Vous êtes sur la page 1sur 11

VARIATIONS SUR LE GROTESQUE DANS BELLE DU SEIGNEUR

Muriel Carduner-Loosfelt

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 18/10/2015 10h17. © Publications de la Sorbonne
Publications de la Sorbonne | « Sociétés & Représentations »

2000/2 n° 10 | pages 69 à 78
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 18/10/2015 10h17. © Publications de la Sorbonne

ISSN 1262-2966
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2000-2-page-69.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Muriel Carduner-Loosfelt, « Variations sur le grotesque dans Belle du Seigneur », Sociétés &
Représentations 2000/2 (n° 10), p. 69-78.
DOI 10.3917/sr.010.0069
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Publications de la Sorbonne.


© Publications de la Sorbonne. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière
que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 18/10/2015 10h17. © Publications de la Sorbonne
VARIATIONS SUR LE GROTESQUE
DANS BELLE DU SEIGNEUR
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 18/10/2015 10h17. © Publications de la Sorbonne

par Muriel Carduner-Loosfelt

Le roman Belle du Seigneur1 est avant tout construit autour d’un jeu et surtout
d’un leurre : la séduction prise comme une possibilité existentielle et symbolique
d’inscrire une poétique de la jouissance dans une intemporalité. Or, même si ce
leurre est explicitement dénoncé de façon obsessionnelle au sein même du dis-
cours amoureux et dans les longs monologues de Solal, le héros du roman, il fonde
le récit sur cette tension merveilleuse et atroce de l’éphémère et de la durée.
La séduction, comme mode exclusif de fonctionnement, énonce, dans le cours
même de son déploiement, sa clôture dans le temps : la séduction dans son énon-
ciation constituerait en son sein le paradoxe d’une mort annoncée.
Prise dans le sens de captation brutale et irréductible, la séduction serait ce
moment de « stupeur initiale2 », un temps véritablement suspendu que hante la mort
en contre-reflet. Solal et Ariane en sont foudroyés.
Frappé du sceau de cette fatalité, le ravissement amoureux, dans l’épaisseur du
temps-durée, se réduit à un processus de séduction décrit comme un ensemble d’ar-
tifices outrancièrement théâtralisés, caricaturés à l’excès, qui inverse la sacralisa-
tion amoureuse pour rejoindre le grotesque. Le grotesque, inscrit et dans les situa-

1. Albert Cohen, Belle du Seigneur, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1968.


2. Dominique Fernandez, Le Promeneur amoureux, Paris, Plon, 1980, p.193. Cité par Jean
Rousset, in Leurs yeux se rencontrèrent, Paris, José Corti, 1984, p. 11.

Muriel Carduner-Loosfelt, « Variations sur le grotesque », S. & R., déc. 2000, pp. 69-78.
tions et dans le langage, serait le « signe » qui nous forcerait à penser, à intérioriser
le passage du temps, nous préviendrait de l’usure et de l’anéantissement de ce qui
a été, il nous obligerait à penser « l’impensable » : l’altération des êtres et des corps.
La caricature comme le grotesque traversent absolument tout le roman3, mais
nous privilégierons seulement quelques passages relevant du thème de la séduc-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 18/10/2015 10h17. © Publications de la Sorbonne
tion articulé autour de l’image des Juifs dans le monde occidental. Ainsi pourrons-
nous voir comment le grotesque, grâce à sa dramaturgie et sa démesure, permet à
l’auteur, Albert Cohen, de jouer, à plusieurs voix, sur différents registres qui ne ces-
sent de se chevaucher pour mieux se confondre à l’intérieur du récit proprement dit.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 18/10/2015 10h17. © Publications de la Sorbonne

Dans les très longs monologues intérieurs, se juxtaposent le lyrisme incantatoire


