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CE N'EST PAS ÇA

Lorena Escuredo

Érès | « Psychanalyse »

2012/1 n° 23 | pages 109 à 118


ISSN 1770-0078
ISBN 9782749215228
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Ce n’est pas ça
Lorena ESCUREDO

Orientée par la psychanalyse, j’interviens en tant que psychologue dans un ser-


vice de médecine hospitalière. Dans l’institution, il y a un appel qui retentit constam-
ment, mêlé de questions, de nouages, d’accrocs, de répétitions et de frustration ; cet
appel, c’est la demande, ou les demandes, et je vais m’intéresser à celles que je reçois.
Elles sont au centre des discours institutionnels et sont presque comme de petits
objets volants que je vois et que j’entends circuler les uns au milieu des autres.

Puisque le patient vient à l’hôpital pour soigner une maladie somatique, sa


demande initiale est faite au médecin. C’est une demande de guérison ; le médecin et
l’équipe soignante sont ainsi dans une démarche d’éradiquer le symptôme du patient.
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Dans un premier temps, le patient n’a pas forcément l’idée d’y rencontrer une per-
sonne qui est là pour l’écouter. Dans le service de cancérologie où je travaille, c’est
souvent dès la première consultation dite « d’annonce » de la maladie avec le méde-
cin que va être proposée une rencontre avec moi. Certains malades demandent d’eux-
mêmes et d’autres y sont amenés par leurs proches. Parfois, la demande émane d’un
ou de plusieurs membres du personnel soignant qui incitent alors le patient à me voir.

L’inversion des demandes prend effet lorsque je vais vers le patient – en termes
d’espace et de parole. Je qualifierai ce mouvement de demande inversée. Le sens est
inversé : de fait, je demande au patient de me rece-voir. Cela m’évoque cette phrase
de Lacan : c’est dans le lieu de l’Autre que la demande est inversée 1. D’ailleurs, un
des sens de Übertragung est « déplacement » ou « transport 2 ». Donc, c’est moi qui me
déplace vers le patient, qui me transfère, qui transfère vers lui. Comment appréhen-
der ces demandes particulières afin de préciser ce qui en l’occurrence s’inverse ?

La demande et les demandes inversées qui nous occuperont ici ne trouvent pas
de réponse, le sujet qui les porte est frustré puisque, comme l’indique Lacan dans

Lorena Escudero <lorena.escuredo@gmail.com>


1. Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 9 : « Dans le langage, notre message nous vient de l’Autre,
sous une forme inversée. »
2. Avant d’être traduit par « transfert », Übertragung a été traduit par « transport affectif ».
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Encore, « ce n’est pas ça 3 ». Alors le sujet va encore et encore répéter sa demande, à


la recherche d’une réponse non pas à sa demande mais à son désir. Et ce désir se
trouve justement dans la répétition de la demande. J’essaierai de préciser les coor-
données de ces demandes inversées, qui passent par moi, et de préciser les objets qui
y sont en jeu.

La demande fait des (re)tours et nous pouvons utiliser le tore pour saisir cette
répétition. Lacan explicite cette figure dans son séminaire L’identification : « Le mou-
vement de bobine de la répétition de la demande se boucle quelque part, même vir-
tuellement, définissant une autre boucle qui s’achève de cette répétition même et qui
dessine quoi ? l’objet du désir […]. C’est que cet objet ne reste pas objet du besoin ;
c’est du fait d’être pris dans le mouvement répétitif de la demande, dans l’automatisme
de répétition, qu’il devient objet du désir 4. »

