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Pourquoi voter en

démocratie
Par Sandra Laugier et Albert Ogien
PHILOSOPHE, SOCIOLOGUE
Le plaisir que procurent les déconfitures de Donald Trump et de
Jair Bolsonaro aura peut-être saisi ceux et celles qui, par
désespoir ou désenchantement, ne croient plus en l’utilité de
l’élection. Ces résultats pourraient en tout cas leur faire réviser
leur croyance : et si le vote avait encore une place dans les
combats pour l’égalité, la justice, l’hospitalité et la sauvegarde
de la vie sur la planète ?

La lame de fond annoncée en faveur des Républicains lors des


élections intermédiaires du 3 novembre dernier aux États-Unis s’est
finalement muée en un petit ressac au Congrès et en un échec au
Sénat. Cette déroute a subitement levé un pan de l’emprise que
Trump avait réussi à prendre sur ce parti.

Mieux encore : ses affidés qui entonnaient pieusement le refrain de l’«
élection volée » ont tous été battus et aucun – ou presque – n’a eu le
front, cette fois, de nier la réalité des résultats. Clap de fin : après six
années de bruit et de fureur et en dépit de l’annonce de sa
candidature, les médias qui ont fait de Trump leur héros le dépeignent
aujourd’hui en « loser » qu’il serait urgent de débarquer.
Le même sort a accablé Jair Bolsonaro. A l’instar de son mentor
étatsunien, il n’a cessé de clamer lors de la campagne des
présidentielles brésiliennes que, s’il n’était pas élu, ce serait la preuve
que le scrutin aurait été manipulé, en faisant planer la menace d’un
coup d’Etat militaire qui en rétablirait la vérité. Inapte à concéder la
victoire de Lula, il a déposé, après une éclipse de trois semaines, un
recours devant le Tribunal spécial électoral. Le 24 novembre dernier,
cette instance l’a débouté en lui infligeant une amende de 4 millions
d’euros pour avoir engagé un « litige de mauvaise foi ». Décision
saluée par les formations politiques qui soutenaient le perdant.
Baisser de rideau.
De ces réjouissantes défaites, on peut tirer deux leçons. La première
est que, dans les circonstances exceptionnelles d’une vie
démocratique tourmentée, l’élection peut revêtir une importance
capitale, exacerbant les passions, saturant le débat public et
soulevant des émois à l’annonce de son dénouement. Contrairement à
ce que les états-majors des partis et les analystes avaient prévu aux
Etats-Unis, ce ne sont ni l’inflation, ni la criminalité, ni l’immigration
qui ont dominé le scrutin, mais trois enjeux qui se sont avérés
déterminants aux yeux des citoyens : le droit des femmes à
l’avortement, les menées antidémocratiques des fanatiques de droite,
et le retour de Trump au pouvoir. Au Brésil, une très large coalition
s’est formée autour de la candidature de Lula afin de répondre à une
urgence : se débarrasser d’un Président dont les obsessions
autoritaires devenaient troublantes et sauvegarder les institutions de
la démocratie représentative, le respect des droits humains et la
bonne marche des affaires. Ces deux scrutins semblent ainsi sonner le
glas de la stratégie séditieuse de l’extrême-droite consistant à
remettre en cause par avance la légitimité issue des urnes au cas où
elle lui serait contraire.
La seconde leçon tient au fait qu’un nombre inattendu de jeunes
électeurs et électrices ont décidé de se saisir du bulletin de vote pour
s’exprimer sur ces enjeux. Une analyse « sortie des urnes » du Edison
Research National Election Pool estime que 27 à 31 % des électeurs
entre 18 et 29 ans ont voté lors de ces élections, ce qui représente le
taux le plus élevé de participation enregistré pour cette tranche d’âge
durant les trois dernières décennies. Et parmi ces votants, 60 %
auraient choisi le camp démocrate. Ce taux se serait élevé à 89 %
parmi les jeunes noirs, et à 68 % parmi les hispaniques[1].
Cette mobilisation, qui a été saluée par Joe Biden et Bernie Sanders, a
même conduit au succès, en Floride, d’un activiste de 25 ans, Maxwell
Alejandro Frost, engagé dans le combat contre la vente libre des
armes et investi par le Parti Démocrate après avoir remporté la
primaire dans sa circonscription. C’est bien grâce à cette « génération
Z » que des candidats démocrates ont été élus, notamment dans les
circonscriptions-clé où chaque voix compte[2].
Le plaisir que procurent les déconfitures de Donald Trump et de Jair
Bolsonaro aura peut-être saisi ceux et celles qui, par désespoir ou
désenchantement, ne croient plus en l’utilité de l’élection. Ces
résultats pourraient en tout cas leur faire réviser leur croyance : et si
le vote avait encore une place dans les combats pour l’égalité, la
justice, l’hospitalité et la sauvegarde de la vie sur la planète ?