70
de la passion amoureuse en même temps que l’animalité dégradante de sa sensua-
lité, les valeurs austères prônées par le Talmud contre le mensonge romanesque de
la passion4, la fascination-répulsion pour la femme occidentale comparée à la
« pureté » austère de la Juive à perruque5 et la grandeur du peuple juif face à la
dégénérescence de l’Occident. Le fil conducteur étant que le grotesque renverrait à
la manière d’un leitmotiv, à l’omniprésence de la mort dans sa réalité concrète,
charnelle ; le squelette qui se dessine derrière le visage de la femme aimée, l’évo-
cation des entrailles au moment de l’étreinte, etc.
Le grotesque fonctionnerait comme le motif, le contrepoint qui nous empê-
cherait de nous adonner à l’enchantement du discours amoureux. Deux voix ne ces-
sent de se superposer, le langage de la passion et son commentaire cynique et cruel :
métalangage du discours amoureux.
MISE EN FIGURE DU JUIF ERRANT
La scène de rencontre entre Ariane et Solal, les deux protagonistes du roman,
« la scène première », joue sur la transgression en inversant les principes du genre ;
face à la très belle et très aristocratique Ariane, Solal grossièrement déguisé en
vieillard édenté, vêtu des oripeaux du Juif errant, caricature d’un Jérémie à la
longue barbe blanche : « […] debout devant la psyché, il s’y considérait dans son

3. La posture sociale des hauts fonctionnaires (en la personne d’Adrien Deume, infortuné mari
d’Ariane, la « Belle du Seigneur »), la médiocrité des milieux petits bourgeois genevois (les
Deume, belle-famille d’Ariane), la passion romanesque telle qu’elle est mise en scène dans les
romans du XIXe siècle (Anna Karénine), etc.
4. « Louange donc au Talmud et honte aux adultères, raffoleuses de vie animale […] Oui, ani-
male, car l’Anna aime le corps de l’imbécile Wronsky et c’est tout, et toutes ses belles paroles
ne sont que vapeurs et dentelles recouvrant de la viande », Belle du Seigneur, allusion au livre de
Tolstoï, Anna Karénine, p. 313.
5. « Mais une Juive à perruque ne perd jamais son prestige, car elle s’est mise sur un plan où les
misères physiques ne peuvent plus découronner », Belle du Seigneur, p. 312.

Muriel Carduner-Loosfelt, « Variations sur le grotesque », S. & R., déc. 2000, pp. 69-78.
long manteau et sa toque enfoncée jusqu’aux oreilles. […] tout en caressant l’hor-
rible barbe blanche […] et de nouveau ce fut le sourire noir où luisaient deux
canines.6 », confesse en un long monologue son amour pour celle qui, aperçue dans
une réception quelque temps auparavant, est devenue l’objet de tous ses délires.
Monologue incantatoire de la passion, grimacé par un vieillard « […] faible et

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 18/10/2015 10h17. © Publications de la Sorbonne
pauvre, blanc de barbe, et deux canines seulement […],7 », que soutient l’illusion
d’une conquête possible. La Belle et la Bête. Illusion à double sens : la prééminence
du langage sur l’attrait physique mais aussi la victoire de l’intériorité sur l’extério-
rité. L’essence sur l’apparence. Le prince déguisé en crapaud échoue.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 18/10/2015 10h17. © Publications de la Sorbonne

