un évolutionnisme technologiquement déterminé. Pour ce qui est
des notions de Shorter sur la « modernisation », je leur préfère de loin les observations de Hans Medick,
dans: « The proto-industrial family economy: the structural function of household and family during the
transition from peasant society to industrial capitalism », Social History, 3, 1976, p. 291-315; et sur l'évo-
lution du statut féminin: J. Scott et L. Tilly, « Women's work and the family in nineteenth century Europe »,
Comparative Studies in Society and History, XVII, 1975, p. 36-64.
276 E.P. Thompson

Nous nous trouvons là dans un domaine très controversé. Je m'y aventure, 1) parce
qu'il ne me paraît pas que nous puissions conclure que le charivari/rai/^ mttsic ait imposé
les normes communautaires avec une «poigne d'acier», une force dont la tyrannie me
paraît surfaite, comparée aux déterminants de toute société « moderne » ; et 2) parce qu'il
me paraît plus juste, si nous voulons établir une comparaison entre le passé et le présent,
d'opposer le charivari non à une « modernité » prétendument dépourvue de normes et de
sanctions, mais aux normes et sanctions d'une société bureaucratique industrialisée — les
unes bien visibles (légales, financières), les autres moins visibles et plus ou moins opaques
à la conscience contemporaine.
En ce qui concerne le point 1), une information complémentaire me confirme dans
l'idée que ce rituel peut être appliqué avec une certaine flexibilité. Les charivaris/rouf/i
music n'étaient pas des instruments obtus. Ils faisaient partie des ressources d'une société
et étaient à l'occasion employés avec intelligence et humour ; et, d'autre fois, avec parti pris
(contre les innovateurs, les « déviants », les « étrangers ») et avec haine. Les rituels sont
comme un clavier sur lequel on peut jouer avec légèreté et ironie, mais que l'on peut aussi
frapper brutalement. Un charivari en bonne et due forme peut être organisé pour l'amu-
sement et la joie sans malice de toute une communauté 9 ; mais certaines formes, non moins
élaborées, peuvent être l'instrument d'une critique féroce et un moyen d'exposer la victime
à l'opprobe publique 10 . Ces formes peuvent être exploitées dans un but de vengeance par
une faction contre une autre, ou contre un clan familial ; elles peuvent constituer une affir-
mation du conservatisme traditionnel de la « populace » à rencontre des réformateurs et
des innovateurs 11 , ou une protestation de classe contre les dirigeants12. Il ne s'agit pas d'un
mécanisme automatique. Sa mise en œuvre dépend dans une large mesure de l'état de l'opi-
nion, de l'équilibre des forces au sein de la communauté, de l'intelligence ou de la bêtise de
ses meneurs naturels. Non seulement cela (et il n'est guère besoin d'en apporter la preuve
en ce qui concerne l'Angleterre et le Pays de Galles), mais l'information complémentaire
que j'ai pu acquérir entre temps confirme ce que je supposais déjà, à savoir qu'il n'est même
pas possible d'identifier de façon simpliste les contraventions aux « normes communau-
taires » qui susciteraient régulièrement, quasi automatiquement, le charivari. Presque
toujours d'autres circonstances se conjuguent au fait incriminé — contexte général, rapports
familiaux, présence d'éléments « étrangers » ou considérés comme intrus, tension socio-
économique, évidence scandaleuse de l'infraction ou menace pour le voisinage, antécédents
individuels des contrevenants et notamment leur impopularité — autant de facteurs qui
influenceront la décision d'organiser ou non un charivari et détermineront le caractère
(joyeux ou cruel) que prendra la manifestation.
Dans toute communauté de petites dimensions, il existe, quel que soit le moment, une
demi-douzaine ou une douzaine de couples, et parfois plus, suspectés d'adultère ou connus

9. A titre d'exemple, en 1817, à la fin des Guerres, la population d'Exeter organisa une skimmington
ride en bonne et due forme, avec cavaliers, orchestre, vingt-quatre ânes, etc., pour ridiculiser un patriote
et va-t'en-guerre local particulièrement odieux. Exeter Flying Post, 2 oct. 1817: U. Radford, « T h e loyal
saddler of Exeter », Trans. Devon. Assn. for Advancement of Science, Literature and Art, LXV, 1933, p. 227-
235.
10. On en a rapporté un exemple tardif, qui s'est passé dans le Dorset en 1884, où trois personnalités
locales ont été ainsi traitées par effigie — un homme et deux femmes. Les deux femmes (en effigie) ont été
promenées à dos d'âne, l'une d'elles « était représentée avec une langue extraordinairement longue, ramenée
et nouée derrière le cou, et portait dans une main du papier à écrire, et dans l'autre une plume et un porte-
plume ». Il est clair que ce dernier personnage était stigmatisé comme une méchante langue et une « plume
empoisonnée». J.S. Udal, Dorsetshire Folklore, Hertford, 1922, p. 195-96.
11. Particulièrement les effigies de T o m Paine, régulièrement brûlées. (Cf. mon article cité, n. 1).
Plusieurs informateurs m'en ont rapporté des exemples, qui se sont passés aux alentours de 1901, dans
lesquels des « pro-Boers » (c'est-à-dire, des opposants déclarés à la guerre des Boers) ont été soumis à la
rough music.
12. Pour les Rebecca Riots, voir mon article « 'Rough Music'... », art. cit.
« Rough Music » et charivari Xll

pour entretenir des relations de cet ordre ; or, sur le nombre, un couple, peut-être, aura droit
au charivari. Le facteur décisif varie suivant les cas. Il se peut, par exemple, que les coupables
soient déjà impopulaires pour d'autres raisons, que celui qui commet l'adultère passe par
ailleurs pour un commerçant malhonnête 13 , ou encore soit soupçonné de brutaliser sa
femme et ses enfants. L'on m'a raconté, dans un village du Somerset, le cas d'un homme
auquel a été infligée la rough music parce qu'il avait pris pour maîtresse une très jeune fille
(rencontrée dans une foire). Mais ceci n'implique pas que toutes les liaisons irrégulières
aient nécessairement donné lieu au charivari dans ce village industriel. Après plus ample
information, j'ai fini par apprendre que l'homme en question était impopulaire dans le
village, qu'il vivait dans un cottage isolé, qu'il était méthodiste pratiquant et teetotaller
(non-buveur d'alcool) ce qui ne l'empêchait pas de gagner sa vie en livrant du cidre dans
les tavernes. Il était donc ressenti comme une sorte d'outsider et au demeurant un hypocrite,
toujours prêt à critiquer les autres. En somme, le charivari visait non seulement à révéler le
scandale de sa conduite sexuelle, mais également celui de son hypocrisie 14 . Il est probable
que l'idée d'organiser contre lui un charivari ait été lancée par ses adversaires, les buveurs
de la taverne locale, agacés sans doute par ses critiques méthodistes et anti-alcooliques, qui
virent là un excellent moyen de lui rendre la monnaie.
Nous n'en dirons pas plus sur le point 2). La conclusion qu'il convient de tirer des deux
points soulignés ici est que le charivari ou la rough music sont moins des formes utilisées
comme telles (c'est-à-dire ayant leur signification propre) que des manifestations constituant
une partie importante du vocabulaire significatif d'une certaine sorte de société. Un voca-
bulaire accessible à tous, compris de tous et dans lequel des sentences très différentes peuvent
être prononcées. C'est un vocabulaire qui, bien qu'existant souvent dans une société sachant
lire, tire sa force de la tradition orale, analphabète. C'est également un vocabulaire symbo-
lique, utilisé au sein d'une société dont l'existence est régie dans nombre d'occasions (reli-
gieuses, juridiques, politiques) par les moyens symboliques correspondants. Il va sans dire
que la société moderne a elle aussi son autorité symbolique, à laquelle répondent des formes
symboliques de protestation ; mais ce symbolisme prend d'autres formes, compte tenu des
moyens modernes de communication. Nous pourrions dire, en somme, que le charivari et
la rough music constituent un vocabulaire symbolique utilisé dans une société qui règle les
rapports d'autorité et la conduite morale — et s'exprime même plus largement — en recou-
rant à des formes « théâtrales » telles que processions, parades, exhibition publique de la
justice et de la charité, exécutions et châtiments publics, danse, déploiement d'emblèmes ou
d'insignes, etc. Mais le charivari se distingue de ces formes rituelles par son caractère popu-
laire et autonome, et par le fait que l'initiative en est prise normalement en dehors des
autorités et parfois même contre elles.
Nous devons donc décoder ce vocabulaire symbolique. Pour ce faire, nous devons
examiner les formes, comme le font les historiens dont l'interprétation s'inspire d'une étude
minutieuse des diverses formes caractérisant des « vocabulaires » très différents : celui du
prédicateur, celui de la presse, celui du harangueur de la rue, celui de la démonstration
ordonnée, etc. Michelle Perrot a démontré, par exemple, l'intérêt qu'il pourrait y avoir à
étudier en soi le vocabulaire de la grève 15 . Cependant, au-delà d'un certain point, cette
étude du vocabulaire ne nous éclaire plus. Il nous faut alors replacer ce vocabulaire dans
son contexte et définir sa signification dans une structure d'ensemble des relations sociales
et des formes qui les accompagnent 16 .

13. Témoignage oral, dans le nord du Lincolnshire.


14. Témoignage oral dû à M. Bob Hiscox (décédé), Pilton, Somerset, 1975, se référant à un moment
qui se situe aux alentours de 1910.
15. Les ouvriers en grève, Paris, 1974.
16. Voir mon article « Patrician Society, Plebeian Culture », Journal of Social History, VII, 4, 1974,
p. 382-405.
278 E.P. Thompson

J'ai laissé entendre que les formes du charivari/roi^/i music pouvaient présenter une
certaine correspondance (souvent satirique) avec les formes processionnelles et théâtrales
de l'autorité et des institutions dirigeantes. Cette question mérite encore une fois de retenir
l'attention. Les spécialistes de l'histoire du Moyen Age et des débuts de l'époque moderne
devraient pouvoir nous éclairer. Dans certains cas, la continuité formelle est remarqua-
blement directe. Ainsi, la parade nue, ou « charretage », des femmes débauchées ou des
prostituées fut un châtiment formellement infligé dans les temps anciens par l'Église et par
les autorités c i v i l e s D e même, la ballade à califourchon sur un madrier ou un « cheval de
bois » fut un châtiment reconnu en Angleterre par les autorités militaires et infligé aux soldats
dont la conduite (agressions, menus larçins) pouvait menacer les relations avec la population
civile 18 . Le châtiment humiliait le coupable devant cette population et réparait en somme le
dommage causé aux bonnes relations par le délit commis. Mais ces peines « officielles » sont
quasiment identiques au « charretage » et à la « chevauchée sur un madrier » en usage dans
le charivari populaire. J'ignore si ces deux formes — officielle (judiciaire) et populaire
(coutumière) — coexistaient au Moyen Age, ou si la coutume populaire a repris des formes
que les autorités cessaient d'employer.
Nous ne devons pas perdre de vue le caractère public et théâtral de tout châtiment
officiel jusqu'au début du xix e siècle. Il devait humilier le coupable devant ses voisins et
servir en même temps d'exemple pour les autres. La publicité en était un trait essentiel. En
Angleterre, ces formes de châtiment comptaient non seulement le suprême rituel de l'exé-
cution publique par pendaison, et dans les temps plus anciens l'exécution des hérétiques et
des sorcières sur le bûcher, et le rituel plus terrifiant encore de l'exécution des traîtres, mais
également les entraves qui immobilisaient le coupable, le pilori, la chaise d'infâmie, la
muselière ou «bride à mégère», le fouet, et la pénitence en drap blanc dans l'église 19 .
Toutes ces formes ont certainement contribué à enrichir le vocabulaire de la rough music.
Les processions religieuses et civiles ont également apporté quelque chose, notamment à la
vieille forme du skimmington, bien qu'elles aient, à ce qu'il me semble, influencé davantage
certaines formes du charivari français. Dans l'Angleterre du xvm e siècle, le rituel du gibet
était un moyen capital de discipline sociale et le symbolisme de l'exécution publique impré-
gnait toute la culture populaire 2o, d'où son importance, d'une manière générale, pour la
rough music : on portait en procession des effigies assez élaborées des victimes du charivari,
après quoi l'on exécutait les mannequins suivant un cérémonial défini, soit celui de la pendai-
son, soit celui de la fusillade, soit celui du bûcher ; il arrivait même qu'on les enterre. Ce
sont là des faits très fréquemment relatés 21. En signe d'exécration encore plus profonde, on

17. Dans le diocèse de Lincoln, en 1556, Emma Kerkebie, reconnue coupable d'adultère, a été condam-
née à la pénitence publique: « That the said Emme shal ride through the city and market in a cart, and
be ronge out with basons » (« Que ladite Emma soit menée dans une charrette de par la ville et sur la place
du marché et qu'il soit fait autour d'elle grand bruit de bassines »), autrement dit, qu'elle soit soumise à
la rough music, 3. Strype, Ecclesiastical Memorials relating chiefly to Religion and the Reformation, Londres,
1822, III, p. 409. Semblable châtiment public fut infligé en 1642 par les officiers des forces du Parlement
à « une putain qui avait suivi notre camp depuis Londres ». Elle fut « d'abord promenée par la ville, puis
assise au pilori, puis dans une cage, puis plongée dans une rivière, et, finalement, bannie de la cité ». Lettres
de Nehemiah Wharton, Archaeologia, XXXV, 1853, p. 310-334.
18. A titre d'exemple, la Cour martiale a condamné, en 1686, un soldat, accusé d'avoir volé deux
coupes d'argent, à « monter le cheval de bois, le prochain jour de marché, sur la place du marché... pendant
deux heures, avec sur la poitrine un papier indiquant son méfait». Public Record Office, W.O. 30/17,
p. 68-69. D'après les règlements militaires, cette peine pouvait encore être infligée au début du xix e siècle.
19. Comparer, Natalie Zemon Davis, « The Rites of Violence », Society and Culture in Early Modem
France, Stanford, 1975, particulièrement p. 162.
20. Voir Douglas Hay, Peter Linebaugh, et al., Albion's Fatal Tree, Londres, 1975.
21. Pour des exemples d'« enterrement », voir Leicester Herald, 17 avr. 1833 (un employeur impopu-
laire est soumis à la rough music par les tricotteurs sur métier: son effigie est promenée pendue à un gibet,
puis « exécutée » pjir les armes à feu, placée dans une tombe, et enfin brûlée) ; Hampshire and Berkshire
« Rough Music » et charivari 279

jouait parfois une musique funèbre, ou l'on exécutait un service funèbre avant l'enterrement
de l'effigie. On se tromperait en ne voyant là qu'une satire ou une facétie : célébrer les funé-
railles de quelqu'un qui est encore en vie peut être un acte symbolisant un terrible jugement
de la part de la communauté — cela revient à dire que pour la communauté le coupable
devient littéralement un paria, un homme considéré comme déjà mort.
La pratique consistant à brûler une effigie n'appartient pas uniquement à la rough
music. Elle était (et demeure) essentielle dans les célébrations rituelles du Guy Fawkes Day
(5 novembre). Du xvn e au xx e siècle, on la retrouve souvent, tant en Angleterre qu'en Amé-
rique du Nord, détachée des autres aspects de la rough music et appliquée à toutes sortes
de démonstrations politiques. Discuter, d'ailleurs, d'un point de vue formel, pour savoir
si l'exécution des effigies par le feu appartient ou non à la vraie rough «iw/c/charivari ne nous
avancerait pas beaucoup. L'effigie n'est qu'une des composantes (efficace et durable) du
vocabulaire symbolique courant et elle pouvait être combinée à d'autres composantes (bruit
désagréable, vers de mirliton, obscénités), ou détachée complètement du reste ; elle peut
même être reprise et utilisée dans le cadre des formes plus « modernes » de la démonstration
politique ou syndicale.
Une autre sanction appliquée par les autorités a sans doute également enrichi le voca-
bulaire de la rough music/charivari : l'excommunication. Je propose l'idée à titre spéculatif.
Comme l'excommunication formelle était devenue inutile et inopérante en Angleterre, et ce,
bien plus tôt qu'en France, et comme les tribunaux ecclésiastiques anglais, qui possédaient
le pouvoir d'infliger des peines (excommunication, pénitence, amendes) pour les délits
domestiques et sexuels, étaient en décadence depuis le milieu du xvn e siècle, l'on est tenté
de voir dans la vigueur de la rough music au xvm e siècle un témoignage du passage d'un
contrôle exercé par l'Église à une auto-régulation (c'est-à-dire, le contrôle de la communauté
populaire) pour ce type de délits.
L'on peut déjà voir que je m'efforce de dissoudre la catégorie « charivari », plutôt que
de la raffiner en une sorte de forme « folklorique » pure. Il n'existe pas de charivari à l'état
pur. Ce qui distingue clairement les formes « pré-modernes » des formes « modernes » tient
moins aux formes elles-mêmes qu'aux relations socio-économiques différentes et à la culture
dont ces formes sont elles-mêmes les signes. On a réellement le sentiment en Angleterre que
les formes de la rough music sont révélatrices de la vitalité et de la continuité d'une culture
orale plus ancienne, coexistant assez longtemps au xix e siècle avec des formes plus nouvelles
d'agitation et d'organisation « rationnelles » : la presse, le syndicat, le meeting, la chapelle
et ses éléments autonomes, la salle de lecture, le parti politique. Qu'était exactement cette
« vieille culture » et quelles ont été les raisons de sa survie, sous ses différents aspects?
Il semble, au moins dans l'histoire récente, que la pratique du charivari¡rough music ait
été particulièrement vivace dans certaines sociétés paysannes, ou encore dans la « culture
plébéienne » du système manufacturier, c'est-à-dire parmi les communautés de petits pro-
ducteurs, parmi les tisserands manuels, les cloutiers, les tricoteurs sur métier, les travailleurs
du bois, certains mineurs, certains pêcheurs, etc., qui, bien que soumis, évidemment, au
déterminisme du marché capitaliste, gardaient néanmoins dans une large mesure leur auto-
nomie quant à l'organisation de leur existence personnelle laborieuse et du contrôle de leur
propre économie domestique 22 . Cette seconde sorte de communauté résoud un problème
de plus. Nous ne pouvons plus aujourd'hui nous satisfaire de dichotomies arbitraires, telles
que « industriel »/« pré-industriel », « traditionnel »/« moderne », etc. Puisque la production
artisanale a longtemps coexisté avec l'organisation industrielle à grande échelle, l'atelier est

Gazette, 4 févr. 1882 (un homme a laissé tomber une femme à qui il avait fait la cour pendant plusieurs
années. Son effigie est portée dans le village, on sonne le glas, l'effigie est pendue, descendue du gibet,
fusillée et brûlée).
22. Voir les pénétrants commentaires de Gerald M. Sider, « Christmas Mumming and the New Year
in Outport Newfoundland », Past and Present, 71, mai 1976.
280 E.P. Thompson

demeuré un foyer de reproduction et de transmission de la « vieille culture », une culture


qui peut faire preuve d'une grande capacité de survie au sein de la société industrielle avancée.
Ceci nous aide à comprendre la vigueur de certaines formes de rough music dans divers
contextes industriels où cette dernière apparaît comme auxiliaire de la réglementation syndi-
cale. Lorsque les formes syndicales ouvertes et continues sont illégales ou impraticables,
ou encore lorsque les syndicats éprouvent une difficulté particulière à imposer leur loi en
raison de la multiplicité des petites entreprises artisanales, la rough music se présentera
parfois comme un moyen (allant éventuellement jusqu'à la destruction des outils ou du
matériel, ou à la violence véritable) d'imposer les normes ouvrières. Et le fait est que la
rough music était une pratique solidement implantée dans les districts d'Angleterre très
anciennement manufacturiers ou miniers (dans l'Ouest, le Nord-Est, l'ouest du Yorkshire,
le sud de Londres).
S'il est manifeste qu'à une époque d'industrialisation plus poussée la rough music s'est
surtout maintenue dans les districts où la production artisanale a résisté le plus longtemps 23 ,
il est néanmoins probable que d'autres influences culturelles ont aussi contribué au maintien
de cette pratique. En effet, la rough music s'est également maintenue dans des régions nette-
ment plus industrialisées, par exemple, dans les filatures de laine et les manufactures de
tissage de l'ouest du Yorkshire 24 . C'est que la « vieille culture » était transmise surtout
oralement, et la persistance de la rough music paraît coïncider avec la persistance des formes
dialectales du langage. Or, le dialecte, qui jamais n'est transmis sérieusement par les moyens
d'éducation écrits ou officiels, est l'indice de la persistance d'une sensibilité différente, « plus
ancienne » (ou même, simplement, sa manifestation).
Si nous voulons aller au fond des choses, nous serons donc amenés à nous poser toute
une nouvelle série de questions : pourquoi, par exemple, le dialecte se maintient-il dans
certaines régions (souvent très industrialisées) et pas dans d'autres? J'ai l'impression que la
réponse, sur ce point, pourrait avoir un rapport avec la notion de « saturation » culturelle :
toutes les régions qui s'industrialisent rapidement connaissent une immigration, ainsi qu'une
poussée démographique naturelle ; mais, dans de nombreux districts, aux stades initiaux de
l'industrialisation, la population immigrée est essentiellement composée de personnes
venant de l'arrière-pays régional ou des districts avoisinants, et il se peut que dans cet
hinterland l'on ait continué à parler précisément ce dialecte et que l'on ait conservé les mêmes
coutumes. En même temps, et malgré l'émigration vers l'extérieur du district et la mobilité
croissante de la population, un noyau permanent de population autochtone se reproduit
(ainsi que sa culture indigène), formant une société hôte assez stable dans laquelle les immi-
grants viennent s'insérer. Dans ces conditions, la « vieille culture » peut se maintenir assez
longtemps au sein de la société industrialisée. Mais, à un certain moment, les deux moteurs
de l'accélération culturelle que sont l'alphabétisation et la scolarité, se combinant avec une
mobilité accrue de la population et une immigration plus importante de population venant

23. Dans la vieille municipalité de Coventry, où les traditions syndicales étaient très vivantes et
l'industrie de la soie organisée sur la base du travail en atelier, le donkeying (promenade forcée sur le dos
d'un âne) des employés, et même des employeurs, qui défiaient les règlements de « la profession » se
maintint longtemps. On en trouvera des exemples dans « Reports from Commissioners on Municipal
Corporations in England and Wales», Parliamentary Papers, XXV, 1835, p. 1834; The Times, 20 août
1819; Report of the Trial of the Prisoners Charged with Rioting and Destroying the Machinery of Josiah
Beck, Coventry, 1832, p. 3; information fournie par le Docteur Peter Searby.
24. M. Hanson Halstead (décédé) m ' a fourni un excellent témoignage de rough music au rituel complet,
organisée au début du siècle dans le district de Halifax, Yorkshire, un district où vivaient principalement des
ouvriers des manufactures et des mineurs. Le fait qui se trouvait à l'origine du charivari était une « offense »
domestique de caractère sexuel. De même, à Chepstow, les métallurgistes (chaudronniers, mouleurs et
manœuvres) de la Fonderie appliquèrent la rough music, au milieu du xix e siècle, aux camarades coupables
d'infractions aux « règles de moralité ». Ivor Waters, Folklore and Dialect of the Wye Valley, Chepstow,
1973.
« Rough Music » et charivari 281

de régions plus éloignées (par exemple, l'immigration irlandaise, en Angleterre), la « vieille


culture » arrive au point de « saturation », cesse d'être une pratique vivante, tandis que
l'ancienne sensibilité se désagrège, ne laissant que des vestiges.
Certaines traditions peuvent se maintenir dans des sortes de poches au sein des grands
districts urbains, et plus souvent dans les campagnes reculées ; conservées, parfois, par
certains groupes professionnels éprouvant des difficultés à se plier aux règles modernes plus
polies et passant, de ce fait, aux yeux de leurs voisins pour des « rustres ». Au village de
Kirkby Malzeard, dans le Yorkshire, on pratiquait encore la rough music au tournant du
siècle (notamment à l'encontre des maris maltraitant leur femme). D'après les informations
orales recueillies, le charivari était généralement décidé et organisé au pub. Il eût été difficile
d'identifier un « meneur ». II s'agissait plutôt d'un petit groupe d'hommes connus pour
avoir eu l'idée de la manifestation et en avoir été les participants les plus actifs. On trouvait
dans le lot, des ouvriers du bâtiment, un forgeron et des journaliers itinérants employés à
divers travaux — sur les grands domaines, au champ de foire, etc. C'était des « durs », de
solides buveurs et, par surcroît, des braconniers. Mais c'était eux, également, qui mainte-
naient vivante la très ancienne et complexe « danse de l'épée », une danse traditionnelle de
Kirkby Malzeard, qu'ils exécutaient pour de l'argent ou de la boisson, dans les foires ou les
démonstrations florales. Cette coïncidence confirmée de la transmission de deux formes
rituelles très différentes est des plus intéressantes. Une des personnes qui nous a communiqué
cette information présente ces hommes comme des truands, qui se seraient chargés de
n'importe quoi pour pouvoir boire:
« Ces gars-là parcouraient le pays en exécutant la danse de l'épée — mais tout leur argent
passait généralement dans la bière. Ils dormaient à la belle étoile, dans les bois... Mais
le stang (la rough music, accompagnée de la ballade à califourchon sur un madrier),
c'était autre chose. Ils faisaient cela, parce que les gens de la classe ouvrière sont plus
loyaux vis-à-vis de leur épouse que les nobs (les gens de la haute société)... Et un individu
qui bat sa femme ou un enfant est un méchant homme. Ils devaient certainement avoir
ce « portage » très, très à cœur. Il faut dire que la manifestation était très humiliante.
Toute l'affaire était alors exposée au grand jour. Pour eux, il ne s'agissait pas d'une
plaisanterie. » 2 5
Le vocabulaire de la rough /«iM/c/charivari nous en dit long sur une société, sur la vigueur
et la persistance de la « vieille culture » et sur son univers symbolique. Mais les formes
elles-mêmes ne nous renseignent pas tellement sur la signification, sans le contexte et les
faits qui se recoupent. Dans une société paysanne donnée, elles peuvent nous conduire à la
complexité des coutumes successorales ; dans une autre à l'éternel problème de la jeune
épouse transplantée au foyer de son mari et acceptant mal la domination de sa belle-mère 2G.

25. Témoignage oral de M. William Blackburn, 1974, qui m ' a été communiqué par M m e Kathleen
Bumstead. Les faits se sont passés vers 1900, à Kirkby Malzeard, près de Ripon, dans l'ouest du Yorkshire.
26. Voir l'excellent article de Tekla Domôtôr, à partir de témoignages oraux sur ce qui se passait
dans un district paysan de Hongrie: ActaEthnographica Academiae Scientiarum Hungarîcae, VI, Pest, 1958,
p. 73-89. Le charivari y était souvent organisé lorsqu'une épouse ayant abandonné le domicile conjugal
revenait chez son mari, après avoir passé un certain temps chez ses parents. (« Quand il y a une vieille
femme dans la maison (c'est-à-dire, une belle-mère), la jeune femme n'aime pas cela du tout et finit par
devenir complètement enragée ... Un beau jour, le mari retrouve la maison vide, sa femme s'en est allée
chez ses parents »). La jeunesse du village se saisissait du prétexte pour monter un charivari en bonne et
due forme, comportant notamment une représentation satirique et obscène des cérémonies de fiançailles
et du mariage. Ceci semble indiquer — et d'autres sources concernant de nombreuses sociétés paysannes
semblent le confirmer — que la première année du mariage, où la jeune épouse se trouvait transplantée
dans la famille de son mari, était considérée comme une période d'ajustement particulièrement difficile.
En somme, la « communauté » — mais surtout les jeunes hommes — faisaient pression sur les intéressés
pour consolider de force le nouveau mariage. Certaines sources anglaises paraissent également indiquer
qu'il existait des formes particulières de rough music satirique spécialement appliquées à la discorde au sein
du couple durant la première année du mariage.
282 E.P. Thompson

Dans la plupart des sociétés européennes, jusqu'au xvm e siècle au moins, les formes du
charivari sont là pour imposer les normes patriarcales, et, partant, nous fournissent des faits
significatifs pour interpréter les impératifs patriarcaux 27 . De ce fait, elles nous permettent
de dresser une géographie de ces impératifs, c'est-à-dire des lieux où ils s'imposaient avec
le plus de rigueur (à moins, peut-être, que l'on ait eu le sentiment qu'ils aient été menacés
et qu'ils devaient être imposés?) 28 . Le déclin de ces manifestations peut donc signifier éga-
lement le déclin de cette sorte d'ordre patriarcal. Pour reprendre une idée que je soutenais
dans mon précédent article, le fait qu'en Angleterre, au xix e siècle, une des victimes les plus
courantes du charivari ait été le mari brutalisant sa femme, nous apporte une information
susceptible d'éclairer un problème cdmplexe, celui de l'évolution des rôles et des rapports
conjugaux.
Ce dernier exemple m'amène à réitérer une mise en garde que le professeur Shorter
préfère ignorer 29 . Citant des faits que j'ai rapportés à propos de la rough music appliquée
aux maris brutaux, il s'avance hardiment dans les ténèbres de l'information inadéquate, bien
résolu à ajouter un trophée de plus à la chasse de la « modernisation » des relations sexuelles.
Les faits que j'ai rapportés confirmeraient (dit-il), « la modernisation précoce des rapports
familiaux en Angleterre » :
« Comme les rapports égalitaires entre le mari et la femme gagnaient du terrain, la
communauté commença à trouver intolérables certains vestiges de l'autorité patriarcale
ancienne, tel le droit de battre sa femme, et elle se mit à stigmatiser les hommes qui
battaient leur femme. En France, l'égalitarisme arriva si tard dans les relations fami-
liales, que le charivari était déjà mort avant qu'on puisse l'utiliser contre les maris
violents » 30 .
Si flatteuse que puisse être cette interprétation pour les Anglais, je crains, en toute honnêteté
historique, de ne pouvoir l'accepter. Je n'ai aucune preuve que les « relations égalitaires »
entre le mari et la femme aient été courantes en Angleterre en 1850 — au contraire, je note
une certaine diminution du respect envers la femme durant la révolution industrielle. Il n ' a
pas non plus été démontré jusqu'ici que l'Angleterre ait différé tellement de la France sous
ce rapport. Ces assertions peuvent être vraies, comme elles peuvent être fausses ; mais
jusqu'à présent elles ne sont confirmées par aucun travail scientifique. Je répète ce que
j'avançais antérieurement : l'emploi accru de la rough music contre les maris brutalisant leur
femme peut tout aussi logiquement être interprété comme une indication de la brutalité
croissante avec laquelle certaines femmes étaient traitées, ou comme un signe de leur manque
de défense de plus en plus grave dans cette situation. Je ne me risquerais même pas à affirmer
que «l'autorité patriarcale», dans le système de valeurs ancien, ait été jusqu'à approuver

27. Nos collègues spécialistes de l'histoire du Moyen Age et du début de l'époque moderne vont
certainement nous éclairer sur ce point. Certains des exemples que j'ai cités antérieurement sont fortement
évocateurs de ces impératifs patriarcaux. Citons encore un skimity dans le Somerset, en décembre 1682,
contre une épouse qui passait pour « porter la culotte », parce qu'elle avait persuadé son mari de se défaire
de ses chiens et de ne pas passer son temps à la chasse. Somerset County Records Off., Q.S. rolls 152/1 ;
et un autre, dans le Somerset, en 1616, visant un mari battu par sa femme, Quarter Sessions Records for
the County of Somerset, Londres, ed. E.H. Bâtes, 1907, p. XLIX; mais il y a bien d'autres exemples.
28. La rough music patriarcale ne doit pas nous faire conclure trop vite à la prédominance de normes
patriarcales s'imposant comme « une main de fer ». La fréquence de ce type de charivari dans les districts
Iainiers de l'ouest de l'Angleterre (Wiltshire, Gloucestershire, Somerset) au XVII* et au xvm c siècle peut
aussi signifier que les possibilités d'emplois féminins augmentant dans ces districts, certaines femmes
commençaient à résister aux normes patriarcales — ce qui pourrait faire apparaître le skimmington sous
un jour à la fois traditionnel et défensif. Seule une reconstitution minutieuse du contexte total nous per-
mettrait d'en juger.
29. « ' R o u g h music'... », art. cit., p. 303.
30. E. Shorter, op. cit., p. 225.
« Rough Music » et charivari 283

« le mari qui battait sa femme ». En effet, un certain nombre de faits conduisent à penser
que, dans divers codes patriarcaux, les femmes aient pu être normalement protégées contre
la violence masculine par un jeu de conceptions représentant ces agressions maritales comme
« lâches » et honteuses. Dans la plupart des sociétés « traditionnelles », la défense de l'épouse
maltraitée incombait à sa parentèle masculine, et principalement à ses frères ; cette défense
pouvait dans certains cas être remplacée par l'intervention du prêtre. En Angleterre, entre
1800 et 1850, divers facteurs peuvent avoir amené une nouvelle sorte de crise. La mobilité
géographique de la population peut avoir privé un plus grand nombre de femmes de la
protection de leur parentèle. De son côté, le clergé anglais n'avait aucun rôle confessionnel,
et dans de nombreux districts n'avait qu'un très petit rôle pastoral. Les prêtres ne visitaient
guère les foyers ouvriers. La loi, à cette époque, n'offrait presque aucune protection à la
femme maltraitée. Dans ces circonstances, les voisins —• la « communauté » — peuvent avoir
ressenti la nécessité d'intervenir et d'appliquer les vieilles formes de la rough music à un but
nouveau.
Tout ce que nous pouvons dire est que les formes rituelles —• ou, je préfère, le vocabu-
laire symbolique — nous ouvrent une fenêtre sur les normes et pratiques oubliées ; mais la
vitre par elle-même ne nous dit pas grand-chose. Ce qu'elle nous dit est que si le charivari/
rough music avait lieu (sans entraîner une émeute en défense de la victime), il exprimait un
jugement normatif, porté par l'élément le plus fort en gueule de la population villageoise
(le plus souvent, la jeunesse), mais auquel le reste de la communauté donnait son assen-
timent tacite. L'on aimerait pouvoir aller plus loin. L'on souhaiterait avoir assez de détails
sur ces manifestations, des détails scrupuleusement observés et replacés dans leur contexte
au moyen de la plus complète reconstitution de la vie quotidienne de la communauté (ses
relations parentales, ses tensions socio-économiques), pour pouvoir déchiffrer son voca-
bulaire symbolique d'une manière significative, comme un « texte » reflétant la vie sociale
et la vie domestique ; tout comme Clifford Geertz a déchiffré le « texte » d'un combat de
coqs à Bali 31 . Mais Geertz était un participant bien informé par des dizaines et des dizaines
de combats de coqs, auxquels il assistait dans une communauté dont il avait bien étudié
les caractéristiques. Les historiens ne disposent jamais d'un tel matériau. Tout au plus pou-
vons nous espérer qu'après dix ans de recherches supplémentaires —• encouragées par des
conférences comme celle-ci —• nous aurons accumulé suffisamment de preuves pour pouvoir
lire nos « textes » fragmentaires et les comprendre un peu mieux, et, voyant plus clairement
les normes d'autres sociétés, discerner aussi plus clairement les normes de notre propre
société.

31. Clifford Geertz, « Thick Description » et « Deep Play », in The Interpretation of culture, New
York, 1973.
« Haberfeldtreiben » et société rurale
dans l'Oberland bavarois à la fin du XIX e siècle :
quelques réflexions provisoires *

I A N FARR

On ne connaît que trop l'effet rétrograde que les bouleversements politiques ont exercé
sur le développement de la tradition historique allemande la plus éclairée, celle qui se
montrait aussi réceptive aux idées neuves qu'aux innovations de méthode. Le retard est
particulièrement sensible dans les domaines d'intérêt scientifique et intellectuel qui furent
dévoyés à l'usage de l'idéologie raciale nazie. Ce champ de recherche resta discrédité ou
ignoré longtemps après la chute du régime. C'est ainsi que l'agrégation au domaine de
l'histoire de disciplines nouvelles, comme la démographie historique, fut sérieusement mise
en cause, alors que dans d'autres pays elles devaient contribuer de manière décisive à l'élar-
gissement du champ de la recherche historique. C'est très récemment que théories ou métho-
des dans les domaines démographique, socio-anthropologique ou socio-culturel ont émergé
de l'obscurité à laquelle les condamnaient la plupart des historiens, en raison du traumatisme
nazi. L'apport du travail érudit dans ces domaines reste par conséquent minime. A suivre
l'évolution des rapports entre histoire conventionnelle et Volkskunde, on mesure l'incidence
d'une telle situation. Au tournant du siècle, une féconde période d'auto-critique anima le
domaine du Volkskunde à la recherche d'un caractère sociologiquement et historiquement
mieux affirmé. Mais avec l'accès au pouvoir des nazis, les domaines du Volkskunde les plus
ouverts au renouveau furent pour la plupart sacrifiés à une tradition plus völkisch qui
remontait aux travaux de W.H. Riehl et à leur glorification explicite d'une paysannerie
préindustrielle au genre de vie idéalisé 1 . Il a suffi d'y ajouter un petit nombre d'ingrédients
controuvés ou pseudo-scientifiques pour réaliser un mélange explosif de romantisme et de
violence, incarné respectivement par la Volksgemeinschaft mythique de la propagande nazie
et par l'idéologie de la supériorité raciale nordique. La période d'après-guerre a connu une
remise en cause nécessaire et souvent fructueuse du rôle du Volkskunde, mais qui a rarement
eu recours à la collaboration des historiens. A l'exception des travaux de Rudolf Braun, on
ne trouve guère de recherches originales, incorporant les découvertes effectuées dans le
domaine du folklore, des mythes et des traditions populaires, dans un cadre proprement
historique, à la manière des travaux français sur l'histoire des mentalités. Des chercheurs
comme Shorter l'ont éprouvé à leurs dépens 2 . Étant donné cette situation, on comprendra
la part d'incertitude que contient nécessairement l'essai qui va suivre, consacré à quelques
observations liminaires sur le charivari bavarois, le Haberfeldtreiben, à la fin du xix e siècle
et au début du xx e .

* Traduit de l'anglais p a r J.-P. Desaive.


1. I. Weber-Kellermann, Deutsche Volkskunde zwischen Germanistik und Sozialwissenschaften, Stutt-
gart, 1969, p. 29-97. Voir également Klaus Bergmann, Agrarromantik und Grossstadtfeindschaft, Meisenheim
a m Glan, 1970.
2. Edward Shorter, The Making of the Modern Family, Londres, 1976, p. 224.

Le charivari, École des Hautes Études!Mouton, pp. 285-295.


286 I. Farr

Il faut d'abord tenter d'expliquer la vitalité ininterrompue de cette coutume en Bavière


méridionale jusqu'après 1890, fait qui à son tour suscite un problème: le Haberfeldtreiben
a-t-il pu conserver son caractère traditionnel sous l'impact des changements économiques
et sociaux, ou a-t-il été contraint de s'adapter à cette situation nouvelle? Il nous faut aussi
comprendre pourquoi, après s'être maintenu si longtemps, le Haberfeldtreiben semble avoir
disparu après 1905 environ e . Les premières et très provisoires indications que l'on peut retirer
de la présente étude, suggèrent qu'il est peut-être inadéquat d'interpréter cette coutume
seulement comme un charivari traditionnel, pour autant que celui-ci ait bien existé 4 .
Une des caractéristiques les plus notables du Haberfeldtreiben est sa répartition géogra-
phique limitée, circonscrite apparemment à l'Oberland de Haute-Bavière méridionale. Les
incidents significatifs montrent une fréquence élevée dans les circonscriptions administra-
tives d'Aibling, Ebersberg, Miesbach, Munich (cantons ruraux), Rosenheim, Tölz et Wasser-
burg, qui forment un territoire d'environ cent kilomètres carrés dans le piémont alpin. A en
juger par le nombre d'incidents signalés et de témoignages locaux, les centres d'occurrence
du Haberfeldtreiben au xix e siècle se trouvaient dans les districts les plus méridionaux et
les plus montagneux de Miesbach et de Tölz 5 . La structure socio-économique de ces régions
était axée sur un mode d'agriculture extensive, fortement tributaire de la forêt, mais éga-
lement sur des centres d'activité industrielle et minière à la population moins dépendante de
l'agriculture que dans le reste de la contrée. Il ne fait pas de doute que l'Oberland bavarois
était en train de changer nettement pendant cette seconde moitié du xix e siècle. Rien de plus
fallacieux par conséquent que d'interpréter la survivance du Haberfeldtreiben comme la
preuve d'une absence de transformation sociale ou culturelle, si progressive qu'elle ait pu
être. En revanche, il convient de signaler que cette partie de la Bavière a de fortes affinités
avec d'autres régions du Tyrol, connu pour ses fortes traditions ethniques et culturelles dans
des domaines tels que les coutumes populaires, les styles d'habitation, etc. Sans conteste,
il faut que les recherches se poursuivent sur la structure des sociétés alpines et sur la culture
tyrolienne en général, afin de contrôler le bien-fondé de nos hypothèses.
Le relatif isolement géographique du Haberfeldtreiben est assez surprenant parce qu'il
manifeste à première vue la plupart des caractéristiques normalement associées au charivari,
ou Katzenmusiken comme on le dénommait habituellement dans d'autres parties de l'Europe
des parlers germaniques. Un groupe d'hommes se rassemblait vers minuit en un lieu désigné
d'avance, puis se hâtait vers un village voisin pour y procéder à la condamnation publique
et à l'humiliation de ceux des habitants qui méritaient flétrissure pour contravention aux
normes de comportement social ou individuel en vigueur. Tout se passait sur la place du
village ou à proximité immédiate de la maison de ceux qui étaient mis en cause. Les accu-
sations portées, la sentence prononcée contre le « crime », ainsi que les admonestations
appropriées sur la conduite à tenir désormais, tout cela était lu à voix forte en une suite

3. Pour des descriptions anciennes, se reporter à J.A. Schmeller, Bayerisches Wörterbuch, Munich,
1872, 2 vol., 1/1033-1034, 11/851-858; E. Hoffmann-Krayer, ed., Handwörterbuch des deutschen Aber-
glaubens, 10 vol. Berlin, 1927-1937, III/1291-1294, IV/1125-1132; Friedrich Panzer, Beitrag zur deutschen
Mythologie, 2 vol., Munich, 1848-1855, 11/506 sq.; J.N. Sepp, Die Religion der alten Deutschen und ihr
Fortbestand in Volkssagen, Aufzügen und Festbräuchen bis zur Gegenwart, Munich, 1890, p. 198 sq., 251 sq.
Parmi les travaux plus récents, citons F.W. Zipperer, Das Haberfeldtreiben. Seine Geschichte und seine
Bedeutung, Weimar, 1938; Wilhelm Kaltenstadler, Das Haberfeldtreiben. Brauch, Kult, Geheimbund. Volks-
justiz im 19. Jahrhundert, Munich, 1971; Shorter, op. cit., p. 46-47, 218 sq., 287.
4. J'ai eu recours essentiellement à A. Van Gennep, Manuel de folklore français contemporain, Paris,
1943 sq., 1/1, p. 200-202,1/2, p. 499-500, 614-628; Natalie Zemon Davis, « The Reasons of Misrule: Youth
Groups and Charivaris in Sixteenth-Century France », Past andPresent, 51,1971, p. 41-75; E.P. Thompson,
« ' R o u g h Music': le charivari anglais», Annales E.S.C., 27, 2, 1972, p. 285-312. Pour des références
supplémentaires, voir Roger Pinon, « Qu'est-ce qu'un charivari? Essai en vue d'une définition opératoire»,
Kontakte und Grenzen. Probleme der Volks-, Kultur- und Sozialforschung. Festschrift für Gerhard Heilfurth,
Göttingen, 1969, p. 393-405.
5. Staatsarchiv München (StAM), Regierungsakten (R.A.), 28867.
« Haberfëldtreiben » dans 1'Oberland bavarois 287

de vers rimés (le Sundenregister ou catalogue des péchés) avec accompagnement ininterrompu
de rough music. On faisait donc en sorte que le reste du village fût dûment informé des
méfaits de ceux qui étaient mis ainsi au pilori. Souvent, le rituel culminait en un serment
d'allégeance des participants à leur seigneur, l'empereur Charlemagne, figure éminente du
folklore européen 6 . Les Haberfeldtreiber se dispersaient alors, aussi vite et secrètement
qu'ils s'étaient rassemblés, retournant dans la nuit, disait-on, vers la demeure de Charle-
magne, cachée dans l'Untersberg près de Berchtesgaden 7. Ce type de cérémonial était
caractéristique d'une forme de justice populaire et de contrôle social/collectif que l'on a pu
observer dans de nombreux pays. A y regarder de plus près, cependant, le Haberfeldtreiben
de la fin du xix e siècle fait apparaître d'autres caractéristiques qui, en plus de son canton-
nement géographique, peuvent le différencier des autres types de charivari, en même temps
qu'elles contribuent à expliquer sa persévérante vitalité.
Un des traits essentiels qui distinguent le Haberfeldtreiben est son fréquent déclen-
chement en vue de punir ceux qui se rendaient coupables d'un comportement sexuel consi-
déré comme inadmissible. Bien sûr d'autres « crimes » tombaient sous le coup de cette forme
de répression : on ne s'étonnera pas de rencontrer en Bavière un Haberfeldtreiben occasion-
nellement dirigé contre un brasseur local en raison de la médiocrité de sa bière 8 . Mais c'est
là l'exception qui confirme la règle. Les faits indiquent sans conteste que cette pratique
s'adressait presque exclusivement à ceux que l'on jugeait avoir contrevenu aux règles accep-
tées de moralité sexuelle. On peut difficilement savoir s'il en a toujours été ainsi, mais des
Haberfeldtreiben repérés dès 1717 confirment cette préoccupation 9 . A première vue il n'y
a rien là de très surprenant, puisque les charivaris et autres rituels d'une société rurale
avaient souvent pour objet les relations entre individus, y compris à l'intérieur du couple
marié. Mais les charivaris d'autres régions étaient souvent déclenchés contre des compor-
tements spécifiques qui, à en juger par le peu que l'on sait, ne semblent pas avoir suscité de
Haberfeldtreiben : par exemple, des unions de conjoints d'âges très dissemblables, ou, parti-
culièrement en France, le remariage des veuves. Contrairement à nombre de variantes bien
attestées de Katzenmusik, le Haberfeldtreiben semble n'avoir jamais été associé à des céré-
monies relevant d'une forme de célébration. Toujours, on le trouve intimement lié à la
punition, au mépris et à la dérision publique des « mécréants » : la vive réaction du gouver-
nement en témoigne clairement. Étant données nos connaissances actuelles, il semble donc
difficile d'interpréter le Haberfeldtreiben du xix e siècle comme un agent de préservation d'un
système complexe et bien défini de rapports sociaux, agissant dans le cadre familial ou
communal. Il résulterait plutôt de traditions et de circonstances locales. La question des
seconds mariages en offre une bonne illustration.
La préoccupation manifestée par le charivari français à l'égard des secondes noces est
bien connue, alors que dans d'autres pays elles ne suscitent pas, en général, de réaction sous
la forme en quelque sorte judiciaire du charivari. Jamais apparemment les Haberfeldtreiber
n'ont considéré qu'un tel événement méritât les égards du rituel qu'ils préparaient avec tant
de soin. Cela peut s'expliquer par le fait qu'en Bavière méridionale, le remariage avait lieu
fréquemment tôt après la mort d'un conjoint. On observait rarement la coutume d'une année
de veuvage. Les impératifs économiques et la dépendance des exploitations agricoles, vis-à-
vis de la cellule familiale, faisaient du remariage rapide la solution la plus réaliste aux

6. Norman Cohn, The Pursuit of the Millenium, Londres, 1970, p. 70: dans la note 18, remarque sur
la croyance, très répandue au Moyen Age, que Charlemagne n'était pas mort et dormait dans une crypte
d'Aix-la-Chapelle ou sous une montagne, jusqu'à son retour en ce monde.
7. Voir aussi F. Panzer, Bayerische Sagen und Bräuche, Ed. W.E. Peuckert, Göttingen, 1954.
8. Bayerisches Hauptstaatsarchiv München (AStAM), M. Inn., 72658 (Rapport du 27.9.1892).
9. Zipperer, op. cit., p. 10-79.
288 I. Farr

problèmes créés par le décès prématuré d'un conjoint 10 . Les besoins financiers l'empor-
taient clairement sur le scrupule religieux. En outre, au xix e siècle, la répartition par sexes
était sensiblement inégale dans les régions alpines bavaroises, une nette tendance au surplus
naturel de population masculine se manifestant de façon frappante dans des régions comme
celle de Miesbach. Ce déséquilibre était particulièrement évident au sein des cohortes en
âge de se marier. Le surplus d'hommes de cet âge qui résultait d'une telle situation pourrait
également expliquer pourquoi le remariage ne devint jamais la cible de I'animosité popu-
laire, encore qu'une analyse approfondie serait ici nécessaire. Un regard attentif découvre
par conséquent que la diversité des actions des Haberfeldtreiben peut avoir été induite par
des facteurs économiques et démographiques propres à la région. Comme il n'existe pas
jusqu'à présent de signes patents que le Haberfeldtreiben ait été institué pour assurer l'obser-
vation des devoirs religieux et des obligations collectives, on en revient à l'insistance qu'il
met à punir la licence des mœurs, l'adultère, etc. Il arrivait fréquemment que plusieurs
habitants de tel ou tel endroit soient publiquement stigmatisés à l'occasion d'un Haber-
feldtreiben (procédure en soi inhabituelle pour un charivari, et qui mériterait plus de recher-
ches que nous ne pouvons en effectuer ici). La plupart étaient condamnés pour incontinence,
un fermier par exemple qui exigeait de sa servante plus que les devoirs normaux de son
service 11 ... Des couplets libertins, à l'évidence bien connus en plusieurs régions de Bavière
méridionale, peuvent avoir inspiré les airs si gaillardement chantés par les Haberfeldtreiber.
On pourrait envisager également des liens ténus avec la coutume, fréquente en Bavière,
suivant laquelle les jeunes filles qui avaient perdu leur pucelage étaient emmenées nui-
tamment par les jeunes hommes du village, dans un champ d'avoine (Haberfèld). On ren-
voyait la fille chez elle après une Katzenmusik. Ce Treiben ins Haberfeld devenait automa-
tiquement un symbole de virginité perdue, en lieu et place d'autres variantes de sens iden-
tique, telles que l'imposition d'un bandeau ou d'une couronne de paille, emblème sans
ambages de fertilité 12 . Il est d'autres domaines où l'on pourrait se hasarder à voir une
convergence du folklore traditionnel avec les manifestations tardives du Haberfeldtreiben.
Mais en raison des limites de notre savoir, il est probablement plus sage de ne pas rechercher
à tout prix des connexions ou des précédents. Qu'elle ait été ou non sa fonction primordiale,
ce qui réclame d'abord une explication, c'est la préoccupation du Haberfeldtreiben pour la
moralité sexuelle, soit comme cause, soit comme paravent servant à légitimer d'autres acti-
vités. Dans la première hypothèse, on pourrait s'attendre à ce que les caractéristiques du
Haberfeldtreiben reflètent des traits significatifs des coutumes locales. Voici justement,
d'emblée, une coïncidence curieuse : au début du xix e siècle, on observe en Bavière, comme
dans d'autres régions du sud de l'Allemagne et en Autriche, un taux d'illégitimité extrê-
mement élevé. L'augmentation du nombre de bâtards atteignit de singulières proportions
à cette époque en Bavière méridionale : vers 1860, le taux brut d'illégitimité était d'au moins
20 pour 100 naissances d'enfants vivants, ce qui excédait de loin les niveaux constatés dans
beaucoup de régions d'Europe occidentale. Souvent, cette multiplication était contreba-
lancée par un taux considérable de mortalité infantile. Peut-être que le fait de savoir à
l'avance qu'une forte proportion d'enfants conçus étaient voués à la mort peu après leur
naissance, a eu des répercussions sur les conduites sexuelles et le contrôle des naissances ;
mais par ailleurs, le défaut de soins aux nourrissons et l'infanticide peuvent avoir été adoptés
comme méthode de contrôle démographique. Il est clair en tout cas que la fréquence des

10. J. Knodel, « Two and a half centuries of demographic history in a Bavarian village », Population
Studies, 24, 3, 1970, p. 364-365; W.R. Lee, Some Economic and Demographic Aspects of Peasant Society
in Oberbayern from 1752 to 1855, with special reference to certain Estates in the former Landgericht Kranz-
berg, Ph. D. diss., Oxford, 1972, p. 404.
11. AStAM, M. Inn, 72659 (Rapport du 17.11.1899).
12. Schmeller, op. cit., 1/1033-4, 11/852; George Phillips, Ueber den Ursprung der Katzenmusiken,
Freiburg, 1849, p. 14 sq.; J. et F. Grimm, Deutsches Wörterbuch, Leipzig, 1877, vol. 4/II, p. 81 sq.
« Haberfeldtreiben » dans Ï Oberland bavarois 289

bâtardises était élevée, non moins que les alarmes que le phénomène suscitait chez les réfor-
mateurs d'alors, membres du clergé ou notables. L'abondante documentation de cette époque
montre que l'anxiété était réelle au sujet du déclin des normes de comportement sexuel et de
la moralité. Ces faits, combinés avec des niveaux paradoxalement élevés d'illégitimité dans
une région caractérisée par le conservatisme, un relatif retard économique et la rigueur
morale d'un catholicisme strict, ont conduit les historiens à se tourner vers la Bavière comme
terrain propice à l'étude des relations sexuelles et des rapports entre individus. Ce n'est
pas le lieu ici d'entreprendre l'examen approfondi des interprétations les plus récentes, reste
que l'existence du Haberfeldtreiben dans une région à taux d'illégitimité élevé soulève
nombre de curieuses questions. On a voulu rendre compte de la fréquence des bâtardises
par la diffusion des idées néo-malthusiennes et par les dispositions légales adoptées au début
du xix e siècle afin de prévenir la menace d'une crise démographique sur les petites commu-
nautés rurales de l'Allemagne du Sud 1 3 . On peut douter cependant que les restrictions au
mariage aient constitué un facteur décisif d'encouragement à l'illégitimité, elles n'ont fait
qu'accentuer des tendances existantes.
Un second argument fait coïncider le taux élevé de naissances illégitimes avec la rupture
des contrôles religieux et de l'emprise du clergé après 1800, ainsi qu'avec la sécularisation
des règles du jeu social 14 . On présume par là, peut-être à tort, qu'avant la mise en œuvre
de cette sécularisation, Église et laïcs partageaient le même système de valeurs, quant aux
relations entre individus. Shorter s'est montré plus ambitieux dans son essai d'interprétation
des fréquences croissantes de bâtardises comme composante d'une révolution naissante
dans les comportements sexuels : au cours de celle-ci, les processus de transformation de
l'agriculture capitaliste, l'urbanisation, l'enseignement et la centralisation étatique ont eu
pour répercussions des transformations majeures de la sexualité, de la liberté culturelle et
du degré d'intimité dans les relations entre jeunes l s . Lee a récemment émis des doutes sur
la validité de cette hypothèse et de quelques autres, soulignant que la bâtardise et l'illégitimité
n'étaient pas en conflit avec les normes de la morale traditionnelle. Dès lors, au lieu d'appa-
raître comme des bouleversements radicaux dans les comportements admissibles, elles ne
feraient que traduire la suppression de diverses contraintes légales et économiques affectant
les naissances illégitimes 16 . On ne manque pas, en eifet, de preuves d'une tolérance géné-
ralisée pour les bâtards au sein de la société. Dès lors il semble inconcevable qu'un niveau
d'illégitimité aussi élevé ait pu trouver grâce devant un ostracisme pratiqué avec quelque
sévérité.
Si l'illégitimité reflétait vraiment un changement fondamental affectant aussi bien les
valeurs que le comportement, on pourrait s'attendre à une transformation dans la manière
dont les rapports sexuels préconjugaux s'effectuaient coutumièrement dans les sociétés
traditionnelles. Une révolution sexuelle aurait entraîné une désaffection pour ce type de
rencontres organisées entre fiancés qui, par le passé, avaient été notoirement à l'origine de
nombreuses naissances. En fait, on observe en Bavière, au début du xix e siècle, la survivance

13. J.E. Knodel, « L a w , Marriage and Illegitimacy in Nineteenth-Century Germany», Population


Studies, 20, 1967, p. 279-294; Mack Walker, German Home Towns. Community, Estate and General Estate,
1648-1871, Ithaca, 1971, p. 338 sq., 398 sq.
14. F.M. Phayer, Religion und das gewöhnliche Volk in Bayern in der Zeit von 1750-1850, Munich,
1970.
15. Shorter, op. cit., passim. Pour sa discussion du cas bavarois, voir «Illegitimacy, Sexual Revolution
and Social Change in Modern Europe », Journal of Interdisciplinary History, 2,2, 1971, p. 237-272; « Sexual
Change and Illegetimacy: the European Experience», dans R.R. Bezucha, 6d., Modern European Social
History, Lexington, 1972, p. 231-269; « ' L a vie intime'. Beitrage zu seiner Geschichte am Beispiel des
kulturellen Wandels in den bayerischen Unterschichten im 19. Jahrhundert», dans P.C. Ludz, 6d., Sozio-
logie und Sozialgeschichte (Opladen), p. 530-549.
16. W.R. Lee, « Bastardy and the Socioeconomic Structure of South Germany », Journal of Inter-
disciplinary History, 7, 2, 1977, p. 416 sq.
290 I. Farr

massive et même la prolifération du phénomène de bundling (Shorter). En Haute-Bavière,


le Heimgarten, comme on l'appelait, était une pratique presque générale dans les classes
les plus pauvres, à mesure que les jeunes se montraient de plus en plus attirés par la danse,
la mode et le sexe opposé, c'est du moins ainsi qu'en jugeait le clergé local 17 . Étant donné que
la coutume du bundling faisait partie de la vie rurale traditionnelle, l'intensification qu'on
lui attribue au xix e siècle ne peut avoir résulté d'un changement de comportement, mais
plutôt d'une modification d'attitude de la part de ceux, notables ou prêtres, qui nous ont
laissé leurs impressions sur la dégénérescence morale des jeunes et des pauvres.
Comment situer le Haberfeldtreiben dans cet écheveau contradictoire? Si nous présu-
mons derechef que l'illégitimité reflète bien des changements importants et la diffusion de
nouvelles normes de comportement, comment se fait-il que le Haberfeldtreiben persiste,
alors qu'il soutient en apparence un idéal dépassé de moralité sexuelle? Dans ce cas, il ne
pouvait faire moins que réagir contre la licence grandissante, en adoptant par exemple des
attitudes plus puritaines, ou en prenant le relais des autorités locales ou religieuses, qui
négligeaient de punir les délinquants. Et si le but du rituel était la dissuasion des relations
pré- ou extra-conjugales, alors son échec était patent. Au contraire, si nous acceptons l'idée
que la bâtardise ne constituait pas, en soi, un élément significatif de la révolution sexuelle, et
que les sanctions prises à cet égard par la famille ou la collectivité étaient peu nombreuses,
à quoi donc pouvait bien servir cette coutume du Haberfeldtreiben, dont l'adversaire déclaré
était le « déviant » sexuel ? Incarnait-elle la continuité d'une régulation imposée par les
jeunes gens dans les siècles antérieurs, ou, hypothèse plus fragile encore, une forme ultime
de répression pour rupture inqualifiable des préceptes de comportement, ou pour perversion
sexuelle? Quelques indications sur le type d'individus exposés à la vindicte des Haber-
feldtreiber nous seraient utiles, car on ne peut rien tirer de convaincant des données actuel-
lement disponibles. Selon un auteur, la grande majorité des victimes du « charivari » étaient
des paysans, des artisans ruraux et des marchands. Les prêtres, presque toujours, se trou-
vaient impliqués dans ce genre d'affaires, tandis que d'autres, comme les instituteurs, les
bourgmestres, les propriétaires ou les patrons d'usines, y figuraient rarement. Mais la fré-
quence des attaques dont ont pu faire l'objet les notables locaux (prêtres mis à part) peut
avoir été sous estimée en l'occurrence 18 . Une autre possibilité, qui mériterait elle aussi un
examen plus approfondi que celui auquel nous pouvons nous livrer ici, est la suivante : de la
part des participants à un Haberfeldtreiben, l'inconduite sexuelle n'aurait servi que de
prétexte à dissimuler d'autres sortes d'activités, une manière de légitimer leur action aux
yeux du reste de la collectivité.
Nous voilà donc devant maintes questions sans réponses, et peut-être sans réponses
possibles : seules des recherches ultérieures peuvent espérer les résoudre. Au stade actuel,
cependant, il est possible d'y voir plus clair si l'on met en cause nombre de conséquences
qui devraient normalement découler d'une interprétation « conventionnelle » du Haber-
feldtreiben : celle qui consiste, en gros, à y voir un rituel formaliste mis en œuvre essentiel-
lement par des jeunes au bénéfice de leurs propres intérêts mais aussi de ceux de la collec-
tivité. Une rapide étude des Haberfeldtreiben tardifs montre ce qu'une telle interprétation
peut avoir de trompeur. En particulier, les rôles respectifs de la jeunesse et de la communauté
à laquelle ils appartenaient méritent examen, en plus des contrastes déjà évoqués du Haber-
feldtreiben avec les autres types de charivaris.
Comme plusieurs gouvernements, celui de Bavière ne fut pas long à relier les séductions

17. Phayer, op. cit., p. 14, 158 sq. Voir également K.S. Kramer, Volksleben im Fürstentum Ansbach
und seinen Nachbargebieten (1500-1800), Würzburg, 1961, p. 221 sq., pour la Bavière centrale, et, du
même auteur, « Ältere Spuren burschenschaftlichen Brauchtums in Mittelfranken », Jahrbuch für frän-
kische Landesforschung, 20, 1960, p. 375-392.
18. Zipperer, op. cit., p. 85.
« Haberfeldtreiben » dans l'Oberland bavarois 291

du charivari à l'exubérance de la jeunesse 19 . Mais l'étude des âges et des activités d'un grand
nombre d'hommes amenés devant les tribunaux à la fin du xix e siècle montre que, dans une
première affaire, près de la moitié des accusés dépassaient la trentaine, tandis que dans une
seconde, dix-neuf seulement sur quatre-vingt-quinze n'atteignaient pas cet âge. De tels
chiffres traduisent probablement une évolution de la composition des groupes de Haber-
feldtreiber. Auparavant, dit-on, leur recrutement s'effectuait presque exclusivement parmi
les jeunes hommes non mariés de 16 à 30 ans, à la seule exception d'un paysan plus âgé,
responsable soit de l'organisation de la cérémonie, soit de la rédaction du Sundenregister.
Après 1875, cette situation peut avoir été affectée par l'influence de Hans Vogl, en raison de
laquelle des hommes mariés ont pris part au rituel 20. Notons d'ailleurs qu'en dépit de leur
plus grande maturité, nombre d'hommes poursuivis en justice vers 1890 étaient qualifiés
« fils de Untel » ou « manouvrier ». Ceci cadre bien avec l'appréciation des notables décla-
rant que « d'après (leur) expérience, la majorité des Haberfeldtreiber sont des fils de ruraux
continuant d'habiter sous le toit paternel, des commerçants, des domestiques et journaliers,
ainsi que des petits fermiers locataires » 21. Ni la police, ni les municipalités ne comptaient
voir survenir les Haberfeldtreiben en dehors de la période habituelle, de septembre à novem-
bre, c'est-à-dire après la fin des gros travaux agricoles : un Haberfeldtreiben printanier les
prenait parfois par surprise.
Avec de telles données, on voit mal comment interpréter le Haberfeldtreiben comme une
persistance des formes traditionnelles de biindling, à moins de donner au mot « jeunes »
un sens large qui inclurait, à côté de l'âge, d'autres facteurs comme l'appartenance de classe
et le statut social.
Dans la plupart des discussions consacrées à la fonction du charivari, on a beaucoup
insisté sur son importance en tant que mécanisme propre à neutraliser certains déséquilibres
ou conflits surgissant dans les relations de voisinage ou au sein des petites communautés
rurales. Ce ne semble pas avoir été le cas dans l'Oberland, particulièrement vers la fin du
siècle. De toute évidence, le Haberfeldtreiben n'était nullement l'expression spontanée d'un
ressentiment envers quelque espèce d'injustice. On préparait longtemps à l'avance, et avec
soin, ces expéditions nocturnes. Des placards annonçant l'imminence d'un Haberfeldtreiben
étaient souvent affichés publiquement, bien avant l'événement, et dans une aire géogra-
phique étendue. La plupart des Haberfeldtreiben ne requéraient qu'une trentaine de parti-
cipants, mais il arrivait que leur nombre se montât à deux ou trois cents. Il fallait assurément
une remarquable organisation pour faire en sorte que les participants se retrouvent à point
nommé, en particulier quand l'expédition devait durer cinq ou six heures. Ce haut degré
de préparation donne à penser que les Haberfeldtreiber pourraient être utilement comparés
à une sorte de société secrète, opérant nettement en marge des intérêts de la plupart des
communautés rurales, et même contre eux. On les évoquait souvent en Bavière sous le nom
de Habererbund, terme où traîne un parfum de mystique et d'exclusivisme. A aucun moment
le Habererbund n 'a pu rassembler plus de 2 000 membres 22 . On ne trouve pas trace de serments
particuliers ou de rites d'initiation qui auraient pu être imposés aux Haberfeldtreiber (ou
Haberer) pour les unir dans une forme de fraternité secrète 23 . En revanche, on peut penser
qu'il existait un noyau d'hommes qui se consacraient au maintien de la tradition et à sa
transmission orale à leurs fils. Au cœur du Bund on trouvait un maître (Meister) qui préten-
dait remonter à Charlemagne. Il était responsable de la supervision de chaque Haber-
feldtreiben, bien qu'il ne voulût pas nécessairement prendre le risque d'être présent à l'évé-
nement lui-même. Un exemple va nous permettre d'illustrer quelques-uns des traits que nous

19. StAM, R.A., 28865 (Rapport du 12.10.1893).


20. Zipperer, op. cit., p. 83.
21. Kreisamtsblatt von Oberbayern, 32, 13.1.1893. Voir aussi AStAM, M. Inn., 72658.
22. Sur la base de témoignages oraux recueillis par Zipperer, op. cit., p. 119 sq.
23. Comparer avec E.J. Hobsbawm, Primitive Rebels, Manchester, 1959, p. 150 sq.
292 I. Farr

venons d'évoquer. En novembre 1893, des placards apparaissent dans l'ensemble du district
de Miesbach, proclamant :
« Avis !
Le samedi 4 novembre, un grand 'Haberfeldtreiben' aura lieu près de Holzkirchen, dans
le district de Miesbach.
A moins que vous ne souhaitiez éprouver des malheurs grands ou petits, vous êtes
avertis par les présentes que ni les spectateurs ni la police ne doivent approcher des
Haberer ni de leur ligne de guet. Les Haberer ne toléreront en aucun cas de telles incar-
tades, et il n'est nullement exclu qu'un gendarme essuie des coups de feu, comme cela
est arrivé à Miesbach, ou même qu'il faille relever les corps de nombreux morts ou
blessés graves.
Le comité secret des 'Haberer' » 24
A en juger par ce texte, on comprend que le silence observé avec la police par la population
du cru, au sujet d'un Haberfeldtreiben survenu chez elle, puisse résulter autant de l'intimi-
dation que d'éventuels sentiments de solidarité collective. Les enquêtes policières donnaient
peu de résultats, car il fallait du courage pour faire face aux menaces de vengeance. A l'au-
tomne 1866, le déroulement d'un Haberfeldtreiben avait été interrompu par les policiers,
avertis par une dénonciation. Dans les jours qui suivirent, la ville dut lancer un pressant
appel en vue d'obtenir des renforts militaires, car les Haberer indignés menaçaient de se
venger sur la population locale, éventuellement par l'incendie 25. Cette tradition de violence
n'était pas nouvelle. La présence de nombreux participants armés caractérise fréquemment
les Haberfeldtreiben. Aucune cérémonie nocturne ne pouvait s'achever sans quelques salves
tirées, parfois par des centaines de coups de feu, de sorte que le vacarme s'entendait à des
kilomètres. Dans la plupart des cas, ce n'était qu'un mode d'intimidation de plus, adopté
pour effrayer les victimes comme les spectateurs. Parfois cependant, les fusils tiraient pour
de bon : vers la fin du xix e siècle on voit augmenter le nombre d'incidents où la police et
la troupe essuient des coups de feu, et il y a des blessés.
Les Haberer avaient coutume de condamner les portes des églises, là où ils voulaient
agir : cela empêchait les habitants de l'endroit ou les gendarmes de sonner le tocsin. Souvent,
on trouvait cloué sur la porte du clocher un avis menaçant de mort quiconque chercherait à
y entrer. L'abondance d'armes et de munitions disponibles était sans doute en étroite rela-
tion avec la chasse pratiquée dans les forêts de ces régions. La police soupçonnait aussi les
soldats en permission, ou nouvellement revenus du service, d'être à la fois des recrues pour
le Haberbund et de lui fournir des armes 26.
On s'explique mal quelles raisons précises ont pu motiver cette apparente vocation
à l'usage des armes à feu et aux rencontres violentes. Les Haberfeldtreiben se déroulaient
essentiellement dans la nuit du vendredi ou du samedi, et il ne serait probablement pas
absurde de les considérer comme une forme particulière de délassement de week-end, auquel
de vieilles traditions auraient alors servi de déguisement. Certains gendarmes des régions
concernées se disaient convaincus que l'objectif essentiel des Haberer était de tenir en alerte
les forces de police et l'armée, et que si les gardes nocturnes étaient supprimées, ces actes
de provocation cesseraient d'eux-mêmes. On ne peut douter que dans certains cas le Haber-
feldtreiben avait pour but exclusif d'exaspérer la police, mais cela ne peut avoir été la règle
générale. Peut-être aussi que la fièvre des réunions secrètes à nuit close, la chaleur des liens
d'amitié et le défi représenté par un affrontement possible avec l'autorité, sont devenus des
facteurs décisifs à la fin du xix e siècle.

