Vous êtes sur la page 1sur 131

A.

 A. Milne

Winnie l’Ourson
Histoire
d’un ours-comme-ça
Illustrations de Ernest H. Shepard

Traduit de l’anglais
par Jacques Papy

Gallimard Jeunesse
POUR ELLE

Main dans la main nous venons,


Christophe Robin et moi,
Te donner ce livre.
Dis que tu es surprise !
Dis que tu l’aimes !
Dis qu’il te plaît !
Dis que c’est exactement ce que tu voulais !
Parce qu’il est à toi,
Parce que nous t’aimons.
Introduction

S’il vous est arrivé de lire un autre livre sur Christophe Robin, peut-être
vous rappelez-vous qu’il avait autrefois un cygne (ou bien c’était le cygne
qui avait Christophe Robin, je ne suis pas très fixé) et qu’il appelait ce
cygne : Winnie. C’était il y a très longtemps, et quand nous avons pris
congé de vous, nous avons emporté le nom avec nous, en nous disant que le
cygne n’en aurait plus besoin. Eh bien, quand l’Ours Martin déclara qu’il
aimerait avoir un nom palpitant, pour lui tout seul, Christophe Robin dit
tout de suite, sans prendre le temps de réfléchir, qu’il était Winnie
l’Ourson. Et il en fut ainsi. Ayant expliqué la partie Winnie, je vais à
présent expliquer le reste.
Il est impossible de demeurer longtemps à Londres sans aller au Zoo. Il y a
des gens qui commencent le Zoo au commencement, qui s’appelle
ENTRÉE, et qui passent aussi vite qu’ils le peuvent devant toutes les cages
jusqu’à ce qu’ils arrivent à celle qui s’appelle SORTIE ; mais les gens les
plus sympathiques vont droit à l’animal qu’ils préfèrent et n’en bougent
plus. Ainsi, lorsque Christophe Robin va au Zoo, il va là où se trouvent les
Ours Blancs, et il chuchote quelque chose à l’oreille du troisième gardien
du côté gauche, et on ouvre des portes, et nous errons à travers des couloirs
sombres et nous grimpons des escaliers raides, jusqu’à ce que nous arrivions
à une cage particulière, et on ouvre la cage, et voilà qu’il en sort quelque
chose couvert d’une fourrure brune, et, avec un cri de bonheur : « Oh !
Nounours ! », Christophe Robin se précipite dans ses bras. Or, le nom de
cet ours est Winnie, ce qui prouve que c’est un très bon nom pour un ours ;
mais ce qu’il y a de drôle, c’est que nous ne pouvons pas nous rappeler si
Winnie a été baptisé en souvenir de l’ours, ou l’ours en souvenir de Winnie.
Nous l’avons su autrefois, mais nous l’avons oublié…
J’en étais arrivé là quand Cochonnet leva les yeux et dit de sa voix
perçante :
– Et Moi, on n’en parle pas ?
– Mon cher Cochonnet, dis-je, le livre tout entier ne parle que de toi.
– Mais il ne parle aussi que de Winnie, glapit-il.
Vous voyez de quoi il retourne. Il est jaloux parce qu’il pense que Winnie
a une Magnifique Introduction pour lui tout seul. Winnie est le favori, bien
sûr, impossible de dire le contraire, mais Cochonnet a sa part de pas mal de
choses dont Winnie ne profite pas ; car on ne peut pas emporter Winnie en
classe sans que tout le monde le sache, mais Cochonnet est si petit qu’on
peut le glisser dans une poche, où c’est bien réconfortant de pouvoir le tâter
quand on n’est pas très sûr si deux fois sept font douze ou bien vingt-deux.
Quelquefois il se glisse hors de la poche et il regarde un bon moment dans
l’encrier, et ainsi il a acquis beaucoup plus d’instruction que Winnie, mais
Winnie s’en moque. Il y a des gens qui ont de la cervelle et d’autres qui
n’en ont pas, dit-il, et voilà tout.
Et maintenant tous les autres sont en train de me dire :
– Et Nous, alors ?
Aussi peut-être vaut-il mieux que je m’arrête d’écrire des Introductions et
que je fasse avancer le livre.

A. A. MILNE
CHAPITRE PREMIER

Dans lequel nous sommes présentés à Winnie l’Ourson


et à quelques abeilles et l’histoire commence.

Voici l’Ours Martin qui descend l’escalier, bing, bing, bing, sur la nuque,
derrière Christophe Robin. C’est, autant qu’il le sache, la seule façon de
descendre l’escalier, mais il lui semble parfois qu’il doit y avoir une autre
façon, si seulement il pouvait s’arrêter un moment de se cogner la tête et de
réfléchir. Et puis il lui semble que peut-être il n’y a pas d’autre façon. En
tout cas, le voici au bas des marches, prêt à vous être présenté : Winnie
l’Ourson.
Quand j’ai entendu son nom pour la première fois, j’ai dit exactement
comme vous allez le dire :
– Mais je croyais que c’était un garçon ?
– Moi aussi, dit Christophe Robin.
– Alors tu ne peux pas l’appeler Winnie 1.
– Je ne l’appelle pas Winnie.
– Mais tu as dit…
– Il s’appelle Winnie l’Ourson. Tu ne sais pas ce que Ourson veut dire ?
– Ah, oui, maintenant je le sais, dis-je rapidement ; et j’espère que vous le
savez aussi, car c’est la seule explication que vous aurez.
Parfois Winnie l’Ourson aime à jouer à un jeu quelconque quand il vient
en bas, et parfois il aime à rester assis tranquillement au coin du feu et à
écouter une histoire. Ce soir…
– Que dirais-tu d’une histoire ? dit Christophe Robin.
– Ce que je dirais d’une histoire ? dis-je.
– Serais-tu assez gentil pour en raconter une à Winnie l’Ourson ?
– Je crois que oui, dis-je. Quelle sorte d’histoires préfère-t-il ?
– Des histoires qui parlent de lui. Parce que c’est un Ours comme ça.
– Oh, je vois.
– Alors, serais-tu assez gentil ?
– Je vais essayer, dis-je.
Et j’ai essayé.

Jadis, il y a très longtemps, c’était vendredi dernier, je crois, Winnie


l’Ourson habitait tout seul dans une forêt sous le nom de Sanders.
– Qu’est-ce que ça veut dire : sous le nom ? demanda Christophe Robin.
– Ça veut dire qu’il avait le nom au-dessus de la porte, en lettres d’or, et qu’il
habitait dessous.
– Winnie l’Ourson n’avait pas très bien compris, dit Christophe Robin.

– Maintenant j’ai compris, grommela une voix.


– En ce cas je vais continuer, dis-je.

Un jour qu’il était allé se promener, il arriva à une clairière dans la forêt,
et au milieu de la clairière il y avait un grand chêne, et du haut du chêne
venait un fort bourdonnement.
Winnie l’Ourson s’assit au pied de l’arbre, se prit la tête à deux pattes et
se mit à réfléchir.

D’abord il se dit :
« Ce bourdonnement veut dire quelque chose. Il n’y a pas de
bourdonnement comme ça, bourdonnant bourdonnette, sans que ça veuille
dire quelque chose. S’il y a un bourdonnement c’est que quelqu’un fait un
bourdonnement, et la seule raison qu’on ait de faire un bourdonnement
c’est, à mon idée, qu’on soit une abeille. »
Puis il réfléchit encore un bon bout de temps, et dit :
– Et la seule raison qu’on ait d’être une abeille, c’est, à mon
idée, qu’on fasse du miel.
Et puis il se leva et dit :
– Et la seule raison qu’on ait de faire du miel, c’est que Moi je
puisse en manger.
Là-dessus il commença à grimper à l’arbre.
Il grimpa, grimpa, grimpe grimperas-tu, et, tout en grimpant,
il se chantait une petite chanson pour lui tout seul. Elle
disait comme ça :

– C’est très curieux vraiment


Qu’un ours soit si gourmand
De miel
Je voudrais bien ma foi,
Qu’on me dise pourquoi
J’aime passionnément
Le miel
Puis il grimpa un peu plus haut… et encore un peu plus haut… et encore
un tout petit peu plus haut. Et, arrivé là, il avait composé une autre
chanson :

Si les Ours étaient des Abeilles,


Ce serait chose sans pareille :
C’est sur le sol qu’ils bâtiraient leur nid.
Donc, si les Abeilles étaient des Ours,
Ça rendrait mon chemin plus court,
Je n’aurais pas à grimper jusqu’ici.
Il était à présent assez fatigué ; c’est pourquoi il avait chanté une
Chanson-pour-se-plaindre. Il était presque arrivé maintenant, et s’il pouvait
seulement se tenir sur cette branche…
Crac !
– Au secours ! dit Winnie, tout en tombant sur une branche à trois
mètres au-dessous de lui.
« Si seulement je n’avais pas…, dit-il, en rebondissant jusqu’à la branche
suivante six mètres plus bas.
« Voyez-vous, ce que j’avais l’intention de faire, expliqua-t-il en faisant la
culbute et en dégringolant avec bruit sur une autre branche neuf mètres
plus bas, ce que j’avais l’intention de faire…
« Bien sûr, c’était plutôt…, reconnut-il, en glissant très rapidement sur les
six branches suivantes.
« Je suppose que tout cela vient, décida-t-il, en disant adieu à la dernière
branche, en tournant trois fois sur lui-même et en atterrissant avec grâce au
beau milieu d’un buisson d’ajoncs, tout cela vient de trop aimer le miel. Au
secours !
Il sortit en rampant du buisson d’ajoncs, se frotta le nez pour en faire
tomber les piquants, et se remit à penser. Et la première personne à qui il
pensa fut Christophe Robin.
– Était-ce moi ? dit Christophe Robin d’une voix étranglée par l’émotion, osant
à peine en croire ses oreilles.
– C’était toi.
Christophe Robin ne dit plus rien, mais ses yeux devinrent de plus en plus
grands et ses joues de plus en plus roses.
Donc, Winnie l’Ourson s’en alla trouver son ami Christophe Robin qui
habitait derrière une porte verte dans une autre partie de la forêt.

– Bonjour, Christophe Robin, dit-il.


– Bonjour, Winnie l’Ourson, dis-tu.
– Je me demande si tu as quelque chose qui ressemble à un ballon ?
– Un ballon ?
– Oui, je me disais tout en venant par ici : « Je me demande si Christophe
Robin a quelque chose qui ressemble à un ballon. » Voilà ce que je me
disais, en pensant à des ballons et en me demandant si tu avais un ballon.
– Que veux-tu faire d’un ballon ? dis-tu.
Winnie l’Ourson regarda tout autour de lui pour voir si personne
n’écoutait, porta sa patte à sa bouche, et murmura mystérieusement :
– Du Miel !
– Mais on ne peut pas se procurer du miel avec des ballons !
– Moi, oui, dit Winnie.
Or, il se trouvait justement que tu étais allé la veille à une fête chez ton
ami Cochonnet, et à cette fête on vous avait donné des ballons à tous. Tu
avais eu un gros ballon vert ; et un des parents de Lapin en avait eu un gros
bleu, et il l’avait laissé au lieu de l’emporter, car il était vraiment trop jeune
pour aller à une fête ; et ainsi tu avais emporté chez toi le ballon vert et le
ballon bleu.
– Lequel des deux préférerais-tu ? demandas-tu à Winnie.

Il se prit la tête à deux pattes et réfléchit très sérieusement.


– Voici comment la chose se présente, dit-il. Quand on va chercher du
miel avec un ballon, le plus important c’est de ne pas laisser savoir aux
abeilles qu’on arrive. Or, si on a un ballon vert elles pourraient croire qu’on
est simplement une partie de l’arbre et ne pas faire attention à vous, et si on
a un ballon bleu elles pourraient croire qu’on est simplement une partie du
ciel et ne pas faire attention à vous, et la question est : Qu’est-ce qui est le
plus probable ?
– Est-ce qu’elles ne feraient pas attention à toi au-dessous du ballon ?
demandas-tu.
– Peut-être que oui, peut-être que non, dit Winnie l’Ourson. On ne sait
jamais avec les abeilles. Il réfléchit un instant et dit : J’essaierai de
ressembler à un petit nuage noir. Ça les trompera.
– Alors tu ferais mieux de prendre le ballon bleu, dis-tu ; et il en fut
décidé ainsi.
Bon, vous voilà partis tous les deux avec le ballon bleu, et tu avais pris
ton fusil avec toi, juste en cas, comme tu le faisais toujours ; et Winnie s’en
est allé dans un endroit très boueux qu’il connaissait, et s’y est roulé, roule
que je te roule, jusqu’à ce qu’il soit tout noir des pieds à la tête ; et puis tu as
gonflé le ballon gros comme ça, et toi et Winnie vous vous êtes accrochés
tous les deux à la corde, et tu as lâché la corde brusquement, et Winnie s’est
envolé avec grâce dans le ciel, et il s’est arrêté là, au niveau du sommet de
l’arbre et à environ sept mètres de distance…

– Bravo ! crias-tu.
– N’est-ce pas magnifique ? cria Winnie l’Ourson d’en haut. À quoi est-ce
que je ressemble ?
– Tu ressembles à un Ours accroché à un ballon, dis-tu.
– Je ne ressemble pas, dit Winnie avec anxiété, je ne ressemble pas à un
petit nuage noir dans un ciel bleu ?

– Pas beaucoup.
– Ah, bon, peut-être que, vu d’ici, en haut, ça n’est pas la même chose.
Et, comme je l’ai déjà dit, avec les abeilles on ne sait jamais.
Il n’y avait pas de vent pour le pousser plus près de l’arbre, aussi restait-il
là. Il pouvait voir le miel, il pouvait sentir le miel, mais il ne pouvait pas
tout à fait atteindre le miel.
Au bout d’un moment il t’appela.
– Christophe Robin ! murmura-t-il assez fort.

– Oui !
– Je crois que les abeilles se doutent de quelque chose.
– Quelle sorte de chose ?
– Je ne sais pas. Mais quelque chose me dit qu’elles se doutent de quelque
chose.
– Peut-être qu’elles pensent que tu veux leur miel ?
– C’est possible. On ne sait jamais avec les abeilles.
Il y eut un autre court silence, puis il t’appela de nouveau.
– Christophe Robin !
– Oui ?
– As-tu un parapluie chez toi ?
– Je crois que oui.
– Je voudrais que tu l’apportes ici et que tu te promènes de long en large
en le tenant ouvert, et que tu regardes de mon côté de temps en temps en
disant : « Tiens, tiens, on dirait qu’il va pleuvoir. » Je crois que, si tu faisais
ça, ça nous aiderait beaucoup à tromper ces abeilles.
Alors tu t’es mis à rire en disant : « Vieille bête d’Ours ! » mais tu ne l’as
pas dit à haute voix parce que tu l’aimes beaucoup, et tu es allé chez toi
chercher ton parapluie.
– Oh, te voilà ! cria Winnie l’Ourson, dès ton retour au pied de l’arbre. Je
commençais à m’inquiéter. J’ai découvert que, maintenant, les abeilles Se
Doutent très nettement de quelque chose.
– Veux-tu que j’ouvre mon parapluie ? dis-tu.
– Oui, mais attends un peu. Il faut être pratique. L’important c’est de
tromper la Reine Abeille. Peux-tu voir d’en bas laquelle est la Reine
Abeille ?
– Non.
– Dommage. Bon, eh bien, si tu te promènes de long en large avec ton
parapluie, en disant : « Tiens, tiens, on dirait qu’il va pleuvoir », de mon
côté je ferai de mon mieux en chantant une petite Chanson-de-Nuage,
comme celle qu’un nuage pourrait chanter… Vas-y !

Alors, tandis que tu te promenais de long en large en te demandant s’il


allait pleuvoir, Winnie l’Ourson chanta cette chanson :

Oh, joie d’être un Nuage


Qui flotte dans l’Azur !
Chaque petit nuage
Chante quand vient l’orage.
Oh, joie d’être un Nuage
Qui flotte dans l’Azur !
Voyez comme il est sage
Le beau petit nuage.
Les abeilles continuaient à bourdonner plus soupçonneusement que
jamais. En vérité, quelques-unes quittèrent leur nid et se mirent à voler tout
autour du nuage au moment où il entamait le second couplet de sa
chanson, et une abeille se posa un instant sur le nez du nuage et puis
s’envola de nouveau.
– Christophe – aïe ! – Robin, cria le nuage.
– Oui ?
– Je viens de réfléchir, et j’en suis arrivé à une décision très importante.
Ces abeilles sont de la mauvaise espèce.

– Vraiment ?
– Tout à fait de la mauvaise espèce. Aussi je pense qu’elles doivent faire
une mauvaise espèce de miel, qu’en penses-tu ?
– Vraiment ?
– Oui. Aussi, je crois que je vais descendre.
– Comment ? demandas-tu.
Winnie l’Ourson n’avait pas pensé à ça. S’il lâchait la ficelle, il tomberait
– bing ! – et il n’aimait pas cette idée-là. Aussi, il réfléchit un bon bout de
temps, et puis il dit :
– Christophe Robin, il faut que tu tires sur le ballon avec ton fusil. As-tu
ton fusil ?
– Bien sûr, dis-tu. Mais si je tire, ça va abîmer le ballon.
– Mais si tu ne tires pas, dit Winnie, il faudra que je lâche la ficelle, et ça
m’abîmera, moi.
Quand il eut présenté ainsi la chose, tu compris la situation, et tu visas le
ballon très soigneusement, et tu tiras.
– Aïe ! dit Winnie.
– Est-ce que j’ai raté ? demandas-tu.
– On ne peut pas dire que tu aies raté, dit Winnie, mais tu as raté le
ballon.
– Toutes mes excuses, dis-tu, et tu tiras de nouveau, et cette fois le ballon
fut touché, et l’air en sortit lentement, et Winnie l’Ourson descendit en
flottant jusqu’au sol.
Mais ses bras étaient si raides à force d’être restés accrochés tant de temps
à la ficelle du ballon qu’ils restèrent levés en l’air pendant plus d’une
semaine, et chaque fois qu’une mouche venait se poser sur son nez il était
obligé de souffler dessus pour la faire partir.

– Est-ce que c’est la fin de l’histoire ? demanda Christophe Robin.


– C’est la fin de celle-là. Il y en a d’autres.
– Au sujet de Winnie et de Moi ?
– Et de Cochonnet et de Lapin et de vous tous. Est-ce que tu ne te
rappelles pas ?
– Je me rappelle bien, mais quand j’essaie de me rappeler, j’oublie.
– Le jour où Winnie et Cochonnet ont essayé d’attraper un Éphalant…
– Ils n’ont pas pu l’attraper, n’est-ce pas ?
– Non.
– Winnie n’a pas pu, parce qu’il n’a pas de cervelle. Et moi, est-ce que je
l’ai attrapé ?
– Tu verras ça dans l’histoire.
Christophe Robin hocha la tête.
– Je me rappelle parfaitement, dit-il ; mais Winnie ne se rappelle pas très
bien, et c’est pour ça qu’il aime qu’on lui raconte l’histoire encore une fois.
Parce que, alors, c’est une vraie histoire, et pas seulement quelque chose
qu’on se rappelle.
– C’est exactement ce que je pense, dis-je.
Christophe Robin poussa un profond soupir, ramassa son Ours par la patte
et s’en alla vers la porte en traînant Winnie derrière lui. Arrivé à la porte, il
se retourna et dit : Tu viens me voir prendre mon bain ?
– Peut-être, dis-je.
– Je ne lui ai pas fait mal quand je lui ai tiré dessus, n’est-ce pas ?
– Pas le moins du monde.
Il hocha la tête et sortit, et, un instant plus tard, j’entendis Winnie
l’Ourson – bing, bing, bing – monter l’escalier derrière lui.

b d f d f
1. Winnie, abréviation de Winnifred, est un prénom féminin.
CHAPITRE II

Dans lequel Winnie l’Ourson va faire une visite


et se met dans une situation difficile.

L’Ours Martin, connu de ses amis sous le nom de


Winnie l’Ourson, ou, par abréviation, Winnie, se
promenait un jour dans la forêt, en fredonnant
fièrement pour lui tout seul. Il avait composé un petit
fredonnement le matin même, en faisant ses Exercices
d’Amaigrissement devant la glace : Tra-la-la, tra-la-la,
en levant les bras aussi haut que possible, et ensuite : Tra-la-la, tra-la – au
secours ! – la, en essayant d’atteindre ses orteils avec le bout de ses doigts.
Après le petit déjeuner, il se l’était répété, encore et encore, jusqu’à ce qu’il
l’ait appris par cœur, et maintenant il le fredonnait d’un bout à l’autre,
comme il faut. Ça disait comme ça :
Tra-la-la, tra-la-la
Tra-la-la, tra-la-la
Lon-lon-la, lon-lon-laire.
Laire-lon-la, laire-lon-la
Laire-lon-la, laire-lon-la
Lan-lon-la, lon-lon-laire.