Ici, l’on voit bien que la figuration grotesque du corps comme l’extravagance
71
de la mise en scène – une femme en robe du soir seule dans sa chambre face à un
vieillard énamouré, à genoux – permet à Solal d’affirmer son « moi » et partant
son appartenance au peuple juif, au peuple d’Israël. Celui à qui la société refuse une
identité choisit précisément de fixer dans l’outrance et l’ostentation du grotesque,
les contours d’un personnage biblique, Jérémie. Le difforme ou l’étrangeté confère
à Solal une stature hors du réel, une statue de légende. Et justement le jeu de la
séduction, tel qu’il se définit vers la fin du XVIIe siècle8 jusqu’à nos jours, ne peut
se contenter d’une statue, érigée, au demeurant, en figure grimaçante de la
vieillesse. Ce n’est que lorsque Solal, enfin, se débarrassera de son masque hideux
qu'Ariane pourra être séduite. Le pari de Solal est perdu : le paradigme
passion/séduction ne peut être le lieu privilégié d’une transcendance.
Le grotesque qui se dérobe à la clarté immédiate du sens et la caricature qui, au
contraire, en « donnant à voir » dans l’immédiateté du regard, doit, en quelque
sorte, « exhiber » le sens9, se confondent ici pour effacer les corps, pour en nier l’at-
trait et la puissance. Solal costumé en Jérémie n’a plus de corps mais un simulacre
de corps. Cependant, en considérant cette « scène première », il est à remarquer
qu’il s’agit là d’une situation d’exception dans le récit, car c’est le seul passage où
le discours amoureux donne libre cours à son lyrisme sans en présenter, simultané-
ment, en « voix off », le commentaire dérisoire et bouffon. L’ostentation baroque de
la scène et du personnage permettrait d’exalter le vrai, le sublime, une poétique de
la jouissance, enfin déchargée de la pesanteur du sexe pour naître de la seule magie
du Verbe.

6. Belle du Seigneur, p. 37.


7. Ibid. p. 40.
8. « Convaincre quelqu’un en employant tous les moyens de plaire », Alain Rey, in Dictionnaire
historique de la langue française, Paris, Dictionnaire LE ROBERT, 1992. ; cf. aussi Le Trésor de
la langue française, Paris, éd. CNRS, 1992.
9. Cf. Elisheva Rosen, Sur le grotesque, l’ancien et le nouveau dans la réflexion esthétique,
Saint-Denis, PUV, 1991.

Muriel Carduner-Loosfelt, « Variations sur le grotesque », S. & R., déc. 2000, pp. 69-78.
D’une autre manière, et de façon subtile, cette prédilection pour la difformité
et le monstrueux marque, dans ce climat d’inquiétude, – nous sommes dans les
années Trente –, l’ambivalence du Juif Solal, qui ne sait jamais lequel des deux
visages choisir ; le superbe Solal, l’homme « parvenu10 », arrivé aux plus hautes
responsabilités d’une grande instance internationale (la Société des Nations), craint

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 18/10/2015 10h17. © Publications de la Sorbonne
et respecté de tous en raison de sa position sociale éminente, ou bien le Juif
Sépharade, fils de rabbin, chantre de la gloire d’Israël, épris d’absolu et d’éternité,
enserré dans l’étau contradictoire et douloureux des exigences religieuses de son
peuple et de son irrésistible attirance pour les plaisirs du monde occidental. La belle
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 18/10/2015 10h17. © Publications de la Sorbonne

Ariane sera le point nodal de cet écartèlement.


72
Encore une fois pour désigner ce déchirement entre un monde juif sépharade
« pur » (« […] un Juif chimiquement pur.11 ») et un monde occidental perverti,
Albert Cohen n’hésite pas à tirer le récit vers la satire la plus caricaturale du Juif
grossier et avide, tel que les antisémites l’ont décrit et donc diabolisé : « cependant
que Rosenfeld soupèse votre étui à cigarettes pour voir si c’est de l’or véritable ou
seulement du plaqué évalue vos tapis », « […] et qu’un gnome ridé quoique jeune
vous raconte à toute vapeur d’incompréhensibles histoires juives […]12 ». La
madame Rosenfeld en peignoir rose dentifrice et la cousine à tête d’ibis chevelu,
tout concourt à animer sous nos yeux un peuple de pantins si extravagants qu’ils
en deviennent désincarnés, irréels. Un monde carnavalesque où le ridicule devient
grandiloquent, renforcé par une écriture sans ponctuation aucune, mimant ainsi la
logorrhée hystérique d’un Solal « boursouflé » d’orgueil et de désespoir.
Derrière la peinture débridée d’un monde fantasque dont Solal se plaît à forcer
outrageusement le trait,13 (et peut-être derrière l’énormité du rire), se dessine la
peur immense et la pitié souveraine pour ses « bien-aimés et ses tendres Juifs
intelligents ».
Il semble qu’ici précisément le grotesque procède de la vision désespérée d’un
monde voué à la géhenne. Ne tente-il pas, là, d’exorciser les forces démoniaques
qui vont désormais se partager l’univers ? « Les hommes de Hitler adorent l’armée
et la guerre […] et en vérité lorsqu’ils massacrent ou torturent des Juifs ils punis-