24. StAM, R.A., 28865.


25. AStAM, M. Inn., 72658 (Rapports des 24-31.10.1866).
26. StAM, R.A., 28863, 28870.
« Haberfeldtreiben » dans /' Oberland bavarois 293

Ce genre de conflit avec les forces de l'ordre et l'État ne rencontrait pas, cependant,
l'adhésion de la majorité des citoyens. Plus les Haberer devenaient violents, plus ils cou-
raient le risque de s'aliéner le soutien local. Certains villages se montraient prêts à engager
des gardiens de nuit, malgré le poids de la dépense, afin de se mettre à l'abri des Haber-
feldtreiben ; d'autres rechignaient à prendre ces mesures alors que, disaient-ils, personne dans
leur canton n'avait été inquiété. Une plus grande tolérance régnait peut-être au cœur du
territoire des Haberer, mais on ne peut nier que le Haberfeldtreiben éveillait une hostilité
grandissante de la part des habitants de l'Oberland. Beaucoup pensaient que cette coutume
avait déchu par l'intrusion de comparses violents et indisciplinés. On le vit bien aux réactions
que suscita la tentative de remise en honneur du Haberfeldtreiben (avec rough music et coups
de feu), au lendemain de la Première Guerre mondiale, à Dettendorf. Même dans cette
région où les Haberer étaient traditionnellement chez eux, l'incident souleva force récri-
minations, car la participation de manouvriers et d'ouvriers d'usine fut considérée comme
une atteinte sacrilège à l'antique usage. Les plaintes se multipliaient à propos de l'intem-
pérance de la jeunesse locale : leurs salaires trop élevés leur permettaient de se dissiper
pendant leurs heures de loisirs dans les auberges et les théâtres 27 . Voilà que revivent les
jérémiades sur la dissolution des mœurs, si fréquentes quelques siècles auparavant... De
même, la bonne volonté mise par les indigènes à trahir les secrets des Haberer fut une cause
essentielle du succès de la police au milieu de la décennie 1890-1900. En juillet 1894, un
grand nombre d'« agriculteurs ordinaires » de Miesbach envoyaient une pétition aux
instances régionales du gouvernement, afin que les clubs de tir locaux soient dissous : à leurs
yeux, il ne pouvait faire de doute que ces associations étaient intimement associées aux
Haberer 28. Dès lors la tendance de ceux-ci à porter des manteaux longs et à se noircir le
visage peut avoir eu moins de rapports avec un déguisement rituel qu'avec la nécessité de
cacher leur identité aussi bien à la police qu'au public.
La manière dont les autorités ont réagi au Haberfeldtreiben montre qu'elles avaient
clairement conscience de la précarité des rapports entre Haberer et environnement rural.
Une décision de 1862 enjoignait aux communes (Gemeinde) de prendre à leur charge l'entre-
tien des gendarmes en surnombre et des gardiens de nuit, de même que l'indemnisation des
atteintes à la propriété résultant d'un Haberfeldtreiben. Parfois les organisateurs du charivari
se vengeaient d'un village en y organisant un Haberfeldtreiben dans le seul but d'entraîner
la communauté dans les frais de surveillance policière que l'autorité imposait d'ordinaire
après ce genre d'événement. Ce n'était guère le moyen, à la longue, de rendre les Haberer
plus sympathiques aux yeux des populations locales. Les journaux ne tardèrent pas à donner
leur appui à ces préoccupations officielles et à détruire l'illusion que le Haberfeldtreiben
n'était qu'une forme relativement inoffensive, voire bénéfique, de justice populaire. L'un
d'eux écrivait :
« En dehors du fait que les participants ne peuvent guère être considérés comme des
juges qualifiés de la moralité publique, le caractère que revêt désormais cette coutume
devrait la faire abhorrer de toute personne raisonnable et instruite (...). Malheureu-
sement, la Loi ne peut empêcher la publication des écrits qui dressent le catalogue des
prétendus péchés de leurs victimes, sans quoi il ne fait pas de doute que l'opinion
publique serait encore plus horrifiée par des procédés si criminels et si vils. » 29
La méthode adoptée par les autorités porta ses fruits. Le Haberfeldtreiben aurait peut-être
fini par s'éteindre de lui-même, en tout cas la police et l'administration locale réussirent à
réduire encore ce qui pouvait subsister de sympathie pour les Haberer en quelques endroits.
Les perturbations causées par les arrestations de 1895-1896 et les lourdes peines infligées

27. AStAM, M. Inn., 72659 (Rapport bi-hebdomadaire, 30.9.1922); Miesbacher Anzeiger, 28.9.1922.
28. StAM, R. A., 28863 (Pétition de juillet 1894).
29. Augsburger Abendzeitung, n° 239, 19.10.1894.
294 I. Farr

à quelques organisateurs marquent la fin de la dernière vague de Haberfeldtreiben attestée.


Comme on l'a vu, les tentatives faites pour rendre un nouveau souffle à la coutume, dans
la lourde atmosphère politique du début des années 1920, furent un échec.
Du fait que le Haberbund peut être considéré comme une organisation fortement inté-
grée, opérant dans une certaine mesure en dehors du cadre de la collectivité locale, on
pourrait supposer avec assez de vraisemblance qu'il a pu servir de foyer d'opposition au
régime politique en vigueur, ou d'extension de la violence rurale 30. Jusqu'à présent, les
indices restent bien maigres à cet égard et l'on ne risquera des conclusions qu'avec beaucoup
de prudence. On connaît des cas où les Haberfeldtreiben furent utilisés contre des fermiers
qui versaient des salaires trop bas à leurs ouvriers agricoles ; ou encore contre de grands
propriétaires qui accaparaient les petites fermes mises en vente 31 . Mais en somme, il n'y
a pas grand-chose pour indiquer des relations tant soit peu régulières des Haberer avec le
luddisme rural et autres mouvements de ce genre. Par contre, leur affinité est beaucoup plus
nette avec des organisations et des partis qui ne déguisaient pas leur orientation politique.
Il faudra d'autres recherches pour établir la solidité de ces liens et mesurer le rôle éventuel
du Haberfeldtreiben dans la politisation de la paysannerie de Bavière méridionale, autour
de 1895. Au stade actuel, cependant, on peut avancer sans trop de risques que les Haberer
avaient la bienveillance de groupes politiques, tels que la Ligue paysanne ou les sociaux-
démocrates, qui étaient en opposition avec la bureaucratie libérale de même qu'avec l'étouf-
foir politique incarné par le Parti catholique du Centre. Quoi qu'il en soit, vers 1922 les
sympathies politiques des Haberer s'étaient tournées vers l'extrême droite antisémite. Le
Sündenregister du Haberfeldtreiben de Miesbach abreuvait d'insultes presque tous les
hommes politiques d'Allemagne et de Bavière, ceux de gauche comme ceux du centre. Et
pourtant, malgré son orientation politique et antisémite sans équivoque, ces strophes
expriment toujours le souci caractéristique et insolite de la préservation des valeurs morales 32.
Étant donné le peu que nous savons sur la structure et les mentalités de la société rurale
allemande, il ne faut pas trop s'étonner que le présent essai n'ait guère fait plus que poser
des questions, souligner des incertitudes, ou révéler quelques paradoxes curieux. Si une
modernisation effective des attitudes envers le comportement sexuel a bien eu lieu, le rôle
joué par le Haberfeldtreiben présente une ambivalence, puisque d'une part, il condamne le
libertinage, et que d'autre part, il s'en prend à l'influence grandissante de l'État. Si, au
contraire, la mentalité populaire a peu évolué, il n'est pas plus facile d'évaluer le rôle comme
les motivations des Haberer. Par ses caractères extérieurs, leur rituel pouvait séduire les
romantiques, mais la violence de ses méthodes ne pouvait que lui aliéner de plus en plus
le soutien des habitants. A première vue, son objectif essentiel paraissait être la sanction
de l'indignité sexuelle, mais cet objectif peut n'avoir été qu'une façade, ou le véhicule d'une
solidarité de groupe liée aux conflits de classe, ou d'âge, ou d'une collectivité avec une autre.
Le Haberfeldtreiben a réussi à survivre en raison de sa forte composante de tradition orale
et de son organisation rigoureuse, mais finalement il a été trahi de l'intérieur de ses propres
rangs, et aussi en raison de son goût pour les affrontements violents.
On ne peut espérer résoudre certains de ces problèmes que par une étude beaucoup
plus approfondie de ces communautés alpines et de leur structure socio-démographique.
Elle devra tenir compte des découvertes de plusieurs générations d'écrivains folkloristes et
évaluer l'importance de facteurs locaux, tels que les droits de chasse. Cela fait tant d'incer-

30. Les petits fermiers des campagnes du Pays de Galles, ceux-là même qui devaient plus tard être
au cœur des « Rebecca Riots », étaient fortement impliqués dans les affaires d'intimidation de proprié-
taires (envoi de lettres de menaces et brûlement d'effigies), voir D. Jones, Before Rebecca. Populär Protests
in Wales 1793-1835, Londres, 1973, p. 61 sq.
31. Kaltenstadler, op. cit., p. 33.
32. Miesbacher Haberfeldtreiben 1922, Faschingsausgabe des Miesbacher Anzeiger.
« Haberfeldtreiben » dans V Oberland bavarois 295

titudes sur ce type particulier de charivari, que le mieux peut-être sera de laisser le dernier
mot aux ultimes versifications des Haberer eux-mêmes, en 1922 :
« Trente ans, voilà trente longues années
Que le dernier Haberfeldtreiben fut vu.
Vilainement ils nous ont abattu,
Le tribunal et le pandore...
Depuis, ils ont vécu assez pour le regretter,
Car sur notre terre tout marcherait bien autrement,
Si cette vieille coutume n'avait été bannie.
Avec honneur et par les armes, par la vertu et par le sang
Tous les malins présomptueux seront punis.
Aussi bien que le crime, le scandale et le déshonneur,
Par nous, les vengeurs de l'Oberland. » 3 3

33. Ibid.
Le charivari et les usages
de réprimande en Allemagne
État et perspectives de la recherche

ERNST HINRICHS

Ni les historiens, ni les folkloristes allemands ne se sont beaucoup occupés du charivari et


des usages semblables. Bien sûr, dans les dictionnaires, les revues et les collections du folklore
allemand du xix e et du xx e siècle, on trouve de nombreuses allusions à ces usages dans
différentes régions allemandes ; bien sûr aussi, plusieurs articles scientifiques ont présenté
des cas isolés et certains aspects du charivari, après l'heureuse découverte d'une source ou
d'une description historique précieuses. Mais il nous manque des études régionales ou locales
fondées sur une documentation riche et précise, ne décrivant pas seulement un ou deux cas
isolés, mais toute une tradition d'usages de réprimande qui pourrait nous renseigner sur
leurs formes, leurs prétextes et leurs fonctions sociales.
Seul le Haberfeldtreiben de la Haute-Bavière, usage très vivant et très connu en Alle-
magne au xix e siècle et qui se classe sans doute — malgré ses formes spéciales et typiquement
bavaroises — parmi les types européens du charivari, a été l'objet de descriptions littéraires
et d'analyses scientifiquesx. Mais celles-ci se sont bornées plus ou moins à des questions et
problèmes qui ne sont plus au centre de la recherche actuelle sur le charivari : les formes
extérieures du Haberfeldtreiben, son histoire et ses backgrounds « culturels » et « mytholo-
giques ». Par contre, elles négligent le plus souvent ce qui nous intéresse actuellement dans
une perspective sociologique et socio-historique : la fonction sociale des usages de répri-
mande, leur signification dans la vie familiale et sociale des populations préindustrielles,
leur efficacité comme instrument de contrôle social visant spécialement les groupes de jeu-
nesse, leur fonction face à un public essentiellement non- ou pré-bourgeois.
Comme je n'ai pas été en état d'effectuer, avant le début du colloque, toutes les recher-
ches souhaitables (qui n'ont même pas été envisagées par les folkloristes et les historiens
allemands), j'ai dû me borner, pour ce rapport, à un but extrêmement limité. En rassemblant
les notes plus ou moins importantes des manuels folkloriques des xix e et xx e siècles, en
résumant les quelques monographies sur le Haberfeldtreiben et en analysant certaines théo-
ries des folkloristes allemands modernes sur le charivari et, plus généralement, sur le phéno-
mène de la réprimande, je voudrais, en me fondant sur l'article fondamentald'E.P. Thompson
dans les Annales 2, essayer de classer nos pauvres connaissances sur le charivari en Alle-
magne dans le cadre de la recherche internationale actuelle.

1. Cf. Georg Queri, Bauernerotik und Bauernfehme in Oberbayern, Munich, 1969, réédition d'une
édition privée de 1911, cité d'après une édition en livre de poche, Munich, 1975; Falk W. Zipperer, Das
Haberfeldtreiben. Seine Geschichte und seine Deutung, Weimar, 1938; Wilhelm Kaltenstadler, Das Haber-
feldtreiben: Brauch, Kult, Geheimbund, Volksjustiz im 19. Jahrhundert, Munich, 1971.
2. E.P. Thompson, «'Rough Music': le charivari anglais », AnnalesE.S.C., 27, 2,1972, p. 285-312.
Le charivari, École des Hautes ÉtudeslMouton, pp. 297-306.
298 E. Hinrichs

Après un coup d'œil rapide sur le vocabulaire du charivari en Allemagne (1), je parlerai
d'abord de la « répartition géographique » des usages de réprimande (2), puis des formes
extérieures (3) et des motifs et prétextes (4), pour présenter enfin quelques hypothèses sur sa
fonction sociale ou mieux ses fonctions sociales (5).

1. Le vocabulaire

En Allemagne, il n'y a pas de terme générique semblable à « charivari » ou rough music.


Puisque le bruit a joué très souvent un rôle extrêmement important pendant le déroulement
de la cérémonie, le mot Katzenmusik est devenu l'appellation la plus connue et la plus
répandue 3 . Mais comme il y a eu, dans les communautés de paysans et d'artisans allemands,
assez d'actions de réprimande sans qu'une grande foule de voisins s'assemble et sans que
le bruit intervienne, le mot Katzenmusik ne s'est pas imposé universellement. En plus, même
là où l'arsenal des instruments typiques du charivari « bruyant » (poêles, fusils, outils de
fer, etc.) est présent pendant l'action, on ne l'appelle pas toujours Katzenmusik, mais on se
sert d'une appellation locale ou régionale comme Rappeln, Ausspielen ou Fenstereinschlagen
dans l'ouest de l'Allemagne. C'est ainsi que le mot français « charivari » s'est introduit dans
certaines régions de l'extrême ouest de l'Allemagne comme, par exemple, dans la Sarre et,
bien sûr, aussi dans les pays germanophones comme l'Alsace 4 .
C'est sûrement à cause de la diversité extrême des appellations (et des formes) du chari-
vari en Allemagne que les folkloristes allemands ont pris l'habitude de se servir de l'expres-
sion désignant le « but » du charivari — la réprimande — comme terme générique de tous les
usages 5 . Même si l'on risque ainsi de s'engager dans une interprétation a priori de la fonction
de l'usage, il semble bien que le terme « usage de réprimande », très courant dans la litté-
rature folklorique et juridique allemande, puisse être retenu.

2. La répartition géographique

Comme Karl-S. Kramer l'a souligné dans son Grundriss einer rechtlichen Volkskunde, la
réprimande doit être regardée comme phénomène social universel existant un peu partout,
indépendamment des formes dans lesquelles elle s'est exprimée et s'exprime toujours 6. En
Allemagne, elle n'est même pas toujours restée un trait de l'autogestion des communautés
villageoises. A ceitaines époques de l'histoire moderne, des cours de justice comme les
Ruggerichte en Souabe et en Franconie, ou le Landgericht de Hanovre, ont organisé une
« justice de réprimande » qui visait, en partie, les mêmes faits et les mêmes « délits » que
le charivari 1 .
Pourtant, il faut bien distinguer plusieurs cas : ou le désir de réprimander s'est borné
à certaines actions spontanées ; ou il a trouvé à certaines époques, le chemin d'une justice
quasi officielle ; ou il a acquis, au cours du temps, le caractère d'un véritable usage devant,

3. Cf. George Philipps, Über den Ursprung der Katzenmusiken. Eine canonistisch-mythologische Abhand-
lung, Fribourg-en-Brisgau, 1849.
4. Nikolaus Fox, Saarländische Volkskunde, Bonn, 1927, p. 368; Alfred Pfleger, « Charivari und
Eselritt», Mein Elsassland, 1, 1920-1921, p. 421-422; cf. aussi Karl Meuli, « Charivari », Festschrift Franz
Dornseiff, Leipzig, 1953, p. 231-243.
5. Cf. Karl-S. Kramer, Grundriss einer rechtlichen Volkskunde, Göttingen, 1974, p. 70 sq.; Martin
Scharfe, « Zum Rügebrauch », Hessische Blätter für Volkskunde, 61, 1970, p. 45-68.
6. Kramer, Grundriss..., op. eil., p. 70 sq.
7. Cf. Götz Landwehr, Die althannoverschen Landgerichte, Hildesheim, 1964 (Quellen und Darstellun-
gen zur Geschichte Niedersachsens, 62), p. 38 sq.
Le charivari en Allemagne 299

d'après Kramer, satisfaire à quatre exigences principales : existence d'un groupe qui pratique
cet usage; existence d'un cadre géographique (village, faubourg, ville, petite région) où
l'usage a été pratiqué pendant un temps continu ; sujétion de l'usage à une certaine tradition
de la pratique ; sujétion de l'usage à certaines dates du calendrier ou à certaines occasions 8 .
En ce sens, des usages de réprimande ont existé en Allemagne dans les régions de
l'Ouest, du Sud-Ouest et du Sud. Si les manuels folkloriques mentionnés ci-dessus sont
corrects, on connaît des usages de réprimande de Detmold au nord-est de la Westphalie, à
travers la région de la Ruhr, le Sauerland, le Bergisches Land, les montagnes de l'Eifel et du
Hunsriick jusque dans la Sarre ; de la Basse-Rhénanie à travers la région autour de Mayence,
les villages de la Souabe et de la Franconie jusque dans la région des Haberer autour de
Rosenheim et Tegernsee en Haute-Bavière. Par contre, les preuves sont rares pour le Nord
et le Nord-Est de l'Allemagne ou elles y manquent complètement.
Ce tableau de la répartition géographique des usages de réprimande pourrait donner
lieu à des spéculations historico-religieuses. Bien sûr, je ne pense pas à une explication
simpliste liant l'existence d'un tel usage à celle d'une religion (ou confession) essentiellement
ritualiste comme le catholicisme. Mais il serait bien possible que la tradition du charivari
se soit plus facilement maintenue dans une région où les fêtes religieuses en étaient souvent
l'occasion, que dans une autre où la pratique des cérémonies religieuses s'est perdue après
la réforme. Encore aujourd'hui, le « carnaval » ou la Fastnacht dans l'Allemagne catholique
contiennent, dans leurs chevauchées humoristiques, assez d'éléments de réprimande, comme
Martin Scharfe l'a très bien montré 9 .
Mais il est évident qu'il faut se garder de toute interprétation mécanique. Les chevau-
chées de carnaval ne donnent pas forcément lieu à des manifestations de réprimande ; tous
les pays catholiques allemands n'ont pas connu le charivari ! Là où nous disposons de sources
sûres sur des cas singuliers, elles nous prouvent l'existence de l'usage pour un village, plus
rarement pour une ville. Le cas isolé nous montre très bien que le phénomène et la pratique
de la réprimande ont été connus, mais ni si un véritable usage en est né, ni si un village (une
ville) dix ou vingt kilomètres plus loin les a connus aussi. Un observateur du xix e siècle qui
parle du Hennenreiten en Souabe remarque avec étonnement que cet usage, qui était un vrai
charivari, s'est borné à une toute petite région « autour d'Ellwangen », tandis que les gens
du voisinage même immédiat ne le pratiquaient pas, voire n'en savaient rien 10 .
Il est nécessaire, comme E.P. Thompson et, plus récemment, D. Sabean l'ont souligné
à juste titre u , de connaître chaque cas de charivari et son « histoire » pour examiner ensuite
la répartition géographique de ces usages.

3. Les formes

En ce qui concerne les formes des usages de réprimande en Allemagne, dans les différentes
régions de l'Ouest et du Sud, leur diversité échappe à qui s'en tient uniquement au modèle
du charivari et de la Katzenmusik. Georg Queri, journaliste bavarois du début du xx e siècle,
et qui nous a donné une précieuse description de certains Haberfeldtreiben, énumère, outre
cet usage localisé dans la Haute-Bavière, onze usages supplémentaires pour la seule Bavière 12

8. Kramer, Grundriss..., op. cit., p. 78.


9. Martin Scharfe, « Rügebräuche », Dörfliche Fasnacht zwischen Neckar und Bodensee (Volksleben 12),
Tübingen, 1966, p. 196-266.
10. Beschreibung des Oberamtes Ellwangen, t. 1, Stuttgart, 1886, rééd. de 1963, p. 173.
11. Cf. E.P. Thompson, « ' R o u g h Music'... », art. cit., p. 303-304; David Sabean, «Verwandtschaft
und Familie in einem württembergischen Dorf 1500-1870: einige methodische Überlegungen », in Werner
Conze (ed.), Sozialgeschichte der Familie in der Neuzeit Europas, Stuttgart, 1976, p. 231-246; ici spécialement,
p. 233-234.
12. Queri, Bauernerotik..., op. cit., p. 12 sq.
300 E. Hinrichs

(Ausspielen, Wassertauche, Mauermachen, Sâgespânestreuen, Lodererstellen, Mistwagenstel-


len, Dorflitaneien, Feuerscheibentreiben, etc.). Je ne peux pas entrer dans une analyse étendue
de tous ces usages qui n'ont pas toujours eu un caractère méchant, et sont ainsi devenus très
rarement l'objet d'une enquête de la police ou des cours de justice. On peut même dire que
les populations allemandes pré-industrielles avaient à leur disposition tout un système
d'usages plus ou moins « secrets » pour contrôler le comportement sexuel des membres de
la société villageoise. Et probablement, les grandes actions spectaculaires comme le Haber-
feldtreiben et la Katzenmusik n'étaient que le sommet d'un iceberg dont nous savons quelque
chose parce qu'elles entraînaient, par leur caractère cérémonieux et bruyant, les enquêtes
et la répression des institutions de l'État et de l'Église.
Si l'on ne considère pas seulement la Bavière, mais aussi les autres régions où les formes
des usages de réprimande étaient probablement moins diverses et moins riches, on pourrait
établir un classement qui contient cinq groupes principaux :
1) La vraie Katzenmusik qu'on trouve sous ce nom ou sous les appellations régionales
ou locales ci-dessus indiquées: le Tierjagen, Ausspielen ou Rappeln dans le Bergisches
Land; le Rappeln dans le Sauerland; le Tierjagen dans la région du fleuve Ahr; le
Schaware dans la Sarre et le Hennenreiten dans la Souabe 13 . On devrait compter
aussi le Haberfeldtreiben dans ce groupe. Tous ces usages se signalent par un bruit
relativement important, produit par n'importe quel instrument pendant une céré-
monie nocturne dirigée contre quelqu'un qui a enfreint (ou est réputé avoir enfreint)
les règles de la vie familiale et communautaire.
2) Les rites de passage comme le Eseltritt ou la Eselshochzeit qui étaient particulièrement
répandus dans la région de VEifeleX qui n'ont pas eu, me semble-t-il, de conséquences
trop graves pour les « victimes », mais sont restées dans le cadre rituel et folklorique
de la pratique du mariage 1 4 .
3) Tous les usages entraînant une violation plus ou moins importante de l'appar-
tement, de la maison ou de la propriété de la victime (« l'enlèvement du toit », le
« bris des fenêtres »). C'est avant tout « l'enlèvement du toit » qui a connu, dans
certaines parties de l'Allemagne, une tradition dense et vivante (la Hesse, la Fran-
conie, les environs de Mayence). Une tradition d'ailleurs qui se relie directement aux
formes médiévales des Hauszerstôrung et Hauswiistung15. Le but de l'action était
toujours le même : l'enlèvement d'une partie ou de toutes les tuiles de la maison
de la victime par l'action collective d'un groupe de représentants quasi officiels de
la communauté, auquel les habitants concédaient d'ailleurs le pouvoir de négocier
avec la victime afin d'éviter l'action spectaculaire contre sa propriété 16 .
4) Les actions de réprimande touchant directement le corps de la victime et le traitant
d'une manière plus ou moins « pédagogique ». Parmi ces usages de formes très
diverses, se distingue le rite connu et répandu du «plonger dans l'eau » (Wasser-

13. Cf. Otto Schell, Bergische Volkskunde, Elberfeld, 1924, p. 133-134; Heinrich Gathmann, « D a s
Rappeln», Heimatblätter der roten Erde, 4, 1925, p. 43; Adam Wrede, Rheinische Volkskunde, Leipzig,
1922, p. 223-224; Paul Sartori, Westfälische Volkskunde, 2« éd., Leipzig, 1929, p. 132-133; Johann Pesch,
«Allerlei volkskundliche Mitteilungen», Zeitschrift des Vereins für rheinisch-westfälische Volkskunde, 17,
1920, p. 52 ; Nikolaus Fox, Saarländische Volkskunde, Bonn, 1927, p. 368; Alfred Pfleger, « Charivari und
Eselritt » (voir note 4); Beschreibung des Oberamtes Ellwangen (voir note 10).
14. Cf. Nikolaus Kyll, « Schariwari und Eselshochzeit », Heimatkalender für den Kreis Bitburg-Prüm,
1972, p. 87-95; pour u n cas tout récent et particulièrement spectaculaire, cf. Gerhard Lutz, « Sitte, Recht
und Brauch. Zur Eselshochzeit von Hütten in der Eifel», Zeitschrift für Volkskunde, 56, 1960, p. 74-88;
Dieter Sauermann, «Thomasesel, Eselritt und Strafesel», Hessische Blätter für Volkskunde, 61, 1970,
p. 69-78.
15. Cf. à ce sujet Kramer, Grundriss..., op. cit., p. 74; voir aussi Rudolf Eckardt (ed.), Aus Kurhessen.
Schilderungen, Dichtungen, Sprichwörter, Anekdoten und Sagen, Kassel, 1917, p. 171-172.
16. Cf. l'exemple donné dans le journal Curiositäten, t. II, 1812, p. 85-86.
Le charivari en Allemagne 301

tauche), qui apparaît en Bavière, en Franconie et très souvent en Suisse, pays extrê-
mement riche d'usages de réprimande, mais qui reste ici en dehors de l'analyse. La
Wassertauche me semble avoir été un usage spécialement réservé aux groupes de
jeunes qui sanctionnaient ainsi leurs camarades ayant violé les règles du groupe 17 .
5) Restent enfin toutes les actions plus ou moins « spontanées » auxquelles Kramer ne
donnerait probablement pas le qualificatif « d'usage » parce qu'elles se préparaient
dans la clandestinité, sans groupe visible d'acteurs, sans prétexte toujours très bien
connu, voire sans tradition fixe et stable : la réprimande par des signes et des symboles
de paille, par des outils de labourage (comme le chariot à fumier en Bavière), par
la sciure de bois qui indiquait aux habitants d'un village le chemin secret d'un
homme adultère pendant sa visite nocturne chez une femme du village 18 .
Évidemment, ce résumé n'a pas saisi toute la richesse des usages de réprimande en Alle-
magne. Sont restés exclus notamment tous les usages très spécialisés par leur prétexte,
comme par exemple les réprimandes très répandues et dirigées contre les paysans qui ne
finissaient pas leurs travaux dans les délais prescrits par les règles de l'agriculture commu-
nautaire (Ernterügen) 19 . Mais, comme E.P. Thompson l'a souligné 20 , notre compréhension
du charivari ne gagne pas beaucoup à une analyse des formes, bien que celle-ci nous donne
des renseignements précieux sur les degrés de méchanceté, voire de brutalité, et aussi sur les
différences de publicité des usages. Mais, sans doute, une analyse des occasions et des
prétextes du charivari peut-elle mener plus loin.

4. Les prétextes

J'entre tout de suite dans une discussion du problème le plus débattu dans les derniers
articles sur le charivari. Est-ce que l'on peut identifier un catalogue de « délits » spécifiques
qui ont donné lieu à un charivari ? Ce sont surtout des collègues français qui ont fait cette
assertion en parlant du remariage d'une veuve ou d'un veuf, des mariages mal assortis quant
à l'âge et à la taille des partenaires, et enfin de la fameuse femme qui a battu son mari 21 .
D'autres auteurs, comme R. Pinon et E.P. Thompson, se sont montrés sceptiques à cet
égard 22 .
Même si les matériaux allemands actuellement à notre disposition ne permettent guère
un jugement définitif, on peut quand même conclure par la négative. A la seule exception de
la Sarre, probablement très influencée par la France 23, je ne connais aucune région où les
deux premiers « délits » classiques l'emportent sur d'autres prétextes. Dans plus de cent cas
bien connus du Haberfeldtreiben, aucun n'est dirigé contre le remariage ou les mariages
inégaux.

17. Un exemple de Franconie, cf. in Der fränkische Schatzgräber. Heimatkundliche Beilage zum
Forchheimer Tageblatt, t. VI, 1928, p. 39-40; à propos des groupes de jeunesse, cf. l'article détaillé de Karl-
5. Kramer, «Ältere Spuren burschenschaftlichen Brauchtums in Mittelfranken », Jahrbuch für fränkische
Landesforschung, 20, 1960, p. 375-392.
18. Des exemples dans Queri, Bauernerotik, p. 13 sq.; voir aussi Kramer, Grundriss..., op. cit., p. 76-7.
19. Cf. Ingeborg Weber-Kellermann, Erntebrauch in der ländlichen Arbeitswelt des 19. Jahrhunderts —
auf Grund der Mannhardtbefragung in Deutschland von 1865, Marburg 1965; pour des exemples autrichiens
voir Ernst Burgstaller, « Rügebräuche bei der Ernte in Oberösterreich », Zeitschrift für Volkskunde, 52,
1955, p. 205-221.
20. E.P. Thompson, «'Rough Music'... », art. cit., p. 292.
21. Cf. les remarques de Thompson quant à N. Zemon Davis et C. Lévi-Strauss dans le même article,
p. 299.
22. Outre l'article déjà cité de Thompson, voir Roger Pinon, « Qu'est-ce qu'un charivari ? Essai en
vue d'une définition opératoire », Kontakte und Grenzen. Probleme der Volks-, Kultur- und Sozialforschung.
Festschrift für Gerhard Heilfurth, Göttingen, 1969, p. 393-405.
23. Cf. Fox, Saarländische Volkskunde..., op. cit., p. 368.
302 E. Hinrichs

Seul le troisième cas « classique » — la femme tyrannique qui a battu ou trop insulté
son mari — se trouve ici et là en Allemagne 24 . Il semble même que « l'enlèvement du toit »
a été, dans certaines régions, la « punition » typique réservée à ce cas. Punition d'ailleurs
très claire et expressive qui démontrait, par la violation partielle de l'extérieur de la maison,
que son intérieur avait été violé par la femme péchant contre les normes paternalistes de
la vie familiale.
Même les quelques cas du xvm e siècle où la « mégère » était visée par les charivariseurs
et dont ont débattu les journaux allemands des Lumières, ne peuvent pas servir de base à
une interprétation liant le charivari à une série limitée de prétextes. Trop divers sont les
autres « délits » mentionnés par nos sources ! En résumé, aux xvn e et xvm e siècles, le charivari
vise essentiellement la vie sexuelle et familiale dans les villages : l'adultère, la débauche, la
bagarre dans les ménages, la négligence des usages matrimoniaux traditionnels, l'intention
d'une fille du cru de se marier à un garçon « étranger », c'est-à-dire d'un village voisin,
le mépris des statuts et des règles de la vie des groupes de jeunesse. Mais les sources indiquent
aussi, plus rarement il est vrai, le vol, l'avidité, la brutalité et le parjure. Il faut donc constater
une liste de prétextes tout à fait ouverte et multiforme du charivari en Allemagne.
En outre, il y a du changement ! Thompson l'a souligné dans sa discussion des hypo-
thèses de Lévi-Strauss en parlant particulièrement des changements fondamentaux qui sont
intervenus durant la transition de la société pré-industrielle à la société capitaliste du
xix e siècle 25 . Pour l'Allemagne de cette époque-là, l'on constate un changement et une
extension énorme de la série des prétextes donnant lieu à un charivari.
Prenons l'exemple du Haberfeldtreiben. Si l'on en croit les enquêtes faites par la police
et par les cours de justice, les quatorze cas que l'on connaît de 1717 à 1833, se limitent au
cadre de la vie sexuelle et familiale d'une société villageoise pré-industrielle. Dans cinq cas,
on s'attaque à de jeunes gens non mariés accusés de rapports sexuels illégitimes ; trois
actions des Haberer se dirigent contre les filles paysannes ayant accouché d'enfants illé-
gitimes ; une fois, la vie impudique d'un curé est mentionnée 26. En effet, c'est le monde
traditionnel avec ses mécanismes de contrôle social que les Haberfeldtreiben de cette époque
mettent au jour !
Après 1833 — à une époque qui d'ailleurs n'est pas encore marquée par l'industria-
lisation, mais certainement déjà par la bureaucratisation du royaume bavarois •— trois
changements importants émergent de la documentation, dès lors très riche, du Haber-
feldtreiben. D'abord, le reproche très imprécis d'immoralité commence à dominer comme
prétexte de la réprimande. Au moins dans trente Haberfeldtreiben, entre 1833 et 1870, ce
reproche est avancé sans précision supplémentaire. Deuxièmement, le caractère des « délits
sexuels » mentionnés par les charivariseurs (les Haberer) change d'une manière remarquable.
En des reproches toujours dominants d'« immoralité », d'« adultère », de « liaison amou-
reuse», on trouve maintenant «l'homosexualité» (une fois avant, une fois après 1870),
« l'inceste » (une fois avant, deux fois après 1870), « le concubinage et la polygamie » (deux
fois avant 1870). Après 1870, ce catalogue s'enrichit encore de la «sodomie».
Mais c'est sans doute le troisième changement qui est le plus remarquable : l'extension
générale du Haberfeldtreiben aux délits « non-sexuels ». Bien sûr, dans les quelques cas

24. Cf. les remarques in Journal von undfur Deutschland, 1784, Teil I, p. 136-137; voir aussi Kramer,
Grundriss..., op. cit., p. 74.
25. E.P. Thompson, « ' R o u g h Music'... », art. cit., p. 298-299 et passim.
26. Cf. les Haberfeldtreiben 1 à 14 dans la liste que Zipperer (voir note 1) a dressée dans son livre.
Tout ce qui suit sur les Haberfeldtreiben se réfère à cette liste qui semble solide, tandis que les essais d'inter-
prétation de Zipperer, influencés par l'idéologie du nazisme, sont inacceptables. Le petit livre de Kal-
tenstadler (voir note 1) semble également problématique à plusieurs égards. J'ai l'idée de réexaminer le
phénomène d u Haberfeldtreiben au xix e siècle très prochainement par une analyse d'un choix de cas des
années 1830, 1840 et 1860.
Le charivari en Allemagne 303

connus avant 1833, on a déjà trouvé l'un ou l'autre exemple. Mais dès lors, ces délits prennent
une place importante à côté des faits sexuels. « Le vol », très souvent « le vol de bois »,
apparaît au moins onze fois jusqu'en 1870, et de cette date au début du xx e siècle, quand
disparaît l'usage, il sert encore cinq fois de prétexte. « Le mouillage du lait » et « le mouillage
de la bière » sont mentionnés quatre fois avant et au moins sept fois après 1870. En plus,
on trouve avant et après 1870 tout un catalogue de crimes tels que « l'incendie volontaire »,
« le déplacement des bornes », « le meurtre », « le fratricide », « l'infanticide », « la malver-
sation », « l'insulte », « la corruption », « le parjure », « l'endettement frauduleux », « la
retenue sur le salaire d'un domestique », etc.
Malheureusement, la documentation actuelle est trop pauvre pour avoir des infor-
mations similaires sur les motifs et les prétextes du charivari et leurs changements dans les
régions non bavaroises de l'Allemagne. A en croire les manuels du folklore du xrx e et
xx e siècle, qui nous donnent surtout des exemples du xix e siècle, les usages de réprimande
n'étaient pas, à cette époque-là, liés à un catalogue spécifique de « délits ». Mais cela ne veut
pas dire que le charivari allemand n'a pas connu aux époques antérieures une série de motifs
et de prétextes plus limitée, même si deux des trois cas « classiques » — le remariage et les
mariages non assortis — manquent complètement. L'histoire du Haberfeldtreiben, reconstituée
grâce aux dossiers de la police et des cours de justice, suggère une nette extension de l'usage
dès les années 1830, extension qui est probablement liée à un changement profond des
structures sociales et des mentalités de la paysannerie de la Haute-Bavière au cours du
xix e siècle.
Si, dans la Hesse rhénane (dans les environs de Mayence), « l'enlèvement du toit » par
des groupes de jeunesse comme le Bubenheimer Geckengericht27, a été encore au xvm e siècle
une réprimande exemplaire visant la femme qui a battu son mari, il faut s'attendre, ici aussi,
à un changement important de l'usage. Car un manuel du folklore de la Hesse rhénane nous
raconte qu'en 1850, un commerçant juif de Jugenheim — village à côté de Bubenheim —• dut
souffrir non seulement «l'enlèvement du toit», mais la destruction systématique de toute
sa maison « pour l'avoir, comme le suggérait l'opinion publique, achetée illégitimement » 28 .
Ce motif de réprimande inhabituel se retrouve d'ailleurs dans une action des Haberer,
en 1863 29 . Le baron Eichthal, juif lui aussi, propriétaire d'un château, est accusé « d'immo-
ralité » et, en plus, d'avoir acheté des scies mécaniques et d'avoir « accaparé les fermes
paysannes » dans les environs de sa propriété. Si l'on prend en considération que, vers 1848,
pendant la révolution allemande, le « charivari public » prend naissance en Allemagne, avec
des Katzenmusiken dans presque tous les grands et petits centres de la révolution, on pourrait
parler d'un véritable changement de la structure des motifs et des prétextes du charivari
qui est en même temps, bien sûr, un changement de ses fonctions sociales. Je vais y revenir.
Un mot seulement quant à la « femme qui a battu son mari » ! Thompson en parle
longuement en discutant des changements de cet usage pendant la transition de la société
traditionnelle à la société capitaliste du xrx e siècle 30 . En ce qui concerne l'Allemagne, il me
manque encore des exemples précis pour prouver que la « mégère » s'est retirée petit à petit
de l'histoire du charivari allemand pour céder la place à l'homme brutal qui maltraite sa
femme. Mais dans un petit rapport du Journal von undfiir Deutschland de 1784, journal très
répandu dans les cercles allemands des Lumières, l'on parle de ces histoires et l'on critique
l'usage qui consiste à blâmer la femme qui a battu son mari, non seulement parce qu'on le
trouve « anachronique », mais aussi parce qu'il « pousse les hommes vers l'habitude opposée

27. Voir la petite note dans Wilhelm Hoffmann, Rheinhessische Volkskunde, Bonn/Cologne, 1932,
p. 76.
28. Ibid., p. 76.
29. Zipperer, Haberfeldtreiben..., op. cit., p. 53-54.
30. E.P. Thompson, « ' R o u g h Music'... », art. cit., p. 298 sq.
304 E. Hinrichs

de traiter leurs femmes d'une manière inhumaine » 3 1 . D'une telle opinion d'un journaliste
éclairé, au changement de l'usage dans la vie des sociétés villageoises, un bon chemin reste
encore à parcourir. Et pourtant, il semble bien que ce changement se dessine déjà dans une
telle opinion.

5. Les fonctions sociales

Réfléchir sur la ou les fonctions du charivari, c'est, comme Thompson nous l'a appris,
demander pourquoi elles ont changé. Cela d'autant plus que les sources allemandes utili-
sables jusqu'à aujourd'hui ne permettent guère d'étudier une région ou même un village où
l'usage du charivari a été pratiqué pendant une longue période, ce qui pourrait nous aider
à décrire ses fonctions « normales », « originales », « intemporelles ». Tous les manuels de
folklore cités parlent avec étonnement des formes allemandes du charivari, comme si une
mentalité bizarre et exotique s'y était exprimée. Bien sûr, c'est avant tout un résultat de la
non-compréhension des journalistes et folkloristes « bourgeois » du xix e et xx e siècles qui
ne savaient pas grand-chose des mentalités populaires, et ne nous disent rien de la fréquence
ni des fonctions de ces usages. Mais en outre, le fait qu'il est impossible de conclure des
quelques exemples allemands du xvm e siècle et même de la riche documentation du « Haber-
feldtreiben», à un système stable et intemporel d'une «justice populaire de réprimande»,
nous invite à pousser nos réflexions dans une autre direction.
Martin Scharfe a indiqué une voie 32. En se fondant sur un cas de charivari en Hesse
à la fin du xvui e siècle, où, comme cela est souvent arrivé, un groupe de jeunesse a joué
le rôle principal, il a développé une théorie de la fonction du charivari en tant que mani-
festation concernant les groupes de jeunesse. En exerçant le droit de blâmer certains habi-
tants du village qui ont enfreint les règles de la vie familiale, en les imitant et caricaturant
pendant des chevauchés nocturnes, les jeunes gens non mariés du village apprennent, presque
inconsciemment, les règles et les normes d'une vie auxquelles ils ne sont pas encore soumis,
mais auxquelles ils devront eux aussi obéir une fois entrés dans la vie des adultes par le
mariage. Par un « truc de la société », par un « petit jeu permis ils apprennent les règles
du jeu » 33 .
La théorie de Scharfe pourrait être valable dans tous les cas de charivari où les ado-
lescents ont joué ce rôle de metteur en scène de la cérémonie et où celle-ci a gardé un carac-
tère aimable et de jeu. Mais il est évident que beaucoup d'actions de réprimande ne se sont
pas contentées d'un tel effort pédagogique. Les exemples cités par Thompson aussi bien
que certains cas allemands du xix e siècle montrent une agressivité sociale poussant les choses
beaucoup plus loin, soit vers l'expulsion de la victime hors de la communauté des habitants,
soit vers la destruction d'une partie de sa propriété. Pourquoi certains charivaris ont-ils
gardé ce caractère «aimable», tandis que d'autres sont devenus «méchants»?
En Allemagne, c'est sans doute le Haberfeldtreiben qui pourrait nous fournir les élé-
ments d'une réponse et ainsi servir à mettre en lumière la fonction sociale de l'usage. Malheu-
reusement, les auteurs qui l'ont décrit, comme Queri, Zipperer et d'autres, ne nous font
pas connaître grand-chose des groupes qui s'appelaient mystérieusement les Haberer.
Zipperer, très attiré par l'idée que les Haberer constituaient une espèce d'« alliance secrète »
dont les rites — transmis de génération en génération — sont restés dans un cercle étroit
de paysans de la Haute-Bavière, se perd dans des spéculations sur les pratiques secrètes et
même « cultuelles » du groupe. Par contre, il ne dit rien de sa structure sociale, ni des motifs
sociaux qui l'ont poussé à faire des Haberfeldtreiben pendant des décennies.

31. Journal von und fiir Deutschland, 1784, Teil I, p. 137.


32. Voir surtout l'article de Scharfe, « Zum Rûgebrauch », cité ci-dessus, n. 5.
33. Ibid., p. 56.
Le charivari en Allemagne 305

Mais Zipperer ne pouvait probablement rien en savoir. Malgré l'intérêt que les Haberer
ont suscité par leurs actions spectaculaires, ils ont su garder parfaitement le silence quant
aux membres, aux procédés et aux idéologies du groupe chaque fois que la police commençait
à faire des enquêtes. Et pendant une bonne partie du xix e siècle, les Haberer furent très
probablement assurés du silence des populations villageoises, soit parce que celles-ci appré-
ciaient cette espèce de « justice populaire », soit parce qu'elles craignaient la revanche des
Haberer.
Tant qu'une étude approfondie de 1'« alliance des Haberer » nous manque — étude
difficile à faire à cause du silence presque complet des sources officielles —, il faut que nous
nous contentions des maigres notes que Zipperer nous a transmises dans son dépouillement
soigneux des dossiers. Un fait qu'il ne souligne pas, mais qui semble évident et qui pourrait
nous aider à résoudre nos problèmes, est l'extension massive du nombre des « victimes »
envisagées par un seul Haberfeldtreiben au xix e siècle. A mon sens, la fonction « normale »
d'un charivari était la réprimande d'un membre de la communauté, d'un ménage peut-être
ou de toute une famille. Mais en Bavière les actions des Haberer visaient dans la majorité
des cas un groupe nombreux d'habitants qui, de plus, résidaient dans différentes parties
du village. Et même si quelquefois plusieurs membres d'une seule famille faisait partie de ce
groupe, ni les liens de parenté, ni un « délit » collectif commis par ce groupe ne donnaient
lieu à réprimande.
Prenons comme exemple le Haberfeldtreiben de Siegertsbrunn, en 1866, qui a eu lieu
sur un « champ en jachère », tout près du village 34 . Organisée par « trente à soixante »
garçons, l'action ne visait pas moins de dix personnes qui habitaient différentes parties du
village et dont les « fautes » — sexuelles comme « la débauche », non sexuelles comme « le
vol de bois », ou « le changement répété de religion » — furent publiées à haute voix. Zippe-
rer ne dit rien des raisons pour lesquelles ce groupe avait été choisi, mais il souligne que les
auteurs des enquêtes faites dans les journées qui suivirent l'événement ne semblaient pas
du tout convaincus du bien-fondé des reproches faits par les Haberer à ces dix personnes.
Voilà un trait caractéristique des Haberfeldtreiben du xrx e siècle. Plus le cercle des
« victimes » s'agrandit, moins les motifs des actions semblent clairs et les reproches justifiés.
L'attention se déplace ainsi des personnes devant supporter un charivari vers celles qui le
faisaient. Si l'on en croit le journaliste Queri qui a été contemporain des derniers Haber-
feldtreiben, l'usage est devenu petit à petit, au cours du xrx e siècle, un instrument de pouvoir
et même de domination de certains habitants « déracinés » qui l'utilisaient pour menacer,
voire « terroriser » certains villages de cette région. L'exemple le plus connu dans les années
1890, est celui de Johann Volg du village de Wall près de Miesbach, paysan et aubergiste en
même temps, commerçant de textes pornographiques et de préservatifs. Emprisonné à
plusieurs reprises pour des délits sexuels, il a continué de diriger de prison les actions des
Haberer 35.
Avant cette époque, dans les années 1840, 1850, 1860, d'autres motifs de l'activité des
Haberer se dessinent. Si l'on jette un coup d'oeil sur l'ensemble des « victimes » des Haber-
feldtreiben, l'on ne s'étonne pas de rencontrer, dans la majorité des cas, des paysans de la
région. Mais toutes les fois que les dossiers précisent les professions des « victimes » non
paysannes, on peut constater que le personnel des mairies (les maires eux-mêmes notamment),
des cours de justice, de la police, et les gardes forestiers, sont remarquablement bien repré-
sentés, suivis par les curés et les instituteurs qui sont très souvent, et d'une manière stéréo-
typée, accusés de délits sexuels caractéristiques de ces deux professions : la liaison amoureuse
des curés et de leurs acolytes avec leurs cuisinières et le détournement de mineurs par les
instituteurs.

34. Cf. Zipperer, Haberfeldtreiben..., op. cit., p. 59-60.


35. Queri, Bauernerotik..., op. cit., p. 157 sq.
306 E. Hinrichs

Or, le royaume bavarois connut une poussée très forte de bureaucratisation pendant
ces décennies ; on pourrait donc conclure que le Haberfeldtreiben a servi aux habitants de
la Haute-Bavière comme instrument de protestation, voire de lutte sociale et politique contre
l'État bureaucratique. Instrument très adapté d'ailleurs, parce qu'il permettait de dissimuler
les accusations politiques contre les maires, les juges, les gens de police et les gardes forestiers
sous les arguments de la morale privée, et d'éviter ainsi une politisation ouverte de la lutte
qui aurait pu, à cette époque-là, conduire à une répression trop forte de l'État.
Celui-ci a pris d'ailleurs une nette conscience de la dimension politique du Haber-
feldtreiben. A Munich, on était au courant des activités des Haberer, on envoyait des enquê-
teurs, on renforçait les forces de police, on poursuivait les meneurs, on menaçait certains
villages du logement des soldats et on exerçait une pression sur le clergé pour qu'il participe
à la recherche des Haberer 36.
Le haut pourcentage des gardes forestiers de l'État et de la noblesse régionale appa-
raissant comme « victimes » des Haberfeldtreiben invite surtout à une telle interprétation.
Car c'étaient eux en premier lieu qui devaient rechercher et « chasser » les braconniers à une
époque où le braconnage constituait encore une partie importante du style de vie des popu-
lations rurales. Les dossiers de certains Haberfeldtreiben témoignent des très bonnes rela-
tions qu'entretenaient les Wilderer (braconniers) et les Haberer de la région 37 .
Ainsi, pour cette époque et pour cet usage régional seulement, un net changement de
fonction du charivari allemand se dessine. Né du monde traditionnel des villages ruraux
avec ses mécanismes de contrôle social ; et y servant avant tout à la surveillance de la vie
sexuelle de la jeunesse, l'usage se transforme à partir de 1830 en arme de la population rurale
contre l'État bureaucratique qui menace son mode d'existence. Il se détache complètement
de ses fonctions « originelles », se rend indépendant et devient un instrument universellement
applicable de la vendetta privée et politique.
Ainsi l'usage de réprimande lui-même devient un motif de la réprimande. Comme
G. Queri l'a montré 38 , les Haberer aimaient à se tourner contre tous ceux qui n'acceptaient
pas leurs activités: les gens obligés par profession à réprimer les charivariseurs, ou toute
personne privée qui désapprouvait leurs menées clandestines et leur désir de domination
politique. Et bien sûr, il était facile de trouver, dans le vaste champ appelé « immoralité »,
des accusations à porter contre eux.
Ainsi l'usage a-t-il acquis finalement un caractère très nettement « réactionnaire » qu'il
gardera jusqu'au temps des nazis en Bavière, quand la pratique du Haberfeldtreiben aura
disparu, mais quand la mémoire des activités discriminatoires des Haberer restera assez
vivante pour que des adhérents des nazis en usent pour exercer une pression politique sur
certains habitants adversaires du régime 39 .

36. Quant aux attitudes de l'État bavarois devant les activités des Haberer, voir Zipperer, Haber-
feldtreiben..., op. cit., p. 125-126.
37. Cf. Queri, Bauernerotik..., op. cit., p. 82 sq., et p. 97-98; voir aussi Zipperer, Haberfeldtreiben...,
op. cit., p. 52.
38. Cf. Queri, Bauernerotik..., op. cit., passim.
39. Peu avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs habitants de Penzberg tHaute-Bavière),
accusés de collaboration avec l'ennemi, furent assassinés, de manière préventive, par le soi-disant « Werwolf
Oberbayern ». Aux autres habitants, des menaces furent adressées au moyen de pancartes qui annonçaient
des «Haberfeldtreiben écrasants » à « tous les traîtres » du village. Cf. Erich Kuby, Das Ende des Schreckens,
Munich., 1955, p. 139. (Je suis reconnaissant à mon collègue R. Koselleck, Bielefeld, de m'avoir fait
connaître ce détail).
« Monsieur de Pourceaugnac » :
un charivari à la Cour de Louis XIV ?

PAUL GAYRARD

Dimanche 20 octobre 1669. La troupe de Molière joue le Pourceaugnac devant la Cour qui
est à Chambord pour la chasse. Cette pièce a toujours été regardée comme une lourde
farce un peu méprisable. Le jugement de Voltaire a été admis jusqu'à nous : « Loin d'exa-
miner sévèrement cette farce, les gens de bon goût reprochèrent à l'auteur d'avilir trop
souvent son génie à des ouvrages qui ne méritaient pas l'examen ».
Quand on étudie la pièce d'un peu près, on voit très vite à quel point ce jugement est
désinvolte, et c'est une phrase de Diderot qui paraît beaucoup plus éclairante : « Chez un
peuple esclave, tout se dégrade. Il faut s'avilir par le ton et par le geste pour ôter à la vérité
son poids et son offense. Alors les poètes sont comme les fous à la Cour des rois. C'est du
mépris qu'on fait d'eux qu'ils tirent leur franc-parler... »
On connaît le sujet de la pièce. C'est l'intrigue la plus usée qui soit : deux jeunes gens
sympathiques s'aiment et rêvent de se marier, mais Oronte, le père de la jeune fille, par
inconscience, avarice et sottise, veut imposer un mari de son choix, ridicule bien entendu, un
provincial, Monsieur de Pourceaugnac, qui arrive, par le coche, de son Limousin natal.
La structure de la pièce est une structure d'exclusion : une société supérieure et eupho-
rique, la société parisienne, refoule l'intrus venu de Limoges qui menace son bonheur. Mais
l'intrus a un allié redoutable dans la place : le père, Oronte. Donc, le fonctionnement de
l'exclusion va agir sur deux personnages :
— le prétendant qu'il faut chasser, et ici tous les coups sont permis ;
— le père qu'il faut manipuler, et ici quelques scrupules se font jour, au moins au début
de la pièce. Dès les premières scènes, la division en deux camps est nette : d'une part,
les jeunes amoureux, Éraste et Julie, et les alliés qu'ils ont recrutés, deux profes-
sionnels de l'intrigue, Nérine et Sbrigani ; d'autre part, le prétendant ridiculeetlepère.
Le spectateur sait dès le début de quel côté doit aller sa sympathie. La norme de la pièce
est le triomphe de la jeunesse parisienne sur la province et sur la génération des pères.
Tous les éléments sont très vite en place pour le contraste entre les rivaux, entre le lour-
daud provincial et l'élégant parisien, entre celui qui obtient la femme du père, qui pour
ainsi dire l'achète, et celui qui l'enlève à la barbe du père, qui la séduit et qui la vole.
Les mystifications les plus affolantes vont se déverser sur le Limousin. Le nom du per-
sonnage, Pourceau-gnac évoque la sensualité. Les parisiens s'en emparent en un jeu scan-
daleux qui, au long de la pièce, s'accélère, devient folie et vertige.
A partir de ce nom, comme une métaphore développée, on va montrer du doigt la
difformité du provincial, son imagination malade, sa sensualité à la fois honteuse et impé-
rieuse ; on va mettre en scène autour de lui et en lui le vocabulaire et l'imagerie des obsessions

Le charivari, École des Hautes Études!Mouton, pp. 309-317.