Donc, il se fredonnait ce fredonnement, et il se promenait gaiement, en


se demandant ce que faisaient tous les autres et quelle impression ça faisait
d’être quelqu’un d’autre, quand, tout d’un coup, il arriva à un talus
sablonneux, et dans le talus il y avait un grand trou.
– Ha, ha ! dit Winnie. (Lon-lon-la, lon-lon-laire.) Si je sais quelque
chose à propos de quelque chose, ce trou veut dire Lapin, dit-il ; et Lapin ça
veut dire de la Compagnie, dit-il ; et de la Compagnie ça veut dire de la
Nourriture et Quelqu’un-qui-M’écoute-Fredonner, et tout, et tout. Lon-
lon-laire, lon-lon-la.
Là-dessus, il se pencha, mit la tête dans le trou et cria :
– Y a-t-il quelqu’un ?
On entendit un bruit soudain de remue-ménage dans le trou, puis silence.
– J’ai dit : Y a-t-il quelqu’un ? cria Winnie très fort.
– Non ! dit une voix ; et puis la voix ajouta : Ce n’est pas la peine de
crier si fort. Je vous ai très bien entendu la première fois.
– Zut ! dit Winnie. Il n’y a vraiment personne ?
– Personne.
Winnie l’Ourson retira sa tête du trou, et réfléchit un moment, et il se
dit : « Il faut qu’il y ait quelqu’un, parce qu’il faut que quelqu’un ait dit :
Personne. » Aussi il remit sa tête dans le trou et dit :
– Dis donc, Lapin, ça n’est pas toi ?
– Non, répondit Lapin, d’une voix différente cette fois.
– Mais est-ce que ce n’est pas la voix de Lapin ?
– Je ne crois pas, dit Lapin. Ça ne veut pas l’être.
– Oh ! dit Winnie.
Il retira sa tête du trou, et réfléchit encore un coup, et puis remit sa tête
dans le trou et dit :
– En ce cas, pourriez-vous être assez aimable pour me dire où est Lapin ?
– Il est allé voir son ami Winnie qui est un grand ami à lui.
– Mais c’est Moi ! dit Nounours, extrêmement surpris.
– Quelle sorte de Moi ?
– Moi, Winnie.
– Êtes-vous sûr, dit Lapin, encore plus surpris.
– Tout à fait sûr, dit Winnie.
– Ah bon, eh bien, alors, entre.
Alors Winnie se mit à pousser, pousse que je te pousse, à travers le trou,
et à la fin il entra.
– Tu avais tout à fait raison, dit Lapin en le regardant de la tête aux pieds.
C’est bien toi. Content de te voir.
– Qui croyais-tu que c’était ?
– Ma foi, je n’étais pas très sûr. Tu sais comment c’est dans la Forêt. On
ne peut pas laisser entrer chez soi n’importe qui. Il faut faire attention. Que
dirais-tu d’une bouchée de quelque chose ?
Winnie aimait bien toujours prendre un petit quelque chose à onze
heures du matin, et il fut très content de voir Lapin sortir les assiettes et les
gobelets ; et lorsque Lapin dit : « Du miel ou du lait condensé avec ton
pain ? » il fut si transporté d’aise qu’il dit : « Les deux », et puis, afin de ne
pas avoir l’air gourmand, il ajouta : « Mais, je t’en prie, ne te tracasse pas au
sujet du pain. » Après quoi il resta sans parler pendant longtemps… jusqu’à
ce que, enfin, tout en fredonnant d’une voix plutôt gluante, il se levât,
serrât affectueusement la patte de Lapin et dît qu’il fallait qu’il parte.
– Vraiment ? dit Lapin poliment.
– Ma foi, dit Winnie, je pourrais rester encore un peu s’il… si tu…, et il
essaya de toutes ses forces de regarder dans la direction du garde-manger.
– En fait, dit Lapin, j’étais moi-même sur le point de partir.
– Ah, bon ; eh bien alors, je vais m’en aller. Au revoir.
– Eh bien, au revoir, si tu es sûr que tu ne veux plus rien.
– Y a-t-il encore quelque chose ? demanda Ours vivement.
Lapin ôta les couvercles des plats, et dit :
– Non, il n’y a plus rien.
– Je le pensais, dit Winnie en hochant la tête pour lui tout seul. Eh bien,
au revoir. Il faut que je m’en aille.

Donc, il commença à grimper pour sortir du trou. Il tira avec ses pattes de
devant, et il poussa avec ses pattes de derrière, et au bout d’un moment son
nez se trouva de nouveau en plein air… et puis ses oreilles… et puis ses
pattes de devant… et puis ses épaules… et puis…
– Au secours ! dit Winnie. Je ferais mieux de revenir en arrière.
« Oh, zut ! dit Winnie, je vais être obligé de continuer à avancer.
« Je ne peux ni avancer ni reculer ! dit Winnie. Au secours et zut !
Or, à ce moment-là, Lapin voulait lui aussi aller se promener, et, voyant
que la porte principale était obstruée, il sortit par la porte de derrière, et fit
le tour pour venir trouver Winnie, et le regarda.
– Eh là ! est-ce que tu es coincé ? demanda-t-il.
– N-non, dit Winnie d’un ton insouciant. Je me repose, tout simplement,
et je réfléchis, et je me fredonne un petit air.
– Dis donc, donne-moi ta patte.
Winnie tendit une de ses pattes et Lapin tira, tira, tire que je te tire…
– Aïe ! cria Winnie. Tu me fais mal.
– Le fait est, dit Lapin, que tu es coincé.
– Tout ça vient, dit Winnie avec mauvaise humeur, de ne pas avoir des
portes d’entrée assez larges.
– Tout ça vient, dit Lapin sévèrement, de trop manger. J’ai bien pensé
tout à l’heure, dit Lapin, mais je n’ai rien voulu dire, dit Lapin, que l’un de
nous mangeait trop, dit Lapin, et je savais que ce n’était pas moi, dit-il. Eh
bien, c’est bon, je vais aller chercher Christophe Robin.
Christophe Robin habitait à l’autre bout de la Forêt, et quand il revint
avec Lapin et qu’il vit la moitié de devant de Winnie, il dit : « Vieille bête
d’Ours ! » d’une voix si affectueuse que tout le monde se sentit à nouveau
plein d’espoir.
– J’étais juste en train de commencer à penser, dit Nounours en reniflant
légèrement, que peut-être Lapin ne pourrait jamais plus repasser par sa
porte d’entrée. Et je n’aimerais pas ça du tout, dit-il.
– Moi non plus, dit Lapin.
– Repasser par sa porte d’entrée ? dit Christophe Robin. Bien sûr qu’il
repassera par sa porte d’entrée.
– Très bien, dit Lapin.
– Si nous ne pouvons pas te tirer dehors, Winnie, nous pourrions te
repousser dedans.
Lapin se gratta pensivement les moustaches et fit remarquer que, une fois
qu’on aurait repoussé Winnie dedans, il serait dedans, et que, bien sûr,
personne n’était plus heureux que lui de voir Winnie ; cependant il n’en
restait pas moins que certains vivaient dans les arbres et que d’autres
vivaient sous terre, et…
– Tu veux dire que je ne sortirais jamais ? dit Winnie.
– Je veux dire, dit Lapin, que, puisque tu en es arrivé au point où tu en es,
ce serait dommage de perdre toute la peine que tu t’es donnée.
Christophe Robin approuva de la tête.
– Alors, il n’y a qu’une chose à faire, dit-il. Il faudra attendre que tu
maigrisses.
– Combien de temps faut-il pour maigrir ? demanda Winnie
anxieusement.
– À peu près une semaine, à mon idée.
– Mais je ne peux pas rester là toute une semaine !
– Tu peux très bien rester là, vieille bête d’Ours. Ce qui est si difficile,
c’est de te sortir de là.

– Nous te ferons la lecture, dit Lapin avec bonne humeur. Et j’espère qu’il
ne neigera pas, ajouta-t-il. Et, dis donc, mon vieux, tu prends pas mal de
place chez moi ; est-ce que ça t’ennuierait que je me serve de tes pattes de
derrière comme porte-serviettes ? Parce que, vois-tu, tes pattes sont là, à ne
rien faire, et ce serait très commode d’y pendre les serviettes.
– Une semaine ! dit Winnie sombrement. Et les repas, alors ?
– Pas de repas, je le crains, dit Christophe Robin, afin de maigrir plus
vite. Mais nous te ferons certainement la lecture.
Nounours commença à soupirer, et puis il s’aperçut que ça lui était
impossible, tellement il était coincé serré ; et une larme tomba de son œil,
pendant qu’il disait :
– Alors, voudrais-tu me lire un Livre Nourrissant, capable d’aider et de
réconforter un Ours-Coincé-dans-une-Grande-Étroitesse ?
Et ainsi, pendant une semaine, Christophe Robin lut ce genre de livre à
l’extrémité nord de Winnie, et Lapin fit sécher sa lessive sur l’extrémité
sud… et entre les deux extrémités Nounours se sentit devenir de plus en
plus mince. Et, à la fin de la semaine, Christophe Robin dit : Allons-y !
Il saisit les pattes de devant de Winnie, et Lapin saisit Christophe Robin,
et tous les amis et parents de Lapin saisirent Lapin, et ils tirèrent tous
ensemble…
Et pendant un bon moment, Winnie se contenta de dire : « Aïe ! »
Et : « Oh ! »
Et puis, brusquement, il dit : « Boum ! » exactement comme un bouchon
qui sort d’une bouteille.
Et Christophe Robin et Lapin et tous les amis et parents de Lapin firent
la culbute en arrière… et sur eux tomba Winnie l’Ourson, enfin libre !
Là-dessus, ayant remercié ses amis d’un signe de tête, il continua à se
promener dans la forêt, en fredonnant fièrement pour lui tout seul. Mais
Christophe Robin le suivit d’un regard affectueux, en se disant : « Vieille
bête d’Ours ! »
CHAPITRE III

Dans lequel Winnie et Cochonnet vont à la chasse et sont


sur le point d’attraper une Bilotte.

Cochonnet habitait une maison magnifique au milieu d’un hêtre, et le


hêtre était au milieu de la forêt, et Cochonnet habitait au milieu de la
maison. Près de sa maison se trouvait un morceau d’écriteau cassé sur lequel
on lisait : DÉFENSE D. Lorsque Christophe Robin demanda à Cochonnet ce
que cela voulait dire, il répondit que c’était le nom de son grand-père, et
qu’il courait dans la famille depuis longtemps. Christophe Robin dit qu’il
était impossible de s’appeler Défense D., et Cochonnet dit que c’était très
possible puisque son grand-père s’appelait ainsi, et que c’était une
abréviation de Défense Daniel. Et son grand-père avait eu deux noms dans
le cas où il en aurait perdu un : Défense, qui venait d’un de ses oncles, et
Daniel, qui venait après Défense.
– J’ai deux noms, dit Christophe Robin négligemment.
– Là, tu vois bien, ça prouve que j’ai raison, dit Cochonnet.
Par un beau jour d’hiver, tandis que Cochonnet balayait la neige devant
sa porte, il leva les yeux par hasard, et voilà que Winnie l’Ourson se
trouvait là. Winnie marchait en rond, en pensant à autre chose, et quand
Cochonnet l’appela il se contenta de continuer à marcher.
– Bonjour ! dit Cochonnet, qu’est-ce que tu fais ?
– Je chasse, dit Winnie.
– Tu chasses quoi ?
– Je suis une piste, dit Winnie l’Ourson très mystérieusement.
– Une piste de quoi ? demanda Cochonnet en s’approchant.
– C’est justement ce que je me demande. Je me demande : De quoi ?
– Qu’est-ce que tu crois que tu vas répondre ?
– Il me faudra attendre jusqu’à ce que je le rattrape, dit Winnie l’Ourson.
Voyons, regarde ça. – Il montra le sol devant lui. – Que vois-tu là ?
– Une piste, dit Cochonnet. Des traces de pattes. Il poussa un petit cri
d’émotion : Oh ! Winnie ! crois-tu que c’est une… une… une Bilotte ?
– C’est possible, dit Winnie. Des fois c’en est une, des fois ce n’en est pas
une. On ne sait jamais avec les traces de pattes.
Sur ces quelques mots il continua à suivre la piste, et Cochonnet, après
l’avoir regardé faire pendant une ou deux minutes, courut après lui. Winnie
l’Ourson venait de s’arrêter brusquement et se penchait sur les traces d’un
air intrigué.
– Que se passe-t-il ? demanda Cochonnet.
– C’est vraiment bizarre, dit Nounours, mais on dirait qu’il y a deux
animaux maintenant. Ce – je ne savais pas quoi – a été rejoint par un autre
– je ne sais pas quoi – et tous les deux avancent maintenant de compagnie.
Ça t’ennuierait-il de venir avec moi, Cochonnet, au cas où il se trouverait
que ce sont des Animaux Hostiles ?
Cochonnet se gratta l’oreille délicatement, et dit qu’il n’avait rien à faire
jusqu’à vendredi, et qu’il serait ravi de venir, au cas où ça serait vraiment
une Bilotte.
– Tu veux dire : au cas où ça serait vraiment deux Bilottes, dit Winnie
l’Ourson.
Et Cochonnet dit que, de toutes façons, il n’avait rien à faire jusqu’à
vendredi. Et les voilà partis tous les deux.
À cet endroit-là il y avait un petit bois de mélèzes, et on aurait dit que les
deux Bilottes (si c’était bien des Bilottes) avaient fait le tour de ce petit
bois ; et Winnie et Cochonnet firent à leur suite le tour de ce petit bois ;
Cochonnet, pour passer le temps, racontait à Winnie ce que son Grand-
père Défense D. avait fait pour Faire-Disparaître-les-Courbatures-après-
avoir-Suivi-une-Piste, et comment, sur la fin de sa vie, son Grand-père
Défense D. avait souffert d’Essoufflement, et autres choses fort
intéressantes, et Winnie se demandait ce que c’était qu’un Grand-père, et si
par hasard c’étaient deux Grands-pères dont ils suivaient la trace à présent,
et, dans ce cas, s’il pourrait en emporter un chez lui et le garder, et ce que
dirait Christophe Robin. Et les pistes continuaient toujours devant eux.
Soudain, Winnie l’Ourson s’arrêta, et, très excité, montra le sol devant
lui :
– Regarde !
– Quoi ? dit Cochonnet en sautant en l’air.
Et puis, pour montrer qu’il n’avait pas eu peur, il sauta une ou deux fois
comme s’il voulait prendre un peu d’exercice.
– Les pistes ! dit Winnie. Un troisième animal a rejoint les deux autres !
– Winnie ! s’écria Cochonnet. Crois-tu que c’est une autre Bilotte ?
– Non, dit Winnie, parce que ça laisse des traces différentes. Ou bien
c’est Deux Bilottes et une, ça se pourrait, Bolitte, ou Deux, ça se pourrait,
Bolittes, et une, si ça se trouve, Bilotte. Continuons à les suivre.
Donc ils continuèrent, se sentant un peu inquiets à présent, au cas où les
trois animaux devant eux auraient des Intentions Hostiles. Et Cochonnet
aurait bien voulu que son Grand-père D.D. fût là au lieu d’être ailleurs, et
Winnie pensait combien ce serait agréable de rencontrer Christophe
Robin, tout d’un coup mais tout à fait par hasard, et uniquement parce qu’il
aimait beaucoup Christophe Robin. Et puis, brusquement, Winnie l’Ourson
s’arrêta de nouveau et se lécha le bout du nez pour le rafraîchir, parce qu’il
avait plus chaud et se sentait plus inquiet qu’il ne l’avait jamais été de sa
vie. Il y avait quatre animaux devant eux !

– Vois-tu, Cochonnet ? Regarde leurs traces. Trois, pourrait-on dire,


Bilottes, et une, peut-on dire, Bolitte. Une autre Bolitte les a rejointes !
Et il semblait bien qu’il en fût ainsi. Il y avait les traces ; elles
s’entrecroisaient ici, elles s’embrouillaient là ; mais, très nettement, de
temps à autre, les traces de quatre séries de pattes.
– Je crois, dit Cochonnet, quand lui aussi se fût léché le bout du nez et se
fût aperçu que ça ne lui apportait pas beaucoup de réconfort, je crois que je
viens de me rappeler quelque chose. Je viens de me rappeler quelque chose
que j’ai oublié de faire hier et que je ne pourrai pas faire demain. Aussi je
crois que je devrais vraiment rentrer et le faire tout de suite.

– Nous le ferons cette après-midi, et je t’accompagnerai, dit Winnie.


– Ce n’est pas un genre de choses qu’on peut faire l’après-midi, dit
Cochonnet vivement. C’est une chose tout spécialement du matin, qu’il
faut faire le matin, et, si possible, entre l’heure de… Quelle heure crois-tu
qu’il est ?
– Midi environ, dit Winnie l’Ourson en regardant le soleil.
– Entre, comme je disais, l’heure de midi et de midi cinq. Aussi,
vraiment, mon cher vieux Winnie, si tu veux bien m’excuser… Qu’est-ce
que c’est que ça ?
Winnie leva les yeux vers le ciel, et puis, entendant siffler de nouveau, il
regarda dans les branches d’un gros chêne, et alors il vit un de ses amis.
– C’est Christophe Robin, dit-il.
– Oh, alors tout ira bien pour toi, dit Cochonnet. Avec lui tu n’as
absolument rien à craindre. Au revoir.
Et il rentra chez lui en trottinant aussi vite que possible, très heureux
d’être de nouveau Hors-de-Tout-Danger.
Christophe Robin descendit lentement de son arbre.
– Vieille bête d’Ours, dit-il, qu’est-ce que tu étais donc en train de faire ?
D’abord tu as fait le tour du petit bois tout seul, et puis Cochonnet t’a
couru après et vous avez encore fait le tour ensemble, et puis vous vous
apprêtiez à faire le tour une quatrième fois…
– Attends un peu, dit Winnie l’Ourson en levant la patte.
Il s’assit et réfléchit tout ce qu’il était capable de réfléchir. Il adapta sa
patte dans l’une des Empreintes… et puis il se gratta le nez deux fois et se
redressa.
– Oui, dit Winnie l’Ourson.
« Je vois maintenant, dit Winnie l’Ourson.
« J’ai été Stupide et Trompé, dit-il, et je suis un Ours-Tout-à-fait-Sans-
Cervelle.
– Tu es le Meilleur-Ours-du-Monde-Entier, dit Christophe Robin d’une
voix caressante.
– Vraiment ? dit Winnie, plein d’espoir.
Et puis il se dérida brusquement.
– En tout cas, dit-il, c’est presque l’heure du Déjeuner.
Et il rentra chez lui pour le prendre.
CHAPITRE IV

Dans lequel Hi-han perd une queue et Winnie en trouve


une.

Le Vieil Âne Gris, Hi-han, était tout seul dans un coin de la forêt plein
de chardons, les pattes de devant bien écartées, la tête penchée de côté, en
train de penser à diverses choses. Parfois il pensait tristement :
« Pourquoi ? » Et parfois il pensait : « Pour quelle raison ? » Et parfois il
pensait : « D’autant plus que dont auquel ? » – Et parfois il ne savait pas du
tout à quoi il pensait vraiment. Aussi, quand Winnie l’Ourson arriva
clopin-clopant, Hi-han fut très heureux de s’arrêter de penser un moment
pour lui dire :

– Comment vas-tu ? d’une voix sombre.


– Et toi, comment vas-tu ? dit Winnie l’Ourson.
Hi-han secoua la tête de droite à gauche et de gauche à droite.
– Pas très comment, dit-il ; il y a bien longtemps, à ce qu’il me semble,
que je ne me suis pas senti du tout comment.
– Mon Dieu, mon Dieu, dit Winnie, j’en suis désolé. Laisse-moi te
regarder.

Donc Hi-han resta là, à contempler le sol tristement, et Winnie l’Ourson


tourna autour de lui.
– Tiens, qu’est-ce qui est arrivé à ta queue ? dit-il d’un ton surpris.
– Qu’est-ce qui lui est donc arrivé ? dit Hi-han.
– Elle n’est pas là !
– Tu es sûr ?
– Ma foi, ou bien une queue est là, ou bien elle n’est pas là. Impossible de
se tromper. Et la tienne n’est pas là.
– Alors, qu’est-ce qui est là ?
– Rien.

– Voyons ça, dit Hi-han ; et il tourna lentement la tête vers l’endroit où


sa queue se trouvait un moment auparavant, et puis, s’apercevant qu’il
n’arrivait à rien, il tourna la tête dans l’autre sens, jusqu’à ce qu’il revînt à
sa position première, et puis il baissa la tête et regarda entre ses pattes de
devant, et, finalement, il dit avec un long soupir de tristesse :
– Je crois que tu as raison.
– Bien sûr que j’ai raison, dit Winnie.
– Ça Explique Pas Mal de Choses, dit Hi-han d’un air sombre. Ça
Explique Tout. Ça n’est pas Étonnant.
– Tu as dû la laisser quelque part, dit Winnie l’Ourson.

