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UN

LIVRE DE DÉVELOPPEMENT PERSONNEL POUR CEUX QUI


DÉTESTENT LE DÉVELOPPEMENT PERSONNEL

Le discours ambiant nous pousse sans cesse à nous améliorer. Sois plus
heureux. Sois en meilleure santé. Sois plus intelligent, plus rapide, plus
riche, plus sexy, plus productif. Mais il faut en finir avec la pensée
positive, nous dit Mark Manson. « Soyons honnêtes : parfois tout va de
travers, et il faut faire avec. »
Depuis quelques années, à travers son blog au succès phénoménal, Mark
Manson explore les aspirations délirantes qui déforment notre perception du
monde. Il propose ici sa sagesse pratique, joyeusement insolente. C’est en
regardant en face nos peurs, nos défauts et nos incertitudes – en arrêtant de
fuir et d’éviter –, que nous pourrons trouver le courage et la confiance qui
nous manquent tant.
Mark Manson invite à un moment de parler vrai en mode je-te-regarde-
dans-les-yeux, fait d’histoires vécues et d’humour potache. Un livre-
manifeste pour construire des vies plus réjouissantes, plus ancrées.

MARK MANSON est un blogger star, suivi par plus de deux millions
de lecteurs.
Son site : markmanson.net
Mark Manson

L’art subtil de s’en foutre


Traduit de l’anglais par Sabine Rolland
Groupe Eyrolles
61, bd Saint-Germain
75240 Paris Cedex 05
www.editions-eyrolles.com

Copyright © 2016 by Mark Manson. Tous droits réservés.


Cet ouvrage est paru en 2016 sous le titre The subtle art
of not giving a fuck chez Harper One, une division d’HarperCollins Publishers.
En collaboration avec Marie-Pierre Danset

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou


partiellement le présent ouvrage, sur quelque support que ce soit, sans autorisation de
l’éditeur ou du Centre français d’exploitation du droit de copie, 20, rue des Grands-
Augustins, 75006 Paris.

© Groupe Eyrolles, 2017


ISBN : 978-2-212-56759-5
Sommaire

Chapitre 1
Don’t try

Chapitre 2
Le bonheur est un problème

Chapitre 3
Tu n’as rien d’extraordinaire, tu sais

Chapitre 4
La valeur de la souffrance

Chapitre 5
Tu fais tout le temps des choix

Chapitre 6
Tu as faux sur toute la ligne (mais moi aussi)

Chapitre 7
Se planter pour bien démarrer

Chapitre 8
L’importance de dire non

Chapitre 9
… Et puis tu meurs

Remerciements
Chapitre 1

Don’t try

CHARLES Bukowski était un alcoolo, un dragueur, un addict au jeu, un mufle, un


radin, un parasite et, à son meilleur, un poète. C’est sans doute la dernière
personne à qui tu irais demander des tuyaux pour vivre mieux ou qui serait citée
dans un bouquin de développement perso.
Je commencerai donc par lui.
Bukowski avait des ambitions artistiques. Mais, pendant des décennies,
quasiment aucun magazine, aucune revue, aucun journal, aucun agent ni aucun
éditeur n’a voulu de sa production. « Abominable, obscène, répugnant », lui
rétorquait-on. Assommé par les râteaux à répétition et croulant sous la montagne
des lettres de refus, il a sombré dans une profonde dépression, aggravée par
l’alcool, qui allait le poursuivre la majeure partie de sa vie.
Il bossait dans un bureau de poste au tri du courrier. Il était payé des
clopinettes, dont la quasi-totalité passait dans la boisson. Les quelques sous qui
lui restaient, il les claquait sur les champs de course. Le soir venu, il picolait tout
seul et, à l’occasion, alignait péniblement quelques vers qu’il tapait sur sa vieille
machine à écrire toute pourrie. Il lui arrivait régulièrement de se réveiller par
terre après s’être endormi complètement pété.
Trente ans ont passé sur ce registre, dans un halo confus d’alcool, de drogue, de
jeux et de putes. Trente années vides de sens. Puis, quand il a atteint la
cinquantaine, après des décennies de dégoût de soi à se ramasser des gamelles, le
responsable d’une petite maison d’édition indépendante s’est, par un de ces
coups du destin, penché sur son cas. L’éditeur en question n’était certes pas en
mesure de lui dérouler le tapis rouge ni de lui faire miroiter de grosses ventes.
Mais, s’étant entiché du loser imbibé qu’il était, il a fait le choix de lui donner sa
chance. C’était bien la première fois que quelqu’un lui faisait vraiment
confiance ! Avec en tête que ça pouvait aussi bien être la dernière, Bukowski lui
a adressé cette réponse : « J’ai deux options : retourner au bureau de poste et
devenir dingue… ou ne plus jamais y remettre les pieds, jouer à l’écrivain et
crever de faim. J’ai décidé de crever de faim. »
Aussitôt le contrat signé, il s’est mis au travail et a pondu son premier roman en
trois semaines. Un texte sobrement intitulé Post Office – traduit en français par
Le Postier. « Je dédie ce livre à personne » pouvait-on y lire en lieu et place de
la dédicace.
Bukowski est parvenu à se faire un nom en tant que romancier et poète. Il a
continué d’écrire, publiant six romans et des centaines de poèmes. Ses livres se
sont écoulés à plus de deux millions d’exemplaires. Qui aurait pu s’attendre à
une telle popularité ? Certainement pas lui, en tout cas.
Des histoires telles que celle de Charles Bukowski apportent de l’eau au moulin
de notre mythe fondateur. Ce mec incarne le rêve américain : il se bat pour
obtenir ce à quoi il aspire, n’abandonne à aucun moment et finit par réaliser ses
rêves les plus fous. C’est beau comme l’antique. On est tous babas d’admiration
devant des trajectoires comme la sienne, à se dire : « Regarde un peu ce type. Il
n’a jamais baissé les bras. Il n’a jamais cessé d’essayer. Il a toujours cru en lui. Il
s’est obstiné alors que l’adversité s’acharnait, et il est devenu quelqu’un ! »
À cette aune, son épitaphe – « Don’t try » (en français « N’essaie même pas »)
– résonne d’autant plus bizarrement.
Tu vois ? En dépit des ventes de ses bouquins et de sa célébrité, Bukowski était
un loser et il le savait. Ça n’est pas sa farouche détermination à gagner la partie
qui a contribué à son succès, mais bien la conscience qu’il avait d’être un
perdant, le fait d’y consentir et l’exploitation de cette identité en tant qu’objet
d’écriture, en toute honnêteté. Il n’a jamais eu la tentation d’être autre chose que
ce qu’il était. Il n’a pas plus essayé de faire mentir tous ceux qui n’avaient pas
cru en lui, ni de devenir un génie de la littérature. Bien au contraire. Son génie à
lui a simplement consisté dans cet exercice de lucidité sur lui-même – sur sa part
d’ombre, surtout –, et dans l’exposition sans réserve, via l’écriture, de ses travers
les plus criants.
Telle est l’authentique histoire du succès de Bukowski : être un raté et en
prendre son parti. Le succès, au fond, il s’en contrefichait. Devenu une vedette, il
continuait de se pointer à des lectures poétiques bourré au dernier degré et d’y
invectiver l’auditoire. Il continuait de jouer la provoc et de se jeter sur le premier
jupon venu. La notoriété et le succès ne l’ont pas rendu meilleur. Et ce n’est pas
davantage en devenant meilleur qu’il a recueilli succès et célébrité.
Si l’amélioration de soi et la réussite vont souvent de pair, elles ne se
confondent pas pour autant.
Le discours ambiant est saturé jusqu’à l’obsession d’injonctions à positiver.
Sois plus heureux. Sois en meilleure santé. Sois le meilleur, meilleur que les
autres. Sois plus intelligent, plus rapide, plus riche, plus sexy, plus populaire,
plus productif, toujours plus envié et admiré. Sois parfait, pour ne pas dire
exceptionnel, et gagne des fortunes aux jeux en ligne chaque jour que Dieu fait,
dès le réveil, sans oublier de rouler une pelle à ta femme accro aux selfies et de
claquer la bise à ta progéniture avant de lui souhaiter bonne journée. Envole-toi
en hélico vers ton boulot hyper gratifiant où tu passes d’intéressantes journées à
sauver la planète.
Seulement quand tu appuies sur pause deux secondes pour réfléchir, tu
t’aperçois que les conseils dont on te rebat les oreilles du matin au soir pour
positiver et trouver le bonheur n’aboutissent, en réalité, qu’à te focaliser sur ce
qui te manque. Dans le genre faisceau laser, ils pointent sur tes défauts et tes
ratages. Dans le style loupe, ils les grossissent pour que tu les voies en énorme.
Du coup, tu potasses les meilleures stratégies pour te faire de la thune parce que
tu penses que tu n’en as pas assez comme ça. Tu te poses devant le miroir en
répétant « je suis beau » parce que tu trouves que tu ne l’es pas assez comme ça.
Tu te mets à suivre scrupuleusement les recommandations des guides genre «
Les Relations amoureuses pour les Nuls » parce que tu juges que tu n’es pas
assez aimable comme ça. Tu fais des exercices de visualisation à la con pour
réussir davantage parce que tu as dans l’idée que tu ne réussis pas assez comme
ça.
Paradoxalement, cette fixette sur le positif – sur ce qui est mieux, sur ce qui est
supérieur – ne sert qu’à te rappeler en boucle ce que tu n’es pas, ce que tu n’as
pas, ce que tu aurais dû être mais a échoué à devenir. Quelqu’un de vraiment
heureux n’éprouve pas le besoin de se planter devant une glace pour répéter
cinquante fois « je suis heureux ». Il l’est. Point barre.
Il existe un proverbe texan qui dit : « Ce sont les plus petits chiens qui aboient
le plus fort. » Le gars qui a confiance en lui n’a aucunement besoin de prouver
qu’il a confiance en lui. La nana friquée n’éprouve pas la nécessité de
convaincre qui que ce soit qu’elle l’est. Tu es ou tu n’es pas. Tu as ou tu n’as
pas. Et si tu rêves tout le temps d’avoir ceci ou d’être cela, tu œuvres à renforcer
la même réalité inconsciente : que tu n’as pas ça ou que tu n’es pas comme ça.
Les spots télé visent sans exception à t’enfoncer dans le crâne que si tu veux
avoir une chouette vie, il te faut un meilleur job, une bagnole plus classe, une
petite amie plus mignonne et un hot tubs avec bassin gonflable pour les gosses.
L’environnement te serine que si tu veux une vie meilleure, il te faut aller vers
plus, plus, plus – acheter plus, avoir plus, faire plus, baiser plus, être plus. Tu es
bombardé non-stop de messages t’incitant à vouloir tout, tout le temps. À vouloir
une nouvelle télé. À vouloir passer de meilleures vacances que tes collègues,
acheter tel nouvel ornement de jardin ou la dernière perche à selfie.
Pour quelles raisons ? À ton avis ? Parce que vouloir davantage de conneries en
tous genres est bon pour le business !
Je n’ai rien contre le business ; le souci, c’est que vouloir trop de trucs est
préjudiciable à ta santé mentale. Tu deviens accro au superficiel et au factice, et
tu finis par passer ta vie à poursuivre un bonheur vain et une satisfaction
illusoire. Si tu veux avoir une vie au top, n’essaie pas d’en vouloir davantage.
Efforce-toi au contraire de baisser ton niveau d’aspiration, et de ne vouloir que
ce qui est vrai, immédiat et important à tes yeux.

CERCLE VICIEUX ? INFERNAL, OUI !


Il y a un truc bizarre dans ton cerveau qui, si tu n’y prêtes pas attention, peut te
faire disjoncter grave. Ce qui suit te rappellera très certainement quelque chose.
Disons que tu te fais du mauvais sang à l’idée de te retrouver face à une
certaine personne. Tu t’étonnes d’une telle fébrilité, qui te paralyse. C’est là que
tu entres en panique, à ressentir le stress qui monte, ce qui te rend doublement
anxieux. Et t’angoisser de savoir que tu vas à coup sûr t’angoisser décuple ton
anxiété. Hyper constructif !
Ou supposons que ton problème, c’est la colère. Sans vraiment comprendre
pourquoi, tu te fous en boule à tout bout de champ et pour trois fois rien. Et le
seul fait de savoir que tu es susceptible de péter les plombs à la moindre
occasion te rend encore plus furax. Et puis tu prends conscience qu’être
perpétuellement en rogne fait de toi quelqu’un de pas franchement sympa. Et ça
te fout la haine. Au point d’être en pétard contre toi-même. Regarde-toi : tu es
exaspéré de te voir dans des états pareils parce que ça t’insupporte d’exploser
comme ça pour un oui ou pour un non. Y’a des baffes qui se perdent…
À moins que tu sois du genre à vouloir que tout soit nickel, et que ça te
stresse… au point que tu stresses de constater que tu stresses autant. Variante : tu
te culpabilises tellement de ta moindre bourde que tu te sens coupable de te
sentir coupable. Autre cas de figure : il t’arrive parfois de te sentir tellement
esseulé et triste que le simple fait d’y penser te fait te sentir encore plus seul et
encore plus triste.
Bienvenue dans ton propre enfer ! Tu reconnais les lieux, n’est-ce pas ? Tu y es
peut-être même, là, en ce moment, à te dire : « Bordel ! Je me laisse tout le
temps entraîner dans ce cycle infernal, quel fichu loser je fais ! Ça ne peut plus
continuer comme ça. Et puis je me sens tellement nul à me traiter de gros naze.
Faut que j’arrête de me flinguer comme ça. Ah, ça y est ! Vous voyez ? Je
recommence ! Je suis décidément irrécupérable. »
Du calme, ami lecteur. Tu peux ne pas me croire, mais, moi, je prétends que ça
fait partie de la beauté de la condition humaine. Primo, il y a très peu d’animaux
sur terre qui soient capables de penser, et secundo, nous, êtres humains, nous
payons le luxe de pouvoir penser que nous pensons. Je peux donc penser que je
suis en train de me taper des vidéos de Miley Cyrus sur YouTube, et me dire
aussitôt qu’il faut être complètement barré pour avoir envie de mater des vidéos
de Miley Cyrus sur YouTube. Ah ! Le miracle de la conscience !
Mais, il y a un « mais » : la société de consommation et les médias sociaux en
mode « eh-regarde-j’ai-une-vie-vachement-plus-cool-que-la-tienne ! » se sont
conjugués pour produire une génération d’individus qui croient mordicus qu’il
ne faut surtout pas éprouver d’émotions négatives telles que l’anxiété, la peur ou
la culpabilité. Jette un œil à ton fil d’actualité sur Facebook : tout y est génial
pour tout le monde. Huit personnes se sont passé la bague au doigt cette
semaine ! Waouh ! Un ado de seize ans qui participait à une émission de télé a
gagné une Ferrari pour son anniversaire ! Et tu as vu ce gamin ? Il a empoché
deux milliards de dollars en inventant une appli qui te distribue automatiquement
du p.q. quand tu n’en as plus !
Pendant ce temps-là, tu restes comme un con chez toi à te mettre la rate au
court-bouillon, à devoir supporter ta nana hystéro à longueur de journée, et tu ne
peux pas t’empêcher de penser que ta vie est encore plus merdique que tu le
pensais.
Cette spirale infernale que j’évoque a engendré une prolifération de borderline
en tout genre, faisant de la plupart d’entre nous des stressés chroniques, des
névrosés, des dégoûtés d’eux-mêmes.
Du temps de Bon-papa, les gens pouvaient se sentir couillons de temps en
temps, et se dire : « C’est la vie, après tout, non ? Allez, retournons faire le
foin. »
Mais aujourd’hui ? Si tu te sens couillon ne serait-ce qu’un quart de seconde, tu
as le temps d’être bombardé par 350 images de mecs et de nanas qui sont là à
prendre leur pied, et tu ne peux pas ne pas te dire qu’il y a un truc qui ne
déconne sec chez toi.
Et ce qui nous bousille la vie, c’est justement de penser qu’il y a un truc qui
cloche en nous. On s’en veut à mort de s’en vouloir à mort. On se sent coupable
de se sentir coupable. On a les boules d’avoir les boules. On angoisse
d’angoisser. Qu’est-ce qui ne va pas chez moi, merde ? !
C’est pour toutes ces raisons qu’il vaut mieux s’en foutre. C’est bien pour ça
que c’est en s’en foutant qu’on a des chances de sauver le monde. De quelle
manière ? En acceptant l’idée que le monde est lui-même complètement foutu,
parce qu’il l’a toujours été et le sera toujours.
En n’en ayant rien à foutre de te trouver lamentable, tu court-circuites le cercle
infernal en question ; tu te dis : « Je me sens con comme une valise, mais qu’est-
ce que ça peut bien faire, au fond ? » Et alors, comme par magie, tu cesses de te
reprocher de te sentir con.
George Orwell disait qu’on ne voit ce qui se déroule sous nos yeux qu’au prix
d’une lutte sans relâche contre soi-même. Eh bien la solution à notre stress et à
notre anxiété se trouve précisément là, sous nos yeux, mais nous ne la voyons
pas, trop occupés que nous sommes à mater la dernière série télé, à tirer la
langue devant la pub pour appareils de muscu bidons et à nous demander
pourquoi diable nous ne sommes pas en train de passer du bon temps dans les
bras d’une bombe sexuelle…
On plaisante sur nos « problèmes de pays riches », mais on est devenus
victimes de notre succès. Les pathologies liées au stress, troubles de l’anxiété et
autres dépressions ont explosé au cours des trois dernières décennies alors que
tout le monde possède son écran plat et peut se faire livrer ses courses à
domicile. La crise qu’on traverse n’est pas matérielle, mais existentielle et
spirituelle. On a à notre disposition tellement de trucs à la noix, entre les mains
tellement d’opportunités, aussi, qu’on ne sait même plus où donner de la tête.
Aujourd’hui, la masse de ces choses qu’on peut voir ou connaître n’a d’égal
que la quantité de choses face auxquelles on ne se sent pas à la hauteur, dans
lesquelles on n’obtient pas d’assez bons résultats ou qui ne sont pas aussi
géniales qu’elles pourraient l’être. Et nous rendre compte de ça nous met
minable.
Ce qui ne va pas au global, ce sont toutes les conneries du genre « comment
être heureux » partagées huit millions de fois sur Facebook ces dernières années.
Ce que personne ne réalise à propos de cette foutaise, c’est que :

L’ASPIRATION À VIVRE DES EXPÉRIENCES PLUS POSITIVES EST


EN SOI UNE EXPÉRIENCE NÉGATIVE. ET, PARADOXALEMENT,
CONSENTIR À VIVRE LES EXPÉRIENCES NÉGATIVES QUI SE
PRÉSENTENT OU S’IMPOSENT À NOUS CONSTITUE EN SOI UNE
EXPÉRIENCE POSITIVE
Ça t’en bouche un coin, non ? Prends le temps de rassembler ton cerveau et de
t’approprier ce que tu viens de lire : vouloir une expérience positive est une
expérience négative ; accepter une expérience négative est une expérience
positive. C’est ce à quoi le philosophe Alan Watts, l’un des pères de la contre-
culture américaine dans les années 1960, faisait référence dans son approche à
rebours, sa « loi de l’effort inverse » selon laquelle plus tu cherches à te sentir
mieux, moins tu te sens bien. Pourquoi ça ? Parce que vouloir obtenir un truc ne
fait que renforcer ton sentiment de manque. Plus tu désires quelque chose, moins
tu éprouves de satisfaction. Plus tu veux être friqué, par exemple, plus tu te sens
fauché pour ne pas dire sur la paille, quelle que soit d’ailleurs ta situation
financière. Plus tu cherches à te rendre sexy et désirable, moins tu te trouves
attirant, même si tu n’es pas mal de ta personne. Plus tu as envie d’être aimé,
plus tu te sens seul, même si tu es avantageusement entouré. Plus tu tends à
l’éveil spirituel, plus tu deviens égocentrique et creux, à jouer les bouddhas.
C’est comme ce jour où j’ai pris du LSD : j’avais l’impression que plus
j’avançais vers une maison, plus elle s’éloignait. Oui, j’ai utilisé mes
hallucinations sous LSD pour philosopher sur le bonheur. Et alors ? Ça te pose
un problème ?
Pour citer Albert Camus (et je mettrais ma main à couper qu’il n’était pas stone
lorsqu’il a dit cela) : « Tu ne seras jamais heureux si tu cherches continuellement
de quoi est fait le bonheur. Tu ne vivras jamais si tu cherches toujours un sens à
la vie. »
Pour résumer :
Laisse tomber.
Ceci posé, j’entends d’ici ce que tu me répondre : « Mark, t’es mignon, mais
qu’est-ce que je fais de la Chevrolet Camaro pour laquelle je me suis saigné
pendant des années ? Du physique athlétique pour lequel je me suis fait suer, au
sens propre ? Et puis j’ai claqué pas mal en produits de régime pour le plaisir
d’enfiler des jeans slim ! Et la baraque au bord du lac dont j’ai toujours rêvé ? Si
je me sors tout ça de la tête, je n’arriverai jamais à quoi que ce soit. Et ce n’est
pas ce que je veux ! »
Objections acceptées.
Dis-moi, tu n’as jamais remarqué que parfois, quand tu te préoccupes moins de
réussir certaines choses, tu les réussis mieux ? Que c’est souvent la personne la
moins investie dans le succès d’un projet qui obtient les meilleurs résultats ? Que
c’est lorsque tu cesses d’avoir le nez dans le guidon que tout s’éclaire
miraculeusement ?
Y’a un truc. Lequel ?
Ce qui est fascinant dans la loi de l’effet inverse, c’est qu’elle fonctionne « à
rebours ». Si la quête du positif est négative, alors la quête du négatif ne devrait
pas manquer d’engendrer du positif. C’est en en bavant à ton cours de gym que
tu boostes ton énergie et améliores ta santé de manière générale. Si ton entreprise
fait faillite, tu comprendras mieux ce qui t’a manqué pour réussir.
Paradoxalement, évoquer ouvertement ta timidité ou ton manque d’assurance
accroît ton niveau de confiance en toi et te rend plus charismatique auprès des
autres. Même si c’est pénible, t’exposer sans arrière-pensée à leur jugement
représente le meilleur moyen de gagner la confiance et le respect de tes
interlocuteurs.
J’arrête là l’énumération, tu as pigé. Dans la vie, tout ce qui en vaut la peine
s’obtient en consentant à surmonter l’expérience négative associée. La moindre
velléité de fuite, d’empêchement ou de répression du négatif produit l’effet
inverse. L’évitement de la souffrance produit de la souffrance. Le contournement
de la lutte est en soi une lutte. Le déni de l’échec, c’est encore l’échec.
Dissimuler ce qui est vécu comme honteux alimente un sentiment de honte.
La vie est tissée de fils de souffrance impossibles à dénouer. Les arracher
déferait l’ensemble. T’escrimer à ignorer la souffrance revient à lui conférer une
importance démesurée. En revanche, si tu parviens à ne pas t’en faire une
montagne, alors rien ne saurait t’arrêter.
Au cours de ma vie, je me suis pris le chou pour trop de trucs. Mais, pour un
certain nombre de choses, j’ai aussi réussi à ne pas m’emmerder. Et,
contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce sont ces choses dont je me suis
royalement foutu qui ont fait toute la différence.
Tu as probablement en mémoire des exemples de gens qui, à un moment ou à
un autre, n’en ont rien eu à foutre et ont accompli des prouesses. Et toi-même, il
t’est peut-être arrivé de t’en tamponner le coquillard et de réussir les doigts dans
le nez. Pour revenir à mon cas personnel, quitter un boulot dans la finance au
bout de six mois seulement pour démarrer une activité sur le Net figure au top de
mon palmarès d’exploits en « mode je-m’en-foutiste » ! Il en est de même de ma
décision de vendre l’essentiel de ce que je possédais et d’aller m’installer en
Amérique du Sud. Si je me suis pris la tête avec ça ? Bien sûr que non. Je suis
parti et je me suis lancé, c’est tout.
Ces moments sans gamberge où tu te fiche éperdument des conséquences sont
les plus décisifs, qu’il s’agisse un beau jour de prendre un virage professionnel à
180 degrés, d’arrêter tes études pour rejoindre un groupe de rock ou de plaquer
ce type qui te piquait tes collants en cachette.
S’en foutre comme de l’an quarante, c’est regarder en face les difficultés de la
vie, même les plus grosses, même les plus terrifiantes, et y aller quand même.
Si t’en foutre te paraît simple, ce n’est qu’une apparence. C’est un tout nouveau
sac de burritos sous la capuche : j’ignore ce que signifie cette phrase, mais peu
importe. L’image du sac de burritos me plaît bien, alors je la partage avec toi. Ce
que je veux dire, c’est que c’est tout un art, de s’en foutre.
Nous livrons pour la plupart des combats, notre vie durant, ramant pour un tas
de broutilles qui ne le méritent pas – le type de la station-service qui t’a rendu
une tonne de petite monnaie, une émission de télé supprimée alors que tu ne
l’aurais ratée pour rien au monde, tes collègues qui ne se donnent pas la peine de
t’interroger sur le génialissime week-end que tu as passé.
Si tu estimes que tout ça mérite que tu sortes de tes gonds, c’est que tu n’as rien
compris à rien : tu fais tout un pataquès d’histoires de porte-monnaie et de
conneries télévisées, alors que tes comptes sont dans le rouge, que ton chien ne
peut pas te blairer et que ton fiston est en train de sniffer de la méthadone dans la
salle de bains.
C’est la vie. Un jour tu vas passer de l’autre côté. Je sais, c’est évident, mais je
tenais à te le rappeler pour le cas où tu l’aurais oublié. Toi et toutes les personnes
que tu connais allez tôt ou tard disparaître. Et entre maintenant et l’heure de ta
mort, c’est-à-dire pour le peu de temps qu’il te reste à vivre, tu as une quantité
limitée – très limitée, en fait – d’êtres et de choses qui valent la peine que tu leur
prêtes attention. Et si, sans en avoir bien conscience, tu t’emmerdes pour tout et
tout le monde, tu es foutu.
Il existe un art subtil de s’en foutre. Même si le concept te semble gadget et si
j’ai l’air d’un enfoiré de donneur de leçons, ce que je te propose d’essentiel ici,
c’est d’apprendre à focaliser ton attention et à établir des priorités dans tes
pensées le plus efficacement possible – en fait, à faire le tri entre ce qui est vital
pour toi et ce qui ne l’est pas en fonction de tes valeurs personnelles. Y arriver
est incroyablement difficile. Il faut parfois pour cela toute une vie
d’entraînement et de discipline. Et tu ne manqueras pas de te planter
régulièrement. Mais c’est sans doute le combat à mener ici-bas qui le mérite le
plus. Voire le seul combat valable.
Parce que si tu te prends la tête à tout propos, tu vas te croire autorisé à nager
constamment dans le bien-être et le bonheur, et finir par penser que tout doit être
exactement comme tu le veux. C’est une vraie maladie. Et elle aura ta peau. Tu
en viendras vite à considérer les obstacles comme autant d’injustices, les
dérangements comme des affronts personnels, les désaccords comme des
trahisons. Tu resteras confiné dans ton univers étriqué – l’enfer à l’échelle de ta
boîte crânienne, à fulminer à la moindre contrariété, persuadé que tout t’est dû,
et à t’agiter du bocal sans jamais parvenir nulle part.

L’ART SUBTIL DE S’EN FOUTRE


À entendre conjuguer le verbe « s’en foutre », les gens se figurent pour la
plupart une sereine indifférence, une zénitude à toute épreuve. Ils se représentent
– avec une pointe d’envie – une personne inébranlable à qui nul ne fait perdre
ses moyens et que rien n’atteint vraiment.
Il existe un terme pour désigner un tel individu imperméable aux émotions, et
qui ne percevrait pas le sens des situations : psychopathe. Ça laisse songeur.
Alors qu’est-ce que ça recouvre, au juste, « s’en foutre » ? Je te propose les
trois « subtilités » suivantes : elles devraient éclairer ta lanterne.

Subtilité n° 1 : S’en foutre ne signifie pas être indifférent, mais être à


l’aise avec le sentiment d’être différent.
Soyons clairs. Les gens indifférents ne sont pas spécialement admirables ni
particulièrement sûrs d’eux. Ce sont les mêmes branleurs que tu retrouves
partout, les mêmes crevards. Ils feignent l’indifférence précisément parce qu’ils
se mettent martel en tête pour des tas de motifs futiles. Ils se soucient de ce que
tout le monde va penser de leur brushing, par exemple : du coup, ils se
dispensent de se laver la tête et se coiffent avec leurs dix doigts. Ils se
préoccupent de la manière dont leur entourage va juger leurs idées, alors ils se
dissimulent derrière leurs sarcasmes. L’empathie à leur égard leur fiche la
trouille, donc ils jouent les hypersensibles et les incompris – leurs problèmes, de
toute façon, personne ne peut les comprendre.
Les gens indifférents ont en fait une peur bleue de leur environnement et des
répercussions de leurs choix. Ils n’opèrent donc aucun choix important, se
réfugiant dans une zone grise aseptisée où ils s’apitoient complaisamment sur
leur propre sort, se dispensant de l’activité tellement chronophage, énergivore et
contrariante qu’on appelle vivre.
C’est qu’ils passent à côté d’une vérité incontournable de la vie. En fait, s’en
foutre n’existe pas. Tu es obligé de t’en faire pour quelque chose. C’est de
l’ordre de la biologie de toujours tenir à quelque chose a minima. Nul ne se fout
complètement de tout.
Alors question : à quoi choisissons-nous de tenir ? S’agit-il seulement d’un
choix ? Et comment nous foutre de ce qui ne compte pas au final ?
Ma mère vient de se faire taxer une somme d’argent rondelette par un ami
proche. Si ça m’avait laissé indifférent, j’aurais haussé les épaules et ça me serait
sorti de la tête l’instant d’après.
J’en étais au contraire furibard ! Je lui ai dit : « Putain, mais quel connard, ce
type ! Consultons un avocat qui va lui faire sa fête, à ce salaud ! Pourquoi ?
Parce que peu importe ce que ça coûtera, j’en n’ai rien à cirer. Je vais pas le
lâcher, ce voleur. »
Pas de meilleure illustration de la première subtilité du rien à foutre. Quand on
dit : « Eh, regarde un peu ! Mark Manson, il s’en fout pas mal », ça ne veut pas
dire que Mark Manson se fout de tout ; ça signifie au contraire que Mark
Manson n’en a rien à carrer des connards qui lui mettent des bâtons dans les
roues, qu’il n’en a rien à secouer de leur causer du tort pourvu qu’il soit en
mesure de mener à bien ce qu’il juge important de faire. Disons-le tout net, Mark
Manson est le genre d’auteur à parler de lui à la troisième personne quand ça lui
semble cohérent. Rien à battre.
Ça force l’admiration, en un sens. Pas moi, ça va sans dire – le fait de
surmonter l’adversité, d’assumer sa différence, d’endosser s’il le faut le rôle du
pestiféré, tout ça au nom de ses valeurs perso. Oser regarder l’échec dans les
yeux sans ciller, le tutoyer et lui lancer à la figure « je t’emmerde ». Se cogner
des obstacles qu’on rencontre, se foutre de se ramasser par moments, de se dire
« c’est la honte ». Rigoler de tout ça et aller au bout de ce en quoi on croit, quoi
qu’il arrive. Parce qu’on adhère à cette démarche. Celles et ceux qui adoptent
cette attitude savent que ça dépasse leur petite personne, leur ressenti, leur
amour-propre, leur ego. Ils opposent un « rien à foutre ! » : pas à tout, bien
entendu, mais à tout ce qu’ils jugent sans importance. Ils réservent leurs efforts à
ce qui compte vraiment à leurs yeux. Les amis. La famille. Leur raison de vivre.
Les burritos. Et un petit procès ou deux par-ci, par-là. Et parce qu’ils se
mobilisent uniquement pour des trucs qui en valent la peine, les autres prêtent
attention à eux.
En voilà une autre de sacrée vérité, justement. Tu ne peux pas être aux yeux de
certains quelqu’un d’important, quelqu’un qui éveille les consciences, sans te
faire charrier par d’autres que du même coup tu déranges. Impossible. Parce que
l’absence d’adversité, ça n’existe nulle part. Ça n’existe juste pas. « Où que tu
ailles, tu es là », dit le dicton. Il en va de même de l’adversité et de l’échec. Où
que tu ailles, il y a des emmerdes qui t’attendent. Et c’est génial. Le truc, ce n’est
pas de les fuir, c’est d’identifier les emmerdes motrices, celles qui t’insufflent
l’envie de foncer.

Subtilité n° 2 : Pour se foutre de l’adversité, il faut donner de


l’importance à quelque chose de plus important que l’adversité.
Imagine-toi que tu es en train de faire tes courses à la supérette du coin. Tu
aperçois une vieille dame qui hurle après la caissière, lui reprochant de ne pas
accepter son bon de réduction de trente centimes. Pourquoi un tel foin pour
trente centimes ?
Je vais te le dire : il y a fort à parier que cette dame n’a rien de mieux à faire de
ses journées que de découper des bons de réduction. Elle est âgée et isolée, ses
trouducs d’enfants ne lui rendent jamais visite. Ça fait trente ans qu’elle n’a pas
vu le loup, et j’en passe. Sa caisse de retraite est au bord du dépôt de bilan, et
elle va probablement casser sa pipe avec des couches en se croyant au pays des
Bisounours.
Alors elle collectionne des coupons. C’est tout ce qu’il lui reste. Elle et ses
fichus coupons. Tout ce à quoi elle tient à défaut d’autre chose. Alors quand une
gamine boutonneuse de dix-sept ans refuse d’accepter l’un de ces coupons et
défend l’intégrité de sa caisse enregistreuse comme les croisés défendaient le
Saint-Sépulcre, tu peux être sûr que mamie va lui exploser à la figure aux cris de
« à mon époque… » et « les gens montraient davantage de respect ».
Le problème avec les gens qui débitent de la connerie en barre comme un
distributeur des biscuits chocolatés, c’est qu’ils n’ont rien d’autre de plus
intéressant à foutre.
Si tu te retrouves à te faire des cheveux blancs pour une foultitude de trucs
dépourvus d’intérêt – la nouvelle photo de profil Facebook de ton ex, la vitesse à
laquelle les piles de la télécommande se vident ou la bonne affaire que tu as
loupée en te disant « quand même, je pouvais avoir deux flacons de liquide
vaisselle pour le prix d’un seul ! » –, c’est bien la preuve qu’il ne se passe
décidément pas grand-chose de fun dans ta vie. Et là, c’est uniquement toi que ça
regarde. Le produit vaisselle et la télécommande n’y sont vraiment pour rien.
Un jour, j’ai entendu un artiste affirmer que quand quelqu’un n’a pas de
problème, son esprit trouve automatiquement le moyen d’en inventer. Je suis
d’avis que ce que les gens dans leur majorité (surtout la classe moyenne blanche,
éduquée et plutôt bien lotie) rangent dans la catégorie des « problèmes
existentiels » découle, comme autant d’effets secondaires, du fait qu’on se
trouve déchargés de trucs bigrement plus importants.
Conclusion : identifier ce qui a de l’importance et fait sens à tes yeux est sans
doute le meilleur usage que tu peux avoir de ton temps et de ton énergie. Parce
qu’à défaut, le risque est grand de galérer pour des choses qui n’en valent pas la
peine.

Subtilité n° 3 : Que tu t’en rendes compte ou pas, tu choisis


toujours de tenir à un truc plutôt qu’à un autre.
L’être humain ne naît pas en s’en foutant mais en s’empoisonnant la vie pour
des tas de machins. Tu n’as jamais vu un gamin pleurer dans son oreiller parce
que son bonnet n’est pas du bleu qu’il voulait ? Oui, tu as raison, on ne lui
demande pas son avis. Il n’a qu’à la boucler.
Quand tu es jeune, tout est à découvrir et tout te semble méga important. Alors
tu te fais de la bile pour tout et pour tout le monde – tu te soucies de ce que les
autres racontent à ton sujet, tu ne dors plus dans l’attente d’un appel de la meuf
plutôt mignonne croisée lors d’une boum, tu te mouronnes en songeant que tes
chaussettes pourraient ne pas être assorties.
Avec l’âge, bardé de ta précieuse expérience (et avec le recul du temps), tu
commences à remarquer que ce genre de bricole n’a pas vraiment d’impact sur ta
vie. Tous ces gens dont les opinions comptaient tellement pour toi ont disparu
des écrans radars. Les blessures narcissiques, cuisantes sur le moment, ont fini
par guérir. Tu réalises à quel point les gens se balancent de tous ces détails
insignifiants te concernant et, de ton côté, tu cesses de faire des fixettes.
Tu deviens en fait plus sélectif, et tu ne retiens plus que ce à quoi tu tiens le
plus. C’est ce qu’on appelle la maturité, et c’est tout ce qu’il y a d’agréable ; tu
devrais essayer, à l’occasion. La maturité, c’est ce qui se produit quand tu as
appris à tenir seulement à ce qui en vaut la peine. Comme le disait Bunk
Moreland au détective McNulty dans la série The Wire (oui, je l’ai téléchargée,
personne n’est parfait) : « C’est ce qui t’arrive quand tu t’occupes d’un truc et
que c’était pas ton tour de t’en occuper. »
À l’approche de la cinquantaine, quelque chose d’autre se met à changer. Si ton
énergie décline, ton identité, elle, se consolide. Tu sais en principe qui tu es et tu
t’acceptes tel quel, y compris dans les aspects de toi les moins reluisants.
Et, aussi bizarre que ça puisse sembler, c’est libérateur. Tu ne ressens plus le
besoin de monter sur tes grands chevaux pour un oui ou pour un non. La vie est
juste ce qu’elle est. Tu les reçois dans ce qu’elle a de génial et aussi de moins
fun. Tu as compris que tu ne découvriras jamais le traitement miracle du cancer,
que tu n’iras jamais sur la Lune et que tu ne peloteras pas non plus les nibards de
Jennifer Aniston. Et après ? La vie continue. Tu consacres à présent ton énergie
exclusivement à ce qui te branche vraiment : ta famille, tes meilleur(e)s potes,
ton sport de prédilection. Et, à ton grand étonnement, ça te suffit. Te simplifier la
vie contribue à faire de toi quelqu’un d’heureux, vraiment. Et l’idée te vient que
cet alcoolo barré de Bukowski n’était peut-être pas si taré que ça. Don’t try.

ALORS, MARK, POURQUOI CE LIVRE, BORDEL ?


