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La « mort » achevée et confirmée de l’État haïtien

L’objectif de cette réflexion consiste non seulement à commenter l’actualité haïtienne, mais
aussi de faire une brève rétrospection afin de voir et comprendre ce qui s’est passé dans
l’histoire politique d’Haïti depuis son Indépendance en 1804, jusqu’à nos jours. L’idée est de
mieux saisir la problématique actuelle marquée par l’assassinat du président Jovenel Moïse
dans la nuit du 6 au 7 juillet 2021 en sa résidence privée à Port-au-Prince. Cette réflexion, au-
delà des commentaires de l’actualité qu’elle se fixe comme objectif, tout en faisant un rappel
historique, propose aussi une analyse de la situation de la gouvernance politique globale
d’Haïti. Elle aide ainsi à mieux cerner les enjeux actuels et de penser la construction de l’avenir
d’Haïti en posant la refondation de l’État haïtien et de la société haïtienne comme l’alternative
concertée et inclusive.

J’aurais pu parler de « l’effondrement total ou la défaillance totale de l’État haïtien », mais on


en a déjà tellement parlé que je souhaite contextualiser cette réflexion, de préférence, par
rapport à la conjoncture liée à la l’assassinat tragique du président Jovenel Moïse. Cet
assassinat consacre, du même coup, la fin d’un cycle. Il marque aussi le dysfonctionnement des
trois pouvoirs de l’État : le Législatif, l’Exécutif et le Judiciaire puisque deux d’entre eux ont
été déjà dysfonctionnels avant même que l’Exécutif ne le soit. C’est pour cela que je parle de
la « mort » de l’État haïtien.

1. La « mort » de l’État haïtien, de quoi veux-je parler exactement ?

La mort de l’État haïtien dont je parle ici, n’est pas fondamentalement liée à l’assassinat
tragique du président en fonction, Jovenel Moïse, en sa résidence privée dans la nuit du 6 au 7
juillet 2021 à Port-au-Prince. Elle n’est pas non plus uniquement liée au décès, le 23 juin 2021,
des suites du COVID-19, de René Sylvestre, président de la Cour de Cassation et, du Conseil
supérieur du Pouvoir judiciaire (CSPJ). Le CSPJ est la plus haute instance du Pouvoir judiciaire
en Haïti. Ce n’est pas non plus, de la mort physique dont il est question, car les bâtiments
symbolisant les trois Pouvoirs de l’État sont là et visibles. Cette « mort » est due au
dysfonctionnement constaté, à partir du 7 juillet 2021, des trois (3) Pouvoirs de l’État haïtien:
l’Exécutif, le Judiciaire et le Législatif. Ils ont tous été entérinés par la Constitution
démocratique post dictatoriale de 1987. Ce constat traduit, à mon sens, d’une « mort »
fonctionnelle de l’État haïtien, car toutes les institutions matricielles de l’État sont à l’arrêt. De
plus, il n’y a aucune autorité capable d’exercer son pouvoir au nom de l’État de manière
légitime. Voyons comment est la configuration actuelle des trios (3) Pouvoirs de l’État haïtien.

1.1.La configuration du Pouvoir législatif

En raison de la non-tenue des élections législatives depuis plus de deux (2) ans environ,
le Parlement haïtien est dysfonctionnel. Depuis le 7 février 2020, le mandat des cent dix-neuf
(119) députés a pris fin. Le Senat est amputé de ses deux tiers à la même date, ce qui fait que
sur les trente (30) Sénateurs que cette branche du Parlement aurait dû contenir, il n’y en a que
dix (10) en fonction. Dans ces conditions, les sénateurs restant ne peuvent même pas réaliser

1
une séance faute de quorum. Selon la Constitution en vigueur, pour réaliser une séance ordinaire
au Senat, comme à la chambre des députés, il faut un minimum de 50 % + 1 de présence
constatée ce qui correspond à seize (16) présents pour le Sénat. De plus, il y a certaines séances
qui nécessitent les deux (2) tiers au Senat soit vingt (20) Sénateurs au total. Or, à l’heure
actuelle, le Senat n’est réduit qu’à dix (10) membres. Qu’en est-il de la configuration du Pouvoir
Judicaire ?

