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qui ouvrirait à Téhéran un accès terrestre à la mer


Méditerranée et à Beyrouth : un fait notable dans
Pourquoi Washington veut asphyxier
l’histoire millénaire de l’Iran. »
l’Iran
PAR JEAN-PIERRE PERRIN
ARTICLE PUBLIÉ LE DIMANCHE 25 FÉVRIER 2018

Plus que la Corée du Nord, c’est Téhéran qui est


désigné comme l’ennemi n° 1 par les États-Unis. Fini,
la politique tout en souplesse d’Obama. Place à une
nouvelle stratégie qui repose sur une volonté de contrer
la République islamique en Syrie et de l’asphyxier
Mike Pompeo, directeur de la CIA © Reuters
économiquement. L’administration américaine est bien consciente que
Ce 19 novembre, Boukamal (ou Abou Kamal), le les cartes stratégiques de la région viennent d’être
dernier grand bastion de l’État islamique en Syrie, rebattues. Un agent de liaison va aussitôt remettre
près de la frontière irakienne, vient de tomber. Le à Kacem Soleimani une lettre d’avertissement de
chef d’orchestre de la bataille, le mythique général Mike Pompeo, le directeur de la CIA. L’initiative
iranien Kacem Soleimani, pavoise aussitôt dans la américaine devait rester secrète, mais Téhéran la
ville. Non sans raison : plus qu’une victoire du régime rend publique. Selon la version du bureau du Guide
syrien, c’est celle de Téhéran dont les forces – le suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, relayée par la
Hezbollah, les milices chiites irakiennes regroupées presse iranienne, c’est par le mépris que l’officier
au sein de la coalition Hachd Al-Chaabi (Front de la iranien a répondu à l’Américain : « Je ne prendrai
mobilisation), la brigade chiite afghane des Fatimides, pas la lettre, je ne la lirai pas et je n’ai rien à leur
et les pasdarans (gardiens de la révolution) iraniens – dire. » De ce fait, Mike Pompeo en personne se voit
ont permis la réussite de l’offensive. Non sans mal, obligé de reconnaître qu’il avait voulu adresser une
puisqu’elle a coûté la vie à un général iranien. Mais le mise en garde à Soleimani et l’Iran contre « toute
succès militaire est de taille : avec cette conquête, une attaque visant les intérêts américains en Irak par des
nouvelle page stratégique s’ouvre pour la République forces [les milices chiites irakiennes – ndlr] qui sont
islamique. Désormais, des convois peuvent aller des sous leur contrôle ».
monts Zagros au plateau du Golan puisque l’Iran, En réalité, la confrontation américano-iranienne a
l’Irak, la Syrie et le Liban sont réunis via un long commencé bien avant l’incident. À l’été 2017, deux
corridor terrestre qui traverse tous ces pays. drones iraniens ont été abattus au sud de la Syrie alors
Javan, l’organe des pasdarans, ne cache pas qu’ils survolaient l’armée américaine. Auparavant, le
sa joie :« La libération d’Al-Boukamal signifie 18 mai, l’aviation américaine avait frappé une colonne
l’achèvement du corridor terrestre de la résistance, blindée pro-Assad, dans laquelle se trouvaient des
miliciens chiites, irakiens ou iraniens, qui s’avançait
en direction de la base américaine d’Al-Tanf (sud-est
de la Syrie), détruisant plusieurs chars et tuant des
combattants.
À cette époque, le raid américain a déjà valeur
d’avertissement. Depuis, la situation a évolué. Même
si l’administration Trump se garde d’employer cette
expression, ce n’est plus une politique défensive que
Washington met à présent en place vis-à-vis de l’Iran
mais un “regime change”. Ce n’est donc pas la