– Quelqu’un a dû la prendre, dit Hi-han. Comme Ça Leur Ressemble,


ajouta-t-il après un long silence.
Winnie sentit qu’il devait dire quelque chose de réconfortant, mais il ne
savait trop quoi. Aussi il décida de faire plutôt quelque chose de
réconfortant.
– Hi-han, dit-il d’une voix solennelle, moi, Winnie l’Ourson, je te
trouverai ta queue.
– Merci, Winnie, répondit Hi-han. Tu es un ami véritable, dit-il. Tu n’es
pas comme Certains.
Et Winnie l’Ourson s’en fut à la recherche de la queue de Hi-han.
Lorsqu’il se mit en route, c’était une belle matinée de printemps dans la
forêt. De petits nuages tendres jouaient gaiement dans le ciel bleu,
sautillant de temps à autre devant le soleil comme s’ils voulaient l’éteindre,
puis glissant brusquement de côté pour laisser le tour au suivant. Derrière
eux et entre eux le soleil brillait dans toute sa splendeur ; et un taillis qui
avait porté ses sapins pendant toute l’année paraissait maintenant vieux et
mal fagoté à côté de la dentelle verte toute neuve que les hêtres avaient si
joliment revêtue. Nounours s’en allait à travers taillis et bosquets ; il
descendit des pentes couvertes d’ajoncs et de bruyères, franchit le lit de
torrents caillouteux, escalada des talus de grès abrupts pour replonger dans
la bruyère ; et, finalement, fatigué et affamé, il arriva au Bois de Cent
Arpents. Car c’était dans le Bois de Cent Arpents que vivait Hibou.
« Et si quelqu’un sait quelque chose à propos de quelque chose, se dit
Nounours, Hibou est le quelqu’un qui sait quelque chose à propos de
quelque chose, dit-il, ou alors mon nom n’est pas Winnie l’Ourson, dit-il.
Et c’est bien mon nom, ajouta-t-il. Donc, pas d’erreur. »
Hibou habitait « Les Châtaigniers », antique demeure pleine de charme,
plus splendide qu’aucune autre habitation, du moins à l’avis de Nounours,
parce qu’elle possédait à la fois un marteau de porte et un cordon de
sonnette.
Au-dessous du marteau, il y avait un écriteau qui disait :

SIOUPLÉ SONNÉ SI ON VEU UNE RÉPONCE

Au-dessous du cordon de sonnette, il y avait un écriteau qui disait :

SIOUPLÉ FRAPÉ SI ON VEU PAS UNE RÉPONCE

Ces écriteaux avaient été rédigés par Christophe Robin qui était le seul
dans la forêt à connaître l’orthographe ; car Hibou, tout sage qu’il fût en
bien des choses, capable de lire et d’écrire et d’épeler son propre nom :
BIHOU, battait en retraite devant certains mots délicats comme ROUGEOLE
et TARTINE BEURRÉE.
Winnie l’Ourson lut les deux écriteaux très attentivement, d’abord de
gauche à droite, et ensuite, au cas où quelque chose lui aurait échappé, de
droite à gauche. Puis, pour être tout à fait sûr de ne pas se tromper, il frappa
avec le marteau et tira dessus, et il tira le cordon de la sonnette et frappa
avec, et il cria très fort :
– Hibou ! Je veux une réponse ! C’est Nounours qui parle.
Et la porte s’ouvrit, et Hibou regarda au-dehors.
– Bonjour, Winnie, dit-il. Comment ça va ?
– Terriblement Mal, dit Winnie, parce que Hi-han, qui est un de mes
amis, a perdu sa queue. Et ça lui fait Broyer du Noir. Pourrais-tu être assez
gentil pour me dire comment faire pour la lui trouver ?
– Ma foi, dit Hibou, la procédure coutumière dans un cas de ce genre est
la suivante.
– Que veut dire : Prosucré Croûtumiel ? dit Winnie. Car je suis un Ours
de Très Peu de Cervelle, et les mots trop longs m’Embarrassent.
– Ça veut dire la Chose à Faire.
– Du moment que ça veut dire ça, je veux bien, dit Winnie humblement.
– La chose à faire est la suivante. D’abord on publie une annonce
promettant une récompense. Ensuite…
– Un instant, dit Winnie, en levant la patte. À quoi est-ce que tu as dit
qu’on pense ?
– J’ai dit : on publie une annonce promettant une récompense ! Nous
rédigeons un écriteau pour dire que nous donnerons un gros quelque chose
à quiconque trouvera la queue de Hi-han.
– Je vois, je vois, dit Winnie en hochant la tête. À propos de gros
quelque chose, continua-t-il rêveusement, je prends généralement un petit
quelque chose le matin, vers cette heure-ci, – et il regarda avec convoitise
le buffet qui se trouvait dans un coin du salon de Hibou ; – juste une
bouchée de lait condensé ou d’un machin de ce genre, avec peut-être une
lichée de miel…

l
Siouplé sonné si on veu une réponce
Siouplé frapé si on veu pas une réponce

– Or donc, dit Hibou, nous rédigeons cet écriteau et nous l’affichons dans
toute la Forêt.
– Une lichée de miel, murmura Nounours pour lui tout seul, ou bien…
ou bien rien du tout, selon le cas.
Et il poussa un profond soupir et essaya tant qu’il put d’écouter ce que
Hibou disait.
Mais Hibou continua sans arrêt, en employant des mots de plus en plus
longs, jusqu’à ce qu’il revienne enfin à son point de départ, et il expliqua
que la personne qui devait rédiger cet écriteau était Christophe Robin.
– C’est lui qui a rédigé ceux qui se trouvent sur ma porte d’entrée. Les as-
tu vus, Winnie ?
Depuis un certain temps, Winnie n’avait pas cessé de répondre Oui et
Non, alternativement, à tout ce que Hibou disait, et, comme il venait de
répondre Oui, oui, la fois précédente, il répondit à présent :
Non, pas du tout, sans savoir vraiment de quoi Hibou parlait.

– Tu ne les as pas vus, dit Hibou, un peu surpris. Viens donc les voir.
Ils sortirent, et Winnie regarda le marteau et l’écriteau qui était au-
dessous, et il regarda le cordon de sonnette et l’écriteau qui était au-
dessous, et plus il regardait le cordon de sonnette, plus il lui semblait qu’il
avait vu quelque chose de ce genre, quelque part, quelque temps
auparavant.
– Joli cordon de sonnette, n’est-ce pas ? dit Hibou.
Winnie fit signe que oui.
– Ça me rappelle quelque chose, dit-il, mais je ne peux pas me rappeler
quoi. Où te l’es-tu procuré ?
– Je l’ai trouvé dans la Forêt tout à fait par hasard. Il pendait à un
buisson, et, d’abord, j’ai cru que quelqu’un habitait là, aussi j’ai tiré dessus,
et rien ne s’est passé, et alors j’ai tiré de nouveau très fort, et le cordon
m’est venu dans la main, et comme personne n’avait l’air d’en avoir besoin,
je l’ai emporté chez moi, et…
– Hibou, dit Winnie solennellement, tu t’es trompé. Quelqu’un en avait
bel et bien besoin.
– Qui donc ?
– Hi-han ; mon cher ami Hi-han. Il… il l’aimait beaucoup.
– Il l’aimait beaucoup ?
– Il lui était attaché, dit Winnie l’Ourson tristement.

Siouplé frapé si on veu pas une réponce


En disant ces mots, il décrocha la queue et la rapporta à Hi-han ; et
lorsque Christophe Robin l’eût clouée de nouveau au bon endroit, Hi-han
se mit à gambader à travers la forêt, en agitant sa queue si joyeusement que
Winnie l’Ourson se sentit tout drôle et dut se dépêcher de rentrer chez lui
pour prendre un morceau sur le pouce pour se soutenir. Et, en s’essuyant la
bouche une demi-heure plus tard, il se chantait fièrement la chanson
suivante :

Qui a trouvé la Queue ?


Moi, dit Winnie ;
À onze heures moins deux
(En réalité c’était onze heures moins le quart)
Moi j’ai trouvé la Queue !
CHAPITRE V

Dans lequel Cochonnet rencontre un Éphalant.

Un jour que Christophe Robin et Winnie l’Ourson et Cochonnet étaient


en train de causer tous ensemble, Christophe Robin acheva la bouchée
qu’il mangeait et dit négligemment :
– Cochonnet, j’ai rencontré un Éphalant aujourd’hui.
– Que faisait-il ? demanda Cochonnet.
– Rien, il avançait lourdement, dit Christophe Robin. Je ne crois pas
qu’il m’ait vu.
– J’en ai vu un une fois, dit Cochonnet. Du moins je le crois, dit-il. Mais
peut-être que ce n’en était pas un.
– Moi aussi j’en ai vu un, dit Winnie, en se demandant à quoi ressemblait
un Éphalant.
– On n’en voit pas souvent, dit Christophe Robin négligemment.
– Pas en ce moment, dit Cochonnet.
– Pas à cette saison de l’année, dit Winnie.
Ensuite ils se mirent tous à parler d’autre chose, jusqu’à ce qu’il fût l’heure
pour Winnie et Cochonnet de retourner ensemble au logis. Tout d’abord,
tandis qu’ils longeaient, clopin-clopant, le sentier qui borde le Bois de Cent
Arpents, ils ne se dirent pas grand-chose ; mais, quand ils arrivèrent au
ruisseau et qu’ils se furent aidés mutuellement à passer sur les pierres qui
permettaient de le franchir, et qu’ils purent de nouveau marcher côte à côte
sur la bruyère, ils commencèrent à parler amicalement de ceci et de cela ; et
Cochonnet dit :
– Si tu vois ce que je veux dire, Winnie, et Winnie dit :
– C’est exactement ce que je pense moi-même, Cochonnet, et
Cochonnet dit :
– Mais d’autre part, Winnie, il faut bien se rappeler, et Winnie dit :
– Très juste, Cochonnet, et pourtant je l’avais oublié sur le moment.
Et puis, juste comme ils arrivaient aux Six Pins, Winnie regarda autour
de lui pour voir si personne n’écoutait, et déclara d’une voix très
solennelle :
– Cochonnet, j’ai décidé quelque chose.
– Qu’as-tu décidé, Winnie ?
– J’ai décidé d’attraper un Éphalant.
Winnie hocha la tête plusieurs fois en disant ces mots, et attendit que
Cochonnet dise : « Comment ça ? » Ou encore : « Pas possible, Winnie ! »
ou quelque chose de ce genre ; mais Cochonnet ne dit rien. En vérité
Cochonnet aurait bien voulu y avoir pensé, lui, le premier.
– Je l’attraperai, dit Winnie, après avoir attendu quelque temps, au
moyen d’un piège. Et il faudra que ce soit un Piège Astucieux, aussi tu
devras m’aider, Cochonnet.
– Winnie, dit Cochonnet, en se sentant de nouveau très heureux, je veux
bien.
Et puis il dit :
– Comment ferons-nous ?
Et Winnie dit :
– Là est la question. Comment ?
Et puis ils s’assirent tous les deux pour y réfléchir.
La première idée de Winnie fut qu’ils devaient creuser une Fosse Très
É
Profonde, et ensuite l’Éphalant passerait par là et tomberait dans la Fosse,
et…
– Pourquoi ? dit Cochonnet.
– Pourquoi quoi ? dit Winnie.
– Pourquoi tomberait-il dans la Fosse ?
Winnie se frotta le nez avec sa patte, et dit que l’Éphalant pourrait bien
se promener par là, en fredonnant une petite chanson et en regardant le
ciel en se demandant s’il allait pleuvoir, et ainsi il ne verrait la Fosse Très
Profonde que lorsqu’il serait presque au fond, et alors il serait trop tard.
Cochonnet dit que c’était là un très bon Piège ; mais, dans le cas où il
pleuvrait déjà ?
Winnie se frotta le nez de nouveau, et dit qu’il n’avait pas pensé à ça. Et
puis il se dérida, et dit que, s’il pleuvait déjà, l’Éphalant regarderait le ciel
en se demandant s’il allait s’éclaircir, et ainsi il ne verrait la Fosse Très
Profonde que lorsqu’il serait presque au fond… Et alors il serait trop tard.
Cochonnet déclara que, maintenant que ce point avait été expliqué, il
pensait que c’était un Piège Astucieux.
Winnie fut très heureux d’entendre cela, et il lui sembla que l’Éphalant
était déjà pris – ou peu s’en fallait –, mais il restait encore une chose à
laquelle il fallait réfléchir, et c’était ceci : Où fallait-il creuser la Fosse Très
Profonde ?
Cochonnet dit que le meilleur endroit serait quelque part où se trouverait
un Éphalant, juste avant qu’il ne tombe dedans, environ à trente
centimètres de lui.
– Mais alors il nous verrait en train de la creuser, dit Winnie.
– Pas s’il regardait le ciel.
– Il aurait des Soupçons, dit Winnie, s’il venait par hasard à baisser les
yeux. Il réfléchit longtemps, et puis ajouta avec tristesse : Ça n’est pas aussi
facile que je croyais. Je suppose que c’est pour ça qu’on n’attrape presque
jamais d’Éphalant.
– Ce doit être pour ça, dit Cochonnet.
Ils soupirèrent et se levèrent ; et quand ils se furent ôté mutuellement
quelques piquants d’ajoncs, ils se rassirent ; et pendant tout ce temps-là,
Winnie se disait : « Si seulement je pouvais penser à quelque chose ! » Car
il était sûr qu’un Cerveau Très Ingénieux pourrait attraper un Éphalant si
seulement il savait la bonne façon de s’y prendre.
– Supposons, dit-il à Cochonnet, que toi tu veuilles m’attraper, moi ;
comment ferais-tu ?
– Ma foi, dit Cochonnet, je ferais comme ceci. Je ferais un Piège, et je
mettrais un Pot de Miel dans le Piège, et tu le sentirais, et tu entrerais dans
le Piège pour avoir le Miel, et…
– Et j’entrerais dans le Piège pour avoir le Miel, dit Winnie, très excité,
mais avec beaucoup de précautions pour ne pas me blesser, et j’arriverais au
Pot de Miel, et je commencerais par lécher les bords en faisant semblant de
croire qu’il n’y en a pas d’autre, vois-tu, et puis je m’éloignerais et je
réfléchirais un peu, et puis je reviendrais et me mettrais à lécher au milieu
du pot, et puis…
– C’est entendu, mais je me moque de cela. Tu serais là et c’est là que je
t’attraperais. Maintenant, la première chose à laquelle il faut penser est :
Qu’est-ce qu’aiment les Éphalants ? Des glands, je pense ; qu’en penses-tu ?
Nous allons ramasser une quantité de… Dis-donc, Winnie, réveille-toi !
Winnie, qui était perdu dans un rêve de bonheur, se réveilla en sursaut et
dit que le Miel était une chose beaucoup plus perfide que les Glands. Ce
n’était pas l’avis de Cochonnet, et ils allaient commencer à discuter là-
dessus, lorsque Cochonnet se rappela que, s’ils mettaient des glands dans le
Piège, c’est lui qui devrait chercher les glands, mais que, s’ils mettaient du
miel, c’est Winnie qui devrait donner un peu de son miel ; aussi il dit :
– D’accord, va pour du miel, juste au moment où Winnie se rappelait la
même chose et s’apprêtait à dire : « D’accord, va pour des glands. »
– Du miel, répéta Cochonnet pensivement, comme si l’affaire était
réglée. C’est moi qui vais creuser la fosse pendant que toi tu iras chercher le
miel.
– Très bien, dit Winnie ; et il s’en alla clopin-clopant.
Dès qu’il fut chez lui, il alla droit au garde-manger, et il monta sur une
chaise, et descendit un grand pot de miel qui se trouvait sur la dernière
planche. Le mot MIELLE était écrit dessus, mais, pour être tout à fait sûr, il
ôta le papier qui le couvrait, et ça ressemblait bien à du miel.
– Mais on ne sait jamais, dit Winnie. Je me rappelle
que mon oncle m’a dit une fois qu’il avait vu du fromage
exactement de cette couleur.
Aussi il mit sa langue dedans et prit une grande lichée.
– Oui, dit-il, c’est du miel. Pas de doute. Et c’est du
miel, je crois, jusqu’au fin fond du pot. À moins que,
bien sûr, ajouta-t-il, quelqu’un ait mis du fromage au
fond pour me faire une farce. Peut-être que je ferais mieux d’aller un petit
peu plus loin… juste au cas… au cas où les Éphalants n’aimeraient pas le
fromage… exactement comme moi… Ah ! – Et il poussa un profond soupir.
– J’avais tout à fait raison. C’est bien du miel, jusqu’au fin fond du pot.
Étant maintenant tout à fait sûr de cela, il apporta le pot à Cochonnet, et
Cochonnet leva les yeux du bas de sa Fosse Très Profonde et dit :
– Tu l’as ? et Winnie dit :
– Oui, mais ce n’est pas un pot tout à fait plein ; et il
le jeta à Cochonnet, et Cochonnet dit :
– Non, il n’est pas plein ! C’est tout ce qui te reste ? et
Winnie dit :
– Oui ; parce que c’était vrai.
Aussi Cochonnet plaça le pot au fond de la Fosse, et sortit de la Fosse, et
ils rentrèrent chez eux tous les deux.
– Eh bien, bonne nuit, Winnie, dit Cochonnet, quand ils furent arrivés à
la maison de Winnie. Et nous nous rencontrerons demain matin à six
heures auprès des Six Pins, pour voir combien d’Éphalants il y aura dans
notre Piège.
– Entendu pour six heures, Cochonnet. Et as-tu de la ficelle ?
– Non, pourquoi veux-tu de la ficelle ?
– Pour les ramener chez nous.
– Oh !… Je crois que les Éphalants viennent quand on les siffle.
– Quelques-uns, oui, d’autres, non. On ne sait jamais avec les Éphalants.
Eh bien, bonne nuit !
– Bonne nuit !
Et Cochonnet s’en fut au petit trot jusqu’à sa maison DÉFENSE D., tandis
que Winnie se préparait à se mettre au lit.
Quelques heures plus tard, juste au moment où la nuit commençait à
s’enfuir, Winnie se réveilla brusquement avec une sensation de creux. Il
avait déjà éprouvé cette sensation de creux, et il savait ce que cela voulait
dire. Il avait faim. Aussi il alla au garde-manger, et il monta sur une chaise,
et étendit la patte jusqu’à la dernière planche, et trouva… rien du tout.
– C’est bizarre, pensa-t-il, je sais que j’avais là un pot de miel. Un plein
pot, plein de miel jusqu’au bord, et il y avait MIELLE écrit dessus, afin que je
sache que c’était du miel.
Et alors il commença à se promener de long en large, en se demandant où
était le pot de miel et en se murmurant un petit murmure. Comme ceci :

C’est vraiment très bizarre :


J’avais, dans une jarre,
Du miel !
J’ai bien toute ma tête,
Y avait une étiquette
Qui disait : MIELLE.

Un pot plein jusque-là.


Qui le retrouvera ?
Ma foi, je ne sais pas.
C’est bien bizarre.

Il s’était murmuré cela trois fois de suite, comme une espèce de chanson,
lorsqu’il se souvint brusquement. Il avait mis le Pot dans le Piège Astucieux
pour attraper l’Éphalant.
– Zut ! dit Winnie. Voilà ce que c’est que d’essayer d’être gentil pour les
Éphalants.
Et il se recoucha.
Mais il ne put dormir. Plus il essayait de dormir, plus il en était incapable.
Il essaya de Compter-des-Moutons, ce qui est parfois un bon système pour
s’endormir, et, comme ça ne servait de rien, il essaya de compter des
Éphalants. Et c’était bien pis. Car chaque Éphalant qu’il comptait se
dirigeait tout droit vers un pot du miel de Winnie, et le mangeait sans en
laisser une miette. Pendant quelques minutes il resta étendu, très
malheureux, mais quand le cinq cent quatre-vingt-septième Éphalant fut
en train de se pourlécher les babines en se disant : « Quel miel excellent !
je ne crois pas en avoir jamais mangé de meilleur », Winnie ne put
supporter cela plus longtemps. Il bondit hors de son lit, sortit de la maison
en courant, et courut droit vers les Six Pins.

Le soleil était encore au lit, mais, dans le ciel au-dessus du Bois de Cent
Arpents, il y avait une lueur qui semblait montrer qu’il était en train de
s’éveiller et qu’il rejetterait bientôt ses draps d’un coup de pied. Dans la
lumière pâle, les Pins avaient l’air froid et solitaire, et la Fosse Très
Profonde avait l’air plus profonde qu’elle ne l’était, et le pot de miel de
Winnie, tout au fond, était quelque chose de mystérieux, une forme, rien de
plus. Mais, à mesure qu’il approchait, son nez lui disait que c’était bien du
miel, et il tira la langue et commença à astiquer sa bouche, prêt à manger.

