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Cet ouvrage a été réalisé à partir du colloque organisé par la revue l'image à
l'École nationale supérieure des beaux-arts les 3, 4, 5 juin 1998. Il a reçu le
soutien de la Délégation au développement et à la formation (Ministère de la
Culture et de la Communication) ; de la Délégation aux arts plastiques
(Ministère de la Culture et de la Communication) ; du Ministère de l'Éduca-
tion nationale, de la Recherche et de la Technologie ; d'Arte-La Cinquième.

Le CNRS, l'INA, la Ligue de l'Enseignement, France-Culture, les Cahiers du


cinéma, ont amicalement contribué à la diffusion de la rencontre.

Nous tenons tout particulièrement à remercier Pierre Soulages pour sa géné-


reuse participation à ces débats.

C o u v e r t u r e : Chris Marker, Level Five, 1996

© l'image et l'École n a t i o n a l e s u p é r i e u r e des beaux-arts, 1999


ISBN : 2 - 8 4 0 5 6 - 0 7 6 - 3
t o u s droits réservés

Directeur de l'Ensba : Alfred P a c q u e m e n t


14, rue B o n a p a r t e 7 5 0 0 6 Paris

Directeur de l'image : L a u r e n t G e r v e r e a u
M u s é e d'histoire c o n t e m p o r a i n e - Hôtel n a t i o n a l des Invalides 75007 Paris
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Sous le haut patronage de :

Claude Allègre
Ministre de l'Éducation Nationale, de la Recherche et de la Technologie
Catherine Trautmann
Ministre de la Culture et de la Communication

Comité scientifique : Maurice Agulhon, Antoine de Baecque, Laurence Bertrand


Dorléac, Dominique Borne, Elisabeth Caillet, Philippe Dagen, Christian
Delporte, Francis Denel, Laurent Gervereau, Bernard Légé, Michel Melot,
Gérard Monnier, Alfred Pacquement.

Secrétariat de rédaction : Alexandra Duchêne, Mathilde Ferrer, Pascale Georget,


Francine de Jacobet, Pascale Le Thorel-Daviot, Laurence Maynier, Dominique
Murgia, Anne Raynaud, Wanda Romanowski, Pierre Skilling.

Ont collaboré à l'ouvrage :


Maurice Agulhon (historien, professeur au Collège de France, spécialiste des monu-
ments et de la statuaire publique)
Jean-Michel Alberola (artiste et enseignant à l'Ensba)
Joël Amaury (président du Groupement des salles de recherche pour le cinéma)
Daniel Arasse (historien d'art, spécialiste de la Renaissance, directeur d'études à l'École
des hautes études en sciences sociales)
Jacques Aumont (esthéticien du cinéma, professeur à l'université de Paris III, directeur
d'Étude à l'EHESS)
Antoine de Baecque (historien, maître de conférences à l'université de Versailles-Saint-
Quentin-en-Yvelines, rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma)
Pierre Barboza (maître de conférences en sciences de l'information et de la communi-
cation à l'université de Paris XIII)
Jean-Pierre Barou (ethnologue, spécialiste des peintures aborigènes)
Michael Baxandall (ancien professeur d'histoire de l'art à l'université de Berkeley,
Californie)
Dominique Borne (inspecteur général de l'Education nationale, doyen du groupe his-
toire et géographie)
Daniel Bougnoux (rédacteur en chef des Cahiers de Médiologie, professeur à l'univer-
sité Stendhal et à l'Institut d'études politiques de Grenoble)
Yves Brochen (responsable des activités en ligne de la Réunion des musées nationaux)
Hervé Brusini (rédacteur en chef du service « France », journal télévisé de France 2)
Elisabeth Caillet (chef du département de l'éducation et du développement artistique de
la Délégation au développement et aux formations, Ministère de la Culture)
Patrick Callet (enseignant chercheur à l'École centrale des Arts et Manufactures de
Châtenay-Malabry)
Christian Caujolle (directeur de l'agence photographique Vu)
Jean-Loup Champion (responsable des livres d'art, éditions Gallimard)
Pierre Chevalier (producteur de télévision)
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Anne-Marie Christin (animatrice du Centre d'étude de l'écriture, laboratoire de


l'Université de Paris VII)
Olivier Christin (maître de conférences en histoire à l'université de Lyon II, historien
spécialiste de la Réforme et des arts visuels)
Annie Collovald (maître de conférences en sciences politiques à l'université de Paris X,
spécialiste de l'émission « Les guignols de l'info »)
Paul Caro (conseiller scientifique à la Cité des Sciences - CNRS)
Philippe Dagen (professeur à l'université de Paris I, historien d'art et critique au
journal Le Monde)
François Dagognet (philosophe)
Bernard Darras (maître de conférences à l'université Panthéon-Sorbonne, Paris I,
sémioticien, chercheur au centre de recherche sur l'image, spécialiste des images à desti-
nation des enfants)
Daniel Dayan (chercheur au CNRS, laboratoire d'anthropologie des institutions et des
organisations sociales, professeur associé à l'université d'Oslo, et spécialiste de la télévi-
sion)
Francis Denel (ancien directeur délégué auprès de Président de l'INA, chef du dépar-
tement de l'Inathèque de France)
Pierre Encrevé (directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales,
conseiller auprès du Ministre de la Culture et de la Communication)
Michel Fansten (chef du service des études au Conseil supérieur de l'audiovisuel)
Alain Fleischer (artiste, cinéaste, directeur de l'École du Fresnoy)
Stéphane Fouks (président d'Euro RSCG Institutionnels et spécialiste en communica-
tion et marketing politique)
Pierre Fresnault-Deruelle (professeur à l'université Panthéon-Sorbonne, Paris I, UFR
d'arts plastiques et sciences de l'art)
Hanna Gottesdiener (professeur de psychologie à l'université de Paris X et membre du
laboratoire Centre d'études et de recherches sur les expositions et les musées à l'univer-
sité Jean Monnet de Saint-Étienne, directrice de la revue Publics et Musées)
Yvon Grall (professeur des universités, faculté de médecine Lariboisière Saint-Louis,
chef du service central de biophysique et médecine nucléaire, hôpital Lariboisière)
Thierry Groensteen (directeur du Centre national de la bande dessinée et de l'image
d'Angoulême, rédacteur en chef de la revue 9ème art)
Geneviève Guicheney (journaliste, médiatrice à France Télévision, intervention sur
polysémie de l'image et transmission)
Marc Guillaume (économiste et sociologue, professeur à l'université Paris-Dauphine,
fondateur de l'IRIS (Institut de recherches et d'informations socio-économiques), centre
associé au CNRS)
André Gunthert (rédacteur en chef de la revue Études photographiques)
Geneviève Jacquinot (responsable de la recherche-études au sein du département
innovation de l'INA)
Martine Joly (professeur à l'université Michel de Montaigne-Bordeaux III, spécialiste
de la réception de l'image et du film)
François Jost (professeur à la Sorbonne nouvelle, responsable du Centre d'études de
l'image et du son médiatiques)
Charles Juster (chargé de mission relations extérieures à Médiamétrie)
Peter Knapp (photographe, graphiste, enseignant)
Isabelle de Lamberterie (directeur de recherche au CNRS, Centre d'études sur la coopé-
ration juridique internationale)
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Ségolène Le Men (professeur d'histoire de l'art contemporain à l'université de Paris X,


spécialiste de l'imagerie du XIX siècle)
Joëlle Le Marec (maître de conférences à l'université de Lille III en sciences de l'infor-
mation et de la communication, spécialiste des bornes publiques sur réseau)
Eric Michaud (maître de conférences en histoire de l'art contemporain à l'université de
Strasbourg II)
Gérard Monnier (professeur d'histoire de l'art contemporain à l'université Panthéon-
Sorbonne, Paris I)
Dominique Païni (directeur de la Cinémathèque française)
Michel Pastoureau (directeur d'études à l'École pratique des hautes études, spécialiste
de l'histoire des couleurs)
Plantu (dessinateur de presse au Monde)
Jean-Marc Poinsot (professeur d'histoire de l'art contemporain à l'université Rennes II)
Manon Potvin (responsable des relations avec l'enseignement préélémentaire et élé-
mentaire à l'action éducative du service culturel du musée du Louvre)
Alain Renaud (philosophe, chargé de mission auprès de la direction de France Télécom
multimédia sur les développements des usages pédagogiques des technologies de l'infor-
mation et de la communication)
Anne Rochette (artiste et enseignante à l'École nationale supérieure des beaux-arts)
Gérard Rondeau (photographe)
Jean-Claude Schmitt (directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales,
historien du Moyen-Age)
Daniel Schneidermann (journaliste au Monde et producteur de l'émission « Arrêt sur
images », la Cinquième)
Josette Sultan (chercheur à l'Institut de la recherche pédagogique, spécialiste des images
technologiques et des arts plastiques)
Serge Tisseron (psychanalyste)
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Anne-Marie Christin (animatrice du Centre d'étude de l'écriture, laboratoire de