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Corée du Nord, en dépit de son ahurissant programme d’arriver à un accord politique pour mettre fin à la
nucléaire militaire, ni a fortiori la Chine ou la Russie guerre civile syrienne », écrivent notamment les deux
qui sont considérées comme l’ennemi numéro un de élus dans leur lettre, reproduite dans un récent rapport
Washington, mais Téhéran. de la Fondation pour la recherche stratégique. Ils ont
L’hostilité américaine vient essentiellement de été entendus. Ce qui inquiète avant tout les Américains
l’establishment militaire : les généraux James Mattis et évidemment Israël, qui se réjouit du changement de
– le secrétaire à la défense – et Herbert McMaster stratégie américain, ce sont d’abord les installations de
ont servi en Irak, où les forces qu’ils commandaient fabrication de missiles.
ont subi des pertes infligées par les milices chiites L’Iran asphyxié
pro-iraniennes dont certaines, comme les brigades Al- Un peu plus tard, c’est la BBC qui, relayant des
Bader, combattent actuellement en Irak. Elle est aussi sources militaires occidentales, faisait état de la
évidemment soutenue par le lobby pro-israélien au construction d’une autre base permanente iranienne
Congrès. Cette nouvelle politique est en rupture totale dans la petite ville d’Al-Kiwash, à 14 km de Damas,
avec celle de Barack Obama qui avait tendu la main à et à une soixantaine du plateau du Golan (annexé par
Téhéran, cherché à obtenir une évolution en douceur
Israël). Quelques semaines plus tard, le 1er décembre,
du régime et permis la signature de l’accord sur le
Al-Kiwash est d’ailleurs bombardé, soit par l’aviation
nucléaire du 14 juillet 2015. Elle tourne autour de
de l’État hébreu, soit par un missile tiré depuis Israël,
quatre axes :
si l’on en croit l’agence officielle syrienne Sana.
• Neutralisation de la poussée militaire iranienne en
Syrie en direction d’Israël. C’est fort de ces informations que Rex Tillerson a
• Asphyxie économique de la République islamique. fait valoir, le 17 janvier, la nécessité d’une nouvelle
• Appui à tout mouvement d’opposition au régime. stratégie américaine dans la région : les États-Unis
• Soutien à la mise en place d’un axe stratégique qui continueront à se battre en Syrie jusqu’à ce que
serait notamment constitué par Israël et l’Arabie « l’influence iranienne diminue, que leur rêve d’un arc
saoudite. dans le Nord se traduise par un échec et que les voisins
de la Syrie soient en sécurité de toutes les menaces qui
Washington est convaincu que c’est désormais
se font jour » dans ce pays, a-t-il lancé, stigmatisant
Téhéran, plus que Moscou, qui a la haute main en
ensuite les liens de Téhéran avec le Hezbollah.
Syrie. Selon le Pentagone, la République islamique
et les milices alliées fournissent 80 % des forces de À nouvelle stratégie, nouveaux concepts : adieu à
Bachar al-Assad et comptent jusqu’à 125 000 hommes la guerre contre la terreur, remplacée par le combat
dans ce pays – un chiffre qui paraît exagéré. contre les régimes autoritaires ; action militaire limitée
mais continue ; et une nouvelle manière de faire la
Mais ce n’est pas le seul sujet d’inquiétude. Le 25 mai,
guerre. Déjà sous Obama, la doxa militaire était de ne
deux parlementaires américains, Peter Roskam, un
perdre aucun soldat américain sur un théâtre extérieur,
républicain, et Ted Deutch, un démocrate, ont adressé
d’où la nécessité de remplacer les forces américaines
une lettre à James Mattis et au secrétaire d’État
par des proxies, des intermédiaires.
Rex Tillerson pour leur demander de prendre des
mesures qui empêcheraient l’Iran de bâtir des bases Avec les généraux de Trump, cette stratégie prend
militaires en Syrie : un port sur la Méditerranée et une nouvelle ampleur. Avant l’offensive turque contre
un site de fabrication de missiles, localisés à Banyas, l’enclave kurde d’Afrin, qui a sérieusement perturbé
dans la province de Tartous, où l’armée russe a les plans américains, Washington avait annoncé
déjà des facilités navales. « Une base permanente vouloir créer et établir sur la rive est de l’Euphrate
iranienne en Syrie endommagerait gravement les une nouvelle armée de 30 000 combattants formée
intérêts américains en Syrie et diminuerait les chances à partir des Forces démocratiques syriennes (FDS
– une coalition où les Kurdes seraient largement