1.2.La configuration du Pouvoir Judiciaire

Quant au Pouvoir judiciaire, il y a une animosité entre les membres du Conseil supérieur
du Pouvoir judiciaire (CSPJ). Cinq (5) membres sur neuf (9) ont paraphé un communiqué dans
lequel ils ont constaté la fin constitutionnelle du mandat présidentiel de Jovenel Moïse le 7
février 2021. Cela dit, la majorité des membres du CSPJ ne reconnaissent plus ce dernier
comme Président de la République au-delà de cette date. Par contre, l’intéressé était toujours
au pouvoir avec le soutien indéfectible de la communauté internationale incluant notamment
les États-Unis, le Canada, l’Organisation des Nations-Unies (ONU) et l’Union européenne (UE)
contre toutes contestations populaires, des partis politiques de l’opposition et des institutions
de la société civile.
Face au communiqué du CSPJ, le président Jovenel Moïse a riposté. Il a décidé
d’envoyer illégalement à la retraite anticipée, trois (3) des cinq (5) Juges ayant signé le
communiqué en question. Parmi eux, deux ont été pressentis comme Président provisoire par
l’opposition politique pour remplacer le président Moïse. Les trois (3) Juges envoyés à la
retraite anticipée, n’ont pas été remplacés. Bien que le président Moïse ait nommé trois (3)
autres, leur prise de fonction n’a pas eu lieu en raison des contestations venant de l’opposition
politique, des organisations des Droits Humains, des associations de la société civile, entre
autres. Pour ces acteurs contestataires, la décision du président Moïse d’expédier les Juges est
une violation flagrante de la Constitution en vigueur et la loi régissant le fonctionnement du
CSPJ. Suite à cette situation, non seulement le Pouvoir judiciaire est divisé, mais il est
« amputé » de trois (3) de ses membres. De plus, comme indiqué auparavant, son président
vient de décéder le 23 juin 2021. A l’instar du Parlement haïtien, le CSPJ devient donc
dysfonctionnel. Il reste maintenant à voir la situation de l’Exécutif.

1.3.La configuration du Pouvoir Exécutif

Avant son assassinat, le président Jovenel Moïse a été sur le point de former un nouveau
Gouvernement, car il a nommé, par arrêté présidentiel du 5 juillet 2021, le Dr en Médecine
Ariel Henry, premier ministre. Monsieur Henry devrait remplacer le Dr en Politiques publiques
Claude Joseph, premier ministre a.i. depuis le 14 avril 2021, en replacement de Jouthe Joseph.
Après la publication de l’arrêté présidentiel, nommant son successeur, le Dr Joseph a félicité
Monsieur Henry : « Je félicite le Dr Ariel Henry pour avoir obtenu la confiance du Président
de la République faisant choix de lui comme Premier Ministre. Son sens de l’État et son amour
du pays vont assurément le guider dans ses efforts pour créer un gouvernement de consensus
qui saura adresser les problèmes de l’heure, en particulier la sécurité et les élections », peut-
on lire dans un communiqué publié le 5 juillet 2021 sur la page Facebook du Dr Claude Joseph.

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Dans ce communiqué, le Dr Joseph a également remercié le président de la République
pour avoir placé sa confiance en lui : « Je remercie le président de la République pour la
confiance qu’il avait placée en moi pour diriger le gouvernement ad intérim au cours de ces
derniers mois. Je suis reconnaissant à l’ensemble du gouvernement a.i. pour la collaboration
et le support de chacun». Le Dr Joseph devient donc le premier ministre démissionnaire et Dr
Henry, premier ministre nommé qui attend d’investir la Primature suite à son installation qui
est une simple formalité. C’est donc un premier ministre qui s’en va et un autre qui s’en vient.

Selon les informations qui circulent dans la presse haïtienne, le président Moïse devrait
installer Monsieur Henry à la Primature le 7 juillet 2021. Soudain, le président est assassiné
dans la nuit 6 au 7 juillet, quelques heures avant l’installation de Monsieur Henry. Suite à cet
assassinat, une vacance présidentielle est rapidement constatée. Dans ce cas, il convient de
recourir à la Constitution pour voir qu’est-ce qui est dit et comment procéder pour remplacer le
président de la République suite à la vacance présidentielle créée par son assassinat.

