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Éditions First, un département d’Édi8, Paris, 2020

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ISBN : 978-2-412-05081-1
ISBN numérique : 978-2-412-05354-6

Correction : Chantal Ducoux


Illustration de couverture : Camille Besse

Éditions First, un département d’Édi8


92, avenue de France
75 013 Paris – France
Tél. : 01 44 16 09 00
Fax : 01 44 16 09 01
E-mail : firstinfo@efirst.com
Site Internet : www.editionsfirst.fr

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Liliane Roudière

LES GENS
HONNÊTES
ONT-ILS
UN AVENIR ?
En finir avec les gougnafiers
(un essai engagé sur la société actuelle)
« Si quelqu’un dit la vérité, donne-
lui un cheval, il en aura besoin pour
s’enfuir. »
Proverbe afghan
Préambule

Ne trouvez-vous pas qu’il y a une drôle d’odeur ? Comme un relent de


naphtaline ? N’est-on pas en train de remiser cette vertu si précieuse qu’est
l’honnêteté au fond de l’armoire normande ? On referme doucement la
porte avec ce tendre sentiment que l’on porte aux habits devenus désuets,
hors mode, trop petits, mais auxquels on reste attaché. Et puis, sait-on
jamais, un jour, elle pourrait resservir, peut-être pour nos enfants. Nos
petits-enfants. On en fait le vœu secret.

Oui, l’honnêteté ne fait plus recette. Elle n’est pas bankable. Elle est
ringarde. Les grands de ce monde n’en veulent plus. Et les petits non plus.

Certes, l’honnêteté n’est pas toujours marrante à vivre, elle serait même
décourageante. Combien de fois avons-nous constaté que celle ou celui qui
s’impose de manière agressive, fallacieuse, s’en sort mieux que nous qui
marchons dans les clous. Mais nous ne devons pas abdiquer car,
contrairement à ce qu’on pourrait penser dans cette période agitée, nous ne
sommes pas une espèce en voie de disparition ! Loin de là !

Nous sommes une multitude de gens honnêtes qui continuons à croire en la


cause commune. Des millions de personnes sont engagées dans des
associations et luttent contre les fléaux qui s’abattent sur notre époque : la
paupérisation, la migration, le réchauffement climatique, les ogres des
GAFAM…

À l’instar des fourmis qui ont deux estomacs – un pour soi, un pour la
collectivité 1 –, nous avons compris (nous sommes intelligents, osons le
dire !) que la race humaine comme la nature ne survivront que par
l’entraide. Sinon… couic ! 2

Or, que constatons-nous ? Eh bien, que la bêtise, la corruption, les


incivilités, l’individualisme rongent notre siècle, se goinfrent de notre
estomac social, se répandent comme une coulée de lave sur notre Terre. Et,
au sommet de ce volcan en éruption : le gougnafier. Si le terme est en train
de disparaître, il est curieux de constater qu’à l’inverse, le gougnafier se
reproduit à toute allure ! Il est en train de coloniser la Terre. Il se répand
comme le doryphore sur un champ de patates (c’est nous, les patates). Le
gougnafier n’est pas un simple « con » ; il est bien plus que ça. Il applique
le TPMG (Tout Pour Ma Gueule) à fond les manettes. La fin justifie tous
les moyens. Rien ne l’arrête. Pas d’éthique. Pas de gratitude. Il est arrogant.
Sûr de lui. Et il ne trouve devant lui aucune loi pour l’arrêter. Au contraire,
il s’en empare et les pervertit !

Nous devons bouter le gougnafier hors de notre quotidien. Nous, gens


honnêtes, sommes les dernières sentinelles d’un monde à la dérive. En nous
sauvant, nous sauverons quelque chose de bien plus grand. Renonçons à la
très tentante riposte d’une MMDTG (Ma Main Dans Ta Gueule), même
s’il paraît que c’est assez efficace. Sauf que répliquer à la bêtise par la
bêtise, à la violence par la violence engendre un cercle peu vertueux, n’est-
ce pas ? Et si l’on envisageait quand même de ne plus se laisser faire ? De
mener la révolte des gens honnêtes avec nos moyens à nous ? C’est encore
possible !

1. Ainsi, lorsqu’une d’entre elles est souffrante, une autre lui donne des réserves de son
estomac social. Tout en préservant ses forces, elle aide la communauté : c’est ce qu’on
appelle du win-win, du gagnant-gagnant.
2. Encore que, je suis moins inquiète pour la nature, elle survivra sous une autre forme et,
à mon avis, elle rigolera bien de nous voir à terre !
Gougnafiers contre gens
honnêtes : l’éternel combat
« On a beau ne pas être envieux, on rage
toujours quand les autres chaussent
vos souliers et vous écrasent. »

Émile Zola, L’Assommoir, 1877


Selon Raymond Devos : « Mon pied droit est jaloux de mon pied gauche.
Quand l’un avance, l’autre veut le dépasser. Et moi, comme un imbécile, je
marche ! »

L’humoriste définit ici à merveille le rapport stérile et absurde que nous


entretenons les uns contre les autres quand il faudrait simplement nous
détacher de l’individu pour ne viser que le collectif.

De la prise de conscience d’un hamster


hors de sa cage

Moi, Liliane R., journaliste, la cinquantaine


ébouriffée
C’est un sentiment qui s’est installé lentement en moi. Un malaise
indéfinissable.

Je venais de quitter le poste de rédactrice en chef d’un magazine féminin.


J’étais fatiguée. J’étais déçue. J’étais peinée. Un an avant, l’équipe de
Charlie Hebdo se faisait décimer. Sidération nationale et internationale.
Puis le 13 novembre. Et pourtant, rien dans notre société ne semblait
changer.

J’avais passé près de 20 ans enfermée (volontaire) dans diverses rédactions


– dont 10 ans au sein de Charlie Hebdo. J’en aimais l’effervescence et les
aléas. Je vivais au rythme des bouclages, des éclats de rire, des disputes, des
conférences de rédaction et des nouvelles de la planète. J’avais l’impression
(parfois juste) de participer à un monde meilleur. C’est pour cela que je
pédalais sans relâche dans ma roue. J’étais devenue un hamster. Sans les
moustaches. Je pédalais, je pédalais. De tout mon cœur. Bien sûr, parfois,
je ralentissais, mais jamais longtemps. Le stress, l’adrénaline étaient
devenus ma came. Je me suis épuisée lentement, sans que personne ne
l’exige directement. J’avais troqué mes amis si précieux contre mes joyeux
collègues (dont beaucoup sont restés des amis). Je parvenais à conserver le
lien avec ma famille, un lien distendu cependant. Quant aux amours, je
n’ai pas eu les reins assez solides pour les conserver. Pas le temps. Je
m’étais glissée sans le savoir, sans le décider, dans une sorte de servitude
volontaire.

Un jour, enfin, j’ai eu une prise de conscience, violente, et je me suis


éjectée, j’ai sauté hors de la roue, puis hors de la cage. Toute dorée qu’elle
puisse paraître. Je me suis délivrée. En nage. Lessivée. Essorée. Mais libérée
(comme dirait De Gaulle ou la Reine des Neiges, au choix…). J’ai assuré
mes arrières avec une rupture conventionnelle (je vous dis tout) et je suis
rentrée chez moi. Là, mon angle de vue a changé.

Je fus d’abord émerveillée. La liberté de chaque instant s’offrait à moi. Le


temps s’écartait. L’horizon également. J’ai joui de mille petites choses :
marcher moins vite, lire en journée, déjeuner au soleil (et plus devant mon
ordi), préparer de bons repas, faire le marché, aller voir des spectacles avec
les enfants, planter des fleurs, boire un café en terrasse sans avoir aucun
rendez-vous à honorer, juste regarder la vie passer. J’ai retrouvé la force et
la douceur de l’amitié. Les longs dîners de discussion, les anniversaires-
surprises. La liberté est un exercice difficile, la culpabilité vous tenaille,
mais je m’en suis sortie assez facilement au fond. Mais comment avais-je
pu m’en passer ?

Ce fut le premier constat. Puis il y en eut un autre. Inattendu. Quelque


chose avait changé. Quelque chose d’indicible.

J’ai éprouvé assez vite un malaise qui m’interrompait dans mon nouveau
bonheur. Comme si quelqu’un m’observait ou m’en voulait. Je m’arrêtais,
me retournais, mais je ne voyais rien que de très normal. Les trottoirs
d’une capitale en effervescence, des vies pressées, une circulation bruyante.
Si personne ne me suivait ni me regardait, personne, non plus, ne me tenait
la porte quand j’avais les bras chargés. Personne ne s’arrêtait quand je
m’apprêtais à traverser sur un passage piéton, même avec une poussette.
Personne ne répondait à mes « Bonjour, messieurs-dames ! » quand
j’entrais dans un commerce. Dans le métro, je marchais de travers, comme
un crabe, afin d’éviter l’autre qui arrive en face, qui impose sa route à
coups d’épaule. En plus, comme d’habitude, je m’entendais dire, en
slalomant : « Pardon, pardon ! »

Un jour, tout s’est aligné. J’ai compris. Pendant que je m’occupais à


changer le Monde majuscule dans ma tour d’ivoire, le monde minuscule,
mon quotidien, était devenu l’otage des gougnafiers. Le « moi d’abord »
avait mis K.-O. le : « Après vous, je vous en prie. » C’était donc ça, ce
sentiment diffus !

Tout d’abord, j’ai ressenti de la honte. Moi, journaliste, où avais-je donc


vécu ces dernières années ? Sur Mars ? Sous l’eau ? Non, dans ma cage de
hamster. Je n’avais pas vu que les individus étaient touchés. À ce point. Et
je n’étais pas la seule à ressentir ce fléau !

« Ceux qui ont vraiment quelque chose à dire,


ils n’en parlent jamais. » (Albert Camus)
Ressentir de la honte est une chose. Mais on fait quoi, après ?

Tout quitter pour rejoindre une caverne (avec chauffage et eau chaude,
tout de même) ou remonter en selle ? J’ai rencontré beaucoup de gens,
échangé avec eux, senti leur détresse et surtout leur isolement. Leur vie
était devenue un chemin de croix. Aux difficultés « normales » – boucler
les fins de mois, tenir son entreprise, payer son loyer, éduquer ses enfants –
s’ajoutait l’incroyable pression d’individus égoïstes, sourds et aveugles à
tout sens commun.
Alors j’ai eu l’idée de ce livre. Espérant que ce serait plus efficace qu’un
papier fugace dans un journal. Grâce à des rencontres inattendues et
bienveillantes, ce projet a été validé très vite. Trop vite. J’avoue être
tombée à ce moment-là dans une profonde angoisse dont j’ose vous faire
part, car je la sais très (trop) répandue chez les gens honnêtes. Mais qui
étais-je pour prendre la plume ? Pour oser m’emparer d’un tel sujet ?
Pourquoi m’avait-on fait confiance ? Étais-je légitime ? Je pédalais (à
nouveau !) dans mon angoisse.

L’âge, l’expérience, la curiosité et les encouragements de mon entourage


ont fini par me raisonner et j’ai pris fermement mon bâton de pèlerin. Je ne
pouvais pas continuer à râler dans mon coin, regarder le monde
s’effondrer, élaborer théories et arguments autour d’un apéro et rater ce
rendez-vous avec vous que je venais d’obtenir. Je suis partie vérifier mon
intuition auprès d’experts, de quidams, d’associations. J’ai beaucoup lu,
écouté, visionné. Et, tout à l’heure, je partagerai mon état des lieux.
Pourquoi je vous raconte tout cela ? Pas pour me touiller le nombril et
vous le donner à admirer. Mais parce que le titre de cet ouvrage pose une
question : Les gens honnêtes ont-ils un avenir ? Non pas que je sois adepte
du spoiler, mais je vais vous répondre tout de suite : « Oui. » Sauf que c’est
un « Oui, mais… » comme nous les détestons tous.

Oui, mais à certaines conditions : les gens honnêtes vont devoir sortir de
leur zone de confort, faire un pas de côté et oser prendre la parole. C’est ce
que j’ai décidé de faire. Pour que vous le fassiez à votre tour. Je suis
sérieuse. Je vais tenter de baliser votre route. Notre route. Nous sommes
nombreux. Bien plus nombreux que les gougnafiers. Il n’y aurait donc
aucune raison de ne pas gagner. L’honnêteté ne doit pas devenir une langue
morte.

J’ai puisé une grande énergie dans cette citation d’Albert Camus : « Ceux
qui ont vraiment quelque chose à dire, ils n’en parlent jamais. » Alors que,
on est d’accord, les grandes gueules n’ont aucun complexe à prendre la
parole, et gueuler des âneries ne les gêne pas du tout. J’ai entendu un
animateur radio s’auto-congratuler, fier comme un « bar-tabac », d’un :
« Moi, j’ai un avis sur tout et surtout un avis ! » Arrgh ! C’est une phrase
en apparence bien foutue, qui claque et peut faire marrer, mais elle est
idiote, fausse et dangereuse. Non, nous ne sommes pas omniscients et ne
pouvons avoir un avis – argumenté – sur tout.

Cette citation (celle de Camus, hein, pas celle de l’animateur), je la porte en


moi depuis longtemps, alors à présent, il est l’heure, je fais ce pas de côté,
je sors de ma zone de confort et j’ose écrire, prendre la parole. Pour que
vous fassiez de même, sous une forme ou sous une autre. N’oubliez pas.

Mais qui sont les gens honnêtes ?


Dès le début de mon exploration, j’ai souri, car je me suis heurtée à
quelque chose que je n’avais pas prévu. Une primo-résistance de la part de
celles et ceux dont je voulais recueillir le témoignage ou l’expertise.
Résistance qui, pour les quidams, prenait la forme suivante : « Suis-je bien
légitime pour répondre à tes questions ? » (tiens, tiens, ça me rappelle
quelqu’un !) ; ou encore : « Ce n’est que mon avis, ça ne vaut pas grand-
chose, tu sais. » Cette hésitation s’exprimait aussi parfois avec des
dialogues inattendus :

— C’est quoi, pour vous, être honnête ? Parce que, vous voyez, je ne sais pas si je le
suis.
— Comment ça ?
— Eh bien, par exemple, l’ordinateur que j’ai chez moi et que mon fils utilise, en fait, je
l’ai mis sur le compte de ma société.
— Qui a payé ?
— Moi, mais bon, ce n’est pas très honnête.

Il a fallu que j’écoute patiemment ces témoins me donner leur définition de


l’honnêteté et parfois leur méfiance vis-à-vis du terme en lui-même :
Tu parles de l’honnêteté. Je n’aime pas trop l’honnêteté. La revendiquer, c’est déjà
être un peu malhonnête, non ? C’est s’accorder des mérites qui sont douteux à
partir du moment où on se les attribue.

Ou, dit autrement :

L’honnêteté est un concept moral. À partir du moment où tu prends en mains un


concept moral, tu prends en mains ce qui est aussi immoral ou amoral. Et ça veut
dire que tu as une position morale qui juge ! Par rapport à ça, je préfère la notion de
bienveillance, c’est essentiel. Être bienveillant. Ça te convient ?

À l’époque, j’en ai souri. Pourquoi ? Parce que j’étais réconfortée dans mon
intuition. Les gens honnêtes, les vrais, on les reconnaît par cette vertu toute
particulière : le doute. Le doute d’eux-mêmes, de leur probité, de leur
utilité. Si j’étais sur la bonne voie, j’ai réalisé que je devais poser clairement
certains postulats afin que nous soyons sur la même grille de lecture.

Portrait-robot d’une personne honnête


Je ne vais pas décortiquer et raconter la traversée des siècles de ces
« vertus » que sont l’honnêteté, la morale, l’éthique, etc. Et ce, pour trois
raisons :

ce n’est pas l’objet de ce livre ;


beaucoup de professionnel·le·s, philosophes, sociologues, linguistes,
historien·ne·s l’ont déjà fait, et magnifiquement ;
et surtout, il ne faut pas disséquer l’intuition. Elle porte en elle une
partie d’irrationnel à laquelle il ne faut surtout pas toucher. Si on la
contre par une réflexion conventionnelle, on la perd. Et on s’y perd.

Voici donc la définition des « gens honnêtes » pour cet ouvrage : personnes
respectueuses, non violentes, bienveillantes, ayant le sens de l’altérité. Ce
ne sont pas des anges qui passent leur vie sur un nuage en souriant
béatement (enfin, pas tout le temps). Ni des êtres faibles et fatalistes. Ils
ressentent des sentiments violents comme la colère et la peine. Ils ne se
laissent pas faire (enfin, pas tout le temps), se défendent au plus juste.
Lorsque certaines situations impliquent l’utilisation du système D, il leur
arrive de commettre des petites entorses à la loi ou bien quelques
mensonges nécessaires. Cela avec tout de même une pointe de culpabilité
dans l’estomac. Comment pourrions-nous vivre en appliquant toutes les
règles et toutes les normes ? Le réel est ainsi fait qu’on ne peut lui répondre
qu’« humainement », c’est-à-dire de manière parfois faillible ou imparfaite.
Nous faisons toutes et tous ces incartades. Et ce n’est pas si grave tant que
prévaut, au fond de nous, l’idée que nous vivons ensemble, ici et
maintenant, et que nos petits arrangements ne font souffrir personne. Que
nous respectons le souci de la justesse.

Donc, si on résume, vous êtes un·e enfant, un·e ado, un·e adulte. Que vous
soyez engagé·e ou non dans des causes humanitaires ou associatives, vous
appliquez les règles du vivre-ensemble. Vous respectez naturellement les
frontières de l’autre, vous participez au collectif. Vous payez vos impôts
(pas toujours avec joie, il ne faut pas exagérer), vous cotisez vaillamment
(même si ça coince certaines fins de mois), vous éduquez vos enfants au
respect et à la tolérance, vous essayez d’être le plus juste possible, quelle
que soit l’épreuve ou la récompense. Au quotidien, vous économisez l’eau,
vous aidez les personnes fragiles à traverser, vous triez vos poubelles, vous
versez 10 ou 20 euros à la Fondation Abbé Pierre ou Amnesty
International, vous participez au Téléthon, vous ne faites pas tourner de
machine après 21 heures, vous respectez les limitations de vitesse. Mais,
c’est fou, cette sensation de solitude, parfois, non ?

Que se passe-t-il dans notre for (et fort) intérieur lorsque, par honnêteté,
on se retrouve le bec dans l’eau, débouté, dégoûté, car on doit jeter
l’éponge face à la mauvaise foi de l’autre et son refus fier et obtus des
règles ? Que ce soit dans un cadre personnel (travail, voisinage, famille…)
ou dans la société (éducation, justice…) ? On est en droit de se demander si
on ne nous prend pas pour des buses !
Pourtant, il nous est difficile de nous plaindre. Comme nous sommes plutôt
fort doués d’empathie, on a d’abord tendance à essayer de comprendre
l’autre et lui trouver des circonstances atténuantes. Ouvrir la bouche, c’est
aussi, aujourd’hui, prendre le risque de recevoir des seaux de boue sur la
tête. Nos arguments ne servent à rien face à la mauvaise foi. On sera traité
(dans le désordre) de passéiste, raciste, homophobe, macho, sexiste, ultra
quelque chose, salaud de patron, connard d’employé, misogyne, vieux con,
jeune débile, racisé, non racisé, vegan, viandard, ringard qui n’a pas
compris le concept-roi du « chacun pour soi », argumenté par le très
solide : « Si je le prends pas, quelqu’un d’autre le fera, alors je me sers. »

Pas facile de se défendre et de défendre un modèle de société ! Pourtant,


promis, on est les plus nombreux !

Les gens honnêtes sont majoritaires !


Les gens bienveillants sont partout. Ce ne sont pas des oiseaux de nuit
mais, au grand jour, c’est vrai qu’ils font peu d’esbroufe ! Ils ne sont pas
sur la photo, puisque ce sont eux qui la prennent. Ce sont eux qui restent
debout quand il manque une chaise (ça ne vous est jamais arrivé ?). On les
devine à un sourire, à leur main tendue qui tient le portail ouvert pour
laisser passer l’enfant qui part à l’école. C’est une discrétion toute
particulière. Discrétion ne dit pas exclusion ou défaite. Au contraire. Mais
leur discrétion devient l’objet d’une disparition apparente. Et vous savez
quoi ? Ils sont des millions. Nous sommes des millions. Ma-jo-ri-tai-res, je
vous dis !

Comment en suis-je arrivée à cette conclusion ? Après moult lectures, je


suis simplement allée à la rencontre de Philippe Bertrand. Depuis 2006, il
produit et présente, de sa voix chaude, Carnets de campagne, sur France
Inter 1. Ils sont 1 300 000 à l’écouter chaque jour. Le concept de cette
émission est, selon ses propres mots, le suivant :
Collecter des infos en provenance des régions qui relèvent d’alternatives et de
solutions culturelles économiques et sociales. Ça se résume à une flopée d’assos en
tout genre, de coopératives, collectifs, scops qui œuvrent dans tous les
compartiments du quotidien, avec une idée d’équité et de solidarité.

À ce jour, c’est plus de 8 000 initiatives triées, vérifiées, qui ont été mises à
l’antenne. 8 000 initiatives qui vont de la crèche collective au recyclage, en
passant par l’aide à la personne, l’aide au logement ou à la recherche
d’emploi, la réhabilitation des terres, les initiatives locales et bio, l’accueil
de migrants, les animations culturelles, sportives, etc., dont 80 % sont
encore pérennes 13 ans après.

J’ai été saisie par les chiffres que m’a révélés Philippe Bertrand : 16 millions
de bénévoles bossent dans 1 300 000 associations, auxquels s’ajoutent
2 400 000 salariés 2. Mes yeux écarquillés, ma bouche bée ont amusé le
producteur qui s’est emporté :

Eh oui, personne ne sait vraiment ce qu’est l’ESS, l’économie solidaire et sociale.


Pourtant, ce n’est pas de l’utopie gentillette ! Ce n’est pas de l’outillage, ce n’est
pas une vieille clé de 12 toute rouillée ! C’est moderne. Il y a des gens très pointus,
brillants dans toutes ces initiatives ! Ils irradient, se répandent sans passer par le
haut.

Alors, je lui ai posé cette simple question :

Mais pourquoi l’État ne s’empare-t-il pas de ces modèles ? Pourquoi la somme de


ces intelligences ne remonte-t-elle pas à la surface puisqu’ils ont des solutions ?! Ils
les ont trouvées, fabriquées, « répétassées », comme disait ma grand-mère, et ça
fonctionne !