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majoritaires), encadrée par des forces spéciales nucléaire iranien). Non sans succès. Les banques
américaines – quelque 2 000 hommes actuellement. européennes et asiatiques n’ont toujours pas repris
But de cette nouvelle force : empêcher le retour le chemin de l’Iran et les transactions bancaires
de l’État islamique et, surtout, contrer la pénétration sont extrêmement difficiles. Conséquence : après la
iranienne. signature de l’accord, le président iranien escomptait
Même si une confrontation armée entre Téhéran quelque 50 milliards de dollars d’investissements
et Washington n’est pas à exclure et si extérieurs par an. Or ceux-ci n’ont pas dépassé les 4
plusieurs historiens américains s’en inquiètent ou 5 milliards. On est donc loin du compte.
déjà, l’arme privilégiée du regime change est Selon une étude du think tank International Crisis
d’abord l’asphyxie économique de l’Iran. Même si Group, qui a interrogé 60 dirigeants d’entreprises
Hassan Rohani respecte scrupuleusement l’accord multinationales européennes et asiatiques, 79 % ont
sur le nucléaire, l’administration américaine semble reporté leurs prévisions d’investissements sur le
désormais engagée dans le démantèlement, étape par marché iranien au cours des deux dernières années
étape, de l’accord de Vienne. et 83 % d’entre eux estiment que si les États-Unis
Elle pourrait même en sortir d’ici au 12 mai, en réimposaient leurs sanctions, les entreprises seraient
rétablissant l’ensemble des sanctions contre le régime réticentes, voire très réticentes, à investir et travailler
iranien. Dans son communiqué du 12 janvier, Donald en Iran. Cette peur d’investir en Iran frappe d’autant
Trump a été très clair : il ne prolongera plus plus le régime iranien que Hassan Rohani a survendu
la suspension des sanctions, comme il l’avait fait l’accord nucléaire, en le présentant comme la panacée
jusqu’alors. à la plupart des maux de l’économie. D’où la colère de
la “rue” iranienne qui a brusquement surgi dans une
En même temps, il exige du Congrès, qui a la haute
soixantaine de villes à la fin de 2017.
main sur ce sujet, un nouveau projet de législation
conforme à ses exigences maximalistes, qui établirait À l’inverse de l’Europe, qui est restée
notamment un lien entre le programme nucléaire très circonspecte, l’administration américaine
iranien et le programme balistique que Téhéran a immédiatement soutenu ces manifestations
développe actuellement. Mais pour le président populaires. «Les proches de Donald Trump ou
américain, la partie n’est pas gagnée. Il lui faut le courant qui pense comme lui ont vu dans
une majorité de 60 voix sur 100 au Sénat, donc les événements de fin décembre-début janvier une
capter certains votes démocrates, a priori peu confirmation de la fragilité du régime des mollahs.
susceptibles de revenir sur ce qui fut l’un des grands Ce sont les mêmes qui soutenaient que Barak Obama
succès diplomatiques d’Obama. Il faudra ensuite que avait signé le Joint Comprehensive Plan of Action
ces nouvelles dispositions soient acceptées par les [JCPOA, l’accord de Vienne – ndlr] au moment
Européens. D’où ce communiqué des plus virulents où, sans cette bouée de survie jetée à l’ennemi, le
de la Maison Blanche à leur encontre, exigeant qu’ils régime iranien se serait effondré. Ils ont donc vu
signent un « accord complémentaire imposant de dans les manifestations une raison supplémentaire de
nouvelles sanctions multilatérales si l’Iran développe mettre à mal l’accord », écrivait dernièrement Michel
ou teste des missiles balistiques de longue portée, se Duclos, conseiller politique à l’Institut Montaigne.
dérobe aux inspections ou se rapproche de l’arme L’administration Trump a aussi été sensible au fait
nucléaire ». que certains slogans exigeaient du régime qu’il
En même temps, Washington s’emploie à décourager renonce à son coûteux engagement en Syrie et
toute entreprise étrangère voulant s’implanter en Iran à l’action des pasdarans à l’extérieur du pays.
sous peine d’appliquer à leur encontre des sanctions Aux yeux de Washington, tout est donc lié :
dites « secondaires » (indépendantes du programme l’engagement iranien en Syrie ou en Irak et sa mise

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en cause par les révoltes populaires. La situation pas une réussite, Doha n’ayant toujours pas cédé
exigerait une analyse américaine autrement plus fine. aux exigences saoudiennes. Quant à une éventuelle
Reste aussi que les États-Unis n’ont aucun relais alliance stratégique du Royaume avec Tel-Aviv,
sérieux à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Iran, elle est difficilement imaginable tant les Israéliens
puisqu’il n’existe jusqu’à présent aucun mouvement demeurent détestés aussi bien par la “rue” arabe que
d’opposition iranien crédible : les mouvements par l’establishment militaire saoudien – et ne devrait
royalistes sont insignifiants et les Moudjahiddines du guère dépasser le stade de la coopération en matière de
peuple sont haïs par une population qui n’a pas oublié renseignement.
qu’ils furent les mercenaires de Saddam Hussein. Rien n’indique encore que la politique de regime
Reste l’allié saoudien. Dans son livre Fire and Fury: change puisse réussir. Pourtant, Téhéran semble déjà
Inside the Trump White House, paru en janvier aux inquiet : les ultras du régime sont devenus beaucoup
États-Unis, l’écrivain Michael Wolff raconte que moins critiques à l’encontre de l’accord sur le
Trump s’est écrié devant ses amis, lorsque Mohammed nucléaire signé par Rohani. Et dans le Golfe persique,
ben Salmane al-Saoud, alias MbS, est devenu prince les vedettes rapides des pasdarans qui, habituellement,
héritier : « Nous avons mis notre homme au pouvoir. » pratiquaient une forme de harcèlement des bâtiments
À ce jour, le bilan en politique extérieure du Saoudien de la marine américaine en tournant autour, se
n’est pas glorieux. Ayant engagé la guerre au Yémen, montrent beaucoup plus discrètes. « Mais pour les
au prix de lourdes souffrances pour les populations, intellectuels iraniens et tous les acteurs qui demandent
ses forces ne sont même pas venues à bout de la davantage de liberté et démocratie, la nouvelle
milice houthie qui conserve le pouvoir à Sanaa et, stratégie américaine est une catastrophe, souligne le
si la coalition emmenée par Riyad a pu prendre spécialiste de l’Iran Clément Therme, chercheur à
Aden, elle le doit aux forces des Émirats arabes l’Institut international d’études stratégiques à Londres.
unis. Même la mise en quarantaine du Qatar n’est Ils vont se voir systématiquement accusés d’être les
agents des Américains. »

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