10. Clara Lévy parle de Solal comme « le modèle de ces Juifs de cour qui ne briguent le pouvoir
et la richesse que […]pour en faire offrande à la communauté juive », in Écritures de l’identité.
Les écrivains juifs après le Shoah, Paris, PUF, 1998.
11. Belle du Seigneur, p. 716.
12. Ibid. p. 756 et 758.
13. Peut-être est-ce-là l’une des manifestations de l’humour juif ! Cf. Robert Nyssen, « L’humour
juif c’est se moquer de soi avant que l’autre ne se moque », in Lectures d’Albert Cohen, Arles,
Actes Sud,1981.

Muriel Carduner-Loosfelt, « Variations sur le grotesque », S. & R., déc. 2000, pp. 69-78.
sent le peuple de la Loi et des prophètes […] le peuple d’antinature porteur d’un
fol espoir14 ».
Vision romantique du rire satanique, issu de l’orgueil de l’être déchu, Solal,
que provoque le grotesque et qui, pour Baudelaire, est « […] à la fois signe d’une
grandeur infinie et d’une misère infinie relativement à l’Être absolu […] grandeur

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 18/10/2015 10h17. © Publications de la Sorbonne
infinie relativement aux animaux.15 ».
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 18/10/2015 10h17. © Publications de la Sorbonne

RHÉTORIQUE DE LA SÉDUCTION ET CARICATURE


Les commandements de l’art de séduire que Solal énonce devant Ariane
s’étendent en une très longue prosopopée du donjuanisme16 dont Solal/Cohen
73
dénonce les ruses et les mesquines recettes au service d’une mise en scène trom-
peuse. Le discours amoureux (la « pouahsie17 »), parasité par les clichés de la pas-
sion romanesque ne servirait qu’à masquer « l’impudent » désir, « l’inévitable »
attraction sexuelle.
Notons toutefois la confusion, savamment entretenue par Solal, entre senti-
ment amoureux et séduction prise dans son acception exclusive de conquête ritua-
lisée. En effet, la relation amoureuse ne se conçoit, telle qu’elle est énoncée dans ce
chapitre, et tout au long du roman, qu’inscrite dans un processus de séduction. Mise
en scène inlassablement façonnée par l’artifice ; la beauté, la parure, le statut social,
la richesse, le pouvoir, la culture, le langage, l’éducation, etc. « Mais se faire aimer
est si facile, si déshonorant. Toujours la même vieille stratégie et les mêmes misé-
rables causes, la viande et le social. », « Des réflexions sur Bach ou sur Kafka sont
mots de passe indicateurs de l’appartenance. […] Parler de Kafka, de Proust ou de
Bach, c’est du même genre que les bonnes manières à table […]18 », « Donc, au
début, compliments massifs […] Elles avalent tout. Le recours à la vanité est un bon
hameçon.19 ». Le sentiment amoureux procéderait de cette « fabrication » patiente
et laborieuse des rites qui y président.
Objetisation forcenée de la passion amoureuse qui métamorphose celle-ci en
boursouflure langagière, en satire féroce et grinçante, une sorte de geste paro-
dique et ridicule, c’est ainsi que les métaphores animalières abondent ;
« babouins », « babouines », « babouineries », « gorilleries », « miaulements ».

14. Belle du Seigneur, p. 765.


15. Baudelaire, « De l’essence du rire et généralement Du comique dans les arts plastiques »,
Critique artistique, in Œuvres complètes de Baudelaire, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1961, p. 982.
16. Belle du Seigneur, cela concerne tout le chapitre XXXV, pp. 296-336.
17. Ibid., p. 311.
18. Ibid., p. 306.
19. Ibid., p. 332.