– Zut ! dit Winnie, en mettant son nez dans le pot, un Éphalant l’a
mangé. Et puis il réfléchit un peu et dit : Oh ! non, c’est moi. J’avais oublié.
En vérité, il en avait mangé la plus grande partie. Mais il en restait un
peu tout au fond du pot, et il poussa sa tête droit dedans et se mit à
lécher…

Un peu plus tard, Cochonnet s’éveilla. Dès qu’il fut réveillé, il se dit :
« Oh ! » Puis il dit courageusement : « Oui », et puis, encore plus
courageusement : « Parfaitement. » Mais il ne se sentait pas très courageux,
car, en réalité, le mot qui dansait la gigue dans sa tête était : Éphalant.
À quoi ressemblait un Éphalant ?
Était-ce Méchant ?
Est-ce que ça venait vraiment quand on sifflait ? Et comment ça venait-
il ?
Est-ce que ça Aimait les Cochons ?
Si ça Aimait les Cochons, est-ce que ça faisait une différence entre un
Cochon et un autre ?
En supposant que ce fût Méchant pour les Cochons, est-ce que ça ferait
une différence si le Cochon avait un grand-père appelé DÉFENSE DANIEL ?

Il ne connaissait pas de réponse à toutes ces questions… et il allait voir


son premier Éphalant d’ici une heure à peu près !
Bien sûr, Winnie serait avec lui, et un Éphalant était beaucoup plus
Amical quand on était deux. Mais si les Éphalants étaient Très Méchants
pour les Cochons et aussi pour les Ours ? Ne ferait-il pas mieux de faire
semblant d’avoir mal à la tête et de ne pas pouvoir aller aux Six Pins ce
matin ? Mais, d’autre part, en supposant qu’il fasse beau et qu’il n’y ait pas
d’Éphalant dans le piège, lui, Cochonnet, serait là, dans son lit, toute la
matinée, en train de perdre bel et bien son temps pour rien. Que devait-il
faire ?
Et alors il eut une Idée Astucieuse. Il allait partir tout
tranquillement pour les Six Pins sur-le-champ, et il
jetterait très prudemment un coup d’œil dans le Piège
pour voir s’il y avait vraiment un Éphalant dedans. Et
s’il y en avait un il rentrerait se coucher, et s’il n’y en
avait pas il ne rentrerait pas.
Et le voilà parti. D’abord il pensa qu’il n’y aurait pas

É
d’Éphalant dans le Piège, et puis il pensa qu’il y en aurait un, et, à mesure
qu’il approchait, il fut certain qu’il y en aurait un, car il pouvait l’entendre
en train d’éphalantiser tant qu’il pouvait.
« Oh ! mon Dieu, oh ! mon Dieu, oh ! mon Dieu », se dit Cochonnet. Et
il eut envie de s’enfuir. Mais, je ne sais pourquoi, il lui sembla que, puisqu’il
était venu si près, il lui fallait au moins voir à quoi ressemblait un Éphalant.
Aussi il se glissa lentement jusqu’au bord du Piège et il regarda…
Et pendant tout ce temps-là, Winnie l’Ourson avait
essayé de retirer sa tête du pot de miel. Plus il le
secouait, plus le pot tenait ferme. « Zut ! » disait-il à
l’intérieur du pot, et : « Au secours ! » et, la plupart du
temps : « Aïe ! » Et il essayait de le cogner contre
quelque chose, mais, comme il ne pouvait pas voir
contre quoi il le cognait, ça ne l’avançait pas à grand-
chose ; et il essayait de grimper hors du Piège, mais, comme il ne pouvait
rien voir que pot, et encore fort peu de pot, il ne pouvait trouver son
chemin.
Aussi, finalement, il leva la tête, pot et tout, et poussa un grand
beuglement de Tristesse et de Désespoir… et ce fut à ce moment précis que
Cochonnet regarda.
– Au secours ! Au secours ! cria Cochonnet, un Éphalant, un Horrible
Éphalant !
Et il décampa à toute allure, sans cesser de crier :
– Au secours ! Au secours ! un Herrible Ophalant ! Ausc’, ausc’ ! un
Héphible Orralant ! Oursc’, ourse’ ! un Hophable Ellarant !
Et il ne cessa pas de crier et de décamper jusqu’à ce qu’il arrivât chez
Christophe Robin.
– Qu’est-ce donc qui t’arrive, Cochonnet ? dit Christophe Robin, qui
était à peine en train de se lever.
– Éph, dit Cochonnet, qui respirait si vite qu’il pouvait à peine parler, un
Éph, un Éph, un Éphalant !
– Où ça ?
– Là-bas, dit Cochonnet en agitant la patte.
– À quoi ressemblait-il ?
– Il ressemblait… il ressemblait… Il avait la tête la plus grosse que tu aies
jamais vue, Christophe Robin. Une grande chose énorme qui ressemblait,
qui ressemblait à… rien du tout. Une formidable
grosse… qui ressemblait, ma foi, à je ne sais pas… qui
ressemblait à un énorme gros rien du tout. Qui
ressemblait à un pot.
– Bon, dit Christophe Robin en mettant ses souliers,
je vais aller voir ça. Viens.
Cochonnet n’avait pas peur si Christophe Robin était
avec lui, et ils partirent…
– Je l’entends ; et toi, est-ce que tu l’entends ? dit Cochonnet d’une voix
anxieuse, comme ils approchaient de la fosse.
– J’entends quelque chose, dit Christophe Robin.
C’était Winnie qui se cognait la tête contre une racine d’arbre qu’il avait
trouvée.
– Là, tu vois ! dit Cochonnet. N’est-ce pas épouvantable !
Et il s’accrocha ferme à la main de Christophe Robin.
Soudain Christophe Robin se mit à rire… mais à
rire… à rire… rire que riras-tu. Et pendant qu’il riait
encore, « Bing ! » fit la tête de l’Éphalant contre la
racine de l’arbre, « Crac ! » fit le pot, et la tête de
Winnie émergea.
Alors Cochonnet comprit quel stupide Cochonnet il avait été, et il eut
tellement honte de lui qu’il courut droit vers sa maison et alla se coucher
avec une forte migraine. Mais Christophe Robin et Winnie rentrèrent
ensemble pour prendre leur petit déjeuner.
– Oh ! Nounours, dit Christophe Robin. Comme je t’aime !
– Moi aussi, dit Winnie.
CHAPITRE VI

Dans lequel Hi-han fête son anniversaire et reçoit deux


cadeaux.

Hi-han, le vieil Âne gris, se tenait au bord du ruisseau et se regardait dans


l’eau.
– Pathétique, dit-il. Voilà ce que c’est. Pathétique.
Il se détourna, longea le ruisseau dans le sens du courant sur une
vingtaine de mètres, le franchit en éclaboussant et remonta lentement
l’autre rive. Puis il se regarda de nouveau dans l’eau.
– C’est bien ce que je pensais, dit-il. Ça n’est pas mieux de ce côté-ci.
Mais personne ne s’en soucie. Tout le monde s’en moque. Pathétique, voilà
ce que c’est.
Il y eut un bruit de fougères froissées derrière lui, et voici que Winnie en
sortit.
– Bonjour, Hi-han, dit Winnie.
– Bonjour, Winnie, dit Hi-han d’une voix sombre. Si toutefois c’est
vraiment un bon jour, dit-il. Ce dont je doute, dit-il.
– Pourquoi ? Qu’y a-t-il donc ?
– Rien, Winnie, rien. Nous ne pouvons pas tous avoir et quelques-uns
d’entre nous n’ont pas. Et voilà tout.
– Nous ne pouvons pas tous avoir quoi ? dit Winnie en se frottant le nez.
– La gaieté ! Les chants et la danse. Nous n’irons plus au bois.
– Oh ! dit Winnie. – Il réfléchit longtemps et puis demanda : De quel
bois s’agit-il ?
– La bonhomie, continua Hi-han, d’un air sombre. Je ne me plains pas,
mais C’est Un Fait.
Winnie s’assit sur une grosse pierre et essaya de réfléchir à tout cela. Cela
lui semblait être une devinette, et il n’entendait rien aux devinettes, étant
un Ours de Très Peu de Cervelle. Aussi, au lieu de réfléchir, il se mit à
chanter :

Tra-la-la-la, tra-la-lalaire,
Pourquoi donc les oiseaux ne marchent pas sur terre ?
Je n’en sais rien, ce n’est pas mon affaire.
Tra-la-la-la, tra-la-lalaire.

C’était le premier couplet. Quand il l’eut terminé, Hi-han ne dit pas que
ça lui déplaisait, aussi Winnie, très gentiment, lui chanta le second
couplet…

Tra-la-la-la, tra-la-lalaire,
Les poissons sifflent-ils au fond de la rivière ?
Je n’en sais rien, ce n’est pas mon affaire.
Tra-la-la-la, tra-la-lalaire.

Hi-han continuait à ne pas souffler mot, aussi Winnie fredonna très


tranquillement le troisième couplet pour lui tout seul :

Tra-la-la-la, tra-la-lalaire,
Pourquoi donc les poulets peuvent-ils bien le faire ?
Je n’en sais rien, ce n’est pas mon affaire.
Tra-la-la-la, tra-la-lalaire.

– C’est parfait, dit Hi-han. Chante. Tra-la-la-la, tra-la-lalaire. Entrez dans


la danse. Amuse-toi.
– C’est ce que je fais, dit Winnie.
– Il y en a qui peuvent, dit Hi-han.
– Mais qu’est-ce que tu as donc ?
– Est-ce que j’ai quelque chose ?
– Tu as l’air si triste, Hi-han.
– Triste ? Pourquoi serais-je triste ? C’est mon anniversaire. Le jour le plus
gai de l’année.
– Ton anniversaire ? dit Winnie extrêmement surpris.
– Bien sûr. Ne vois-tu pas ? Regarde tous les cadeaux que j’ai eus. Il agita
son sabot de droite à gauche : Regarde le gâteau d’anniversaire. Bougies et
sucre rose.
Winnie regarda, d’abord à droite et ensuite à gauche.
– Des cadeaux ? dit Winnie. Un gâteau d’anniversaire ? dit Winnie. Où
ça ?
– Ne les vois-tu pas ?
– Non, dit Winnie.
– Moi non plus, dit Hi-han. C’est une plaisanterie, expliqua-t-il. Ha, ha,
ha !
Winnie, un peu intrigué par tout ceci, se gratta la tête.
– Mais est-ce vraiment ton anniversaire ? demanda-t-il.
– Mais oui.
– Oh ! alors : Heureux anniversaire, Hi-han.
– Et heureux anniversaire à toi, Winnie.
– Mais ça n’est pas mon anniversaire à moi.
– Non, c’est le mien.
– Mais tu as dit : Heureux anni…
– Eh bien, pourquoi pas ? Tu ne voudrais pas être triste pour mon
anniversaire, n’est-ce pas ?
– Oh, je comprends, dit Winnie.
– C’est bien suffisant, dit Hi-han, s’effondrant presque, que je sois
malheureux moi-même, à cause que je n’ai pas de cadeaux et pas de gâteau
et pas de bougies, et que personne ne fait attention à moi, mais si tout le
monde se met à être malheureux aussi…
C’en était trop pour Winnie.
– Reste là ! cria-t-il à Hi-han, tout en faisant demi-tour et en se hâtant de
retourner chez lui aussi vite que possible ; car il sentait qu’il devait faire
tout de suite un cadeau à Hi-han, n’importe quel cadeau, et, plus tard, il
aurait toujours le temps de penser à un cadeau convenable.

Devant sa maison il trouva Cochonnet en train de sauter pour essayer


d’atteindre le marteau de la porte.
– Bonjour, Cochonnet, dit-il.
– Bonjour, Winnie, dit Cochonnet.
– Qu’est-ce que tu essaies de faire ?
– J’essayais d’atteindre le marteau, dit Cochonnet. Je venais juste
d’arriver…
– Laisse-moi frapper pour toi, dit Winnie aimablement.
Il étendit la patte et frappa à la porte :
– Je viens de voir Hi han, commença-t-il, et ce pauvre Hi-han est dans
un Très Triste État, parce que c’est son anniversaire et que personne n’y a
fait attention, et il est très Sombre (tu sais comment il est, Hi-han), et il
était là, et… Comme la personne qui habite ici met longtemps à répondre !
Et il frappa de nouveau.
– Mais, Winnie, dit Cochonnet, c’est ta maison à toi !
– Oh ! dit Winnie. Ma foi, c’est vrai, dit-il. Eh bien, entrons.
Et ils entrèrent. La première chose que fit Winnie, ce fut d’aller au buffet
pour voir s’il lui restait un tout petit pot de miel ; il en restait un et il le
descendit de sur l’étagère.

– Je vais donner ceci à Hi-han comme cadeau, expliqua-t-il. Et toi, que


vas-tu lui donner ?
– Est-ce que je ne pourrais pas le donner, moi aussi ? dit Cochonnet. De
notre part à nous deux ?
– Non, dit Winnie. Ça ne serait sûrement pas une bonne idée.
– C’est bon ; en ce cas, je lui donnerai un ballon. Il m’en reste un de ceux
que j’ai eus pour ma fête. Je vais aller le chercher tout de suite, qu’en
penses-tu ?
– Ça, Cochonnet, c’est une idée excellente. C’est exactement ce qu’il
faut à Hi-han pour l’égayer. Personne ne peut être triste avec un ballon.
Voilà Cochonnet qui s’en va en trottinant, et voilà Winnie qui s’en va
dans la direction opposée avec son pot de miel.
La journée était chaude et il avait une longue route à faire. À peine
avait-il parcouru la moitié du chemin qu’il éprouva dans tout son corps une
sorte de sensation bizarre. Elle commença au bout de son nez et l’envahit
complètement pour ressortir enfin par la plante des pieds. C’était
exactement comme si quelqu’un en lui était en train de dire : « Voyons,
Winnie, c’est l’heure de prendre un petit quelque chose. »
– Mon Dieu, mon Dieu, dit Winnie, je ne savais pas qu’il était si tard que
ça.
Il s’assit et ôta le couvercle de son pot. « Quelle chance que j’aie apporté
ceci, pensa-t-il. Plus d’un ours qui serait sorti par une journée chaude
comme celle-ci n’aurait jamais songé à emporter un petit quelque chose. »
Et il se mit à manger.

« Voyons, se dit-il, tout en donnant un dernier coup de langue à


l’intérieur du pot, où est-ce donc que j’allais ? Ah, oui, Hi-han. »
Il se leva lentement.
Et puis, brusquement, la mémoire lui revint. Il avait mangé le cadeau
d’anniversaire de Hi-han !

– Zut ! dit Winnie. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire ? Il faut
absolument que je lui donne quelque chose.
Pendant un moment il fut incapable de trouver quoi que ce soit. Puis il se
dit : « Ma foi, c’est un très joli pot, même s’il n’y a pas de miel dedans ; et si
je le nettoyais et si je faisais écrire dessus par quelqu’un : Bon Anniversaire,
Hi-han pourrait y mettre des choses, ce qui pourrait être Utile. » Aussi,
comme il passait devant le Bois des Cent Arpents, il y pénétra pour aller
voir Hibou qui habitait là.
– Bonjour, Hibou, dit-il.
– Bonjour, Winnie, dit Hibou.
– Bonne fête de Hi-han, dit Winnie.
– Oh, c’est de ça qu’il s’agit ?
– Qu’est-ce que tu lui donnes, Hibou ?
– Et toi, qu’est-ce que tu lui donnes, Winnie ?
– Je lui donne un Pot Utile pour Mettre des Choses Dedans, et je voulais
te demander…
– Est-ce que c’est ça ? dit Hibou, en prenant le pot des pattes de Winnie.
– Oui, et je voulais te demander…
– Quelqu’un y a mis du miel, dit Hibou.
– On peut y mettre n’importe quoi, dit Winnie, avec enthousiasme. Il est
vraiment Très Utile comme il est ; et je voulais te demander…
– Tu devrais écrire dessus : Bon Anniversaire.
– C’est justement ça que je voulais te demander, dit Winnie. Parce que
mon orthographe va dans tous les sens. C’est une bonne orthographe, mais
elle va dans tous les sens, et les lettres se mettent là où il ne faut pas.
Voudrais-tu, toi, écrire à ma place : Bon Anniversaire ?
– C’est un joli pot, dit Hibou, en le regardant sur toutes les faces. Est-ce
que je ne pourrais pas le donner, moi aussi ? De notre part à nous deux ?
– Non, dit Winnie. Ça ne serait sûrement pas une bonne idée. Eh bien, je
vais d’abord le laver, et puis tu pourras écrire dessus.
Alors, il lava le pot complètement et le sécha, tandis que Hibou suçait le
bout de son crayon et se demandait comment on écrivait : anniversaire.
– Est-ce que tu sais lire, Winnie ? demanda-t-il avec un peu d’anxiété.
Sur ma porte il y a un écriteau qui dit de sonner et de frapper ; c’est
Christophe Robin qui l’a écrit. Est-ce que tu as pu le lire ?
– Christophe Robin m’a dit ce qu’il y avait dessus, et alors j’ai pu le lire.
– Eh bien, je vais te dire ce qu’il y a sur ce pot, et alors tu pourras lire. Et
Hibou écrivit… et voici ce qu’il écrivit :

BIN AVONN AVINN ANNOV AVVINNAIRSOR


Winnie regarda, plein d’admiration.

– Je mets simplement : Bon Anniversaire, dit Hibou d’un ton détaché.


– Ça en fait joliment long, dit Winnie, très impressionné.
– En fait, bien sûr, ce que je mets c’est : Bon Anniversaire de la part de
ton ami Winnie. Naturellement, il faut un bon coup de crayon pour
quelque chose de si long.
– Oh, je comprends, dit Winnie.
Pendant que tout ceci se passait, Cochonnet était rentré chez lui pour
prendre le ballon de Hi-han. Il le serra très fort contre lui pour que le vent
ne le fasse pas envoler, et il se mit à courir aussi vite qu’il le put, de façon à
arriver chez Hi-han avant Winnie ; car il pensait qu’il aimerait être le
premier à offrir un cadeau, comme s’il y avait pensé sans que personne le lui
dise. Et tout en courant et en songeant à la joie de Hi-han, il ne regardait
pas où il allait… et soudain il mit le pied dans un trou de lapin et s’aplatit
sur le nez.

BOUM !!!???***???
Cochonnet resta étendu, en se demandant ce qui s’était passé. D’abord il
pensa que c’était le monde entier qui avait fait explosion ; et puis il pensa
que peut-être ce n’était que la Forêt ; et puis il pensa que peut-être ce
n’était que lui et qu’il était maintenant dans la lune ou ailleurs, et qu’il ne
reverrait jamais ni Christophe Robin, ni Winnie, ni Hi-han. Et puis il
pensa : « Ma foi, même si je suis dans la lune, je n’ai pas besoin de rester
tout le temps le visage contre terre », et il se leva prudemment et regarda
autour de lui.
Il était toujours dans la Forêt !
« Voilà qui est curieux, pensa-t-il. Je me demande ce que pouvait bien
être ce bruit. Je n’aurais pas pu faire un bruit pareil rien qu’en tombant. Et
où est donc mon ballon ? Et qu’est-ce que c’est que cette petite loque
humide ? »
C’était le ballon !
– Oh, mon Dieu ! dit Cochonnet. Oh, mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu !
Ma foi, c’est trop tard maintenant. Je ne peux rentrer à la maison, et je n’ai
pas d’autre ballon, et peut-être que Hi-han n’aime pas les ballons tant que
ça.
Il continua donc à trottiner, tout triste à présent, et voilà qu’il arriva au
bord du ruisseau où se trouvait Hi-han, et il l’appela.
– Bonjour, Hi-han, cria Cochonnet.
– Bonjour, Petit Cochonnet, dit Hi-han. Si toutefois c’est vraiment un
bon jour, dit-il. Ce dont je doute, dit-il. D’ailleurs ça n’a pas d’importance,
dit-il.
– Bon anniversaire, dit Cochonnet, qui s’était maintenant approché.
Hi-han cessa de se regarder dans le ruisseau et se retourna pour regarder
fixement Cochonnet.
– Répète ce que tu as dit, fit-il.
– Bon anni…
– Attends un peu.
En équilibre sur trois pattes, il essaya avec beaucoup de précautions de
porter sa quatrième patte jusqu’à son oreille.
– J’ai fait ça hier, expliqua-t-il, tout en tombant pour la quatrième fois.
C’est très facile, c’est pour mieux entendre… Là, ça y est cette fois !
Voyons, qu’est-ce que tu me disais ?
Il poussa son oreille en avant avec son sabot.
– Bon anniversaire, dit Cochonnet.
– C’est pour moi que tu dis ça ?
– Bien sûr, Hi-han.
– Tu parles de mon anniversaire ?
– Mais oui.
– J’ai un vrai anniversaire, moi ?
– Oui, Hi-han, et je t’ai apporté un cadeau.
Hi-han ôta son sabot droit de son oreille droite, fit demi-tour, et, à grand-
peine, porta son sabot gauche à son oreille gauche.
– Il faut que j’entende ça avec mon autre oreille, dit-il. Vas-y.
– Un cadeau, dit Cochonnet très fort.
– C’est encore pour moi que tu dis ça ?
– Oui.
– Tu parles toujours de mon anniversaire ?
– Bien sûr, Hi-han.
– Je continue à avoir un vrai anniversaire, moi ?
– Oui, Hi-han, et je t’ai apporté un ballon.
– Un Ballon ? dit Hi-han. Tu as bien dit : ballon ? Une de ces grosses
choses en couleur qu’on gonfle en soufflant ? La gaieté, les chants et la
danse, nous n’irons plus au bois ?
– Oui, mais je crains… je suis désolé, Hi-han… mais, en courant pour te
l’apporter, je suis tombé par terre.
– Mon pauvre ami, quelle malchance ! Tu as dû courir trop vite. Tu ne
t’es pas fait mal, Petit Cochonnet ?
– Non, mais je… je… oh, Hi-han, j’ai crevé le ballon !
Il y eut un très long silence.
– Mon ballon ? finit par dire Hi-han.
Cochonnet hocha la tête.
– Mon ballon d’anniversaire ?
– Oui, Hi-han, dit Cochonnet en reniflant un peu. Le voici. Avec… avec
tous mes meilleurs vœux.

