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CHRONIQUES

André Zavriew

Les origines
de la géométrie
crivain fécond, brillant, séduisant, Michel
Serres est à l'aise en tout sujet. Son ancrage,
ce sont les mathématiques et la philosophie.
En 1968, sa thèse s'intitulait le Système de
Leibniz et ses modèles mathématiques. En 1977,
il publiait la Naissance de la physique dans le
texte de Lucrèce. Mais, entre-temps et depuis,
combien de volumes lui ont permis des voltes
Les Origines
de la géométrie
rapides, des déplacements vertigineux à travers
de MichelSerres l'ensemble des territoires culturels? Esthétiques.
Sur Carpaccio, jouvences (surJules Verne), Feux
et signaux de brume, Zola et l'on n'oubliera pas
les quatre recueils d'essais placés sous le patro-
nage d'Hermès. Ou, plus récemment, le Contrat
naturel, sur les problèmes de l'environnement et
le Tiers-Instruit, sur ceux de l'éducation. Pour-
quoi dissimuler notre admiration pour un esprit
aussi agile qui excelle à établir des « rapports» -
c'est l'essence des mathématiques - entre les
domaines les plus divers et qui sait poser les
questions centrales de notre temps en suivant les
parcours les plus inattendus? Il va de soi qu'un
don d'expression qui a peu d'équivalents est au
service de cette virtuosité dialectique.
Il est difficile de ne pas être étourdi par le début
éblouissant des Origines de la géométrie (1).
Michel Serres nous interpelle de partout. Y a-t-il
un commencement, une histoire de la géométrie?
y a-t-il une histoire tout court? Qu'est-ce que le
temps? Le temps dont on imagine faussement
qu'il « coule» comme un fleuve. Mais l'eau d'un
fleuve ne « coule » pas, courants et contre-
courants mêlés. De même la source ne devient
origine que si, accumulée en un bassin, l'eau
atteint un certain seuil, à partir duquel elle

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REVUE DES DEUX MONDES JUIN 1993
ESSAIS

« percole » (c'est-à-dire: filtre, sens du mot latin


colare). Toute origine est donc résultat. D'où a
« percolé » la géométrie? Est-ce à partir d'Anaxi-
mandre, l'inventeur de Yapeiron, l'infini (ou est-
ce l'indéfini ?), qui désigne l'espace (( ouvert sans
bord, sans pli, retrait ou fermé », condition
première d'une pensée géométrique? Ou bien
faut-il, comme certains, croire que la géométrie
est née d'une révolution politique - qu'elle reflé-
terait -, du passage de l'organisation hiérarchisée
(le roi) à la cité isonomique (la démocratie) ?Mais,
affirme Michel Serres, cette coupure prétendue
n'existe pas. Société royale et société égalitaire
antique procèdent également par exclusion: aux
sujets sont simplement substitués les esclaves. La
structure n'a fait que « pivoter ».
Non qu'un lien entre conditions sociales et pen-
sée mathématique soit à écarter. Inspiré peut-être
par l'image frappante de Thalès découvrant son
« théorème» à l'ombre de la pyramide (soit le
tombeau du Pharaon), inspiré plus encore par la
théorie du « désir mimétique » de René Girard, à
laquelle Michel Serres aime se référer, un curieux
développement suggère que l'espace géométri-
que, l'espace « centré », s'inscrirait sur fond de
violence originelle. Le « centre» est l'épieu (ken-
tron) fiché dans le corps du souverain lynché, de
la « victime royale », Cette « scène primitive» serait
corroborée par le mot célèbre de Diogène à
Alexandre. Il faut que le souverain soit « ôté du
soleil » pour que la pensée scientifique puisse
prendre son envol...
Peu à peu les turbulences s'apaisent, les contours
se précisent. Nous nous retrouvons dans un
Retour
paysage familier. Thalès, Pythagore, Platon, dansun paysage
Euclide. Thalès mesurant la hauteur inaccessible familier
de la pyramide d'après son ombre portée, « in-
vente l'échelle », c'est-à-dire le rapport (logos) et
le transport par la proportion juste de l'objet au
modèle qui en permet le calcul (la géométrie, en
somme). Pythagore, établissant que le carré de 1. Flammarion, 338p.

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CHRONIQUES
l'hypoténuse est égal à la somme des carrés des
deux autres côtés, amène au constat de l'in-
commensurabilité de la diagonale du carré avec
l'un quelconque de ses côtés. Donc à la décou-
verte des nombres irrationnels. Un scandale logi-
que, rappelle Michel Serres, qui, par le discrédit
jeté sur l'arithmétique pythagoricienne, entraî-
nera l'essor de la géométrie. Celle-ci, en effet,
comme le suggère Socrate dans un passage du
Ménon longuement cité, peut montrer et démon-
trer dans l'espace ce qu'il n'est pas possible de
calculer. Voie royale qui conduit à Euclide.
A cet instant où se séparent deux mathématiques
- celle du calcul, d'origine babylonienne, qui
Mais
d'où vient
resurgira décisivement avec le calcul infinitésimal
donc la au XVIIe siècle et triomphe aujourd'hui et l'autre,
géométrie? qui dessine les figures fécondes de la géométrie
classique, invente le raisonnement démonstratif
et sera « lepremierlangage dessciences, lagenèse
du grand discours de science» - où en sommes-
nous? Nous le voyons bien: non pas sans doute
au premier filet de la source initiale, mais au
moment où les eaux du savoir rassemblées peu-
vent « percoler ». Au seuil fondamental à partir
duquel le fleuve du savoir humain peut s'écouler.
Mais d'où vient, si l'on a toujours la faiblesse de
vouloir connaître l'origine de l'origine, d'où vient
donc la géométrie? Michel Serres cite finalement
le texte célèbre d'Hérodote (II, 109) qui l'attribue
aux Egyptiens,et précisément à l'édit de Sésostris,
ordonnant à ses fonctionnaires, après chaque
crue exceptionnelle du Nil, d'aller effectuer sur le
terrain les relevés permettant de réduire propor-
tionnellement les impôts des paysans dont les
terres auraient été inondées : la géométrie, « me-
sure de la terre », la géométrie bienfaisante
apporte donc de surcroît, dans les relations
humaines et la société, ce que nous appelons
mesure: la justice.
Trente-cinq ans pour écrire ce livre,nous rappelle
Michel Serres. Donnons-nous le temps, plus

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ESSAIS

court, que demandera sa lecture (elle n'exige


aucune connaissance des mathématiques, préci-
sons-le), Gôutons un peu, en profanes, la jubi-
lation lyrique (et le lyrisme ici n'est pas que
conceptuel) de pages qui sont un hommage à la
splendeur de la dernière des grandes inventions
humaines - après l'agriculture, l'élevage, le lan-

»,.
gage, l'écriture -, la dernière des « conditions de
l'histoire humaine

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