Grand soupir de l’animateur :

C’est bien ça, le problème ! Ces personnes ne souhaitent pas entrer dans les
réseaux, se méfient de la politique. Ils n’ont pas la même perspective de
performance. Si c’est pour le partage et l’équité, oui, mais pas le profit !
Ces personnes se débrouillent entre elles, n’attendent rien des collectivités
locales – ou territoriales –, elles-mêmes empêtrées dans des bourbiers de
budgets, de responsabilités. Regardez tous ces maires, hommes et femmes
de bonne volonté, doués d’empathie, qui ont envie de jeter l’éponge tant
leur mission est rendue de plus en plus impossible. Il est d’ailleurs assez
frappant de constater qu’un tiers des maires avouent renoncer à un
prochain mandat car ils croulent sous les exigences consuméristes de
3
citoyens , ce qui va à l’encontre de leur mission en faveur de l’intérêt
général. Comme le souligne le neuropsychiatre Boris Cyrulnik : « L’arrêt
de l’empathie pour quelqu’un qui veut faire de la politique est une force. »
Or beaucoup ne l’ont pas. Et c’est tant mieux dans un sens, mais dommage
dans l’autre, car cela nous coupe de ces belles personnes.

C’est pourquoi il me fallait absolument rencontrer un ancien président de


la République. Je voulais comprendre pourquoi celui qui a tous les
pouvoirs n’offre pas à tout un pays ces solutions locales, riches et futées.
J’avais le choix entre Messieurs Sarkozy ou Hollande (Giscard d’Estaing,
j’ai eu peur de ne rien comprendre). Compte tenu de ce que je pensais des
4
politiques et sans doute aussi parce que nous aimons tous deux la ville de
Tulle, j’ai choisi Monsieur Hollande, qui a accepté de répondre :

Ce monde souterrain, comme vous le dites, je le connaissais depuis longtemps, de


par mes fonctions d’élu local. Mais la grande différence entre être élu sur un territoire
et être Président, c’est qu’un Président ne tient pas de permanence, il est trop
sollicité et il y a des choses qui se perdent, qui peuvent être des pépites de
mobilisation civique. C’est aux administrations et aux ministères de faire remonter
ces initiatives. Certains le font.
Ce qui est grave, c’est qu’il n’y a pas de débouchés politiques à toutes ces initiatives
alors qu’il y a une trentaine d’années, il y avait une émulation, suite à Mai 68 ou
l’élection de François Mitterrand, l’espoir d’un changement. Beaucoup de ceux qui
étaient engagés pour l’environnement ou la solidarité trouvaient à traduire
politiquement leur lutte. Aujourd’hui, il y a une défiance vis-à-vis du pouvoir, envers
ses représentants, envers le système politique des partis. L’image de la vie politique
parlementaire ou locale n’est pas forcément à la hauteur de ce que ces gens
engagés voudraient avoir et attendent. Ils ne cherchent pas la confrontation mais
l’action.
CQFD. Si j’ai bien compris, donc, c’est que c’est bien ce que nous disions
avec Philippe Bertrand : l’exemple ne vient pas d’en haut.

L’habit ne fait pas le gougnafier


Le prédateur de l’honnêteté – dans ce livre, du moins – n’est pas la
malhonnêteté ordinaire. Ce serait beaucoup trop simple.

Pour vous mettre sur la piste de l’individu gougnafier, voici l’exemple


parlant d’une scène qui a été filmée par des caméras de surveillance (et vue
près de 5 millions de fois sur YouTube). Sur le quai du métro parisien, un
jeune repère un homme qui somnole, isolé sur un siège. Il se met à son côté
droit, fait ses poches, puis il passe du côté gauche, fait les poches à
nouveau et repart tranquillement. Le gars ne s’est pas réveillé. Mais tout à
coup, il se lève, titube, visiblement ivre. Un voyageur qui attend le métro
l’observe puis se détourne. L’homme imbibé continue sa route, trébuche et
tombe sur la voie. Le voyageur le regarde choir, se détourne à nouveau et
va à l’autre bout du quai. Le métro entre en gare et devinez qui se jette au
secours du gars tombé sur la voie ? Le voleur ! Il lui tend la main et le hisse
sur le quai, in extremis.

Le gougnafier n’est pas toujours celle ou celui que l’on croit. L’homme
malhonnête est le voleur, mais le gougnafier est ce voyageur qui a fait
semblant de ne pas voir. Qui a préféré fuir au risque de laisser mourir un
homme.

Quant aux voleurs, ils font partie, organiquement, de la société ; et cette


dernière s’est organisée pour les contraindre. Je ne résiste pas à partager la
réflexion – entre ironie, pragmatisme et cynisme – de Balzac dans son Code
des gens honnêtes 5 :

[…] ils contribuent au mouvement de l’ordre social ; ils sont l’huile des rouages ;
semblables à l’air, ils se glissent partout ; les voleurs sont une nation à part, au milieu
de la nation […].
Que deviendrait-on le jour qu’il n’y aurait plus par le monde que des honnêtes gens
[…], on s’ennuierait à la mort ; il n’y aurait plus rien de piquant : on prendrait le deuil le
jour où il ne faudrait plus de serrures.
Ce n’est pas tout, quelle perte immense cela ne ferait-il pas supporter ! La
gendarmerie, la magistrature, les tribunaux, la police, les notaires, les avoués, les
serruriers, les banquiers, les huissiers, les geôliers, les avocats disparaîtraient comme
un nuage. Que ferait-on alors ? Que de professions reposent sur la mauvaise foi, le
vol et le crime !

J’ajoute à cette liste « d’utilités » du voleur les bons sujets de conversation


à la machine à café et, bien sûr, le nombre de journaux qui sont alimentés
par une part de leur butin. Balzac a raison : combien de créations
d’emplois grâce aux gens malhonnêtes ? Ça doit être vertigineux !

Portrait-robot d’un gougnafier


Revenons donc à nos moutons. Le gougnafier. J’en ai rencontré plein, les ai
étudiés, et ma conclusion est qu’ils sont difficiles à identifier de prime
abord, car… ils ne ressemblent à rien de précis ! Et c’est le hic ! Le
gougnafier n’a pas d’origine géographique ou sociale définie, pas de genre,
pas de sexualité attribuée. Il est habillé en costard, jean troué, jogging ou
talons hauts. Son allure est svelte ou massive. Pas de taille définie. Croyant
ou athée. De droite, de gauche, anarchiste, facho. Fonctionnaire, chômeur,
artisan, mère au foyer, infirmier, prof, etc. Son Q.I. varie de -1 000 à 160.
Il est valide ou non. Quant à son âge, ça va de 7 ans (eh oui !) à 97 ans
(au-delà, on lâche l’affaire !).

À quoi, alors, reconnaît-on cette sorte de Barbapapa insaisissable, parfait


contorsionniste ?

Quelques indices infaillibles : il est bien dans sa peau et ne veut pas savoir
que vous existez. Il se fout de tout sauf de lui. Il ose tout. Et surtout, il a
une grande bouche !
Vous me direz : « Mais en fait, c’est un con ! » J’y ai pensé aussi. J’ai
consulté la littérature de plus en plus abondante sur le sujet 6. Eh bien non,
le gougnafier est bien plus qu’un con. Ou alors un très, très gros con, « un
con de compétition ». Et encore ! Il ne connaît ni la culpabilité ni la honte.
Il n’a que des droits. Aucun devoir. Si, il a « le droit de n’avoir aucun
devoir » (je l’ai entendu). Il vise la satisfaction immédiate de son désir qu’il
auto-déclare cause nationale, voire planétaire. « Moi, moi, moi », c’est un
état permanent (à l’inverse du con qui, régulièrement, fait donc le con,
mais pas tout le temps).

Très (trop) souvent, il connaît fort bien la loi, les règles de société ; il les
utilise et les pervertit. Il use et abuse de sophismes (sans toujours connaître
le terme). Il est bien dans sa peau, très à l’aise, Blaise. Parfois malin, parfois
gros lourd. Il vous repousse ou vous écrase, même si vous étiez soi-disant
son pote. Le champion vous explique, les yeux dans les yeux (il en a des
frissons) : « Je t’adore et j’ai beaucoup de respect pour toi, mais là, tu vois,
je vais te virer. Surtout, ne le prends pas perso, et si ce n’est pas moi, un
autre l’aurait fait. »

Il y a le gougnafier d’en haut et celui d’en bas. Tous frères de connerie. Les
gougnafiers célèbres font les grands titres, sont invités sur les plateaux,
échappent souvent à la justice (car très bien défendus), et nous, « pauvres
gens honnêtes », on regarde tout cela avec un grand découragement. Et en
plus, on doit se taper le « gougnafier du bas », celui du quotidien qui se
rappelle à nous, plusieurs fois par jour. Les crachats dans l’ascenseur, les
poubelles déposées devant la benne et pas dedans (pourtant, le gougnafier
a deux bons bras valides, la plupart du temps !). Quand ce ne sont pas des
monceaux d’ordures déposés en pleine campagne, c’est la queue de poisson
sur la route, la porte sur la tronche en entrant dans l’immeuble, les crottes
de chien sur les trottoirs ou les clopes écrasées dans les bacs à sable pour
enfants, la trottinette qui bloque la porte… C’est à croire que le gougnafier
marque son territoire.
« Moi, je m’en balek’ ! »
Le gougnafier est fier de lui. De sa médiocrité. Il la revendique : « Et alors,
c’est pas parce que je me trompe que j’ai tort ! » Ça lui évite de faire des
efforts, de réfléchir ou d’avoir des remords. Il n’a pas besoin de changer. Il
est adepte du « balekouillisme », nouveau courant qui promeut le : « Je
m’en bats les couilles ! », devenu le mantra : « Moi, je m’en balek’ ! »
Franchement, à choisir, je préférais le sobre : « Ça m’en touche une sans
m’bouger l’autre ! » de feu notre président Chirac.

On peut s’initier au « balekouillisme », nouvelle religion du XXIe siècle (qui


ne sera donc pas du tout spirituel), via Internet. De nombreux imbéciles
sont déjà au taquet. J’ai visionné, incrédule, plusieurs vidéos dont celle
d’un balekouilliste qui se présente comme « coach en séduction » (sic),
moche comme un pou (OK, ce n’est pas la question), qui débite de la bêtise
en saucisses et explique comment faire pour s’en balek’, pour « te faire
parvenir à l’indifférence totale face à des évènements qui pourraient te
nuire ». Comme un gros râteau, par exemple ? Et il ne s’arrête pas là :

Tu peux pratiquer de partout dans le monde, assis-debout-couché. Il faut juste lever


le bras (tu choisis lequel), serrer ton poing et scander : « Je m’en balek’… Je m’en
balek’… Je m’en balek’… Je m’en balek’… Je m’en balek’… »

Véridique. Une pensée pour ma grand-mère qui, parfois, démunie par la


bêtise, soupirait un simple : « Mon Dieu, que la Terre est basse. »

Cette « idéologie » a des adeptes dans la vie réelle. Il est fréquent de croiser
des gens qui s’en balek’ dans le métro, dans la rue, aux terrasses des
bistrots, dans les vestiaires. Les jeunes filles, malgré leur anatomie, ne sont
pas en reste. Elles aussi hurlent dans leur portable : « J’te dis que je m’en
balek’ ! » Variante rare, mais tout aussi ridicule : « Je m’en bats les
ovaires ! » Puis, un beau jour, en allant chercher mon Gabriel, 8 ans à
l’époque, j’ai entendu un de ses potes se plaindre à sa mère en hurlant : il
était furax parce qu’on lui avait piqué ses cartes Pokémon. La maman a
balancé un vague : « C’est la vie, mon amour, il faudra t’y faire. » En fait,
elle n’écoutait pas, elle regardait son smartphone. Elle a vite relevé la tête,
interloquée, quand le gamin a crié : « Mais je m’en bats les steaks, de la
vie ! J’ai plus mes cartes et en plus, y’en avait des très rares ! » Je m’en bats
les steaks… J’ai cru m’évanouir (j’exagère un peu, hein !). Ainsi, le
balekouillisme avait déjà infecté les cours de récré du primaire ! Arrgh !

M’est revenu en mémoire le film Idiocracy de Mike Judge. On y était ! Joe


Bowers, un bibliothécaire jusque-là pépère, au Q.I. moyen, est choisi par le
Pentagone comme cobaye d’un programme d’hibernation. Je ne sais plus
pourquoi, mais il est oublié dans un coin et, au lieu de se réveiller quelques
mois plus tard, c’est 500 ans après qu’il sort de son caisson cryogénisé. Il se
réveille chez Frito, un Américain débile qui se bâfre en hurlant de rire
devant le programme d’une téléréalité qui cartonne : Ow! My Balls! –
« Oh ! Mes burnes ! » (Décidément, on y revient tout le temps !) Il s’agit
de foutre des coups de pied, ou autre, dans les testicules du mec en face.
Celui-ci doit résister, sinon il perd. L’espèce humaine est devenue
complètement débile, obèse, cruelle. Les immeubles sont effondrés, les
ordures recouvrent les rues. Et ce pauvre Joe se révèle alors être l’homme
avec le plus fort Q.I. de la planète. Hélas, ce ne sera pas du tout un
avantage dans ce nouveau monde.

Je vous laisse voir ce film 7. Navet pour les uns, film visionnaire pour les
autres (car « il a prédit l’élection de Trump »). Il me revient si souvent en
tête que c’en est inquiétant. Comme l’impression que ce n’est pas du tout
de la science-fiction. Des Frito, je crois bien en détecter plusieurs fois par
semaine. Et effectivement, on dirait que Trump nous prépare à cette
société. Mais Trump a été élu démocratiquement, n’est-ce pas ?

La question est donc la suivante : qu’est-ce qui a pu nous engendrer des


imbéciles pareils ?
1. De 12 h 30 à 12 h 40.
2. « Les chiffres clés de l’ESS », article sur le site Internet economie.gouv.fr, 26 octobre
2016.
3. « […] un autre élément mis en lumière au cours de l’étude : la naissance du citoyen-
consommateur. Pour plus d’un tiers des maires interrogés (37 %), les exigences de plus en
plus importantes des administrés font partie des raisons les poussant à renoncer à un autre
mandat électif, au point d’être la troisième raison évoquée par les maires pour justifier leur
décision de ne pas se représenter. », cité dans « Des maires désenchantés face à des
citoyens consuméristes : la démocratie locale en danger ? », article sur le site
courrierdesmaires.fr, 16 novembre 2018.
4. Voir « “L’exemple vient d’en haut.” Sérieusement ? ».
5. En accès gratuit sur Internet, n’hésitez pas à le feuilleter sur Google Play.
6. Voir Bibliographie.
7. Sorti aux États-Unis en 2006, diffusé sur Arte en 2017.
La fabrique du gougnafier
« Quand tout le monde vous ment
en permanence, le résultat n’est
pas que vous croyez ces mensonges, mais
que plus personne ne croit plus rien.
Un peuple qui ne peut plus rien croire
ne peut se faire une opinion. Il est privé
non seulement de sa capacité d’agir, mais
aussi de sa capacité de penser
et de juger. Et avec un tel peuple, vous
pouvez faire ce que vous voulez. »

Hannah Arendt
Pas facile de devenir ou de rester honnête dans une société qui fait tout
pour nous détourner vers sa fabrique de gougnafiers.

Pour y résister, il faut débusquer ces interstices quotidiens qui sont autant
de peaux de banane pour nous faire basculer du mauvais côté. Observons à
quel point cette fabrique est puissante, roublarde et peut nous entraîner
malgré nous.

L’invasion des gougnafiers


C’est à croire qu’il existe sur cette terre (non, pas en Laponie, s’il vous
plaît, laissez-nous rêver !) une usine secrète où l’on fabriquerait des
gougnafiers, au moins à la cadence des trois-huit.

On les y façonnerait avec du liège ou du bois flotté (c’est pour cela qu’ils
remontent toujours à la surface, quelles que soient les circonstances), puis
on les assemblerait : jambes, bras, tête avec un demi ou un quart de
cerveau (ils doivent aussi parfois tester la version « pas de cerveau du
tout »), un cœur en acier trempé, un ventre mou. On leur glisserait une
puce sous la peau, dont les programmes seraient « faire chier le monde » et
« je mérite tout, tout de suite », puis on les testerait, comme les fauteuils
chez IKEA. On les mettrait devant des poubelles (oui, ça m’obsède), dans
une bagnole, dans un stade de foot, et avanti! Quand le spécimen aura bien
éructé, roulé à fond les ballons, refusé des priorités, vidé son cendrier de
voiture sur le trottoir, en tapant bien fort pour que les mégots se
décoincent, et balancé des doigts d’honneur et des « J’m’en balek’ ! » à la
pelle, on estimera qu’il est prêt.

Alors, au crépuscule, on les ferait grimper dans des camions bâchés qui
sillonneront le pays. On les déchargerait, un tous les dix kilomètres
environ, jusqu’à l’aurore. À la campagne, à la ville, dans les zones
industrielles, les écoles, les sous-sols, les hôpitaux, à l’Assemblée nationale,
à l’Élysée, à la mairie et même dans les associations ou les mouvements
humanitaires (si, si, il y a des gougnafiers infiltrés là aussi).

Leur mission : se répandre comme des particules fines dans le corps de la


société, dans le cœur de ses habitants et rendre la vie en commun tellement
insupportable, la discussion si infecte et le débat si caduc que l’on finit par
ne plus s’intéresser qu’à soi-même.

Mais à qui profite le crime, me direz-vous ? Quel est l’intérêt ? Qui, ou


plutôt quoi, est derrière cet engrenage ? C’est assez simple : la course au
profit. Le capitalisme déchaîné.

Je ne me lancerai pas dans les « causes et conséquences » du phénomène.


J’en suis incapable. Mais, ce que je sais, c’est que les sirènes de la
consommation nous ont envoutés, nous ont rendu dingues. Cette société-là
n’a pas été inventée par les singes du zoo de Vincennes (bien que nous
ayons beaucoup en commun) ! Ce sont des êtres humains qui ont mis en
place ce système et ce sont eux qui continuent de l’alimenter du sol au
plafond. Ils ont nourri cette bête sans tête – le profit –, qui s’ébat toute
seule à présent, s’alimente goulûment de notre travail et de mauvais
sentiments. Savoir que l’on travaille assidûment et honnêtement pour
gonfler le ventre d’une telle créature est écœurant. Révoltant.
Décourageant. Cette créature sans pitié retire à beaucoup la possibilité
d’une vie digne et pourtant simple. Un toit, un travail, des vacances, des
loisirs.

Alors oui, on pourrait comprendre que certains aient lâché l’affaire, se


soient recroquevillés sur eux-mêmes, et qu’ainsi la société soit devenue un
agglomérat d’individualités égoïstes, sans repères, sans spiritualité. La
morale et la politesse qui constituent les bases du vivre-ensemble ont été
emportées par le tsunami du TPMG (Tout Pour Ma Gueule) et du PRAF 1
(Plus Rien À Foutre), aidé et conforté par les réseaux sociaux, les médias et
la contagion naturelle de la bêtise. Mais ce n’est pas si simple, car la
gougnaferie touche tous les milieux sociaux, y compris les plus élevés.

Alors non, on doit réfuter l’argument (pourtant pratique, mais ô combien


insultant) du : « Les petites gens souffrent trop, normal qu’elles se
comportent mal. » Tout le monde peut mal se comporter, et le pire, c’est
que la société-même nous y incite au risque de devenir un loser, un
perdant. Comment ? Par la destruction du collectif, de l’entraide et
l’encouragement de l’individualisme à tous crins en flattant la satisfaction
immédiate du désir. Des exemples ? Nous en sommes entourés. Mais les
voyons-nous ?

Au pays des gougnafiers

Des systèmes de notation « parce


que je le vaux bien »
Tandis que le système de notation est sans cesse remis en cause dans
l’Éducation nationale afin de ne pas traumatiser les enfants, on n’hésite
pas, depuis quelques années, à demander aux adultes lambda que nous
sommes de noter nos congénères. Sommes-nous contents de notre
chauffeur ? De la bouffe ? Des profs de nos enfants ? De notre hôtel ? De
l’accueil du commerçant ?

Qui sommes-nous pour oser évaluer d’autres êtres humains ? Cette


pratique qui me révulse, j’ai dû cependant l’appliquer parfois. À la
demande de certains chauffeurs ou livreurs qui m’ont expliqué que si je ne
le faisais pas, cela ferait tomber leur moyenne et mettrait leur travail
(précaire) en péril. Alors, à présent, je mets systématiquement cinq étoiles.
Un soir, Karim, chauffeur VTC, me racontait les fréquentes menaces de ses
clients, au prétexte d’embouteillages, de manque de bouteilles d’eau dans la
voiture ou d’un trajet qu’ils exigent de changer sans toutefois modifier le
prix de la course : « Sinon, tu vas voir la note que je vais te mettre ! » Et
Karim de s’exécuter, de se soumettre pour ne pas avoir à subir les
réprimandes de sa direction (par ailleurs invisible).

Les « victimes » des systèmes de notation sont légion. Un hôtelier, à


Aurillac, m’a raconté recevoir régulièrement ce type de menaces. Un jour,
la piscine de son hôtel doit fermer quelques heures pour nettoyage.
Immédiatement, une cliente s’approche de l’accueil et exige une réduction
de 5 euros sur sa note (comment est-elle arrivée à ce chiffre, on ne le saura
jamais), sinon elle le « défonce sur TripAdvisor ». Elle a eu sa réduction,
mais a aussi gagné le mépris de ce patron pourtant adorable qui, de lui-
même, aurait offert une boisson ou une pâtisserie pour compenser cette
gêne imprévue.

Ce genre de menace sur TripAdvisor est fréquente, elle légitime les mauvais
comportements. En général, je ne me laisse pas faire, car je n’ai pas besoin du site !
J’ai dirigé des restaurants à Paris, connu le racket… alors ce n’est pas ce genre de
clients qui va m’effrayer ! Mais là, je n’avais même pas envie de discuter.

Dans la série Black Mirror, qui traite de ce qu’il va advenir de nous dans
un futur très proche grâce à (enfin, disons-le : « à cause de ») la
combinaison technologie-intelligence artificielle-individualisme, un épisode
est consacré à « la notation sociale ». Une jeune femme, pour avoir accès à
un appartement, doit avoir une bonne note. Son comportement doit être
exemplaire, car elle sera notée à toute heure de la journée par son patron,
son gardien, son boulanger – oh, la voir déployer sourire et politesse
exagérés quand elle demande une baguette ! Ses fréquentations doivent être
également bien notées. Elle se replonge alors dans son carnet d’adresses
pour renouer des relations. Je vous laisse le plaisir de voir la suite. C’est un
délice… effrayant. L’époque a rattrapé la fiction. La Chine vient de
franchir le pas et a officiellement mis en place la notation sociale. Qui sera
le prochain pays ?