310 P. Gayrard

les plus redoutables : obsession de la castration, obsession du cocuage, obsession de la


bigamie et obsession de l'homosexualité.
Ainsi, en 1669 et devant la Cour, la pièce de Molière s'aventure à des frontières que
la farce burlesque fréquentait vingt ou trente ans plus tôt, mais que les nouvelles normes
ne tolèrent plus, même dans la comédie.
Jamais, dans aucune pièce de Molière, on n'avait vu se constituer aussi nettement le
groupe des jeunes, avec leurs désirs et leurs valeurs, face à tous ceux qui représentent un
obstacle à leur recherche du bonheur. Et cette fois, la lutte du groupe des jeunes ne se fait
pas au nom de l'ordre normal, car l'ordre normal exige la reconnaissance du pouvoir pater-
nel. L'ordre normal exige également que la ruse ne paie pas : c'est le pardon des pères, plus
que les fourberies, qui doit régler la situation. L'utilisation que fait Molière à l'acte II de
la langue d'oc, car avec le provincial arrivent sur scène les parlers régionaux, achève de nous
convaincre que nous quittons l'ordre normal pour entrer dans le schéma traditionnel du
monde renversé. En effet, le texte en langue d'oc a pour objet de faire du malheureux préten-
dant une sorte de Don Juan, épouseur à toutes mains, qui a déjà une femme à Pézenas et
une autre à Saint-Quentin. Nous quittons la comédie telle que la concevait la seconde moitié
du xvn e pour entrer dans un jeu populaire. D'ailleurs, le nom du personnage évoque le
carnaval, puisque dans les campagnes le porc personnifiait cette période et que la fête du
cochon se confondait souvent avec celle du mardi gras.
Face à un tel personnage, le groupe parisien de la pièce, soit parce que les mentalités
populaires sont encore très proches, soit parce qu'il fait appel à des marginaux qui, eux,
plongent encore dans le peuple, retrouve spontanément le jeu populaire et organise un
charivari, avec une liberté et une audace, dans la représentation de la sexualité, qui nous
surprennent à l'intérieur d'une pièce de l'un de nos grands « classiques », jouée devant
la Cour en 1669.
Les parisiens, par opposition au prétendant et par opposition au père se constituent
en groupe des jeunes.
Le prétendant Limousin a tous les caractères de ceux qui provoquent la joie agressive
des jeunes, tous les caractères des victimes de charivari.
D'abord c'est un « étranger » qui prétend enlever à la communauté une fille mariable.
Dès l'arrivée de Pourceaugnac, le mot « étranger » est prononcé par Sbrigani. Le thème de
l'endogamie avait d'ailleurs été marqué par Nérine dès la première scène de la pièce : « S'il
a envie de se marier, que ne prend-il une Limousine et ne laisse-t-il en repos les chrétiens? »
Notons que cette phrase marque à la fois le thème de l'endogamie et celui de l'exaltation
autarcique de la communauté parisienne.
De plus, ce prétendant est visiblement âgé. Nous savons que Molière avait 47 ans
lorsqu'il créa ce rôle.
Ce prétendant est ridicule et balourd, ce qui réveille l'esprit burlesque qui disparaissait
quand on s'élevait dans la hiérarchie sociale. Les personnes de qualité échappaient aux
brimades du charivari ; mais Pourceaugnac est loin d'être perçu comme une personne de
qualité.
Ce prétendant est, par contre, perçu comme arriviste. Sa fortune est suspecte, comme
est suspecte sa prétention à l'aristocratie. Or, en Languedoc, le charivari ne sanctionnait pas
seulement le mariage intolérable, il frappait aussi, sous la forme de la course à l'âne, celui
qui s'était enrichi trop vite et de façon douteuse.
L'allure grotesque et les prétentions démasquées du prétendant sont des cibles parfaites
pour les privilèges d'insolence de la jeunesse.
La jeune fille en aime un autre qui appartient, lui, réellement au groupe des jeunes, et
qui en est même le chef. Le mariage imposé est donc intolérable.
Le prétendant est incapable de se faire aimer. Il est même incapable de garder la femme
qu'on lui avait promise et qu'il venait chercher. Elle est séduite par un autre. L'homme viril
Un charivari à la Cour de Louis XIV 311

c'est celui qui a séduit la Parisienne et qui la lui a soufflée. Pourceaugnac, incapable de garder
sa femme, est dégradé, suspecté dans sa virilité, féminisé. Il relève de la course de l'âne.
Le prétendant débarque de sa province ; il est bête, vaniteux, enfantin, inoffensif. C'est
un personnage parfait pour la « chasse au fou » que l'on donnait aux innocents de village.
On peut orchestrer ses balourdises, lui jouer tous les tours du répertoire ; on peut jouir de
sa frayeur ; on peut même le juger et le condamner à mort.
Et comme il s'appelle Pourceaugnac, qu'il exprime en quelque sorte la nature, à mi-
chemin entre la bête et l'homme, qu'il ne sait ni contrôler ni camoufler ses pulsions élémen-
taires, et qu'il arrive de ce pays arriéré du Limousin, il est tout prêt pour « la chasse àl'homme
sauvage » que dans certaines provinces on poursuivait, capturait et ramenait en triomphe ;
on faisait ensuite semblant de le mettre à mort.
Les raisons pour être victime d'un beau charivari, Pourceaugnac les cumule. On peut
s'en donner à cœur joie.
Voici le relevé des éléments mis en jeu dans notre pièce :
Acte / , scène 1
Thème de l'étranger :
« qui vient par le coche vous enlever à notre barbe »
Thème de l'endogamie :
« que ne prend-il une Limousine ? »
« nous renverrons à Limoges Monsieur de Pourceaugnac »
Acte I, scène 2
Thème du clown, du crétin :
« vous verrez de quel air la nature l'a dessiné, et si l'ajustement qui l'accompagne y
répond comme il faut ».
« son esprit, des plus épais qui se fassent... »
Mise en scène organisée par le groupe des jeunes.
Acte I, scène 3
Les badauds. La seule vue de Pourceaugnac réveille l'esprit burlesque.
Acte I, scènes 3 et 4
L'ironie subtile des jeunes, leur moquerie implicite, comme une parade de la jeunesse qui
met en valeur sa supériorité dans le domaine des manières et du maniement du langage ;
étalage aussi de son insolence, pour la plus grande joie du public ; mise à plat des ridicules
du provincial.
Acte I, scènes 5 et 6
Le prétendant est déclaré « travaillé d'une sorte de folie » par Éraste d'abord, par les méde-
cins ensuite. Un côté fête des fous commence. Le personnage qui est déclaré fou n'est pas
fou. Par contre, nous allons voir un défilé où chaque corps social donnera de lui-même une
représentafion extravagante : d'abord la médecine, puis la justice, puis la police. Cet aspect-
reflet des vrais corps sociaux donné par un miroir absurde est encore souligné par les inter-
mèdes : danse avec les seringues, avocats grotesques.
Le thème de la folie est orchestré dans toute la pièce. Il faut que tout le monde rie, que
la folie se propage. A la fin de la pièce, les fous sont dans la place ; d'autres fous masqués
surgissent des balcons, la folie a gagné le public tout entier. L'une des dernières voix de la
pièce chante :
« Lorsque pour rire l'on s'assemble
Les plus sages ce me semble
Sont ceux qui sont les plus fous ».
312 P. Gayrard

Apparition du thème scatologique :


« Vos déjections, comment sont-elles »
que l'intermède reprend avec les seringues et les clystères.
En même temps, annonce du thème de l'homosexualité, que le jeu de Molière, paraît-il,
soulignait.
Acte II, scène 1
Thème de la bête et de la chasse (n'oublions pas que la Cour est à Chambord pour la chasse) :
« Il a forcé tous les obstacles que j'avais mis »
Thème de la chasse au fou qu'il s'agit de capturer :
« Ils étaient une douzaine de possédés après mes chausses et j'ai eu toutes les peines
du monde à m'échapper de leurs pattes ».
Mise en question de la virilité de Pourceaugnac :
« Je vous défends, de la part de la médecine, de procéder au mariage que vous avez
conclu, que je ne l'aie dûment préparé pour cela et mis en état de procréer des enfants
bien conditionnés et de corps et d'esprit ».
Or, dans toute société, et surtout dans une société paysanne, l'offense à la virilité est l'injure
la plus grave et la plus grotesque.
Il est vrai que dans beaucoup de provinces on faisait une sorte d'amalgame entre le
célibat et l'impuissance. E n Languedoc, le mardi gras voyait le défilé des « stériles », c'est-
à-dire des célibataires de plus de 25 ans. Or, nous savons que notre personnage est un
célibataire un peu prolongé.
A partir de maintenant, le comique de dégradation de la pièce se situe à un plan qui
n ' a plus rien à voir avec celui que codifiaient les bienséances.
Nous sommes au milieu de la pièce. Le personnage est déjà ridicule, fou, pourchassé
et châtré.
Acte II, scènes 4 à 6
Rappel du thème de l'homosexualité. Pourceaugnac dit à Sbrigani :
« Afin de vous obliger à m'ouvrir votre cœur, voici une petite bague que je vous prie
de garder pour l'amour de moi »
La fête des fous continue, le schéma du monde renversé commence : la jeune fille, dont la
droiture est évidente pour le public, est déclarée « fille galante », et elle-même joue follement
ce rôle. Le prétendant, dont nous savons à quel point il est désavantagé, est déclaré
irrésistible :
« Qu'il est bien fait, qu'il a bon air ! »
La fine et intelligente Julie joue les idiotes sans que son père s'étonne de cet infantilisme
subit :
« Ma fille est une sotte et ne sait pas les choses ».
Le malheureux Limousin, qui a visiblement toujours connu des difficultés dans son rapport
aux femmes, trouve naturel de produire sur la jolie parisienne un effet foudroyant :
« Comme nous lui plaisons ! »
La jeune fille cesse d'obéir à son père et se moque ouvertement de lui. Le monde des interdits
est bousculé. C'est l'irruption théâtrale des instincts et du désordre.
L'innocent de village se vante de son aptitude à raisonner et à conduire sa vie :
« ... là-dedans quelque morceau de judiciaire ».
Baisse du niveau intellectuel et moral de la pièce avec le consentement du public.
Utilisation des déguisements à tous les niveaux, jusqu'au déguisement linguistique :
« Lucette, contrefaisant la Languedocienne ».
Irruption de la campagne sur la scène de la Cour. On parle occitan à Chambord, devant
le Roi.
Et surtout, du prétendant disgracié, « affamé de femmes », on fait un Don Juan. Un
Un charivari à la Cour de Louis XIV 313

séducteur qui a déjà une femme à Pézenas. Dans la même scène et à la fois, on fait du limou-
sin un campagnard empêtré dans ses patois et un aventurier érotique. Ce thème est si réjouis-
sant pour le groupe des jeunes qu'on le redouble. On amène une deuxième femme, celle-ci
de Saint-Quentin. L'aventurier du Massif central a ses conquêtes aux deux bouts de la
France. Il est sexuellement déficient : on lui amène des enfants qui crient tous à la fois :
« mon papa, mon papa, mon papa... »
La fête des fous s'accentue. On crée un vrai délire autour du personnage qui ne comprend
plus rien à rien. L'ordre craque de partout. Le personnage principal se dédouble à nos
yeux. Pour Oronte qui n'est au courant de rien, c'est saisissant :
« Quel diable d'homme est-ce? »
Le malheureux limousin qui était jusque-là si attentif à ses manières, devient grossier :
« diantre soit des petits enfants de putains »
Le thème de la poursuite et de la chasse continue :
« Au secours, au secours, où fuirai-je? »
Et le groupe des jeunes jouit de la panique :
« Je lui ai fait prendre une frayeur si grande... »
Acte II, scènes 10 et 11
Le procès parodique. L ' o n inflige à Pourceaugnac le simulacre d'un procès et même d'un
supplice. L'intermède de la fin du deuxième acte donne la liste de législateurs bien réels
pour aboutir à la sentence :
« La polygamie est un cas
Est un cas pendable ».
On voit comment la pièce entremêle tous les aspects du jeu populaire : le prétendant dominé
est devenu par le procédé du renversement un dangereux aventurier que l'on juge et condamne
pour ses débordements. En même temps est gardé le thème de « la chasse au fou » et même
de la « chasse à l'homme sauvage » qu'il faut capturer et mettre à mort.
Comme le personnage cumulait toutes les déficiences qui relevaient du charivari, la
pièce accumule tous les procédés de la sanction traditionnelle. Nous sommes ainsi amenés
à grouper sous le nom de « charivari » l'ensemble de ces violences rituelles organisées par
le groupe des jeunes qui affirment la solidarité de leur classe d'âge, qui assurent le contrôle
de l'échange des femmes, et la défense des droits et du prestige de leur territoire.
Acte III, scène 1
Le rite d'inversion continue ; Pourceaugnac, pour échapper aux poursuites, s'est déguisé en
femme. C'était, bien sûr, le travestissement le plus courant des fêtes paysannes. Le sens du
déguisement est ici évident : le personnage chassé, moqué, dévirilisé, est maintenant fémi-
nisé. Et, comme dans les fêtes des fous, il affiche la féminité la plus caricaturale. Comme dans
les fêtes des fous où l'on choisissait pour le déguiser en femme l'homme le plus gros et le
plus velu, notre limousin attire l'attention du public sur le problème que lui posent ses
poils :
« tout ce qu'il y a c'est que j'ai un peu de barbe »
« votre barbe n'est rien, et il y a des femmes qui en ont autant que vous ».
Acte III, scène 3
Pourceaugnac est condamné à être pendu, pour la plus grande joie de la communauté
entière.
Premier Suisse
« Ly disent que l'on fait déjà planter un grand potence tout neuve pour ly accrocher
sti Pourceaugnac ».
Second Suisse
« Ly sera, ma foi, un grand plaisir dy regarder prendre sti Limousin »
314 P. Gayrard

« Ouy, de li voir gambiller les pieds en haut tevant tout le monde ».


Le thème du personnage féminisé est poussé plus loin que jamais ; avec sa composante
d'homosexualité : les Suisses vont faire à Pourceaugnac déguisé en femme des propositions
aux antipodes des bienséances que l'on dit si bien installées dans cette période classique :
Premier Suisse
« Ly est là un petit téton qui l'est drôle »
Pourceaugnac
« Tout beau »
Premier Suisse
« Ma foy, moy couchair bien avec fous »
Pourceaugnac
« Ah ! C'en est trop, et ces sortes d'ordures-là ne se disent point à une femme de ma
condition »
Second Suisse
« Laisse, toi. C'est moy qui le veut couchair avec elle ».
Sous l'agression grossière, la satire est évidente : le personnage qui venait s'emparer d'une
femme sans tenir compte de son choix à elle est lui-même livré aux concupiscences des
soudards. Et cette fois le désir sexuel est nettement proclamé comme motivation.
Autre procédé de renversement : tout ce à quoi le limousin croit s'être arraché par sa
promotion sociale, la paysannerie, le patois, l'agression vulgaire, revient se déverser sur lui.
C'est un aspect constant du jeu paysan traditionnel : montrer à celui qui « s'en croit » qu'il
est paysan comme les autres.
Le thème de la poursuite et de la chasse continue. Pourceaugnac crie :
« Au secours, à la force ! »
La scène 4 montre l'arrestation de Pourceaugnac qui, reconnu par l'exempt ne peut que
soupirer : « Hélas ! »
La scène 5 met fin au charivari. Mais pour que les brimades et les menaces cessent,
le limousin doit payer.
« Il faut lui donner de l'argent pour vous laisser aller. Faites vite ».
Pourceaugnac donne vingt pistoles.
La scène se rattache ainsi à la redevance que prélevait souvent le groupe des jeunes
pour cesser le charivari. Après cela on peut laisser partir Pourceaugnac, pour l'exil ou pour
Limoges, le public ne s'en soucie pas. Les dernières scènes ne parlent plus que du triomphe
des jeunes. Au dernier intermède, la foule peut danser et chanter le plaisir et l'amour. Un
poème occitan du xvii e se termine par ces quatre vers :
« Digatz se tant de parauletas
Non servisson pas d'alumetas
Per metre lo fuoc dins lo forn
Là non se coï lo pan d'amour ».
(« Dites-moi si tant de paroles
Ne servent pas d'allumettes
Pour mettre le feu au four
Où l'on cuit le pain d'amour »).
Ce que dit là ce poème, c'était peut-être la fonction essentielle du théâtre dans ces fêtes
de Cour.
La présence d'un charivari qui nous paraît si évidente dans cette pièce nous pose un
certain nombre de problèmes.
Bien entendu, il ne s'agit pas de voir ici la volonté délibérée de Molière d'exprimer une
culture paysanne. Il faut pourtant essayer d'expliquer cet emprunt. Car Molière puise dans
le legs coutumier à une époque où l'élite intellectuelle s'en détourne. Or, Molière est norma-
lement du côté de ces intellectuels qui se détachent des pratiques exubérantes et tradition-
Un charivari à la Cour de Louis XIV 315

nelles. Molière s'en empare au moment où l'opinion éclairée juge ces manifestations bizarres
ou choquantes. On sait que la grande offensive de réduction du passé se dessine à partir
des Grands Jours d'Auvergne (1666) et que les historiens situent à ce moment-là le tournant
décisif dans l'entreprise d'éducation sociale et de répression des instincts.
La présence d'un charivari dans notre pièce semble donc aller à contre-courant.
De plus, les jeunes parisiens constituent un groupe qui se veut totalement étranger à la
vie coutumière. Nous sommes donc dans une situation artificielle, dans le domaine de
l'emprunt au service du jeu et du rire. Alors que les jeux coutumiers étaient le fait de groupes
qui ne disposaient pas du pouvoir réel, et dont la révolte se contentait d'une inversion dans
l'imaginaire, ici le jeu coutumier vient ajouter son bruit, ses plaisanteries et ses masques à
un pouvoir réel qui a des moyens beaucoup plus redoutables pour réduire les provinces.
Nous touchons là aux contradictions de Molière.
Car si Molière est du côté de l'opinion éclairée, n'oublions pas qu'il vit du spectacle
et de la fête. Il ne peut avoir de sympathies pour les réducteurs de fêtes. Molière auteur et
acteur comique doit accepter difficilement que certains modes de jeu et de rire soient condam-
nés comme grossiers et dégradants. On sait qu'il ne renoncera jamais à la farce, même si elle
est considérée comme un genre dépassé. Mais il ne s'agit pas seulement d'expliquer le main-
tien de la farce, il s'agit d'expliquer un emprunt au folklore.
Est-ce parce que c'est un provincial qui est en cause?
Est-ce le thème de la province attardée et paysanne qui amène sur scène le charivari
comme il amène les patois?
Ce charivari serait donc encore la dérision de la province. C'est Paris qui traite les
provinciaux selon leurs propres coutumes et reconstitue à l'occasion du débarquement
d'un limousin un charivari et une fête de fous. La création d'un personnage provincial est
l'occasion pour Molière de réintroduire sur son théâtre des formes de comique dépassées.
Mais cette explication n'est certainement pas la seule. Il nous semble que la mise en
scène de ce schéma de charivari dans la pièce renforce considérablement la thèse de ceux
qui voient dans cette chasse au Limousin, qui n'a d'autres recours que la fuite devant les
chausses-trapes de Paris, l'image des tribulations de Montespan. Montespan en effet faisait
un peu trop parler de lui, se laissant aller dans ses voyages à Paris à des excès de langage et
à des gasconnades, et en province à des frasques tapageuses.
Pourceaugnac serait un avertissement à ce Don Juan grotesque et encombrant, avec,
bien entendu, tous les travestissements indispensables pour que l'allusion ne soit perçue que
par les initiés.
Il nous faut en effet penser qu'une même pièce n'était pas reçue de la même façon à la
Cour et à la Ville. Si la Ville suit la mode de la Cour, il y a aussi une certaine étanchéité
entre les deux univers. Certains indices ne sont là que pour la Cour ; ils sont sa joie et son
secret.
Nous croyons aussi que Molière, écrivant sur le thème de la province, retrouve les
souvenirs du long séjour qu'il y a fait, puisqu'il y a passé un quart de sa vie. D'ailleurs
l'étude de la pièce nous montre la présence évidente de souvenirs personnels.
Cette plongée de quinze ou vingt ans en arrière le ramène à une autre conception du
théâtre comique, à l'époque où triomphait le burlesque, où le théâtre en liberté pouvait
exprimer sans les voiler les fantasmes des hommes, à une époque et dans des lieux où les
hommes ne vivaient pas encore sous le triple regard d'une religion épurée, d'un étatisme
centralisateur et du prestige intellectuel de Paris, où les élites pouvaient se mêler aux réjouis-
sances du peuple, où la communauté traditionnelle n'était pas encore scindée en catégories
culturelles. La pièce nous le dit :
« Pour rire l'on s'assemble ».
Mais là encore l'explication n'est pas suffisante. Le retour au burlesque n'explique ni la
présence à l'acte II d'un rôle en occitan authentique, ni celle d'un charivari. La comédie bur-
lesque préférait en effet les jargons extravagants et l'invention débridée.
316 P. Gayrard

Nous sommes donc amenés à supposer que les souvenirs de Molière sont suffisamment
précis pour qu'il puisse écrire un rôle en langue d'oc véritable et faire revivre une sanction
paysanne de mariage mal assorti.
Ce qui nous apparaît alors c'est que Molière, dans sa liberté d'artiste et peut-être sa
générosité, refuse la séparation qui va s'installer dans notre littérature entre une culture
pour élites intellectuelles et une culture populaire. En ce sens le goût de Molière pour
Rabelais est éclairant.
Si cette pièce nous pose des problèmes difficiles en ce qui concerne son créateur, elle
nous en pose aussi à propos de son public, c'est-à-dire le Roi et la Cour.
Mais comme les divertissements entraient dans un climat de festivité qu'accentuaient
encore les intermèdes chantés et la musique, comme ces spectacles pour un jeune roi et une
jeune Cour s'accordaient à l'éthique de jouissance permise à cette jeunesse brillante, cela
laissait bien des libertés, en dépit des moralistes. De plus un personnage comme Pour-
ceaugnac, usurpateur de noblesse et avocat, était un personnage particulièrement ridicule
et détestable pour la jeune aristocratie.
Par ailleurs le goût de la Cour, comme le montre Tallémant des Réaux dans ses histo-
riettes, gardait à l'égard de la farce et de la gauloiserie une bien plus grande tolérance que
celui de la bourgeoisie cultivée. A Chambord, on craint d'autant moins la grivoiserie et
même la scatologie et le rire régressif, que l'on compose un public suffisamment consacré
comme élite, dans ce décor et en présence du Roi.
L'utilisation par Molière du jeu paysan du charivari ne saurait choquer ce public
aristocratique, car nous savons bien qu'au xvn e , dans la réalité, le mépris nobiliaire et la
protestation paysanne se rejoignaient devant un « métis social » comme Pourceaugnac. Il
suffit de se rapprocher ces deux textes :
« Plainte de la noblesse française » :
« Les fils de procureurs et de simples notaires marchent en housse et remplissent les
rues des meilleures villes du royaume, triomphant des dépouilles du paysan et de la
noblesse même... »
« Plainte paysanne ».
« . . . les gens qui se sont faits riches aux dépens du Roi et du peuple, les individus qui
naguères étaient bélîtres... ».
Nous pouvons également dire avec certitude que le public parisien savait alors très bien
ce qu'était le jeu paysan du charivari, quelle que soit la distance que prenait ce public à
l'égard des comportements campagnards.
En effet, encore en 1697, soit près de trente ans après notre pièce, Dancourt fait jouer
à Paris une comédie en un acte intitulée Le Charivari où il est question du mariage d'une
veuve riche et âgée, Madame Loricart, avec son tout jeune jardinier. Un charivari se prépare
au village et le jeune homme hésite devant la menace de la sanction paysanne.
Or, la scène est à Auteuil, aux portes de Paris. Le branle final chante :
« Madame Loricart fine
Prend pour époux
Son jardinier sur sa mine
Qu'en dirons-nous
Il n'est rien tel qu'un bon mari
Charivari
La fortune et la naissance
Brillent aux yeux
Mais elle par préférence
Croit faire mieux
De prendre un manant bien nourri
Charivari
Filles qui sont toutes neuves
Un charivari à la Cour de Louis XIV 317

Si elles avaient
L'expérience des veuves
Maris prendraient
Aux champs plutôt qu'à Paris
Charivari ».
La présence d'une structure de charivari dans notre pièce est certainement signifiante, même
si nous ne savons pas exactement analyser sa signification.
Mais l'usage qui en est fait est également signifiant. La coutume paysanne, coutume de
tradition, mais aussi de défense d'un groupe qui n'a ni le pouvoir juridique ni le pouvoir
de l'argent, devient ici divertissement de parisiens, à la Cour, dans un contexte de moquerie
de la province, au service de ceux qui ont tous les pouvoirs, y compris le pouvoir culturel.
De plus, elle est truquée, puisqu'elle est intégrée dans un complexe de fourberies.
Or, les études structurales des énoncés narratifs nous montrent que, si une lutte loyale
peut aboutir à un monde meilleur, une lutte truquée aboutit toujours à un monde pire.
Cette impression de « monde pire » est en effet très forte dans la pièce, malgré l'atmos-
phère d'euphorie qui baigne tout le spectacle.
Le double charivari au veuf ou le triomphe
de l'âge mûr sur la jeunesse
A propos des « Antibel » d'Émile Pouvillon

JEAN-CLAUDE MARGOLIN

Pour nos contemporains, même érudits, le nom d'Emile Pouvillon n'évoque guère d'échos.
Né à Montauban en 1840, et mort en 1906 à Chambéry, ami d'Alphonse Daudet et de Pierre
Loti il souffre trop de la comparaison avec les romans champêtres et les romans sociaux
de George Sand, et il aime trop les parures d'un style poétique pour que le lecteur se sente
véritablement ému ou concerné par les histoires de paysans, de braconniers ou de bergères 2
que son expérience et son imagination ont placés devant nous. Mais Pouvillon, profon-
dément attaché à son terroir, est un peintre paysagiste capable d'évoquer avec bonheur des
prairies noyées, les « lueurs plombées qui traînent sur l'eau grise et lourde, voilée d'herba-
ges » ou le grand silence de la vie végétale. Il est tout autant attaché aux traditions populaires,
villageoises ou régionales. C'est ainsi que dans l'un de ses romans, Les Antibel, qui date de
1892 3 , et qui fut porté à la scène en 1899 4, il décrit avec précision et ferveur toutes les péri-
péties d'un charivari donné à un veuf — Antibel —, qui se remarie avec une jeune fille de
l'âge de son fils, sept mois seulement après la mort de sa première épouse, la Fabiane. Ce qui
constitue, à mon sens, l'originalité de ce charivari — que j'appelle double, parce qu'il
comporte, dans son déroulement, deux chansons dont les paroles se contredisent —, c'est
qu'il consacre en définitive le triomphe du charivarisé —• un homme de 45 ans —• sur les
jeunes gens qui avaient commencé par le conspuer violemment et même cruellement.
Un article d'Henri Lalou 5 , cité par E.P. Thompson 6 , a bien marqué les rapports entre
le rituel de ce charivari « littéraire » et celui des charivaris réels donnés au xix e siècle dans
le Midi de la France.
Cet article commence par résumer les connaissances acquises sur cette manifestation
bruyante et agressive, ludique et intéressée, traditionnelle et plus particulièrement villa-
geoise, que constitue le charivari. Il nous apprend que tout au long des xvi e , xvn e et xvm e
siècles, « il y avait peu de pays en France, surtout dans le Midi, où l'on n'organisât pas de
charivaris » 7 .

1. Sur les rapports d'amitié et les échanges littéraires entre Pouvillon et Loti, voir, entre autres,
Raymonde Lefèvre, dans u n article du Mercure de France, du 15 août 1938, n° 964, t. C C L X X X V I , p . 117 sq.
O n a conservé la correspondance — o u du moins une partie d'entre elle — échangée entre les deux écrivains.
2. Qui ont n o m Césette (Paris, A. Lemerre, 1881), L'Innocent (ibid., 1884), Jean de Jeanne (ibid., 1886),
Chante-Pleure (ibid., 1890).
3. Publié à Paris, chez A . Lemerre, comme la p l u p a r t de ses autres romans, après avoir p a r u dans
deux livraisons de la Revue des Deux Mondes ( 1 " et 15 m a i 1892).
4. A u Théâtre de l'Odéon. Pouvillon passa à cette occasion plusieurs mois à Paris.
5. « Des charivaris et de leur répression dans le Midi de la France », Revue des Pyrénées, XVI-6,1904,
p . 493-514.
6. D a n s son étude des Annales E.S.C., 27, 2, de 1972, « ' R o u g h M u s i c ' : le charivari anglais », p. 299,
n. 56.
7. « Des charivaris... », art. cit., p. 497.

Le charivari, École des Hautes Études¡Mouton, pp. 319-327.


320 J.-C. Margolin

L'histoire de la répression du charivari nous conduit à y introduire une sorte de dialec-


tique entre la réalité proprement juridique ou juridictionnelle et la pratique jurisprudentielle
qui tient très largement compte de cette sorte de sanction naturelle ou de consécration popu-
laire que représente le charivari au veuf (ou à la veuve) qui se remarie, voire du charivari
au mari battu par sa femme. Chaque fois que le pouvoir civil ou religieux a voulu interdire
les charivaris ou les réprimer avec sévérité, il s'est heurté à de telles oppositions (mani-
festées ou latentes) qu'il s'est contenté, même dans les cas graves, de sanctions pénales
relativement légères.
Il me paraît nécessaire, à propos des Atitibel, de fixer rapidement le décor et de situer
les personnages, dans cette atmosphère de réalisme fantastique, si caractéristique de la
manière et de la sensibilité de l'écrivain montalbanois.
L'action de cette « dramatique » se déroule en trois Journées précédées d'un Prologue
et suivies d'un Crépuscule. Ces trois Journées ne sont pas consécutives, mais ponctuent deux,
peut-être trois saisons : le drame a tout le temps de mûrir, comme le blé, mais les semailles
du Crépuscule sont ensanglantées. Le charivari sur lequel portera l'essentiel de notre atten-
tion se situe dans le Prologue.
Le décor géographique d'abord : la Dérocade, c'est-à-dire « une maison paysanne dans
le causse d'Anglar 8 , à la corne d'un promontoire. Des combes se creusent au-dessous,
étroites, habitées par des chênes taillés en quenouille ; des prés minces, lavés de sources,
serpentent au fond ; des sentiers bondissent çà et là, sur les pentes, blancs comme des ruisseaux
de pierre » 9 .
Description de la maison qui continue le rocher, trapue et sans élégance. Décor rude
et fruste, maison sans grâce mais solide. Tout donne à penser que les personnages seront
accordés à ce site et à ce gîte. Qui sont-ils? D'abord le héros du roman, « à la voix âpre et
lente», Antibel, «pesant, presque grave, avec la carrure et la démarche de l'homme mûr
et du paysan riche ». En fait, il a quarante-cinq ans, et a perdu sa femme — la Fabiane —
il y a quelques mois. Il vit avec sa mère Martril, hantée de souvenirs et même de la vision
répétée et angoissante de la morte 1 0 . Il faut dire qu'Antibel projette d'épouser incessamment
une jeune fille pauvre, Jane, qui vit déjà au foyer, avec sa jeune sœur Mette. La mère et le
fils s'opposent violemment sur ce projet : au maître de maison qui affirme hautement ses
droits et son pouvoir sur les êtres et les choses, 1'« ancienne » oppose les droits imprescrip-
tibles des morts (on sent l'influence littéraire d'Eschyle) mais aussi les traditionnelles remon-
trances d'une mère possessive et jalouse, soucieuse à sa manière des intérêts de son fils et
de son petit-fils u , et sensible au qu'en-dira-t-on : cette fille est trop jeune, elle te fera porter
les cornes, elle a l'âge de ton fils, elle n'a pas un sou vaillant et t'épouse pour ton argent ;
ta femme est morte il y a sept mois ; tout le monde te raillera ; j'ai de terribles pressentiments.
Mais Antibel est un bloc que rien ni personne n'arrêtera, sinon peut-être sa promise. Quant
à son fils, Jan, il est parti il y a deux ans aux colonies — en Indochine —, on est sans nouvelle
de lui, on redoute les fièvres, mais aussi le choc qu'il a dû éprouver en apprenant la mort
de sa mère à laquelle il était tendrement attaché. Martril redoute aussi, s'il revient un jour,
le nouveau et terrible choc qu'il éprouvera en voyant installée au foyer cette jeune femme
de son âge, qui a pris la place de sa mère.
Ainsi le Prologue fait-il pressentir qu'un drame se prépare. La Première Journée verra

8. Ce causse d'Anglar est le décor de plusieurs de ses romans et nouvelles et est situé près de Cazals
(la Dérocade étant Brousse, un coin du Quercy qu'il connaissait bien).
9. Les Antibel, op. cit., p. 3-4.
10. Cette présence obsédante de Fabiane constitue l'unité dramatique, le fonds religieux (un mariage
est indissoluble, même par delà la mort, ce qui n'est pourtant pas la conception juridique de l'Église), voire
superstitieux du roman.
11. Lui seul semble avoir capté toute sa tendresse. Elle couvrirait, si besoin était, sa trahison à l'égard
de son père.
Le double charivari au veuf 321

d'ailleurs arriver Jan, pour la plus grande joie de Martril, d'Antibel, et aussi de Mette, qui
l'aime en secret.
Il faut enfin indiquer la présence quasi constante de la morte, première épouse d'Anti-
bel, notamment sous la forme de la Papoou, fantôme blanc à tête de squelette, au milieu des
masques, dont on sait la signification magique qu'ils ont revêtu ou revêtent encore dans
presque toutes les civilisations, et qu'ils sont associés à l'angoisse de la mort et à la peur des
fantômes et des revenants. Du début à la fin du drame, sous une forme ou sous une autre —
avec un point culminant dans le charivari du Prologue, et aussi à la fin du Crépuscule, quand
la sorcière Gâte, flanquée de son bouc Barabbas, et dans un sinistre hululement de chouette,
tandis que la montagne « flotte, enveloppée d'ombre, comme voilée de noir », pousse son
imprécation : « La Fabiane t'en veut, Antibel, la Fabiane se venge !... »
Cette brève mise en perspective nous a paru indispensable pour présenter ce charivari,
dont les diverses phases prennent un relief particulièrement aigu et une valeur symbolique,
en fonction du drame des Antibel.
Ce qui me paraît ici à la fois traditionnel et original, c'est le double charivari-au-veuf,
ou plutôt, le renversement du charivari-sanction en charivari-triomphe ; sur le même air,
mais avec des paroles de signe opposé, la chanson qui insistait avec goguenardise sur les
suites possibles ou probables du remariage d'un « vieux » (en fait Antibel n'a que quarante-
cinq ans) avec une «jeunesse », vantera, à la suite de la victoire physique et morale d'Antibel
sur le Cadet, les félicités d'un remariage bien assorti (en dépit de la brièveté du veuvage
et des honneurs qui sont dus à la morte).
Opposons donc, dans le Prologue de ce roman dialogué les deux versions de la chanson,
qui ne sont pas sans rappeler, toutes proportions gardées, les chœurs de la tragédie antique.
Nous savons, par les souvenirs de son ami Edmond Galabert 12 , publiés après sa mort, que
la description du charivari, la chanson et notamment son début (« Faut pas te fâcher ; te
Talions chanter ») sont directement empruntés aux coutumes et au patois du Quercy. En
l'absence de descriptions précises de charivaris réels, comme celui de Lectoure, rapporté
par Henri Lalou 13 , on peut donc considérer la reconstitution de Pouvillon comme fidèle
à la tradition languedocienne — et plus proprement quercynoise — de ces manifestations
bruyantes et chantées si chargées d'émotion. Pouvillon n'a fait que transcrire dans sa langue
particulière — qui est la langue nationale arrangée à la manière paysanne — les deux
premiers vers du couplet patois :
« Te cat pas facha ;
La t'anan canta ».
Mais la chanson ne constituant que le temps fort ou l'apogée du charivari, nous croyons
bien faire en remontant plus haut, c'est-à-dire à la perception lointaine et comme irréelle
des premières manifestations sonores du cortège.
Et voici venir ce qu'on attendait 1 4 .
« De très loin, du fond de la combe, un appel de corne monte, douloureux et brutal ; et
à peine l'écouteur sévère de là-haut, le roc d'Anglar, l'a-t-il renvoyé moins brutal, plus
douloureux vers la Dérocade un autre appel répond, très bref, celui-là, tombant comme
une pierre du haut de la montagne.
Le charivari a commencé.
La fourchette tremble dans les doigts d'Antibel, Jane pâlit, Front s'applique à sa nourri-
ture, Martril exagère le carillon des assiettes et des plats qu'elle lave avant de les dresser
sur le vaisselier. Mais Antibel veut entendre ; de la main, il impose le silence à la vaisse-
leuse.

12. Souvenirs sur Émile Pouvillon, Toulouse, Privât/Paris, Plon-Nourrit, 1910.


13. Voir n. 5.
14. Les Antibel, op. cit., p. 13 sq.
322 J.-C. Margolin

Le bruit se rapproche ; les cornes ne s'arrêtent pas de beugler, et ce sont encore, assau-
vagissant la musique, des fracas de ferraille ou de cuivre, de chaudrons ou des pelles
qui grincent, cymbales primitives, heurtés avec des cailloux.
Des chiens jappent, énervés par ces explosions de dissonances ; des poules s'éveillent ;
une vache brame dans l'étable. C'est comme un souffle d'orage qui passe sur la Déro-
cade, ricochant aux murs, cognant aux volets, faisant tinter les carreaux.
Antibel écoute, constate et, se tournant vers Front 1 5 qui, son dîner fini, s'amuse à
piquer des miettes sur la table à la pointe du couteau :
'Plus nombreux qu'hier, n'est-ce pas?
Ceux de Saint-Irch sont descendus ; on m'avait averti ; le maire les a lâchés après moi ;
il m'en veut à mort depuis les élections...' »
Il paraîtrait, d'après Front, que l'auteur de la chanson est un certain Piboul, qui lui doit
de l'argent depuis deux ans. Et tandis que Martril, qui a repris son « vaisselage » sourit en
elle-même de la rude leçon que reçoit son fils, le charivari s'arrête soudain. Mais une minute
plus tard, comme un spectacle minutieusement réglé, succède au vacarme discordant un
chant à l'unisson. Je redonne la parole à Pouvillon 16 :
« C'est d'abord sur un rythme lent, avec des sonorités graves de plainchant, l'implo-
ration liminaire, sournoise annonciatrice de la complainte :
' Faut pas te fâcher ;
Te l'allons chanter'.
Puis, sur un air de danse sautillante et goguenarde, enguirlandé de trilles, comme de
malicieux entrechats, le couplet s'avance :
' A la Dérocade, on prépare la noce ;
Les oiseaux du ciel seront tous invités.
La chouette y sera en collier fourré ;
C'est elle qui tient compagnie à la morte.
Pour toi, pauvre veuf, qui ne sais plus chanter ;
Le rossignol servira sa musique ;
Us y viendront tous : linot, merle, verdier ;
Et le coucou 17 aussi — sans que tu l'invites'.
Une pause ; les voix reprennent :
'De peur des voleurs, Jane a sa dot sur elle,
A savoir sa peau, ses cheveux et ses yeux.
Avec sa peau blanche, elle t'a pris ton cœur,
Rien qu'en te regardant, elle t'ensorcelle ;
Lié avec un seul de ses cheveux blonds,
La coquine au marché te mènerait vendre.
Quand tu iras au bois, prends garde à ton front !
Les coucous sont en fleur ; le printemps s'avance'.
Une bordée de chaudrons, un beuglement de cornes saluent la fin de chaque couplet,
et voici déjà le troisième en route :
'Après le souper se sont couchés ensemble,
A se caresser, se parler tendrement.
— Écoute, ma vie, on frappe au contrevent...
•— C'est pour le tourin ; empêche qu'on entre...
— Je suis Fabiane, ouvrez, faites place au lit ;

15. Ce personnage est le valet de charrue d'Antibel, qui termine le repas du soir, assis à côté de Jane
sur le banc de chêne qui borde la table, face à son maître, « le dos au mur, comme il convient » (p. 10).
16. Les Antibel, op. cit., p. 17 sq.
17. Le rapprochement de cet oiseau et des cornes instrumentales devrait me donner raison.
Le double charivari au veuf 323

Je viens de dessous terre ; ouvrez, il me tarde


D e me reposer près de mon cher mari 1 8
— J'ai fini de dormir ; adieu, pauvre Jane ! '
On retrouve dans ces trois couplets les éléments traditionnels de la huée, destinée à blesser
la victime dans ses sentiments les plus vifs : d'abord et avant tout, son orgueil de mâle (avec
les inévitables allusions aux cornes et au coucou), puis son infidélité à sa première femme,
morte depuis sept mois seulement, la pauvreté de sa promise mise en regard de sa propre
richesse 19 (ce qui revient à dire qu'elle s'est vendue à Antibel), et — dans cette atmosphère
et mise en scène d'ensorcellement et d'apparition de fantôme que la suite du charivari
exploitera à fond — la présence de la morte venant troubler la nuit de noces du couple, qui
nous rappelle les nombreux procès de sorciers et de sorcières accusés d'avoir « attaché
l'aiguillette » par vengeance diabolique.
Mais le processus charivaresque de la dramatique de Pouvillon, habilement mêlé à
l'intrigue générale et au jeu des différents caractères, a ceci d'intéressant et d'original par
rapport au scénario habituel, qu'il va consacrer sous des dehors trompeurs, ce que j'ai
appelé le triomphe de l'âge mûr sur la jeunesse.
En effet, tout en feignant de capituler et de satisfaire aux exigences profondes des chari-
variseurs, c'est-à-dire de leur offrir à boire à gorge que veux-tu — ce qu'il ne saurait manquer
de faire en aucun cas — , Antibel se réserve et réserve aux moqueurs une leçon, la seule qui
puisse compter à leurs yeux : la démonstration physique qui consacre sa ténacité et sa vigueur
morale, puisqu'elle l'a fait déjà triompher de sa mère, et qui préfigure un autre triomphe
(si l'on peut dire), la mort de son rival, son propre fils Jan, fatalement amoureux de sa jeune
belle-mère, nouvel Oedipe dont le crime n'a pas franchi les limites de l'intention ou la tenta-
tive d'exécution. De ce double triomphe de l'âge mûr, l'un s'inscrit dans le Prologue, c'est-
à-dire à l'intérieur du cycle charivaresque, l'autre dans cette ultime partie que l'auteur a
appelée Crépuscule, et dont les couleurs tragiques n'ont plus rien à voir avec la comédie
grinçante des villageois. On insistera surtout sur les péripéties qui caractérisent le premier
de ces deux triomphes, auxquels on pourrait — si l'on voulait — ajouter un troisième :
l'amour (apparemment sincère) et la fidélité de Jane.
Le maître de la maison affronte donc ses persécuteurs et ne va pas tarder à les dominer,
tout en s'acquittant de sa dette obligée : il les fait entrer et leur promet de les régaler. Après
quelques moments d'hésitation, ils se décident à entrer, les jeunes en tête (détail qui a son
importance, notamment pour notre propos et pour la problématique traditionnelle des
charivaris, manifestations de la jeunesse). Comme dans le charivari de Lectoure, et dans
beaucoup d'autres, une contamination s'est établie entre ces manifestations et les cortèges

18. Dans un article sur « L'œuvre d'Émile Pouvillon » (Revue des Pyrénées, XVIII-4, 1906 p. 465-482),
A. Benoist insiste beaucoup sur l'unité religieuse de la tragédie des Antibel: « Ce qui en fait l'unité d'inspi-
ration, c'est une idée religieuse, celle de la sainteté et de l'indissolubilité du mariage: la mort elle-même
ne peut rompre ce lien, et l'homme qui transgresse cette loi divine sera puni tôt ou tard » (p. 473). Mais,
on peut se demander si ce n'est pas confondre religion et superstition. Il montre que la croyance aux reve-
nants, appelés jadis « spectres » ou « fantômes » a été longtemps et fâcheusement assimilée au respect de la
mort, alors qu'elle s'oppose en fait à la thèse chrétienne de la séparation radicale de l'âme et du corps à
l'instant de la mort. On peut rappeler également la controverse entre Van Gennep et Fortier-Beaulieu sur
le fondement « mythologique, magique et religieux » du charivari (thèse du second), alors que l'effigie de
l'époux décédé que l'on promène (ou ses paroles distinctement perçues) ne serait q u ' u n comportement
ironique, une attitude railleuse (thèse du premier). Comme l'écrit Roger Pinon dans son article fondamental,
« Qu'est-ce qu'un charivari? Essai en vue d'une définition opératoire », Kontakte und Grenzen. Problème
der Volks-, Kultur- und Sozialforschung. Festschrift fur Gerhard Heilfurth, Gôttingen, 1969, « On peut désap-
prouver u n remariage pour bien des raisons, et pas nécessairement par crainte du mort. » En somme,
l'effigie n ' a d'autre but que de « rafraîchir la mémoire » de la veuve (ou du veuf) et de la communauté.
19. D a n s la violente discussion qu'elle aura avec son fils après le départ des charivariseurs (p. 40),
la vieille Martril insistera, entre autres délicatesses, sur le dénuement de la fiancée: « Que veux-tu que ça
vaille, une sans-le-sou, une mendiante qui court les grands chemins depuis qu'elle est en âge de marcher! »
324 J.-C. Margolin

et les masques de Carnaval, bien que la dramatique des Antibel se situe en été : les jeunes gens
sont travestis de multiples façons, qui expriment notamment le thème du monde à l'envers,
avec leurs jupes et leurs bonnets de femmes, leurs corsages bourrés d'étoupe ; les masques
abondent, à double fin de dérision et de protection grâce à cet anonymat bouffon. Le plus
remarquable — et qui constitue comme le pivot dramatique et fantastique du roman — c'est
l'apparition du fantôme qui représente l'esprit de Fabiane, la morte, ce Papôou, dont le
suaire s'agite et qui claque des dents. Dans son article, Henri Lalou en soulignait l'intérêt
comme E.P. Thompson dans son récent article des Annales ESC sur le charivari anglais 20,
car ce phénomène est « rare dans l'histoire du charivari ». Voici donc le Borgne de Carendé
qui manipule la Papôou. Mais, en démasquant — au sens propre — ce piètre adversaire
personnel, Antibel opère en quelque sorte l'exorcisme de l'esprit de son épouse morte. C'est
lui qui désormais va dominer la situation : « Mes amis, je vous ai promis du vin et vous en
tâterez; je n'ai qu'une parole; mais avant, nous avons une petite affaire à régler
ensemble... » 2 1
C'est alors que va se situer l'épisode que j'ai appelé le premier triomphe de l'âge mûr
sur la jeunesse. En effet, parmi les quatre ou cinq gaillards, « larges d'épaules, bien calés
sur leurs quilles », qui commencent par narguer Antibel, l'un — le Cadet de Testoris —, un
ancien cuirassier, s'enhardit jusqu'à s'approcher de Jane, « le poing sur la hanche, comme
un dégourdi de caserne ». Alors le petit drame va éclater : Antibel, qui a aperçu son manège,
attaque de front, en revendiquant ses droits à cette virilité qui lui est contestée : « Je grisonne,
c'est vrai ; mais la couleur n'y fait rien ; il n'est pas né, celui qui doit me faire le poil. Vous
qui riez là-bas, frottez-vous y un peu et vous verrez ! Allons ! qui veut s'aligner avec moi ? » 22
Ce sera évidemment le Cadet de Testoris qui va relever le défi. Son attitude est rede-
venue naturelle, « fausse barbe de filasse arrachée, précise Pouvillon, démasqué, avec sa
figure de tous les jours, le sourire blanc sous la moustache en pointe ». Désarmé en quelque
sorte avant même de combattre, il reprend à sa façon l'exhortation liminaire de la chanson :
« Faut pas te fâcher ! » : c'était pour rire 23 . Nouvelle marque du conflit des générations et
du thème éternel : il faut bien que la jeunesse s'amuse ! « Toi qui te fâches, tu en as fait
autant quand tu avais notre âge». Mais on n'en restera pas là, car l'homme grisonnant
veut une autre revanche, refusant d'accepter comme tout naturel l'écart des générations avec
les obligations qu'il impose. Il est bon de rappeler ici la remarque pertinente de Thompson,
qui explique par des raisons sentimentales — j e dirais plus volontiers affectives et sexuelles —
et économiques, cette sourde hostilité de la jeunesse au remariage d'un « vieux » avec une
jeune fille. Mêmes remarques dans l'article fondamental de Natalie Zemon Davis, « The
Reasons of Misrule » 24 , chez Lévi-Strauss 25 , ou encore chez Van Gennep qui écrivait en
1932 : « Si un veuf vient prendre une fille, si une veuve jette le grappin sur un garçon, il y a
rupture de l'équilibre » 26 .
Les deux hommes vont donc se battre sérieusement, mais sans pour autant risquer de
trop graves blessures ; ils iront à la fraîche, sur la pâture qui sèche et dont l'épaisseur de la
litière amortira les chutes. Passons sur le récit du combat et sur la description du paysage
nocturne pour nous en tenir à la présentation des deux adversaires au début et à la fin de
cette empoignade.

20. Voir n. 6.
21. Les Antibel, op. cit., p. 23.
22. Ibid., p. 24.
23. Ibid., p. 25.
24. « The Reasons of Misrule: Youth Groups and Charivaris in Sixteenth-Century France », Past
and Present, 50, 1971, p. 41-75.
25. Mythologiques, t. I, Le cru et le cuit, Paris, 1964, p. 294.
26. Le Folklore du Dauphiné, Paris, 1932, I, p. 169-170.
Le double charivari au veuf 325

Le cadet est décrit, « le buste étoffé, les bras noueux, sa figure un peu menue et le
sourire fat sous la moustache..., plus vif que son adversaire ». Antibel, plus trapu, « marche,
la poitrine en avant comme un roc, la tête plantée bas sur les épaules » 27 . Et comme ses
mains sont larges et que ses prises sont celles d'un étau, la vivacité et la souplesse du jeune
homme seront sans effet sur la poigne vigoureuse d'Antibel : « A chaque coup de reins, à
chaque secousse, le veuf répond en aggravant son étreinte. S'il ne change pas de tactique,
le Cadet est perdu. Il le sent, et ses tentatives pour se dégager ne sont que des spasmes
d'agonie » 28 . On frôle la tragédie, car le combat se déroule non loin du bord de la falaise
rocheuse, où le jeune homme s'efforce d'entraîner son adversaire. Mais le combat est près
de s'achever : Antibel « écrase ses poumons, triture ses lombes jusqu'à ce que, vidé de ses
dernières énergies, fléchissant des jarrets, ahanant et geignant, il l'envoie rouler en paquet
sur le sol » 2 9 .
Ainsi, à la tournée générale que le charivarisé doit payer aux charivariseurs, selon un
scénario classique, le veuf joint une leçon particulière, qui consacre publiquement sa virilité
et l'immaturité physique — voire sentimentale ou morale — du cadet, en dépit de son air
avantageux et de son passé de cuirassier. Le mot de la fin du combattant heureux souligne
encore ce trait sur lequel j'insiste avec force : « Sans rancune, l'ami. Dans dix ans, si nous
y revenons, c'est toi qui seras dessus et moi dessous » 30.
Les choses sont donc bien claires : pour l'heure, non seulement Antibel, solide quadra-
génaire, a parfaitement le droit d'épouser la jeune fille ; mais (par cette sorte de relation
implicite établie entre la vigueur physique et la virilité sexuelle), rien ne prouve que l'homme
mûr ne soit davantage en mesure de satisfaire physiquement sa promise que tel ou tel de ces
jeunes gens que l'envie et le sentiment de frustation ont ligués contre lui.
Le combat terminé, tous se mettront à boire à la santé du double vainqueur (il a conquis
l'amour de Jane, il a reconquis l'estime des villageois), les masques et les déguisements
tombent. Tout se passe comme si, réduits à leurs propres défroques et à leur mine de tous les
jours, les musiciens d'occasion prenaient conscience de leur infériorité par rapport à leur
ancienne victime. Nous assistons ici à un retournement qui ne me paraît pas très fréquent
dans l'histoire du charivari, puisqu'il consacre pratiquement son échec, et le triomphe du
charivarisé. Ce triomphe sera consacré par une seconde chanson, improvisée sur le même
air que tout à l'heure, par le même Piboul, « chantre, sonneur et fossoyeur à Saint-Irech,
ivrogne aussi et rimeur à l'occasion, inventeur de chansons et de charivaris sur commande » 3 I .
Tout en le faisant boire sans discontinuer avec un jovial mépris, Antibel a préparé l'ingénieux
ivrogne à sa nouvelle composition. Voici donc la récompense — disons le triomphe final —
du veuf qui se remarie :
« Ce vin donne envie de chanter, s'écrie Piboul. Toujours le même air, mais nous allons
changer les paroles !
A voix ample, tuyautée, un peu festonnante, le chantre attaque l'imploration sacra-
mentelle :
'Faut pas te fâcher ;
Te l'allons chanter.'
Et accélérant le rythme, il continue :
'La Jane et Antibel, tous les deux sont riches,
Lui porte l'argent, elle porte l'amour.
Elle est la plus jolie, il est le plus fort.

27. Les Antibel, op. cit., p. 26


28. Ibid., p. 27.
29. Ibid., p. 28.
30. Ibid., p. 28.
31. Ibid., p. 31.
326 J.-C. Margolin

A leurs volontés il faut qu'on obéisse.


Lui ne craint personne ; il les tomberait tous.
Elle en souriant fait marcher tout le monde.
Mais pour cette fois, Jane sera dessous ;
Le Cadet est tombé ; c'est ton tour, la blonde !' » 32
Nous ne nous attarderons pas à un long commentaire, la nouvelle chanson est suffisamment
explicite. Que l'ivrogne habile à tourner ces couplets obéisse à des sentiments aussi divers
que la reconnaissance du ventre, l'admiration pour le récent triomphe d'Antibel, la flagor-
nerie, la peur des coups, un sentiment de gêne ou de remords, ou la sincérité dans la procla-
mation publique des vertus de son hôte, peu importe. On notera l'évocation de sentiments
délicats, exprimés poétiquement, mêlée à celle d'images beaucoup plus crues, mais concou-
rant au triomphe du héros de la fête.
Le charivari est terminé : « Ce soir et demain, et toujours, conclut Piboul, vous pourrez
dormir tranquilles. Nous aussi, il est temps d'aller chercher notre sommeil ! » U n peu plus
tard, parviendront, assourdis, les échos de la seconde chanson : « La Jane et Antibel, tous
les deux sont riches » 33 .

Il est indispensable à présent, sans s'astreindre évidemment à suivre toutes les péripéties
du drame, de noter quelques éléments susceptibles de justifier notre propos central.
Le fils d'Antibel, Jan, est revenu d'Indochine, rongé de fièvre. Joie de Martril, qui n'a
pas pardonné à son fils son remariage, et qui ne manque aucune occasion de rabrouer sa
seconde bru et de faire naître chez Antibel un sentiment de jalousie. Au cours de la seconde
partie de la Deuxième Journée 34 , tandis qu'Antibel s'apprête, fusil au poing, à guetter des
voleurs du côté d'Escouloubre, à la nuit tombée, sa mère le met en garde contre les voleurs
qui tournent — ou qui pourraient tourner — autour de sa femme. La jeunesse triompherait-
elle de l'âge mûr? La sagesse prétendument populaire s'exprime par la bouche de la « mé-
nine » : « Tu es un peu trop âgé pour elle, mon garçon ; voilà le malheur. Quand une gaillarde
de cette espèce n'a pas ce qu'il lui faut chez elle, on a beau la garder, elle trouve le moyen
de se procurer ce qui lui manque. La jeunesse appelle la jeunesse » 35.
Fouetté au sang par les paroles venimeuses de sa mère « qui lui veut du bien », il renonce
à partir et s'apprête à guetter le voleur, voleur de poulailler ou voleur de femme ! Pouvillon
connaît Shakespeare et Racine !
Mette, Ja jeune sœur de Jane, aime Jan, et elle croit qu'il l'aime à son tour. Elle pense
aussi qu'il continue à détester sa belle-mère, sentiment que chacun accepterait à la rigueur,
y compris Antibel. En fait, sa haine s'est transformée en amour, un amour passionné et
désespéré, comme ceux des héros romantiques ou de certains personnages d'Alphonse
Daudet. Il se décide à partir dès le lendemain, mais il veut revoir Jane ou tout au moins
rôder autour de sa fenêtre, ignorant que son père veille dans l'ombre. Nouvel Othello,
Antibel se prépare à tuer le galant — qu'il n ' a pas reconnu — et sa jeune femme, si elle
ouvre le contrevent. La vengeance de Martril sera assouvie, car elle ne sait pas, elle non plus,
que le rôdeur est Jan. Mais, le drame ne sera pas encore consommé, à cause du malentendu
de l'amour de Mette, que tout le monde croit partagé. Antibel évoque même un prochain
charivari. « On vous portera le tourin au lit pour vous empêcher de dormir. Chacun son
tour ! » 3 6

32. Ibid., p. 33-35.


33. Ibid., p. 35-36.
34. Ibid., p. 118 sq.
35. Ibid., p. 126.
36. Ibid., p. 147.
Le double charivari au veuf 327

La troisième journée va lever le malentendu et précipiter Jan vers son destin, et avec
lui, les autres personnages : explication entre les deux « fiancés », efforts et tristesse de Jan
qui veut lutter contre son mal et voudrait bien pouvoir aimer Mette 37 ; atmosphère d'envoû-
tement ; angoisse et terreur de la jeune fille ; apparition de la sorcière Gâte et de son bouc
Barrabas, également sorcier 38 ! Le mauvais œil ! Si cette sorcière pouvait guérir son fiancé?
Consultation et conseils de la sorcière. La vérité est révélée : le remariage prématuré d'Antibel
ne laisse pas en repos l'esprit de la Fabiane, la morte est en colère (témoignage, parmi cent
autres, et illustration de la théorie de Fortier-Beaulieu du fondement « mythologique,
magique et religieux » du charivari : le pauvre mort ou la pauvre morte venant troubler le
repos ou le plaisir du nouveau couple). La jeune fille reprend sa quenouille, tout en gardant
ses brebis. Inquiétude d'Antibel, qui interroge Mette au sujet de Jan et de ses prétendues
fiançailles ; son scepticisme sur les rites magiques, la vengeance de Fabiane, l'ensorcellement
de son fils ; crainte généralisée, car le garçon a sa « mauvaise figure » 39 . Antibel a filé vers
la fontaine où il a vu partir son fils pour rejoindre Jane ; il est armé de sa faux.
Le drame se dénoue dans cet Épilogue dénommé Crépuscule 40 par Pouvillon : dialogue
entre Jan et Jane, d'abord au sujet de Mette, dispute sur un malentendu ; il ne veut pas encore
révéler son secret 41 ; enfin il lui avoue son amour, auquel elle ne croit pas d'abord, puis le
repousse, quand elle ne peut plus le raisonner et que son amitié ne le fait pas céder 42 ; en
luttant contre Jan qui s'est jeté sur elle, elle l'a attiré au bord du précipice 4 3 ; Antibel bondit
alors d'un sentier, la faux levée ; mais ce n'est pas le père qui tuera le fils, car celui-ci a déjà
disparu dans le précipice.
On peut, certes, contester, que la mort du jeune homme soit un triomphe pour le père,
car il aimait son fils ; et le mot de la fin est sans doute prononcé par la sorcière : « La Fabiane
t'en veut, Antibel, la Fabiane se venge!... » Cependant, dans le calme de la nuit, face au
sommet du roc d'Anglar, les quatre principaux personnages du drame, Antibel et Jane,
Mette et Martril, sont tous réconciliés par le malheur qui les frappe, à des degrés divers 44 .
Dans cette atmosphère propice à l'invocation des fantômes et dans laquelle Pouvillon
se complait et s'aventure avec aisance, il n'est pas interdit de se demander si les nuits et les
amours d'Antibel ne seront pas désormais hantées par deux esprits, au lieu d'un seul, ceux
de Fabiane et de Jan. Auquel cas serait assurée la défaite de celui qui avait su si vaillamment
triompher du charivari. Mais il s'agirait d'un autre registre, et ces spéculations sont de
toute façon hors de propos.
En situant le charivari au veuf et la double chanson à laquelle il a donné prétexte dans
le cadre général de ce drame rustique qui connut à la fin du siècle dernier un succès d'estime
dont témoignent les critiques de l'époque, j'ai simplement tenu à donner plus de relief à ce
témoignage littéraire d'un vacarme rituel, expression d'une réalité sociologique et d'une
épreuve individuelle et familiale. S'il y a incontestablement un triomphe de l'âge mûr sur
la jeunesse, il se concentre dans le Prologue des Antibel, ainsi qu'on a essayé de le montrer.
Car il serait hasardeux, à la lumière de la dramatique, d'opposer à la folie, à la fièvre ou à
l'esprit ensorcelé du fils, la sagesse, l'expérience, l'équilibre du père, car lui aussi est capable
de folies — au sens érasmien du terme — s'il est vrai qu'il a pris des risques en épousant une
femme beaucoup plus jeune que lui et que sa jalousie a failli faire de lui, Œdipe inversé, le
meurtrier de son fils, après qu'il a risqué, nouvel Othello, de tuer son épouse fidèle.

37. Ibid., p. 173-178.


38. Ibid., p. 179-188.
39. Ibid., p. 183-195.
40. Ibid., p. 205 sq.
41. Ibid., p. 206-217.
42. Ibid., p. 218-224.
43. Ibid., p. 225-226.
44. Ibid., p. 231,
Le charivari
Quelques problèmes de méthode que pose une recherche sur ce sujet
Et en particulier problèmes de méthode
que pose une interprétation psychanalytique du charivari

MARC SORIANO

Apparemment, l'objectif d'un colloque sur le charivari est simple: il s'agit de décrire et
d'expliquer le « phénomène » choisi, mais ce programme n'est pas si aisé à réaliser car la
principale caractéristique du phénomène qui nous occupe est, semble-t-il, d'échapper à un
effort de description précise. Ayant une large extension dans le temps et l'espace, le charivari
prend des formes très différentes. Et il n'est nullement évident que cette réalité que nous
cherchons à décrire dans le passé ne se manifeste pas encore aujourd'hui, sous des formes
que nous ne savons pas reconnaître, ce qui serait un comble. La pire erreur, pour un histo-
rien, ce serait, bien sûr, l'anachronisme, mais aussi l'incapacité à distinguer dans le présent
les formes nouvelles que prennent les forces qu'il étudie dans le passé.
Ce danger n'est pas imaginaire. Soutenir que le charivari n'existe plus, c'est supposer
que les causes — inconnues — qui l'ont maintenu pendant des siècles ou des millénaires
n'ont plus d'effet, ne se manifestent plus d'une manière ou d'une autre, ce qui est,
on l'avouera, une hypothèse et qui dénote une certaine incapacité à raisonner dans la « longue
durée ».
Aussi, pour éviter le risque d'une description trop restreinte ou trop générale et aussi
celui d'une explication « réductrice » (c'est-à-dire ramenant le fait à un seul facteur, histo-
rique, ethnologique ou psychanalytique) j'ai préféré différer cette communication à la limite
du possible et lire au préalable la vingtaine de textes qui nous ont été communiqués avant
le congrès. Je ne me crois pas pour autant dispensé de présenter un exemple de charivari,
mais mon analyse de traits pertinents du charivari s'efforcera d'utiliser ce matériel multi-
forme et apparemment contradictoire, car, à mon sens, l'ambiguïté fait partie intégrante du
fait que nous nous efforçons d'étudier.