Muriel Carduner-Loosfelt, « Variations sur le grotesque », S. & R., déc. 2000, pp. 69-78.
Puis, imaginée par Solal, la scène de son propre enterrement, animée par un bes-
tiaire extraordinairement divers : chiens, chatons, rhinocéros, hippopotames, lion-
ceau, bœufs, sauterelles, etc. anthropomorphisés par des robes, des rubans, des
escarpins, des lunettes…
Non seulement, par ce démontage systématique des rituels de la séduction,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 18/10/2015 10h17. © Publications de la Sorbonne
Cohen/Solal fustige le mensonge romantique de la passion, mais surtout nous livre
une image sadisée20 de l’érotisme où l’accouplement humain est assimilé à la for-
nication animale et où les animaux prennent une apparence humaine. Mi-hommes,
mi-bêtes, les amants pris dans le jeu arachnéen de la séduction, ne peuvent que se
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 18/10/2015 10h17. © Publications de la Sorbonne

perdre dans la frénésie des accouplements. Vision chaotique d’un monde absurde
74
où le grotesque par son ampleur dramaturgique – Solal est l’acteur principal d’un
théâtre imaginaire – résonne tour à tour de rire et d’inquiétude prémonitoire. Si
la séduction prend une place si centrale dans ce passage et dans le roman, c’est
qu’elle fait surgir la contradiction fondamentale entre homme et animal, âme et
chair, esprit et matière. Le grotesque stigmatise les corps pour nous prévenir de
leur finitude.
Désormais le discours amoureux oscillera, comme le rappel d’une douleur lan-
cinante, entre l’incantation lyrique et le commentaire cinglant de sa dérisoire
vacuité. Métalangage de la passion21 pour nous forcer à la double lecture du langage
amoureux ; désigner le profane et le sacré. Registre du religieux ; le sacré emblé-
matique du mariage juif22 traditionnel contre l’amour charnel du couple « aryen23 ».
Le Juif Solal, épris d’absolu, refuse le temporel et surtout le corps, mais ne peut
échapper à sa propre sensualité. La sexualité féminine est vécue comme annihilante
et dégradante, car elle déroge à son rôle métaphysique de médiatrice entre le tem-
porel et le divin.
Grâce à la polyphonie des voix intérieures qui se croisent et se mêlent sans
aucune transition24, les voix d’Adrien Deume (le mari), des amants, Ariane et Solal,
Albert Cohen, avec talent, parvient à rendre obsédante cette culpabilité, récurrente
à travers tout le roman, comme le signe de la future punition ; Solal par l’amour
qu’il éprouve pour Ariane, « l’aryenne », transgresse les interdits dictés par les
commandements de Dieu.

20. « Les jambes en l’air, comme une femme lubrique, /Brûlante et suant les poisons, / Ouvrait
d’une façon nonchalante et cynique/ Son ventre plein d’exhalaisons. » Baudelaire, « Une cha-
rogne », Les Fleurs du mal, op. cit., p. 29.
21. Cf. Anne-Marie Paillet, Le Discours amoureux et la polyphonie dans Belle du Seigneur, Paris,
« Cahiers Albert Cohen », n° 5, sept. 1995.
22. « La sainteté et la simplicité du mariage juif », Belle du Seigneur, p. 565.
23. Le mot est, à plusieurs reprises, utilisé dans le roman.
24. Ibid. cf. chapitre XXXVI qui clôt la deuxième partie.