La livraison à domicile comme normalisation


du « tout, tout de suite »
Un autre comportement pernicieux de cette société sur mesure pour les
gougnafiers : les livraisons à toute heure. Comme souvent, au départ, c’est
une bonne chose. Se faire livrer les courses de la semaine, les packs d’eau,
de lait et de couches quand on n’a que deux mains et une poussette à
amener à bon port, quand on est fragilisé par une grippe, une gueule de
bois (aussi dite GDB) ou encore un plâtre, quand l’ascenseur est en panne
(ou qu’il n’y en a pas dans l’immeuble)… Y a pas à dire, c’est un vrai
soulagement.

Sauf que ça peut devenir un réflexe et paf ! on se fait livrer n’importe quoi,
à n’importe quelle heure. Un sandwich, une pizza, des glaçons, des clopes.
Trop faim, trop soif, trop chaud, trop envie de fumer : là, maintenant, tout
de suite ! Et allez, pédale, mon petit livreur avec ta grosse hotte sur le dos –
c’est du moins ce que je vois dans ma capitale : des jeunes à vélo zigzagant
à fond dans les couloirs de bus, chargés comme des ânes, qui prennent un
maximum de risques afin de satisfaire un client-roi, de faire le plus de
courses possible pour ne pas être évincés par leur employeur (invisible,
également). Le tout pour un salaire de misère. Mais le pire arrive,
accrochez-vous ! Car de cette livraison à la minute se développe un odieux
trafic : certains de ces livreurs ont vite compris que ce n’était pas la peine
de se fatiguer autant pour si peu ou de risquer leur vie, alors ils font appel
à de jeunes sans- papiers, ravis de trouver un boulot, à qui ils reversent
environ 10 % de la course. 10 % ! Ce que je veux montrer ici, c’est l’effet
domino pervers que la satisfaction d’un estomac peut déclencher. Nous
devenons des esclavagistes. La plupart du temps, on n’en a pas conscience.
J’ai moi-même participé à ce jeu de domino. Je vais vous raconter, ce n’est
pas captivant, mais cela démontre que parfois nous trahissons nos idéaux
sans l’avoir décidé. C’est parti !

Récemment, j’ai dû changer de réfrigérateur (je vous l’avais dit, ce n’est pas
palpitant). Et pour la première fois, je l’ai acheté sur Internet. J’ai choisi de
me faire livrer entre 20 heures et 23 heures, en pensant : « Chouette,
j’aurais ma journée de libre ! » J’en ai encore honte aujourd’hui.

Bon, les deux livreurs ne sont arrivés qu’à minuit, mais ça, ce n’est pas
grave. Ce qui fut terrible, c’est la suite.

— Entrez. Voulez-vous un café, un verre d’eau ?


— Un peu d’eau, ça ira.
— Je suis votre dernière cliente ?
— Oui.
— Vous devez être soulagés. (Ils rigolent un peu.) Vous reprenez à quelle heure
demain ?
— 8 heures. Et là, en plus, je ramène mon collègue en banlieue à une heure d’ici, puis
je ramène ensuite le camion à Paris. Puis je rentre chez moi.

Je me suis dit qu’ils n’étaient pas couchés avant trois heures ! J’ai fait le
fond de mon porte-monnaie tant j’étais gênée de participer à une telle
fatigue ! Tout à coup, alors que je leur remettais un faible pourboire (je ne
l’avais pas anticipé, plus de monnaie), je regarde le colis et m’aperçois qu’il
m’arrive à la taille. Et ça, j’en suis certaine, ce n’est pas possible, je sais que
j’ai commandé un frigo très haut.

— Excusez-moi, vous êtes certains que c’est bien le bon frigo ?


— Ah oui, certains !

On vérifie, ce n’est pas le frigo que j’ai commandé. Les deux hommes se
regardent, cherchent quelques secondes si on peut s’arranger, faire comme
si… mais non. Car en fait, mon frigo, ils viennent de le livrer par erreur à
une dame de Noisy-le-Sec. Ils l’appellent, elle leur répond : « Ah, mais je le
garde, fallait pas vous tromper ! »

Panique dans leurs yeux. Grande gêne dans les miens. Il y a quelques
années encore, j’aurais dit : « Laissez tomber, je prends le petit que j’ai
payé comme un grand. » Mais là, non, j’ai appris de la vie, je ne veux plus
payer pour les autres. Ils appellent leur patron, le réveillent, il faut tout de
suite repartir à Noisy. Ils sont revenus une heure plus tard. Ils ont repris un
verre d’eau, en silence cette fois. Un silence terrible.

La culpabilité me rongeait. Avais-je eu un comportement de gougnafière ?


Oui, quand même un peu. Et la cliente de Noisy, n’en était-elle pas une ?
Si, bien sûr ! Et pire que moi. Mais je me suis promis d’éviter tout risque à
l’avenir. Si je devais me refaire livrer, ce serait dans des horaires décents.

« Y a pas de sous-métiers. » Une belle façon


de se voiler la face !
Les métiers de service se sont fortement développés ces dernières décennies.
Oui, mais (parce qu’il y a un « oui, mais », en doutiez-vous ?) à quel prix ?
Celui d’une aliénation encore plus grande de la population et de la création
infinie de gougnafiers.

User de ces services (livraison, aide à la personne, ménage…) a été pensé


comme une avancée. Mais peut-on s’arrêter deux minutes sur ses
conséquences ?

Prenons l’exemple de la femme de ménage. Je garde volontairement cette


locution et au féminin. Parce que d’une part, je déteste les hypocrites
« technicien·ne de surface » ou « agent·e de propreté ». « Femme de
ménage » ou « homme de ménage » n’est pas péjoratif. Et d’autre part, il y
a une majorité de femmes dans ces métiers, alors, pour une fois, laissons le
féminin l’emporter sur le masculin ! J’ai une admiration sans bornes pour
ces personnes qui mènent des vies de bêtes. Elles doivent se soumettre à
une flexibilité d’horaires déshonorante : travailler le matin très tôt avant
que le personnel arrive et très tard le soir après le départ du même
personnel. Qui se préoccupe de savoir qui garde les enfants quand elles se
lèvent à 4 heures pour traverser la banlieue en RER et rejoindre Paris ou
pour faire des kilomètres dans les campagnes ? Et le soir, qui aide les
enfants à faire les devoirs ? Parfois, quand, entre deux services, elles ne
peuvent rejoindre leur domicile, trop éloigné, alors elles passent deux ou
trois heures à errer dans un centre commercial en attendant de reprendre le
boulot. Rien, absolument rien n’est prévu pour ces femmes-là. Les heures
payées (au lance-pierre) sont les heures effectuées. Pas de défraiement
d’essence, pas de forfait repas. Beaucoup sont d’origine étrangère et/ou
mère célibataire, elles n’osent pas trop la ramener. Qui les aide à avoir une
vie digne ? Qui les soutient ? Qui se soucie de leur vie de famille ?

Il y a un mépris flagrant pour ces « sales boulots » qu’on refuse de voir,


comme la bourgeoisie avait fini par « cacher » ses domestiques en les
isolant dans des chambres sous combles et en créant des « escaliers de
service ». Ainsi, ces employeurs invisibilisaient le travail ménager de
manière à « conserver l’illusion d’incarner la pureté, et évoluer comme par
magie dans un intérieur immuablement propre, rangé, fonctionnel 2 ».
Incapables de saisir la difficulté de ces métiers, de faire preuve d’empathie
et de respecter cette plus-value dans leur vie que leur apportent ces
personnes invisibles.

Pourtant, il suffirait de peu pour faire comprendre que la « valeur sociale »


de ce type d’emploi est nettement supérieure à celle d’un bon nombre
d’autres métiers. À titre d’exemple, une étude datant de 2009, et mise en
avant par Mona Chollet dans Chez soi, compare l’impact social, positif et
négatif de l’activité d’un publicitaire et de celle d’un agent de nettoyage en
hôpital. Le premier crée des emplois mais encourage dans le même temps la
consommation, donc l’endettement, la pollution ou l’obésité, entre autres.
Le second, en revanche, pour un salaire ridicule en comparaison du
premier, permet « le bon fonctionnement du système de santé et minimise
le risque d’infections nosocomiales 3 ». Mais l’invisibilité de ce travail
nécessaire et l’absence de prise de conscience des difficultés rencontrées par
ces employés nourrissent la fabrique des gougnafiers. Comme les singes de
la sagesse 4, on ne voit pas, on n’entend pas et surtout on se tait (et même
on se bouche le nez), souvent parce que l’on fait passer son propre bien-
être, son bonheur, bien avant celui des autres et le bien commun.

Il en est de même pour ce qu’Orwell appelle les « métiers inutiles ». Je vous


renvoie à son livre Dans la dèche à Paris et à Londres 5, dans lequel il
témoigne de son expérience de plongeur dans les restaurants d’un Paris de
la fin des années 1920. Travail rendu inhumain car devant remplir à toute
heure le moindre désir des clients.

Les questions que je pose sont alors les suivantes : comment un tel mode de vie
peut-il se perpétuer ? Quel but sert-il ? Qui souhaite le perpétuer et pourquoi ? Je
n’adopte pas ici l’attitude de creuse révolte du fainéant, j’essaye simplement de
considérer la vie du plongeur sous l’angle de sa signification sociale. […] Le travail
qu’il effectue est servile et sans art. On ne le paie que juste ce qu’il faut pour le
maintenir en vie […].

« Le maintenir en vie… » Rien n’a changé. Mais le peuple gronde.

La non-réponse : le mépris du silence


C’est une gangrène invisible. La non-réponse méprise celle ou celui qui
l’attend, qui interrompt projets et efforts.

C’est une inélégance, une négligence, un oubli qui cause beaucoup de


dégâts. Nous sommes nombreux à l’avoir expérimentée, et de chaque côté
du manche (reconnaissons-le, puisque nous sommes honnêtes).

Quand j’ai occupé des responsabilités de rédactrice en chef, je recevais une


vingtaine de propositions de sujets par jour. La plupart émanaient de
journalistes-pigistes- photographes souvent précaires. Mais lire et répondre
à ce genre de propositions demande une grande attention et beaucoup de
temps. Que je n’avais pas.

J’ai d’abord essayé la réponse automatique : « Merci de votre intérêt, nous


allons étudier votre proposition. » Bof, pas terrible. Alors j’ai ajouté : « Si
dans un délai de 15 jours nous ne sommes pas revenus vers vous, veuillez
considérer que nous ne prenons pas votre sujet. » Mais je trouvais cela
insatisfaisant, irrespectueux, car souvent, une fois cette réponse envoyée,
nous passions à autre chose de plus urgent (ah, l’urgence !).

Nous avons donc décidé d’embaucher une journaliste dont la moitié du


temps serait consacrée à ce type de courrier. Malgré cela, restait en carafe
plus d’un tiers des mails. Nous n’avons pas réussi à endiguer le flot. Trop
chronophage.

Par la suite, quand, à mon tour, j’ai cherché des piges, j’ai vécu la même
chose : le silence. Sans même un accusé de réception. Ou si, par miracle,
j’obtenais un rendez-vous, on me disait : « C’est super, envoie-nous tout ça
par mail. » Ce que je faisais et, bien sûr, s’ensuivait un silence radio. Plus
aucun contact, ni écrit ni oral. Je comprenais. J’avais fait pareil.

Non, cela n’est pas qu’un phénomène de ce microcosme. J’ai interrogé


Martine, qui travaille au Pôle Emploi depuis une dizaine d’années.

La non-réponse, c’est un fléau. Quand les demandeurs d’emploi envoient


spontanément des CV, j’estime qu’il y a 20 % de réponses seulement. Je parle de
réponses positives ET négatives. Et ce taux n’augmente pas, même quand ils ont
répondu à une offre d’emploi. Aucune nouvelle. À tel point qu’il faut à présent leur
faire comprendre qu’une non-réponse est un refus !

Mais alors, à partir de combien de temps celle ou celui qui a postulé doit-il
considérer que ce n’est pas bon, que leur CV n’est pas retenu ? Trois jours,
une semaine, un mois ? Comment fait la personne pour s’organiser ? Non-
réponse (à son tour !) de Martine, gênée, trop honnête pour dire tout haut
à quel point elle se sent impuissante. À quel point c’est une déconsidération
supplémentaire pour ces gens-là, déjà fragilisés et humiliés par leur
condition de chômeurs.

La non-réponse est un mur haut et gris, qui bouche l’horizon, un paradoxe


dans un monde où l’on ne met que quelques secondes pour communiquer
avec autrui. Mails, Messenger, WhatsApp : ça va quand même plus vite
qu’un facteur, non ? La non-réponse a tout d’une petite vérole. Et on
devrait faire gaffe car, vous savez, ça se propage vite !

La course au bonheur ? Oui, mais pour


ma gueule !
Cette société est vraiment étonnante. Tandis qu’elle écarte et divise, elle
prône le bonheur individuel comme objectif de vie. Peut-être pour
compenser, se donner bonne conscience. Cela est également un phénomène
récent. Je n’y avais jamais pensé, et c’est par Boris Cyrulnik que je l’ai
appris :

Le bonheur, c’est une notion sociale qui est apparue avec la Révolution française. […]
Avant, on ne pensait pas que le bonheur puisse exister sur terre. On passait sur terre
dans une vallée de larmes, entre deux paradis : le paradis perdu […] et le paradis à
regagner, peut-être, si vous aviez été bien sages et soumis. […] C’est la Révolution
française qui a dit : « Pas du tout, on peut, on doit acquérir le bonheur sur terre. »
6
C’était une révolution mentale .

Oui, c’est une jolie révolution d’arrêter de penser que quoi que l’on fasse
sera comptabilisé entre péchés et bonnes actions au Jugement dernier. On a
enfin fini par s’intéresser à cette vie terrestre. Sont venues l’analyse, la
psychothérapie. Les notions du Moi, du Surmoi, du Ça sont apparues. A
suivi l’injonction au bonheur.
Là aussi, la fabrique du gougnafier s’est glissée dans ce domaine spirituel.
Et en a fait un grand marché. Elle a compris que le bonheur était bankable.
Ont déferlé des centaines d’ouvrages, de méthodes, de modes d’emploi
pour atteindre le bonheur. Boris Cyrulnik annonce 400 méthodes
7
différentes de psychothérapie – rien qu’en France ! 400 méthodes donc,
dont la très grande majorité s’oriente vers une « psychologie positive »
selon laquelle il est décrété que nous portons en nous le pouvoir d’être
heureux, à condition de bien nous observer et de bien observer les signes
qui nous sont envoyés. Aussi, s’il nous arrive quelque chose de
malheureux, nous devons le traduire en une incapacité personnelle, une
déficience due à « une insuffisance morale et cognitive ». Par exemple, si je
tombe malade ou si je me fais virer, je dois comprendre… que j’en suis
responsable, car je n’ai rien compris de moi, de la société, mais aussi,
bourrique que je suis, que je n’ai pas su interpréter les signaux envoyés (par
qui ?). La course au bonheur, c’est me demander de ne regarder que mon
nombril. Tout ensanglanté qu’il soit. C’est ce qu’Eva Illouz, directrice
8
d’études à l’EHESS (Paris) appelle l’ « happycratie », la dictature du
bonheur. Elle prévient des risques :

[C’est] une révolution qui fait le lit du monde néo-libéral. Elle a créé un néolibéralisme
de la souffrance. Les citoyens deviennent des happycondriaques anxieusement
focalisés sur leur moi respectif. Ne pensent plus bien collectif. Or la souffrance était
une source de prise de conscience collective immense. La solidarité s’est fondée sur
9
le sentiment que ce que je vis est aussi le lot d’autres personnes .

Encore une fois, ce qui au départ pouvait être une chance, une ouverture
d’esprit – le développement personnel, mieux se connaître, se connecter
avec son corps, la nature, respirer – est dévoyé par le marché.

Les entreprises ne sont pas en reste et répondent à la gestion de la


souffrance au travail (plus de 52 % des salariés sont concernés) par le
bonheur au travail. Il y a probablement une grande bienveillance derrière
cet élan, mais qui se révèle être une imposture. « Une arnaque
intellectuelle », affirme Sylvaine Perragin 10, psychopraticienne et
consultante en entreprise. Beaucoup d’entreprises se sont dotées de baby-
foot, hamacs, tables de ping-pong pour lutter contre le burn-out, le bore-
out ou encore le brown-out – respectivement l’épuisement, l’ennui ou
l’absence de sens au travail (oui, il y a des noms pour tout). C’est chouette,
mais ça ne remplace pas le manque de moyens et de personnel. Imaginez
un peu si l’on proposait cela au personnel hospitalier : « Vous souffrez ?
On vous offre la méthode du bonheur ! »

Viennent de débarquer les CHO (Chief Happiness Officers) – les agents du


bonheur ! Ghislaine témoigne sur France Inter 11. Elle travaille à la CAF de
Toulouse depuis 30 ans. Avec son accent ensoleillé, elle raconte l’arrivée
récente d’une CHO, une jeune femme de 25 ans (un peu tôt, non, pour être
experte en bonheur ?) qui organise des jeux de stratégie le vendredi et
parfois des petits déjeuners. « Oh, elle est charmante, hein ! » Mais
effectivement, on sent dans le témoignage de Ghislaine que la puissance du
croissant est limitée (je ne pense pas qu’il finira le boulot en retard).

Bref, on met la poussière sous le tapis et on attend. Julia de Funès 12


rappelle qu’« on a besoin de moyens et pas de baby-foot ». En attendant, il
y a là encore « des méthodes simples pour réduire le stress, comme arrêter
de faire des réunions sans arrêt, laisser aux gens le temps de réfléchir (à son
travail et pas au bonheur), arrêter d’inonder les salariés de mails et de
slides ».

Attendez ! J’ouvre une parenthèse et signale que le marché, loin d’être


idiot, hélas, a dû sentir que la course au bonheur avait des limites et vient
de trouver la parade : croire en la puissance de nos défauts. Vous vous
souvenez, tout à l’heure, on parlait de déficience personnelle, et voici que
déferlent dans nos rayons moult livres qui font l’éloge de ces déficiences : la
paresse, le doute, la lenteur, l’échec, la vulnérabilité…
Faudrait se mettre d’accord, parce que là, moi, je ne sais plus ce qu’il faut
faire 13 !

La chougne SARL : si tout le monde


râle, qui écoute ?
Vous allez me dire que je râle tout le temps. Bah, j’ai peut-être contracté la
« chougnite », le virus de la chougne. C’est très contagieux, ça se propage
par la parole, en toute saison. Je n’entends que ça, à longueur de journée,
c’est le bureau des plaintes. On devrait organiser des J.O., je vous promets
que la France serait médaille d’or de la chougne, toutes catégories,
pentathlon compris !

L’écrivain Sylvain Tesson, grand voyageur, a écrit : « À chaque fois que je


rentre en France, j’arrive dans un paradis peuplé de gens qui croient vivre
en enfer. » Si certains y voient une forme de condescendance, voire de
mépris pour celles et ceux qui ne peuvent voyager, moi, je le prends comme
un enseignement, une confirmation de ce que je ressens quand je regarde
les infos, écoute mes collègues ou discute avec mes voisins. Non, bien sûr
que je ne voudrais pas vivre au Pakistan, en Érythrée, en Arabie saoudite,
en Italie (hélas, pays de mes rêves), en Angleterre… Parce que je suis
consciente que mon statut de citoyenne sera moins protégé. Que je ne
bénéficierai plus de notre « État-providence 14 » (tiens, ça me vient, je crois
que je pourrais vivre en Belgique).

Celles et ceux que j’entends se plaindre sont, bizarrement, le plus souvent,


celles et ceux qui se sentent tout permis et « estiment que… ». Ah, ce
« j’estime que » ! Et, puisqu’ils se sont collés sur le front le statut de
victimes, ils cherchent l’affrontement car, comme le confirme le
neuropsychiatre Boris Cyrulnik, « la meilleure façon de prendre le pouvoir
est de se faire persécuter ». On se victimise. Tout est contre nous. La neige
en hiver ? « Personne ne nous a prévenus ! Personne ne fait rien ! On est
bloqués ! » Eh oui, surprise, il neige en hiver. Un train bloqué pendant des
heures suite à un accident ? « On nous a distribué des sandwichs et de
l’eau, mais rien d’autre, on a dû dormir dans le wagon : on a très mal
dormi. L’État se fout de nous ! » Ou encore, anecdote personnelle récente,
j’ai vu un homme acheter un ticket de métro à la machine et l’insulter :
« Magne-toi, putain ! Je suis en retard ! », puis la cogner : « C’est pas vrai,
mais tu comprends rien ! » Alors, en effet, Monsieur a sûrement raison,
cette machine n’a pas (encore) de cerveau, mais je crois que l’autre en face
non plus.

Ne pas confondre le désagrément et le statut de victime. Comme cette


écrivaine moyennement (voire pas du tout) connue, à laquelle carte blanche
était donnée dans un hebdo de gauche, et qui, au lieu de défendre une idée
ou de nous faire rêver avec une nouvelle, a préféré utiliser cet espace
précieux pour chougner sa mère. « Les artistes peintres ont accès à des
ateliers grâce à la Mairie et pas les écrivains ! L’injustice ! » Oulala ! « Or,
nous aussi nous avons besoin d’un cadre pour écrire ! » Ouin ! « Et en
plus, on ne gagne pas très bien notre vie, c’est dégueulasse ! ». Ouin !
Petite Calimero, sache que moi, je trouve que ce serait surtout bien que
tout le monde ait accès à un logement décent et qui ne grève pas les trois-
quarts des revenus. Ensuite, si tu as besoin d’un beau cadre pour écrire, il y
a toujours des parcs ou des bistrots qui t’accueilleront (vas-y, je sais que ça
ne te plaira pas de toute façon).

Cela dit, elle me répondrait sûrement : « Ce n’est pas moi qui ai tort, c’est
toi qui ne comprends pas ! » Eh oui, voilà ce qu’on peut entendre lorsque
l’on essaye de ramener certaines « victimes auto-désignées » à la raison.
Car au fond, pour ces soi-disant victimes, chougner est devenu une seconde
nature. Pourquoi ? Mais parce que la société, l’État est contre eux. C’est
une conspiration, je vous dis ! Tous estiment que… (on y revient encore !)
sans plus se soucier des autres, de nous, gens honnêtes, qui écoutons à
longueur de journée ces chougneurs qui, « à l’insu de leur plein gré »,
huilent les rouages pervers de la fabrique maudite.

C’est le cas de Vanessa. Elle est avocate, a 23 ans et n’aime pas ses seins.
Elle n’a pas d’argent mais une Golf (GTI, je crois). Elle a une idée
lumineuse : la déclarer volée et, avec l’argent de l’assurance, se doter des
deux obus rêvés. C’est chose faite, mais elle est à deux doigts de porter
plainte, elle a dû quand même débourser 1 000 euros (ou 1 500, je ne me
souviens pas et je ne vais pas lui redemander !), car l’assurance – « tous des
voleurs, à quoi ça sert de payer les cotisations ! » – a remboursé en dessous
de l’Argus, alors qu’elle n’aurait pas dû (Vanessa connaît la loi). Elle a dû
cependant, in extremis, avoir un petit bout de cerveau disponible qui lui a
crié « Ferme ta G… ! » pour éviter de finir en taule ou avec une bonne
amende (au-dessus de l’Argus). En tout cas, elle trouve que nous sommes
« un pays de merde » (je l’invite à aller faire un tour au Soudan pour
comparer…). Dans tous les cas, c’est à se demander pourquoi, ou plutôt
pour qui, nous, gens honnêtes, payons des cotisations, pas vrai ?

