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Berger.L & Branchu.

O (2005), "L'Islam à l'épreuve de l'ancestralité dans les villes et campagnes du nord de Madagascar", in
Gomez-Perez.M (ed), L'Islam politique au sud du Sahara. Identités, discours et enjeux, Paris, Karthala : 69-118.

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Berger.L & Branchu.O (2005), "L'Islam à l'épreuve de l'ancestralité dans les villes et campagnes du nord de Madagascar", in
Gomez-Perez.M (ed), L'Islam politique au sud du Sahara. Identités, discours et enjeux, Paris, Karthala : 69-118.

L'islam à l'épreuve de l'ancestralité dans les villes et


campagnes du nord de Madagascar
par Laurent Berger et Olivier Branchu *

L'islamisation de Madagascar tout au long du second millénaire a fait l'objet de


nombreux travaux tant archéologiques, historiques qu'ethnologiques, qui ont mis en valeur les
vagues successives de migrants islamisés originaires des côtes de l'Afrique orientale, du
Moyen-orient, de l'Inde ou de l'Indonésie, ayant fondé dès le XIIe siècle dans le nord de l'île
un ensemble d'échelles commerciales1. Ces populations ont parfois essaimé au rythme de
leurs arrivées et de leurs diverses implantations (Antalaotra, Anjoaty, Zafiraminia..) le long
des côtes ouest et est de l'île aux embouchures des fleuves, notamment pour développer dans
les baies du nord-ouest au XVe siècle des comptoirs citadins exportant des zébus, du riz et des
esclaves. Certaines fondèrent ainsi au sud-est au XVIe siècle le premier royaume malgache
islamisé (Antemoro), basé sur un système de "castes" et le monopole par certaines d'entre
elles d'un savoir musulman ésotérique consigné par écrit -les manuscrits arabico-malgaches
sorabe-2. Cependant, il semble que cette présence ancienne attestée de l'islam à Madagascar,
marquée dès l'origine par la diversité et le brassage des populations en étant les dépositaires,
ait été souvent sous-estimée et minorée quant à son impact sur l'établissement d'échanges
internationaux entre musulmans à la période contemporaine (XIXe-XXe siècles), que ces
derniers aient eu lieu, par exemple, au sein de la diaspora indienne, ou bien plus anciennement
avec le sultanat de Zanzibar au siècle dernier. Cet "oubli" relatif et quelque peu compréhensif
en regard du rôle majeur joué par le christianisme dans la construction de l'Etat malgache 3,
reste néanmoins énigmatique, de par l'existence ancienne et le développement continu de
relations commerciales et maritimes avec la civilisation swahili, mais aussi de par la diffusion
et l'acculturation de pratiques magico-religieuses d'origine arabo-persane étayant une certaine
"mise en scène" de l'autorité ancestrale présente sur toute l'île4.

Gueunier remarquait récemment que la diversité culturelle et la dispersion


géographique des minorités musulmanes dans le pays (chiites, ismaéliens, sunnites malgaches
mais aussi originaires de l'Inde, du Yémen, de Mayotte, des Comores, de Maurice, de
l'Arabie, de l'Ethiopie ou de la Somalie), tendait aujourd'hui à s'effacer devant l'émergence
d'une communauté religieuse soucieuse d'être reconnue à l'échelle de la nation malgache et
intégrée par l'Etat à la gestion des affaires publiques5. C'est dans ce contexte actuel que le
nord de l'île nous semble constituer à cet égard une région d'étude emblématique, étant à la
fois le lieu d'arrivée et d'installation de ces premiers islamisés, et celui d'un peuplement massif
et hétérogène de la région induit par la colonisation française.

*
Respectivement doctorant (laurentberger@club-internet.fr) en Anthropologie sociale au LAS -Laboratoire
d'Anthropologie Sociale- (Collège de France-Ehess-Cnrs, Paris, France) et doctorant (olivierbranchu@voila.fr)
en Géographie humaine au DYMSET -Dynamiques des Milieux Sociétés Espaces Territoires- (Université
Bordeaux III, France).
1
Cf. Vérin, P., 1975.
2
Cf. Beaujard, P., 1988 & Beaujard, P., 1994.
3
Cf. Raison-Jourde, F., 1991.
4
Nous pensons à la géomancie –sikidy-, mais aussi aux destins astrologiques dérivés du zodiaque –vintaña-, à la
cardinalisation des espaces, au calendrier lunaire ou luni-solaire, à la confection d'amulettes et de talismans, aux
sacrifices de zébu, et aux rituels du cycle de vie –circoncision, coupe de cheveux après les premières dents-…
5
Cf Gueunier, N., 1994, p. 4 mentionnant la tenue du premier congrès islamique national en 1980 à Majunga.

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Les différentes confessions chrétiennes (catholiques, anglicanes, protestantes,


évangéliques) sont par ailleurs aussi bien implantées parmi la population régionale que les
cultes de possession tromba et les pratiques rituelles affiliées au culte des ancêtres

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domestiques. L'étanchéité dogmatique des pratiques religieuses ne résiste donc bien


évidemment pas à l'utilisation pragmatique qui en est faite par la population au quotidien. Il
nous a ainsi paru bien fondé, d'aborder cette réflexion anthropologique sur les formes
contemporaines de l'islam à l'extrême nord de Madagascar, par une présentation des
différentes "communautés politiques imaginées6" en étant les supports en zone rurale comme
en milieu urbain. Nous avons choisi d'articuler dans une certaine limite, des perspectives
historiques, géographiques et ethnologiques, qui permettent de comprendre la logique de leur
implantation territoriale, et celle de leur construction locale.

Le cœur de notre propos est de mettre en lumière, en nous appuyant sur nos deux
enquêtes ethnographiques respectivement menées dans la région d'Ambilobe et dans la ville
de Diego-Suarez entre octobre 1999 et juin 2001, l'existence d'une division catégorielle des
populations locales entre tômpontany, littéralement les maîtres et gardiens responsables de la
terre, terme qui fait référence aux originaires les plus anciennement implantés territorialement
; zanatany, à proprement parler les enfants du pays, expression qui désigne les enfants
d'étrangers nés dans le pays ; et vahiny, renvoyant aux étrangers de passage et aux nouveaux
venus dans un lieu7. Nous voulons montrer en quoi cette division catégorielle des populations
est à la fois entretenue, transformée et contestée au travers des différentes pratiques
contemporaines de l'islam. Nous désirons en effet esquisser la façon dont la question de
l'autochtonie est redéfinie et construite sur la base de communautés politiques imaginées,
respectivement pour les tômpontany à l'échelle régionale dans un cadre familial et ethnique,
pour les zanatany, au niveau national, dans un cadre associatif et institutionnel, et pour les
vahiny, à l'échelle transnationale dans un cadre universaliste et réticulaire. Nous voulons en
effet mettre en corrélation ces trois modes d'intégration sociale différemment élaborés, avec
un ensemble d'activités musulmanes, qui à chaque fois confèrent aux individus un espace de
manœuvres stratégiques dans leur lutte pour l'accès à des ressources (terres cultivables, travail
salarié, logements, réseaux d'entraide, capitaux), synonymes pour eux d'ascension sociale
réussie ou d'exclusion sociale combattue.

Ainsi, les tômpontany bénéficient au niveau villageois, d'avantages économiques de


par l’accès qui leur est réservé à la propriété du sol et à l’utilisation des ressources de celui-ci,
et de privilèges politiques, de par la place centrale qu'ils occupent dans la gestion locale des
conflits villageois8. Ces prérogatives sont légitimées en dernière instance parce que leurs
ancêtres sont ensevelis dans la terre de laquelle ils tirent leur subsistance, et qu'ils considèrent
comme leur patrimoine ancestral –lovandrazana-. Les zanatany peuvent eux compter sur les
réseaux clientélistes qu'ils ont su échafauder en ville à la suite de leur contribution au
fonctionnement de l'appareil d'Etat et de l'industrie régionale. Mais bien qu'étant la plupart du
temps nés dans la région ou y ayant suffisamment vécu pour y développer des liens
matrimoniaux et des relations professionnelles étendus, ils ne disposent pas d'aïeux y étant
collectivement enterrés pour bénéficier, à ce titre, de terres ancestrales qui leur conféraient la
qualité de tômpontany. Les vahiny identifiés comme des individus de passage ou des migrants
récemment arrivés, n'étant pas fixés à la terre -contrairement aux zanatany ayant leurs

6
Cf. Anderson, B., 1983, p. 20 : "En vérité, au-delà des villages primordiaux où le face-à-face est de règle (et
encore..), il n'est de communauté qu'imaginée. Les communautés se distinguent, non par leur fausseté ou leur
authenticité, mais par le style dans lequel elles sont imaginées".
7
Cf. Sharp, L., 1993, qui dans son travail ethnologique plus au sud dans la ville d'Ambanja, défend l'idée selon
laquelle les cultes de possession tromba, concourent à l'autochtonisation des migrantes en milieu urbain (passage
du statut de vahiny au statut de tera-tany). Notre analyse s'en différencie cependant en prenant en compte la
question du métissage (le statut des zanatany), et en quittant le cadre étroit du fonctionnalisme qu'elle assigne à
son analyse de cette division catégorielle des populations.
8
Cf. Gezon, L., 2000.