• Le rapport à l’élection qui prévaut de nos jours dans les régimes de


gouvernement représentatif est marqué par la lente éviction des
simples citoyens du domaine de la politique. Les manifestations en
sont connues : désertion des urnes, désaffection pour les partis,
détestation voire haine pour les autorités publiques, dégoût de la
politique, en particulier chez les jeunes. Certains doutent qu’il soit
encore possible, dans ces conditions, de reconduire la croyance dans
les vertus démocratiques du suffrage universel. D’autres ont renoncé
à convaincre les rétifs au vote de l’avantage qu’il y aurait à s’emparer
des urnes pour faire entendre une autre voix dans des consultations
dont l’inanité est connue d’avance. Ce qui s’est produit aux Etats-Unis
et au Brésil peut-il rendre un peu d’attrait aux élections et conduire la
jeunesse à s’en emparer pour faire valoir le regard qu’elle porte sur la
manière dont les dirigeants s’occupent de leur monde ?
En attendant que le système représentatif disparaisse – ce qui ne
risque pas d’arriver demain -, on peut lui proposer un pari : :
appropriez-vous l’élection de façon cynique, ou calculée, comme un
jeu dont il faut retourner les règles contre ceux qui vous les imposent.
Ces règles sont aujourd’hui fixées par la corporation des « faiseurs
d’opinion » (cabinets conseil, agences de communication, experts en
carte électorale, stratèges en chef) qui enjoignent à leurs
commanditaires de concentrer leur attention sur quelques
circonscriptions bien définies afin d’obtenir la victoire. Ce que ces
spécialistes nous apprennent est que l’issue d’une élection dépend, en
fin de compte, d’une infime fraction de votants qu’il s’agit soit de
cibler de façon spécifique, soit d’inciter à s’abstenir de soutenir des
concurrents.
Si on retient cette conception instrumentale de la démocratie, il
suffirait qu’un petit pourcentage d’adeptes d’un changement radical
fasse l’effort de se rendre aux urnes pour faire basculer le scrutin de
leur côté. Envisagé sur ce mode purement stratégique, le vote ne
s’apparente ni à une abdication, ni à un renoncement à son pouvoir
individuel en faveur d’une délégation, ni à un blanc-seing donné à un
parti ou un candidat qui trahiront leurs promesses. Il devient un geste
visant à « récupérer la politique » pour peser, si peu que ce soit, en
faveur de l’avènement d’un pouvoir qui s’occupe sérieusement des
inégalités et des injustices. Un seul obstacle reste à surmonter pour
réhabiliter l’élection, et il est de taille : à quelle liste apporter un
soutien dont on n’aurait pas honte ?
La vie politique des sociétés démocratiques se déroule en grande
partie à l’écart des institutions du système représentatif : dans des
groupes de réflexion, des associations, des observatoires, des
coordinations, des comités de quartier, des ronds-points ou des
réseaux sociaux. C’est dans ce monde en mutation permanente que
se transforment les manières coutumières d’agir en politique.
Toutes ces démarches autonomes montrent que la démocratie ne se
réduit pas aux rituels électoraux et ne s’arrête pas entre deux
échéances programmées. Elles s’attachent à mettre en place des
formes non institutionnelles d’organisation collective (occupations,
désobéissances, mobilisations, actions directes non violentes,
résistance civile) en poursuivant un même projet : dépasser la
séparation entre gouvernants et gouvernés, en faisant valoir la
capacité politique des citoyens à prendre en mains les problèmes qui
les concernent et en rejetant la professionnalisation et de la
personnalisation de l’exercice du pouvoir[3]. On pourrait se dire que
cet activisme est, en un sens, victime de son succès : il a modifié le
rapport à l’élection sans pour autant que ses interventions sur le
terrain soient parvenues à installer les citoyens dans les rouages
politiques, même au niveau local[4].
Comment faire pour qu’une petite proportion de jeunes
abstentionnistes qui se situent dans le camp de « gauche » se décide
à prendre ou reprendre le chemin des urnes ? Il faudrait peut-être que
les propositions soumises à l’adhésion de cet électorat apparaissent
vraiment pertinentes en matière de climat, d’environnement, de droits
des femmes et des des LGBTQI+, de racisme systémique, de libertés
d’expression, de circulation et d’installation, de limitation des
dispositifs de répression.
Tous ces sujets sont, aux Etats-Unis comme France, souvent réduits à
des questions « culturelles » ou « minoritaires », négligeables au
regard des affaires qu’on dit prétentieusement « régaliennes » comme
l’économie, la sécurité ou la souveraineté. L’attaque brutale contre un
droit acquis par la lutte, comme celui des femmes de décider de ce
qu’elles font de leur corps ou des couples homosexuels de se marier,
est pourtant apparue comme une atteinte insupportable
à l’intégrité même de la nation (comme si quelqu’un avait proposé de
rétablir l’esclavage, ce qui n’est pas entièrement utopique).
Pour faire revenir aux urnes les jeunes générations qui doutent, à juste
titre, de l’utilité de la procédure électorale, une autre condition doit
être remplie : que les programmes qui sont soumis à leur jugement ne
soient pas perçus comme de la poudre aux yeux, des vœux pieux ou
des engagements sans lendemain. Le mieux serait bien sûr que ces
programmes soient élaborés par des plateformes réunissant, à égalité
de statut, des responsables politiques, des militants, des activistes,
des associatifs, des citoyens ordinaires et des syndicalistes ; et qu’ils
n’apparaissent pas comme étant sous l’influence des diktats de
dirigeants de partis établis, comme des « éléments de langage »
sonnant creux, ou comme le ressassement de poncifs éculés
d’idéologies d’un temps révolu.
C’est ce travail de redéfinition du contenu des changements à faire
advenir de façon prioritaire qu’il faut continûment entretenir, en
favorisant l’ouverture de l’espace public à tous ceux et celles qui
veulent y contribuer. C’est avec cette méthode, qui est déjà bien
expérimentée, que l’élection pourra redevenir, pour les jeunes comme
pour les plus anciens, un moment décisif de la démocratie.

Sandra Laugier

PHILOSOPHE, PROFESSEURE À L'UNIVERSITÉ PARIS 1 PANTHÉON-SORBONNE

Albert Ogien
SOCIOLOGUE, DIRECTEUR DE RECHERCHE AU CNRS – CEMS

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