Mais attendez, voyez jusqu’où se niche cette râlerie permanente. Dans son
livre Les Revenants. Ils étaient partis faire le jihad, ils sont de retour en
France 15, le journaliste David Thomson nous livre sa longue enquête –
glaçante et passionnante – sur celles et ceux qui sont partis faire le djihad
en Syrie et en sont revenus. On apprend, entre mille horreurs, que nos
Français avaient mauvaise réputation. Si certains sauvages y avaient trouvé
leur compte de sang et d’horreur, d’autres ont été fort déçus et se
plaignaient beaucoup : comment ça, on ne peut pas fumer ? Et où sont les
kebabs ? Une femme a dû accoucher sans péridurale et ça, elle ne l’a pas
digéré. Au cours de conférences, le journaliste, pour adoucir un peu
l’horreur, ajoutait qu’« ils étaient au bord de monter un syndicat 16 ». Ce
qui prouve que finalement, où qu’il soit, rien ne casse un gougnafier.

Ce qui serait bien, surtout, c’est que l’on entende les vraies victimes. Celles
qui ont déjà du mal à raconter leur agression, à déposer plainte. Celles qui
n’arrivent pas à trouver d’AESH 17 pour leur enfant handicapé, celles qui
rament vraiment et subissent des injustices, qui se débattent et se font
doubler au poteau par les opiniâtres de la chougne, les frustrés et les
victimes imaginaires.

Les millenials ou la naissance du « moi


d’abord » ?
Et si cette société était le fait des millenials ? (Chut, j’exagère exprès.) On
les raille souvent car prompts à la râlerie. On parle ici de ces petits êtres
apparus entre les années 1980 et 1995 (en gros). On les appelle les
millenials, ou génération Y (après 1995, c’est la génération Z et après, je ne
sais pas, on doit recommencer à A ou c’est peut-être la fin du monde).
L’écrivain phare de la génération X (donc née avant les Y, c’est logique),
Brest Easton Ellis, dit en riant qu’il « ne veut même plus leur parler, aux
millenials 18 » tellement ils se plaignent de tout. (Bon, en même temps, il
avoue lui-même vivre avec un millenial, donc je suppose qu’ils causent
ensemble de temps en temps.)

Pourquoi ont-ils si mauvaise réputation ? Ces enfants ont été les premiers à
développer le désir de la satisfaction immédiate et considérer chaque aléa
de la vie ordinaire – un prof absent pour la première heure de cours (alors
qu’ils sont péniblement sortis du lit), plus de lait dans le frigo ou encore un
échec à un examen – comme une injustice personnelle, une agression à leur
égard. On les a appelés les « enfants-rois ». Le phénomène est intéressant
et le psychologue Didier Pleux, via conférences et ouvrages, est un des
premiers à avoir donné l’alerte sur cette singularité, il y a près de trente
ans. Nous avons échangé longuement, je lui laisse la parole :

Ce qui a caractérisé cette génération, c’est que pour la première fois, ces enfants
ont eu des parents, probablement dopés par les Trente Glorieuses et Mai 68, qui ont
voulu mettre fin à une éducation répressive et qui ont appliqué, avec zèle, le
précepte porté par la pédiatre Françoise Dolto, dès les années 1940 : « L’enfant est
19
une personne à part entière . » Ce qui était salvateur dans cette partie du siècle où
les enfants étaient fréquemment objets de brimades, de corrections, où les
conventions de l’Église et de la famille leur demandaient de se taire et d’obéir, aurait
eu besoin d’être révisé à l’heure de l’explosion de la société marchande.

Si, parmi ces minots, certains ont eu une éducation fort défaillante, la
plupart n’ont manqué ni d’amour, ni de bien-être, ni de culture. Toujours
selon Didier Pleux :

Ils ont manqué de limite. Ils souffrent de carence éducative et non pas psychique ou
affective. Ce que j’appelle les « cinq S » ont brisé le bon sens et ont rendu l’enfant
surpuissant. Surconsommation, Surstimulation, Survalorisation, Surprotection,
Surcommunication.

Arrêtons-nous un instant sur ces cinq S. À tous les coups, on en coche deux
ou trois. C’est vrai que nous suraimons nos enfants. Que nous ferions
n’importe quoi pour les satisfaire. Comme leur offrir des vêtements
branchés ou des tablettes, même quand on n’a pas un rond. Mais on a
tellement, tellement peur qu’ils soient stigmatisés à l’école ou pire encore :
qu’ils ne nous aiment plus ! Alors ces enfants-rois sont devenus de petits
tyrans qui « ont transformé leurs parents en parents taxis, parents
restaurateurs, hôteliers, banquiers et animateurs de Club Med ».

Ils ont subi un gavage affectif bien trop puissant… et se sont reproduits !
Aïe ! Les voilà devenus des « adultes- tyrans ». Pour la plupart, ils ont
conservé « le désir impérieux de la satisfaction immédiate, qui ne supporte
toujours aucune contrainte et qui chosifie l’autre. Si cet autre apparaît dans
son champ de vision, ce sera pour qu’il s’en serve 20. »

Les dégâts sont énormes sur la société, dans laquelle, encore une fois, le
collectif passe à la trappe. Sur l’individu, les conséquences peuvent
également être dramatiques.

Sont apparus des enfants avec de grands troubles de l’attention, des troubles
21
alimentaires ou de sommeil, des colères spectaculaires et spontanées .
Une violence telle, qu’elle éreinte parents et professeurs. Cette colère qui
fuse et les domine nécessite parfois jusqu’à trois ou quatre adultes pour
maîtriser un petit de 6 ans. Un terme vient d’apparaître pour ces enfants-
là : ils ne sont ni bipolaires ni schizophrènes, mais atteints de « troubles
explosifs intermittents ».

Ce que pointait Didier Pleux par ses travaux (il y a plus de trente ans, pour
rappel) ne diminue pas. Le phénomène va crescendo, obligeant les psys à
faire de la « psycho-éducation ». Les profs eux-mêmes déclarent faire plus
d’heures d’éducation que d’enseignement. Il explique qu’élever un enfant,
ce n’est certes pas facile :

L’enfant est un être fragile qui se développe dans l’amour mais aussi dans le
contraignant, l’effort et le frustrant. […] L’éducation, ce sont des conflits à répétition,
alors que si on laisse aller, si on donne un écran au petit qui fait le zouave, on est
satisfait à court terme. Ajoutez à cela une société ultralibérale et ces gens
deviennent des leaders qui écrasent tout le monde. La société libérale a tout intérêt
à ce que ce soit le reptilien qui domine chez l’être humain, c’est-à-dire le cerveau
émotionnel. Elle n’a pas envie qu’on réfléchisse. Les marchands sont très contents de
savoir que les enfants ont pris le pouvoir, ils remplissent le chariot du supermarché et
conseillent même pour un achat de voiture !

Eh oui, le millenial symbolise un changement de paradigme : l’ancien


chasseur-cueilleur devient chasseur- prédateur.

Autre conséquence : le temps de l’enfance diminue. Le sociologue Michel


Fize explique :

Vers huit ans, les enfants commencent à capter le langage, la façon de s’habiller, les
goûts ados. Ce sont des cibles intéressantes puisque le marketing ado rapporte
22
bien plus !

Là aussi, ce mouvement de maturation culturelle a son acronyme (encore


un !) : KGOY (Kids Getting Older Younger) – les enfants deviennent vieux
plus jeunes. Ces jeunes sont traqués par la pub (on parle de milliers
d’expositions quotidiennes 23). Mais, s’ils peuvent donner le change dans
l’apparence et le langage, ces enfants « n’ont pas encore la maturité
psychologique et émotionnelle », comme le rappelle la psychologue Anne
Baccus 24. Ainsi, il n’est pas rare aujourd’hui d’entendre des enfants utiliser
les termes « crise d’angoisse », « anxiété », « stress » dès l’âge de 8-10 ans.
Cela va jusqu’à des tentatives de suicide. Et parfois, ils ne se ratent pas. Ce
qui inquiète Didier Pleux, c’est « le retour aux blouses grises ».

Je vois certains parents qui passent de l’éducation permissive qu’ils ont reçue à la
schlague pour leurs enfants. C’est le répressif à fond. Pour éviter cela, tout comme il
existe un Code civil, un Code fiscal, un Code pénal, un Code de la route, il faudrait
un « petit code familial » avec récompenses et conséquences. Non, ce n’est pas
facho, on a besoin d’un flic intérieur.

Moi, ce qui m’inquiète, c’est : sur quels modèles les enfants peuvent-ils
aujourd’hui se construire quand celui qui la ramène avec fracas et insolence
remporte le gros lot ? Sale temps pour les timides, les doux et les rêveurs.
Et pourtant, je pense, comme l’écrivain conférencier Josef Schovanec,
atteint du syndrome d’Asperger, « qu’il est bien triste d’être normal ou
d’être non fou. »

« L’exemple vient d’en haut. »


Sérieusement ?

Les politiques ou les grands enfants en quête


de pardon
De mon point de vue, je dirais qu’ici, en France, c’est l’avènement de
Sarkozy, élu démocratiquement (tout comme Trump), qui a été le début…
de la fin de la contenance. Il a créé un nouveau parti, qu’on pourrait
appeler « La Parole décomplexée », et a mis en place l’incivilité du « je me
permets tout ». Jusque-là, même si on savait que nos politiques pouvaient
avoir un certain goût pour la corruption et le mensonge, ils portaient haut
la tête. Il y avait un peu de panache. Ils essayaient, en tout cas. Certains
donnaient le change.

Sarkozy, je me souviens de son visage à la télévision, celui qu’il prend


quand il fait le modeste, le timidou : tête penchée, petit sourire en coin,
regard humble. En gros, il annonce, les yeux dans la caméra, que s’il est
élu, avant « de se donner à la France », il fera une « retraite spirituelle dans
un monastère, afin d’habiter son nouvel habit de Président ». C’était en
mai 2007, je m’en souviens très bien, car cela m’avait surpris et même
touché (eh oui, les gens honnêtes, on est un peu con-con). Et qui je vois,
deux jours après son élection, faire le kéké en short sur le yacht de
25
Bolloré ? Notre ex-futur séminariste !

Puis il y eut les fameux « karcheriser la racaille », « descends de là, si t’es


un homme » et l’inoubliable « casse-toi, pôv’ con » à un homme qui
refusait de lui serrer la main. Aucun filtre. Une assurance à tout péter. Puis
un jour, pour accéder à l’absolution, il a dit : « J’ai changé. »

Là, je me suis dit, ça sent mauvais. Comment respecter la fonction


présidentielle avec des zozos pareils ? Si le Président n’est pas un modèle,
alors pourquoi nous, simples quidams, devrions-nous continuer à rester
dans les clous ? Il est prouvé que l’on accepte d’obéir à celles et ceux qui
sont censés en savoir plus que nous, que l’on pense meilleurs que nous.
Que celui qui a autorité a pour mission de nous augmenter, de nous élever.
Là, moi, je sens bien que la terre est très, très basse. Je suis au niveau de la
mer. De l’amer.

Une citation de Camus ne me quitte pas : « Un homme, ça s’empêche ! »


Et, comment dire, quand je pense à Sarkozy, ça ne « matche » pas ! Et ce
n’est pas le seul à oublier que l’exemple est « censé » venir d’en haut.
L’équipe de France, en 2010, en plein mondial de foot, refuse de descendre
du car pour s’entraîner. Ils font grève, car ils ne sont pas contents.
Pourquoi ? J’ai oublié. Hallucination du monde entier. Le foot, cette
religion pour des millions d’enfants et d’ados. Merci pour le modèle !

« Un homme, ça s’empêche ! » Décembre 2012, après BFM, devant


l’Assemblée nationale, Jérôme Cahuzac, alors ministre du Budget de la
France, chargé de la fraude fiscale, soupçonné d’avoir un compte caché en
Suisse, déclare, « les yeux dans les yeux » :

Je démens catégoriquement les allégations contenues sur le site Mediapart. Je n’ai


pas, je n’ai jamais eu de compte à l’étranger, ni maintenant ni avant.

On connaît la suite. Après il a demandé pardon et puis voilà.

« Un homme, ça s’empêche ! » Une pensée particulière pour le chef


d’escadrille des gougnafiers, Donald Trump. Son comportement est
tellement bête et infantile que l’on en vient même à vérifier si ses propos,
tellement grossiers ou primaires, ont bien été tenus, si son compte Twitter
n’a pas été piraté (voyez un peu le boulot des journalistes !).

C’est comme ça à présent. Quand les grands font des conneries, ils disent
« pardon » ou « j’ai changé ». On dirait des gosses, dans la cour de récré,
qui courent en zigzaguant, les bras en ailes d’avion, renversant tout sur leur
passage au son strident de : « Pardon, pardon, je l’ai pas fait exprès !
Pardon ! »

Mais ces gens-là, ces politiciens, pensent-ils vraiment qu’on continue de les
croire ? Qu’on a confiance ? Sont-ils tellement aveuglés par leur ego ou
l’entre-soi dans lequel ils vivent, qu’ils ne se sont pas une seule fois posé la
question : « Suis-je encore crédible ? » Leur gesticulation fait la une des
médias. Ils doivent penser que du moment qu’ils occupent l’espace, même
pour des conneries, eh bien on parle d’eux et c’est essentiel. Et, si l’on a
accès à cette exemplarité politique (notez l’ironie), c’est bien grâce à nos
chers médias.
Les médias : à la recherche de l’analyse perdue
Les médias : gros, gros dossier ! Comment en parler en moins de trois cents
pages ?! Je vous laisse fouiller dans les nombreux ouvrages fort bien
documentés qui existent, car je vais juste me contenter de mettre en lumière
quelques éléments qui justifient la défiance envers LES médias. Majuscules
pour « LES » car ce pronom défini brouille les pistes. Il y a DES médias qui
se comportent mal, tandis que d’autres continuent de se battre pour livrer
de vraies infos, les contextualiser, les expliquer. Des journalistes et photos-
reporters prennent des risques fous, mais ceux-là, on les néglige, on les
oublie beaucoup. Pourquoi ? Parce que c’est toujours la même chose : ceux
qui font du bruit, du clash, qui nous attirent par du spectaculaire, des
morts et des ragots caracolent en tête. Ils remontent à la surface, comme les
gougnafiers qu’ils sont.

Avec le mouvement des Gilets jaunes, les journalistes ont été estomaqués
de la haine et la violence à leur égard. Et moi, c’est leur étonnement qui
m’étonne ! Le traitement médiatique de ce mouvement était un mépris de
classe flagrant (rien à voir, mais je pense à Macron évoquant « Jojo le Gilet
jaune »).

Sauf que les journalistes ne sont pas responsables. Il faut savoir que ceux
qui sont sur le terrain ont un statut précaire, qu’ils vont où on leur
demande d’aller et qu’ils doivent maintenir le suspense à tout prix 26. Ce
sont les dirigeants les responsables. Ceux qui donnent les ordres et
établissent la ligne éditoriale.

Comment se fait-il que ces gens-là ne voient pas à quel point ils prennent
les autres pour des buses ? Ils sont complètement hors-sol ! J’imagine que
parfois, ils ont dû réfléchir à leur « morgue attitude » qui consiste à être
certain de savoir ce que veulent « leurs » téléspectateurs. Mais bouchés
comme ils sont, impossible d’entendre et de comprendre ces fameux « vrais
gens » dont ils tentent de parler à tout prix, mais dont ils n’ont pas dû voir
un spécimen depuis bien longtemps. À part leur chauffeur ou leur femme
de ménage. Les rares sujets du style « Les médias en font-ils trop ? » ne
répondent pas à la question et tentent plutôt de les disculper.

Eh bien non, dirigeant, tu ne sais pas ce que veulent les « vrais gens »,
« tes » téléspectateurs. Penser ainsi est déjà méprisant et contraire à
l’éthique du journalisme : on n’est pas là pour flatter son auditoire, mais
pour renseigner celles et ceux qui n’ont ni le temps ni les moyens
d’enquêter. Les journalistes doivent faire un compte-rendu le plus exact
possible d’un événement, écrire, « avec une égale liberté, ce qu’il a vu,
entendu et pensé », comme le disait Albert Londres. Et rien d’autre. Même
si l’objectivité est de mise, je pense que nous ne sommes jamais tout à fait
impartiaux. Mais soyons au moins honnêtes !

Si vous n’êtes pas vigilants, les journaux arriveront à vous faire détester les gens
27
opprimés et aimer ceux qui les oppriment .

Sans surprise, quand je parle DES médias, ici, je pense aux médias de
masse. Ce sont bien sûr les chaînes d’info qui sont dans le viseur. Et qui
sont suivies par tous les autres médias à coups de push sur nos portables.
L’objectif : être le premier ! Tenir une antenne H24, souvent sur du vide,
c’est en quelque sorte un exploit qui nécessite beaucoup de conditionnel,
d’experts en tout (qu’on appellera « les toutologues ») et d’éditorialistes
inutiles et arrogants. Un avion vient de sortir des radars ? Et c’est parti
pendant des heures : des toutologues y vont de leurs supputations dont on
se fout, puisqu’on ne sait même pas quel événement a eu lieu. L’avion a-t-il
été détourné, abattu, a-t-il explosé ? On ne sait pas, mais ça n’empêche pas
de débattre avec véhémence et sans rigoler !

Tout le monde se souvient de l’arrestation de Dupont de Ligonnès. Ah, on


a bien ri ! C’était beaucoup d’attendre la confirmation ? Ça aurait changé
quoi ? La face du monde ? Non, évidemment ! Il y a bien eu un vague mea
culpa, mais ce n’est guère l’exercice préféré de ces gens. De ce système. Et
pourtant, ce serait bien de revenir parfois sur des événements mal traités.

Prenons l’exemple de l’ouragan Katrina, en 2005. Après son passage, les


médias du monde entier, comme des moutons de Panurge, ont mis l’accent
sur les pillages et ont débattu (bien sûr !). Or, des recherches ultérieures
ont prouvé que les comportements d’entraide avaient été bien plus
nombreux que les comportements des gougnafiers. Mais ça, on n’en a pas
parlé. Pas assez vendeur.

L’info demande du temps. Et le temps, on ne le prend plus. Les médias,


pardon, DES médias se plient aux mouvements sociétaux sans les
comprendre. Sans y avoir réfléchi. Il faut aller vite, faire du buzz, du clic !
Quand je regarde des sujets à propos du voile, de la PMA, de
l’immigration, du mariage pour tous ou des Gilets jaunes, je m’étrangle de
honte et de colère. Il faut non plus expliquer, mais polémiquer. Le propos
est toujours réduit à « pour ou contre ? ». Le système binaire est roi. Ça
me rappelle que notre cerveau serait doté de deux systèmes : le système 2
qui raisonne et le système 1 qui réagit sur l’instant avec l’émotion. Et c’est
ce dernier que sollicitent sans cesse ces médias-là.

Ils détruisent et divisent ainsi la société. Ils libèrent les paroles de haine. Ils
sont coupables. Céline Pigalle, alors patronne de BFM-TV, essayait de
justifier, sur un plateau télé, un peu à bout d’argument, pourquoi le
sensationnel n’était pas un problème, car : « Les chaînes d’info n’ont pas
vocation à être regardées toute la journée ! » Ah bon ?! Mais pourquoi,
alors, nous tenir ainsi en haleine coûte que coûte ? Pour vendre de la pub.
Rien d’autre. De la pub, OK, je comprends, mais pour payer quoi ? Des
reportages sérieux ? Des enquêtes ? Des salaires ? Ou de l’esbroufe ?
J’aimerais avoir la réponse.

Maître Henri Leclerc rappelait, il y a peu, que « l’éthique du journaliste est


aujourd’hui primordiale ; celui-ci doit savoir qu’il tient une arme dans les
mains. » Eh bien, cher Maître, vous avez raison. Et cette arme, certains
l’ont retournée contre nous. Donc contre eux. Les imbéciles !

Il existe des émissions impeccables, pédagogiques, courtoises et même pas


ennuyeuses. Parmi elles : C’est dans l’air, C politique (sur France 5), 28
minutes, Le Dessous des cartes (sur Arte)… Mais cela requiert de notre
part de la volonté et du temps disponible. Une discipline également. Il est
tellement plus facile, en rentrant chez soi, de zapper vite fait sur BFM-TV
ou de regarder sur son écran de smartphone le résumé des infos. On ne
manque pas de sollicitations !

Infobésité : le choix de l’embarras


On nous gave d’informations (ou présentées comme telles). En quantité
astronomique. À longueur de journée. Nous n’avons plus l’embarras du
choix, mais le choix de l’embarras, et ça s’appelle « l’infobésité ».
Néologisme savoureux qui dit les choses : nous sommes engraissés,
dépassés, étouffés.

Il n’y a jamais eu autant d’informations disponibles aujourd’hui que n’importe quand


dans l’Histoire de l’humanité. Il y a plus d’informations publiées depuis le début des
années 2000 que depuis l’invention de l’imprimerie par Gutenberg. En 2005, il y avait
150 exabytes de données disponibles. En 2010, il y en avait huit fois plus.

Le sociologue Gérald Bronner a écrit cela il y a dix ans. Je n’ose imaginer


ce qu’il en est en 2020. De toute façon, les exabytes, c’est un peu comme
les trillions de dollars, difficile d’imaginer ce que ça fait. J’ai cherché, un
exabyte, c’est 1 000 000 000 000 000 000 de bytes. Voilà, voilà. Nous
voici plus éclairés, n’est-ce pas ? (Je plaisante !)

Et encore, si c’étaient de vraies infos, vérifiées, validées, on pourrait se


dire : « Merci, merci d’avoir des centaines de chaînes télés ou sites web à
notre disposition. » Mais non ! On doit se méfier et ramer pour faire le tri,
car dans les infos se glissent les fake news, les faits alternatifs, l’intox,
l’infox, le mensonge et la post-vérité 28. Selon la revue Science, les fausses
nouvelles se propagent 6 fois plus vite que les vraies 29. Les contempteurs de
la bêtise, du vide et de la théorie du complot sont hyperactifs. Le jour de
l’attentat de Charlie Hebdo, il y avait déjà vingt théories différentes. Une
semaine après, on en était à plus d’une centaine.