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placentas y étant enterrés- sont considérés ainsi comme des étrangers et mis en quelque sorte à
l'écart du jeu politique et social.
Afin de mieux saisir ce qu'il y a en jeu dans la reproduction et la transformation
contemporaine de cette division catégorielle des populations au travers des différentes formes
prises par l'islam, nous nous intéresserons à la façon dont ces dernières se manifestent au
niveau des activités rituelles et des pratiques de socialisation, dans l'encadrement des
nouvelles formes collectives d'organisation du travail, et dans les revendications d'une
autonomie grandissante de gestion des affaires publiques. Pour cela, nous nous inspirerons du
travail d'Ernest Gellner sur les sociétés musulmanes, pour statuer en définitive sur l'existence
d'une stratification régionale en cours d'élaboration sur la base de dynamiques religieuses
musulmanes, ou bien sur l'existence d'un système social digérant certaines formes de l'islam
contemporain pour mieux faire triompher son idéologie de l'ancestralité.

I- L'islam confrérique shadhili9 au service de la royauté antankarana

A l'instar des autres régions, au nord de Madagascar, la majorité de la population est


paysanne et rurale (80%), et il existe une pression foncière indiscutable en rapport avec la
rareté de la superficie disponible des terres cultivables, sans qu'il y ait pour autant une
immatriculation et un bornage systématique des terroirs. Les droits d’implantation et
d’usufruit y sont par conséquent encore suspendus à la reconnaissance pratique par les voisins
de leur effectivité. La légitimité de l'accès aux terres cultivables en milieu rural est donc
réglementée, et s'effectue dans le cadre de rapports de parenté où les notions d'antériorité et
d'ancestralité jouent un rôle prépondérant. Les familles défrichant de nouvelles terres et y
ensevelissant leurs morts, peuvent ainsi instituer leur descendance en tant que tômpontany,
c'est-à-dire comme ayant-droits, à la fois maîtres et responsables de la terre et de l'endroit. Ce
principe d'autochtonie semble d'ailleurs, à en croire les différents travaux ethnologiques
publiés sur la question, commun à l'ensemble de l'île10. Cette opposition statutaire
tômpontany/vahiny (autochtone/étranger) est au cœur des dynamiques de stratification sociale
prégnantes dans les campagnes du fait de l'importance de l'accès aux terres, étant donné que la
majorité de la population y vit de l'agriculture et de l'élevage. Elle est présente à la fois au
plan spatial (répartition géographique de la population dans les villages selon leur antériorité),
économique (accès direct ou indirect –métayage, fermage- aux terres) et politique
(participation aux décisions locales dans les assemblées villageoises). L’établissement
pratique de relations suivies entre les morts et les vivants est donc d'une certaine manière
indispensable à l'inscription des individus dans une généalogie ancestrale qui leur permet de
revendiquer des droits et de mobiliser des ressources à la base de leurs conditions d'existence
quotidiennes, et à l'origine de leur gestion des événements affectant leurs vies. Or, les
relations aux ancêtres ne s'établissent et ne s'entretiennent en milieu rural que dans le cadre de
pratiques religieuses principalement centrées sur le cycle de vie : présentation de l'enfant,

9
Les travaux de Gueunier, N., 1994 et d'Ahmed Chanfi, A., 1999, portant sur cette zone de l'Océan Indien,
constituent une synthèse suffisante pour que nous ne développions pas plus en détail les pratiques standards de
cette confrérie fondée en Egypte par un chaféite au XIIIe siècle. La shadhiliya est un ordre soufi, proposant une
voie mystique pour mener le disciple vers la bénédiction de Dieu et l'initiation à ses secrets. Les membres de la
confrérie sont les disciples ou moridy, d'un maître spirituel ou cheikh (seha en malgache), auquel ils se rattachent
par une initiation. La fidélité que voue le disciple à son maître se définit en malgache par l’expression
"mikoboay", étymologiquement "se vendre soi-même" à Dieu (Gueunier, N., 1994). Ainsi, on devient moridy en
prenant rituellement la main d’un seha, pour ensuite apprendre à respecter les cinq piliers de l’islam, à pratiquer
occasionnellement le daïra, et réaliser fréquemment le wazifa, c'est-à-dire la charge qui lui incombe de venir
réciter à la zawiya les dhikr consacrés de la confrérie (le dhikr est la prononciation solennelle en chœur, et en
rythme du nom de dieu).
10
Cf. Ottino, P., 1997, p. 52.

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coupe de cheveux, circoncision des garçons, mariage, cérémonies funéraires, couronnement


d'initiatives entreprises, perturbations du cycle de vie par des événements tels que la maladie
et le malheur… Il n'est donc pas étonnant de trouver dans les campagnes une pratique de
l'islam qui intègre cette obligation de mémoire à l'égard de ses ancêtres, dont la puissance est
à la hauteur de leur capacité à bénir leurs descendants, et surtout à leur assurer des conditions
de vie optimales. Cette intégration se fait notamment au travers d'une certaine forme de
syncrétisme entre ces cultes ancestraux et les activités rituelles musulmanes.

Ce qui peut a priori, étonner, est l'existence même dans les campagnes de ces pratiques
musulmanes affiliées aux confréries soufies shadhili. Ces pratiques ont été en réalité diffusées
et transmises tout au long du XXe siècle principalement par les membres de la royauté
antankarana. Celle-ci est implantée en milieu rural à partir de l'activité politique et
économique des conseillers nobles (andriana, anadoany) et roturiers (manantany, fahatelo,
rangahy) disséminés dans les villages de cette région nord, et formant une structure d'autorité
officieuse chevauchant parfois celle de l'Etat malgache contemporain (charges électives au
conseil provincial et dans les communes rurales, postes gradés dans l'armée, la police ou la
gendarmerie). Ces familles nobles et roturières revendiquent nombre de lieux comme leur
terre ancestrale (tanindrazana), du fait de l'inhumation ancienne de leurs rois (mpanjakabe) et
de leurs aïeux (dady) dans les grottes du massif naturel de l'ankarana et dans les cimetières
révélant parfois la présence d'anciennes échelles commerciales (Ambodibonara, Bekôholahy -
XVIIIe siècle-). L'existence contemporaine de villages résidentiels royaux (doany de Nosy
Mitsio, d'Ampasinanteniny, d'Ambatoharanana, de Beramanja, d'Ambilobe, etc.), étant le
théâtre de grands rituels royaux périodiques11, ajoute à cette inscription territoriale de la
royauté antankarana au nord de Madagascar.

Une brève reconstitution historique de la fondation de ce royaume12, a pu mettre en


relief sa particularité : poursuivis et menacés par les velléités expansionnistes du royaume
sakalava du Boina au XVIIe siècle, les nobles sakalava zafinifotsy, ne disposant pas d’une
force militaire suffisante, ont dû nouer une alliance avec les populations autochtones, et se
virent attribuer par ces dernières une fonction fédératrice et médiatrice auprès des clans
locaux. Ces derniers ont pu du coup conserver une représentation politique régionale dans
cette forme de démocratie clanique, en ayant certains de leurs chefs dotés d'une grande
influence au sein d'un conseil royal composé des représentants des familles nobles les plus
influentes, et des conseillers roturiers participant aux guerres et à la gestion du royaume. La
colonisation, de par les bouleversements et les innovations introduites dans le fonctionnement
de cet appareil monarchique, a évidemment transformé la nature du pouvoir royal en
favorisant son caractère unilatéral, par la réduction du nombre des membres du conseil royal,
et la sureprésentation des quelques familles nobles et roturières alliées aux Français.

Le pouvoir royal antankarana apparaît en effet avant la colonisation localement


circonscrit et tributaire des alliances politiques et matrimoniales avec les chefferies du nord et
les réseaux commerciaux de l’Océan Indien (présence de conseillers roturiers musulmans
originaires des Comores et de Zanzibar sous Tsimiaro 1er au milieu du XIXe siècle). Il va,
sous le joug de la colonisation française, gagner en puissance et en autonomisation vis-à-vis
de sa base lignagère roturière, et s’insérer dans le déploiement d’un dispositif d’autochtonie.
Les pratiques de ce dispositif seront partiellement initiées par le colonisateur, à partir

11
Citons principalement le rituel de ré-intronisation du souverain antankarana par l'érection du mât royal
(tsangan-tsainy), le bain des possédés royaux (fisehana) et le pèlerinage aux tombeaux des saints de la confrérie
shadhili antankarana (ziara).
12
Cf. Waast, R., 1973.