Muriel Carduner-Loosfelt, « Variations sur le grotesque », S. & R., déc. 2000, pp. 69-78.
À la convention de la situation : les amants dansent « d’eux seuls préoccu-
pés », « Joue contre joue, elle et lui, secrets, lentement virant. », s’entremêle le ridi-
cule et le prosaïsme des préoccupations d’A. Deume25, « […] il se demandait si
elle [Ariane] avait pensé à fermer le compteur à gaz » « Du gratin et de la caille,
j’en ai mangé un peu trop […], » « […] le plus beau c’est les cent dollars de pour-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 18/10/2015 10h17. © Publications de la Sorbonne
boire au maître d’hôtel, […] j’étais estomaqué, cent dollars, tu te rends compte le
gaspillage […]26 ».
Le bouffon, le comique, le monstrueux, l’horrible, seraient les masques
baroques d’un théâtre où se joue le spectacle de notre incapacité à dépasser la réa-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 18/10/2015 10h17. © Publications de la Sorbonne

lité de nos corps, de nos « affreux affects », condamnés à subir notre concupis-
75
cence. Le recours à un univers fantasmatique pour se dérober au terrible désen-
chantement.
LE SEXE ET L’EFFROI27
Le rapport amoureux ne pouvant s’in-
venter que dans une conquête toujours
recommencée, la séduction s’inscrit, en
permanence et de façon obsessionnelle,
que dans une ritualisation caricaturale,
absurde, enfin tragique. Le code amoureux
s’enferme dans un processus mortifère de
rites, privés de sens, désincarnés, déséroti-
sés : « […] cette beauté qu’ils mettaient là
où il n’y avait plus de vie.28 ». La désagré-
gation du désir est proportionnelle à cette
régulation forcenée du rituel amoureux
D.R.

que les amants s’imposent : « Après le café, retentissait souvent l’air sublime de
Mozart cependant que de nobles caresses étaient échangées […]29 ».
Et nous assistons à cette lente et vertigineuse asphyxie de la passion amou-
reuse30 ; le rite devient compensatoire de l’absence de désir et donc de l’efface-

25. Cf. Véronique Nahoum-Grappe, « L’échange de regards », Terrain, 30 mars 1998, pp. 75-76.
L’auteur nous donne là une brillante analyse de la cruauté du jeu social, à travers le grotesque des
postures mondaines et l’humiliation qui en résulte pour le « pauvre » Deume, si avide de recon-
naissanse sociale !
26. Ibid., pp. 337, 338, 340.
27. Pascal Quignard, Le Sexe et l’Effroi, Paris, Gallimard, 1994.
28. Belle du Seigneur, p. 695.
29. Ibid., p. 611.
30. Ibid., Cela concerne les trois dernières parties, de la p. 605 à la p. 845, soit 240 p. !

Muriel Carduner-Loosfelt, « Variations sur le grotesque », S. & R., déc. 2000, pp. 69-78.
ment sexué des corps : « Voilà c’était sa vie désormais, être chaque jour désirable,
faire la roue sexuelle. Elle l’avait changé en paon. Se lessiver sans arrêt, se raser
deux fois par jour, être tout le temps beau, c’était son but de vie depuis trois
mois.31 ». Le corps n’est plus qu’apparence, coque vide objetisée à l’extrême.
Automate condamné à la réplication infinie des mêmes gestes : « Leur prétentieux

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 18/10/2015 10h17. © Publications de la Sorbonne
cérémonial de ne se voir qu’en amants prodigieux, […] leur farce de ne se voir que
beaux et nobles à vomir et impeccables […] et toujours en prétendu désir.32 ».
Exhibition des corps, éradication du désir. Emprisonnés et figés par le confor-
misme de l’image, les corps se pétrifient lentement, inexorablement.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 18/10/2015 10h17. © Publications de la Sorbonne