Premier cri

Dans L’esquisse d’une psychologie, Freud évoque le cri (Schreien) du bébé inter-
prété par la mère comme une demande – une demande qui n’est pas formulée par le
bébé. Freud nous dit que ce cri est une décharge motrice, une poussée (Drang) et non
un appel à la mère 5. Le nourrisson se trouve dans une « détresse initiale » et dans le
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besoin car il a faim : il est dans « l’urgence de la vie 6 ». Ce qui est de l’ordre du besoin
est d’emblée parasité par la question du désir de la mère et de son fantasme. Quelques
années après Freud, Lacan notera que l’Autre va donner une dimension de désir au
cri du besoin. Quand le bébé crie, la mère se trouve dans une urgence à laquelle elle
se sent le devoir de répondre par un acte, en passant par le langage : l’acte de donner
le sein nourricier. Elle suppose à l’enfant une demande d’un objet qui lui manque-
rait, alors même qu’il n’a jamais connu cet objet. Elle parle pour lui. Elle lui donne à
manger les mots de la demande : la mère effectue un forçage par les signifiants qu’elle
connecte sur la supposée demande de son bébé. Elle a cette capacité à penser pour
l’enfant mais en fonction de ses désirs à elle, à interpréter les faits et gestes de son
bébé, à lui supposer une demande et donc à faire émerger, par la parole, une demande
chez lui. Freud parle d’un système nerveux qui est par ce besoin forcé (gezwungen)
d’« abandonner la tendance originaire à l’inertie ». Cette parole de la mère, ce forçage
qu’elle effectue par l’interprétation amène le nourrisson à la vie, au Ich et à la sub-
jectivation, pour ensuite le conduire à une séparation.

3. Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, leçon du 22 octobre 1973, p. 158.
4. Jacques Lacan, L’identification, séminaire inédit, version de l’ALI, leçon du 9 mai 1962, p. 285.
5. Sigmund Freud, L’esquisse d’une psychologie (1895), Toulouse, érès, 2011, traduction de S. Hommel,
J. Le Troquer, A. Liégeon et F. Samson, p. 15, 17 et 57.
6. Ibid., p. 17.
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Ce n’est pas ça 113

Les médecins et les infirmières parlent aussi pour le patient, pour signifiant à la
fois « à la place de » et « à son attention ». La différence est qu’il y a en jeu un certain
pouvoir et un certain savoir du soignant, avec souvent ce souhait de mettre le patient
et son angoisse à distance en l’objectivant. Par leurs demandes inversées, les soignants
effectuent un certain « forçage » en collant leurs signifiants sur une demande suggé-
rée au patient. Cela vient aussi dire quelque chose du soignant. Freud note : « Il n’est
pas indifférent qu’un être humain vienne à l’analyse par son propre mouvement ou
qu’il le fasse parce que d’autres l’y amènent, que son changement soit désiré par lui-
même ou par les siens qui l’aiment, ou dont on serait en droit d’attendre un tel
amour 7. » Ce mouvement dont parle Freud fait écho au circuit inversé de la demande
à l’hôpital et dans des lieux de consultation pour enfants tels que les centres médico-
psycho-pédagogiques (CMPP). Quel est le mouvement opéré par le patient et par moi-
même pour transformer la demande inversée ?

À l’hôpital, les demandes inversées que je reçois sont insistantes, pressantes et


souvent faites dans l’urgence. Je pose des questions pour analyser les coordonnées de
la demande et mettre à plat son circuit ; le fait de ne pas répondre ou de différer est
souvent vécu comme frustrant et douloureux par les soignants. Nous savons que la
notion de manque est nécessaire au sujet afin qu’il y ait du désir. D’ailleurs, Lacan
parle de l’au-delà de la demande comme construction de l’objet du désir, je cite :
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« Quand je vous dis que c’est à partir de la problématique de l’au-delà de la demande
que l’objet se constitue comme objet du désir, je veux dire que c’est parce que l’Autre
ne répond pas, sinon que rien peut-être, que le pire n’est pas toujours sûr, que le sujet
va trouver dans un objet les vertus mêmes de sa demande initiale 8. » Quand l’Autre
ne répond pas, le sujet peut aller au-delà de sa demande et retrouver ailleurs, dans un
objet, sa demande première. Puisque ce n’est pas ça, ça est ailleurs.