l'Université de Paris VII)
Olivier Christin (maître de conférences en histoire à l'université de Lyon II, historien
spécialiste de la Réforme et des arts visuels)
Annie Collovald (maître de conférences en sciences politiques à l'université de Paris X,
spécialiste de l'émission « Les guignols de l'info »)
Paul Caro (conseiller scientifique à la Cité des Sciences - CNRS)
Philippe Dagen (professeur à l'université de Paris I, historien d'art et critique au
journal Le Monde)
François Dagognet (philosophe)
Bernard Darras (maître de conférences à l'université Panthéon-Sorbonne, Paris I,
sémioticien, chercheur au centre de recherche sur l'image, spécialiste des images à desti-
nation des enfants)
Daniel Dayan (chercheur au CNRS, laboratoire d'anthropologie des institutions et des
organisations sociales, professeur associé à l'université d'Oslo, et spécialiste de la télévi-
sion)
Francis Denel (ancien directeur délégué auprès de Président de l'INA, chef du dépar-
tement de l'inathèque de France)
Pierre Encrevé (directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales,
conseiller auprès du Ministre de la Culture et de la Communication)
Michel Fansten (chef du service des études au Conseil supérieur de l'audiovisuel)
Alain Fleischer (artiste, cinéaste, directeur de l'École du Fresnoy)
Stéphane Fouks (président d'Euro RSCG Institutionnels et spécialiste en communica-
tion et marketing politique)
Pierre Fresnault-Deruelle (professeur à l'université Panthéon-Sorbonne, Paris I, UFR
d'arts plastiques et sciences de l'art)
Hanna Gottesdiener (professeur de psychologie à l'université de Paris X et membre du
laboratoire Centre d'études et de recherches sur les expositions et les musées à l'univer-
sité Jean Monnet de Saint-Étienne, directrice de la revue Publics et Musées)
Yvon Grall (professeur des universités, faculté de médecine Lariboisière Saint-Louis,
chef du service central de biophysique et médecine nucléaire, hôpital Lariboisière)
Thierry Groensteen (directeur du Centre national de la bande dessinée et de l'image
d'Angoulême, rédacteur en chef de la revue 9ème art)
Geneviève Guicheney (journaliste, médiatrice à France Télévision, intervention sur
polysémie de l'image et transmission)
Marc Guillaume (économiste et sociologue, professeur à l'université Paris-Dauphine,
fondateur de l'IRIS (Institut de recherches et d'informations socio-économiques), centre
associé au CNRS)
André Gunthert (rédacteur en chef de la revue Études photographiques)
Geneviève Jacquinot (responsable de la recherche-études au sein du département
innovation de l'INA)
Martine Joly (professeur à l'université Michel de Montaigne-Bordeaux III, spécialiste
de la réception de l'image et du film)
François Jost (professeur à la Sorbonne nouvelle, responsable du Centre d'études de
l'image et du son médiatiques)
Charles Juster (chargé de mission relations extérieures à Médiamétrie)
Peter Knapp (photographe, graphiste, enseignant)
Isabelle de Lamberterie (directeur de recherche au CNRS, Centre d'études sur la coopé-
ration juridique internationale)
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Ségolène Le Men (professeur d'histoire de l'art contemporain à l'université de Paris X,


spécialiste de l'imagerie du XIX siècle)
Joëlle Le Marec (maître de conférences à l'université de Lille III en sciences de l'infor-
mation et de la communication, spécialiste des bornes publiques sur réseau)
Eric Michaud (maître de conférences en histoire de l'art contemporain à l'université de
Strasbourg II)
Gérard Monnier (professeur d'histoire de l'art contemporain à l'université Panthéon-
Sorbonne, Paris I)
Dominique Païni (directeur de la Cinémathèque française)
Michel Pastoureau (directeur d'études à l'École pratique des hautes études, spécialiste
de l'histoire des couleurs)
Plantu (dessinateur de presse au Monde)
Jean-Marc Poinsot (professeur d'histoire de l'art contemporain à l'université Rennes II)
Manon Potvin (responsable des relations avec l'enseignement préélémentaire et élé-
mentaire à l'action éducative du service culturel du musée du Louvre)
Alain Renaud (philosophe, chargé de mission auprès de la direction de France Télécom
multimédia sur les développements des usages pédagogiques des technologies de l'infor-
mation et de la communication)
Anne Rochette (artiste et enseignante à l'École nationale supérieure des beaux-arts)
Gérard Rondeau (photographe)
Jean-Claude Schmitt (directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales,
historien du Moyen-Age)
Daniel Schneidermann (journaliste au Monde et producteur de l'émission « Arrêt sur
images », la Cinquième)
Josette Sultan (chercheur à l'Institut de la recherche pédagogique, spécialiste des images
technologiques et des arts plastiques)
Serge Tisseron (psychanalyste)
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Ouverture
Catherine Trautmann

Je suis très heureuse de pouvoir dès maintenant, c'est-à-dire deux


jours, après la déclaration que j'ai faite avec mes collègues du
Ministère de l'Éducation nationale, Claude Allègre et Ségolène
Royal, témoigner par ma présence de notre volonté commune de
collaboration. La question de l'image est, en effet, l'un des axes que
nous avons retenus pour favoriser la démocratisation de la culture.
Car il s'agit de l'un des champs où l'apprentissage de codes de lec-
ture et de techniques de fabrication sont les plus susceptibles
d'intéresser les jeunes, de contribuer à leur donner la compréhen-
sion des images et donc la maîtrise du monde qui les entoure, de
leur offrir des débouchés professionnels.

L'image ? Non, les images : car pour le Ministère de la Culture


et de la Communication l'image s'entend au pluriel. Image fixe,
image animée, image artistique, image numérique, image virtuelle
etc., la liste est longue de cette pluralité, dont les formes sont sûre-
ment, encore à découvrir. Il faut donc entendre, dans les mots qui
vont suivre comme dans ce que nous faisons, « Éducation à
l'image » comme « Éducation à l'image sous toutes ses formes, et
sur tous les types de support ». La richesse, la variété des images et
de ses approches, vous êtes là pour en explorer les multiplicités.

Les images constituent un vecteur privilégié de la démocratisa-


tion culturelle. Elles sont au cœur d'un grand nombre de démarches
artistiques : les arts plastiques bien sûr, le cinéma et l'audiovisuel,
mais aussi l'architecture, le design, la publicité, la bande dessinée.
Elles sont aussi dans les collections de nos musées et de nos centres
d'art... Notre travail est de voir comment, en chacune de ses occur-
rences, dans chacune des spécialités qui sont les vôtres, nous pou-
vons les ressentir comme signifiantes, comment elles font œuvre.
C'est ce regard esthétique, contemporain ou référé au passé, que
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vous savez donner par votre travail, qu'il s'agit d'offrir au plus grand
nombre.

Pour le Ministère de la Culture et de la Communication cet effort


éducatif, s'il peut être initié par l'école et poursuivi tout au long de
la scolarité, doit être développé pendant tous les temps de vie de
l'enfant, du jeune et de l'adulte ; car la question de la validité, pré-
sentée comme acquise et immédiate, des informations diffusées par
l'image est au centre du problème culturel auquel le citoyen est
confronté. L ' é d u c a t i o n à l ' i m a g e n e s a u r a i t d o n c p o u r n o u s se
l i m i t e r à u n e a c t i o n vers les j e u n e s d ' â g e scolaire.

Chacun d'entre nous est confronté quotidiennement, à des


images omniprésentes qui relèvent davantage du champ de la com-
munication et de l'information que de celui de l'art. Lorsque l'image
accompagne le marketing, elle ne peut provoquer la réflexion mais
engendre un réflexe plus ou moins compulsif à l'égard de l'objet
qu'elle désigne. C'est contre cette attitude que je souhaite que nous
travaillions afin de donner aux citoyens la pleine autonomie de leur
jugement.
L'enjeu culturel de l'éducation à l'image est de rendre l'individu
acteur de la rencontre à laquelle il est confronté. Cette activité naît
de la capacité d'identifier l'image, d'en connaître l'histoire, le pro-
cessus de fabrication, d'en saisir les sens, voire d'en créer, qu'elle
soit ou non reconnue comme ayant une valeur artistique.

Les éducateurs ont depuis longtemps compris l'importance d'une


éducation à l'image dès la petite enfance. Dès sa naissance, l'enfant
est sollicité par une multitude d'informations sensorielles : sons,
couleurs, paroles... Il est important de lui d o n n e r très vite les
moyens de discerner entre ces différentes informations, puis de
développer une sensibilité qui lui permettra de s'ouvrir au monde.

Plus tard, à l'école ou dans les centres aérés, les centres de loisirs
ou sur leur lieu de vacances, les enfants pourront acquérir les outils
de la maîtrise technique : ils apprendront à fabriquer des images, à
les lire, et, progressivement à en avoir une approche critique.

Je prendrai seulement quelques exemples des très nombreuses


actions qui existent déjà et que nous souhaitons développer : le
centre culturel de l'Alhambra, consacré au cinéma, à Marseille
accueille, avec des artistes tel-Guédiguian, les habitants du quartier
et travaille avec les établissements scolaires. Depuis six ans il orga-
nise des classes culturelles transplantées sur l'éducation à l'image. Il
les conduit n o n seulement à faire des images mais aussi à « être
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dans les images ». C'est également le travail que réalise depuis de


nombreuses années le CRAC de Valence qui parle d'une approche
du « bloc image ». C'est cette question de l'être dans les images qui
doit tous nous concerner.

Le Centre National du Cinéma organise, avec la Délégation au


Développement et aux Formations et en partenariat avec l'Éduca-
tion nationale, depuis plusieurs années des programmes d'éduca-
tion à l'image : le programme École e t c i n é m a , dans le premier
degré touche 100 000 élèves. 151 salles accueillent les enfants. Les
municipalités interviennent pour le transport et une partie du prix
des places.

Dans le second degré, le programme C o l l è g e a u c i n é m a


concerne 430 000 jeunes. Les lycées participent à l'opération
Lycéens a u c i n é m a qui touche 40 000 lycéens.

Les e n s e i g n e m e n t s a r t i s t i q u e s concernent les élèves de 1 et


terminale. En seconde, il s'agit d'une option audiovisuel et cinéma.
Validés par le baccalauréat, ces enseignements de 4 heures hebdo-
madaires sont dispensés par des enseignants volontaires et des pro-
fessionnels reconnus. Plus de 100 lycées, permettent à près de 8 000
lycéens d'acquérir une formation de qualité qui en fera si ce n'est
des professionnels du domaine de l'image, du moins des amateurs
éclairés.

Les classes c u l t u r e l l e s e t les a t e l i e r s d e p r a t i q u e s a r t i s -


t i q u e s consacrés aux arts plastiques représentent 22 % du disposi-
tif mis en place suite à la loi de janvier 1988 sur les enseignements
artistiques. Nombreux sont les musées qui ont mis en place des
conférences et des ateliers destinés à l'apprentissage de la lecture
des images : vous connaissez tous le travail de l' atelier de l'imaginaire
réalisé à l'écomusée de Fresnes.