2. Que dit la Constitution en cas de vacance présidentielle ?

L’article 149 de la Constitution de 1987, dans sa version amandée, aborde la vacance


présidentielle en deux scénarios. Le premier scénario stipule que, « En cas de vacance de la
Présidence de la République soit par démission, destitution, décès ou en cas d'incapacité
physique ou mentale permanente dûment constatée, le Conseil des Ministres, sous la présidence
du Premier Ministre, exerce le Pouvoir Exécutif jusqu'à l'élection d’un autre Président. Dans
ce cas, le scrutin pour l'élection du nouveau Président de la République pour le temps qui reste
à courir a lieu soixante (60) jours au moins et cent vingt (120) jours au plus après l'ouverture
de la vacance, conformément à la Constitution et à la loi électorale ».
Le second scénario relate que, « Dans le cas où la vacance se produit à partir de la
quatrième année du mandat présidentiel, l'Assemblée Nationale se réunit d'office dans les
soixante (60) jours qui suivent la vacance pour élire un nouveau Président Provisoire de la
République pour le temps qui reste à courir ». Rappelons que le président Moïse a pris fonction
en 2017. Cela dit, en 2021, il est à sa cinquième année de présidence. Selon les deux scénarios
prévus par l’article 149 de la Constitution en vigueur, il n’y a aucun qui correspondant à la
situation actuelle. Autrement dit, il n’y a aucune issue juridique possible capable de répondre
au scénario qui s’impose actuellement.

D’abord, il n y’a pas de premier ministre en fonction légalement. Monsieur Joseph est
démissionnaire et attend juste le moment pour remettre les clés de la Primature à son successeur.
Monsieur Henry, qui est lui-même nommé, attend juste une cérémonie d’installation consacrant
sa prise de fonction. Entre les deux premiers ministres : nommé et démissionnaire, se trouve le
corps sans vie du président la République, Jovenel Moïse.

Ensuite, le Parlement qui est la réunion de la chambre des députés et le Senat, est,
comme décrit précédemment, est dysfonctionnel. C’est le vide total, aucune alternative
institutionnelle n’est possible. Même les Fédérations des élus locaux qui sont censés jouir d’une
légitimé et qui sauraient proposer quelque chose au nom de l’État, n’existent pas. En cause,

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tous les élus locaux ont été convertis ou remplacés par des agents exécutifs intérimaires en juin
2020, car les élections pour les remplacer n’ont pas été réalisées depuis environ deux (2) ans.
Ni le personnel politique parlementaire ni le personnel politico-administratif local, n’ont été
renouvelés électoralement parlant. Voilà pourquoi, je constate et parle de la « mort » de l’État
haïtien. Aucun de ses trois (3) pouvoirs n’est fonctionnel ou n’est conduit par une autorité apte
à prendre les rênes de l’État ni constitutionnellement, ni légitimement. Vu cette réalité, l’État
haïtien est « décapité ». « Le pouvoir est dans la rue ». Je dirais qu’il est « totalement effondré
ou totalement défaillant », mais je préfère parler de la « mort » achevée et confirmée de l’État
haïtien. Dès lors, le devoir d’expliquer les raisons de cet état de fait s’impose.

2.1.Comment en est-on arrivé là ?

Depuis la chute de la dynastie des Duvalier en 1986, Haïti est entrée dans une nouvelle
ère, celle de la démocratie, c’est-à-dire le pays s’engage à fonctionner suivant un socle
institutionnel basé sur des règles impersonnelles. Ainsi, suite à l’adoption de la Constitution de
1987, un ensemble d’institutions démocratiques sont prévues afin non seulement de poser les
bases de la modernisation l’État haïtien, mais également d’assurer son fonctionnement
permanent. Cependant, depuis 1987, plusieurs de ces institutions n’ont jamais été mise en place
telles que : le Conseil constitutionnel, le Conseil électoral permanent (CEP), entre autres. Quant
aux pouvoirs locaux, parmi les sept (7) institutions composant le système décentralisé haïtien,
de l’instance délibérative à l’instance exécutive, seulement deux (2) d’entre elles connaissent,
à ce jour, une existence fonctionnelle que l’on doit questionner. De plus, non seulement ces
institutions sont prévues par la Constitution, mais aussi le mode d’élection et nomination de
leurs autorités le sont également.