Freud parle de « mission impossible » à propos du résultat demandé par un pro-


che dans une cure 9. Lacan reformule cela dans son séminaire L’identification lorsqu’il
avance que l’objet du désir se retrouve confronté à un Autre qui est dans l’impossibi-
lité de répondre à la demande 10. Le principe d’action des médecins est leur désir de
guérir alors que mes interventions se situent ailleurs 11. À propos de cette non-réponse,

7. Sigmund Freud, « Psychogénèse d’un cas d’homosexualité féminine », dans Névrose, psychose et per-
version, Paris, PUF, 1973, p. 249.
8. Jacques Lacan, L’identification, op. cit., leçon du 28 mars 1962, p. 211.
9. Sigmund Freud, « Psychogénèse d’un cas d’homosexualité féminine », op. cit., p. 248.
10. Jacques Lacan, L’identification, op. cit., leçon du 14 mars 1962, p. 184 : « S’il y a, vous le savez,
quelque chose à quoi on peut dire qu’au départ le névrosé s’est laissé prendre, c’est à ce piège, et il
essaiera de faire passer dans la demande ce qui est l’objet de son désir, d’obtenir de l’Autre, non pas la
satisfaction de son besoin pour quoi la demande est faite, mais la satisfaction de son désir, à savoir d’en
avoir l’objet, c’est-à-dire précisément ce qui ne peut se demander. »
11. Sigmund Freud, La question de l’analyse profane, Paris, Gallimard, 1926.
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114 PSYCHANALYSE n° 23

Lacan nous éclaire en s’appuyant sur le tore : « […] ce que montre ce schéma, c’est
avec évidence la carence de l’harmonie idéale qui pourrait être exigée de l’objet à la
demande, de la demande à l’objet 12 ». Aussi, par les cercles vides et les cercles pleins
et par leurs retours, nous pouvons repérer les « carences » dans les demandes. Comme
dans les présences et absences de la mère qui sont ensuite répétées par l’enfant dans
le jeu de la bobine, qui lui permet d’entrer dans le symbolique 13.

Un jour, une infirmière vient vers moi pour me demander d’aller voir une
patiente. Celle-ci n’a pas fait directement de demande. Pour argumenter sa demande,
l’infirmière me parle de la patiente, de son état physique et « psychique ». Puis elle
ajoute : « Enfin je sais pas, c’est peut-être moi… » J’entends alors : « C’est peut-être
moi… qui souffre, qui veux en parler, qui veux te parler... » Sa formulation traduit bien
qu’à ce moment précis nous ne savons plus qui énonce la demande. Le « c’est peut-être
moi » fait écho avec le « ce n’est pas ça » formulé par Lacan dans le séminaire Encore.
De plus, cette infirmière ne me demande pas de répondre exactement à sa demande
d’aller voir cette patiente. Ce qui est manifeste ici n’est-il pas généralisable ? Jacques
Lacan interroge : « L’apparente demande n’est-elle pas toujours menteuse 14 ? »

La requête
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Il me semble qu’il est plus question de requête que de demande inversée, donc
il nous faut maintenant différencier une demande inversée d’une requête. Le méde-
cin me fait la requête d’aller voir le patient. Cette requête contient une demande :
celle de parler du patient ou de son angoisse face au patient.