Et il donna à Hi-han la petite loque humide.


– C’est ça ? dit Hi-han, un peu surpris.
Cochonnet hocha la tête.
– Le ballon ?
– Oui.
– Merci, Cochonnet, dit Hi-han. Veux-tu me permettre, continua-t-il, de
te demander seulement de quelle couleur était ce ballon, lorsque… lorsque
c’était un ballon ?
– Rouge.
– Je me demandais… Rouge, murmura-t-il pour lui tout seul. Ma couleur
favorite… De quelle taille était-il ?
– À peu près de ma taille.
– Je me demandais… À peu près de la taille de Cochonnet, se dit-il
tristement. Ma taille favorite. Tant pis, tant pis.
Cochonnet se sentait très malheureux et ne savait quoi dire. Il était
encore en train d’ouvrir la bouche pour commencer une phrase, et de
décider qu’il était inutile de dire cela, lorsqu’il entendit appeler de l’autre
côté du ruisseau, et c’était Winnie.
– Bon anniversaire, cria Winnie, oubliant qu’il l’avait déjà dit.
– Merci, Winnie, je suis en train de le fêter, dit Hi-han d’une voix
sinistre.
– Je t’ai apporté un petit cadeau, dit Winnie, très excité.
– Je l’ai déjà eu, dit Hi-han.
Winnie avait maintenant franchi le ruisseau en pateaugeant pour arriver
jusqu’à Hi-han, et Cochonnet était assis un peu à l’écart, en train de
renifler tout seul, la tête entre les pattes.
– C’est un Pot Utile, dit Winnie. Le voici. Et il y a écrit dessus : Bon
Anniversaire de la part de ton ami Winnie. Voilà ce que veut dire tout ce
qui est écrit dessus. Et c’est pour mettre des choses dedans. Tiens.
Quand Hi-han vit le pot, il fut tout en émoi.
– Eh mais ! dit-il, je crois que mon Ballon entrera juste dans ce Pot !
– Oh, non, Hi-han, dit Winnie. Les Ballons sont beaucoup trop gros pour
entrer dans des Pots. Ce qu’on fait avec un ballon, c’est qu’on tient le
ballon…
– Pas le mien, dit Hi-han fièrement. Regarde, Cochonnet !
Et tandis que Cochonnet, l’air tout malheureux, tournait la tête vers lui,
Hi-han ramassa le ballon avec les dents et le plaça soigneusement dans le
pot ; le retira et le posa sur le sol ; et puis le ramassa encore et le remit
soigneusement dans le pot.
– C’est ma foi vrai ! dit Winnie. Il entre !
– C’est ma foi vrai ! dit Cochonnet. Et il sort !
– N’est-ce pas ? dit Hi-han. Il entre et il sort très facilement.
– Je suis très content, dit Winnie, tout heureux, d’avoir pensé à te donner
un Pot Utile pour mettre des choses dedans.
– Je suis très content, dit Cochonnet, tout heureux, d’avoir pensé à te
donner Quelque Chose à mettre dans un Pot Utile.
Mais Hi-han n’écoutait pas. Il retirait le ballon du pot et le remettait
dans le pot, heureux comme un roi…

– Et moi, est-ce que je ne lui ai rien donné ? demanda Christophe Robin


tristement.
– Bien sûr que si, dis-je. Tu lui as donné (tu te souviens bien) une petite,
une petite…
– Je lui ai donné une boîte d’aquarelle pour peindre des choses.
– C’est ça.
– Pourquoi est-ce que je ne la lui ai pas donnée le matin ?
– Parce que tu étais trop occupé à tout préparer pour sa fête. Il a eu un
gâteau glacé sur le dessus, avec trois bougies, et son nom en sucre rose, et…
– Oui, je me rappelle très bien, dit Christophe Robin.
CHAPITRE VII

Dans lequel Kangou et le Petit Rou arrivent dans la Forêt,


et Cochonnet prend un bain.

Personne n’avait l’air de savoir d’où ils venaient, mais ils étaient là dans
la Forêt : Kangou et le Petit Rou. Lorsque Winnie demanda à Christophe
Robin : « Comment sont-ils venus ici ? » Christophe Robin répondit :
« Comme on y vient d’habitude, si tu comprends ce que je veux dire,
Winnie » ; et Winnie, qui ne comprenait pas, dit : « Oh ! » Puis il hocha
deux fois la tête et dit : « Comme on y vient d’habitude. Ah ! » Ensuite il
s’en alla rendre visite à son ami Cochonnet pour voir ce qu’il en pensait. Et
chez Cochonnet il trouva Lapin. Et ils discutèrent la question tous
ensemble.
– Voici ce qui me déplaît dans cette affaire, dit Lapin. Nous sommes tous
ici, toi, Winnie, et toi, Cochonnet, et Moi, et brusquement…
– Et Hi-han, dit Winnie.
– Et Hi-han ; et puis, brusquement…
– Et Hibou, dit Winnie.
– Et Hibou ; et puis, très brusquement…
– Oh, et Hi-han, dit Winnie. J’avais oublié Hi-han.
– Nous-sommes-tous-ici, dit Lapin très lentement et très soigneusement,
tous-tant-que-nous-sommes, et puis, brusquement, nous nous réveillons un
beau matin, et que trouvons-nous ? Nous trouvons un Animal Étranger
parmi nous. Un animal dont nous n’avons jamais entendu parler
auparavant ! Un animal qui porte sa famille sur lui dans sa poche !
Supposez que Moi je porte Ma famille sur Moi dans Ma poche, combien de
poches me faudrait-il ?
– Seize, dit Winnie.
– Dix-sept, je crois, dit Lapin. Et une de plus pour mon mouchoir, ça fait
dix-huit. Dix-huit poches pour un costume ! Je n’ai pas le temps.
Il y eut un long silence pensif… et puis, Winnie, qui avait froncé les
sourcils très fort pendant quelques minutes, dit :
– Pour moi, ça fait quinze.
– Quoi ? dit Lapin.
– Quinze.
– Quinze quoi ?
– Ta famille.
– Eh bien, quoi, ma famille ?
Winnie se frotta le nez et dit qu’il croyait que Lapin venait de parler de sa
famille.
– Vraiment ? dit Lapin négligemment.
– Oui, tu as dit…
– Ça n’a pas d’importance, Winnie, dit Lapin d’un ton impatient. La
question est de savoir ce que nous allons faire de Kangou.
– Oh, je vois, dit Winnie.
– Le meilleur parti à prendre, dit Lapin, serait le suivant. Le meilleur
parti à prendre serait de voler le Petit Rou et de le cacher, et puis lorsque
Kangou dit : « Où est le Petit Rou ? » nous, nous disons : Aha !
– Aha ! dit Winnie pour s’exercer. Aha ! Aha !… Bien sûr, continua-t-il,
nous pourrions dire : Aha ! même si nous n’avions pas volé le Petit Rou.
– Winnie, dit Lapin gentiment, tu n’as pas de cervelle.
– Je sais, dit Winnie humblement.
– Nous disons : Aha ! pour que Kangou sache que nous savons, nous, où
se trouve le Petit Rou. Aha ! signifie : Nous te dirons où se trouve le Petit
Rou si tu nous promets de quitter la Forêt et de ne jamais revenir. Et
maintenant, je te prie de ne pas parler pendant que je réfléchis.
Winnie s’en alla dans un coin et essaya de dire : Aha ! avec la voix qu’il
fallait. Parfois il lui semblait que ça voulait bien dire ce qu’avait dit Lapin,
et parfois il lui semblait que ça ne voulait pas dire ça du tout. « Je suppose
que c’est une question d’entraînement, pensa-t-il. Je me demande si
Kangou, elle aussi, devra s’entraîner pour comprendre ce que ça veut dire. »
– Il y a encore une chose, dit Cochonnet, un peu nerveusement. J’ai parlé
à Christophe Robin, et il m’a raconté que Kangou était généralement
Considérée comme Un des Animaux Sauvages. Je n’ai pas peur des
Animaux Sauvages en temps ordinaire, mais c’est un fait bien connu que, si
on Enlève Son Petit à Un des Animaux Sauvages, il devient aussi sauvage
que Deux Animaux Sauvages. Et dans ce cas, c’est peut-être une sottise de
dire : Aha !
– Cochonnet, dit Lapin, en tirant un crayon et en en léchant la mine, tu
n’as pas du tout de cran.
– Il est difficile d’être courageux, dit Cochonnet en reniflant un peu,
quand on est un Très Petit Animal.
Lapin, qui avait commencé à écrire d’un air très affairé, leva les yeux et
dit :

– C’est parce que tu es un très petit animal que tu seras Utile dans
l’aventure qui nous attend.
Cochonnet fut tellement transporté à l’idée d’être Utile qu’il en oublia
d’avoir peur, et quand Lapin continua en disant que les Kangous n’étaient
sauvages que pendant les mois d’hiver, mais que, le reste du temps, ils
étaient d’Humeur Affectueuse, c’est tout juste s’il put rester en place,
tellement il avait envie de commencer à être utile tout de suite.
– Et moi ? dit Winnie tristement. Je suppose que je ne serai pas utile,
moi ?
– Ça ne fait rien, Winnie, dit Cochonnet pour le consoler. Ce sera pour
une autre fois.
– Sans Winnie, dit Lapin solennellement en aiguisant son crayon,
l’aventure serait impossible.
– Oh ! dit Cochonnet.
Et il essaya de ne pas avoir l’air désappointé. Mais Winnie s’en alla dans
un coin de la pièce et se dit fièrement : « Impossible sans Moi ! Voilà quelle
espèce d’Ours je suis. »
– Et maintenant, écoutez tous, dit Lapin quand il eut fini d’écrire, et
Winnie et Cochonnet restèrent assis à écouter avidement, la bouche
ouverte. Et voici ce que Lapin lut à haute voix :
PLAN POUR CAPTURER LE PETIT ROU

1. Remarques Générales. Kangou court plus vite que n’importe lequel


d’entre Nous, Moi compris.
2. Remarques Plus Générales. Kangou ne perd jamais de vue le Petit Rou,
sauf quand il est enfermé en sécurité dans sa poche.
3. En Conséquence : Si nous nous proposons de capturer le Petit Rou,
nous devons prendre Beaucoup d’Avance, parce que Kangou court plus vite
que n’importe lequel d’entre Nous, Moi compris. (Voir no 1.)
4. Une Idée. Si Rou avait sauté hors de la poche de Kangou, et si
Cochonnet avait sauté dedans, Kangou ne s’apercevrait pas de la différence
parce que Cochonnet est un Très Petit Animal.
5. Comme Rou.
6. Mais il faudrait d’abord que Kangou regarde dans une autre direction,
afin de ne pas voir Cochonnet sauter dans sa poche.
7. Voir no 2.
8. Autre Idée. Mais si Winnie lui parlait d’un air très excité, elle pourrait
regarder dans une autre direction pendant un moment.
9. Et alors je pourrais m’enfuir avec Rou.
10. Rapidement.
11. Et Kangou ne s’apercevrait de la différence que Plus Tard.

Donc, Lapin lut cela fièrement, à haute voix, et pendant quelque temps
après qu’il eût fini, personne ne dit mot. Et puis, Cochonnet, qui avait
ouvert et fermé la bouche sans faire de bruit, réussit à dire d’une voix
étranglée :
– Et… Plus Tard ?
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Lorsque Kangou S’apercevra de la Différence ?
– Alors nous disons tous : Aha !
– Nous tous les trois ?
– Oui.
– Oh !
– Pourquoi, qu’est-ce qui te tracasse, Cochonnet ?
– Rien, dit Cochonnet, du moment que nous le disons tous les trois. Du
moment que nous le disons tous les trois, dit Cochonnet, ça m’est égal, dit-
il ; mais ça ne m’aurait pas plu de dire : Aha ! tout seul. Il s’en faudrait de
beaucoup que ça soit aussi bien. À ce propos, dit-il, tu es bien sûr de ce que
tu as dit au sujet des mois d’hiver.
– Des mois d’hiver ?
– Oui, au sujet d’être Sauvages seulement pendant les Mois d’Hiver ?
– Oh, oui, bien sûr, c’est tout à fait exact. Eh bien, Winnie, tu vois ce que
tu as à faire ?
– Non, dit Winnie. Pas encore, dit-il. Qu’est-ce que j’ai à faire ?
– Eh bien, il faut simplement que tu parles à Kangou tant que tu pourras,
afin qu’elle ne s’aperçoive de rien.
– Oh ! De quoi faudra-t-il parler ?
– De tout ce qu’il te plaira.
– Tu veux dire lui réciter un bout de poésie, ou quelque chose de ce
genre ?
– C’est ça, dit Lapin. C’est superbe. Et maintenant, venez.
Et ils sortirent tous les trois à la recherche de Kangou.
Kangou et Rou étaient en train de passer une paisible après-midi dans
une partie sablonneuse de la Forêt. Le Petit Rou s’entraînait à faire de tout
petits sauts dans le sable, et tombait dans des trous de souris et en sortait, et
Kangou s’agitait nerveusement autour de lui et disait : « Rien qu’un saut de
plus, mon chéri, et après ça il nous faut rentrer. » Et, à ce moment-là, qui
est-ce qui monta la colline clopin-clopant si ce n’est Winnie.
– Bonjour, Kangou.
– Bonjour, Winnie.
– Regarde-moi sauter, glapit Rou ; et il tomba dans un autre trou de
souris.
– Bonjour, Rou, mon petit.
– Nous allions rentrer, dit Kangou. Bonjour, Lapin. Bonjour, Cochonnet.
Lapin et Cochonnet, qui venaient de grimper de l’autre côté de la
colline, dirent : « Bonjour », et : « Comment va, Rou ? » et Rou leur
demanda de le regarder sauter, et ils s’arrêtèrent pour le regarder.
Et Kangou regardait, elle aussi…
– Dis donc, Kangou, dit Winnie, après que Lapin lui eut cligné de l’œil à
deux reprises, je me demande si tu t’intéresses à la Poésie ?
– Presque pas du tout, dit Kangou.
– Oh ! dit Winnie.
– Rou, mon chéri, rien qu’un saut de plus, et après ça il nous faut rentrer.
Il y eut un court silence tandis que Rou tombait dans un autre trou de
souris.
– Continue, murmura Lapin derrière sa patte.
– À propos de poésie, dit Winnie, j’ai composé quelques vers en venant
ici. Ça disait comme ceci. Hum, voyons, que je réfléchisse…
– Pas possible ! dit Kangou. Allons, Rou, mon chéri…
– Ces vers te plairont, dit Lapin.
– Ils te plairont énormément, dit Cochonnet.
– Il faudra que tu écoutes très attentivement, dit Lapin.
– Afin de bien tout saisir, dit Cochonnet.
– Oh, bien sûr, dit Kangou, mais elle continuait à regarder le Petit Rou.
– Comment est-ce que ça disait, Winnie ? dit Lapin.
Winnie toussota et commença :
VERS ÉCRITS PAR UN OURS DE TRÈS PEU DE CERVELLE

Lundi, quand il ne fait pas froid,


Je me demande bien des fois :
Est-il bien vrai, dites-le-moi,
Que quoi soit qui et qui soit quoi ?

Mardi, quand il neige et qu’il grêle,


L’idée me vient dans la cervelle
Que personne ne se rappelle
Si elle est lui ou lui est elle.

Mercredi, quand le ciel est bleu,


Lorsque je ne fais rien de mieux,
Je me demande s’il se peut
Que que soit qui et qui soit que.

Jeudi, quand le gel me saisit,


Quand sur les toits le givre luit,
Alors je comprends, Dieu merci !
Que cela ne vaut pas ceci.

Vendredi…

– Oui, n’est-ce pas ? dit Kangou, sans attendre pour écouter ce qui se
passait le vendredi. Rien qu’un saut de plus, Rou, mon chéri, et après ça il
faut absolument que nous rentrions.
Lapin donna un coup de coude à Winnie afin qu’il se dépêche.
– À propos de Poésie, dit Winnie vivement, as-tu jamais remarqué l’arbre
qui est là-bas ?
– Où ça ? dit Kangou. Allons, Rou…
– Juste là-bas, dit Winnie, en montrant du doigt derrière le dos de
Kangou.
– Non, dit Kangou. Allons, saute dans ma poche, Rou, mon chéri, et
nous rentrerons à la maison.
– Tu devrais regarder cet arbre qui est juste là-bas, dit Lapin. Veux-tu que
je t’aide à entrer, Rou ?
Et il souleva Rou dans ses pattes.
– Je peux y voir un oiseau depuis ici, dit Winnie. Ou bien, est-ce un
poisson ?
– Tu devrais voir cet oiseau depuis ici, dit Lapin. À moins que ça ne soit
un poisson.
– Ça n’est pas un poisson, c’est un oiseau, dit Cochonnet.
– C’est ma foi vrai, dit Lapin.
– Est-ce un étourneau ou un merle ? dit Winnie.
– Toute la question est là, dit Lapin. Est-ce un merle ou un étourneau ?
Et alors Kangou tourna enfin la tête pour regarder. Et dès qu’elle eût
tourné la tête, Lapin dit à haute voix :
– Allez, saute, Rou !
Et voilà Cochonnet qui saute dans la poche de Kangou, et voilà Lapin
qui décampe, en tenant Rou entre ses pattes, aussi vite qu’il le peut.
– Tiens, où est donc Lapin ? dit Kangou en se retournant. Es-tu bien,
Rou, mon chéri ?
Cochonnet fit entendre un glapissement à la manière de Rou, du fond de
la poche de Kangou.
– Lapin a été obligé de partir, dit Winnie. Je pense qu’il a dû penser à
quelque chose dont il devait aller s’occuper brusquement.
– Et Cochonnet ?
– Je pense que Cochonnet a pensé à quelque chose au même moment.
Brusquement.
– Eh bien il faut que nous rentrions, dit Kangou. Au revoir, Winnie.
Et en trois grands bonds elle disparut.
Winnie la regarda partir.
– Je voudrais bien pouvoir sauter comme ça,
pensa-t-il. Certains peuvent et d’autres non. Voilà comment sont les
choses.

Mais il y avait des moments où Cochonnet aurait bien voulu que Kangou
ne puisse pas sauter. Souvent, quand il lui avait fallu marcher longtemps
pour rentrer chez lui, il lui était arrivé de souhaiter d’être un oiseau ; mais à
présent il pensait par saccades au fond de la poche de Kangou :

Et quand il montait il disait : « Oooooo ! » et quand il retombait il


disait : « Aïe ! » Et il n’arrêta pas de dire : « Oooooo-aïe, Oooooo-aïe,
Oooooo-aïe ! » jusqu’à ce qu’il arrive à la maison de Kangou.
Naturellement, dès que Kangou eut déboutonné sa poche, elle vit ce qui
s’était passé. Pendant un tout petit moment elle crut qu’elle avait peur, et
puis elle comprit qu’elle n’avait pas peur, car elle se sentait tout à fait sûre
que Christophe Robin ne permettrait jamais qu’on fasse du mal à Rou.
Aussi elle se dit : « S’ils sont en train de me faire une farce, je vais leur faire
une farce de mon côté. »
– Allons, Rou, mon chéri, dit-elle en sortant Cochonnet de sa poche. Au
lit.
– Aha ! dit Cochonnet, aussi bien qu’il le pouvait après son Voyage
Terrifiant.
Mais ce : Aha ! n’était pas bien fameux, et Kangou n’eut pas l’air de
comprendre ce que ça voulait dire.
– D’abord ton bain, dit Kangou, d’une voix enjouée.
– Aha ! répéta Cochonnet, en regardant autour de lui anxieusement pour
voir si les autres étaient là.
Mais les autres n’étaient pas là. Lapin était chez lui en train de jouer avec
le Petit Rou pour qui il éprouvait une affection de plus en plus grande, et
Winnie, qui avait décidé de devenir un kangou, était encore dans la partie
sablonneuse de la Forêt, en train de s’entraîner à sauter.

