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Tout est arrivé à Chambala.

Ce matin-là mon père avait décidé qu’il était temps de récolter. Les paysans ont arraché

les fruits des arbustes maternels. Soudain, quelque chose dut bouger pour que ma mère se

redresse et cherche dans le ciel. Personne d’autre n’avait senti cette petite molécule dans

l’univers qui voulait vivre, sinon elle, qui à la lisière de la fécondité se maintenait alerte face à

ce dessein qui n’a pas voulu attendre et a cherché à pénétrer sa peau usée, comme un rayon de

soleil pressé de pénétrer dans le sable millénaire.

Neuf mois après, alors que la bruine tombait sur les palissades de Lima, ma mère me

donnerait à connaître une autre forme de lumière. Aujourd’hui encore je peux sentir mon

regard glisser sur son tunnel rosé, ses battements contre ma tête alors que je vois une lumière

brillante s’approcher et s’éloigner de moi, le sang se coller à mes lèvres et un éclair jaillir de

mon nombril, l’indésirée asphyxie devient une douleur qui vivra toujours collée à ma gorge.

Aujourd’hui encore, je peux sentir ce rayon de lumière qui a traversé l’air de Chambala pour

concevoir mes yeux, mes mains, tous mes organes dans le vieux labyrinthe de son corps.

Je lui dédie ce livre, à elle, paysanne d’Akamichi. Ces pages où habitent vivants et

morts, et avec lequel j’évoque les saules et les bambous, les joncs et les nuages, les cerfs, les

chats sauvages, les cannes de quayaquil et les grenouilles qui un jour ont prospéré dans la

région de Chambala, aujourd’hui peuplée de tillandsias maltraitées, oxydée par la bruine de

cadmium et de zinc qui tombe macabrement sur ses semis et ses canaux, sur les cœurs des

gens qui la peuplent. Poussière de métal qui cache ma lune de janvier, sol stérile qui

succombe devant la marée de ciment qui condamne à l’exil les étoiles et le cresson, les

sauterelles, les hiboux et les mille-pattes vers les recoins les plus inhabitables de la terre.
Chambala était un chemin. Tous les villages l’étaient, comme la nature entière,

aujourd’hui détruite.

Comment retourner à l’enfance ? comment retrouver les pastèques des étés

interminables, mes petites complices qui ont migré vers des métropoles lointaines pour

chercher fortune ? comment faire revivre mes morts, ma mère que le silence m’a arrachée ?

Rillke me disait d’avoir de la patience avec tout ce qui dans le cœur reste sans réponse,

de vivre les questions, et qu’un jour ma vie entrerait dans les réponses. J’attends encore cette

aube désirée. Ce livre naît de cette foi car je sens que les mots, magiques et déchirants, seront

ma seule tentative.

Tillandsias

(Lorsque le vert s’en fut de Chambala)

Des restes de ce qui jadis fut des bras et des jambes dépassent de la poussière. Fémures,

main, pouces qui ont amassé l’argile et recueilli jour après jours des morceaux gelés de la

puna.

Nieveria. Enfant j’ai parcouru ton sol ; je tombais sur des effilochures de couleurs qui

émergeait de l’obscurité du passé. Mes doigts ont attrapé des crânes que les vautours avaient

dédaignés et dans leurs orbites vides je pouvais lire que sur cette terre ils avait déposé leur

ferveur, qu’ils s’étaient inclinés devant des statuettes et qu’ils avaient fièrement lutté pour

garder leurs coffres. Enfants, nous nous perdions dans le labyrinthe de leurs ruines et faisions
des paris sur où était la cuisine, la chambre, le berceau, pour ordonner leurs âmes et garder

cette portion d’air dans les poumons.

Pour vivre.

Autrefois, le ciel était hors d’atteinte, à présent la neige est fondue. La ville a imposé

son sceau, elle a confisqué lemanteau vert de Chambala et nous sommes restés là, sans

nuages, sans moineaux ni crapauds pour nous réfugier dans l’enfance, que sait le commerçant

de l’encre violacée qui se répand dans le couchant ? leurs consciences seront-elles torturées

par le ciel égorgé, l’eau morte, le passé amputé, si jamais ils n’ont eu de racines ?

Avec une règle ils divisent le foyer des grillons et des cigales, ils scellent les canaux et

mettent les feuilles sur un bûcher pour marquer mille cuisines, trois mille buanderies, six

mille chambres, quatorze mille fenêtres, vingt mille murs, huit cent mille morceaux de ciment

morts qui ne sauront rien de cette terre, ni des exils d’où était venu mon père, ni du sang que

versa ma mère à chaque naissance, ni des raisons pour lesquelles nous sommes restés ici

malgré les mauvaises récoltes.

A l’école j’ai mémorisé des héros et des batailles, les idéaux d’une patrie construite

avec amour et sacrifice. J’ai attentivement appris mes devoirs : attraper la vie en japonais, tout

reconstruire en castillan, aimer en uchinaguchi et observer le quechua filtrer tel un nuage par

la fenêtre.

Quand j’étais petite, l’algèbre était dur. Aujourd’hui d’autres amertumes accompagnent

mon chemin vers la vieillesse. Hier, depuis ma fenêtre j’ai vu tomber notre invincible pacay.

Pour la douleur mes yeux ont couru vers les tillandsias, fidèles et collées aux collines,

spectatrices pleines de sagesse qui contemplaient dans leur silence la chute de ma main sur un

point du papier,
Mon sacrifice,

Ma défaite annoncée,

Comment ma vie ne pourrait jamais entrer dans les réponses.

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