Lacan explicite le désir caché dans toute demande : « J’ai pris pour thème la for-
mule que j’ai cru pouvoir supporter du nœud borroméen, je te demande de refuser
ce que je t’offre parce que ce n’est pas ça. Ce n’est pas ça, voilà le cri par où se dis-
tingue la jouissance obtenue, de celle attendue 15. » Il poursuit : « Pourquoi ai-je fait
intervenir dans l’ancien temps le nœud borroméen ? C’était pour traduire la formule
je te demande, quoi ? De refuser, quoi ? Ce que je t’offre, pourquoi ? Parce que ce
n’est pas ça, ça, vous savez ce que c’est, c’est l’objet a. L’objet a n’est aucun être. L’objet
a, c’est ce que suppose de vide une demande, dont ce n’est qu’à la situer par la méto-
nymie, c’est-à-dire par la pure continuité assurée du commencement à la fin de la

12. Jacques Lacan, L’identification, op. cit., leçon du 14 mars 1962, p. 186.
13. D’ailleurs, les cercles du tore dessinent une « bobine » qui est le résultat de la répétition de la
demande. Jacques Lacan, L’identification, op. cit., leçon du 21 mars 1962, p. 196 : « La béance qu’il
s’agit ici d’articuler se suspend tout entière en la forme où, au dernier terme, cette demande à l’Autre de
répondre, alterne, se balance en une suite de retours entre le rien peut-être et le peut-être rien. »
14. Jacques Lacan, L’identification, op. cit., p. 412.
15. Jacques Lacan, Le séminaire, Leçon XX, Encore, op. cit., leçon du 8 mai 1973, p. 142. Lacan parle
ici de « cri », comme Freud.
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Ce n’est pas ça 115

phrase, que nous pouvons imaginer ce qu’il peut en être d’un désir qu’aucun être ne
supporte. Un désir sans autre substance que celle qui s’assure des nœuds mêmes […].
Ce n’est pas ça veut dire que, dans le désir de toute demande, il n’y a que la requête
de l’objet a, de l’objet qui viendrait satisfaire la jouissance 16. »

Cette formule de Lacan, selon laquelle dans le désir de chaque demande il y a


uniquement « la requête de l’objet a, de l’objet qui viendrait satisfaire la jouissance 17 »,
montre qu’il n’y a pas de réponse à la demande du sujet qui soit entièrement satis-
faisante puisque sa demande est menteuse et son désir est caché : ce n’est pas ça 18. La
cause du désir, ce qui se substitue à l’Autre, est, selon Lacan, les quatre objets, voix,
regard, succion, excrétion, et ils font pour le sujet l’objet d’une demande à l’Autre.

Dans « Psychogénèse d’un cas d’homosexualité féminine », Freud s’intéresse aux


difficultés de la mise en place d’un traitement lorsqu’il s’agit de répondre aux exi-
gences de l’entourage. Les parents d’une jeune fille viennent lui demander d’arranger
les choses pour elle. Freud relève qu’on ne fait pas une analyse sur commande 19. Il
raconte cette vignette clinique en expliquant que, suite à la tentative de suicide de la
jeune fille, « les parents se tournèrent vers le médecin et lui confièrent la tâche de
ramener leur fille dans la norme 20 ». Freud ajoute : « J’évitais absolument de laisser
espérer aux parents l’accomplissement de leur désir 21. »
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Les requêtes qui me sont adressées à l’hôpital s’apparentent à la tâche à laquelle
Freud doit s’atteler, mais aussi à la difficulté de distinguer les demandes quand un
enfant et ses parents sont reçus dans un CMPP 22. Au moment où ils téléphonent au
CMPP, les parents formulent une première demande à l’institution ; après quoi ils
viennent avec leur enfant et formulent une requête auprès du psychologue ou du psy-
chanalyste. Les demandes dans ces lieux paraissent différentes et même opposées à
celles qui émergent à l’hôpital. Pourtant, elles se rejoignent sur un point : au CMPP
aussi, les requêtes et les demandes sont formulées par d’autres, notamment par les
parents et l’école. La différence, c’est qu’au CMPP le petit patient ou l’adolescent se
déplace dans le bureau alors qu’à l’hôpital le psychologue se rend, la plupart du temps,
au chevet du patient.