– Je me demande, dit Kangou d’une voix pensive, si ça ne serait pas une


bonne idée de prendre un bain froid ce soir. Est-ce que ça te plairait, Rou,
mon chéri ?
Cochonnet, qui n’avait jamais vraiment aimé se baigner, frissonna d’un
grand frisson d’indignation, et dit d’une voix aussi courageuse que possible :
– Kangou, je vois que le moment est venu de parler nettement.
– Drôle de Petit Rou ! dit Kangou, tout en préparant l’eau du bain.
– Je ne suis pas Rou, dit Cochonnet très haut. Je suis Cochonnet.
– Oui, mon chéri, bien sûr, dit Kangou d’un ton apaisant. Et par-dessus le
marché, il imite la voix de Cochonnet ! Comme il est malin, continua-t-
elle, en tirant du placard un gros morceau de savon noir. Que va-t-il encore
inventer d’autre ?
– Est-ce que tu n’y vois pas ? cria Cochonnet. Est-ce que tu n’as pas
d’yeux ? Regarde-moi !
– Mais je te regarde, Rou, mon chéri, dit Kangou assez sévèrement. Et tu
sais ce que j’ai dit hier à propos de grimaces. Si tu continues à faire des
grimaces comme en fait Cochonnet, tu finiras par ressembler à Cochonnet
en grandissant, et alors pense combien tu le regretteras ! Allons,
maintenant, dans ton bain, et ne m’oblige pas à répéter ce que je viens de
te dire.
Avant de savoir où il était, Cochonnet se trouvait dans la baignoire et
Kangou le frottait énergiquement avec un grand morceau de flanelle
imprégné de mousse de savon.
– Aïe ! cria Cochonnet. Laisse-moi sortir de là ! Je suis Cochonnet !
– N’ouvre pas la bouche, mon chéri, sans ça le savon y entrera, dit
Kangou. Là ! qu’est-ce que je t’avais dit ?

– Tu… tu… tu l’as fait exprès, crachota Cochonnet, dès qu’il put
retrouver la parole…
Et puis, accidentellement, il avala une autre bouchée de flanelle
savonneuse.
– C’est ça, mon chéri, ne parle plus, dit Kangou.
Et, un moment plus tard, Cochonnet était retiré du bain et frictionné
avec une serviette.
– Maintenant, dit Kangou, il y a ton remède à prendre, et puis, au lit.
– Qu-qu-quel remède ? dit Cochonnet.
– Pour que tu deviennes grand et fort, mon chéri. Tu ne veux pas rester
petit et faible comme Cochonnet, n’est-ce pas ? Eh bien, alors !
À ce moment on frappa à la porte.
– Entrez, dit Kangou ; et voilà que Christophe Robin entra.
– Christophe Robin ! Christophe Robin ! cria Cochonnet. Dis à Kangou
qui je suis. Elle persiste à dire que je suis Rou. Je ne suis pas Rou, n’est-ce
pas ?
Christophe Robin le regarda très attentivement et fit un signe de tête
négatif.

– Tu ne peux pas être Rou, dit-il, parce que je viens de voir Rou en train
de jouer dans la maison de Lapin.
– Ça, alors ! dit Kangou. Par exemple ! Comment ai-je pu me tromper à
ce point ?
– Tu vois bien ! dit Cochonnet. Je te l’avais bien dit. Je suis Cochonnet.
Christophe Robin fit un autre signe de tête négatif.
– Oh non, tu n’es pas Cochonnet, dit-il. Je connais bien Cochonnet, et il
est d’une couleur tout à fait différente.
Cochonnet commença à dire que c’était parce qu’il venait de prendre un
bain, et puis il pensa qu’il ferait peut-être mieux de ne pas dire cela, et,
comme il ouvrait la bouche pour dire autre chose, Kangou y glissa la
cuillère de remède, et puis elle lui tapota le dos en lui disant que ça avait
vraiment très bon goût quand on y était habitué.
– Je savais bien que ce n’était pas Cochonnet, dit-elle. Je me demande
qui ça peut bien être.
– Peut-être que c’est un parent de Winnie, dit Christophe Robin. Un
neveu, un oncle, ou quelque chose de ce genre, qu’en penses-tu ?
Kangou convint que c’était sans doute ça, et elle dit qu’ils devraient lui
donner un autre nom.
– Je l’appellerai Poutel, dit Christophe Robin. Henri Poutel.
Et juste au moment où il avait décidé cela, Henri Poutel s’échappa en se
tortillant des bras de Kangou, et sauta sur le sol. À sa grande joie,
Christophe Robin avait laissé la porte ouverte. Jamais Henri Poutel
Cochonnet n’avait couru aussi vite qu’il courut alors, et il n’arrêta pas de
courir jusqu’à ce qu’il arrive tout près de sa maison. Mais, quand il en fut à
cent mètres, il s’arrêta de courir, et roula pendant tout le reste du trajet,
afin de retrouver sa couleur à lui, si agréable et si commode…

Ainsi Kangou et Rou restèrent dans la Forêt… Et tous les mardis, Rou
passait la journée avec son grand ami Lapin ; et tous les mardis, Kangou
passait la journée avec son grand ami Winnie, et lui apprenait à sauter ; et
tous les mardis, Cochonnet passait la journée avec son grand ami
Christophe Robin. Et tous étaient heureux de nouveau.
CHAPITRE VIII

Dans lequel Christophe Robin dirige une expotition


en Gaule.

Par une belle journée, Winnie avait grimpé, clopin-clopant, jusqu’au


haut de la Forêt, pour voir si son ami Christophe Robin s’intéressait encore
aux Ours. Ce matin-là, au petit déjeuner (un repas très simple de confiture
d’oranges légèrement étalée sur un ou deux rayons de miel), il avait
brusquement pensé à une nouvelle chanson. Elle commençait ainsi :

Oh ! quel bonheur d’être un Ours !

Une fois arrivé là, il se gratta la tête et il se dit : « C’est un très bon début
pour une chanson, mais quel sera le second vers ? » Il essaya de chanter :
Oh ! deux ou trois fois, mais cela ne lui fut d’aucun secours. « Peut-être
vaudrait-il mieux, pensa-t-il, que je chante : Ah ! quel bonheur d’être un
Ours ! » C’est ce qu’il fit… mais cela ne l’avança à rien.
– C’est bon, dit-il, je vais chanter ce premier vers deux fois, et peut-être
que si je le chante très vite, je me trouverai en train de chanter le troisième
et le quatrième vers avant d’avoir eu le temps d’y réfléchir, et ce sera une
Bonne Chanson. Allons-y :

Oh ! quel bonheur d’être un Ours !


Oh ! quel bonheur d’être un Ours !
Peu m’importe qu’il neige ou qu’il pleuve,
Car j’ai tout plein de miel sur mes belles joues neuves !
Peu m’importe qu’il pleuve ou qu’il neige,
Car j’ai tout plein de miel sur mes deux pattes beiges !
Oh ! quel bonheur d’être un Ours !
Oh ! quel bonheur d’être Winnie l’Ourson !
Je me sens tout heureux,
Et, dans une heure ou deux,
Je vais prendre un petit quelque chose de doux !

Il était tellement content de cette chanson qu’il la chanta pendant tout


le chemin. Et si je continue à la chanter encore longtemps, pensa-t-il, ce
sera le moment de prendre le petit quelque chose, et alors les deux derniers
vers ne seront plus vrais. Aussi, il cessa de chanter et se mit à fredonner.
Christophe Robin était assis devant sa porte, en train de mettre ses
Grandes Bottes. Dès qu’il vit les Grandes Bottes, Winnie comprit qu’il
allait arriver une Aventure, et il se frotta le nez avec le dessus de sa patte
pour en enlever le miel, et il s’arrangea du mieux qu’il put, afin d’avoir l’air
Prêt à Tout.
– Bonjour, Christophe Robin, cria-t-il.
– Bonjour, Winnie. Je n’arrive pas à mettre cette botte.
– C’est ennuyeux, dit Winnie.
– Crois-tu que tu pourrais être assez gentil pour t’appuyer contre moi ?
parce que je n’arrête pas de tirer si fort que je tombe chaque fois sur le dos.
Winnie s’assit, enfonça ses pieds dans le sol, et poussa de toutes ses forces
contre le dos de Christophe Robin, et Christophe Robin poussa très fort
contre le dos de Winnie, et tira, tire-tireras-tu, sur sa botte, jusqu’à ce que
son pied fût entré.
– Et voilà, dit Winnie. Que faisons-nous à présent ?
– Nous partons tous en Expédition, dit Christophe Robin, tout en se
levant et en se brossant.
– Nous partons en Expotition ? dit Winnie avec empressement. Je ne
crois pas que je sois jamais allé dans un de ces machins-là. Et où allons-
nous, dans cette Expotition ?
– Expédition, vieille bête d’Ours. Il y a un « é » là-dedans.
– Oh ! dit Winnie, je sais ; mais, en réalité, il ne savait pas du tout.
– Nous allons découvrir la Gaule.
– Oh ! dit Winnie de nouveau. Qu’est-ce que c’est que la Gaule ?
demanda-t-il.
– C’est une chose qu’on découvre, dit négligemment Christophe Robin
qui n’était pas très sûr de ce que c’était.
– Oh ! je vois, dit Winnie. Est-ce que les Ours sont utiles pour la
découvrir ?
– Bien sûr. Ainsi que Lapin, et Kangou, et tous tant que vous êtes. C’est
une Expédition. C’est ça que ça veut dire, une Expédition : une longue file
de tout le monde. Tu ferais bien d’avertir les autres de se préparer, pendant
que je vérifie si mon fusil est en bon état. Et nous devons tous apporter des
Provisions.
– Apporter quoi ?
– Des choses à manger.
– Oh ! dit Winnie, tout heureux. Je croyais que tu avais dit des
Provisions. Je vais aller les avertir.
Et il s’en alla clopin-clopant.
La première personne qu’il rencontra fut Lapin.
– Bonjour, Lapin, dit-il, est-ce toi ?
– Faisons comme si ça n’était pas moi, dit Lapin, et voyons ce qui va se
passer.
– J’ai un message pour toi.
– Je le lui transmettrai.
– Nous partons tous en Expotition avec Christophe Robin.
– À quoi ça ressemble quand on est dedans ?

– C’est une espèce de bateau, je crois, dit Winnie.


– Ah ! c’est ça.
– Oui. Et nous allons découvrir une Gaule, ou quelque chose de ce genre.
À moins que ça ne soit un Saule. De toutes façons, nous allons la découvrir.
– Vraiment ? dit Lapin.
– Oui. Et nous devons apporter des Promachins à manger. Au cas où nous
voudrions les manger. Maintenant je vais chez Cochonnet. Avertis Kangou,
veux-tu ?
Il quitta Lapin et se hâta vers la maison de Cochonnet. Cochonnet était
assis par terre, devant sa porte, tout heureux, en train de souffler sur un
pissenlit et de se demander si ça serait cette année, l’année prochaine, un
de ces jours, ou jamais. Il venait de découvrir que ça ne serait jamais, et il
essayait de se rappeler ce que « ça » était, en espérant que ça n’était rien
d’agréable, lorsque Winnie arriva.
– Oh ! Cochonnet, dit Winnie, très excité, nous partons en Expotition,
tous tant que nous sommes, avec des choses à manger. Pour découvrir
quelque chose.
– Pour découvrir quoi ? dit Cochonnet anxieusement.
– Oh ! quelque chose, sans plus.
– Rien de féroce ?
– Christophe Robin n’a pas parlé de quelque chose de féroce. Il a dit
simplement que ça avait un « é ».
– Ce n’est pas leur nez qui m’inquiète, dit Cochonnet sérieusement. C’est
leurs dents. Mais si Christophe Robin vient, rien ne m’inquiète.
En peu de temps tous furent prêts en haut de la Forêt, et l’Expotition se
mit en route. En tête venaient Christophe Robin et Lapin, puis Cochonnet
et Winnie ; ensuite Kangou, avec Rou dans sa poche, et Hibou ; ensuite Hi-
han ; et à la queue, en longue file, tous les parents-et-amis de Lapin.

– Je ne leur ai pas demandé de venir, expliqua Lapin négligemment. Ils


sont venus comme ça. Comme ils font toujours. Ils peuvent marcher à la
queue, après Hi-han.
– Ce que j’ai à dire, dit Hi-han, c’est que ça me dérange. Je ne tenais pas
à venir dans cette Expo – ce que Winnie a dit. Je suis venu simplement
pour rendre service. Mais je suis là ; et si je suis à la queue de l’Expo – ce
dont nous parlons –, alors je veux bien être à la queue. Mais si, chaque fois
que je veux m’asseoir pour me reposer un peu, je suis obligé d’écarter
auparavant une demi-douzaine des petits parents-et-amis de Lapin, alors
ceci n’est plus une Expo – quel que soit son nom – le moins du monde, c’est
tout simplement un Bruit Confus. Voilà ce que j’ai à dire, moi.
– Je vois ce que veut dire Hi-han, dit Hibou. Si on me demandait…
– Je ne demande rien à personne, dit Hi-han. Je le dis à tout le monde.
Nous pouvons chercher à découvrir la Gaule, ou nous pouvons jouer à
« Nous n’irons plus au bois » avec le haut d’une fourmilière. Ça m’est
parfaitement égal.
Il y eut un cri en tête de la file.
– En avant ! s’écria Christophe Robin.
– En avant ! s’écrièrent Winnie et Cochonnet.
– En avant ! s’écria Hibou.
– Nous partons, dit Lapin. Il faut que je vous quitte.
Et il se dépêcha de rejoindre la tête de l’Expotition avec Christophe
Robin.
– C’est bon, dit Hi-han. Nous partons. Mais ne vous en Prenez Pas à Moi.
Les voilà tous partis pour découvrir la Gaule. Chemin faisant, ils
bavardaient entre eux de ceci et de cela, tous sauf Winnie qui composait
une chanson.
– Voici le premier couplet, dit-il à Cochonnet lorsqu’il eut terminé.
– Le premier couplet de quoi ?
– De ma chanson.
– Quelle chanson ?
– Celle-ci.
– Laquelle ?
– Ma foi, si tu écoutes, Cochonnet, tu l’entendras.
– Comment sais-tu que je n’écoute pas ?
Winnie ne sut que répondre à cela, aussi il commença à chanter :
Pour découvrir la Gaule ils s’en sont tous allés,
Hibou, Lapin et Cochonnet ;
Nous la découvrirons, ont-ils tous déclaré,
Hibou, Lapin et Cochonnet.
Hi-han, Christophe Robin et Winnie sont partis,
Les parents de Lapin sont venus eux aussi,
Sans savoir si la Gaule était là ou ici…
Bravo pour eux tous, mes amis !

– Chut ! dit Christophe Robin en se tournant vers Winnie, nous venons


d’arriver à un Endroit Dangereux.
– Chut ! dit Winnie, en se tournant vivement vers Cochonnet.
– Chut ! dit Cochonnet à Kangou.
– Chut ! dit Kangou à Hibou, tandis que Rou se répétait : « Chut ! »
plusieurs fois, tranquillement, pour lui tout seul.

– Chut ! dit Hibou à Hi-han.


– Chut ! dit Hi-han d’une voix terrible à tous les parents-et-amis de
Lapin, et : « Chut ! » se dirent-ils les uns aux autres tout le long de la file
jusqu’à ce que le : « chut ! » arrivât au dernier d’entre eux. Et le dernier et
le plus petit des parents-et-amis fut si bouleversé de s’apercevoir que toute
l’Expotition lui disait : « chut ! » qu’il s’enfouit la tête la première dans une
fissure du sol, et qu’il y resta pendant deux jours jusqu’à ce que le danger fût
passé ; après quoi il rentra chez lui en toute hâte et vécut paisiblement avec
sa tante jusqu’à la fin de sa vie. Il s’appelait Alexandre Scarabée.

Ils étaient arrivés à un ruisseau qui se tortillait et dégringolait entre de


hautes rives rocheuses, et Christophe Robin vit tout de suite combien
c’était dangereux.
– C’est l’endroit rêvé, expliqua-t-il, pour une Embûche.
– Quelle espèce de bûche ? murmura Winnie à Cochonnet.
– Mon cher Winnie, dit Hibou du ton condescendant qui lui était
habituel, ne sais-tu pas ce que c’est qu’une Embûche ?
– Hibou, dit Cochonnet, en se retournant pour le regarder sévèrement, le
murmure de Winnie était un murmure strictement confidentiel, et il n’était
pas nécessaire…
– Une Embûche, dit Hibou, est une espèce de Surprise.
– Une bûche aussi, quelquefois, dit Winnie.
– Une Embûche, comme je m’apprêtais à l’expliquer à Winnie, dit
Cochonnet, est une espèce de Surprise.
– Si des gens vous sautent dessus brusquement, c’est une Embûche, dit
Hibou.
– C’est une Embûche, Winnie, lorsque des gens vous sautent dessus
brusquement, expliqua Cochonnet.
Winnie, qui savait maintenant ce que c’était qu’une Embûche, dit qu’une
bûche lui avait sauté dessus brusquement un jour, et qu’il lui avait fallu une
semaine pour se remettre.
– Nous ne parlons pas de bûches, dit Hibou d’assez mauvaise humeur.
– Moi j’en parle, dit Winnie.
À présent ils étaient en train de remonter le ruisseau, de rocher en
rocher, et, quand ils eurent parcouru un bout de chemin, ils arrivèrent à un
endroit où les rives s’élargissaient, de sorte que, de chaque côté de l’eau, il y
avait une bande de terrain plat couvert de gazon où l’on pouvait s’asseoir et
se reposer. Dès qu’il vit cela, Christophe Robin cria : Halte ! et tous
s’assirent et se reposèrent.
– Je crois, dit Christophe Robin, que nous devrions manger toutes nos
Provisions maintenant, de façon à avoir moins de choses à porter.
– Manger toutes nos quoi ? dit Winnie.
– Tout ce que nous avons apporté, dit Cochonnet en se mettant à la
besogne
– C’est une bonne idée, dit Winnie, et lui aussi se mit à la besogne.
– Avez-vous tous quelque chose ? demanda Christophe Robin la bouche
pleine.
– Tous sauf moi, dit Hi-han. Comme d’Habitude. Il regarda autour de lui
de son air mélancolique. – Je suppose qu’aucun d’entre vous n’est assis par
hasard sur un chardon ?
– Je crois que si, dit Winnie. Aïe ! Il se leva et regarda derrière lui. – Oui,
j’étais assis dessus. Il me semblait bien.
– Merci, Winnie. Si tu as vraiment fini de t’en servir.
Il gagna l’endroit où Winnie s’était assis et commença à manger.