Les personnages eux-mêmes sont livrés à la caricature, jusqu’à en devenir des


76
stéréotypes ; Solal, est l’initiateur, le maître d’œuvre, il incarne la domination mas-
culine dans toute sa banalité, Ariane, ne pouvant s’accomplir dans un projet ou un
but, « s’enferme dans l’immanence de sa personne33 ».
La banalité, forgée à gros traits, du vieux cliché des amants maudits, beaux,
élégants, intelligents, en rupture sociale, enfermés dans l’Eden de l’amour fou,
conduit inévitablement à la caricature un peu grossière de l’amour passion tel qu’il
nous est soi-disant décrit par les romans. Par les romans de « gare », aimerions-nous
préciser, et non pas, par les très grands romanciers.
À travers l’ironie mordante de Solal, Albert Cohen amplifie la caricature avec
un mauvais goût si ostentatoire que nous le soupçonnons de forcer et grossir le
trait pour nourrir, d’autant mieux, son réquisitoire contre la passion, contre la
femme charnelle et désirante.
Derrière la dénonciation de l’artifice de la mise en scène, et de la convention
du discours, se profile plus que la caricature, qui ne pourrait être que ridicule et
comique, une véritable dramaturgie du grotesque. C’est ainsi que les trois dernières
parties du roman se complaisent dans un déchaînement d’agressivité. Nous sommes
confrontés, ici, comme le dit si justement Claude-Gilbert Dubois34, à une esthétique
de la violence. La superposition des voix ; le discours amoureux enchâssé dans le
commentaire cynique et acéré de chaque situation ou de chaque dialogue par
Solal/le narrateur, l’évocation méprisante de « l’abjection » du corporel, les allu-
sions mortifères, cristallisent cette violence.
La mise en perspective du processus d’usure du discours amoureux comme reflet
exact de la dégénérescence du désir, abolit toute tentative d’échapper à l’Enfer de la

31. Ibid., p. 612.


32. Ibid., p. 703.
33. Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1949.
34. Claude-Gilbert Dubois, L’Imaginaire de la Renaissance, Paris, PUF, « Écritures », 1985 ;
Le Baroque, profondeurs de l’apparence, Presses Universitaires de Bordeaux, 1993.

Muriel Carduner-Loosfelt, « Variations sur le grotesque », S. & R., déc. 2000, pp. 69-78.
passion : « Devenus protocoles et politesses rituelles, les mots d’amour glissant sur la
toile cirée de l’habitude. Se tuer pour en finir ?35 ». L’état amoureux emprisonné dans
l’étau d’une conquête inlassablement ritualisée, empêcherait les amants du roman
d’accéder à « cette effraction imprévue et irrésistible de la coque narcissique36 », pour,
au contraire, se perdre dans un narcissisme inflationnel, surdimensionné : Solal ne se

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 18/10/2015 10h17. © Publications de la Sorbonne
perd jamais de vue, il est le commentateur bavard et parfois verbeux de sa propre
image, de sa réussite et de sa chute. Ariane, elle, se contemple dans le regard de
son amant, elle est, en quelque sorte, « commentée » par ce dernier.
Servi par un lyrisme incantatoire, l’amour passion, livré à la lumière solaire –
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 18/10/2015 10h17. © Publications de la Sorbonne

la magnificence des paysages du Sud de la France, baignés de lumière – connote-


77
rait en écho le noir, le nocturne de la terreur devant la putréfaction des corps.
Masque grimaçant de l’épouvante devant la Mort qui chemine silencieusement37.
La fascination-répulsion qu'Albert Cohen entretient avec l’amour passion, la
beauté, et surtout avec le corps féminin, s’apparente au dégoût qu’il ressent à
l’égard de tout ce qui a trait avec le physiologique ; borborygmes, éternuements,
odeurs, déjections, flatulences, etc. qui réduit, de ce fait, le corps à « l’indécence »
de ses manifestations secrètes. Ainsi, les interminables apprêts esthétiques d’Ariane
et de Solal avant leur rendez-vous quotidiens, l’insistance ridicule d’Ariane pour
obtenir des salles de bains et des toilettes séparées ; nier la réalité des corps pour
n’en garder que leur apparence policée par les soins inlassablement répétés.
Monotonie de la vie, atonie des émois et des élans, mort du désir.
Cette volonté de démystifier la relation amoureuse s’étend bien sûr à toute
manifestation de la sexualité : les baisers sont évoqués comme des « ventouseries
buccales », l’étreinte se réfère aux « chiens ahanants », « babouineries », etc.
Mais que signifie donc cet acharnement à ridiculiser, c’est-à-dire à rendre hon-
teuses les manifestations érotiques de la passion ? L’Éros serait-il par essence gro-
tesque ? Ce sexe « affreux » [de la femme], « déjà utilisé, visité », découvert au
regard méprisant de Solal lorsqu’il « la poussa hors du lit, [qu’] elle tomba à terre,
resta ridiculement assise, les pans de sa robe écartés découvrant ses cuisses entrou-
vertes.38 ». Sexe de la femme et sa béance « aimant vampire [qui] voulait sa force et
s’en nourrir […]39 ». Le sexe et l’effroi.

