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La Croix -mercredi 18 janvier 2017

Parents&enfants 13

La solitude
des orphelins
La France compte
C
Mes résultats scolaires se sont

800 000 orphelins
effondrés et j’ai redoublé. Je n’arri-
vais plus à apprendre. J’avais perdu
toute confiance en moi et je ne me
sentais pas capable de réussir. Pen-

de moins de 25 ans.
dant ma deuxième seconde, j’ai
repris pied, grâce notamment aux
’est un drame de encouragements de ma maman et
toujours et pourtant mal connu. de ma meilleure amie. Je suis au-

À l’occasion de la
La France compte aujourd’hui jourd’hui étudiante en master de
800 000 orphelins de moins de psychologie. J’ai choisi d’exercer
25 ans. Ils ont perdu soit un de un métier humain. Ce choix est
leurs parents soit les deux. Mal- sans doute une façon pour moi de

publication d’une vaste


gré leur nombre conséquent, ces mettre mes pas dans ceux de mon
jeunes sont pourtant souvent ou- père puisqu’il était éducateur de
bliés. Gommés des statistiques et jeunes enfants. »
incorporés par l’Insee à la catégo-

enquête qui leur est


rie très hétéroclite des « familles
monoparentales », peu étudiés
« Chacune d’entre
par les sciences humaines, ils nous a vécu son
semblent appartenir à un autre
deuil à sa manière »

consacrée, plusieurs
temps. Celui où l’on parlait encore
de la mort.
Ayant surmonté l’épreuve la Sixtine, 24 ans
plus terrifiante aux yeux des en-

ont accepté de nous


fants – la perte d’un parent – les « J’ai perdu mon père quand
orphelins peuplent pour autant j’avais 10 ans. Nous étions au ski et
leur imaginaire. De la saga Harry il a fait une rupture d’anévrisme.
Potter aux innombrables films Nous sommes donc rentrées à la

raconter leur parcours.


d’animation dont ils sont les hé- maison à quatre : ma mère, moi et
ros (lire La Croix du 25 octobre mes deux sœurs.
2016). J’étais vraiment fan de mon père
Les adultes, eux, restent dé- et j’ai eu beaucoup de mal à ac-
munis. Même l’école a du mal à cepter son décès. Vers 13 ou 14 ans
les entourer. C’est le constat que encore, je pleurais tout le temps.
dresse une vaste enquête publiée Pourtant, je dois dire que j’ai été
en fin de semaine dernière par très soutenue. Quand je suis re-
l’organisme de prévoyance Ocirp tournée à l’école, par exemple, je
(lire page suivante). Pourtant, me souviens que tous les enfants
les attentes des orphelins sont ont voulu jouer avec moi. L’école
réelles. Témoignages. a même trouvé un travail d’assis-
tante maternelle à maman qui
« Personne était jusqu’alors mère au foyer. Les
amis ont été là aussi. L’Église était
ne m’a rien dit » pleine le jour des obsèques de mon
père. Maman n’a pas cuisiné pen-
Manon, 23 ans dant des semaines car ses copines
se sont relayées pour déposer des
«  Mon papa est décédé d’un petits plats.
AVC quand j’avais 17 ans. J’étais Pourtant, malgré toute cette
alors élève en classe de seconde. chaleur, chacune d’entre nous
Son décès est arrivé pendant les a vécu son deuil à sa manière.
vacances de Pâques si bien que Comme je parlais beaucoup,
quand je suis rentrée au lycée, ma j’abordais facilement le sujet avec
vie avait basculé. Tout le monde le mes copines. À l’inverse, ma sœur
savait car ma mère avait prévenu aînée s’est refermée comme une
l’établissement. Néanmoins, per- huître. Je ne parlais pas de papa à
sonne ne m’a rien dit. Dans les la maison car je savais que maman
couloirs, on me regardait avec pi- allait pleurer et cela me faisait
tié mais sans me parler. C’était in- trop mal de la voir comme ça. Il
supportable. Les professeurs n’ont est d’ailleurs très récent que nous
rien dit non plus, et je n’ai même puissions parler de lui en famille
pas rencontré l’infirmière scolaire. sans être trop tristes. Tout cela a
Je regrettais cette indifférence et, pris énormément de temps.
en même temps, je ne voulais sur- Aujourd’hui, j’ai grandi. Je tra-
tout pas devenir “la-petite-orphe- vaille désormais dans un service
line-que-tout-le-monde-plaint”. hospitalier de pédiatrie. Dans
Donc je ne montrais rien. Les enfants confrontés à la perte d’un parent se sentent très souvent isolés. Alexa Brunet / Transit / Picturetank Suite page 14. P P P
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14 Parents&enfants
La parole rare des orphelins