Pourtant, de 1987 à nos jours, Haïti est submergée de crises à récurrence. Elles sont dues
à des rivalités à outrance entre les élites haïtiennes pour le contrôle de l’État et de ses ressources.
Cette situation plonge le pays dans un cycle d’instabilités profondes jusqu’à créer une
incertitude d’avenir tant individuellement que collectivement chez les Haïtiens. Pour faire
fonctionner l’État, les élites cherchent toujours à fabriquer des accords conjoncturels. C’est
pourquoi, la période post 1986 est dominée par de nombreux accords. Ils sont conclus soit pour
organiser des élections, qui sont très souvent entachées d’irrégularités et considérées comme
les principales sources d’instabilités par excellence, ou pour trouver un consensus afin de sauver
le mandat d’un président impopulaire ou fragilisé ainsi que son Gouvernement.
Aux termes de toutes ces manœuvres politiques, à des fins économiques et financières,
dont la majorité d’entre elles sont parfois déloyales, inconstitutionnelles, illégales et, au regard
des résultats qu’elles produisent, il y a lieu de parler des « accords désaccordés ». Ceux-ci ne
sont pas pérennes et n’arrivent pas à garantir ni la « stabilité recherchée » par les élites ni les
progrès attendus par les Haïtiens.

Pourtant, il me semble qu’Haïti n’est dominée que par un « désaccord accordé » entre
les élites, celui qui consiste à détruire Haïti et toutes ses institutions politiques. Les élites
économiques et politiques haïtiennes notamment, tout en se renouvelant, à chaque instant, par
des crises fabriquées à dessein, contribuent à la destruction de l’État de manière lente, mais

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progressive jusqu’à constater sa « mort » achevée le 7 juillet 2021 suite à l’arrêt total des trois
Pouvoirs de l’État, qui a culminé avec la vacance présidentielle créée par l’assassinat du
président Jovenel Moïse. L’assassinat du président Jovenel Moïse crée non seulement un vide
politique, institutionnel, mais aussi confirme la « mort » de l’État haïtien. Cette « mort » se
confirme avec le scénario qui s’impose par le dysfonctionnement du Législatif, de l’Exécutif et
du Judiciaire.

Il y a une thèse qui stipule que la « mort » achevée et confirmée de l’État haïtien serait
l’œuvre de la main invisible de certains acteurs influents de la communauté internationale en
connivences avec une frange des élites haïtiennes. Autrement dit, les résultats catastrophiques
obtenus en Haïti, seraient les résultats d’une mise en place depuis des lustres par une frange de
la communauté internationale de concert avec des acteurs politiques et économiques haïtiens.
Cette mise en place consisterait à affaiblir l’État, donc Haïti en le maintenant dans une
instabilité permanente, jusqu’à détruire son économie et empêcher, par ricochet, son
développement. Cette thèse est probablement vraie, mais je ne vois que les autorités haïtiennes
aux commandes de l’État. Pour vérifier cette thèse, cela nécessiterait des recherches
approfondies afin de considérer son éventuelle véracité et cerner ses contours. Ce qui me semble
plausible jusqu’ici, c’est que les élites haïtiennes préfèrent s’affronter de manière suicidaire en
lieu et place de faire « État » et « société ». Ce sont ces rivalités gratuites qui matérialiseraient
le plan en question s’il y en a effectivement. Pour sortir Haïti de ce vide ou de ce
dysfonctionnement, il apparait nécessaire d’imaginer une ou des alternatives.

2.2.Comment sortir de ce scénario impossible qui s’impose actuellement ?

Depuis le 7 Juillet 2021, « le pouvoir est dans la rue » en Haïti. Il circule par-ci par-là.
Il sera probablement capté par le plus « intelligent ». De son côté, le premier ministre
démissionnaire Dr Claude Joseph, dont l’arrêté qui l’a nommé a été révoqué par celui nommant
le Dr Ariel Henry, se considère comme chef du gouvernement haïtien en fonction, ce qui
impliquera probablement aussi, qu’il se considérera comme chef d’État de fait.