Ces collaborations exemplaires entre tous les partenaires néces-


saires m o n t r e n t que nous savons mobiliser les compétences pour
atteindre u n objectif d'éducation à l'image. La q u e s t i o n a u j o u r -
d ' h u i est d ' a m p l i f i e r n o t r e a c t i o n e n t i r a n t les l e ç o n s d e s dif-
férents p r o g r a m m e s existants.

C'est pourquoi nous voulons, avec l'Éducation nationale, pour-


suivre l'action territoriale en démultipliant le n o m b r e de profes-
sionnels susceptibles d'être partenaires dans ces actions, en
renforçant la formation initiale et continue des enseignants.
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C'est pourquoi aussi nous voulons renforcer nos collaborations


avec la télévision : le projet de Banque de programmes et de ser-
vices (BPS) de la chaîne éducative « LA CINQUIÈME » sera l'occasion
d'une coopération renforcée en ce sens.

L'éducation artistique ne peut être imaginée, conçue sans les


artistes plasticiens, les photographes, les graphistes, les cinéastes, les
vidéastes, en dehors de leurs lieux de travail et d'exposition. C'est
ainsi que nous les aiderons à présenter leurs travaux au plus près
des populations, dans des lieux de proximité, des établissements
scolaires par exemple, comme cela se fait grâce aux espaces de ren-
contre avec l'œuvre d'art dans le Nord-Pas-de-Calais; et bien sûr
dans les lieux déjà organisés pour le faire (musées, centres d'art...)
dont il nous revient d'améliorer les modalités d'accueil pour tous.

Nous sommes en train de mettre en place un programme de sou-


tien à la création et au développement d ' u n e centaine d'espaces
culture multimédias qui constitue u n élément important du plan
d'action gouvernemental pour l'entrée de la France dans la société
de l'information. Ces espaces à l'évidence seront des lieux privilé-
giés d'éducation à l'image via les nouvelles technologies d'informa-
tion et de communication.

Permettez-moi, avant de conclure de souligner que ces actions


ne pourront être efficaces que si elles s'appuient sur vos réflexions,
nos réflexions communes. Le débat théorique ne saurait être absent
de l'action du Ministère de la Culture et de la Communication.

C'est pourquoi je salue l'initiative prise par la revue « L'Image »


et l'École nationale supérieure des beaux-arts d'organiser ce
colloque qui, j'en suis sûre, contribuera à ce débat. Et ce d'autant
plus qu'il se tient dans le lieu même de cette nouvelle « Biennale
de l'image » qui nous permet de voir les travaux les plus récents.

Je vous remercie et vous souhaite d'excellents travaux.


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Alfred Pacquement

Pour une pédagogie de l'image

« Apprendre à voir » est aujourd'hui sans doute une démarche dont


l'urgence est ressentie par tous ceux qui entretiennent une proxi-
mité avec les images, et qui savent que nul ne saurait se satisfaire
d'une lecture spontanée à l'heure où l'information, le message (le
« message iconique » dont parle Roland Barthes), le fait historique
ou d'actualité, passent si souvent par l'image avant le texte. À
l'heure également où, chacun le sait, l'on use et abuse de toutes
sortes de distorsions et de truquages qui p e r m e t t e n t de falsifier
l'apparente vérité objective des images. Pour autant que celles-ci
nous soient seulement révélées.

Cet apprentissage doit d'abord s'ancrer dans une culture histo-


rique, et une fois de plus on pourra regretter ici que notre système
d'enseignement ignore encore l'histoire de l'art et privilégie l'écrit
aux dépens du voir. Lourde tradition culturelle qu'il faut combattre.
Mais c'est aussi une confrontation avec le monde contemporain
qui nous est retransmise la plupart du temps par l'image, au point
que lorsque celles-ci font défaut ou sont inaccessibles, l'impact de la
transmission d ' u n message s'en ressente.
À l'inverse, il y a cette chaîne de télévision qui passe de temps à
autre des successions de courtes séquences d'actualité accompa-
gnées du slogan « no comment », « sans commentaire ». Ne subsis-
tent que le bruit des balles ou les cris des victimes dans ces images
« hyperréalistes », si je puis dire, dont la violence est comme aug-
mentée de cette vérité nue dans l'absence de paroles.
Le champ des arts plastiques est coutumier de ce traitement des
images dont l'intensité dramatique est renforcée par leur caractère
statique et silencieux. La peinture, la photographie, gardent ainsi
toute leur pertinence comme mode a u t o n o m e d'approche de
l'image. En tout état de cause du Radeau de la Méduse à Nuit et
Brouillard les images ont une force d'expression irremplaçable. Elles
restituent le drame. Encore faut-il apprendre à les voir. Et pour cela
d'abord accepter de les regarder pour ce qu'elles nous disent.

Nous sommes ici réunis dans une école d'art, c'est-à-dire dans
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u n espace de pensée et de doute, u n lieu de transmission de la


connaissance où cette question de l'apprentissage du regard est au
cœur du système d'enseignement. Au-delà de la maîtrise technique,
s o u t e n u par la réflexion théorique, l'étudiant en art passe ses
années d'études à apprendre à voir et à restituer ce qu'il voit sur le
support qu'il aura privilégié. De plus en plus il a à sa disposition un
réservoir d'images, non seulement celles que conservent les musées,
mais aussi celles, innombrables, que procurent les réseaux d'infor-
mation de toute nature.
Ces réflexions nous concernent donc ici tout particulièrement et
c'est l'une des raisons pour lesquelles je me réjouis que l'École des
beaux-arts s'associe à de tels débats ; une raison supplémentaire étant
que parmi ceux qui peuvent nous aider à cette lecture des images,
figurent au premier chef ceux qui les produisent, c'est-à-dire les
artistes. Ce n'est pas la moindre des qualités du programme qui a été
mis au point que d'associer la parole des artistes à celle des cher-
cheurs, des scientifiques, des analystes et de tous ceux qui de près ou
de loin sont concernés par la communication par l'image. De ce type
de confrontations naîtra peut-être enfin une pensée articulée de
l'image, depuis ceux qui les inventent jusqu'à ceux qui les consom-
ment et interrogeant ainsi toute la chaîne de ce système visuel.

L'artiste aborde l'image par son origine. Cézanne, pour appré-


hender la nature sans ambages, veut « voir comme celui qui vient
de naître ». Henri Michaux lorsqu'il délaisse le verbe au profit du
pictural éprouve toute la difficulté à aborder le monde des images :
« comme un enfant, dit-il, il faut apprendre à marcher ». Quant à
Simon Hantaï, il affirme que « voir c'est se boucher les yeux avec
ses poings pour ignorer toutes les séductions ». Voir en aveugle, voir
en délaissant les diktats culturels, tout reprendre à zéro : tels sont
les paradoxes que rencontrent ceux qui vont produire les images et
dont la première des attitudes pourra être de se défaire de la lour-
deur des contraintes culturelles qu'ils rencontrent, seul gage d'une
réinvention qui est le propre de la création artistique. Peut-on éga-
lement désapprendre à voir ?
Est-ce qu'apprendre à voir pour l'artiste, qui va ensuite donner
à voir des images autonomes et différentes issues de sa production
singulière, serait d ' u n e autre nature que tout ce qui relève des
modes de communication médiatiques et publicitaires ? La nature
même des images concernées implique-t-elle des modes de lecture
différents ? Y a-t-il autant de catégories d'images que de langues
parlées, ce qui impliquerait qu'apprendre à voir ne saurait toucher
d'emblée à l'universalité des modes d'expression ? Y a-t-il au
contraire u n statut particulier de l'image qui voit se confondre
toutes les approches culturelles comme certains artistes nous y invi-
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tent ? Telles sont parmi beaucoup d'autres quelques-unes des ques-


tions auxquels les intervenants de ce colloque auront à répondre.
Questions en tout cas que nul ne saurait éluder afin que cette
consommation obligée des images reste consciente.
Apprendre à voir ce serait peut-être finalement apprendre à
ouvrir les yeux sur le monde contemporain, avoir un regard lucide
et responsable. Apprendre à voir ce serait d'abord accepter de voir
ce qui dérange notre regard.
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Laurent Gervereau

L'urgence iconologique

Nous basculons. Il importe certes de tenir dans la plus grande


méfiance les discours d'ordre messianique attribuant un caractère
rédempteur ou infernal aux évolutions en cours, forme récurrente
de naïveté face aux phénomènes nouveaux. Mais comment ignorer
encore des réalités tangibles sans antécédent dans l'histoire ?
C o m m e n t ne pas constater tout simplement cette évidence : les
individus des pays riches - bientôt la planète entière ? - sont
confrontés à une accumulation d'images de toutes les civilisations,
de toutes les époques, de toutes les techniques ? Advient alors une
déqualification, une dispersion, et une requalification par mise en
exergue de certaines icônes - le taux de notoriété mondiale du logo-
type de la marque Coca-Cola demeurant un des exemples carica-
turaux à cet égard.

« Culture » de masse ? L'action paradoxale d'une telle multipli-


cation exponentielle génère plusieurs mouvements. D'abord,
s'opère un stockage planétaire indifférencié - alors qu'auparavant il
existait des spécificités géographiques et des rejets, souvent, des des-
tructions même, concernant les formes anciennes. Ce stockage pro-
lifère grâce n o t a m m e n t à la mise en place de notions singulières
comme « patrimoine mondial de l ' h u m a n i t é », définissant des
enclos sacrés. Mais il s'accompagne d ' u n e inégalité toujours plus
vertigineuse dans la diffusion. Ce n'est pas parce qu'une représen-
tation est conservée qu'elle existe, qu'elle est regardée. Seules
quelques-unes sont multipliées, valorisées avec une orientation de
lecture spécifique. Elles sont propagées massivement. La culture de
masse n'est pas le choix individuel dans la masse des objets cultu-
rels, mais un nombre restreint de ceux-ci projetés vers le plus grand
nombre.