« Il existe des réseaux sociaux et des forums sur tout et


n’importe quoi mais pas sur ce sujet. Il y a trop de pudeur. »
L’école tâtonne face
à un drame fréquent
Ainsi, 94 % des enseignants inter-
tUn élève par classe rogés estiment être sensibles et at-
serait orphelin, deux par tentifs à la situation d’un élève or-
classe au lycée. Pourtant, phelin mais 62 % pensent aussi ne
les enseignants restent peu pas avoir la formation requise pour
préparés à les accueillir. y répondre au mieux. Du coup,
85 % d’entre eux plébiscitent l’idée

«
J
’avoue que nous tâtonnons », d’un guide des bonnes pratiques.
explique ce dire c teur Les orphelins interrogés expri-
d’école primaire de l’ensei- ment le profond désarroi scolaire
gnement catholique. Dans son éta- ressenti quand ils ont perdu leur
blissement, une petite élève de CM1 parent et les attentes paradoxales
vient de perdre son papa. Quatre qu’ils ont vis-à-vis de l’école. Ainsi,
institutrices ont assisté à la messe 73 % estiment être revenus rapide-
d’enterrement, ainsi que des élèves, ment après le décès de leur parent
le parent correspondant et la caté- et 66 % se sont sentis différents des
chiste de la classe, et jusqu’aux di- autres lors de ce retour. 31 % d’entre
vers membres de la direction du eux ne souhaitaient pas en parler
« On nous a tellement appris à nous taire qu’il reste très difficile de nous exprimer », groupe scolaire. Un geste très ap- et 30 % ne voulaient pas qu’on leur
explique Florence, qui a perdu sa mère à l’âge de 3 ans. Stéphanie Tetu / Picturetank précié. « Nous allons maintenant
accompagner cette élève dans la « Lorsqu’un enfant
Suite de la page 13. durée, même si nous ne savons pas
P P P l’exercice de mon métier, on ans plus tard, ma grand-mère a fini très bien comment nous y prendre », ou un adolescent
me remercie pour ma douceur, ma
patience et je crois que cela vient
par me dire que je ne la reverrais
plus. Je me souviens que je suis
repères avoue encore ce directeur.
En pareil cas, dans l’enseigne-
devient orphelin,
de mon expérience personnelle du partie en criant mais qu’au fond de ment public, chaque établissement il n’a pas envie d’être
deuil. Trois enfants sont morts pen- moi j’étais soulagée. Il y a quelques Une association bénéficie de l’aide d’un psycholo- surexposé au regard
dant mes sept premiers mois dans années seulement, ma marraine interpelle les candidats gue, explique de son côté Christine
ce service. Il est toujours très com- m’a parlé de ma mère. Grâce à ses à l’élection présidentielle Jarrige, psychologue de l’éducation des autres. Il peut
pliqué d’accepter la mort d’un en- mots, je l’ai vu revivre. Enfin ! nationale. « Nous avons un rôle de avoir besoin de se
fant mais je suis peut-être un peu Vivre avec cette absence a eu La Fédération des conjoints soutien des jeunes en souffrance
moins mal à l’aise que d’autres face des conséquences très impor- survivants (Favec) est une comme des professeurs désempa- confier, sans que
à la douleur des familles. Je la com- tantes jusque dans ma vie d’adulte. association à but non lucratif rés. » Pour autant, cette aide n’in- sa situation ne
prends en profondeur. » J’ai été très angoissée pendant qui défend les droits tervient qu’au cas par cas, quand
mes grossesses par exemple. Et des conjoints survivants des difficultés particulières sont devienne le sujet
« Vivre avec j’ai élevé mes enfants en maman et parents d’orphelins. En repérées par le professeur princi- de la cour de récré. »