L’ambition de ce livre est de t’aider à y voir un peu plus clair dans tes choix de
vie, à faire le tri entre ce à quoi tu choisis d’accorder de l’importance et ce que tu
décides de tenir pour quantité négligeable.
J’ai la conviction qu’à l’heure actuelle on assiste à une épidémie psychologique
dont les victimes ne se rendent plus bien compte que si les choses sont
merdiques de temps à autre, ça peut le faire quand même. Je sais que ça peut
paraître faiblard intellectuellement, mais je te promets qu’il s’agit d’une question
de vie ou de mort.
Pourquoi ? Parce que si tu n’acceptes pas que les choses puissent
dysfonctionner à l’occasion sans que ça change pour autant la face de ton
monde, tu te mets inconsciemment à te faire des reproches sans fin. Tu te dis que
quelque chose en toi ne tourne pas rond, ce qui t’incite à surcompenser – acheter
quarante paires de pompes, avaler du Xanax en siphonnant la bouteille de vodka
un soir de semaine ou faire un carton sur le car de ramassage scolaire.
Se figurer qu’il y a un truc qui ne va pas au seul motif qu’il nous arrive de ne
pas être à la hauteur fait le lit de cette spirale infernale qui siphonne toute notre
énergie vitale.
L’attitude qui consiste à s’en foutre est à cet égard un moyen simple de
réorienter ses attentes et d’opérer la distinction entre ce qui compte et ce qui ne
compte pas. Cultiver cette capacité nous conduit à une sorte d’« illumination
pratique » – c’est ainsi que je l’appelle.
Je ne suis pas en train de parler de ces âneries du genre félicité-éternelle-et-fin-
de-toute-souffrance, pas du tout. Je la conçois au contraire comme le
consentement à l’inévitabilité de la souffrance – au fait que la vie est ponctuée
d’échecs, de ruptures, de regrets et même de mort, sans que l’on puisse rien y
faire. Parce qu’une fois raccord avec toutes les merdes que la vie t’envoie (et je
peux te dire qu’elle t’en envoie beaucoup), par l’effet d’une spiritualité de bazar,
tu deviens invincible. Après tout, le seul moyen de surmonter la souffrance
n’est-il pas d’abord d’apprendre à la supporter ?
Ce livre se fiche totalement d’alléger tes problèmes ou souffrances. À ça, tu
reconnaîtras qu’il parle vrai. Il ne s’agit pas non plus d’un guide pour atteindre le
top du top – il en serait bien incapable, et d’abord parce que le top n’est qu’une
vue de l’esprit, une destination bidon qu’on s’oblige à viser, notre Atlantide
psychologique.
Il te propose plutôt de convertir tes souffrances en autant d’outils, tes
traumatismes en pouvoirs et tes problèmes en problèmes légèrement moins
problématiques. Un vrai progrès, en somme. Reçois-le comme un guide pour
souffrir et pour mieux souffrir, souffrir en sachant davantage pourquoi, souffrir
avec davantage de compassion et d’humilité. C’est un livre qui t’aide à te
mouvoir avec légèreté en dépit de tes lourds fardeaux, à te reposer en compagnie
de tes peurs, à rire même quand tes larmes coulent.
Il ne t’apprendra pas à gagner, à obtenir ou réussir, mais à perdre, à lâcher, à
laisser filer. Il peut aussi t’enseigner à dresser l’inventaire de ta vie pour tout
mettre au rebut, sauf le plus important. Il veut surtout t’inviter à te laisser tomber
à la renverse les yeux grands fermés, à ne plus te pourrir autant la vie, à arrêter
d’essayer.
Chapitre 2

Le bonheur est un problème

IL Y A de ça à peu près deux mille cinq cents ans, sur les contreforts himalayens
de l’actuel Népal, vivait dans son immense palais un roi qui s’apprêtait à
accueillir un fils. Pour ce descendant, le souverain nourrissait l’ambition
particulièrement élevée d’une vie parfaite. L’enfant ne connaîtrait ainsi pas un
seul instant de souffrance – le moindre de ses besoins, son plus infime désir
serait satisfait, toujours, tout le temps.
Le roi fit édifier de hauts murs autour de la demeure afin d’empêcher le prince
d’accéder au monde extérieur. Il le gâta, le couvrit de mets et de cadeaux,
l’entoura de serviteurs qui répondaient à tous ses caprices. Et, comme souhaité,
le garçon grandit dans l’ignorance des cruautés de l’existence.
Il finit cependant par en avoir par-dessus la tête de ce régime. Le luxe et
l’opulence n’y changeaient rien : tout lui paraissait vide et inutile. Son père avait
beau lui procurer tout ce qu’il voulait, ça n’était jamais assez à ses yeux, ça ne
signifiait jamais rien.
Alors, une nuit, le jeune homme sortit furtivement du palais, poussé par la
curiosité du dehors. Quelle ne fut pas sa surprise !
Malades, vieillards, sans-abri, agonisants… : pour la première fois, la
souffrance humaine s’étalait sous ses yeux horrifiés.
De retour au palais, il se trouva plongé dans une crise existentielle. Déboussolé
par ce qu’il avait vu, il se mettait dans tous ses états à la moindre occasion, se
lamentant à tout propos. Puis, comme tous les jeunes gens, il se mit à reprocher à
son père tout ce que ce dernier s’était efforcé de faire pour lui. Il imputait son
malheur, l’absurdité de sa vie, à ces richesses. Alors il prit la fuite.
Mais le prince ressemblait sans le savoir à son père. Lui aussi chérissait des
idées ambitieuses. Il n’allait pas seulement s’enfuir, mais également renoncer à
la couronne, à sa famille et à tous ses biens, et se passer de toit, dormir à même
le sol comme un animal. Et puis il se priverait de nourriture, mendier sa pitance
pour le restant de ses jours.
La nuit suivante, il s’échappa de nouveau, pour toujours cette fois. Pendant des
années, il vécut ainsi à la cloche, oublié de tous. Et, comme il l’avait anticipé, le
prince connut la souffrance sous toutes ses formes – la maladie, la faim, les
douleurs, la solitude et la déchéance. Il se trouva souvent à deux doigts de la
mort, se contentant parfois d’une seule noix par jour.
Les années passèrent, les unes après les autres. Mais… rien ne se passait. La
vie de souffrance ne lui apportait en rien la révélation tant espérée ni ne lui
dévoilait le mystère, la finalité ultime du monde.
Le prince comprit alors ce que le commun des mortels avait toujours su, à
savoir que souffrir, c’est moche. Et que ça n’a pas nécessairement de sens. Pas
plus que la richesse, en effet, la souffrance sans finalité n’a d’utilité. Il en
conclut que sa grande idée était archi nulle, et qu’il ne lui restait plus qu’à
changer de braquet et aller se faire voir ailleurs.
Ne sachant plus trop où il en était, il s’assit sous un gros arbre près d’une
rivière, décidé à ne pas se relever avant d’avoir conçu une autre noble idée.
La légende dit qu’il y demeura quarante-neuf jours durant, bien perplexe, mais
prenant conscience que la vie tout entière est une forme de souffrance : les riches
souffrent de leur richesse, les pauvres de leur pauvreté, les personnes sans
famille de ne pas en avoir, celles qui en ont une souffrent à cause d’elle, les gens
en quête de plaisirs matériels en souffrent et ceux qui y renoncent souffrent de
leur renoncement.
Les diverses formes de souffrance ne s’équivalent pas pour autant. Question de
degré : certaines sont en effet plus douloureuses que d’autres. Mais nul n’y
échappe.
Des années plus tard, notre prince élaborait sa propre philosophie et la
partageait largement. Son principe fondamental : la souffrance et la perte étant
inévitables, il est vain d’essayer d’y résister. Par la suite, il serait connu sous le
nom de Bouddha. Et au cas où tu n’aurais pas entendu parler de lui, sache qu’il
était une vraie célébrité.
Nombre de nos conjectures et représentations reposent sur l’idée que le
bonheur est algorithmique, qu’on peut le décrocher, l’obtenir, l’atteindre comme
on a réussi à intégrer une grande école ou à monter un Lego de milliers de
pièces. Si j’atteins tel objectif, je peux être heureux. Si je ressemble à
untel/unetelle, si je peux être avec tel(le) autre, je peux être heureux.
C’est précisément cette idée qui est problématique. Le bonheur n’est pas
réductible à une équation qu’il s’agirait de résoudre. L’insatisfaction et le
sentiment de mal-être sont partie intégrante de la nature humaine et, comme on
va le voir, ils sont même un ingrédient nécessaire à la construction d’un bonheur
tangible. Le Bouddha, dans les champs théologique et philosophique, ne disait
pas autre chose. Je développe la même idée dans la suite de ce chapitre, mais en
me plaçant du point de vue de la biologie, et en prenant l’exemple des pandas.

LES MÉSAVENTURES DE PANDA-PARLE-CASH


Si je devais créer un superhéros, il s’appellerait Panda-Parle-Cash. Il arborerait
un masque ringard, serait moulé dans un tee-shirt trop étroit pour son gros bide
de panda, et son superpouvoir consisterait à balancer à la figure des gens des
vérités très hard sur eux-mêmes, des vérités qu’ils auraient grand besoin
d’entendre mais refuseraient d’admettre.
Il ferait du porte-à-porte comme les Témoins de Jéhovah, sonnerait à chaque
domicile et dirait des trucs du style « Ouais, c’est cool pour toi de gagner
beaucoup d’argent, mais c’est pas pour ça que tes enfants vont t’aimer » ou « Si
tu te demandes si tu peux faire confiance à ta femme, c’est que tu n’as pas
vraiment confiance en elle » ou encore « Ce que tu crois être de l’amitié n’est en
réalité que ton besoin d’impressionner les gens. » Puis il souhaiterait une bonne
journée à l’habitant avant de se diriger tranquillos vers la maison suivante.
Ce serait salaud. Et relou. Et en même temps édifiant. Ce serait surtout
nécessaire, en fait. Après tout, les plus grandes vérités de la vie ne sont-elles pas
aussi les plus désagréables à entendre ?
Panda-Parle-Cash serait le héros que personne n’aurait envie de voir mais dont
tout le monde aurait besoin. Il serait les cinq fruits et légumes proverbiaux de
notre malbouffe mentale habituelle. Il nous ferait progresser en sagesse mais en
nous mettant mal à l’aise, nous rendrait plus forts tout en nous cassant, il
illuminerait notre avenir en mettant le doigt sur nos parts d’ombre. Écouter ses
sentences, ça serait comme mater un film dont le héros meurt à la fin : tu l’aimes
encore plus même si tu as un pincement au cœur, parce que ça sonne vrai.
Alors tant qu’on y est, laisse-moi enfiler mon masque de Panda-Parle-Cash et
t’en envoyer une autre, de vérité bien déplaisante.
On souffre tout simplement parce que la souffrance a une fonction biologique.
Elle est l’agent du changement préféré de la nature. La sélection a fait de nous
des créatures pétries d’insatisfaction et d’insécurité intérieure. Pourquoi ? Parce
que ces états motivent à bouger pour innover et survivre. Voilà pourquoi tu es
câblé pour être insatisfait de ce que tu as et satisfait uniquement de ce que tu n’as
pas. C’est cette insatisfaction chronique qui a poussé l’espèce humaine à sans
cesse se battre, lutter, construire et conquérir. Alors, non, la souffrance et la
misère ne sont pas un bug de l’évolution – elles en sont une caractéristique.
La souffrance sous toutes ses formes est l’outil le plus efficace de ton
organisme pour te botter les fesses. Prends un truc aussi anodin que le fait de te
cogner le doigt de pied. Si tu es comme moi, tu vas proférer suffisamment de
jurons pour mériter le purgatoire. Tu vas aussi t’en prendre à de pauvres objets
inanimés en criant : « Putain de table ! » Et tu n’hésiteras pas à incriminer ton
aménagement intérieur en te disant : « Mais quel est l’abruti qui a posé une table
là ! Non, mais faut être con ! »
Mais je m’éloigne. Trêve de digression. Cette douleur si vive de doigt de pied
malmené, universellement détestée, a une bonne raison d’exister. La douleur
physique est un produit du système nerveux, un mécanisme de feedback conçu
pour nous rappeler nos limites – jusqu’où on peut aller, ce qu’on peut toucher ou
pas. Dès qu’on les dépasse, il nous punit pour nous empêcher de recommencer et
nous inciter à plus de vigilance la fois suivante.
Et cette douleur, même si tu es programmé pour l’éviter, est d’une immense
utilité. Elle enseigne à l’enfant comme à l’adulte tête brûlée à quoi faire
attention, distinguant ce qui est inoffensif et ce qui est nocif. Moralité : il n’est
pas toujours bénéfique d’éviter la souffrance parce que la douleur contribue
d’une certaine manière au bien-être.
Mais la souffrance n’est pas que physique. Comme pourraient en témoigner les
pauvres suppliciés qui ont dû attendre une année durant le dernier Star Wars,
nous, les humains, avons parfois à subir de grandes souffrances psychologiques.
D’ailleurs, des études ont montré que le cerveau ne fait pas de grande différence
entre douleur physique et douleur psychologique. Alors, si je te dis que quand
ma première copine m’a trompé puis plaqué j’ai eu l’impression qu’elle
m’enfonçait lentement un pic à glace dans le cœur, tu peux le croire : je n’aurais
pas eu plus mal si elle m’avait réellement poignardé.
De la même manière que la douleur physique, la douleur psychique signale un
déséquilibre, le dépassement d’une limite. Et, comme celle-ci, loin d’être néfaste
et indésirable, elle s’avère dans certains cas saine et nécessaire. Te briser l’orteil,
te prendre un râteau : prends-en de la graine !
Et c’est le danger de se protéger toujours plus des petits bobos du quotidien :
on y perd les avantages qu’il y a à souffrir juste ce qu’il faut.
Tu rêves d’une vie peinarde – du bonheur et rien d’autre – pendant que là, sur
terre, les problèmes ne font pas de pause. Je viens d’avoir la visite de Panda-
Parle-Cash, justement. On s’est pris des margaritas. Il m’a dit : « Putain, les
emmerdes ne se font jamais la malle – c’est tout juste si elles s’améliorent.
Warren Buffett a eu des problèmes de fric ; le clodo complètement déchiré du
bas de la rue a eu des problèmes de fric. Buffett a juste eu de moins méchants
problèmes de fric que le clodo. Toute la vie est comme ça. »
Il a ajouté : « La vie, c’est une série de problèmes dont tu ne vois jamais le
bout, Mark. » Il sirotait son cocktail en triturant le petit parasol rose. « La
solution à un problème ne fait qu’en créer un autre. »
Au bout d’un moment, j’ai fini par me demander où ce putain de panda parlant
voulait en venir. Et pendant qu’on y est, qui a préparé les margaritas ?
Et, de poursuivre : « N’attends pas une vie sans problèmes. Ça n’existe pas. Au
contraire, souhaite-toi une vie pleine de bons problèmes. »
Sur ces paroles sensées, il a baissé ses lunettes, réajusté son parasol et s’est
tourné vers le coucher de soleil.

RÉSOUDRE DES PROBLÈMES REND HEUREUX


Les problèmes, tu n’y échappes pas. Tu remédies à tes soucis de santé en
t’inscrivant au club de gym, mais ce faisant tu te crées de nouveaux problèmes
tels que devoir te lever hyper tôt pour aller transpirer comme un malade sur un
vélo elliptique avant de te prendre une douche pour courir ensuite au bureau. Tu
réserves les mercredis soir à ta copine histoire de couper court au reproche de ne
pas lui consacrer suffisamment de temps, mais là, problèmes : comment trouver
des activités qui vous branchent tous les deux, avoir assez de thune pour des
dîners sympas, retrouver la magie des premières fois ?
Les problèmes ne font pas grève, ils pleuvent sans discontinuer ; tu ne fais
qu’en troquer un pour un autre et/ou tu procèdes régulièrement à des mises à
jour, c’est tout.
Pour être heureux, il faut les « résoudre ». C’est là le mot-clé, le secret. Si tu
les évites ou si tu as l’impression de ne pas en avoir, pauvre de toi : tu en seras
malheureux à coup sûr. Idem si tu te sens incapable de les résoudre.
Être heureux implique d’avoir un truc à résoudre. Le bonheur serait en ce sens
une forme d’action, une activité. Pas quelque chose qui te tombe du ciel ou que
tu découvres fortuitement dans un article très partagé du Huffington Post ou
auprès d’un maître Trucmuche, gourou de son état. Il ne se manifeste pas
davantage quand tu as fini par économiser suffisamment pour faire ajouter une
pièce à ta maison. Tu ne le trouves pas qui t’attend quelque part, dans une idée
ou dans un job – ou même dans un livre, d’ailleurs.
Le bonheur est un travail toujours en cours parce que la résolution des
problèmes est une tâche indéfiniment renouvelée – les solutions aux problèmes
du jour jettent les bases de ceux du lendemain, et ainsi de suite. Tu n’es
pleinement heureux que quand tu identifies les problèmes que tu as envie d’avoir
et de solutionner.
Il arrive qu’ils soient simples : préparer un gueuleton, partir en voyage dans un
endroit que tu ne connais pas, gagner au jeu vidéo que tu viens de t’offrir.
D’autres sont indéniablement complexes : être en meilleurs termes avec ta mère,
dégoter un job à ta convenance, développer des amitiés plus gratifiantes.
Quels qu’ils soient, en fait, le concept ne varie pas : les résoudre, s’en trouver
heureux. Le hic, c’est que pour beaucoup de gens, la vie n’est pas si facile. Tout
bonnement parce qu’ils s’y prennent comme des manches. À cause de quoi ?
1. De leur tendance au déni. Certains nient carrément avoir des problèmes. Ce
qui les oblige à se faire des films ou à se détourner de la réalité à coups de
distractions. Résultat : passé la satisfaction de court terme, insécurité
intérieure, refoulement et névroses pointent de nouveau leur nez.
2. De leur mentalité de victime. Certains choisissent de se persuader qu’ils sont
infoutus de résoudre leurs problèmes, alors qu’ils le pourraient très bien, en
réalité. En se posant en victimes, ils accusent les autres de leurs maux ou
incriminent les circonstances extérieures. D’où leur colère, leur sentiment
d’impuissance et leur désespoir, une fois passé le mieux-être immédiat.
Si les gens nient l’existence de leurs problèmes et en accusent les autres, c’est
parce que c’est plus facile et confortable qu’essayer de les démêler. Ça soulage
illico. On y prend son pied.
Il y a plusieurs façons de prendre son pied. Absorber de l’alcool, éprouver le
frisson lié à une prise de risque, par exemple. Mais ces états d’excitation sont des
coquilles vides qui ne mènent nulle part – ou du moins pas plus loin que le petit
nuage éphémère. Tout l’univers du développement perso tourne autour du
meilleur moyen de faire planer les gens au lieu de les aider à s’attaquer à leurs
difficultés. Combien de gourous te vendent de nouvelles formes de déni, te
repulpent à coups d’exercices qui te font un maximum de bien sur le moment
mais squeezent allègrement le fond du problème. Je me répète, mais la personne
qui est vraiment heureuse n’a pas besoin de s’en faire la réflexion.
Et puis, tous ces nuages moelleux deviennent vite addictifs. Plus tu comptes sur
eux pour te sentir mieux, plus tu vas désirer y flotter souvent. En ce sens,
n’importe quoi est susceptible de déclencher l’addiction, en fonction de la
motivation qu’il y a derrière. On a chacun nos « bonnes » méthodes pour
anesthésier la douleur. Quel mal à ce genre d’expédient, à dose modérée ? Mais
en cas de prolongation, gare à la souffrance quand la réalité se rappellera à toi !
NE FAIS PAS TOUT UN PLAT DE TES ÉMOTIONS
Nos émotions ont évolué dans un seul but : nous aider à vivre et à nous
reproduire un petit peu mieux. C’est tout. Cette mécanique dont nous sommes
dotés nous signale que quelque chose est probablement soit bénéfique, soit
néfaste pour nous. Point barre.
De la même manière que la douleur te fait sursauter quand tu touches une
plaque électrique brûlante, le bourdon qui t’envahit quand tu te sens seul est là
pour te dissuader de t’isoler. Les émotions fonctionnent elles aussi comme des
signaux biologiques propres à mettre sur la voie d’un changement favorable.
Attention, je ne suis pas en train de te dire de prendre à la légère ta crise de la
cinquantaine ou le fait que ton père torché t’a piqué ton vélo quand tu avais huit
ans et que tu ne l’as toujours pas digéré. Je veux dire que si tu te sens en dessous
de tout, c’est parce que ton cerveau pointe un problème que tu n’as pas affronté
ni résolu. Autrement dit, les émotions négatives constituent un appel à l’action.
Quand tu les éprouves, c’est que tu es censé faire quelque chose. Les émotions
positives, au contraire, te récompensent d’avoir agi comme il faut. La vie te
semble archi simple quand tu les ressens, il n’y a qu’à profiter. Et puis elles
s’évaporent, comme tout le reste, avec la livraison des nouveaux problèmes.
Pour être importantes, les émotions ne font pas tout dans la vie. Ce n’est pas
parce que tu te sens bien que c’est bien pour toi. Ce n’est pas parce que tu te sens
mal, à l’inverse, que c’est mauvais. Comparables à des poteaux indicateurs, les
émotions sont des suggestions neurobiologiques, aucunement des
commandements. Pour ces raisons, ne te fie pas aveuglément à ce qu’elles te
disent. Prends l’habitude de les remettre en question.
L’éducation nous conditionne à réprimer nos émotions – et surtout nos
émotions négatives – pour des tas de raisons personnelles, sociales ou
culturelles, et ce faisant nous prive de leurs effets vertueux. Rappelle-toi : la
souffrance a un sens.
Mais tu fais peut-être partie de ces gens qui s’identifient trop à leurs émotions.
Dans leur esprit, tout est acceptable à partir du moment où ils le sentent. « Oh !
Je t’ai pété ton pare-brise, mais j’étais furax ; je n’ai pas pu m’en empêcher. »
Ou « J’ai lâché la fac pour partir en Alaska : je le sentais bien. » Prendre des
décisions basées sur le feeling, sans recourir à la raison pour mettre un peu
d’ordre là-dedans, ça craint presque toujours. Tu sais qui compte exclusivement
sur ses émotions ? Les gosses de trois ans. Et les chiens. Tu sais ce que font les
bambins comme les clébards ? Caca par terre.
L’obsession et le surinvestissement des émotions nous jouent de sacrés tours
pour la simple et bonne raison qu’elles ne sont pas pérennes. Ce qui nous a
rendus heureux aujourd’hui a peu de chance de nous remplir de bonheur demain
parce que notre biologie a toujours besoin du truc en plus. Se focaliser sur le
bonheur aboutit immanquablement à vouloir sans cesse « autre chose » – une
autre maison, un nouvel amour, une nouvelle augmentation de salaire. Et c’est
sans fin. Même si on bosse comme des malades pour l’obtenir, bizarrement, on
se sent à l’arrivée comme à la case départ – nuls à chier.
Les psys appellent ce phénomène l’« adaptation hédonique » : tu te décarcasses
pour changer ta situation et, au bout du compte, tu ne vois pas vraiment de
différence.
D’où la récurrence et l’inévitabilité de nos problèmes. La nana que tu épouses
est la nana avec laquelle tu te disputes. La maison que tu achètes est la maison
que tu répares. Le job de tes rêves est le job qui te stresse. Toute action comporte
un sacrifice associé – tout ce qui te fait te sentir bien va à un moment te faire te
sentir mal. À coup sûr. Ce que tu gagnes est aussi ce que tu perds. Ce qui génère
tes expériences positives définira bientôt les contours de tes expériences
négatives.
La pilule est dure à avaler, c’est certain. L’idée est plaisante qu’il existe un
idéal de bonheur à portée, qu’apaiser ses souffrances et se sentir épanoui et
satisfait de sa vie pour toujours est possible. On aime s’y raccrocher.
Mais non.

CHOISIS TES COMBATS


Si je te demande : « Qu’est-ce que tu attends de la vie ? » et que tu me réponds
un truc du style : « Je veux être heureux, avoir une famille formidable et un
boulot qui me plaît », c’est tellement ordinaire et attendu que ça ne veut rien
dire.
Tout le monde veut des trucs sympas, une vie insouciante. Qui n’a pas envie de
tomber amoureux, d’avoir une sexualité épanouie, une vie sociale enrichissante,
un physique canon, du pognon ? Qui n’aspire pas à avoir la cote, à inspirer le
respect, à susciter l’admiration ?
Il y a une évidence à vouloir tout ça.
Une question plus intéressante, que la plupart des gens ne se posent jamais,
est : « Quelle souffrance veux-tu dans ta vie ? Pour quoi acceptes-tu de souffrir ?
Pour quoi es-tu prêt à en baver ? »
Par exemple, beaucoup de gens veulent devenir top manager et toucher un
salaire de ouf – mais combien parmi eux sont prêts à se taper des semaines de
soixante heures, à passer des plombes dans les transports en commun, à se
coltiner des tonnes de paperasses et à être à la merci des petits jeux de pouvoir
hiérarchiques ?
Les gens veulent pour la plupart s’éclater dans leur sexualité et vivre une
relation au top avec leur partenaire, mais combien sont disposés à se fader les
mises au point difficiles, les silences mortels et les séances de psychodrame ?
Alors la majorité la ferment. Ils se contentent de leur situation et se demandent
« Et si ? » pendant des années, jusqu’à ce que leur « Et si ? » se transforme en
« Quoi d’autre ? » Et quand les avocats font mouche et que le chèque de la
pension alimentaire a été posté, ils se disent : « Pourquoi ? » Oui, pourquoi, si ce
n’est pas pour avoir accepté d’en rabattre vingt ans plus tôt.
C’est qu’il faut se battre pour être heureux. La joie ne sort pas de terre comme
les marguerites ni ne surgit des nuages comme l’arc-en-ciel. Elle ne se trouve
pas davantage dans une pochette-surprise. Il faut identifier et gérer ses combats
pour toucher à l’épanouissement véritable, obtenir une satisfaction durable et
conférer du sens à sa vie. Que tu souffres d’anxiété, de solitude, d’un TOC ou
d’un connard de patron qui te pompe l’air la moitié de tes heures de veille cinq
jours sur sept, la solution est de consentir à l’expérience négative et de t’y
engager à fond – au lieu de la contourner en prenant tes jambes à ton cou.
Qui n’a pas envie d’avoir un physique de rêve ? Sauf que tu ne l’obtiens pas
sans passer des heures à la salle de gym, sans calculer tes rations alimentaires et
apports caloriques 365 jours par an.
Beaucoup parmi nous se verraient bien devenir leur propre patron. Mais
comment réussir en tant que chef d’entreprise si tu ne kiffes pas un minimum le
risque, l’incertitude, les plantages en série, la débauche d’heures consacrées à un
truc qui peut-être ne te rapportera que dalle ?
On aspire plus ou moins tous à être en couple, et autant que possible heureux.
Mais au bout du compte, tu n’attires ni ne retiens le (la) plus génial(e) des
partenaires si tu ne goûtes pas un tant soit peu les zones de turbulences à
traverser pour dépasser les blessures narcissiques, supporter les tensions et fixer
un téléphone qui ne sonne pas. Ça fait partie du jeu de l’amour. Aucune chance
de gagner si tu ne joues pas.
Ce qui détermine ton succès n’est pas « Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? », on y
répond quasiment tous la même chose. La question pertinente est : « Quelle
souffrance veux-tu endurer ? »
Sachant que tout ne peut pas être rose tout le temps, que le chemin qui conduit
au bonheur est jonché de tas de merde, tu dois faire un choix. Pour quoi es-tu
prêt à en chier ? Question coton, mais la seule qui te mène quelque part, celle qui
peut faire switcher un point de vue, changer une vie du tout au tout. C’est celle
qui fait que tu es toi et que je suis moi, qui nous définit, nous sépare et finit par
nous réunir.
Durant presque toute mon adolescence et au début de l’âge adulte, je n’ai pas
arrêté de fantasmer en m’imaginant musicien – je voulais être une star du rock.
À chaque chanson où ça déchirait côté guitares électriques, je fermais les yeux et
je me voyais sur scène, à gratter sous les hurlements du public en transe devant
l’instrumentiste le plus doué de sa génération. Me rêver en King of Rock pouvait
m’absorber des heures. Je ne me posais jamais la question de savoir si je serais
un jour capable de jouer devant une foule en délire, mais quand. J’avais tout
prévu. J’attendais simplement mon heure, celle de dépenser toute mon énergie
pour y arriver et m’imposer. Je devais d’abord terminer mes études. Et après,
mettre de l’argent de côté pour acquérir du matos. Et après, dégager assez de
temps pour m’exercer. Et après, développer mon réseau et monter mon premier
projet. Et ensuite… Et ensuite rien.
Malgré la puissance hallucinante de ce rêve qui m’accaparait la moitié de ma
vie, je ne l’ai jamais réalisé. Et il m’a fallu pas mal de temps et moult efforts
pour finir par comprendre pourquoi : je ne le voulais pas réellement.
Je kiffais le résultat, ça oui – l’image de moi sur scène, me défonçant à jouer,
les gens m’applaudissant – mais je ne kiffais pas assez le chemin pour y arriver.
Et, à cause de ça, je me suis rétamé. Putain ! Je n’ai même pas travaillé assez dur
pour échouer. Je n’ai tout simplement même pas essayé, pour tout dire. La
corvée quotidienne de la pratique, devoir se démener pour trouver un groupe et
répéter, ramer pour dégoter des concerts et attirer du public, les cordes qui
cassent, l’ampli à lampes qui rend l’âme, trimbaler vingt kilos de matériel sans
bagnole. C’était toute une montagne, cette chimère, toute une ascension pour
accéder au sommet. Et ce que j’ai mis longtemps à découvrir, c’est que je
n’aimais pas trop grimper. C’est juste que ça me plaisait d’imaginer le point
culminant.
En langage d’aujourd’hui, on me dirait que je me suis loupé, que je suis un
dégonflé ou un loser, que je n’en avais pas assez entre les jambes pour ça, que
j’ai tourné le dos à mon rêve pour céder aux pressions sociales.
La vérité est nettement moins intéressante que toutes ces ratiocinations. La
vérité, c’est que je pensais vouloir quelque chose que je ne voulais pas en réalité.
Fin de l’histoire.
Je voulais la récompense et pas les efforts. Je désirais non le combat, mais la
victoire, uniquement.
Et la vie, ça ne marche pas comme ça, jamais.
Pour savoir qui tu es, tu dois savoir pour quoi tu es prêt à te battre. Les gens qui
prennent du plaisir à s’entraîner pour avoir un corps d’athlète, des abdos en
tablettes de chocolat, sont sans surprise ceux qui pratiquent le triathlon et
soulèvent 50 kg en développé couché. Les gens qui apprécient les contraintes et
les incertitudes de la condition d’artiste sont aussi ceux qui l’expérimentent et en
vivent.
Ce n’est pas une question de volonté ou de courage. Il ne s’agit pas non plus de
faire la morale sur le mode « on n’a rien sans rien ». C’est juste le b.a.-ba de la
vie : tes combats conditionnent tes réussites.
Regarde : c’est une spirale ascendante qui ne s’arrête jamais. Et si tu penses
que tu as le droit de faire une pause à un moment donné, j’ai bien peur que tu
n’aies pas pigé le truc. Parce que la joie réside justement dans l’action même
d’escalader la pente.
Chapitre 3

Tu n’as rien d’extraordinaire, tu sais

J’AI CONNU un gars ; on l’appellera Jimmy.


Jimmy courait toujours plusieurs lièvres à la fois. Si, un jour, tu t’aventurais à
lui demander où il en était professionnellement, il te sortait à toute allure le nom
d’une société de conseil qui louait ses services ou te décrivait une application
médicale pour laquelle il cherchait des investisseurs ou te parlait d’une soirée de
collecte de fonds au profit d’une association caritative dont il était censé
prononcer le discours d’ouverture ou encore te racontait son idée de fabriquer
une pompe à gaz ultra efficace qui allait lui rapporter des milliards. Le type était
constamment sur la brèche, toujours à droite à gauche, et si tu avais le malheur
de lui passer la parole, il ne te laissait plus en placer une, te répétant en boucle à
quel point ce qu’il faisait allait changer le monde, à quel point ses dernières
intuitions étaient génialissimes. Il te saoulait tellement de noms de gens qu’il
connaissait dans le milieu que c’était comme avoir affaire à un journaliste de la
presse people.
Jimmy était 100 % positif, en permanence. Toujours à se vendre, à essayer de
tourner les choses à son avantage – un vrai battant, même pour des conneries.
Le problème, c’est que Jimmy était aussi un vrai parasite – tout le temps à dire,
mais jamais à faire. Défoncé la plupart du temps, et claquant autant de fric dans
les bars et les restos chics que dans ses « idées entrepreneuriales » prétendument
géniales, il était une sangsue professionnelle vivant au compte de sa famille et
s’employant à embobiner tout le monde. À l’entendre, c’était sûr, la gloire
n’attendait que lui ! OK, il lui arrivait de se bouger – pour la forme – et de
décrocher son téléphone pour démarcher tel gros bonnet ou telle célébrité du
coin, mais au final rien ne se passait jamais vraiment. Aucune de ses tentatives
erratiques ne débouchait.
Tout ça n’a en rien empêché notre Jimmy de poursuivre dans cette voie jusqu’à
la trentaine Pendant toutes ces années, il a vécu au crochet de ses petites amies et
de parents, de plus en plus éloignés. Et le plus dingue, c’est que ça ne lui posait
aucun problème. Il avait une confiance en lui impressionnante. Tous ceux qui se
gaussaient ou lui raccrochaient au nez « rataient l’occasion de leur vie ». Tous
ceux qui critiquaient ses idées foireuses étaient « trop bornés » pour comprendre
son génie. Tous ceux qui pointaient sa vie de tapeur professionnel étaient « des
jaloux » ; tous autant qu’ils étaient des « enfoirés » qui lui enviaient son succès.
Jimmy gagnait bien un peu de thune de temps à autre, même si c’était
généralement par les moyens les plus douteux – par exemple, vendre l’idée
commerciale d’un pote comme si c’était la sienne propre ou magouiller pour
obtenir un prêt, ou encore convaincre quelqu’un de lui refiler des parts de sa
start-up. À l’occasion, il se débrouillait pour persuader des gens de le payer pour
faire des discours en public. (Sur quels sujets ? Je n’en ai pas la plus petite idée.)
Le pire, c’est que Jimmy croyait à son délire. Ses illusions de mégalo
désarmant étaient si solidement ancrées, tellement inattaquables ! Un
phénomène.
Dans les années 60, les psys ne parlaient que développement de l’estime de soi
et pensée positive. C’était le grand truc de l’époque. Des études avaient montré
que, de manière générale, les gens qui avaient une haute estime d’eux-mêmes
réussissaient mieux. Beaucoup de chercheurs et de responsables politiques en
sont venus à croire que booster l’estime de soi d’une population tout entière
pouvait bénéficier concrètement à la société dans son ensemble : diminuer la
criminalité, doper la réussite scolaire, créer des emplois, réduire les déficits
budgétaires. Résultat : au début des années 70, les pratiques visant à
l’amélioration de l’estime de soi ont commencé à être enseignées aux parents,
vantées par les thérapeutes, les politiciens et les enseignants, faisant même
officiellement leur entrée dans les politiques éducatives. Par exemple, le
gonflement des notes a été systématisé pour que les mauvais élèves aient moins
honte de leurs résultats. Des récompenses « pour avoir participé » et des trophées
bidon ont été inventés pour des tas d’activités parfaitement ordinaires. Les
gosses ont eu des devoirs à la maison complètement crétins du style mettre par
écrit toutes les raisons pour lesquelles ils pensaient être des personnes
exceptionnelles ou noter les cinq trucs qu’ils aimaient le plus chez eux. Les
pasteurs et les ministres du culte ont martelé à l’adresse de leurs ouailles que
chacune d’entre elles était unique aux yeux de Dieu et qu’un destin d’excellence
les attendait – à bas la médiocrité ! Les séminaires d’entreprise autour de la
motivation ont fleuri et essaimé, avec leurs cohortes de participants invités à
réciter ce paradoxal mantra : chacun de nous peut être quelqu’un d’exceptionnel
et nous avons tous les mêmes chances de réussite.
Une génération plus tard, il faut bien se rendre à l’évidence : on n’est pas tous
exceptionnels. Avoir simplement une bonne image de toi ne veut rien dire si tu
n’as pas une bonne raison pour cela. C’est un fait que l’adversité et l’échec sont
utiles, et même nécessaires à la fabrication d’adultes à la détermination farouche,
capables de mener à bien ce qu’ils entreprennent. Avec le recul, il s’avère que
persuader les gens qu’ils sont exceptionnels et leur apprendre à avoir une bonne
image d’eux-mêmes sans raison valable n’engendre pas une population de Bill
Gates ou de Martin Luther King, mais au contraire de Jimmy.
Jimmy qui se confondait avec un créateur de start-up. Jimmy qui fumait la
moquette au quotidien et n’avait d’autre compétence à vendre que celle de se
prendre pour Dieu le Père et d’y croire. Jimmy qui gueulait après son partenaire
commercial, le taxant d’« immaturité », alors que lui-même vidait la carte de
crédit de l’entreprise au resto Le Bernardin pour en mettre plein la vue à sa top
model russe. Jimmy qui allait bientôt manquer d’oncles et de tantes pour le
renflouer.
Oui, ce type sûr de lui qui ne se prenait pas pour un quart de pépin de pomme.
Ce type qui passait tellement de temps à se dire génial qu’il en oubliait de lever
le petit doigt.
Le problème, avec tout ce pataquès autour de l’estime de soi, c’est que les psys
l’évaluaient en fonction de l’image positive que les gens avaient d’eux-mêmes.
Alors que le vrai critère de l’estime de soi, c’est au contraire l’appréciation par
chacun des aspects négatifs de lui-même. Si quelqu’un comme Jimmy peut se
sentir absolument génial 99,9 % du temps alors même que tout dans sa vie
craque et fout le camp par tous les bouts, comment dans ces cas-là l’image
positive de soi-même peut-elle faire office de mesure fiable d’une existence
heureuse et réussie ?
Jimmy ne se sent plus péter. Il est convaincu de mériter le meilleur alors qu’il
est juste un petit con. Convaincu qu’il devrait pouvoir s’enrichir sans se donner
la peine de faire quoi que ce soit ; qu’il devrait être liké par toute la planète sans
y inciter qui que ce soit ; qu’il devrait mener la grande vie sans rien sacrifier.
Des types comme Jimmy veulent tellement avoir une bonne image d’eux-
mêmes qu’ils en arrivent à se convaincre qu’ils font merveille alors qu’ils foirent
tout. Ils croient qu’ils épatent la galerie alors qu’ils passent pour des gros nazes.
Ils se croient les champions du monde de la création de start-up quand leurs
projets sont des ratages sur toute la ligne. Ils se présentent en tant que coaches de
vie et se font payer pour aider les autres du haut de leurs vingt-cinq balais.
Les gens qui se la pètent dégagent il est vrai une confiance en eux ahurissante.
Cette assurance folle qu’ils affichent peut attirer les autres comme la lumière des
papillons, au moins pendant un petit moment. Il arrive même qu’elle devienne
contagieuse. En dépit de toutes ses combines et embrouilles, je reconnais que
c’était sympa de traîner avec Jimmy, à l’occasion. Tu te sentais indestructible à
ses côtés.
Mais le problème avec les gens qui se la pètent, c’est qu’ils ont besoin de se la
péter en permanence, y compris aux dépens de leur entourage. Et parce qu’ils
ont toujours besoin d’avoir cette image hyper clean d’eux-mêmes, ils finissent
par ne plus faire que penser à eux. Car il faut une bonne dose d’énergie et de
travail pour se convaincre que l’on n’est pas qu’un tas de merde !
Une fois développé le schéma mental qui pousse à toujours trouver des
occasions de s’auto-glorifier, il est vachement difficile d’en sortir. Toutes tes
tentatives pour faire entendre raison à cette catégorie d’individus sont reçues
comme autant de menaces à leur supériorité – « Avoue que tu ne supportes pas
que je sois intelligent, talentueux, beau gosse et que tout me réussisse ! »
Se croire tout droit sorti de la cuisse de Jupiter enferme dans une sorte de bulle
narcissique qui se consolide, fonctionnant comme un prisme déformant. Un truc
positif leur arrive ? C’est parce qu’ils ont accompli un exploit. Un truc négatif ?
Un envieux essaie de les démolir. Les gens qui se la pètent sont totalement
étanches. Rien ne les atteint. Ils veulent sauver les apparences à tout prix, quitte
à employer la violence physique ou psychique.
Mais te hausser du col, ce n’est pas le bonheur. C’est juste un autre moyen
d’être dans ton trip.
La vraie mesure de l’estime de soi est dans la perception, l’évaluation de ses
expériences négatives, de ses failles, sans se voiler la face – « Ouais, je sais, il
m’arrive de claquer trop de fric » ou « Ouais, je sais, il m’arrive de frimer un peu
trop » ou encore « Ouais, je sais, je compte trop sur l’aide des autres » – et dans
les tentatives d’y remédier.
Gare à la réalité cachée sous le tapis : elle finit un jour par réapparaître. C’est
juste une question de temps, et ça peut faire très très mal.