16. Ibid., leçon du 22 octobre 1973, p. 158-159.


17. Ibid., p. 159.
18. Jacques Lacan, L’identification, op. cit., leçon du 2 mai 1962, p. 259 : « Inversement, le cercle, sur
le premier tore, d’une demande vient ici se superposer dans l’autre tore, le tore ici support de l’autre, de
l’autre imaginaire de la frustration, vient ici se superposer au cercle vide de ce tore, c’est-à-dire remplir
la fonction de montrer cette interversion, désir chez l’un, demande chez l’autre, demande de l’un, désir
de l’autre, qui est le nœud où se coince toute la dialectique de la frustration. »
19. Sigmund Freud, « Psychogénèse d’un cas d’homosexualité féminine », op. cit.
20. Ibid., p. 247.
21. Ibid., p. 250.
22. J’ai été en stage dans un CMPP.
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116 PSYCHANALYSE n° 23

L’enfant qui vient avec ses parents n’a rien demandé. La requête des parents
est celle de parler du symptôme de leur enfant, un symptôme qui leur complique la
vie. Ils parlent pour l’enfant. La requête des parents cadre une demande, celle de
parler pour eux-mêmes. Quant à l’enfant, il a bien souvent une autre demande, voire
une plainte.

En février 1966, Lacan a remis à Jenny Aubry deux notes sur le symptôme de
l’enfant suite à la conférence donnée à la Salpêtrière sur « la place de la psychanalyse
dans la médecine ». Lacan y écrit que le symptôme de l’enfant est « à la place de répon-
dre à ce qui est symptomatique dans la structure familiale 23 » ; qu’il peut représenter
la vérité du « couple familial ». Nous pouvons alors nous demander : si le symptôme
vient en réponse à quelque chose, n’y a-t-il pas eu au préalable une question posée ?

Dans ces notes, Lacan distingue différents types de symptômes de l’enfant en


fonction de la place qu’il occupe dans le fantasme maternel ou dans le couple fami-
lial. Faisant suite à ces notes, Pierre Bruno articule « l’être générationnel » et l’op-
pose à « l’être du symptôme 24 ». Erik Porge, lui, parle des deux axes du symptôme chez
l’enfant, « l’axe des relations horizontales » et « l’axe des relations verticales 25 ». Porge
parle des demandes dans la psychanalyse avec l’enfant, il présente trois catégories dis-
tinctes de demandes concernant un enfant : la demande qui est directement énoncée
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par l’enfant, celle qui se rapporte indirectement aux parents, et une troisième qui est
le problème de l’enfant « noué directement dans le fantasme d’un des parents dans
lequel il est inclus à part entière 26 » (exemple de la psychose).

Objet voix et objet regard

Dans Le diable amoureux de Cazotte, le narrateur entend la voix d’un Che


vuoi ? Que veux-tu ? Que me veux-Il ? C’est aussi la question que pose le patient hos-
27

pitalisé lorsqu’il me voit entrer dans sa chambre. Je viens vers lui pour quelque chose
qu’il n’a pas directement ou pas du tout demandé. Je pourrais dire au patient : « Je
vous demande de me parler », ou encore : « Je vous demande de me demander. » Ou
encore : « Je vous offre quelque chose qui vient d’un autre et vous demande de le refu-
ser. » Dans un lieu de consultation, comme un CMPP, c’est le patient qui pourrait dire :
« Je vous demande de m’écouter » ; et à l’analyste : « Je vous demande de ne pas me

23. Jacques Lacan, « Notes à Jenny Aubry », dans Jenny Aubry, Enfance abandonnée. La carence en soins
maternels, Paris, Métaillé, 1966.
24. Pierre Bruno, Lacan passeur de Marx, l’invention du symptôme, Toulouse, érès, 2010.
25. Erik Porge, « Quelques incidences cliniques supplémentaires en relation avec l’identification du
symptôme », dans Lettres du symptôme, versions de l’identification, Toulouse, érès, 2010, p. 144.
26. Ibid., p. 145.
27. Jacques Cazotte, Le diable amoureux, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1972, p. 115.
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Ce n’est pas ça 117

regarder, de ne pas me parler. » Donc, il n’est pas étonnant que le patient hospitalisé
refuse ce que je lui offre afin de rebondir et d’énoncer sa question en mettant de côté
la requête du soignant. Mon travail est de ne pas répondre directement à la question
que pose le soignant sans pour autant la refuser, pour la relancer et rendre possible
l’émergence d’une autre demande et éventuellement du désir de parler chez le patient.