Il est très singulier à cet égard de constater, dans un domaine qui


n'est justement pas a priori celui de l'accumulation commerciale -
du moins en terme de production industrielle - quels efforts sont
réalisés dans l'« art » pour rendre unique le multiple, mais en dif-
fusant son unique image. La Biennale de Venise en 1999, par
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exemple, sous la houlette d'Harald Szeemann, prit ainsi en compte


l'« image mobile ». Notons par parenthèse à cet égard que les caté-
gories « images fixes »/« images mobiles » sont passées dans le lan-
gage commun, alors qu'il y a peu (en 1992), la création à Paris d ' u n
« Groupe d'études sur l'image fixe » sonnait étrangement. Depuis,
le raz-de-marée imputable aux techniques et aux canaux nouveaux
a balayé de telles préventions. Il imposerait probablement d'ailleurs
d'introduire aujourd'hui de nouvelles spécificités : « image isolée »
ou « génération d'images », même si l'isolement apparaît toujours
comme une forme de violence opératoire ; « image écran » et
« image matière », tant la reproduction unifiée sur écran domes-
tique transforme le mode de perception par rapport à tous les autres
véhicules matériels (aussi bien l'affiche-papier que la projection
cinéma en salles).

Cette Biennale, disions-nous, a cherché à rendre unique le mul-


tiple. Au lieu de partir d ' u n constat de perdition du territoire et des
instruments de mesure, elle s'est employée à réifier en reliques spa-
tiales les apparitions. Plus l'art est aspiré par le non-objet, la diffu-
sion immatérielle, le multiple (déjà avec la photographie), le produit
industriel, les arts décoratifs, plus la défense autoritaire subjective
d ' u n e valeur ajoutée enserrée dans des périmètres sacrés semble
importante et coercitive. Il y a là certainement nécessité vitale dans
la défense d'un « pré carré », au sens propre. Au sein du supermar-
ché visuel, n'existe pas de bourse mondiale du goût pour surfers
esthètes, mais des rayons balisés de firmes à image de marque label-
lisée. Chacun n'est pas appelé à choisir, éduqué pour déterminer
ses appétences, mais programmé pour suivre les stations conven-
tionnelles du tourisme optique.

Le p h é n o m è n e en cours devient donc un véritable enjeu pour


celles et ceux souhaitant défendre un système démocratique. Voilà
certainement une des légitimations à rassembler dans cet ouvrage
tant de spécialistes si différents autour d'une question lancinante :
« Peut-on apprendre à v o i r ? ». Il existe de fait un triple défi:
Comment organiser la connaissance de l'accumulation en assurant
la diversité des sources ? C o m m e n t permettre aux créateurs de
toutes sortes d'avoir accès au marché, pas seulement en terme
d'achat matériel, mais en participant aux propositions dans l'ordre
de l'appréciation singulière du public ? Comment développer une
éducation générale du regard qui ne soit pas l'imposition de critères
dirimants, mais l'aide à constituer pour chacun ses propres critères ?
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Pour l'art, c'est trop tard, ou l'ère du relatif


Geoffrey Chaucer, dans le « Conte du marchand », un des Contes
de Cantorbéry, raconte la manière dont un mari aveugle, recouvrant
subitement la vue, découvre son épouse en galante affaire juchée
sur un arbre où elle était censée cueillir des poires. L'époux s'égosille
alors de rage, mais sa compagne lui explique qu'elle lutte en fait
avec cet h o m m e et argumente ainsi : « Messire, croyez ce que vous
voulez. Un h o m m e qui s'éveille de son sommeil ne peut rien voir
parfaitement tant qu'il n'est pas complètement éveillé. De même,
un h o m m e aveugle depuis longtemps ne peut pas subitement y voir
aussi clair dès le premier m o m e n t où sa vue lui revient, que celui
voit depuis quelques jours. Tant que votre vue ne sera pas tout à
fait rétablie, bien des choses que vous verrez pourront encore vous
tromper. » Le mari, tout heureux de cette explication, « embrasse
sa femme et l'embrasse encore - raconte Chaucer. Il lui caresse dou-
cement les seins et chez lui, dans sa demeure, il la ramène. »

Comment, dans la « filière » que nous avons privilégiée en


ouverture en tant qu'exemple des bouleversements en cours, à
savoir l'« art », se transmet et s'interprète ce qui est perçu ? Nul
besoin de faire surgir le fantôme de Marcel Duchamp, pour
comprendre l'effet démultiplicateur de deux phénomènes conco-
mitants : la diversification des vecteurs de formes et l'attitude
inconstante des publics. Dans un tel contexte, la question de l'art
dépasse désormais celle du Beau. La revendication de ne plus sépa-
rer l'art et la vie, née dans les années cinquante et généralisée dans
les années soixante grâce à l'intrication des genres (musique,
théâtre, peinture, architecture) et des lieux, rejoint la labellisation
artistique pour chacun (art des fous, des enfants, récupération des
pièces usuelles et cultuelles d'autres civilisations...). Le multiple
(photo, cinéma, télévision) se voit aussi attribuer une valeur artis-
tique. Tout est art. Alors, il n'est plus d'art que référencé.

Si chaque individu peut décréter librement ce qui relève du ter-


ritoire artistique, la définition collective passe par l'inscription dans
des temples sacrés et la valeur du marché. L'art devient relatif. Il
devient relatif au lieu et au circuit de présentation, au spectateur, à
la valeur marchande. Il semble bien que, même si d'aucuns situent
dans le cubisme, chez les futuristes, Duchamp ou Dada, l'origine
d'un long travail de sape en Occident contre l'art pour l'église, le
seigneur ou le propriétaire, les années soixante ont présidé à une
véritable explosion des attitudes et des formes de création. La ten-
dance trouve désormais une apothéose dans la muséification du
monde, le stockage et la circulation des images. À rebours, se déve-
loppe, plus que jamais, une défense mystique de ce qui a reçu le
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label du temps. Nulle idée de critiquer la Joconde ou Van Gogh. Il


se forme ainsi une conception non exprimée d ' u n art cumulatif.

Et le spectateur se trouve désemparé q u a n d il apprécie telle


forme dépréciée hors circuit (poster, bibelot) et peine à intégrer de
l'admiration pour un espace conceptuel ou une peinture religieuse
du XVII siècle en Italie. De surcroît, il n'est plus innocent par rap-
port à aucune image, parce qu'il ne cesse d'être confronté à des
formes diverses, qui sont allusives. Tout se passe comme s'il existait
une sorte de bourse des créations où les créateurs piochaient au gré
des modes (l'art nouveau pour le psychédélique, Mondrian dans la
couture, le collage Dada dans l'image n u m é r i q u e . . . ) . Alors, la
notion de référence devient primordiale. Puisque tout se discute, il
faut délimiter des périmètres indiscutables. C'est bien le sens de la
muséification de la photo ou du cinéma. C'est celui également
d'artistes qui, bien qu'ayant connu des fortunes critiques diverses
(Veermer), ont intégré un panthéon indéboulonnable, d'autant plus
d'ailleurs que les critères de ce p a n t h é o n sont remis en cause :
Gustav Klimt et Egon Schiele comme logotypes commerciaux. Voilà
aussi la tendance fortement qualifiante à l'œuvre, séparant les genres
(art et art décoratif) alors m ê m e - j u s t e m e n t - que les frontières
s'abolissent. Voilà le besoin de bilans, d'histoires de l'art périodisées,
associées à des styles, des « mouvements ». La réalité semble cepen-
dant pour le moins prismatique, s'expliquant par des plans adja-
cents, des liens dans l'espace. Mais le trop-plein d ' u n e
reconnaissance uniforme de toutes les époques et de toutes les
cultures, récupérées dans u n méli-mélo pléthorique, incite à tracer
des tables de la loi. Les idéaux, les styles, les techniques s'écrasent
soudain dans un confusionisme apocalyptique, ratatinés dans l'ex-
trême-contemporain : tous égaux, tous chefs-d'œuvre, tous admi-
rables. L'a-chronie est à l'œuvre.

Moins chacun sait quoi est de l'art, plus il importe de dresser des
barrières. La révérence est devenue totale. Et les artistes cherchent
à vendre leur marque de fabrique, leur estampille, pour pénétrer
les lieux de légitimation. Dans le cosmos, l'éparpillement s'organise
par planètes-références, systèmes circulaires, comparatisme. Toute
forme d'art nouvelle, proclamée comme telle, s'inscrit dans
u n pareil f o n c t i o n n e m e n t analogique. S'agit-il de « post-
modernisme » ? Ce n'est pas u n e quelconque « modernité » ou
« avant-garde » qui est en cause, mais la notion d'art tout simple-
ment, ses limites, ses frontières, son fonctionnement, la nature de ce
qui s'y réfère.

L'art s'inscrit ainsi dans une catégorie plus large qui est le
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« visuel ». Nous devrions donc autopsier le visuel, intégrer ses


grands mouvements, disséquer les chaînes iconiques et les micro-
événements. La compréhension d'ensemble des circulations sur
chaque territoire et des territoires entre eux semble indispensable.
Il ne faut en aucun cas voir là une volonté de banaliser la catégorie
artistique - très spécifique -, mais simplement prendre en compte
un état indiscutable du paysage.

Désormais, chaque individu n'est pas plus aveugle ou plus


voyant que jadis, il ne perçoit pas davantage d'images qualifiées
d'« oculaires » parce que rapportées à une présence physique exté-
rieure ou d'images « mentales », composées par le cerveau - les
deux interférant bien sûr. Simplement le XXe siècle a présidé à une
transformation technique des véhicules et à une accumulation de la
consommation potentielle des images. L'art en est un symptôme.
Le mot devrait d'ailleurs probablement toujours être mis entre
guillemets - « art » -, comme une citation de ce qui se voit désigné
comme tel dans l'univers visuel. Il n'est vraiment plus d'art que
relatif.