– Voyez-vous, ça ne leur fait aucun Bien de s’asseoir dessus, continua-t-il


en levant les yeux tout en mâchonnant. Ça leur enlève toute Vitalité. Une
autre fois, souvenez-vous-en, tous tant que vous êtes. Un peu de
Considération, une petite Pensée pour les Autres, ça fait une grande
différence.
Dès qu’il eut fini de déjeuner, Christophe Robin murmura quelque chose
à l’oreille de Lapin, et Lapin dit :
– Oui, oui, bien sûr, et tous deux remontèrent le ruisseau un peu plus
loin.
– Je ne voulais pas que les autres entendent, dit Christophe Robin.
– Parfaitement, dit Lapin d’un air important.
– C’est… Je me demandais… C’est seulement que… Lapin, je suppose
que tu ne le sais pas, toi… À quoi ressemble la Gaule ?
– Ma foi, dit Lapin en se caressant les moustaches, ta question
m’embarrasse.
– Je l’ai très bien su autrefois, mais je l’ai comme qui dirait oublié, dit
Christophe Robin négligemment.
– C’est bizarre, dit Lapin, mais je l’ai comme qui dirait oublié, moi aussi,
bien que je l’aie très bien su autrefois.
– Je suppose que c’est tout simplement une gaule plantée dans le sol ?
– Sûr que c’est une gaule, dit Lapin, puisque ça s’appelle une gaule, et, si
c’est une gaule, je pense qu’elle doit être plantée dans le sol – ne crois-tu
pas ? – car il n’y a pas d’autre endroit où la planter.
– Oui, c’est bien ce que je pensais.
– La seule chose, dit Lapin, c’est de savoir où elle est plantée.
– C’est ce que nous cherchons, dit Christophe Robin.
Ils revinrent trouver les autres. Cochonnet était couché sur le dos et
dormait paisiblement. Rou se lavait la figure et les pattes dans le ruisseau,
tandis que Kangou expliquait fièrement à tout le monde que c’était la
première fois qu’il se lavait la figure tout seul, et Hibou racontait à Kangou,
qui ne l’écoutait pas, une Intéressante Anecdote pleine de longs mots
comme Encyclopédie et Rhododendron.
– Je ne suis pas partisan de toutes ces laveries, grommela Hi-han. Cette
stupide manie qu’on a aujourd’hui de Bien-Passer-Derrière-les-Oreilles !
Qu’en penses-tu, Winnie ?
– Ma foi, dit Winnie, moi je pense que…
Mais nous ne saurons jamais ce que Winnie en pensait, car on entendit
un glapissement soudain de Rou, un plouf et un grand cri d’alarme de
Kangou.
– Et voilà ce que c’est que de se laver, dit Hi-han.
– Rou est tombé dans l’eau ! cria Lapin.
Et lui et Christophe Robin se précipitèrent à la rescousse.
– Regardez-moi nager ! glapit Rou, du milieu du bassin où il se trouvait.
Et il fut entraîné par une cascade dans le bassin suivant.
– Est-ce que tout va bien, Rou, mon chéri ? cria Kangou d’une voix
anxieuse.
– Oui ! dit Rou. Regardez-moi na…
Et il dégringola par-dessus la cascade suivante dans un autre bassin.
Tout le monde faisait quelque chose pour venir en aide. Cochonnet,
brusquement bien éveillé, sautait en l’air en répétant : « Oh ! la la ! »
Hibou expliquait que dans un cas d’Immersion Soudaine et Temporaire la
Chose Importante était de Garder la Tête Au-dessus de l’Eau ; Kangou
sautait le long de la rive en répétant : « Es-tu sûr que tout va bien, Rou,
mon chéri ? » Et Rou, du milieu du bassin où il se trouvait au moment où
elle lui posait la question, répondait : « Regarde-moi nager ! » Hi-han avait
fait demi-tour et laissait pendre sa queue au-dessus du premier bassin où
Rou était tombé, et, le dos tourné à la scène de l’accident, grommelait
doucement tout seul en disant : « Toutes ces laveries ! Mais cramponne-toi
à ma queue, petit Rou, et ça ira bien » ; et Christophe Robin et Lapin
passaient en hâte devant Hi-han, en appelant les autres qui étaient devant
eux.
– Ça va, Rou, j’arrive, cria Christophe Robin.
– Mettez quelque chose en travers du ruisseau un peu plus bas, cria Lapin.
Mais Winnie était déjà en train de mettre quelque chose. Il se tenait à
deux bassins au-dessous de Rou, avec une longue gaule entre les pattes, et
Kangou vint à sa hauteur et prit l’autre extrémité de la gaule, et, à eux
deux, ils la tinrent en travers de la partie inférieure du bassin ; et Rou,
toujours crachotant fièrement : « Regardez-moi nager ! » dériva contre la
gaule, y grimpa et sortit de l’eau.

– M’avez-vous vu nager ? glapit Rou, très excité, pendant que Kangou le


grondait et le frictionnait. Winnie, m’as-tu vu nager ? Ça s’appelle nager, ce
que je faisais. Lapin, as-tu vu ce que je faisais ? Je nageais. Bonjour,
Cochonnet ! Dis donc, Cochonnet ! Qu’est-ce que tu crois que je faisais ?
Je nageais ! Christophe Robin, m’as-tu vu…
Mais Christophe Robin n’écoutait pas. Il regardait Winnie.
– Winnie, dit-il, où as-tu trouvé cette gaule ?
Winnie regarda la gaule qu’il tenait dans ses mains.
– Je l’ai trouvée comme ça, dit-il. J’ai pensé qu’elle pouvait être utile. Je
l’ai ramassée, comme ça.
– Winnie, dit Christophe Robin solennellement, l’Expédition est
terminée. Tu as découvert la Gaule !
– Oh ! dit Winnie.
Hi-han était assis la queue dans l’eau quand ils revinrent à lui.
– Dites donc à Rou de se dépêcher, dit-il. Ma queue est en train de se
refroidir. Je ne veux pas en parler, mais j’en parle tout de même. Je ne veux
pas me plaindre, mais c’est un fait. Ma queue est toute froide.
– Me voici ! glapit Rou.
– Oh, te voilà.
– M’as-tu vu nager ?
Hi-han retira sa queue de l’eau, puis il en fouetta l’air de droite à gauche
et de gauche à droite.
– Je m’y attendais, dit-il. Je ne la sens plus du tout. Engourdie. Voilà le
résultat. Toute engourdie. Allons, du moment que personne ne s’en
préoccupe, je suppose que c’est parfait.
– Pauvre vieux Hi-han ! Je vais te la sécher, dit Christophe Robin.
Et il tira son mouchoir et frictionna la queue.
– Merci, Christophe Robin. Tu es le seul qui semble comprendre ce que
c’est qu’une queue. Les autres ne réfléchissent pas. Voilà le défaut de
quelques-uns d’entre eux. Ils n’ont pas d’imagination. Pour eux une queue
n’est pas une queue, c’est simplement un Petit Bout en Plus par-derrière.
– Ça ne fait rien, Hi-han, dit Christophe Robin en frottant de toutes ses
forces. Est-ce que ça va mieux ?
– J’ai l’impression que ça ressemble davantage à une queue. Elle fait de
nouveau Partie de moi, si tu comprends bien ce que je veux dire.

– Bonjour, Hi-han, dit Winnie qui arrivait à leur hauteur avec sa gaule.
– Bonjour, Winnie ; je te remercie de me l’avoir demandé ; je pourrai
m’en servir de nouveau dans un jour ou deux.
– Te servir de quoi ? dit Winnie.
– Ce dont nous parlons.
– Je ne parlais de rien, dit Winnie d’un air intrigué.
– Ma faute, une fois de plus. Je croyais que tu me disais combien tu
regrettais que ma queue soit toute engourdie et que tu ne puisses rien faire
pour m’aider.
– Non, dit Winnie. Ce n’était pas moi, dit-il. Il réfléchit un peu, puis il
suggéra serviablement : Peut-être que c’était quelqu’un d’autre.
– Eh bien, remercie-le de ma part quand tu le verras.
Winnie regarda Christophe Robin avec anxiété.
– Winnie a découvert la Gaule, dit Christophe Robin. N’est-ce pas
superbe ?
Winnie baissa les yeux modestement.
– Est-ce que c’est ça ? dit Hi-han.
– Oui, dit Christophe Robin.
– C’est ça que nous cherchions ?
– Oui, dit Winnie.
– Oh ! dit Hi-han… Ma foi, en tout cas, il n’a pas plu, dit-il.
Ils plantèrent la Gaule dans le sol, et Christophe Robin y attacha un
message :

GAULE
DÉCOUVERTE PAR
WINNIE
WINNIE L’A TROUVÉE

Puis chacun rentra chez soi. Et je crois, mais je n’en suis pas très sûr, que
Rou prit un bain chaud et se coucha immédiatement. Mais Winnie rentra
chez lui, et, tout fier de ce qu’il avait fait, mangea un petit quelque chose
pour reprendre des forces.
CHAPITRE IX

Dans lequel Cochonnet est entièrement entouré d’eau.

Il pleuvait, il pleuvait, il pleuvait. Cochonnet se disait que jamais dans


toute son existence (et Dieu sait quel âge il avait : était-ce trois ans ou bien
quatre ?) jamais il n’avait tant vu pleuvoir. Pendant des jours et des jours et
des jours.
« Si seulement, pensait-il en regardant par la fenêtre, j’avais été chez
Winnie, ou chez Christophe Robin, ou chez Lapin, quand il a commencé
de pleuvoir, alors j’aurais eu de la Compagnie pendant tout ce temps au lieu
d’être ici tout seul sans rien d’autre à faire qu’à me demander quand ça
s’arrêtera de tomber. » Et il s’imagina en compagnie de Winnie, en train de
dire : « As-tu jamais vu une pluie pareille, Winnie ? » et Winnie en train de
répondre : « N’est-ce pas effrayant, Cochonnet ? » et Cochonnet en train
de dire : « Je me demande ce qui se passe du côté de chez Christophe
Robin », et Winnie en train de dire : « Je crois que, à cette heure,
l’inondation a dû faire sortir le pauvre vieux Lapin de son terrier. » Ç’aurait
été vraiment amusant de bavarder ainsi, et, en vérité, ça ne servait pas à
grand-chose d’avoir quelque chose d’aussi palpitant qu’une inondation
quand on ne pouvait pas y assister avec quelqu’un.
Car c’était assez palpitant. Les petits fossés à sec dans lesquels Cochonnet
s’était si souvent promené en flairant çà et là, étaient devenus des
ruisseaux ; les ruisseaux qu’il avait traversés en pataugeant étaient des
rivières ; et la rivière, où ils avaient joué si gaiement entre les rives
abruptes, s’était étalée hors de son lit et prenait partout tant de place que
Cochonnet commençait à se demander si elle viendrait bientôt dans son lit
à lui.
« C’est un peu Angoissant, se disait-il, d’être un Très-Petit-Animal-
Complètement-Entouré-d’Eau. Christophe Robin et Winnie pourraient se
sauver en grimpant aux arbres, et Kangou pourrait se sauver en Sautant, et
Lapin pourrait se sauver en Creusant, et Hibou pourrait se sauver en
Volant, et Hi-han pourrait se sauver en… en Faisant-un-Grand-Bruit-
Jusqu’à-ce-qu’on-Vienne-le-Secourir-et moi, me voici, tout entouré d’eau,
et je ne peux rien faire. »
Il continua à pleuvoir, et chaque jour l’eau montait davantage, et
maintenant elle était presque au niveau de la fenêtre de Cochonnet… et il
n’avait toujours rien fait.
« Il y a Winnie, se disait-il. Winnie n’a pas beaucoup de cervelle, mais il
ne lui arrive jamais aucun mal. Il fait des choses stupides et ça tourne
toujours bien. Il y a Hibou. On ne peut pas dire que Hibou ait vraiment de
la Cervelle, mais il Sait des Choses. Il saurait Quelle est la Chose à Faire
quand on est Entouré d’Eau. Il y a Lapin. Il n’a pas Étudié dans les Livres,
mais il peut toujours Inventer un Plan Astucieux. Il y a Kangou. Elle n’est
pas Maligne, Kangou, mais elle serait tellement inquiète au sujet de Rou
qu’elle ferait une Bonne Chose à Faire sans y réfléchir. Et puis il y a Hi-han.
Et Hi-han est si malheureux de toutes façons qu’il ne se préoccuperait pas
de ceci. Mais je me demande ce que ferait Christophe Robin ? »
Alors, brusquement, il se rappela une histoire que Christophe Robin lui
avait racontée au sujet d’un homme sur une île déserte, qui avait écrit
quelque chose dans une bouteille et l’avait jetée à la mer ; et Cochonnet
pensa que s’il écrivait quelque chose dans une bouteille et la jetait à la mer,
peut-être que quelqu’un viendrait à son secours !
Il quitta la fenêtre et commença à fouiller dans sa maison, toute la partie
de sa maison qui n’était pas sous l’eau, et, finalement, il trouva un crayon et
un bout de papier sec, et une bouteille avec un bouchon. Et il écrivit sur un
côté du papier :

POUR LA PERSONNE QUI LE TROUVERA


AU SECOURS PAR PITIÉ
COCHONNET (MOI)

et sur l’autre côté :

C’EST MOI COCHONNET, AU SECOURS !

Puis il mit le papier dans la bouteille, et il boucha la bouteille aussi


hermétiquement que possible, et il se pencha à la fenêtre tant qu’il le put
sans tomber dans l’eau, et il jeta la bouteille aussi loin qu’il put la jeter –
plouf ! – et au bout d’un moment elle remonta brusquement à la surface ;
et il la regarda s’éloigner en flottant lentement jusqu’à ce qu’il en eût mal
aux yeux, et parfois il lui semblait que c’était la bouteille, et parfois il lui
semblait que c’était simplement une ride sur l’eau, et puis brusquement il
comprit qu’il avait fait tout ce qu’il pouvait pour se sauver.

« Ainsi, pensa-t-il, maintenant c’est quelqu’un d’autre qui devra faire


quelque chose d’autre, et j’espère que ce sera bientôt, car, sans ça, je serai
obligé de nager, ce dont je suis incapable, aussi j’espère que ce sera
bientôt. » Et il poussa un très long soupir et dit :
– Je voudrais bien que Winnie soit là. C’est tellement plus intime quand
on est deux.

Quand la pluie commença à tomber, Winnie dormait. La pluie tomba,


tomba, tomba, et lui dormit, dormit, dormit. Il avait eu une journée
fatigante. Vous vous rappelez comme il avait découvert la Gaule ; eh bien,
il en avait été si fier qu’il avait demandé à Christophe Robin s’il n’y avait
pas d’autres Gaules qu’un Ours de Peu de Cervelle pût découvrir.
– Je pense qu’il y en a d’autres, dit Christophe Robin, quoique les gens
n’aiment pas en parler.
Winnie fut très excité en entendant cela, et il suggéra qu’on organise une
Expotition pour découvrir une de ces Gaules, mais Christophe Robin avait
pensé à autre chose qu’il devait faire avec Kangou ; aussi Winnie était-il
parti pour découvrir une Gaule tout seul. J’ai oublié s’il l’avait découverte
ou non ; mais il était si fatigué en rentrant chez lui que, au beau milieu de
son souper, après avoir mangé à peine un peu plus d’une demi-heure, il
s’endormit profondément sur une chaise, et dormit, dormit, dormit.
Puis, tout d’un coup, il se mit à rêver. Il était dans sa Gaule à lui, et
c’était une Gaule très froide, toute couverte de la neige et de la glace les
plus froides qu’on puisse imaginer. Il avait trouvé une ruche pour y dormir,
mais il n’y avait pas de place pour ses jambes qu’il avait laissées pendre à
l’extérieur. Et des Bilottes Sauvages, de celles qui habitent ce genre de
Gaule, venaient grignoter toute la fourrure de ses jambes pour en faire des
Nids pour leurs Petits. Et plus elles grignotaient, plus ses jambes devenaient
froides, jusqu’à ce que, brusquement, il se réveillât en criant : « Aïe ! » Et il
se retrouva assis sur sa chaise, les pieds dans l’eau, et tout entouré d’eau !
Il pataugea jusqu’à la porte et regarda au-dehors…
– Ceci est Sérieux, dit Winnie. Il faut que je me Sauve.
Il prit donc son plus gros pot de miel et se sauva avec jusqu’à une grosse
branche de son arbre, bien au-dessus de l’eau, et puis il redescendit et se
sauva avec un autre pot… et quand tout le Sauvetage fut terminé, Winnie
se retrouva assis sur sa branche, les jambes pendantes, et, à côté de lui, se
trouvaient dix pots de miel…

Deux jours plus tard, Winnie était là, assis sur sa branche, les jambes
pendantes, et, à côté de lui, il y avait quatre pots de miel…
Trois jours plus tard, Winnie était là, assis sur sa branche, les jambes
pendantes, et, à côté de lui, il y avait un pot de miel…
Quatre jours plus tard, Winnie était là…
Et ce fut le matin du quatrième jour que la bouteille de Cochonnet passa
en flottant devant lui, et, avec un grand cri : Du Miel ! Winnie plongea
dans l’eau, saisit la bouteille, et lutta contre le courant pour regagner son
arbre.
– Zut ! dit Winnie en ouvrant la bouteille. Toute cette humidité pour
rien. Qu’est-ce que ce bout de papier fait là-dedans ?
Il le retira et le regarda.
« C’est un Missage, se dit-il, voilà ce que c’est. Et cette lettre est un W, et
celle-ci aussi, et celle-là aussi, et W signifie Winnie, de sorte que c’est un
très important Missage pour moi, et je ne peux pas le lire. Il faut que j’aille
trouver Christophe Robin ou Hibou, ou Cochonnet, un de ces Lecteurs
Astucieux qui savent lire les choses, et ils me diront ce que ce Missage
signifie. Mais, voilà, je ne sais pas nager. Zut ! »
Alors il eut une idée, et je trouve que, pour un Ours de Très Peu de
Cervelle, c’était une bonne idée. Il se dit :
« Si une bouteille peut flotter, alors un pot peut flotter, et si un pot peut
flotter, je peux m’asseoir dessus, si c’est un très grand pot. »
Il prit donc son plus grand pot et le boucha hermétiquement.

– Tous les bateaux doivent avoir un nom, dit-il ; aussi j’appellerai le mien
L’Ours Flottant ; et, sur ces mots, il laissa tomber son bateau dans l’eau et
sauta après lui.
Pendant un moment, Winnie et L’Ours Flottant ne furent pas très fixés
sur la question de savoir lequel des deux devait être par-dessus, mais, après
avoir essayé une ou deux positions différentes, ils se stabilisèrent, L’Ours
Flottant en dessous, et Winnie triomphalement à califourchon dessus,
pagayant vigoureusement avec ses pieds.

Christophe Robin habitait tout en haut de la forêt. Il pleuvait, il


pleuvait, il pleuvait, mais l’eau ne pouvait pas arriver jusqu’à sa maison.
C’était vraiment épatant de regarder les vallées et de voir l’eau monter tout
autour de lui, mais il pleuvait si fort qu’il restait enfermé la plupart du
temps à penser à diverses choses. Tous les matins il sortait avec son
parapluie et enfonçait un bâton à l’endroit où l’eau arrivait, et tous les
matins suivants il sortait et ne voyait plus son bâton, et il enfonçait un
autre bâton à l’endroit où l’eau arrivait, et puis il rentrait chez lui, et
chaque matin le chemin qu’il avait à parcourir était plus court que le matin
précédent. Le matin du cinquième jour il vit l’eau tout autour de lui, et il
comprit que pour la première fois de sa vie il était sur une vraie île. Ce qui
était tout à fait palpitant.

Ce fut ce matin-là que Hibou vint à tire-d’aile au-dessus de l’eau, pour


dire : « Comment ça va ? » à son ami Christophe Robin.
– Dis donc, Hibou, dit Christophe Robin, n’est-ce pas amusant ? Je suis
sur une île.
– Les conditions atmosphériques ont été très défavorables récemment, dit
Hibou.
– Les quoi ?
– Il a plu, expliqua Hibou.
– Oui, dit Christophe Robin, c’est vrai.
– Le niveau de la crue a atteint une hauteur sans précédent.
– Le qui ?
– Il y a pas mal d’eau, expliqua Hibou.
– Oui, dit Christophe Robin, c’est exact.
– Néanmoins les perspectives s’améliorent rapidement. D’un moment à
l’autre…
– As-tu vu Winnie ?
– Non. D’un moment à l’autre…
– J’espère qu’il va bien, dit Christophe Robin. Je me suis demandé ce
qu’il est devenu. J’espère que Cochonnet est avec lui. Crois-tu qu’ils vont
bien, Hibou ?
– Je l’espère. Vois-tu, d’un moment à l’autre…
– Je t’en prie, va voir, Hibou. Parce que Winnie n’a pas beaucoup de
cervelle, et il pourrait faire quelque bêtise, et je l’aime tant, Hibou.
Comprends-tu, Hibou ?

– C’est bien, dit Hibou. J’y vais. Je reviens tout de suite.


Et il s’envola.
Peu de temps après il était de retour.
– Winnie n’est pas là, dit-il.
– Pas là ?
– Il a été là. Il a été assis sur une branche de son arbre, hors de sa maison,
avec neuf pots de miel. Mais à présent il n’est pas là.
– Oh ! Winnie ! s’écria Christophe Robin. Où donc es-tu ?
– Je suis là, grommela une voix derrière lui.
– Winnie !
Ils se ruèrent dans les bras l’un de l’autre.
– Comment es-tu venu ici, Winnie ? demanda Christophe Robin, quand
il fut de nouveau capable de parler.
– Sur mon bateau, dit Winnie fièrement. On m’a envoyé un Très
Important Missage dans une bouteille, et, comme j’avais un peu d’eau dans
les yeux, je n’ai pas pu le lire, aussi je te l’ai apporté. Sur mon bateau.

Sur ces fières paroles, il remit le message à Christophe Robin.