Les dimensions de la voix et du regard sont prépondérantes dans cette expé-


rience des demandes inversées à l’hôpital. Quand l’équipe me demande d’aller voir un
patient, elle me fait une requête précise qui concerne la requête de l’objet regard. À
moi d’y articuler l’objet voix. Le soignant a également une demande, celle que quel-
qu’un (en l’occurrence la psychologue) fasse tampon entre son angoisse devant le
patient et l’angoisse de celui-ci 28. Cela peut se faire dans la parole : c’est l’objet voix qui
est alors en jeu. Ainsi, le soignant me fait une requête pour l’hôpital et une demande
pour lui en tant que sujet. De même que le symptôme de l’enfant peut représenter la
vérité du couple familial (l’enfant arrive au CMPP par la requête de ses parents), je fais
l’hypothèse suivante : les requêtes que me font les soignants (requêtes de l’objet regard)
peuvent représenter une vérité du service où nous travaillons.

Comment l’enfant venant au CMPP et le patient à l’hôpital peuvent-ils dès lors se


réapproprier ces requêtes qui sont faites pour eux, afin qu’elles n’empêchent pas leur
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demande ? C’est en n’y accédant pas immédiatement, en faisant circuler cette requête
sur le tore que peut en émerger une demande (comme la demande devient désir en
circulant sur le tore). Le problème est qu’à l’hôpital nous avons de moins en moins le
temps et il est ainsi difficile de créer cet écart et cette circulation, de faire ces tours.

Par cette comparaison avec les demandes dans le travail avec les enfants, je me
rends compte de l’importance du contexte dans lequel ces questions de l’objet a et de
la définition du symptôme ont émergé entre Jacques Lacan et Jenny Aubry, à savoir
l’hôpital. La convergence de la question de la place de la psychanalyse dans la méde-
cine et le symptôme de l’enfant a ouvert pour Lacan cette formule : « Le symptôme
représente la vérité du couple familial. » La différence, c’est qu’à l’hôpital il est ques-
tion non pas de la vérité du couple parental mais de la vérité de l’institution et de celle
du soignant. Jenny Aubry, dans un débat à la Salpêtrière, évoque ses difficultés au
sein de l’hôpital Necker à répondre aux demandes des médecins car il y régnait une
grande confusion sur ce qu’est la psychanalyse : « Les premières demandes qui m’ont
été adressées étaient du domaine de la psychologie et de la psychométrie, ce qui n’a
rien à voir avec la psychanalyse. Il est certain que le rôle du psychanalyste n’est pas de
fournir des données chiffrées à des machines électroniques. Il s’agit d’autre chose et
nous parlons d’une autre place. Progressivement, j’ai pu obtenir que des questions

28. Ibid., p. 814.


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118 PSYCHANALYSE n° 23

précises me soient posées pour chaque cas qu’il s’agissait d’adresser au psychanalyste,
ou au psy… on ne savait pas quoi 29. »

Les demandes qui me sont faites à l’hôpital sont proches de celles dont parle Jenny
Aubry : les soignants m’adressent « on ne sait pas quoi »… sinon que ce n’est pas ça.
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29. Jenny Aubry, « La place de la psychanalyse dans la médecine » (16 février 1966), dans Conférence et
débat du collège de médecine à la Salpêtrière : cahiers du C, Paris, version de l’ALI, p. 762.

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