Toutefois, faut-il préciser que, sans aucune base juridique, ni accord politique entre les
acteurs nationaux, Monsieur Joseph est supporté par l’Américaine Helen Ruth Meagher La
Lime, représentante spéciale du Secrétaire général de l’ONU en Haïti, à travers le Bureau
intégrité des Nations-Unies en Haïti (BINUH). Pour sa part, le premier ministre nommé Dr
Ariel Henry qui n’a pas eu le temps de former son gouvernement avant l’assassinat du président
Moïse, soutient que « Claude Joseph, n’est pas Premier ministre, il fait partie de son
Gouvernement1». Ainsi, Monsieur Henry dit en train de concerter avec certains secteurs de la
vie nationale dont les acteurs politiques afin de constituer son gouvernement issu d’un large
consensus, ce qui le permettrait de jouir une certaine légitimité.

Le Dr Joseph, acceptera-t-il de céder le pouvoir aussi facilement lorsqu’on sait


qu’apparemment l’ensemble des ministres, encore en poste, de son gouvernement affichent une

1
Cette citation est de Le Nouvelliste, 9 juillet 2021.

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certaine solidarité entre eux et expriment une certaine loyauté envers leur premier ministre ? Le
Dr Joseph, a aussi et surtout, à ses côtés, les ministres de la Défense et celui de la Justice ainsi
que le chef de la Police Nationale d’Haïti (PNH). Sans oublier l’Administration dont le Dr
Joseph est le chef jusqu’ici. Celle-ci recommence à fonctionner après l’ « état de siège » décrété
suite à l’assassinat du président Moïse. Cela dit, suivant la configuration actuelle, tout se joue
en faveur du Dr Joseph comme premier ministre et éventuel chef d’État de fait. Il faut toutefois
se le rappeler que selon le scénario qui se présente, il n’y a aucune issue institutionnelle, ni
constitutionnelle possible. En revanche, il semble que l’alternative inter-haïtienne la plus
plausible, serait la conclusion d’un accord entre les différentes forces politiques, syndicales,
patronales, entre autres.
Pour mémoire, compte tenu de l’ampleur de la crise à laquelle a fait face le président
Moïse avant son assassinat, la conclusion d’un accord a toujours été plébiscitée par plusieurs
acteurs de la société haïtienne dont le président du tier restant du Senat, le Sénateur du Sud-est,
Joseph Lambert. Ce dernier, apparemment, serait en passe de devenir président provisoire de la
République avec pour premier ministre, le Dr Ariel Henry suite à un accord signé entre les
autres Sénateurs et une frange des partis politiques, le 9 juillet 2021. Qui jouera le rôle de
modérateur entre les différents prétendants à la magistrature suprême de l’État ?
Il reste à voir si les problèmes les plus urgents des Haïtiens seront les priorités du
prochain gouvernement ou si les luttes intestines entre les élites pour le pouvoir reprendront et
continueront comme il a toujours été dans l’histoire d’Haïti.

3. Rappel historique, réflexions et enjeux d’avenir

L’histoire post indépendance haïtienne est marquée par plusieurs assassinats de chef
d’État, cinq (5) au total de 1804 à nos jours. Jean-Jacques Dessalines, le fondateur de la Nation
haïtienne (Gouv. 1er janvier 1804 – 17 octobre 1806), a été assassiné en octobre 1806. Sylvain
Salnave (Gouv. 4 mai 1867-15 janvier 1870), a été fusillé en janvier 1870. Cincinnatus Leconte
(Gouv. 16 août 1911- 8 août 1912), a péri dans l’explosion du Palais national en août 1912.
Vilbrun Guillaume Sam (Gouv. 25 février 1915 – 28 juillet 1915), a été lynché en juillet 1915.
Et, Jovenel Moïse (Gouv. 7 février 2017 - 7 juillet 2021), a été assassiné en sa résidence privée
à Port-au-Prince, en juillet 2021. Tout cela constitue une tranche d’histoire sombre et sanglante
pour les chefs d’État haïtiens en raison des conflits internes et des luttes sans merci pour le
pouvoir.