QUAND TOUT CRAQUE


9 heures du mat. Cours de biologie. Je suis assis à ma table, dans cette salle de
classe qui pue le renfermé. La tête dans les mains, je fixe la pendule. Les tic-tac
de la trotteuse viennent scander le bla-bla rasoir du prof qui nous saoule avec ses
chromosomes et ses mitoses. Comme tout collégien de treize ans qui se respecte,
c’est peu dire que je bâille aux corneilles.
Soudain, on entend frapper à la porte. M. Price, le proviseur adjoint, passe une
tête. « Je m’excuse de vous interrompre. Mark, tu veux bien me suivre, je te
prie ? Oh, et prends tes affaires avec toi. »
Tout de suite, je trouve ça chelou. Il arrive que des élèves soient envoyés chez
le proviseur, rarement que lui vienne les chercher dans leur classe. Je rassemble
mes affaires et sors.
Le couloir est vide. Les rangées de casiers beiges s’étalent à perte de vue.
« Mark, tu veux bien me conduire jusqu’à ton casier, s’il te plaît ? »
« Bien sûr. » Je m’engage dans le couloir en mode limace : jeans baggy,
tignasse en broussaille, tee-shirt Pantera dix fois trop grand et tout l’attirail. Tu
vois la dégaine.
On arrive devant mon casier. « Ouvre-le, s’il te plaît », me dit M. Price.
J’obtempère. Il fait un pas devant moi et en extrait ma veste, mon sac de sport,
mon sac à dos – en fait tout le contenu du casier à l’exception de quelques
cahiers et des stylos. Il s’éloigne de quelques pas. « Suis-moi », ordonne-t-il sans
se retourner. Je commence à flipper.
Je le suis jusqu’à son bureau, où il me demande de m’asseoir. Il verrouille la
porte puis se dirige vers la fenêtre et baisse le store. J’ai les mains moites. Cette
visite chez le proviseur adjoint n’a décidément rien de normal.
M. Price s’assied à son tour et se met à farfouiller tranquillement dans mes
affaires, vidant les poches, ouvrant les fermetures Éclair, secouant mes affaires
de gym pour les déposer à même le sol.
Sans un regard vers moi, il m’interroge : « Tu sais ce que je cherche, Mark ? »
« Non. »
« De la drogue. »
Le mot qui tue. J’entre en panique.
Je bredouille : « D-d-de la drogue ? Quel genre ? »
Il me dévisage d’un air sévère. « Je ne sais pas ; quel genre de drogue as-tu ? »
Il ouvre l’un de mes classeurs et ma trousse.
Je me liquéfie. Je sens dans mes tempes des pulsations d’affolement. Mon sang
n’a pas fait un tour que déjà je vire à l’écarlate. Accusé de but en blanc de
détenir de la drogue et de la rapporter en classe, l’ado que je suis n’a qu’une
envie : filer sans demander son reste et aller se planquer dans un trou de souris.
« Je ne sais pas de quoi vous voulez parler. », balbutié-je. Mes propos quasi
inaudibles trahissent la pétoche. Il faudrait que j’aie d’emblée l’air droit dans ses
bottes du mec qui n’a rien à se reprocher. Ou peut-être pas. Devrais-je paraître
terrifié ? Quel masque les menteurs revêtent-ils donc ? Mort de trouille ou sûr de
soi ? Parce que moi, je tiens absolument à paraître le contraire ! En attendant,
j’étale mon absence d’assurance, et le doute ne tarde pas à venir à bout de ce
qu’il me restait de confiance en moi. Ce putain de cercle infernal !
« On va voir ça », me dit-il en scrutant le sac à dos constellé de poches,
chacune comme il se doit bourrée du fatras ado de rigueur – crayons de couleur,
vieux mots que je faisais circuler pendant les cours, CD du début des années 90
aux boîtiers défoncés, marqueurs tout desséchés, vieux carnet à dessin aux pages
à moitié arrachées, poussière, pansements et autres bricoles accumulées comme
en couches sédimentaires au cours de ces années de bahut, ou plutôt de galère.
Les secondes paraissent des heures dans ce huis clos oppressant. Je passe par
tous les états.
Trois plombes plus tard, n’ayant rien trouvé, M. Price, un rien nerveux,
interrompt la fouille. Il retourne le sac, laissant choir toutes les saletés. À son
tour de transpirer… de rage.
« Pas de drogue aujourd’hui, hein ? », me dit-il en s’efforçant de garder son
calme.
« Non », dis-je, faussement relax.
Il étale les affaires pour finalement tout rassembler en petits tas à côté de mes
trucs de gym. Ma veste et mon sac à dos sont à présent vides, sans vie, sur ses
genoux. Il pousse un soupir et fixe le mur. Moi, j’ai juste envie de chialer.
M. Price balaie du regard les tas posés par terre. Rien d’illégal, pas de drogue,
rien même pour contrevenir au règlement de l’école. Il soupire à nouveau avant
de jeter aussi la veste et le sac à dos à ses pieds. Il se penche en avant, les coudes
sur les genoux, le visage à hauteur du mien.
« Mark, je vais te donner une dernière chance d’être honnête avec moi. Si tu
acceptes de me dire la vérité, de toi à moi tout se passera bien. S’il s’avère que tu
as menti, je te prédis un sale quart d’heure. »
Gloups. J’ai la gorge méchamment nouée.
« À présent, dis-moi la vérité, Mark. As-tu introduit de la drogue dans
l’enceinte de l’établissement aujourd’hui ? »
Réprimant mes larmes et mon envie de hurler, je regarde mon bourreau droit
dans les yeux et, d’une voix implorant la fin du supplice, je lui réponds : « Non,
je n’ai pas de drogue sur moi. Je ne sais pas de quoi vous parlez. »
« OK, conclut-il sur l’air de la capitulation. Je crois que tu peux reprendre tes
affaires et partir. »
Il jette un dernier regard plein d’envie à mon sac à dos tout dégonflé, étalé là
comme une promesse brisée. Machinalement, il pose un pied dessus et, dans une
ultime tentative, le tapote doucement. J’attends fébrilement qu’il en ait terminé
pour fuir ce cauchemar à toutes jambes.
Mais il s’arrête net. Il a buté sur quelque chose. « C’est quoi, ça ? », me
demande-t-il en désignant du pied un petit relief.
« Ça quoi ? »
« Il y a quelque chose, là. » Il se saisit du sac et commence à fouiller tout au
fond. Tout devient flou et se met à vaciller autour de moi.
Quand j’étais plus jeune, j’étais le petit gars sympa, plutôt futé. Le genre
merdeux, pour tout dire – et j’en parle avec la bienveillance qui sied –, rebelle et
menteur, en pétard contre la terre entière, vomissant mes semblables. À douze
ans, j’ai trafiqué le système d’alarme de la maison avec des magnets du frigo
pour pouvoir filer nuitamment et en toute discrétion. Mon pote et moi, on foutait
la bagnole de sa mère au point mort et on la poussait jusqu’à la rue afin d’éviter
d’ameuter tout le quartier et surtout de réveiller la mienne de mère. J’écrivais des
articles sur l’IVG pour le plaisir de hérisser mon prof d’anglais, un chrétien
ultra-conservateur. Avec un autre copain, on chouravait des clopes à sa mère
pour les refourguer en douce à des étudiants.
Et puis j’ai aménagé un compartiment secret dans le fond de mon sac à dos
pour y planquer ma marijuana.
C’est cette cachette que M. Price a découverte en piétinant le sac. J’avais bel et
bien menti. Et, comme annoncé, M. Price ne m’a pas ménagé. Une fois menotté
au fond du panier à salade, comme n’importe quel ado de treize ans digne de ce
nom, je me suis dit que ma vie était foutue.
Et j’avais pas tort, en un sens. Mes vieux m’ont privé de sortie. Les potes,
terminé ! Ayant été renvoyé du collège, j’ai terminé l’année scolarisé à domicile.
Ma mère m’a d’office fait couper les tifs avant de mettre aux ordures tous mes t-
shirts Marylin Manson et Metallica (on m’aurait amputé des deux jambes que ça
n’aurait pas été pire). Mon père me traînait tous les matins à son bureau où je
devais me farcir de la paperasse pendant des heures – sans la moindre pause.
L’année suivante, les parents m’avaient inscrit dans une petite école privée catho
où, comme tu peux imaginer, je ne me sentais pas franchement à ma place.
À peine avais-je purgé ma peine et ingurgité les bonnes valeurs chrétiennes
qu’ils ont décidé de divorcer.
Je te raconte tout ça pour que tu te fasses une idée des années de merde que j’ai
traversées, adolescent. En l’espace de neuf mois, j’ai perdu tous mes copains,
mes droits civiques et ma famille. Le thérapeute qui m’a suivi de vingt à trente
ans appelait ça « un vrai bordel traumatique ». Il m’a fallu une décennie pour
démêler les fils et couper les ponts avec le petit con nombriliste et imbuvable de
l’époque.
Le problème de ma vie d’avant la thérapie, ça n’était pas toutes les horreurs qui
s’exprimaient ou se pratiquaient, mais bien plutôt toutes celles qui auraient
mérité d’être proférées et mises en pratique, et qui ne l’étaient pas. Ma famille
s’ingéniait à bloquer le Schmilblick de la même manière que Warren Buffett
chie du pognon ou que Jenna Jameson s’envoie en l’air : en champions du
monde de leur catégorie ! La maison aurait pu cramer du sous-sol au grenier que
mes parents auraient dit : « Oh non, tout va pour le mieux, vraiment. Il fait peut-
être un peu chaud, certes – mais à part ça, tout va très bien. »
Ils se sont séparés en nous épargnant la vaisselle qui vole, les portes qui
claquent et le crêpage de chignon sous le nez des voisins. Après qu’ils nous ont
tranquillisés, mon frangin et moi, nous assurant qu’on n’y était pour rien, nous
avons eu droit à une séance de questions-réponses – sans déconner – portant sur
l’organisation logistique de notre nouvelle vie. Pas une larme. Pas un mot plus
haut que l’autre. L’info la plus intime que mon frère et moi avons pu capter
quant à la vie psycho-émotionnelle de nos géniteurs en train de partir en sucette
a été : « Personne n’a trompé personne. » Oh, tant mieux. Il faisait un peu chaud
dans la pièce, mais vraiment, tout allait bien.
Mes parents sont de belles personnes. Je ne leur en veux pas (ou, plutôt, je ne
leur en veux plus). Et j’ai beaucoup d’affection pour eux. Ils ont leur propre
histoire, leur parcours, leurs difficultés qui n’appartiennent qu’à eux, comme
tous les parents. À l’image de leurs propres parents. Et comme les parents de
leurs parents. Et ainsi de suite. Et à l’instar de tous les parents animés des
meilleures intentions du monde, mes parents m’ont refilé certains de leurs
problèmes. Et je ferai probablement de même avec mes propres gamins.
Quand ce genre de « bordel traumatique » survient dans ta vie, tu commences à
percevoir inconsciemment que tu as des problèmes que tu ne pourras pas
résoudre. Jamais. Et cette conviction que tu es et seras incapable de résoudre tes
problèmes te fait te sentir complètement démuni.
Mais il se produit aussi autre chose. Dès lors que tu as des problèmes
insolubles, ton inconscient te suggère que tu es un cas à part – soit
particulièrement extraordinaire, soit particulièrement abruti. En tout cas, que tu
es différent des autres et que par conséquent les règles doivent être distinctes
pour toi.
Pour la faire courte : tu commences à te la péter.
Les tourments de mon adolescence m’ont ainsi amené à choper le melon et à le
garder jusqu’au début de l’âge adulte. Mais alors que Jimmy avait pour terrain
de jeu le monde des affaires où il prétendait avoir une réussite pas possible, moi
je me la pétais dans mes relations, en particulier avec les filles. Mes difficultés
tournaient autour du sexe et de la reconnaissance, alors je ressentais
perpétuellement le besoin d’en faire des tonnes, de me prouver à moi-même que
j’étais aimé et populaire. Du coup, je me suis mis à courir les nanas
compulsivement, comme un cocaïnomane se vautrerait dans une piscine de
poudre : à corps perdu, jusqu’à m’y noyer.
Je suis devenu un joueur – un joueur immature, égoïste, mais par ailleurs tout
ce qu’il y a de charmant. Et sur cette lancée j’ai enchaîné les relations
superficielles et sans intérêt pendant près de dix ans.
Ce n’était pas tant le sexe qui me branchait, même si je prenais mon pied.
C’était la validation. J’étais désiré ; je me sentais aimé ; pour la première fois,
aussi loin que je me souvienne, j’avais une valeur. La soif de reconnaissance, en
moi jamais étanchée, a vite tourné à l’autosatisfaction – pour ne pas dire à
l’autoglorification – systématique. Je me croyais autorisé à dire ou à faire tout ce
qui me passait par la tête, à trahir la confiance que les gens avaient placée en
moi, à les mépriser dans leurs sentiments, pour finir par me justifier à coups
d’excuses pitoyables.
Même si par moments je m’éclatais, même si j’ai croisé des nanas attachantes,
ma vie de l’époque ressemblait à un navire à la dérive. Le plus souvent sans
boulot, je picolais plus que de raison, je dormais chez ma mère ou sur les
canapés des copains, si bien que j’ai fini par me brouiller à mort avec pas mal
d’entre eux – et à chaque fois que je faisais la connaissance d’une fille qui me
plaisait vraiment, mon égocentrisme forcené torpillait immanquablement la
relation.
Plus la souffrance est intense, plus tu te sens impuissant face à tes problèmes, et
plus tu te la pètes pour compenser. Ce besoin se manifeste de l’une des deux
façons suivantes :
1. Je suis génialissime et vous êtes tous nuls à chier, donc je mérite un
traitement spécial.
2. Je suis nul à chier et vous êtes tous génialissimes, donc je mérite un
traitement spécial.
Deux manières opposées de voir les choses ? En apparence seulement. En
réalité deux faces pour un même revers dégoulinant d’égocentrisme. Les gens
qui se la pètent oscillent généralement entre complexe de supériorité et
complexe d’infériorité. Soit ils se sentent des géants indestructibles, soit ils se
sentent de pauvres moucherons voletant autour de la tête du géant ; ça varie d’un
jour à l’autre et en fonction de leur état du moment.
Les gens qui taxent Jimmy de petit-con-qui-se-la-raconte-grave voient juste.
C’est qu’il ne cherche à aucun moment à dissimuler son ego surdimensionné.
Mais la plupart ne perçoivent pas que ceux qui se rabaissent en permanence et se
sentent indignes de tout sont tout aussi préoccupés de leur petite personne.
Parce que jouer les victimes ou les minus requiert aussi une sacrée dose
d’égoïsme. Il faut en effet autant d’énergie et d’orgueil pour se convaincre qu’on
est cerné par des problèmes insurmontables que pour demeurer persuadé qu’on a
zéro problème.
La vérité, c’est qu’un problème personnel, ça n’existe pas. Si tu as un
problème, dis-toi bien que des millions de gens l’ont eu avant toi, l’ont en ce
moment ou l’auront demain. Et des gens que tu connais. Ce n’est pas pour
minimiser ton problème ou pour nier que tu puisses en souffrir, que je dis ça. Ce
nest pas non plus pour prétendre que tu n’as pas le droit d’être une victime de
temps à autre.
C’est juste pour t’expliquer que tu n’as rien d’extraordinaire, vois-tu ?
Souvent, prendre conscience de ça – du fait que tu n’as pas le privilège d’avoir
des problèmes plus graves ou plus douloureux que ceux des autres – permet de
commencer à entrevoir des solutions.
Beaucoup – et ils sont toujours plus nombreux, notamment parmi les jeunes –
semblent l’avoir oublié. De nombreux profs et éducateurs constatent en effet
chez les jeunes générations d’aujourd’hui un certain déficit en termes de
résilience combiné à un excès d’exigences égocentrées. Il arrive ainsi que des
livres soient retirés du programme pour la seule raison qu’ils ont créé un malaise
chez un étudiant. Il arrive même que des profs et des intervenants se fassent huer
voire carrément exclure des campus pour avoir suggéré que certains
déguisements d’Halloween ne sont peut-être pas si offensants que ça. Des
conseillers d’orientation observent quant à eux qu’il n’y a jamais eu autant
d’élèves à manifester des signes de détresse émotionnelle aiguë en rapport avec
des événements de la vie universitaire courante – une dispute avec un
condisciple ou un mauvais résultat aux partiels.
On n’a jamais été aussi connectés aux autres qu’aujourd’hui, et pourtant notre
sentiment d’être quelqu’un est hypertrophié à un degré qu’aucune autre époque
n’a connu. Tout se passe comme si l’usage des technologies autorisait nos
fragilités intérieures à se déchaîner comme jamais. Plus on te donne la liberté de
t’exprimer, plus tu revendiques la liberté de t’en prendre à tous ceux qui ne sont
pas d’accord avec toi. Plus tu te trouves exposé à des avis contraires au tien, plus
ça te dérange que d’autres points de vue s’expriment. Plus ta vie devient facile,
plus tu te sens en droit de souhaiter qu’elle le soit.
Les avantages du Net et des médias sociaux sont indéniables. Pour plein de
motifs, on peut affirmer qu’être en vie à l’heure actuelle revient à bénéficier de
la meilleure période de l’histoire. Mais peut-être ont-ils des effets secondaires
inattendus. Peut-être que ces technologies qui ont contribué à libérer et à mettre
en relation tant de gens renforcent en même temps en eux le sentiment de leur
propre importance.

LA TYRANNIE DE L’EXCEPTIONNEL
Les gens sont dans l’ensemble assez moyens dans l’essentiel des domaines.
Même si tu brilles dans un truc, il y a de bonnes chances pour que tu te situes en
dessous de la moyenne dans beaucoup des autres. C’est la vie. Devenir vraiment
génial dans quelque chose implique d’y consacrer des tonnes de temps et
d’énergie. Et parce que le temps et l’énergie dont on dispose sont comptés, rares
sont ceux à vraiment sortir du lot dans plus d’une chose – pour ne pas dire dans
une seule chose.
On peut donc poser que, statistiquement parlant, la probabilité est faible pour
un individu d’obtenir des résultats exceptionnels dans tous les domaines ou
même dans plusieurs domaines. Ceux qui réussissent en affaires se prennent
généralement des râteaux dans leur vie personnelle. Les athlètes hors norme sont
souvent d’une connerie abyssale. La plupart des stars du show-biz s’avèrent
aussi ignares dans leur vie privée que les fans qui traquent leurs moindres faits et
gestes.
On est donc tous, ou quasiment, assez moyens. Or, ce sont les extrêmes qui
font la une des médias. On le sait pertinemment, mais on en parle et on y pense
rarement. Surtout, on n’évoque jamais vraiment les raisons pour lesquelles ça
pose problème.
Avoir Internet, Google, Facebook, YouTube et accès à plus de cinq cents
chaînes de télé, c’est génial. Mais notre temps de cerveau disponible est limité.
C’est qu’on n’a pas la capacité de traiter les tsunamis d’infos qui déferlent à
chaque seconde. Les seuls zéros et uns qui parviennent jusqu’à nous et captent
notre attention sont donc les infos vraiment exceptionnelles – une sur 99,999 %.
Tous les jours, du matin au soir, on est inondés d’extraordinaire. On retient le
meilleur du meilleur. Le pire du pire. Les exploits physiques les plus dingues.
Les blagues les plus hilarantes. Les nouvelles les plus renversantes. Les menaces
les plus flippantes. Tout ça en continu.
Ta vie voit ainsi défiler une multitude d’infos issues des extrêmes de la courbe
en cloche de l’expérience humaine parce que ce sont elles qui ont suscité le plus
d’intérêt de ta part, et ce qui sollicite le plus ton attention, c’est précisément ce
qui rapporte le plus de fric aux médias. Mais l’existence en elle-même se déroule
principalement au niveau du milieu de la courbe, dans le banal, l’ordinaire. La
vie, pour l’essentiel de son déroulement, n’a rien d’extraordinaire. Elle est même
assez quelconque.
Ce flot d’infos destiné à te faire réagir te donne à penser que l’exceptionnel est
la norme en vigueur. Et parce qu’on se situe tous et tout le temps peu ou prou
dans une moyenne, un tel déluge de news exceptionnelles te fait te sentir hyper
mal – tu n’es pas à la hauteur, c’est évident. Résultat : tu ressens toujours plus le
besoin de compenser prenant la pose ou en prenant de la came. Tu essaies de
donner le change en usant des seuls outils que tu connais : soit en te
survalorisant – je suis le meilleur et les autres ne m’arrivent pas à la cheville –,
soit au contraire en te dévalorisant – je suis nul et je n’arrive pas à la cheville de
mes contemporains.
Certains échafaudent des plans pour gagner rapidement un max de fric.
D’autres prennent le large et s’engagent au service des victimes de la famine en
Afrique. D’autres s’arrangent pour être toujours premiers de la classe et rafler
tous les prix. D’autres vident le chargeur de leur fusil de chasse à la sortie d’une
école. D’autres encore se mettent au défi de s’envoyer tout ce qui porte jupon ou
caleçon.
Tout ça découle du mot d’ordre en forme de base-line « parce que je le vaux
bien » que j’évoquais précédemment. Les Y sont régulièrement pointés du doigt,
accusés d’être à l’origine de cette révolution culturelle, mais c’est parce qu’ils
constituent la génération la plus connectée et la plus visible. Cette tendance à se
situer au-dessus de la mêlée relève en fait du sociétal. Je la crois liée à cette
tyrannie de l’exceptionnel orchestrée à dessein par les medias.
Le problème, c’est que l’omniprésence de la technologie et du marketing de
masse vient fausser les attentes que beaucoup de gens peuvent avoir vis-à-vis
d’eux-mêmes. La dictature de l’exceptionnel renvoie aux gens une image
dégradée d’eux-mêmes, leur laissant croire que s’ils veulent se faire remarquer
ou peser, il leur faut se montrer plus extrêmes, plus radicaux et plus sûrs d’eux.
Lorsque j’étais jeune homme, mon manque d’assurance par rapport à la
sexualité était décuplé par toutes les inepties sur la masculinité qui circulaient
via la culture pop. Elles sont d’ailleurs toujours en circulation : pour épater la
galerie, tu dois être défoncé comme une rock star ; pour être respecté, tu dois
faire craquer les filles ; le sexe est la valeur par excellence pour un individu mâle
et il mérite que tu lui sacrifies tout (y compris ta propre dignité).
Ce flux ininterrompu de conseils inapplicables, de critères impossibles à
satisfaire, affecte pour l’aggraver ton insécurité intérieure. Non seulement tu es
plombé par des problèmes insolubles, mais il faut par-dessus le marché que tu te
réveilles dans la peau d’un loser de première parce qu’une banale requête sur
Google t’a mis sous les yeux des milliers de personnes qui n’ont pas tes
problèmes.
La technologie a apporté des réponses à des problèmes économiques
antédiluviens pour nous fourguer en contrepartie de nouveaux problèmes –
psychologiques, ceux-là. Internet ne se contente pas de proposer des infos en
accès libre ; il fournit également du mal-être, du doute sur soi-même et de la
honte en veux-tu en voilà, et pour pas un rond.

ALORS À QUOI BON SI JE NE SERAI JAMAIS QUELQU’UN


D’EXCEPTIONNEL ?
La croyance selon laquelle un destin vraiment hors du commun nous attend
tous fait partie des mythologies d’aujourd’hui. Les people le professent – même
Oprah Winfrey (c’est que ça doit être vrai !). Les rois du business le répètent.
Les politiques abondent dans ce sens. Chacun de nous est en puissance un être
extraordinaire. Nous méritons tous le meilleur.
Mais les gens ne perçoivent pas combien cette affirmation est contradictoire –
si tout le monde est extraordinaire, alors par définition personne ne l’est. Si tout
le monde sort du lot, personne ne peut émerger. Et au lieu de te poser la question
de ce que tu mérites ou pas, tu gobes le message et tu en exiges encore plus.
Être « moyen » est devenu le nouveau marqueur de la nullité. À croire que le
pire qui puisse t’arriver, c’est de figurer au milieu du peloton, pile au milieu de
la courbe en cloche. Quand le critère de réussite d’une société est d’être
extraordinaire, mieux vaut de beaucoup se situer à l’extrémité gauche de la
courbe, à occuper la place spéciale qui focalise l’attention. Ils sont nombreux à
opter pour cette stratégie consistant à prouver à tout le monde qu’ils sont les plus
malheureux, les plus méchants, les plus minables, les plus opprimés.
Beaucoup de gens ont peur d’accepter la médiocrité, persuadés que s’ils
l’acceptent, ils n’arriveront jamais à rien, ne sortiront jamais de l’ornière, et que
par conséquent leur vie aura été sans valeur.
Ce genre d’idée est dangereux. Si tu pars du principe qu’une vie ne vaut la
peine d’être vécue que si elle est grandiose et extraordinaire, tu cautionnes l’idée
craignos selon laquelle l’existence de la plus grande partie de la population
humaine (y compris toi) est dépourvue de valeur.
Les rares personnes qui se distinguent vraiment dans quelque chose n’arrivent
pas à ce stade parce qu’elles se sont crues exceptionnelles. Au contraire, elles
deviennent des cracks parce qu’elles tendent vers un objectif unique autant que
prioritaire : s’améliorer. Et si elles sont pénétrées de cette nécessité, c’est bien
parce qu’elles ont la conviction qu’elles sont, justement, loin d’être géniales. On
est là à mille lieues de l’autosatisfaction. Les gens qui deviennent des pros dans
un truc finissent par le devenir parce qu’ils ont eu conscience qu’initialement
moyens ou médiocres, ils ne l’étaient pas encore, et qu’ils disposaient de ce fait
d’une certaine marge de progression.
Toutes ces conneries du style « chacun de nous peut être extraordinaire et
devenir génial » ne sont là que pour te passer la brosse à reluire – j’appelle ça
« se masturber l’ego ». Le message a une saveur agréable, tu t’en régales, mais il
est fait de calories vides qui t’engraissent l’ego ; et tu te retrouves ballonné de la
cervelle.
Ton ticket pour la santé émotionnelle comme pour la santé physique, c’est
d’avaler un maximum de légumes – d’accepter les vérités fadasses et ordinaires
du genre « tes actions ne comptent pas tant que ça dans l’univers » ou « ta vie
sera globalement rasoir et insignifiante ». Ces platées n’auront pas bon goût, au
début. Beurk ! Tu vas repousser ton assiette.
Mais une fois englouties, tu vas voir le résultat : ton organisme s’en sentira plus
puissant, plus vivant. Tu vas te trouver débarrassé d’avoir à te mettre tout le
temps la pression pour être QUELQU’UN. Tu pourras dire ciao au stress de te
sentir toujours nul, de devoir en permanence te prouver le contraire. Savoir que
ton existence n’a rien d’exceptionnel et l’accepter te rendra libre d’accomplir ce
qui te motive vraiment, sans inhibitions ni attentes irréalistes.
Tu apprécieras chaque jour davantage des choses simples : être avec tes potes,
venir en aide à quelqu’un, lire un bon bouquin, te marrer avec les gens que tu
aimes.
Présenté comme ça, ça fait moyennement envie, hein ? C’est parce qu’il s’agit
de choses des plus ordinaires. Mais peut-être le sont-elles, ordinaires, pour une
raison simple, elle aussi : parce qu’elles constituent ce qui compte vraiment.
Chapitre 4

La valeur de la souffrance

À LA FIN DE L’ANNÉE 1944, après presque dix ans de conquêtes, le vent tournait
pour le Japon. Son économie s’effondrait. Les armées impériales qui occupaient
la moitié de l’Asie du Sud-Est étaient à bout, et les territoires conquis dans tout
le Pacifique tombaient comme des dominos face au rouleau compresseur
américain. La défaite se profilait, inévitable.
Le 26 décembre, le second lieutenant Hiroo Onoda déploya ses hommes sur la
petite île de Lubang, dans l’archipel des Philippines. Ralentir au maximum la
progression des Américains et ne jamais se rendre à l’ennemi : telles étaient les
instructions jusqu’au-boutistes de ce qui n’était autre qu’une mission suicide
assumée.
En février 1945, les Américains débarquèrent à Lubang et prirent possession de
l’île. En quelques jours, la plupart des soldats japonais s’étaient rendus ou
avaient été tués, mais Onoda et trois de ses hommes parvinrent à se cacher dans
la jungle d’où ils entreprirent de mener la guérilla contre les forces américaines
et la population locale, attaquant des lignes de ravitaillement, ciblant les boys
égarés.
En août de la même année, la capitulation du Japon était actée, suite au
bombardement atomique d’Hiroshima et de Nagasaki.
Des milliers de sous-lieutenant nippons dont Onoda demeuraient pourtant
disséminés sur les îles et îlots du Pacifique, pour la plupart planqués dans la
jungle et dans l’ignorance de la fin du conflit. La poursuite de leur activité
combattante et les pillages associés entravaient lourdement le relèvement des
territoires libérés.
Armée US et autorités japonaises arrosèrent alors la zone Pacifique de milliers
de prospectus informant que la guerre était terminée et qu’il était temps pour
chacun de regagner ses pénates. Contrairement à beaucoup de ceux qui en
prirent connaissance, Onoda et ses gars décrétèrent qu’il s’agissait d’intox, d’un
piège tendu par les Américains pour les déloger de leur cache.
Cinq années plus tard, les GI étaient rentrés au bercail depuis longtemps et les
habitants de Lubang étaient retournés à la vie normale. Mais Hiroo Onoda et sa
petite bande étaient eux toujours là, à tirer sur les paysans, à incendier les
cultures, à chaparder le bétail et à faire leur sort aux insulaires qui avaient le
malheur de s’aventurer trop avant dans la forêt. Alors le gouvernement philippin
réitéra l’opération de com, larguant aux quatre coins de la jungle de nouveaux
flyers au message sans équivoque : « Sortez. La guerre est finie. Vous avez
perdu. »
Mais, rebelote. Ces nouveaux tracts firent chou blanc, comme les précédents.
En 1952, dans une ultime tentative pour déloger de leur repaire la poignée
d’irréductibles, le gouvernement japonais fit pleuvoir lettres et photos des
familles des soldats accompagnées d’un message de l’empereur en personne.
Nouvel échec. Onoda refusa cette fois encore de croire à la véracité de
l’information. Une fois de plus, il vit dans ce parachutage un traquenard de plus
de la part des Américains. Une fois de plus, le groupuscule s’en tint à sa ligne :
continuer le combat.
Vers la fin de la décennie, n’y tenant plus, les Philippins exaspérés de subir ces
agressions prirent les armes pour répliquer. L’un des compagnons d’Onoda se
rendit en 1959 tandis qu’un autre perdait la vie. Le dernier, un certain Kozuka,
fut abattu dix ans plus tard par la police locale alors qu’il était en train de mettre
le feu à des rizières – près d’un quart de siècle après la fin de la Seconde Guerre
mondiale, ce type faisait encore la guerre aux habitants de l’île !
Onoda, qui avait alors passé plus de la moitié de sa vie dans la jungle de
Lubang, se retrouva seul.
Parvenue au Japon en 1972, la nouvelle de la mort de Kozuka fit l’effet d’une
déflagration. Personne n’imaginait en effet la présence de soldats de la guerre
hors des frontières après tant d’années. Les médias en induisirent qu’Onoda lui-
même, le der des ders, pouvait être encore de ce monde. Les gouvernements
japonais et philippin dépêchèrent donc dans la foulée des équipes de secours à la
recherche du mystérieux lieutenant en second, mi-héros, mi-fantôme, érigé en
mythe.
Ils ne le trouvèrent pas.
L’histoire d’Onoda s’était au fil des mois muée en légende urbaine au pays du
Soleil levant – ce héros de guerre n’était-il pas trop fou pour exister vraiment ?
Beaucoup l’idéalisaient. D’autres le critiquaient. D’autres encore y voyaient une
histoire à dormir debout, persuadés que le personnage avait été inventé de toutes
pièces par ceux qui communiaient dans le culte d’un Japon éternel, disparu
depuis longtemps.
C’est à cette époque qu’un jeune type du nom de Norio Suzuki entendit parler
d’Onoda pour la première fois. Suzuki était un aventurier, un explorateur, un peu
hippie sur les bords. Né au lendemain de la guerre, il avait lâché ses études pour
passer quatre ans à parcourir les continents en stop, dormant sur les bancs
publics, dans des voitures, des cellules de prison et à la belle étoile. Il filait un
coup de main dans les fermes contre de la nourriture et donnait son sang en
échange d’un abri. L’anticonformiste à 200 %, sans doute légèrement allumé.
En 1972, toujours en quête d’une nouvelle aventure, Suzuki était de retour au
Japon mais il y étouffait. Détestant l’école, infichu de garder un boulot, ne
supportant pas les codes sociaux ni les hiérarchies, il n’avait qu’une envie :
repartir sur les routes, seul.
Il s’empara alors de la légende de Hiroo Onoda, y voyant une planche de salut.
Quelle excitante aventure en perspective ! Il serait celui qui retrouverait Onoda.
OK, les équipes envoyées par les gouvernements japonais, philippin et américain
étaient à chaque expédition rentrées bredouilles ; la police locale avait fouillé la
jungle de fond en comble pendant près de trente ans, en vain ; des milliers de
prospectus s’étaient perdus dans la nature. Mais lui, le baroudeur, le marginal,
allait mettre la main sur le vieux guerrier.
Sans arme, sans formation aux techniques de reconnaissance et tactiques de
guerre, Suzuki débarqua à Lubang et se mit à sillonner la forêt en solitaire. Sa
stratégie : hurler le nom d’Onoda et lui signifier que l’empereur s’inquiétait pour
lui.
Il ne mit pas quatre jours à le retrouver.
Suzuki passa quelque temps dans la jungle en sa compagnie. Seul depuis plus
d’un an, c’est-à-dire depuis la mort de son dernier compagnon d’armes, Onoda
avait accueilli son jeune compatriote à bras ouverts et fut désespéré d’apprendre
de sa bouche – une source sûre – ce qui s’était passé à l’extérieur. Les deux
hommes se lièrent d’amitié.
Suzuki demanda à Onoda pourquoi il était resté là, à poursuivre la lutte armée.
Onoda lui répondit qu’il avait reçu l’ordre de « ne jamais se rendre » et qu’il s’y
était conformé. C’était aussi simple que ça. Pendant près de trente ans, il s’était
ainsi contenté d’exécuter un ordre. Onoda demanda ensuite à Suzuki pourquoi
un « hippie » tel que lui était parti à sa recherche. Suzuki lui expliqua alors qu’il
avait quitté leur pays en quête de trois choses : le lieutenant Onoda, un panda et
l’abominable homme des neiges, dans cet ordre.
Deux aventuriers bardés des meilleures intentions, courant après des visions de
la gloire pour le moins décalées, tels Don Quichotte et Sancho Pança – mais,
eux, nippons et bien réels, et se voyant en héros alors qu’ils étaient seuls, coincés
au fin fond d’une jungle humide, sans rien, sans rien à faire. Deux hommes
réunis par les circonstances les plus bizarres, et par une communauté de destin
qui ne l’était pas moins : Onada avait déjà sacrifié la majeure partie de sa vie à
une guerre fantôme et Suzuki était en train de sacrifier la sienne, lui aussi. Après
avoir trouvé Hiroo Onoda puis son panda, il allait mourir quelques années plus
tard dans l’Himalaya, sur les traces de l’abominable homme des neiges.
Des humains choisissent de consacrer une partie de leur existence à des causes
qui nous paraissent dénuées de sens, destructrices ou absurdes. Difficile de
s’imaginer qu’Onoda avait pu être heureux sur son île pendant trois décennies –
à se nourrir d’insectes et de petits rongeurs, à dormir à même le sol, à faire
couler le sang. Pas facile de comprendre pour quelles raisons Suzuki était allé
au-devant de sa mort sans un sou, sans compagnon de route et sans autre but que
de rejoindre un Yeti imaginaire.
Plus tard pourtant, Onoda a fait savoir qu’il ne regrettait rien, qu’il était fier de
ses choix et de toutes ses années passées à Lubang. Il a affirmé que ça avait été
un honneur de mettre sa vie au service d’un empire qui n’existait pas. S’il avait
survécu, Suzuki aurait produit un témoignage quasi identique : il faisait
exactement ce qu’il était censé faire et il ne regrettait rien.
Ces deux types ont choisi la manière dont ils voulaient souffrir. Onoda par
loyauté à un empire défunt, Suzuki pour l’aventure, aussi folle que son idée.
Leur souffrance signifiait quelque chose à leurs yeux, répondant à une cause
supérieure à leur personne. Et parce qu’elle signifiait quelque chose, ils étaient
capables de l’endurer, et même peut-être d’en retirer du plaisir.
Si la souffrance comme nos problèmes sont inévitables, la question qu’on
devrait se poser n’est pas « Comment est-ce que j’arrête de souffrir ? » mais
« Pourquoi suis-je en train de souffrir ? Pour quelle cause ? Dans quel but ? »
Hiroo Onoda rentra au pays en 1974, y accédant du jour au lendemain au statut
de star. Il enchaîna les émissions, posa aux côtés des politiciens, publia un livre
et reçut même une coquette somme de la part du gouvernement.
Il ne se remettait pas du concentré de consumérisme occidentalisé qu’était
devenu l’archipel, aux antipodes des traditions d’honneur et de sacrifice dans
lesquelles sa génération avait été éduquée.
Onoda tenta de mettre sa soudaine célébrité au service d’un revival des valeurs
de l’ancien Japon, mais il n’entendait rien à son époque. Il était davantage perçu
comme une pièce de musée – un Japonais émergé de sa capsule témoin pour
pousser des oh ! et des ah ! tous les deux mètres – que comme un leader
d’opinion.
Comble de l’ironie, Onoda vécut ses dernières années beaucoup plus déprimé
qu’il ne l’avait jamais été pendant ces décennies dans sa jungle – là où son
existence signifiait quelque chose, là où sa souffrance était supportable et même
un chouïa désirable. De retour à la maison au sein d’une nation ressentie comme
une coquille vide, il lui fallait faire face à une vérité implacable : son combat
n’avait servi à rien, et le Japon de sa jeunesse, pour lequel il avait combattu,
n’était plus. Cette prise de conscience le transperça plus profondément
qu’aucune balle. Parce qu’il avait souffert en pure perte, gâchant au passage
trente ans de sa vie.
Alors, en 1980, Onoda plia bagage pour s’installer au Brésil où il demeura
jusqu’à sa mort.

L’OIGNON DE LA CONSCIENCE DE SOI


La conscience de soi est à l’image de l’oignon. Elle présente de multiples sous-
couches et plus tu en soulèves, plus tu augmentes tes chances de te mettre à
pleurer de manière intempestive.
Disons que la première couche de l’oignon de la conscience de soi, c’est
l’appréhension basique de tes émotions. « C’est quand je me sens heureux. »
« Ça me rend triste. » « Ça me donne de l’espoir. »
Cependant, beaucoup de gens dont je suis galèrent même à ce niveau
élémentaire. Ma compagne et moi, par exemple, on a par moments des échanges
qui ressemblent à ça :
Elle : Y’a quelque chose qui va pas ?
Moi : Rien, non. Rien du tout.
Elle : Non, je sens qu’y’a un truc qui va pas. Dis-moi.
Moi : Ça va, je t’assure.
Elle : T’es sûr ? T’as l’air bizarre.
Moi, avec un rire nerveux : Ah bon ? Non, sérieux, ça va.
[Une demi-heure plus tard…]
Moi : … Et c’est pour ça que j’suis furax, putain, j’te jure ! Il m’ignore la
moitié du temps.
On a tous, comme ça, des angles morts émotionnels. Le plus souvent, ils
renvoient aux émotions que l’éducation t’a appris à réprimer parce qu’elles sont
jugées malséantes. Parvenir à les identifier en toi et ainsi les exprimer à propos
peut nécessiter des années d’entraînement. Mais c’est hyper important et l’effort
en vaut la peine.
La deuxième couche, c’est la capacité à te demander pourquoi tu ressens
certaines émotions.
Ce champ des pourquoi est balèze, et il faut souvent des mois voire des années
pour répondre et tomber juste à tous les coups. Beaucoup d’entre nous ne se
posent ces questions pour la première fois qu’entre les murs d’un cabinet de psy.
Leur importance tient à ce qu’elles éclairent la manière d’évaluer l’expérience,
de la percevoir comme un succès ou comme un échec. Pourquoi tu es en colère ?
Parce que tu as raté ton objectif ? Pourquoi tu te sens complètement à plat ?
Parce que tu ne te sens pas à la hauteur ?
Mais il existe une autre couche, plus profonde encore, de la conscience de soi.
Et celle-là est une vallée de larmes. C’est la troisième, celle de nos valeurs perso.
Pour quelles raisons est-ce que je considère telle expérience comme un succès
ou comme un échec ? Sur quels critères je me base pour savoir si je suis à la
hauteur ? Selon quels critères est-ce que je me juge et juge les autres autour de
moi ?
Cette couche, qui requiert un questionnement sur soi et des efforts sans relâche,
est incroyablement difficile à atteindre. Mais c’est la plus importante parce que
nos valeurs déterminent la nature de nos problèmes et que ceux-ci définissent à
leur tour la qualité de notre vie.
Tes valeurs sont au fondement de qui tu es et de tout ce que tu fais. Si les
choses auxquelles tu accordes de la valeur ne t’avancent pas à grand-chose, si tu
te trompes dans ce que tu considères comme un succès ou comme un échec,
alors tout ce que tu fais reposer sur ces valeurs – tes pensées, tes émotions, ton
ressenti quotidien – s’en trouvera naze. Tout ce que tu penses d’une situation se
rapporte en fait à la valeur que tu lui accordes.
Rare sont ceux qui arrivent à répondre correctement à ces pourquoi. Les autres,
incapables de creuser, se limitant à une analyse sommaire, se trouvent donc
empêchés d’atteindre une connaissance profonde de leurs propres valeurs.
Les gourous du développement perso ignorent eux aussi cette troisième couche
de la conscience de soi. Prenant dans leurs filets des clients malheureux de
vouloir être riches, ils évitent soigneusement de leur poser des questions
importantes quant à leurs valeurs du style : « Pourquoi ressentez-vous tellement
le besoin d’être riche ? Sur quoi vous basez-vous pour évaluer vos succès ou vos
échecs ? N’y-a-t-il pas une valeur particulière à l’origine de votre insatisfaction,
au-delà du fait que vous ne conduisez pas une Bentley ? »
Leurs conseils opèrent pour la plupart à un niveau superficiel – ils visent tout
bonnement à ce que les gens se sentent bien à court terme et, du coup, les vrais
problèmes sont escamotés les outils d’évaluation de leur situation demeurent
inchangés. Un moyen de plus de flotter sur le petit nuage du bien-être. Quel
progrès !
S’interroger soi-même en toute lucidité, ça n’est pas du gâteau. Il faut se poser
des questions simples dont les réponses peuvent ne pas être très confortables, si
tu vois ce que je veux dire. D’après mon expérience, plus les réponses sont
inconfortables, plus la probabilité est grande qu’elles révèlent des vérités.
Là, maintenant, pense à quelque chose qui t’emmerde vraiment. Puis demande-
toi pourquoi ça t’emmerde. Il y a des chances pour que ta réponse ramène à la
surface un échec quelconque. Puis considère cet échec en face et demande-toi
pourquoi ce ratage te semble « vrai ». Et si cet échec n’en était pas vraiment un ?
Et si tu ne l’avais pas vu sous le bon angle ?
Un exemple récent tiré de ma vie perso :
« Ça me gonfle que mon frangin ne réponde pas à mes textos ou à mes mails. »
Pourquoi ?
« Parce que j’ai l’impression qu’il n’en a rien à foutre de moi. »
Pourquoi ça me semble vrai ?
« Parce que s’il voulait être en relation avec moi, il saurait prendre dix
secondes sur sa journée pour me répondre. »
Pourquoi est-ce que je ressens l’absence de retour de sa part comme un
échec ?
« Parce qu’étant des frères, nous sommes censés être en bons termes ! »
Deux choses opèrent ici : une valeur qui m’est chère et un critère que j’utilise
pour mesurer la progression vers cette valeur. Ma valeur : des frères sont censés
être en bons termes. Mon critère de mesure : être en contact par texto ou par mail
– c’est comme ça que j’évalue ma réussite en tant que frère. En m’accrochant à
ce critère, j’ai l’impression d’être nul en tant que tel, et ça me pourrit mes
samedis matin.
On peut creuser davantage la situation en décomposant le processus :
Pourquoi des frères et sœurs sont-ils censés être en bons termes ?
« Parce qu’ils appartiennent à la même famille, et que les membres d’une
famille sont censés être proches ! »
Pourquoi ça me semble vrai ?
« Parce que mes parents au sens large sont censés compter davantage pour moi
que les autres personnes de mon entourage ! »
Pourquoi ça me semble vrai ?
« Parce qu’il est « normal » et « sain » d’être proche de sa famille et que ce
n’est pas le cas avec la mienne. »
Dans ce dialogue avec moi-même, je suis clair sur la valeur qui est importante
pour moi – avoir une bonne relation avec mon frère – mais je rame toujours avec
mon critère de mesure. Je lui ai attribué un autre nom, « proximité », mais au
fond il reste le même : j’estime toujours ma qualité de frère à la fréquence des
contacts – me comparant toujours, selon ce critère, à des personnes de ma
connaissance. Elles ont en commun d’entretenir toutes (ou, du moins, c’est ce
que je perçois) une relation proche avec les membres de leur famille, alors que
tel n’est pas mon cas. C’est donc qu’un truc cloche de mon côté.
Et si je ne choisissais pas le bon critère pour moi et ma vie ? Quoi d’autre
pourrait aussi être vrai ? Quelque chose d’autre dont je ne tiens pas compte ? Eh
bien peut-être n’ai-je pas besoin d’être proche de mon frère pour avoir cette
bonne relation à laquelle j’attache de la valeur. Peut-être suffit-il qu’il existe
entre nous un respect mutuel (ce qu’il y a). Ou peut-être qu’il faut considérer la
confiance mutuelle (et elle est bien là). Peut-être que ces critères de mesure
seraient meilleurs pour évaluer une relation fraternelle que le nombre de textos
ou de mails échangés ?
Oui, ces nouveaux critères font sens, ils sonnent vrai. Mais putain ! Je n’en
souffre pas moins de l’absence de proximité entre nous. Et je n’arrive pas à voir
les choses de façon plus positive. Pourtant, il arrive que des frères – et même des
frères qui s’aiment – ne soient pas proches l’un de l’autre sans que ça porte à
conséquence. C’est difficile à accepter au départ, et pourtant ça fonctionne. Ce
qui est objectivement vrai de ta situation ne compte pas autant que ta façon
d’envisager la situation en question, les critères de mesure que tu utilises pour
l’évaluer et la valeur que tu lui accordes. Les problèmes peuvent bien être
inévitables, le sens de chaque problème, lui, ne l’est pas. Et on contrôle le sens
des problèmes en question précisément à partir de la manière dont on choisit de
les penser et du critère qu’on choisit pour les évaluer.