Éduquer le regard : la forte demande des pédagogues


et des médias

La prégnance de l'univers visuel, telle qu'elle fait oublier au


spectateur la forte interférence d'autres facteurs (le son, l'écrit) sur
la compréhension des images, sert d'appel à des décryptages divers.
Nous naviguons étrangement dans une période d'artisanat naïf et
de prétentions gouroumachiques. L'artisanat naïf s'explique par un
m a n q u e d'outils et de pratique. En effet, les spécialistes les plus
a n c i e n n e m e n t exercés au travail d'interprétation, les historiens
d'art, se sentent encore souvent peu prêts à prendre en compte les
nouveaux phénomènes de diffusion. Les historiens, quant à eux,
habitués à étudier les circulations des supports, sont souvent dému-
nis devant l'analyse des contenus, sauf ceux dont la rareté des
sources (histoire antique, histoire du Moyen Âge) les a contraints de
longue date à élargir le champ. Les prétentions gouroumachiques
- la croyance en u n savoir général, unique, définitif - forment
l'autre versant de pareille crise infantile.

Car la demande est forte. Les producteurs d'images, notamment


les journalistes, aspirent non seulement à des critères de déontolo-
gie, mais aussi à u n savoir sur les productions passées. Des émis-
sions s'efforcent d'apporter u n regard second par rapport à la
diffusion, comme la presse écrite s'applique de plus en plus à une
critique télévisée qui ne soit pas simplement une appréciation posi-
tive ou négative par rapport au programme, mais une explication
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des conditions du contenu. Le seul défaut demeure probablement


l'absence de véritable recul : ceux s'efforçant à un tel exercice pos-
sèdent en effet généralement la même formation journalistique que
leurs collègues fabriquant les programmes, gage de connaissance
des « rouages », mais source également de questionnements en vase
clos, souvent sans réelle perspective transversale et sans analyse
concernant le fonctionnement premier.

D'une manière générale, l'intégration du visuel dans les réfé-


rences populaires de tous les pays s'est imposée puissamment. Des
icônes ont remplacé d'autres icônes en fait, mais massivement. La
submersion est patente. Tout le monde décrypte alors spontané-
ment. Les instituts de sondage intègrent d'ailleurs, par exemple
dans leurs estimations des interventions publiques des personnali-
tés politiques, une forme de non-innocence du public, un décryp-
tage spontané, ce que les publicitaires utilisent de leur côté comme
moyen de complicité grâce à un humour au second degré.

En matière scolaire, il devient difficile pour les enseignants


d'ignorer ce qui devient une antienne : « le passage d'une civilisa-
tion de l'écrit à une civilisation de l'image ». Pourquoi mettre entre
guillemets une telle expression ? Parce que sa pertinence demeure
relative. L'image a toujours eu une certaine importance, depuis la
monnaie, qualifiée par Louis Marin d'« hostie royale » jusqu'au
« siècle du cinéma ». Par ailleurs, l'écrit et l'oral gardent une place
considérable par rapport à des images souvent totalement serviles,
à la merci d'un moindre mot, d'une note de musique, détournant
leur sens. Mais le véritable basculement intervient effectivement
lorsque le visuel (et son accompagnement) devient la référence pre-
mière. Dans les classes, les élèves citent en priorité films, émissions,
sites, marques... Tous véhiculent beaucoup de paroles ou de texte,
mais l'allusion à la « vision » prime. Le texte est image. Les ensei-
gnants comprennent ainsi qu'une actualisation des outils pédago-
giques devient nécessaire.

L'éducation de l'enfant et du citoyen à l'univers visuel deviennent


de toute façon des priorités. Voilà ce qui nous a guidé dans
un questionnement simple: « Peut-on apprendre à voir?». Les
ministres qui nous font l'honneur d'appuyer ces échanges témoignent
d'un souci nouveau de l'État aujourd'hui. L'accueil chaleureux
apporté par l'École nationale supérieure des beaux-arts, sous l'im-
pulsion de son directeur, indique combien pour les pédagogues et les

1. Louis Marin, Le Portrait du roi, Paris, Minuit, 1981.


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créateurs eux-mêmes une réflexion de cet ordre devient indispen-


sable. Dans la « boulimie visuelle », la demande de repères est patente.

L'enjeu véritable reste vraiment celui d'apprendre à choisir. Le rôle


des instances publiques, dans u n tel contexte, n'est plus comme
autrefois de donner des orientations au goût collectif par l'établis-
sement d ' u n « style » ou - h e u r e u s e m e n t - d'imposer une révé-
rence totalitaire à des personnages, mais de donner des outils pour
que chacun puisse se forger ses propres critères, de favoriser les
recherches permettant de donner des pistes verticales (une histoire
du visuel) face à u n p h é n o m è n e horizontal (une dispersion du
visuel). Bref, que chacun puisse disposer de références. Tout cela ne
peut de surcroît plus s'opérer sur u n territoire local ou national,
mais doit prendre en compte les interférences et le comparatisme.
Cela ne veut pas dire une méconnaissance des particularités - au
contraire de micro-analyses sectorisées semblent indispensables.
Mais cela veut dire qu'elles nécessitent d'être « exemplarisées »,
mises en perspective avec des circulations plus larges.

Comment imaginer a u j o u r d ' h u i que nous connaissions beau-


coup de choses sur Nicolas Poussin et que personne ne travaille sur
le rôle des ruines après Hubert Robert ou sur la manière dont la
presse illustrée et les cinéastes ont figuré la guerre d'Indochine ? Il
existe là un paradoxe culturel. Un tel manque explique le désarroi
des pédagogues, les aspirations au savoir sur les images des créa-
teurs, la forte d e m a n d e des médias. De surcroît, la connaissance
progressive des mécanismes, grâce à de très n o m b r e u x travaux
complémentaires dans le monde, permettrait de s'écarter d ' u n e
consommation mécanique des industries de l'image. Comme dans
beaucoup d'autres domaines, face à la concentration planétaire, la
défense et l'apprentissage de la diversité deviennent des enjeux démo-
cratiques majeurs.

C o m m e n t ignorer l'intelligence des fabriquants d'images


commerciales, plus rapides souvent que les analystes ? Ils ont bien
sûr compris l'existence de publics non-homogènes. Ils glissent dif-
férents niveaux de lecture et des clins d'œil ciblés. L'image devient
ainsi un « feuilleté », une image-éventail. Elle ne peut se saisir que
suivant une approche prismatique. Dans ce sens, le terme de
« culture visuelle » constate u n phénomène dangereux : phagocy-
tose de l'image dans la culture, mais pas « culture », au sens de
connaissance organisée des images.

Or, si rien ne peut s'expliquer sans une conjonction d'interroga-


tions complémentaires de différents spécialistes (ce dont témoigne
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la diversité même des auteurs de cet ouvrage), les images ne sont


nullement semblables. Theodor W. Adorno écrivait : « Les œuvres
d'art sont des images qui ne copient rien, et c'est pourquoi elles sont
sans image ; essence comme apparence. » Un tableau vu dans un
journal, sur une affiche, à la télévision, n'est pas un tableau. De sur-
croît, même s'il existe une unicité de support, les images restent
inassimilables : ce tableau regardé sur écran change évidemment de
nature en fonction de son accompagnement (commentaire, clip,
musique, place dans l'écran, temps d'exposition...).

La multiplication industrielle des images, leur banalisation par


une accumulation indifférenciée, conduit à la nécessité d'une forte
requalification. C'est bien là probablement la première piste de tra-
vail des spécialistes aujourd'hui, la légitimation de leurs apports, et
celle d ' u n e véritable éducation, d ' u n apprentissage. L'aveugle de
Chaucer apprend à voir, à voir peut-être que sa femme l'aime et
que si elle offre son corps à un autre c'est parce qu'on la cloître et
qu'on ne regarde ni n'honore ses formes. Le téléphage ou l'inter-
naute, lui, doit relégender ce qu'il regarde, il doit savoir de quoi il
s'agit, d'où cela vient, il doit morceler ce qui est accumulé pour en
saisir la nature exacte. Séparer, découper, requalifier.
Le déficit de la recherche : légitimer et mailler les analyses
d'images, historiciser le visuel
Nous avons esquissé les lacunes et la forte demande. Pourquoi
pareil m a n q u e ? Répétons-le, à cause de deux p h é n o m è n e s : les
frontières disciplinaires et les visées totalisantes de certains travaux.
Les frontières disciplinaires expliquent en effet que la considérable
production occidentale d'images au X I X et au XXe siècle, par
exemple, n'ait pas été prise en compte. Les historiens d'art, dont les
outils se sont considérablement diversifié grâce n o t a m m e n t aux
écoles allemandes et autrichiennes, ont concentré leurs efforts sur
ce qui fut désigné comme art, ignorant souvent les extensions
industrielles. En histoire, comme l'exprimait Marc Ferro dans La
Nouvelle histoire en 1 9 7 8 : « Tard venue dans le discours de l'histo-
rien, l'image y joue un rôle assez comparable à celui que tient le
névrosé dans l'ordre médical. » Utilisée comme simple illustration à
des recherches basées sur l'écrit, cette dernière n'était pas censée
apporter des connaissances particulières - rejoignant en cela pro-
bablement une méfiance ancrée de nature religieuse et philoso-

2. Theodor W. Adorno, Asthetische Theorie, Paralipomena, Frühe Einleitung, Francfort,


Suhrkamp, 1970.
3. In Jacques Le Goff, Roger Chartier, Jacques Revel (dir.), La Nouvelle histoire, Paris,
Retz, 1978.
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phique fondée sur le « mensonge » des images, leur non « sérieux »,


leur déformation du réel. Enfin, des branches entières comme les
sciences exactes ou la médecine ont été tenues à l'écart en tant que
source de connaissance sur le p h é n o m è n e de la vision et les condi-
tions de la réception. Les disciplines travaillaient en vase clos,
s'ignoraient ou omettaient le corpus.

L'autre p h é n o m è n e déstabilisateur, paralysant, totalement


inverse, fut la prétention et - disons-le - une certaine forme de naï-
veté venant de sémiologues, sociologues, philosophes, anthropo-
logues, se proclamant détenteurs d ' u n savoir global sur les images.
Nulle idée de critiquer ici la nécessité de perspectives larges ou de
règles communes aux images. Mais le discours d'autorité de ce qui
souvent n'était qu'une perspective, a contribué à anémier toute vel-
léité d'aller étudier de plus près. Sans s'alerter outre mesure sur le
fait que ces discours successifs s'avéraient divergents, les chercheurs
furent pris d'une forme de crainte méthodologique et se sont ima-
ginés qu'une focalisation sectorielle devait pénétrer un pareil cadre.
De surcroît, plus la subjectivité de l'interprétation était patente, plus
l'affirmation se faisait puissante, mêlant les époques et les civilisa-
tions ou survalorisant sans vergogne le contemporain.