Fondé le 1er janvier 1804, l’histoire post coloniale et d’Indépendance de l’État haïtien
peut être abordée, selon moi, en deux grands cycles.

3.1. Le premier cycle (1804-1806)

Le premier cycle a été instauré par l’Empereur Jean-Jacques Dessalines de 1804 à 1806.
Ce premier cycle s’est reposé sur une idéologie nationaliste. L’inclusion sociale, la protection
du territoire, le développement économique, entre autres, ont été ses points centraux. Il a été la
continuité de l’union sacrée entre les Noirs et les Mulâtres qui a donné naissance à l’ État
haïtien. Cependant, peu de temps après la célébration de l’Indépendance, le 1er janvier 1804,

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un conflit s’est éclaté entre ces deux groupes sociaux. Il a été d’une part entre les élites (anciens
libres/Affranchis : Noirs et Mulâtres) et d’autre part, entre ces dernières et la masse des Noirs
(nouveaux libres) pour la captation de l’État et ses ressources. En raison des tensions internes
intra et inter-groupes et, l’orientation qu’il a voulu imprimer à l’État, l’Empereur Dessalines a
été assassiné le 17 octobre 1806. Ainsi, avec l’assassinat du premier chef d’État haïtien, a pris
fin le premier cycle. Ce cycle n’aura donc duré que deux (2) ans environ. L’assassinat de
Dessalines a ouvert la voie à l’émergence d’un autre cycle.

3.2. Le deuxième cycle (1806 à nos jours)

Le deuxième cycle a pris naissance, dès 1806, mais se conforte avec l’avènement
d’Alexandre Pétion au pouvoir (Gouv. 10 mars 1807 – 29 mars 1818). Suite à la rupture avec
l’Empire instauré par Dessalines, ce deuxième cycle portant la marque de la République, s’est
fondé sur une idéologie de classe. Ce cycle a entériné la captation exclusive de l’État au profit
des élites dominantes. Ce cycle a consacré, ainsi, l’exclusion de la grande masse des Noirs qui,
en l’ayant constaté, se sont tournées vers la campagne pour non seulement habiter « le pays en
dehors2 », mais aussi pour se constituer une société « d’opprimés3 » et de résistants vivant en
hors des radars de l’État. Ainsi confirme la fin de l’union entre les deux groupes sociaux qui
ont fondé l’État haïtien, mais ils continuent de cohabiter le même pays même si c’est de manière
différente.

Depuis lors, les élites dominantes se sont accaparées de l’État pour le meilleur et pour
le pire. Elles mettent en place toutes sortes de stratagèmes en vue de pérenniser leur domination
par la conservation du pouvoir et des privilèges. Mais cela n’empêche qu’il y ait toujours eu
des affrontements entre ces élites dominantes qui conduisent parfois à des assassinats de
certaines personnalités dont les chefs d’État.

En effet, ce cycle a connu quatre (4) assassinats de chefs d’État. Celui d’avant Jovenel
Moïse date de 1915. Il s’agit de Vilbrun Guillaume Sam. Suite à son assassinat, Haïti a connu
la première occupation étrangère depuis son Indépendance en 1804. L’occupation américaine,
débutée en 1915, s’est achevée physiquement en 1934. Elle aura duré dix-neuf ans (19) ans.
Aussi, pendant ce cycle, Haïti a subi plusieurs interventions militaires étrangères et des
ingérences internationales démesurées dans les affaires internes du pays. Haïti a connu
également de la dictature (1957-1986), de la corruption à grande échelle, des coups-d ’État
militaires, des instabilités en permanence, des démissions forcées des chefs d’État et des
Gouvernements. Le Pays a expérimenté aussi plusieurs Gouvernements provisoires.

Ce deuxième cycle s’est renouvelé plusieurs fois notamment en temps de crises


fabriquées parfois à dessein, mais rien n’a été apporté en termes de résultats concrets

2
Cette expression a été utilisé par Gérard Barthélémy dans L’univers rural haïtien : le pays en dehors, 1989.
Paris, L'Harmattan, 1991, 189 p.
3
Ce concept a été utilisé par Jean Casimir dans La culture opprimée, Mexico, Éditorial Nueva Imagen, 1981, 206
p.