LES ROCKS STARS ET LEURS PROBLÈMES


En 1983, un jeune guitariste talentueux s’est fait jarter par son groupe d’une
manière éhontée. Le groupe – un groupe de métal – venait tout juste de signer un
contrat et s’apprêtait à enregistrer son premier album. Mais quelques jours avant
l’entrée en studio, les membres du groupe l’ont foutu à la porte – sans préavis ni
explication. Ils l’ont réveillé un matin en lui tendant son ticket retour.
Dans le car New-York-Los-Angeles, le musicien moulinait, ressassant ces
interrogations : Qu’est-ce qui s’est passé ? Comment est-ce possible ? Qu’est-ce
que j’ai loupé ? Qu’est-ce que je vais faire maintenant ? C’est que les contrats
avec des maisons de disques ne se présentaient pas tous les quatre matins,
surtout pour les petites formations vociférantes ! Venait-il de rater l’occasion de
sa vie ?
À l’arrivée à L.A., il avait cessé de se lamenter, et s’était promis de monter lui-
même un groupe dont le succès ferait regretter longtemps à ses anciens potes de
l’avoir débarqué comme un malpropre. Pendant qu’eux chargeraient et
déchargeraient leur matos entre deux concerts dans des salles pourraves,
deviendraient obèses à coups de burgers et se bourreraient la gueule avec leurs
grognasses, lui s’afficherait en énorme, saturerait les ondes, ferait la une des
magazines, se produirait devant des foules en délire dans des stades blindés.
C’est comme ça que par la suite notre artiste enragé, poussé par la soif de
revanche, a bossé tant et plus, comme un damné, possédé qu’il était par le
démon de la musique. Il a passé des mois à recruter les meilleurs parmi ses
homologues, composé des dizaines de chansons, répétant comme un dingue.
Quelques années plus tard, son groupe signait pour enregistrer un album qui fit
un carton.
Le nom du guitariste ? Dave Mustaine, soit de l’aveu général l’une des plus
brillantes et influentes figures du heavy metal. Le groupe qu’il avait alors
formé ? Megadeth – ses 25 millions d’albums, ses tournées mondiales.
Manque de pot, le groupe qui l’avait éjecté à l’époque était Metallica. Et
Metallica, qui a vendu plus de 180 millions d’albums, est considéré par
beaucoup comme l’un des plus grands groupes de rock de tous les temps.
Et rien qu’à cause de ça, dans une des rares interviews qu’il a accordées,
Mustaine confessait en 2003 continuer de se percevoir, pour son malheur,
comme un raté. Peu importait le parcours accompli depuis lors, dans sa tête il
serait toujours le gars qui s’est fait jeter de Metallica.
On est des animaux. On se croit évolués avec nos grille-pain et nos godasses
design, mais au fond on reste une brochette de brutes mal dégrossies. Et parce
qu’on est des bêtes, d’instinct on se mesure aux autres, et c’est à qui aura la plus
grosse, bien entendu. Tout un chacun ou presque se compare aux autres, c’est un
fait. La question est celle des critères retenus.
L’expérience de son éviction a été à ce point cuisante que Dave Mustaine a
ainsi, consciemment ou pas, élu Metallica comme étalon de référence de
l’autoévaluation de sa vie tout court.
Sa situation peut prêter à rire. Avec ses millions de dollars, les centaines de
milliers de fans, le feu sacré de l’artiste à l’œuvre, il vient nous faire pleurer sur
le jeune musicos en lui éternellement bafoué par ses méchants potes devenus
plus célèbres que lui ! Il se payerait pas un peu notre tronche, par hasard ?
Du calme. C’est parce que toi et moi ne partageons pas les mêmes valeurs et
critères d’évaluation que lui. Nos critères à nous ressembleraient plutôt à ceux-
ci : « Je refuse de bosser pour un patron que je ne peux pas encadrer ! » ou
« Faudrait que je gagne suffisamment de thune pour envoyer mon gamin dans
une bonne école » ou « J’aimerais bien ne pas me réveiller dans le tout-à-
l’égout. » Dans son esprit « Metallica du pauvre », Mustaine est, selon les grilles
de Monsieur Tout-le-Monde, carrément pourri gâté !
C’est ainsi que nos valeurs conditionnent les critères selon lesquels nous nous
évaluons et évaluons les autres. La valeur souveraine – de loyauté au Japon
impérial – d’un Onoda est la clé de sa survie trois décennies durant, à Lubang,
mais en même temps la cause de sa détresse à son retour chez lui. Le critère
suprême de Mustaine, à savoir dépasser Metallica, lui procure la rage de
démarrer la carrière musicale qui l’a porté au sommet, mais, revers de cette
réussite, n’a cessé de le miner intérieurement.
Si tu veux faire évoluer ta manière de percevoir, d’envisager tes problèmes,
alors il te faut modifier tes valeurs et/ou tes instruments de mesure de l’échec et
de la réussite.
Autre exemple d’un musicien qui s’est fait virer de son groupe, pour changer.
Son histoire, assez similaire à celle de Dave Mustaine, se situe vingt ans plus tôt.
On est en 1962, en Angleterre. C’est l’effervescence autour d’un groupe
originaire de Liverpool auquel l’industrie du disque commence à s’intéresser.
Il y a John, le compositeur-interprète ; Paul, le romantique à la bouille de
môme qui joue de la basse ; George, le guitariste rebelle. Et puis le batteur.
Ce dernier apparaît comme le plus craquant – avec toutes les filles à ses
basques et sa tête plein pot dans les magazines. Il est aussi le plus pro. Il ne
prend pas de dope. Il est avec la même petite amie depuis des lustres. Il y a
même des types en costume cravate pour penser que c’est lui qui devrait être la
star du groupe, et pas John ni Paul.
Il s’appelle Pete Best. Et, en cette année 1962, leur premier contrat
d’enregistrement en poche, les trois autres membres des Beatles se mettent
tranquillement d’accord pour demander à Brian Epstein, leur manager, de lui
signifier son congé. Epstein, embarrassé, ne s’y résout pas. Appréciant Pete, il
repousse sa décision avec l’espoir que les trois autres changeront d’avis.
Quelques mois plus tard, à la veille des séances d’enregistrement, Epstein
convoque Best, lui intimant de prendre la porte et d’aller se faire voir sur
d’autres scènes. Comme ça. Sans un mot d’explication. Bon vent !
Pour le remplacer, le groupe recrute un drôle de zèbre du nom de Ringo Starr.
Plus âgé, Ringo a gros pif de caricature. Il accepte d’adopter la même coupe de
cheveux horrible que ses trois comparses, et insiste pour écrire des chansons sur
les pieuvres et autres sous-marins. Why not ?
Six mois après, la Beatlemania est en marche, faisant de John, Paul, George et
Ringo des stars planétaires.
Et Pete Best de plonger dans la dépression et passer ses journées à ce que tout
bon Anglais fait de même pour peu que vous lui en donniez une raison : picoler.
Le reste des sixties n’est pas tendre avec lui. En 1965, il intente un procès en
diffamation contre deux des Beatles et tous ses projets musicaux se cassent la
gueule. En 1968 il manque de se suicider : c’est sa mère qui le retient. Sa vie est
un désastre.
Best n’a pas renversé la vapeur comme Dave Mustaine. Il n’est jamais devenu
une superstar mondiale et n’a jamais touché des millions de dollars. Mais, sur
bien des plans, il a connu un sort plus satisfaisant que celui de Mustaine. Dans
une interview datant de 1994, il affirmait ainsi : « Je suis plus heureux que je
l’aurais été avec les Beatles. »
Mais encore ?
Eh bien Best a expliqué que son renvoi du groupe lui avait permis de rencontrer
celle qui allait devenir la mère de ses enfants. Bien sûr, il aurait kiffé la gloire
planétaire, le renom artistique, mais il a décidé que ce qu’il avait construit – une
famille, un mariage heureux, une existence simple – était plus important. Il a
même continué de jouer de la batterie, de faire des tournées en Europe et
d’enregistrer des albums jusque dans les années 2000. Qu’avait-il perdu,
finalement ? Juste des tonnes d’attention et d’admiration, mais ce qu’il avait
gagné à la fin des fins signifiait tellement plus pour lui.
Ces histoires donnent à penser que certaines valeurs, certains critères s’avèrent
meilleurs que d’autres. Certains d’entre eux débouchant sur des problèmes
aisément et régulièrement résolus. D’autres sur des problèmes inextricables.

LES FAUSSES VALEURS


Une poignée de valeurs circule très largement, qui génèrent leur lot de
difficultés insurmontables. Penchons-nous rapidement sur quelques-unes d’entre
elles:
1. Le plaisir. C’est sympa, le plaisir, mais à condition de ne pas faire de sa
quête une priorité dans la vie. Sinon, ça vire immanquablement à la
catastrophe. Demandez à un toxico où la poursuite du plaisir l’a amené.
Demandez à un ex-conjoint volage qui a bousillé sa famille et perdu ses
enfants si le plaisir l’a rendu heureux, au final. Demandez à un type qui s’est
goinfré et a failli en crever si le plaisir l’a aidé à résoudre ses problèmes.
Le plaisir est un faux dieu. Des études démontrent que les personnes qui
concentrent leur énergie sur la recherche des plaisirs futiles sont rendues plus
anxieuses, plus instables émotionnellement, plus déprimées, également. Le
plaisir est la forme la plus superficielle de satisfaction et à ce titre la plus facile
à obtenir et… à perdre.
Pourtant, on ne cesse de nous vendre du plaisir à longueur de journée. Et ça
prend ! Le plaisir fonctionne à plein comme anesthésiant, comme carburant du
divertissement. Mais s’il est nécessaire (à certaines doses, bien sûr), il n’est pas
en soi suffisant.
Le plaisir n’est pas la cause du bonheur. Il en est un effet. Si tu es heureux par
ailleurs (en vertu d’autres valeurs et critères de mesure), tu expérimenteras le
plaisir naturellement en tant que produit dérivé.
2. La réussite matérielle. Des tas de gens mesurent leur propre valeur à l’aune
du pognon qu’ils se ramassent ou de la bagnole qu’ils conduisent ou encore de
la qualité de leur gazon – s’il est plus vert et plus épais que celui du voisin,
c’est encore mieux.
Là encore, des recherches montrent qu’à partir du moment où tu es capable de
satisfaire tes besoins fondamentaux (nourriture, abri, etc.), la corrélation entre
le bonheur et la réussite matérielle avoisine rapidement le zéro. Ce qui signifie
par exemple que si tu meurs de faim à crécher dans la rue au fin fond de l’Inde,
dix mille dollars de plus par an auront un impact énorme sur ton bonheur. Si en
revanche tu résides dans un pays riche où tu fais partie de la classe moyenne et
n’as aucune raison de te faire du souci, dix mille dollars de plus par an ne
changeront pas grand-chose à ta vie – pour la faire courte, tu te casses à faire
des heures sup et à bosser le week-end pour des prunes, ou presque.
Ce qui est dangereux, qui plus est, chez les gens qui accordent trop
d’importance à la réussite matérielle, c’est qu’ils la font passer avant d’autres
valeurs telles que l’honnêteté, la non-violence et l’empathie. Si tu en viens à
indexer ta valeur propre non sur ta conduite mais sur les signes extérieurs
accumulés, tu fais la démonstration d’une certaine vacuité, et apportes
accessoirement la preuve que tu es un(e) petit(e) con(ne).
3. Avoir toujours raison. Ton cerveau n’est pas si performant. Tu échafaudes
en permanence de fausses hypothèses, sans arrêt tu évalues mal les
probabilités, tes souvenirs s’avèrent erronés, tu tombes dans le panneau des
biais cognitifs et prends des décisions sous le coup de l’impulsion. En un mot
comme en cent, tu te trompes presque tout le temps. Alors si ton critère de
réussite réside dans la conviction d’avoir raison – eh bien tu vas avoir du mal à
auto justifier le paquet de conneries !
Ceux qui font reposer la valeur qu’ils s’attribuent sur le fait d’avoir
constamment le dernier mot s’interdisent par là même de tirer leçon de leurs
erreurs. Dans l’incapacité où ils se trouvent d’appréhender les choses sous un
angle différent, ils ferment la porte aux enseignements de l’expérience.
Mieux vaut à mon sens partir du postulat que tu ne sais rien, ou presque. Ça te
préserve utilement des croyances infondées voire superstitieuses et t’incite à
l’ouverture d’esprit.
4. Rester positif quoi qu’il arrive. Et puis il y a ceux qui privilégient comme
critère leur capacité à rester positifs en toutes circonstances. T’as perdu ton
boulot ? Mortel ! C’est l’occasion d’explorer tes passions. Ton mec t’a trompée
avec ta sœur ? Eh bien au moins comme ça t’es rencardée sur ce que tu
représentes vraiment pour tes proches ! Le pronostic vital de ton enfant
gravement malade est engagé ? Au moins tu n’auras pas à financer ses études !
Même si envisager systématiquement le bon côté des choses revêt bien des
avantages, la vérité vraie, c’est que la vie est parfois juste nulle à chier, et que le
plus sain est encore de l’admettre.
Le truc à faire avec les émotions négatives, c’est de 1) les exprimer d’une
manière socialement acceptable et saine et de 2) les exprimer d’une manière qui
corresponde à tes valeurs. Un petit exemple simple : l’une de mes valeurs est la
non-violence. Par conséquent, quand je suis en pétard contre quelqu’un,
j’exprime cette colère, mais en mettant un point d’honneur à ne pas lui casser la
gueule. Idée radicale, je sais. La colère n’est pas le problème, ici. La colère est
naturelle et même assez bénéfique dans nombre de situations. (Rappelle-toi : les
émotions sont juste un feed-back.)
Tu vois, c’est de te casser la gueule qui est le problème. La colère n’est que la
messagère de mon poing sur ta gueule.
À vouloir rester à tout prix positif dans toutes les situations, tu finis par nier
l’existence même de tes problèmes, te privant de l’occasion de les résoudre. Or
ce sont eux qui confèrent du sens à ta vie.
À la longue, boucler un marathon nous rend plus heureux que manger un
gâteau au chocolat. Élever des gamins nous épanouit davantage que gagner à un
jeu vidéo. Lancer une petite entreprise avec des copains en tirant la langue pour
joindre les deux bouts nous apporte davantage de satisfaction qu’acheter un
nouvel ordi. Ce sont des activités stressantes, pas évidentes et souvent pas très
fun qui nécessitent de déminer les problèmes les uns après les autres. Mais quel
pied ! Il faut en passer par beaucoup d’efforts, de douleurs, et même de colère,
voire de désespoir – mais une fois que tu en viens à bout, tu regardes en arrière
et tu as la larme à l’œil en racontant ta guerre à tes petits-enfants.
Comme disait Freud : « Un jour, avec le recul, les années de lutte t’apparaîtront
comme les plus belles. »
C’est pourquoi ces valeurs – le plaisir, la réussite matérielle, avoir toujours
raison et rester positif quoi qu’il arrive – sont des idéaux minables. Beaucoup
des plus grands moments de notre vie ne sont en effet ni agréables ni réussis ni
connus ni positifs.
Le truc est de se fixer des valeurs et des critères de mesure cool, dont le plaisir
et la réussite découleront naturellement. Plaisir et réussite sont des effets
secondaires des valeurs cool. Ils boostent ton adrénaline, mais s’avèrent vides.

VALEURS COOL, VALEURS MERDIQUES


Les valeurs cool sont 1) basées sur la réalité, 2) socialement constructives et 3)
immédiates et contrôlables.
Les valeurs merdiques sont 1) basées sur des superstitions, 2) socialement
destructrices et 3) ni immédiates ni contrôlables.
L’honnêteté est une valeur cool parce que c’est quelque chose que tu peux
contrôler, qui reflète la réalité et qui profite aux autres (même si elle peut les
emmerder). Alors que la popularité est une valeur merdique. Si c’est ta valeur et
si ton critère c’est d’être le mec ou la meuf le (la) plus populaire de la soirée, tu
risques de ne pas contrôler grand-chose de ce qui se passe : tu ne sais pas à
l’avance qui y sera présent et de toute façon tu ne connaîtras pas la moitié des
invités. En plus, ta valeur n’est pas basée sur la réalité : tu peux te sentir
populaire ou impopulaire alors qu’en fait tu n’as pas la moindre idée de ce que
les autres pensent vraiment de toi. (Petite parenthèse : en général, les gens qui
craignent vachement ce que les autres pensent d’eux redoutent en fait par-dessus
tout que ceux-ci leur renvoient tout le mal qu’ils pensent d’eux-mêmes.)
Quelques exemples de valeurs cool : l’honnêteté, l’innovation, la vulnérabilité,
se défendre, défendre les autres, se respecter, la curiosité, la charité, l’humilité et
la créativité.
Quelques exemples de valeurs merdiques : la domination par la manipulation
ou la violence, baiser n’importe qui, envoyer chier tout le monde, se sentir bien
tout le temps, se regarder le nombril, ne jamais rester seul, être kiffé par tout le
monde, être friqué pour être friqué.
Tu noteras que les valeurs cool se satisfont de l’intérieur. La créativité ou
l’humilité, par exemple, peuvent être vécues là, maintenant. Tu n’as qu’à
orienter ton esprit d’une certaine manière pour les expérimenter. Ce sont des
valeurs immédiates et contrôlables qui t’engagent avec le monde tel qu’il est et
pas tel que tu voudrais qu’il soit.
En général, les valeurs merdiques sont tributaires d’événements extérieurs –
voyager en jet privé, qu’on te dise que tu as raison tout le temps, posséder une
maison aux Bahamas, manger des cannoli siciliens en te faisant sucer par trois
strip-teaseuses. Les valeurs merdiques peuvent te faire plaisir, mais elles
échappent à ton contrôle et leur satisfaction mobilise souvent des moyens
socialement destructeurs ou basés sur des superstitions.
Les valeurs sont une question de priorité. Tout le monde apprécie de se taper la
cloche ou de profiter d’une maison les pieds dans l’eau. Mais quelles sont les
valeurs que tu fais passer avant toutes les autres et qui influencent en priorité tes
prises de décision ?
La valeur suprême de Hiroo Onoda était une loyauté absolue et un dévouement
total à l’empire japonais. Une valeur plus pourrie qu’un rouleau de printemps
avarié. Elle l’a vraiment foutu dans la m… puisqu’il est resté coincé sur une île,
loin de tout, à bouffer des vers de terre pendant trente ans. Et puis il s’est senti
obligé de tuer des civils innocents. Alors même si Hiroo pouvait se sentir fier
d’avoir respecté ses valeurs et été à la hauteur, je pense que tu es d’accord avec
moi pour reconnaître que sa vie était merdique – personne ne voudrait avoir été à
sa place.
Dave Mustaine s’est bien senti nul à chier alors qu’il avait tout, la célébrité et la
gloire. Tout ça parce qu’il avait adopté une valeur non pertinente basée sur une
comparaison arbitraire avec la réussite de ses anciens potes. Cette valeur lui a
causé des problèmes pas possibles du style « Je dois vendre 150 millions de
disques en plus et après, tout sera génial » et « Dans ma prochaine tournée, je
dois remplir des stades entiers chaque soir ». Il pensait qu’il lui fallait
absolument les résoudre pour être heureux. Pas étonnant qu’il ne l’ait pas été.
Pete Best, au contraire, a surpris tout le monde. Son exclusion du groupe des
Beatles l’avait rendu fou de douleur, mais avec les années il a appris à changer
ses priorités et été capable d’évaluer sa vie en fonction de nouveaux critères.
Résultat : il est devenu un homme heureux, menant sa vie pépère entouré des
siens – alors que les quatre Beatles ont ramé pendant des dizaines d’années pour
obtenir ou maintenir ce genre de sereine stabilité.
Quand tu as des valeurs à la con, quand tu te fixes des critères à la con et te
compares aux autres, tu t’emmerdes pour des trucs sans importance, des trucs
qui, en fait, te rendent la vie encore plus merdique. Quand tu optes pour des
valeurs cool, en revanche, tu es capable de te tourner vers des trucs qui comptent
vraiment, qui te font te sentir mieux et qui, cerise sur le gâteau, génèrent du
bonheur, du plaisir et de la réussite.
Tout ça pour dire que le « développement personnel » consiste à accorder la
priorité à des valeurs plus cool, à choisir de focaliser son attention sur des trucs
qui en valent beaucoup plus la peine. Parce que ce faisant tu te confrontes à de
meilleurs problèmes. Et quand tu te confrontes à de meilleurs problèmes, ta vie
s’en trouve améliorée.
La suite de ce livre s’articule autour de cinq valeurs qui ne vont pas dans le
sens des plus répandues mais qui, selon moi, sont les plus profitables. Toutes
obéissent à la « loi de l’effort inverse » dont j’ai parlé au chapitre 1 au sens où
elles sont « négatives ». Toutes requièrent la confrontation à ses propres
problèmes. Ces cinq valeurs sont aussi iconoclastes et anticonformistes
qu’inconfortables. Mais pour moi elles changent la vie.
La première, que tu vas découvrir au chapitre suivant, consiste en une forme de
responsabilité radicale : prendre la responsabilité de tout ce qui t’arrive dans la
vie, sans t’occuper de désigner un coupable. La deuxième est celle de
l’incertitude : reconnaître ta propre ignorance et cultiver le doute permanent
quant à tes propres croyances. La troisième est celle de l’échec : être disposé à
prendre connaissance de tes défauts, de tes erreurs, pour y remédier. La
quatrième est celle du rejet : la capacité à dire et à entendre non pour définir
clairement ce que tu acceptes et n’acceptes pas dans ta vie. La dernière est la
contemplation de ta condition de mortel et elle est cruciale parce que considérer
sérieusement ta propre mort est peut-être la seule chose en mesure de t’aider à
relativiser toutes les autres valeurs.
Chapitre 5

Tu fais tout le temps des choix

IMAGINE que quelqu’un te met un revolver sur la tempe et t’ordonne de parcourir


42 km en moins de cinq heures ou sinon il te tue toi et toute ta famille.
Ça craint.
Maintenant, imagine que tu t’es offert le top du top en matière de pompes et de
vêtements de running, que tu t’es entraîné comme un malade pendant des mois et
que tu as bouclé ton premier marathon, franchissant la ligne d’arrivée sous les
yeux de tous tes proches et de tes meilleurs potes venus t’applaudir.
Ça pourrait aisément figurer parmi les épisodes mémorables de ta vie.
Les mêmes 42 km. La même personne qui les parcourt. Les mêmes douleurs
dans les mêmes guiboles. Quand tu as choisi librement et que tu t’es préparé, il
s’agit d’un moment à marquer d’une pierre blanche. Ce qui t’est imposé, ce que
tu effectues contre ta volonté, devient en revanche une expérience des plus
pénible.
Bien souvent, la seule différence entre une situation ressentie comme
accablante et une autre au contraire perçue comme galvanisante est le sentiment,
dans le second cas, d’avoir pu exercer un choix en toute autonomie et d’en
assumer la responsabilité.
Si tu te morfonds ta situation actuelle, c’est probablement parce que tu as
l’impression que tu n’en détiens pas le contrôle total.
Quand c’est toi qui choisis tes problèmes, tu te sens fort. Dès lors qu’on te les
impose, tu te vis comme une malheureuse victime.

NE PAS CHOISIR, C’EST ENCORE CHOISIR


Le psychologue et philosophe américain William James avait des problèmes.
De sales problèmes.
Pourtant né dans une famille aisée et en vue, il avait souffert dès la naissance
de très lourdes pathologies : une maladie ophtalmologique qui l’avait rendu
temporairement aveugle dans son enfance ; des perturbations gastriques aiguës
qui occasionnaient des vomissements à n’en plus finir le contraignant par
ailleurs à adopter un régime alimentaire sophistiqué et pour le moins
énigmatique ; des troubles de l’audition ; des spasmes lombaires si douloureux
que pendant des jours entiers il était dans l’incapacité de s’asseoir comme de
rester debout.
En conséquence, le jeune William demeurait cloîtré à la maison la plupart du
temps. Il ne comptait que très peu de copains et ne brillait pas spécialement à
l’école. Il occupait ses journées à peindre, à vrai dire la seule activité qu’il
appréciait et la seule dans laquelle il se jugeait particulièrement bon.
Pour son malheur, il ne se trouvait personne pour lui reconnaître du talent. Ses
tableaux d’adulte n’ont pas davantage trouvé preneur. Et, les années passant, son
père (un riche homme d’affaires) s’est mis à se payer sa tête, lui assenant qu’il
n’était qu’une feignasse et un bon à rien.
Pendant ce temps-là, son frère cadet, Henry James, accédait à la célébrité en
tant que romancier et sa sœur, Alice James, vivait confortablement de sa plume,
elle aussi. William était bel et bien le raté de la famille, le vilain petit canard.
Dans une ultime tentative pour sauver l’avenir de son fils, James père a sans
trop y croire « joué du piston » pour le faire admettre à la Harvard Medical
School, lui faisant comprendre que c’était là sa dernière chance. S’il se plantait,
ça resterait sans espoir pour lui.
Mais William ne s’est jamais senti dans son élément à Harvard. La médecine
ne le branchait absolument pas. Il s’y percevait tel un imposteur. Après tout, s’il
était incapable de surmonter ses propres difficultés, pouvait-il espérer trouver le
ressort nécessaire pour aider les autres à surmonter les leurs ? À la suite d’une
visite au sein du service de psychiatrie, il nota dans son journal qu’il se sentait
davantage de points communs avec les patients qu’avec les médecins.
Après quelques années, et de nouveau contre la volonté paternelle, William
abandonnait sans surprise les études de médecine. Mais, afin de s’épargner les
foudres familiales, il fit ses valises et mit les bouts, s’étant porté candidat pour
participer à une expédition anthropologique dans la forêt amazonienne.
On était dans les années 1860 et les voyages intercontinentaux étaient de
véritables périples, périlleux à souhait. Si tu as déjà joué au jeu informatique de
l’Oregon Trail quand tu étais étant gosse, ça ressemblait à peu près à ça, avec la
dysenterie, les bœufs qui boivent la tasse et tout le tremblement.
William supporta pourtant sans difficulté le chemin jusqu’en Amazonie, où la
véritable aventure allait commencer. Contre toute attente, sa santé fragile ne lui
avait pas joué de tour le temps du voyage. C’est une fois sur place, en pleine
jungle, que la variole, contractée dès le premier jour, faillit l’emporter.
Et puis ses spasmes au dos se rappelèrent à son souvenir, tellement
insupportables qu’il était infoutu de se mouvoir. Famélique au dernier degré,
immobilisé et abandonné au beau milieu de l’Amérique du Sud (le reste de
l’expédition étant parti sans lui) sans savoir comment rebrousser chemin – le
voyage de retour prendrait des mois et finirait de toutes les manières par avoir sa
peau, il était vraiment au plus mal.
Pourtant, de manière inattendue là encore, déjouant les sombres pronostics,
William parvint à retourner en Nouvelle-Angleterre. Accueilli par un père
(encore plus) dépité, le jeune homme qui n’était plus si jeune que ça – il
approchait la trentaine –, régulièrement trahi par un physique irrécupérable, était
toujours sans boulot et avait échoué dans toutes ses entreprises. En dépit des
nombreux avantages et opportunités qui s’étaient offerts à lui, tout avait merdé.
Les seules constantes repérables de sa courte existence ne semblaient faites que
de souffrance et de déception. William tomba alors dans une dépression doublée
de pulsions suicidaires.
Une nuit, alors qu’il parcourait des cours du philosophe Charles Peirce, il lui
vint l’idée de tenter une petite expérience. C’est là qu’il consigna dans son
journal l’intention de passer une année avec la conviction ancrée d’être 100 %
responsable de tout ce qui lui arriverait. Tout sans exception. Au cours de ces
douze mois, il ferait le maximum pour changer la donne, même au risque –
immense – d’échouer. Si rien ne s’était amélioré au terme de la période, son
authentique impuissance ne ferait plus de doute, en conclusion de quoi il mettrait
fin à ses jours.
La chute de l’histoire ? William James est devenu le père de la psychologie
américaine. Ses travaux ont été traduits dans toutes les langues, ou presque, et il
est considéré comme l’un des intellectuels/philosophes/psychologues les plus
influents de sa génération. Il a enseigné à Harvard et donné des conférences aux
quatre coins de l’Europe et des États-Unis. Il s’est marié et a eu cinq enfants
(dont l’un, Henry, biographe de renom, a été lauréat du prix Pulitzer). William
James parlera plus tard de sa petite expérience comme de sa « renaissance », et
lui attribuera le mérite de tout ce qu’il a accompli par la suite.
L’amélioration de soi, l’évolution personnelle émerge ainsi d’une simple prise
de conscience : il suffit de réaliser qu’on est responsables de tout ce qui nous
arrive dans la vie, quelles qu’en soient les circonstances.
On ne contrôle certes pas toujours ce qui survient. Mais on contrôle toujours le
regard que l’on porte sur ce qui nous arrive et la façon dont on y réagit.
Que tu l’admettes ou pas, tu portes toujours la responsabilité de tes
expériences. Tu ne peux pas t’en exonérer. Choisir de ne pas interpréter les
éléments de notre vécu est en soi une forme d’interprétation. Faire le choix de ne
pas y réagir est une réponse parmi d’autres aux événements de sa vie. Même si
tu te fais écraser par une voiture de clown et uriner dessus par une bande de
gamins, il te revient pleinement de porter un regard sur le sens de cet épisode et
de choisir la manière d’y réagir. C’est ta responsabilité.
Que tu le veuilles ou non, tu es toujours acteur de ce qui t’arrive du dehors et
de ce qui se passe dans ton for intérieur. Tu interroges en permanence chaque
fait, chaque instant quant à sa signification. Tu passes ton temps à arbitrer entre
les valeurs auxquelles tu te conformes, entre les critères d’après lesquels tu
mesures les expériences vécues. Et un même événement peut devenir positif ou
négatif en fonction du critère que tu choisis d’appliquer.
Alors mets-toi bien ça dans la tête : tu fais tout le temps des choix, que tu le
reconnaisses ou pas. Tout le temps.
Tout ça pour dire qu’en réalité, s’en foutre, ça n’existe pas. Impossible de se
foutre de tout sans distinction. Il existe toujours quelque chose dont on ne se fout
pas. D’ailleurs, se foutre de tout, c’est encore faire attention à quelque chose.
La vraie question est : à quoi prêter attention ? Sur quelles valeurs choisit-on de
faire reposer nos actions ? Quels critères retient-on quand il s’agit de prendre la
mesure de notre vie ? Et qu’en est-il de nos choix : sont-ils les bons ?

NE CONFONDS PAS RESPONSABILITÉ ET FAUTE


Il y a des années de ça, quand j’étais beaucoup plus jeune – et nettement plus
con –, j’ai pondu un article de blog que je concluais par un truc du genre : « Et
un grand philosophe a dit un jour : « Un grand pouvoir implique une grande
responsabilité. » » Ça tape, non ? C’est que ça semblait faire autorité. Je ne
parvenais pas à me remémorer qui avait pu affirmer ça et ma recherche Google
n’avait pas abouti, mais comme la citation cadrait bien avec mon post, je l’ai
reproduite.
Dans les dix minutes, un premier commentaire est arrivé : « Je pense que le
« grand philosophe » auquel tu fais référence est Oncle Ben du film Spider-
Man. »
Comme l’a dit un jour un autre grand philosophe : « Suis-je bête ! »
« Un grand pouvoir implique une grande responsabilité. » Les dernières paroles
que l’Oncle Ben prononce en toute simplicité avant qu’un voleur que Peter
Parker avait laissé filer ne le tue sans raison au beau milieu d’un trottoir bondé.
Ce grand philosophe.
Qui n’a pas entendu cette citation, en effet ? Elle circule en boucle – répétée
d’un air entendu, en général avec un coup dans le nez. C’est le genre de maxime
à recaser pour briller en société, et qui n’exprime rien de plus que ce que tu sais
déjà, même si tu n’as jamais pris le temps d’y réfléchir vraiment.
« Un grand pouvoir implique une grande responsabilité. »
C’est sûr, jusque-là on est tous d’accord. De cette sentence il existe cependant
une version bien plus intéressante. Pour en prendre la mesure, il te suffit de
permuter les deux éléments de la proposition : « Une grande responsabilité
implique un grand pouvoir. »
Plus tu choisis d’assumer la responsabilité de ta vie, plus le pouvoir que tu
exerces sur elle est importante. Accepter la charge de ses propres problèmes est à
ce titre le premier pas vers leur résolution.
Je connaissais un type convaincu que c’était à cause de sa petite taille
qu’aucune nana ne voulait sortir avec lui. Il était cultivé, intéressant, beau gosse
– une bonne affaire, a priori –, mais il croyait dur comme fer que les nanas le
trouvaient trop petit.
Et parce qu’on ne pouvait l’en faire démordre, il sortait rarement pour essayer
de draguer. Les rares fois où ça lui arrivait, il se focalisait sur les indices
comportementaux les plus ténus de la nana avec laquelle il conversait pour en
déduire qu’il n’était pas assez séduisant pour elle et se conforter dans l’idée qu’il
ne lui plaisait pas – même si en réalité il lui plaisait. Tu imagines aisément à
quoi pouvait ressembler son rapport à la gent féminine : la cata.
Ce qu’il ne réalisait pas, c’est qu’il avait opté pour la valeur « être grand de
taille », soit précisément celle qui pour lui représentait une source de souffrance.
Car dans son esprit les femmes n’étaient attirées que par les hommes grands.
Sous ce rapport, il était perdant, quoi qu’il fasse.
Un tel choix de valeur lui ôtait tout pouvoir tout en lui posant un fichu
problème : ne pas être assez grand dans un monde fait (selon lui) pour les seuls
gens grands. Dans sa quête d’une partenaire, il aurait bien sûr pu adopter des
critères nettement plus accommodants. Du style : « Je ne veux sortir qu’avec des
filles qui m’apprécient pour ce que je suis » – un critère fondé sur des valeurs
d’honnêteté et d’approbation. Mais il ne l’a pas fait. Sans doute n’était-il même
pas conscient de choisir sa valeur (ou qu’il pouvait la choisir). La responsabilité
de ses problèmes relationnels lui incombait cependant pleinement, même sans
qu’il s’en rende compte.
À défaut d’en prendre la mesure, il ne cessait de se plaindre : « Mais je n’ai pas
le choix ! Je ne peux rien faire ! Les nanas sont futiles. Il n’y en a pas une pour
rattraper l’autre et me laisser une chance », confiait-il au barman. Oui, c’était
bien entendu la faute de toutes les femmes s’il ne s’en trouvait aucune pour
apprécier en lui le type superficiel, ne sachant que s’apitoyer sur son sort et
intoxiqué par des valeurs à la con.
Beaucoup de gens hésitent à endosser la responsabilité de leurs problèmes
parce qu’ils se figurent que ça revient à s’en reconnaître fautifs.
Responsabilité et culpabilité vont souvent de pair dans nos mentalités
d’Occidentaux. Il importe cependant d’éviter l’amalgame. Si je te percute avec
ma bagnole, non seulement c’est de ma faute, mais il y a aussi de fortes chances
pour que je sois reconnu comme responsable au plan légal, et à ce titre tenu de te
dédommager. Même si je te suis rentré dedans par accident, la responsabilité est
mienne. C’est la manière dont fonctionne la faute dans notre société : si tu fais
une connerie, tu es bon pour la réparer. Et c’est très bien ainsi.
Seulement il y a aussi des problèmes qui ne sont pas de notre faute, mais dont
on se trouve devenir responsables.
Par exemple, si tu découvres un matin qu’un nouveau-né a été déposé sur le pas
de ta porte, ça n’est évidemment pas de ta faute, mais tu en es désormais
responsable. Tu dois décider de ce que tu vas faire. Et, quoi que tu décides (le
garder, t’en débarrasser, l’ignorer ou le donner à bouffer à un pit-bull), des
problèmes associés à ton choix ne manqueront pas de survenir – dont tu seras
aussi tenu pour responsable.
Les juges ne sont pas là pour choisir leurs procès. Quand une affaire est jugée
au tribunal, le juge qui est nommé n’a pas commis le crime, n’a pas davantage
été témoin de ce crime et n’a pas non plus été affecté par celui-ci, mais il est
responsable dudit crime. Il doit choisir les conséquences ; identifier le critère
selon lequel le crime en question va être évalué et s’assurer que le critère retenu
est au final satisfait.
On est constamment responsables d’expériences qui ne sont pas de notre faute.
Ça fait partie de la vie.
J’ai un moyen pour bien dissocier les deux concepts. La faute se conjugue au
passé. La responsabilité, elle, se conjugue au présent. La faute découle de choix
qui ont déjà été faits. La responsabilité résulte de choix que tu es en train
d’effectuer, chaque jour, à chaque seconde. Tu choisis de lire ces lignes. Tu
choisis de réfléchir à ces deux concepts. De les accepter ou d’en rejeter le
principe. Ça peut être de ma faute que tu penses que mes idées sont au ras des
pâquerettes, mais tu es responsable des conclusions que tu en tireras. Le choix
que j’ai fait d’écrire cette phrase n’est pas de ta faute, mais tu es responsable de
choisir de la lire (ou pas).
Nul à part toi n’est responsable de ta situation. Tu peux bien accuser des tas de
gens du terrible malheur qui te frappe, il n’empêche que personne d’autre que toi
n’en est le responsable. Pourquoi ? Parce que c’est toi qui toujours choisis la
longueur de focale, la manière de réagir aux choses et la valeur que tu leur
attribues. Dans l’évaluation de tes expériences, c’est toi-même et personne
d’autre qui fixes le curseur.
Ma première copine venait de me lourder en beauté. Elle me trompait avec son
prof. C’était l’horreur. Et quand je dis l’horreur, c’était un peu comme si j’avais
dû monter sur le ring et disputer un combat de boxe en quinze rounds. Comme si
ça ne suffisait pas, quand je l’ai mise face à sa duplicité, elle m’a plaqué pour lui
illico. Trois années ensemble passées par pertes et profits en moins de temps
qu’il n’en faut pour le dire.
J’ai traîné mon chagrin en bandoulière des mois durant. C’était prévisible. Et je
l’en ai rendue responsable. Ce qui ne m’avançait pas à grand-chose, il faut bien
le dire : j’en étais même encore plus malheureux.
J’avais beau la relancer sans cesse, lui hurler ma douleur, la supplier de revenir,
débarquer chez elle à l’improviste ou faire d’autres trucs mabouls d’ex-petit ami
en perdition, je n’avais plus aucune prise sur elle. Même si ce qui m’arrivait et
l’état dans lequel j’étais réduit étaient de sa faute, elle-même n’était en rien
responsable de mon état déplorable. C’était bien moi qui l’étais.
À un moment donné, après avoir pleuré toutes les larmes de mon corps et
copieusement noyé ma détresse dans l’alcool, j’ai commencé à voir les choses
autrement et à comprendre que même si elle m’avait fait un sale coup, même si
j’avais le droit de lui en faire reproche, il en allait maintenant de ma propre
responsabilité de retrouver le goût de vivre. Elle n’allait pas réapparaître dans
mon décor par un coup de baguette magique ni changer l’état présent des choses.
C’était donc à moi de le changer.
Du jour où j’ai adopté ce point de vue, il s’est passé quelques bricoles. Je me
suis remis au sport et j’ai passé plus de temps avec mes potes (que j’avais
négligés). J’ai eu envie de faire de nouvelles rencontres. J’ai effectué un grand
voyage d’études à l’étranger et je me suis investi dans des activités bénévoles.
Et, petit à petit, j’ai commencé à me sentir mieux.
J’en voulais toujours à mon ex de ce qu’elle m’avait fait subir. Mais à présent,
au moins, je gérais mes propres émotions, m’orientant vers des valeurs plus
constructives – prendre soin de moi, regonfler mon estime de moi au lieu de
vouloir qu’elle répare ce qu’elle avait cassé.
(Entre parenthèses, le fait de l’avoir tenue pour responsable de mon ressenti
explique sans doute en partie son départ. Je t’en dirai plus dans les chapitres
suivants.)
Environ un an après la rupture, un truc intéressant s’est passé. En repensant à
notre relation, je me suis aperçu de problèmes que je n’avais pas remarqués
auparavant, des problèmes qui étaient de ma faute à moi et que j’aurais pu
essayer de résoudre si j’en avais eu conscience. J’ai réalisé que je n’avais
probablement pas été le petit copain de rêve et qu’une fille ne te trompe pas
comme ça, sans t’en vouloir de quelque chose.
Je ne suis pas en train de lui trouver des excuses, pas du tout. Mais reconnaître
mes faiblesses m’a aidé à prendre conscience que je n’étais certainement pas la
pitoyable victime aux blanches mains que j’avais cru être ; et que j’y étais bien
pour quelque chose si nous avions pu jouer les prolongations d’une relation si
peu épanouissante. Après tout, si deux personnes sortent ensemble, c’est bien
qu’elles partagent des valeurs similaires. Et donc si j’avais pu fréquenter aussi
longtemps une nana à ce point déplaisante dans ses valeurs, qu’est-ce que ça
racontait de moi et de mes valeurs ? J’ai méchamment morflé, c’est certain. Mais
j’ai aussi appris que si ta partenaire ne pense qu’à sa gueule et en vient à te faire
du mal, il est probable qu’il en aille de même de ton côté, sauf que toi, tu ne t’en
rends pas compte.
Avec le recul du temps, les signes avant-coureurs du désinvestissement de mon
ex-amie me sont apparus plus clairement, des indices que sur le moment je
n’avais pas perçus ou relevés ou que j’avais délibérément préféré ignorer. Ces
œillères, ce déni, c’était de ma faute. Par l’effet du regard rétrospectif, j’ai aussi
pu voir que je n’avais pas non plus été pour elle le plus génial des boyfriends. Je
m’étais souvent montré froid et arrogant ; il m’était aussi arrivé de la considérer
comme faisant partie des meubles, de la snober et de la blesser par mon
comportement. C’était ma faute, ma très grande faute, là encore.
Mes erreurs justifiaient-elles ses erreurs à elle ? Non. Mais j’ai pris
l’engagement vis-à-vis de moi-même de ne pas les reproduire, de ne plus passer
à côté des mêmes signaux avertisseurs, afin notamment de m’épargner une issue
aussi pénible. Je me suis promis de faire des efforts en vue des relations
amoureuses ultérieures. Et je ne te cache pas ma fierté de t’annoncer que… pari
réussi ! Plus de fiancées qui s’en vont voir ailleurs si l’herbe est plus verte pour
finir par me larguer comme une vieille chaussette, plus d’uppercut à l’estomac.
J’ai assumé mon rôle, mes failles dans cette relation malsaine, et j’ai fait en sorte
de m’amender dans le cadre des histoires qui ont suivi.
Et tu sais quoi ? Si cette rupture unilatérale reste l’une des expériences les plus
douloureuses que j’ai vécues, elle est aussi l’une des plus marquantes et des plus
décisives. Alors je lui dis merci de m’avoir poussé à évoluer autant. D’une
certaine manière, j’ai davantage appris de cette seule taule que de tous mes titres
de gloire. Qui ne jouit pas de se sentir l’auteur de son bonheur ? Ne se déchire-t-
on pas quand il s’agit d’attribuer la responsabilité d’un succès ? Revendiquer la
responsabilité de ses propres problèmes est une autre paire de manches, mais les
enseignements qu’on en retire sont extrêmement précieux. C’est par là que tu
corriges tes travers. Se contenter d’accuser les autres, c’est se faire du mal à soi-
même. Un point c’est tout.