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notamment du regroupement socio-spatial, le long des nouveaux axes régionaux de


communication autour des sites productifs et des chefs lieux administratifs, des populations
ainsi néo-communautarisées. Elles le seront aussi à travers la création de réserves indigènes
placées sous l'autorité de l'appareil monarchique afin de contrecarrer la montée des
revendications nationalistes parmi les travailleurs migrants implantés localement et bien
souvent originaires de l'archipel musulman voisin -Comores, Mayotte-.

Il est donc intéressant de noter, dans ce contexte, que la diffusion régionale de l'islam
confrérique shadhili, se soit effectuée à partir des membres les plus importants de l'appareil
monarchique antankarana d'alors. L'ouvrage de Gueunier et son travail conjoint avec Fanony13
récapitulent bien, à cet égard, la façon dont les deux disciples14 du sheikh comorien Al-
ma’arûf (le Célèbre), vinrent s'installer en tant que prédicateurs au début du 20e siècle dans la
région d'Ambilobe et de Bobasakoa pour convertir les populations locales avec la bénédiction
du mpanjakabe de l'époque, Tsialana II, à qui l'un de ces deux disciples confia l'éducation de
son fils en échange de la formation du fils de celui-ci. Ces deux derniers, Abdurrahman Saqaf
(mort en 1965) et le mpanjakabe Mohamed Tsialana III (mort en 1959), furent ainsi enterrés
tous les deux en tant que sheikhs et saints de la confrérie, respectivement dans la ville
d'Ambilobe et dans le cimetière royal d'Ambatoharaŋana, le doany principal du royaume
antankarana. Ce n'est peut être pas un hasard si ce fut dans les années 1950 que le mouvement
de conversion atteignit son apogée, au moment où les tensions entre nationalistes (MDRM 15)
et régionalistes loyaux à la France (PADESM16) s'avivaient pour la conquête de l'appareil
d'Etat. Les pratiques funéraires de la confrérie permettaient déjà en effet une forme de néo-
communautarisation, comme par exemple les pèlerinages annuels aux tombeaux des saints
(ziara), qui ne tardèrent pas à se faire auprès des zâwiya des sheikhs malgaches responsables
des branches locales, mais surtout auprès des tombeaux respectifs de Saqaf et du roi Tsialana
III, qui avait été par ailleurs gouverneur politique d'Ambilobe et candidat aux élections
sénatoriales sur la liste des colons.

Si l'on examine aujourd'hui avec attention les pratiques funéraires des membres de la
confrérie shadhili en grande partie affiliés à l'appareil monarchique antankarana en milieu
rural, on remarque un double processus d'assimilation des ancêtres lignagers et royaux
importants à des saints soufis d'une part, et d'ancestralisation des seha musulmans et du
prophète Muhammad dans la lignée des rois -mpanjakabe- d'autre part, facilité par la longue
chaîne d'initiation de seha à seha (silisily) censée remonter jusqu'au fondateur de la confrérie,
et au-delà jusqu'au Prophète lui même.

Tout d'abord, comme le remarque assez justement Gueunier17, l'inhumation rapide des
défunts dans l'islam, contrairement aux anciennes coutumes locales où l'on laissait sécher le
cadavre à l'air libre pour n'en inhumer que les parties sèches et non périssables assimilées à la
dimension ancestrale de chacun, a été compensée par une série de rituels (lectures de la
première sourate du Coran -fatiha- le 3e et 7e jour, cérémonie funéraire musulmane du 40e
jour -arobainy-) permettant l'invitation des villages voisins et de la parentèle et assurant ainsi
un réseau cérémoniel de commémoration des défunts.

13
Cf respectivement Gueunier, N., 1994 et Fanony, F. & Gueunier, N., 1981.
14
Un aristocrate comorien gouverneur indigène à Madagascar (qui sera d'ailleurs correspondant à l'Académie
malgache), et un noble anjouanais (Ahmad Al-Kabir).
15
Initiales du parti politique "Mouvement Démocratique de la République de Madagascar".
16
Initiales du parti politique "PArti des DEShérités de Madagascar".
17
Cf. Gueunier, N., 1994, p. 77.

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Ensuite le cycle des visites aux tombeaux des membres principaux de la confrérie
(ziara) ne s'effectue pas en fonction de la date anniversaire de la mort de ces derniers, mais en
fonction à la fois du calendrier agricole18 et d'un cycle géographique initié systématiquement
au cimetière royal d'Ambatoharanana où sont enterrés les différents rois antankarana 19 et
l'ensemble des membres importants de l'appareil monarchique antankarana proches de la
dynastie héritière du trône. Le choix de cette période en décalage par rapport au modèle
musulman initial, peut être de plus rapporté, en référence aux travaux de Maurice Bloch, à
l'idée d'une circulation de la force vitale ancestralisée (hasina) entre le souverain décédé et la
population, sous la forme d'un cycle don/contre-don impliquant la bénédiction des ancêtres20.
Le daïra pratiqué la nuit précédant la visite à ce cimetière, contient certains éléments centraux
aux pratiques confrériques habituelles, notamment les chants en chœur (kasoida)21. Ces
éléments sont cependant associés à quelques innovations importantes, telles la manifestation
durant longtemps de cultes de possession royaux (tromba antandrano) dans le village à
quelques dizaines de mètres de la mosquée, et encore aujourd'hui, la présentation de danses
royales traditionnelles (rebiky) et de chants antankarana "traditionnels" menés par les plus
grands artistes du moment. La prononciation dans la mosquée par des orateurs importants de
discours à vocation politique est aussi à signaler22, d'autant plus qu'elle s'accompagne souvent
le lendemain de la visite au cimetière de discours de membres importants de l'Etat malgache y
participant régulièrement, ou bien de la tenue d'une assemblée royale où sont établies
rituellement les nominations aux charges coutumières des conseillers roturiers. C'est
néanmoins principalement lors de la visite du cimetière au lever du jour que l'ensemble des
parents défunts, indépendamment de leur rôle joué dans la confrérie, est honoré au travers de
jôro23 et d'actes habituellement effectués dans le cadre des cultes ancestraux24.

Concernant le contenu rituel de l'arobainy, on peut relever aussi un processus similaire


d'ancestralisation du défunt, explicitement conçu comme une séparation définitive des vivants
et des morts : l'âme du défunt (rôho) quitte le monde des hommes à minuit lorsque l'on égorge
et tranche la tête de la chèvre ou du poulet présenté comme offrande (soadaka). L'on raconte
alors que le mort crie en même temps et que ce cri peut être entendu par les membres proches
de sa famille. Cette cérémonie commence par l'appel lancé à la parentèle et aux voisins des
villages et des quartiers environnants. Pendant la journée, les hommes découpent et cuisinent
la viande de zébu égorgé selon les règles habituelles25, pendant que les femmes préparent le
riz. Chaque famille (fianakaviana) amène sa grande marmite. Les hommes se réunissent dans
la maison du tômpon'ny asa, l'initiateur et organisateur du rituel, où celui-ci bénit en malgache
un à un les individus lui apportant une contribution monétaire soigneusement notée sur un
cahier. Tandis que le carry de zébu est réservé au tômpon'ny asa et aux invités qu'il convie à

18
Durant la saison sèche lorsque les récoltes ont été faites et que les communications sont plus faciles…
19
Tsialana II (1883-1924), Lamboeny II (1925-1938), Tsialana III (1938-1959), Tsimiaro II (1959-1982).
20
Beaujard.P, communication personnelle.
21
Ces cantiques sont scandés lors des danses mystiques où les adeptes sous la direction du seha d'orchestre qui
les dirige au centre du cercle qu'ils forment, prononcent de façon rythmique au travers d'un son (lahajy) produit
au niveau de la poitrine et de la gorge, le nom d'Allah qu'ils invoquent ainsi pour attirer sur eux sa bénédiction.
22
Cf. Gueunier, N., 1993.
23
"Jôro : bel exemple d'un radical malgache dont le sens s'est modifié par calque d'une notion musulmane. Chez
les non musulmans, jôro a le sens de prière, bénédiction, consécration d'un lieu, d'une personne, invocation
adressée à dieu et aux ancêtres à l'occasion des sacrifices. Chez les musulmans, la prière par excellence étant la
lecture ou la récitation des textes révélés, le mot a pris le sens de lecture et récitation.", in Gueunier, N., 1994, p.
166. Ce jôro spécifique comprend à la fois la lecture de la première sourate du Coran –fatiha- et une demande de
bénédiction ancestrale prononcée par le chef de lignage présent.
24
Parfumage de la tombe, versement de rhum au pied de la sépulture, encens brûlé…
25
Celui maniant le couteau se tournant vers le nord –direction de La Mekke- pour prononcer la formule
bismillahy allaho akbary, tandis que le corps de l'animal et sa tête sont orientés vers l'ouest.

