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On pouvait se douter que Pedro Castillo, le président péruvien de gauche, n’irait

pas au bout de son mandat. On ignorait, en revanche, qu’il le finirait de cette


manière, seul, accusé de rébellion après une tentative manquée de coup d’Etat, le
7 décembre, et enfermé dans la même prison que son lointain prédécesseur Alberto
Fujimori (1990-2000).

Mal élu, avec 19 % des voix au premier tour, le 11 avril 2021, parmi dix-sept
autres candidats, puis avec seulement 50 000 voix d’avance sur Keiko Fujimori,
fille de l’ancien président, au second, le 6 juin, inexpérimenté, sans majorité,
Pedro Castillo a été, pendant les dix-sept mois de son mandat, un chef d’Etat
incompétent. Cinq gouvernements et quatre-vingts ministres se sont succédé. Et,
alors qu’il se présentait comme le candidat de la rupture, six enquêtes pour
corruption ont été ouvertes contre lui.

Mais il a été entravé également par l’opposition de droite, déversant sur lui des
flots de haine et de racisme, les élites ne supportant pas qu’un simple instituteur
des Andes marche sur leurs plates-bandes. Il n’a jamais vraiment pu gouverner, au
point que l’Organisation des Etats américains avait, le 1er décembre, demandé une
« trêve » de cent jours aux différentes forces politiques.

Mercredi 7 décembre, il affrontait la troisième tentative du Congrès de le


destituer. Personne ne s’attendait à ce qu’il tente le tout pour le tout :
dissoudre le Congrès, dénonçant l’obstruction des parlementaires et la « dictature
du Congrès ». En trois heures, Pedro Castillo est lâché par ses ministres, par
l’armée et par ses propres gardes du corps, qui l’arrêtent alors qu’il tente de se
réfugier à l’ambassade du Mexique. Le Congrès se réunit, obtenant largement les
deux tiers des voix nécessaires à sa destitution.

Le même jour, sa vice-présidente, Dina Boluarte, a à peine le temps d’être investie


que les premières manifestations éclatent. Les protestataires exigent sa démission,
la dissolution du Congrès et l’organisation d’élections générales. Certains
demandent le retour de Pedro Castillo, qui traite Mme Boluarte d’« usurpatrice ».

Etat d’urgence
Les Péruviens des Andes, qui avaient massivement voté pour lui, s’emparent
d’aéroports, montent des barrages. Les élites de Lima les traitent de « vandales »,
de « terroristes » qui défendent un « putschiste ». La répression policière est
violente, l’état d’urgence instauré, la police et l’armée tirent à balles réelles.
Au moins vingt-six morts sont à déplorer.

Un coup d’Etat impardonnable ; une répression inacceptable. Le Pérou se déchire. Le


coup de force de Pedro Castillo n’est que l’ultime manifestation de l’incompétence
et de la décadence de l’ensemble de la classe politique péruvienne. Tous ses
prédécesseurs depuis trente-deux ans, à l’exception de deux, sont soit en prison,
soit mis en examen pour corruption. L’affaire Odebrecht, du nom de l’entreprise
brésilienne de BTP qui a versé des pots-de-vin à de nombreux dirigeants latino-
américains, a accru le discrédit jeté sur les dirigeants péruviens.

Si l’exécutif se caractérise par sa médiocrité, le pouvoir législatif n’est pas en


reste. En novembre, le Congrès recueillait 86 % d’opinions défavorables dans un
sondage, soit plus que Pedro Castillo (61 %). La plupart des partis politiques sont
des conglomérats d’intérêts particuliers. « Ce qu’on appelle le centre, ce sont des
franchises créées par des millionnaires sans autre doctrine que celle de défendre
leurs affaires », explique le journaliste Marco Sifuentes, directeur du podcast
« La Encerrona ». Les demandes des citoyens restent lettre morte, et le refus
actuel du Congrès de convoquer des élections immédiates – qui impliqueraient que
les cent trente parlementaires de la Chambre unique perdent leur siège, la
réélection n’étant pas permise – en est une nouvelle illustration.
Tout cela explique la volonté de « dégagisme » des manifestants. En outre, les
électeurs de M.Castillo conçoivent mal qu’il soit le seul à payer les frais d’une
crise dont ils jugent le Congrès largement responsable. Un Congrès qui use et abuse
d’outils permettant de démettre les présidents, telle que l’« incapacité morale
permanente », au gré de ses intérêts. « Au Pérou, il n’est pas nécessaire de
prouver quoi que ce soit pour destituer un président : il suffit d’avoir les deux
tiers des voix au Congrès », déplore M. Sifuentes.

Des réformes structurelles indispensables


Résultat : sept motions de censure et six chefs d’Etat en six ans. Cette crise
rappelle celle qui avait secoué le pays deux ans plus tôt, en novembre 2020. Trois
présidents s’étaient alors succédé en une semaine. A l’époque, la jeunesse était
sortie dans les rues. « Il y avait l’espoir qu’il s’agissait d’un moment de
rupture, se souvient M. Sifuentes. Il aurait dû y avoir des réformes politiques
pour empêcher que ne se reproduise ce qui avait provoqué cette crise. Et rien n’a
été fait. »

Si la réaction à la tentative de coup d’Etat montre que certains réflexes


démocratiques ont été acquis, le pays reste ingouvernable. Sans réforme
structurelle, il continuera de l’être. « Ceux qui devraient changer les choses sont
précisément ceux qui sortent gagnants de ce chaos, ils n’ont donc aucun intérêt à
réformer quoi que ce soit, estime Alberto Vergara, professeur à l’université du
Pacifique, à Lima. Tout cela démontre la médiocrité, l’amateurisme, la vision
court-termiste de la plupart des politiciens péruviens. »

Rares sont les analystes qui, au Pérou, entrevoient une solution à la crise. « Pour
la première fois de ma carrière, je n’ai aucune idée de ce qui peut arriver demain,
constate avec amertume M. Sifuentes. Nous pensions avoir appris des leçons de la
violence des années 1990. Et, aujourd’hui, on crible de balles les manifestants. »

Angeline Montoya

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