Il faut savoir que 70 % des infos partagées sur les réseaux sociaux le sont
d’après le titre 30. Les articles ne sont pas lus. Ce qui n’empêche ni les
polémiques, ni les insultes, ni les clashs en plateau ou sur les réseaux
sociaux ! Mais cela donne des titres de presse hallucinants, les médias
devant faire de l’audience, du clic. Ils nous aguichent en faisant appel à
notre côté malsain, cancanier. Aucune hiérarchisation de l’info. Tout se
31
vaut. « Et le singe devint con », dirait le merveilleux Cavanna.

Voici, par exemple, une (pas si) courte sélection de ce que je reçois chaque
jour dans ma boîte mail (j’ai dû m’abonner à trop de newsletters, j’en
conviens !) et qui illustre ce racolage des médias :

Quand les titres font l’article !


« Faut-il laver son soutien-gorge ? Oui, contrairement à ce que dit Stella
McCartney. » (Huffpost)

(Et ma culotte ?)

« Qu’est-ce que la positivité toxique, quand être toujours positif devient négatif ? »
(Glamour)

(A pas compris…)

« Près de Nantes, le menuisier échangiste troquait sa femme contre des objets


récupérés en déchetterie. » (Le Courrier du Pays de Retz)
(Affaire conclue !)
« Alain Delon envisage l’euthanasie. / Ces yaourts à éviter absolument au
supermarché. » (Medisite)
(Il y a un rapport ? La date de péremption ?)

« Une vidéo choquante ? Inscrivez-vous pour recevoir chaque jour les news qui nous
indignent. » (aufeminin.com)
(C’est nous qui sommes choqués, là…)

« Concurrence : soupçons de cartel dans la compote. » (Le Monde)


(Les carottes sont cuites !)

« Politique. Nouvelle polémique autour de la fête du Cochon à Hayange, Jean-Luc


Lahaye ne confirme pas sa venue. » (France Bleu)

(Déception…)

« Santé. Se forcer à sourire au travail augmente votre consommation d’alcool. »


(Slate)

(Ah, c’est pour ça !)

« Benoît Hamon est-il vraiment populaire en Estonie ? » (Libération)


(C’est ce que je me demande chaque jour en me rasant !)

« Lisieux. Il droguait sa femme pour regarder en boucle le film Darty Dancing [sic]. »
(Le Pays d’Auge)
(Un passionné !)

« Le glyphosate et la masturbation. » (L’Express)


(Une combinaison détonante !)

« Il fait de la musique électro avec des saucisses. » (20 minutes)


(Super !)

« Femme enceinte dévorée : pourquoi son compagnon engage-t-il un avocat ? »


(Planet.fr)
(Mais pourquoi donc ?)
« Chère, déprimante, frelatée : qui veut encore acheter de l’information ? » (Arrêt Sur
Images)
(C’est une bonne question !)

« On a discuté avec Hugues Aufray parce que c’est la canicule. » (L’Obs)


(Il est cuit ?)

« Jésus / Débat démocratique / Saumon fumé » (theconversation.com/fr)


(Oulah ! En même temps ?)

« Pour la fête de la bière, Adidas invente une basket résistante à la bière et au


vomi. » (France Soir)

(Enfin !)

« Les inconditionnels de Tariq Ramadan assurent qu’il “n’a jamais agressé ces
femmes qui, par ailleurs, l’avaient bien mérité”. » (Agence ONCT)

(Je suis sans mots…)

« Drame dans le Nord. Il tue accidentellement sa sœur en la biflant. Acte volontaire


ou accidentel ? » (BFM)
(Je dirais qu’il n’a pas fait attention, des fois on bifle et on fait pas gaffe !)

Tout cela, je l’ai reçu en vrai 32, et pour être honnête (forcément), je vous
avoue que j’ai même lu certains de ces articles, car au fond j’ai un faible
pour les ragots, moi aussi. À cela, toujours dans ma boîte mail, je reçois
sollicitation sur sollicitation pour m’engager à sauver : le Nigeria, les
Kurdes, la retraite, les vers de terre, les abeilles, les urgences, les
Rohingyas, les énergies naturelles, la recherche contre le cancer, la
Fondation Abbé Pierre, une ZAD, un journaliste emprisonné en Turquie…

« L’infobésité m’a tuer ! » C’est comme si chaque jour, en allumant mon


ordi, j’entrais dans une ville inconnue où un panneau à droite m’indique
« Toutes directions » et le panneau à gauche « Autres directions ». On va
où alors ? Gérald Bronner répond :

On se dirige vers ce qui va conforter nos idéaux, nos « opinions », nos croyances. Une
fois nos centres d’intérêts repérés par la toile, les algorithmes feront le reste et nous
inonderont de « nouvelles » dans nos boîtes mails, Facebook, etc.

Ceci explique le succès des théories du complot. On assiste, par exemple,


au grand retour des platistes (non, ce n’est pas un vieux groupe de rock,
e
mais des êtres humains qui croient dur comme fer, au XXI siècle, que la
Terre est plate !).

Qui véhicule ainsi, à fond la caisse, ces âneries ? Les réseaux sociaux.

Réseaux sociaux : l’autoroute infernale !


Si les réseaux sociaux sont sans limites, c’est que le camion de tout à
l’heure 33 y a déversé sa benne à ordures. C’est devenu un grand défouloir
où l’exhibition de la violence et de l’auto-célébration se jouent la manche.
C’est là que s’expriment frustration et vanité. Et comme les gougnafiers
sont en liège, ce sont eux qui surnagent. Pourtant, quelle merveille que cet
outil qui permet d’être en lien avec le monde entier, de partager nos idées,
de découvrir et comprendre, de relayer des révoltes et des luttes. Mais cela
demande, là encore, temps et discipline car, comme expliqué ci-dessus, les
algorithmes ont tendance à nous isoler « entre nous », entre celles et ceux
qui partagent les mêmes opinions. Alors, on se prend pour le roi du
monde. Beaucoup de gens méprisent ce qu’ils ignorent.

Les réseaux sociaux ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui,
avant, ne parlaient qu’au bar, après un verre de vin, et ne causaient aucun tort à la
collectivité. On les faisait taire tout de suite, alors qu’aujourd’hui, ils ont le même
droit de parole qu’un prix Nobel. C’est l’invasion des imbéciles.
On pense la même chose, n’est-ce pas ? C’est simple, tellement simple,
qu’on n’oserait même pas l’exprimer en société. On aurait l’impression de
faire une brève de comptoir. Mais quand on apprend que cette citation est
d’Umberto Eco, ça a plus de gueule, pas vrai ? C’est ce qu’on appelle un
argument d’autorité.

Les réseaux sociaux sont devenus le paradis des gougnafiers. Et ça y va !


Ça saute du haut du plongeoir et ça s’ébroue dans tous les sens.
Décomplexés ! La haine, les insultes, la pensée à deux balles. L’appel au
meurtre, au viol. Sous couvert d’anonymat, bien sûr : grossesaucisse33,
lechaton22, Yoyofonfon, Binouse31, CanardMan, Grosteak93…

Vous n’avez pas honte, vos enfants de putes ? C’était pour le compte d’une telle
provocation, l’intolérants, qui a donné une tragédie dans ce bordel de vous… Lot de
chèvres fumiers. [sic]

Ne me demandez pas, je n’ai pas compris de quoi cette personne parlait.


Visiblement, elle était très agacée. Peut-être qu’il n’y avait plus de bière
dans le frigo ?

Cette haine populaire et stupide entraîne des drames humains. Combien de


personnes ont eu leur réputation détruite, ont sombré dans la dépression,
ont dû démissionner avant que passe la justice ? Combien de jeunes ados
suicidés car moqués sur les réseaux sociaux, car déchus de leur
« popularité » ?

À peu de chose près, nous sommes comme en Chine, victimes d’une


notation sociale attribuée non pas par un régime autoritaire, mais par nos
propres congénères. Arrive-t-on au bout de l’humanité ?

La télé-réalité : qui se fout de qui ?


Petit arrêt sur ces programmes qui ont su porter haut et loin des huîtres
torse nu avec des tatouages ou à poitrine 95 Z qui connaissent tout juste
l’alphabet. Soi-disant on les regarde parce que ces gens-là sont trop cons et
c’est trop drôle. Mouais, je pense que le ridicule tue certes, mais la
moquerie aussi.

Nous avons parlé de télé-réalité avec le chanteur de IAM, Akhenaton. Pour


lui, pas de mystère.

Dès que c’est apparu, je me suis dit : « Eh bien, ce n’est pas avec ça qu’on va
fabriquer des Che Guevara ! » C’est la seule chose que ma femme et moi avons
interdit à nos trois enfants. Certes, ils ont été un peu exclus dans les discussions à
l’école, mais ça ne leur a pas manqué. On a comblé avec autre chose : des séries,
des BD…

Il prévient :

La culture précède toujours les épisodes heureux ou tragiques d’une société. Là, on
est dans une culture de consommation où on fait plus attention à l’emballage qu’au
contenu.

Il faut se reprendre et vite ! Ce serait peut-être bien d’instaurer, là comme


ailleurs, un code de bonne conduite des médias. Comme arrêter de se
foutre de la gueule du monde. Si des lois ont été instaurées, c’est bien pour
éviter que l’espèce humaine courre à sa perte, non ? Alors, retour au
règlement ! J’ai une idée !

Vers une loi anti-gougnafier ?

Et si la solution était la loi ?


Où m’en vais-je ? pourrait-on se questionner (moi-même, parfois, je me
demande). En fait, quand je réfléchissais abondamment (j’en suais des
cheveux), quand je cherchais des solutions pour bouter le gougnafier hors
de nos vies, j’ai eu ce que j’ai cru être une illumination : et si on inventait
une « loi anti-gougnafier » ? Ça aurait de la gueule, non ? J’étais trop
contente de ma trouvaille.

Une loi, même pas la peine, tiens, plutôt une faveur demandée à la justice.
Basée sur la morale et la confiance. Pas de preuves à fournir forcément, ces
fameuses preuves qui sont à la fois les garantes de la justice et parfois ses
limites. Juste un témoignage pour que les évidences deviennent des
preuves : « Je vous jure que cette personne me harcèle, voici mon récit… »
Une façon d’introduire, tout comme il existe une « présomption
d’innocence », une « présomption de vérité ». Oui, j’ai bien conscience du
danger des dérives, mais si l’on faisait confiance ? Un avocat ou un
médiateur peut être là afin d’éviter les abus. L’innovation supplémentaire
serait que les accusés ne soient pas emprisonnés mais rééduqués (ou punis)
via des sanctions de travail d’intérêt général (TIG) ou des sanctions
rigolotes (bon là, je vais un peu trop loin, j’imagine).

Pour le plaisir, voici une liste non exhaustive des idées qui ont germé sous
ma caboche :

Une semaine à faire traverser les enfants le matin et le soir sur le passage
piéton pour celui qui aimait à ne jamais s’y arrêter quand il était bien au
chaud dans sa voiture.

Cette chère dame, là, qui fout ses poubelles partout, devra sortir celles de
son immeuble pendant un mois. Les vertes, les jaunes, les blanches. Elle
verra comme c’est agréable de ramasser ses déchets par terre, de faire le tri
et de tout nettoyer ensuite avec le grand jet d’eau glacée !

Monsieur a abusé de plein de femmes âgées et seules après les avoir


séduites. Il leur a soutiré de l’argent qu’elles ont donné en roucoulant. Puis,
il les quittait. Et bim ! Un mois dans un Ehpad, à la cantine, où il devra
aider les pensionnaires à manger à la petite cuillère, essuyer leur menton si
nécessaire, les promener dans le parc et puis, tiens, il fera un peu de
ménage. Ça ne peut pas lui faire de mal.

Ces citadins viennent d’arriver à la campagne et portent plainte contre le


bruyant coassement des grenouilles de la mare des voisins ou contre le
chant du coq ? Ils n’aiment pas l’odeur du purin ? On peut leur proposer
un temps de réflexion en leur offrant de passer un trimestre dans une cage
à poules, au-dessus d’un périph, fenêtres ouvertes obligatoires. Jour et nuit.

Vous voyez, le « je veux, j’ai droit » a battu à plate couture le slogan


« interdit d’interdire ». Que diriez-vous d’ajouter de la morale à la justice ?
N’est-il pas temps ?

« On peut violer les lois sans qu’elles crient. »


(Talleyrand)
(Alors lui, il a eu du bol que Twitter n’existe pas à son époque. Sinon,
c’étaient le goudron et les plumes !)

C’est naïf ? Oh que oui ! Avocats, juges… beaucoup m’ont ri au nez.

Hu, hu, hu, ma p’tite dame, ce n’est pas comme ça que la justice fonctionne, voyons !

T’es mignonne, mais tu te trompes de route. Dans nos études, on nous apprend la
loi, pas la morale.

Eh oui, les non-coupables ne sont pas toujours innocents, vous ne le saviez pas ?

Heureusement, d’autres, plus compréhensifs et patients, ont pris du temps


pour m’expliquer, ainsi l’avocate Mary Plard 34 :

La loi contient une morale sociale. C’est la règle du vivre-ensemble. Dans la loi, tous
les ingrédients sont là. Des lois, on en a déjà plein, voire trop. C’est de moyens pour
les faire appliquer dont on manque ! Certains juges des enfants placent des enfants
maltraités, mais il n’y a pas de famille, pas de place dans les foyers, les services
sociaux craquent. Il faudrait plus de policiers, plus de greffiers, plus de juges !
Mais quand même, le « ma p’tite dame » et le « t’es mignonne », ça ne m’a
pas trop plu qu’on me parle ainsi. On n’a quand même pas gardé les
mobylettes ensemble !

Alors je n’ai pas lâché. Je voulais des réponses à mes questions-cons (j’en ai
toujours plein dans ma besace). Ça fait un bail que j’ai compris que,
souvent, elles sont plus embarrassantes que cons.

Je me suis tournée vers le juge Marc Trévidic. Pour moi, il concentrait une
expertise qui allait du haut en bas de l’échelle sociale : haute finance, anti-
terrorisme, affaires familiales et j’en passe. Il avait eu à traiter des gros
dossiers comme Elf, les moines de Tibhirine, le Rwanda ou l’attentat de la
rue des Rosiers, mais aussi des cas beaucoup plus quotidiens comme des
divorces, gardes d’enfants, attributions d’allocations, etc. J’aimais ses
prestations médiatiques, son franc-parler compréhensible (il ne jargonne
pas). J’aimais ses prises de position en faveur du respect de la vie privée.
J’aimais aussi ses à-côtés : le fait qu’il écrive des bouquins ou qu’il fasse de
la musique. J’aimais cette singularité. Je n’allais pas être déçue.

Il m’a accordé un rendez-vous très rapidement et sans condition.


Enregistrement autorisé, pas de relecture demandée.

C’est au tribunal de la cour d’appel de Versailles, dont il est le président,


que je l’ai rencontré, un jour de juin. Il est venu m’accueillir, sous un soleil
de plomb, avec un grand sourire. Nous avons grimpé en silence les six
étages sans ascenseur (keuf keuf !), pour rejoindre son bureau sous les toits
sans clim. Quelques étagères, un bureau marron bas-de-gamme et une
lampe de bureau verte, orientable. J’étais encore essoufflée lorsque j’ai
lancé l’entretien.

— Pardon, mais vos dossiers, il y a un passe-plat ou vous les transportez tout seul,
par l’escalier ?
— Ah non, pas d’ascenseur et pas de passe-plat ! Ça en fait des kilos à transporter,
hein, et plusieurs fois par jour, pour rejoindre le tribunal !
Il riait. Non mais quelle idée, me suis-je dit, de lui coller un bureau dans
une soupente ! Merde, il est président ! Il a dû deviner ce qui me traversait
l’esprit car il a ajouté, joyeux : « Vous voyez, on est loin des ors de la
République ! »

Puis nous nous sommes mis au travail. Il n’a éludé aucune de mes
questions, non, il voulait essayer de m’aider, bien que, selon lui, ma cause
était quasi perdue. « Mais merci de vous en préoccuper. » Il s’est montré
attentif, sincère et volubile. Malgré des propos parfois terribles, il
ponctuait ses phrases par de vibrionnants et joyeux : « Vous voyez ce que
je veux dire ? » ; ou : « Vous comprenez le truc ? » (Euh, pas toujours, j’ai
même eu un début de mal de tête sur les affaires Elf ou Karachi…)

J’ai vite compris que ma belle idée de loi anti-gougnafier n’était pas près de
voir le jour !

Parce que la morale n’intervient pas dans la justice : vous pouvez être de bonne foi,
parfaitement honnête et faire quelque chose de techniquement, juridiquement
illégal, mais pas moralement. À l’inverse, des gens peuvent faire des choses
techniquement, judiciairement irréprochables, mais complètement amorales. Il
semble que les gens amoraux aient un avenir important.

L’exemple qu’il a pris pour expliquer ses dires est celui de l’impôt. En effet,
lorsqu’on connaît bien les lois et qu’on a de l’argent (pour se payer des
avocats et des conseillers fiscaux), il est possible d’y échapper (surprise !).
Et il y a un terme pour cela : on parle « d’optimisation fiscale ».

C’est un mot poli pour désigner une attitude amorale. Tout est fait à présent, dans la
société moderne, pour que le vrai gougnafier intelligent qui connaît les lois s’en
mette plein les poches. Légalement. On est dans une société individualiste. À
l’époque de Cicéron, la corruption, c’était la peine de mort. C’est pas trois mois avec
sursis au bout de quinze ans de procédure, hein !

Et il rigole, et moi aussi.


C’est une sorte de libéralisme moral ou du libéralisme pénal, je ne sais pas comment
l’appeler. Et les Français sentent qu’il y a un truc dégueulasse que la justice n’arrive
pas à faire taire. Ils ont une vision de la justice catastrophique et ils ont raison. Les
gens moraux sont les dindons de la farce. Ils constatent qu’ils ne peuvent que payer
leurs impôts. Le fait que plein de gens échappent à ça fait que, souvent, c’est à ceux
qui ont détourné 10 euros que l’on s’en prend. Ils sont faibles. C’est facile.

Mais alors ? Y a-t-il des solutions ? C’est no future ?

Il faut se méfier et ne pas être trop naïf. Faut pas être trop bon, trop con dans cette
société, c’est la morale à retirer. Plus sérieusement, il faudrait beaucoup plus de
moyens. Il faudrait qu’une fois enjambée la barrière de la morale, ces gens mal
intentionnés, les gougnafiers, aient peur de la loi. D’autres, les plus faibles, les plus
moraux n’arrivent pas à obtenir justice. Il faudrait qu’elle soit rendue vite et bien : on
n’en est pas capable !

Tandis que l’entretien (très long) touchait à sa fin, tandis que l’obscurité
envahissait le bureau, le juge Trévidic a quitté, pour la première fois, ce
masque d’un fatalisme de bon aloi qu’il affichait depuis le début :

— Vous arrivez à rester optimiste ou bien… ?


— Je vois autour de moi de très nombreux collègues qui sont des êtres formidables,
engagés et honnêtes qui, petit à petit, se résignent, perdent l’espoir. Quant à moi, je
ne suis pas optimiste du tout ! Cette société me débecte totalement. Je méprise la
façon dont ça se passe. J’ai commencé en 1989 et je constate que « le fort contre le
faible », ça a empiré. Il y a une vraie absence d’égalité devant la loi. Avec tous les
moyens modernes, on est fliqué continuellement et les libertés reculent. Partout. Les
gens ne veulent plus vivre ensemble en France, ils ne supportent plus. C’est à tous les
niveaux. Que ce soit par rapport à leur religion, race, origine, niveau social. Quand on
est juge, on s’en rend bien compte. C’est hyper-inquiétant. Ça va exploser ou ça va
se terminer avec des coups de matraque sur la gueule dans un système répressif. La
seule liberté qu’on veut nous laisser, c’est la liberté de consommer. Je ne suis plus un
citoyen, je suis un consommateur.

Et mon idée de loi anti-gougnafier a définitivement sombré dans la nuit.

1. Acronyme emprunté à Brice Teinturier : « Plus rien à faire, plus rien à foutre », la vraie
crise de la démocratie, Robert Laffont, 2017 (Prix du livre politique 2017).
2. Mona Chollet, Chez soi, une odyssée de l’espace domestique, La Découverte, Poche,
2016, p. 185.
3. Pierre Rimbert, « De la valeur ignorée des métiers », Le Monde diplomatique, mars
2010, cité par Mona Chollet, dans Chez soi, op. cit.
4. Vous savez, ces trois petits singes qui, respectivement, se cachent les yeux, les oreilles et
la bouche.
5. Éditions 10/18, 1982.
6. Interview de Boris Cyrulnik par Femme actuelle, 5 octobre 2014, disponible sur
YouTube.
7. La Grande Librairie, France 5, 27 novembre 2017.
8. Selon le titre de son ouvrage, co-écrit avec Edgar Cabanas, Happycratie. Comment le
bonheur a pris le contrôle de nos vies, Premier Parallèle, 2018.
9. « Eva Illouz : “L’idéologie du bonheur est le bras armé du capitalisme” », article publié
sur le site nouvelobs.com, 20 août 2018.
10. Le Salaire de la peine. Le business de la souffrance au travail, Don Quichotte, Le
Seuil, 2019.
11. « Le téléphone sonne », 1er mai 2019.
12. Développement (im)personnel. Le succès d’une imposture, Éditions de
L’Observatoire, 2019.
13. Spoiler : peut-être se faire confiance, tout simplement ? Et troquer le bonheur contre
la joie ? On y reviendra.
14. D’ailleurs, il faudrait arrêter avec ce terme. À force de l’utiliser, on se comporte
comme une bande d’ados qui demandent à « l’État-nounou » de tout résoudre pour nous.
15. Les Jours, Le Seuil, 2016 (Prix du livre Albert-Londres 2017).
16. Je n’ai rien contre les syndicats, hein !
17. C’est-à-dire un accompagnant d’élève en situation de handicap, anciennement appelé
AVS, auxiliaire de vie scolaire.
18. White, Robert Laffont, 2019.
19. Rappelons que depuis peu de générations, les enfants grandissent dans la paix, et que
ce n’est que depuis 1959, date de la Déclaration des droits de l’enfant, qu’ils ont des
droits.
20. Selon Didier Pleux.
21. Toujours selon Didier Pleux.
22. « Trop précoces, des enfants grandeur mature », article sur le site liberation.fr, 1er mai
2018.
23. « Mesure de la pression publicitaire : un état des lieux », article sur le site
antipub.org, 12 décembre 2018.
24. « Trop précoces, des enfants grandeur mature », article sur le site liberation.fr, 1er mai
2018.
25. Adolescent, il avait déjà voulu faire une retraite avec l’aumônier Biquette (véridique),
mais il a été viré au bout de quelques jours. Quand ça veut pas, ça veut pas ! (Pour
d’autres anecdotes croustillantes sur notre ex-Président, voir « Les douze “off” les plus
bavards de Nicolas Sarkozy », article sur le site nouvelobs.com, 6 décembre 2011.)
26. Je me souviens d’une collègue qui travaillait sur une chaîne d’info. Elle avait de gros
doutes déjà sur l’éthique de son métier et faisait, bon gré mal gré, des compromis. En
2011, apparaît le terrible « concombre tueur » : à la suite de morts mystérieuses en
Allemagne, le concombre avait été désigné comme bouc émissaire. C’était faux, mais les
médias ne voulaient pas reconsidérer l’affaire. Dans son oreillette, on lui hurlait :
« Concombre tueur. Tu dois dire “concombre tueur”. Dis-le ! Dis-le, putain ! » Elle l’a dit,
mais a quitté la chaîne. Elle était passée du compromis à la compromission.
27. Extrait du discours de Malcom X prononcé le 13 décembre 1964 à l’Audubon
Ballroom de Harlem.
28. C’est quoi une post-vérité ? Un fait alternatif ? Toujours pas compris… Voici la
définition qu’en donne le dictionnaire britannique Oxford, qui a élu « post-vérité » mot de
l’année en 2016 : « Circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence
pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles. »
29. “The spread of true and false news”, rapport de Soroush Vosoughi, Deb Roy et Sinan
Aral, publié dans la revue Science, 9 mars 2018, et disponible dans son intégralité sur le
site science.sciencemag.org.
30. D’après des propos de Gérald Bronner rapportés dans « Contre les fake news, la
meilleure régulation reste la pensée critique », article sur le site de Usbek & Rica
(usbeketrica.com), 27 avril 2019.
31. François Cavanna, Et le singe devint con. L’aurore de l’humanité, Le Livre de Poche,
1986.
32. Mais je vous recommande en sus l’excellent compte Twitter « À Juste Titre »
(@ajustetitre) qui maintient une veille hilarante sur tous les titres de presse absurdes, mais
vrais.
33. Voir « L’invasion des gougnafiers ».
34. Mary Plard, Paternités imposées, Les Liens qui libèrent, 2013.
La riposte
« L’honnêteté est la plus grande de toutes
les malices, parce que c’est la seule
que les malins ne prévoient pas. »

Alexandre Dumas fils


J’espère que vous êtes encore là. Que vous n’êtes pas partis acheter une
corde pour vous pendre ! Je comprends qu’après un tel bilan, ce soit
tentant, mais il ne faut pas ! Surtout pas ! Car voici venu le temps de la
riposte !