Un charivari inverse et symbolique

Le roman De la Terre à la Lune de Jules Verne date de 1865. On se souvient de l'argument.


Un certain nombre d'artilleurs nordistes constitués en Gun Club, après l'heureuse période
de la Guerre de Sécession, se désolent de voir leur talent inemployé. Leur président, Barbi-
cane, malgré l'opposition de son vieil ami Nicholl, le spécialiste du blindage, propose une
formule de reconversion. On construira un énorme canon qui enverra un boulet dans la
lune, décrite dans le texte comme une « lady de haute volée ». Le projet soulève l'enthou-
siasme des « artilleurs surexcités » (cris, vociférations, grognements, hurras). Un malheureux
directeur de théâtre, mal inspiré, annonce alors au théâtre de Baltimore la représentation

Le charivari, École des Hautes Études!Mouton, pp. 329-333.


330 M. Soriano

de Much Ado about nothing (Beaucoup de bruit pour rien) de Shakespeare. « Mais — explique
Verne, la population de la ville, voyant dans ce titre une allusion blessante aux projets du
président Barbicane, envahit la salle, brisa les banquettes et obligea le malheureux directeur
à changer son affiche. Celui-ci, en homme d'esprit, s'inclinant devant la volonté publique,
remplaça la malencontreuse comédie par As You like it, et pendant plusieurs semaines, il
fit des recettes phénoménales » (De la Terre à la Lune, Éd. Rencontre, chap. m, p. 29-30).
Je dois avouer que je n'ai pas aperçu distinctement, au premier abord, que ce texte
pouvait avoir quelque rapport avec le thème de notre colloque. C'est seulement au terme
d'une étude sémiologique, historique et psychanalytique du roman entier que je me suis
rendu compte que cet épisode nous présente un contre-charivari (et au sens exact du mot)
un charivari symbolique de grand intérêt.
Il faut en effet se référer aux données suivantes :
1) Dans la suite du roman, le président Barbicane polémique violemment avec son
ennemi Nicholl. Les deux savants décident de se battre en duel, un duel à mort. Ce
duel est évité in extremis parce que les deux savants, distraits, oublient l'heure
de la rencontre. Ils sont réconciliés par le Français Michel Ardan (dont le nom est
tout un programme) qui leur propose de monter avec lui dans le boulet en partance
pour la lune. L'argument qui décide les deux savants est le suivant : vous aviez
accepté de mourir dans un duel. Mourir pour mourir, mieux vaut y consentir dans
une expédition scientifique. Quant à Michel Ardan, le chef de l'expédition, il
déclare à qui veut l'entendre qu'il ne s'est pas préoccupé de son retour sur terre
parce qu'il n'a pas la moindre intention de revenir. En bref, il s'agit d'une expédition
de suicidés.
2) Les trois astronautes sont des hommes d'un certain âge (entre 35 et 40 ans), mais ils
apparaissent comme les chefs, les « meneurs » d'une foule délirante d'« artilleurs
surexcités » (donc semble-t-il, de jeunes).
3) La psychanalyse nous oblige à prendre en considération les circonstances suivantes :
à l'âge de 20 ans, l'auteur de cette fiction, Jules Verne, subit une importante décep-
tion sentimentale. Caroline, une cousine qu'il aime depuis son plus jeune âge, lui
rit au nez, refuse de l'épouser et se fiance avec un nommé Cormier. Verne ressent
l'événement comme un désastre absolu. Sa réaction est si violente que ses parents,
inquiets, l'éloignent de Nantes et l'envoient finir ses études à Paris. Or, nous retrou-
vons dans une série d'oeuvres de Jules Verne (et particulièrement dans De la Terre
à la Lune) le schéma d'une recherche désespérée de la femme (ici, cette « lady de
haute volée ») menée par un groupe d'hommes qui répartit ses « tensions » entre le
« mâle sympathique » (le Français Michel Ardan), le « mâle moins sympathique »
et pour tout dire ambigu (le président Barbicane) et une tierce personne, du sexe
mâle elle aussi, mais qui porte le nom incertain de Nicholl (Nicole, anagramme
presque complet de Caroline).
Cette analyse que je développe ailleurs1, permet d'interpréter les premiers chapitres de De la
Terre à la Lune sur le mode d'un charivari symbolique.
La classe d'âge des jeunes (et des moins jeunes) reçoit de son président Barbicane une
mission éminemment virile : construire et braquer un canon énorme en direction de cet
élément féminin lointain et un peu moqueur qu'est la Lune. Il s'agit d'une tentative de
mariage ou de remariage (si l'on admet que tous ces artilleurs ont déjà eu des expériences
d'« érection »). Le projet est accueilli par de folles acclamations (bruit). Mais ce bruit —
et le projet qu'il connote — sont remis en question par le directeur de théâtre (« Beaucoup
de bruit pour rien »). Cette attitude impertinente entraîne un contre-charivari (ou un chari-

1. Le cas Verne, Paris, Juillard, 1978,


Interprétation psychanalytique du charivari 331

vari) qui oblige le directeur en question à reconnaître la validité du bruit et de l'événement


(tentative de mariage? virilité?) célébré par la « classe d'âge » qui « casse tout ».
Qu'on m'entende bien. Je ne prétends pas avoir mis la main sur un charivari proprement
dit. Toutefois J. Verne, dans plusieurs de ses romans, fait état de contes, de données folklo-
riques qu'il élabore et incorpore à son tissu romanesque (ainsi, la version profane du conte
de Perceforest — christianisé par Perrault dans La Belle au Bois Dormant — se retrouve à
l'état pur dans Mistress Branican. Mon hypothèse de travail est la suivante: confronté à la
situation insupportable d'un désespoir d'amour (sa bien aimée qu'il a épousée en rêve se
mariant avec un autre), notre artiste émet un doute sur la valeur et la possibilité de tout
mariage, ce qui entraîne un élargissement inouï de la notion de charivari. Cette malédiction
lancée sur tout mariage se retrouve dans les Indes Noires, dans le Tour du Monde en 80 jours,
et aussi dans le troisième volet du cycle du Gun Club, Sans dessus dessous (et encore dans
beaucoup d'autres romans de J. Verne).

A partir de cet exemple et de ceux qui ont été proposés par les vingt premières communi-
cations diffusées par les organisateurs du colloque, je vais tenter de décrire analytiquement
le charivari ou plus exactement de dégager ses traits pertinents.
Je note que ces traits sont doubles. Les uns doivent permettre de caractériser le rite
du charivari hic et nunc, c'est-à-dire dans ses manifestations ponctuelles décrites par tel ou
tel observateur.
Les autres traits doivent plutôt caractériser les lignes de connexion qui permettent au
charivari de se transformer, de prendre ici et là, à une époque ou à une autre, des traits
différents.
Dans cette première approche, les traits pertinents ponctuels semblent être les suivants.
Le charivari est : a) une conduite rituelle ; b) de type collectif ou populaire ou se réclamant
d'une adhésion du groupe tout entier ; c) menée par de jeunes célibataires ; d) réprouvant,
insultant, dégradant, avec possibilité de rachat mais aussi de scandale irréversible ; e) grâce
à des rites inversés où domine l'antimusique, le « bruit » ; / ) le remariage d'un veuf ou d'une
veuve ; g) et plus généralement tout mariage mal assorti.
A ces traits pertinents ponctuels correspondent d'autres traits qui pourraient expliquer
les transformations du charivari d'une période à une autre :

a) C'est une conduite rituelle, c'est-à-dire une conduite qui réagit contre l'angoisse.
Il peut s'agir d'une angoisse provoquée par la mort ou par la crainte de castration,
d'impuissance. Et aussi sur un plan strictement matériel, par l'incertitude concernant
les intérêts des enfants issus d'un premier mariage.
b) Il s'agit d'un rite « populaire », mais compte tenu de l'ambiguïté de ce terme, il peut
se référer à la société toute entière ou à telle ou telle partie de la société (société
rurale) ou à telle couche sociale qui cherche sa vocation d'universalité et s'efforce
de se concevoir comme classe (cf. les analyses de Gramsci sur les intellectuels
« organiques »). La vocation « populaire » du charivari pourra donc être récupérée
par des « intellectuels » « organiques » ou « traditionnels » de telle ou telle couche
sociale, ou encore s'orienter vers la xénophobie.
c) C'est un rite mené par des jeunes mais qui admet des « meneurs » plus âgés (dans
l'exemple de J. Verne, mais aussi dans plusieurs exemples historiques analysés par
les participants du colloque). En définitive, l'âge me semble-t-il joue moins de rôle
que l'exclusion des femmes, ces femmes qui pourtant sont l'enjeu du rite.
d) Ce rite étant fondé sur la violence, au nom de la « nature » (contre la « culture »
ou contre un certain type de « culture ») il renvoie au rapport des forces sociales
mises en œuvre ici et là, et il est donc susceptible de scandale irréversible, de subver-
332 M. Soriano

sion ou au contraire d'accommodements, au point de passer pour un rite de


propitiation.
e) Le mécanisme de l'inversion est à double sens, et nous explique le fonctionnement
et les variétés du rite. L'harmonie peut devenir bruit, mais le bruit peut devenir
musique. De même la nature peut et doit devenir culture et la culture doit se référer
à ses bases naturelles.
f ) Cette contradiction se retrouve dans le concept de re-mariage d'un veuf : rapport
entre l'instinct de mort (puisqu'il y a eu mort, donc droits de mort, héritiers, etc.) et
les droits de la vie.
g) Aborder la mort et la vie, le mariage et le remariage, c'est mettre en question les
problèmes de l'exogamie et de l'endogamie dans les diverses formes qu'ils peuvent
prendre soit dans la société rurale, soit à partir du mouvement d'urbanisation. C'est
aussi faire intervenir la notion de « rôle » donné à chaque sexe, donc définir le normal
et le pathologique d'une société donnée. Nous passons de l'histoire, de la sociologie
ou de l'ethnologie à ce que Bastide et Devereux appellent 1'« ethnopsychiatrie » et
qui se définit finalement comme « anthropologie psychanalytique ».

Cette description analytique ou plus exactement ce rappel des traits pertinents contradic-
toires nous expliquent les difficultés d'approche que présente l'étude de tel ou tel charivari.
Nous sommes en effet tentés d'en donner une lecture immédiate, à partir de la science
humaine que nous pratiquons, histoire, ethnologie ou psychanalyse.
Nous sommes aussi tentés de généraliser, d'interpréter ce rite comme s'il était par
lui-même un « discours » qu'il faudrait rapprocher d'un ensemble plus général qui serait
le « langage du mythe ».
Or, la dimension du charivari ne semble pas être celle de tel ou tel mythe, mais il paraît
renvoyer à la structure de la société toute entière. En effet, il concerne : la sexualité, le
mariage et la vie ; la mort ; l'organisation même des jeunes, c'est-à-dire de la partie la plus
active du groupe social.
Dans ces conditions, il ne paraît pas prudent d'émettre trop d'hypothèses théoriques.
Dans l'état actuel des connaissances, elles ne pourraient être que prématurées.
L'attitude la plus rentable me semble être, à l'heure actuelle, d'accumuler des docu-
ments et de tenter de les rapprocher de données objectives correspondant aux époques
concernées (milieu rural, milieu urbain, classes d'âges concernées, statut social des
« meneurs », opposition des pouvoirs constitués et nature de classe de ces pouvoirs, formes
du rite, extension symbolique du charivari, étude systématique de tous les phénomènes
contemporains qui concernent le mariage, le remariage, les unions mal assorties, la protesta-
tion ou qui utilisent des rites d'« inversion »). La confrontation des données du passé et
de celles — même légèrement différentes — que nous pourrions recueillir dans le présent ne
seraient certainement pas dépourvue d'intérêt.

Quelques données psychanalytiques de base qui pourraient s'appliquer au charivari

Remarquons d'abord que le charivari a à voir avec la sexualité et avec la censure sociale
(sur-moi), c'est-à-dire avec la définition de la « normalité » d'une société donnée, ce qui
explique que ses traits pertinents ponctuels puissent s'inverser ou prendre des formes diffé-
rentes dans la longue durée (cf. essai fondamental de Freud sur les mots antinomiques, mal
critiqué par Benveniste et qui renvoie en fait à la notion d'ambiguïté — la « bonne mère » et
la « mauvaise mère » de Mélanie Klein). Dans une perspective lacanienne, on remarquera
que le rite (symbolique) nous renvoie chaque fois à 1'« imaginaire » d'une société donnée
qui est lié au « réel » historique de cette même société.
Interprétation psychanalytique du charivari 333

Sur le plan historique (mais d'une histoire qui serait celle de la longue durée) remarquons
que le charivari exclut les femmes, ce qui renvoie son origine, du moins hypothétiquement,
au patriarcat. Il s'agit de virilité, de lutte contre le vieux mâle, de femmes qui usurpent le
rôle de l'homme (choisir, porter culotte). On se référera avec fruit aux hypothèses de Moïse
et le Monothéisme de Freud ou aux travaux de G. Mendel.
Il est intéressant de remarquer que ce rite se présente comme « naturel », c'est-à-dire
affirme, contre la culture dominante, les droits d'une « nature » qui serait l'ordre des choses.
Dans l'anti-charivari de J. Verne, le bruit se présente comme une affirmation de virilité
des « artilleurs surexcités » et comme un signe d'érection (des canons). La plaisanterie sur
les titres des comédies de Shakespeare confirme que le doute sur ce bruit et sur son sens est
ressenti comme un intolérable soupçon portant sur la virilité.
N'oublions pas non plus que cette histoire d'amour (avec la lune) est aussi une histoire
de mort (le trio des suicidés). Le bruit devient alors un signe de propitiation destiné à conjurer
le mauvais sort, à éloigner les esprits de mort (l'esprit du mort ou de la morte dans le cas
de conjoints veufs).
En psychanalyse, les mécanismes de base se complètent et se précisent. Ainsi l'incorpo-
ration du premier âge se transforme en introjection qui est un processus d'assimilation
considéré comme normal. L'aggression et la subversion du charivari peuvent être consi-
dérées comme des « régressions » qu'une situation intolérable a pu rendre nécessaire. Le
charivari peut donc, comme le Carnaval, fonctionner comme une soupape de sécurité
atténuant des tensions qu'il est impossible d'évacuer (voir par exemple le rôle que Devereux,
ou Sasz, ou Maud Mannoni donnent à la folie). Dans ces conditions, il n'y a pas d'inter-
prétation psychanalytique générale du charivari (en dehors d'un certain nombre de géné-
ralités de ce genre) ; il faut reprendre chaque fois les situations qui nous sont offertes et
passer, en chaque circonstance, du « texte » au « contexte » et à « l'arrière texte ».

ORIENTATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

Braudel, F.
Écrits sur l'histoire, Paris, Flammarion, 1969.
Devereux, G.
Essais d'ethnopsych¡atrie générale, Paris, Gallimard, 1970.
Freud, S.
Totem et tabou, Paris, Payot, 1973.
Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1963.
Moïse et le monothéisme, Paris, Gallimard, 1948, rééd. 1961.
Gramsci, A.
Gli intelletuali e Vorganizzazione della cultura, Turin, Einaudi, 1973.
La questione
Mendel, G. meridionale, Rome, Editori Riuniti, 1966.
La rivolte contre le pire, Paris, Payot, 1968.
La crise de ginirations, Paris, Payot, 1969.
Soriano, M.
« L'artiste est un témoin privilégié pour l'historien » (Communication faite à Berkeley le 2 avril 1977),
à paraître dans Essais interdisciplinaires.
La parodie des valeurs : les céromonies
du mariage chez les Iqar'iyen (Maroc) *

RAYMOND JAMOUS

Il n'existe pas dans le Rif oriental (Maroc) de phénomène analogue à celui du charivari
européen (ce terme n'a d'ailleurs pas d'équivalent dans la langue berbère). Mais tous les
mariages donnent lieu à des rituels d'inversion où les jeunes célibataires, d'ordinaire effacés,
occupent le devant de la scène et tournent en dérision leurs aînés et les valeurs socialement
reconnues. Ces différents rituels sont décrits dans la quatrième partie de notre thèse que
nous présentons ici. Mais il nous faut situer d'abord brièvement ce groupe du Rif oriental,
les Iqar'iyen, où nous avons mené notre enquête ethnographique.
Les Iqar'iyen, confédération de tribus berberophones, ayant une structure segmentaire,
occupent une montagne entièrement déboisée, travaillée par l'érosion et n'offrant que de
maigres ressources. La très forte densité de population (plus de 120 hab./km2 pour la période
actuelle et près de 50 hab./km2 pour la fin du xix e siècle) obligea ces agriculteurs sédentaires
à émigrer temporairement pour accroître leurs revenus (en Algérie jusqu'en 1956 et en
Europe à partir de 1960).
Le système social iqar'iyen est articulé autour de la notion d'honneur ou R'ird. Ce
concept est tout d'abord lié à celui de haram ou « interdit ». Il désigne l'autorité sur des
domaines dits de l'interdit : le territoire pour les groupes ; la femme, la maison et la terre
pour tout membre de cette confédération. Mais il ne suffit pas pour les groupes et pour les
individus d'établir leur autorité sur ces domaines de l'interdit. L'honneur suppose que les
hommes s'affrontent par le défi et le contre-défi dans ce que nous appelons les échanges
de violence. Ceux-ci sont de trois types : joutes oratoires, dépenses ostentatoires, meurtres et
violence physique. Ils impliquent tous une transgression, une violation du domaine de
l'interdit de l'autre. Ces échanges sont le lieu d'une vive compétition pour les positions de
« grand », atnghar ou homme pivot de certains patrilignages (groupes segmentaires de bas
niveau).
L'escalade de la violence ne peut être interrompue que par l'intervention des déten-
teurs de la baraka ou bénédiction divine : les chorfa ou descendants du Prophète. La paix
instaurée inverse le cheminement qui menait les laïcs de la transgression vers la mort. Le
rituel sacrificiel et la bénédiction des chorfa ouvre alors une période de respect des interdits
et prospérité pour les parties en conflits. Mais la paix ne peut être que de courte durée et
les laïcs utilisant cette « source de vie » qu'ont apporté les chorfa ne peuvent que reprendre
les échanges de violence.
C'est dans ce contexte qu'il faut situer ces cérémonies du mariage.
Dans un premier temps, nous allons planter le décor et présenter les personnages de
cette « pièce », ensuite, nous analyserons les différents rituels et leur signification.

* E x t r a i t de la quatrième partie de: Honneur et Baraka, les structures politiques et religieuses des
Iqar'iyen à ¡a fin du XIX' siècle (thèse de 3* cycle).

Le charivari, École des Hautes Études!Mouton, pp. 337-346.


338 R. Jamous

1. DÉCOR ET P E R S O N N A G E S D U R I T U E L

a. Décor

Les cérémonies de mariage durent au minimum trois jours. Elles se terminent quand le marié
entre dans la chambre où se trouve sa nouvelle épouse et a une première relation sexuelle
avec elle. Suit une période de sept jours clôturée par la cérémonie dite du « voile » qui se
déroule dans la chambre des époux et a pour protagonistes le marié et ses jeunes amis.
Durant la période des trois premiers jours, les cérémonies ont pour décor la maison
des parents de la fille (premier et deuxième jour) et celle du marié (deuxième et troisième
jour). L'acte final commence dans l'après-midi du troisième jour : la mariée est amenée en
cortège dans sa nouvelle maison et après certains rituels, placée dans la chambre nuptiale
où elle sera rejointe par son nouvel époux.
Le lieu des festivités est, soit la cour intérieure de la maison, soit le jardin y attenant, si
les invités sont nombreux. Quand les cérémonies se déroulent dans le jardin, les hommes
s'asseoient sur des tapis autour de la place aménagée et les femmes occupent la cour inté-
rieure. Si celle-ci est le centre des festivités, la disposition change : les hommes s'assoient
sur les trois côtés et les femmes s'agglutinent autour du quatrième côté, devant l'entrée de la
chambre où se tient la mariée (chambre où elle est préparée et où elle reçoit les félicitations
chez ses parents ; chambre nuptiale dans la maison de son futur mari). La fiancée n'apparaît
jamais en public, par contre le marié, avec son père et d'autres agnats, circule dans cet
espace pour recevoir et servir les invités.
Les cérémonies dans la maison de la mariée ne revêtent, semble-t-il, quelque impor-
tance que du côté des femmes. Les hommes reçoivent un repas chez le père de la fille et
passent leur temps à discuter. En revanche, les femmes vont s'affairer autour de la mariée.
Il nous a été difficile de savoir ce qui s'y passe exactement durant ces deux jours, aucun
homme n'a le droit d'approcher cette chambre où probablement se déroulent des rituels
parodiques. Comme il ne nous était pas permis d'enquêter du côté des femmes, nous n'avons
que peu d'informations là-dessus. Les seules données recueillies sont les suivantes : sept
jours avant les cérémonies, la future mariée cesse toute activité. Pendant toute cette période
elle prend un bain quotidien. La matinée du premier jour des cérémonies, elle est préparée
par les femmes de son groupe qui lui mettent du henné sur les mains, les pieds, le visage et
les cheveux et l'habillent. Le costume cérémoniel, nous a-t-on dit, est très lourd et la fille
va constamment transpirer et souffrir durant la période où elle recevra les félicitations des
femmes invitées.
Chez le marié, c'est surtout du côté des hommes que les festivités vont revêtir un aspect
rituel très important. Nous y consacrerons l'essentiel de notre description et de notre analyse.

b. Les personnages

b.l. Les pères des mariés


Nous avons souligné que ce sont les parents qui arrangent le mariage. Ils vont aussi engager
des dépenses pour recevoir les invités. Ceux-ci seront d'autant plus nombreux que la posi-
tion des deux pères est élevée. Plus un homme est considéré comme une personne d'honneur
et de prestige, plus il lui faudra être généreux. La compétition entre les chefs de famille, qui
a commencé avec le paiement du sdaq1, va se poursuivre durant les cérémonies. Chacun devra

1. Le sdaq est ici la somme d'argent donnée p a r le père du marié à l'épouse pour constituer son
trousseau.
Les cérémonies du mariage chez les Iqar'iyen (Maroc) 339

offrir deux repas à ses invités et l'opinion s'intéressera beaucoup aux dépenses qu'ils feront.
On raconte qu'un « grand» mariant son fils, fit venir de nombreux cavaliers pour faire les
fantasias, engagea plusieurs groupes de musiciens, chanteurs et danseuses pour impressionner
et plaire à ses invités, en plus des nombreux moutons qu'il égorgea et de la grande quantité
de semoule, blé et orge qu'il puisa dans sa réserve pour servir les plats les plus raffinés.
En règle générale, les agnats des deux pères les poussent à la dépense et donc à la
compétition, espérant par là-même les obliger, sinon toujours à se ruiner, du moins à s'en-
detter très fortement. Entre autres, nous citerons Je cas extrême d'un homme qui, mariant
sa fille, apprit que le père du garçon allait se montrer très généreux et hospitalier avec ses
invités. Excédé, il prit une poignée de sable et déclara qu'il recevrait et nourrirait autant de
personnes qu'il y avait de grains dans sa main. Ce défi entraîna sa ruine totale, car il fut
pris au mot. Une foule immense vint chez lui et après avoir offert à chacun deux repas, il
fut obligé de vendre tous ses biens pour rembourser ses dettes et dut s'exiler.
Durant les cérémonies, ces deux chefs de famille, surtout celui de la famille du marié,
vont rester en retrait, comme tous les invités adultes ayant le même rang qu'eux. Seuls, les
jeunes célibataires vont occuper le devant de la scène et participer aux rituels avec le marié,
ainsi que le groupe des musiciens.

b.2. Les jeunes célibataires et le marié


En dehors de ces cérémonies, les jeunes célibataires doivent s'effacer devant leurs aînés et
leur manifester respect et obéissance. Us observent le silence devant leurs pères, sauf si ces
derniers les autorisent à parler. De plus, il leur est interdit d'évoquer le sujet des femmes
en leur présence.
Dans le mariage par contre, ils vont avoir le droit de s'exprimer, de tenir même des
discours obscènes. Leurs aînés doivent faire comme si tout cela ne les concernait pas et se
tenir à l'écart. Si jamais l'un deux a le malheur de vouloir intervenir, il pourra se faire
rabrouer par les jeunes — même par son fils — qui se moqueront de lui.
D'une manière générale, le chef de famille doit éviter d'utiliser sa parole à la légère et
de fanfaronner. Au contraire, s'il veut être considéré comme un homme d'honneur, il doit
contrôler ses propos, feindre la modestie et n'utiliser que des mots et des phrases ayant du
poids. Durant le mariage, les jeunes vont avoir un comportement exactement inverse. Ils
ne vont reculer devant aucune démesure et n'hésiteront pas à caricaturer le comportement
de leurs aînés. Leur bouffonnerie se fera non seulement au détriment des adultes, mais aussi
du marié. Ce dernier est appelé durant toutes les cérémonies : murai-es-sultan. Il est, pourrait-
on dire, le centre des attractions. C'est lui en effet, le personnage principal de la pièce et
des rituels qui vont se dérouler. En principe, il « e s t » un souverain et peut commander;
en fait, il va être l'objet de la moquerie de ses jeunes amis et il lui faudra subir leurs sar-
casmes, sans broncher, sans dire un seul mot.

b.3. Les musiciens ou « imdiyazen »


Le troisième groupe de personnages est constitué par les musiciens. Ceux-ci ont un statut
très bas. Ils ne possèdent pas de terre et les Iqar'iyen refusent de se marier avec eux. Objets
d'un grand mépris, ils sont supposés par leur conduite être tout le contraire des hommes
d'honneur. On les dit avares, lâches, certains mêmes prétendent qu'ils ne sont pas de vrais
musulmans et qu'ils pactisent avec le diable. D'une manière générale, les Iqar'iyen évitent
de les fréquenter. Mais pendant les cérémonies du mariage, leur présence est indispensable.
Eux seuls peuvent jouer des deux instruments de musique: le zammar, sorte de double
pipeau prolongé de deux cornes de taureau et le daf, un tambourin. Leurs chansons parlent
d'amour.
h'aberrah, « celui qui annonce et vante », membre de ce groupe, va jouer un rôle
important. Durant les cérémonies, il sera l'intermédiaire des différents simulacres de compé-
340 R. Jamous

titions pour l'honneur. Il est de ce fait un médiateur parodique ; à l'inverse du chérif, il ne


tente pas d'arrêter l'échange de violence, mais sert plutôt à l'alimenter et à l'exacerber.
Les musiciens sont généralement accompagnés d'une ou de plusieurs danseuses qui
sont des prostituées. Ce sont les seules femmes dont la présence soit acceptée parmi les
hommes.
Les cérémonies du mariage vont se dérouler avec tous ces personnages de dérision et
les systèmes de l'honneur et de la baraka que nous avons décrits dans ce travail vont être
joués de manière parodique par des rituels d'inversion.

2. LES D I F F É R E N T E S P H A S E S D U RITUEL

a. La danseuse et le bouffon

Avant de décrire et d'analyser les principales cérémonies, il faut évoquer une sorte de jeu,
simulacre d'un défi/contre-défi entre deux groupes de jeunes avec l'aide de Yaberrah et d'une
danseuse. Cet épisode n'est pas obligatoire ; il peut se dérouler, si les jeunes le veulent.
Premier moment : le premier groupe met une pièce de monnaie dans la bouche de la
danseuse et l'envoie vers l'autre groupe, accompagnée de Yaberrah. Ce dernier joue son
rôle d'intermédiaire et transmet les paroles de défi : « Oh ou, voilà qui nous sommes ! fils
d'un tel, d'untel, d'untel... »
Deuxième moment : la danseuse rend la pièce aux « donateurs » et repart vers le deu-
xième groupe. Celui-ci lui met plusieurs pièces dans les cheveux ou le chignon, et dans la
bouche, et disent à Yaberrah de donner leur réponse ; ce contre-défi est en fait un nouveau
défi. Après quoi les pièces sont rendues à leurs propriétaires. A partir de ce moment, c'est
l'escalade verbale : chaque groupe choisit des paroles de plus en plus obscènes pour ridi-
culiser son rival et d'autres de plus en plus élogieuses pour vanter avec le maximum d'exa-
gération ses propres vertus et ses mérites.
Escalade aussi dans l'étalage de la monnaie : le nombre de pièces données va en s'accrois-
sant. Finalement, tout le corps de la danseuse en est tapissé. Les jeunes vantent leur géné-
rosité, mais en fait, les pièces sont toujours rendues à leurs propriétaires.
Cette mascarade se déroule dans l'hilarité générale des jeunes. Les adultes ignorent la
scène. Quand nous avons essayé de leur faire expliquer ce jeu, les vieux informateurs ont
exprimé leur dégoût de ce genre de manifestations, puis finalement certains ont reconnu
y avoir participé dans leur jeunesse.
Parfois ce simulacre de joutes oratoires et de dépenses ostentatoires, peut déboucher
sur un début de combat si les esprits sont très échauffés. Le marié doit alors intervenir pour
calmer ses amis qui le chahutent quelque peu.
Dans des échanges de violence simulée, ce jeu met en scène une dérision de l'honneur.
Tout est démesure et parodie dans ces joutes oratoires. Les pièces de monnaie sont étalées,
données à, voir. Ce sont de fausses dépenses ostentatoires. Mais cette mascarade constitue
une inversion et une dérision du mariage. La danseuse tapissée de pièces de monnaie est
une prostituée. Les jeunes simulent devant le marié et leurs aînés le paiement multiple de
ses services, preuve de leur virilité ; paiement pour des relations sexuelles stériles, à opposer
à celui que fait le marié pour avoir droit à une épouse fertile et à une descendance. La
danseuse est en quelque sorte habillée avec de la monnaie marocaine frappée par le sultan,
alors que le sdaq donné à la mariée est transformé en vrais habits qui la couvriront. C'est
donc une dérision de ce paiement du sdaq, lequel permet la rupture de l'interdit portant sur
la mariée ; c'est aussi la dérision de la monnaie, symbole de l'autorité du souverain marocain.
Les cérémonies du mariage chez les Iqar'iyen (Maroc) 341

b. Les cérémonies du « henné » et du «grama »

Les rituels que l'on retrouve dans tous les mariages, sont ceux dits du henné, au cours de
la deuxième soirée et du grama, au cours de la troisième.
Les séquences du début dans les deux rituels sont identiques : le marié, comme nous
l'avons dit, est appelé murai-es-sultan. II joue le simulacre de l'intronisation du nouveau
souverain. Il revêt une djellaba neuve, en rabat le capuchon sur sa tête, pour se préserver,
dit-on, du mauvais œil. Il sort de la place des festivités accompagné de ses jeunes amis. Un
cortège s'organise ; le marié est tenu de chaque côté par un de ses amis ; ces deux person-
nages sont appelés vizir, c'est-à-dire qu'ils sont ses ministres. Une de ses petites sœurs ou
cousines parallèles balance au-dessus de sa tête une perche au bout de laquelle un ruban
est attaché. C'est le « parasol » du Sultan ! Deux groupes de jeunes sont placés respecti-
vement en avant et en arrière de ces quatres personnages.
L a procession ainsi organisée revient lentement vers la place des festivités. L e premier
groupe chante les stances suivantes :
Gloire à Dieu !
Gloire au Créateur !
Gloire à l'Éternel !
L a création a commencé.
Puis il fait quelques pas. Le marié et ses amis avancent aussi. L e deuxième groupe entonne
à son tour le même chant, puis fait quelques pas lui aussi. Cette scène est répétée plusieurs
fois, jusqu'à ce que le cortège arrive au centre de la place des festivités. Là, sont disposées
trois chaises qui tournent le dos à l'endroit où se tiennent les femmes. Le siège du milieu
est occupé par un agnat marié du murai-es-sultan. Celui-ci lui baise le front et s'asseoit à sa
place. Il est signifié par là qu'un nouveau souverain vient remplacer le précédent. Les deux
vizir occupent alors les deux autres sièges.

b . l . La cérémonie du « henné » proprement dite


Quand le murai-es-sultan est assis, les femmes de son groupe commencent à préparer le
henné. Pendant ce temps, une compétition se déroule pour les sièges des vizir. Un jeune
interpelle celui qui est assis à la gauche du marié et lui dit : « D e quel droit es-tu vizir,
combien as-tu payé? » Après cette adresse, une fausse vente aux enchères du siège oppose
les deux jeunes. Chacun prétend pouvoir payer plus que l'autre. Finalement celui qui donne
la plus grande somme au marié, occupe le siège de gauche. L'argent n'est pas gardé par le
marié, mais rendu à son propriétaire. L a même scène peut être recommencée avec le vizir
de droite.
Pendant cet épisode, comme d'ailleurs durant toute la cérémonie, le marié doit rester
silencieux. Plus même, il lui faut supporter les quolibets et les moqueries des jeunes amis qui
l'entourent, sans broncher. Il ne peut même pas essuyer de sa main la sueur de son front
(il faut signaler que sa djellaba de laine est lourde, épaisse et que cette cérémonie se déroule
généralement en plein été).
Quand les graines de henné ont été bien moulues et mélangées avec de l'eau, jusqu'à ce
qu'elles constituent une pâte épaisse, deux ou trois filles, sœurs ou cousines du marié mettent
celle-ci dans une calebasse et la présentent au murai-es-sultan. C e dernier doit plonger sa
main droite dans le plat et la garder dedans. Mais avant que le marié ne fasse ce geste, les
vizir peuvent demander en son nom de l'argent aux filles. Celles-ci donnent une somme et
devront en apporter davantage si on l'exige d'elles. Les pièces de monnaie, mises dans la
poche du marié, seront, là aussi, rendues à leur propriétaire originel, c'est-à-dire au père
de l'époux.
L e marié-sultan, flanqué de ses deux vizir et suivi de ses jeunes amis, part vers la chambre
nuptiale encore vide. Là, il retire du plat sa main enduite de henné et l'applique sur un des
342 R. Jamous

murs. Ce geste peut être fait une ou plusieurs fois. Plus il est répété, plus le marié signale
qu'il est bien disposé à l'égard de sa nouvelle épouse.
Les marques laissées sur le mur symbolisent aussi le nombre d'enfants qu'attend le
marié de sa femme. Les jeunes qui assistent à ce rituel prononcent alors les paroles suivantes :
« Maintenant ils (le couple) sont mariés ». Par là, il est signifié très exactement que le mariage
est consommé sexuellement.
La cérémonie s'achève. Les jeunes reprennent leur place dans le cercle des festivités
et le marié, après avoir enlevé sa djellaba, signe de sa souveraineté, va rejoindre ses agnats
et les aide à servir les invités.
La cérémonie du henné se présente donc comme un double simulacre : celui de l'intro-
nisation du sultan, et celui des premiers rapports sexuels du couple.

b.2. La cérémonie du «grama »


Payer le grama signifie faire acte d'allégeance à une autorité supérieure sous la forme d'un
don. Les invités donnent de l'argent au marié, mUrai-es-sultan. Chaque don doit être compta-
bilisé, et rendu quand le donateur, son fils, ou son frère se marie.
Comme dans la cérémonie du henné, le marié est assis au milieu de la cour intérieure
de la maison ou du jardin sur un siège revêtu d'une peau de mouton. Le capuchon de sa
djellaba neuve est rabattu sur sa tête. Deux de ses amis, les iuzuren (du terme arabe vizir)
sont assis à ses côtés. Devant eux, à la droite du marié, sur une petite table, est disposé un
plateau d'argent recouvert d'un tissu de soie sur lequel vont être déposés les dons.
En avant se tient Vaberrah qui reçoit debout les dons individuels des invités. Il montre
le don et proclame le nom du donateur qui lui demande de vanter les mérites de sa lignée.
Au cours de cette cérémonie, deux groupes d'invités vont s'opposer, soit deux lignages
d'une même communauté, soit deux communautés d'une même fraction, soit plus rarement
deux fractions. Les membres de ces unités segmentaires ne sont pas tous présents, mais il
en faut un nombre suffisant pour que la somme des dons offerts par un groupe soit impor-
tante. C'est pourquoi chaque groupe compte les siens et décide s'il va se manifester, ou s'il
va attendre une autre occasion. Les mariages sont nombreux en été ; des unités d'un niveau
segmentaire qui ne s'opposent pas aujourd'hui pourront le faire demain à l'occasion d'un
autre mariage.
Il faut indiquer que le lignage de l'époux et celui de l'épouse (en cas de mariage n'unis-
sant pas des cousins parallèles) ne doivent pas participer à cette compétition, même s'il
arrive que les groupes qui s'opposent, incluent l'un et/ou l'autre lignage. Leurs dons ne sont
pas comptabilisés avec ceux des deux groupes opposés.
Après les dons faits par les agnats des deux époux, arrive le moment attendu, où les
groupes se mettent de part et d'autre de l'endroit où se tient Vaberrah. Celui-ci est agrippé
par le premier donateur qui lui glisse une somme équivalente à cinq ou dix francs, et lui
demande de vanter sa lignée, ses ancêtres, et son groupe. Un deuxième, un troisième, un
quatrième, un cinquième font de même les uns à la suite des autres. Le panégyrique tourne
autour d'un même thème: «nous, nous donnons, nous n'avons pas peur de donner»;
« nous ne sommes pas avares » ; « nous ne gardons pas les choses pour nous car celui qui
ne donne rien n'est rien, n'a rien ».
Après cela, un donateur du second groupe agrippe Vaberrah et le même scénario se
répète. Puis de nouveau Vaberrah est ramené vers le premier groupe pour une deuxième série
de dons. A partir de ce moment c'est à qui trouvera les plus belles tirades glorifiant son
groupe. Les deux groupes s'arrachent tour à tour le malheureux musicien, et se font couvrir
de louanges de plus en plus exaltées. La tension monte et la bagarre est non seulement un
risque, mais une réalité lors de certains mariages.
Au cours de ces joutes oratoires, on ne s'adresse jamais directement à l'autre. On ne
le dénigre pas. Tout se passe comme si on l'ignorait. Mais en fait tout le monde sait qu'il
Les cérémonies du mariage chez les Iqar'iyen (Maroc) 343

s'agit d'écraser l'autre par la force de ses paroles, et par la somme d'argent offerte. On est en
présence d'une sorte de potlach.
Ces joutes oratoires sont conduites par les jeunes, ceux qui n'ont pas le sens de l'honneur.
Leurs aînés qui donnent aussi au marié une somme de monnaie se tiennent à l'arrière et
laissent faire leurs cadets.
Toute cette confrontation entre groupes segmentaires est une sorte de combat simulé
analogue dans ses formes à celui qui précède une bataille réelle. Mais il s'agit ici, face au
« sultan », d'une dérision de la segmentarité et de la baraka. L'aberrah joue le rôle d'un
médiateur de parodie qui, au lieu d'arrêter l'échange de violence, doit au contraire l'exa-
cerber.

3. L A D É R I S I O N DE L ' H O N N E U R ET DE L A «BARAKA»

L'interprétation des deux cérémonies du henné et du grama suppose l'analyse de ce double


simulacre et de la dérision qui résulte de cette mise en scène.

Les simulacres

Le marié murai-es-sultan suivi de ses compagnons entre dans la « capitale » figurée par cette
place cérémonielle où se déroule les festivités. Il investit ainsi le centre de son sultanat et du
même coup prend possession de celui-ci. Le siège occupé tout d'abord par l'agnat du marié
jouant le rôle de l'ancien souverain, devient son trône. Dans le chapitre sur le sultan comman-
deur des croyants, nous avons souligné comment s'opère la succession au trône : elle implique
de la part du prétendant qu'il tue et qu'il détruise. Sa violence meurtrière vis-à-vis des tribus
qui soutiennent d'autres prétendants est représentée par sa main trempée de henné, appliquée
sur le mur de son nouveau royaume. Si elle réussit, elle devient le signe de sa baraka, de cette
« force » divine qui rejaillira sur toute la communauté en apportant richesse et prospérité,
en favorisant la fertilité des champs et la fécondité des femmes. D e ce point de vue, la céré-
monie du henné constitue un rituel de fertilité parallèle au sacrifice réel de la défloration. Le
marié, comme le sultan, va rompre par une violence l'interdit portant sur sa nouvelle épouse,
et établir son autorité sur elle. La représentation des premiers rapports sexuels du couple
dans le simulacre, est traduite par cette main droite du marié plongée dans le henné de couleur
rouge, symbolisant sa femme. (Le henné est un produit féminin. Il est utilisé comme maquil-
lage, comme produit de beauté et il est considéré comme une baraka, favorisant la fécondité
des femmes et la prospérité). L e geste d'appliquer ensuite cette main enduite de henné symbo-
lise les enfants qu'il espère avoir d'elle. Ainsi se manifestent successivement la défloration
et son produit, c'est-à-dire la descendance du couple. Cette main droite dressée et appliquée
sur le mur intérieure de la chambre nuptiale représente la nouvelle autorité du marié sur
son domaine de l'interdit. Elle est aussi celle qui porte le fusil avec lequel il défendra son
honneur. Elle est enfin le signe de la conquête du pouvoir par le nouveau sultan.
L'intérêt de cette cérémonie du henné est donc cette équivalence entre les deux simu-
lacres : intronisation du « sultan » = rapport sexuel fertile. Tous les deux impliquent une
violence, rupture de l'interdit. Le sultan établit son autorité, en « mangeant » les tribus et
le marié en déchirant l'hymen de sa jeune épouse. Cette force qui détruit est de nature sacri-
ficielle et donne un pouvoir ; elle permet aussi de reproduire la vie. La terre dévastée va
être « fécondée » par la baraka du sultan et la femme « violentée » va porter ses fruits.
344 R. Jamous

La dérision

Comme nous l'avons décrit, ces cérémonies se passent dans la dérision. A travers cette
parodie des valeurs s'exprime l'ambiguïté de toute autorité, aussi bien celle du sultan par
rapport à ses sujets, que celle d'un père par rapport à ses fils, et d'un « grand » face à ses
agnats. Dans ce jeu de la dérision, les détenteurs de l'honneur et de la baraka apparaissent
comme ces personnages qui, affirmant leur force et leur puissance, sont obligés d'être aussi
les victimes de ces valeurs qu'ils portent.
Dans les deux cérémonies, l'intronisation du sultan est présentée comme ce moment
où il affirme la force de sa baraka, et celui où il doit reconnaître que sa puissance est captée.
On dit que lors de ces festivités, le marié murai-es-sultan peut commander et que ses ordres
doivent être obéis. Mais dans les simulacres, il doit rester silencieux et le capuchon de sa
djellaba, rabattu sur sa tête, en fait un « aveugle ». Il lui faut être guidé vers son siège et là,
subir les quolibets et les moqueries de ses sujets. Normalement un souverain nomme ou
révoque ses ministres ou vizir. Ici ces positions sont « achetées » sans qu'il ait son mot à dire
et de plus, il lui faut rendre cet argent qu'il reçoit à ses propriétaires.
Cette ambiguïté se retrouve dans la cérémonie du grama. Les invités jouant ici le rôle
des sujets reconnaissent l'autorité du nouveau sultan en lui donnant des pièces de monnaie,
symbole de son pouvoir. Mais ils le font assister en observateur impuissant à ces joutes
oratoires et à ces échanges de violence où se manifestent la pérennité et la force des rapports
segmentaires. Ici se trouve exprimée dans sa quintessence par l'intermédiaire d'un jeu paro-
dique, le rapport des tribus au sultan. Dans ce même moment où le sultan se trouve établi
sur son trône et consacré au niveau global, la segmentarité manifeste son emprise sur les
rapports sociaux locaux. Le souverain, tout en concentrant dans ses mains la force de sa
communauté doit en être dépossédé. Le paradoxe du pouvoir est qu'il est en même temps
toute puissance et toute faiblesse.
La même analyse peut être faite à propos du rapport père/fils et « grand »/agnat.
C'est le père du jeune homme qui arrange le mariage et qui affirme son honneur. II
dépense pour recevoir ses invités et pour montrer qu'il est digne du « nom » qu'il porte.
Mais il doit s'effacer, comme d'ailleurs tous les adultes, et laisser les jeunes occuper le devant
de la scène. Les fanfaronnades des irresponsables qui se moquent de lui et des autres chefs
de maison sont certes dérisoires. Mais cette comédie est plus qu'un jeu. Ces rituels d'inver-
sion constituent ces moments où les jeunes montrent leur impatience de jouer l'honneur
en leur nom propre. Us signifient ainsi aux adultes que leur autorité va bientôt avoir une
fin et que tout mariage est comme leur meurtre symbolique : il annonce leur mort réelle.
Lors de la cérémonie du henné où se déroule le simulacre des premiers rapports sexuels
du couple, le père du marié fait comme si tout cela ne le concernait pas. Nous avons vu que
la terminologie de parenté fait de ce chef de maison un amghar, pour sa bru tasrit, qui reste
pour lui la « fiancée » et non l'épouse du fils. La rupture sacrificielle de l'interdit que va
réaliser ce fils est donc une violence dirigée contre lui. Elle annonce la fin de son autorité.
Rien ne synthétise mieux cette dramatisation du mariage que cet incident — évoqué
par différents informateurs — qui se produisit lors d'une cérémonie. Une fille chantait les
louanges d'un jeune. Soudainement le père de ce dernier se leva pour dire : « C'est moi et
non ma semence qu'il faut chanter », à quoi le fils répondit : « Ta semence te submergera ».
En bref, ces simulacres et ces dérisions du sultan et des hommes d'honneur constituent
ce spectacle au cours duquel les Iqar'iyen regardent et participent à ce dévoilement, à cette
mise à nu des rapports d'autorité et de pouvoir. Mais les cérémonies de mariage vont encore
plus loin dans la dérision des valeurs.
Les cérémonies du mariage chez les Iqar'iyen (Maroc) 345

4. LA CÉRÉMONIE DU VOILE

Après la cérémonie du grama, les invités partent. Le marié entre dans la chambre nuptiale,
rompt l'interdit en regardant sa nouvelle femme, en lui parlant et en ayant un rapport
sexuel avec elle. Désormais, il a autorité sur elle. Pendant sept jours (ce nombre est sacré), le
couple passe de longs moments ensemble. A deux reprises les parents de l'épouse viennent
dans la maison du marié et leur apportent de la nourriture. Le cinquième jour, le jeune
homme présente sa femme à ses parents.
Le septième jour, c'est la cérémonie du voile. Un groupe de jeunes célibataires, amis
du marié, vient lui rendre visite. Ils s'installent dans la chambre nuptiale désertée pour la
circonstance par la mariée. Un voile sépare le lit des époux de l'espace où sont assis les invités.
Ceux-ci commencent une compétition pour l'achat du voile, et des fruits et gâteaux placés
dans le lit et sous le matelas. En fait, avant d'arriver, les jeunes se sont mis d'accord entre
eux sur la manière dont cela se déroulerait. L'invité qui paye la plus forte somme arrache le
voile et prend fruits et gâteaux, non sans avoir défait totalement le lit, se permettant de faire
des allusions sur les rapports sexuels qu'a eu le nouveau couple. Il peut garder tous ses biens
pour lui, mais il est d'usage qu'il les partage avec les autres et que tout le monde les consomme
sur place. Toute cette cérémonie se déroule dans l'hilarité la plus totale. Le marié présent
doit aussi rire et à aucun moment il n'a le droit de protester.
Cette cérémonie de clôture se présente comme la suite des simulacres d'intronisation
du sultan et des premiers rapports sexuels du couple. Après le rituel de fertilité, dont on
espère qu'il donnera une nombreuse descendance aux mariés, voici un autre simulacre où
les enfants attendus sont représentés par des fruits et des gâteaux et sont captés et consommés
par les invités.
Certes, cette scène est dérisoire ; le marié ne laisse prendre qu'une fausse descendance
en contrepartie d'une somme d'argent véritable qu'il conserve. Mais cette cérémonie dévoile
au couple sa destinée et préfigure par ce spectacle le sort qui l'attend.
Cette chambre appelée takhamt (petite chambre) diminutif de akham (chambre des
parents du garçon et centre de la maison) est utilisée par le couple pour dormir, avoir des
rapports sexuels, mais elle est aussi salle de réception des invités. Quand ceux-ci viennent
rendre visite, un voile sépare la chambre en deux parties : la partie intime où se trouve le lit
du couple que personne ne doit voir, et la partie où l'hôte reçoit et honore ses visiteurs,
c'est-à-dire s'engage avec eux dans des relations d'échange par des dépenses ostentatoires.
Personne n'a le droit de soulever le voile ni de regarder derrière car ce serait une offense
grave, devant entraîner le meurtre du coupable. Cette division de la chambre reproduit à
l'intérieur de la maison l'opposition entre celle-ci et les lieux publics où les hommes s'affron-
tent dans les échanges de violence. La porte de la maison est appelée « le voile de la maison ».
Nous retrouvons ici les deux aspects de l'honneur comme autorité et contrôle sur un domaine
interdit aux autres et comme cette valeur qui oriente les échanges de violence. Le voile est
ici le terme médiateur car il permet la séparation et en même temps la communication entre
ces deux univers.
La cérémonie du voile constitue un spectacle d'une grande violence. Un jeune homme
vient de quitter sa condition de célibataire, d'adolescent sans responsabilité. Il a établi son
autorité sur sa femme qui est interdite aux autres. Des enfants vont probablement naître
et assurer la continuité de la lignée. Ce voile qu'il peut dresser pour la première fois indique
aussi qu'il est sur la route de l'honneur. Certes, il lui faudra attendre d'avoir la terre pour
assumer pleinement sa qualité d'homme (ariaz), mais son chemin est tracé. Or, voilà qu'au
moment même où son avenir se dessine et commence à se réaliser, il est obligé de subir un
affront et de regarder une autre image de sa destinée, celle de tout Iqar'iyen.
Le voile enlevé annihile ce qu'il vient de fonder. Les fruits et les gâteaux, c'est-à-dire
346 R. Jamous

sa richesse et sa descendance sont ingérées par les autres. Sa « maison » est détruite car sa
porte a été arrachée. Le marié voit se préfigurer devant lui son meurtre et celui qui attend
sa lignée.
A travers cette cérémonie d'une rare violence, c'est le spectacle de leur société que les
Iqar'iyen se donnent. Le domaine de l'interdit n'est fondé que pour être transgressé. Le
cycle de la vie et de la mort, la continuité de la société iqar'iyen se font au rythme de la
transgression.
Charivari chez les Baruya de Nouvelle-Guinée
(le 6 octobre 1968)

MAURICE GODELIER

Lorsque Jacques Le Goff m ' a informé de la préparation d'un colloque sur le charivari et
m ' a demandé d'y participer j'ai accepté parce que j'avais assisté en Nouvelle-Guinée à un
charivari chez les Baruya le soir du 6 octobre 1968 lors d'une éclipse de lune. Le colloque
me semblait offrir l'occasion de revenir sur mes observations de terrain et de leur apporter
un commentaire théorique. Cependant à la relecture de mes notes j'ai mesuré tout ce qui
me manque pour véritablement rendre compte de ces faits.

Les faits tels que je les ai notés

Le soir du 6 octobre 1968, vers 21 h 15, alors que j'étais chez moi, à Wiaveu, village des
Baruya de Nouvelle-Guinée, j'entendis de grands cris proférés par Biantdaié, un Baruya que
les autorités australiennes avaient nommé « c h e f » de village, ceci dans une société qui
n'avait jamais comporté de chef. Je compris à travers ces cris que la lune était « en train de
mourir ». Aussitôt après que ces mots eurent été criés, monta de toutes les directions du
village un charivari de bruits d'objets qu'on frappe et de clameurs poussées.
Après une très longue minute, le silence revint et je sortis pour voir ce qui se passait.
C'était en effet une éclipse de la lune. Personne n'était visible dans le village, mais, à une
centaine de mètres de chez moi, brillait une vive lueur. Je me dirigeai vers elle et trouvai,
debout entre deux grandes torches de bambou sec plantées dans le sol, Inamwé, le chamane
le plus important du village. Il se tenait face à la lune et criait dans sa direction des propos
que je ne compris pas entièrement. Mais, comme Biantdaié, il disait, à la lune de « ne pas
mourir ». J'essayai de le questionner, il ne me répondit pas. Puis il s'empara de flèches de
bambou ; il tira vers la lune des flèches qui passèrent au-dessus du village et tombèrent dans
la nuit, au-delà de ses limites. Il murmurait en même temps une formule que je ne pouvais
comprendre tant son ton de voix était bas. Par la suite, il me confia qu'il avait appelé le
soleil et la lune par « leurs noms ».
II se mit alors à siffler et à claquer ses doigts de la main droite, la main tendue vers la
lune. C'est là le geste de la prière au soleil et à la lune chez les Baruya. Il déplanta ensuite
les bambous et tourna autour de sa maison en les agitant de haut en bas, pour éclairer les
ténèbres. Puis il rentra chez lui. A ce moment, son frère, Nilaoundjé, autre chamane du
village, commença à une soixantaine de mètres de là à faire les mêmes choses près de sa
maison. Je me dirigeai vers lui et entrai dans sa maison avant qu'il n'ait fini. Là j ' y trouvai
sa femme et ses enfants, ainsi qu'une voisine, Nungwakac, appartenant au même clan que
Nilaoundjé mais d'un lignage allié par le mariage à celui de Nilaoundjé. Il y avait là éga-

Le charivari. École des Hautes Études/Mouton, pp. 347-351.


348 M. Godelier

lement un voisin, Yuvarandé, d'un clan différent mais allié. Je m'assis. Nilaoundjé rentra
et, très détendu et souriant, m'assura que la lune « maintenant allait revenir ». Nungwakac,
la voisine, me dit que la lune autrefois ne disparaissait pas comme maintenant. Que si la
lune devait mourir, elle ne savait pas ce qu'on allait manger. Et elle ajouta que ces choses-là
se passent parce que les blancs sont là. Yuvarandé, lui, me dit en rigolant que ses voisins
Mandainai et Ambiaraiwé (connus pour leur couardise à la guerre) avaient eu peur de
l'éclipsé et des flèches tirées dans le ciel, et qu'on ne les verrait pas de sitôt. Je rentrai ensuite
chez moi, sans avoir malheureusement observé la fin de l'éclipsé et en avoir mesuré la durée
exacte.
Le lendemain, un vol eut lieu dans le village. La police arriva. Je fus pris par d'autres
événements à observer et au cours des quatorze mois que j'allais encore passer sur le terrain,
je ne suis jamais revenu sur ces notes concernant l'éclipsé pour les approfondir.
Un an plus tard, le 29 octobre 1969, au cours d'une discussion avec le même chamane
Inamwé, celui-ci m'a parlé longuement d'un événement qui eut lieu du temps de son grand-
père. Le soleil disparut pendant plusieurs jours, le ciel était noir et les gens se précipitèrent
sur les bananiers et sur les plantes magiques et les frappèrent en une sorte de charivari. Puis
ils construisirent une grande maison pour s'y enfermer au chaud et ils laissèrent les oiseaux
y pénétrer. Ils apportèrent avec eux différentes plantes domestiques pour pouvoir les replanter
quand le soleil allait revenir.
Telles sont les données dont je dispose dans mes notes concernant un charivari que j'ai
observé personnellement, et un charivari que des informateurs m'ont rapporté en le situant
trois générations avant eux (approximativement vers 1880-1890).

Commentaire de ces faits

Qui sont les Baruya ?


Les Baruya forment un groupe de 1 800 individus environ, répartis dans une douzaine de
village et hameaux du sub-district de Wonenara qui, en juin 1960, fut la dernière région des
Eastern Highlands de Nouvelle-Guinée à passer sous le contrôle de l'administration austra-
lienne. Par la langue, la culture matérielle et l'organisation sociale ils appartiennent à un
ensemble original de tribus connues désormais sous le nom de « Kukakuka », terme offen-
sant utilisé par certains de leurs voisins et popularisé depuis son adoption par l'adminis-
tration australienne. Les Baruya affirment descendre de réfugiés de la tribu des Yoyué vivant
dans la région de Menyamya, qui durent s'enfuir de leur territoire d'origine à la suite d'un
conflit qui les opposait à d'autres segments de leur tribu, alliés pour la circonstance à leurs
ennemis. Cet exode eut lieu, selon nos estimations, il y a deux siècles environ.
L'organisation sociale des Baruya est celle d'une tribu acéphale composée de clans
patrilinéaires dont huit descendent des premiers réfugiés et sept proviennent de segments
de lignage des tribus voisines et ennemies, avec lesquelles les Baruya ont jadis échangé des
femmes et qui ont choisi de résider avec leurs alliés. Le lignage est l'unité sociale de base.
Chaque village regroupe de trois à cinq segments de lignage appartenant à des clans diffé-
rents. Deux hiérarchies sociales existent, celle des classes d'âge, mise en place à travers les
rituels d'initiation masculine ; et une hiérarchie entre les individus qui met au premier rang
les grands guerriers, au second les chamanes, au troisième les fabriquants de sel, enfin, en
dernier, viennent les hommes ordinaires, « les patates douces », comme les appellent les
Baruya et qui sont la masse de la population.
Sur le plan religieux et idéologique, les Baruya se disent fils du soleil et de la lune. C'est
là que l'interprétation du charivari lors d'une éclipse de la lune commence.
Charivari chez les Baruya de Nouvelle-Guinée 349

Le contexte social et culturel du charivari

a. Que signifient le soleil et la lune pour les Baruya ?