COMMENT RÉAGIR AUX TRAGÉDIES ?


Mais quid des événements vraiment tragiques ? Beaucoup de gens font leur
affaire des conséquences de leur flemmardise ou de leur téléphagie – il n’y a pas
mort d’homme. Mais quand survient la tragédie véritable, ils s’empressent
d’actionner le signal d’alarme dans le train de la responsabilité et de descendre
au premier arrêt. Certaines choses sont tout bonnement trop coûteuses à assumer.
Prends la peine d’y réfléchir deux secondes : l’intensité de l’événement ne
change pas la vérité qu’il recouvre. Si tu es victime d’un cambriolage, ce n’est
pas de ta faute, ça va sans dire. C’est là une situation que personne n’envie. Mais
comme dans le cas du bébé sur ton paillason, tu te trouves aussitôt placé face à
tes responsabilités. Tu ripostes ? Tu paniques ? Tu restes cloué sur place ? Tu
appelles la police ? Tu t’efforces d’oublier en faisant comme si ça n’était jamais
arrivé ? Autant de choix et de réactions dont la responsabilité te revient. Tu n’as
pas choisi de te faire piller, mais la responsabilité t’incombe d’en gérer les
répercussions émotionnelles et psychologiques (et légales).
En 2008, les talibans ont pris le contrôle de la vallée de Swat, une région
reculée du Nord-Est du Pakistan. Ils y ont rapidement mis en application leur
programme d’extrémistes musulmans. Pas de télé. Zéro film. Pas de femmes
circulant sans escorte masculine. Pas de filles à l’école.
En 2009, une petite villageoise pakistanaise de onze ans, Malala Yousafzai,
révoltée par l’interdiction faite aux filles de fréquenter l’école, a décidé de
poursuivre sa scolarité, se rendant chaque jour en classe au péril de sa vie et de
celle de son père ; il lui arrivait également d’assister à des conférences dans des
villes voisines. « Comment les talibans osent-ils me retirer mon droit d’aller à
l’école ? », écrivait-elle en ligne.
Un jour de 2012, alors qu’elle rentrait chez elle en bus, elle a reçu un coup de
feu en pleine tête. Un taliban masqué armé d’un fusil était monté à bord du
véhicule aux cris de : « Qui est Malala ? Dépêchez-vous de me le dire, sinon je
bute tout le monde ici. » Malala s’était alors désignée (faisant preuve d’un
stupéfiant courage), et le soldat lui avait tiré dessus sous les yeux des autres
passagers.
Malala a alors sombré dans le coma et failli y laisser la vie. Les talibans ont fait
savoir publiquement que si elle survivait, ils les tueraient tous les deux, elle et
son père.
Aujourd’hui, Malala est toujours vivante. Dans ses livres, devenus des best-
sellers, elle continue de dénoncer les violences faites aux femmes et l’oppression
qu’elles subissent dans les pays musulmans. En 2014, le prix Nobel de la paix lui
a été décerné, récompensant son militantisme intransigeant. Tout se passe
comme si cette balle dans la tête avait élargi son audience à l’échelle planétaire
en même temps qu’elle décuplait son courage. Il lui aurait été si facile de dire :
« Que puis-je y faire ? » ou « Je n’ai pas le choix. » Et nul ne lui en aurait fait le
reproche. Mais elle a fait un choix opposé.
Il y a quelques années, j’avais posté sur mon blog plusieurs des idées
développées dans ce chapitre, et un type avait laissé un commentaire. Il y disait
que j’étais un mec superficiel qui ne comprenait rien à rien des difficultés de la
vie, de la responsabilité humaine. Il évoquait aussi son fils qui venait de se tuer
dans un accident de voiture, et m’accusait d’ignorer ce que souffrir vraiment
veut dire, ajoutant que j’étais un beau salaud de lui donner à penser qu’il pouvait
être responsable de la douleur que lui causait la disparition de son enfant.
Cet homme avait sans conteste enduré la souffrance ultime. Il n’avait pas choisi
que son fils meure, et ce n’était en rien sa faute à lui si ce jeune homme était
décédé. La responsabilité de gérer ce deuil lui était tombée dessus comme la
foudre. Mais il n’en demeurait pas moins responsable de ses propres émotions,
croyances et actions. Sa réaction à ce décès relevait de son propre choix. Si nous
ne pouvons contourner la souffrance, nous revient en revanche la possibilité de
choisir ce qu’elle signifie pour nous. Prétendre qu’il n’avait pas eu le choix et
qu’il voulait simplement qu’on lui rende son fils représentait en soi un choix
parmi tous ceux qu’il aurait pu faire dans la tentative d’apporter une réponse à
l’interrogation « Quoi faire de cette souffrance ? ».
Je ne lui ai rien dit de tout ça, naturellement. Sous le choc, j’ai pensé que oui, je
poussais peut-être le bouchon trop loin sans bien savoir de quoi je parlais. C’est
le risque de mon activité. Un problème que j’ai choisi. Et un problème qu’il était
de ma responsabilité de gérer.
Au début, je me suis senti hyper mal. Mais après quelques minutes, c’est la
colère qui avait pris le dessus, j’étais remonté. En y réfléchissant bien, ses
objections n’avaient en fait pas grand-chose à voir avec ce que j’avais écrit. Et
alors ? Ce n’est pas parce que je n’avais pas perdu un enfant que je n’avais pas
souffert, moi aussi ! Et même beaucoup.
Alors j’ai fini par m’appliquer à moi-même mes propres recommandations. J’ai
choisi mon problème. Je pouvais m’emporter contre ce type et m’engueuler avec
lui sur la question de savoir qui de nous deux souffrait le plus, ce qui aurait été
complètement crétin et nous aurait fait encore plus de mal. Ou je pouvais choisir
un problème plus pertinent et constructif en travaillant à devenir plus patient, à
mieux comprendre mes lecteurs et à garder ce père endeuillé à l’esprit à chaque
fois que j’écrirais au sujet de la souffrance et du traumatisme. Et c’est ce que j’ai
tenté de faire.
Je lui ai simplement répondu que j’étais désolé. Quoi dire d’autre ?

LA GÉNÉTIQUE A BON DOS, DES FOIS


En 2013, la BBC a sélectionné une demi-douzaine d’ados concernés par un
trouble obsessionnel compulsif (TOC) et les a suivis dans les thérapies
intensives visant à les débarrasser de leurs pensées anxiogènes et des
comportements répétitifs associés.
Il y avait là Flora, dix-sept ans, qui avait le besoin compulsif de tapoter toutes
les surfaces devant lesquelles elle passait ; si elle ne le faisait pas, elle était
assaillie par des visions terrifiantes de sa famille en train de mourir. Il y avait
Kevin qui, lui, ne pouvait s’empêcher de faire chaque chose successivement
avec les deux côtés de son corps – serrer la main de quelqu’un avec sa main
gauche et sa main droite, manger avec sa main gauche et sa main droite, franchir
le seuil d’une porte avec ses deux pieds, etc. S’il n’utilisait pas dans ses gestes
cette bilatéralité de manière symétrique, il était en proie à des attaques de
panique aiguës. Et puis il y avait Ben, un cas classique de germaphobie – il ne
pouvait pas s’aventurer au dehors sans porter des gants, il faisait bouillir son eau
avant de la boire et il refusait de manger des aliments qu’il n’avait pas lavés et
préparés lui-même.
Le TOC est une pathologie neurologique et génétique très invalidante qui se
traite mais ne se guérit pas. Au mieux, elle peut se gérer. Et comme on va le
voir, gérer le trouble revient à gérer des valeurs.
La première chose que les psychiatres participant au projet ont faite, c’est
d’inviter les adolescents à accepter les représentations génératrices d’anxiété
associées aux troubles. Par exemple, Flora, la jeune fille régulièrement
submergée de funèbres pensées concernant sa famille, était encouragée à
accepter l’idée que ses parents et sa fratrie puissent effectivement disparaître
sans qu’elle soit en mesure d’y faire quoi que ce soit ; les médecins lui signifiant
que ce ne serait pas de sa faute. Kevin devait quant à lui intégrer qu’à la longue
l’« égalisation » systématique de tous ses mouvements lui bousillait davantage le
quotidien que des attaques de panique épisodiques. Et Ben devait autant que
possible consentir à ce que quoi, qu’il fasse, les germes, microbes et autres
bactéries seraient toujours présents, à le contaminer.
Pousser les ados à reconnaître que leurs valeurs n’étaient pas rationnelles – et
même qu’elles n’étaient pas les leurs propres, mais celles de leur trouble – et
qu’à demeurer attachés à ces pensées irrationnelles, ils se ruinaient la vie : tel
était l’objectif.
L’étape suivante consistait à les encourager à identifier une valeur plus
importante que celle de leur TOC puis à concentrer toute leur attention dessus.
Pour Kevin, c’était la possibilité de n’avoir plus à dissimuler en permanence son
trouble à ses proches et notamment ses potes, la perspective d’une vie sociale
normale et épanouissante. Pour Flora, c’était l’idée de pouvoir contrôler ses
émotions, et de retrouver le goût de vivre. Et pour Ben, c’était juste de pouvoir
mettre un pied hors de chez lui sans être traumatisé.
Avec ces nouvelles valeurs en tête, les ados ont pratiqué des exercices de
désensibilisation intensifs les obligeant à vivre selon ces nouveaux critères.
Inutile de préciser que les attaques de panique et crises de larmes allaient bon
train ! On y voyait par exemple Ben toucher toutes sortes d’objets inanimés
avant de se ruer au lavabo pour se décaper les mains aussitôt après. Mais à la fin
du documentaire, les progrès réalisés par chacun étaient patents. Flora, qui
n’avait plus besoin de tapoter tout ce qui lui tombait sous la main, y disait : « Il y
a encore des monstres au fond de ma tête, et il y en aura probablement toujours,
mais ils se tiennent tranquilles. » Kevin était, lui, capable de s’abstenir de
mouvements symétriques pendant vingt-cinq à trente minutes. Et Ben, celui qui
avait peut-être fait le plus de progrès, pouvait fréquenter les restos et boire dans
des verres et au goulot sans avoir récuré le tout au préalable. « Je n’avais pas
choisi cette vie ; je n’avais pas choisi cette situation horrible, vraiment horrible.
Mais maintenant je choisis comment vivre avec ; je dois choisir comment vivre
avec. », résumait-il.
Beaucoup de gens nés avec un handicap, que ce soit un TOC, une petite taille
ou autre, se sentent privés d’un truc hyper précieux et en même temps démunis,
impuissants face à leur tare. Alors ils évitent d’assumer la responsabilité de leur
situation et se disent : « Je n’ai pas choisi d’hériter d’un patrimoine génétique
foireux, alors ce n’est pas de ma faute si j’ai des problèmes dans la vie. »
Et c’est vrai, ce n’est pas de leur faute.
Mais ça reste leur responsabilité.
Quand j’étais étudiant, je caressais l’idée délirante de devenir joueur de poker
professionnel. Je gagnais pas mal de fric et ça m’excitait, mais au bout d’un an
j’ai décidé de tout arrêter. Passer ses nuits éveillé devant un écran à gagner des
milliers de dollars un jour pour perdre quasiment tout le lendemain : ça n’était
pas pour moi, sans même parler du fait qu’il existait moyen plus sain
émotionnellement de gagner sa croûte. Ces mois ont cependant exercé une
profonde influence sur ma vision de la vie.
La beauté du poker, c’est que même si la chance joue toujours un rôle, elle ne
détermine pas les résultats de la partie à long terme. Tu peux avoir un jeu de
merde au départ et battre quelqu’un qui avait des super cartes. OK, la personne
qui a une belle donne a plus de chances de gagner, mais le gagnant final ressort –
ouais, tu l’as deviné – des choix de chaque joueur tout au long de la partie.
C’est comme ça que je vois la vie. On a tous en main une donne, au départ.
Certains partent avec une plus belle donne que beaucoup d’autres. Et même s’il
est tentant de faire une fixette sur tes cartes pour en conclure que tu t’es fait
arnaquer, le vrai jeu réside dans les choix que tu fais avec, les risques que tu
décides de prendre et les conséquences que tu choisis d’assumer. Ceux qui font
systématiquement les meilleurs choix dans les situations qu’ils rencontrent sont
aussi ceux qui s’en sortent le mieux. Dans la vie comme au poker. Et ce ne sont
pas nécessairement ceux qui d’entée avaient la plus belle donne.
Un exemple parlant : les personnes qui souffrent d’une déficience neurologique
et/ou génétique. Oui, elles ont hérité d’une mauvaise donne et n’en sont pas
fautives. Mais ça n’en reste pas moins leur responsabilité. Que ces personnes
choisissent de subir un traitement psychiatrique, de suivre une thérapie ou de ne
rien faire du tout, le choix est le leur. Il y a aussi toutes les personnes qui
continuent de souffrir d’une enfance malheureuse. Celles qui se font violer,
arnaquer émotionnellement, financièrement. Elles ne sont pas à blâmer de leurs
problèmes, mais elles sont responsables – toujours responsables – des choix
qu’elles peuvent effectuer en fonction de leur situation.
Et parlons cash. Si tu faisais le total de tous les gens concernés par les troubles
psychiatriques, les dépressions ou les idées suicidaires, qui ont été abandonnés
ou maltraités, qui ont subi des tragédies ou la mort d’un être cher, qui ont
survécu à des pathologies lourdes, des accidents ou des traumatismes – si tu les
réunissais tous dans une pièce, il te faudrait rassembler la terre entière parce que
personne ne traverse l’existence sans écoper d’au moins quelques cicatrices de
son passage dans ce monde.
Reconnaissons que certaines personnes sont moins bien loties que d’autres. Et
que d’autres sont même, comme par une sorte d’acharnement, carrément
persécutées de manière cruelle. Mais que ça nous révolte ou nous bouleverse ne
change rien à notre responsabilité fondamentale à l’égard de notre propre
situation.

LA VICTIMATTITUDE
La confusion entre responsabilité et faute incite les gens à laisser aux autres la
charge de résoudre leurs problèmes. S’en exonérer les tranquillise
provisoirement, leur donnant le sentiment d’être dans le « bien » et dans le
« juste ».
Malheureusement, l’un des effets pervers de l’Internet et des médias sociaux
est qu’il n’a jamais été aussi facile de faire porter le chapeau à un groupe ou à
une personne – pour la plus minuscule des infractions. Et ce type de jeu social
est même devenu très tendance ; dans certains cercles, il est d’ailleurs jugé
« cool ». Le partage d’« injustices » y suscite beaucoup plus d’intérêt que la
plupart des autres événements, suscitant des pelletées de réactions
compassionnelles, la prime allant aux victimes « professionnelles ».
La « victimattitude » fait ainsi fureur à gauche comme à droite de l’échiquier,
chez les riches comme chez les plus démunis. C’est même peut-être la première
fois dans l’histoire que tous les groupes sociaux se sentent ainsi simultanément
et injustement persécutés. Et ils n’oublient pas de surfer sur la vague de
l’indignation morale qui va avec.
Aujourd’hui, quiconque s’estime offensé pour un quelconque motif – un livre
sur le racisme recommandé à l’université, des sapins de Noël interdits au centre
commercial du quartier, une hausse de 0,5 % de la taxe sur les fonds
d’investissement – se sent le droit de s’indigner à la face du monde et considère
comme normal d’intéresser ses congénères.
L’environnement médiatique encourage ces comportements parce qu’après
tout, c’est bon pour le business. L’écrivain et chroniqueur Ryan Holiday appelle
ça le « porno d’indignation » : dénicher une info moyennement choquante, la
diffuser largement, générer de l’indignation et la diffuser tout aussi largement. Et
ainsi de suite. Ça déclenche une sorte de ping-pong de conneries entre deux
parties imaginaires et, pendant ce temps-là, tout le monde a oublié les vrais
problèmes de société. Rien d’étonnant à ce qu’on soit plus divisés que jamais !
La conséquence pernicieuse de la victimattitude, c’est qu’elle détourne
l’attention des vraies victimes. Ça revient à crier au loup. Plus il y a de gens qui
se déclarent lésés par d’infimes infractions, plus les authentiques victimes,
comme noyées dans la masse, deviennent invisibles.
Les gens deviennent accros à leur état d’indignation, se complaisant dans
l’autosatisfaction et la supériorité morale. Comme le disait le dessinateur de
presse Tim Kreider dans un éditorial du New York Times : « L’indignation est
comme beaucoup d’autres choses qui font du bien sur le moment mais qui, à la
longue, nous dévorent de l’intérieur. Et elle est encore plus insidieuse que la
plupart des vices parce que nous ne reconnaissons même pas consciemment
qu’elle est un plaisir. »
Mais ça fait partie de la vie d’une démocratie et d’une société libre : on a tous
affaire à des opinions et des gens qu’on n’apprécie pas forcément. C’est
simplement le prix à payer – on peut même dire que c’est tout l’intérêt du
système, même si beaucoup semblent l’oublier.
On doit choisir soigneusement nos combats tout en essayant de nous mettre un
tant soit peu à la place de nos prétendus ennemis. Recevons les informations
avec une dose de scepticisme et gardons-nous d’étiqueter ceux qui ne sont pas
d’accord avec nous. Ces valeurs « démocratiques » sont certes difficiles à
défendre au milieu du vacarme incessant d’un monde connecté. Mais on doit en
accepter la responsabilité et les chérir, quoi qu’il arrive. La stabilité future de nos
systèmes politiques en dépend.

IL N’Y A PAS DE « COMMENT »


Tu entends tout ça mais tu te dis peut-être : « OK, mais comment ? » Je change
comment ?
Et je te réponds, comme Yoda dans Star Wars : « Change, ou ne change pas ; il
n’y a pas de « comment ». »
Tu es déjà en train de choisir, à chaque instant, à quoi tu tiens, alors changer
tes priorités est aussi simple que de choisir de tenir à autre chose.
C’est aussi simple que ça. Mais pas facile.
Pas facile parce qu’au départ tu vas te sentir un loser et un crétin. Tu vas
baliser. Peut-être que tu vas te mettre en pétard contre ton entourage. Voilà les
effets indésirables qui t’attendent.
C’est simple mais hyper difficile.
Regardons voir certains de ces effets. Au début, tu vas être complètement
paumé, je te le garantis. Tu vas te dire : « Est-ce que je dois vraiment laisser
tomber ça ? Est-ce la bonne chose à faire ? » Tourner le dos à une valeur dont on
a été dépendant pendant des années, c’est très déroutant, un peu comme ne plus
savoir distinguer le bien du mal. Vachement dur, mais normal.
Ensuite, tu vas te juger complètement nul. Tu as passé la moitié de ta vie à te
mesurer à cette fichue valeur, alors en arrêtant de te comporter comme tu l’as
toujours fait, tu ne seras plus à la hauteur de ton bon vieux critère et tu vas te
sentir d’un coup dans la peau d’un imposteur ou… personne. Normal aussi. Et
pas vraiment agréable.
Et puis tu refuseras d’être rejeté. Beaucoup de tes relations étaient construites
autour de tes valeurs de toujours, alors à partir du moment où tu les remplaces –
où tu décides qu’étudier est plus important que faire la teuf, que fonder une
famille compte davantage que t’envoyer en l’air avec la première venue, que
faire un boulot qui fait sens n’a pas de prix – ton virage à 180 degrés va impacter
ces relations et beaucoup d’entre elles vont t’exploser à la figure. Normal aussi.
Et inconfortable.
À mesure que tu réévalueras tes valeurs, tu éprouveras des résistances
intérieures et extérieures. Tu vas surtout être dans l’incertitude et te demander si
ce que tu es en train de faire n’est pas une connerie.
Non. Comme tu vas le voir, c’est une bonne chose.
Chapitre 6

Tu as faux sur toute la ligne (mais moi aussi)

IL Y A CINQ CENTS ANS de cela, les cartographes représentaient la Californie sous


la forme d’une île. Les toubibs étaient persuadés qu’ouvrir le bras d’une
personne (ou provoquer un saignement quelque part) avait le pouvoir d’extirper
la maladie. Les scientifiques croyaient que le feu, c’était du phlogistique. Les
femmes croyaient que se frictionner le visage avec de l’urine canine atténuait les
rides. Les astronomes avaient la conviction que le Soleil tournait autour de la
Terre.
Quand j’étais tout gamin, je croyais que le « médiocre » était un légume que je
n’aimais pas manger. Je croyais que mon frère avait découvert un passage secret
dans la maison de notre grand-mère parce qu’il pouvait aller à l’extérieur sans
avoir besoin de quitter la salle de bains (le secret : il y avait une fenêtre) ; que
quand mon pote et sa famille avaient visité « Washington, B.C. », ils avaient en
fait remonté le temps jusqu’à l’ère des dinosaures parce que « B.C. », c’était il y
a vachement longtemps*.
Devenu ado, je répétais à qui voulait l’entendre que je me foutais de tout, alors
qu’en vérité il y avait plein de trucs qui me touchaient. D’autres personnes
gouvernaient mon monde sans même que j’en aie conscience. Je concevais le
bonheur comme un destin et non comme un choix. Je me figurais l’amour
comme quelque chose qui se présentait comme ça, comme on frappe à la porte,
pas comme un état requérant des efforts. Je pensais qu’être « cool », loin de
venir du tréfonds de soi, s’apprenait sur le tas, auprès des autres.
Quand j’étais avec ma première copine, je pensais qu’on resterait ensemble
pour toujours. Et quand on n’a plus été ensemble, je me suis dit que je ne
pourrais plus jamais éprouver la même chose pour une autre fille. Et quand il
m’est arrivé d’éprouver la même chose pour une autre fille, j’ai trouvé que je ne
recevais pas toujours assez d’amour. Et puis je me suis aperçu que c’est à chaque
individu de décider ce qui est « assez » ou pas, et que l’amour peut être tout ce
qu’on le laisse être.
J’ai toujours eu faux sur toute la ligne. Je me suis archi-trompé sur moi-même,
sur les autres, sur la société, sur la culture, sur le monde, sur l’univers – sur tout,
depuis le début.
Et j’espère bien que ça va continuer d’être le cas pour le temps qu’il me reste à
vivre.
Tout comme le Mark actuel peut regarder dans le rétro et voir toutes les
conneries du Mark passé, un jour le Mark du futur se retournera pour jauger les
idées (y compris celles contenues dans ces pages) du Mark d’aujourd’hui et y
repérer des conneries du même jus. Et ça sera une bonne chose. Parce que ça
voudra dire que j’ai évolué.
Il y a une citation célèbre de Michael Jordan : « J’ai échoué encore et encore et
encore dans ma vie, voilà pourquoi j’ai réussi. »
Eh bien moi, je me trompe encore et encore et encore sur tout, c’est pourquoi
ma vie avance vers le mieux.
L’évolution intérieure est un processus qui se répète à l’infini. Quand tu
apprends quelque chose de nouveau, tu ne passes pas du « faux » au « vrai ». Tu
passes du faux au légèrement moins faux. Et quand tu apprends quelque chose
de plus, tu passes du légèrement moins faux au légèrement moins faux que ça,
puis à l’encore légèrement moins faux que ça, et ainsi de suite. Tu te situes
toujours dans ce processus qui te rapproche à petits pas de la vérité et de la
perfection sans jamais te permettre de les atteindre.
D’ailleurs, tu ne devrais pas chercher à trouver LA bonne réponse pour toi. Il
s’agirait plutôt de cogiter sur tes conneries d’aujourd’hui afin de te gourer un
peu moins demain.
Vu sous cet angle, le développement personnel peut se concevoir comme une
discipline scientifique dont nous serions les cobayes. Nos valeurs font figure
d’hypothèses de travail : tel comportement est satisfaisant et important ; tel autre
ne l’est pas. Nos actions y font office d’expériences ; les émotions et les schémas
de pensée qui en découlent sont nos données, résultats des expériences que nous
menons.
Pas de dogme correct ni d’idéologie parfaite. Il n’y a de bien pour toi que ce
que ton expérience t’a montré – et encore, cette expérience est probablement
sujette à caution, elle aussi. Et parce qu’on a tous des besoins particuliers, des
histoires personnelles singulières et qu’on vit chacun des situations qui n’ont
rien à voir avec celles que connaissent les autres, on va tous, inévitablement,
aboutir à des réponses « correctes » distinctes quant à ce que notre vie signifie et
ce qu’on veut en faire. Ma réponse correcte à moi implique de voyager en solo
pendant des années, de vivre dans des trous perdus et de faire la nique à mes
propres conneries. Ou du moins c’était ma réponse correcte jusqu’à récemment.
Cette réponse est appelée à évoluer, au diapason de ma propre évolution ; à
mesure que je prends de l’âge et que j’accumule de l’expérience, je réduis la part
de bourdes et je ne me fourre plus autant qu’avant le doigt dans l’œil.
Combien de gens tétanisés par la peur de commettre un faux pas en viennent
presque à s’empêcher de vivre tout court ?
Je connais une nana célibataire qui souffre de sa solitude et souhaiterait trouver
un partenaire, mais elle ne met jamais le nez dehors et ne fait rien pour
rencontrer qui que ce soit. Je connais un mec qui bosse comme un dingue ; il est
convaincu qu’il mérite une promotion, mais il se garde bien d’en toucher un mot
à son patron.
On leur explique qu’ils ont peur de l’échec, du rejet, du refus.
Mais ce n’est pas seulement ça qui est en cause. Oui, se faire éconduire ou
larguer, ça fait mal ; se ramasser, ça craint. Il y a en revanche des certitudes, des
valeurs qui ont donné du sens à notre vie au fil des années et auxquelles on
s’accroche envers et contre tout, au risque de l’immobilisme. La nana en
question serait ainsi obligée de s’interroger sur sa capacité à susciter le désir. Le
mec en question serait contraint de se confronter à la valeur réelle de ses
compétences.
Il est tellement plus confortable de demeurer enkysté dans la douloureuse
conviction que personne ne te trouve attirant ou que nul n’apprécie tes talents.
Soumettre à l’épreuve du réel ces constructions, les tester est autrement plus
périlleux pour l’ego.
Mais ils ne le font pas, hypothéquant peut-être bonheur et réussite futurs,
convaincus qu’ils sont de connaître déjà la fin de l’histoire.
Or, rien ne peut être tenu pour certain tant que ça n’est pas arrivé – et même si
c’est arrivé, ça peut encore se discuter.
Loin des certitudes stériles, cultiver constamment le doute, se donner tort est la
clé.
Et puis on ne sait jamais vraiment, en tout cas sur le moment, ce qu’est une
expérience positive et ce qu’est une expérience négative : tout au plus sait-on ce
qui nous fait mal ou nous emmerde ou pas, et ça ne vaut pas tripette.
On regarde avec horreur la vie des gens d’il y a cinq cents ans. J’imagine les
terriens dans cinq siècles : ils rigoleront bien de nos certitudes, de nos valeurs, ils
comprendront des vérités qui nous passent complètement au-dessus de la tête.
Et eux aussi se planteront. Juste un peu moins que nous.
ARCHITECTES DE NOS PROPRES CROYANCES
Fais cette petite expérience. Prends quelqu’un, n’importe qui, et place-le dans
une pièce équipée de boutons à actionner. Puis dis-lui que s’il exerce une action
– c’est à lui de trouver laquelle – une lumière va s’allumer pour lui indiquer qu’il
a gagné un point. Enfin, propose-lui de voir combien de points il peut gagner de
cette manière en trente minutes.
Quand des psychologues ont mené cette expérience, ils s’attendaient à la même
chose que toi. Que s’est-il passé ? La personne s’assied et commence à appuyer
sur des boutons au hasard jusqu’à ce que la lumière s’allume, lui signifiant
qu’elle a gagné un point. En toute logique, cette personne essaie de réitérer
l’action précédente pour gagner des points supplémentaires. Sauf que cette fois
la lumière ne s’allume pas. Alors elle se met à expérimenter des séquences plus
complexes – presser tel bouton trois fois, puis tel bouton une fois, puis attendre
cinq secondes, et – bingo ! un autre point. Puis arrive un moment où ça s’arrête
de fonctionner. Plus de lumière. Notre cobaye se dit alors : « Peut-être que ça n’a
rien à voir avec les boutons, après tout. Peut-être que ça vient de ma position sur
le siège. Ou de ce que je touche. Peut-être que ça vient de mes pieds. » Ding !
Un point. « Oui ! Peut-être bien que ça vient de mes pieds et… si après je presse
ce bouton… Ding ! »
En général, au bout de dix à quinze minutes, la personne a identifié la séquence
comportementale requise pour remporter davantage de points. Un truc un peu
zarbi du style « se tenir debout sur un pied » ou « mémoriser une longue
combinaison de boutons pressés dans un laps de temps donné en regardant dans
telle direction ».
Mais tu sais quoi ? Le plus marrant dans l’histoire, c’est que les points sont en
fait distribués au hasard. Pas de séquence, pas de schéma. Juste une lumière qui
s’allume de manière aléatoire avec une sonnette qui retentit et des gens qui font
les pieds au mur ou d’autres contorsions en pensant qu’elles leur rapportent des
points.
Sadisme à part, le but de cette expérience est de montrer à quelle vitesse l’esprit
humain est capable d’inventer des conneries et d’y croire. Et à cet exercice, nous
sommes tous hyper doués. Chaque individu cobaye quitte la pièce persuadé qu’il
a réussi le test et gagné la partie – « Qu’est-ce que je suis génial ! » Ils croient
tous sans exception avoir découvert la séquence « parfaite ». Mais les méthodes
qu’ils inventent chacun sont aussi uniques qu’eux-mêmes sont singuliers. Un
type a par exemple sorti de son chapeau une longue séquence – ne faisant sens
que pour lui – de pressions sur un bouton. Une fille est arrivée à croire qu’il
fallait taper le plafond un certain nombre de fois pour gagner des points. Elle est
sortie de l’expérience exténuée d’avoir fait des bonds à répétition !
C’est que nos boîtes crâniennes sont des machines à produire du sens. Le
« sens » qu’on attribue à un truc est généré par les associations que notre cerveau
opère entre deux ou plusieurs expériences. On presse un bouton et on voit une
lumière s’allumer : on pense donc que la pression sur le bouton est la cause de la
lumière. C’est la base du sens. Bouton, lumière ; lumière, bouton. On voit une
chaise. On remarque qu’elle est grise. Notre cerveau associe la couleur (grise) et
l’objet (la chaise) pour établir que : « la chaise est grise ».
Notre esprit fonctionne tel un moteur qui tournerait sans arrêt, générant
toujours plus d’associations pour nous aider à comprendre et à contrôler notre
environnement. Chaque expérience, extérieure et intérieure, engendre de
nouvelles associations et connexions. Des mots couchés sur cette page aux
concepts grammaticaux que tu utilises pour les déchiffrer en passant par les
jurons que tu profères quand ce que j’ai écrit devient gonflant ou redondant –
chacune de ces pensées, chacune de ces perceptions, de ces impulsions est
constituée de milliards et de milliards de connexions neuronales qui s’activent
simultanément et font tilt pour éclairer la compréhension, alimenter la
connaissance.
Mais il y a deux problèmes. Primo, le cerveau est imparfait. On se trompe sur
ce qu’on voit et ce qu’on entend. On oublie aisément des trucs ou on interprète
mal certains événements. Secundo, une fois construite notre propre signification,
il se trouve que notre cerveau est conditionné pour y demeurer solidement
arrimé. Nous sommes de parti pris, privilégiant l’interprétation issue de notre
esprit, et nous refusant à la lâcher. Même devant la preuve du contraire que l’on
s’ingénie à ignorer.
Je te renvoie au bon mot du comédien Emo Philips : « Je pensais que le cerveau
humain était le plus merveilleux organe de mon corps. Et puis j’ai réalisé qui me
disait cela. » Pour notre malheur, la plupart des trucs qu’on « sait » et qu’on croit
sont issus des inexactitudes et partis pris qui moulinent dans notre cerveau. La
plupart de nos valeurs sont le produit d’événements non représentatifs du monde
dans son ensemble.
Le résultat de tout ça ? Nos croyances sont, dans leur majorité, bidon. Ou, pour
être plus précis, toutes les croyances sont bidon – certaines juste un peu moins
que d’autres. L’esprit humain est une vaste foire aux inexactitudes. Et même si
ça te rend un peu nerveux d’apprendre ça, c’est une idée hyper importante,
comme tu vas le voir.

FAIS GAFFE À CE QUE TU CROIS


En 1988, alors qu’elle suivait une thérapie, la journaliste féministe Meredith
Maran a réalisé un truc énorme : petite, elle avait été abusée sexuellement par
son père. Le choc. Il s’agissait d’un souvenir refoulé, demeuré dans son
inconscient une bonne partie de sa vie d’adulte. À l’âge de trente-sept ans, elle a
affronté son père et tout raconté à sa famille.
La nouvelle a stupéfié tous ses proches. Son père a aussitôt nié avoir commis
un tel crime. Certains parents ont pris son parti, d’autres celui de son père.
L’arbre généalogique s’en est retrouvé coupé en deux. Et la douleur prégnante
qui caractérisait depuis toujours – même avant les accusations – la relation de
Meredith avec son père s’est propagée comme la peste, divisant toute la tribu.
Et puis, en 1996, Meredith a réalisé un autre truc. Énormissime, celui-là : son
père ne l’avait pas abusée sexuellement. (Je sais : oups !) Elle avait fabriqué de
toutes pièces le souvenir traumatique avec le concours d’un thérapeute bien
intentionné. Rongée par la culpabilité, elle a passé les dernières années de la vie
de son père à essayer de se réconcilier avec lui comme avec d’autres du cercle
familial, multipliant les excuses et les justifications. Mais c’était trop tard. Son
père est décédé et sa famille n’a plus jamais été la même.
Meredith est loin d’être la seule dans ce cas. Comme elle l’a raconté dans son
autobiographie My Lie : A True Story of False Memory, dans les années 1980 de
nombreuses femmes ont accusé des hommes de leur famille d’abus sexuels pour
finir par faire volte-face et se rétracter des années plus tard. Dans le même
registre, un paquet de gens dénonçaient à la même époque des cultes sataniques
au cours desquels des enfants auraient été abusés. Mais en dépit de multiples
investigations dans des dizaines de villes, la police n’a jamais pu mettre la main
sur la moindre preuve.
Pourquoi des gens se mettaient-ils du jour au lendemain à produire des
souvenirs d’abus sexuels au sein des familles, à situer de telles agressions dans le
cadre de pratiques sectaires ? Et pourquoi tout ça dans les années 1980 ?
Je suppose que tu as déjà joué au téléphone arabe quand tu étais môme ? Tu dis
un truc à l’oreille de ton voisin et ton voisin le répète à l’oreille de son voisin, et
ainsi de suite, ça te revient ? Mais ce que la dernière personne entend n’a plus
rien à voir avec le message initial. C’est à peu près comme ça que fonctionnent
nos souvenirs.
On fait une expérience. Quelques jours après, on se la remémore un peu
différemment, comme si elle nous avait été chuchotée et qu’on n’avait pas bien
capté. Puis on en parle à quelqu’un et alors il nous faut combler les quelques
« trous » – les fioritures sont les bienvenues, histoire que le tout tienne debout.
Et puis on finit par croire soi-même à ces enjolivements bouche-trous, alors on
les intègre au récit la fois suivante. Mais on les raconte un peu de traviole car ils
ne correspondent pas à la réalité. Et, un an plus tard, on est bourré en ressortant
l’anecdote, et on l’embellit encore un peu au passage – c’est vrai, au final, plus
du tiers est inventé. Mais quand on n’est plus bourré, la semaine suivante,
difficile d’admettre qu’on a pipeauté. Alors on se rabat sur la version revue et
augmentée en mode « bonne cuite ». Cinq ans plus tard, l’histoire en question,
« plus vraie que vraie, je te jure, je te jure sur la tête de ma mère » est, au plus, à
moitié vraie.
On fait tous ça. Toi. Moi. En toute bonne foi et avec les meilleures intentions,
on s’auto-induit en erreur en permanence et on induit les autres en erreur.
Pourquoi ? Parce que notre cerveau est conçu pour être efficace, pas pour être
exact.
Notre mémoire est faillible – au point que les déclarations des témoins
oculaires lors des procès sont reçues avec la plus grande circonspection. C’est
que notre cerveau fonctionne avec des partis pris très ancrés.
Comment est-ce possible ? Eh bien le cerveau s’efforce à chaque instant de
piger les situations en fonction des représentations acquises et de ce qu’on a déjà
expérimenté. Chaque nouvelle info est ainsi évaluée au prisme des valeurs déjà
adoptées et des conclusions tirées antérieurement. Résultat : notre cerveau est
toujours sous l’influence de ce qu’on croit être vrai à ce moment-là. Par
exemple, si tu t’entends super bien avec ta sœur, tu vas interpréter positivement
la plupart de tes souvenirs en sa compagnie. Si en revanche votre relation en
vient à se dégrader, tu développeras une tout autre perception des mêmes
souvenirs, les reconfigurant à la mesure de ton ressentiment du moment. Le
gentil cadeau qu’elle t’a offert à Noël, voilà qu’il s’agit d’un geste
condescendant. Et la fois où elle n’a pas pensé à t’inviter dans sa maison au bord
du lac… c’est l’illustration de sa négligence à ton égard.
L’histoire d’abus sexuel bidon de Meredith se comprend mieux à la lumière de
son parcours psychoaffectif. Meredith entretenait avec son père une relation
tendue et empreinte de malaise. Par ailleurs, elle avait enchaîné les relations
masculines – dont un mariage – ratées.
Donc, déjà, le terrain en matière de « relations très rapprochées avec les
hommes » n’était pas des plus favorables.
Et puis, au début des années 1980, elle est devenue une féministe radicale ;
c’est à ce moment-là qu’elle a commencé à mener l’enquête concernant les
sévices sexuels infligés aux enfants. Épouvantée par les faits mis au jour dans le
cadre de ses investigations, elle a suivi des victimes – essentiellement des
fillettes – pendant des années. Elle a également pointé un certain nombre
d’études erronées dans leurs conclusions, publiées à l’époque et faisant autorité –
des études qui, ainsi qu’établi ultérieurement, surestimaient largement la
fréquence de tels sévices. (La plus célèbre d’entre elles affirmant qu’un tiers des
femmes adultes avaient été victimes d’abus sexuels dans leur enfance – une
estimation revue à la baisse depuis.)
Pour couronner le tout, elle est tombée amoureuse d’une femme avec laquelle
elle a entamé une liaison – une femme qui avait subi l’inceste. Et Meredith a
développé une relation toxique de codépendance avec sa partenaire. Tandis
qu’elle cherchait à la « sauver » à tout prix des traumatismes de son passé, sa
campagne, elle, instrumentalisait ce passé pour soutirer l’affection d’une
Meredith culpabilisée (plus d’infos là-dessus et sur les limites du système au
chapitre 8). Parallèlement, la relation avec son père n’avait cessé de se détériorer
(il n’était pas particulièrement ravi de voir sa fille engagée dans une relation
lesbienne), et Meredith s’est lancée dans une interminable série de
psychothérapies. Des thérapeutes successifs, eux-mêmes conditionnés,
prétendaient que son malheur ne pouvait avoir pour seules origines son boulot
hyper stressant et des relations amoureuses et sexuelles compliquées ; il devait y
avoir autre chose, quelque chose d’enfoui.
À l’époque, une nouvelle forme de traitement, la thérapie des souvenirs
refoulés, commençait à exploser. Le thérapeute y mettait le patient dans un état
proche de la transe censé favoriser le repêchage des souvenirs oubliés de
l’enfance, à revivre dans la foulée. Si les souvenirs ainsi remontés étaient le plus
souvent insignifiants, l’idée était bien de raviver d’éventuels traumatismes.
Tu vois le tableau : une pauvre Meredith en souffrance, immergée dans ses
recherches autour de l’inceste et des violences sexuelles sur enfants, dans un
conflit latent avec son père, ayant cumulé les échecs sentimentaux avec les mecs,
et la seule personne qui semble la comprendre ou l’aimer est une autre nana
précédemment victime d’inceste. Le compte est bon, non ? Ah ! et puis
j’oubliais : un jour sur deux elle s’allonge sur un divan et sanglote devant un psy
qui lui met la pression pour que lui revienne à la mémoire un truc dont elle ne
peut pas se souvenir. Voilà ! tu as la recette aux petits oignons du souvenir induit
d’un abus sexuel qui n’a jamais eu lieu.
Notre esprit traite les situations vécues de manière à ce qu’elles cadrent avec
l’ensemble des expériences précédentes, avec nos sentiments et certitudes. Alors,
lorsque nous rencontrons des situations qui viennent contredire tout ce qu’on
tenait pour vrai quant à notre passé, il génère des souvenirs fictifs pour rétablir la
cohérence.
Comme je l’ai déjà dit, l’histoire de Meredith n’est pas unique. Dans les années
1980 et 1990, des centaines d’individus ont été accusés à tort de violences
sexuelles dans des circonstances similaires. Et beaucoup d’entre eux ont fait de
la taule pour ça.
Entre les gens pas satisfaits de leur vie qui se sont rués sur l’opportunité servie
par les psys de se poser en victimes et l’appétence médiatique pour le
sensationnel, les révélations d’abus supposés ont vite tourné à l’épidémie,
baptisée « syndrome des faux souvenirs ».
Des milliers de psychothérapeutes ont été poursuivis, perdant leur autorisation
d’exercer, et la thérapie des souvenirs refoulés a été remisée. Les travaux de
recherche n’ont depuis fait que confirmer l’amère leçon de cette période :
éminemment malléables sont nos conceptions, peu dignes de confiance sont nos
souvenirs.
Un peu partout on t’abreuve de « fais-toi confiance », « vas-y au feeling »,
« fais comme tu le sens » et autres formules toutes faites pour rajouter une
couche de pommade.
Je préconise au contraire de se faire moins confiance. Car après tout, si nos
cœurs et nos esprits sont si peu fiables, n’est-il pas plus pertinent d’interroger
davantage nos intentions et nos motivations ? Et puisqu’on se plante tous,
perpétuellement, la voie la plus raisonnable pour progresser ne serait-elle pas la
pratique du doute, de la mise en question systématique de nos convictions et de
nos hypothèses ?
Une telle démarche autocritique peut t’apparaître autodestructrice. Je pense
qu’il s’agit au contraire d’une option libératrice.