Combattons le syndrome vicariant


L’honnêteté, ça use, ça use et pas que les souliers, comme dit la chanson.
Au cours de mon enquête, il m’a semblé que de très nombreuses personnes
honnêtes présentaient les symptômes du syndrome vicariant. Vous en êtes
même peut-être atteint sans le savoir. Ce syndrome est celui de « l’usure
par compassion » ou « traumatisme par procuration ».

J’ai rencontré des assistant·e·s de service social, des magistrat·e·s, des


professeur·e·s, des psys, des éducateur·rice·s, des agent·e·s du Pôle Emploi,
des infirmier·ère·s, des médecin·e·s, des policier·ère·s qui étaient
découragé·e·s, déprimé·e·s, crevé·e·s. Leur métier, qu’ils considéraient
comme une mission d’utilité publique, est devenu une impasse. Pas
d’argent, pas de réponse, aucune reconnaissance… Ils se sentent devenus
inutiles. Ils font face à des gens dans le besoin, dans la douleur, pour
lesquels ils ne peuvent plus faire grand-chose. Alors ils souffrent.
Terriblement.

« Je ne pouvais plus recevoir des gens dans la détresse, les écouter, faire
semblant, alors que je savais, dès qu’ils s’asseyaient en face de moi, que je
ne pourrai leur apporter aucune aide », confie Camille, employée dans un
organisme de réinsertion professionnelle en Bourgogne, qui a préféré partir
en pré-retraite. Comme elle, certains démissionnent ou capitulent : « À
présent, je fais mes horaires, avec les moyens du bord. » Beaucoup
développent douleurs et angoisses, se mettent en arrêt maladie, espérant
guérir ou peut-être, allez savoir, que, pendant ce temps, l’époque changera.
Cette souffrance psychique (et physique) est immense. Il n’y a plus de
motivation, on se dénigre, on tombe.

L’Abbé Pierre soulignait : « Nous avons autant besoin de raisons de vivre


que de quoi vivre. » Quel est leur raison de vivre quand ils deviennent
inutiles ? Que faire à part se recroqueviller sur soi et son entourage
immédiat ? Or, mettons-nous bien ça dans le crâne, personne ne peut
gagner seul. Que ce soit pour des épreuves personnelles ou sociales, l’autre
est primordial. Tendre la main, c’est souvent aider l’autre à se relever, mais
tendre la main, c’est aussi dire : « S’il te plaît, aide-moi à traverser mon
épreuve. » Bien souvent, ces personnes dans le besoin ne tendent pas la
main, elles n’osent pas. « Je dois m’en sortir seul, d’autres souffrent plus
que moi. » Rappelons-nous que notre vie, l’organisation de la cité, le
« vivre ensemble » est un sport collectif, avec un règlement précis.

Oui, nous vivons dans une société mal barrée, fort mal élevée, qui
s’émancipe des règles. Clairement, une guerre à l’intelligence a été déclarée.
Mais nous devons malgré tout résister, nous élever, passer de branche en
branche afin d’élargir notre point de vue. Au propre et au figuré. Nous
avons la mission de voler au secours de notre si jolie démocratie,
complètement amochée.

Nos aimés (oh, le lapsus ! je voulais dire : nos aînés) l’ont mise au monde,
au forceps, à force de luttes. Elle était destinée à la liberté, à l’égalité et à la
fraternité. Je regarde son visage tuméfié. Une boxeuse qui aurait pris trop
de coups. Une démocratie qui tient encore debout malgré ses jambes qui
flageolent dangereusement.

Comme pour un ancêtre qui nous a fait naître, nous devons nous en
occuper. La respecter. La soigner. Ne pas l’abandonner dans un sombre
Ehpad où, là aussi, le personnel souffre du manque de moyens. Tirons les
rideaux, ouvrons en grand la fenêtre. Laissons entrer le vent et la lumière.
Ce sont les meilleurs cicatrisants. Il faudra ajouter, bien sûr, des litres
d’alcool à 90° (ça va piquer !), des antibios et pourquoi pas un peu de
cannabis thérapeutique. Il faut que la dame se requinque vite, elle a encore
bien du boulot !

Nous sommes ses rejetons souvent ingrats, à qui il serait utile de rappeler
de temps en temps la chance d’être en son sein. Nous avons réussi à nous
extirper des conventions étouffantes de l’Église et de la Famille. Nous
avons obtenu, en luttant pour le bien commun, des droits comme il en
existe peu ailleurs dans le monde, un temps de travail correct, des congés
payés, le contrôle des naissances, le droit de vote pour les femmes, l’école
gratuite et obligatoire, la sécurité sociale, l’intermittence du spectacle… Et
la laïcité ! De tout cœur, nous avons essayé de construire une société de
liberté, de libre arbitre et de partage, de culture et, visiblement, on s’est un
peu plantés. Avec bienveillance et une grande bonne foi, mais plantés
quand même. À force de prôner la liberté individuelle en droit absolu, on a
constitué une société d’archipels, de gruaux d’individus. Qui ne se
supportent plus. « La liberté des uns s’arrête là où commence celle des
autres » s’est fallacieusement transformé en : « La liberté de l’autre s’arrête
là où la mienne commence. » 1

Qui met les bornes ? Les gens honnêtes et la justice. Ne comptez pas sur les
gougnafiers rongés par le marché, par le profit. Ils ne sont pas des citoyens.

Pourquoi les gens honnêtes doivent


survivre
Cette démocratie a donc impérativement besoin de nous, les gens honnêtes.
Si nous n’intervenons pas, non seulement on est foutus, mais la haine va
l’emporter et on va l’avoir, notre guerre civile de crétins. Un bouc émissaire
sera désigné (c’est en cours), ou plusieurs (c’est en cours également), et on
se massacrera les uns les autres et tout s’affalera. Plus de vent dans nos
voiles. Nous serons morts ou sous la coupe d’un dictateur ou, pire encore,
on nous maintiendra en léthargie avec l’éternel susucre : la consommation.
Ça ressemble à la liberté, mais c’est une prison. Nous serons alors des
robots diabétiques qui achètent, ingèrent, rotent et s’endorment pour se
réveiller le lendemain matin pour péter et consommer à nouveau dès le
premier pied posé au sol. Le jour sans fin. Je ne mange pas de ce sucre-là.
Je ne veux pas de cette vie. De cette dictature sophistiquée. Nous, gens
honnêtes, n’en voulons pas.

Ça me rappelle une anecdote. Une restauratrice, aux États-Unis, avait un


restaurant spécialisé dans le homard. Mais, « trop amoureuse des
animaux », ça lui fendait le cœur de devoir les ébouillanter vivants (elle
aurait peut-être dû tout simplement les retirer de la carte, non ?). Alors,
elle a eu l’idée du siècle : leur faire fumer du cannabis avant de les passer à
la casserole (c’est toute une installation pour faire inhaler le bazar aux
homards) pour qu’ils meurent complètement stone, sans douleur. « Tout ce
concept est basé sur le fait d’essayer de faire ce qu’il faut pour rendre le
monde meilleur », s’est-elle ébaubie avant d’ajouter, toujours sans rire : «
La preuve est dans le homard. » (Je pense qu’au passage, elle a dû bien
profiter de la weed.)

J’ai la sensation glaçante que c’est ce qui est en train de nous arriver. On
fait de nous des junkies, on nous refourgue sans cesse notre dose de
nouveaux gadgets, écrans, robots, séries, voitures, etc. et on reste pépère.
Sous perfusion, mais l’eau bout. Vous ne sentez pas une drôle de chaleur
sous vos jolies fesses ?

Ce qui me crève le cœur, mais vraiment, c’est de constater que, comme le


rappelle le regretté philosophe Michel Serres dans un de ses derniers
ouvrages, Petite Poucette 2 : « Nous sommes la première génération – en
Europe – à ne pas avoir connu de guerre depuis 70 ans. » Il annonce ce
chiffre sidérant : « Nous sommes dans les 5 % de paix qu’a connu l’Europe
depuis toujours. » Et effectivement, s’il n’y a plus de guerre de conquête de
territoires, on a réussi à en inventer une nouvelle, encore plus terrible : la
guerre envers l’autre. Son périmètre intime.

Est-ce que les hommes ont voulu ça, est-ce qu’ils maîtrisent leur rôle
Ou est-ce que la machine s’est emballée et qu’on a perdu le contrôle
Est-ce qu’y a encore quelqu’un quelque part qui décide de quelque chose
3
Ou est-ce qu’on est tous pieds et poings liés en attendant que tout explose

C’est à se demander si la paix est dans la nature humaine. Bah, il doit y


avoir, en chacun de nous, un loup et un agneau. À nous de nourrir le bon,
comme dit le proverbe.

À ce propos, si ça peut vous rassurer, des animaux gougnafiers, il y en a


aussi. On ne cesse d’argumenter en répétant que « quand un animal tue,
c’est pour se nourrir, pour sa survie ». Eh bien, pas toujours. Arrêtons de
penser que cette nature est parfaite. Elle aussi, parfois, on se demande ce
qui lui passe par la tête. Le plus bel exemple que j’ai trouvé parmi les
animaux gougnafiers, après la loutre ou le soi-disant gentil dauphin (oh,
comme je ne voudrais pas être une dauphine !), est celui du manchot
d’Adélie. Le photographe et scientifique George Murray Levick a observé
ce « manchot à longue queue » pendant son année passée en Antarctique
(1911-1912). Il a tellement été horrifié par ce qu’il voyait, qu’il prenait ses
notes en grec pour qu’on ne puisse pas les lire aisément ! Il décrit ces
manchots comme « une bande de hooligans » qui violent tout ce qu’ils
trouvent de vivant… ou de mort (y compris des petits poussins). Même la
glace, ils la violaient 4 ! Vous voyez, y a peut-être pire que l’humain.
Rassurés ?

Si l’exemple ne vient plus d’en haut,


le salut est déjà en bas !
Gardons un « optimisme de combat » ! Je ne sais pas qui a utilisé en
premier ce terme – j’ai souvent entendu Michel Serres le porter –, mais il
me plaît fort. Non, ce n’était pas mieux avant ! Notre espérance de vie a
e
augmenté (souvenons-nous, elle était de quarante ans au début du XX
siècle), nos petits n’ont plus le scorbut et ils ne travaillent plus à la mine.

Regardez autour de vous, la nature humaine n’est pas que moche ! Au


contraire, elle est souvent lumineuse ! (Même si on peut en douter certains
matins.) Il nous faudrait quelques preuves ? En voici une que j’aime
beaucoup. Et c’est scientifique !

Récemment, une grande enquête 5 a été menée : 17 000 portefeuilles, dans


355 villes à travers 40 pays, ont été « perdus » volontairement par des
chercheurs. À l’intérieur : de l’argent (quantité variable), une clé et une
adresse. Les résultats ont surpris. Pourquoi ? Parce qu’ils ont révélé « une
honnêteté inattendue » : les portefeuilles ont été majoritairement rapportés.
Le pire, le meilleur plutôt, c’est que ce sont ceux qui contenaient le plus
d’argent qui ont été le plus rendus 6.

J’ai voulu vérifier cette tendance auprès de France Objets Trouvés


(entreprise leader spécialisée dans les objets trouvés recommandée par le
gouvernement). Le directeur, Alain Franciosa, a confirmé la grande
honnêteté de nos concitoyens, qui va selon lui en grandissant (avec
cependant une baisse d’honnêteté du côté des « tiers », c’est-à-dire la
personne à qui on remet l’objet trouvé, qui elle, eh bien, le garde pour elle
de plus en plus souvent ; ça, c’est moche !) :

Nous collectons environ 150 000 objets par an. Plus de 85 % des objets perdus sont
retrouvés par des particuliers et 93 % d’entre eux souhaitent le restituer. Ils le
restituent à un tiers de confiance, comme une police municipale ou l’accueil d’un
grand magasin.

Ce qui est inquiétant, c’est que ces résultats surprennent. C’est dire si
l’honnêteté est tellement silencieuse et modeste qu’elle passe complètement
sous les radars d’un monde trop hâbleur et bruyant. Ça me fait penser à la
poussière : c’est quand on ne la fait pas que ça se voit. Hélas, l’honnêteté
est ainsi qu’un meuble propre. On ne la remarque pas.

Et pourtant elle existe. Comme une brume ancienne. Une aptitude


naturelle. Nos cerveaux sont câblés pour résonner avec autrui. Des
expériences sur la douleur prouvent que, dans un couple, par exemple, si
l’on fait mal à l’un, ce sont les mêmes zones du cerveau qui sont activées
chez le conjoint. Ça s’appelle l’empathie, l’aptitude innée à ressentir ce que
l’autre ressent. Dans la peine et dans la joie.

J’ai lu que, jusque dans les années 1960, les chercheurs ne pensaient pas
que l’altruisme existait. Depuis (alléluia !), avec la naissance des
neurosciences et de l’imagerie médicale, le cerveau nouveau est arrivé ! Il
est désormais prouvé que non seulement l’altruisme existe, mais aussi qu’il
apporte un bien-être. Le neuroscientifique Jean Decety décrit le phénomène
ainsi :

Les neurosciences nous enseignent que le souci de l’autre est associé à l’activation
des mécanismes du plaisir dans le cerveau. C’est le fruit d’une chimie complexe,
mobilisant la dopamine et l’ocytocine. C’est un merveilleux message de la biologie :
7
ce qui est bien pour les autres est bien pour moi aussi !

Je pense que c’est une force venue des fonds des âges, sinon, nous n’aurions
simplement jamais survécu. Et c’est ce que confirme Jean Decety :

[…] nous sommes interdépendants, nous obtenons la majorité de nos ressources par
la coopération : chasser, construire des habitations, se protéger des prédateurs,
8
élever ses enfants […] .

Le célèbre primatologue et biologiste Frans de Waal éclaire le propos :


« Ce n’est pas la compétition, mais bien la coopération qui fait qu’on est
8 milliards aujourd’hui 9. »
Ce n’est pas la compétition ! Ce n’est pas : « J’ai la plus grosse (bagnole,
télé, bagouse, armée, religion, nation… à vous de compléter). »

Mais ce n’est pas si simple non plus, car si ces aptitudes – l’empathie,
l’altruisme – sont innées, il faut qu’elles soient activées. Comme le langage.
Aucun enfant ne parle si on ne lui apprend pas. Voyez l’enfant-loup. Le
bébé naît avec la boîte à outils, mais il faut lui donner le mode d’emploi
(un peu comme les meubles IKEA). Il faut être en interdépendance avec lui.
Le stimuler. Il en est de même pour l’empathie, le sens de l’altérité. Il faut
que l’entourage de l’enfant (parents, écoles, famille) lui apprenne à
développer ces aptitudes. Mais, comme nous l’avons vu, notre société
actuelle favorise tout le contraire.

Les gens honnêtes ont une mission dont ils n’ont pas idée. C’est un défi à la
bêtise. C’est un combat de chaque jour et de chacun. Chacune de nos voix
compte.

Voici ce qu’écrivait l’historien israélien Yuval Noah Harari, auteur du best-


seller Sapiens 10, dans une tribune du Monde 11, au moment des élections
européennes (mais c’est valable pour chaque jour qui passe) :

[…] Certaines personnes ne prennent pas la peine de voter aux élections


européennes parce qu’elles pensent qu’une voix ne change rien. C’est faux. Certes,
votre voix ne modifiera pas l’équilibre des forces au Parlement européen, mais, à
coup sûr, elle vous changera, vous. Il est important d’entretenir son cœur en prenant
régulièrement une position morale. Faute de quoi le cœur durcit et s’ossifie, et la
prochaine fois que vous devrez vous battre pour quelque chose – pas
nécessairement dans les urnes –, il vous sera plus difficile de le faire […].

En somme, ce qui est préconisé est une sorte de gymnastique du quotidien :


ne pas renoncer. Cela entretient les muscles du cœur. De l’amour. Cela
rend le monde meilleur, sans même que l’on s’en aperçoive. Car si la
violence, l’indifférence, l’impolitesse sont contagieuses (« tu parles violent,
je parle violent »), la bienveillance, la délicatesse, le sourire, l’affabilité le
sont tout autant. Combien de fois ai-je pu constater, dans le métro, dans
une rue, dans un bar, qu’il suffit d’un éclat de rire, une musique, un sourire
pour que les visages se détendent, pour que les corps se mettent à battre la
mesure et que parfois, même, un couple entame une danse, là, sur un
trottoir, un soir d’été, sur un air d’accordéon. On dirait que nous
n’attendons qu’un signal pour bondir vers la joie.

De plus, le fameux « l’union fait la force » trouve également une validation


scientifique. Selon une étude menée par le MIT : « Il est désormais établi
scientifiquement que des cerveaux humains, en s’assemblant, peuvent
produire une intelligence supérieure 12. »

Dans une tribune 13, Émile Servan-Schreiber, spécialiste de l’intelligence


collective, revient sur les principaux facteurs favorables à cette intelligence
supérieure : « la sensibilité aux autres et l’équité dans la prise de parole ».
Il mentionne aussi « l’équité dans le temps de parole ». Alors là, s’il y a
bien une chose qui fait défaut dans nos sociétés, c’est le temps et la
diversité de la prise de parole. Ce sont bien toujours les mêmes que l’on
entend bramer comme des cerfs. Y compris en dehors des périodes de rut.
« L’indépendance d’esprit » est également notée comme un élément
important. Cessons d’être des moutons, de suivre ce troupeau.

Au passage, je signale que « ce sont dans les groupes où les femmes sont les
plus nombreuses que les scores sont les meilleurs ». Sans vouloir changer
de sujet (quoique), je crois sincèrement en une vibration féminine (que
portent en eux femmes et hommes) et qu’elle sera indispensable au
changement.

Mais attention, d’aucuns louchent du côté de ces résultats sur l’intelligence


collective afin de rendre leur entreprise plus… vous l’aurez deviné,
performante ! On y revient toujours !

Gens honnêtes, je le répète, nous sommes les dernières sentinelles de ce


monde, n’en doutons plus une seule seconde et unissons-nous.
Balance, quelle balance ?
Ah, ce « balance »… Notre époque est truffée de ce mot précédé d’un
hashtag. #BalanceBalanceBalance. Dénonce. Ici, je voudrais rappeler une
autre acception de ce mot. Vous voyez cet objet ancien qui soupèse, la
grande aiguille au centre et, de chaque côté, un plateau ? Eh bien,
amusons-nous à l’observer en soupesant ceux qui éclairent et aident notre
société et ceux qui s’exemptent de tout règlement. De quel côté penche la
balance ? On sera étonné. Des éclats d’humanité, il en existe pléthore. Et
ce, depuis toujours. Y compris au creux des pires moments de notre
Histoire. Voici quelques exemples de héros ordinaires, invisibles et ô
combien indispensables :

Déportée au camp de Birkenau, Ginette Kolinka raconte 14 que pendant


qu’elles (les détenues) se battent pour fouiller les poubelles et dévorer les
épluchures, les ouvriers les observent sans bruit et que « le lendemain, ils
dissimulent d’infimes morceaux de pain sous les machines où nous
travaillons. » Ils n’avaient pas le droit de le faire, mais ils ont pris ce risque.
Des miettes de pain.

La jeune capitaine allemande du Sea-Watch 3, Carola Rackete, sauve, en


juin 2019, 53 migrants au large de la Libye. Durant deux semaines, elle
cherche un port d’accueil. Mais personne n’en veut (y compris la France).
Alors, face à la dégradation de certains migrants, elle accoste de force à
Lampedusa. Elle sera arrêtée puis relâchée.

C’est à peu près la même histoire pour Cédric Herrou, agriculteur français
qui continue de venir en aide aux migrants malgré les différentes gardes à
vue. Sans oublier les centaines d’anonymes qui acceptent d’héberger ces
migrants chez eux, pour une nuit ou plusieurs semaines. On pousse les
meubles, on ajoute des assiettes, on met un peu plus de pâtes dans la
casserole, on se rencontre, on se découvre et… on s’élève.
Je pense à la ville de Daraya, en Syrie. Dans cette ville ultra-bombardée,
trois inconnus ont sauvé près de 15 000 ouvrages récupérés dans les
décombres. Ils les ont répertoriés et consignés dans une bibliothèque
secrète construite sous les gravats. Des centaines de rescapés viennent lire à
l’abri. En catimini. C’est grâce à l’acharnement d’une journaliste, Delphine
Minoui, qui a passé des mois à enquêter dans des conditions difficiles, que
nous avons eu connaissance de ce fait, par un livre 15 et un documentaire 16
magnifiques. La bonté est une chaîne.