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"sa table", le riz et les gâteaux mokary26 sont distribués au reste des gens présents. Après le
repas prend place le jôro maolidy, nommé ainsi en référence à la cérémonie festive célébrée
pour l'anniversaire de la naissance du Prophète -maoulid al-Nabawi-, bien que le rituel ici
pratiqué ne se fasse pas encore une fois selon ce calendrier, mais selon la date de décès du
défunt célébré. Un enclos souvent délimité par des tôles, est érigé au nord-est de la case du
défunt si celui-ci est un homme ou au sud-ouest s'il est une femme. Tandis que la plupart des
jeunes des alentours et de la parentèle continuent à se soûler, et commencent à se provoquer
mutuellement ou à séduire ouvertement les jeunes femmes présentes, sous les commentaires
impassibles des anciens devisant ironiquement sur ces échauffourées, l'ensemble des
personnes respectables et âgées, vêtues de leur calotte musulmane (kôfia) et de leur longues
tuniques blanches (ankanjo) s'assoient en cercle dans l'enclos en veillant bien à placer celui
faisant office de fondy -maître- ou de seha dirigeant la lecture, au nord-est (direction des
ancêtres), et non face au nord en direction de La Mekke. Les aînés se placent aussi à l'est, les
plus jeunes ou cadets se positionnant plutôt vers le sud-ouest. Le Coran (fatiha) puis le
"barzandji" contant la vie du prophète sont lus et récités à tour de rôle par les membres de
l'assistance, le lecteur étant toujours secondé par le seha ou le fondy prononçant en même
temps que lui les paroles du livre. Certains passages sont scandés par les gestes de bénédiction
habituellement utilisés lors des rites ancestraux27. Peu avant la distribution des mokary,
viennent s'asseoir à l'ouest, pieds nus, la plupart sans ankanjo ni kôfia, les jeunes se préparant
à la lecture d'un passage à haute voix. A minuit, ce jôro maolidy effectué laisse place au daïra
si les hommes sont suffisamment nombreux. Mais entre la fin de ce jôro maolidy et le début
du daïra éventuel, le fondy local égorge, puis tranche la tête à la chèvre ou au poulet offert
comme offrande (soadaka) et cela, au centre du cercle virtuel du daïra à venir, pour ensuite
verser le sang de l'animal dans le trou qu'il avait pris soin de creuser auparavant, ce même trou
dans lequel on recueillera par la suite toutes les parties de l'animal qui ne seront pas mangées
(viscères, os, restes du repas).

Cet extrait rituel pratiqué en milieu rural a été choisi, et en l'occurrence chez un des
plus grands conseillers roturiers (manantany) du royaume antankarana, accompagné ce jour
de deuil notamment par le seha de la confrérie antankarana, un noble proche de la famille
royale, parce qu'il révèle selon nous ce processus d'ancestralisation à l'œuvre dans
l'aménagement pratique des activités musulmanes confrériques. Ce processus requiert, pour
reprendre les termes de Gellner, non pas une "éthique de l'observance de la règle", mais une
"éthique de la loyauté", non pas une "égalisation des qualités religieuses puritaines et savantes
des participants", mais une "hiérarchisation de leur sainteté (masiny)", non pas une suprématie
du verbe écrit et de ses significations, mais une promulgation de l'interprétation locale de la
liturgie musulmane aménagée. On ne peut rendre en effet intelligible le sacrifice de l'animal
au milieu de la ronde mystique que si l'on a présent à l'esprit les éléments suivants :

- tout d'abord la cardinalisation de l'espace non pas en fonction de La Mekke (nord), mais
en fonction de la direction où l'on enterre les ancêtres (la tête au nord-est).
- puis, la pratique répandue à la naissance d'enterrer le placenta –tavony- du nouveau né, au
nord-est de la maison pour les garçons, au sud-ouest pour les filles (de la même façon
qu'est érigé l'enclos allant être le théâtre de ce rituel, au nord-est de la maison du défunt et
au sud-ouest de la maison de la défunte).
- ensuite, la conception locale selon laquelle le 40e jour, marque la décomposition du
cadavre (razana), et le moment où la tête, le corps et les différentes articulations du corps

26
Les différentes variétés de patisseries cuisinées sont dénommées godrogodro, kokosy, jileby, et kinemboembo.
27
Les bras tendus, paumes tournées vers le ciel se refermant sur le haut de la tête pour accompagner le
versement imaginaire d'une coulée d'eau –tsodrano-.

9
Berger.L & Branchu.O (2005), "L'Islam à l'épreuve de l'ancestralité dans les villes et campagnes du nord de Madagascar", in
Gomez-Perez.M (ed), L'Islam politique au sud du Sahara. Identités, discours et enjeux, Paris, Karthala : 69-118.

se séparent de par la décomposition de la chair. Ne restent alors en place, selon cette


logique, que les principaux éléments de la personne qui constituent son ancestralité, c'est-
à-dire les parties non périssables du corps (les os, les cheveux, les dents). C'est en même
temps le moment où l'âme de la personne (rôho) s'en va rejoindre le monde invisible des
ancêtres et de Dieu, et quitte la "vie" sur terre, c'est-à-dire l'errance fantomatique qui la
caractérisait jusqu'alors depuis sa mort, pour véritablement accéder au statut d'ancêtre
auprès de Dieu.
- enfin, le principe même du daïra, qui est de répéter inlassablement le nom de dieu debout
en cercle, en sautillant tout en rythme et en expirant les voyelles d'Allah (lahajy), relié
main dans la main à ses condisciples : cet exercice censé conduire à l'union mystique avec
le divin, à être touché par sa grâce et sa bénédiction de par le fait d'avoir le souffle
littéralement possédé par le verbe divin, est dénommé dhikr, ce qui fait référence au fait
de se rappeler, de se souvenir de quelqu'un, d'avoir présent à l'esprit et dans le corps
l'invisible (théoriquement Allah).

Or, le jôro, la demande de bénédiction ancestrale, l'invocation réalisée auprès des


ancêtres, est d'abord elle aussi synonyme d'une remémoration des parents défunts : "suivre la
coutume traditionnelle, c'est se souvenir des gens d'autrefois que tu as aimés ; tu sais qu'ils ne
reviendront pas, mais que ce soit à la mosquée ou à l'église, tu ne peux t'empêcher de te
rappeler d'eux qui te font rêver. Ce n'est pas possible de jeter ses ancêtres et de délaisser sa
coutume, on risque sinon d'être détruit. Tu peux suivre la coutume des autres à condition de
poursuivre la tienne"28. A chaque fois qu'un individu fait un jôro, il en demande la permission
à Dieu parce que celui-ci a tout créé, mais il fait sa demande de bénédiction en se souvenant
de tous ses aïeux (olobe taloha, dadilahy, razana). "A chaque fois que tu regardes dans la
direction de tes ancêtres et que tu t'intéresses à eux, tu te rappelles à Dieu et te souviens de
lui"29. Il semble donc que lors du daïra, à la suite de la lecture du Coran et du Barzandji
identifiée comme une prière en l'honneur de la naissance de la personne décédée 30, ce ne soit
pas tant à Dieu que l'on pense, qu'à son parent défunt en train d'acquérir son statut d'ancêtre.
Les gens font en effet explicitement le lien entre le corps du mort et le corps de l'animal
égorgé, en disant qu'il y a lors de ce sacrifice considéré comme une offrande (soadaka), une
homologie entre les deux, plus précisément un échange (le bouclage d'un cycle de vie et
l'inversion des situations de départ et d'arrivée dans l'existence). De la même façon que
l'enterrement du placenta est l'ancrage d'un individu dans le sol, le témoin matériel du passage
et de l'arrivée d'un être humain sur terre (son humanisation), l'enterrement du sang et des
restes du poulet est le témoin matériel du passage du défunt vers le monde invisible et la trace
de son "ancestralisation"31. A ce sujet, les gens font d'ailleurs un parallèle frappant entre la
prière collective précédant cette offrande et la cérémonie païenne annuelle d'ouverture des
portes, consistant à autoriser de nouveau les ancêtres royaux à venir posséder le corps des

28
Traduction du malgache au français d'un entretien réalisé à Ampasinanteniny en août 2000, avec le manantany
antankarana musulman originaire de Marivorahona.
29
Version malgache : "Ohatra anao mijery olobenao mahatsiaro zanahary anao.", idem.
30
Encore une fois, cette prière collective est appelée "jôro maolidy" en référence à la fête de la naissance du
prophète, sans pour autant se réaliser à la date anniversaire de la naissance de celui-ci, mais en fonction de la
date de décès du parent défunt honoré.
31
Nous renvoyons pour appuyer notre propos à l'extrait d'un entretien réalisé à Antsimbohondrona en mars 2001
avec le cheikh de la communauté antankarana : "Takalo ny tenany olo maty iny ny akoho vonina amin'ny jôro.
Vavolombelona fa vita fomba ilay olo maty iny taty amboniny tany. Fangatahana amin'ny zanahary mômba ilay
olo. Tavony dia vavolombelono fa nandalo taty amboniny tany ilay olo". "Ceci est l'échange du corps de la
personne décédée avec le poulet tué durant la demande rituelle de bénédiction. Les restes de ce poulet sont le
témoin du départ du mort de cette terre et de son passage. Une demande à Dieu au sujet de cette personne. Le
placenta à son tour est le témoin de l'arrivée et du passage sur terre de cette personne".