poule. Ils ont 16 et 20  ans au- vue de la présidentielle, pal notamment. Seuls sont épau-
cette absence a eu jourd’hui. Pourtant, ma fille me dit elle présente plusieurs reven- lés les plus fragiles, sans protocoles
des conséquences parfois qu’elle a peur de me perdre.
Cela peu paraître bête venant de
dications aux candidats. préétablis là non plus. Malgré sa
bonne volonté, l’éducation natio-
en parle. Près de six sur dix (59 %)
ont fait comme si de rien n’était.
très importantes » quelqu’un de mon âge mais je res- Pour les veufs et veuves, nale reste donc largement dému- « Lorsqu’un enfant ou un adoles-
sens encore un manque. Et il m’ar- la Favec demande un relève- nie face au drame des orphelins. cent devient orphelin, il n’a pas envie
Florence Valet, 45 ans (1) rive d’envier les femmes de mon ment du taux des pensions Ce constat ressort aussi d’une vaste d’être surexposé au regard des autres.
âge qui font les magasins avec leur de réversion, un nouveau enquête menée par la fondation Il peut avoir besoin de se confier, sans
« Je fais partie des vieux orphe- mère et qui rient avec elle, quand calcul des allocations veuvage, Ocirp, organisme de prévoyance, que sa situation ne devienne le sujet
lins, puisque j’ai 45 ans, mais j’ai j’en croise au détour d’un rayon. ainsi qu’une meilleure en partenariat avec l’Ifop, auprès de de la cour de récré », analyse le pé-
aussi été une très jeune orpheline, J’ai pensé que, sur Internet, « justice fiscale ». 1 083 personnes devenues orphe- dopsychiatre Patrick Ben Soussan,
puisque j’ai perdu ma mère à 3 ans. je pourrais trouver un espace lines au cours de leur scolarité et de expert invité par l’Ocirp.
Cela signifie que je n’ai même pas d’échanges. Il existe des réseaux Pour les orphelins, 940 professionnels de l’éducation. La mort d’un parent est par
de souvenirs d’elle. Je ne connais sociaux et des forums sur tout et elle demande la création Quand est-il souhaitable que ailleurs lourde de conséquences
ni son odeur, ni le son de sa voix n’importe quoi mais pas sur ce d’une allocation spécifique l’enfant retourne à l’école ? Les sur les résultats scolaires. Ainsi,
par exemple. sujet. Il y a trop de pudeur. Et on différente du soutien fami- professeurs doivent-ils en parler 77 % des élèves orphelins indi-
Quand elle est décédée, personne nous a tellement appris à nous lial actuel, calculé en fonction ouvertement aux autres élèves ? quent au moins un impact négatif
n’a osé me le dire. Je l’ai donc at- taire qu’il reste très difficile de des ressources. Son montant Comment exprimer sa compas- sur leur scolarité. Beaucoup res-
tendue. On me disait qu’elle était nous exprimer. » maximal s’élève à seulement sion ? L’enquête montre la néces- sentent des difficultés de concen-
partie se reposer, qu’elle reviendrait Recueilli par Emmanuelle Lucas 104,75 € pour les jeunes ayant sité d’une réflexion globale sur la tration (38 %), ainsi que des diffi-
plus tard. Cela me terrifiait. Com- perdu un parent, à 153,58 € question qui touche en moyenne cultés à apprendre de nouvelles
ment avais-je pu être méchante au (1) Auteur de Renaître orphelin, pour ceux qui ont perdu un élève par classe en moyenne, et leçons et faire leurs devoirs (34 %).
point qu’elle m’évite autant ? Deux Chronique sociale, 2010. leurs deux parents. même deux au lycée, note l’Ocirp. Emmanuelle Lucas

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