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Comment comprendre le comportement des Américains dans la crise

haïtienne actuelle?

Pour répondre à cette question, nous allons nous appuyer sur deux considérations, qui selon nous,
peuvent expliquer le comportement des Américains dans la crise socio-politique qui secoue Haïti
en ce moment.

Premièrement, pour mémoire, lorsque le président Jovenel Moïse, en poste depuis février 2017, a
ordonné à son Ambassadeur à l’Organisation des États Américains (OEA) de voter, le 10 janvier
2019, contre la reconnaissance des résultats de l’élection ayant conduit au second mandat du
président Nicolas Maduro au Vénézuela, il ne l’a pas fait pour le président Donald Trump
uniquement, mais pour le peuple américain aussi. Le président Moïse l’a fait également en
contrepartie de son maintien au pouvoir vu que l’histoire révèle que dans la prise et la gestion du
pouvoir en Haïti, le soutien américain est non-négligeable.

Les soulèvements populaires les 6, 7 et 8 juillet 2018 suite auxquels l’opposition politique a réitéré
sa demande de démission du pouvoir en place ont mis à mal le président Moïse. Ayant perdu de la
légitimé à l’interne et, se sentant menacé, le président Moïse a négocié son maintien au pouvoir
jusqu’à la fin de son mandat en contrepartie de son vote contre Nicolas Maduro à l’OEA en raison
des élections qualifiées d’anti-démocratiques par les Américains et une partie de la communauté
internationale. Cela dit, même s’il y a un nouveau président aux États-Unis, Joe Biden, celui-ci,
malgré l’ampleur des mouvements de protestations, ne va pas lâcher le président Moïse du jour au
lendemain, puisque le président haïtien a rendu service au peuple américain en votant des sanctions
économiques et politiques contre le Vénézuela. D’autant plus, si on se réfère à l’histoire, les
Américains n’ont jamais agi en faveur des intérêts du peuple haïtien (dans sa majorité). Leur
politique qualifiée de tutelle vis-à-vis de ce pays n’a jamais changé. Ils se positionnent toujours du
côté des oppresseurs ou agissent en oppresseurs eux-mêmes « quand il le faut ». Point besoin de
rappeler tout ce qui s’est passé depuis l’occupation américaine (1915-1934) jusqu’à nos jours.
Donc, les Américains, ne vont pas se désolidariser du Gouvernement du président Moïse aussi
facilement. Ce n’est pas parce que le président Biden est élu ou parce que la communauté haïtienne
aux États-Unis a voté massivement en sa faveur que cela va changer d’un revers de mains en Haïti.
Ce serait un mauvais exemple pour les alliés de l’oncle Sam de la région qui ont voté de la même
façon qu’Haïti pour l’isolement du Vénézuela par l’établissement des sanctions américaines.

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Cependant, il faut relativiser. La possibilité de lâcher le président Moïse est là puisque les
Américains ne s’intéressent pas réellement à un leader en particulier, mais c’est Haïti qui les
intéresse soit pour sa position géostratégique, pour les richesses de son sous-sol ou autre. Par
contre, ils ont toujours besoin des hommes et des femmes de confiance pour la poursuite de leur
agenda en Haïti, comme c’est le cas actuellement. Pour l’instant, ils ont, peut-être, besoin d’un peu
de temps pour préparer l’opinion comme sont en train de le faire certains grands médias
d’Amérique du Nord et d’Europe qui commencent à critiquer le Gouvernement du président
Moise, ce qui n’a pas été le cas avec le Président Trump. Le dossier d’Haïti a été circonscrit dans
les limites de ses frontières durant le mandat de Trump, car cela ne l’intéressait pas trop semble-t-
il. En revanche, depuis l’arrivée du Président Biden, on a l’impression que le dossier d’Haïti
s’internationalise. Ainsi, si la mobilisation intérieure continue et que le dossier d’Haïti prenne de
l’ampleur à l’international, cela pourra aider les Américains à se désolidariser du président Moïse
puisque, au regard de la configuration actuelle, il n’a plus de légitimité. Aussi, l’opposition
politique et les autres secteurs opposants au président Moïse, doivent prouver leur capacité à
mobiliser davantage les Haïtiens en vue de constituer un vrai rapport de force. D’ailleurs on
commence à voir, ces derniers jours, un comportement « woulem de bò » (double discours) du
State Departement à travers son Ambassade en Haïti.

D’une part, le State Departement demande au président Moïse d’arrêter la gouvernance par décret
puisque celui-ci a renvoyé de manière anticipée un tiers du Senat en janvier 2020 au même moment
où le mandat des Députés est arrivé à termes. Cela dit, les élections n’ont pas été organisées par le
pouvoir en place. Le Parlement avec un tiers restant du Sénat devient alors, dysfonctionnel. Par
cet acte, le président Moïse, le seul élu exerçant son pouvoir de la République d’Haïti actuellement,
s’est donné le droit de légiférer sur tout alors que c’est interdit1 par la Constitution en vigueur.
Aussi, l’Ambassade américaine prend position pour la démocratie, l’indépendance de la Justice,
en critiquant particulièrement le président Moïse pour avoir envoyé à la retraite anticipée trois
juges de la Cour de Cassation et en nommant irrégulièrement trois nouveaux en replacement. Or,
les juges sont inamovibles. Elle soutient également la grève des associations des Magistrats et des
Greffiers du système judiciaire haïtien qui observent un arrêt de travail en vue de forcer le président
Moise à respecter la Constitution.