Dans le cursus universitaire, pareils types d'études n ' o n t pas


trouvé leur place. En effet, les « cultural studies » aux États-Unis ou
l'« histoire culturelle » en France, sont constitués de démarches
assez disparates souvent centrées sur les agents culturels, l'organi-
sation ou la représentation sociale de groupes, sans développer suf-
fisamment de décryptages spécifiques d'images sur une période, un
support, une zone géographique. Pourtant, beaucoup de spécialistes
ont d'évidence beaucoup de choses à dire sur l'expansion visuelle.
Voilà, d'ailleurs, la raison première pour avoir réuni autant de
contributions dans ce livre. Cela a pu sembler étrange à certains,
même déstabilisant. Nous les remercions d'avoir joué le jeu. Il s'agit
vraiment d'une démarche à valeur démonstrative. L'interdisciplinarité
n'est pas simplement une incantation votive, elle semble désormais
le seul mode opératoire. Et lorsque, de façon tout à fait légitime, un
intervenant se cantonne à un sujet circonscrit avec un outil parti-
culier, il prend alors conscience de n'apporter q u ' u n éclairage à
compléter par d'autres approches. Il importe donc bien de
« mailler » le réseau de recherches.

Le terrain à parcourir s'avère considérable 4 L'analyse apparaît

4. Voir une esquisse pour ouvrir des chantiers in : Laurent Gervereau, Les Images qui
mentent. Iconographie, propagande, histoire du visuel au XXe siècle, Paris, Seuil, 2000.
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en effet en maintes occasions inexistante ou fortement déficitaire.


De plus, le cloisonnement paralyse certains travaux qui, par trans-
versalité, auraient largement gagné en valeur heuristique. Alors,
nous entrons dans une phase historique amenée à se voir dépassée.
Elle consacre une prise de conscience (l'étendue du territoire, la
maigreur de nos savoirs) et induit la nécessité de lancer de nou-
veaux chantiers. Voilà la seule manière de sortir d'une situation
paradoxale de demande pressante à laquelle répondrait l'axiome,
ou l'approximation.
D e s v e c t e u r s p o u r la v u l g a r i s a t i o n : p e n s e r la d i s p e r s i o n ,
g a r a n t i r la d i v e r s i t é

« L'IMAGE N'EST PLUS UN TORRENT ALLANT S'ÉCRASER


SUR LES ROCHERS, DE SON POINT DE DÉPART À SON POINT
D'ARRIVÉE ; COMME L'EXPLIQUAIT TENNEY : UN ENSEMBLE
VIBRANT, AVEC ADDITION OU SOUSTRACTION D'ÉLÉMENT(S),
INDIFFÉRENT À LA (AUX) POSITION(S) APPARENTE (S) DANS LE
SYSTÈME ENTIER, PRODUISANT DES MODIFICATIONS, UNE
MUSIQUE DIFFÉRENTE. », écrivait John Cage dans A year from
Monday en 1965.

Produisons-nous des « musiques différentes » ? Comment per-


mettre à la plus grande diversité de créateurs, œuvrant suivant des
techniques et pour des vecteurs multiples, d'atteindre les publics les
plus variés avec l'aide de moyens scénographiques et de modes
d'explication pluriels ? Le véritable enjeu devient, pour le passé, la
prise en compte de l'ensemble des productions et l'explication de
leurs fonctionnements, des évolutions du goût collectif, tout en ne
gênant pas une délectation esthétique directe par un système ana-
lytique qui, de toute façon, sera périodiquement révisé. Apprendre
à voir, c'est apprendre à connaître, donc bénéficier de la vulgarisa-
tion. Les publics ont réellement besoin, par tous les moyens, de
repères. La barbarie iconoclaste naît de l'absence de savoir. Elle ne
s'assimile en aucun cas à l'occultation, à la volonté consciente de
fermer les yeux, au refus raisonné de l'accumulation.

Ces repères ne nécessitent cependant en aucun cas la logoma-


chie. Le grand danger d'une pédagogie active serait de forcer le rai-
sonnement en oblitérant les parts d'ombre, les doutes, en ne
séparant pas hypothèses et invariant. Voilà un des grands enjeux.
Sites, musées, émissions, magazines, les vecteurs de la vulgarisation
aspirent en général et de façon naturelle à des certitudes simples.
Apprendre à regarder consiste pourtant à obtenir des informations

5. Traduction par Christophe Marchand-Kiss in John Cage, Paris, Textuel, 1998.


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tangibles qui aident à comprendre, qui épaulent le jugement, mais


en intégrant aussi les dimensions de l'interrogation, de la remise en
question, avec des systèmes d'analyse multiples, soupesant les
variations temporelles et géographiques. Synthétiser ne doit pas
consister à tordre les faits, à les réduire en les faussant.

Dans un temps du relatif, il apparaît nécessaire d'intégrer le fonc-


tionnement des surfaces adjacentes par une bonne connaissance de
certaines planètes-repères, mais en comprenant que ce fonctionne-
ment d'ensemble résulte d'échanges, de croisements. La conception
linéaire a vécu. En rappelant toujours ce qui échappe, nous sortons
du danger de totalisations ou d'idéologies closes pour entrer dans
un « peut-on apprendre à voir ? » qui est u n « peut-on apprendre à
questionner? ». Les médias comme les lieux de conservation
(musées, bibliothèques) se situent a u j o u r d ' h u i face à un tel défi
dans l'exigence intellectuelle : faire savoir, sans trahir le savoir.

Devant des attitudes réductrices consistant à imposer un modèle,


garantir la pluralité des attitudes reste probablement la fonction pre-
mière de l'État dans un système démocratique. Pour les structures
de conservation, nous passons ainsi de conceptions encyclopédiques
accumulatrices, désormais inopérantes et de fait sélectives, vers des
réseaux développant les matériaux d'un savoir par relais entre des
pôles de référence. La mémoire du m o n d e devient l'addition de
toutes les mémoires spécialisées et non plus la prétention illusoire
d'un rassemblement en un point. L'organisation des liens forme le
véritable défi, avec la notion de complémentarité.

Pour la création, le panorama est identique : une multiplication


s'opère et, dans le même temps, une forte limitation des images tou-
chant réellement des publics larges. Malgré les illusions premières
d'Internet, bourse libertaire, tout fonctionne en fait à l'aide de
moteurs de recherche pour des autoroutes comportementales. Là
encore, il importe prioritairement d'assurer la diversité. Cette diver-
sité ne peut exister que grâce à des structures intermédiaires, à des
relais. La notion de « laboratoire », de « banc d'essai », devrait per-
mettre, dans les médias comme dans les musées, telle l'ancienne
fonction du court-métrage au cinéma, d'associer, vis-à-vis d ' u n
public capté pour autre chose, des tentatives n o n labellisées. Le
maillage porte en soi une nécessité de réflexion sur la capillarité des
publics. Quand le m o n d e de l'accumulation des images demeure
celui de la multiplication de certaines images, ces images-phares
devraient générer avec elles des espaces adjacents de propositions.

Le forum, la place publique dans la cité, le marché, constituent


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les lieux de l'échange. Leur modèle n'est pas la masse agglutinée


aux marches du temple pour écouter u n prophète, en achetant une
figuration unique vendue alentour. Non, le modèle demeure la jux-
taposition des discours. Pour la création, pour la conservation, pour
la médiation, pour la recherche, établir les conditions de la pluralité,
aider à des « bancs d'essai », forment donc les conditions d'une pers-
pective multipolaire, seule susceptible de garantir les libertés indi-
viduelles. Apprendre à voir, c'est apprendre à choisir l'angle de son
regard.
Il n'existe pas de lecture de l'image : s'ouvrir à l'analogie
Pour en finir avec les tentatives d'intimidations méthodolo-
giques, répétons une saine évidence : seule l'image est son équiva-
lent. Il n'existe pas d'analyse globale, seulement des approches. Une
image ne se « lit » pas, elle se transpose imparfaitement avec des
codes différents. Elle se soupèse grâce à divers instruments de
mesure. Le XXe siècle, influencé par la volonté occidentale de forger
des représentations monosémiques à interprétation pavlovienne
dans la propagande ou la publicité, a cru à une « vérité » de l'image,
à un effet de dévoilement. Pu Yen-t'u sous la dynastie Ts'ing, dans
la tradition philosophique taoïste, écrivait pourtant déjà : « Le pay-
sage qui fascine un peintre doit donc comporter à la fois le visible et
l'invisible. Tous les éléments de la nature qui paraissent finis sont
en réalité reliés à l'infini. Pour intégrer l'infini dans le fini, pour
combiner visible et invisible, il faut que le peintre sache exploiter
tout le jeu de Plein-Vide dont est capable le pinceau, et de concen-
trée-diluée dont est capable l'encre. » 6 S'opère ainsi des fonction-
nements analogiques entre des systèmes parallèles.

Le comparatisme dans le temps et dans l'espace permet de resti-


tuer les « liens » - dont nous parlions - entre les images. Car s'il est
un p h é n o m è n e patent au XXe siècle, c'est bien celui de la non-
innocence face à la multiplication des représentations. La dictature
du visuel, le b o m b a r d e m e n t optique, forge u n e familiarité des
images. Elle est désormais à compléter par un savoir sur les images. Ce
savoir suppose d'assurer la pluralité des regards aux publics. Tout
cela constitue à n'en pas douter une responsabilité dans la cité sur
laquelle nous n'insisterons jamais assez : les notions de culture
populaire, de culture pour tous, de démocratisation, restent des objec-
tifs passant par la construction d'interférences entre des sphères de
populations aux repères cloisonnés, donc porteuses de rejets dan-
gereux. Quant au métissage des cultures, tant vanté, il peut abou-

6. Traduction par François Cheng in Souffle-Esprit. Textes théoriques chinois sur l'art pictu-
ral, Paris, Seuil, 1989.
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tir à u n brouet universel réducteur sans développement d'inter-


connexions individuelles grâce à des outils permettant d'apprendre
à choisir.