Il existe deux versions, l'une ésotérique et l'autre exotérique, des représentations baruya du
soleil et de la lune. La première les présente comme deux hommes, un aîné et un cadet, qui
ont fait l'ordre du monde. La seconde les présente comme homme et femme qui ont fait
l'ordre du monde. Ce même phénomène existe dans certaines mythologies des Indiens
d'Amérique du Sud et n'a pas reçu encore d'explication théorique.
A l'origine, pour les Baruya, le soleil et la lune se trouvaient confondus avec la terre.
Tout était gris et toutes les espèces animales et végétales communiquaient dans un même
langage. Les hommes, les esprits, les animaux, les végétaux vivaient ensemble. Mais le pénis
des hommes n'était pas percé et le vagin des femmes n'était pas ouvert. Les chiens aussi
avaient le sexe muré. Puis le soleil et la lune décidèrent de s'élever et ils poussèrent le ciel
au-dessus d'eux. En haut, le soleil dit à la lune qu'il fallait faire quelque chose pour les
hommes et lui ordonna de redescendre. La lune s'arrêta à mi-chemin. Depuis lors alternent
le jour et la nuit, les saisons de la pluie et de la chaleur. Depuis lors les animaux se sont
séparés des hommes, les esprits s'en sont allés de leur côté dans les profondeurs de la forêt
où ils restent cachés et menaçants. Plus tard, le soleil fit jeter par l'aigle des pierres de silex
dans le feu primordial. Elles explosèrent et percèrent le pénis des hommes, le vagin des
femmes et leur anus. Depuis l'homme et la femme purent copuler et l'humanité se multiplia.
Mais le langage commun avait disparu (sauf pour les chamanes). Les hommes sont contraints
à l'agriculture, à la chasse et aux rituels, assistés par le soleil et par la lune. Si le soleil
approche trop de la terre, il la brûle et dévaste les jardins. Si la lune approche trop de la
terre, elle fait régner partout la pluie et le froid et fait pourrir les récoltes. La lune aussi
est responsable des menstrues chez la femme. C'est elle qui les ouvre avant que l'homme ne
les pénètre.
Tels sont résumés les quelques mythes concernant l'origine de l'homme et du monde.
On y voit la part fondamentale qu'y jouent le soleil et la lune. C'est dans ce contexte qu'il
faut comprendre la peur née de ce que la lune semble mourir. Car c'est en restant à « bonne
distance » l'un de l'autre et de la terre que les deux astres engendrent et reproduisent « l'or-
dre » actuel du monde.

b. Le chamane
Dans le village de Wiaveu, il y avait à cette époque au moins cinq chamanes mais seuls
Inamwé et son frère ont officié. Ce sont des Andavakia, membres d'un clan qui, avec deux
autres clans, ont les pouvoirs d'agir sur le soleil et la lune. Il existe également des chamanes
femmes, mais jamais elles n'officient pour le retour du soleil et de la lune. Les chamanes,
hommes et femmes, sont supposés constituer jour et nuit autour de la population des Baruya
une barrière magique contre les mauvais esprits responsables des maladies et de la mort.
Leurs esprits les quittent la nuit et établissent le long de la rivière qui sépare les Baruya de
leurs voisins et ennemis une barrière magique protectrice contre la mort et les maladies.
La nuit de l'éclipsé, dans tous les villages, quelques chamanes hommes ont fait les mêmes
choses que Inamwé et son frère. Ils appartenaient à l'un ou l'autre des trois clans qui peuvent
intervenir en ces circonstances sur le soleil et la lune. La lune ensuite est revenue.

c. La pratique magique des chamanes


Après avoir situé les personnages qui interviennent, le village par ses cris, et les chamanes
dans le silence par leurs murmures et leurs invocations rituelles, nous allons commenter
quelques éléments de cette pratique magique.
Le feu des torches est toujours utilisé pour chasser les esprits qui envahissent le village
pendant les ténèbres. Chasser les esprits, c'est agiter de haut en bas les torches en murmurant
une formule magique.
350 M. Godelier

Sans que je sache exactement la formule magique employée par nos deux chamanes,
je sais qu'elle comportait les noms secrets du soleil et de la lune. Ces noms sont inconnus de
la majorité de la population baruya et théoriquement les femmes ne sont pas supposées les
connaître. En s'adressant à la lune et au soleil par leurs noms sacrés et secrets, les chamanes
espèrent s'en faire entendre et obéir.
Les flèches tirées vers la lune étaient destinées à la rallumer, à lui apporter le feu qui
est la vie, vie qui avait été donnée autrefois par le soleil. A chaque initiation, on éteint tous
les feux des maisons au moment d'allumer avec des pierres à silex le feu dans la grande
maison des initiés. C'est recommencer le feu primordial, comme l'avait fait le soleil à l'origine
des temps.
Siffler en claquant des doigts et en regardant vers le ciel au-delà de sa main dressée,
c'est envoyer son esprit se joindre au vent et rejoindre le soleil et la lune. C'est la prière
baruya.
Autour de la lune et du soleil, pour les Baruya, toutes les étoiles sont des lieux de rési-
dence des morts. Le soleil et la lune attirent vers eux une partie des esprits des morts qui se
logent dans les étoiles.

d. L'atmosphère du charivari
Mon impression fut que la peur manifestée restait en surface, et que l'attente du retour de
la lune était confiante. J'ai eu l'impression que tout le monde était convaincu que cela allait
bien se passer. D'où l'attitude détendue de Nilaoundjé et des voisins qui avaient été surpris
chez lui en visite au moment où a commencé l'éclipsé de lune. Cela a permis cependant des
commentaires politiques. L'incident astronomique a été commenté par Nungwakac, une
femme, comme un signe des malheurs qui avaient accompagné l'arrivée des Blancs. Pour
Yuwarandé ce fut une occasion de se moquer une fois de plus de deux hommes peureux dans
une société où le sommet de la hiérarchie sociale est occupé par une poignée de guerriers
qui n'ont peur de personne. Probablement, les hommes dont il se moquait n'avaient pas
plus peur que lui, mais il le supposait : de toute façon chacun chez soi attendait pour sortir
que le chamane ait fait son travail et que la lune soit revenue.
En contraste avec cet événement astronomique, aux effets sociaux somme toute mesurés,
je pense que le récit de l'éclipsé du soleil qui aurait fait s'abattre sur tout le pays le froid
et obligé les Baruya à construire une maison pour s'y réfugier avec les plantes et les animaux,
suggère qu'une éclipse du soleil déclenche une plus grande peur accompagnée également
d'un charivari. Or, dans toute la Nouvelle-Guinée, nous savons que de temps en temps
surviennent des éruptions volcaniques qui terrifiaient les populations et auxquelles elles
répondaient par la construction d'une grande maison et des rites spéciaux au soleil et à la
lune. Mais ceci est une autre histoire.
*

Je suis conscient des lacunes de mon information sur le charivari. Je n'ai pas trouvé en
baruya de mot pour charivari, mais cela ne signifie pas qu'il n'y en a pas. Je regrette aujour-
d'hui de n'avoir pas prêté à l'époque plus d'attention à cet événement. J'avais d'autres
événements à suivre, mais ce n'est pas une excuse car ce fut un choix. S'arrêter sur un
événement, y revenir avec ses informateurs pendant plusieurs jours, c'est le privilégier au
détriment d'autres observations. Observer c'est toujours choisir. En même temps c'est parce
que j'ai obtenu dans d'autres contextes des informations sur le soleil, la lune, que je peux
donner un sens baruya à quelques aspects du charivari et de la pratique magique du chamane,
aux activités sociales qui ont accompagné l'éclipsé de la lune du 6 octobre 1968. Aujour-
d'hui j'aimerais poser de nouvelles questions. Que signifie précisément pour un Baruya tirer
des flèches vers l'astre en train de « mourir »? Pourquoi le chamane agite-t-il des bambous
autour de sa maison ? A ces questions je ne puis répondre car il me faudrait « inventer » la
réponse. Question plus fondamentale encore : comment les Baruya se représentent-ils la
Charivari chez les Baruya de Nouvelle-Guinée 351

tache qui se dessine progressivement sur la lune, jusqu'à la manger entièrement? Quand ils
disent la lune « meurt », veulent-ils dire qu'elle meurt à cause de cette tache et cette tache
est-elle pour eux comme pour nous le soleil ? Cela je ne le « crois pas » car pour les Baruya
le soleil précède la lune et disparait chaque soir de l'autre côté de la terre quand la lune
monte dans le ciel. Je ne vois pas comment un Baruya pourrait imaginer que les chemins du
soleil et de la lune « se croisent ».
Le charivari, la mort et la pluie

F R A N Ç O I S E HÉRITIER

Si l'on part du principe que le vacarme organisé et ritualisé, visant un ou des individus
particuliers 1 , constitue le principal critère formel du charivari — en laissant de côté les
desseins et finalités de l'acte lui-même •—, on est en droit de conclure qu'il existe des formes
de charivari en dehors de l'aire européenne. Le cas que je traiterai concerne les Samo de
Haute-Volta. J'évoquerai à son propos des faits de même nature rencontrés dans des popu-
lations voisines d'Afrique Occidentale en essayant de dégager leur symbolique commune. De
la comparaison qui pourra être faite avec certains aspects des faits européens, naîtra la
question de savoir si ce charivari africain relève du même ordre de réalités que l'autre et,
en ce cas, si l'examen de ces formes exotiques fournit, au plan de la symbolique qui est celui
qui nous intéresse, des éléments favorisant la compréhension des formes européennes.
Partons du cas samo. Il existe des gens que l'on n'enterre pas et qu'on appelle zama.
Dans le pays samo du nord, \ezama est au premier chef un individu qui a entretenu un rapport
sexuel avec un cadavre. Accessoirement, ce peut être un individu qui a entretenu des rapports
sexuels avec des animaux ou avec des membres d'un groupe ethnique particulier, vivant en
pays samo pour y faire des tâches décriées, les ken ou Somono. Mais la référence principale
est celle faite à la nécrophilie. On peut estimer à juste titre que le cas ne doit pas être très
courant. Cependant, le groupe des zama paraît relativement important pour un délit aussi
rare. C'est que le caractère de zama se transmet horizontalement par contact sexuel et verti-
calement par engendrement. De plus, il est indélébile dès qu'attesté. On naît zama de parents
zama qui le sont eux-mêmes soit par naissance soit par contamination sexuelle. On devient
zama en raison d'un rapport sexuel même unique avec un individu dont on ignorait la nature
de zama. Une fois acquis, le caractère est transmis inéluctablement à tous les partenaires
sexuels et à tous les enfants à naître. C'est dire que les zama ne peuvent se marier qu'entre eux
et qu'un individu découvre généralement la nature de l'imputation injurieuse qui pèse sur
lui lors des difficultés qu'il rencontre à trouver un partenaire sexuel ou matrimonial. Lorsqu'il
la découvre, il a cependant la possibilité de se laver du soupçon en subissant une ordalie
particulière au village de Kankane. Mais il faut alors qu'il soit très sûr de lui. Le véritable
zama, i.e. le nécrophile vrai, ne pourrait mener nulle part une existence sociale normale,
participer aux luttes, chasses, fêtes, boire avec les autres au cabaret, faire partie des groupes
de travail. Je n'en connais aucun cas, historique ou actuel. Les zama sont tous, en fait, des
zama du deuxième degré, des contaminés au fil des temps. Ceux-là mènent une existence
normale dans leurs villages à ceci près qu'ils ne trouvent pas de conjoints autre que zama

1. J'emploie cette formule à dessein afin d'exclure du champ d'observation les vacarmes rituels
réalisés à l'occasion des éclipses.
Le charivari, École des Hautes Études/Mouton, pp. 353-360.
354 F. Héritier

eux-mêmes, qu'ils ne sont pas enterrés, et que leur double n'entrera pas aux villages des
morts.
Après le décès, le corps du zama n'est ni lavé, ni pleuré, ni exposé dans la maison des
morts. Aucun des rites d'honneur n'est accompli. Placé sur un brancard sommaire recouvert
de feuillages et ficelé par des attaches végétales, le corps, dont les femmes n'approchent pas,
est transporté, souvent nuitamment, par tous les hommes du village, en grand charivari, en
coupant le long du chemin les branches d'arbre, feuillages et herbes qui lui feront sa pro-
chaine litière, sur le territoire du plus proche village voisin en direction de l'ouest, où il est
abandonné dans les branches d'un arbre. Alertés, les hommes de ce village voisin viennent
à leur tour décrocher de son arbre le corps du zama et, toujours en grand charivari, l'expul-
sent hors de leur territoire dans les mêmes conditions, en l'abandonnant dans un arbre une
fois franchie la frontière qui sépare leur terre de celle de leur voisin de l'ouest. Ainsi continue
la longue pérégrination du corps en décomposition sur son brancard de feuillage qui se
renouvelle et augmente son volume régulièrement, jusqu'à ce qu'il arrive au village de Turu,
à l'ouest du pays samo, où il est définitivement abandonné à pourrir dans les arbres d'un
bois spécialement affecté à cet usage.
Si l'on ne procédait pas de la sorte, la pluie cesserait de tomber. La mise en terre d'un
corps de zama entraîne ipso facto la sécheresse et donc la famine pour le village et la région
où cette faute a été commise. D'ailleurs, lorsque la pluie tombe mal, il arrive que les devins
consultés en décèlent la cause dans l'inhumation d'un zama dont le caractère de zama n'était
pas connu de son vivant. Us donnent son identité. Le corps est alors déterré pour être
transporté à Turu et abandonné dans les arbres selon la procédure traditionnelle. C'est une
situation dramatique pour la famille car veuves (ou veuf) et enfants (et même co-épouses
et leurs enfants si'le corps déterré est celui d'une femme) se retrouvent sans recours possible
affectés du signe infamant : ils ne peuvent subir l'ordalie pour s'en laver.
Au transport du cadavre et au charivari, tous les hommes participent ; chacun doit
faire le plus de bruit qu 'il peut et le plus discordant : on crie, on tape le tambour, les sonnailles,
on agite des grelots, on frappe ensemble des outils, on agite des besaces remplies de cailloux
mêlés à des pointes de flèches, on souffle dans les cornes et sifflets de chasse, on tape, disent
les informateurs, sur tout ce qui peut faire du bruit. L'explication avancée pour ce compor-
tement est fonctionnelle et simpliste : il s'agit d'avertir par ces bruits extrêmes et discordants
les habitants du village voisin qu'un corps de zama leur arrive et qu'il faut qu'ils se préparent
à aller le chercher. Nous la signalons pour mémoire. En 1976, il y eut un transport de zama
en début d'hivernage, passant par Dalo où je me trouvais au début de cette année. Le corps
venait de Niankoré, village distant de près de vingt kilomètres. Il ne resta pas même la nuit
sur la brousse de Dalo ; les hommes l'ont emporté à Gono dès son arrivée au petit matin
et, dit-on, « ce jour-là, il a bien plu à Dalo ».
Pourquoi le village de Turu est-il le point d'arrivée obligatoire, sur la frange occidentale
du pays, de tous les corps de zamal II n'y a pas de réponse faite à cette question. Mais
l'enregistrement du mythe d'origine des Samo que constitue en fait le nom d'éloge (zumbri)
des fossoyeurs Drabo de la ville de Toa, fournit un indice. Résumons-le rapidement. Les
hommes sont descendus du ciel atteint de surpopulation sur la terre, sous la conduite du
fossoyeur, au moyen d'une chaîne forgée par le forgeron dont le marteau incandescent fixé
à l'extrémité de la chaîne assécha la terre recouverte à l'origine par les eaux. Dieu, qui avait
indiqué aux hommes la marche à suivre, avait spécifié que toutes les choses inconnues
reviendraient au forgeron pour prix de son travail. La Terre était par définition une chose
inconnue, mais le fossoyeur, voyant une fois au sol le parti qu'il en pouvait tirer, décida de
se l'approprier. Pour cela il usa d'un stratagème. Il fit savoir au peuple, contradictoirement
aux assurances du forgeron, que Dieu lui avait donné la Terre et proposa, pour trancher
entre eux, de s'en remettre au jugement de la Terre elle-même. Il avait au préalable placé
son jeune frère dans une fosse recouverte, creusée à l'endroit où la chaîne avait touché le
sol. Aux questions posées, lors d'une séance d'une très grande intensité dramatique dans le
Le charivari, la mort et la pluie 355

récit, le jeune frère du fossoyeur, répondant mensongèrement à la place de la Terre, donna


raison à son frère aîné et tort au forgeron. Le frère aîné revint déterrer son cadet la nuit
suivante. Mais celui-ci refusa de vivre avec lui désormais et décida, ayant expérimenté à
son grand désagrément et à sa grande frayeur la chaleur de la Terre (« ma hé ! la terre est
chaude », s'écria-t-il), qu'il ne voulait pas être enterré après sa mort. Il erra dans différents
villages du pays samo et finit par se fixer dans ce même village de Turu. Il fut donc le premier
homme exposé dans les arbres pour avoir connu, avant son temps, une union trop charnelle
avec la Terre.
Des délits autres que l'enterrement des corps de zama empêchent également la pluie
de tomber, selon la pensée samo. Le plus fréquent est la copulation à même le sol, sans natte
interposée, et la copulation en brousse. Notons à ce propos que, alors même qu'il n'est pas
question d'acte sexuel, il est d'observation courante qu'on ne s'assied jamais directement
sur le sol : en l'absence de siège, de pierres, d'objets divers pouvant en faire fonction, on
rassemble de la main quelques brindilles ou pailles pour s'asseoir dessus. La copulation en
brousse est interdite même entre des conjoints légitimes, même sous un abri temporaire de
culture et avec une natte. Comme le dit un informateur, l'acte sexuel ne peut être accompli
qu'au village : « Si un homme s'installe en brousse, y ouvre ses champs de case, creuse un
puits, construit une maison, élève des poulets, des chèvres et des chiens qui commencent à
se reproduire, alors seulement il pourra coucher sur place avec sa femme, car il a fait un
village ». Lorsque la pluie tombe mal en hivernage, les devins consultés pourront dénoncer
des couples légaux ou adultères qui ont commis le crime de faire l'amour en brousse. Pour
réparer le mal fait à la collectivité par leur acte, ils sont soumis à un rituel public (il se passe
au marché) qui est aussi une brimade humiliante (bien des individus, de honte, quittent le
village ensuite) : ils sont saisis, amenés sur la place publique, déshabillés et on sacrifie des
poulets sur leur sexe ; ils devront remettre, pour être brûlés, les vêtements qu'ils portaient
le jour de leur crime. Ce rituel apaise la brousse et la Terre (tu gô ku, « saisir les genoux de
la Terre »), et la pluie revient normalement.
Empêche également la pluie de tomber le fait d'enterrer un mort ordinaire autrement
que nu, sauf si sa famille a payé à la Terre une compensation spéciale. Enfin, l'enterrement
des albinos produit le même effet. Dans l'est du pays samo, les albinos sont considérés et
traités exactement comme des zama. Après leur mort, leur corps est transporté de village en
village en grand charivari. On précise de plus dans cette occasion que là, c'est tout le village,
hommes et femmes mêlés, qui participe au charivari et de plus, après avoir abandonné le
cadavre dans un arbre, on s'en revient au village en courant. Ailleurs, en pays samo, l'albinos
n'est pas considéré comme zama, mais sa mise en terre est cependant impossible pour les
mêmes raisons (arrêt de la pluie). Bien qu'il soit honoré normalement par les rites funéraires
appropriés, son corps est enfoui dans l'une des hautes constructions que font en brousse
les noires guêpes maçonnes, creusée à cet effet et scellée ensuite à l'argile. Il partage ce sort
avec le bossu qui, lui, n'a droit à aucun des rituels funéraires. Quand on les enfouissait verti-
calement dans ces « maisons de guêpes », on accompagnait cette opération d'un vacarme
rituel réalisé avec un seul appareil dont tous les participants sont porteurs : la besace à eau
remplie de cailloux frottant contre des pointes de flèches. On s'en revenait là aussi en courant
le plus vite possible, dans le tintamarre des pierres (dièrè mbidare) afin, dit-on, de ne pas
entendre le cri du cadavre supplicié par les guêpes. Celui qui entend ce cri meurt. Le cas
du bossu présente cependant un problème particulier. Il n'apparaît pas clairement dans mes
notes que l'inhumation normale du bossu entraîne l'arrêt de la pluie. Il se peut que ce soit
par pure contiguïté, en raison de sa difformité, qu'il est traité comme l'albinos, le cadavre
vivant.
Avec ou sans la présence du charivari ou de l'exposition publique humiliante, on aura
noté que les faits sanctionnés non pour des raisons morales (le zama n'est pas sanctionné
comme tel, c'est sa mise en terre qui l'est) mais pour leurs effets climatologiques supposés
(l'arrêt ou la raréfaction de la pluie) relèvent de l'absence de conformité à la norme, confor-
356 F. Héritier

mité morphologique mais surtout conformité sociale. La question est de savoir pourquoi
cette absence de conformité entraîne la mauvaise venue de la pluie et quelle est la liaison
qu'il convient d'établir entre le charivari institutionnalisé et le retour à l'ordre climatologique.
Avant d'examiner ces points, voyons ce qui se passe ailleurs que chez les Samo. Toutes
les populations établissent leur propre gradation sur le chemin de l'horreur. Ce ne sont donc
pas nécessairement les mêmes faits que nous trouverons produisant les mêmes effets.
En pays samo, les actes contraires aux normes sociales peuvent être classés en quatre
catégories. Le lia yè la, c'est l'inconvenance, l'incongruité, celle par exemple de la grand-
mère qui continue de mettre des enfants au monde alors même que ses petits-enfants com-
mencent à procréer ; cette incongruité n'a pas d'effets de sécheresse climatologique mais
biologique : la grand-mère retire ainsi leur « chance de vie » à des enfants qui devraient
normalement naître de ses descendants. C'est un court-circuit de générations, la génération
ancienne jouant le rôle de la nouvelle en lui ôtant de ce fait ses forces vitales. Le gagabra,
l'indécence, l'impudicité, est caractéristique de la copulation en brousse et des unions
temporaires des femmes « sauvages », qui ne sont ni en puissance de père ni en puissance
de mari. On a vu que pour la copulation en brousse, la sanction est collective et climatolo-
gique : c'est l'arrêt de la pluie. Le dyilibra est, littéralement parlant, la « chiennerie » (dyili,
chien). C'est la turpitude, l'ordure: c'est l'inceste et l'adultère avec la femme du frère. Le
dyilibra entraîne lui aussi une sécheresse d'ordre biologique : « il vous chauffe », afularè ma,
il déclenche la maladie et la stérilité. C'est parce qu'ils sont stériles que les devins recon-
naissent la présence du dyilibra dans les unions incestueuses que les conjoints ont contractées
sans le savoir. Enfin, le zàbra, le fait d'être zama, la nécrophilie institutionnelle, représente
dans l'échelle de l'horreur, l'abomination absolue. Nous avons vu les effets climatologiques
de l'inhumation des zama. Mais dans tous les cas, caractérisés par les sécheresses des deux
ordres qu 'ils entraînent, il apparaît que cette absence de conformité à la norme sociale
stigmatise avant tout des anomalies d'ordre sexuel.
Chez les Mossi du Yatenga, c'est la zoophilie, et particulièrement les rapports sexuels
avec les ânesses qui prend la place de la nécrophilie au plus haut niveau de l'horreur. A cela
près, le traitement duyaralentiga (le « suspendu à l'arbre ») est exactement le même que celui
du zama. Le caractère est acquis également par contiguïté sexuelle et par engendrement.
Les corps ne sont pas enterrés mais transportés en charivari de proche en proche jusqu'à
un village de l'ouest du pays, Dénéa. Comme pour Turu, il existe une histoire justifiant le
choix de Dénéa comme aboutissement des corps des yaralentise. D'après Seydou Ouedraogo
{Les Yaghlen-tisé au Yatenga, manuscrit déposé au Centre Voltaïque de Recherche Scienti-
fique), le terme s'applique aussi à tous les habitants de Dénéa et à toute personne ayant des
relations sexuelles avec les forgerons. Enfin, leur inhumation tarit la pluie. Il écrit : « Les
habitants du Yatenga croyaient que l'inhumation du yaghlen-tiga empêchait la pluie de
tomber et provoquait ainsi la sécheresse et la famine sur le pays ».
Chez les Bwa de Haute-Volta, c'est Y inceste. Je cite un coutumier bobo-oulé (bwa)
anonyme dont le manuscrit est déposé au C.V.R.S. (partie Droit civil, section 3, Du mariage) :
« Le fait d'avoir passé outre aux empêchements de parenté n'enlève aucun de leurs droits
aux délinquants. Cependant, ceux qui auront violé les empêchements de parenté de
premier degré en ligne directe ou collatérale, ne seront (pas) enterrés à leur mort, mais
attachés, absolument nus, à un arbre de la brousse jusqu'à décomposition complète.
Quant aux enfants nés de parents incestueux, ils ne seront pas non plus enterrés. A
leur mort, les gens de ce village les porteront au village suivant, les gens de ce village les
relaieront pour les porter au troisième village et ainsi de suite jusqu'à la rencontre d'une
rivière où on les jettera. Ceux qui auront jeté le cadavre dans l'eau devront regagner
leur village sans se retourner en arrière. Les Bobos croient que si on enterrait les parents
ou enfants incestueux, il ne pleuvrait plus ».
Dans ce texte, écrit à la demande de l'administration, il n'est pas question de charivari.
Le charivari, la mort et la pluie 357

Cependant, la mention « devront regagner leur village sans se retourner en arrière » évoque
une partie du rituel ailleurs, où les participants au charivari doivent rentrer en courant. Nous
voyons apparaître l'eau courante comme substitut possible de l'arbre.
Chez les Bobo (Bobo-Fing des anciennes classifications), j'ai trouvé que ce même rôle
est tenu par l'aménorrhée absolue. Il existe apparemment dans cette population un pourcen-
tage relativement élevé de femmes n'ayant jamais eu de règles de leur vie, les nyesène. Ce
sont elles dont la mise en terre provoque l'arrêt de la pluie. Leur corps était autrefois trans-
porté de village en village vers l'Ouest jusqu'à la Volta où elles étaient immergées. De nos
jours, on enterre le corps dans un lieu spécial à l'ouest du village, après avoir payé une
compensation élevée pour « acheter la terre de la tombe », et surtout après que le forgeron
a prélevé sur le corps un auriculaire et un petit orteil qu'il place dans une ruche miniature
tressée, attachée avec son contenu très serré. Cet objet est confié à un jeune homme accom-
pagné d'un forgeron qui doit le porter au plus proche village vers l'ouest et ainsi de suite
jusqu'à la Volta, où les propriétaires du bras du fleuve, alertés, jettent le paquet dans l'eau.
Dans ce cas, le charivari est réduit à son expression la plus symbolique, comme le cadavre
lui-même : il n'y a que deux porteurs, les actes sont réduits à trois cris poussés au moment
où les porteurs abandonnent leur paquet sur le territoire du village le plus proche à l'ouest,
et à un retour à la course (lequel retour se fait désormais à bicyclette). Notons enfin, à propos
des Bobo, que chez eux le délit sexuel inqualifiable, qui entraîne l'expulsion immédiate du
coupable, dès que son crime est connu, est le rapport sexuel avec des griots. Celui qui s'en
est rendu coupable, le kokèkâdi, est considéré comme mort. On lui retire les enfants qu'il
a eu avant l'acte (ceux-là sont bons), mais son ou ses conjoints sont chassés avec lui du
pays, ainsi que les enfants nés après l'acte (lorsqu'il n'a pas été décelé immédiatement).
Mais rien dans mes informations ne permet de dire qu'il y a un rapport entre l'acte lui-
même ou l'enterrement du corps du kokèkâdi et l'arrêt de la pluie.
Les Samo du nord (matyâ) croient que le zama en pays samo du sud imakâ ; on l'appelle
dans la langue du sud lèdana, « le maître de la bouche », celui dont on parle) est toute femme
qui à sa première grossesse a mis au monde des jumeaux. Cette croyance est contredite par les
intéressés eux-mêmes pour qui le lèdana est défini comme le zama du nord et est traité de
la même façon. La croyance est cependant intéressante dans la mesure où elle confirme
que l'accent est bien mis toujours sur Yanomalie ou le désordre sexuels et où elle fait inter-
venir la notion de fécondité. Car dans tous les cas que nous venons de voir, les anomalies
sexuelles qu'elles soient réelles ou attribuées par contagion ont pour effet une fécondité
monstrueuse : anormale ou tarie, asséchée, impossible.
Cependant, nous retrouvons ailleurs des individus dont la mise en terre entraîne l'arrêt
de la pluie (comme les albinos samo) sans qu'on puisse parler à leur propos d'anomalie
sexuelle ou de fécondité monstrueuse. Leur non-conformité se situe ailleurs. Dans leur cas,
les informations ethnographiques ne permettent pas de supposer la présence du charivari
lors de la manipulation de leur corps. Chez les Dogon, d'après une information orale non
vérifiée de l'administrateur Guilbaud, c'est le bossu qui, pour cette raison, n'est pas enterré
et est transporté de village en village jusqu'à une rivière. Toujours chez les Dogon, les
lépreux sont enfermés dans de gigantesques baobabs porteurs d'un creux vertical dans le
tronc principal, où ils sont enserrés et murés par de la maçonnerie. « Mes compatriotes
pensent que la pluviométrie sera insuffisante dans l'année chaque fois que le cadavre d'un
lépreux est mis en terre », écrit Issa Ongoiba (« A propos des baobabs-cimetières », Notes
Africaines, 69, 1956). Et au Sénégal, c'est les griots que l'on traite de cette façon, parce que
leur mise en terre empêcherait la pluie de tomber (information M. Dupire ; R. Mauny,
« Baobabs-cimetières à griots », Notes africaines, 67, 1955).
Arrêtons là cet inventaire non exhaustif de faits et essayons de nouer ensemble les fils
pendants. Pour ce faire, je me rapporterai principalement au corps idéologique des Samo.
Il est évident que cette méthode postule un fonds commun idéologique aux différentes popu-
lations d'Afrique de l'Ouest qui ont été recensées ici, au niveau à tout le moins des catégories
358 F. Héritier

mentales les plus profondes et corollairement des croyances touchant au substrat biologique
et aux éléments physiques universaux, la terre, le feu, l'air et l'eau. Je rappellerai tout d'abord
pour mémoire que l'interdit portant sur la copulation à même la terre nue et en brousse est
général en Afrique occidentale sahélienne et que griots et forgerons dont il a été question
à plusieurs reprises ci-dessus forment généralement des groupes professionnels castés
endogames.
Je résume brièvement les éléments principaux de la pensée samo 2 .
L'harmonie est nécessaire au bon fonctionnement du monde. De tout il faut ni trop, ni
trop peu : excès comme défaut sont porteurs de désordre. Cette harmonie repose fondamen-
talement sur l'équilibre des contraires. Tout dans la nature et le monde socialisé relève de
l'une ou de l'autre de deux catégories opposables : le chaud et le froid et leurs corollaires
le sec et l'humide. Ainsi, le village est froid et la brousse est chaude, le soleil chaud, la lune
froide, l'homme chaud, la femme froide, la terre est masculine et chaude, la pluie est froide,
l'acte sexuel est chaud mais le mariage est froid, la guerre, la maladie, l'épidémie sont du
côté du chaud, la paix, la santé sont du côté du froid, etc. Les quatre éléments fondamentaux,
terre, feu, air et eau sont aiïectés également de valeurs chaudes ou froides : du côté du chaud,
la terre et le feu, du côté du froid, l'air et l'eau. Il faut des quantités équivalentes de chaud
et de froid pour que le monde reste en équilibre.
Ce monde en équilibre est un tout constitué d'éléments reliés les uns aux autres de façon
telle que le déséquilibre en plus ou en moins du côté du chaud ou du froid d'un registre
entraîne normalement une rupture d'équilibre en sens inverse d'un autre registre. De façon
plus précise, le fonctionnement biologique comme le fonctionnement social retentissent
naturellement sur celui des éléments naturels et très particulièrement sur le climat. Inverse-
ment, des phénomènes climatiques ou astrologiques ont un effet immédiat sur le devenir
biologique ou social de l'homme. Il y a correspondance entre ordre social, ordre biologique,
ordre climatologique 3 . Ces croyances ne sauraient nous surprendre : on affirme chez nous
que la pleine lune fait accoucher les femmes en dehors de leur temps normal et on s'attend
pendant la Semaine sainte à ce qu'il fasse mauvais le vendredi ou à tout le moins, par- grand
beau temps, que le ciel se couvre et s'assombrisse momentanément vers trois heures de
l'après-midi.
Au-delà de l'équilibre des contraires et des correspondances entre les trois ordres, ce
qui importe est Vattirance que les contraires exercent les uns sur les autres : le chaud attire le
froid et l'humide, le froid attire le chaud et le sec. L'acte sexuel — chaud — accompli au
sein du mariage — froid — entre des partenaires relevant des deux catégories est sanctionné
par des flux normaux d'« eaux de sexe » et par une fécondité harmonieuse. Toute anomalie
dans la fécondité d'une union conjugale est donc passible d'être interprétée par les devins
à la recherche de la cause du désordre. Car aucun acte n'est insignifiant, gratuit ou perdu :
tout signifie toujours, tout se paye, tout se retrouve.
Corollairement, tout excès de chaleur provoqué par l'accumulation du chaud sur chaud
entraîne la brûlure, la sécheresse et donc le tarissement du froid et de l'humide (dans l'un
ou l'autre des trois ordres) et tout excès de froid, provoqué par l'accumulation du froid sur
froid (cas beaucoup plus rare que le précédent) entraîne le déchaînement des forces de l'eau,
la disparition du chaud et du sec.

2. Cf. F. Héritier « La paix et la pluie. Rapports d'autorité et rapport au sacré chez les Samo »,
L'Homme, 13 (3), 1973: 121-138.
« Comment la mort vint aux hommes. Récit étiologique samo », in Systèmes de signes. Textes réunis
en hommage à Germaine Dieterien, Paris, Hermann, 1978, p. 259-269.
« Fécondité et stérilité. La traduction de ces notions dans le champ idéologique au stade préscienti-
fique », in E. Sullerot, éd.,Le fait féminin, Paris, Fayard (Centre Royaumont pour une Science de l'Homme),
1978, p. 388-396.
3. On retrouve dans cette pensée africaine les éléments mis en évidence par C. Lévi-Strauss dans la
pensée mythique indienne (Mythologiques, I, Le cru et le cuit, Paris, Pion, 1964),
Le charivari, la mort et la pluie 359

Tout délit sexuel est excès de chaleur. Le corps de celui qui en est marqué conserve cette
chaleur sans jamais la perdre. Le mettre dans la terre, qui est chaude, c'est accumuler le
chaud sur le chaud, établir un court-circuit dont les effets ne peuvent être que ceux de la
sécheresse. Brûler les corps aurait le même effet. Les placer dans les arbres, c'est-à-dire dans
l'air, ou les immerger dans les fleuves, dans l'eau, deux éléments qui relèvent du froid et de
l'humide, c'est rétablir l'équilibre du monde. L'acte sexuel — chaud — réalisé directement
sur la terre — chaude —, dans la brousse — chaude —, est sanctionné immédiatement par
l'arrêt de la pluie. Interposer une couverture entre le cadavre froid de l'homme ordinaire et
la terre chaude accueillante, c'est perturber le rapport harmonieux du froid et du chaud.
Mettre un corps vivant, donc chaud, en terre, comme dans le mythe samo de la descente de
l'homme sur la terre, c'est réaliser le court-circuit auteur de la première perturbation de
l'ordre atmosphérique.
Deux personnages, en pays samo, incarnent la bipolarité du froid et du chaud, le rapport
aux éléments et la nécessaire balance des forces primordiales pour maintenir l'équilibre du
monde naturel et du monde social : le maître de la pluie et le maître de la terre. Le maître
de la pluie est le garant par sa tête, bonne ou mauvaise, de la venue normale de la pluie.
C'est un personnage éminemment chaud. Les interdits qu'il supporte sa vie durant, qui
l'obligent à être perpétuellement sur ses gardes, manifestent pleinement cet état de chaleur
dangereuse (cf. « La paix et la pluie », art. cit., p. 128). C'est parce que sa tête est chaude
qu'il attire la condensation atmosphérique et la pluie. A l'inverse, le maître de la Terre, qui
manipule les autels chauds et justiciers de la Terre, est représenté comme un personnage
froid. Mais, et c'est là que nous en venons à ce qui fournira peut-être la clé de ce charivari
africain, tous deux sont marqués par des caractères antinomiques, qui ne relèvent pas en
apparence de la dualité chaud-froid.
Selon la formule samo, « le maître de la pluie doit marcher sans en avoir l'air, le maître
de la terre doit parler sans en avoir l'air ». Le maître de la pluie n'est pas maître de ses mou-
vements : il ne peut se déplacer à volonté, il ne peut quitter son village, il ne peut frapper le
sol ni du pied, ni du bâton, ni de la main, il ne peut courir ni danser, et dans certaines occa-
sions rituelles, il marche si lentement, si précautionneusement qu'il lui faudra des heures
pour parcourir de très petites distances. A l'inverse, le maître de la Terre ne peut s'exprimer
qu'à voix basse, à voix contenue. L'un, qui manipule la pluie fraîche, ne peut ébranler la
terre, chaude comme lui ; l'autre qui manipule les forces justicières et chaudes des autels
de la Terre, ne peut ébranler l'air, froid comme lui. L'un, froid, contrôle le chaud et fait
silence ; l'autre, chaud, contrôle le froid et se tient immobile.
Le zama, le yaralentiga, l'incestueux et tous les autres que nous avons recensés ci-dessus
introduisent un désordre dans le monde, susceptible d'avoir des effets désastreux pour les
hommes et de détruire l'équilibre que les maîtres du sacré maintiennent à grand peine. On
évite le désastre par une procédure appropriée : en supprimant le risque d'accumulation
du chaud sur chaud, par l'immersion ou la mise en l'air. Pourquoi est-il nécessaire d'accom-
pagner cette procédure par une autre qui relève de cet autre registre, celui du mouvement et
du bruit, que nous venons de voir intimement associé aux éléments terre et air, aux rapports
subtils du chaud et du froid, du sec et de l'humide. Je n'ai pas de réponse à cette question
qui n'en mérite peut-être pas. Il suffit de montrer que l'association est nécessaire : un double
désordre dans ces deux registres, accompli par des personnes ordinaires, accompagne la
migration du zama et de ses homologues : une foule piétinante porte le corps à la course, en
faisant en chemin le plus grand vacarme possible.
Le feu, le bruit, le mouvement, ne se manipulent pas innocemment. Le forgeron qui
traite la matière par le feu est froid. C'est le grand pacificateur des conflits. Le griot, qui a
seul le droit institutionnel d'ébranler l'air de ses chants et de son tambour, est chaud. En
pays samo, il ne peut participer au creusement des tombes, descendre dans les puits ou dans
les mines de fer, Tous deux, trop marqués, ne sont pas des partenaires sexuels possibles.
360 F. Héritier

Dans cette logique poussée à son comble, on a vu que le griot, parfois, ne peut être mis en
terre après sa mort.
Il resterait à expliquer la raison du traitement particulier des lépreux, albinos et bossus
dans les diverses populations recensées. Il pose encore une énigme, particulièrement forte
en ce qui concerne les bossus. Lépreux et albinos, en liaison marquée avec le poisson sans
écailles, le silure (dont la forme est celle donnée au cadavre dans sa couverture), sont des
morts-vivants. Peut-être faudrait-il creuser la question de ce côté, ce que je n'ai pas encore
fait 4 .
Peut-on établir un rapport entre ce charivari africain, conçu comme l'une des mani-
festations des articulations essentielles d'un ensemble idéologique, et le charivari européen?
Une pareille question n'a de sens qu'à partir du moment où l'on postule, ce qui est mon cas,
une certaine identité des grands schèmes de la pensée humaine. Les points de contact sautent
aux yeux : le désordre à stigmatiser, l'anomalie sexuelle au sens large.
Cependant, nous interdisant d'aller plus loin dans cette voie, il semble que nulle réfé-
rence soit faite aux aléas climatiques, à la sécheresse et à l'humidité (si référence est faite
parfois au calendrier) dans les documents relatifs au charivari européen, alors qu'il s'agit
d'une pièce maîtresse dans l'analyse du charivari ouest-africain que nous venons de décrire.
Et pourtant, quelques traces existent bien d'un vieux fonds culturel qui associerait le bruit
aux flux biologiques ou météorologiques, traces qui inciteraient à chercher plus avant:
Nicole Belmont rapporte que les coups de feu tirés lors des noces au passage de la mariée
impliquent qu'elle sera bonne nourrice, que le lait lui viendra facilement. Et n'est-ce pas
dans notre culture qu'on dit de façon plaisante à ceux qui chantent faux et fort de se taire,
car la cacophonie fait pleuvoir?

4. Peut-être faut-il envisager l'albinos comme un être « chauffé à blanc », trop « cuit » dans le ventre
maternel, ce qui pourrait, dans l'idéologie locale, être dû au fait que les rapports sexuels ont continué entre
les parents jusqu'à la délivrance alors qu'ils doivent normalement être interrompus après le sixième mois
(la semence du père est ce qui fournit le sang, c'est-à-dire la chaleur, au fœtus). Il s'agit là d'une hypothèse
à vérifier sur le terrain. Un fait ethnographique intéressant va dans le sens de cette interprétation, bien
qu'il convienne de le traiter avec prudence (il s'agit d'une information orale non contrôlée qui, de surcroît
concerne une aire culturelle quelque peu différente). On dit qu'autrefois, lorsque le volcan du Mont Came-
roun était en activité et lâchait des flots de lave, c'est-à-dire de feu sous sa forme liquide ou pâteuse, on
saisissait les albinos et on les liait en hâte sur les chemins que les coulées de lave risquaient d'emprunter.
Le contact de la lave et de l'albinos, soit dans cette optique la mise de l'extrêmement chaud sur l'extrê-
mement chaud, entraînait l'arrêt de la coulée et son immédiate solidification.
PHOT. 1. U n zamii (cnlant albinos) placé dans une
fourche d ' a r b r e sur le chemin de G o n o à D y i s i (1970).
Introduction des débats

J A C Q U E S LE G O F F

A la lecture des rapports et communications on éprouve une double impression.


La première c'est que le charivari est un phénomène propre à l'élucidation de quelques
grands problèmes des sciences de l'homme aujourd'hui.
1) L'interdisciplinarité et d'abord la pertinence de l'anthropologie historique.
2) La longue durée : est-ce un phénomène des sociétés européennes pré-industrielles
(ce que conteste E.P. Thompson) lié à un modèle de société, un modèle démographique, au
christianisme (comme le pense Julio Caro Baroja), ou au phénomène plus long encore
présent dans les sociétés antiques (cf. Pauline Schmitt-Pantel) et vivant dans les sociétés
contemporaines autrement que comme « survivance » (cf. Daniel Fabre et Bernard
Traimond) ?
Peut-on au cours de cette longue durée repérer les glissements de sens et de fonctions
du charivari : plus ou moins confondu au Moyen Age avec la chasse sauvage (cf. Carlo
Ginzburg), lié au xvi e siècle à l'hérésie et ensuite à l'indécence (cf. André Burguière), évo-
luant au xx e siècle de la peur du désordre à la défense de la vie privée (cf. Fabre et Traimond),
s'agit-il d'un même phénomène sur lequel le regard de l'histoire change (comme Julio Caro
Baroja l'a montré pour les sorcières), ou est-ce le charivari lui-même qui change?
3) Le comparatisme: y a-t-il des charivaris extra-européens (cf. Françoise Héritier)
et comment un même phénomène peut-il exister dans des sociétés très différentes ?
4) La méthode: peut-on décrire sans déjà interpréter; comment concilier l'analyse
formelle (structurale) et l'attention à l'historicité (cf. entre autres, Natalie Zemon Davis)?
5) L'interprétation : le charivari documente-t-il la pertinence d'une problématique
culture populaire/culture savante?
Mais la seconde impression c'est qu'on peut se demander si le charivari a vraiment
existé ou s'il n'a pas été une construction des folkloristes hier, des anthropologues et des
historiens aujourd'hui. En tout cas, il semble bien qu'il faut mettre en cause les liens que
les conceptions traditionnelles du charivari paraissaient avoir fermement établis :
1) charivari et mariage (ou remariage),
2) charivari et carnaval,
3) charivari et « jeunes »,
4) charivari et origine rurale,
5) charivari et contestation : quelles ont été les fonctions du charivari : exclusion ou
intégration, intégration ou subversion ?

Le charivari, École des Hautes Études!Mouton, p. 363,


PREMIÈRE SÉANCE

LE RITUEL : MACRO-ANALYSE

Rapport introductif

ISAC CHIVA e t FRANÇOISE ZONABEND

Le charivari existe-t-il? C'est ce que l'on ne peut manquer de se demander après avoir lu
les communications préparées pour ce colloque, et au moment d'ouvrir le premier débat,
celui qui doit circonscrire les grands traits de ce rituel.
Cette lecture relève moins des désaccords ou des contradictions entre les auteurs, que
des ambiguïtés. Celles-ci nous semblent pour partie tenir au premier libellé du titre du
colloque : « Tensions sociales et classes d'âges : le charivari dans l'Europe industrielle ».
Certains ont centré leur travail sur le thème plus large esquissé dans la première partie de
ce titre, d'autres se sont référés à la seconde moitié, plus spécifique, de l'intitulé. D'où un
bon nombre de communications qui traitent de la jeunesse, des rapports entre classes
d'âges, sexes, classes sociales, des tensions et de la violence, que l'expression en soit plus ou
moins ritualisée, institutionnelle. Mais une seconde et tout aussi importante source d'ambi-
guïtés provient de la façon dont la définition du terme même de charivari a été entendue :
par les uns dans un sens étroit, en référence aux acceptions vernaculaires et à une forme en
quelque sorte canonique; par les autres dans un sens large, tantôt analogique, tantôt
métaphorique.
Pour introduire cette discussion, on se référera principalement au contenu des commu-
nications (dont certaines nourries d'une très vaste bibliographie), d'où le rappel qui nous
semble utile de leur distribution par grandes aires culturelles et par disciplines : 11 (dont 6
par des historiens et 5 par des ethnologues) traitent du domaine français (et francophone de
Suisse), 5 (dont 4 par des historiens) du domaine italien, 1 a trait à l'ethnologie de l'Espagne,
2dont une historique, l'autre ethnologique) concernent l'Allemagne, une traite d'ethno-
graphie roumaine, 2 analysent des faits historiques respectivement grecs antiques et byzan-
tins, 3 traitent de faits européens en général, 3 ont trait à des faits extra-européens (respecti-
vement à la Nouvelle-Guinée, à la Haute-Volta et au Maroc), le reste étant des essais de
portée générale.
Cet ensemble de documents dont la teneur orientera la discussion, ne doit pas faire
oublier que, s'il existe peu d'ouvrages généraux consacrés au charivari et encore moins de
monographies consacrées à une manifestation ou à un rituel précis, présenté de façon
détaillée et exhaustive, les sources écrites utilisables sont extrêmement nombreuses. Descrip-
tions ou mentions éparses dans des monographies consacrées à une région ou à une localité,
notules dans d'innombrables revues de faible diffusion, écrits littéraires (romanesques ou
théâtraux), documents d'archives, l'énumération de ces sources bibliographiques pourrait

Le charivari, École des Hautes Études!Mouton, pp. 365-368.


366 I. Chiva et F. Zonabend

être fort longue. Deux difficultés majeures surgissent cependant lorsqu'on se tourne vers cette
immense documentation : l'une tient à la diversité des langues dans lesquelles sont publiés
les matériaux européens ; l'autre réside dans l'hétérogénéité des sources. Comment, en effet,
mettre sur le même plan recueils folkloriques, romans populaires, pièces d'archives, textes
synodaux, etc. ? Il convient enfin de souligner à quel point l'exploration de ces sources — qu'il
s'agisse des archives judiciaires, des grandes enquêtes folkloriques du xix e siècle restées
inédites (telle celle signalée par J. Caro Baroja pour l'Espagne), en passant par la littérature
populaire et populiste — est relativement peu avancée. Un effort dans cette direction est
indispensable si l'on veut faire progresser de façon décisive la connaissance de ce sujet.
Les détails du rituel proprement dit — ou de ce qui est donné pour tel — ses prétextes
et ses fonctions, le langage, la logique, les procédés opératoires à l'œuvre et ses propriétés
symboliques devant être au centre des séances à venir, tout comme les institutions et champs
sociaux dans lesquels le charivari s'inscrit, on tentera pour commencer de situer le phéno-
mène de l'extérieur.
Implicitement ou explicitement formulé, à travers les pays et les périodes dont traitent
les communications, apparaît le modèle d'un rituel complexe, dont le trait le plus général
est en quelque sorte d'ordre homéopathique : combattre un désordre social par un acte de
désordre social. Sans vouloir encore parler d'une forme canonique, on relèvera une série
d'éléments le plus souvent présents lorsqu'on parle de charivari : des jeunes gens (ou de
moins jeunes — le groupe est en tout cas masculin) se livrent, devant la maison d'un indi-
vidu ou d'un couple, à des manifestations bruyantes, à l'aide d'instruments et accessoires
divers ; le bruit est souvent accompagné d'un message verbal, satirique, et d'éléments musi-
caux. Ces manifestations sanctionnent des comportements s'écartant de la norme et de la
coutume, relatifs à la vie d'un couple ou, surtout, à sa formation par remariage ; pour arrêter
ces manifestations, leurs auteurs exigent une compensation.
Des problèmes de terminologie se posent, tout d'abord parce qu'en général on n'a pas
suffisamment distingué les appellations vernaculaires utilisées par les informateurs lorsqu'ils
parlent de ces faits, des termes analytiques qu'utilisent les chercheurs pour les désigner,
définir et classer. Cet indispensable travail de recensión terminologique a été esquissé de
façon très suggestive par J.-C. Margolin : il serait souhaitable de l'amplifier, de le compléter
ne fut-ce que pour l'aire francophone. De façon générale, la terminologie vernaculaire
rattachée à ces manifestations semble très riche et une étude lexicographique précise devrait
pouvoir en tirer un parti très profitable. Il est frappant de constater que la provenance, la
formation du terme principal, charivari, restent incertaines ; les hypothèses avancées, peu
convaincantes, laissent entière l'énigme à résoudre. On notera aussi que dès le xvi e siècle,
ce mot est sujet à variations, apparemment régionales, par transformation phonétique. Et
en 1937, les quelque 150 réponses positives à l'enquête de Paul Fortier-Beaulieu sur le
charivari en France font apparaître dix variantes de ce terme. A côté de ces variantes, la
même enquête a dénombré une dizaine d'autres termes français donnés pour équivalents
régionaux du charivari (sans compter les termes basques, catalans, corses, bretons, alsa-
ciens). Cette extrême variabilité locale, tant phonétique que sémantique (propre d'ailleurs
à tous les faits ethnographiques), se confirme pour les autres aires culturelles : ainsi pour la
Katzenmusik, équivalent germanique du charivari, compte-t-on quelque trente termes en
Allemagne, dont certains (tel le Scharewares) dérivés du mot français, par emprunt sans
doute. Une impression, ou plutôt une hypothèse à vérifier se dégage lorsqu'on considère
hâtivement la distribution des appellations du charivari dans l'espace européen : le charivari
proprement dit serait présent essentiellement dans les pays de langues romanes ; en Alle-
magne, en Suisse comme en Autriche, il semble que ce soit surtout dans les zones proches
des voisins de langues romanes que l'on rencontre les formes locales de ce rituel. Attestée
en gros, en France, en Belgique, en Italie, en Suisse, en Espagne, en Allemagne méridionale,
en Autriche, en Grande-Bretagne, la distribution des charivaris demande à être précisée à
l'échelle de l'Europe. De plus, deux phénomènes connexes appellent une attention parti-
Rapport introductif 367

culière. D'une part la distribution spatiale des termes, comme des pratiques, semble pré-
senter des discontinuités : ainsi note-t-on sur la carte de distribution des faits français que
l'on peut dresser d'après les réponses à l'enquête Fortier-Beaulieu, des zones blanches,
d'absence. En revanche on trouve, par endroits, des doublets ou même des grappes de termes
utilisés pour désigner le rituel ou certains de ses éléments, termes redondants ou complé-
mentaires qu'il conviendrait d'étudier de près.
Cette variété des appellations conduit à se poser la question des équivalences et des
identifications : est-ce que, par exemple, charivari et bassinage désignent réellement une seule
et même chose ? Les termes allemands Katzenmusik, Haberfeldtreiben et Tierjagen se réfèrent
à des pratiques relativement différentes. Et, en allant jusqu'aux limites de la carte des contri-
butions présentées au colloque, est-ce que les conduites de bruit, avec ou sans dérision, liées
à certains événements anormaux, ambigus et signalées chez les Samo de Haute-Volta ou chez
les Baruya de Nouvelle-Guinée constituent l'équivalent du charivari dans sa forme plus
complète, relevée par la plupart des chercheurs du domaine européen ?
Deux phénomènes peuvent être notés simultanément à propos des pratiques qui vont
être analysées au cours des débats à venir : la polysémie d'un terme, le charivari, d'une
part ; et de l'autre, la synonymie d'un grand nombre de termes et de conduites qui renvoient
à un réfèrent commun.
On peut se demander si, dans leur majorité, les faits versés au dossier par la majeure
partie des participants ne relèvent pas de la grande catégorie des formes de justice et sanction
populaires, de ce qu'en allemand on appelle les Riigegerichte. Mais à y regarder de plus près,
cette synonymie n'en est pas vraiment une, pour autant que le champ désigné comprend
trois sortes d'opérations rituelles : les unes ont affaire au remariage ; les autres à l'inconduite,
à la déviance ; les dernières sont des opérations magiques liées à la vie du couple (combattre
la stérilité) ou à certains moments forts du calendrier rituel (1 er mai, lorsqu'il s'agit d'assurer
protection aux hommes et à leurs biens, etc.). Partiellement analogues, ces trois sortes
d'opérations — dont deux relèvent avant tout de la société, la troisième de la magie — se
conjuguent souvent : elles se prêtent des éléments (formels, symboliques, opératoires) ou se
prêtent main-forte... Fonction sociale et fonction magique sont le plus souvent présentes
simultanément (par exemple, représentation de l'âme du conjoint défunt lors d'un charivari
pour le remariage d'un veuf).
C'est sans doute, en partie tout au moins, ce qui explique l'extrême plasticité des formes
de rituels, décrites dans les communications et regroupées sous le terme générique de chari-
vari. Plasticité tout d'abord dans le déroulement, la réalisation du scénario rituel, en fonction
notamment de la réaction des individus visés. Plasticité dans la fonction patente, la finalité :
le plus souvent il s'agit de sanctionner ; mais parfois l'action visée est bénéfique (par exemple
remédier à la stérilité d'un couple). Plasticité dans l'espace (les très nombreuses variantes
ont déjà été évoquées à propos de la terminologie) et enfin, plasticité dans le temps, les
formes comme les fonctions subissant d'une période à l'autre, des modifications sensibles
(comme l'a illustré A. Burguière dans sa communication). Et c'est peut-être sur ce dernier
chapitre que l'ensemble des contributions apporte le plus d'éléments neufs et concluants :
à travers plus de six siècles de présence du charivari qu'attestent les document européens,
on voit évoluer sensiblement moins ses formes que ses fonctions, ses finalités, les circons-
tances où il intervient.
Deux grands types de transformations historiques affectent le charivari. La disparition
tout d'abord : Ian Farr s'est demandé explicitement pourquoi le Haberfeldtreiben a disparu
en Bavière ; et il a esquissé des hypothèses qui font entrer en ligne de compte aussi bien
l'évolution démographique que celle des mœurs et de la moralité collective ; il suggère ainsi
une orientation originale, complémentaire, de recherche sur l'histoire et l'ethnologie des
relations entre sexes (cf. les pratiques du Fenstern et du Kiltgang) qui mériterait d'être appro-
fondie. A propos des « derniers charivaris » datés dans l'Atlas ethnographique de la France,
Martine Segalen s'est posée la même question pour la France. Ses hypothèses — renvoyant
368 I. Chiva et F. Zonabend

à la dissolution de « l'esprit de communauté » et au fait que la formation et la vie du couple


sont de plus en plus soustraites au domaine public -r- auraient mérité une élaboration plus
poussée.
Mais avant de disparaître, au cours des siècles, le charivari a subi de nombreux chan-
gements (cf. par exemple l'hypothèse d'A. Burguière qui lie la variation des positions de
l'Église en matière de remariage à un élargissement des fonctions du rituel devenu de plus
en plus «l'expression et l'instrument d'une justice populaire admise par tous, et bravant
les pouvoirs officiels »). Si l'on retient cette double hypothèse d'une laïcisation et d'une
extension des fonctions à mesure que l'on se rapproche des temps modernes, on légitime
du même coup la grande variété des faits inclus dans le champ du charivari.
Cette légitimation n'est cependant acceptable que dans la mesure où l'hétérogénéité et
souvent la minceur des sources et descriptions disponibles n'autorisent pas une plus grande
rigueur dans le tri des faits retenus. Manquent en particulier des monographies ethnogra-
phiques suffisamment fouillées pour permettre une analyse contextuelle adéquate et suffi-
samment nombreuses pour permettre la comparaison des configurations des traits pertinents
du rituel.
De telles descriptions ethnographiques permettraient de caractériser avec plus de préci-
sion les agents en présence et leurs relations. Les voisins, catégorie spatiale si souvent men-
tionnée, qui sont-ils, les plus proches ou les plus éloignés du domicile de la victime, un
parent ou un non-parent? La classe d'âge: les données historiques montrent l'ambiguïté de
ce groupe (groupes de jeunes formant « abbaye » ou non, groupe de quartier, groupe
d'hommes ?). Le sexe : certains rôles sont tenus par les femmes et si, ouvertement, elles ne
participent pas au charivari, elles apparaissent parfois comme les manipulatrices, les ordon-
natrices du rite. Mais quelles femmes ont droit à la parole : vieilles ou jeunes, célibataires ou
mariées ? Les parents de la victime : quelle place exacte occupent-ils dans le rituel, quels
rôles ont-ils ou n'ont-ils pas? Mais surtout qui sont-ils : alliés du premier mariage, consan-
guins du veuf, ses enfants, ses parents (n'y aurait-il pas lieu de comparer charivari et ven-
detta?...)? Il est vraisemblable que de telles descriptions devraient, pour aboutir à des ana-
lyses pertinentes, prendre en compte la problématique du groupe domestique (opposition
entre sociétés où le groupe domestique est fondé sur la famille élargie, celles où la famille
conjugale constitue le noyau du foyer ; opposition entre cultures où l'autorité du père reste
prépondérante jusqu'à sa mort et celles où la jeune génération prend, avec l'exploitation,
le relais de l'autorité paternelle...). S'il est clair que l'on se trouve en présence de deux
pouvoirs, l'un local et collectif, l'autre extérieur, supérieur et autoritaire, mais toujours
masculins, seule une ethnographie plus minutieuse permettrait de mieux préciser quel est,
selon les cas, les lieux et les occasions, le groupe local intervenant. Indirectement, des répon-
ses précises à ces questions paraissent de nature à éclairer un problème sur lequel les commu-
nications à ce colloque jettent peu de lumière : à savoir, le charivari est-il plus particuliè-
rement rural ou urbain ou présent partout? Et ne traduit-il pas, à sa manière, des modalités
anciennes et originales des relations entre villes et campagnes? Cette étude détaillée des
acteurs sociaux devrait aussi permettre d'éclairer mieux certains phénomènes de diffusion :
que l'on songe, à ce propos, au rôle des compagnons (du Tour de France) dans le charivari
lyonnais analysé par Natalie Zemon Davis !
Parallèlement, pourraient être mieux étudiées les interventions des institutions exté-
rieures aux groupes qui pratiquent le charivari — église, justice et police, administration —,
compte tenu du type d'intervention (sollicité ou non) et de son efficacité.
Compte rendu des débats

MARTINE SEGALEN

Principaux intervenants : André Burguière, Nicole Castan, Yves Castan, Natalie Zemon
Davis, Daniel Fabre, Claude Gaignebet, Maurice Godelier, Claude Gauvard, Joseph Goy
Ernst Hinrichs, Claude Karnoouh, Christiane Klapisch-Zuber, Claude Macherel, Robert
Mandrou, Jean-Claude Margolin, Robert Muchembled, Pauline Schmitt-Pantel, Paul Stahl,
Bernard Traimond.

Les interventions de la première séance peuvent être regroupées autour des trois thèmes
descriptifs du champ du charivari définis dans le rapport de synthèse présenté par Isac Chiva
et Françoise Zonabend : temps, espace, sources de documentation, trois sujets se recoupant
le plus souvent.
Le problème de l'origine du charivari est posé avec certaines interventions qui font
état de pratiques très anciennes qui s'apparentent au rituel décrit comme charivarique, mais
dont le nom est absent. Ainsi, dans les cités grecques du v e et rve siècles avant notre ère, on
monte et on promène à rebours sur un âne les coupables d'adultère ; à Byzance aussi, malgré
l'absence du terme, on observe un lexique rituel apparenté, pratiqué dans les villes ; mais,
à la différence de ce qu'on observe par la suite, la pratique de la promenade à âne (infligée
à un évêque pédéraste par exemple) est le fait de l'autorité publique, puisque celle-ci a lieu
dans l'hippodrome, l'endroit le plus officiel de la cité.
Le terme de charivari est attesté aux environs du xra e et xiv e siècles, et les autorités
officielles ne le condamnent toujours pas puisque le roi Charles VI participa à ce grand
charivari que fut le Bal des Ardents. Ce qui est condamné dans les Lettres de rémission,
ce sont les excès du charivari. Plus tard aussi, en Languedoc au xvm e siècle, ce sont plus les
excès consécutifs au « droit de palote » qui sont condamnés que le droit lui-même reconnu
à la jeunesse. Au cours de tous les siècles où le charivari est attesté sans discontinuité jusqu'à
nos jours, ce rituel est chargé de significations différentes selon les époques. Les théologiens
du xv e siècle se passionnant pour les problèmes de fécondité, à partir du problème posé par
les remariages, ont renouvelé la théorie du mariage, et dans ce mouvement proposé une
certaine interprétation du charivari. Au nom de la fécondité des mariages, le charivari
viserait à empêcher les unions risquant d'être infécondes dans les cas de déséquilibre d'âge
entre les partenaires, et notamment si l'épouse est âgée. A cette signification magique du
rituel (qui peut toujours exister de nos jours, même d'une façon latente) peut se superposer
une signification sociale qui éloigne le rituel du prétexte exhibé. Ainsi dans l'espace langue-
docien, à la fin de la période moderne, on semble observer une « remotivation » du charivari,
qui condamne moins le mariage de la fille jeune et du vieillard que celle de la fille pauvre

Le charivari, École des Hautes Études!Mouton, pp. 369-371.