– Mais c’est de Cochonnet ! s’écria Christophe Robin après l’avoir lu.
– Est-ce qu’il ne contient rien au sujet de Winnie ? demanda Winnie qui
regardait par-dessus son épaule.
Christophe Robin lut le message à haute voix.
– Il faut que nous allions tout de suite à son secours ! Je croyais qu’il était
avec toi, Winnie ! Hibou, pourrais-tu le sauver sur ton dos ?
– Je ne crois pas, dit Hibou après mûre réflexion. Il est douteux que les
muscles dorsaux nécessaires…
– Alors veux-tu voler jusqu’à lui tout de suite et lui dire que les Secours
Arrivent ? Et Winnie et moi nous réfléchirons à un Moyen de le Secourir,
et nous viendrons aussi vite que nous pourrons. Oh ! ne parle pas, Hibou,
va-t’en vite !
Et Hibou s’envola, en pensant encore à quelque chose à dire.
– Eh bien, Winnie, dit Christophe Robin, où est ton bateau ?
– Je dois te dire, expliqua Winnie tandis qu’ils descendaient vers la rive
de l’île, que ce n’est pas un simple bateau ordinaire. Quelquefois c’est un
Bateau, et quelquefois ça ressemble davantage à un Accident. Tout ça
dépend.
– Ça dépend de quoi ?
– Ça dépend si je suis dessus ou dessous.
– Oh ! Eh bien, où est-il ?
– Là ! dit Winnie, en montrant fièrement L’Ours Flottant.
Ce n’était pas ce que Christophe Robin espérait ; et plus il regardait le
bateau, plus il pensait que Winnie était un Ours Courageux et Astucieux et
plus Christophe Robin pensait cela, plus Winnie regardait modestement le
bout de son nez et essayait d’avoir l’air de prétendre que ce n’était pas vrai.
– Mais il est trop petit pour nous deux, dit Christophe Robin tristement.
– Pour nous trois, en comptant Cochonnet.
– Ça le rend encore plus petit. Oh, Nounours, qu’allons-nous faire ?
Et alors, cet Ours, Nounours, Winnie l’Ourson, A.D.C. (Ami de
Cochonnet), C.D.L. (Compagnon de Lapin), C.G. (Chercheur de Gaule),
C.T.Q.H. (Consolateur et Trouveur de Queue de Hi-han) – en fait, Winnie
lui-même –, dit quelque chose de si astucieux que Christophe Robin ne put
que le regarder, la bouche ouverte et les yeux ronds, se demandant si c’était
bien là l’Ours de Très peu de Cervelle qu’il connaissait et qu’il aimait
depuis si longtemps.
– Nous pourrions aller dans ton parapluie, dit Winnie.
– ?
– Nous pourrions aller dans ton parapluie, dit Winnie.
– ??
– Nous pourrions aller dans ton parapluie, dit Winnie.
– !!!!!!
Car, brusquement, Christophe Robin comprit que c’était possible. Il
ouvrit son parapluie et le mit dans l’eau, la pointe par en bas. Il flotta, mais
en oscillant. Winnie y entra. Il venait juste de commencer à dire que tout
allait bien maintenant, quand il s’aperçut que ça n’était pas vrai ; aussi,
après avoir bu un coup, ce dont il se serait facilement passé, il revint en
pataugeant trouver Christophe Robin. Puis ils entrèrent tous deux dans le
parapluie, et il n’oscilla plus.
– J’appellerai ce bateau Cervelle de Winnie, dit Christophe Robin.
Et le Cervelle de Winnie fit voile sur-le-champ en direction suroît, en
tournoyant avec grâce.
Vous pouvez imaginer la joie de Cochonnet, lorsqu’enfin le navire fut en
vue. Dans les années qui suivirent, il se plaisait à penser qu’il avait couru
un Très Grand Danger pendant la terrible Inondation, mais il n’avait été
vraiment en danger que pendant la dernière demi-heure de son
emprisonnement, lorsque Hibou, qui venait d’arriver, se posa sur une
branche de son arbre pour le réconforter, et lui raconta une très longue
histoire à propos d’une de ses tantes qui avait pondu par erreur un œuf de
mouette, et l’histoire n’en finissait pas (un peu comme cette phrase),
jusqu’à ce qu’à la fin Cochonnet, qui écoutait penché à la fenêtre sans
beaucoup d’espoir, s’endormît doucement et naturellement et glissât
lentement par la fenêtre vers l’eau jusqu’à ce qu’il ne fût plus retenu que par
ses orteils, et, à ce moment-là, par bonheur, un cri rauque et soudain de
Hibou (qui faisait vraiment partie de l’histoire puisqu’il représentait ce que
sa tante avait dit) réveilla Cochonnet et lui donna juste le temps de se
rejeter en arrière d’une secousse jusqu’à ce qu’il fût en sécurité, et de dire :
« Comme c’est intéressant, et que fit-elle ensuite ? » lorsque – bref, vous
pouvez imaginer sa joie quand il vit enfin le noble navire Cervelle de Winnie
(Capitaine : C. Robin ; Second du bord : W. Nounours) arriver sur les flots
pour le secourir…
Et comme c’est en réalité la fin de l’histoire, et que je suis très fatigué
après cette dernière phrase, je crois que je vais m’arrêter là.
CHAPITRE X

Dans lequel Christophe Robin donne une réception


en l’honneur de Winnie, et nous faisons nos adieux.

Un jour où le soleil était revenu sur la Forêt, apportant tous les parfums
de Mai avec lui ; un jour où tous les petits ruisseaux de la Forêt tintaient
joyeusement, tout heureux d’avoir retrouvé leur jolie forme, et où les
petites mares rêvaient à la vie qu’elles avaient vue et aux grandes choses
qu’elles avaient faites ; un jour où, dans le cœur chaud et paisible de la
Forêt, le coucou essayait soigneusement sa voix et écoutait pour voir si elle
lui plaisait, et où les ramiers se plaignaient doucement à eux-mêmes, d’un
ton paresseux et satisfait, que ce fût la faute de l’autre, mais ça n’avait pas
beaucoup d’importance ; par un jour semblable, Christophe Robin siffla
d’une façon particulière qu’il avait, et Hibou sortit à tire-d’aile du Bois de
Cent Arpents pour voir ce qu’il voulait.
– Hibou, dit Christophe Robin, je vais donner une réception.
– Ah ! vraiment ? dit Hibou
– Et ce sera une réception d’un genre particulier, car c’est à cause de ce
que Winnie a fait quand il a fait ce qu’il a fait pour sauver Cochonnet de
l’inondation.
– Ah ! vraiment, c’est pour ça ? dit Hibou.
– Oui ; aussi veux-tu aller le dire à Winnie aussi vite que tu pourras, ainsi
qu’à tous les autres, parce que ça sera demain.
– Ah ! vraiment, ça sera demain ? dit Hibou, toujours aussi serviable que
possible.
– Aussi, veux-tu aller le leur dire, Hibou ?
Hibou essaya de penser à quelque chose de très sage à dire, mais il ne put
y réussir, et il s’envola pour annoncer la nouvelle aux autres. Et le premier à
qui il l’annonça fut Winnie.
– Winnie, dit-il, Christophe Robin donne une réception.
– Oh ! dit Winnie.
Et puis, voyant que Hibou s’attendait à ce qu’il dise autre chose, il dit :
– Y aura-t-il de ces petits gâteaux avec un glaçage de sucre rose ?
Hibou sentit qu’il était indigne de lui de parler de petits gâteaux avec un
glaçage de sucre rose ; aussi il dit à Winnie exactement ce que Christophe
Robin lui avait dit, et s’envola vers Hi-han.
« Une réception pour Moi ? pensa Winnie. C’est magnifique ! » Et il
commença à se demander si tous les autres animaux sauraient que c’était
une Réception tout spécialement en l’honneur de Winnie, et si Christophe
Robin leur avait raconté l’histoire de L’Ours Flottant et du Cervelle de
Winnie et de tous les bateaux merveilleux qu’il avait inventés et sur lesquels
il avait navigué, et il commença à penser combien ce serait épouvantable si
tout le monde avait oublié ses exploits et si personne ne savait exactement
pourquoi on donnait cette réception ; et plus il pensait à cela, plus la
réception s’embrouillait dans son esprit, comme un rêve où tout va de
travers. Et le rêve commença à se chanter dans sa tête jusqu’à ce qu’il
devienne une espèce de chanson. C’était une

CHANSON ANXIEUSE DE WINNIE

Hourra pour Winnie !


(Pour qui ?)
Pour Winnie.
(Pour Winnie ? C’est du joli !
Qu’a donc fait Winnie ?)
L’ignoriez-vous ?
Il sauva son ami de l’eau.
Pour Nounours bravo !
(Comment ? Quel veau ?)
Ne sachant pas nager
Sans crainte du danger,
Il alla le sauver.
(Il alla sauver qui ?)
Écoutez, mon ami !
C’est de Winnie que je parle ici.
(De qui ?)
De Winnie, je vous dis !
(Pardon, je suis très étourdi.)
Winnie avait beaucoup de cervelle…
(Comment ? Quelle est cette nouvelle ?)
Je dis : une énorme cervelle.
(Une énorme quoi ?)
Voyons, écoutez-moi !
Écoutez ce qu’il fit de beau :
Sans savoir nager comme il faut,
Il parvint à flotter sur l’eau
Sur une espèce de bateau.
(De quoi ? Mais parlez donc plus haut !)
Ma foi, c’était une sorte de pot…
Ainsi donc, hourra pour Nounours !
Nous avons pour lui tant d’amour !
Qu’il vive avec nous pour toujours,
Plus sage et riche chaque jour.
Hourra pour Winnie !
(Pour qui ?)
Pour Winnie.
Pour Nounours bravo !
(Comment ? Quel veau ?)
Pour Nounours bravo !
Bravo pour le merveilleux Winnie !
(MAIS QU’A-T-IL FAIT ? Le savez-vous ?)

Pendant que ceci se passait dans sa tête, Hibou était en train de parler à
Hi-han.
– Hi-han, dit Hibou, Christophe Robin donne une réception.

– Très intéressant, dit Hi-han. Je suppose qu’on m’enverra les miettes et


les restes sur lesquels on aura marché. C’est Aimable et Prévenant. Je vous
en prie, à votre service.
– Il y a une Invitation pour toi.
– À quoi ça ressemble ?

– Une Invitation !
– Oui, je t’ai entendu. Qui l’a laissée tomber ?
– Ça n’est pas une chose qui se mange, ça te demande de venir à la
réception. Demain.
Hi-han secoua lentement la tête.
– Tu parles de Cochonnet. Le petit bonhomme aux oreilles toujours
agitées. C’est Cochonnet. Je lui ferai la commission.
– Non, non ! dit Hibou qui commençait à s’énerver. Il s’agit de toi !
– En es-tu sûr ?
– Naturellement que j’en suis sûr. Christophe Robin a dit : « Tous ! Va le
leur dire à tous. »
– Tous, sauf Hi-han ?
– Tous sans exception, dit Hibou d’un ton maussade.
– Ah ! dit Hi-han. Une erreur, sans aucun doute ; mais, néanmoins, je
viendrai. Seulement, s’il pleut, ne vous en prenez pas à moi.
Mais il ne plut pas. Christophe Robin avait fait une longue table avec de
longs morceaux de bois, et ils étaient tous assis autour. Christophe Robin
était assis à un bout, et Winnie était assis à l’autre bout, et, entre eux, d’un
côté il y avait Hibou, Hi-han et Cochonnet, et, entre eux, de l’autre côté il
y avait Lapin, Rou et Kangou. Et tous les parents et amis de Lapin
s’étendirent sur l’herbe et attendirent pleins d’espoir, au cas où quelqu’un
leur parlerait, laisserait tomber quelque chose, ou leur demanderait l’heure.
C’était la première réception à laquelle Rou ait jamais assisté, et il était
très excité. Dès qu’on se fut assis il commença à parler.
– Bonjour, Winnie ! glapit-il.
– Bonjour, Rou ! dit Winnie.
Rou sauta sur sa chaise pendant quelque temps, puis il recommença.
– Bonjour, Cochonnet ! glapit-il.
Cochonnet lui fit un signe de la patte, car il était trop occupé pour parler.
– Bonjour, Hi-han ! dit Rou.
Hi-han lui adressa un hochement de tête lugubre.
– Il va pleuvoir bientôt, tu vas voir, dit-il.
Rou regarda pour voir s’il pleuvait, et, comme il ne pleuvait pas, il dit :
– Bonjour, Hibou ! et Hibou dit :
– Bonjour, mon petit ami, d’une voix aimable, puis il continua à raconter
à Christophe Robin un accident qui avait failli arriver à un de ses amis que
Christophe Robin ne connaissait pas, et Kangou dit à Rou : « Bois ton lait
d’abord, mon chéri, tu parleras ensuite. » Aussi Rou, qui était en train de
boire son lait, essaya de dire qu’il pouvait faire les deux choses à la fois… et
il fallut ensuite lui donner des tapes dans le dos et le sécher pendant un bon
bout de temps.

Quand tous eurent mangé presque suffisamment, Christophe Robin tapa


sur la table avec sa cuillère, et tous cessèrent de parler et firent un grand
silence, sauf Rou qui venait de finir une forte crise de hoquets et qui
essayait d’avoir l’air d’être un des parents de Lapin.
– Cette réception, dit Christophe Robin, est une réception à cause de ce
que quelqu’un a fait, et nous savons tous qui c’est, et c’est une réception
pour lui, à cause de ce qu’il a fait, et j’ai un cadeau pour lui, et le voici. Puis,
il tâtonna un peu autour de lui et murmura : Où est-il ?

Pendant qu’il cherchait, Hi-han toussa d’une manière impressionnante et


commença à parler.
– Amis, dit-il (y compris les broutilles), c’est pour moi un grand plaisir
(ou peut-être ferais-je mieux de dire : ça a été pour moi un grand plaisir
jusqu’à présent) de vous voir à ma réception. Ce que j’ai fait n’est rien.
N’importe lequel d’entre vous (excepté Lapin, Hibou et Kangou) en aurait
fait autant. Oh, excepté Winnie aussi. (Naturellement cette remarque ne
s’applique pas à Cochonnet et à Rou parce qu’ils sont trop petits.)
N’importe lequel d’entre vous en aurait fait autant. Mais il s’est trouvé que
ça a été Moi. Ce n’est pas (ai-je besoin de le dire ?) dans l’idée d’avoir ce
que Christophe Robin est en train de chercher maintenant (et il porta sa
patte de devant à sa bouche et murmura très fort : « Essaie de voir sous la
table »), que j’ai fait ce que j’ai fait, mais parce que je sens que nous devons
tous faire ce que nous pouvons pour rendre service. Je sens que nous devons
tous…
– Hick ! dit Rou, accidentellement.
– Rou, mon chéri ! dit Kangou d’un ton de reproche.
– C’était donc moi ? demanda Rou un peu surpris.
– De quoi Hi-han parle-t-il ? murmura Cochonnet à l’oreille de Winnie.
– Je n’en sais rien, dit Winnie d’une voix assez dolente.
– Je croyais que c’était ta réception à toi.
– Moi aussi je l’ai cru. Mais je suppose que ça n’est pas vrai.
– J’aimerais bien mieux que ce soit la tienne et non pas celle de Hi-han,
dit Cochonnet.
– Moi aussi, dit Winnie.
– Hick ! dit Rou de nouveau.
– COMME-JE-LE-DISAIS, dit Hi-han d’une voix forte et sévère, comme je le
disais quand j’ai été interrompu par des Bruits Divers et Retentissants, je
sens que…
– Le voici ! cria Christophe Robin tout excité. Faites-le passer à cette
vieille bête de Winnie. C’est pour Winnie.
– Pour Winnie ? dit Hi-han.
– Bien sûr. Le meilleur ours du monde entier.
– J’aurais dû m’en douter, dit Hi-han. Après tout, j’aurais tort de me
plaindre. J’ai mes amis. Quelqu’un m’a adressé la parole pas plus tard
qu’hier. Et était-ce la semaine dernière ou celle d’avant que Lapin s’est
cogné contre moi et a dit : « Zut ! La Vie Mondaine. Toujours quelque
chose en train. »
Personne n’écoutait, car tous étaient en train de dire : « Ouvre-le,
Winnie. – Qu’est-ce que c’est, Winnie ? – Je sais ce que c’est. – Non, tu ne
le sais pas », et autres remarques utiles du même genre. Et, naturellement,
Winnie ouvrait le paquet aussi vite que possible, mais sans couper la ficelle,
car on ne sait jamais quand un bout de ficelle peut être Utile. Enfin le
paquet fut défait.
Lorsque Winnie vit ce que c’était, il faillit tomber à la renverse, tellement
il fut content. C’était une Trousse à Crayons Spéciale. Elle contenait des
crayons marqués O. pour Ours, et des crayons marqués O.S. pour Ours
Secourable, et des crayons marqués O.C. pour Ours Courageux. Il y avait
un canif pour tailler les crayons, et une gomme pour effacer tout ce qu’on
avait mal orthographié, et une règle pour tirer des traits pour que les mots
marchent dessus, et des centimètres marqués sur la règle au cas où on
voudrait savoir combien de centimètres avait telle ou telle chose, et des
Crayons Bleus et des Crayons Rouges et des Crayons Verts pour dire des
choses spéciales en bleu, en rouge et en vert. Et tous ces objets adorables se
trouvaient chacun dans une petite poche spéciale dans une Trousse
Spéciale qui se fermait en faisant : Click ! quand on appuyait dessus. Et
tout ça était pour Winnie.
– Oh ! dit Winnie.
– Oh, Winnie ! dirent tous les autres, sauf Hi-han.
– Mer-ci, grommela Winnie.
Mais Hi-han se disait : « Toutes ces écrivailleries. Les crayons et tout le
reste. C’est bien surfait, si vous voulez mon opinion. Ridicule. Il n’y a rien
là-dedans. »
Plus tard, quand tous eurent dit Au revoir et Mer-ci à Christophe Robin,
Winnie et Cochonnet rentrèrent chez eux, tout pensifs dans le soir doré, et
pendant longtemps ils restèrent silencieux.
– Quand tu te réveilles le matin, Winnie, dit enfin Cochonnet, quelle est
la première chose que tu te dis ?
– Qu’y a-t-il pour le petit déjeuner ? dit Winnie. Et toi, que dis-tu,
Cochonnet ?
– Je dis : « Je me demande ce qui va se passer de palpitant aujourd’hui »,
dit Cochonnet.

Winnie hocha la tête pensivement.


– C’est la même chose, dit-il.

– Et que se passa-t-il ? demanda Christophe Robin


– Quand ?
– Le lendemain matin.
– Je ne sais pas.
– Pourrais-tu y penser et nous le raconter un jour à Winnie et à moi ?
– Si tu en as très envie.
– Winnie en a très envie, dit Christophe Robin.
Il poussa un grand soupir, ramassa son ours par la patte, et s’en alla vers la
porte en traînant Winnie l’Ourson derrière lui. À la porte il se retourna et
dit :
– Tu viens me voir prendre mon bain ?
– Peut-être, dis-je.
– Est-ce que la trousse de Winnie était plus belle que la mienne ?
– C’était exactement la même, dis-je.
Il hocha la tête et sortit… et, un instant plus tard, j’entendis Winnie
l’Ourson – bing, bing, bing – qui montait l’escalier derrière lui.
L’auteur, Alan Alexander Milne

Alan Alexander Milne est né à Londres en 1882. Il fait ses études à Trinity
College (Cambridge) puis commence à travailler pour le magazine satirique
Punch. Quand la Première Guerre mondiale éclate, il combat en France
avant d’être démobilisé en raison d’une grave maladie. Il commence à
écrire : romans, nouvelles, poésie, théâtre. Il écrit, à l’intention de son fils,
Christopher Robin, les aventures de son ours Winnie et de ses amis, qui
sont tous inspirés de ses animaux en peluche. Ces histoires rencontreront
un immense succès. A. A. Milne est mort en 1956.
L’illustrateur, Ernest H. Shepard

Ernest H. Shepard est né à Londres en 1879. Il suit des études à la Royal


Academy et travaille ensuite pour le magazine Punch. Il illustre les
premières aventures de Winnie l’Ourson, et son nom reste définitivement
associé au personnage. Ses illustrations au trait, d’une grande vivacité, ont
été réalisées lors de visites dans le cottage de l’auteur et de sa famille.
L’illustrateur a colorisé plus tard ses dessins devenus inséparables des
aventures de Winnie l’Ourson.
Winnie l’Ourson
A. A. Milne

 
– Tu es le Meilleur-Ours-du-Monde-Entier, dit Christophe Robin.
– Vraiment ? dit Winnie, plein d’espoir.
 
La version originale, dans toute sa beauté,
d’un immense classique pour la jeunesse
 
5 rue Gaston-Gallimard 75328 Paris Cedex 07

www.gallimard-jeunesse.fr

Titre original : Winnie-the-Pooh

Cette édition reproduit fidèlement la version première de l’ouvrage,


publiée en Grande-Bretagne le 14 octobre 1926.

Publié par Egmont UK Limited, Londres, en 2011

Texte de A. A. Milne © 2011, Trustees of the Pooh Properties


Illustrations © 2011, E. H. Shepard
Copyright under the Bern Convention

La traduction française de Jacques Papy a paru pour la première fois en 1947


aux Presses de la Cité sous le titre : Histoire d’un ours-comme-ça.

© Éditions Gallimard Jeunesse, 2015, pour la traduction


Cette édition électronique du livre
Winnie l’Ourson de A. A. Milne
a été réalisée le 25 septembre 2015 par les Éditions Gallimard Jeunesse.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage,
achevé d’imprimer en octobre 2015 par Grafica Veneta
(ISBN : 978-2-07-065299-0 - Numéro d’édition : 251068)

Code Sodis : N78868 - ISBN : 978-2-07-506208-4


Numéro d’édition : 294212.

Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949


sur les publications
destinées à la jeunesse

Vous aimerez peut-être aussi