10
Berger.L & Branchu.O (2005), "L'Islam à l'épreuve de l'ancestralité dans les villes et campagnes du nord de Madagascar", in
Gomez-Perez.M (ed), L'Islam politique au sud du Sahara. Identités, discours et enjeux, Paris, Karthala : 69-118.

vivants, à la suite du mois d'interdiction de tout rituel de possession. "Mirana fa tsy mitovy",
"c'est égal même si cela n'est pas tout à fait semblable", nous disait le cheikh de la confrérie
shadhili antankarana, de par la symétrie inversée existant dans leurs esprits entre ces deux
opérations rituelles de mise en contact du monde invisible des ancêtres et du monde visible
des humains, afin que l'âme des uns et des autres (rôho) puisse transiter d'un monde à l'autre.
D'un côté, l'âme du défunt est appelée à rejoindre Dieu et à quitter le monde terrestre en
laissant en paix ses proches, de l'autre, l'âme des ancêtres est invitée à de nouveau habiter le
corps des vivants le temps d'une transe et d'un oracle parfois délivré.

On est capable peut-être de mieux saisir ainsi ce que sous-entend le seha de la confrérie
antankarana lorsqu'il énonce que les prophètes Moïse, Jésus, et Muhammad sont des
mpanjakabe (rois) nécessaires à l'institution des communautés humaines, et que les membres
de la confrérie shadhili sont la chair du prophète32 : la matérialisation du verbe divin dans la
bouche du prophète, la transmission de cette initiation charnelle à la vérité révélée au travers
de la chaîne mystique reliant l'ensemble des seha à Muhammad, est pour les musulmans
antankarana l'incarnation d'une parole juste qui vous possède et vous bénit parce qu'elle ne
vous trompe pas, est digne de confiance et ne sème pas ainsi la discorde entre les hommes, à
l'instar de la parole du roi antankarana, qui tient sa position de médiateur entre ses ancêtres et
son peuple, son caractère sacré, de ce qu'il incarne la parole du peuple et les décisions
collectives de celui-ci.

"Nous avons peur du roi parce que nous l'avons sacralisé, comme un arbre que nous
intronisons comme tôñy -autel-. Voilà, il existe. Parce qu'il s'agit de la parole de nombreuses
personnes. Jusqu'en France. C'est en fait la parole des hommes qui s'entendent et se concertent
à propos de quelque chose qui est sacré. C'est par la prière et la demande de bénédiction à
dieu au travers d'un canal, d'un médiateur institué qu'on lui confère son caractère sacré. Nous
intronisons le roi par une prière en demandant à dieu de le sanctifier : c'est l'institution d'une
parole juste qui ne trompe pas, qui n'est pas influencée et sur laquelle on peut compter : on
suit donc sa parole car ce qui rend quelque chose sacré, c'est qu'il ne ment pas et ne te trompe
pas"33.

Il semble donc raisonnable de soutenir, au vu des éléments réunis ci-dessus, que l'édification
d'un islam autochtone rural s'étaye sur une ré-interprétation des pratiques confrériques
conforme à la nature des institutions royales antankarana.

II- L’islam en milieu urbain : constructions communautaires et dynamiques religieuses


autour des zanatany et des vahiny à Diego-Suarez

L’inscription de l’islam dans la ville de Diego-Suarez est en partie le fruit de la


construction d'un espace urbain pensé autour d’un dispositif stratégique s'inscrivant dans le
cadre d'une implantation militaire coloniale (base navale française, plan en damier).
Différentes populations migrantes islamisées de confessions et d’origines géographiques

32
"Shadhili vient du prophète Muhammad. Le sens du mot shadhili, c'est comme si on faisait référence à une
chose qui a des os, de la chair et des tripes. Il n'y a pas de lien autre par où passe shadhili si ce n'est le prophète
Muhammad. Shadhili, c'est comme si on disait que c'est la chair de Muhammad. Shadhili, c'est le prophète.
Quiconque veille sur cela et respecte cela est shadhili. Il y a beaucoup de musulmans, mais seuls les musulmans
qui suivent le Prophète Muhammad sont shadhili". (extrait d'un entretien réalisé avec le cheikh de la confrérie
antankarana à Anteniny en avril 2001).
33
Entretien réalisé avec Zobahiry, noble antankarana, à Anteniny en avril 1999.

11
Berger.L & Branchu.O (2005), "L'Islam à l'épreuve de l'ancestralité dans les villes et campagnes du nord de Madagascar", in
Gomez-Perez.M (ed), L'Islam politique au sud du Sahara. Identités, discours et enjeux, Paris, Karthala : 69-118.

variées, notamment comorienne34, yéménite, somalienne, mais aussi indo-pakistanaise35, sont


venues progressivement s'y installer au cours du 20e siècle. Le besoin de main d’œuvre que
nécessita la construction de la ville et du port (entre 1885 et 1910), poussa les colons
militaires puis civils à faire appel à des travailleurs venant de tout Madagascar, mais aussi des
possessions françaises telles que la Réunion, Sainte-Marie, Nosy-be, Mayotte puis Anjouan36.
L’implantation territoriale de ces différentes communautés de travailleurs dans la ville s’est
constituée avant tout autour de lignes de force socio-spatiales encore prégnantes aujourd’hui,
et inhérentes au projet colonial urbain. Ces lignes se matérialisèrent concrètement par la mise
en place progressive d’une séparation instituée des espaces, d’une part, en fonction de règles
d’hygiène et à partir du degré d’assimilation au modèle français, et d’autre part, en fonction
de la division sociale du travail induite par le développement concomitant d'activités
commerciales, administratives et navales.

Ville coloniale civile, ville militaire, furent séparées de la ville indigène par un no
man’s land devenu le quartier de l’Octroi (celui des Indiens –Karana-). Malgaches,
Comoriens, Yéménites se virent attribuer des lots sous forme de parcelles bornées, cadastrées
dans la ville indigène, et constituèrent progressivement des îlots de population ou mosaïques
urbaines en fonction de leur communauté d’origine et de leurs appartenances socio-culturelles
et religieuses (cf. l'existence par exemple de quartiers considérés comme "merina" et
"antemoro" à Tanambao, étiquetés comme "antandroy" aux marges de la ville).
L’appropriation de ce nouvel espace par les populations musulmanes, quadrillé par de longues
avenues rectilignes, se fit autour de la construction de leur propre mosquée (maskiriny)
apparentée à leur village d’origine (Bambao en 1910-1912, Domoni en 1918-1920, Shadhili
en 1930-35 pour les Anjouanais), à leur île (mosquée du vendredi, Grande Comore) ou à leur
pays (mosquée Jacob en 1905 par les indiens sunnites originaires du Sindh37, mosquée arabe
bohra dès 1887 par les Yéménites). Chaque mosquée comorienne, indienne et arabe a été en
effet construite par les habitants de ces quartiers, et les familles qui y ont participé
(financièrement et physiquement) jouent encore un rôle non négligeable au sein des
communautés, qui est rappelé au moment du partage de la viande pendant l’Idy38. De par les
alliances matrimoniales réalisées entre les Malgaches et ces populations musulmanes (à
l'exception notable des communautés indiennes endogamiques), ces quartiers sont
actuellement très métissés, largement malgachisés, et caractérisés par une forte hétérogénéité
sociale. Tanan’anjoany (le quartier des anjouanais), Tanan’ajojo (le quartier des comoriens),
Ala Bengy (la forêt des chèvres), sont les noms de ces quartiers à forte majorité musulmane
dans la ville de Diego-Suarez pour lesquels il est possible d'identifier certains des éléments
structurant la vie quotidienne qui s'y déroule : à savoir la vie associative, les évènements liés
au cycle de vie, les fêtes musulmanes, et la solidarité et la sociabilité entre voisins -jirany-.
C'est sur la base de ces éléments que les principaux acteurs de l'islam "local" (seha, fondy,
moalimo) y véhiculent leurs interprétations du Coran et les règles de la vie sociale qu'ils y font
correspondre.

34
Ces migrants ont apporté ou renforcé dans le nord la présence de l'islam chaféite : on retrouve ainsi à Diego les
trois confréries toarika shadhili, toarika rifa’i, toarika qadiri issues des quatre îles de l’archipel des Comores.
35
Confessions Agha-khan, Bohra, Khodja, déjà implantées à Nosy-be depuis la moitié du 19e siècle.
36
Cf. Beriziky, O., 1983.
37
Cf. Blanchy, S., 1995, p. 101.
38
Terme malgache désignant la cérémonie festive de l'Aïd-al-Kebir.

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Berger.L & Branchu.O (2005), "L'Islam à l'épreuve de l'ancestralité dans les villes et campagnes du nord de Madagascar", in
Gomez-Perez.M (ed), L'Islam politique au sud du Sahara. Identités, discours et enjeux, Paris, Karthala : 69-118.