370 M. Segalen

avec le vieux riche. Le charivari ne met pas en cause le mariage, mais les déséquilibres
qu'introduit telle union spécifique entre les fortunes et les statuts sociaux. Le charivari serait
alors un type de rituel qui sanctionnerait les désordres sociaux et politiques de toute nature.
Cette « plasticité » du charivari dans le temps et l'espace s'accuse avec l'accumulation
de nos expériences au fur et à mesure que l'on s'approche de la période contemporaine pour
laquelle deux expériences directes de charivari des années 1930 et 1950 ont été rapportées
au cours de deux interventions.
Il est apparu, lors des débats, que le champ géographique du charivari est loin d'être
connu. La carte de Fortier-Beaulieu montrait déjà des « trous » considérables pour la
France. S'agit-il de lacunes dans notre information, ou d'absence réelle de la manifesta-
tion, et dans ce cas, comment l'expliquer? Une hypothèse est proposée avec un exemple
languedocien. Dans la région de la Grande Lande, il n'y a pas de charivari, mais à 20 km.
au sud, on en a observé de nombreux, dans le Marancin. On peut penser que dans la Grande
Lande, qui s'est fait une réputation dans l'improvisation, la critique sociale passe par le
canal des chansons et non par le charivari ; il faut également considérer le charivari et le
cycle de carnaval ensemble; ainsi à Léon, l'asouade a disparu, et a été récupérée par le
carnaval, tandis qu'elle subsiste encore à Soustons.
Un moyen d'appréhender la distribution spatiale du charivari passe par l'étude de la
terminologie qui elle-même renvoie au contenu du rituel. Ainsi en languedocien, on emploie
deux termes : celui de charivari, avec toutes ses variantes, et celui de Fa courre Vase, usité
dans le Lauragais. En Béarn, on emploie le terme Caiaouri qui renvoie au bruit des cailloux
secoués dans un bidon ou une bassine ; en Capsire, le terme catalan Esquiaietado (sonnailles)
se réfère aux cloches utilisées. Ainsi une première approche de la géographie du charivari
pourrait passer par un cartographie des différents termes usités.
On sait que dans d'autres pays d'Europe, ce rituel porte un nom tout à fait différent,
comme Cowlstaff-riding ou Katzenmusik. En Allemagne, le terme « charivari » n'est apparu
que tardivement au xix e siècle, sous l'influence directe du journal parisien qui a été imité à
Vienne, Berlin et Francfort ; après 1848, Katzenmusik et « charivari » ont coexisté.
Si malgré les lacunes de notre information, nous pouvons considérer le charivari
comme attesté dans un certain type de sociétés qui sont celles de l'aire des langues romanes,
comment devons-nous considérer des manifestations rituelles observées en dehors de cette
zone, soit en Europe, soit dans des sociétés exotiques? Dans les pays balkaniques, l'orga-
nisation des jeunes garçons intervient pour railler les vieilles filles célibataires, tourner en
dérision les maisons dans lesquelles ils ne sont pas reçus, ou attaquer dans des vers impro-
visés les autorités du village. Où ranger dans notre typologie des phénomènes rituels tels
que le « j o u r des femmes », au cours duquel les rôles traditionnels se trouvent renversés, et
où celles-ci peuvent aller à la taverne, s'enivrer et frapper les hommes ; le « jour des chiens »
durant lequel les jeunes gens martyrisent ceux qu'ils attrappent? Faut-il considérer comme
tapage charivaresque les vacarmes à fonction magico-religieuse occasionnés par les éclipses
de lune, les orages, ou les invasions de sauterelles?
Plus loin de nous encore dans l'espace, chez les Baruya, ne pouvons-nous aussi qualifier
de charivari les bruits cérémoniels exécutés à l'occasion d'un désordre cosmique (éclipse
de lune), ou social (mort). Ces manifestations rituelles n'ont-elles pas en commun avec les
rituels européennes le fait de ne pas entraîner de disjonction, le fait de n'être pas grave.
C'est un aspect sur lequel plusieurs intervenants ont insisté, notant même le caractère positif,
intégrateur du rituel. Toutefois cette plasticité des formes et des fonctions apparaissant à
travers la variété des témoignages, et l'extension possible du champ du rituel — on a même
évoqué le charivari de l'équipage virant au cabestan, à l'encontre du commandant et des
officiers du navire, dans la Marine française jusqu'aux années 1920 — n'est-elle pas liée
au type de documentation auxquels historiens et ethnologues ont accès?
Certains ont pu penser que les sources historiques étaient uniquement répressives, mais
des historiens ont réagi vivement en citant des documents qui sont à l'écoute des acteurs
Compte rendu des débats 371

du rituel : récits de nature ethnographique pour les cités grecques antiques, Lettres de rémis-
sion du xni e et du xiv e siècles qui ne sont répressives que dans la mesure où elles condamnent
les excès du charivari, appels au Parlement de Toulouse au xvm e siècle qui rapportent la
parole des acteurs du rituel, chansons et justifications indigènes. La littérature des folklo-
ristes, en particulier la bibliothèque « j a u n e » publiée vers 1880, et comportant plus de
180 titres sur les cocus est une source de témoignages importante dont le recensement est
à poursuivre ; au sein de cette catégorie, il existe tout un ensemble de chansons et de pièces
de théâtre qui traitent du charivari et qui sont encore mal connues, ainsi qu'une littérature
de circonstance, peu utilisée jusqu'à aujourd'hui car elle est très difficile à comprendre sans
enquête ethnologique directe, étant bourrée d'allusions à des situations personnelles.
Le problème de la documentation est ainsi apparu essentiel au cours des débats. Non
seulement sa recension est encore à faire, mais aussi le problème des biais introduits par le
type de document consulté n'a encore été qu'effleuré. Selon certains, l'histoire du rite
n'existerait pas en soi, mais seulement celle de son accueil, de ses avatars, des réactions qu'il
a suscitées.
Malgré la focalisation descriptive adoptée dans cette première séance, un certain nombre
d'interrogations plus théoriques ont été formulées qui ont été reprises dans les séances
suivantes.
On peut caractériser peut-être deux positions dont la suite des débats a montré qu'elles
n'étaient pas exclusives l'une de l'autre. Le charivari devrait être considéré comme un
désordre rituel qui traite du désordre social introduit par toute alliance, qu'il s'agisse du
mariage ou du remariage. Dans cette hypothèse, on considérerait que les rituels «s'em-
boîtent » en quelque sorte, et que coexistent un rituel de tapage simple destiné à tout mariage,
et un grand rituel charivarique qui intégrerait d'autres formes de vindicte populaire — jeter
quelqu'un à l'eau, lui faire subir une asouade, enlever le toit de sa maison — lorsqu'il y a
eu refus de rachat. D'autres considèrent que le rituel de charivari est porteur de caractères
spécifiques dans sa rencontre avec la honte et l'honneur, avec la mort et la fertilité. Le chari-
vari serait un rituel de dérision en Chine d'aujourd'hui, au Canada, ou dans toute société
fonctionnant sur un code de l'honneur. La rencontre avec la mort a été rappelée par plu-
sieurs intervenants, certains soulignant l'existence d'une classe d'âge des morts parfaitement
homothétique à celle des jeunes gens, au Moyen Age. Le lien entre charivari et mort, à cette
époque, est particulièrement frappant dans cette Vie du Saint du xiv e , où il est fait mention
d'un charivari imaginaire : un évêque reprochait à un curé de dire des messes trop fréquentes
pour les défunts ; il traversa un jour le cimetière du village et les morts se levèrent et firent
un bruit si épouvantable que l'évêque autorisa le prêtre à célébrer toutes les messes qu'il
voulait.
Le lien entre charivari et mort se retrouve aussi dans le thème de la fertilité traité par
les théologiens du xv e siècle.
D'autres enfin insistent sur le lien entre charivari et cycle festif qui se déroule tout au
long de l'année, et notamment la période carnavalesque. C'est au cours du Carnaval que
sont souvent pratiqués des rituels de type charivarique : l'inconduite conjugale y est stigma-
tisée par la promenade à âne du mari battu et par le défilé des cocus. A ce propos a été posé
le problème du masque qui procure à la fois déguisement et personnification et qui est très
mal connu dans nos sociétés européennes.
DEUXIÈME SÉANCE

DESCRIPTION D U RITUEL

Rapport introductif

Acteurs et victimes du charivari :


leur relation

ANDRÉ BURGUIÈRE e t DANIEL FABRE

A la lecture de l'ensemble des communications il apparaît — en simplifiant un peu — que


deux modèles s'appliquent à cette relation d'acteurs et de victimes. Pour les uns (Claude
Karnoouh, Nicole Belmont...) le charivari comme rituel repose sur un consensus qui englobe
les deux parties. Chacun «joue sa partition», l'opposition des deux camps est purement
agonistique, chacun tient son rôle provisoire dans l'action rituelle et ce personnage ne le
marque jamais pour toute sa vie. D'ailleurs les acteurs sont tous définis en terme de statut
matrimonial et de groupe d'âge, catégories « de transition » dans les sociétés européennes.
Ils s'affrontent pourtant autour d'une alliance problématique : pour certains chercheurs
les jeunes gens se défendent symboliquement contre un veuf cherchant à épouser une fille
de leur âge, pour d'autres ils accomplissent le divorce populaire qui brise définitivement le
lien entre le marié du jour et son conjoint défunt. Quoi qu'il en soit, par la redistribution
d'argent et de victuailles que le « charivari sans histoires » provoque, les nouveaux époux
acceptent de rentrer dans le circuit de la fête, certains même tiennent leur rôle avec joie et
participent volontiers à leur triomphe burlesque.
Mais il est vrai aussi que le charivari est une occasion de tensions parfois très graves.
La relation entre acteurs et victimes est antagoniste avant tout, et ce conflit ne se limite pas
à la scène rituelle. A. Burguière montre par exemple que l'empêchement du remariage est
au xv e siècle un effet possible et redouté du charivari. Les exemples développés pour les
Landes au xx e siècle ou pour Genève au xvxe siècle démontrent sa dimension punitive.
Alors acteurs et victimes ne sônt pas simplement définis par leurs rôles dans le rite,
mais par leurs positions affrontées dans la société locale et le charivari illustre les conflits
permanents du village ou du quartier. Mais là aussi l'étude des ressorts de l'affrontement
débouche sur la plus large complexité. Il peut y avoir lutte directe entre dominés et domi-
nants : ouvriers et apprentis contre patrons, brassiers et métayers contre propriétaires,
« petits » paysans contre « gros ». La lutte de factions politiques par clientèle interposée est
aussi fréquente en quelques lieux, à certaines époques. Ou bien tout le village se dresse
contre les représentants des pouvoirs extérieurs au groupe qui prélèvent les impôts de l'État
ou qui mettent en cause certains aspects du système économique communautaire (biens
communaux, droits d'usage...), des pratiques collectives traditionnelles (fêtes, feux de joie...),

Le charivari, École des Hautes Études}Mouton, pp. 373-374.


374 D. Fabre

voire les rites charivariques eux-mêmes... Le charivari serait donc un moyen d'expression
d'une résistance populaire, sa relation au mariage et au remariage s'estomperait.
Faut-il accepter une dichotomie aussi stricte? Bien des communications en contestent,
au passage, le caractère un peu forcé. A ce sujet je formulerai quelques hypothèses.
1. Plusieurs historiens (A. Burguière, Cl. Gallini, E. Hinrichs, E.P. Thompson...), tout
en proposant des chronologies et des explications différentes, décrivent une évolution, voire
une mutation des fonctions du charivari: de la régulation des alliances à une «politisation»
de plus en plus marquée. Le débat initial est donc résolu par une projection dans l'histoire ;
une histoire où, selon ces auteurs, la famille se transforme, la communauté devient société
de classes, la répression religieuse et civile s'installe... Peut-on admettre ces évolutions
comme des lois générales ?
2. D'autres mettent aussi en évidence les notions, plus intemporelles, de limite et de
gradation. Il n'y aurait pas de charivari type et de positions fixes des acteurs et des victimes,
mais un jeu, une petite guerre avec sa part d'improvisation, de hasard, de tactique. L'esca-
lade nous entraîne de l'intégration rituelle refusée à l'exclusion, puis aux affrontements de
groupes, enfin aux luttes contre les forces de l'ordre. Quelles sont les conditions sociolo-
giques et psychologiques qui déclanchent cette aggravation où la violence révèle des affron-
tements qui dépassent l'enjeu affiché du rite?
3. Mais le charivari ne met pas simplement en conflit ou en relation deux partis dans
le champ clos de la micro-société locale. Entre « actifs » et « passifs », ou au-dessus d'eux, il
y a toujours un moyen terme : la loi et sa mise en œuvre, la répression. Car très tôt les lois
de l'Église et de l'État ont refoulé la coutume, et la possibilité du recours à la loi a accentué
le conflit. Quelle place tient la puissance répressive dans la stratégie des acteurs ? Détermine-
t-elle d'importantes évolutions du charivari ?
Projection du film « Le charivari »
des « penas » de Pampelune

JEANINE FRIBOURG

Il ne s'agit pas, dans le petit film que vous allez voir, de charivari traditionnel, appelé en
Espagne cencerrada, du nom cencerro, cloche que l'on attache au cou du bétail. J. Caro
Baroja nous en a parlé.
Il ne s'agit pas non plus, malgré les apparences, du charivari que font les gens lorsqu'ils
veulent s'amuser pendant le carnaval ou d'autres fêtes.
Il s'agit plutôt de l'extension de cette notion de charivari que j'ai trouvée dans l'acti-
vité de groupes de jeunes de la ville de Pampelune, appelés peñas, qui profitent des fêtes du
saint patron de leur ville pour censurer, critiquer, ridiculiser les autorités locales ou gouver-
nementales. Et c'est en celà que ces groupes de jeunes garçons que sont les peñas se rappro-
chent des groupes de jeunes qui organisaient le charivari pour les veufs qui se remariaient.
Vous serez peut-être surpris en voyant les images de ce film, dans la mesure où il ne
s'agit pas de la forme de charivari attendue, mais j'ai pensé qu'il était bon de présenter ces
peñas qui (comme je l'ai expliqué dans un article paru dans le livre L'Autre et F Ailleurs, en
hommage à Roger Bastide) sont des associations d'hommes (les femmes en sont exclues)
ayant des affinités communes et qui se réunissent au cours de l'année dans un local. Ces
associations, ces peñas, ont une section appelée peña sanferminera parce qu'elle groupe des
jeunes gens de 18 à 25 ans (auxquels se joignent souvent des adultes) qui sont chargés de
préparer la fête du saint Patron, et notamment de réaliser les banderolles par lesquelles
s'exprime la critique des événements locaux ou des mesures prises par la Municipalité qui ont
déplu à la population pendant l'année. Dans ce film nous verrons donc non seulement ces
jeunes gens, mais aussi ces banderolles qui sont présentées à la population à des moments
précis de ces journées de fête, essentiellement :
— à la corrida : aux places au soleil où sont les peñas (les moins chères), face aux places
à l'ombre où se trouve la loge des autorités, les personnalités et, d'une façon géné-
rale, la bourgeoisie ;
— et pendant le recorrido, nom donné au défilé des peñas à la sortie de la corrida.
Cette critique est silencieuse, puisqu'elle se fait au moyen de banderolles, mais elle est
présentée sur un fond de charivari pris dans le sens que ce mot a pris par la suite de « ensem-
ble de bruits discordants, de tapage, de tumulte ».
Nous reparlerons de ces peñas après le film ; leur critique n'est pas uniquement celle,
silencieuse, des banderolles, et elle s'exprime aussi par des chansons, des slogans, etc.
Si je me suis permis d'assimiler le rôle des peñas à celui du charivari, c'est parce que,
comme me l'a dit un informateur, las peñas dan la cencerrada a las autoridades. Et effecti-
vement si l'on compare le charivari aux veufs et celui-ci que je qualifierais de social et poli-
tique, on trouve beaucoup de points identiques :

Le charivari, École des Hautes Études!Mouton, pp. 375-376.


376 J. Fribourg

— les protagonistes sont les mêmes : des jeunes gens qui se chargent de la vindicte
populaire ;
— les fonctions sont également les mêmes: vindicte populaire et, en même temps,
divertissement ;
— les moyens utilisés sont les mêmes : bruit, vacarme à l'aide de toutes sortes d'ins-
truments ;
— les effets aussi : brassage de classes sociales, exutoire, car c'est vraiment par excel-
lence la fête où l'ordre est renversé, où tout est permis : charivari à la fois sonore
et comportemental ;
— et jusqu'à l'amende payée par les victimes : dans le charivari traditionnel, les mariés
donnent de l'argent au chef du charivari pour un goûter ou un repas, dans les fêtes
de Pampelune les autorités donnent des subventions aux penas (nous reparlerons
de ces subventions car il y a contradiction entre le motif avoué et peut-être la raison
profonde de cette subvention).
Mais ces deux charivaris diffèrent :
— par leur place dans le temps : dans le charivari classique, la date n'est pas fixe, le
charivari est épisodique puisqu'il dépend du remariage d'un veuf ou d'une veuve,
alors que notre charivari est périodique, il a lieu chaque année pendant les fêtes du
saint patron ;
— par la nature des victimes : dans un cas c'est un couple dans la population, donc
individualisé, dans l'autre ce sont les autorités, mais en général prises comme une
entité, non individualisées (sauf quelques exceptions) ;
— par la fonction du divertissement : dans le charivari traditionnel, c'est grâce à l'habi-
tude de sanctionner les remariages des veufs que la population se divertissait, alors
que dans ce charivari de Pampelune c'est le divertissement des fêtes qui donne la
possibilité de sanctionner, de critiquer ;
— par les instruments employés : dans le charivari traditionnel, il s'agit de poêles, de
pilons, dans le charivari de Pampelune, il s'agit d'instruments véritables (tchistus,
gaitas, bombos, dulzainas, etc.).
J'ai laissé dans le film quelques images montrant la publicité pour une marque de cognac :
la pancarte dit que ce cognac est cosa de hombre, une chose d'homme. C'est bien sous ce
signe, cette marque de la virilité, que se déroulent ces fêtes : ce sont les garçons qui animent
les fêtes, qui montrent leur bravoure ou qui se libèrent du joug des fiancés et des épouses.
Je précise enfin que j'ai étudié des fêtes ailleurs en Espagne, mais ce charivari avec les carac-
téristiques que j'ai énoncées, je ne l'ai trouvé qu'à Pampelune.
Ce film a été tourné en 1972. Depuis, ce charivari a évolué à tous les niveaux, et se
politise toujours plus.
Compte rendu des débats

FRANÇOISE ZONABEND

Après la projection des deux films un bref échange de vues s'est engagé, où sont intervenus :
C. Gaignebet, J. Le Goff, L. Roubin, M. Segalen et B. Vincent.

La première interrogation a été de savoir si avec ces reportages cinématographiques


on avait affaire à un charivari. On peut, à juste titre, se poser la question pour autant que
ces films présentent des rituels charivaresques non plus liés au cycle de vie — comme ceux
dont on discutait ce matin même — mais liés au cycle calendaire : 11 décembre, fête de la
Sainte Luce pour le premier film, Saint Firmin en août pour le second.
A cette interrogation pertinente les auteurs et d'autres participants répondent par
l'affirmative. Car à propos de ces manifestations on retrouve les traits caractéristiques du
charivari : le terme utilisé par les performants eux-mêmes, une victime, des acteurs qui
agissent en groupe d'âge, enfin des connotations matrimoniales... Pour autant que tous ces
items — et d'autres — se trouvent réunis, on peut conclure à une manifestation de type
charivarique.

Après la lecture des rapports d'André Burguière et de Daniel Fabre, la discussion reprend,
centrée autour de trois thèmes : Raisons et prétextes du charivari ; Relations entre acteurs
et victimes ; Limites du rituel.
M. Augé, N. Castan, Y. Castan, I. Chiva, N.Z. Davis, C. Gallini, C. Gaignebet, M. Godelier,
C. Gauvard, C. Ginzburg, E. Hinrichs, C. Karnoouh, M. Diener-Kovacs, R. Muchembled,
J. Revel et B. Traimond ont pris part aux débats.

Prétextes et raisons du charivari

Chacun s'accorde pour dire que le remariage d'un veuf ou d'une veuve semble bien être
le principal prétexte au charivari. Mais pourquoi ? Le droit canon l'autorise — avec diverses
modalités selon les époques — le code civil impose seulement à la veuve un délai de viduité,
les coutumes populaires le réglementent par l'usage de la célébration d'une messe anniver-
saire (messe du bout de l'an?). Ainsi rien ne s'oppose véritablement au remariage si ce n'est
la présence de la mort, par l'intermédiaire du conjoint décédé. La liaison entre mort et
remariage apparaît, à beaucoup, convaincante.
Les sociétés d'Europe occidentale sont monogames, sur le plan normatif s'entend,
c'est-à-dire que même si un des conjoints meurt, la relation d'alliance n'est pas rompue

Le charivari. École des Hautes Études/Mouton, pp. 377-380.


378 F. Zonabend

pour autant. Et lorsqu'une veuve ou un veuf se remarie, en réalité, il est toujours marié et
si rien ne se passe il risque de devenir bigame. Le charivari aurait donc pour finalité essen-
tielle d'effacer la première alliance et de permettre la réalisation de la seconde. La présence
de la mort apparaît donc comme la raison profonde du charivari, le remariage n'est que le
prétexte. Mais alors ne convient-il pas de lier charivari et formes de l'alliance? Des cas pris
dans des sociétés différentes des nôtres tendent à le prouver. En Hongrie, dans la région
où a triomphé l'Église réformée, le charivari lié aux remariages n'existe pas. Pourtant ceux-ci
sont très nombreux. Mais les formes de l'alliance diffèrent. La femme appartient toujours,
malgré son remariage, à la lignée de son père, elle garde son nom de jeune fille et si elle devient
veuve elle retourne dans la maison paternelle. (Dans ces régions, on note d'autres formes
de charivari : par exemple, en hiver lorsqu'une famille tue un cochon les jeunes qui ne sont
pas invités au repas viennent le perturber. Déguisés, masqués, ils volent une partie des
cochonailles et ne se privent pas de critiquer le maître de maison et les invités). D'autres
contrepoints exotiques sont apportés sur les formes de l'alliance. Ainsi en Afrique, où la
liaison entre les termes mariage/mort/naissance est très nette, existe la pratique du lévirat,
toutefois lorsqu'une femme se remarie, elle doit accomplir des sacrifices pour ne point
rester stérile et le premier enfant du nouveau couple appartient au conjoint mort. Il y a une
configuration symbolique entre premier mariage et remariage, entre fécondité et mort, qui
montre, malgré les formes de l'alliance, la présence prégnante du premier conjoint mort.
En Nouvelle-Guinée, à côté des charivaris qui accompagnent les phénomènes météorolo-
giques, existent des charivaris pour les morts. Lorsqu'un individu meurt, ses maternels s'en
prennent avec vacarme à ses autres parents, l'accusant de l'avoir fait mourir. Pourtant dans
cette société il y a héritage des veuves, mais il n'en reste pas moins un problème d'alliance
interrompue.
Ces quelques exemples, pris dans des sociétés opposées montrent bien qu'il convien-
drait, pour mieux comprendre les charivaris liés aux remariages, de commencer par étudier
les théories de l'alliance.
Mais, remarque-t-on, le remariage ne met pas seulement en cause la mort — par l'inter-
médiaire du premier conjoint — il transforme aussi l'équilibre social au sein de la commu-
nauté villageoise. Il redéfinit les solidarités, les rapports de domination, en un mot, il per-
turbe la répartition du pouvoir. Or, l'on sait qu'au xiv e siècle précisemment, s'élabore, se
diversifie ces techniques de contrôle social. Ne faudrait-il pas alors lier plus directement
charivari de remariage et conflits sociaux et élaborer, dans la mesure du possible, une micro-
sociologie de la communauté villageoise.
Il faut noter que les débats permettent de mieux cerner le charivari lié au remariage
et de dégager à son endroit quelques hypothèses fécondes, mais il n'en va pas de même pour
le charivari dont le prétexte est politique : abus de pouvoir ou mauvais exercice du pouvoir.
Il apparaît que l'on ne possède pas à son endroit de documentation suffisante, surtout pour
certaines régions (Allemagne, Bavière, Angleterre...), qui offrirait aujourd'hui la possibilité
de faire le point de la question. Les charivaris politiques sont-ils plus anciens que les chari-
varis liés au mariage, à la sexualité? Entre ceux-ci et ceux-là en existent-ils d'autres qui
constitueraient autant d'étapes? La discussion sur les relations entre acteurs et victimes du
charivari va-t-elle permettre de répondre à ces interrogations ?

Relations entre acteurs et victimes

Selon qu'acteurs et victimes ont les mêmes intérêts, participent de la même culture, comme
cela se réalise dans les charivaris à connotations sexuelles ou matrimoniales, celui-ci parti-
cipe alors d'un rite d'intégration sociale. Au contraire, dans les charivaris de type politique,
le but est d'aboutir à l'expulsion, le rite devient alors d'exclusion. On saisit d'emblée, avec
ces exemples extrêmes, que les relations entre acteurs et victimes diffèrent selon les situations
Compte rendu des débats 379

charivariques envisagées. Le cas de la Sardaigne où existe un charivari de type politique —


type récent, lié, semble-t-il à l'industrialisation — le jeu des acteurs et des victimes révèlent
les rapports entre communauté locale et société environnante : l'enjeu devient le pouvoir
politique. Selon les cas, la communauté toute entière agit, ou un mandataire seul envoie ses
exécutants et entrent alors en compte des rapports de clientèle. On saisit fort bien ici la
complexité du jeu charivarique, et pour le comprendre, l'analyser, il apparaît indispensable
d'étudier « le politique » au sein de ces communautés. Poursuivant dans ce sens, d'autres
interventions mettent en lumière la diversité des acteurs et des victimes selon le rituel chari-
varique envisagé. Ainsi, si l'on s'accorde à reconnaître la place du groupe de la jeunesse
dans le charivari, encore convient-il de nuancer cette affirmation. Selon le cas, le moment,
ce groupe diffère : ici il regroupe la jeunesse d'un quartier, là c'est telle catégorie sociale qui
prend en main le rituel, ailleurs un groupe diurne s'oppose à un groupe nocturne... Il faut
donc, en chaque cas, re-définir les acteurs et les victimes pour mieux situer leurs relations.
Mais remarque-t-on, n'a-t-on pas séparé arbitrairement acteur et victime? La substitution
de l'un par l'autre est toujours possible. N'oublions pas que généralement la victime défile
en tête du cortège, juché sur son âne et rappelons-nous la parabole d'Hojda : s'il se promène
ainsi à l'envers sur son âne, c'est pour mieux voir et discuter avec les nombreuses personnes
qui le suivent... La victime devient acteur et retourne à son profit le jeu charivarique. A
nouveau se pose, alors, la question des prétextes du charivari : participe-t-il du calendrier
rituel ou de la vindicte populaire, les choix des victimes, les relations entre acteurs et victimes
vont bien évidemment différer selon les cas.
Toutefois quel que soit le prétexte, quelle que soit la victime, on remarque que le chari-
vari œuvre toujours publiquement, au point culminant des cérémonies que l'on souhaite
viser — le curé au moment de la procession, le maître de maison lorsqu'il vient prendre place
à table, où lorsqu'une maisonnée fait parade pour un mariage — c'est à ces moments
précis que se déchaîne le charivari. Il faut atteindre les victimes dans leur honneur, publi-
quement, pour que le rituel prenne tout son sens. Se pose alors la question des limites, des
frontières, que le charivari ne doit pas dépasser.

Les limites du charivari

Dans les sociétés exotiques les limites du charivari ne se pose pas, la notion du bon usage
du rituel n'existe pas. Mais dans nos sociétés où le charivari est parfois suivi de sanctions
judiciaires, où selon les époques, il a été réprimé, l'analyse de cette notion de « bon usage »,
ne permettrait-elle pas de faire un diagnostic sur les tensions réelles au sein des groupes? On
constate qu'il est difficile de dessiner un seuil au-delà duquel le charivari est réprimé. Ce
seuil varie selon les époques — à la fin de l'Ancien Régime on constate par exemple en
Languedoc, qu'il y a intervention judiciaire s'il y a atteinte à la propriété privée —, les
situations —• si la victime refuse de payer, le charivari peut alors dépasser les limites norma-
lement admises. La cohésion des groupes en présence, l'attitude de la communauté parfois
complice, parfois dénonciatrice, tiennent une place fondamentale dans les analyses des
frontières, des seuils.

Les discussions de cette séance éclairent quelques points du rituel charivarique, mais
elles posent surtout la nécessité d'introduire dans les descriptions, minutie et détails, faute
de quoi l'analyse du rituel plafonne dans les généralités sans intérêt. Ce n'est que si l'on
possède des études nombreuses et comparables, dans le temps et dans l'espace, que l'on
pourra répondre à toutes les interrogations posées par les rapporteurs. L'on pourra saisir
alors l'évolution des fonctions socio-politiques du rituel — thème qui n'a été qu'effleuré au
cours des discussions — et poser la problématique de la disparition ou de la transformation
du charivari au cours des temps. L'on assiste aujourd'hui à des manifestations charivariques
380 F. Zonabend

sans motif typiquement charivarique : Toverak du pays basque contre la construction d'un
barrage, par exemple. Faut-il voir là, la recherche d'une identité culturelle ou la prise de
conscience d'un groupe? Seules des études ultérieures précises permettront d'apporter des
éléments de réponses. Rituel polymorphe, polyvalent — pour autant qu'il vise aussi bien
à intégrer, à récupérer, à. expulser — le charivari est un objet complexe qui relève de la
structure sociale, comme de l'organisation politique.
TROISIÈME SÉANCE

LE SYMBOLISME CHARIVARIQUE

Rapport introductif

NICOLE BELMONT

Je voudrais tout d'abord introduire une distinction qui me semble utile. J'aimerais en effet
qu'on distingue dans le charivari — ne serait-ce que d'un point de vue fonctionnel — le
rite et la pratique sociale. Le rite s'inscrit à mon avis dans un sens profond, inconscient,
qui est en rapport étroit avec le mariage et le remariage. La pratique sociale utilise, elle,
la forme expressive de ce rite pour des fonctions qui sont celles du rite, mais aussi qui lui
sont propres. Bien entendu on observe très souvent que rite et pratique sociale coïncident
étroitement. Mais parfois la pratique sociale se détache beaucoup plus de cette inscription
originelle, originelle dans un sens peut-être historique (je le crois, mais ne peux en apporter
véritablement la preuve), mais surtout au sens de primordial. Sans doute en Angleterre
et en Allemagne — comme on l'a vu hier — rite et pratique se sont détachés l'un de l'autre
beaucoup plus tôt qu'en France, en Italie et en Espagne, à supposer que dans ces pays ils
se soient jamais vraiment séparés, sans doute en raison de la valeur religieuse et rituelle
beaucoup plus grande que ces pays catholiques ont conservée au mariage.
Du point de vue de la terminologie, les documents disponibles font apparaître de
façon massive le lien entre charivari et bruit. Le terme même de charivari a été interprété
par les linguistes — par exemple par Lazare Sainéan, spécialiste de ce qu'il appelait les
sources indigènes de l'étymologie française — comme une onomatopée visant à reproduire
ce bruit. Sans reprendre toutes ces terminologies locales, rappelons les termes signalant
le bruit produit par les sonnailles, les cailloux, les ferrailles, etc. M e l l e Marcel-Dubois en
signale un certain nombre, toujours très expressifs. Cette terminologie indique-t-elle la
prééminence de la place et de la fonction du bruit dans le charivari, ou bien sommes-nous
victimes de cette terminologie en assignant une place prééminente au bruit dans le charivari?
Une voie de recherche très intéressante nous est cependant indiquée dans la commu-
nication de C. Klapisch-Zuber. Il faut noter d'abord que le terme italien de mattinata
signale sans doute un bruit, mais un bruit harmonieux puisqu'il s'agit d'une aubade. D'autre
part le lien qu'elle découvre entre cette mattinata et le don du matin, le Morgengabe, ouvre
des perspectives intéressantes, d'autant qu'elle fait état d'un sens du terme français chalivali
pour désigner les paraphernatia féminins.
La question du temps du charivari est double: il y a d'une part le temps de l'événement
particulier qui se conforme à une norme traditionnelle et d'autre part son rapport avec le
temps calendaire.
Les documents sont assez unanimes en ce qui concerne la durée du charivari, qui est

Le charivari, École des Hautes Études/Mouton, pp. 381-382.


382 N. Belmont

de neuf jours. Le moment choisi est toujours la tombée de la nuit, nuit qui sauvegarde un
certain anonymat, mais qui est peut-être aussi le temps sacré par rapport au jour dévolu
aux activités profanes.
La question du rapport du charivari avec le temps calendaire, avec carnaval, va au-
delà de son inscription éventuelle dans cette période. Des ressemblances formelles nous
obligent à poser le problème de leurs rapports. Si l'asouade peut être célébrée durant le
carnaval, puisqu'il s'agit d'une situation à sanctionner et non d'un événement ponctuel,
il n'en est pas de même ou rarement du charivari aux veufs. Le problème qui se pose est
de savoir si le charivari est une forme carnavalesque détaché le plus souvent de son temps
rituel, ou si, au contraire, un certain nombre d'expressions symboliques — le bruit, la
dérision, les masques, etc. — étaient à la disposition de la communauté sociale pour signaler,
signifier, assumer, modifier une situation difficile pour elle, qu'elle soit de nature sociale
et particulièrement matrimoniale, ou de nature calendaire.
Compte rendu des débats

CLAUDE GAUVARD

Sont intervenus : N. Belmont, Y.-M. Bercé, A. BurgUière, I. Chiva, N. Zemon Davis, D. Fahre,
C. Gaignebet, C. Gallini, C. Ginzburg, E. Hinrichs, M. Ingram, C. Karnoouh, C. Klapisch-
Zuber, M. Diener-Kovacs, E. Le Roy Ladurie, C. Lesourd, A. Lombard, C. Marcel-Dubois,
J.-C. Margolin, R. Muchembled, J. Revel, P. Schmitt-Pantel, B. Traimond, R. Trexler,
F. Zonabend, Y. Verdier.

1. Le bruit

Une première approche de la fonction symbolique du bruit charivarique consiste à s'inter-


roger sur sa nature. Il s'agit d'un bruit discordant ou perçu comme tel. Que signifie cette
discordance? Tous les bruits de la campagne française sont toujours soigneusement iden-
tifiés par les paysans. Ceux qui ne peuvent l'être sont considérés comme une agression. Les
bruits charivariques appartiennent à cette catégorie. Agression d'autant plus violente que
tous les bruits en général, harmonieux ou non, sont personnifiés par la culture populaire.
Les cloches par exemple sont douées de parole, comme on le voit dans la Farce du valet à
marier, ou à Pâques lorsque les cloches célèbrent le « veuvage » et le « remariage » de l'Église.
Comment passe-t-on alors d'un bruit cohérent et non agressif au bruit incohérent et agressif
du charivari? Il n'est pas toujours besoin de faire appel à des instruments spécifiques. On
peut se référer à des instruments d'usage courant qui sont utilisés dans un autre sens, comme
les coups de fusil, ou avec un autre son, comme les cloches. On crée alors un rythme diffé-
rent. Au terme de cette première approche, le bruit charivarique n'apparaît pas comme un
bruit pur, mais comme le résultat d'un art : c'est une rumeur portée à un niveau signifiant.
Néanmoins, la charge symbolique des instruments contribue largement à la fonction
symbolique du bruit charivarique. La voix de certains instruments cache sans doute celle
d'animaux. Or, quand les animaux parlent, leur voix ne risque-t-elle pas d'être dangereuse
pour l'homme qui les écoute? L'enquête de P. Fortier-Beaulieu a divisé en plus de vingt
groupes les objets-animaux utilisés dans le langage symbolique du charivari. La chèvre y
occupe une place de choix. En dehors même du domaine piémontais, elle semble liée au
mariage : cf. le folklore français dans lequel l'époux doit offrir une chèvre quand la fille
cadette se marie avant la fille aînée. La désignation zoologique des instruments de para-
musique (« bramevaque », « touloulou », etc.) est d'ailleurs significative.
L'agressivité peut aussi être liée au symbolisme sexuel, voire cosmographique des
instruments employés. La corne, mais aussi les instruments de cuisine habituellement réser-
vés au monde des femmes, sont révélateurs de cette fonction.

Le charivari, École des Hautes Études/Mouton, pp. 383-385.


384 C. Gauvard

L'étude des fonctions symboliques du bruit ne doit cependant pas écarter un autre
axe de recherche : l'historicité. Il s'agit d'abord de faire l'histoire des objets bruyants et de
voir comment le charivari s'est enrichi de bruits nouveaux. Par exemple, au xix e siècle, en
Nivernais, tampons et sifflets de trains, scies, contribuent aux bruits du charivari. Le choix
des instruments dépend aussi de la condition sociale des participants. Une trop grande
pauvreté peut faire économiser par exemple les instruments de cuisine.
Mais surtout, la signification du bruit charivarique doit être insérée dans une histoire
générale du bruit. Sa valeur subversive et agressive se définit par rapport au comportement
général de la société face au bruit et au silence. En France, une coupure nette s'impose après
le concile de Trente. L'Église exige une nouvelle attitude de silence. Toute déviation risque
de devenir choquante. On peut se demander si le bruit charivarique ne s'inscrirait pas dans
la résistance d'anciens comportements que l'on tente de transformer. L'Église n'est sans
doute pas seule responsable de ces transformations. A la fin du xvn e siècle, la multiplication
des cérémonies d'aubade provoque sans doute la recherche d'une inversion de ces cérémonies
d'honneur.
Le bruit charivarique, par sa fonction symbolique et sa perméabilité au temps n'appa-
raît donc pas seulement comme un bruit. Le terme anglo-saxon rough music traduirait sans
doute mieux sa complexité.

2. Masques et théâtre

Un catalogue des masques (comme celui des bruits) est-il nécessaire pour comprendre le
charivari ? Ne vaut-il pas mieux comparer le rituel à d'autres rituels comme celui du mariage ?
Pour N. Zemon Davis, il faut admettre la richesse des masques et décrire leurs fonctions
comme l'a fait E.P. Thompson. Ces masques ont pour but d'effrayer, de se protéger pour
mieux dire la vérité ou bien de changer de personnage (aspect magique). La fonction de
déguisement est particulièrement nette dans le cas des charivaris politiques. Les effigies sont
surtout employées à partir du xvn e siècle. Quant aux masques, ils peuvent alors servir tout
simplement à se protéger... contre la police !
Au cours du charivari, la dramatisation est très importante. D'ailleurs, tout rite est
théâtre puisqu'il a son propre scénario. Certains personnages de la mise en scène doivent
alors retenir l'attention. Dans le domaine occitan, un des plus importants est le « popou »,
sorte de croquemitaine. Personnage destiné à faire peur, il est obligatoire dans les chari-
varis. Sa fonction se rapproche sans doute de celle des jeunes qui, déguisés avec des draps
blancs et tenant à la main une courge évidée où brûle une bougie, défilent pour faire peur.
Mais ils ont aussi pour fonction de lier le monde des vivants à celui des morts et de procéder
à une réorganisation de l'espace.
Un répertoire des masques et des scènes permettrait donc de collectionner des phéno-
mènes différents selon le lieu et le temps. Est-ce suffisant pour une interprétation symbo-
lique? Par exemple, en Angleterre, aux xvi e -xvn e siècles, la manifestation charivarique
ressemble davantage à une exclusion, à une sorte d'excommunication qu'à un rite d'inté-
gration. De même le charivari politique semble avoir une mise en scène originale. Pour
comprendre le charivari ne vaudrait-il pas mieux alors prendre un charivari de référence
dont on tenterait de dégager le cadre formel?

3. Le cadre symbolique

Pour progresser dans l'étude du symbolisme faut-il travailler par comparaisons a priori
absurdes ? Par exemple, le personnage à la lanterne existe dans « Carnaval et Carême » de
Brueghel. Il est probable qu'il a un rapport étroit avec le monde des morts. Il y a aussi des
Compte rendu dei débats 385

rapports étroits entre charivari et chasse sauvage. Dans le Roman de Famel (cf. la commu-
nication de C. Ginzburg), le personnage d'Hellequin pose problème. Est-il le chef de l'armée
des ombres de la Germania de Tacite comme le suggère la racine Hell (de Hollé) ? Ou bien
est-il Hernequin (cf. Cernunos) le personnage coiffé de cornes de cerf? Ou bien encore
serait-ce Helchien —• forme ancienne normande — celui qui se lance sur la trace du gibier?
On peut remarquer que certains folklores comme celui de Grande-Bretagne, sont riches en
allusion aux cornes de cerf. Le cocu diabolique paré des cornes de cerf est même capable de
mener les ânes à rebours. Le rapport du charivari avec la chasse au cerf semble donc pro-
bable. Les évêques de la Narbonnaise étaient obsédés par les déguisements en cerfs. Le
relevé méthodique des scènes gravées sur la pierre dans les Pyrénées Orientales, qui datent
au moins du Moyen Age, confirme l'importance symbolique de la chasse au cerf. Quant au
charivari, en Lauragais, à la fin du xvm e siècle, il reproduit exactement cette chasse. Le
charivarisé est chassé dans la campagne et le cornu est souvent véritablement blessé. Cette
adéquation présente cependant une anomalie. En Hongrie, où la chasse au cerf occupe une
grande place dans le folklore, il n'y a pas trace de charivari.
Il apparaît en conclusion qu'une analyse ponctuelle, mais synthétique, des rites permet
de mieux connaître l'objet charivari. Malgré des différences d'un village à l'autre, il existe
une parenté dans l'Europe « pré-industrielle ». Comment cet ensemble de rites fonctionne-
t-il dans une société donnée?
QUATRIÈME SÉANCE

A PROPOS DES RITUELS D'INVERSION


ET DE L'APPORT DE L'ANTHROPOLOGIE

Rapport introductif

MARC AUGÉ

1. Remarques introductives

En introduction à l'examen des questions posées dans le programme de cette journée je


voudrais faire quelques remarques liées au fait que nous abordons d'ores et déjà le thème
central du débat de demain (sur la construction de l'objet). Nous l'abordons à un niveau
empirique, du seul fait de l'introduction d'exemples « exotiques » qui ne sont pas immé-
diatement semblables (l'éclipsé, la mort, le mariage), et à un niveau théorique, d'une part
en suscitant des comparaisons, d'autre part en posant le problème de l'inversion et de sa
signification.
1.1. A propos des comparaisons nous pouvons remarquer que l'historien a peut-être
intérêt à étudier des formes précises et relativement fixes, par exemple le charivari de rema-
riage, pour appréhender des fonctions, un moment et éventuellement une évolution ; les
rapports entre diverses expressions symboliques ne sont pas ce qu'il étudie au premier chef;
ou plutôt il les étudie dans le temps en faisant apparaître, par des essais de périodisation
(comme on voit dans les communications d'A. Burguière, mais aussi celles de E. Hinrichs,
D. Fabre et N. Castan) qu'une manifestation change de sens (c'est-à-dire, dans cette optique,
de fonction) avec le temps. L'historien et l'anthropologue des formes symboliques travaillent,
sous cet aspect, en sens inverse : le premier fait valoir qu'une même configuration symbo-
lique peut donner lieu à des institutions différentes (même s'il parle alors des changements
de fonction d'une même institution), le second retrouve des configurations symboliques
semblables, homologues ou comparables derrière des institutions différentes. Ces deux
démarches me paraissent à la fois intéressantes et partielles.
1.2. L'apport du comparatisme anthropologique dans une question comme celle dont nous
débattons me paraît pour sa part à la fois limité (du fait du petit nombre d'exemples traités
et de la synchronie artificielle dans laquelle se déroule la comparaison) et réel, en ce qu'il
laisse entrepercevoir la possibilité d'une anthropologie des données historiques : s'il n'y a
pas d'identité ou d'individualité humaines qui puissent s'appréhender indépendamment de
leurs déterminations socio-historiques, il n'y a pas non plus d'institutions ni d'organisations
sociales spécifiques qui ne mettent en œuvre un symbolisme plus général.
Au-delà se pose le problème (à mon sens indifféremment historique ou anthropolo-

Le charivari. École des Hautes Études!Mouton, PP- 387-390.


388 M. Augé

gique) de l'efficacité symbolique dans une société donnée. Peut-être la notion d'efficacité
peut-elle servir à évacuer la dichotomie expression/fonction à laquelle se rallie Lévi-Strauss,
mais qui laisse sans doute échapper quelque chose du symbolisme puisqu'elle oblige à étu-
dier les réalités symboliques de deux points de vue alternatifs et exclusifs (que veulent-elles
dire? à quoi servent-elles?) en interdisant de poser le problème du rapport entre l'expression
et la fonction.
1.3. A partir de considérations de ce genre devraient pouvoir se formuler plus précisément
certaines questions touchant au problème de l'inversion. La littérature anthropologique
fournit une masse considérable d'exemples de conduites ou de rituels d'inversion. Mais,
quand on y regarde de près, on voit que sont parfois regroupés sous ce terme des phéno-
mènes assez différents à l'occasion desquels la notion d'inversion semble s'infléchir vers celle
de « perversion » (des rapports socio-politiques ou sexuels quotidiens) ; cette « perversion »
— interversion de rôles symbolisée par un geste, un objet ou une parure, parodie appuyée
des comportements de « l'autre ») —• réfère principalement aux rites de changement de
statut (initiation, promotion, intronisation) étudiés notamment par V.W. Turner et aux
rites liés au retour des saisons ou aux calamités naturelles : dans les deux types de rituels
on trouve des mises à mort symboliques, des comportements gestuels ou verbaux paro-
diques, des interversions symboliques de rôles. Les anthropologues ont vu dans ces rituels
soit l'expression d'une contestation, soit la manifestation d'une « soupape de sûreté » (fonc-
tionnant en dernière analyse au bénéfice de l'ordre établi) ; cette alternative reproduit d'une
certaine manière la dichotomie expression/fonction ; mais la véritable ambivalence, qui est
de l'ordre de la contradiction, est dans le terme même de fonction : peut-être faut-il l'enten-
dre en même temps, comme a tenté de le faire M. Gluckman, comme fonction d'intégration
et comme fonction de contestation.

2. Les thèmes de discussion

J'en viens maintenant plus précisément aux questions qui me semblent se poser à partir
des thèmes de discussions retenus : le thème de la « disjonction », celui de l'apport « exo-
tique » à la réflexion comparative, celui de la fonction (d'intégration ou de contestation)
du charivari.

2.1 .La disjonction


Le thème de la disjonction me semble faire problème. Le raisonnement de C. Lévi-Strauss
dans Le cru et le cuit est composé de trois « mouvements » : une comparaison entre le monstre
sociologique (le remariage) et le monstre cosmologique (l'éclipsé), l'hypothèse d'après
laquelle le bruit sanctionne tantôt une conjonction répréhensible, tantôt une disjonction
repréhensible, en tous les cas une rupture de la chaîne syntagmatique et l'intrusion d'un
élément étranger qui « capte » un terme de la chaîne, enfin l'affirmation d'un rééquilibrage
symbolique : la continuité compensatrice du bruit ne peut obvier à la réalité de la disconti-
nuité sociale, mais elle la « signale objectivement » et la « contrebalance métaphoriquement ».
L'idée même d'une compensation métaphorique est problématique : qu'est-ce qu'une
compensation en termes de signes purs ? Parler de compensation métaphorique c'est admettre
sans le dire que le charivari ne change rien (ou en termes trop facilement psychologiques
qu'il sert à atténuer les tensions).
La notion de discontinuité n'est elle-même pas très claire quand on l'applique aux
situations qui donnent lieu à charivari. Nicole Belmont peut faire valoir que ce ne sont pas
seulement les remariages mais aussi les mariages qui peuvent susciter un charivari : est-ce
l'écart des générations ou le principe de l'alliance qui est un élément virtuel de désordre?
Quel rapport entre désordre social et discontinuité logique?
Rituels d'inversion et apport de l'anthropologie 389

Un problème annexe est celui de l'étiologie populaire. Faut-il dire que la discontinuité
est l'inconscient du désordre? On sera sensible cependant à un aspect des choses qui les
complique singulièrement: l'ambiguïté de l'étiologie populaire. On fait du vacarme pour
éloigner les esprits tout en pensant que le vacarme est produit par les esprits. Cette ambi-
guïté-ambivalence est caractéristique de bien des comportements rituels : qu'on pense au
dieu de la variole, au Sud Togo, que ses prêtresses chassent du village lorsque apparaît le
mal dont il est censé le protéger, afin que, s'en allant, il fasse également partir la variole à
laquelle il s'identifie aussi.
Toutes ces remarques renvoient plutôt à une conception du charivari ou plus géné-
ralement des rites d'inversion comme ayant une fonction intégrante. Pour N. Belmont le
charivari aide le mariage et le remariage ; pour A. Burguière il y a complémentarité dans
un premier temps entre charivari et religion ; pour D. Fabre et B. Traimond, malgré quelques
facteurs d'opposition réelle, le désordre rituel s'accomplit au nom d'un ordre réel.

2.2. L'apport « exotique »


Les contributions apportées ici par les anthropologues à la définition des comportements
rituels comme « para-langage » me semblent mettre en évidence deux directions de recherche.
a) Elles établissent d'abord, chacune pour leur part, une mise en relation systématique
des éléments symboliques intervenant dans différents rituels ; des systèmes d'opposition
binaire sont ainsi manifestés. Ainsi chez les Samo étudiés par F. Héritier peut-on opposer
une série maître de la pluie (donc du froid et de ['humide), personnage lui-même chaud,
condamné à l'immobilité, soucieux de ne pas ébranler la terre, à une série maître de la terre
(donc du chaud et du sec), personnage lui-même froid, condamné au silence, soucieux de ne
pas ébranler l'air. L'algèbre sociologique qui ordonne ces relations (impossibilité du chaud
sur chaud, du froid sur froid) établit une systématique des rapports entre ordre social, ordre
biologique et ordre climatologique ; celle-ci se retrouve dans différentes institutions et divers
interdits (l'interdiction, par exemple, de copuler à même le sol ou d'enterrer un albinos) ;
elle s'applique très précisément au cas des zama et du « charivari » de bruit qu'on déclenche
en allant le porter dans un arbre éloigné pour qu'il s'y désagrège. Des mises en rapport de
ce genre sont également suggérées par les contributions de M. Godelier et de R. Jamous.
Elles entraînent une première série de questions.
Les historiens peuvent-ils dégager des configurations symboliques analogues à celles
que nous, anthropologues, essayons de mettre en place? Je pense notamment aux rapports
entre mort, stérilité et sécheresse ; une question subsidiaire porterait sur le rôle des alliés
(au terme du premier mariage) dans le charivari de remariage. Dans le même ordre d'idées,
la question du système calendaire, soulevée par C. Gaignebet, est intéressante : la période
de l'année joue-t-elle un rôle décisif ou important dans la décision de faire ou de ne pas faire
un charivari? Au-delà des choix calendaires est-il possible de retrouver une systématique
symbolique du type de celle qu'on vient d'évoquer? Enfin certains épisodes évoqués par les
historiens (la promenade à âne) rappellent à l'anthropologue tous les phénomènes de passi-
vité symbolique et réelle liés aux rites d'intronisation ou d'initiation, tout le problème des
rapports entre pouvoir et passivité. Peut-on préciser le rôle et l'importance de certains
«grands cocus»; ne peuvent-ils, d'une cérémonie de ce genre, tirer quelque prestige ou
renforcer leur autorité ?
b) On aura remarqué, en second lieu, que les contributions des anthropologues ne se
contentent pas d'établir les formes et les figures d'une pensée symbolique générale (c'est
toute la difficulté de la pensée de C. Lévi-Strauss lorsqu'il suggère qu'une réalité symbolique
désigne et fonctionne : comment penser le et!). Les trois textes d'anthropologues non euro-
péanistes soulignent, avec plus ou moins d'insistance, que le rituel a une dimension diachro-
nique, qu'il est soumis à la sanction de l'événement; l'accomplissement même du rituel
constitue un événement qui dure et dont le déroulement n'est jamais pleinement inéluctable ;
quant à l'enjeu du rite, c'est précisément la sanction historique, l'événement. La mort d'un
390 M. Augé

conjoint n'est-elle pas un échec? Épouser un « vieux », n'est-ce pas augmenter la probabilité
de l'échec, provoquer le sort, comme on dit? De façon générale on ne peut pas abstraire
le rite de sa dimension sociale : il n'est ni impersonnel, ni intemporel ; l'identité des acteurs,
des « victimes », des spécialistes importe à la compréhension simultanée du langage et de
la fonction.
On se demandera plus précisément si le charivari devient politique ou s'il ne l'était pas
déjà. Quand le rite « devient » politique on voit mieux les acteurs, mais qui compose la
« communauté » du charivari « traditionnel », aussi anonyme et indifférenciée dans cer-
taines communications que la société dogon dans l'œuvre de Griaule? La dérision (et sa
part de provocation) est une dimension fréquente du rite ; elle pose un problème de seuil, de
limite. A-t-on des exemples de charivari qui tourne mal ?

2.3. Contestation. Récupération


Pour beaucoup le charivari est toujours un charivari d'ordre. Pour A. Burguière et N. Bel-
mont il est apaisement des morts. Cette fonction peut lui valoir la bienveillance des auto-
rités locales. J.-C. Margolin fait remarquer ce que peut être leur embarras en de telles occa-
sions, et cette attitude n'est pas sans rappeler celle des autorités coloniales devant des phéno-
mènes de type messianique et syncrétique qui ne font pas appel des décisions de l'ordre
établi mais qui sont en eux-mêmes au moins une virtualité de désordre.
Si le charivari est un rappel à l'ordre, à quel ordre rappelle-t-il? D. Fabre voit dans
l'évolution des autorités à son égard la manifestation d'un conflit autour des techniques de
contrôle social : techniques collectives au départ, et ultérieurement apparition de techniques
plus privées et confidentielles liés à l'individualisme accru et à la fétichisation du domaine
privé des « notabilités », incompatibles avec la publicité du charivari.
Mais pourquoi, de toute manière, le rappel à l'ordre est-il le fait de ceux qui sont les
dominés de cet ordre? Ici les réponses peuvent diverger, qui voient dans le charivari non un
rappel à l'ordre mais l'expression d'un conflit ou au contraire l'expression d'une « commu-
nion » momentanée — de la communitas que Turner oppose à la « structure ». É. Patlagean
exprime en termes empiriques cette hésitation lorsqu'elle parle de la « demi-intégration des
jeunes ».
Aucun des deux types de réponses ne me paraît pouvoir être refusé. A titre d'hypothèse
personnelle, je suggérerai qu'il n'y a jamais dans une société de contre-idéologie à propre-
ment parler, que les tensions et les conflits sont toujours déjà présents dans le symbolisme
et qu'ils constituent en quelque sorte sa charge idéologique. Il faut pouvoir arriver à penser
ensemble d'une part thématique individuelle et thématique sociale, d'autre part antagonisme
des rapports sociaux, ambivalence des configurations symboliques et contradictions
historiques.
CINQUIÈME SÉANCE

LE CHARIVARI ENTRE L'HISTORIEN ET L'ETHNOLOGUE

Rapport introductif
JOSEPH GOY

Étude de cas
NATALIE ZEMON DAVIS

Je dois rappeler aux participants que l'ordonnance de cette matinée a été modifiée à la
suggestion des organisateurs du colloque et qu'elle va comporter deux parties essentielles.
Nous allons tout d'abord entendre une communication de Natalie Zemon Davis qui
va nous présenter un exemple de charivari à Lyon en 1668, avec le souci d'effectuer l'analyse
la plus ponctuelle possible et de bien isoler tous les éléments indispensables à l'interprétation
du « code charivarique ». Au nom de tous, je la remercie d'avoir accepté, au pied levé,
d'extraire de sa communication le descriptif d'un cas « typique » et de nous fournir les
éléments indispensables à une discussion.
La deuxième séquence de la matinée sera consacrée à une partie du programme préala-
blement prévu, c'est-à-dire aux deux points suivants :
1) ce que le charivari apporte aux études sur le mariage et la famille : rituels nuptiaux
et rites charivariques ;
2) ce qu'il apporte aux études démographiques : charivari et endogamie ; mariage
tardif, renforcement du groupe des jeunes et charivari ; structures démographiques,
remariage et charivari ; à la ville et à la campagne.
S'il nous reste du temps, nous nous occuperons des deux derniers points du programme, le
troisième, en particulier (l'oral et l'écrit. La coutume et la loi. Culture populaire et culture
savante) risquant de nous entraîner fort loin.
La parole est à Natalie Zemon Davis.

U N C H A R I V A R I A L Y O N EN 1668

Madame Natalie Zemon Davis présente un cas typique de charivari. Elle choisit le charivari de Lyon en
1668 et résume l'attitude des charivariseurs et celle du quartier.

1. Le cadre
On connaît assez bien à Lyon les traditions du xvi° siècle: la vie urbaine est marquée en particulier par de
grandes processions de charrettes dans lesquelles des comédiens figurent des personnes connues. C'est un
monde théâtral.
Au xvii" siècle cette ville de 90 000 habitants est agitée par des émeutes d'origine fiscale et animée par
le monde des canuts. La politique de Colbert est dans l'ensemble bien accueillie.

Le charivari, École des Hautes Études/Mouton, pp. 391-396.


392 J. Goy et N. Zemort Davis

Pour la fin du siècle le livre de Garden nous renseigne sur la mobilité sociale et souligne à quel point
il est difficile de tracer les limites entre les classes sociales. Il semble que le quartier où se joue notre charivari
dans un coin de la place Bellecour ne soit pas très peuplé et qu'il soit le cadre de fêtes fréquentes auxquelles
participent les « chevaux-jupons » — Il n'est pas exclu que le quartier des théâtres, situé sur la rive opposée
de la Saône, ait vu jouer les pièces de Molière, quelques années avant notre charivari.
Quoi qu'il en soit, ce quartier est habité par de petits artisans selliers, tonneliers, tailleurs, menuisiers
ou charretiers et l'atmosphère est assez comparable à celle d'un petit village.
Le document signale vingt-deux témoins dont la moitié se révèle native de l'extérieur de la ville, des
provinces du Dauphiné, de Savoie ou d'Auvergne. Ce sont surtout des compagnons, quelques maîtres et
marchands de draps de soie. Ainsi le charivari se tient dans un monde artisanal plutôt traditionnel où les
tensions sociales jouent dans un milieu compagnonnique et un monde d'immigrants récents. Assurément
on peut imaginer une intégration rapide dans un quartier où les gens se connaissent très vite, où l'on
s'interpelle à haute voix.

2. Les acteurs

2.1. Florie Nallo, dite Dame Florie possède une certaine présence dans le quartier. Elle est veuve appa-
remment d'un charretier (charretière) et doit avoir entre 35 et 45 ans. Cette femme à l'habitude de donner
son avis sur les événements du quartier.
Le 5 septembre 1668 elle épouse Étienne Tisserand, simple charretier, sans doute plus jeune qu'elle,
très probablement pauvre. Il paraît d'un rang social inférieur.

2.2. Jacques Collombet, voisin, natif d'un village du Velay, la trentaine prétentieuse, dirige une demi-
douzaine de compagnons selliers et un apprenti. Il a fait un riche mariage avec la fille d'un marchand
lyonnais bien connu. Nous savons que sa femme Marie Guérin a déjà un bébé, qu'elle le nourrit et qu'elle
a environ 18 ans.
Pour résumer, d ' u n côté un remariage où la femme risque peut-être d'être stérile et où le mari est
socialement dominé, de l'autre u n nouveau ménage fécond et prospère où la femme est aussi d'ailleurs
dominante. On peut imaginer facilement un conflit latent entre les deux familles et que Dame Florie ne dut
pas se priver de bavarder sur sa jeune voisine.
2.3. Les compagnons. Cinq des compagnons de Collombet mènent le charivari. Ils ont une vingtaine d'années
et apportent leurs souvenirs de charivaris campagnards. Ils sont baptisés de surnoms: le Provençal, le
Rochelois, le Poitevin et l'Auvergnat. Leur attitude sera une réponse à leur condition urbaine.
Il est certain que les organisations compagnonniques sont en rapport à Lyon avec la vie des fêtes et
que les compagnons se servent de ces réseaux. Les surnoms qu'ils portent leur sont certainement donnés au
cours d'un rite d'initiation compagnonnique. Nous savons dans quelles tavernes ils se rencontrent. C'est
u n monde masculin où la violence apparaît souvent sous forme de rixes. La mère de la taverne est la seule
femme de ce milieu. Elle préside lors de la réception des nouveaux compagnons arrivant à la ville. Il existe
u n système d'amendes que doivent payer les compagnons qui trahissent les secrets du compagnonnage.
Tous les compagnons quitteront la ville après le drame. Seul l'apprenti restera à Lyon.
Analysons les réactions de ces jeunes gens.
1. « Nous avons le droit de nous divertir comme compagnons ». C'est du jeu. N'est-ce-pas aussi une
réaction de contestation du pouvoir et de l'Église qui veulent contrôler l'artisanat?
2. Ils ont besoin de l'argent de la rançon pour faire la fête.
3. Ils réagissent contre le pouvoir féminin au sein de la famille.
Nous savons que dix jours avant l'événement ces mêmes compagnons ont assisté à un autre charivari
contre une veuve chandelière qui avait épousé son valet: réaction contre un mariage qui risque d'être
stérile? Il ne semble pas que joue en tout cas l'inquiétude de voir un garçon détourné du mariage normal,
dans l'aire des jeunes filles à marier.

3. Le scénario

3.1. Première nuit. Le mercredi 5 septembre n'est pas une fête, mais un jour de travail. Le charivari est
organisé après le dîner. On commence par battre le tambour pour réunir du monde (c'est le moyen de
rassembler la milice à Lyon). Trente à quarante personnes se réunissent dans la rue, armées d'outils métal-
liques masculins et féminins: chaudrons, casseroles, outils des compagnons selliers (pour fabriquer selles
et brides..., faudra-t-il «brider la femme»?), clochettes de mulets, tambours et chaînes à traîner dans la
rue. Tout ce bruit, effrayant, s'accompagnait de huées et de slogans rythmés « charivari, charivari! pour
Dame Florie et son mari ».
Natalie Davis ne pense pas que l'âme du premier mari défunt soit invoqué. Elle pense que les âmes
des morts, pour tous ces immigrants, sont ailleurs, dans leur village natal. D'ailleurs les jeunes gens ne
connaissaient pas le premier mari de Florie. Notons qu'il n'y a ni masques, ni costumes.
L'agitation commence vers 9 h du soir. Le cortège défile pendant une heure autour de la maison et
Le charivari entre l'historien et l'ethnologue 393

dans les rues voisines puis, dès que les mariés ont soufflé la chandelle, les manifestants entrent dans la
maison et discutent avec Étienne. Celui-ci, qui n ' a pourtant fait aucune dépense pour son mariage leur dit
que les charivaris sont défendus et ne leur offre qu'une rançon de 25 sous, somme dérisoire qui ne leur
permet pas de s'abreuver. Les compagnons furieux refusent ces conditions : « Nous avons plus d'argent
que vous, nous reviendrons demain soir ».
3.2. Le lendemain matin. Une amie de Florie intervient pour les défendre auprès du Provençal, chef de
l'atelier et contremaître: « ce ne sont pas des gens de mauvaise vie ». La plupart des gens du quartier semble
contre ce style de dérision publique, tout en appréciant par ailleurs les fêtes. Ici la cible n'est pas la bonne
car Dame Florie est « femme d'honneur ».
La réaction la plus directe est celle du sergent de ville, illetttré de 50 ans, qui vient chez Collombet lui
rappeler que le charivari est défendu et que c'est bien de se divertir à condition de ne pas offenser les gens.
Florie reçoit ses voisines mais refuse d'appeler les gendarmes : elle ne veut pas s'avouer touchée. Elle
se rend même dans la rue pour invectiver Collombet à haute voix: « vous avez tord d'avoir envoyé vos gens
contre moi; je suis une femme d'honneur. Vous devriez plutôt les envoyer contre ceux qui chantent contre
vous », et elle cite :
« Tu portes de belles dentelles, Collombet,
et de belles cornes sur ton bonnet... »
Ce qui mit le voisin en fureur. Le texte de la chanson n'est d'ailleurs pas répété intégralement lors du
procès.
La voix de la commère, acceptable dans une émeute, mène ici un « contre-charivari ». Cet outrage
public est une provocation pour Collombet qui désormais prend le parti de ses compagnons. Les chari-
variseurs ne voudront plus seulement l'argent mais l'exclusion du nouveau ménage.
La jeune Marie Guérin condamne le conflit, (elle n ' a jamais aimé servir les hommes de la maison à
table), mais elle n'est pas écoutée. Le charivari reprend le soir à grand bruit dès avant le dîner. Après le
repas les hommes, moins nombreux que la veille, vont même chercher dans l'atelier des ciseaux, des fourches
et un pistolet, prêts à se battre avec les opposants. Tisserand, qui les attend sur son seuil leur fait injure
en ne leur proposant qu'un rachat de 15 sous (somme inférieure à celle proposée la veille). Réponse: « Nous
voulons une pistole ». Et il reçoit un coup de pistolet. Il crie: « Je suis mort! ».
Alors les compagnons le battent et s'enfuient avec l'horreur de leur geste. Florie a assisté à la scène,
s'est débattue et voudrait pouvoir identifier ceux qui ont tué son mari. Elle est secourue par ses voisins et
l'on envoie chercher un chirurgien. Le matin Jacques Collombet s'est enfui ainsi que ses compagnons.
Il s'ensuit un procès pour meurtre (ni pour charivari, ni pour diffamation).
Se trouve reconstituée l'histoire des conflits dans le quartier. Il faudrait définir les forces divergentes
qui expliquent l'évolution lente du charivari au sein d'un milieu qui se sert de la dérision publique et du rire.