L'assimilation du divers pour tous, le repérage dans le relatif, les


plans essentiels au sein de la cosmogonie, sans plus croire à la seule
existence de l'autoroute, demeurent plus que jamais les probléma-
tiques centrales de notre phase historique. Pierre Francastel envi-
sageait de quelle manière l'art est « un mode de communication et
de transformation du monde » Paul Klee ne séparait pas création,
analyse, consommation : « Et le spectateur, est-ce instantanément
qu'il fait le tour de l ' œ u v r e ? (Souvent oui, hélas). (...) L'œuvre
d'art également est au premier chef genèse ; on ne la saisit jamais
simplement comme produit. (...) Chez le spectateur également,
l'activité principale est temporelle. L'œil est ainsi construit qu'il
fournit des morceaux successifs à la cavité oculaire. Pour s'ajuster à
un n o u v e a u fragment, il doit a b a n d o n n e r l'ancien. Il finit par
s'arrêter et poursuit son chemin, comme l'artiste. S'il le juge bon, il
revient, tout comme l'artiste. Dans l'œuvre d'art, des chemins sont
ménagés à cet œil du spectateur en train d'explorer comme un ani-
mal pâture une prairie. (...) Le principal handicap de celui qui la
contemple ou la reproduit est qu'il est mis d'emblée devant u n
aboutissement et qu'il ne peut parcourir qu'à rebours la genèse de
l'œuvre. » 8 « Au Museo Nazionale, me captiva avant tout la collec-
tion des peintures pompéiennes. Dès que j'y entrai, l'émotion la
plus forte me saisit. L'antiquité peignante, en partie merveilleuse-
m e n t conservée. De plus, cet art m'est présentement si proche !
J'avais pressenti la manière de traiter les silhouettes. La couleur
décorative. Je le prends pour m o n compte personnel. C'est pour
moi que ceci fut peint, que ceci fut exhumé. Je m ' e n sens raf-
fermi. »

Décryptage et passion. Apprendre à voir, c'est banalement


apprendre à aimer, à rejeter, en sachant pourquoi. Apprendre à voir,
c'est sortir de la consommation passive, construire les conditions de
la découverte, provoquer des rencontres. Apprendre à voir, c'est -
et nous en remercions vraiment chaleureusement toutes celles et
tous ceux qui ont apporté ici leur perspective, ainsi que le peintre
Pierre Soulages clôturant avec une grande générosité le colloque à
l'origine de ce recueil - apprendre à se connaître. Quel meilleur lieu

7. Pierre Francastel, La Figure et le Lieu. L'ordre visuel du Quattrocento, Paris, Gallimard,


1967.
8. Über die moderne Kunst, Berne-Bümplitz, Benteli, 1945.
9. Journal, Naples, 25 mars 1902.
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pouvait-il y avoir qu'une École des beaux-arts en pleine mutation


pour ébaucher pareilles perspectives ?

Nous le savons plus que jamais, la diversité nécessite un combat


vigilant. Il est celui d ' u n e conquête sans cesse renouvelée de la
liberté. Voilà un enjeu citoyen majeur pour le prochain siècle.
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Chapitre I

L ' i m a g e e t ses e n j e u x a u j o u r d ' h u i

I n t r o d u c t i o n p a r F r a n c i s Denel

Il y aurait aujourd'hui flot, flux, marée, engloutissement (les méta-


phores sont généralement de l'ordre liquide), en clair multiplica-
tion infinie d'images, cette vague submergeant également un
monde inégalement développé économiquement. Cette proliféra-
tion d'images est réelle. Elle connaît même une croissance expo-
nentielle, liée notamment au développement des technologies
numériques et de ses effets directs : la multiplication des réseaux.
En France, par exemple, naît une chaîne câblée ou satellitaire au
rythme quasi mensuel. Outre leur développement quantitatif et
leur diffusion marqués par l'instantanéité et l'ubiquité, les images
revêtent les formes les plus variées : fixes, animées, virtuelles, non
visibles à l'œil nu (les représentations algorithmiques du trou noir,
les images médicales). La vision télé, c'est-à-dire à distance, est stu-
péfiante, ainsi que l'atteste la puissance du nouveau télescope euro-
péen, Pénélope, qui vient de se braquer sur la nébuleuse du
Papillon à deux mille années lumière, pouvant rendre « visible »
depuis la Terre un homme sur la Lune.

Devant cette multiplication et cette diversification, l'attitude


contemporaine oscille entre prophéties de tous ordres, entre opti-
misme délirant et discours eschatologiques sur la fin de la pensée
et la mort de la civilisation occidentale. La défiance hostile conti-
nue de dominer, encore marquée par l'interdit originel de la repré-
sentation divine, la tradition platonicienne et les philosophes qui
lui ont succédé. Jean-François Lyotard, voici plus de vingt années,
avait attiré notre attention sur ce qu'il dénommait une « rupture
civique » inhérente au développement des industries audiovisuelles
et de la communication. À la différence de l'écrit, soutenu par une
politique de la scolarité obligatoire et de lecture publique, nous
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sommes ignorants du langage de l'image et dans l'impossibilité d'en


être créateur, dans les grands systèmes mondiaux de production et
de diffusion. Le Kodak jetable et préréglé n'est pas une réponse en
terme de liberté de création, convenons-en. J.-F. Lyotard avait dans
le même temps, expliqué le rôle et l'influence des flux transfron-
tières de données sur la structure même des États et des nations,
m ê m e si ces grands systèmes de communication d'information
n'ont pas provoqué mécaniquement les phénomènes annoncés de
massification et d'uniformisation, puisqu'on constate, dans le même
temps, une montée des nationalismes étroits et un retour aux rela-
tions archaïques telles que le face-à-face, l'association, les fêtes
locales et les comices agricoles.
Désarroi donc et obligation de choisir son camp. Ou iconoclaste
ou iconodule, pas le choix, pas de tergiversation. Nous sommes
sommés de partager « l'heureuse gourmandise », terme utilisé dans
un récent colloque au Futuroscope, dont s'accompagnerait le
recours aux NTIC. Nous sommes sommés de nous extasier sur le
développement sans précédent des imaginaires enfin libérés, sur
l'avènement d'une démocratie universelle, sans contrainte, dépas-
sant les clivages culturels et sociaux. Émettre la moindre réserve sur
les vertus de la « Toile » serait marque de régression rédhibitoire.
Désarroi aussi de la production artistique, déboussolée de ses
repères, de sa catégorisation entre écoles, de ses filiations d'in-
fluences et de style. Pour les arguments en défaveur de l'image, ils
sont assez nombreux jusqu'à la diabolisation, vous les connaissez. À
propos du diable, l'attitude de l'Église catholique, donc soucieuse
d'universalité, m'est apparue intéressante en deux occasions
récentes : l'une s'est manifestée par la publication du document du
Vatican d é n o m m é « Éthique et publicité », de février 1997, peu
après la sortie de l'affiche du film Larry Flint de Milos Forman, mon-
trant un « pornographe crucifié ». Deux extraits de ce texte : la
publicité est « un élément nécessaire de la stratégie pastorale d'en-
semble » (sic) et ailleurs : « elle peut exercer une influence dégra-
dante en exaltant la violence et la pornographie. »

L'autre exemple de l'Église, auquel je faisais allusion, est le pro-


cès intenté et gagné par la Conférence de l'épiscopat français contre
la publicité de Volkswagen, représentant la Cène, comme si l'Église
estimait cette représentation comme u n e propriété personnelle,
comme u n bien d'entreprise.
Les institutions hésitent également et sont souvent mal à l'aise et
maladroites devant l'image : rappelons-nous la signalétique impo-
sée, type code de la route, à la télévision par le Conseil supérieur
de l'audiovisuel.
En fait, nous balançons généralement entre hostilité/répression
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d'une part et légitimation/défense d'autre part. Il faudrait, à propos


de cette alternative, évoquer l'évolution des positions initiales des
intellectuels vis-à-vis des mass-media, accusés de sous-culture,
d'opium du peuple, avant d ' a p p r é h e n d e r progressivement, de
manière scientifique, pour ce qu'ils sont, ces objets culturels. Il fau-
drait rappeler aussi que dans les cursus universitaires français, le
statut de l'objet de recherche (les médias, par exemple, considérés
comme mauvais objet) rejaillit sur le statut de la discipline et sur les
carrières des chercheurs. Il faut un certain courage encore pour pro-
duire un travail scientifique sur les médias.
Notre colloque ne serait-il pas, à sa manière, quelque chose rele-
vant de ce processus de légitimation ?
Il convient en réalité de confesser que nous ne savons pas très
bien ce qu'est une image, ce que sont des imageries. Un effort de
définition reste à faire : icône, eicon, eidolon, fantasme, schème,
figure, représentation. L'image demeure à la fois évidente et large-
m e n t indicible, indécidable, indescriptible, elle résiste à l'analyse.
Autonome, elle échappe à ceux m ê m e s qui la produisent. Elle
résiste à toute sémantique de catégorie unique. Son espace privilé-
gié reste l'entre-deux, entre concret et abstrait, réel et pensé, sen-
sible et intelligible. Elle permet de reproduire et d'intérioriser le
monde, de le conserver mentalement ou grâce à un support maté-
riel, mais aussi de le transformer. Cet « archipel » reste à découvrir.
Ce continent reste en grande partie à explorer. C'est à cet effort de
découverte et d'exploration, d'examen de la nature, des usages et
des enjeux et de ces images et de ces imageries, que nous sommes
collectivement conviés, en réunissant l'essentiel de vos réflexions,
de votre pensée et de votre expérience.
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François Dagognet