IIa- Urbanité et islam : les formes de regroupement communautaire

Actuellement, la majorité des regroupements et des actions collectives présents dans


ces quartiers sont orientés autour des pratiques musulmanes, notamment autour des mosquées
et des grandes fêtes musulmanes (idy), mais aussi des associations d’originaires et des
évènements liés au cycle de vie. D’autres formes de regroupements s’articulent en fonction de
l'idée de voisinage et autour des unions sportives (football, pétanque, basket-ball, moraingy
ou boxe traditionnelle) et des bandes de jeunes territorialisées. Si dans leur région d’origine,
les groupes d’entraide fonctionnaient sur la base de la parenté, l’implantation dans la ville de
ces populations musulmanes s'est faite à partir de leur origine géographique, et autour de
véritables mutuelles d'originaires fonctionnant comme système de sécurité sociale et
d’entraide pour les évènements du cycle de vie (décès, mariage, circoncision). Ce n’est donc
pas l’attachement à une tanindrazana, une terre des ancêtres, qui fonde l’appartenance
territoriale et communautaire urbaine de ces populations métissées, mais les multiples formes
d’association, informelle ou officielle, lieu de cohésion sociale et d’actions collectives,
élaborées parfois en vue d’être écoutées et reconnues par les structures de l’Etat malgache.
Les associations féminines d’originaires (principalement des différentes îles comoriennes)
sont structurées autour de femmes importantes, épouses de chefs administratifs de fokontany39
ou de personnages jouant un rôle social non négligeable : seha, fondy, pharmacien, garagiste
mais aussi présidents des associations sportives de quartiers.

La vie familiale étant généralement animée à l’intérieur des cours fermées des
maisons, les femmes interviennent dans l’espace public lors de manifestations collectives
organisées par des partis politiques à des effets de propagande électorale (sous forme de
danses - oadrà-), mais aussi autour de cérémonies religieuses familiales (notamment lors du
mois de naissance du prophète) organisées la plupart du temps par les familles françaises de
retour pour l’occasion. Ces associations sont rémunérées pour leurs services. Pour les
hommes, en fonction de leurs âges, la vie communautaire s’imprime autour des mosquées (de
leur fréquentation, de leur gestion au sein de comités), des confréries et de leurs réunions
épisodiques (ziara, daïra, etc..), des funérailles, mais aussi autour des foyers collectifs où l’on
passe son temps à palabrer, à jouer aux dominos et à manger du qat. Ce sont généralement les
personnes les plus âgées que l’on retrouve impliquées dans cette vie religieuse, les jeunes de
ces quartiers papillonnant, et menant leurs propres chemins (mahasaky raha 40) en dépit des
attentes de leurs aînés, du fait de leurs difficultés à s'insérer sur le marché du travail
principalement centré sur les secteurs secondaires et tertiaires en ville. Qat, alcool, filles,
musique, jamala (chanvre indien), larcins, activités économiques informelles, sont autant
d'exutoires pour ces jeunes désœuvrés et peu scolarisés. Regroupés au sein de bandes se
singularisant par leur nom (Sinters, Tchétchénie, Abidjan, Valery players, Iron Maiden…),
ces jeunes tendent à défendre des ancrages identitaires fortement territorialisés au sein des
quartiers, signalisés par des tags, des points de rassemblement aménagés, tout en rejetant
fortement les autorités politiques de la ville. Ils rendent néanmoins des services aux habitants
de leurs quartiers, en l’occurrence pendant les cérémonies funéraires : transport du corps au
cimetière, mise en bière, travaux concernant l’enterrement proprement dit. Les plus jeunes

39
Unité administrative locale correspondant à un quartier ou à un ensemble de petits villages.
40
Walsh, A., 2003, dans ses travaux sur les fronts pionniers du nord de Madagascar, et sur les phénomènes de
consommation ostentatoire des jeunes chercheurs de saphir, insiste sur l'association réalisée entre la jeunesse, la
vitalité masculine et l'autonomie, le fait de prendre des risques, le courage, la violence, les prouesses sexuelles et
en dernier ressort l'irresponsabilité.

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Berger.L & Branchu.O (2005), "L'Islam à l'épreuve de l'ancestralité dans les villes et campagnes du nord de Madagascar", in
Gomez-Perez.M (ed), L'Islam politique au sud du Sahara. Identités, discours et enjeux, Paris, Karthala : 69-118.

vivent de petits biziness, en fonction de l’arrivée de bateaux au port, et des marchandises


récupérées ou échangées contre de la vanille, du jamala, des saphirs, des compact disc, des
cassettes audio, etc. Certains d'entre eux, en jouant de leurs relations familiales et amicales,
parviendront à l'instar de leurs aînés, à obtenir des postes dans l'appareil d'Etat, au sein des
entreprises publiques nationales, ou bien encore chez les particuliers (manœuvres à la
CMDM, ouvriers spécialisés dans la soudure, la mécanique à la SECREN41, navigateurs,
gardiens des bateaux, des maisons de vazaha ou d’indiens, ébénistes, policiers, chauffeurs de
taxis…). A l’intérieur de ces quartiers, la notion de voisinage et de cohabitation spatiale
(jirany) semble essentielle. Le quadrillage vigilant des quartiers (autour des enfants, des
nouveaux arrivants, des suspects), la mise en place de solidarités autour des évènements
funéraires (le jour de l’enterrement, le 3ième, 7ième et 40ième jour) par des aides matérielles
(bancs, tables, marmites…) et morales, la sécurité physique et matérielle contre le vol
entretenue par ces bandes de jeunes, témoignent de cet esprit communautaire débordant le
cadre d’origine stricto sensu, de par les alliances matrimoniales et les associations civiles et
politiques regroupant les membres des différents quartiers historiquement fondés selon
l'origine géographique des premiers arrivants.

IIb- Les voies d'Allah en ville : l'islam confrérique des zanatany

Les pratiques religieuses musulmanes dans ces quartiers urbains sont en partie
structurées autour des confréries soufies, des mosquées mais aussi autour de personnages
centraux (seha, fondy, et moalimo) connus pour leurs différentes compétences, et la plus ou
moins grande étendue de leurs savoir-faire. Le terme de fondy (maître) est avant tout un titre
de respect accordé à n’importe qui dès l'instant où lui est reconnue la qualité d'enseignant ou
de maître coranique, celle de guérisseur ou d'expert spécialisé sur une question ou une
pratique spécifique. Pour les Malgaches non-musulmans de la ville, le fondy possède des
connaissances magico-religieuses, détient la parole de la guérison, mais aussi celle de
l’envoûtement. Pour le voisinage (jirany), il connaît plus de choses qu’eux et est donc amené
à mettre en pratique sa connaissance par l’enseignement et l'exemple, auxquels il est
susceptible d'ajouter la formulation de conseils pertinents. Il est en quelque sorte le gardien et
l’interprète de la norme sociale. Il formule des attitudes morales à incarner, et peut tenter
d'établir un consensus public (lors des conflits entre membres d’une même famille autour de
biens communs par exemple). Il agit en effet au cœur de la vie sociale et religieuse, s’insérant
dans de multiples lieux. Tout d’abord, dans les mosquées, puisqu’il peut réciter les sermons
de la semaine à la mosquée (rôle d’Imam), et est fin connaisseur des chants et danses
liturgiques confrériques. Ensuite l'école coranique, qu’il a bien souvent construite lui-même
au sein de la maison familiale (cas des quartiers de Morafeno, de Lazaret et de Tanambao
Avaratra), soit construite collectivement à proximité ou dans l’enceinte des mosquées
(Maskiriny Hanafi, Maskiriny mahoraise). Il y enseigne la lecture et l’écriture du Coran aux
enfants (généralement de 7 à 15 ans) du voisinage. D’autres fondy, parfois les mêmes, sont
spécialisés et consultés pour leurs connaissances magico-religieuses (ilimo donia). Ils sont
parfois appelés moalimo donia ou mpanandro (astrologue, devin), moasy (guérisseur). Leurs
pratiques s’insèrent alors essentiellement dans l’espace privé de leur maison recevant leurs
clients pour des problèmes personnels. Si ils sont consultés pour les naissances et après les
circoncisions, ils n’opèrent jamais par contre au sujet des évènements liés à la mort et aux
funérailles.

41
CMDM : Compagnie de manutention de Madagascar. SECREN : Société d’étude pour la construction et la
réparation navale. Ce sont des entreprises publiques malgaches.