Joseph Goy. A v a n t de d o n n e r la p a r o l e à c e u x qui veulent intervenir à p r o p o s de cette très


brillante c o m m u n i c a t i o n , j e v o u d r a i s faire trois remarques. Il m e s e m b l e q u e c h a q u e fois
q u ' u n e é t u d e d e charivari est faite, o n devrait y j o i n d r e la fiche d ' a n a l y s e p o n c t u e l l e qui n o u s
permettrait de disposer d u descriptif de d é r o u l e m e n t de ce charivari. E n s u i t e , le c a s analysé
par N a t a l i e Z e m o n D a v i s est celui d ' u n charivari de ville et, qui plus est, u n charivari de
ville, et au XVIIe siècle, o ù s o n t m i s e n rapports très étroits l'attitude à l'égard du remariage
et l'écart d e l'âge e n t r e les é p o u x , les relations de v o i s i n a g e et d e quartier, les relations sociales
et n o t a m m e n t la p l a c e o c c u p é e par les c o m p a g n o n s dans cette société. J'ajouterai q u e c'est
u n charivari qui t o u r n e m a l et q u e p a r m i les a s p e c t s qui m ' o n t le p l u s intéressé, il y a cette
f o r m e d e contre-charivari d e s f e m m e s et l'attitude d u quartier vis-à-vis d e s victimes des
charivariseurs.

Discussion de l'exemple présenté par Natalie Zemon Davis

Joseph Goy. Cet exemple de charivari de ville met en rapport très étroit écarts d'âges et tensions sociales.
Soulignons l'intérêt du « contre-charivari des femmes ».
Jacques Le Goff rappelle la présence du tambour dans l'événement et l'importance du tambour de ville.
Nous avons là un charivari qui dérappe et devient autre chose, en utilisant la forme du charivari. Les orga-
nisateurs du premier jour ne constituent pas un groupe fait pour organiser des fêtes traditionnelles, mais une
organisation avec les particularités socio-économiques urbaines du XVIIc siècle.
On a l'impression que le charivari est, au départ, ouvert et qu'il dépend de la réaction des victimes. Le
drame est provoqué par l'hésitation, le refus du charivari, le fait que la victime fait semblant d'entrer dans
394 J. Goy et N. Zemon Davis

le jeu mais paie d'une façon humiliante pour ceux qui voulaient l'humilier. Dans le système du charivari
c'est Tisserand le provocateur.
Comment interpréter la réaction de Florie avec la chanson? Veut-elle discréditer l'entreprise? Quel
est son but? Elle détourne l'attention du quartier sur son voisin et amorce un contre-charivari pour montrer
son courage.
Il est très important que, dès le XVE siècle, les autorités se manifestent par des édits, des statuts synodaux.
Le charivari se déroule devant le pouvoir, qui ici laisse faire.
Les acteurs vivent-ils vraiment le charivari comme divertissement ou ne l'accomplissent-ils pas comme
une fonction de régulation sociale ? Ont-ils l'impression de jouer une fonction sociale ou simplement de
rire?
Natalie Davis pense que le compagnonnage n'agit pas pour toute la communauté. D'après le document
assurément les compagnons veulent se divertir, mais, trace d'origine rurale, ils doivent réagir contre la
perspective d'un mariage stérile. Le réseau des femmes exerce une action sur le quartier. Nous savons ce
que les femmes peuvent faire lors d'une émeute de subsistance. Ici Florie cherche à détourner la réaction
du quartier.
Joseph Goy a l'impression que Natalie Zemon Davis minimise le phénomène: le contre-charivari des femmes
semble bel et bien une contre-offensive.
Daniel Fabre travaille sur une ville du x v m ' siècle où les tensions s'expriment par des charivaris et des
contre-charivaris. Il faut restituer la situation antérieure au charivari de Lyon: il y a déjà dans le quartier
une forme de charivari larvé et Jacques Collombet n'est-il pas en train, par sa complicité et sa passivité, de
passer de victime à acteur. Il faut replacer les rôles dans un contexte de rivalité entre les deux maisons.
Ce n'est pas un hasard si ce sont les compagnons de Collombet qui font le charivari.
Marc Âugé évoque les morts. Il est frappé par le caractère linéaire de l'événement et de la logique de la
vengeance (renvoie au don et contre-don). Comme la réponse de la victime importe autant que le charivari,
l'aspect rituel est désamorcé.
Robert Muchembled définit trois charivaris successifs :
1) un charivari « normal » assez innocent, d'intégration, mené par les compagnons;
2) le charivari des femmes qui utilisent le consensus du quartier et obligent les compagnons à modifier
leur nouveau charivari ;
3) le nouveau charivari d'exclusion.
Finalement, les compagnons sont en fuite et le vainqueur est Dame Florie, ce qui est bien différent d'un
charivari de village. Il faut distinguer, en ville, intérieur et extérieur et observer le rejet de ceux qui sont hors
du quartier. Référons-nous à la répression criminelle à Arras aux xvi e et XVII" siècles.
Claude Karnoouh reconnaît qu'il y a trois charivaris. Il semble que les morts sont « dans la tête des gens ».
C'est une catégorie de mariage qui est en jeu, liée à tout l'Ouest de l'Europe. On a parlé de la fortune
comme motif, mais le provocateur c'est la victime. Quel est le seuil au-delà duquel il faut payer une contri-
bution? Lorsque l'homme se remarie, il aura eu dans sa vie, deux dots et deux femmes (deux sexes). Ici le
don d'argent n'est pas neutre. Il faudrait travailler sur les différences entre les deux sexes.
André Burguière a l'impression que ce dossier est plus u n dossier d'histoire sociale que d'anthropologie. Il
revient sur le rituel ouvert. Le dérapage dramatique donne toute une résonance sociale. Ce qui distingue
le rituel charivarique du rituel religieux, c'est la peur de tout ce qui peut empêcher le lien (aiguillettes, etc.).
Par principe les charivaris urbains sont plus ouverts. Mais il ne faut pas exagérer la provenance extérieure
car l'intégration devait être assez rapide. Une tension sociale éclaire l'affrontement : les compagnons veulent
exorciser la chance qu'a eu leur maître, qui a accédé à la maîtresse. L'agressivité se désamorce.
Le rôle des femmes n'est ni surprenant ni exceptionnel. Elle sont le porte parole de l'agressivité entre
les deux groupes.
Claude Gaignebet. La femme est forte (voir l'ensemble des Fabliaux). Il renvoie au recueil de la chevauchée
de l'âne et aux compagnons de la coquille. Le cocu charivarisé est accompagné par des groupes de quartiers
et de métiers. Ici qu'est-ce que les « compagnons »? Ont-ils fait le Tour de France?
Natalie Zemon Davis. La maîtrise se ferme dans tous les métiers. Le titre de compagnon est donné au
moment de l'initiation. Le refus de donner à la quête provoque une malédiction.
Philippe Joutard. Les compagnons du Tour de France peuvent habiter chez le maître. Souvent ils habitent
chez l'habitant. Il y a certainement rite parce qu'il y a un surnom. Le compagnon étranger est structurel-
lement assimilable. Le compagnon passe son temps à avoir des conduites de dérision: micro-sociologie du
pouvoir. Si Dame Florie avait donné à boire, elle aurait perdu son pouvoir de dignité et d'ailleurs le quartier
la soutient.
Clara Gallini. Les jeunes ont droit aux joies. C'est encore le cas aujourd'hui en Italie du Sud. La division
sexuelle du travail laisse aux femmes l'élaboration idéologique souterraine.
Richard Trexler souligne l'importance de la souveraineté et la question de l'honneur. L'honneur intervient
lorsque Florie décide que son honneur ne peut être en jeu par le fait de compagnons qui appartiennent
à un groupe inférieur.
Le charivari entre l'historien et l'ethnologue 395

Natalie Zemon Davis. D'accord sur le pouvoir du compagnonnage mais le problème des étrangers existe.
Les compagnons ont un statut mais ils n'agissent pas comme on le fait dans un village. Le groupe est fort
mais n'agit pas p o u r toute la communauté.
Souhaite travailler sur le symbolisme féminin : État-pouvoir d'un côté et homme-femme de l'autre.
Aux x v n e et xvin c siècles le comportement féminin change. Florie n'est pas contre lafamillepatriarcale,
elle est dans ce système et veut et peut faire beaucoup pour contrôler. Son pouvoir est informel. II s'exerce
par la parole au niveau du quartier. Les femmes peuvent être dans un charivari mais leur participation est
très rare (injures dans la rue).
Claude Gaignebet. Et elles font les cocus !
Natalie Zemon Davis souligne le problème du pouvoir et le problème des conflits sociaux p a r rapport à
la famille. Il faut mener l'étude en passant par l'économie politique et le symbolisme masculin-féminin.
Richard Trexler relance le problème de l'honneur.
Natalie Zemon Davis. Florie s'est mariée plus bas et son mari ne lui a rien donné. Les compagnons sont
salariés mais ils ont une identité.
Marie Guérin, fille d'un marchand dit, elle, que si les valets font des sottises, ce n'est pas la faute des
maîtresses, ce qui est une vue plus moderne. Florie pense que le mari est responsable.

Joseph Goy. Il est très évident qu'avec les deux axes, le nuptial et le démographique, dont
nous devons parler maintenant, nous allons être conduits à répéter, à soulever à nouveau,
peut-être en les explicitant, des questions ou des hypothèses déjà formulées à plusieurs
reprises depuis lundi matin. En ce qui concerne la question des rituels nuptiaux et des rites
charivariques, je prendrais volontiers comme point de départ la communication de Nicole
Belmont.
Que nous propose-t-elle ?
Elle nous suggère que le mariage et le charivari présentent des différences non pas de
nature, mais de degré; dans les deux cas, le rite servirait soit à désigner une situation réelle,
soit à la modifier ou à chercher à la modifier. Ainsi le vacarme, symbole de la puissance
sexuelle nécessaire dans le mariage, le serait encore plus dans le remariage, et serait donc
formulé avec d'autant plus de violence et de discordance.
Avec la mattinata aux veufs qui se remarient, de C. Klapisch, il semble également que
le rituel charivarique apparaisse, à travers les manifestations parodiques de l'honneur,
comme une extrapolation parodique du rite nuptial, plutôt que comme son contraire (voir
à cet égard ce qu'elle dit à propos du troisième mariage de celle qui devrait être l'égérie du
charivari, Lucrèce Borgia). La dérision et la violence, ou plus exactement le point de rupture
entre dérision et rituel nuptial caricaturé dépendrait moins alors du contenu de la satire
que de l'état d'esprit des protagonistes.
Nous trouvons un type d'explication assez proche, de type « lévistraussien », dans la
communication d'André Burguière qui met en rapport déficience cérémonielle du remariage
et charivari. Le charivari, par sa complexité rituelle, traduirait une volonté à la fois de consé-
cration et de censure, et un appel au magique, parce que le remariage créait une situation
dangereuse et conflictuelle à laquelle le rituel ecclésiastique n'apportait qu'une réponse
insuffisante.
Chez Claude Karnoouh, les hypothèses que je viens d'évoquer sont critiquées et
dépassées.
1) Il nous reproche, en effet, de ne pas assez insérer le charivari dans le contexte global
de l'alliance et dans le cycle des séquences rituelles du mariage. Car, nous dit-il, en
renversant la perspective et en culbutant l'objet, il paraît assez clair que dans la
description de mariages normaux, il y a de nombreux aspects qui s'apparentent au
charivari. Le charivari serait ainsi, selon lui, « la forme hypostasiée d'un rituel par
ailleurs atténué, partiellement effacé ou simplement réduit ».
2) Il ajoute que le veuvage, n'étant pas la fin de l'alliance matrimoniale, ne s'apparente
pas à un second célibat. Il participe à la catégorie du mariage : le charivari serait
396 J. Goy et N. Zemon Davis

ainsi le moyen de procéder « aux funérailles de la première alliance » afin d'autoriser


la seconde.
L'ensemble de ces hypothèses met en valeur la parenté du rituel nuptial et du rituel
charivarique dans les cas de charivaris de remariage. On peut se demander si l'un des risques
de cette problématique n'est pas de privilégier l'étude de ces charivaris de mariage en laissant
de côté les autres formes de la constellation charivarique, notamment toutes les conduites
de bruit. Comme l'a d'ailleurs souligné André Burguière, les charivaris ont sans doute joué
et jouent encore le rôle d'institution polyvalente de censure et l'évolution de leurs rites
pourrait être liée à l'évolution de leur répression.
En face ou plutôt à côté de ce type d'interprétation, dont je n'ai pris que quatre exem-
ples, il y a place pour des interprétations ne privilégiant pas les rapports avec les rites nup-
tiaux. C'est le cas de Martine Grinberg qui voit essentiellement dans le charivari un rite
permettant le retour en arrière, avec l'aide des jeunes gens qui ont en charge le déroulement
du temps. A u lieu de rapprocher le charivari aux veufs du mariage normal, elle l'en éloi-
gnerait plutôt en souhaitant que l'on prenne en compte l'ensemble des charivaris et des
fonctions de la jeunesse dans le cycle annuel, et plus particulièrement dans le temps inversé.
Mais c'est Carlo Ginsburg qui, en dépassant les limites du débat entre disons C. Lévi-
Strauss et E.P. Thompson, nous propose l'hypothèse ethno-historique la plus stimulante
peut être, parce qu'elle fait appel à un type d'explication fondamentale. Mettant en rapport
les rites du charivari et le mythe qu'il recèle, il nous rappelle que l'histoire la plus ancienne
du charivari témoigne en faveur d'un phénomène extrêmement important : « la présence
des morts dans la société pré-industrielle », et la célébration du lien vivants/morts préci-
sément dans la rupture multiforme de la « chasse sauvage », objet des poursuites inlassables
de l'Église.
Enfin, je dirai qu'avec des communications comme celles de Nicole Castan ou de Daniel
Fabre et Bernard Traimond ou avec le travail, à paraître, de Rolande Bonnain, nous décou-
vrons des systèmes d'explication dans lesquels le social et le politique semblent tenir une
place plus grande comme facteurs d'interprétation que l'ethnologique. C'est ainsi que Nicole
Castan, dans l'analyse des déviations et des prétentions nouvelles du charivari, privilégie
l'expression de la contestation dans le vieux rite populaire et y voit même, dans certains cas,
un instrument de conquête du pouvoir. A noter aussi chez elle la notion, fort intéressante
mais sur laquelle elle devrait nous donner des précisions supplémentaires, « d'amplitude du
système d'écart rituel ». De leur côté, Daniel Fabre et Bernard Traimond nous rappellent
que les charivaris, et surtout les plus récents, s'ils peuvent apparaître comme la dénonciation
et le châtiment d'une infraction à l'ordre normal de la reproduction sociale, mettent en jeu
l'ensemble du processus de socialisation de groupe et renvoient à l'ethos de la culture et,
d'abord, de la culture dominée.
En conclusion, et sans même effleurer le thème démographique, ce qui frappe l'historien
non spécialiste du charivari, c'est la grande complexité de l'objet-charivari aux définitions
multiformes dans leurs variantes spatiales et historiques. Derrière ces différences apparentes,
il doit y avoir, comme le dit Françoise Héritier, une structure complexe, de « vieux schémas
culturels » associant les ordres du sociologique, du social et du mythique, complexité qui
justifie, si besoin était, la multiplicité et le renouveau des explications. Il nous faut donc
en discuter.
Compte rendu des débats

A N T O I N E T T E C H A M O U X - F AU VE

Joseph Goy. Premier point: la question des rituels nuptiaux.


Le vacarme, symbole de la puissance sexuelle est nécessaire. C'est l'extrapolation
parodique du rite nuptial (voir le charivari manqué lors des troisièmes noces de Lucrèce
Borgia). Le point de rupture dépend de l'état d'esprit des protagonistes. L'explication met
en rapport la volonté de censure et la situation dangereuse par laquelle le rituel ecclésias-
tique est insuffisant. Dans le mariage normal existent des formes atténuées de charivari.
Le veuvage n'est pas la fin de l'alliance. Distinguons rupture de la première alliance
et funérailles de la première alliance. Il existe des interprétations plus cosmiques comme
pour Martine Grinberg: le cycle du temps est inversé. Carlo Ginzburg se penche de son côté
sur les rapports entre le rite charivari et le mythe de la chasse sauvage. Nicole Castan.
Daniel Fabre, Bernard Traimond et Rolande Bonnain s'attachent au discours bourgeois et
aux coutumes populaires. Nicole Castan privilégie la contestation et voit un instrument de
conquête du pouvoir municipal avec la notion d'écart rituel. Daniel Fabre remarque que
plus les charivaris sont récents et plus est importante la mise en question.
Des explorations plus exotiques de Maurice Godelier, Françoise Héritier ou Raymond
Jamous amènent à poser la question du rapprochement rituel de mariage — charivari et
le rapport entre les deux rites.

Discussion

Carlo Ginzburg distingue mythe, rite et fonction.


Le mythe est discutable. Nicole Belmont a mentionné la chasse sauvage et les liens
avec le charivari. Est-ce une approche cosmique? Claude Lévi-Strauss analyse le rapport
étroit entre l'ordre cosmique et l'ordre social, d'où son interprétation du vacarme (pour
moi mal fondée).
Si nous nous posons sur un terrain de comparaison stricte, le vacarme, c'est autre
chose. Il y a l'interprétation de vacarme des morts. Dans son essai sur le Père Noël supplicié,
Claude Lévi-Strauss pose le rapport entre rite d'initiation et organisation dualiste de la
société. Voir les associations de jeunesse lors de la fête des Saints Innocents. Ces deux
éléments sont retrouvés par Natalie Zemon Davis et s'expriment dans un renversement
symbolique. Nous voulons reconstruire la couche la plus ancienne dans laquelle rite, mythe
et fonction sont symétriques.

Le charivari, École des Hautes Études/Mouton, pp. 397-399.


398 A. Chamoux-Fauve

Christiane Klapisch-Zuber voudrait revenir sur le moment où se greffe la mattinata italienne.


Il existe une fonction de substitution. Aux xv e et xvi e siècles, plusieurs personnes révèlent
un secteur assez profond et un peu mythique (voir le don et le contre-don dans le mariage),
qui remet en cause le rôle des jeunes dans le rituel du mariage.
Nicole Castart souligne la commodité du système charivaresque, fréquent dans les derniers
mois de l'Ancien Régime. On règle les comptes et on tente la prise du pouvoir. C'est un
attroupement, une sédition qui provoque la réaction de la maréchaussée (les feudistes).
Le charivari assouvit la haine et on dit directement ce que l'on ne pouvait dire. Un de ces
charivaris dure plus d'un mois.
Marc Augé aborde le problème du mariage et du remariage dans un contexte tout différent.
La veuve est gardée par le groupe de la première alliance. Elle épouse le frère et fait des
enfants pour le groupe (régime polygamique). La question des rapports entre groupes alliés
se pose plus au moment de la mort. Les règlements de comptes entre alliés se produisent
au moment des funérailles. Le groupe auquel appartient le mort demande des comptes à
l'autre groupe et on interroge le mort. Cette interrogation du cadavre est dirigée contre
quelqu'un. Par exemple on accuse quelqu'un de sorcellerie. Il se défend en désignant le
lignage du père du mort. On manifeste à la porte de celui que le cadavre a désigné. Ainsi
le jeu est plus dramatique au moment de la mort. Françoise Héritier a remarqué à propos
du délit sexuel que tout se joue au moment de l'enlèvement du cadavre. Si l'on veut trouver
les représentations, c'est plutôt du côté des cérémonies funéraires qu'on les trouve.
Joseph Goy. Tout cela réjouit les différences entre historien et ethnographe. Ce dernier
cherche les schémas culturels alors que l'historien déplace son analyse et distingue dans le
temps plusieurs types d'objets.
Marc Augé ne veut pas être trop jeté du côté du symbole. Il cherche une interprétation
rétrospective définitive et donne une dimension temporelle à l'étude de la logique des pra-
tiques. Il éprouve un sentiment inverse et symétrique de celui de André Burguière.
Martine Grinberg remarque la similitude avec le problème du don et du contre-don. Du
xiv e au xvi e siècle les échanges entre groupe jeune et mariés sont comparables à ceux entre
charivari et mariage. Renvoyons aux charivaris de circonstances et aux périodes calendaires,
On observe une concentration des charivaris au moment du Carnaval (à Rouen). Il existe
même une confrérie des compagnons du charivari. C'est donc une prise en charge officielle.
Le cocu est honoré et maître du temps à Carnaval. Il y a ambivalence entre dérision et
honneur. Le rite qui permet le remariage est un acte positif. A Besançon au xv e siècle
intervient une interdiction municipale. Chaque nouveau marié devait quêter dans trois
groupes: les bacheliers, les ladres et les prostituées. C'est le problème de l'intégration du
groupe des jeunes aux communautés rurales ou urbaines.
Maurice Godelier. Au sujet du remariage, dans certains cas la femme est mise en dehors du
circuit sexuel. Le charivari a lieu à la mort. Les consanguins du mort viennent demander:
« Qu'avez-vous fait du nôtre? » Et l'on déballe les choses anciennes. Il en advient quelque-
fois des guerres entre clans.
Chez les Baruya les femmes se suicident fréquemment. Le charivari armé suit le rituel
du combat. Ainsi l'alliance est éteinte et compensée. En Occident la structure de mariage
est différente.
Claude Lévi-Strauss note le vacarme lors des éclipses de lune. La mort de la lune met en
cause la société et sa vie. II faut qu'il y ait une bonne distance entre le soleil et la lune.
Carlo Ginzburg. Claude Lévi-Strauss, dans les Mythologiques, interprète le charivari euro-
péen en rapprochant le vacarme rituel pendant les éclipses. Cette interprétation n'est pas
valable en Europe.
Marc Augé. Claude Lévi-Strauss dit que le bruit est le symbole de la continuité. En France
on a des exemples de charivari à la mort d'une divorcée (1952) et d'un feu de joie avec
Compte rendu des débats 399

bruits à la suite d'un mort par pendaison (1951 dans la Vienne).


Claude Karnoouh. S'est demandé quel était le lieu du désordre. Le problème est plus idéolo-
gique qu'économique. Le lieu du désordre n'est pas dans le charivari, il est dans la vie
quotidienne de la société. C'est un désordre cognitif et sémantique: transformations et
passages d'un groupe à l'autre, d'un lieu d'habitation à un autre.
On est confronté au rapport ordre-désordre. Alors que Daniel Fabre voit dans le
charivari politique une contestation de l'autorité, j'y vois la proposition de l'ordre. C'est
différent dans les pays de l'Est: il n'y a pas de changement dans la lutte symbolique.
Daniel Fabre. Il faudrait un autre débat sur le charivari politique. Le type de charivari
analysé est réactionnaire. Il faut examiner les divers types.
Claude Karnoouh. Il faut répondre par une autre logique.
Robert Muchembled. Aux xiv e et xv e siècles les théories de Claude Lévi-Strauss et d'Evans
Pritchard sont valables. La mort est une rupture avec l'ordre habituel des choses. La
chasse sauvage exprime ce changement de perspective sur la notion de mort. La vue chré-
tienne d'une mort acceptée est une rupture.
Claude Gaignebet souligne les rythmes du charivari. Les bruits sont très ordonnés. En Suisse,
les cloches sont d'abord agitées puis tout le monde part sur un autre rythme plus précis.
Rapprochement avec l'acte sexuel qui domine le temps. V o i r i e Roman de Fauvel.
SIXIÈME SÉANCE

LA CONSTRUCTION DE L'OBJET

Compte rendu des débats

MIREILLE VINCENT-CASSY

Le thème proposé pour la discussion de cette séance était celui des approches de l'historien,
de l'ethnologue, de l'anthropologue, du sociologue et du psychanalyste à la construction
de l'objet charivari. En quoi les méthodes, la documentation, les conditions de ces approches
diffèrent-elles ?
L'essentiel de la discussion fut provoqué par la longue intervention d'Edward P.
Thompson en début de séance :
Il constate d'abord le « francocentrisme » du terme charivari devenu un terme géné-
rique utilisé par les historiens, les ethnologues, les anthropologues de tous pays. Cependant,
pour lui, le remariage n'est pas central à l'idée de charivari puisque dans certaines sociétés,
le remariage est impossible (Inde, Afrique), dans d'autres nécessaire à la survie d'une mai-
sonnée (enquête P. Fortier-Beaulieu : exemple de Nivelle-Saint-Sauveur). Pour E.P. Thomp-
son, c'est la dérision et l'ostracisme qui avec le bruit et le ridicule sont essentiels dans le
charivari, et non le remariage. Il faudrait d'ailleurs nous poser la question des coutumes,
des modes d'héritage, de la différenciation religieuse (catholiques, protestants) pour définir
les aspects du charivari dans telle ou telle société et nous demander si dans les pays méditer-
ranéens, il n'y aurait pas un subconscient spécifique. Dans un deuxième point de son inter-
vention, il propose de distinguer le symbolisme et la fonction qu'il définit comme deep
fonction, c'est-à-dire appartenant à la structure profonde d'une société donnée et corres-
pondant à des besoins profonds. Citant Marc Bloch quand il disait que les hommes avec
chaque changement de structure sociale ne changent pas nécessairement de vocabulaire,
il définit le symbolisme comme un vocabulaire plastique, un code enchâssé dans un système
culturel donné qui selon lui comprendrait cinq fonctions essentielles dont les rapports
seraient les niveaux « states » du charivari :
1) la plaisanterie, les bruits et les gestes,
2) les rites de passage,
3) le contrôle social,
4) l'ostracisme (les Anglais et les Allemands ayant moins de pitié pour les charivarisés
que les peuples méditerranéens),
5) l'inversion symbolique (qui menace les symboles de l'autorité politique par la déri-
sion et qui, pouvant devenir blasphème ou rébellion, peut être considéré comme
très dangereux par les autorités politiques et conduire en Angleterre à la peine de
mort)

Le charivari, École des Hautes Études/Mouton, pp. 401-404.


402 M. Vincent-Cassy

Sur ce que l'on pourrait appeler la géographie du charivari, les interventions furent nom-
breuses. D'abord, à propos de l'opposition entre charivaris «gentils et méchants ». André
Burguière fait remarquer que cela dépend des sources: ethnographiques ou judiciaires.
Daniel Fabre, Bernard Traimond, Rolande Bonnain et Michel Valière signalent que l'inter-
rogatoire des charivarisés, parce qu'il touche à l'honneur des intéressés ne mentionne jamais
de charivaris « méchants » mais on connaît en France la violence (vignes sciées en Languedoc,
pommiers coupés en Hautes-Pyrénées). Ernest Hinrichs signale qu'en Allemagne au xvm e
siècle, il y a des charivaris « gentils » mais que cela change au xix e siècle en liaison avec
l'attitude de l'État. Ainsi à Fulda, le Maréchal de la Cour pouvait commencer l'enlèvement
du toit. Ceci parce que l'État s'était bureaucratisé, durci au cours du xix e siècle.
Ensuite, à propos des différences religieuses, entre catholiques et protestants, si P. Jou-
tard regrette comme E.P. Thompson que ce ne soit pas une idée approfondie, André Bur-
guière répond que ce critère ne lui paraît pas déterminant. Ernest Hinrichs confirme qu'il
n'a pas voulu suggérer que les différences soient en Allemagne d'origine religieuse, mais il
constate que les sources sont plus riches en pays catholiques. Une des raisons serait, selon
lui, due à la présence de Cours de Basse-Justice dans les régions protestantes en rapport
avec l'Église et l'État. Elles réprimaient les délits familiaux pour des frais modiques. Il est
certain que là où il y a des Cours de Basse-Justice, il y a peu de charivaris (exemple d'Olden-
bourg). Natalie Zemon Davis ajoute qu'en pays protestant, le regard sur la sexualité est
autre qu'en pays catholique, que le Consistoire surveille les ménages, les femmes battues
et l'adultère, mais qu'on peut cependant trouver les mêmes formes et les mêmes signes de
charivari, mais avec peut-être une signification différente selon les endroits.
Pour ce qui concerne les fonctions définies par E.P. Thompson, André Burguière fait
remarquer que, si c'est pratique d'un point de vue heuristique, il est impossible de les dis-
tinguer dans la réalité, car le charivari est une cérémonie plastique qui a une capacité per-
sonnelle d'évoluer. Et de citer l'exemple genevois donné par Natalie Zemon Davis où le
charivari se transforme en accusation de sorcellerie. Il suggère plutôt de faire intervenir
les rapports de force existant entre les pouvoirs. Quand il s'agit de communautés bien
intégrées, qui disposent et exercent facilement leur pouvoir, comme ce fut longtemps le cas
dans la France Moderne, on encourait des amendes ou excommunications de l'autorité
religieuse, tandis que la justice civile poursuivait pour injure ou tapage. Par contre, quand
il y avait concurrence de pouvoirs, cela menait au conflit ou à l'ostracisme exécuté par
l'autorité supérieure comme c'était le cas en Angleterre.
A propos du symbolisme, André Burguière ne distingue pas, à la différence de E.P.
Thompson, la pratique sociale du vocabulaire. En tout cas, il n'admet pas que le vocabu-
laire subsiste au niveau symbolique alors que la société évoluerait plus vite. L'inverse peut
exister, et il cite un exemple du xvm e siècle où les objets symboliques se sont renouvelés
plus vite que la pratique. Si l'on distingue ces deux éléments, on doit admettre qu'ils peuvent
changer tous les deux. Pour M. Augé, la charge symbolique n'a pas sa fonction propre, elle
est aussi déterminée par les acteurs. L'inversion peut jouer à double sens et être exploitée
tant par le pouvoir que par la contestation (exemple du chahut des supporters au Parc des
Princes qui peut se transformer en charivari si le Président de la République assiste au match
et se fait siffler par la moitié des spectateurs). Pour C. Karnoouh, les symboles ne signifient
rien, l'ordre symbolique se crée par des opérations mentales et l'inversion n'est pas sym-
bolique mais vient après. Toutes les figures du discours entrent enjeu et le travail de l'analyse
anthropologique est de toutes les envisager. Les métaphores changent sur des éléments iden-
tiques, mais avec des éléments différents gardent des rapports identiques entre elles. A ce
moment-là, le vocabulaire change, mais il s'agit de savoir si la grammaire change paral-
lèlement.
Michel de Certeau, envisage le charivari comme un shifter dans des discours. Cet
opérateur va jouer sur des niveaux différents selon que le lieu est plus ou moins riche ou
homogène. A propos du rapport avec le rite, ce qui selon lui caractérise le charivari, c'est
La construction de l'objet 403

le fait que l'une des parties a l'initiative par rapport à l'autre alors que le rite suppose un
lieu propre qui prend en charge les deux termes de l'opération. Le charivari est une opération
disponible par l'un ou l'autre des termes. C'est donc une pièce mobile qui peut fonctionner
plus ou moins selon que le rôle joué par le charivari est exclu ou non de l'institution qui
prend en charge les rites. Enfin, il semble à Michel de Certeau que l'élément dérision est
tout à fait fondamental. C'est un modèle d'analyse possible. S'il est vrai que le charivari
est un opérateur à la disposition de la société comme le shifter est à la disposition du locu-
teur, le charivari pourrait être caractérisé dans un rapport à ce qu'est la plaisanterie analysée
par Freud dans le langage. C'est une question fondamentale qui met en cause le quiproquo,
c'est-à-dire le rapport de l'un à la place de l'autre. La dérision joue donc un rôle d'opéra-
teur social qui oblige à distinguer le charivari des structures rituelles instituées.
Le témoignage d'une charivarisée

MICHEL VALIÈRE

U.P.C.P. : Centre culturel La Marchoise Gençay. (Phonogramme U. 17).


Vienne, Usson du Poitou.
Stage « Opération Sauvetage de la Culture Populaire », mars 1974.
I: Informateur : Madeleine B.
C : Collecteur: J.-J. Chevrier, Gençay.

I: Quand je me suis remariée moi, j'étais veuve bien sûr ... pis, je me suis remariée avec un
vieux garçon ... alors là, c'était très gentil, ils ont fait une petite fête ... ils dansaient. — Tu
t'en rappelles pas toi mon pauvre, t'étais pas du monde!... — Ils dansaient ... Parce que
je demeurais là-bas, moi, devant chez I... et pis alors, R.C... avait mis un haut-parleur
devant chez L... et pis tout le monde dansait là dans la rue. Et pis alors après, ol a fallu...
Qu'est-ce que j'ai payé comme vin blanc, vin rouge et pis tout!... Pis l'ont dansé jusqu'à
deux trois heures du matin ... Mais quand que F... s'est remarié avec la P... Alors là-bas
ol 'tait pas pareil, là y avait ... là c'était une petite vengeance qu'y avait alors. Ils ont fait
venir une musique, la musique de Civray ... moi, ça c'était passé gentiment!...

C: Mais comment on appelait ça, cette cérémonie-là?


Le charivari ... Moi, ils m'avaient dit, ils m'avaient prévenue. Moi j'ai dit: ben puisque
c'est la coutume ... Ah, ils m'ont dit: « On sera pas méchants! ». Alors ils avaient fait une
chanson, ils avaient fait une chanson très gentille. C'était très mignon. Pis j'ai dit: « J e
vous défends de passer par les rues, hein ! Vous ferez ce que vous voudrez mais je veux pas
que vous passiez par les rues! » — « Ben non, ben sûr! » ... Tandis que chez ... pour chose
là, pour F., ils avaient passé partout dans les rues. A ... à tous les coins de rue, ils s'arrê-
taient, pis alors y en avait long. Je dois ben l'avoir quèque part ce machin-là ... Quand
je pense comme j'avais ri ! Je me suis remariée ... parce qu'ai était veuve elle aussi ... la
bouchère là ... pis a se remariait avec un vieux garçon ... pis je me rappelle que ... Oh!
j'avais ri!... Je me suis remariée quinze jours après pis al 'tait en colère vous pensez, parce
que c'est vrai, ils avaient été fort!... Pis alors elle était pas sortie elle ... Si par exemple
vous sortiez pas ... Vous payiez à boire, ils revenaient jusqu'à temps que vous payiez à
boire. Y a ... chez ... Charles G... autrefois il avait pas voulu ... ben trois soirs de suite
ils sont revenus à sa porte pis avec des lanternes ... et des casseroles et pis des machins, pis
des flûtes et pis tout ce que vous voulez ... ça faisait un potin! Et pis alors je vais à la bou-
cherie le lendemain ... pis j'ai dit:

Le charivari, École des Hautes Études/Mouton, pp. 407-409.


408 M. Volière

— T'as pas l'air aimable!


— Non!... Ol est vrai qu'i suis pas aimable ... après ce qui s'est passé hier soir!
Mais i ai dit:
— Ma pauvre petite ... j'ai ri!
— T'as ri?... Eh ben t'es fine!
— Oh, j'ai dit, oui parce qu'o m'amusait follement!
Pis a dit:
—• Ben tu verras ben toi quand tu te marieras !
— Oh, j'ai dit, moi je sais ben que ... o sera en douceur!...
Et pis en effet. Alors moi j'ai dit : « Écoutez, moi je veux ben ce que vous voudrez ... faites
ce que vous voudrez! »
Alors là, ils avaient monté sur une ... pis ils avaient fait une chanson ... très mignonne...
très gentille. Puis alors ils ont dit: « On va danser! » Alors toute la jeunesse d'Usson, même
les vieux, tout le monde ... je te dis y avait un monde!... Alors y avait moins de circulation
qu'y a en ce moment ... mais les autos ... ils disaient: « Non, non, non! » Ils laissaient pas
passer les autos! Oh! on avait ben rigolé ... C'étaient des coutumes qui se perdaient pas,
voyez-vous! Qu'est ce que vous voulez, fallait y passer! C'était pas la peine de chercher à ...
J'avais retrouvé l'autre justement ... J'avais remercié les gens d'Usson évidemment. Pis
alors qu'est-ce qu'ils ont bu! Alors ça vous coûtait pas bon marché une virée comme ça,
parce que quand tout le monde venait boire un coup!... On avait fait des gâteaux!

C: Y avait quelqu'un qui organisait... c'était toujours le même?


Ah, ils étaient trois ou quatre ... Y avait chose, y avait donc P... dans le temps, et pis je
sais pas enfin ils étaient deux ou trois... Ils ont dit: « Allez! » Pis c'était des copains à mon
m a r i . . . Alors ils ont dit: « On va faire ça! » Pis c'est vrai qu'ils s'étaient ben amusés ... Us
ont dit: «Ben on s'en rappellera de votre mariage!... » Ils avaient ben rigolé ... Mais,
qu'est ce que vous voulez, faut pas essayer de passer outre ... au contraire, faut pas se
mettre en colère. Plus vous vous mettez en colère, plus ils continuent!
Je me rappelle, y en avait qu'avaient un parapluie pour la Marguerite là. Mais chez
nous ils ont pas tapé avec des casseroles et pis tout, non. Us sont venus ils ont dit : « Allez,
allez mon vieux, vous allez sortir et pis on va vous faire un petit boniment et pis on va
chanter» et pis alors ... R. avait mis son pick-up en marche et pis ça faisait du bruit ...
Les gens disiont: « Mais qui qui se passe?... Ah, ol est chez la M. Ah ! faut ben y aller ... »
Alors tout le monde venait. Je me rappelle ...
Monte là-dessus, tu verras Montmartre
Monte là-dessus, monte là-dessus
Monte là-dessus et tu verras Montmartre !
Non! Tu verras L... et sa femme
Et la mère N... et pis Monsieur...
Attends, y avait la mère N... qui demeurait à côté, et pis Monsieur le Maire ...
Monte là-dessus, monte là-dessus
Monte là-dessus, monte là-dessus mon vieux C...
Oh, non! Je me remets pas ...
Tu verras ... là-haut s'il fait beau
Tu verras L... et sa femme
Et pis P. L...
Et pis Monsieur le Maire qu'est bien brave.
Alors ils avaient mis là que C. B... se mariait avec ... Alors autrement mes parents, moi mes
Le témoignage d'une charivarisée 409

vieux parents ils s'appelaient, on les appelait les V... Alors moi ils avaient mis: « M. A...,
la digne descendante des V... ».
Ça nous avait fait rire quoi ...
Ah, oui, tout ça, c'est des vieilles coutumes!...
Pendant la guerre, y avait R... qu'était là, qu'est mort maintenant, bonnes gens! qui
demeurait là ... — ça me suffit là le se mariait avec une vieille fille qu'est morte y a pas
longtemps, qui demeurait là-bas, à la cité, et évidemment ils ont fait un charivari ... et les
boches étaient à ... les boches étaient à la ligne de démarcation là, sur la route de Château-
Garnier, chez la P... là. Pis alors, le soir ça porte bien, hein! Alors ils ont commencé avec
des machins, avec des casseroles, des clairons. Les boches avont tellement eu peur, ils
ont cru que c'était les Anglais qu'étaient rendus à Usson ... Ils se cachaient partout dans
les paillers, ils disaient: « Grand malheur! Grand malheur! Le débarquement! »
Ils avaient tellement entendu ce tintamarre! Le P... dit: « Mais qui qui s'est passé à
Usson? ... Parce que ... eh ben », a dit, « si vous aviez vu les frisons comme ils faisaient
joli!.. » Ils avaient eu grand peur; ils avaient entendu ça. Ça portait vous savez le soir,
ça portait loin.
Ah, ben j'en ai vu de ces charivaris. Défunt le père C... là ... Oh, il s'est marié trois
fois, lui. Alors là, deux fois le y a eu droit! Mais lui le l'avait pris de bon pied, il 'tait content:
« Rentrez, rentrez, vous allez boire . . . » Et ma foi, c'était fini.
Ah, ol est que moi, ol a pas été fini: l'ont dansé jusqu'à deux/trois heures du matin...
Alors, à quoi bon se fâcher? ... C'est pas la peine, c'est pas la peine d'aller contre ...
puisque quand c'est pas méchant, voyez-vous? ... Oui ... c'est le charivari!
Le charivari en Languedoc occidental :
dénominations et usages

XAVIER RAVIER

Le présent article est le premier c o m m e n t a i r e systématique d ' u n e carte de VAtlas linguistique


du Languedoc occidental *, o u v r a g e dont j ' e x e r c e la responsabilité scientifique et d'exccu-
t i o n : ma satisfaction à p r o d u i r e ce travail est d ' a b o r d , p o u r q u o i le dissimuler, celle de
l ' a u t e u r qui, après des années de collecte des m a t é r i a u x sur le terrain et d e traitement de
ceux-ci, voit enfin le fruit de s o n labeur sortir de ses mains, ê t r e mis à la disposition des
autres et servir d ' a l i m e n t aux études de détail o u d ' e n s e m b l e ; mais d a n s le cas particulier,
le sentiment q u e j e viens d ' e x p r i m e r est r e n f o r c é p a r le fait q u e s ' o c c u p e r du charivari,
c'est embrasser un c h a m p de recherche passionnant, varié, d o n t la complexité même f o n d e
l'intérêt, le linguistique, l'historique, l'ethnographique, le sociologique s'appelant ici les u n s
les autres et s ' i m b r i q u a n t de la manière la plus naturelle, de telle f a ç o n q u ' a u travers et
au-delà de l'analyse scientifique n o u s est restitué u n p e u d u vécu des c o m m u n a u t é s d a n s
lesquelles a été recueillie l ' i n f o r m a t i o n .
Le signifiant recherché à la phase du travail de terrain (objet de l'article n° 1642 d u
questionnaire) était bien celui qui c o r r e s p o n d a u signifié « charivari » e n t e n d u c o m m e sanc-
tion, exercée généralement par le g r o u p e d ' â g e des jeunes, à l ' e n c o n t r e d ' u n veuf (ou d ' u n e
veuve) c o n v o l a n t e n secondes noces et, s'agissant d ' u n h o m m e , fixant son choix sur u n e
p a r t e n a i r e b e a u c o u p plus j e u n e q u e lui. Mais c o m m e il arrive d a n s toute investigation de
ce genre, les renseignements rassemblés o n t très souvent d é b o r d é le c a d r e de la question
telle qu'elle était soumise aux témoins locaux, si bien q u ' o n t été obtenues des indications
non seulement sur les n o m s de la pratique en cause et bien sûr s u r les formes qu'elle prend
ici ou là, mais e n c o r e sur des usages connexes et d a n s tous les cas ressentis par les infor-
m a t e u r s c o m m e a p p a r e n t é s a u charivari, par exemple la jonchée des adultères, le dépôt
à la porte des j e u n e s filles a u mois de mai d ' u n b o u q u e t . q u e sa composition rend selon le
cas louangeur o u i n f a m a n t , etc.: il va de soi q u e les e n q u ê t e u r s de VAtlas sont restés c o n s t a m -
ment accueillants à ces données contextuelles ou complémentaires, cette manière de procéder
découlant d ' u n c h o i x m é t h o d o l o g i q u e et épistémologique précis et résolu, à savoir q u e
l'observateur des parlers locaux n ' a pas seulement p o u r mission de réaliser une collection
de vocables, de locutions ou de formes, mais doit aussi être à l'écoute du discours lié à ces
éléments. D'ailleurs, c'est à la c o n d i t i o n de suivre p a s ' à p a s ce discours, même q u a n d il se

* P r e m i e r v o l u m e p a r u e n 1978 a u x E d i t i o n s d u C e n t r e N a t i o n a l d e la R e c h e r c h e S c i e n t i f i q u e .
L ' o u v r a g e s ' i n s è r e d a n s la c o l l e c t i o n d i t e d u Nouvel Allas linguistique rie la France ( N A L F ) , l ' u n e des
e n t r e p r i s e s p a t r o n n é e s p a r le C R E C O 9 d u C N R S ( a n c i e n n e m e n t R C P 160).
L e s y s t è m e d e t r a n s c r i p t i o n p h o n é t i q u e utilisé p o u r l ' a t l a s l a n g u e d o c i e n o c c i d e n t a l a u s s i bien q u e p o u r
le p r é s e n t t r a v a i l est c e l u i d e R o u s s e l o t - G i l l i é r o n , a v e c n a t u r e l l e m e n t u n c e r t a i n n o m b r e d ' a d a p t a t i o n s :
v o i r lé t a b l e a u d e s s i g n e s q u e c o m p o r t e ce s y s t è m e e n t ê t e d e s d i f f é r e n t s v o l u m e s d e VAtlas linguistique de
la Gascogne, E d i t i o n s d u C N R S .

Le charivari, École des Hautes Études/Mouton, pp. 411-428.


412 X. Ravier

développe dans des directions inattendues, obliques, divergentes, que le regard du linguiste,
à qui est faite la réputation d'être avide de précision et de certitude, n'emprisonnera pas
celui de l'anthropologue tenu de rester ouvert aux multiples et parfois déconcertants aspects
d'une réalité qui, en premier comme en dernier ressort, commande tout le reste, y compris
l'instance langagière comme telle: j'en ai dit assez pour que mes lecteurs comprennent que
je me réclame ici de ce que l'on appelle justement une linguistique anthropologique ou une
anthropologie linguistique, peu importe l'ordre des mots, laquelle a déjà en France une
belle tradition derrière elle, ne serait-ce que grâce aux travaux de nos africanistes, Marcel
Griaule, Geneviève Calame-Griaule, Maurice Houis et quelques autres. Et pour ce qui est
des dialcctologues/géolinguistes qui se consacrent à l'étude de l'espace gallo-roman, regrou-
pés dans le G R E C O 9 du CNRS, ce n'est point l'effet du hasard s'ils ont récemment décidé
d'élargir le champ de leurs préoccupations en inscrivant au nombre des activités de leur
formation la collecte et l'analyse des ethnotextes, autrement dit des manifestations, ainsi
que je l'ai déjà dit ou écrit ailleurs, de ce discours que toute société se tient constamment
à elle-même sur elle-même, en qui elle se retrouve et par qui elle fonde son identité: cette
nouvelle orientation s'inscrit parfaitement dans les perspectives que je viens d'expliquer 1 .
Ces principes posés, il faut cependant préciser qu'en matière d'ethnographie l'informa-
tion collectée à l'occasion des enquêtes de VAllas linguistique du Languedoc occidental ne
prétend nullement à l'exhaustivité, et la chose est vraie pour le charivari comme pour
d'autres sujets: en effet, l'entreprise atlantographique vise en premier lieu les faits propre-
ment linguistiques; d'autre part il s'agit d'un atlas qui procède par sondages et qui par
conséquent, comme les ouvrages de ce genre, est bâti sur un réseau de points (135 au total),
sélectionnés et répartis selon des critères sans doute satisfaisants en ce qui regarde l'obser-
vation des changements du langage dans l'espace, mais certainement insuffisants pour
l'approche des phénomènes d'une autre nature; enfin, il faut compter avec les aléas de
l'enquête: alors qu'une documentation riche et intéressante a été rassemblée dans un endroit
donné, on a dû se contenter ailleurs de données beaucoup moins alléchantes. Il s'ensuit
que mon commentaire sera basé sur les matériaux dont je dispose effectivement, avec les
carences que cela implique: j'espèce néanmoins parvenir à donner à mes lecteurs une image
assez fidèle de ce qui se passe en Languedoc occidental touchant la manifestation à laquelle
ce travail est consacré.

Problèmes étymologiques

L'origine du français « charivari » et de ses homologues gallo-romans est obscure: selon le


Französisches Etymologisches Wörterbuch, le terme représenterait un latin Caribaria, lui-
même adaptation du grec xzf/ ( ß7.pia « lourdeur, mal de tête », un tapage assourdissant pou-
vant causer le mal de t ê t e 2 ; toutefois, comme le remarque judicieusement le Trésor de la
langue française en renvoyant à un article de 1952 de von Wartburg, « o n ne peut préciser

1. S u r c e t t e r e c h e r c h e v o i r J . - C . B o u v i e r et X . R a v i e r , « P r o j e t d e r e c h e r c h e i n t e r d i s c i p l i n a i r e s u r les
e t h n o t e x t e s d u S u d d e la F r a n c e » , Le Monde Alpin et Rhodanien, 1-2 1976, p. 2 0 7 - 2 1 2 ; J . - C . B o u v i e r ,
Le français régional et les ethnotextes d a n s Le français en contact avec la langue arabe, les langues négro-
africaines, ¡a science et les techniques, A c t e s d u X e a n n i v e r s a i r e d u C o n s e i l i n t e r n a t i o n a l d e la L a n g u e
f r a n ç a i s e , S a s s e n a g e , m a i 1977, p. 132-142.
2 . . L e FEVV voit u n a r g u m e n t en f a v e u r d e la l é g i t i m i t é d e l ' é t y m o n Caribaria d a n s le f a i t q u e la syllabe
i n i t i a l e d e ce m o t , c o n f o r m é m e n t a u x t e n d a n c e s é v o l u t i v e s g a l l o - r o m a n e s n o r m a l e s , a a b o u t i à cita- e n
f r a n ç a i s t a n d i s q u ' e l l e est r e s t é e i n c h a n g é e en o c c i t a n , m a i s aussi en p i c a r d et n o r m a n d .
P o u r ces p r o b l è m e s é t y m o l o g i q u e s , o u t r e le t r a v a i l de S v e n n u n g ( Wortstudien zu den spätlateinischen
Oribasiusrezensionen, U p p s a l a , 1932) a u q u e l r e n v o i e le F E W , il est b o n d e se r e p o r t e r à l ' a r t i c l e charivari
d u Dictionnaire étymologique de la langue française d e M é n a g e : l ' a r t i c l e en q u e s t i o n c o n t i e n t d e s r e n s e i g n e -
m e n t s l i n g u i s t i q u e s et e t h n o g r a p h i q u e s d u p l u s h a u t i n t é r ê t .
Le charivari en Languedoc occidental 413

ni o ù ni d a n s quel milieu s'est p r o d u i t e l'évolution s é m a n t i q u e de ce m o t d ' a i r e gallo-


r o m a n e ». Et le m ê m e ouvrage indique q u e « l ' h y p o t h è s e d ' u n e origine sémitique, hébreu
haverim, pluriel collectif de haver, p e r s o n n e a p p a r t e n a n t à u n e c o m m u n a u t é israélite; (dont
les m e m b r e s fêtaient parfois b r u y a m m e n t certains événements), d e m a n d e r a i t à ê t r e davan-
tage a p p r o f o n d i e , n o t a m m e n t du point d e vue historique ». On a songé aussi à rapprocher
le vocable du m o t d ' a n c i e n français Jtarer. « e x c i t e r les c h i e n s » , mais cette proposition
p a r a î t résister assez mal à la critique. Sainéan avait de son côté envisagé u n e f o r m a t i o n
o n o m a t o p é i q u e , explication qui elle aussi soulève des difficultés. Q u a n t à l'hypothèse de
Pierre G u i r a u d 3 selon laquelle il s'agirait d ' u n c o m p o s é tautologique (réunion d ' u n élément
c/wn'(?) et de virer, varier, tous de m ê m e sens), elle semble insuffisamment fondée, chari
étant assez difficile à justifier.

La présentation des matériaux languedociens occidentaux

J ' a i élaboré deux cartes onomasiologiques, c o m m e le sont presque toutes les cartes des
atlas linguistiques, conçues l'une et l ' a u t r e de m a n i è r e à faire immédiatement a p p a r a î t r e
les configurations aréologiques que dessine d a n s le d o m a i n e la répartition des signifiants:
c h a q u e d o m i n a n t e en g r a n d e écriture vaut, sauf exception traitée en petite écriture placée
sous le n u m é r o de c o d e de la localité concernée, p o u r les points de l'aire à laquelle elle
sert d'intitulé (p. ex. [karibari] vers le milieu de la carte est la f o r m e d e 46.25, 82.02, 82.03,
82.10, 82.11, 81.01, etc.).
C e p e n d a n t , alors que la carte 1 vise à restituer les réalisations micro ou m a c r o p h o n é -
tiques telles qu'elles o n t été consignées lors de l'enquête de terrain ( d ' o ù l ' e m p l o i d ' u n e
transcription phonétique), la seconde reprend les types lexématiques de la première, mais
en les traduisant à l'aide du système o r t h o g r a p h i q u e classique de la langue d ' o c (dit aussi
système d'Alibert ou occitan): si elle est destinée aux non linguistes, sa finalité est aussi de
présenter les données d ' u n e manière plus synthétique q u e l ' a u t r e et s u r t o u t de mettre en
évidence ce fait f o n d a m e n t a l que les réalisations particulières, régionales ou locales, ne
sont en dernière instance que les modalités selon lesquelles se projette d a n s la réalité langa-
gière, elle-même a p p r é h e n d é e dans l'espace, u n e seule et même institution linguistique, en
l'occurrence l'institution linguistique occitane. D ' a u t r e p a r t , étant d o n n é q u e les points de
vue qui ont présidé à l'élaboration de l ' u n e et l ' a u t r e cartes ne sont pas tout à fait les
mêmes, il ne faut pas s ' é t o n n e r si leurs aréologies respectives ne se recouvrent pas
exactement.
Q u a n t à la sémasiologie — j ' e m p l o i e ce terme d a n s un sens volontairement large, lui
faisant recouvrir le sémantique, mais aussi l ' e t h n o g r a p h i q u e et l'ethnologique en t a n t qu'ils
constituent le secteur des référents qui f o n d e n t le sens — elle est c o n s t a m m e n t impliquée
p a r le c o m m e n t a i r e géolinguistique et elle fait aussi l'objet de notes particulières, lesquelles
sont appelées par u n e croix placée sous le n u m é r o de code de chacune des localités concer-
nées (une table de décryptage de ces matricules numériques, est fournie in fine): j'avais au
départ envisagé d ' i n c o r p o r e r ces données aux cartes elles-mêmes en les c o d a n t , mais j ' a i
d û y r e n o n c e r en raison de la g r a n d e dispersion de l ' i n f o r m a t i o n . Q u o i qu'il en soit, dans
ces notes sont r e p r o d u i t e s avec la plus extrême fidélité les indications q u e n o u s ont données
les i n f o r m a t e u r s : assez souvent, même, s o n t r a p p o r t é s tels quels les p r o p o s que nous ont
tenus ces mêmes i n f o r m a t e u r s .
Je dois e n c o r e indiquer que la ligne pointillée dans la carte I c o r r e s p o n d à l'isoglosse
s é p a r a n t la zone d a n s laquelle l'article défini riiasculin p r e n d la f o r m e lo (phonétiquement

3. Pierre G u i r a u d , Structures étymologiques du lexique français, Paris, Larousse (coll. « Langue et


l a n g a g e » ) , Paris, P U F , 1967, p. 11-26.
414 X. Ravier

[lu]: nord de la ligne) de celle où il prend la forme le (phonétisuement [lé]: sud de la ligne):
en effet, les vocables désignant le charivari ont été partout demandés accompagnés du
déterminatif, précaution dont on verra plus loin qu'elle était tout à fait justifiée.

Configurations aréologiqttes. Données phonétiques, lexicales et sémantiques

A. Types « carivari, calivari, calhivari, !os, les canevaris, los, les escaravaris/escarivaris »

Dès le premier coup d'œil jeté sur la carte .1, on aperçoit que le type carivari/calivari/calltivari
(correspondant exact des formes d'oïl « charivari », « chalivali », cette dernière attestée
en 1320), sous les réalisations [karibari], [kalibari], [kaHbari] [kôribari], [kôlibari], occupe
la majeure partie du domaine: les aires dans lesquelles ces réalisations apparaissent sont,
du reste, prolongées immédiatement au nord par une autre aire se signalant à l'attention en
raison de la présence de formations se rattachant elles aussi au type qui nous occupe, mais
affectées d'une marque de pluralité: -los, les escaravaris/escarivaris, soit en réalisation
[é),korôbari], [éhkôribari], etc. L'absence du morphème de pluriel [s], ou plus exactement
sa mutité, est normale dans cette zone septentrionale, dont les parlers subissent d'une
manière générale un démantèlement et un amuïssement des consonnes finales: il s'agit
d'un trait caractérisant l'occitan arverno-méditerranéen, pour reprendre la typologie et la
terminologie de Pierre Bec '1. L'expression de l'opposition singulier/pluriel est alors réalisée
par d'autres moyens, notamment, et c'est le cas dans la zone en question, grâce à des varia-
tions touchant le vocalisme de l'article (grâce aussi à l'insertion entre l'article et le substantif
d'une consonne de liaison manifestant le passage de l'état latent à l'état patent du morphème
de pluralité -j-) 5 . En ce qui concerne l'élément initial es'-, on peut l'expliquer soit par une
mécoupure dans le syntagme article substantif accompagnée de l'insertion d'une voyelle
de soutien [é] (los carivari[s] > io[s] scarivari[s] > los escarivari[s]), soit par l'adjonction du
préfixe es- < lat. EX de valeur fréquentative et par suite intensive et expressive. J'avoue
cependant préférer la première de ces deux explications (mécoupure) en raison de la pré-
sence effective ici ou là du syntagme « p r o t o t y p e » article substantif au pluriel: à 82.20
[hjs kalibaris] los calivaris, point non loin duquel se trouve une aire compacte [kis] ou
[lés kanébaris] =-•- canevaris, elle aussi caractérisée par la pluralité du vocable (l'origine de
cette forme [kanébaris] sera discutée plus loin).
Quoi qu'il en soit, la pluralité contribue par elle-même à conférer aux mots qui nous
intéressent ici une coloration sémantique s'aceordant bien à leur contenu: le charivari
n'est-il pas par définition multiple, superlatif, répétitif? Il est en effet reconduit plusieurs
nuits à la suite, ses acteurs, en même temps qu'ils exercent leur fantaisie individuelle et leurs
facultés d'improvisation dans le cadre d'un scénario traditionnel, s'emploient à faire croître
l'intensité des actes rituels, par exemple les bruits produits à l'aide des instruments les plus
hétéroclites, caractères dont la pertinence et la prégnance exigeaient qu'un signe pluriel,
un indicateur de nombre, vint effectivement surdéterminer le mot désignant la manifestation
en cause. L'occitan offre d'autres exemples de faits du même genre, parmi lesquels je retien-
drai le suivant: dans l'idiome gascon de mes origines on dit couramment à un enfant parti-

4 . P i e r r e Bec, La langue occitane, (« Q u e sais-je? », 1059), 3 e c d . : « S t r u c t u r a t i o n s u p r a - d i a l e c t a l c d e


l ' o c c i t a n », p. 54-58.
5. Le l i m o u s i n m a r q u e la p l u r a l i t é e n r e c o u r a n t à un m o y e n m o r p h o - p h o n o l o g i q u c o r i g i n a l : a l l o n g e -
m e n t c o m p e n s a t o i r e d e la voyelle f i n a l e d u s u b s t a n t i f , a c c o m p a g n é d a n s c e r t a i n s p a r l e r s d ' u n d é p l a c e m e n t
d e l ' a c c e n t t o n i q u e . Le p o i n t 2 4 . 1 0 d e l'Atlas linguistique ¡lu Languedoc occidental a p p a r t i e n t d é j à à la
z o n e d a n s l a q u e l l e d e tels l a i t s s o n t o b s e r v a b l e s ,
Le charivari en Languedoc occidental 415

culièrement turbulent que-m liés yéser los espergatôris, littéralement « tu m e fais voir les
puigatoires » (et n o n « le purgatoire »), équivalent d u français p o p u l a i r e « tu m e fais voir
les pierres »
L ' e x a m e n de nos cartes m o n t r e en o u t r e q u e la zone couverte p a r les f o r m e s avec [r]
en syllabe prétonique, qu'il s'agisse de carivari o u de los/les escaravaris[esearivaris, est bien
plus i m p o r t a n t e en superficie que celle où l ' o n trouve des réalisations avec [1] de. cette
même syllabe p r é t o n i q u e : cette disproportion au profit du premier de ces deux phonétismes,
d ' u n e part p o u r r a i t constituer un argument en faveur de la légitimité de l ' é t y m o n C A R I B A -
R I A o u p o u r le moins en faveur du recours à un p r o t o t y p e ayant c o m p o r t é u n e séquence
- R - R - , d ' a u t r e part semble indiquer que le [1] du type calivari est le résultat d ' u n e dissimila-
tion -r-r- > -1-r- 7 .
P o u r ce qui est des réalisations en [ô] d a n s le n o r d du d o m a i n e de ce qui est [a] plus
au sud ([kôribari] ~ [karibari], [kôlibari] [kalibari]), il s'agit d ' u n traitement absolument
normal d a n s ces régions, qui est la fermeture de [a] atone historique: en d ' a u t r e s termes, [ô]
est un géoallophone de [a]. Cette particularité, qui d o n n e aux parlers des zones en question
une c o l o r a t i o n très originale, est ressenti p a r les locuteurs eux-mêmes c o m m e emblématique,
les gens de la portion septentrionale ayant à cet égard parfaitement conscience de ce qui
les différencie de leurs voisins m é r i d i o n a u x : la chose est tellement vraie que l ' i n f o r m a t e u r
du point 46.33 (Concots, Lot) pendant toute la durée de l'enquête a exagéré le trait en cause,
corrigeant m a p r o p r e prononciation c h a q u e fois qu'il m'entendait p r o f é r e r un [a] « sudiste ».
Ht je ne puis m a n q u e r de rappeler ici que l'analyse des faits de cette nature a été naguère
brillamment c o n d u i t e p a r m o n regretté m a î t r e et ami Jean Séguy, lequel, c o n j o i g n a n t le
point de vue du géolinguiste et celui du sociolinguiste, a été a m e n é à f o r m u l e r sa théorie
de la d o u b l e fonction du dialecte: espace de connivence à l'intérieur duquel les locuteurs
de c o m m u n a u t é s voisines c o m m u n i q u e n t e n t r e eux, mais aussi lieu d ' a n t a g o n i s m e dans
lequel ccs mêmes c o m m u n a u t é s , en exagérant l ' i m p o r t a n c e de tel ou tel trait langagier
différentiel et souvent mineur et en le s u r c h a r g e a n t ainsi d ' u n e valeur symbolique, se démar-
quent les unes des autres — ou, ce qui revient au même, chacune de ces c o m m u n a u t é s affir-
m a n t son identité en privilégiant les mini-écarts p a r lesquels elle se distingue de celles de
son e n t o u r a g e 8 .
Voyons maintenant ce qu'il en est de [kanébaris] d o n t il a déjà été question. P o u r rendre
c o m p t e de celte forme, deux partis possibles: o u bien a d m e t t r e l'intervention d ' u n processus
dissimilateur a y a n t abouti d ' u n e manière différente de celui qui était évoqué quelques lignes
plus h a u t , u n [n] a u lieu d ' u n [r] a p p a r a i s s a n t ici, o u bien, et c'est l'explication qui a m a
faveur, en appeler à un croisement entre [karibari] et le substantif cana « t u y a u , gorge,

6. V o i r d a n s VAtlas linguistique de la Gascogne la c a r t c 1534 Purgatoire.


7. P e u t - ê t r e y a-t-il lieu d ' é t a b l i r u n e r e l a t i o n e n t r e le m a i n t i e n d u p h o n é t i s m e [-r-r-] et l ' e x i s t e n c e
d ' u n e a i r e r h o t a c i s a n t e r e p r é s e n t é e p a r les p o i n t s 12.20, 12.21, 81.02, 81.04, 81.10, 81.11, 81.13, 81.32 d e
l'Atlas linguistique du Languedoc occidental ( e x t r ê m e S . - W . d e l ' A v e y r o r t et N . - E . d u T a r n ) : d a n s cette
z o n e le p h o n è m e [1] i n t e r v o c a l i q u e , iniplosif i n t é r i e u r et i m p l o s i f final p a s s e t r è s s o u v e n t à [r] ( v o i r à c e
p r o p o s E r n e s t N è g r e , Une aire de rhotacisme en Rouergue et Albigeois, A c t a s del X I C o n g r e s o i n t e r n a c i o n a l
d e L i n g ü f s t i c a y F i l o l o g í a r o m á n i c a s , M a d r i d , J 9 6 5 , p. 1567-1578: o r c e t t e a i r e est e n t i è r e m e n t incluse
d a n s la g r a n d e a i r e d e m a c a r t e o ù la s y l l a b e p r é t o n i q u e [ri] n e s u b i t a u c u n e a l t é r a t i o n . P o u r d e s t r a i t e -
m e n t s r h o t a c i s a n t s n o n p l u s e n L a n g u e d o c , m a i s e n G a s c o g n e v o i r X a v i e r R a v i e r , Un irait peu connu de
la phonétique du gascon dans raccord d'arbitrage de 1294 entre Tarbes, Bagnères et ¡bos, A c t e s d u X I I I e
C o n g r è s d e la F é d é r a t i o n d e s S o c i é t é s a c a d é m i q u e s e t s a v a n t e s L a n g u e d o c - P y r é n é e s - G a s c o g n e , T a r b e s ,
j u i n 1957.
8. J e a n S é g u y , La fonction minimale du dialecte, L e s d i a l e c t e s r o m a n s d e F r a n c e à la l u m i è r e d e s a t l a s
r é g i o n a u x , C o l l o q u e n a t i o n a l d u C N R S , n" 930, S t r a s b o u r g , 1971, p. 27-42. D u m ê m e : Structures séman-
tiques des noms désignant en gascon les catégories d'animaux d'élevage, Annales Faculté des Lettres et
S c i e n c e s h u m a i n e s d e T o u l o u s e , V i a D o m i t i a X I I - X I 1 I , 1967, p. 159; X a v i e r R a v i e r , L'incidence maximale
du fait dialectal. C o l l o q u e S t r a s b o u r g 1971 (réf. c i - d e s s u s ) , p. 43-59, et Flexion dite inchoatire en languedo-
cien ariégeois el fait dialectal, A n n a l e s U n i v e r s i t é T o u l o u s e - Le M i r a i l , V i a D o m i t i a X V I , p . 1 5 - 2 9 .
416 X. Ravier

trachée a r t è r e » 3 , m o t à p a r t i r duquel a été f o r m é le verbe s'escanar « s'étrangler, s ' é t o u f -


fer, etc. » (et en e m p l o i transitif escanar « égorger », p a r exemple e n parlant d u sacrifice
a n n u e l d u c o c h o n d a n s nos c a m p a g n e s l a n g u e d o c i e n n e s ) : s'il en a vraiment été ainsi, o n
est a l o r s en présence d ' u n sémantisme tout aussi significatif q u e celui qui était plus h a u t
e x a m i n é à p r o p o s de la m a r q u e de pluralité. [lés/lys kanébaris] constituerait e n effet u n e
d é n o m i n a t i o n r e n v o y a n t , directement et allusivement à la fois, à l'utilisation d ' o b j e t s c r e u x
(par exemple, les c o r n e s de bovin d o n t on v a s ' o c c u p e r d a n s un instant ou t o u t e s sortes
d ' i n s t r u m e n t s tubulaircs et a p p a r e n t é s : cf. « t u y a u », l ' u n des sens de cana) q u ' o n e m b o u c h e
afin d ' e n tirer des s o n s aussi t o n i t r u a n t s q u e d i s c o r d a n t s , ce qui oblige à y aller d u plus
fort de ses p o u m o n s au point de s'en étrangler, de s ' e n étouffer — et a p p a r a i s s e n t ici les
valeurs plus h a u t indiquées du réfiexif a'escanar: toutes choses qui sont l ' a c c o m p a g n e m e n t
habituel et obligatoire d u charivari et qui évoquent aussi, ce qui me p a r a î t n o n m o i n s i m p o r -
t a n t , l'idée d e souille: or, d a n s la mythologie et d a n s la p r a t i q u e carnavalesques auxquelles,
ainsi q u e l'a e n c o r e r é c e m m e n t d é m o n t r é Daniel F a b r e p o u r le L a n g u e d o c 1 0 , est liée la
manifestation charivarique, le souille j o u e u n rôle p r i m o r d i a l , sous les f o r m e s les' plus
variées: point n'est besoin d'insister sur ces faits bien c o n n u s , si ce n'est p o u r souligner u n e
fois de plus c o m b i e n le linguistique et l ' e t h n o g r a p h i q u e peuvent s'éclairer m u t u e l l e m e n t ,
leur c o n f r o n t a t i o n n o u s p e r m e t t a n t de saisir les choses de l'intérieur, au niveau m ê m e des
motivations11.
Q u e l q u e s m o t s à p r o p o s de calliivari qui, a u sud-ouest du d o m a i n e , o c c u p e u n e a i r e
en c o m m u n i c a t i o n directe avec la G a s c o g n e : cette f o r m e est d'ailleurs considérée c o m m e
p l u t ô t g a s c o n n e . Le lexicographe béarnais Simin Palay, Dictionnaire du Béarnais et du Gascon
modernes n'enregistre q u e calhavari (culhabàri en graphie mistralienne, celle q u ' u t i l i s e cet
auteur), mais existe aussi los escalliavaris, los escalhivaris ([kiz eska^awaris, 1«JZ escafiwaris],
avec u n e v a r i a n t e dialectale [-ba-] p o u r la syllabe tonique). A m o n sens, o n se t r o u v e ici
en présence d ' u n e p a r o n y m i e impliquant des dérivés de ealhau « c a i l l o u , p i e r r e » , tels q u e
calhavada « l a p i d a t i o n » , escalhavar « l a p i d e r » , e t c . : ces vocables sont peut-être e n t r é s en
jeu en raison de leur valeur intensive-expressive, les c o n n o t a t i o n s qui y sont attachées é t a n t
celles de violence, d e brutalité, d'excès, de q u a n t i t é (et l'on r e t r o u v e le s é m a n t i s m e e x p r i m é
d a n s d ' a u t r e s parties du d o m a i n e par la pluralité; cf. aussi los escal/tavaris): d a n s ces c o n d i -
tions le charivari serait plus ou moins assimilé o u identifié à u n e grosse volée d e cailloux
s ' a b a U a n t sur q u e l q u ' u n . Il n'est pas interdit de penser, au d e m e u r a n t , q u e la collusion
lexicale p a r laquelle je p r o p o s e d'expliquer le type calliivari r é p o n d à une réalité: d a n s les
tapages n o c t u r n e s c o m m e le sont les charivaris, il arrive souvent q u e des pierres soient Ian T
cées sur les c o n t r e v e n t s des maisons des victimes, celles-ci p o u v a n t rispoter p a r des c o u p s
de feu faisant des victimes ainsi q u e l'attestent les archives judiciaires o u de police de p r e s q u e
p a r t o u t (cf. le témoignage de l ' i n f o r m a t e u r d e 12.01). 11 faut également se souvenir q u e la
lapidation était parfois le traitement infligé a u x j e u n e s gens é t r a n g e r s v e n a n t d a n s u n village
courtiser les filles de l ' e n d r o i t , manifestation d u vieux réflexe e n d o g a m i q u e e n r a c i n é d a n s
nos a n c i e n n e s sociétés.