Leïla se nourrit souvent auprès des Restos du cœur. Elle raconte, émue, que
sans eux, elle n’aurait pas pu conserver une forme de dignité pour ses
enfants : « Là, je sens l’énergie de l’amour ! C’est pour cela qu’en échange,
je viens parfois aider et aussi j’amène des jouets pour les enfants. » Rien
n’est jamais aussi cher que ce que l’on reçoit gratuitement.

Dans le documentaire exceptionnel de rigueur et de dignité des frères


Naudet, 13 novembre : Fluctuat Nec Mergitur 17, qui retrace les attentats
de cette soirée en 2015, on pourrait beaucoup pleurer et s’effondrer de
désespoir. Bizarrement, c’est le contraire qui se produit. Moi, ce sont les
poches d’humanité, qui ont surnagé dans l’horreur, qui m’ont fait
sangloter. Je repense à ce témoignage d’une jeune femme ronde, toute jeune
maman. Dans le Bataclan, elle fait partie, avec son mari, du petit groupe
qui a pu rejoindre les étages et soulever un faux plafond où se réfugier.
Mais hélas, malgré la courte échelle de son mari, elle ne peut se hisser. Elle
est trop lourde. Alors, d’elle-même, elle sort du rang (oui, tout le monde est
en rang, personne ne se bouscule) et propose qu’on prenne sa place. « Je
me suis dit qu’à cause de mon surpoids, des gens risquaient de mourir. » Et
là, sans aucune concertation, le groupe l’a soulevée, hissée, sauvée. Et voilà
que j’en chiale encore. C’est ça, l’humanité. Ne gardons que ça en tête. Ne
nous nourrissons plus que de ça.

Le documentaire se termine d’ailleurs par cette phrase : « À la fin, c’est


toujours l’amour qui gagne. » C’est cucul ? Non, c’est la vérité. Il faut
croire à ce qui nous dépasse. Car quelque chose nous dépasse. Dieu ? La
nature ? Le hasard ? La physique quantique ? La biologie ? L’amour ?
Aucune idée, mais ça existe. Cette spiritualité est un des éléments
indispensables à notre survie. Nous ne serons jamais des êtres surpuissants
et invincibles malgré l’essor technologique, l’aide de robots ou je ne sais
quoi. Nous ne déciderons pas de tout, tout le temps. Il y aura toujours un
phénomène, niché dans la nature, qui nous ramènera à la maison, à la
raison. Ce volcan qui tousse en Islande et c’est l’ordre du monde qui en est
bouleversé. Cette petite souris glissée dans la carlingue peut bloquer au sol,
pour plusieurs jours, un Boeing maous costaud.

Notre destin ne tient parfois qu’à une petite souris que notre vanité pensait
avoir pulvérisée. Il suffit de peu, n’est-ce pas ?

1. Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 1789, article 4 : « La liberté consiste à


pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Ainsi, l’exercice des droits naturels de
chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la
jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. »
2. Le Pommier, 2012.
3. Grand Corps Malade, « Course contre la honte », 2014 (paroles de Richard Bohringer
et Fabien Marsaud).
4. Ses travaux sont visibles (depuis peu !) au musée d’histoire naturelle de Londres
(Natural History Museum).
5. Résultats apparus dans “Civic honesty around the globe”, un rapport de lain Cohn,
Michel André Maréchal, David Tannenbaum et Christian Lukas publié dans la revue
Science, 5 juillet 2019, et disponible dans son intégralité sur le site science.sciencemag.org.
6. La France arrive dixième dans ce classement, derrière les pays du Nord. Ce n’est pas si
mal. Et la Chine arrive en dernier, je dis ça je dis rien !
7. Propos tirés de la conférence « De la sensibilité morale du bébé à l’attention flottante
de la mère » tenue au Palais des Papes, Avignon, 18 novembre 2016, et disponible en
intégralité sur le site colloque-tv.com.
8. Idem.
9. Vers un monde altruiste ?, un documentaire de Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade,
Arte France, 2015.
10. Yuval Noah Harari, Sapiens. Une brève histoire de l’humanité, Albin Michel, 2015.
11. « Les Européens doivent prendre des décisions cruciales pour l’avenir du continent »,
tribune de Yuval Noah Harari sur le site Internet lemonde.fr, 23 mai 2019.
12. Émile Servan-Schreiber, Super collectif. La nouvelle puissance de nos intelligences,
Fayard, 2018.
13. « Émile Servan-Schreiber, spécialiste de l’intelligence collective », article sur le site
mediapart.fr, 23 novembre 2018.
14. Avec l’aide de Marion Ruggieri dans Retour à Birkenau, Grasset, 2019.
15. Les Passeurs de livres de Daraya. Une bibliothèque secrète en Syrie, Points, 2018.
16. Daraya, la bibliothèque sous les bombes, co-réalisé par Bruno Joucla, Brotherfilms,
2018.
17. Netflix, 2018.
Pour aller plus loin (trop loin ?)
« Chaque génération, sans doute, se croit
vouée à refaire le monde. La mienne sait
pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais
sa tâche est peut-être plus grande. Elle
consiste à empêcher que le monde
se défasse. »

Albert Camus, discours de réception


du prix Nobel, 1957
De tous les témoins que j’ai interrogés, la plupart finissaient l’entretien par
un : « Il suffirait de… » Le psychiatre Didier Pleux a préconisé un simple
code familial, certains médias se lancent dans le journalisme de solutions,
des employeurs acceptent à présent que le ménage soit fait dans leur boîte à
des heures décentes. Avant d’attendre les grands changements venant d’en
haut, enclenchons nos petits changements à nous.

L’honnêteté est un cheval de Troie


En résumé, pour éviter que ce monde ne se défasse, si l’on veut que les gens
honnêtes survivent et la démocratie après eux, si l’on veut anéantir le
désespérant « on ne sait pas évoluer autrement que par la catastrophe », il
faut agir sur deux plans : le collectif et l’individuel.

Le collectif
L’État doit impérativement donner tous les moyens nécessaires (du
personnel supplémentaire et de l’argent) à la justice, l’aide à l’enfance, au
logement, l’emploi, la santé, l’enseignement… Si ce n’est pas fait, notre
société ne sera plus qu’un lambeau de peaux. Il ne faut plus se voiler la
face. Il faut enrayer la fabrique de gougnafiers, rompre la chaîne en
changeant de paradigmes. C’est un chantier immense, qui prendra du
temps. De plus, de nouvelles mesures doivent être initiées.

Au cours de mes pérégrinations, j’en ai recueilli quelques-unes qui font


l’unanimité (bien qu’elles soient suivies du fatidique : « On n’y arrivera
jamais ! »). Elles s’adressent aux très jeunes et aux anciens :

Instaurer, dès la maternelle, des programmes de méditation 1 (ou de yoga


ou de sophrologie) qui permettront à l’enfant de prendre conscience de
l’ampleur d’un corps, d’un souffle, d’une réflexion et d’un groupe.

Établir discussions et débats encadrés dès le collège par des rencontres et


des documentaires. Éveil garanti 2 !

Instaurer un « service civique » dès la troisième et tout au long de la


scolarité. Chaque année, garçons et filles auront à découvrir « les cuisines »
d’une société. Stage dans les crèches, les Ehpad, les hôpitaux, les centres
d’accueil pour migrants, pour non-valides, dans les associations pour
l’environnement, dans les fermes, les centres aérés, les commerces, les
administrations… Ouverture d’esprit, en prise avec la réalité 3 !

Dans les entreprises, faire appel aux anciens (ne plus les mettre dehors)
pour transmettre leur savoir-faire, leur expérience, leur enthousiasme aux
jeunes qui débutent.

À titre individuel
Pendant ce temps, nous pouvons impulser le collectif par des voies tout à
fait détournées et invisibles à nos yeux. Nous devons, car nous en avons le
pouvoir, apporter notre pierre à l’édifice. Vous savez, comme ce colibri
dont on parle tant. Ce petit oiseau qui, selon une légende amérindienne
rendue célèbre par l’écologiste-paysan Pierre Rabhi, n’hésite pas à
combattre l’incendie de forêt en déversant des gouttes d’eau transportées
dans son tout petit bec. À ceux qui se moquent de lui (ceux qui ont un gros
bec), il répond : « Je fais ma part. »

« Faire sa part », c’est refuser la fatalité, c’est sortir de notre assentiment


muet à l’ordre pourri des choses. Si nous faisons notre part, nous pouvons
modifier – autour de nous – un état d’esprit, des habitudes, et ainsi, selon
la théorie du battement d’ailes du papillon, clouer le large bec des
gougnafiers du quotidien.
Ce serait un bon début, car il n’existe pas de cellule de déradicalisation des
gougnafiers. Mais il faut agir en contrebande.

Les 5 commandements
Exercices personnels et quotidiens !

1. Débarrassons-nous de la mésestime de nous-


même, cette « qualité » propre aux gens
honnêtes

Prenons conscience chaque jour de notre valeur


ajoutée

Tout comme les enfants ne savent pas qu’ils sont des enfants, les gens
honnêtes n’ont pas idée qu’ils le sont. Allez, faites un pas de côté et
regardez-vous. Soyez admiratifs de vous-même (sans vous la péter, mais je
nous en crois incapable). Rendez-vous hommage.

Libérons-nous de la honte sociale

La honte sociale, c’est arriver dans un milieu qui n’est pas le nôtre, qui
nous paraît supérieur. Il suffit d’une seule personne, pas forcément mal
intentionnée, mais maladroite, et… vous vous sentez mal, vous vous sentez
écrasé∙e. La honte sociale, c’est un peu comme le syndrome vicariant, on
peut en être affecté sans le savoir. Pour ma part, j’ai pu poser ce mot sur ce
mal-être il y a peu.

Des exemples, j’en ai des centaines, mais en voici un qui, me semble-t-il,


réunit tous les facteurs. Petite provinciale, quand je suis « montée » à Paris,
j’ai eu la chance de travailler dans un hebdo que j’ai adoré. Mon travail
était celui d’une petite main, mais c’était bien. À condition que je la ferme.
On ne me l’a jamais demandé, mais j’ai bien compris. Cependant, parfois,
je l’ouvrais un peu. Oh, jamais très fort.

Un jour, pendant une conférence de rédaction, tout à fait excitée, je dis :

— Vous avez vu, les gars, il y a une émission de télé- réalité qui arrive : Le Loft. Je
crois que nous devrions nous y intéresser.
— Ah oui ? me répond un des directeurs, un peu ironique. Et c’est quoi ?

Et je fais mon baratin (un peu embrouillé, je le concède) et là, gros silence
de mon directeur, regard par en dessous du style « t’es lourde, tu nous fais
perdre du temps ». OK, je n’ai plus rien dit.

Trois semaines après, toujours en conférence, un journaliste prend la


parole et s’adresse à ce directeur :

— Il se passe un truc inouï ! As-tu vu Le Loft ?


— Non, c’est quoi ?
— Un truc complètement post-baudrillardien !
Le patron, complètement sous le charme :
— Non, tu déconnes ? Raconte !

S’en est suivi une longue discussion, passionnée, puis plusieurs reportages.
Voilà, il aurait suffi que j’emploie ce terme « post-baudrillardien » pour
être écoutée. Mais je n’ai jamais lu Baudrillard.

Ce genre de petites humiliations, j’en ai vécu beaucoup. Et il a fallu


longtemps, très longtemps pour que j’ose m’exprimer. Et quand on
s’exprime, à sa hauteur, sans forcément adopter des codes que l’on n’aime
pas, eh bien, je vous le garantis, il y a toujours quelqu’un pour vous
écouter. C’est d’ailleurs ce que faisait l’ensemble de l’équipe à mon égard,
mais je vous l’ai dit, il suffit d’une personne pour que tout s’écroule en
vous.

Réenchantons notre vie


En faire un récit, un roman. C’est plus efficace qu’une course acharnée au
bonheur. C’est s’accorder des moments de paix, de joie. Interrompre le flux
bouillant d’une journée pour lever le nez vers le ciel, s’adonner à ce qu’on
aime faire même si on pense que « ça ne sert à rien ». On n’imagine pas les
bienfaits d’un moment de joie dans une journée.

Il y a un petit exercice simple que je pratique et auquel je fais participer les


enfants, au dîner. Je leur demande : « Quels ont été les trois meilleurs
moments de notre journée ? » C’est un moment très joyeux (et plein de
surprises !) d’une part, et d’autre part, il nous oblige à appuyer sur
« pause » afin de dérouler nos journées, qui parfois s’enchaînent sans une
seconde de répit, sans que l’on se souvienne de quoi que ce soit. On est
allé, du matin au soir, d’un point A à un point B, sans même plus savoir
comment on a fait. Comme un trajet en voiture que l’on fait
mécaniquement.

2. Résistons aux injonctions de toutes sortes

Refusons de nous laisser « caser », « cataloguer »,


« étiqueter »

Un être humain est composé d’une multitude de facettes qui font de lui un
être unique et singulier. On n’est jamais juste un homme, une femme, un
commerçant, un artisan, un cadre, un homosexuel, un non-valide, une
origine, un statut social, une couleur de peau, un âge, un végétarien… On
est la somme de tout cela.

Devenons « color-blind »

Par là, j’entends : être aveugle à tout signe extérieur d’origine, d’âge, de
sexe, de validité ou de niveau social.
C’est, selon moi, la seule façon de résister au racisme, à l’homophobie, à
l’antisémitisme et à ce courant épouvantable qui prend racine, l’air de rien :
« l’indigénisme », qui prêche « la racialisation » (mais quel mot horrible !)
et veut rediviser le monde en origine et couleur. Nous sommes tellement
plus complexes et singuliers (voir ci-dessus) ! De plus, en devenant « color-
blind », il nous est enfin permis de pouvoir répliquer à toute personne qui
nous agresserait, sans tenir compte d’une apparence ou d’une
appartenance.

Résistons aux sirènes de la consommation

Pour ne plus alimenter l’ogre du profit. Avant d’acheter, demandez-vous :


en ai-je vraiment besoin ou en ai-je vraiment envie ?

Sortons du militantisme fainéant facile

Je clique, engoncée dans mon canap’ en bouffant des Tuc. Je like, je signe
des pétitions, je me révolte contre la disparition des abeilles en me grattant
les fesses ? Wake up ! Si vous likez une cause virtuellement, vous devez en
échange agir pour elle dans la vraie vie.

Pratiquons l’exercice « Ho ! Hisse ! La saucisse ! »

C’est un exercice qui requiert souplesse et grande force d’esprit. Il s’agit de


reconnaître et de s’extraire de toute addiction : par exemple, à la fin d’un
épisode sur Netflix, Ho ! Hisse ! on s’extrait du canapé en quelques
secondes avant que l’épisode suivant ne commence (oh, qu’ils sont malins
d’envoyer la suite sans qu’on la demande !). On éteint son ordi, sa tablette.
On va marcher, faire la vaisselle, lire un livre, dormir ou faire l’amour (pas
tout en même temps, je crois que ce n’est pas possible).

3. Tenons Internet du bon côté de la laisse


Faire avec Internet ne signifie pas ne rien faire.

Ne donnons pas foi aux réseaux sociaux porteurs


de « propos de bistrots »

(C’est dommage, d’ailleurs, d’appeler ça comme ça, car c’est sympa, les
bistrots.)

Ces porteurs de fausses infos, de polémiques haineuses – soutenus par la


loupe des chaînes d’info et autres émissions d’infotainment (mélange
d’infos et de divertissement) – ne sont que des trompe-l’œil.

Je reviens à Ginette Kolinka, qui intervient depuis des années dans les
classes de CM2 pour témoigner de son expérience de déportée. À la
question : « Souffrez-vous de voir, sur les réseaux sociaux, cette
recrudescence de négationnisme sur les camps de concentration ? », Ginette
Kolinka répond 4 :

[…] Je ne crois que ce que je vois et ce n’est pas sur les réseaux sociaux. Quand je
vais dans les écoles, je ne vois rien de tout ça. Il y a toutes sortes d’élèves : ils
écoutent tous ! Faut-il parler de ces quelques-uns qui font du bruit, sur les réseaux
sociaux, ou faire semblant de ne rien entendre ? Ça, c’est une question que je me
pose […].

Bonne question. Je dirais même : « That is the question. »

Faisons le tri dans nos « amis »

De temps en temps, nettoyez vos abonnements, ne gardez que ceux qui


vous informent, vous amusent, vous intéressent. Ça prend du temps mais,
vous verrez, dès le lendemain, vous vous sentirez mieux, quelque chose
comme « plus léger ».

Résistons aux sirènes de la fausse notoriété


Celle qui fait bomber notre abdomen selon le nombre de likes que l’on
obtient. Entretenir cet agissement, c’est faire courir un grand danger à nos
enfants, aux personnes isolées et fragiles. Avez-vous remarqué que ce sont
toujours les belles et les beaux (pour le coup on arrive à l’égalité homme-
femme, aussi crétins les uns que les autres) qui changent le plus souvent
leur photo de profil ? S’ensuit toujours un troupeau de chèvres en
transhumance dans les commentaires : « Bêêêêlllle ! », « Bôôôô ! »… Est-
ce vraiment nécessaire ? Que ressentent les moches, les non-beaux quand
pour eux les commentaires deviennent : « Tu as l’air en forme ! », « Quelle
jolie robe ! »… ? Moi, je ne prends aucun risque et ne change jamais de
photo. Pas envie de tomber sur : « Tu as changé de lunettes ? Elles te vont
très bien ! »

Mais cette course à la notoriété ne passe pas que par le physique. Certains
se pensent très intelligents au prorata des likes récupérés. Je me souviens
d’une personne qui se vantait d’avoir clashé Obama via Twitter : « Je ne
me suis pas gênée pour lui dire qu’il nous avait bien enc… à sec, avec des
graviers dedans ! » Elle avait dû manger un truc pas frais la veille. Je ne
sais pas. Elle se l’est pétée toute la journée, en nous montrant le nombre de
pouces levés qu’elle avait recueillis ! Surexcitée. Le président des États-
Unis, ô surprise, n’a pas répondu. Selon elle, il s’étais écrasé. Oui, mais
bien sûr !

4. Répandons la bienveillance, elle


est contagieuse

Montons le son sur la politesse

On dit toujours « bonjour », « pardon », « merci », « allez-y », « après


vous » (mais on ne s’excuse plus quand c’est l’autre qui vous bouscule !
lisez le commandement no 5), « vous voulez le dernier morceau de
poulet ? »… Mais plus fort que d’habitude. Vous aurez parfois l’air
ridicule, mais cela contaminera les autres. Faites l’essai, dans un ascenseur,
dans un commerce… Vous prendrez quelques râteaux, mais petit à petit,
l’autre vous répondra.

Soutenons la jeunesse

Encourager la jeunesse, c’est soutenir sa curiosité, ses doutes. Il faut la


considérer, l’écouter. Elle est notre avenir et, d’après mon enquête, ce serait
une belle jeunesse qui pointe le bout de son nez. Elle relève peu à peu la
tête des écrans, prend conscience des enjeux écologiques, migratoires. Elle
s’élève contre un patriarcat millénaire. Depuis peu (cet automne 2019), ces
jeunes manifestent leur ras-le-bol du soupçon d’égocentrisme dont on les
affuble 5 par un « OK, Boomer ! », une façon de dire aux baby-boomers :
« Parle à ma main ! », et ainsi leur signifier d’arrêter de leur donner des
leçons, vu le monde qu’ils leur ont laissé. Pour le New York Times, cette
repartie signerait « la fin des relations amicales entre les générations ».
Moi, je pense que c’est plutôt la marque d’une véritable prise en main de
leur avenir.

Prenons soin de nos aînés

Ils sont celles et ceux qui savent avant nous. Écoutons leur expérience, leur
récit. Chaque vie est un roman.

5. Ne nous laissons plus emmerder !


Non, ce n’est pas devenir un gougnafier. Mais quand ce dernier vous pique
trois places dans la file d’attente au ciné ou à la boulangerie, eh bien prenez
la parole. Faites-lui remarquer, devant tout le monde, que vous étiez là
avant. Il est possible que vous soyez soutenu et qu’il recule enfin, ou qu’il
hésitera la fois d’après. Si vous avez besoin d’un argument d’autorité
(comme vu précédemment), je vous indique une chronique du psychiatre
Christophe André qui, malgré son calme et sa sagesse, prône lui aussi une
« correction fraternelle laïque 6 » (merci de me permettre de reproduire vos
précieux propos).

[…] Avant de parler aujourd’hui des emmerdeurs, j’aimerais bien parler des
« bienveilleurs ». Vous savez, toutes les personnes bienveillantes, polies,
respectueuses des règles : les propriétaires de chien qui ramassent leurs crottes ou
leur font faire dans le caniveau, les personnes qui tiennent la porte derrière elles, les
automobilistes qui freinent pour laisser traverser, en souriant, les piétons dans les
clous, les voyageurs qui passent leurs coups de téléphone depuis les plateformes
des trains…

Bref, les humains sympas qui font tout pour ne pas casser les pieds aux autres, voire
même pensent à les aider ! Ils sont majoritaires, heureusement ! C’est grâce à eux
que nos sociétés, que tous les groupes humains sont vivables et agréables. Mais on
ne les repère pas, ils œuvrent en silence et n’attirent pas notre attention. Comme dit
le proverbe : l’arbre qui tombe fait plus de bruit que la forêt qui pousse. Et nous
sommes plus choqués par un seul comportement incivique que par dix attitudes de
discret respect d’autrui. Ouvrons donc un peu mieux les yeux.

Bon, pour autant, les sagouins et les comportements crétins existent bel et bien. Les
personnes qui mettent leur sono à fond sur la plage, les fumeurs qui cancérisent les
poumons des non-fumeurs sur les terrasses de café au printemps, les conducteurs
qui grillent la priorité ou ceux qui garent leur grosse voiture en double file devant la
boulangerie… […] Je l’avoue, je ne suis pas très doué pour rectifier les incivilités sur le
vif, comme ça, dans la rue, sur les trottoirs, dans le train… J’ai toujours un peu
tendance à laisser faire, à me dire que ce n’est pas très grave, que chacun est libre
et sera jugé tôt ou tard pour tout ça, ici-bas ou dans l’au-delà. Mais je sais que j’ai
tort, et aussi que ma tolérance, c’est plutôt de la paresse. Et je sais aussi que tout
groupe humain a besoin de s’autoréguler. Quand un de ses membres casse les
pieds des autres ou enfreint une règle importante de savoir-vivre, il est logique qu’il
soit remis en place, sans agressivité mais avec fermeté. Et il est important que tout le
monde le fasse. Les chrétiens ont pour cette démarche une belle expression : ils
parlent de « correction fraternelle », pour désigner l’attitude que l’on doit avoir
envers un de ses semblables qui vient à pécher. L’idéal de « correction fraternelle
laïque » me plaît beaucoup : aller tranquillement vers ceux qui transgressent en leur
demandant de cesser.