35. Belle du Seigneur, p. 617.


36. Christian David, L’État amoureux. Essai psychanalytique, Paris, Payot, Coll. « Petite biblio-
thèque Payot », 1971, p. 101.
37. « Au cimetière de minuit, sortis de leurs niches, dansent anguleusement, sagement de muets
messieurs secs, camus à la bouche […] et aux grandes orbites impassibles […] tarses et méta-
tarses s’entrechoquant et claquant avec les bruits de dentier […] » Ibid., p. 416 ; « […] de joyeux
futurs cadavres faisaient bruyamment des projets d’excursion […] », Id. p. 623.
38. Ibid., p. 778.
39. Ibid., p. 609.

Muriel Carduner-Loosfelt, « Variations sur le grotesque », S. & R., déc. 2000, pp. 69-78.
L’effroi du religieux Solal épris d’infinitude, porteur de la parole divine,
que la femme, dionysiaque coupable d’engluer l’homme dans l’animalité, ne peut
satisfaire dans sa quête de l’impossible idéal : mère/amante, vierge/amante : « Les
femmes ne sont-elles pas toujours vierges et toujours mères ?40 ». L’effroi de
l’amant Solal devant la jouissance de l’amante ; cris et chuchotements de la jouis-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 18/10/2015 10h17. © Publications de la Sorbonne
sance et de l’agonie : « […] ô ses râles filés et salivés, les mêmes qu’à l’heure de
sa mort certaine, ô ses sourires d’agonisante, […], vivante morte éblouie […]41 ».
Le Grotesque exorciserait la peur du sexe et de la mort.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 18/10/2015 10h17. © Publications de la Sorbonne

78 « LA VIE FRISSONNE DE LUMIÈRE SUR FOND DE MORT42 »


Belle du Seigneur évoque « les Vanités » ; la représentation des plaisirs de la
vie – lumière du ravissement amoureux – dont un crâne, spectre de la mort, tapi
dans l’ombre du tableau, soulignerait la futilité, la fugacité et l’inéluctable
échéance. Jeu de miroirs : l’éclat étincelant de la jouissance refléterait la nuit, le
nocturne de l’angoisse métaphysique jusqu’à l’épouvante…
Emprisonnés dans le labyrinthe d’une ritualisation infernale de leur vie, les
amants sont acculés au suicide. Le rite s’est substitué au désir, il s’oppose à la vie ;
or si un rite est privé de son contenu, il devient simulacre, ou pis, caricature de vie.
La caricature témoigne, ici, du non-sens et du vide. Le rite s’érige en signe43 ; signe
de l’ennui, de la satiété, de l’endormissement, du dégoût, enfin du néant. I
D.R.

40. Citation in L’Imaginaire de la féminité dans Belle du Seigneur, d’Albert Cohen. Nathalie Fix,
Mémoire de DEA, Université Paris III, 1992, 97 p. (Atelier Albert Cohen).
41. Belle du Seigneur, p. 351.
42. Le Sexe et l’Effroi, op. cit., p. 245.
43. Cf. Gilles Deleuze, Proust et les signes, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1964.

Muriel Carduner-Loosfelt, « Variations sur le grotesque », S. & R., déc. 2000, pp. 69-78.

Vous aimerez peut-être aussi