D é p l o y e r le c h a m p d e la v i s i b i l i t é

Une sourde unité relie en fait les deux questions qui nous occu-
p e n t : « Peut-on apprendre à voir ? » et « L'image et ses enjeux
aujourd'hui ? » en dépit de l'écart assez impressionnant qui les
sépare. En effet, je voudrais m o n t r e r que c'est l'image qui nous
apprend à reconnaître le réel. La Rochefoucauld, je crois, disait que
« si nous n'avions pas lu des romans d'amour, nous ne serions pas,
nous ne serions jamais a m o u r e u x ». L'image m ' a p p r e n d à voir,
d'autant qu'elle n'est pas le décalque du monde. Surtout pas. Elle le
débusque. Elle va même le chercher là où nous ne songions pas à le
détecter.
En voici d'ailleurs trois illustrations, car il faut nous déprendre de
l'idée selon laquelle l'image reproduirait simplement le monde.
Sans tomber dans les errements d ' u n e pensée de style idéaliste,
disons donc que l'image dévoile et découvre ce qui nous échappait.
Première illustration : la carte d'une région en est bien l'image.
Justement, elle va nous aider à voir ce que nous n'avons jamais vu.
Par le seul fait qu'elle parvient à ramasser ce qui est répandu et éloi-
gné, elle nous offre ce qui nous était inconnu. Wegener, en pré-
sence de la cartographie du monde, en tire la preuve que les
continents dérivent les uns des autres ; l'Amérique du Sud s'em-
boîte dans la concavité africaine. Les îles, qui toujours bordent les
côtes, elles aussi, rentrent (morphologiquement parlant) dans le
continent qu'elles ont quitté. Nous le vérifions, nous le concevons,
nous l'observons.
Notre vue ordinaire, trop bornée, ne pouvait pas s'en aviser. Il y
a plus sur la carte que dans le paysage même, parce que celle-ci (un
synopsis) autorise des rapprochements entre les points, les lignes et
les volumes. J'apprends encore d'elle que les villes - de grande et de
m o y e n n e importance - sont (toujours) distantes de 30 à 40 kilo-
mètres les unes des autres. Pourquoi ? Il est permis de voir là un
reliquat des anciens moyens de communication (le cheval qui tirait
la diligence ; il devait s'arrêter après un certain parcours). Mais lais-
sons là l'interprétation. Il reste vrai que, grâce à la contraction ico-
nique des données, des constances (imperceptibles) se lèvent, qui
nous informent.
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Autre illustration : avec le percevoir ordinaire, tout est brouillé ;


parce que tout est superposé ou entrelacé. Nous entrons nécessai-
rement, par notre regard, dans la confusion. Un « méta-technicien »
de l'image mobile, Étienne Jules Marey, allait parvenir à décompo-
ser « ce tout », que ce soit le saut de l'athlète ou la course du cheval
ou le vol de l'insecte, d'où la chronophotographie. Laissons de côté
les procédures subtiles grâce auxquelles il a capté les phases
processuelles, pour nous d o n n e r le film du m o u v e m e n t ou du
déplacement. En conséquence, nous serons plus sensibles au ciné-
matique. Nous allons pouvoir mieux « évaluer » les images qui
expriment la vitesse. Marey, grâce à ses analyses et à son appa-
reillage, devait montrer que c'est le peintre Géricault qui avait le
mieux rendu la position des pattes du cheval qui gagnait le Derby
d'Epson ; le peintre avait représenté les quatre pattes quasiment
horizontales, dans une situation d'apesanteur. Inversement, les
sculpteurs ou les peintres, pour la plupart, se trompaient. Croyant
traduire la mobilité, ils sombraient dans le « statisme ».
Troisième innovation : le photographe peut aussi appréhender
ce qui nous échappe. Atget, par exemple, nous livre les Champs-
Élysées, le matin, dans le vaporeux. Nous les avons toujours aper-
çus noirs de monde, inondés de soleil et de lumière (le stéréotype).
Les voici désormais déserts, avec une b r u m e qui efface les lignes,
d'où l'amorphie. Notre regard est généralement dominé par la fron-
talité (nous laissons de côté le latéral, l'à-côté, le marginal). Il est
également retenu et focalisé par « le plein » (c'est pourquoi l'inter-
stitiel ou le vide ne nous apparaisse pas). Le photographe-artiste,
au contraire, réussit à dénicher ou à sortir de l'ombre ce que nous
ne remarquions pas.
Nous l'ajoutons en passant : la photographie est la vraie pein-
ture. Le photographe aide le monde, dans son immensité et sa
variété, à venir lui-même se peindre (en se projetant) non plus sur
la toile mais sur l'hypertoile qu'est la pellicule. S'est ici éclipsé l'in-
termédiaire (le peintre), celui qui s'interposait entre le m o n d e et
son image. Mais le photographe-plasticien tient cependant un rôle
subtil : il doit favoriser une écriture (l'icône) d ' u n univers appa-
remment muet, l'obligeant à dévoiler l'un de ses aspects inconnus.

E. Poë, un Edgar Poë traduit d'ailleurs par Charles Baudelaire,


souligne l'insuffisance et les limites de notre regard, que le frontal
et le plein ont trop accaparé. Les artistes nous en délivreront (« une
œ u v r e d'art, note Valéry, dans l'introduction à la m é t h o d e de
Léonard de Vinci, devrait toujours nous apprendre que nous
n'avions pas vu ce que nous voyons »).
L'inspecteur Dupin s'exprime ainsi dans « Le double assassinat
dans la rue Morgue » d'E. Poë :
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« Vidocq faisait continuellement fausse route, par l'ardeur même


de ses investigations. Il diminuait la force de sa vision en regardant
l'objet de trop près. Il pouvait peut-être voir un ou deux points avec
une netteté singulière, mais, par le fait même de son procédé, il per-
dait l'esprit de l'affaire prise dans son ensemble ». Edgar Poë privi-
légie ouvertement la vision oblique à laquelle nous ne sommes pas
assez accoutumés et que les spécialistes de la détection ont su recon-
naître. Toujours on nous dira que « la photographie copie le réel ».
Mais non. La mauvaise photographie nous donne surtout le reflet
de nos préjugés : elle ne nous apprend rien, sinon la puissance des
automatismes culturels.
Il est un philosophe d'une réelle importance qui a développé le
contraire de ce que nous exposons : il a livré la guerre à l'image ; il
a tenu à glorifier l'épaisseur du réel ou la richesse du seul perce-
voir. Jean-Paul Sartre a été élevé et enseigne dans la bourgeoisie,
celle qui vénère la sola scriptura (la seule écriture). Son récit quasi
autobiographique, Les Mots, relate cet envoûtement. On pourrait
ajouter, Les Mots et les choses mais nulle place n'est réservée à l'image
fantomale.
Voici un argument : si je me trouve devant les grilles qui entou-
rent le Panthéon, je peux en compter les barreaux. Fermons les
yeux. Tenons-nous en à l'image mentale. Alors j'entre dans le flou.
Impossible de compter quoi que ce soit. Mais une telle expérience
ne nous convainc pas. Il suffirait que je table sur « l'image photo-
graphique » (car c'est une image), et je compterais à loisir.
Bref, nous ne voyons que peu ou mal. Nous ne voyons que ce
que nous avons été habitués à voir. Nous ne voyons qu'à travers le
regard des artistes qui nous ont devancés. C'est la peinture ou la
photographie qui nous ont ouvert les yeux. Un indice en faveur de
cette thèse nous est fourni par le test de Rorschach : la plupart des
sujets se caractérisent par la banalité et la pauvreté de leur percep-
tion. Nous interprétons les taches amorphes de la m ê m e façon.
Rares les individus qui échappent à cette tendance ! Ils ne voient
pas comme les autres : par là même, on vise à repérer les « créa-
tifs ». Celui qui commence à voir ce que les autres ne voient pas se
remarque : à vrai dire, il privilégie « le voir oblique ou latéral », au
lieu de ce qui se situe au milieu. Il entre par là sur le chemin de sa
libération. L'éducation artistique nous aidera à ce type de renver-
sement. Aussi n ' a i m o n s - n o u s pas le mot d'« imaginaire » qui
enferme trop de l'irréel, alors que l'image nouvelle (qui relève à la
fois du culturel et de la technosphère) nous découvre le réel et nous
le montre.
Le m o n d e est bien le fruit de notre représentation, laquelle
représentation inclut aussi nos opérations, nos volontés, nos appa-
reils. En toute hypothèse, nous ne voyons rien au départ (l'aveugle
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Achevé d'imprimer par l'Imprimerie Hérissey à Évreux


Dépôt légal : novembre 1999
N° imprimeur : 85672
La m u l t i p l i c a t i o n d e la c o n s o m m a t i o n p o t e n t i e l l e d e s i m a g e s
est d e v e n u e u n p h é n o m è n e m a j e u r d u XXe siècle. N o u s p a r l o n s
d é s o r m a i s d e « civilisation d e l ' i m a g e ». Mais existe-t-il p o u r
a u t a n t u n a c c o m p a g n e m e n t d e ce p r o c e s s u s d ' a c c u m u l a t i o n ?
Réalise-t-on une pédagogie à l'image et u n e pédagogie par
l ' i m a g e ? Le c i t o y e n o u l ' é c o l i e r sont-ils p r é p a r é s à réagir face
a u d é v e r s e m e n t d e s n o u v e a u x u n i v e r s visuels ?

Il fallait, p o u r r é p o n d r e à ces q u e s t i o n s e s s e n t i e l l e s dans n o s


sociétés, i n t e r r o g e r t o u t le p r o c e s s u s d e c i r c u l a t i o n d e s images,
d e p u i s la c r é a t i o n j u s q u ' à la r é c e p t i o n . Il fallait aussi, p o u r la
p r e m i è r e fois, r é u n i r d e s s p é c i a l i s t e s d e d i v e r s e s disciplines d e
m a n i è r e à ce qu'ils a p p o r t e n t c h a c u n l e u r éclairage. Il fallait
e n f i n o r g a n i s e r d e s d é b a t s e t c h o i s i r d e d i f f u s e r ces échanges.

Un e x c e p t i o n n e l b i l a n p a r 59 d e s p l u s g r a n d s spécialistes d e
l'image.
O u v r a g e sous la d i r e c t i o n d e L a u r e n t G e r v e r e a u .

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