Sans les agresser : après tout, ça peut arriver à chacun d’être casse-pieds ou de
commettre une incivilité. Mais sans laisser passer : car si nous procédions tous,
régulièrement, à de telles corrections fraternelles régulières, nos quotidiens
changeraient sans doute en bien.
Récapitulons ensemble
les commandements :
1. Débarrassons-nous de la mésestime de nous-même
Prenons conscience de notre valeur ajoutée
Libérons-nous de la honte sociale
Réenchantons notre vie

2. Résistons aux injonctions de toutes sortes


Refusons de nous laisser « caser »
Devenons « color-blind »
Résistons aux sirènes de la consommation
Sortons du militantisme fainéant
Pratiquons l’exercice « Ho ! Hisse ! La saucisse ! »

3. Tenons Internet du bon côté de la laisse


Ne donnons pas foi aux réseaux sociaux
Faisons le tri dans nos « amis »
Résistons aux sirènes de la fausse notoriété

4. Répandons la bienveillance
Montons le son sur la politesse
Soutenons la jeunesse
Prenons soin de nos aînés

5. Ne nous laissons plus emmerder !

La révolte joyeuse des gens honnêtes


Chères lectrices, chers lecteurs. En plus de ces 5 commandements, à faire
seul∙e, je crois que nous devrions nous regrouper pour « une convergence
des luttes ». L’union fait la force, n’est-il pas ?

J’ai pensé à tout un tas de petites choses joyeuses à faire ensemble. Je sais
qu’elles paraîtront bien naïves, mais elles ne sont pas difficiles à mettre en
route et puis je suis certaine que nous sommes très nombreux, les naïves et
les naïfs. Regroupons-nous. On devrait bien se marrer. Parce que s’il n’y a
plus de joie, de rire, d’humour dans nos vies… au secours !

Allez, je me lance.

Création du label GH (gens honnêtes)


C’est une labellisation dont on gratifierait certaines émissions, des médias,
des manifs, des initiatives locales, des personnalités ou que sais-je encore. Il
nous faut un logo et des stickers !

Inventer des « ateliers de GH »


En se basant sur le fonctionnement des AA (Alcooliques Anonymes), on
organise des réunions, réservées aux gens honnêtes qui n’en peuvent plus
des gougnafiers, qui se passeraient un peu comme dans l’exemple qui suit
(et on boit un verre de bon vin après, c’est la différence avec les AA !) :

— Bonjour, je m’appelle Sarah.


(Tous ensemble :)
— Bonjour, Sarah !
— Voilà, cette semaine, j’ai réussi à ne pas m’énerver contre mon collègue. Je l’ai
laissé se plaindre de notre patron, de ses voisins, de sa belle-mère. Il est gonflé : il
pose arrêt maladie sur arrêt maladie pour refaire sa maison. Je n’ai pas essayé de le
raisonner, ni de l’engueuler.
(Applaudissements.)
— Sarah, as-tu ressenti un bien-être à ne plus t’énerver vainement après un
gougnafier ?
— Oh oui, et de la fierté ! Toute l’énergie que je n’ai pas dépensée à ressasser sur lui,
je l’ai mise chez moi, je pétais le feu avec mes enfants !
— Donc la méthode de la cloche a marché ?
— Oh oui, dès que j’ai vu mon collègue et qu’il a commencé à se plaindre, je l’ai
imaginé sous une cloche à fromages en verre. Comme ça, tous ses propos ripaient
sur la paroi.
(Applaudissements.)

#BalanceTonGH
Au début, je voulais lancer un hashtag « Balance ton gougnafier ». Mais au
fond, je ne ferais que reproduire une certaine gougnaferie, non ? Et puis,
pas besoin de répertorier les incivilités, on les a tous les jours dans les
7
médias .

Alors, je me suis dit que le hashtag « Balance ton gens honnête », ce serait
pas mal aussi. Qu’en pensez-vous ? Ce serait chouette de retrouver sur un
site, du type Tumblr, des témoignages de personnes honnêtes, d’actions
formidables (même si petites) qui nous ont marquées.

Bals GH
J’aimerais aussi, toujours sous cette appellation GH, organiser des bals
avec, tenez-vous bien : le retour du slow. C’est vrai, quoi, retrouver le
contact physique, une légère étreinte, c’est mieux que de se déhancher tout
seul en boîte en se recoiffant devant les miroirs, non ? On peut faire les
deux, remarquez. Alterner. Mais remettre le slow ! Ou le quart d’heure
américain (oui, ça fait daté…).

Manifs GH
Sur la même idée, organisons des manifs GH. Avec musique, danse et des
gros hugs. Je me souviens que les femmes Gilets jaunes ont fait ça, une fois.
Elles criaient « Des bisous ! Des bisous ! Pendant que nos hommes se
tapent, nous, on revendique la paix et l’amour. » Ouah ! Il suffisait de pas
grand-chose pour que ça prenne. J’étais déjà partie chercher mon gilet
jaune fluo dans le coffre de ma voiture, mais le temps de revenir du garage,
les gros relous avaient repris le devant de la scène… médiatique.

Des hackers de l’amour au service des GH


Il nous faudrait aussi des hackers de l’amour qui descendent sur les réseaux
sociaux et suppriment tous les messages de haine ! Des anonymous de la
love !

Brigades de GH
Et si, enfin, on organisait des brigades de GH qui, sur le mode du
happening, à heure H, surgissent dans un quartier et nettoient les rues, les
plages… au son d’une fanfare et de batucada pour qu’on entende les gens
honnêtes, pour une fois ?

Je m’inspire de ce flashmob, à Lille, réalisé par une centaine d’habitants.


Un gobelet est déposé par terre, devant une poubelle, et on attend. Les
piétons par centaines passent à côté, sans rien faire. Jusqu’à ce jeune
homme qui se baisse et le jette dans la poubelle. Et là, des centaines de
piétons surgissent. Applaudissements, fanfares, bouquets de fleurs,
embrassades : c’est génial. Et il faut voir la tête du garçon abasourdi par
cette ovation, qui rigole et n’en revient pas 8.

Si vous en avez, de folles idées comme celles-ci, n’hésitez pas à en faire


part ! Je réserve une place pour ces initiatives sur mon site :
liliane.roudiere.com. Je vous attends !

« Êtes-vous sûre d’être honnête ? »


(Test Marie-Claire, 12 mai 1939)
Avant de se quitter, je voulais partager avec vous ce test retrouvé dans mes
archives. Il vient d’un numéro de Marie-Claire daté du 12 mai 1939. Voyez
comme l’honnêteté était considérée (et comment on considérait les femmes,
beurk !). Je dirais que c’est un test transgénérationnel : les jeunes seront
obligés de faire appel à des aînés, car beaucoup de termes ou situations
doivent leur être inconnus, comme téléphoner en « inter » ou « ramener
une plume décatie » (moi-même, j’ai un doute) ou les « timbres du
bureau » (là, j’exagère un peu, je crois).
Voici le texte in extenso :

« Êtes-vous sûre d’être honnête ? »

« Examinez-vous très sincèrement vous-même ! Vous allez


suivre cette liste et, à mesure que vous répondrez à une
question, par oui ou par non. Toutes les questions auxquelles
vous pouvez répondre non vous valent 5 points, celles
auxquelles un examen sincère vous force à répondre oui vous
valent 0, 2, 3 ou 4 points selon les cas. Allez-y ! N’en parlez à
personne, faites votre examen de conscience vous-même et
voyez combien vous marquez de points. Notre conclusion est,
comme il est assez naturel, à la fin.

Questions Oui Non

1. Êtes-vous descendue mystérieusement de 2 pts 5 pts


l’autobus avant d’avoir fait contrôler votre
billet ?
2. Avez-vous téléphoné par l’inter et annoncé 0 5
une communication pour la ville ?
3. Avez-vous entendu une bonne histoire et 4 5
l’avez-vous racontée ensuite comme étant
de vous ?
4. Pour ne pas faire la queue à la Poste, 3 5
avez-vous, d’un pas de homard astucieux,
gagné traîtreusement des places ?
5. Avez-vous gardé un journal ou des 3 5
allumettes prêtés ?
0 5
0 5
6. Avez-vous gardé un paquet livré par
erreur ?
7. Avez-vous laissé passer un petit mensonge 4 5
ou une erreur sans protester ?

8. Avez-vous rajeuni insolemment un enfant, 3 5


vis-à-vis du contrôleur de chemin de fer, pour
payer moins cher ?
9. En passant la frontière, avez-vous, si peu 3 5
que ce soit, fraudé la douane ?
10. Avez-vous triché avec le contrôleur des 4 5
contributions ?
11. Avez-vous rendu, à un magasin, une petite 2 5
plume légèrement décatie, en jurant qu’on
vous l’avait livrée sous cet aspect triste et
anémique ?
12. Lorsqu’un téléphone public où vous avez 4 5
mis 20 sous vous rend subitement trois francs,
les gardez-vous ?
13. Utilisez-vous, pour votre correspondance 2 5
personnelle, les timbres du bureau ?
14. Êtes-vous capable de tricher au jeu ? 2 5
15. Êtes-vous capable de faire circuler une 2 5
pièce fausse en sachant qu’elle est fausse ?
16. Si vous avez attrapé une contravention, 2 5
racontez-vous l’événement en vous prêtant
un rôle héroïque ?
Faites maintenant le total des points. Si vous n’avez que
40 points, vous êtes une petite vilaine. 50, c’est moyen. 60 et
au-dessus, c’est très convenable. 80, c’est le maximum et c’est
admirable (de deux choses l’une : ou c’est vrai et vous ne devez
pas être facile à vivre, ou c’est faux, et vous dites cela pour
nous étonner, et, par conséquent vous trichez et en ce cas-là,
vous n’êtes pas honnête.) »

1. Des expérimentations sont déjà en cours et les résultats sont étonnants.


2. Voir Bibliographie.
3. Ghada Hatem-Gantzer, directrice de la Maison des Femmes de Saint-Denis, reconnaît
que de nombreux stagiaires, après cette immersion dans son centre, déclarent : « Je ne me
plaindrai plus jamais. »
4. On n’est pas couché, France 2, 1er juin 2019.
5. Voir « Les millenials ou la naissance “moi d’abord” ? ».
6. Chronique « Comment se défendre contre les agressions et manipulations verbales ? »,
dans l’émission Grand bien vous fasse d’Ali Rebeihi, sur France Inter, 9 avril 2019.
7. Voir « Les médias : à la recherche de l’analyse perdue ».
8. La vidéo est disponible sur YouTube.
« Un jour, j’irai vivre en Théorie,
car en Théorie, tout se passe bien. »

Pierre Desproges
Du « cœurage » !

Ne faisons pas le deuil d’un idéal de sens commun, de « vivre-ensemble ».


Ne pensons pas que nous sommes au bout de l’humanité. Ce qui se passe
aujourd’hui ressemble fort à hier. Savez-vous de quand date le texte
suivant ?

Qu’est-ce que la France de … [solution ci-dessous] ? Un pays exclusivement


occupé d’intérêts matériels, sans patriotisme, sans conscience, où le pouvoir est
sans force, où l’élection, fruit du libre arbitre et de la liberté politique, n’élève que les
médiocrités, où la force brutale est devenue nécessaire contre les violences
populaires, et où la discussion, étendue aux moindres choses, étouffe toute action
du corps politique ; où l’argent domine toutes les questions, et où l’individualisme,
produit horrible de la division à l’infini des héritages qui supprime la famille, dévorera
tout, même la nation, que l’égoïsme livrera quelque jour à l’invasion.

Ce texte de Balzac 1 date de 1848. Vous voyez, il n’y avait pas Internet, pas
de neurosciences, pas d’intelligence artificielle, pas de robots, pas de
mondialisation. Et toujours le seul et unique problème : le profit, la
domination et l’individualisme. Ce sont nos seuls ennemis et il faut
absolument faire basculer ce paradigme. Nous avons, nous, gens honnêtes,
la mission de réparer cette société. L’enjeu est de taille car nous devons
nous entraider, répandre l’altruisme pour vivre ensemble. Et clouer le bec
aux gougnafiers. Vivre ensemble en ce début de siècle, c’est aussi vivre avec
la nature. Et si on n’est pas ensemble, eh bien, comment dire… c’est bien
elle, la nature, la terre qui nous héberge, et gare à l’expropriation ! Comme
le disait Léonard de Vinci : « Scrute la nature, c’est là qu’est ton futur. »
(Et j’ai envie d’ajouter : « Yo ! »)
Vous voyez, on n’a pas le choix. Pas d’autre choix. Les gens honnêtes,
majoritaires, je le répète, doivent se soulever. Ils sont, vous êtes, nous
sommes la seule chance de ce pays. Il existe de nombreux talents non
médiatisés, non médaillés, qui ont des cerveaux bien faits et ne remontent
pas à la surface. Mettons-nous bien ça dans la tête. Il nous manque peut-
être la foi. Les gens qui ont une croyance ont beaucoup plus tendance au
prosélytisme. Inventons une nouvelle religion (laïque, hein !) : le
« cœurage » ! De l’audace, du courage et du cœur !

Je suis certaine que le mouvement du balancier est en notre faveur.


Préparons-nous à quelques à-coups, mais aussi au retour des jours
lumineux et joyeux. Je ne veux pas croire que nous ne portons pas en
chacun∙e de nous un peu de cette lumière, de cette chaleur. Que notre
souffle soit doux, qu’il aide aussi à rallumer le feu chez celles et ceux dont
les braises se sont refroidies.

Écrivez, manifestez, dansez, chantez, aimez, indignez- vous, photographiez,


peignez, fabriquez, créez, aidez, faites tout ce qui est à votre portée, là,
maintenant, avec les moyens du bord.

Vous êtes une vibration !

Rêveur·euse·s, fêlé·e·s, gens de la marge : soyez toutes et tous les


bienvenu·e·s !

1. Sur Catherine de Médicis, La Table Ronde, 2006.


Bibliographie

Voici quelques références des textes, documentaires, films, qui m’ont aidée,
d’une façon ou d’une autre.

J’ai beaucoup lu, discuté, rencontré, regardé. Pris beaucoup de notes. Il se


peut que, malgré ma grande vigilance, j’ai repris certains propos, sans citer
les auteur∙e∙s.
1
Si ceci est arrivé, je me réfugie derrière la cryptomnésie : « l’impression
erronée d’avoir produit une pensée (une idée, une chanson, une
plaisanterie), alors que cette pensée a été en réalité produite par quelqu’un
d’autre 2. »

Si ceci est arrivé, je cours acheter un martinet (ça existe encore, à 4 euros
environ, j’ai vérifié, pardi !) et me flagellerai.

Plus sérieusement, si c’est arrivé, je vous prie de bien vouloir me pardonner


et surtout m’en informer !

Rendez-vous sur mon site liliane.roudiere.com !

Livres

D’ordre général
Chimamanda Ngozi Adichie, Nous sommes tous des féministes, Folio,
2014.
Christophe André, Et n’oublie pas d’être heureux, Odile Jacob, 2014.

Honoré de Balzac, Le Code des gens honnêtes ou l’art de ne pas être dupe
des fripons, 1825.

Thierry Bedossa, Tout sur le toutou, Anne Carrière, 2015.

Carole Bouquet et Martine Brousse, Enfants maltraités, occupons-nous de


ce qui ne nous regarde pas, Le Cherche-Midi, 2019.

Henry Broch, L’Art du doute ou comment s’affranchir du prêt-à-penser,


éditions Book-e-book, 2008.

Gérald Bronner, Déchéance de rationalité, Grasset, 2019.

Edgar Cabanas et Eva Illouz, Happycratie. Comment le bonheur a pris le


contrôle de nos vies, Premier Parallèle, 2018.

Albert Camus, Le Premier Homme, Gallimard, 1994.

Mona Chollet, Chez soi, une odyssée de l’espace domestique, La


Découverte, Poche, 2016.

François Cusset, Le Déchaînement du monde. Logique nouvelle de la


violence, La Découverte, 2018.

Boris Cyrulnik, Les Nourritures affectives, Poches Odile Jacob, 1994.

Julia de Funès, Développement (im)personnel. Le succès d’une imposture,


Éditions de L’Observatoire, 2019.

Frans de Waal, Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence


des animaux ?, Les Liens qui libèrent, 2016.

Éric Dupin, Les Défricheurs, La Découverte, 2014.


Éric Dupond-Moretti et Hadrien Raccah, À la barre, Michel Lafon, 2019.

Marie-France Hirigoyen, Les Narcisse, La Découverte, 2019.

Naomi Klein, Dire non ne suffit plus, Actes Sud, 2017.

Ginette Kolinka, avec Marion Ruggieri, Retour à Birkenau, Grasset, 2019.

Élodie Mielczareck, La Stratégie du caméléon. S’adapter à tous les profils


grâce à la communication non verbale, Le Cherche-Midi, 2019.

Delphine Minoui, Les Passeurs de livres de Daraya, Points, 2018.

Lionel et Karine Naccache, Parlez-vous cerveau ?, Poches Odile Jacob,


2018.

George Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres, Éditions 10/18, 1982.

Bruno Patino, La Civilisation du poisson rouge, Grasset, 2019.

Charles Pépin, La Confiance en soi, Allary, 2018.

Sylvaine Perragin, Le Salaire de la peine. Le business de la souffrance au


travail, Don Quichotte, Le Seuil, 2019.

Mary Plard, Paternités imposées, Les Liens qui libèrent, 2013.

Didier Pleux, De l’adulte roi à l’adulte tyran, Odile Jacob, 2012.

Serge Portelli, Qui suis-je pour juger l’autre ?, Le Sonneur, 2019.

Ollivier Pourriol, On/Off, Nil, 2013.

Alain Pujol, La Fabrique du monstre, Poche, 2017.

Muriel Salmona, Le Livre noir des violences sexuelles, Dunod, 2018.


Arthur Schopenhauer, L’Art d’avoir toujours raison, Librio, 2014.

Michel Serres, C’était mieux avant !, Le Pommier, 2017.

Émile Servan-Schreiber, Super collectif. La nouvelle puissance de nos


intelligences, Fayard, 2018.

Mathieu Simonet, Anne-Sarah K., Le Seuil, 2019.

Akli Tadjer, Qui n’est pas raciste ici ?, JC Lattès, 2019.

Christiane Taubira, Murmures à la jeunesse, Philippe Rey, 2016.

Brice Teinturier, « Plus rien à faire, plus rien à foutre », la vraie crise de la
démocratie, Robert Laffont, 2017.

Sylvain Tesson, Une très légère oscillation, Pocket, 2017.

David Thomson, Les Revenants. Ils étaient partis faire le jihad, ils sont de
retour en France, Les Jours, Le Seuil, 2016.

Marc Trévidic, Qui a peur du Petit Méchant Juge ?, JC Lattès, 2014.

Émile Zola, L’Assommoir, Poche, 1971.

Sur les cons


François Cavanna, Et le singe devint con. L’aurore de l’humanité, Le Livre
de Poche, 1986.

Étienne Liebig, Les Nouveaux Cons, J’ai Lu, 2012.

Jean-François Marmion, Psychologie de la connerie, Sciences Humaines,


2018.

Maxime Rovere, Que faire des cons ?, Flammarion, 2019.


Robert Sutton, Kit de survie face aux sales cons. Les repérer, s’en protéger,
Vuibert, 2018.

Films et documentaires
Akhenaton et Didier Darwin, Conte de la frustation, téléfilm, 2010.

Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade, Vers un monde altruiste ?,


documentaire Arte France, 2015.

Grand Corps Malade et Mehdi Idir, La Vie scolaire, film Mandarin


Production, Kallouche Cinéma, 2019.

Ladj Ly, Les Misérables, film SRAB Films, 2019.

Delphine Minoui et Bruno Joucia, Daraya, la bibliothèque sous les


bombes, documentaire Brotherfilms, 2018.

1.  Sur le sujet : Franck Thilliez, Le Manuscrit inachevé, Poche, 2018.


2.  Définition Wikipédia.
Remerciements

Je remercie du fond du cœur celles et ceux qui ont soutenu ce projet.

Tout d’abord, ce que je nomme « mon premier cercle », famille (je vous
aime), ami·e·s, qui a eu à supporter les affres de ma réflexion, de mes
doutes et tutti quanti. Merci !

Je remercie chaleureusement celles et ceux qui ont accepté de témoigner


sincèrement, de s’exprimer sans langue de bois. Ils n’apparaissent pas tous
dans l’ouvrage, mais qu’ils sachent que leurs propos ont aidé à l’enrichir.

Je remercie aussi, tout autant, celles et ceux qui, même s’ils n’ont pas
souhaité témoigner, ont eu la délicatesse de répondre et m’expliquer
pourquoi.

Je remercie Christelle Graillot qui s’est emparée du projet.

Je remercie First Éditions pour leur confiance et leur soutien. Tout d’abord
Laure-Hélène Accaoui, puis Louise Mailloux et Marjorie Poitte.

Enfin, je remercie feu le précieux Cavanna, car il est celui que j’ai entendu
pour la première fois prononcer ce mot « gougnafier » ! Ce mot ne m’a
plus quittée.

Merci à :

Akhenaton – Christophe André – Yvonne Barrette – Thierry Bedossa –


Philippe Bertrand – Camille Besse – Maryse Bessaguet – Anne-Céline
Beyssac – Gilles Bonjour – Brigitte Bouillot – Elizabeth Cooper – Boris
Cyrulnik – Helder Da Nazare – Caroline Destais-Brochain – Patricia
Dikmann et son équipe des Enfants de la Balle – Doudou – Antonio
Fischetti – Nathalie Floret – Vanessa Foucher – Alain Franciosa – Gabriel –
Thierry Gaches – Sybil Gerbaud – Laurence Giordano – Bernard Gomel –
Grand Corps Malade – Mélissa Gruenzig – Alain Guyard – Ghada Hatem-
Gantzer – François Hollande – Sophie Jarreau – Karim – Anne-Sarah
Kertudo – Taline Kortian – Éric La Blanche – Marion Lecuyer – Valérie
Lefebvre – Éric Levieux – Étienne Liebig – Margot Loizillon – Louisa –
Martine – Michel Mary – Jeanne Massart – Christophe Meireis – Léna
Meynard – Leslie Molko – Lionel et Karine Naccache – Élisabeth Paquotte
– Sylvaine Perragin – Juliette Plagnet – Mary Plard – Didier Pleux –
Ollivier Pourriol – Juliette Prados – Réelles (podcast d’Estelle Abbou) –
Virginie Roels – Carole Roudière – Cécile Sarafis – Colo Tavernier –
Thomas – Marc Trévidic – Fabrice Virgili – Isabelle Vonlanthen.

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