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Il se dégage généralement autour de ces personnages une conception de l’islam assez


originale, celle de l’islam confrérique chaféite où se superposent différentes voies pour
parvenir à Dieu (shadhiliyya, rifaiyya, qadiriyya). L’importance attribuée au savoir écrit, à la
connaissance, par des populations, qui pour la plupart, ne connaissent pas le sens des paroles
du prophète, confère à ces acteurs une légitimité sociale et religieuse indiscutable.
Néanmoins, au sein, de l'espace urbain se développe depuis une vingtaine d’années un
mouvement qui tend à accorder à la scolarisation et à l’alphabétisation des musulmans
malgaches (puisque la plupart des gens se disant musulmans ne connaissent pas, même si
certains savent lire et écrire l’arabe écrit et vocalisé, les significations du texte révélé au
prophète) une importance toute particulière, et tend ainsi à formuler une autre vision de
l’islam, basée principalement sur la compréhension des préceptes du Coran. La majorité des
seha et des fondy appartiennent et soutiennent ainsi le Silamo Malagasy incarnant ce
mouvement parmi les zanatany. Si la vie religieuse au sein des quartiers citadins s’anime à
Madagascar, comme aux Comores, autour de ces personnages importants (fondy, seha,
moalimo), des mosquées (de quartier, du vendredi, des confréries) et en fonction des types de
savoirs magico-religieux dont dispose chaque acteur, il est important de relever que le
métissage prégnant chez les zanatany, tend à concourir à l'effacement progressif du cadre des
solidarités communautaires basées sur l’origine et la descendance. Parallèlement, le métissage
promeut le mode associatif comme mode de recomposition des solidarités, sur la base d'un
accès égal à la signification des paroles du prophète. Le mode de recrutement des confréries
en milieu urbain à cet égard est assez exemplaire puisqu'il transcende l'appartenance à une
communauté de quartier, et est autant transversal aux professions, qu'aux origines
géographiques des citadins.

IIc- Les dynamiques politiques des associations religieuses zanatany (Silamo


malagasy, Bismillahy Rahmani Rahim)

Être un malgache islamisé ou devenir un musulman malgache ? La question


identitaire posée par ces associations religieuses concerne d'abord directement l'ensemble des
générations métissées, c'est-à-dire nées à Madagascar de parents malgaches et comoriens,
yéménites, ou somaliens, etc.. Ces générations se sont elles-mêmes mariées et ont transmis
bien souvent à leurs enfants la nationalité malgache, bien que le caractère "métissé" de ces
unions matrimoniales les fassent considérer comme des zanatany, dont le statut est l'enjeu
précisément de leurs revendications politiques à l'échelle du gouvernement des provinces
autonomes. Leur inscription dans des rapports complexes de parenté s'est progressivement
estompée du fait de la cassure avec la famille d'origine restée aux Comores ou dans leur
région d'origine, parallèlement à la segmentation des unités familiales (par exemple, le grand
mariage pratiqué encore aujourd'hui aux Comores n'est plus de mise à Diego-Suarez) et à la
salarisation des individus. Leur incapacité et leur indifférence à mobiliser une généalogie dont
les membres décédés reposeraient à l'ombre d'un tombeau surplombant les terres familiales,
ne peut conférer le statut de tômpontany à leur descendance. Il n'est donc pas étonnant de voir
en milieu urbain parmi ces générations zanatany une volonté d'implication dans la vie
politique malgache à l'échelle nationale de l'Etat, d'autant plus qu'ils participent ou contrôlent
des pans entiers de la vie économique secondaire (industries nationales) et tertiaire
(commerces, capitaux financiers). Deux rassemblements institutionnalisés récents illustrent
bien cette volonté d'unification politique des membres supposés des différentes communautés
musulmanes (à l'exception notable des communautés indiennes endogames42) : le Silamo

42
Nous n'avons pas la place ici d'aborder la participation surtout financière des communautés karana (Bohra,
Khodja, Aga-khan). Pour plus de renseignements, cf Blanchy, S., 1995.

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Gomez-Perez.M (ed), L'Islam politique au sud du Sahara. Identités, discours et enjeux, Paris, Karthala : 69-118.

malagasy et la Communauté Musulmane de la Province Autonome (Bismillahy Rahmani


Rahim).

Le Silamo Malagasy fut créé pour affirmer politiquement l'existence de musulmans


malgaches sur le territoire national, mais aussi pour promouvoir et propager l’islam à
Madagascar (autour de la scolarisation et de l’alphabétisation) et ainsi ébaucher une volonté
de reconnaissance de ces populations zanatany à l’échelle nationale43. Dès 1982, après la
réélection de Ratsiraka, Salim Ben Issa, se vit en effet charger de représenter les affaires
musulmanes et comoriennes au sein de l’Etat, puis furent engagées des relations
diplomatiques avec les pays arabes, notamment la Libye, l’Algérie, et l’Arabie Saoudite.
C’est à partir de cette époque que furent attribuées des bourses aux étudiants malgaches pour
parfaire leur scolarisation dans les pays cités44. Les initiateurs de ce mouvement à Diego-
Suarez furent des personnalités locales, parmi lesquelles différents fondy et autorités locales,
membres et représentants nationaux de l’association, mais aussi feu Assoumany Osman
Djama45, métis somalien-malgache, un des leaders nationalistes et syndicalistes CGT, proche
du pasteur et leader politique historique Richard Andriamanjato. Autour de ces personnages
fut lancée, dès 1984, avec l’appui de la Libye (association pour l’Appel à l’islam de la
Jamahirya Arabe Libyenne Populaire Socialiste), la construction d’une madrasa (école Al-
Moktar à Tanambao Antsinana). Fonctionnant encore aujourd'hui, cette école associe
l'enseignement du programme scolaire malgache officiel à un enseignement de la langue
arabe et à un apprentissage de la lecture et de l'interprétation du Coran en prise directe avec
les problèmes soulevés par la redéfinition des pratiques musulmanes contemporaines (quelle
place faire par exemple aux confréries). Par la suite, et indépendamment de ce projet, fut
lancée la construction d’une mosquée "zanatany" dont le terrain fut donné par un Karana, sur
la base de financements alloués par la communauté indienne de Diego et comorienne émigrée
en France, avec pour objectif la création d'un lieu de culte où les femmes comme les hommes
seraient habilitées à venir prier, sans discrimination d’origine.

La création d’une Communauté musulmane de la province autonome d’Antsiranana


(Bismillahy Rahmani Rahim) au 30 Juin 2000 s'est appuyée, elle, sur un certain nombre de
revendications auprès des autorités étatiques dans le cadre de la mise en place des provinces
autonomes conférant aux régions une certaine autonomie administrative, financière et
législative (loi statutaire). La révision du code de la nationalité malgache, la considération des
fêtes musulmanes (Idy) comme des fêtes régionales chômées et payées, la légitimation du
mariage musulman (attesté par un Imam après son enregistrement à la Communauté
musulmane), l’exonération de taxes, l’institutionnalisation des procédures appropriées à

43
La création du Silamo Malagasy (ex-Association Culturelle Musulmane Malgache à Antsiranana) en 1980, fit
suite aux évènements survenus dans la ville de Majunga en 1976, où se déroula une sorte de pogrom anti-
comorien (plus d’un millier de morts et environ 16 000 personnes déplacées et réfugiées aux Comores). Ces
évènements s’inscrivirent dans le contexte de la Seconde République (la révolution socialiste malgache sous
l’égide du président Ratsiraka) où l’Etat, par la nationalisation des moyens de production, de l’enseignement, etc,
avait conduit une politique de soutien et de priorité aux cadres de nationalité malgache dans le monde du travail
et du commerce.
44
On peut par ailleurs noter en filigrane que lors du retour de Ratsiraka en 1997, deux personnalités musulmanes
se retrouvèrent à la tête de deux ministères : M. Houssen Abdallah (ministre de la Pêche et des Ressources
halieutiques) et M. Azaly Ben Maroof (secrétaire d’Etat auprès de la Police Nationale), toutes deux représentants
nationaux du Silamo malagasy par ailleurs.
45
Leader nationaliste AKFM (aux côtés du pasteur Andriamanjato) et syndicaliste à la CGT-FISEMA (forte
activité syndicale autour de l’Arsenal), il prôna aux côtés de Francis Sautron (maire de la ville de 1959 à 1965) le
départ des français. Avec l’arrivée du premier président malgache, Philibert Tsiranana, il se voit interdit de
séjour à Madagascar et expatrié à la Réunion. Rappelé à Antananarivo dans les années 70, il rejoignit le pasteur
Andriamanjato et enseigna au collège Rasalama.