9. Canti et son dérivé canavira sont aussi des désignations courantes du roseau,
10. Daniel F a b r e et Charles C a m b e r o q u e , La Fête en Languedoc, Toulouse, Privât, 1977; voir égale-
ment C. G a i g n e b e t , Le Carnaval, Paris, 1974.
11. Le F E W signale p o u r le francoprovençal une f o r m e chanavari très certainement analogue, d u
point de vue lexical et sémantique, à l'occitan canevaris: le m o t chanavari semble en effet c o m p o r t e r le
même radical que celui de chanée « c h é n e a u de t o i t u r e » , chana « r a i n u r e creusée d a n s le b a t t a n t p o u r
recevoir le peigne (du métier à tisser) », termes très usuels à Lyon (voir Nizier d u Puitspelu, Le Littrê de ta
Grand' Côte, Lyon, 1926, V").
Le charivari en Languedoc occidental Ail

B. Tvpe « cornar, cornas ».

Les considérations qui précèdent me conduisent t o u t naturellement à l'examen des dénomi-


nations dont le réfèrent est très précisément la c o r n e d e bovin, instrument charivarique p a r
excellence. D a n s plusieurs localités du nord-ouest du d o m a i n e (Périgord méridional et
a l e n t o u r s immédiats), on constate q u e cornar, sonar las cornas, jogar las cornas, locar las
cornas (cette dernière locution u n i q u e m e n t à 24.33, les autres à 24.02, 24.13, 24.20, 24.30,
24.31, 24.32, 47.03, 47.12, 47.31, 47.32) ainsi q u e le déverbal cornatge (33.11) désignent
l'action de faire c h a r i v a r i : n o t o n s à ce p r o p o s q u e cornar est employé en certains e n d r o i t s
de manière absolue et intransitive, alors q u e d a n s d ' a u t r e s il exige u n c o m p l é m e n t , c o m m e
p a r exemple à 33.11, 33.12 où cornar les nôvis doit s ' e n t e n d r e littéralement « c o r n e r les
f u t u r s mariés » (A 24.12 on a la même locution, mais en construction indirecte: cornar aus
nôvis, littéralement « c o r n e r aux f u t u r s mariés »).
U n e petite aire, formée p a r les points 24.21 et 47.10, connaît le dérivé suffixé de cornar,
soit cornetar.
Il est a b s o l u m e n t évident q u e la référence à la c o r n e de bovin implique aussi celle a u x
c o r n e s c o m m e symboles a r c h i c o n n u s du cocuage.
D u point de vue géolinguistique, il est intéressant de r e m a r q u e r q u e d a n s de n o m b r e u s e s
localités les d é n o m i n a t i o n s relevant d u type cornar coexistent avec [farivari earibari] =
charivari (la sifflante interdentale [s] p o u r [e] de 24.02, 24.03, 24.20 est habituelle d a n s cette
z o n e ) : [ f a r i v a r j paribarj], avec initiale prépalatale [g] et accentuation oxytonique r é p o n d
à un phonétisme « français » et d a n s tous les cas n'est pas u n e f o r m e n o r m a l e en occitan
languedocien, lequel a naturalisé le m o t en conservant, c o n f o r m é m e n t aux tendances géné-
rales de sa p h o n é t i q u e diachronique, le g r o u p e initial [ka] et en le s o u m e t t a n t , selon son
m o d è l e p h o n o l o g i q u e propre, à l'accentuation p a r o x y t o n i q u e (cf. [karibari] etc.). D a n s
ces conditions, [parivari paribarj] a p p a r a î t c o m m e u n e f o r m a t i o n importée, très probable-
m e n t diffusée à p a r t i r du français régional de Bordeaux, ville dont l'influence s'exerce d a n s
le secteur en c a u s e : en revanche, les d é n o m i n a t i o n s du type cornar doivent être, elles, consi-
dérées c o m m e a u t h e n t i q u e m e n t originelles et endémiques.

C . Type « carnavali»

Il occupe lui aussi u n e petite aire constituée p a r les points 24.10, 24.11 et 24.14, les réalisa-
tions c o r r e s p o n d a n t e s étant [kôrnôvôli] et [kôrnôbôli]: le dimorphisme [b] / [v], d a n s l'avant-
dernière syllabe du m o t , c o r r e s p o n d aux d o n n é e s de la phonétique dialectale du secteur:
alors q u e l'occitan méridional — aquitano-pyrénéen d a n s la terminologie de P. Bec — continue
u n i f o r m é m e n t B et U consonne latins par [b], l'occitan a r v e r n o - m é d i t e r r a n é e n , auquel a p p a r -
tient la plus g r a n d e partie de l'idiome périgourdin (et c'est le cas p o u r le parler de 24.10
et 24.11), perpétue le premier p a r [b] et le second p a r [v], évolution qui est aussi celle d u
gallo-roman français.
E n ce qui regarde l'origine d e cette f o r m e carnavali, tout porte à croire qu'elle s'est
constituée à partir du n o m lui-même du carnaval ( = [kôrnôval, k ô r n ô b a l ] dans la région)
le processus en cause ayant été r e n d u possible p a r le phonétisme local du terme inducteur
(séquence [-ô-ô-]: cf. l'initiale [kôrnô-): mais il n'est pas exclu qu'ait j o u é , avec effet conco-
m i t a n t de r e n f o r c e m e n t , une seconde p a r o n y m i e impliquant les d é n o m i n a t i o n s se ratta-
c h a n t a u type cornar, cornas d o n t il a été parlé a u p a r a g r a p h e précédent: l'aire carnavali
est en effet entourée, c o m m e on le voit sur la carte, de localités d a n s lesquelles précisément
ce type est très vivant.
Si l'interprétation q u e je viens de p r o p o s e r est correcte, il n ' y a a u c u n e illégitimité
à t r a d u i r e le c o n t e n u sémantique de carnaval! de la m a n i è r e que voici: m a n i f e s t a t i o n iden-
tique o u semblable a u carnaval, manifestation carnavalesque, à l'occasion de laquelle sont
418 X. Ravier

utilisées les cornes charivariques. Du reste, l'informateur de 47.11, à p r o p o s de la locution


fer côrrer Vase dont il va être bientôt question, commente: « [y ané? fa kuré 1 azé] nous
allons lui faire une course à l'âne... une sorte de carnaval ». Que ce point 47.11 ne se trouve
pas en contact direct avec l'aire carnaval!ne saurait, à mon avis, aller contre ma façon de
présenter les choses: ce qui est ici en cause, au même titre que l'attraction formelle et externe
que les mots sont susceptibles d'exercer les uns sur les autres sous l'effet de la paronymie
ou pour tout autre raison, ce sont, qu'on me permette la métaphore, « les c o u r a n t s » qui
traversent le champ des contenus pour parfois entrer en conjonction et donner naissance
à du nouveau, ces courants étant eux-mêmes en prise directe sur la réalité humaine, sociale,
historique, ethnographique — et, s'agissant de l'exemple qui nous occupe, nous retrouvons
ainsi une fois de plus, à propos de l'émergence de carnavalidans le vocabulaire occitan, ce
lien de nature et de fait déjà signalé entre charivari et carnaval 1 2 . De telles observations
montrent aussi que, comme les ensembles mythologiques, les ensembles lexico-sémantiques
sont toujours en équilibre instable, de nouvelles constellations terminologiques pouvant à
chaque instant apparaître, ces remaniements s'accompagnant de remotivations dans l'ordre
du sens 1 3 . Voilà, à mon humble avis, où réside la véritable créativité langagière que de
modernes scolastiques, dans un sursaut pour le moins inquiétant de formalisme et de dogma-
tisme, prétendent réduire à la faculté pour le sujet parlant de « générer » dans sa langue
naturelle autant de phrases « grammaticalement acceptables » qu'il est possible u .

D . Type « far côrrer Vase » et variantes

Il se cantonne dans une zone relativement restreinte (Lot-et-Garonne: points 47.11, 47.12,
47.13, 47.14, 47.21, 47.22 plus une attestation isolée en Ariège: 09.31). Il prend parfois la
forme d'une locution infinitive substantivée: lo correlase (47.13, 47.12, 47.21, 47.22).
Originellement, comme chacun sait, la sanction de la course à l'âne était réservée aux
maris bafoués et parfois aux femmes de mauvaise vie. Cette pratique étant tombée en désué-
tude (ou s'étant agrégée ici et là aux rites carnavalesques selon un processus très fréquent),
le désignatif correspondant « f a r côrrer l'ase », devenu vacant, tend à s'appliquer à toute
manifestation de caractère charivarique: cependant, le souvenir de l'époque où charivari
et course à l'âne étaient deux choses distinctes se laisse discerner dans la configuration
lexicale, puisque dans plusieurs localités la coexistence se poursuit entre dénominations du
type cornar, cornas et la locution « far côrrer l'ase ». Et s'agissant de la perte de la valeur
première de « far côrrer l'ase», il arrive qu'elle soit compensée par l'apparition de nou-

12. A u point 53 (Sainte-Foy-Tarentaise) de VAtlas linguistique et ethnographique du Jura et des Alpes


du Nord (francoprovença! central) de J.-B. M a r i n et G . Tuaillon, carnaval est la d é n o m i n a t i o n du charivari.
13. L'instabilité des ensembles mythologiques avait déjà été p a r f a i t e m e n t mise en lumière p a r Boas
qui intégrait cette propriété à son schéma diffusionniste.
14. Il faut, me semble-t-ii, savoir infiniment gré à Jacques Le GofT, qui a p o u r sa p a r t appliqué à
l'histoire certains concepts structuralistes (et non p a s générativistes), d'avoir en m ê m e temps m a r q u é ,
au n o m d u principe de réalité, les limites d ' u n tel t r a n s f e r t : s'agissant de littérature du registre merveilleux,
il écrit dans sa r e m a r q u a b l e étude « Mélusine maternelle et défricheuse (in Pour un autre Moyen Age ».
G a l l i m a r d , coll. Bibliothèque des Histoires, Paris, 1977, p. 3G7-331) que « p e n d a n t sa longue durée struc-
turale, les t r a n s f o r m a t i o n s , n o n plus de structure mais de contenu, que tolère le conte, présentent p o u r
l ' h i s t o r i e n une i m p o r t a n c e capitale. Et ces t r a n s f o r m a t i o n s ne sont pas le simple déroulement d ' u n méca-
n i s m e interne. Elles sont les réponses du c o n t e aux sollicitations de l'histoire ». Ces lignes devraient faire
réfléchir tous ceux qui s'ingénient à faire basculer la science linguistique (et les autres sciences humaines)
d u côté de la c o n s i d é r a t i o n des seuls ordres conçus, au détriment naturellement des ordres vécus. Voir
aussi la déclaration de J. Séguy dans l'avant-propos du volume IV de l'Atlas linguistique de la Gascogne:
« N o u s p r é t e n d o n s a t t e i n d r e des degrés d ' a b s t r a c t i o n de plus en plus élevés tant p a r des m é t h o d e s imper-
sonnelles (triages, statistiques) que par la mise en œuvre de la t h é o r i e : mais tout procédera de ce concret
intégral et intégré sans le respect duquel il n ' e s t que chimères et bavardages. »
Le charivari en Languedoc occidental 419

velles références identifiantes: significatif à ce sujet est le propos de l'informateur de 47.21


qui déclare: « on n'amenait pas d'ânes. Ça voulait dire que les mariés étaient des ânes ».
La donnée de 47.21 far carrer las cornas « faire courir les cornes » mérite une mention
spéciale: le croisement entre far cârrer l'ase et cornar, cornas est apte à rendre compte de
cette expression, à moins qu'elle ne constitue un rappel de l'action bien réelle, elle, de
transporter les bruyantes cornes charivariques, ces dernières étant en même temps spéci-
fiées comme symboles du cocuage.
J'ai plus haut fait allusion à la récupération au profit des rites carnavalesques de la
course à l'âne: le fait est très fréquent. Pour ce qui est de la région périgourdine, je tiens
cependant à signaler les observations faites à Saint-Laurent et Daglan, localités des environs
du point 24.33, par Sylvette Gilet: « une manifestation de Carnaval qui a beaucoup inté-
ressé les folkloristes est la jogada. Mes informateurs la mentionnent dans les régions de
Saint-Laurent et Daglan. Le groupe des jeunes, nous l'avons vu, conserve certains droits
sur les jeunes mariés, aussi le jour de Carnaval il oblige le dernier marié de l'année à monter
sur un âne afin de le promener dans le village. Celui-ci est vêtu d'une grande chemise en
toile et coiffé d'un bonnet de nuit. Il est installé à l'envers, c'est-à-dire tourné vers l'arrière
train de l'âne et doit manger le contenu d'un pot de chambre neuf: du boudin trempant
dans du vin blanc. Les jeunes sont munis de poches contenant de la farine de froment et
en lancent copieusement sur le jeune marié » 1 6 (observations analogues de D. Fabre à
Carcassonne et dans sa région).

E. Type « chirvilhin » et apparentés

Il est assez difficile de commenter ce chirvilhin du sud du domaine aussi bien que les formes
qui visiblement se rattachent à lui (cf. données de 09.02, 09.22). Peut-être y a-t-il lieu de le
rapprocher de la dénomination du charivari donnée comme provençale par le FEW : « che-
revelin » (et « charavarin » à Aix, avec un quasi équivalent en domaine d'oïl: normand
« chavarin »). Du reste, c'est précisément à cause d'une parenté possible avec la forme pro-
vençale que j'ai opté en faveur d'une transposition orthographique chirvilhin avec terminai-
son -in (Alibert, Dictionnaire occitan-français, choisit un parti semblable: il écrit en effet
chervelin et indique une localisation haut-ariégeoise). La caractéristique phonétique impor-
tante, outre l'initiale affriquée prépalatale, serait donc ici la nasalité du [i] de la dernière
syllabe (discernable également dans une autre forme occitane fournie par le F E W : « corbo-
lin » de la région de Laguiole, Aveyron): faut-il lui accorder à elle aussi une valeur expres-
sive? C'est ce que je ne saurais dire. Quoi qu'il en soit, chirvilhin paraît parfaitement accli-
maté dans la partie du Languedoc occidental où les enquêtes de l'atlas ont permis de déceler
sa présence 1 6 .

F. Divers

Tintamarri 24.13, bataclan 81.12 ressortissent à des thèmes lexicaux courants et polysémiques.
En ce qui concerne les formes en [ta-] de 81.11 et 81.13, également mentionnées par le
F E W qui les localise dans la région de Béziers et les confins montagnards du Tarn et de
l'Hérault, l'explication de leur élément initial est malaisée.

15. Sylvette Gilet, Contribution à Vétude de la civilisation traditionnelle et de la littérature populaire


en Périgord, Mémoire de Maîtrise (inédit) dirigé p a r M . - M . Boisgontier et Lefèvre, Université de Bordeaux
III, 1976. ^ ^ v
16. Il se p o u r r a i t que [tsoboli] 24.15 procède lui aussi d'un p r o t o t y p e avec finale [-in], la dénasalisation
étant n o r m a l e dans cette zone: en ce cas, la transposition o r t h o g r a p h i q u e du m o t devrait être chavalin.
420 X. Ravier

Quant à charivali, charivali du même secteur, les réalisations locales effectives (voir
carte 1) sont l'indice de télescopages entre divers types morpho-phonétiques: accentuation
oxytonique de 81.30, 81.31, 81.34 contre accentuation paroxytonique de 81.32, 81.33, 81.35,
initiale affriquée [ts] (équivalent dialectal normal de [p] ou [tp]) alors que toute la zone envi-
ronnante a [k], dissimilation [-r-r- > -r-1-] au lieu de [-r-r- > -1-r-], etc.
Le tableau ci-après, en même temps qu'il résume les considérations développées dans
l'article, vise à fournir une présentation unitaire et globale du champ lexico-sémantique
qui est celui des dénominations du charivari dans le domaine.
Rangée supérieure: termes ou éléments ayant agi comme inducteurs dans les divers
processus de remaniement ou de création lexico-sémantiques.
Rangée inférieure: aboutissants desdits processus.
Lignes fléchées pleines: processus lexical.
Lignes fléchées en pointillé: processus sémantique (processus sémantique et processus
lexical sont, du reste, la plupart du temps concomitants et indissociables).

chlrvilhin

Les usages : éléments pour une ethnographie du charivari en Languedoc occidental

Le mot « éléments » est ici de rigueur: comme j e l'ai déjà signalé, la collecte des faits propre-
ment ethnographiques ne vient qu'en second rang dans les recherches de terrain menées
en vue de l'élaboration d ' u n atlas dialectologique. Par conséquent, les indications publiées
ci-après ne visent qu'un nombre restreint des localités entrant dans le réseau. Mais ces
renseignements sont de première main et ont été obtenus auprès d'informateurs indigènes;
ils se présentent aussi comme des matériaux bruts: il arrive, du reste, que l'on rapporte
assez souvent les propos des témoins eux-mêmes, tels qu'ils ont été tenus lors de l'enquête,
ce qui est signalé par leur mise entre < > .
Quelques remarques d ' o r d r e général:
1) Le scénario charivarique en Languedoc occidental, à la lumière des données ras-
Le charivari en Languedoc occidental 421

semblées, apparaît comme relativement uniforme: tapage nocturne dont o n obtient


qu'il s'arrête contre gratification en vin, accompagné de gâteaux dans plusieurs cas.
2) L'emploi de cet instrument aussi bruyant que hautement symbolique qu'est la
corne de vache ou de bœuf est assez répandu, ce qui confirme au demeurant les
observations proprement géolinguistiques.
3) L'utilisation d'autres instruments comme les faux (signalée à deux reprises) ne
s'explique certainement pas par la seule capacité sonore de la lame de cet outil
quand elle est frappée: il y a ici aussi sans aucun doute une intention symbolique
à laquelle il faudrait consacrer une recherche spéciale (cf. également la faux comme
attribut quasi obligatoire des manifestations paysannes: son apparition dans les
figurations carnavalesques a été aussi plusieurs fois mentionnée par les auteurs).
4) L'existence d'autres instruments charivariques comme to bran (« le taureau ») de
12.24 ou la variala de 81.33 est un fait particulièrement intéressant: ces variantes
du tambour à friction sont bien connus des ethnographes et ont été fréquemment
étudiés dans la littérature spécialisée. Nous sommes ici à un niveau « d'archéocivili-
sation » (j'emploie ce mot en dépit des réserves qu'il suscite) englobant aussi les
distractions des enfants, pour qui la fabrication des instruments à friction est dans
de nombreuses régions une occupation favorite.
5) Le dossier ci-après contient aussi quelques informations sur des pratiques connexes
du charivari, par exemple le dépôt en mai de bouquets de fleurs à la porte des
jeunes filles ou la jonchée des adultères.

09-02. [la ramado] la ramada: pratique consistant à «fleurir les jeunes filles» le 1 e r m a i ;
on dépose devant la porte de celles qui ne sont pas sérieuses des épines, du sureau, du
[farutf.] farrotge (trèfle incarnat).
09-31. [fè kuré 1 azé] fèr côrrer l'as'e: vise un veuf qui se remarie.
11-21. Bruit produit avec divers objets métalliques: la chose se passe de nuit et cesse lorsque
la victime paie à boire aux jeunes.
12-01. En tête vient un joueur d'accordéon, que suivent des comparses frappant sur des
tambours et des chaudrons: il fallait payer à boire pour obtenir que ça cesse. Selon
le témoin, des incidents graves auraient lieu, faisant des tués.
12-02. Visait deux veufs qui se remariaient: un nommé A..., de Livinhac (commune des
environs), était le compositeur attitré des chansons de charivari.
12-05. < Les gens masqués faisaient du vacarme devant la maison et dans le village. Ils
faisaient un simulacre de mariage devant l'église. On payait un coup à boire pour que
ça s'arrête > .
12-22. < C'était une fille qui prenait un veuf : alors ils ont cherché des marmites, des casse-
roles et avec des bâtons... ils sont allés pendant une semaine avant qu'elle se marie,
ils sont allés faire le tour de la maison [de la fille], au début ils restaient loin, alors ils
allaient faire le tour et chaque jour ils se rapprochaient un peu plus, chaque jour un peu
plus. Autrefois ça se faisait beaucoup plus que maintenant... Ça se faisait des fois à
tous les deux... des fois, quand ils, les mariés allaient au lit, ils y trouvaient un homme
et une femme faits en mannequins: maintenant c'est perdu ça, ça se fait plus > .
N.B. Les mannequins dans le lit: il s'agit en réalité d ' u n e plaisanterie à laquelle on se
livrait fréquemment lors des mariages, et non d ' u n e sanction.
12-23. On utilisait des cornes et des cloches; bruit devant la maison: si l'on ouvrait et payait
à boire, la chose s'arrêtait: sinon ça continuait.
12-24. Vacarme produit avec des cornes, des faux, etc. On employait aussi [lu brau] lo brau,
littéralement « le taureau »: il s'agissait d'un pot à grain de 4 à 5 1, troué au fond et
422 X. Ravier

dans lequel on mettait une ficelle cirée: le bruit qui en sortait rappelait le mugissement
d ' u n taureau, d'où le nom de l'instrument. Il fallait payer à boire pour que ça cesse.
24-02. < Ça se fait encore > .
24-11. < Avant le mariage, chez l'un et chez l'autre (c.à.d. chez les deux futurs) > .
24-12. < Quelquefois on le faisait aussi chez des gens mariés (cas d'adultère), mais là c'est
beaucoup plus grave > .
24-13. < Avec des ustensiles de cuisine, des cornes, des clairons. Jusqu'à ce que les mariés
aient payé à boire > . Selon l'informateur, la coutume est encore vivante.
24-14. Avant le mariage, lorsque l'un des époux, veuf ou divorcé, se marie avec un(e) jeune.
Si les futurs conjoints sont l'un et l'autre divorcés, rien ne se passe.
24-15. < Ça se fait dès l'annonce du mariage > .
24-20. < Avait lieu en général quelques jours avant le mariage, chaque soir, et de plus en
plus fort tant que les époux ne disaient rien. Ça se terminait quand ils (les époux)
avaient payé le vin blanc et les gâteaux à tout le monde > .
24-21. < Avec cornes, trompettes... > .
24-22. < Avant le mariage, dès qu'il est annoncé > .
24-30. < Quand il (probablement le futur marié) payait à boire la première fois, c'était fini
tout de suite > .
24-31. < Quand le marié a payé à boire, c'est terminé > .
24-33. < On fait un bruit infernal tous les soirs devant la maison de l'intéressé avec des
faux, de vieux ustensiles de cuisine — une fois on avait amené un [bentodu] (ventador :
tarare) sur la charrette — jusqu'au jour où ils consentent à payer le vin blanc, les
gaufres: là, tout s'arrête > .
31-12. On frappait sur des casseroles; on faisait aussi une jonchée de fumier entre les mai-
sons des deux futurs époux: les victimes mettaient fin en payant à boire.
31-31. [la ramado] la ramada « j o n c h é e d'immondices ».
33-10. < Quand un veuf se marie avec une jeune fille > .
33-11. < Le charivari se fait avec des cornes de vache percées, de vieilles poêles, de vieux
seaux, tous les soirs tant que le marié n'a pas payé à boire à tout le monde > ; [léi
kurnairé] les cornaires: les acteurs du charivari.
33-12. Le charivari aux remariés se faisait avec des seaux, de vieux ustensiles et aussi « des
cornes de mer » (gros coquillages ou conques marines). La jeunesse et même les hommes
mariés y prenaient part. Le tapage durait jusqu'à minuit chaque soir et ne s'arrêtait que
lorsque l'on payait gâteaux et vin blanc aux participants.
On fait aussi des jonchées de lierre entre les portes d'un homme et d'une femme entre-
tenant une liaison. Et mettre dans la jonchée d'une jeune mariée des feuilles de lierre,
des plumes et des pommes de pin constitue une grave insulte.
33-13. Utilisation de cornes et d'ustensiles divers; on chante aussi des chansons; le charivari
vise les remariages mal assortis; [(h)èzoe la junkadoe] (h)èser la joncada: faire une
jonchée de plumes devant la porte des adultères.
47-04. < On n'en a plus fait ici après la guerre de 1914-1918 > ; [la mayadoe dé plumoe]
la maiada de plumas : jonchée de plumes devant la porte des adultères, et parfois d'une
porte à l'autre (le témoin affirme avoir vu la chose à Castelnau, localité des environs).
47-05. < [la mayado dé plumo] la maiada de plumas: jonchée de plumes. Se faisait de chez
l'un à chez l'autre quand l ' h o m m e et la femme ont couché ensemble avant de se marier.
On allait chercher toutes les cornes qu'on pouvait trouver et on les suspendait partout.
Le charivari en Languedoc occidental 423

Il y en avait un, une fois, qui criait, bien content : [bèno béiré sé m a purta dé fcudyé]
vèna veire se m'an portât de codiers « Viens voir si on m'a porté des coffins! » ( = coffin
suspendu à la ceinture dans lequel on met la pierre à aiguiser la faux). On faisait aussi
[la mayado] quand un type allait voir une femme ( = adultère) > .
47-11. < [y ane fa louré 1 azé] i anèm fa côrrer Vase « nous allons lui faire une course à
l'âne »: à une fille peu sérieuse qui se mariait, une sorte de carnaval > .
47-12. Le père de l'informateur (âgé de 67 ans) a participé à plusieurs charivaris et à la
composition des chansons de circonstance: < on faisait des chansons, en patois, mais
bien faites, que ça rimait bien, en vers et tout > ; le père de l'informateur est un ancien
violoneux: ses services étaient utilisés par les bals locaux, où il faisait danser le rondeau
[branlé] branle.
47-13. Accompagnement consistant en une musique burlesque.
47-21. < Se faisait aussi bien pour des remariages de veufs que pour des jeunes qui n'avaient
pas été sages: filles enceintes... Enquêteur: Est-ce qu'on amenait un âne? — Témoin:
Non. On n'amenait pas d'ânes. Ça voulait dire que les mariés étaient des ânes! (rires) > .
47-22. L'informateur évoque un charivari auquel il a assisté dans sa jeunesse, au hameau
de Fourtic. Une chanson avait été composée pour la circonstance, à laquelle tous les
soirs s'ajoutaient de nouveaux couplets: outre ceux dirigés contre les mariés, d'autres
passaient en revue les habitants du village. Par exemple:
Lo Tauzin que se fasha
a mèi a bien reson
damb tôt ' aquela serenada
li traulhen tôt ronhon
« Tauzin se fâche
bien qu'avec raison:
avec toute cette sérénade,
on lui piétine tous les oignons ».
(Ceux qui faisaient le charivari traversaient le jardin d'un nommé Tauzin).
Lo matin que se lèva
dambe lo pot a la man
« le matin elle se lève
avec le pot à la main »
(Fragment d'un couplet dirigé contre une femme surnommée [la kuséko] la cuseca
« la cul-sèche » qui tous les matins allait vider son pot de chambre).
Cents d'aqueste vilatge
tenètz-vos per avertits,
avètz un comissari
de l'aute cap de Fortic
« Gens de ce village,
tenez-vous pour avertis:
vous avez un commissaire
de l'autre côté (du hameau) de Fourtic »
(Le couplet vise un mouchard qui avait dénoncé aux gendarmes ceux qui faisaient le
charivari).
81-33. [uno baryaro] una variala. Instrument pour le charivari: pot de terre fermé par une
peau de chèvre que traversait une cheville à laquelle on imprimait un mouvement de
va-et-vient.
N.B. Je pense que le mot est à rapprocher de variar qui en occitan signifie non seulement
« varier, changer », mais aussi « délirer, déraisonner » : la variala serait donc l'instrument
dont l'effet lancinant vous rend fou. Le phonétisme [ro] de la dernière syllabe de ce
424 X. Ravier

terme dans sa forme dialectale est à mettre au compte du « rhotacisme albigeois » dont
il a déjà été question ([baryalo] > [baryaro]).
81-35. Utilisation des [simbuls] simbols « clochettes » pour le charivari.

Instructions pour la lecture des cartes

Ainsi que je l'ai déjà indiqué dans l'article (La présentation des matériaux languedociens
occidentaux), la technique cartographique ici mise en œuvre consiste, chaque fois que la
chose est possible, à dégager une dominante aréologique: la forme qui est donnée au titre
de cette dominante vaut, sauf exception locale toujours signalée, pour tous les points de
l'aire à laquelle elle sert d'intitulé.
Lorsque la dispersion de l'information, qu'il s'agisse de lexique ou de phonétique, ne
permet pas de déterminer une dominante, les données de chaque point font l'objet d'une
écriture intégrale.
Écritures séparées par une virgule ou superposées: il s'agit de données cooccurrentes
(synonymie sur le plan du lexique, variantes morpho-phonétiques). Aux points 12.06, 46.17
(carte 1), 12.06, 11.21, 46.17 (carte 2) la virgule qui précède l'écriture signifie que la cooc-
currence s'établit par rapport à la dominante aréologique: par exemple à 46.17 l'usage
local admet aussi bien la forme singulière [kôribari] carivari que la forme plurielle [léh
kôribari] les carivaris.
Signe 9: il annonce que la donnée du point en cause est reportée faute de place dans
l'angle inférieur gauche de la carte.
Signe 0 : absence de donnée.
A noter que dans deux localités les informateurs ont explicitement rejeté d'une part
calhavari (09.20), d'autre part carivari (47.13): ces termes leur avaient été suggérés par
l'enquêteur (le premier en raison de l'absence de réponse à 09.20, le second comme équiva-
lent de lo correlase à 47.13): il y a donc lieu de présumer qu'ils n'existent pas dans le lexique
des points en cause.
Les + renvoient aux données ethnographiques procurées par nos informateurs et
publiées en complément du commentaire linguistique: elles figurent seulement sur la carte 2.

Identification des points d'enquête

Chaque localité du réseau de l'atlas est représentée sur le fond de carte par un matricule
numérique à deux éléments séparés p a r un point: le premier est le numéro minéralogique
du département auquel appartient la localité, la spécification de celle-ci étant assurée par
le second (lequel s'insère dans un système de tranches décimales: 01 et suivants, 10..., 20...,
30... dont le mode de fonctionnement sera expliqué dans l'avant-propos du volume I de
l'atlas).

09.01 Saint-Martin d'Oydes 09.32 Mérens-les-Vals


09.02 Loubens 09.33 Quérigut
09.10 Labastide-de-Lordat 11.01 Molleville
09.11 Dun 11.02 Saint-Martin-Lalande
09.20 Prayols 11.03 Ribouisse
09.21 Surba 11.04 Gramazie
09.22 Siguer 11.20 Sonnac-sur-l'Hers
09.30 Montségur 11.21 Puivert
09.31 Caychax 11.22 Rodome
Le charivari en Languedoc occidental

12.01 Saint-Félix-de-Lunel 46.20 Les Junies


12.02 Auzits 46.21 Saint-Pierre-Lafeuille
12.03 Savignac 46.22 Anglars-Juillac
12.04 Lanuejouls 46.23 Saint-Matré
12.05 Mayran 46.24 Trespoux
12.06 Onet-l'Eglise 46.25 Sainte-AIauzie
12.20 Najac 46.30 Orniac
12.21 Vabre-Tizac 46.31 Gréalou
12.22 Jouels 46.32 Capdenac-le-Haut
12.23 Lacassagne 46.33 Concots
12.24 Meljac 47.01 Baleyssagues
19.01 Sioniac
47.02 Douzains
24.01 Saint-Michel-de-Montaigne
47.03 Cambes
24.02 Monfaucon 47.04 Beaupuy
24.03 Saint-Julien-de-Crempse 47.05 Labretonie
24.10 Veyrines-de-Vergt 47.10 Villeréal
24.11 Savignac-de-Miremont
47.11 Blanquefort
24.12 Tamniès
47.12 Cancon
24.13 Archignac
47.13 Savigac-sur-Leyze
24.14 Trémolat
47.14 Montayral
24.15 Sainte-Nathalène
47.20 Fauillet
24.20 Saint-Laurent-des-Vignes
47.21 Laparade
24.21 Faux
47.22 Clermont-Dessous
24.22 Sainte-Eulalie-d 'Eymet
47.30 AlIez-et-Cazeneuve
24.30 Marnac
24.31 Domme 47.31 Foulayronnes
24.32 Saint-Romain-de-Monpazier 47.32 Tayrac
24.33 Saint-Pompon 81.01 Roussay rôles
31.01 Merville 81.02 Cordes
31.10 Villaudric 81.03 Puycelci
31.11 Garidech 81.04 Castelnau-de-Lévis
31.12 Toulouse 81.05 Gaillac
31.20 Clermont-le-Fort 81.06 Rabastens
31.21 Mauressac 81.07 Cadalen
31.30 Mascarville 81.10 Pampelone
31.31 Montgaillard-Lauragais 81.11 Saint-Julien-Gaulène
31.32 Dreuilhe 81.12 Fauch
31.33 Aignes 81.13 Massais
33.10 Tayac 81.20 Belcastel
33.11 Les lèves-et-Thoumeyragues 81.21 Moulayrès
33.12 Saint-Antoine-du-Queyret 81.22 Appelle
33.13 Les Esseintes 81.23 Arfons
46.01 Rouffilhac 81.30 Roquecourbe
46.02 Dégagnac 81.31 Brassac
46.10 Cavagnac 81.32 Gijounet
46.11 Saint-Sozy 81.33 Murat-sur-Vèbre
46.12 Autoire 81.34 Aiguefonde
46.13 Sousceyrac 81.35 Rouairoux
46.14 Beaumat 82.01 Roquecor
46.15 LeBastit 82.02 Lauzerte
46.16 Saint-Simon 82.03 Vazerac
46.17 Sabadel-Latronquière 82.04 Boudou
426 X. Ravier

82.10 Montpezat-de-Quercy 82.21 Castelmayran


82.11 Mouillac 82.22 Montbeton
82.12 Espinas 82.23 Mas-Grenier
82.13 Bioule 82.24 Bessens
82.20 Donzac 82.30 La Salvetat-Belmontet
Le charivari en Languedoc occidental

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Carte 1.
428 X. Ravier

Carte S.
Glossaire

CLAUDINE FABRE

Ce glossaire reprend les termes cités dans les articles et, autant que possible, les localise
et les définit. II ne donne pourtant qu'une bien faible idée de la richesse lexicologique du
sujet. La description du lexique et du rituel n'ayant pas été menée partout de façon métho-
dique, nous avons conservé le terme générique charivari pour désigner un rite dont, par
ailleurs, nous avons pu voir la variété et la complexité. Cette uniformité du signifié ne préjuge
en rien des formes rituelles locales qui s'accompagnent très souvent — mais pas toujours —
de vacarme.

Asoada. France, Gascogne.


Terme occitan attesté depuis le xvm e siècle, mais vraisemblablement antérieur. Formé
sur ase, âne, signifie toujours « promenade sur l'âne ».

Asto-Lasterak. Pays Basque, Basse-Navarre.


Formé sur asto, âne; littéralement « course d'âne ». Ce terme est souvent mis au pluriel,
asto-lasterka, et désigne alors une parade charivarique avec de multiples ânes, chevaux,
mulets... La variante asto-jokua, jeu d'âne, est attestée dans le Valcarlos.

Baccinata (ou battarella). Italie, provinces du Nord.


Formé sur Baccina, bassine. Ce terme désigne, en Italie du Nord, de préférence le
charivari politique.

Bassiner, bassinage. France, Lorraine francophone.


Formé sur « bassin » en référence à l'ustensile utilisé pour le tapage charivarique.

Berler. France.
Charivariser, d'après berle, trompe.

Callcari, carrebari. Espagne, Catalogne.


Nom désignant le charivari dans la province de Lerida.

Capramaritum, carivaritum. Italie, Piémont.


Ces deux termes médiévaux piémontais sont encore utilisés par les juristes au XVI e siècle.
Le premier a été remotivé sur capra, chèvre, en référence au rôle de cet animal dans certains
charivaris piémontais. Voir Zabramari.

Le charivari. École des Hautes Études!Mouton, pp. 429-434.


430 C. Fabre

Carronage. France, Savoie.


Nom du charivari en Tarentaise, formé sur carron, grosse sonnaille des bovins.

Cencerrada. Espagne, Castille.


Formé sur cencerro, cloche cylindrique rustique utilisée comme sonnaille et instrument
de musique. La racine *zinç — ou *zinz —• est commune au castillan et au basque. Cervantes
fait allusion à une pratique charivarique qui consiste à attacher des clochettes à la queue
des chats et associe donc bruit des sonnailles et miaulements: « Espanto cencerril y gatuno ».
Bien que ce terme — qui s'est imposé comme générique en espagnol — caractérise surtout
la Castille on le retrouve en Galice: cencerrallada, aux Asturies : cencerrada, en Euskadi:
zintzarri... En Vieille-Castille cependant il est concurrencé par des vocables formé sur
campana qui désigne la grosse cloche au battant de corne.
Le mot charivari n'apparaît en espagnol qu'au xix e siècle, il donne son titre à un ouvrage
d'Azorin.

Charidane. France, Saintonge (Charente).


Contraction saintongeaise de « charivari d'âne ».

Chocallada. Espagne, Galice.


Formé sur choca, grosse sonnaille pour bovins. Nom local de la cencerrada. Le cho-
queiro est un personnage burlesque du carnaval qui arbore des clochettes cousues sur son
costume. Dans de nombreux villages des Asturies orientales le terme choca a évolué phoné-
tiquement jusqu'à llueca d'où le vocable lloquerada pour désigner le charivari à Arriondas.

Correda. Italie, Sardaigne.


Terme sarde le plus répandu avec son dérivé correddada; viendrait de corna, cornettata,
corne, cornage. Ce vacarme charivarique utilise souvent aussi les cloches et clochettes,
sonazzas, et les crécelles, matracas.

Corre l'ase. France, Languedoc.


Mot à mot: courir l'âne, équivalent de asoada. Ce terme, attesté depuis le xvn e siècle
mais vraisemblablement antérieur, désigne aujourd'hui le vacarme charivarique en général
dans une petite aire du Languedoc occidental (voir carte de X. Ravier). Au début du siècle
le châtiment du mari battu était appelé corre Vase dans tout le Toulousain.

Cowlstaff-Riding. Grande-Bretagne, Somerset.


Chevauchée sur une vache, attesté dans le Somerset depuis le début du xvn e siècle.

Dachabdecken. Allemagne.
Enlèvement du toit qui peut aller jusqu'à sa destruction complète au cours de la nuit
et en silence. Le terme et la tradition sont surtout denses en Hesse, Franconie, environs de
Mayence.

Dièdre-Mbidare. Haute-Volta, ethnie Samo.


« Tintamarre de pierre » accompagnant de village en village le corps de toute personne
considérée comme zama à la suite « d'infractions » de diverses natures. Le corps est ainsi
expulsé de son territoire d'origine, puis abandonné dans les branches d'un arbre.

Donkeying. Grande-Bretagne, Yorkshire.


Formé sur donkey, âne. Promenade sur l'âne infligée, dans le Yorkshire, par les ouvriers
de la soie à tous ceux qui transgressaient les règlements de la profession. Le donkeying châ-
tiait aussi bien employés et employeurs.
Glossaire 431

Ernterùgen. Allemagne.
Forme de charivari qui visait les paysans qui n'avaient pas fini leurs travaux dans les
délais prescrits par les règles communautaires.

Eseltritt (ou Eselshochzeit). Allemagne.


Littéralement : marche de l'âne ou noce de l'âne. Rite châtiant surtout les délits sexuels,
particulièrement répandu dans la région de l'Eiffel.

Esquellotada. Espagne, Catalogne.


Formé sur esquella, clarine, sonnaille. Terme catalan attesté dans de nombreuses
variantes dialectales (esquelleria aux Baléares, esquellada en valencien, esquilada en arago-
nais ...); il désigne, selon les lexicologues catalans, le chahut charivarique adressé «aux
veufs qui se remarient ».

Fourbi. France, Bas-Limousin.


De l'occitan forbir, nettoyer, parer, embellir, faire l'amour, faire du bruit, du désordre.
Désigne en bas-limousin le tintamarre charivarique.

Franghigliuli. France, Corse.


A partir d'un terme désignant les grelots de mulets, désigne le vacarme charivarique.

Haberfeldtreiben. Allemagne.
Ce terme, surtout utilisé en Bavière, désigne toute réprimande collective signifiée par'
une jonchée (de paille, de sciure...). A l'origine la victime était conduite dans un chaînp
d'avoine (Haberfeld). Les Haberer ou Haberfeldtreiber formaient de véritables sociétés
secrètes, en Haute-Bavière surtout. Ils sanctionnaient dans la société paysanne toutes les
formes de délits sexuels et les vols.

Hennenreiten. Allemagne, Souabe.


Mot à mot : chevauchée de la poule, nom souabe du charivari.

Katzenmusik. Allemagne.
Mot à mot : musique de chats. Bien qu'on ne puisse parler de terme générique allemand
celui-ci est le plus répandu dans les pays d'expression germanique.

Ketelmuzik. Allemagne.
Mot à mot: musique de chaudron. Variante du précédent.

Mattinata. Italie.
Du latin médiéval matutinate, désigne la cérémonie matinale au cours de laquelle
l'époux remettait à sa femme les présents nuptiaux avec un accompagnement de musique;
c'est le Morgengabe germanique. Le terme dans l'Italie du Nord et du Centre (Émilie,
Romagne, Vénétie, Toscane...) désigne toutes les formes d'aubades joyeuses ou insultantes.
Au xix e siècle, il est remplacé par templellata.

Mortelet. France, Languedoc.


De martèl, petit marteau de porte, heurtoir des maisons vigneronnes embourgeoisées.
Tapage nocturne qui consiste à lier une corde au heurtoir ou à attacher une pierre à son
extrémité et à battre la porte jusqu'à ce que les résidents de la maison se lèvent. Synonymes:
tustet, balandran. Terme et coutume toujours pratiqués.

Matraca (dar...). Espagne, Vieille Castille.


Attesté depuis 1693 par les lexicographes. Dar matraca signifie « faire un charivari »,
432 C. Fabre

la matraca est le petit marteau de bois utilisé — comme la crécelle, caracca, — pendant
l'office des Ténèbres. Ce terme est emprunté à l'arabe mitraq, gourdin.

Messa a cavallo dell'asino. Italie, Sardaigne.


Chevauchée de l'âne. Cette ancienne coutume sarde est aujourd'hui spécialisée dans la
sanction des abus de pouvoir. La mise sur l'âne peut s'atténuer en simple exposition de
l'âne devant la porte du notable visé.

Onobatis. Grèce.
Terme grec ancien désignant la cérémonie où la femme prise en flagrant délit d'adultère
est juchée sur un âne.

Palhada. France, Languedoc.


Terme du languedocien oriental, du Biterrois au Vivarais et au Comtat Venaissin
attesté depuis le xvi e siècle. Formé sur palha, paille. Dès l'ancien occitan (xi e -xrv c siècle)
les dérivés sur ce thème sont bien connus : palhard, palhardisa, le français ne leur donnera
leurs sens modernes qu'au xvi e siècle. La palhada désigne un spectacle charivarique complexe
et variable avec promenades d'ânes, chants obscènes, jugements en effigie... Sans doute
le terme est-il motivé par l'usage de la paille dans les jonchées réprobatrices des délits sexuels.

Pandorga. Espagne, Asturies.


Terme asturien également attesté ailleurs dans la péninsule. Défini dans un dictionnaire
de 1737 comme « réunion bruyante d'instruments variés mais aussi femme forte, négligée ».
A Valladolid une pandorga est une représentation burlesque, en castillan populaire une
pandorgada est un tapage où la dérision tient une grande part.

Padella. France, Corse.


Formé sur le terme corse pour « poêle ». Nom du charivari en référence à l'instrument
utilisé.

Pôeletage. Belgique, Wallonie.


Nom wallon du charivari.

Rappeln. Allemagne, Saverland et Bergishesland.


Nom local du charivari.

Ride (io) the slang. Grande-Bretagne.


Mot à mot : monter le bâton. La chevauchée sur un madrier est un usage caractéristique
du charivari anglais. Ce châtiment était aussi infligé jusqu'au début du xix e siècle aux
mineurs, marins et prostituées par les autorités civiles et religieuses.

Rough music. Grande-Bretagne.


Terme générique en anglais désignant la musique cacophonique du charivari. Celle-ci
peut accompagner la « chevauchée au madrier ». Jusqu'au xvi e siècle les tribunaux pou-
vaient infliger officiellement cette cérémonie de dérision.

Riige. Allemagne.
Terme désignant les « conduites de réprimande », en général.

Rumori. Italie, provinces du Nord et du Centre.


Ce terme désigne les conduites de bruit associées aux mariages quels qu'ils soient (voir
Mattinata).
Glossaire 433

Scampanata (ou Campanaio). Italie.


Terme italien le plus répandu, attesté depuis 1526 (Statuts de Pomarance, Pise). Formé
sur campano, sonnaille. Mais l'instrument de la scampanata était surtout (par exemple à
Rome jusqu'au xvm e siècle) la marmite de terre, la pila que l'on brisait sur la porte de la
veuve qui se remariait.

Shareware. Allemagne, Baden.


Terme dérivé de « charivari ». Vacarme propitiatoire donné aux jeunes époux après
qu'ils se soient mis au lit.

Schaware. Allemagne, Sarre.


Nom local du charivari.

Shivaree. Canada.
Charivari de remariage. Le terme est aussi connu aux USA (Louisiane, Texas ...)
et désigne alors les bruits non agressifs de la nuit de noce. Voir Shareware.

Skimmington ride. Grande-Bretagne.


On trouve aussi Skimity dans le Somerset, le terme est attesté depuis 1600. Chevauchée
— d'un âne ou d'un madrier — qui fut toujours associée au châtiment d'une virago jusqu'au
xix e siècle dans l'Ouest anglais. Le Skimmington ride donnait lieu à une dramatisation très
complexe (déguisements, para-musique, mannequins...).

Sonazza. Italie, Sardaigne.


Terme désignant le charivari sarde concurremment avec correda et tintinneda; le terme
renvoie à l'utilisation rituelle des sonnailles.

Stagone. France, Corse.


Bidons de fer blanc utilisés lors du vacarme charivarique.

Stang. Grande-Bretagne, Yorkshire.


Terme local (village de Kirkby-Malzeard) désignant à la fois la paramusique et la
chevauchée du madrier; le mot et la chose sont restés pratiqués jusqu'au début du xx e siècle.

Tamburata. Italie.
Synonyme de scampanata en référence à l'instrument utilisé, le tambour.

Templellata. Italie.
Voir Mattinata.

Tierjagen. Allemagne, Birgishesland.


Mot à mot: chasse aux animaux. Terme désignant le charivari dans la vallée de l'Ahr.

Tintinaccio. France, Corse.


Nom désignant le tintamarre charivarique produit par des sonnailles, des casseroles...

Tintinnedda. Italie, Sardaigne.


D'après tintinni, sonnailles des brebis, terme sarde désignant le charivari.

Toberak. France et Espagne, Euzkadi.


D'après tobera, soufflet de forge. Ce terme désigne en Navarre septentrionale et en
Guipuzcoa les sérénades aux mariés mal assortis.
434 C. Fabre

Tobera-Mustra. France, Euzkadi.


Ce terme, où l'on reconnaît « monstre » dans le sens médiéval de « parade », désigne
en Basse-Navarre les représentations théâtrales mettant en scène les scandales matrimoniaux.

Tocsin. France.
Nom du charivari dans la Meuse.

Tracassin. France.
Nom du charivari en Dauphiné occidental, Lyonnais, Mâconnais et Limousin.

Traîner le balai. France, Saintonge (Charente).


Désigne à Blanzac (Charente-Maritime) le rituel où le père d'une cadette qui se marie
avant son aînée doit faire le tour du village et payer à boire à la jeunesse.

Turga. Espagne, Asturies.


Terme local (Ribadesella) désignant une mise en scène dramatique avec mannequins
représentant le couple scandaleux incriminé. La turga se dit aussi entierro aux environs de
Pola de Siero.

Vaquillada. Espagne, Estremadura.


D'après vaquilla, cloche de vache; synonyme de cencerrada.

Wassertouche. Allemagne, Bavière et Franconie; Suisse allemande.


Rite consistant à plonger la victime dans l'eau. Châtiment réservé en général aux infrac-
tions juvéniles par les membres du groupe d'âge eux-mêmes.

Zabramari. Italie, Piémont.


Nom local du charivari attesté depuis le xv e siècle avec les variantes zavramaritum,
jauramaritum, zenramari, chevramariti...
Bibliographie

CLAUDINE et DANIEL FABRE


JOSSELYNE CHAMARAT
CLAUDIE MARCEL-DUBOIS

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Table des matières

Présentation, Jean-Claude SCHMITT 9

PREMIÈRE PARTIE. COMMUNICATIONS 11

Ethnologie européenne. France, Espagne, Sardaigne, Roumanie 13


Nicole BELMONT, Fonction de la dérision et symbolisme du bruit dans le charivari 15
Daniel FABRE et Bernard TRAIMOND, Le charivari gascon contemporain : un enjeu politique 23
Claude KARNOOUH, Le charivari ou l'hypothèse de la monogamie 33
Claudie MARCEL-DUBOIS, La paramusique dans le charivari français contemporain 45
Catherine ROBERT et Michel VALIÈRE, « Lo Martelet », un charivari occitan à Lespignan
(Hérault) 55
Martine SEGALEN, Les derniers charivaris ? Notations tirées de 1'« Atlas folklorique de la
F r a n c e » (1943-1950) 65
Julio CARO BAROJA, Le charivari en Espagne 75
Clara GALLINI, Le charivari en Sardaigne 97
Dominique LESOURD, « Strigatorii », une coutume de charivari roumaine ? 109

Antiquité et Moyen Age. Grèce ancienne, Byzance, Occident médiéval 115


Pauline SCHMITT-PANTEL, L'âne, l'adultère et la cité 117
Évelyne PATLAGEAN, Les «jeunes » dans les villes byzantines: émeutiers et miliciens 123
Carlo GINZBURG, Charivari, associations juvéniles, chasse sauvage 131
Martine GRINBERG, Charivaris au Moyen Age et à la Renaissance. Condamnation des
remariages ou rites d'inversion du temps ? 141
Christiane KLAPISCH-ZUBER, La « mattinata » médiévale d'Italie 149
Richard C. TREXLER, De la Ville à la Cour. La déraison à Florence durant la République
et le Grand Duché 165

Ancien Régime. France, Italie, Angleterre 177


André BURGUIÈRE, Pratique du charivari et répression religieuse dans la France d'Ancien
Régime en Languedoc 179
Nicole CASTAN, Contentieux social et utilisation variable du charivari à la fin de l'Ancien
Régime en Languedoc 197
Natalie Zemon DAVIS, Charivari, honneur et communauté à Lyon et à Genève au xvn e
siècle 207
François LEBRUN, Le charivari à travers les condamnations des autorités ecclésiastiques
en France du xiv e au xvin e siècle 221
Robert MUCHEMBLED, Des conduites de bruit au spectacle des processions. Mutations
mentales et déclin des fêtes populaires dans le Nord de la France (xv e -xvi e siècles) 229
Martine BOITEUX, Dérision et déviance: à propos de quelques coutumes romaines 237
Martin INGRAM, Le charivari dans l'Angleterre du xvi e et du xvii e siècle. Aperçu historique 251
444 Table des matières

XIXe siècle. Italie, Angleterre, Allemagne 265


Giuseppe G A T T O , Jeunes, dérision et violence en milieu urbain. Milan au début du xix e
siècle 267
Edward P . T H O M P S O N , « Rough Music » et charivari. Quelques réflexions complémentaires 2 7 3
e
Ian FARR, « Haberfeldtreiben » et société rurale dans l'Oberland bavarois à la fin du xix
siècle: quelques résultats provisoires 285
Ernst H I N R I C H S , Le charivari et les usages de réprimande en Allemagne. État et perspectives
de la recherche 297
Le charivari dans la littérature 307
Paul G A Y R A R D , « Monsieur de Pourceaugnac »: un charivari à la Cour de Louis XIV ? 309
Jean-Claude M A R G O L I N , Le double charivari au veuf ou le triomphe de l'âge mûr sur la
jeunesse. A propos des « Antibel » d'Émile Pouvillon 319
Marc S O R I A N O , Le charivari. Quelques problèmes de méthode que pose une recherche sur
ce sujet. Et en particulier problèmes de méthode que pose une interprétation psycha-
nalytique du charivari 329

Anthropologie extra-européenne 335


Raymond JAMOUS, La parodie des valeurs: les cérémonies du mariage chez les Iqar'iyen
(Maroc) 337
Maurice G O D E L I E R , Charivari chez les Baruya de Nouvelle-Guinée (le 6 octobre 1968) 347
Françoise HÉRITIER, Le charivari, la mort et la pluie 353

DEUXIÈME PARTIE. DISCUSSIONS 361


Introduction des débats, Jacques LE GOFF 363

Première séance. Le rituel: macro-analyse 365


Rapport introductif, Isac C H I V A et Françoise ZONABEND 365
Compte rendu des débats, Martine SEGALEN 369

Deuxième séance. Description du rituel 373


Rapport introductif. Acteurs et victimes du charivari: leur relation, André B U R G U I È R E et
Daniel F A B R E 373
Projection du film « Le charivari » des « penas » de Pampelune, Jeanine F R I B O U R G 375
Compte rendu des débats, Françoise Z O N A B E N D 377

Troisième séance. Le symbolisme charivarique 379


Rapport introductif, Nicole B E L M O N T 381
Compte rendu des débats, Claude G A U V A R D 383

Quatrième séance. A propos des rituels d'inversion et de l'apport de l'anthropologie 385


Rapport introductif, Marc A U G É 387

Cinquième séance. Le charivari entre l'historien et l'ethnologue 391


Rapport introductif, Joseph G O Y et Étude de cas, Natalie Zemon DAVIS 391
Compte rendu des débats, Antoinette C H A M O U X - F A U V E 397

Sixième séance. La construction de l'objet 401


Compte rendu des débats, Mireille V I N C E N T - C A S S Y 401

TROISIÈME PARTIE. ANNEXES 405


Le témoignage d'une charivarisée, Michel VALIÈRE 407
Le charivari en Languedoc occidental : dénominations et usages, Xavier RAVIER 411

Glossaire, Claudine FABRE 429

Bibliographie, Claudine et Daniel FABRE, Josselyne CHAMARAT, Claudie MARCEL-DUBOIS 435

Illustrations en hors texte, 32-33, 48-49, 240-241, 256-257, 360-361


ACHEVÉ D'IMPRIMER
SUR LES PRESSES
DES IMPRIMERIES RÉUNIES DE CHAMBÉRY
73490 LA RAVOIRE
EN DÉCEMBRE MCMLXXXI

N° 8327

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