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Selon l’article 111 de la version amendée de la Constitution 1987, «Le Pouvoir législatif fait des lois sur tous les
objets d'intérêt public». Par cet article, légiférer sur les intérêts publics revient exclusivement au pouvoir Législatif
et non à l’Exécutif.

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Ces prises de position de l’Ambassade américaine en Haïti peuvent plaire à l’opposition qui
pourrait penser qu’il s’agit d’un soutien des Américains dans sa lutte visant à contraindre le
président Moïse à la démission. Pourtant cela entre dans une stratégie de double discours et de
confusion.
D’autre part, ces mêmes amis américains, ignorent la position du Conseil supérieur du pouvoir
judiciaire (CSPJ), la plus haute instance du pouvoir judiciaire, qui se prononce clairement sur la
fin du mandat constitutionnel du président Moïse depuis le 7 février 2021. Le même constat sur la
fin du mandat constitutionnel du président Moïse a été fait aussi par la Fédération des Barreaux
d’Haïti (FBH), l’Église catholique en Haïti, la Communauté protestante d’Haïti, l’Université
Quisqueya etc. Sans oublier la position de plusieurs acteurs internationaux dont des écrivains de
la Francophonie ainsi que trois principales universités aux États-Unis, (Harvard Law School, NYU
School of Law, Yale Law School) qui ont tous donné le même avis sur la fin du mandat président
haïtien après avoir lu et analysé l’article 134.22 de la Constitution en vigueur. En lieu et place de
soutenir le respect de la Constitution et les décisions des institutions haïtiennes au nom de la
démocratie, ces mêmes amis Américains ont demandé au président Moïse de continuer à diriger
le pays jusqu’en février 2022 et d’organiser les élections générales durant l’année 2021. Par cette
position, le pouvoir en place peut se réjouir également du soutien américain. Or, c’est la même
stratégie qui fait sa route.
Dès lors, on peut se demander si les conditions pour l’organisation des élections libres et
démocratiques seront réunies. De même, pourra-t-on s’attendre à une participation des partis
politiques de l’oppositions à ces élections ?
Ce double discours des amis américains dans la crise haïtienne cherchant à ne pas favoriser aucune
des parties, ne sème que de la confusion et envenime davantage la situation socio-économique des
Haïtiens. On peut le voir aussi comme une stratégie de « diviser pour régner ».

Deuxièmement, par cette crise en Haïti, les Américains sont en train de prouver sinon de rappeler
aux Haïtiens et à leurs alliés internationaux qu’ils sont les vrais détenteurs des pouvoirs en Haïti.
D’ailleurs, les opposants au président Moïse l’admettent dans leur quasi-entièreté, car ils
« supplient » et attendent du président Biden, le dernier mot qui poussera le président Moïse à

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D’après l’article 134.2, « L'élection présidentielle a lieu le dernier dimanche d'octobre de la cinquième année du
mandat présidentiel.
Le président élu entre en fonction le 7 février suivant la date de son élection. Au cas où le scrutin ne peut avoir lieu
avant le 7 février, le président élu entre en fonction immédiatement après la validation du scrutin et son mandat est
censé avoir commencé le 7 février de l'année de l'élection. »

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quitter le pouvoir. Cela pourrait laisser entendre que le président Moïse a un «patron ou un maître».
Donc, si cela se confirme, l’on comprendra que, même si les haïtiens votent ou non aux élections,
c’est leurs affaires, mais pas celles des vrais détenteurs des pouvoirs. Cela dit, ces derniers
imposeront le candidat qu’ils veulent, le soutiendront une fois au pouvoir sous couvert de
l’organisation d’élections en trompe-l’œil. C’est pourquoi, ils peuvent renverser qui ils décideront
lorsque le pouvoir sera orienté contre leurs intérêts. Ce n’est pas un secret pour personne d’ailleurs.
La preuve en est bien grande, malgré les manifestations géantes et le « pays lock » à deux reprises
organisés par l’opposition politique haïtienne de concert avec d’autres secteurs de la vie nationale
durant les trois dernières années, le président Moïse est « still » au pouvoir et dirige avec le soutien
indéfectible des Américains qui négligent complètement les revendications populaires. Ils ne se
sont jamais prononcés contre la fin du mandat du pouvoir en place.

Mais, il faut dire aussi que les Américains ne sont pas les seuls à fabriquer et maintenir au pouvoir
les dirigeants haïtiens. Ils ont un allié sûr et fidèle en Haïti, le secteur privé des affaires. Ce secteur
adopte la même position que les Américains. Il est pour un Gouvernement ou une politique
particulière lorsque les Américains le sont. Il est contre lorsque les Américains le sont aussi. C’est
pourquoi, jusqu’ici, les hommes et femmes du secteur privé des affaires haïtien gardent leur
mutisme assimilé au même comportement que leurs alliés Américains face au Gouvernement du
président Moïse.

En somme, comprendre le comportement des Américains en Haïti au regard de la crise actuelle


nécessite de jeter un regard sur les crises haïtiennes sur le temps long pour mieux appréhender la
situation en ce moment dans le pays. Faire cet exercice permet de saisir les paramètres internes et
externes qui influent sur la vie sociale, politique, économique… d’Haïti dans une perspective
géopolitique. Ce faisant, l’on pourra se demander in fine quand et comment les Haïtiens vont-ils
s’en rendre compte et trouver, en conséquence, une alternative pour sortir Haïti de cette situation
qui a longtemps duré ? Aussi, l’on pourra s’interroger sur la possibilité que cette alternative soit
trouvée et se concrétise ?

Francilien BIEN AIME


Doctorant Science Politique
Institut d’Études Politiques (IEP) Bordeaux
francilien.bienaime@scpobx.fr
2 Mars 2021

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