LES DANGERS DE LA CERTITUDE ABSOLUE


Assise en face de moi au bar à sushis, Laura tente de m’expliquer pourquoi elle
ne croit pas à la mort. Ça fait près de trois heures qu’on est là et elle a avalé en
tout et pour tout quatre rondelles de concombre, descendant au passage une
bouteille de saké à elle toute seule. (En fait, elle a déjà sifflé la moitié d’une
deuxième bouteille.) Il est 16 heures, ce mardi après-midi.
Je ne l’ai pas invitée. C’est elle qui m’a localisé via Internet et a fait le
déplacement, prenant l’avion pour venir me trouver.
Me retrouver.
Elle a déjà fait ça par le passé. Tu vois, Laura est convaincue qu’elle peut
guérir la mort, mais elle est aussi persuadée que pour ce faire elle a besoin de
mon aide. Mais pas mon aide au sens où tu l’entends probablement. Si elle avait
seulement besoin de quelques conseils en communication ou assimilés, ce serait
une chose. Non, ça va au-delà : elle a besoin de moi pour être son petit ami.
Pourquoi ? Au bout de trois heures d’échange et d’une bouteille et demie de
saké, donc, ça n’est toujours pas clair.
Ma fiancée (aujourd’hui mon épouse) était présente, soit dit en passant, Laura
ayant jugé important qu’elle participe à la discussion ; Laura souhaitait qu’elle
sache qu’elle était « disposée à me partager » et qu’elle « ne se sente pas
menacée » par elle.
J’ai rencontré Laura au cours d’un stage de développement personnel, en 2008.
C’était la nana sympa qui a tout pour elle, un peu trop New Age à mon goût mais
futée, ça ne faisait aucun doute ; elle était avocate, diplômée de l’une des plus
prestigieuses universités américaines. Mes blagues la faisaient marrer et elle me
trouvait craquant – alors, bien sûr, j’ai couché avec elle – on ne se refait pas.
Un mois plus tard, elle me demandait de venir habiter avec elle à l’autre bout
du pays. Première alerte. J’ai alors essayé de mettre fin à la relation. Elle m’a
répondu qu’elle se tuerait si je refusais. OK, deuxième alerte. Grave. J’ai donc
bloqué son adresse mail et son numéro de portable.
Ça l’a freinée, mais pas arrêtée complètement.
Des années avant notre rencontre, Laura avait eu un accident de la route et failli
y passer. Elle était en fait « morte » cliniquement pendant quelques instants –
arrêt de toute activité cérébrale – puis par miracle revenue à la vie, et affirmait
que ce « retour » avait tout changé. C’est qu’elle s’était par la suite tournée à
fond vers la spiritualité, intéressée à la guérison énergétique, aux anges, à la
conscience universelle et aux cartes de tarot. Et elle y croyait. Elle se voyait
aussi devenue guérisseuse, télépathe et capable de prédire l’avenir. Et pour une
raison qui m’échappe, juste après m’avoir rencontré, elle a décidé qu’elle et moi
étions appelés à sauver le monde ensemble. À « guérir la mort », selon ses
propres mots.
Alors que j’avais bloqué ses courriers électroniques, donc, elle s’est créé de
nouvelles adresses et m’a bombardé de messages furax, parfois jusqu’à une
douzaine en une seule journée. Elle utilisait de faux comptes Facebook et
Twitter pour me harceler, moi et mes proches, et a même ouvert un site Web
identique au mien, y publiant des dizaines d’articles où elle prétendait que j’étais
son ex-petit ami, que je lui avais menti sur toute la ligne, que je l’avais trompée,
que j’avais promis de l’épouser et que nous étions l’un à l’autre pour l’éternité.
Quand je l’ai contactée pour obtenir qu’elle le ferme, elle a posé comme
condition que je la rejoigne en Californie. Une idée toute personnelle du
compromis.
Et elle me bassinait sans arrêt avec les mêmes élucubrations : j’étais destiné à
être avec elle, Dieu lui-même l’avait planifié, des voix d’anges la réveillaient au
beau milieu de la nuit pour lui chanter que « notre relation exceptionnelle »
annonçait l’avènement d’une ère nouvelle de paix éternelle sur la Terre. (Oui,
textuellement.)
Avant ces retrouvailles à trois au bar à sushis, il y avait eu des milliers de mails
échangés. Que je lui aie répondu ou pas, avec respect ou en l’envoyant chier, n’y
changeait rien. Immuable était sa position ; ses croyances n’avaient pas bougé
d’un iota. Et ça faisait sept ans (épuisants) qu’il en allait ainsi.
On était là, dans le bar, depuis des heures, à l’écouter jacter et raconter entre
deux verres comment elle avait guéri les calculs rénaux de son chat par
branchement énergétique, quand j’ai soudain pris conscience d’un truc :
Cette fille est une droguée du développement personnel qui claque des dizaines
de milliers de dollars en bouquins, séminaires et cours en tout genre. Et le plus
dingue dans tout ça, c’est qu’elle est l’incarnation parfaite de toutes les leçons
qu’elle a apprises. Elle a son rêve qu’elle ne lâche pas. Elle visualise et agit. Elle
résiste aux rejets comme aux échecs, se relève et recommence. Avec l’image
optimale qu’elle entretient d’elle-même, elle personnifie la positivité furieuse.
Bah oui, elle prétend guérir les chats comme Jésus a guéri Lazare. Arrêtons les
conneries.
Mais son système à côté de la plaque est verrouillé à un tel point qu’elle ne
peut juste pas y renoncer.
Laura a bien conscience que ses obsessions sont irrationnelles et nous gâchent
la vie, à elle comme à moi : elle me l’a dit et répété des tonnes de fois. Mais,
habitée par la certitude de faire tout « bien », mue par la conviction de devoir le
faire, et aussi pour une putain de raison qui m’échappe, elle ne peut agir
autrement.
Au milieu des années 1990, le psychologue Roy Baumeister s’est penché sur le
mal en tant que concept à partir de l’étude de cas individuels.
À l’époque, on pensait que les gens faisaient le mal parce qu’ils avaient une
image pourrie d’eux-mêmes – une estime personnelle déplorable. Sa première
surprise a été de découvrir que ça se vérifiait rarement. En fait, c’était même
souvent le contraire. Certains des pires criminels avaient une vachement bonne
image d’eux-mêmes. Et c’était précisément cette appréciation d’eux-mêmes qui
justifiait leurs actes malfaisants.
Pour se sentir autorisé à se livrer à des atrocités sur les autres, il faut croire dur
comme fer que ce qu’on commet est à la fois bien et fondé. Voyez les personnes
racistes certaines de leur supériorité génétique, les fanatiques religieux auteurs
d’attentats suicides visant le martyre, les violeurs persuadés que le corps féminin
leur appartient.
Les gens qui ont le mal en eux ne s’envisagent jamais sous cet angle ; ce sont
plutôt les autres, tous les autres qu’ils perçoivent comme maléfiques.
Dans le cadre des « expériences de Milgram », les chercheurs sous la houlette
du psychologue Stanley Milgram avaient demandé à des gens « normaux » de
punir d’autres volontaires pour avoir enfreint diverses règles. Et ces gens
« normaux » avaient puni leurs congénères, ça oui, allant même jusqu’à recourir
à la violence physique. Sans la moindre objection. Sans solliciter la moindre
explication. Au contraire, beaucoup semblaient même savourer la certitude du
bon droit moral que ces expériences leur conféraient.
Le problème ici est double : 1) la certitude n’est jamais totale et 2) la poursuite
de la certitude engendre souvent une insécurité supérieure.
Beaucoup de gens font par exemple preuve d’une assurance considérable quant
à leurs compétences professionnelles ou au niveau de salaire auquel ils peuvent
prétendre. Mais cette certitude génère du malaise dès lors que des collègues les
doublent sur ce terrain de l’ascension professionnelle : l’affront se double d’un
sentiment de dévalorisation.
Même un comportement aussi basique que celui de jeter un œil aux textos de
son petit ami est motivé par un sentiment d’insécurité et le besoin de se rassurer.
Tu peux regarder le mobile et ne rien trouver, mais l’histoire s’arrête rarement
là ; tu peux te demander s’il n’a pas un second téléphone, te sentir blessé, te dire
qu’on t’a volé la place qui te revenait pour expliquer que la promotion te soit
passée sous le nez, mais ça va t’inciter à te méfier de tes collègues, à essayer de
deviner ce qu’ils pensent de toi et te cachent, et du coup tes chances de grimper
s’amenuisent encore. Tu peux être un genre de Laura et continuer à harceler ce
type avec lequel tu es « faite » pour vivre et sauver le monde, mais à chaque
blackboulage tu te demandes plus sérieusement ce qui débloque chez toi.
Et c’est dans ces moments d’insécurité qu’on est à la merci d’un dérapage dans
le bon droit pervers, celui de tricher pour se faire une place, d’obtenir ce qu’on
veut même au prix de la violence, quand les concurrents eux mériteraient d’être
punis.
Encore la loi de l’effort inverse : plus tu recherches la certitude à propos de
quelque chose, plus tu renforces en toi le sentiment d’incertitude et d’insécurité.
Mais l’inverse est vrai aussi : plus tu consens à l’état d’incertitude, plus tu
apprécieras de progresser dans la connaissance de ce que tu ignores.
L’incertitude désamorce les stéréotypes et les préjugés, prévient les jugements
sommaires y compris sur soi-même. Tu ne sais pas si tu es aimable ou pas ; si tu
plais ; si tu as le potentiel pour réussir. Le seul moyen d’être aimable, de plaire
ou de réussir est donc de demeurer dans cette incertitude, d’accepter de le
découvrir par l’expérience.
L’incertitude est à la base du progrès et de la croissance. Qui croit tout savoir
n’apprend rien.
Admettre l’imperfection, l’incomplétude nous protège de la croyance que tout
est permis. De même, l’ouverture à l’erreur, tout comme l’examen sans
complaisance de l’existant, s’avère indispensable à l’émergence des
changements, des évolutions. J’invite à capituler face à notre ignorance, à rendre
les armes, parce que notre ignorance est plus grande que nous tous.

LA LOI DE L’ÉVITEMENT DE MANSON


Sans doute as-tu entendu parler de la loi de Parkinson sous une formulation ou
sous une autre : « Tout travail tend à se dilater pour occuper tout le temps qui lui
est imparti. »
Tu as probablement également croisé la loi de Murphy : « Tout ce qui pourrait
mal tourner finit effectivement par mal tourner. »
Bon, alors la prochaine fois que tu souhaiteras produire ton petit effet à un
cocktail, je te suggère de caser la loi de l’évitement de Manson entre une coupe
de champagne et un canapé au concombre :
Plus quelque chose met en danger ton identité, plus tu t’efforces de l’éviter.
Décryptage : plus quelque chose menace de modifier l’image, l’appréciation,
que tu as de toi-même, qu’elle soit positive ou négative, que tu t’estimes ou pas à
la hauteur de tes aspirations, plus tu cherches à contourner ce quelque chose.
Il y a un certain confort à bien connaître sa place dans l’environnement, à
l’occuper. Tout ce qui risque d’impacter cette zone de confort – même si au final
ta vie s’en trouve améliorée – te fout la pétoche.
La loi de Manson s’applique aux bonnes choses de la vie comme aux
mauvaises. Empocher un million de dollars est aussi susceptible de faire voler en
éclat l’identité de l’heureux bénéficiaire que sa ruine soudaine. Devenir une star
chamboule tout autant celui qui passe de l’anonymat à la célébrité que la perte
d’un boulot. C’est pour la même raison que les gens redoutent autant le succès
que l’échec : ça met en péril qui ils croient être.
Tu repousses l’écriture de ce scénario sur lequel tu cogites depuis des lustres
parce que ça remettrait en question ton identité d’assureur expert en sinistres. Tu
n’évites d’évoquer tes fantasmes sexuels devant ton compagnon parce que de
tels propos abîmeraient à ses yeux ton image de conjointe propre sur elle. Tu
caches à ton pote que tu ne veux plus le voir parce que rompre cette amitié ne
cadrerait pas avec ton profil de type ouvert d’esprit et tout ce qu’il y a de sympa.
Autant d’opportunités qu’on se refuse catégoriquement à saisir parce qu’elles
menacent de changer notre regard sur nous-mêmes, faisant courir un risque aux
valeurs auxquelles on adhère et qu’on a appris à défendre.
J’ai un copain qui, depuis des années, parlait de mettre ses œuvres d’art en
ligne et d’essayer de se faire un nom en tant qu’artiste professionnel (ou du
moins semi-professionnel). Il a économisé à cette fin. Il a même développé
plusieurs sites Web et téléchargé son portfolio.
Mais il ne s’est jamais lancé. Il y avait toujours une bonne raison : la résolution
de ses œuvres à l’écran n’était pas assez bonne ou il venait de peindre des toiles
bien supérieures ou il ne pouvait pas y consacrer suffisamment de temps pour le
moment. Etc. Etc.
Les années ont passé et il n’a jamais abandonné son « vrai job ». Pourquoi ?
Parce que même s’il rêvait éveillé de vivre de son activité artistique, le risque,
bien réel, de devenir Un Artiste Que Personne N’apprécie lui fichait beaucoup,
mais beaucoup plus la trouille que de rester Un Artiste Dont Personne N’avait
Entendu Parler. Au moins, il était à l’aise avec l’idée d’être cet artiste inconnu, il
y était accoutumé.
J’avais un autre pote, un fêtard de première, toujours disposé à boire un coup et
à draguer. Après des années d’une vie de bâton de chaise, il s’est retrouvé isolé,
déprimé et à devoir gérer des pépins de santé. Il souhaitait se ranger des voitures
et passer à autre chose. Il évoquait avec envie et même une pointe de jalousie
ceux d’entre nous qui étaient engagés dans des relations stables. Mais il n’a
jamais pu changer. Il a poursuivi son rythme de noctambule, enchaînant les nuits
sans sommeil et les bouteilles d’alcool. Toujours une bonne excuse. Toujours
une raison qui l’empêchait de ralentir.
Rompre avec ce style de vie aurait affecté son standing. Le Fêtard : il ne
connaissait que ça de lui-même et ne savait rien faire d’autre. Renoncer à cette
image de marque serait revenu pour lui à se faire hara-kiri, psychologiquement
parlant.
À chacun ses repères. On les protège, on les justifie. On s’efforce de s’y
conformer. On se dirige machinalement vers ce qu’on connaît déjà, vers ce
qu’on croit sûr. Ainsi, si je suis persuadé d’être un chic type, j’éviterai
soigneusement les situations susceptibles de contredire cette opinion. Si je suis
sûr d’être nul en cuisine, je rechercherai toutes les occasions de me conforter
dans cette conviction. Nous sommes configurés de telle manière que nos
certitudes ont toujours la priorité. Or, tant qu’on refuse de toucher à la
représentation qu’on a de soi-même, à ce qu’on croit être et ne pas être,
impossible de dépasser cette tendance à l’évitement et l’anxiété qui
l’accompagne. On ne peut pas changer.
Voilà pourquoi « se connaître » ou « se trouver » peut s’avérer dangereux. Ça
peut te momifier dans un rôle et t’encombrer d’attentes illusoires ; te fermer à
ton potentiel intérieur autant qu’aux opportunités extérieures.
Je dis ne cherche pas à te trouver ; n’essaie à aucun moment de savoir qui tu es.
Parce que c’est précisément cet inexploré, cette énigme qui te portera à la
découverte, qui te contraindra à l’humilité face aux différences.

FLINGUE TON EGO


Le bouddhisme postule que 1) ton idée de toi-même, de qui « tu » es, est une
construction mentale arbitraire et que tu devrais te débarrasser de l’idée que
« tu » existes, rien que ça ; que 2) les critères de mesure arbitraires selon lesquels
tu te définis sont autant de pièges et donc que tu ferais mieux de tout envoyer
balader. Pour résumer, tu pourrais dire que le bouddhisme t’encourage à t’en
foutre.
Sans déconner, on dirait qu’il y a des avantages psychologiques dans cette
approche.
Une fois débarrassé des histoires que tu te racontes sur toi et à toi-même, te
voilà libéré pour agir (et te planter) et évoluer.
Quand quelqu’un se fait la réflexion suivante : « Peut-être que je ne suis pas
fait pour la vie à deux », il devient soudain libre d’agir pour mettre fin à son
mariage insatisfaisant. Il n’a plus d’identité à protéger à ses propres yeux.
Quand l’étudiant se dit, avec lucidité : « Je ne suis peut-être pas si rebelle ;
peut-être que j’ai juste peur », il est alors libre de recontacter l’ambition qui
couve en lui. Il n’a plus de raison de se sentir menacé en déployant ses
aspirations, au risque d’échouer – oui, c’est une éventualité, et alors ?
Quand l’expert en sinistres s’avoue à lui-même : « Peut-être qu’il n’y a rien qui
casse des briques dans mon rêve d’auteur. Pas plus que dans mon job
d’ailleurs », alors le voilà libre d’écrire enfin le scénario qui lui tient à cœur et de
voir ce qu’il advient.
J’ai à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle pour toi : tes problèmes n’ont
rien de bien extraordinaire. C’est pourquoi lâcher prise est si libérateur.
Un certain égocentrisme va de pair avec la peur irrationnelle. Quand tu as en
tête que ton avion est celui qui va se crasher ou que c’est ton projet qui sera la
risée ou que tu es quelqu’un que tout le monde va ignorer, tu te dis
implicitement : « Je suis l’exception ; je suis unique, bien différent des autres. »
C’est du narcissisme pur jus. Comme si tes problèmes méritaient d’être
considérés autrement, comme s’ils n’obéissaient pas aux lois de l’univers
physique.
Alors un bon conseil : garde-toi d’être exceptionnel ; d’avoir quoi que ce soit
d’extraordinaire. Élargis et banalise un peu tes critères de mesure. Ne te prends
pas pour une star montante ou un génie méconnu. Pas non plus pour une victime
ou un raté complet. Prends-toi au contraire pour la personne lambda, passe-
partout : un étudiant, un partenaire, un pote, un créateur.
Plus l’identité que tu te choisis est singulière, plus tu te sentiras menacé et
vulnérable. Essaie donc de te définir de la manière la plus standard et la plus
ordinaire possible.
Ça revient fréquemment à laisser tomber les grandes idées sur toi-même : que
tu es doté d’une intelligence unique, d’un talent exceptionnel, d’un charme
irrésistible ou d’une sensibilité extrême. Ça signifie également renoncer à te la
péter et à croire que quelque chose t’est dû. Ça veut dire aussi abandonner les
shoots d’adrénaline dont tu te gaves depuis des années. De même qu’un toxico
qui lâche la seringue, tu vas déguster, au début. Mais tu verras, on en ressort
nettement mieux.

COMMENT AVOIR UN PEU MOINS DE CERTITUDES SUR TOI-MÊME


Se remettre en question, douter est l’une des compétences les plus difficiles à
développer. Mais ça reste faisable. Voici quelques questions qui vont t’aider à
injecter un peu plus d’incertitude dans ta vie.

Question n° 1 : Et si j’ai tort ?


Une copine à moi vient de se fiancer. Son promis est un type plutôt sûr. Il ne
picole pas, ne la cogne pas, il est gentil et il a un bon taf.
Mais depuis qu’elle s’est fiancée, son frère n’arrête pas de la mettre en garde
contre ses choix de vie immatures, lui répétant qu’elle va être malheureuse avec
ce type, qu’elle fait la connerie de sa vie. Et à chaque fois qu’elle lui demande :
« C’est quoi ton problème ? Qu’est-ce qui t’emmerde autant ? », il fait comme si
ça ne lui posait aucun problème, comme si rien ne l’embêtait dans tout ça, et lui
répond qu’il cherche juste à l’aider en tant que grand frère.
Mais il est clair qu’il y a un truc qui le dérange. Peut-être sa propre peur de
l’engagement. Peut-être s’agit-il de jalousie ou d’une rivalité fraternelle. Peut-
être qu’il est tellement habitué à se vivre comme une victime qu’il ne sait plus se
réjouir pour les autres.
De manière générale, nous sommes les plus mauvais juges de nous-mêmes.
Qu’on soit furax, jaloux ou blessé, on est souvent les derniers à nous en rendre
compte. Voilà pourquoi il importe tant de fendre l’armure des certitudes en nous
demandant systématiquement : « Et si j’avais tort ? »
« Est-ce que je suis jaloux – et si oui, alors pourquoi ? » ou « Suis-je en
colère ? » ou encore « Est-ce qu’elle a raison et que je cherche juste à protéger
mon ego ? »
Autant de questions qui devraient devenir une habitude mentale, un réflexe.
Bien souvent, le simple fait de te les poser te donne l’humilité et l’empathie
nécessaires au déblocage des situations.
Mais attention ! Ce n’est pas parce que tu te demandes si tu n’as pas tort que tu
as nécessairement tort. Si ton compagnon te fracasse parce que tu as laissé
cramer le poulet rôti et que tu te demandes si tu as tort de penser qu’il te
maltraite – euh, dis-toi que parfois tu as raison. L’idée est bien de pratiquer le
doute, pas de te prendre pour de la merde.
Garde en tête qu’il y a toujours un truc sur quoi tu as tort. Et si tu restes là à
t’apitoyer sur ton sort, c’est le signe que déjà tu as tort sur quelque chose
d’essentiel ; et tant que tu ne mènes pas cet interrogatoire pour savoir sur quoi,
rien ne peut changer.

Question n° 2 : Qu’est-ce que ça voudrait dire si j’avais tort ?


Beaucoup de gens sont capables de se demander s’ils ont tort ou pas, mais ils
sont beaucoup moins nombreux à pousser plus loin le questionnement, et à se
demander – et à admettre – ce que ça voudrait dire s’ils avaient tort. Pourquoi ?
Parce que ce que ça pourrait signifier est souvent dur à encaisser. Non seulement
ça remet en question tes valeurs, mais ça t’oblige aussi à envisager des options
différentes voire opposées.
Aristote écrivait : « C’est la marque d’un esprit cultivé d’être capable de nourrir
une pensée sans la cautionner pour autant. » Être capable de considérer et
d’évaluer d’autres points de vue sans forcément les adopter est sans doute LA
compétence la plus importante pour évoluer soi-même de manière constructive.
Pour revenir au frère de cette copine, la question qu’il devrait se poser est la
suivante : « Qu’est-ce que ça voudrait dire si j’avais tort au sujet du mariage de
ma sœur ? » Souvent la réponse à ce genre de question est assez facile (et du
style « Je ne suis qu’un enfoiré qui ne pense qu’à ses fesses/qu’un gros
égoïste/qu’un type mal dans sa peau/qu’un pauvre naze qui pétoche face à
l’incertitude »). S’il s’avère qu’il a eu tort car sa sœur est au final heureuse avec
son mari, difficile d’expliquer son comportement autrement que par ses fragilités
psychologiques et ses valeurs pourries. Là, il part du principe qu’il sait mieux
qu’elle-même ce qui est bien pour sa frangine et qu’elle est incapable de prendre
des décisions importantes pour sa vie personnelle. Il est pétri de la certitude
d’avoir raison et convaincu que tous les autres ont tort.
Même s’il s’en rend compte, ce genre de truc est difficile à admettre. Ça fait
mal. C’est pourquoi on n’est pas beaucoup à se poser ces questions qui tuent.
Elles sont pourtant nécessaires pour mettre un terme à nos comportements
néfastes.

Question n° 3 : Le fait d’avoir tort créerait-il un problème meilleur ou


pire que mon problème actuel, pour moi et les autres ?
C’est le test décisif qui va nous aider à déterminer si nos valeurs tiennent la
route ou si on est des connards finis qui entraînent tout le monde, eux-mêmes
compris, dans le décor.
Le but est ici de voir quel est le meilleur problème. Parce qu’après tout, comme
le disait Panda-Parle-Cash, les problèmes de la vie sont sans fin.
Le frangin de ma copine, quelles sont ses options ?
A. Continuer de faire des histoires et de causer des frictions dans la famille,
compliquer et gâcher des moments qui pourraient être heureux et détruire la
relation de confiance et de respect entre sa sœur et lui juste parce qu’il juge que
ce type n’est pas assez bien pour elle.
B. Douter de sa capacité à déterminer ce qui est bien ou mal pour l’avenir de sa
sœur et rester humble, faire confiance à sa capacité à elle de prendre ses
propres décisions, et, même s’il ne lui fait pas confiance pour ça, accepter sa
décision par amour et respect pour elle.
La plupart des gens choisissent l’option A. Parce qu’elle est la voie la plus
facile. Elle ne demande pas une grande réflexion, ne requiert pas d’effort de
compréhension et elle fonctionne sur le mode de la tolérance zéro pour les
décisions des autres qui n’ont pas l’heur de leur convenir.
C’est bien sûr aussi celle qui est le plus source de souffrance pour toutes les
personnes concernées.
Au contraire, l’option B favorise des relations saines et heureuses reposant sur
la confiance et le respect. Elle contraint à rester humble et à admettre sa propre
ignorance, offrant de dépasser le sentiment d’insécurité, de reconnaître les
situations qui poussent à l’impulsivité, à l’injustice, à l’égoïsme.
Mais cette option reste difficile et douloureuse, alors peu de gens la choisissent.
Le frangin de la copine en question, en protestant contre l’engagement de sa
sœur, est entré dans une bataille imaginaire avec lui-même. OK, il était persuadé
qu’il essayait de la protéger, mais, comme on l’a vu, les croyances sont
arbitraires ; pire, elles sont souvent forgées après-coup pour justifier les valeurs
et critères d’évaluation qu’on a adoptés. La vérité, c’est qu’il préférait bousiller
sa relation avec sa frangine que considérer qu’il pouvait avoir tort.
Je m’efforce de vivre avec le moins de règles possible, mais celle que j’ai
adoptée au fil des années est la suivante : si en me demandant si c’est moi ou si
c’est l’autre qui se goure je me mets à hésiter, il y a de fortes, très fortes, très très
fortes chances pour que ce soit moi qui me goure. C’est l’expérience qui me l’a
appris. J’ai été tellement de fois le petit péteux sous influence ! Pas glorieux.
Je ne dis pas pour autant qu’il n’y a pas des fois où l’erreur est carrément du
côté des autres. Et je ne dis pas non plus qu’il n’y a pas des fois où tu es bien
plus dans la vérité que la plupart des gens.
Mais la réalité est là : si tu as l’impression que c’est toi contre le reste du
monde, il y a des chances pour que ce soit juste toi contre toi-même.


* N.D.T : L’auteur comprenait « Washington B.C. » au lieu de « Washington
D.C. », et « B.C. » est l’abréviation de « Before Christ » qui signifie en
français « avant Jésus-Christ ».
Chapitre 7

Se planter pour bien démarrer

JE LE PENSE vraiment en le disant : j’ai eu du bol.


J’ai obtenu mon diplôme universitaire en 2007, juste à temps pour la crise
financière et la Grande Récession. J’ai ainsi eu le plaisir et l’avantage d’entrer
sur le marché du travail le plus désastreux depuis plus de quatre-vingts ans.
À peu près au même moment, j’ai découvert que la nana à qui je sous-louais
l’une des pièces de mon appart n’avait pas versé un sou depuis trois mois.
Confrontée à sa malhonnêteté, elle a versé des larmes de crocodile et puis
l’oiseau s’est envolé, nous laissant l’ardoise à moi et mon autre coloc. Bye bye,
les économies ! J’ai passé les six mois suivants à enchaîner les petits boulots tout
en dormant sur le canapé d’un pote afin de contenir au maximum mon
endettement, tout en cherchant un « vrai job ».
Je dis que j’ai eu du bol parce que j’ai mis les pieds dans le monde des adultes
en étant déjà dans la merde. Je touchais déjà le fond avant de commencer. C’est
ce qui fout les jetons à tout le monde, quand une fois installé dans la vie, tu dois
lancer une nouvelle activité, un business, ou démissionner d’un boulot qui ne te
convient plus. Moi j’ai vécu ça au démarrage. Les choses ne pouvaient qu’aller
en s’améliorant.
Alors ouais, une veine de cocu. Quand tu dois roupiller sur un futon
malodorant, recompter ta petite monnaie pour voir si tu peux te permettre un
McDo cette semaine et que tu as envoyé cinquante C.V. sans le moindre accusé
de réception, ouvrir un blog et monter une activité sur Internet bête comme chou
ne te fait pas plus peur que ça. C’est pour ainsi dire du gâteau. Si par malheur
mes projets se cassaient la figure, si mes articles n’étaient lus par personne, je
reviendrais à la case départ. Y avais-je quelque chose à perdre ? Alors pourquoi
ne pas tenter le coup ?
L’échec est en soi un concept relatif. Si mon critère de mesure avait été de
devenir un révolutionnaire, un anar, un coco, alors ma totale incapacité à gagner
le moindre centime entre 2007 et 2008 aurait signé une réussite éblouissante.
Mais si, comme pour la plupart des gens, mon critère avait simplement été de
décrocher un premier job sérieux pour pouvoir régler quelques factures dès la
sortie de mes études, j’aurais pu à bon droit me considérer comme un bon à rien.
J’ai grandi dans une famille aisée où l’argent n’avait jamais été un problème.
Non, je la refais : j’ai grandi dans une famille aisée où l’argent était plus souvent
utilisé pour éviter les problèmes que pour les résoudre. J’ai encore eu du pot sur
ce coup-là, parce que ça m’a appris très tôt que faire du fric pour faire du fric
était un critère à la con. Tu pouvais être pété de thune et malheureux comme les
pierres tout comme tu pouvais être fauché comme les blés et heureux comme un
pape. Alors quelle pertinence de mesurer sa valeur personnelle à l’aune du fric ?
Ma valeur à moi se situerait résolument ailleurs. Plutôt dans la liberté,
l’autonomie. L’idée de devenir un chef d’entreprise me branchait dans la mesure
où j’ai toujours détesté qu’on me dise ce que j’avais à faire et aussi parce que je
préférais n’en faire qu’à ma tête. Et le principe d’une activité sur Internet
m’attirait pour la liberté que ça procure de travailler n’importe où et n’importe
quand.
Je me suis alors posé cette question toute conne : « Est-ce que je préférerais
gagner correctement ma vie dans un boulot qui me sort par les yeux ou jouer les
entrepreneurs sur Internet quitte à rester dans la dèche pendant un petit
moment ? » En toute spontanéité et sans réserve aucune, c’est la seconde option
qui avait ma préférence. Puis je me suis posé une deuxième question : « Si je
tente le coup, si je me plante d’ici deux à trois ans et si donc je me retrouve
contraint et forcé de rechercher un boulot salarié, est-ce que j’aurai vraiment
perdu quelque chose ? » La réponse était non. Au lieu d’être un gars de vingt-
deux ans sans le sous, sans emploi ni expérience, je serais le gars de vingt-cinq
ans ne roulant pas sur l’or, au chomdu et ne sachant rien faire de ses dix doigts.
Où était le problème ?
Je me foutais bien de manquer de fric dans l’immédiat, de squatter
l’appartement d’un pote ou d’un cousin (ce que j’ai continué de faire pendant
deux bonnes années) et de ne pas être en mesure de rajouter la moindre ligne à
mon C.V. En suivant mon raisonnement, c’est de renoncer à mon projet qui
aurait véritablement signifié l’échec à mes yeux.

LE PARADOXE DE L’ÉCHEC ET DU SUCCÈS


Attablé dans un café de son pays natal, Pablo Picasso – alors dans la dernière
partie de sa vie – tuait le temps à gribouiller sur une serviette en papier. Il
dessinait nonchalamment, croquant ce qu’il s’amusait à observer à quelques
mètres – un peu comme ces ados qui dessinent des pénis dans les toilettes
publiques – sauf qu’il était Picasso et que les habiles coups de crayon traçaient
de ces motifs cubistes ayant fait son renom d’immense artiste.
Une femme installée à une table voisine contemplait ce spectacle, n’en perdant
pas une miette. Au bout d’un moment, Picasso avala sa dernière goutte de café et
froissa la serviette pour la jeter en partant.
La femme l’arrêta. « Attendez, lui dit-elle. Puis-je avoir la serviette sur laquelle
vous venez de dessiner ? Je vous l’achète. »
« Bien sûr, répondit-il. Ça fera vingt mille dollars. »
La femme rejeta brusquement la tête en arrière comme si l’artiste avait lancé
une brique dans sa direction. « Quoi ? Il vous a fallu seulement deux minutes
pour dessiner ça. »
« Non, chère Madame, lui répondit Picasso avant de fourrer la serviette dans sa
poche et de sortir du café. Il m’a fallu plus de soixante ans. »
Les progrès, dans quelque domaine que ce soit, passent par des milliers de
minuscules échecs, le degré de ta réussite étant fonction du nombre de fois où tu
t’es planté. Si quelqu’un se montre meilleur que toi dans l’un d’eux, c’est
probablement parce qu’il s’y est planté plus de fois que toi. Si à l’inverse
quelqu’un y est moins bon, c’est certainement qu’il ne s’est pas livré aux
diverses expériences que tu as cumulées, toi.
Si tu y penses, un jeune enfant qui apprend à marcher ne manque pas de tomber
et de se faire mal des centaines de fois. Pourtant, à aucun moment il ne s’arrête
en se disant : « Oh ! Je crois que la marche n’est pas faite pour moi. Je ne suis
pas trop bon là-dedans. »
Plus tard, la vie nous apprend à éviter l’échec. Le système scolaire en est
largement responsable : tout y est rapporté à la performance, les individus sont
évalués sur cette base, et ceux qui ne se conforment pas au cadre sont
sanctionnés. Démesurément autoritaires ou passablement réprobateurs, les
parents ne sont pas en reste et ne lâchent pas suffisamment la bride à des enfants
sous cloche aseptisée, trop contraints dans leurs initiatives. Et puis il y tous les
médias de masse qui nous abreuvent de réussites spectaculaires sans nous
montrer les milliers d’heures d’entraînement nécessaires pour les atteindre.
Arrive un moment où nous faisons pour la plupart face à la peur de nous
ramasser ; du coup, nous évitons d’instinct l’échec potentiel, nous en tenant à ce
qui est devant nous ou à ce que nous savons faire.
Au risque de nous limiter voire de nous étouffer. On ne peut vraiment réussir
que là où on est prêt à échouer. Refuser l’éventualité de l’échec revient à fermer
la porte à toute possibilité de réussir.
Cette peur bleue de la déconvenue a beaucoup à voir avec la définition
d’objectifs non pertinents car inatteignables. Ainsi, si j’en viens à m’évaluer
selon le critère « faire que tous les gens que je rencontre m’apprécient », je
risque fort d’aller dans le mur pied au plancher : mon échec, plus que probable,
aura pour l’essentiel dépendu de ces personnes et non de moi-même. Quelle
marge de manœuvre me reste-t-il, en effet, si la valeur que je m’accorde est
tributaire du jugement des autres et indexée sur celui-ci ?
Si en revanche j’adopte le critère « améliorer ma vie sociale », je peux espérer
me hisser par mon seul comportement à la hauteur de ma valeur, soit développer
« de bonnes relations avec les autres », indépendamment de leurs réactions.
Les valeurs contre-productives, comme on l’a vu au chapitre 4, impliquent des
objectifs extérieurs tangibles qui échappent à notre contrôle. La poursuite de ces
objectifs constitue une source d’anxiété considérable. Et les atteindre ne résout
rien dans la mesure où la disparition de l’objectif en tant que tel laisse place au
néant.
Les valeurs constructives, comme on l’a vu également, font intervenir un
processus. Par exemple, un truc du style « m’exprimer sincèrement devant les
autres » – soit un critère de mesure de la valeur « sincérité » – correspond à une
opération qui est toujours à recommencer ; et ne sera jamais complètement
achevée. Chaque nouvelle conversation ou relation est porteuse de défis inédits
et d’occasions à saisir de nous exprimer sincèrement. La valeur en question
s’inscrit ainsi dans une opération continue.
Si ton critère de mesure de la valeur « réussite par le prestige matériel » est
« acheter une maison et une belle bagnole » et que tu t’esquintes la santé à la
tâche pendant vingt ans pour y satisfaire, une fois l’objectif atteint, c’est terminé.
Rideau. La crise de la cinquantaine ? Tu ne la verras même pas passer. Pas plus
d’ailleurs que les occasions de progresser sur la voie de satisfactions
consistantes.
C’est que la part des objectifs courants – décrocher un diplôme universitaire,
acquérir une maison, perdre sept kilos – dans la quantité de bonheur générée au
cours d’une vie est des plus limitée. Ils peuvent certes procurer des bénéfices à
court terme, mais en tant que guides sur la trajectoire de l’existence, ils se
révèlent terriblement insuffisants.
Picasso a vécu jusqu’à plus de quatre-vingt-dix ans, continuant à produire
presque jusqu’au bout. S’il avait ambitionné de « devenir célèbre » ou bien de
« faire fortune dans le monde de l’art » ou encore de « peindre mille tableaux »,
il aurait fini par stagner, tôt ou tard, rongé par le doute. Il ne serait pas devenu le
Picasso démultiplié des « périodes » successives, en perpétuel renouvellement
créatif.
La raison de son succès ? La valeur sans limite de l’« expression sincère ».
Celle qui au soir de la vie lui procurait encore une joie d’enfant et qui a rendu
cette serviette si précieuse.