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susceptibles d’enclencher le développement intégré d’Haïti. Pourtant, le dernier renouvellement
en date de ce deuxième cycle qui semble avoir donné de l’espoir au Peuple haïtien, est celui de
1986 opéré après la chute de la dictature des Duvalier pour entrer en démocratie. Par contre, de
1986 à nos jours, Haïti est toujours dominée par des antagonismes pour le pouvoir, ce qui creuse
davantage les inégalités sociales jusqu’à atteindre leur paroxysme. Malgré cette période dite
démocratique, le pays se trouve dans un piteux état en raison d’une gouvernance publique
« démocratique », pourtant, autoritaire et centralisatrice qui produit des résultats désastreux. Ce
segment d’histoire du deuxième cycle est dominé par des régimes politiques successifs sous
couvert de la démocratie. La plupart d’entre eux ont connu une courte durée. Ils n’ont quasiment
rien apporté en termes de progrès économique, social, politique et technologique durable pour
Haïti.

Aujourd’hui le dysfonctionnement des trois pouvoirs de l’État témoigne la fin du


deuxième cycle instauré en Haïti depuis 1806. Il se termine avec l’assassinat d’un chef d’État
au pouvoir, Jovenel Moïse en 2021. C’est pareil pour le premier cycle qui s’est terminé avec
l’assassinat de Jean-Jacques Dessalines en 1806. Il ne s’agit en aucun cas d’une quelconque
intention de vouloir comparer les deux chefs d’État. Il s’agit juste d’un constat fait par rapport
à deux situations presqu’identiques qui se produisent dans l’histoire d’Haïti.

3.3. Que faire, se réconcilier pour construire le lendemain?

Aujourd’hui, la division inter-haïtienne, l'égoïsme et l’obsession fantasmique individuel


et clanique, atteignent un niveau sans précédent chez les élites haïtiennes au point qu’elles sont
dépassées par les évènements. Tout cela n’est motivé que par des intérêts individuels et
claniques. Pourtant, au-delà de ce décor qui présente un visage négatif en raison des résultats
obtenus suite aux rivalités et des incertitudes dues à la « mort » de l’État haïtien qui a toujours
fonctionné de manière bancale, l’instant présent semble offrir une opportunité, celle d’une
éventuelle réconciliation nationale. Celle-ci peut offrir une occasion de refondation d’Haïti
comme État et comme société, si elle se réalise.

La demande de réconciliation nationale, d’abord entre les élites haïtiennes, ensuite entre
celles-ci et le peuple, est toujours plébiscitée par plusieurs personnalités et secteurs de la vie
nationale depuis des années. Il convient, dès lors, de s’interroger ainsi : Est-il nécessaire de se
réconcilier ou est-il obligatoire de se réconcilier pour repartir sur de nouvelles bases tout en
refondant l’État haïtien ? Faut-il fonder un troisième et dernier cycle ou de ressusciter le dernier
qui vient de prendre fin ? La plupart des acteurs qui ont conçu, assisté et participé à la dernière
phase de la « mort » de l’État haïtien et la fin du deuxième cycle, sont là, les enjeux aussi. Il
faut toutefois préciser que, les bras, les intelligences ne manquent pas pour un tel chantier. Les
attentes aussi sont là pour refonder la société haïtienne, la réconcilier avec son État pour
finalement reconstruire Haïti. Il reste à savoir maintenant s’il y a de la volonté politique et si
elle est sincère. Si oui, il faut identifier où elle se trouve, qui l’a et comment la mobiliser.

Ce qu’il faut retenir c’est que le 7 juillet 2021 marque non seulement l’assassinat d’un
chef d’État en fonction, mais également la fin d’un cycle. Cette date offre, en conséquence,

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l’occasion aux élites haïtiennes de redéfinir ou refonder la société haïtienne et ses rapports avec
son État.

De toutes les façons, au moment où j’écris ces lignes, de manière fonctionnelle, la


« mort » de l’État haïtien s’achève et se confirme depuis le 7 juillet 2021.

Francilien BIEN AIME


Doctorant Science Politique
Sciences Po Bordeaux
13 juillet 2021
francilien.bienaime@scpobx.fr

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