LA DOULEUR FAIT PARTIE DU PROCESSUS


Dans les années 1950, un psychologue polonais du nom de Kazimierz
Dabrowski a mené des recherches relatives aux survivants de la Seconde Guerre
mondiale. Il s’agissait de comprendre de quelles manières ils avaient surmonté
les expériences traumatiques de la période. C’était la Pologne, cumularde de
l’horreur à qui aucune tragédie n’avait été épargnée : les rescapés en question
avaient connu qui les famines, qui les bombardements, qui la Shoah, qui la
torture des prisonniers de guerre et le viol et/ou le meurtre de membres de leur
famille, soit par les Nazis, soit par les Soviétiques quelques années plus tard. Et
ceux d’entre eux qui ne les avaient pas vécues eux-mêmes en avaient été les
témoins.
À l’étonnement de Dabrowski, bon nombre d’entre eux reconnaissaient à ces
traumatismes accumulés le mérite d’avoir fait d’eux des individus plus matures
et même plus heureux. Oui, plus heureux. Évoquant leur existence d’avant-
guerre, ils parlaient d’eux-mêmes comme de personnes autres, se jugeant a
posteriori ingrats et indifférents envers leur entourage, paresseux, surtout
préoccupés par de menus tracas et sûrs de leur bon droit. Des profils dépréciatifs
à cent lieues de leur nouvelle identité pétrie de tranquille assurance et
d’empathie.
Le degré d’horreur de leur vécu d’alors était au-delà de l’imaginable, et, tous
autant qu’ils étaient, ces survivants se seraient bien passés de l’avoir connu.
Beaucoup d’entre eux souffraient d’ailleurs encore de séquelles psychologiques.
Mais certains étaient parvenus à rebondir, à prendre élan de ces années
d’épreuves et gagner en résilience.
Et ils ne sont pas les seuls dans ce cas. Pour beaucoup d’entre nous, les plus
belles victoires, celles dont on est les plus fiers, sont celles que nous avons
remportées de haute lutte contre l’adversité. Celles pour lesquelles on en a
vraiment chié des ronds de chapeau. L’expérience de la souffrance endurée
contribue à accroître la capacité de résistance. Les personnes qui ont eu à subir
un cancer, par exemple, et qui, ayant lutté pour leur survie, en ont réchappé, en
témoignent. Il en va de même des nombreux militaires concernés par la
confrontation aux milieux hostiles.
Selon Dabrowski, la peur, l’anxiété et la tristesse ne sont pas des états
nécessairement ou systématiquement perturbateurs ou inutiles, au contraire. De
la même manière que l’épreuve physique vient fortifier l’organisme, ils
fonctionnent comme autant de moteurs, de vecteurs de l’évolution
psychoaffective, provoquant à l’occasion des virages à 180 degrés.
Rien comme la souffrance aiguë pour nous confronter à nos valeurs – qui
semblent parfois nous trahir – et les soumettre à la question. On a besoin de
crises existentielles, sous une forme ou sous une autre, pour considérer en toute
objectivité ce qui a fait sens dans notre vie et éventuellement envisager de
changer de direction.
« Toucher le fond », « traverser une crise existentielle », appelle ça comme tu
voudras. Moi je préfère dire « en baver » ou « en chier ».
Peut-être que tu es concerné par ce genre de chose, là, en ce moment. Peut-être
que tu sors tout juste la tête de l’eau et que tu ne sais pas encore trop où tu en es
parce que tout ce que tu croyais vrai, normal ou bien s’est avéré tout le contraire.
C’est bon signe – et ce n’est que le début. Je ne le répéterai jamais assez : la
souffrance fait partie du processus. La ressentir compte beaucoup. Chercher à
s’en abstraire, la masquer, se complaire dans la pensée positive revient à se
priver de la motivation indispensable à toute métamorphose.
Quand j’étais enfant, à chaque fois que mes parents investissaient dans un
nouveau magnétoscope ou une nouvelle chaîne stéréo, je testais tous les boutons,
je branchais et débranchais sans fin tous les fils, les câbles, juste pour voir ce que
ça faisait. Au bout d’un moment, j’avais compris comment tout ça fonctionnait,
et j’étais souvent le seul à la maison à m’en servir.
Un peu comme tous les gamins de ma génération, je passais pour un
authentique petit génie aux yeux de papa-maman. Savoir programmer le
magnéto sans regarder le mode d’emploi suffisait à faire de moi la réincarnation
de Tesla.
C’est un peu facile de les charrier à propos de leur technophobie. Plus j’avance
en âge, en effet, plus je réalise qu’on se retrouve tous face à ce genre de
situation : on est là, comme des cons, à se dire « mais comment ça marche, ce
truc ? » Alors qu’en fait il suffit de le faire marcher.
Je reçois régulièrement des mails de gens qui me posent ce genre de questions.
Et pendant des années, je n’ai pas su quoi leur répondre.
Il y a la fille dont les parents sont immigrés et ont économisé pendant des
années pour lui payer des études de médecine. Mais maintenant qu’elle est à la
fac, elle voit bien que la médecine lui répugne. Elle ne souhaite pas devenir
médecin et a envie d’interrompre le cursus. Alors elle se sent coincée. Tellement
qu’elle finit par envoyer un mail à un étranger sur Internet (moi) en lui posant
une question aussi idiote qu’évidente : « Comment je fais pour abandonner mes
études médicales ? »
Il y a aussi l’étudiant qui a flashé sur sa prof. Chaque signe, chaque sourire,
chaque banalité échangée le met dans un état pas possible. Alors il m’envoie un
mail fleuve de vingt-huit pages qui se termine par cette interrogation :
« Comment je fais pour lui demander si elle serait d’accord pour sortir avec
moi ? »
Et puis il y a cette mère célibataire dont les enfants adultes et diplômés
s’incrustent, à squatter son domicile, vider son frigo et son porte-monnaie. Elle
souhaiterait les voir prendre leur envol et débarrasser son plancher par la même
occasion, mais elle flippe de les pousser dehors au point de me demander :
« Comment je fais pour leur dire de partir ? »
C’est du pareil au même que mes parents avec leur « comment se servir d’un
magnéto ». Vu de l’extérieur, il n’y a pas à tortiller. La réponse est simple :
fermez-la et agissez.
Vu du dedans, pourtant, à bien considérer chaque situation dans sa complexité,
bonjour les poupées russes d’énigmes existentielles et les casse-tête chinois.
Ces questions paraissent d’autant plus comiques dans leur formulation que les
réponses s’avèrent aussi difficiles pour ceux qui se les posent qu’elles semblent
faciles à ceux qui n’ont pas à se les poser.
La souffrance n’y attend que le signal pour tout submerger. Remplir les papiers
nécessaires pour dire bye-bye à l’école de médecine est aisé ; briser le cœur de
tes parents ne l’est pas. Pour savoir si ta prof accepterait de sortir avec toi, il
suffit de le lui demander. Fastoche. Mais risquer de te faire jeter… Demander à
tes Tanguy de mettre les voiles est une décision qui s’impose ; avoir
l’impression de les abandonner tout en leur envoyant un coup de pied au derrière
est beaucoup moins facile à vivre.
L’anxiété sociale m’a déglingué l’adolescence et le début de l’âge adulte. Je
passais le plus clair de mes journées à la console et l’essentiel de mes soirées à
picoler ou fumer des joints. La seule idée de parler à une personne étrangère –
surtout si elle était par ailleurs particulièrement
séduisante/intéressante/populaire/intelligente – me donnait des sueurs froides.
Pendant des années je me suis donc posé ces mêmes questions à la con :
« Comment ? Comment je fais pour me lever de mon siège et aller parler à cette
personne ? Comment peut-on faire ça ? »
Je me faisais des tas d’idées à côté de la plaque par rapport à ça, du style « tu
n’as pas le droit de parler à quelqu’un sans avoir une bonne raison de le faire »
ou « cette nana va croire que tu veux la sauter illico si tu vas la voir ».
Le souci, c’est que mon ressenti dessinait à lui tout seul les contours de ma
réalité, s’y substituant intégralement. Du sentiment que les gens ne voulaient pas
me parler, par exemple, j’induisais qu’ils ne voulaient effectivement pas me
parler. D’où ma question bien conne de l’extérieur mais prise de tête de
l’intérieur : « Comment tu fais pour juste aller parler à quelqu’un ? » J’étais
incapable de sortir de moi-même.
Comme il est tentant d’anesthésier la souffrance en soi, de la faire taire par
toutes sortes de subterfuges afin de retrouver au plus vite l’état de bien-être
antérieur.
Apprends à supporter la souffrance. Goûte-la comme un mets de choix. Et agis
malgré elle.
Je ne vais pas te mentir : ça va te sembler insurmontable, au départ. Mais tu
peux faire simple, pour commencer. Tu vas d’abord te sentir démuni, à ne pas
savoir quoi faire. Mais on en a déjà parlé : tu ne sais rien, et même quand tu crois
savoir, tu ne sais que dalle. Alors bon, qu’as-tu à y perdre ?
La vie, c’est invariablement ne pas savoir et faire quand même quelque chose.
Toute l’existence ressemble à ça : quand tu es heureux, quand tu te plantes,
quand tu gagnes au loto et t’achètes une petite flotte de Jet-Skis. Tu n’as pas la
moindre idée de ce que tu es en train de faire. N’oublie jamais ça. Et surtout :
n’en aie jamais peur.

FAIS D’ABORD QUELQUE CHOSE, LE RESTE SUIVRA


En 2008, après avoir tenu six semaines en tout et pour tout dans un boulot, j’ai
tout plaqué pour démarrer une activité sur Internet. À l’époque, je ne prenais pas
la pleine mesure de ce que j’étais en train de fabriquer, mais je me disais que,
quitte à être fauché et malheureux, autant que ce soit en bossant pour ma
pomme. Mais, la vérité, ce qui m’intéressait vraiment, c’était les filles. Alors, ni
une ni deux, j’ai décidé d’ouvrir un blog traitant des hauts et des bas de ma vie
sentimentale.
Le premier jour où je me suis réveillé dans la peau d’un type à son compte,
c’était panique à bord. Je me suis retrouvé face mon ordi portable à réaliser pour
la première fois que j’étais entièrement responsable de toutes mes décisions et de
leurs conséquences. C’était à moi de m’apprendre le Web design, le marketing
Internet, l’optimisation des moteurs de recherche et autres sujets encore bien
chinois pour moi à l’époque. Tout reposait sur mes épaules, désormais. Alors j’ai
fait ce que ferait n’importe quel mec de vingt-quatre ans qui vient de quitter son
job et n’a aucune idée de par où commencer : j’ai téléchargé quelques jeux et fui
la situation.
Puis, voyant les semaines défiler et mon compte bancaire virer au rouge, je me
suis dit qu’il me fallait absolument mettre au point une stratégie pour
m’astreindre à bosser douze à quatorze heures par jour – le prix minimum à
payer pour faire décoller une nouvelle entreprise. Et cette stratégie m’est venue
d’un endroit inattendu.
Quand j’étais au lycée, mon prof de maths, Monsieur Packwood, nous
conseillait la chose suivante : « Si vous séchez sur un problème, ne restez pas
assis à y réfléchir ; mettez-vous à travailler dessus. Même si vous ne savez pas
où vous allez, le seul fait de travailler dessus finira par faire surgir les bonnes
idées. »
Au cours de ces premiers mois de galère quotidienne, à errer, terrifié de voir les
résultats (ou plutôt leur absence), le tuyau de Monsieur Packwood, tournant dans
ma tête comme un mantra, a commencé à faire son chemin :
Ne reste pas assis là. Fais quelque chose. Les réponses vont suivre.
Le mettre en application chaque jour entretenait ma motivation. Il m’a fallu
près de huit ans pour assimiler complètement la leçon. Mais, pendant ces longs
mois éreintants faits de lancements de produits ratés, de courriers du cœur
pathétiques et de centaines de milliers de mots tapés (la plupart non lus) j’ai
compris que :
L’action n’est pas seulement l’effet de la motivation ; elle en est aussi la cause.
Les gens ne se mettent pour la plupart en action que s’ils ressentent une
certaine motivation. Et ils ne ressentent de la motivation que si leur vient une
inspiration émotionnelle suffisante. Ils partent ainsi du principe que les étapes
successives se déroulent dans une sorte de réaction en chaîne du style :
Inspiration émotionnelle → motivation → action désirable
Avec un tel schéma, si tu souhaites accomplir quelque chose mais que tu ne te
sens pas motivé ni inspiré, c’est foutu d’avance et il n’y a rien à faire pour
remédier. À moins qu’un épisode émotionnel majeur fasse office de levier pour
te tirer de ton canapé.
La motivation ne fonctionne pas uniquement comme une chaîne en trois étapes.
Elle s’inscrit aussi dans un cycle sans fin :
Inspiration → motivation → action → inspiration → motivation → action →
etc.
Les actions engendrant de nouvelles réactions émo-tionnelles et inspirations
qui elles-mêmes motivent de nouvelles actions, etc., il s’agit donc de refaçonner
son état d’esprit de la manière suivante :
Action → inspiration → motivation
Tu veux te lancer dans quelque chose et tu manques de motivation ? Fais
quelque chose – n’importe quoi, vraiment – et exploite ta réaction à cette action
pour te motiver.
J’ai baptisé ça le principe du « fais d’abord quelque chose, le reste suivra ».
Après me l’être appliqué à moi-même pour développer mon business, je l’ai
recommandé à des lecteurs complètement paumés qui me posaient des questions
du style « Comment je fais pour poser ma candidature à un job ? » ou
« Comment je fais pour dire à ce mec que j’ai envie de sortir avec lui ? ».
Durant les deux ou trois premières années d’activité free-lance, je n’en fichais
pas une ramée. Pourquoi ? Parce qu’à patauger et naviguer à vue, je stressais et
finissais par procrastiner. Puis j’ai appris qu’en me forçant à faire quelque chose,
même des tâches minimes, j’arrivais à en accomplir aisément de plus
consistantes. Si par exemple je devais reprendre l’architecture d’un site Web, je
m’obligeais à m’asseoir et je me disais : « Bon, là tout de suite, je vais juste
commencer par travailler sur l’en-tête. » Une fois l’en-tête achevé, je me
surprenais à cogiter sur d’autres éléments du site : sans même m’en rendre
compte, je m’étais motivé et j’étais à présent à fond dans le projet.
L’écrivain et entrepreneur américain Tim Ferriss rapporte le propos entendu un
jour dans la bouche d’un confrère, déjà auteur de plus de soixante-dix romans, à
qui quelqu’un demandait comment il s’y prenait pour publier aussi régulièrement
et rester toujours inspiré et motivé. Le romancier avait répondu : « Deux cents
mots merdiques par jour, c’est la clé. » Il se contraignait à pondre ces deux cents
mots, et l’acte même d’écrire générait progressivement l’inspiration ; et les
pages de se noircir les unes après les autres.
Si tu mets en œuvre ce principe du « fais d’abord quelque chose, le reste
suivra », te planter t’indiffère. Avec « agir » pour critère de réussite, n’importe
quel résultat se perçoit comme un progrès, l’inspiration se fait récompense au
lieu de n’être que la condition préalable. Tu ne redoutes plus de te vautrer. Te
voilà propulsé.
Tu nages en pleine crise, tu te sens dans l’impasse et es tenté de tout envoyer
promener ? La réponse est la même :
Fais quelque chose.
Pour être la plus infime action viable possible, ce « quelque chose » n’en
constitue pas moins un tremplin vers autre chose.
C’est souvent suffisant pour faire avancer le Schmilblick – il faut juste une
petite action de départ, même à titre de test, pour lancer l’inspiration qui motive
et alimente à son tour d’autres actions. Tu peux aussi devenir ta propre source
d’inspiration. Il est toujours à ta portée d’agir. Mais à partir du moment où
simplement faire quelque chose devient ton seul critère de réussite, alors même
l’échec te pousse vers l’avant.
Chapitre 8

L’importance de dire non

EN 2009, j’ai rassemblé tout ce que je possédais, l’ai vendu ou mis au garde-
meubles, et j’ai quitté mon appart… direction l’Amérique du Sud ! À l’époque,
mon petit blog de courrier du cœur attirait quelques visiteurs et je me faisais un
peu d’argent en commercialisant des PDF et des cours en ligne. J’avais envie de
passer les deux ou trois années suivantes à l’étranger, à découvrir d’autres
cultures et profiter du moindre coût de la vie d’un certain nombre de pays d’Asie
et d’Amérique latine pour continuer de développer mon business. Le rêve du
nomade numérique… et à vingt-cinq ans j’étais prêt pour l’aventure. C’était
exactement la vie que je voulais.
Mon projet d’expatriation itinérante avait en lui-même une certaine gueule,
mais les valeurs qui me motivaient à expérimenter ce style de vie n’étaient pas
toutes si avouables. Bien sûr, certaines d’entre elles – la soif de découverte, la
curiosité, l’esprit d’aventure – étaient indéniablement positives. Mais il y avait
aussi un imperceptible sentiment de honte là-dedans. Je n’en avais pas
pleinement conscience à ce moment-là, mais je n’ignorais pas complètement non
plus ce quelque chose de déplaisant tapis là, quelque part sous la surface.
Le petit morveux de vingt ans qui se la racontait avait hérité du « vrai bordel
traumatique » de ses années d’adolescence et notamment d’un léger blocage par
rapport à l’engagement. Je venais de passer les années précédentes à
surcompenser l’inadaptation et l’anxiété sociale de mes années de teenager : sur
cette lancée, je pensais que je pouvais rencontrer et aimer qui je voulais, devenir
pote et coucher avec qui je voulais – alors pourquoi diable m’engager vis-à-vis
d’une seule personne ou même d’un seul groupe d’amis, pourquoi m’enraciner
dans une seule ville, m’ancrer dans un seul pays ? Si je pouvais tout
expérimenter à égalité, c’est que je devais le faire, non ?
Doté d’un sens de la connexion au monde à son paroxysme, j’ai sauté d’un
pays et d’un océan à l’autre comme on jouerait à la marelle sur un planisphère
géant pendant plus de cinq ans. J’ai visité cinquante-cinq pays, me suis fait des
dizaines de potes et suis tombé dans les bras de pas mal de filles – toutes
remplacées pour ne pas dire aussitôt oubliées.
Drôle de vie, débordant d’expériences inoubliables, de larges horizons, mais
aussi ponctuée de poussées d’adrénaline propres à anesthésier mon mal-être.
Tout ça m’apparaissait – et m’apparaît toujours – à la fois méga profond et ultra
insignifiant : une époque de « révélations » sur moi-même, de prises de
conscience en accéléré, et dont ressort par ailleurs la perte de temps, le
gaspillage d’énergie.
Maintenant, je réside à New York. J’ai une maison, des meubles, une facture
d’électricité et une épouse. Rien de très glamour. Rien d’excitant. Et pourtant ça
me convient parfaitement. Sans doute parce que ces folles années m’ont appris
que la liberté absolue, si elle procure des opportunités de créer du sens, ne veut
rien dire en elle-même.
Pas d’autre moyen de dégager un sens au final que de rejeter les autres
possibles, de restreindre sa liberté et de s’engager dans une seule voie –
géographique, spirituelle ou (oups !) amoureuse.
J’ai acquis cette conviction assez lentement, au fil de ces années d’itinérance.
Ne faut-il pas se noyer dans les excès pour en réaliser la vanité ? Je comprenais
davantage à chaque nouveau séjour que peu de ces expériences super géniales
me marqueraient durablement. Tandis que mes potes se mettaient en couple,
achetaient des maisons, s’investissaient dans des entreprises intéressantes ou des
causes politiques, je m’égarais dans une quête illusoire de moments forts.
En 2011, je suis allé à Saint-Pétersbourg, en Russie. La bouffe était infecte, la
météo à l’avenant (de la neige en mai ? et puis quoi encore ?), mon appart à
chier. Rien n’allait. Tout était hors de prix. Les gens étaient mal éduqués et
sentaient bizarre. Personne ne souriait jamais et tout le monde se saoulait la
gueule. Et pourtant, j’ai adoré. Ça a été l’un de mes voyages préférés.
Il y a une rudesse dans la manière d’être des Russes qui prend généralement les
Occidentaux à rebrousse-poil. Pas de place pour les faux-semblants et les faux-
culs. Pas de mamours ni d’amabilités. Pas de contorsions. Si quelque chose est
stupide, tu dis que c’est stupide. Si quelqu’un est un sale con, tu lui dis qu’il est
un sale con. Si tu apprécies vraiment quelqu’un – bon pote ou personne
rencontrée fortuitement cinq minutes plus tôt – et passes un agréable moment
avec lui, tu le lui dis direct.
La première semaine, j’étais très mal à l’aise avec tout ça. J’ai pris un verre
avec une fille dans un café et, au bout de trois minutes, elle m’a dévisagé en me
disant que ce que je venais de dire était stupide. J’ai failli tomber de ma chaise
Rien de violent pourtant dans sa manière de l’exprimer – un peu comme si elle
m’avait parlé du temps qu’il faisait ou de sa pointure, mais j’en suis resté comme
deux ronds de flan. K.-O. assis. En Occident, le parler cash à ce point est
assimilé à un affront très offensant, surtout de la part de quelqu’un que tu viens
de rencontrer. Mais là-bas c’était la norme, et je me suis d’abord senti attaqué de
tous côtés avant de m’habituer au fur et à mesure des semaines à cette franchise
brute de décoffrage.
Je prenais goût au soleil de minuit, à la vodka qui descend comme de l’eau
glacée. Et j’ai commencé à apprécier cette façon de se comporter pour ce qu’elle
était : une expression authentique. La sincérité chimiquement pure. La
communication sans arrière-pensée, sans le souci de se vendre, de se faire aimer
à tout prix.
D’une certaine manière, après avoir roulé ma bosse pendant des années, c’est
peut-être dans cet endroit – le plus « non-américain » – que pour la première fois
j’ai ressenti la saveur de liberté particulière liée à la possibilité de dire tout ce
que je pensais ou tout ce que j’éprouvais sans en redouter les conséquences.
Accepter d’être rejeté : quelle étrange forme de libération ! Et moi qui avais été
privé de cette libre expression la majeure partie de ma vie – d’abord au sein de
ma famille où les émotions étaient cadenassées, ensuite par l’effet d’une posture,
celle du gars sûr de lui. Cette liberté d’être et de parole, je m’en suis enivré
comme de la meilleure vodka. Mon séjour d’un mois à Saint-Pétersbourg est
passé à toute vitesse et, à la fin, je ne voulais plus repartir.
Le voyage est un formidable outil de développement personnel parce qu’il
t’extrait des repères de ta culture, t’exposant à des codes radicalement différents
dont tu es amené à vérifier qu’ils fonctionnent quand même. Ça t’oblige à
réexaminer ce qui passait à tes yeux pour évident, à le relativiser. L’immersion
en Russie m’a fait prendre du recul par rapport à la communication style « faux
gentil », si répandue dans le monde anglo-saxon. Ne nous rendait-elle pas encore
plus mal dans notre peau ?
Je me rappelle avoir discuté un jour de cette dynamique avec mon prof de
russe. Il avait sur le sujet une théorie intéressante. Après des générations passées
sous le régime communiste, sans opportunités économiques ou si peu, dans une
atmosphère de peur à couper au couteau, les Russes ont trouvé que la monnaie
d’échange la plus précieuse était la confiance. Or la développer implique de se
montrer sincère. Ça veut dire que quand les choses merdent, tu le dis
ouvertement et sans mettre de gants. Les manifestations de franchise brutale et
désagréable, nécessaires à la survie, étaient ainsi récompensées – tu avais besoin
de savoir, et très vite, sur qui tu pouvais compter et de qui tu devais te méfier.
Dans les pays occidentaux dits « libres », au contraire, toujours selon le prof de
russe, l’abondance d’opportunités économiques rendait plus habile de se
présenter sous un certain jour que d’être conforme à l’image de soi présentée. La
confiance s’est donc trouvée démonétisée à mesure que les apparences
devenaient des formes d’expression commercialement profitables. Connaître des
tas de gens superficiellement rapportait ainsi bien davantage que connaître
intimement une poignée de personnes.
Voilà comment les sourires et formules de politesse se sont imposés à nous
comme autant de normes hypocrites. Et c’est ainsi que les gens apprennent à
faire semblant d’être d’accord ou d’être amis : un mensonge généralisé
encouragé par le système économique.
Mais comment savoir si tu peux avoir complètement confiance en ton
interlocuteur ? C’est que les gens en viennent à « reconfigurer » leur
personnalité en fonction de la personne qu’ils ont en face d’eux.

ACCEPTE QU’ON TE DISE NON ET TU VIVRAS MIEUX


Dans le sillage de la positivité en vigueur et de la consommation à tout va,
beaucoup d’entre nous se sont à tort convaincus de la nécessité d’être au
maximum dans l’acceptation et l’affirmation. Il s’agit là d’une tendance au
fondement de nombreux livres sur la pensée prétendument positive, formulée
comme une injonction ne souffrant pas la contestation : ouvre-toi aux
opportunités, dis oui à tout et à tout le monde, etc.
Or, nous avons besoin de nous opposer pour nous positionner, nous affirmer. Si
tout se vaut, si tel truc n’est pas meilleur ou plus désirable que tel autre, pas de
sens ni de but, nulle part. Pas de pilotage possible.
L’évitement du rejet (à la fois rejeter et être rejeté) nous est communément
vendu comme une voie vers le mieux-être.
Pour vraiment apprécier une chose, quelle qu’elle soit, tu dois te limiter à cette
chose. Et un certain degré de joie et de sagesse n’est atteignable qu’au prix de
dizaines d’années à investir une seule relation amoureuse, un seul art, une seule
carrière. Mais comment les accomplir sans rejeter les alternatives ?
Choisir de faire de sa vie de couple la priorité implique (probablement) de
renoncer à flirter avec l’escorting et la dope. Opter pour des amitiés basées sur
l’ouverture et la tolérance revient à s’interdire de casser du sucre sur ses potes.
Autant de décisions qui exigent de renoncer, de se contraindre, de se gendarmer
constamment.
En fait, il faut tenir à quelque chose pour y accorder une valeur. Et accorder de
la valeur à la chose en question entraîne le rejet de ce qu’elle n’est pas.
Ce rejet est la clé de notre identité dans la mesure où nous nous définissons par
ce que nous choisissons de rejeter. Ne rien oser rejeter, c’est n’être personne.
Le désir d’éviter à tout prix le rejet, la confrontation et le conflit, l’acceptation
sans discrimination de ce qui se présente, l’aspiration à l’harmonie ne sont ni
plus ni moins qu’une expression du sentiment de toute-puissance. Il s’agit à
chaque fois de s’épargner le mal-être et les inévitables ratages de la vie,
d’ignorer sa propre souffrance.
Accepter de rejeter et d’être rejeté constitue une compétence cruciale. Ne
serait-ce que pour se dégager de situations qui ont cessé de satisfaire.
Et puis, comment résister à l’envie d’être sincère ?

L’UTILITÉ DE FRONTIÈRES ÉTANCHES DANS LA RELATION


Il était une fois un garçon et une fille. Leurs familles ne pouvaient pas se piffer.
Mais le garçon s’est faufilé discrétos dans une soirée organisée par la famille de
la fille parce qu’il était un peu crétin. La fille l’aperçoit et en tombe raide dingue,
instantanément. Comme ça. La flèche de Cupidon a mis dans le mille. Alors le
garçon se glisse dans son jardin et ils décident de se marier le lendemain, rien
que ça, parce que, comme tu sais, c’est vachement pratique, surtout quand les
parents sont à deux doigts de s’étriper. Quelques jours plus tard, leurs familles
découvrent le pot aux roses et piquent une crise. Mercutio, le meilleur pote du
garçon, casse sa pipe. La fille en est si bouleversée qu’elle avale une potion qui
la laisse inanimée pour quelques heures. Comble de malchance, le jeune couple
n’ayant pas eu le temps d’intégrer les règles d’une communication conjugale
réussie, la fille a complètement oublié d’apporter cette précision à son mec. Le
garçon interprète donc le coma dans lequel il retrouve sa jeune épouse comme
un suicide. Alors il disjoncte et se fout en l’air, croyant la retrouver dans l’au-
delà ou une connerie du genre. La fille revient à elle après deux jours pour
apprendre que son mec s’est suicidé, alors lui vient exactement la même idée
qu’elle met aussitôt à exécution, se tuant à son tour. Fin.
Dans l’imaginaire occidental, Roméo et Juliette est synonyme de grand amour
romantique. C’est l’Histoire d’Amour avec un grand H et un grand A de la
culture anglophone, un idéal émotionnel à viser. Mais à regarder de plus près ce
qui s’y passe vraiment, tu te dis que ces gamins sont complètement ravagés ! Et
ils se sont tués pour le prouver !
De nombreux spécialistes de Shakespeare soupçonnent le grand dramaturge
d’avoir écrit Roméo et Juliette non pour chanter les louanges de l’amour mais au
contraire pour en faire la satire en le présentant comme un truc de fou. La pièce
fait office d’énorme enseigne lumineuse clignotante avec marqué « DÉFENSE
D’ENTRER », doublée d’un périmètre de sécurité spécifiant « NE PAS
FRANCHIR ».
L’amour romantique est loin d’avoir été valorisé comme il l’est à l’heure
actuelle. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, en effet, le sentiment amoureux était
plutôt considéré comme un obstacle inutile et potentiellement dangereux aux
choses de la vie jugées supérieures – par exemple, bien rentabiliser ses terres
et/ou épouser un type possédant un grand troupeau de moutons. Les jeunes gens
étaient priés de se tenir à l’écart des passions et de contracter des mariages
économiquement utiles leur garantissant, ainsi qu’à leur famille, une certaine
stabilité.
Aujourd’hui, on est complètement accros à ce type d’amour insensé. Il domine
notre univers. Et plus il est tragique, mieux c’est. Voyez Ben Affleck qui détruit
un astéroïde menaçant la Terre pour les beaux yeux de la fille dont il est
amoureux, ou Mel Gibson qui tue des centaines d’Anglais et fantasme sur sa
femme violée et assassinée pendant qu’il est torturé à mort, ou encore cette
gourdasse d’Arwen qui renonce à son immortalité pour être avec Aragorn dans
Le Seigneur des Anneaux. Sans parler de ces comédies romantiques imbéciles
comme celle où Jimmy Fallon fait une croix sur ses billets pour le match des
Red Sox de Boston parce que Drew Barrymore a des besoins, vois-tu, ou un truc
dans le même goût.
Si ce genre d’amour romantique était de la coke, alors on serait tous comme
Tony Montana dans Scarface : à enfouir nos têtes dans une putain de montagne
de poudre en criant : « Dites bonjour à mon petit ami ! »
Le problème, c’est qu’à l’usage l’amour romantique fonctionne un peu – et
même beaucoup – comme la coke, justement. C’est qu’il stimule les mêmes
régions du cerveau qu’un shoot. Comme la coke, il t’envoie sur un petit nuage
pendant un temps. Et puis il génère ensuite autant de difficultés qu’il en a
résolues, exactement comme la coke.
Ce qu’on y recherche – les démonstrations spectaculaires et grisantes à souhait,
les montagnes russes émotionnelles – ne correspond en rien à l’expression d’un
attachement sain et authentique. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’une
déclinaison du nombrilisme dans laquelle les amants se la jouent maîtres du
monde.
Je sais : je passe pour le putain de rabat-joie qui te descend le moral en moins
de deux – qui est assez cynique en effet pour cracher sur l’amour romantique ?
Mais suis mon raisonnement jusqu’au bout.
En vérité, il est des formes d’amour épanouissantes et d’autres mauvaises.
L’amour devient nocif dès lors que les sentiments qu’éprouvent les amants les
détournent, comme par diversion, de leurs problèmes – ils se servent l’un de
l’autre comme d’une échappatoire. Dans l’amour bénéfique, les partenaires
identifient leurs problèmes respectifs et cherchent à les solutionner en s’épaulant
mutuellement.
La différence entre les deux types de relation tient à deux choses : 1) à la plus
ou moins grande faculté de chaque partenaire à assumer ses responsabilités et 2)
à la plus ou moins grande capacité de chacun d’eux à rejeter l’autre ou à accepter
de se trouver rejeté par lui.
La relation toxique est immanquablement associée à un déficit de part et
d’autre quant à ces deux items. La relation bienveillante sait au contraire tracer
des frontières bien définies entre les partenaires, chacun assumant uniquement
ses responsabilités, ce qui lui appartient exclusivement, sans chercher à se
charger de ce qui revient à l’autre.
À quoi ressemblent des frontières floues ou poreuses ? Voici quelques
exemples :
« Tu ne vas pas sortir avec tes amis sans moi. Tu sais comme je suis jaloux.
Reste à la maison avec moi. »
« Mes collègues sont chiants ; ils me mettent toujours en retard aux réunions
parce que je dois constamment leur expliquer comment faire leur boulot. »
« Je n’en reviens pas que tu aies pu me ridiculiser comme ça devant ma propre
sœur. Je t’interdis d’exprimer un désaccord avec moi devant elle, à l’avenir ! »
« J’aimerais prendre ce job à Miami, mais ma mère ne me pardonnerait pas de
mettre autant de distance géographique entre elle et moi. »
« Je peux sortir avec toi, mais seulement si tu n’en dis rien à ma copine Cindy.
Elle se sent vraiment mal quand j’ai un petit ami et qu’elle n’en a pas. »
Dans chacun de ces cas, une personne assume la responsabilité de
problèmes/d’émotions qui ne sont pas les siens ou en vient à charger l’autre de la
responsabilité des siens.
Deux pièges relationnels des plus difficiles à éviter.
Deux stratégies d’évitement du poids de ses propres responsabilités.
Ces remarques valent aussi, au-delà des rapports amoureux, pour les relations
familiales et amicales. Je renvoie au cas des mères surprotectrices dont les
enfants, en grandissant, se déchargent sur les tiers censés assumer les charges à
leur place.
(Ne trouves-tu pas des similitudes entre les difficultés rencontrées dans ta vie
amoureuse et celles que tu as pu observer au sein du couple que formaient tes
parents ou dans leur relation avec toi ?)
Quand la répartition de la responsabilité nage en eaux troubles – tu ne sais plus
qui est responsable de quoi, qui est fautif de quoi, pourquoi tu fais ce que tu fais,
ta seule valeur devient « rendre ton (ta) partenaire heureux(se) » ou « que ton
(ta) partenaire te rende heureux(se) ».
Bien sûr, tout ça fausse les relations et ne mène à rien de bon, même si les
partenaires semblent y trouver leur compte. Crash en vue. Le dirigeable
Hindenburg, ça te parle ?
Personne ne peut remédier à tes difficultés à ta place, ni ne doit ne serait-ce
qu’essayer de le faire au risque de les amplifier, pour ton malheur. Et
réciproquement.
La fixation de frontières claires et secures n’exclut pas l’aide et le soutien
mutuels – prodigués ou reçus – entre les conjoints, à la condition qu’ils soient
librement choisis – et sans que l’un ou l’autre se croie investi d’une mission
censée mériter retour sur investissement affectif.
C’est que les gens tentés de faire porter le chapeau à l’autre se posent en
victimes appelant à leur secours l’éventuel sauveteur disposé à se dévouer.
Ce sont le yin et le yang de toute relation toxique : la victime et son sauveur, la
personne qui fout le feu pour se donner de l’importance et celle qui se valorise
en éteignant l’incendie.
Ces deux profils se trouvent comme aimantés l’un par l’autre et finissent
généralement collés. Leurs pathologies s’accordent à merveille ! Il n’est pas rare
qu’ils reproduisent en cela le modèle parental, celui d’une relation – perçue
comme « heureuse » – basée sur cette porosité de la frontière et le sentiment de
toute-puissance (de soi ou de l’autre).
Le problème, c’est qu’on ne parvient jamais à la complète satisfaction des
besoins de l’autre. Et, la victime alimentant sans fin le moulin des besoins
narcissiques, l’égocentrisme et la mauvaise estime de soi à l’origine de la
névrose relationnelle se trouvent indéfiniment relancés. Dans tous ces cas où
victime et sauveur s’exploitent mutuellement pour leur satisfaction respective,
l’amour véritable, désintéressé et exclusivement tourné vers l’objet
d’attachement, est rarement de la partie. Et le plus dur reste à faire pour les
partenaires.
Les actes accomplis au nom de l’amour n’ont de valeur que s’ils le sont sans
condition et sans attente de quoi que ce soit en retour.
La nuance entre obligation et consentement n’est pas toujours évidente à saisir.
Alors je te propose un test décisif. Demande-toi : « Si je refuse, en quoi ça
changerait notre relation ? » Demande-toi aussi : « Si mon partenaire refuse
quelque chose que je veux, en quoi ça modifierait la relation ? »
Si la réponse est qu’un refus occasionnerait un drame ou même de la crispation,
c’est de mauvais augure. Ça laisse entendre que la relation repose sur un
donnant-donnant, un système de compensations.
Les couples qui ont dessiné des frontières étanches ne redoutent pas les
inévitables crises et conflits, encore moins les blessures narcissiques. Les
partenaires dotés de frontières poreuses sont, eux, en permanence contraints
d’adapter leur comportement aux soubresauts et à-coups.
Accorder toute sa place – la plus importante – au partenaire, c’est accepter qu’il
nous échappe. Là est l’amour inconditionnel.

COMMENT BÂTIR LA CONFIANCE


Ma compagne est du style à rester des plombes devant la glace. Elle adore avoir
un look d’enfer et j’aime qu’elle aime avoir un look d’enfer.
Les soirs où l’on est de sortie, elle s’extrait de la salle de bains au bout d’une
heure au bas mot de séance de maquillage-coiffure-habillage, et me demande
comment je la trouve. En général, elle est magnifique. Mais de temps à autre, ça
ne va pas. Par exemple, quand elle teste une nouvelle coiffure ou chausse une
paire d’escarpins d’un créateur milanais extravagant. Peu importe la raison,
mais, ces fois-là, ça ne fonctionne pas.
Quand je le lui fais savoir, elle devient furibarde, alignant les noms d’oiseaux
sans m’oublier, et retourne aussi sec s’enfermer pour tout revoir et nous mettre
en retard d’une demi-heure au moins.
Dans ce genre de situation, les mecs mentent dans leur majorité pour faire
plaisir à leur nana. Mais pas moi. Pourquoi ? Parce que la sincérité dans ma
relation de couple est plus importante pour moi qu’un « tout va bien » de
circonstance. La femme que j’aime est bien la dernière personne avec laquelle je
devrais me censurer.
Par bonheur, je suis marié avec une personne qui reconnaît que j’ai parfois
raison et accepte d’entendre mon point de vue. Évidemment, elle n’hésite pas
elle non plus à pointer mes conneries – une partenaire peut-elle offrir plus
précieux cadeau ? Il n’est pas rare que mon ego en prenne au passage un sacré
coup. Alors je râle, je gueule, j’essaie d’argumenter pour ma défense, avant
d’admettre quelques heures plus tard qu’elle avait raison. Elle est parvenue à
faire ressortir de moi le meilleur, même si l’entendre me dire que j’ai tort m’a,
comme de coutume, mis en rogne.
Quand la priorité des conjoints consiste à entretenir le confort émotionnel sans
accroc aucun, au bout du compte aucun des deux ne se sent réellement à son
aise. Et leur relation finit par se désintégrer à petit feu sans qu’ils s’en
aperçoivent.
Pas de confiance sans conflit, en effet. Le conflit fonctionne comme un
révélateur, distinguant qui est là pour t’accompagner de manière inconditionnelle
de qui est juste là pour les avantages retirés. Qui a envie d’accorder sa confiance
à celui ou celle qui donnerait servilement raison au dernier qui a parlé ? Si
Panda-Parle-Cash pouvait ajouter son grain de sel, il te dirait que la souffrance
qu’il t’arrive d’éprouver dans le cadre d’une relation est nécessaire, qu’elle agit
sur la confiance mutuelle comme un ciment, œuvrant au rapprochement des
partenaires.
Chacun d’eux doit pouvoir y exprimer ouvertement sa différence, son
désaccord, sa désapprobation, son refus, dire et entendre non. Les frontières sont
alors malmenées, débordées. À défaut, gare à la fausse monnaie, au poison de la
manipulation !
La confiance est l’ingrédient principal d’une relation. Sans confiance, la
relation n’a pas même d’existence. Une personne peut bien t’avouer qu’elle
t’aime, qu’elle a envie d’être avec toi, qu’elle abandonnerait tout pour toi et te
suivrait au bout du monde, mais si tu ne la crois pas, tu ne tireras aucun bénéfice
de ce dont elle témoigne.
C’est ce qui s’avère si destructeur dans les adultères : le problème n’étant pas
tant l’histoire de cul que la rupture de la confiance. Pas d’autre solution que de la
retrouver ou rompre.
Je reçois régulièrement des mails de gens qui ont été cocufiés par leur
partenaire et qui, ne souhaitant pas mettre fin à la relation, se demandent
comment lui accorder de nouveau leur confiance. Ils me confient que, sans la
confiance, leur relation a toutes les apparences d’un lourd fardeau doublé d’une
épée de Damoclès.
Le problème, c’est que, pour la plupart, les gens pris en faute se limitent à de
vagues excuses, baratinant qu’ils ne recommenceront plus. Facile. Combien de
conjoints ainsi floués se contentent-ils, au mépris d’eux-mêmes, de telles
explications, s’interdisant toute remise en question des valeurs, de la dignité de
leur partenaire ?
On ne trompe un partenaire que pour un motif supérieur à la relation elle-
même : détenir un pouvoir sur lui, se prouver des trucs via le sexe, céder à ses
pulsions – peu avouable.
La meilleure chose à faire, pour peu que tu tiennes à la relation bien sûr ?
Commencer par enlever une à une toutes les couches de l’oignon de la
conscience de soi. Puis donner des gages, sachant qu’il faut beaucoup plus de
temps pour regagner la confiance qu’il n’en a fallu pour la réduire à néant. Pas
de la tarte.
Ces propos valent pour n’importe quel type de relation. Quand la confiance est
détruite, elle ne peut renaître qu’à deux conditions : 1) que le fauteur admette les
mobiles de l’« abus de confiance » 2) qu’il fasse la démonstration de son
changement de comportement dans la durée.
La confiance ressemble à une assiette de porcelaine. S’il t’arrive de la casser
une fois, avec un peu de soin tu peux recoller les morceaux. Si en revanche tu la
brises à nouveau, elle éclate en une multitude de fragments qu’il faut beaucoup
plus de temps pour recoller. L’exploser encore ne mène qu’à la réduire en
poussière.

S’ENGAGER POUR ÊTRE LIBRE


La société de consommation s’y entend dès qu’il s’agit de nous pousser à en
vouloir toujours plus. Derrière toute la pub et tout le marketing, le message
implicite est : plus, c’est toujours mieux. J’ai adhéré à cette idée pendant des
années. Gagner plus de fric, visiter plus de pays, avoir plus d’expériences,
coucher avec plus de filles.
Mais « plus » est loin d’être toujours mieux. C’est même le contraire. On serait
en fait souvent plus heureux avec moins. Quand on est submergés d’opportunités
et d’options, on souffre en effet de ce que les psys appellent le paradoxe du
choix. En gros, plus on nous propose d’options, moins on est satisfait de notre
choix parce qu’on garde en tête toutes les autres possibilités auxquelles on a
renoncé.
Si tu as le choix entre deux lieux de vie et en choisis un, tu vas probablement
sentir que tu as fait le bon choix et c’est confortable psychologiquement. Tu as
alors toutes les chances d’être satisfait de ta décision.
Si en revanche tu as le choix entre vingt-huit lieux de vie et choisis l’un d’entre
eux, le paradoxe du choix risque de te faire passer de sales années à douter, à te
demander si tu as vraiment fait « le bon » choix et su mettre toutes les chances
de ton côté pour être heureux. Et cette anxiété, ce désir de certitude, cette
aspiration à la perfection conspireront à te rendre malheureux.
Alors que faire ? Si tu es comme j’étais, tu évites de choisir. Carrément. Tu
gardes un maximum d’ouvertures le plus longtemps possible. Tu évites de
t’engager dans quelque aventure que ce soit.
Mais si t’engager en vérité vis-à-vis d’une personne, t’investir pleinement dans
un lieu, un job ou une activité te prive de tout un champ d’expériences,
multiplier les expériences, te prive au contraire, de goûter à la joie de
l’expérience, dans sa plénitude. Il est par exemple des expériences que tu ne
peux connaître que si tu résides au même endroit pendant cinq ans, que si tu
cohabites avec la même personne depuis plus de dix ans, que si tu as développé
sur le long terme une compétence, un savoir-faire ou un talent. Maintenant que
j’ai dépassé la trentaine, je reconnais que l’engagement procure toute une palette
d’opportunités et de moments que je n’aurais jamais pu expérimenter dans leur
richesse en dehors de ce contexte.
Quand tu enchaînes les expériences les plus diverses, le rendement décroît à
chaque nouvelle aventure, à chaque nouvelle rencontre. Quand tu n’as jamais
quitté ton pays, le premier que tu visites chamboule ta vision des choses parce
que ton bagage d’expériences est des plus réduits. Mais quand tu en as vu vingt,
le vingt et unième ne t’apporte pas grand-chose de plus. Et quand tu en as vu
cinquante ? Le cinquante et unième te fait encore moins d’effet.
Il en va de même des possessions matérielles, de l’argent, des hobbies, des
jobs, des potes et des partenaires amoureux/sexuels. Plus tu prends de la
bouteille, moins les expériences inédites t’affectent. La première fois que j’ai
picolé lors d’une soirée, j’étais tout excité. La centième fois, je trouvais encore
ça marrant. La cinq centième fois, je trouvais ça normal. Et la millième fois,
c’était juste emmerdant et sans intérêt.
L’événement du siècle, pour moi, au cours de ces dernières années, a été ma
capacité à m’ouvrir à l’engagement. J’ai choisi de tout rejeter à l’exception des
personnes, des expériences et des valeurs auxquelles je tenais. J’ai stoppé net
tous mes projets de création d’entreprise et décidé de me consacrer à temps plein
à l’écriture. Depuis lors, mon site Web a trouvé son public, atteignant une
popularité dont je n’aurais jamais osé rêver. Je me suis engagé vis-à-vis d’une
seule femme pour un voyage au long cours et, surprise, j’ai trouvé ça plus
gratifiant que la ribambelle d’aventures d’un soir et de liaisons éphémères que
j’avais alignées pendant des années. Je me suis engagé à demeurer dans un lieu,
et j’ai tout misé sur une poignée de vrais amis.
Ce que j’ai découvert ? Quelque chose de très éloigné de mes représentations
antérieures : qu’il y a de la liberté, et une libération, dans l’engagement. J’ai
trouvé davantage de perspectives et de bons côtés à rejeter les autres possibles,
les distractions, pour me focaliser sur ce que j’avais choisi et qui comptait pour
moi.
L’engagement rend libre parce qu’on n’y est plus distrait par ce qui relève de la
vanité. Parce qu’il aiguise l’attention et la capacité de concentration, les orientant
vers ce qui est le plus susceptible de nous épanouir. Il facilite la décision, faisant
taire la crainte de passer à côté des choses – pourquoi s’échiner à en vouloir
toujours plus dès lors qu’on est satisfait de ce que l’on détient déjà ? En outre,
l’engagement concentre l’énergie sur quelques objectifs prioritaires, vers un
degré de réussite plus élevé que celui qu’on aurait atteint en se dispersant.
En ce sens, le refus des alternatives et de l’élargissement perpétuel du spectre
au détriment de l’approfondissement s’avère libérateur.
Oui, élargir le champ des expériences est probablement nécessaire et
souhaitable au cours de la jeunesse – car après tout, il faut bien sortir de son
univers et découvrir dans quoi il semble valoir la peine de s’investir. Mais c’est
en profondeur qu’est enfoui le trésor. C’est là qu’il nous appartient de creuser
pour le dégager. Ça se vérifie dans les relations, dans le boulot, dans le style de
vie – dans tout.
Chapitre 9

… Et puis tu meurs

« CHERCHE ta vérité et c’est là que nous nous rencontrerons. »


C’est la dernière chose que Josh m’a dite, avec l’ironie de rigueur, mimant l’air
inspiré des gens qui se donnent des airs. Il était stone. Et c’était un bon pote.
Ma métamorphose – au sens entomologique du terme – est intervenue quand
j’avais dix-neuf ans. Josh m’avait entraîné à une soirée au bord d’un lac situé
juste au nord de Dallas, au Texas. Il y avait là des copropriétés sur une petite
butte avec en contrebas une piscine, et, après la piscine, une falaise surplombant
un lac. C’était une petite falaise, d’une dizaine de mètres de hauteur –
suffisamment haute pour te faire réfléchir à deux fois avant de sauter du sommet,
mais pas assez pour te dissuader de te jeter sous l’effet de l’alcool ou de la
pression d’un copain.
Peu après notre arrivée, Josh et moi nous trouvions assis au bord de la piscine,
en train de descendre des bières et de parler de trucs de mecs. On causait alcool,
groupes de rock, nanas et trucs cool que Josh avait faits depuis qu’il avait lâché
ses cours de musique. On parlait de jouer tous les deux dans un groupe et d’aller
à New York – un rêve inaccessible à l’époque.
On était encore des gamins.
« Tu sauterais de là ? », lui lançai-je au bout d’un moment en faisant un signe
de la tête en direction de la falaise.
« Ouais, les gens le font tout le temps ici », me répondit-il.
« Tu vas le faire ? »
Il haussa les épaules. « Peut-être. On va voir. »
Plus tard dans la soirée, Josh et moi frayions chacun de son côté. J’avais pour
ma part flashé sur une jolie fille, une Asiatique, qui semblait kiffer les jeux vidéo
– ce qui, pour le petit branleur d’ado que j’étais, équivalait à gagner le jackpot.
Sans s’intéresser particulièrement à moi, elle avait l’air très sympa et semblait
apprécier de m’écouter discourir, alors je n’ai pas arrêté de la saouler. Au bout
de quelques bières, j’ai pris mon courage à deux mains et l’ai invitée à
m’accompagner jusqu’à la maison, en haut de la petite butte, pour aller chercher
de quoi bouffer. Elle m’a suivi sans problème.
Sur le chemin, on est tombés sur Josh qui redescendait. Je lui ai demandé s’il
voulait un truc à manger, mais il a refusé. Je lui ai ensuite demandé où je
pourrais le retrouver plus tard dans la nuit. Il m’a souri en disant : « Cherche ta
vérité et c’est là que nous nous rencontrerons. » J’ai opiné du chef en prenant
l’air grave. Et je lui ai répondu : « OK, je te retrouve là, alors » – comme si je
savais exactement où se situait ma vérité et comment aller la chercher.
Josh a pouffé avant de se remettre en marche en direction de la falaise. Je me
suis marré également, puis la jeune femme et moi avons repris notre ascension
vers la maison.
Je ne me rappelle pas combien de temps je suis resté à l’intérieur. Je me
souviens seulement que quand elle et moi sommes ressortis tout le monde avait
disparu et les sirènes hurlaient. La piscine était vide. Des gens se dirigeaient à
toutes jambes vers le bord du lac, au pied de la falaise. D’autres personnes s’y
trouvaient déjà. Je pouvais distinguer plusieurs types en train de nager. Du fait
de la pénombre, j’avais du mal à saisir ce qui se passait. La musique était
toujours à fond, mais plus personne n’écoutait.
Plus qu’intrigué, j’ai suivi le mouvement, rejoignant l’attroupement sur la rive.
J’étais encore en train de grignoter mon sandwich quand, à mi-chemin, la fille
m’a dit : « Je crois qu’il s’est passé un truc horrible. »
Une fois en bas de la falaise, j’ai demandé à quelqu’un où était Josh. Pas de
réponse. Personne ne prêtait attention à moi. Tous les regards fixaient la surface.
J’ai posé la question à nouveau, et cette fois une autre invitée a fondu en larmes.
C’est là que j’ai fait le rapprochement.
Il a fallu trois heures aux plongeurs pour retrouver le corps de Josh au fond du
lac. L’autopsie révélera qu’il avait été pris de crampes aux membres inférieurs à
cause de la déshydratation liée à l’alcool et de l’impact de son saut du sommet
de la falaise. L’eau était sombre et il faisait sombre autour – noir sur fond noir.
Personne n’aurait pu situer d’où venaient ses appels au secours. Quelques
personnes seulement avaient cru entendre un gros plouf. Plus tard, ses parents
m’ont confié qu’il était mauvais nageur, chose que j’ignorais.
À moi, il m’a fallu douze heures pour verser des larmes. J’étais dans ma
voiture, le matin du lendemain, sur la route du retour à Austin. J’ai appelé mon
père pour lui dire que j’étais encore près de Dallas et que je serais absent au
boulot. (Je travaillais pour son compte, cet été-là.) Il m’a demandé : « Pourquoi ?
Que s’est-il passé ? Tout va bien ? » C’est là que je me suis lâché. Je me suis
arrêté sur le bord de la route et, agrippé au téléphone, j’ai sangloté comme un
petit garçon appelant la consolation.
Au cours des mois qui ont suivi, j’ai déprimé grave. J’étais certainement déjà
déprimé avant cet épisode, mais là, c’était comme si plus rien n’avait de sens.
Ma tristesse était sans fond, au point que j’en éprouvais de la souffrance
physique. Les gens passaient me voir pour essayer de me remonter le moral, et
moi je restais assis, à les écouter débiter des propos convenus ; et je leur disais
merci et que c’était gentil de me rendre visite, leur rendant leur sourire de
circonstance. Je prétendais que ça allait mieux mais, derrière le masque, je ne
ressentais plus rien.
Pendant plusieurs mois, Josh m’est apparu en rêve. Je rêvais qu’on avait tous
les deux de grandes discussions sur la vie et la mort, et aussi des conversations
plus légères sur toutes sortes de choses futiles. Jusqu’à l’été de la mort de Josh,
j’avais été le jeune gars de la classe moyenne typique, buvant des coups, fumant
des joints, flemmard, irresponsable, frappé d’anxiété sociale et insecure autant
qu’on peut l’être. Josh était quelqu’un que je respectais. Il était plus âgé que moi,
il avait plus d’assurance et d’expérience, était plus ouvert que moi au monde qui
l’entourait, éprouvait moins le besoin de jouer les rebelles. Dans l’un des
derniers rêves, je me trouvais dans un jacuzzi en sa compagnie (ouais, je sais,
bizarroïde), et je lui disais un truc du style : « Je regrette tellement que tu sois
mort. » Il riait à cette confidence. Je ne me rappelle pas exactement ses propos,
mais il me répondait un truc du genre : « Pourquoi est-ce que tu te préoccupes de
ma mort alors que tu as toujours autant peur de vivre ? » Je me suis réveillé en
larmes.
Envolée avec lui, l’amitié de Josh laissait un vide immense. Ce même été, je
me trouvais chez ma mère, assis sur le canapé, apathique et le regard perdu,
quand soudainement j’ai pris conscience que si je n’avais aucune raison de faire
quoi que ce soit, je n’avais pas davantage de raison de ne rien faire ; que face à
quelque chose d’aussi inévitable que la mort, je n’avais en rien à céder à la peur,
à la gêne ou à la honte, puisque de toute façon, tout ça, c’était du vent ; et qu’en
passant l’essentiel de ma courte vie à esquiver tout ce qui m’était pénible et
inconfortable, j’évitais en fait tout simplement de vivre.
En l’espace de quelques semaines, j’ai arrêté d’un coup d’un seul le shit, les
clopes et les jeux vidéo. J’ai oublié mon fantasme à la manque de devenir une
rock star, j’ai cessé de faire de la musique et je me suis inscrit à la fac. J’ai
commencé à fréquenter la salle de sport, me délestant au passage de pas mal de
kilos. Je me suis fait de nouveaux potes. J’ai rencontré ma première petite amie.
Pour la première fois j’étais assidu à des cours, je bossais, réalisant que je
pouvais récolter de bonnes notes pour peu que je consente à arrêter de m’en
foutre. L’été suivant, je me suis mis au défi d’avaler cinquante livres de non-
fiction en cinquante jours, et je l’ai relevé. L’année d’après, je me suis inscrit
dans une autre université, à l’autre bout du pays : le top du top. Pour la première
fois de ma jeune existence, dans ce cadre prestigieux, j’obtenais d’excellents
résultats et connaissais une stimulante vie sociale.
La mort de Josh a représenté un tournant. Avant sa disparition, j’étais inhibé,
sans ambition, obnubilé par ce que j’imaginais qu’on pouvait penser de moi.
Après le drame, plus rien n’a été comme avant. Je suis devenu un autre,
quelqu’un de responsable, de curieux, de bosseur. J’étais toujours la proie
d’angoisses et avançais lesté d’un pesant bagage – comme nous tous –, mais
désormais il y avait quelque chose de plus important qui reléguait ce barda au
second plan. Et ça faisait toute la différence. Étonnamment, c’était la mort de
quelqu’un d’autre qui m’avait donné la permission de vivre. Cet épisode,
incontestablement le plus dur, est aussi celui qui a le plus transformé le cours de
ma vie.
La mort nous terrifie tous autant que nous sommes. Et parce qu’elle nous
terrifie, on en élude l’idée, on évite d’y penser, d’en parler et parfois de
l’admettre, même si elle frappe quelqu’un qui nous est proche.
Paradoxalement, la mort est la lumière qui fait ressortir la pénombre du sens de
l’existence. Sans la mort, rien ne revêtirait d’importance ; que pèseraient en effet
nos expériences, nos critères de mesure, nos valeurs ? Que dalle.

LA PART D’IMMORTEL EN TOI


Ernest Becker était un paria universitaire. En 1960, il avait obtenu son doctorat
d’anthropologie avec une thèse comparant les pratiques improbables et non
conformistes du bouddhisme zen et de la psychanalyse. À l’époque, le zen était
perçu comme un truc réservé aux hippies et aux toxicos, et la psychanalyse
freudienne considérée comme de la charlatanerie datant de l’Âge de pierre.
Dans le cadre de son premier poste en tant que maître-assistant, Becker a vite
rejoint un groupe qui dénonçait la pratique psychiatrique. Sa « bande » assimilait
la psychiatrie à l’idéologie fasciste, en tout cas à une discipline sans fondement
scientifique et exerçant une forme d’oppression à l’égard des faibles et des
impuissants.
Seul petit problème : le supérieur de Becker était psychiatre. Donc c’était un
peu comme débarquer dans ton premier job et comparer sans ambages ton boss à
Hitler.
Comme tu peux l’imaginer, il a été viré.
Il a alors translaté ses idées radicales à Berkeley, en Californie, un endroit où
elles pourraient, pensait-il, trouver un écho favorable. Mais niet. Marginalisé par
ses méthodes pédagogiques un rien allumées autant que par ses prises de
position anti-establishment, Becker n’a pas mis longtemps à être poussé vers la
sortie.
C’est qu’il puisait dans Shakespeare pour enseigner la psychologie, dans les
manuels de psychologie pour enseigner l’anthropologie, dans les données
anthropologiques pour faire cours de sociologie. Il se présentait sapé comme le
Roi Lear, simulait des combats d’épée au beau milieu de la classe et n’hésitait
pas à se lancer dans de longues diatribes politiques sans lien avec l’objet du
cours. Si ses étudiants l’adoraient, tout le reste de la fac l’avait en horreur. Moins
d’un an plus tard, il était de nouveau à la porte.
Il a alors atterri à l’université d’État de San Francisco où il est parvenu à
conserver son poste plus d’une année. Mais quand les étudiants ont commencé à
protester violemment contre la guerre du Vietnam, l’université a fait appel à la
garde nationale et c’est là que la situation a dégénéré. Becker ayant pris le parti
des étudiants et dénoncé publiquement les interventions du doyen (là encore, un
boss « hitleresque » et tout ce qui s’ensuivait), il a sans surprise été foutu dehors
illico.
Il en était à son quatrième changement d’employeur en six ans. Avant la
cinquième éviction au compteur, il a déclaré un cancer du côlon. Pronostic vital
engagé. Contraint de passer les années suivantes cloué au lit sans grand espoir
d’en sortir, il a décidé d’écrire un bouquin. Un bouquin sur la mort.
Becker est décédé en 1974. Son livre The Denial of Death allait remporter le
prix Pulitzer et devenir l’une des œuvres intellectuelles les plus influentes du XXe
siècle, bouleversant les domaines de la psychologie et de l’anthropologie tout en
exposant avec force des idées d’ordre philosophique qui continuent de marquer
les esprits.
The Denial of Death soutient deux points essentiels :
1. Nous, les humains, sommes uniques en notre genre parmi les autres espèces
car nous sommes les seuls animaux capables de conceptualiser et de nous
représenter de manière abstraite. Les chiens ne restent pas assis à se ronger les
sangs au sujet de leur carrière. Les chats ne cogitent pas sur leurs erreurs
passées, pas plus qu’ils ne se demandent ce qui se serait passé s’ils avaient fait
les choses autrement. Les singes ne débattent pas de leur vision de l’avenir et
les poissons ne se font pas des nœuds au cerveau pour savoir si d’autres
poissons les aimeraient davantage dotés de nageoires plus longues.
En tant qu’humains, nous naissons avec la capacité de nous imaginer dans des
situations hypothétiques, de considérer à la fois le passé et le futur, de nous
figurer d’autres réalités ou situations dont le contenu différerait du tout au tout.
Et, ainsi que l’explique Becker, c’est cette faculté mentale unique qui fait de
nous des êtres conscients du caractère inéluctable de leur propre mort. Parce
que nous sommes capables d’envisager d’autres versions de la réalité, nous
sommes aussi les seuls animaux en mesure d’imaginer une réalité dont nous
serions absents.
Cette acuité de la conscience engendre ce que Becker désigne comme la
« terreur de la mort », une angoisse existentielle profonde qui sous-tend tout ce
que nous pensons ou faisons.
2. Becker part du principe que nous avons, à la base, deux moi. Le premier moi
est le moi physique – celui qui, pour faire simple, mange, dort, ronfle, etc. Le
second, notre moi conceptuel – notre identité ou l’image qu’on a de nous-
mêmes.
La thèse de Becker est la suivante : on est tous peu ou prou conscients que
notre moi physique va finir par mourir, que cette mort est inévitable, et que son
caractère inévitable – plus ou moins refoulé – nous fiche une sacrée frousse.
Du coup, pour compenser notre peur d’une telle perte, on s’efforce de
construire un moi conceptuel qui, lui, sera éternel. Voilà pourquoi les gens se
donnent autant de mal pour inscrire leur nom sur des édifices, des statues, des
quatrièmes de couverture. C’est aussi la raison pour laquelle on se sent obligés
de consacrer tant de temps aux autres, et notamment aux enfants. Dans l’espoir
que notre influence – déclinaison de ce moi conceptuel – perdurera bien au-
delà de notre moi physique. Avec l’espoir également qu’on se souvienne de
nous, qu’on nous vénère et nous idolâtre longtemps après notre disparition.
Becker appelle ces efforts nos « projets d’immortalité », des projets qui
permettent à notre moi conceptuel de survivre à notre mort physique, de
prolonger notre moi très au-delà. Toute la civilisation humaine est selon lui, dans
son essence, le résultat de projets d’immortalité : les villes, les gouvernements,
les structures et les autorités en place actuellement étaient des projets
d’immortalité d’hommes et de femmes venus au monde avant nous. Ils sont les
vestiges de ces « moi » conceptuels passés à la postérité. Des noms tels que ceux
de Jésus, Mahomet, Napoléon et Shakespeare résonnent tout aussi puissamment
– si ce n’est plus – aujourd’hui que lorsque ces hommes qui les portaient étaient
en vie. C’est ça. Qu’il débouche sur la maîtrise d’un art, la conquête d’une
nouvelle terre, l’accumulation de richesses ou l’engendrement d’une lignée dont
le nom se perpétuera d’une génération l’autre, le sens de notre vie est tout entier
déterminé par cette aspiration innée à ne jamais mourir tout à fait.
La religion, la politique, le sport, l’art et les innovations technologiques
relèvent de semblables démarches. Becker affirme en outre que les guerres, les
révolutions et les massacres se produisent quand les projets d’immortalité d’un
groupe de personnes entrent en conflit avec ceux d’un autre groupe. La
justification de siècles d’oppression et du massacre de millions de gens serait
ainsi à chercher dans la défense du projet d’immortalité d’un groupe au
détriment de celui d’un autre.
Mais, quand nos projets d’immortalité se fracassent ou perdent leur sens, quand
la perspective de voir notre moi conceptuel survivre à notre moi physique
semble réduite à néant, la terreur de la mort – cette insupportable angoisse –
revient s’insinuer dans notre esprit. À la faveur d’un traumatisme ou d’une
situation d’humiliation, de honte sociale, par exemple. Ou dans le cas d’une
pathologie du psychisme, comme le note Becker.
Nos projets d’immortalité sont nos valeurs – j’y insiste pour le cas où tu
n’aurais pas encore imprimé. Ils sont le baromètre du sens que nous conférons à
notre existence, de ce qui selon nous vaut la peine de la mener à son terme. Et
quand nos valeurs s’effondrent, il en va de même pour nous-mêmes au plan
psychologique. Ce qu’explique Becker, au fond, c’est que nous sommes tous
poussés par une peur qui nous incite à nous préoccuper d’une foultitude de
choses plus vaines les unes que les autres. Pourquoi ? Parce que nous y investir
est encore la plus sûre manière de dévier de l’inéluctabilité de notre propre mort,
de nous détourner de sa réalité. À cet égard, s’en foutre revient à atteindre un
état quasi-spirituel d’acceptation de la finitude de notre existence de mortels.
L’état idoine pour contourner la foire aux vanités, le piège du nombrilisme et de
l’enflure.
Enfin, à l’extrémité de sa vie, Ernest Becker a partagé son intuition de la
nécessité pour chacun de mettre en doute son moi conceptuel plutôt que de
tendre à sa réalisation. Il appelait cela « l’antidote amer », et s’efforçait
d’apprivoiser lui-même la perspective de sa disparition à brève échéance. La
mort est contrariante, mais jusqu’à présent inévitable. Dura lex. S’efforcer de
l’accepter du mieux possible vaut donc mieux que l’ignorer. Parce qu’une fois
« relax » avec le fait qu’on mourra un jour – avec la frayeur abyssale qui motive
les ambitions futiles –, à nous la liberté de choisir nos valeurs, sans être les
otages de cette quête absurde de l’immortalité.
LA FACE LUMINEUSE DE LA MORT
Je grimpe de rocher en rocher, progressant de manière régulière, les muscles de
mes jambes et de mes cuisses endoloris par l’étirement. Dans cet état proche de
la transe lié à un effort physique lent et répété, j’approche du sommet. Je suis
seul à présent, sous le ciel large et profond. Mes copains, occupés à prendre des
photos de l’océan, sont restés plus bas.
Enfin, j’arrive à la hauteur d’un gros rocher et la vue s’ouvre. D’où je me tiens,
je peux embrasser l’horizon à l’infini. C’est comme si je regardais le bord de la
terre, là où l’eau rencontre le ciel – bleu sur fond bleu. Le vent hurle et me
fouette le visage. Je regarde en l’air. C’est à couper le souffle.
Je suis en Afrique du Sud, au cap de Bonne-Espérance, jadis considéré comme
le point géographique le plus méridional tout à la fois du continent et du globe.
C’est un site agité par les tempêtes et cerné d’eaux traîtresses. Un endroit qui a
vu défiler des siècles d’échanges commerciaux et d’aventure humaine. Le lieu –
paradoxalement – des espoirs perdus.
Il y a un dicton portugais qui dit : « Ele dobra o Cabo da Boa Esperança. »
Traduction : « Il franchit le cap de Bonne-Espérance. » Et tu sais quoi ?
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ça veut dire que la personne concernée
est arrivée au terme de sa vie, qu’elle est incapable d’aller plus loin et qu’elle
s’apprête à mourir.
J’avance sur ce gros rocher en direction du bleu dont l’immensité remplit mon
champ de vision. Je transpire mais j’ai froid. Je suis tout excité et en même
temps anxieux. Est-ce que c’est ça ?
Le vent gifle mes oreilles. Je n’entends rien, mais je vois nettement le bord : là
où le rocher rencontre l’oubli. Je m’arrête et reste debout, là, à quelques mètres,
pendant un moment. Je peux voir l’océan tout en bas, le clapotis des vagues,
l’écume au pied des falaises sur des kilomètres de part et d’autre. Les vagues
semblent comme remontées contre l’impénétrabilité des parois rocheuses. Juste
devant moi, c’est le vide, et la mer à une cinquantaine de mètres plus bas.
À ma droite, en contrebas, des touristes agglutinés mitraillent le paysage. On
dirait des fourmis. À ma gauche, c’est l’Asie. Devant moi, c’est le ciel et,
derrière, tous les espoirs que j’ai emmenés avec moi.
Et si c’était ça ? Si ce n’était que ça ?
Je regarde autour de moi. Je suis seul. Je m’approche du bord de la falaise.
Tout se passe comme si le corps humain était équipé d’un radar détectant le
danger mortel. À l’approche d’un bord sans garde-fou, tout ton organisme se
tend à l’extrême. Ton dos se raidit. Ta peau frissonne. Tes yeux focalisent
chaque détail de l’environnement. Tu chausses du plomb. Comme si un puissant
aimant t’attirait subrepticement vers l’arrière, vers la sécurité.
Mais je combats l’aimant. Mes pieds lestés s’avancent plus près du bord.
À environ un mètre cinquante du bord, c’est au tour du cerveau, pas en reste, de
s’allumer. Tu es à présent assez près pour bien voir la paroi, et toutes sortes
d’images indésirables t’assaillent – un faux pas, et hop ! c’est la chute… le
vide… l’eau… et c’est terminé. Tu es allé trop loin. Ton mental te rappelle à
l’ordre. Eh ! mec, qu’est-ce que tu fais ? Arrête d’avancer. Arrête.
Je lui ordonne de la boucler et je m’avance encore.
À moins d’un mètre, ton corps déclenche l’alerte rouge. Là, tu visualises plein
pot que tu trébuches et que c’est fini pour toi ; qu’un coup de vent un peu plus
fort t’envole direct vers cette éternité bleu sur bleu. Tes jambes flageolent. Tes
mains tremblent. Ta voix également.
Moins d’un mètre du bord : c’est la limite absolue de la plupart des gens.
Suffisamment près pour pouvoir se pencher et jeter un œil en bas, mais assez
loin pour ne pas s’exposer vraiment au risque de se tuer. Rester planté là, debout,
au bord d’une falaise, aussi impressionnante soit-elle, procure une sensation de
vertige enivrante et retourne l’estomac.
Est-ce que c’est ça ? Est-ce que je sais déjà tout ce que je saurai un jour futur ?
Encore un pas. Plus qu’une soixantaine de centimètres me séparent de la limite.
Ma jambe d’appui vibre. Mes pieds traînent un boulet. Je lutte contre l’aimant
qui me retient. Contre mon mental. Contre mon instinct de survie.
Trente centimètres. La pente qui dégringole me saute aux yeux. J’ai envie de
crier. Mon corps se recroqueville. Le vent souffle en rafales. Les images
mentales me décochent des crochets du droit.
À trente petits centimètres du bord, tu flottes. Tu te confonds avec le ciel lui-
même. Et tu t’attends à tomber d’un instant à l’autre.
Je me suis accroupi. Je reste là un moment, immobile, reprenant mon souffle et
mes esprits. Je me force à regarder en direction de l’eau qui frappe les rochers,
tout en bas. Puis je regarde à nouveau vers la droite – des fourmis y grouillent,
prenant des photos, courant après leur car. Quelqu’un m’aurait-il repéré ? Je
voudrais que ce soit le cas. Personne ne peut me voir, ça tombe sous le sens.
Mais je nage en plein irrationnel. Et même si on pouvait m’apercevoir de loin,
on ne pourrait rien me dire pour autant ni rien faire pour moi.
Je n’entends que le vent.
Est-ce que c’est ça ?
Je frissonne de partout, la peur se fait euphorie et m’aveugle. Je suis concentré,
comme entré en méditation. Tout devient clair. Rien ne rend aussi présent à soi-
même, aussi conscient de l’instant comme d’être à quelques centimètres de sa
propre mort. Je me redresse, regardant de nouveau l’horizon, et me surprends à
sourire. À ce moment précis, dans mon souvenir, je suis prêt à mourir.
De telles rencontres provoquées, vertigineuses, de notre condition de mortels se
pratiquaient déjà dans l’Antiquité. Les Stoïciens de la Grèce et de la Rome
antiques recommandaient ainsi à leurs contemporains de toujours garder bien
présente à l’esprit l’idée de leur propre mort afin de goûter la vie et d’en
relativiser les difficultés. De même, le bouddhisme dans ses déclinaisons
envisage la pratique de la méditation comme un moyen de se préparer à la mort
tout au long de la vie. La dilution de l’ego – jusqu’à atteindre l’état
d’illumination du nirvana – s’y conçoit comme une répétition du passage de
l’autre côté. Et Mark Twain, cet excentrique fantaisiste débarqué sur terre avec
la comète de Halley et reparti avec elle, d’ajouter : « La peur de mourir découle
de la peur de vivre. Celui qui vit pleinement est prêt à mourir à tout moment. »
Je me penche légèrement en arrière et, prenant appui sur mes mains, m’assieds
lentement. Je glisse en avant une jambe après l’autre, calant mes pieds sur une
petite pierre qui dépasse de la paroi. Je repose là, incliné vers l’arrière, à sentir le
vent agiter mes cheveux. La peur est à présent supportable, du moins tant que je
ne détache pas le regard de la ligne d’horizon.
Passé un moment, je me remets debout et fixe une nouvelle fois le bas de la
falaise. Voilà qu’elle resurgit aussitôt, remontant le long de ma colonne,
envoyant des décharges dans mes membres, me reliant mentalement à chaque
point de mon corps, par moments étouffante. Alors, à chaque suffocation je fais
le vide, focalisé sur le précipice à mes pieds, me contraignant à regarder en face
l’éventualité de ma mort, à la toucher du doigt. Me voilà assis au bord du monde,
à l’extrémité la plus méridionale de l’espoir, à la porte de l’Orient. Comme
étourdi par les bouffées d’adrénaline. Je ressens une excitation à demeurer ainsi
immobile et calme, pleinement conscient. J’écoute le vent, je scrute l’océan, aux
confins de la terre – et je souris dans la lumière.
Quand nous passons notre temps à courir après un peu plus de fric, un peu plus
de gloire et d’attention, un peu plus d’assurance, que nous avons raison ou que
nous sommes aimés, la mort qui balaie tout nous confronte à une question
autrement plus lourde : que vas-tu laisser derrière toi ? Quelle empreinte ?
Quelle influence auras-tu eue ? En quoi le monde sera-t-il différent quand tu
n’en seras plus ? On dit qu’un papillon qui bat des ailes en Afrique peut
provoquer un ouragan en Floride ; eh bien, quel ouragan vas-tu laisser dans ton
sillage ?
Comme le soulignait Ernest Becker, c’est la seule interrogation qui vaille. Mais
tu l’éludes. Primo, parce que c’est dur. Secundo, parce que ça fout les jetons.
Tertio, parce que tu n’as fichtrement aucune idée de ce que tu fais vraiment.
Le risque : cette confusion des valeurs qui voit le superficiel se substituer à
l’important et l’important disparaître derrière le futile ; qui laisse le contrôle de
tes désirs, de tes ambitions, à l’insignifiance. Seule certitude en ce bas monde, la
mort devrait être la boussole. Elle est en tout cas la bonne réponse à toutes les
questions que nous devrions poser mais ne posons jamais. L’accueillir, lui
réserver une place en toute décontraction, c’est t’envisager toi-même comme
plus grand que toi ; choisir des valeurs qui dépassent le service de ton seul moi.
Que tu écoutes Aristote ou les psychologues de Harvard, Jésus-Christ ou encore
ces sacrés Beatles, ils enracinent tous le bonheur authentique dans une même
démarche : s’investir dans l’au-delà de notre personne, avec la conviction d’être
partie intégrante d’un ensemble bien plus vaste, et que notre vie n’est qu’un
produit dérivé parmi d’autres d’une production inintelligible. C’est pour ça que
les gens vont à la messe ; c’est pour ça qu’ils se font la guerre ; qu’ils fondent un
foyer, épargnent pour leur retraite, édifient des ponts, inventent des téléphones
cellulaires : pour cet instant où ils entrevoient qu’ils font partie de quelque chose
de supérieur et d’inconnaissable.
Dire que notre petit ego nous détourne de tout ça, nous plaçant nous-mêmes au
centre d’un univers dont nous subirions toutes les injustices et mériterions tous
les bienfaits ! Comme nous croire tout-puissants et nous contempler le nombril
nous isole !
Nous crevons de telles dynamiques toxiques. En écho à l’injonction actuelle à
se « faire plaisir », nous croyons mériter des égards, revendiquons des droits
sans contrepartie, déployons des prétentions sans fondement – ne faut-il pas
paraître génial quand l’époque ne retient que l’extraordinaire, au risque de
confondre reconnaissance et réussite ?
Tu es génial. Déjà. Que toi-même et les autres en ayez conscience ou pas. Et
pas parce que tu as lancé une appli pour iPhone, que tu es sorti diplômé avec un
an d’avance ou que tu t’es offert un bateau à la con.
Tu l’es parce qu’en pleine confusion, tu continues de privilégier ce qui compte
à tes yeux. Même si tu dors dans la rue et crèves la dalle.
Comme nous tous, tu es appelé à disparaître. Pourquoi ? Parce tu auras eu la
chance de naître, recevant toi aussi le cadeau de la vie. Tu ne réalises pas ?
Monte donc à l’occasion en haut d’une falaise et tu vas t’en rendre compte.
Bukowski a écrit un jour : « Chacun d’entre nous est promis à la mort. Quel
cirque ! Cela devrait suffire à nous faire nous aimer les uns les autres, mais non.
Les futilités de la vie nous paralysent ; nous sommes dévorés par ce néant. »
Je me rappelle cette nuit où j’ai vu le corps de mon copain Josh repêché dans le
lac par le SAMU. Je me revois fixer le ciel noir du Texas et assister à la lente
dissolution de mon ego dans cette masse sombre. Je mesure avec le recul du
temps à quel point cette tragédie m’a fait grandir. Oui, elle m’a aidé à investir
l’« ici et maintenant », à revendiquer mes choix et à poursuivre mes rêves sans
vergogne.
Au-delà de ces leçons de vie, j’en retiens surtout l’enseignement plus essentiel
selon lequel il n’y a rien à craindre. Jamais. Je m’en suis pénétré pour ne plus
m’en défaire. Et garder tout ce temps à l’esprit l’idée de ma finitude – par la
méditation, des lectures philosophiques ou des trucs barrés tels que rester debout
au bord d’une falaise en Afrique du Sud – y a contribué. Puis tout est devenu
plus facile. Je ne m’éloigne jamais tout à fait de l’obscurité, en sorte que la vie
m’apparaît dans sa lumière.
Je reste assis quelques minutes de plus, à m’imprégner une dernière fois du cap
de Bonne-Espérance. Enfin décidé à lever le camp, je pose les mains derrière
moi et recule rapidement avant de me redresser lentement. Je vérifie autour de
moi qu’il n’y a pas de rocher branlant. Une fois en sécurité, je reviens
doucement à la réalité – m’éloignant d’un mètre cinquante, puis de trois
mètres… Mon corps récupère pas après pas de ses émotions. Mes pieds
deviennent plus légers. Je me laisse attirer sans résistance par l’aimant de la vie.
J’enjambe les rochers pour rejoindre le chemin principal quand voilà que je
bute presque sur un homme qui m’observait à distance.
« Hum. Je vous ai vu assis au bord, là-bas », me lance-t-il. Il a un accent
australien. Il articule « là-bas » d’un air gêné, pointant l’index vers
l’Antarctique.
« Ouais, la vue est époustouflante, n’est-ce pas ? » Je souris. Lui me regarde
avec gravité. Je me frotte les mains sur mon short, encore vibrant des longues
minutes suspendues. Un ange passe.
L’Australien reste debout devant moi quelques instants, l’air perplexe. Puis, je
l’entends articuler lentement.
« Vous êtes sûr que ça va ? Comment vous sentez-vous ? »
Je lui souris en silence avant de répondre : « Vivant. Très vivant. »
Me rendant le sourire, il m’adresse un petit signe de la tête puis s’engage sur le
chemin. Je reste là, silhouette dans ce cadre unique. J’attends mes copains qui
gravissent le sommet. Ils ne vont pas tarder.
Remerciements

CE LIVRE n’était au départ qu’un magma informe et il a fallu plus que mes deux
pognes pour sculpter dans la masse et en tirer quelque chose de compréhensible.
D’abord, je tiens à dire merci à mon épouse, Fernanda. Belle, brillante, elle
n’hésite jamais à me dire non quand j’ai le plus besoin de l’entendre. Fernanda,
ton inconditionnel soutien et les retours constants de ta part tout au long de
l’écriture m’ont été plus que précieux, indispensables.
Ensuite, je remercie mes parents qui ont dû supporter le petit con que j’étais
pendant des années et n’ont jamais cessé de m’aimer. Il me semble que je n’étais
pas pleinement entré dans l’âge d’homme avant de comprendre la plupart des
concepts évoqués au fil des pages. L’adulte que je suis devenu s’est d’ailleurs
beaucoup réjoui d’apprendre à vous connaître, vous mes parents, ces dernières
années. Et je remercie mon frangin : je ne doute à aucun moment de la réalité de
notre attachement et de notre respect mutuel, même si des fois ça me gonfle que
toi, mon frangin, tu ne répondes pas à mes textos !
Merci à Philip Kemper et Drew Birnie – deux intellects majuscules qui se
conjuguent de telle manière que le mien apparaît beaucoup plus grand qu’il n’est
réellement. Votre super boulot et votre génie ne laissent pas de m’éblouir.
Merci à Michael Covell d’être mon crash test intellectuel, surtout lorsqu’il
s’agit de comprendre des travaux de recherche psy, et de passer au crible mes
hypothèses. Merci à mon éditeur, Luke Dempsey, d’avoir resserré sans
ménagement les boulons de ma prose et osé un langage encore plus cru que le
mien. Merci à mon agent, Mollie Glick, de m’avoir aidé à définir les contours de
ce bouquin et de l’avoir fait connaître à travers le monde, très au-delà de mes
espérances. Merci à Taylor Pearson, Dan Andrews et Jodi Ettenburg pour leur
indéfectible soutien et leurs encouragements d’un bout à l’autre de l’aventure ;
tous trois m’avez permis de rester sain d’esprit et responsable – un auteur a-t-il
besoin d’autre chose ?
Enfin, je remercie vivement les millions de gens qui, quelle qu’en soit la raison,
ont décidé de suivre une espèce de connard mal embouché de Boston qui
disserte sur la vie à longueur de post de blog. Les kilomètres de mails reçus de
ceux d’entre vous qui ont bien voulu me dévoiler les coins et recoins les plus
intimes de leur vie à moi, un parfait étranger, me font me sentir tout petit et
m’inspirent tout à la fois. À ce stade de ma vie, j’ai passé des milliers d’heures à
me documenter sur les sujets ici présentés, et à les étudier. Mais vous tous
continuez d’être mes véritables enseignants et éducateurs. Soyez-en remerciés.
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