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Berger.L & Branchu.O (2005), "L'Islam à l'épreuve de l'ancestralité dans les villes et campagnes du nord de Madagascar", in
Gomez-Perez.M (ed), L'Islam politique au sud du Sahara. Identités, discours et enjeux, Paris, Karthala : 69-118.

l’intervention des ONG oeuvrant dans le cadre de la communauté musulmane, et enfin la


désignation d’un représentant religieux au sein du Gouvernorat, forment le noyau de ces
revendications menées par Kassam Aly, un des membres principaux de la commission de
réflexion sur l'institutionnalisation des provinces autonomes, présent dans nombre de conseils
d'administration d'entreprises de la région et haut responsable de cette communauté
musulmane. Plusieurs personnages publics respectés46 se sont ainsi rassemblés pour la
première fois autour de cette association dans le but d’offrir aux populations islamisées et
métissées, un cadre politique institutionnel à leurs actions collectives. Si, jusqu’à maintenant,
l’affiliation à l’islam était liée à l'appartenance géographique et culturelle, ces mobilisations
collectives plus ou moins récentes prônent le caractère obsolète de ces considérations et
défendent une conversion à l’islam qui ne soit ni une question de souches, ni une question
d’origine. Leurs représentants insistent ainsi sur le fait que l'on ne devienne pas musulman par
filiation, mais par conviction et par profession de foi : cette conversion encouragée, se doit
d'être articulée à la connaissance du sens littéral des préceptes du Coran, mais elle ménage et
respecte l'engagement des musulmans dans la voie confrérique, à condition que cet
engagement s'accompagne d'une démarche érudite et d'une appropriation des textes arabes.
Par conséquent, la promotion de la scolarisation et de l’enseignement religieux reste au cœur
des priorités pour ces leaders musulmans. Toutefois, et c'est là toute l'ambiguïté de leurs
propos, l'enjeu principal est d'y être reconnu en tant que Malgache à part entière.

IId- L’islam du cœur ? Prédicateurs musulmans vahiny et diffusion de l'islam


wahhabite au nord de Madagascar

Cette orientation de l'islam pratiqué par la frange dominante des zanatany recoupe
ainsi, d'une certaine manière, celle proposée récemment par les prédicateurs venus de pays
africains islamisés, ayant fait leurs études supérieures dans des universités islamiques en
Arabie Saoudite, au Bahrein, ou en Egypte, et qui prêchent un nouvel islam plus orthodoxe,
calqué sur le wahhabisme. Ces derniers sont envoyés par des associations islamiques
internationales ou par des organisations islamiques de développement depuis une quinzaine
d’années dans la ville de Diego-Suarez. Le point commun entre ces musulmans vahiny arrivés
dans la ville, est qu'ils sont passés par les universités islamiques de la péninsule arabique,
après avoir commencé leurs études dans leur pays respectif. C’est notamment le cas d’un
Sénégalais, arrivé en 1983 à Madagascar, envoyé par la Ligue islamique mondiale, et de deux
Africains de nationalité kenyane et soudanaise envoyés en 1998 par une organisation
islamique de secours aux orphelins du Bahreïn, Muslims Educational Program. Ces deux
derniers se présentent d'ailleurs comme "issus de milieux défavorisés", et mettent en avant le
rôle joué par les bourses d'études qu'ils ont obtenues de par leur mérite pour partir se former
en Arabie Saoudite47. Leur séjour semble y avoir été principalement orienté autour du monde
universitaire et théologique, et ils ne paraissent pas avoir eu de réels contacts avec les
populations saoudiennes, confinés qu’ils étaient en milieu universitaire clos. Ils côtoyèrent
néanmoins d’autres étudiants venus d’Afrique ou d’Asie, du fait d'être logés dans des campus
en périphérie, apparemment spécialisés dans l'accueil des étudiants étrangers. Cela leur a

46
Le porte parole de cette communauté est l’actuel représentant de la direction régionale du ministère de
l’Energie et des Mines, Oustaze Boina Madi M’Ze. Ce dernier a remplacé Aly Saandy (élu comme député
suppléant d’Ambanja) promu préfet de la province d’Antsiranana sous la bannière AREMA, l'avant garde de la
révolution malgache fondé par Didier Ratsiraka, président de Madagascar à l'heure où nous menions nos
enquêtes. Le siège de la Communauté se trouve chez Fondy Ahmad, une des personnes ayant participé à la mise
en place du Silamo malagasy à l’échelle nationale et à Diego.
47
L'ensemble des informations présentées ci-dessous sur ces trois prédicateurs musulmans est issue d'entretiens
réalisés avec les intéressés au Centre islamique de Diego et au siège du Muslims educational program en juillet
2000.

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Berger.L & Branchu.O (2005), "L'Islam à l'épreuve de l'ancestralité dans les villes et campagnes du nord de Madagascar", in
Gomez-Perez.M (ed), L'Islam politique au sud du Sahara. Identités, discours et enjeux, Paris, Karthala : 69-118.

permis de créer avec leurs professeurs arabes des universités, et avec leurs étudiants co-
religionnaires, des réseaux relationnel transnationaux entre futurs enseignants d'origines
géographiques fort éloignées, mais qu'ils entretiennent aujourd'hui via les nouvelles
technologies de communication (internet, fax). Le parallèle est frappant, si l'on se réfère
encore une fois aux travaux d'Anderson sur l'origine et l'essor du nationalisme, entre le
parcours de ces jeunes africains et les "pèlerinages" éducatifs et administratifs des premiers
fonctionnaires indigènes formés à l'édification de l'état colonial : celui-ci note en effet que
"les premiers et principaux porte-parole du nationalisme colonial furent des intelligentsias
bilingues et solitaires, indépendantes de toute bourgeoisie locale bien installée"48. Or, c'est
bien souvent l'entrelacement de ces divers "pèlerinages" éclatés au gré des universités
islamiques, puis des Ong et associations caritatives musulmanes, qui crée la base territoriale
des nouvelles communautés politiques imaginées dans lesquelles ces musulmans peuvent se
reconnaître.

L’enseignement qu’ils ont reçu passe par l’apprentissage des fondements de l’islam
revu et formaté par les wahhabites : soit la lecture et l'interprétation littérale du Coran dans un
cadre monothéiste strict, le rejet de toute pratique confrérique, et l'application de la charia à la
vie sociale. Si leurs trajectoires et leurs formations restent assez similaires, force est de
constater que leurs ancrages socio-économiques dans la ville sont relativement différents. Le
prédicateur d'origine sénégalaise est arrivé à Diego-Suarez en 1983 pour mettre en place une
maison de l’islam dans la ville, qui deviendra officiellement le Centre islamique de Diego
(localisé dans l’ancien foyer Jeanne d’Arc) où perdurent l'alphabétisation en arabe des enfants
et des adultes, l'apprentissage du sens du Coran, l'organisation des grandes réunions lors des
fêtes musulmanes, et l'organisation régulière de la prière. Au bout de quelques années, il s'est
marié avec une femme métisse malgache-yéménite, a obtenu la nationalité malgache et ouvert
progressivement une boutique, qui est actuellement un véritable fonds de commerce. Il s'est
spécialisé en premier lieu dans les habits religieux féminins et masculins (calottes ou kôfia),
puis dans des vêtements et chaussures à la mode (largement occidentalisés), tout en
approvisionnant une bonne partie des quartiers musulmans en encens, en parfums (misiky,
zafrany, eau de rose) mais aussi en chapelets (tasbih)49. Par ailleurs, son épouse réunit plus
d’une quinzaine de femmes autour d’elle, en tant que présidente de l’Association Féminine du
Centre islamique de Diego, et membre depuis avril 2000 de l’association Femmes et
développement. Le rapprochement s'est ainsi progressivement effectué avec certains
responsables du Silamo Malagasy (notamment Kassam Aly), pour co-gérer ensemble le
Centre islamique de Diego.

Les deux autres prédicateurs sont d'abord arrivés à Antananarivo en 1998, puis à
Diego au courant de l’année 2000. Envoyés par le Muslims Educational Program, ils se sont
installés dans les quartiers populaires de Tanambao III, à proximité de la mosquée batelage.
Leur intrusion discrète dans la ville a néanmoins soulevé quelques remous et menaces, ayant
été identifiés dès le départ comme des intégristes et des islamistes par leur voisinage, du fait
de leur barbe et de leurs habits, identiques aux images d'islamistes radicaux montrées à la
télévision, et mémorisées comme telles. Ces deux jeunes africains fréquentent pour l'instant
surtout les autorités locales, les différentes associations musulmanes de la ville et ne peuvent
se passer encore de leur interprète (ne connaissant encore ni le français, ni le malgache). Peu

48
Cf. Anderson, B., p. 144.
49
Pour les fêtes religieuses, il est assez étonnant de voir le nombre de femmes malgaches acheter des vêtements
dans Tanambao. Les marchandises arrivent d’Antananarivo, voire du marché informel local en traitant
notamment avec les Africains (Nigérians, Zaïrois) venus acheter des pierres précieuses au village de saphir
d’Ambondromifehy.

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Gomez-Perez.M (ed), L'Islam politique au sud du Sahara. Identités, discours et enjeux, Paris, Karthala : 69-118.

encore ancrés parmi les réseaux socio-économiques actifs, seul un des deux prédicateurs, le
soudanais, s'est lancé dans le commerce en constituant un troupeau de chèvres, acheté auprès
de propriétaires urbains, espérant de ce fait entrer directement en relation avec les membres
des confréries soufies consommateurs de chèvres notamment pour l'arobainy. Leur vision de
l’islam s’anime pour une part autour d’un projet d’universalité, de modernité, prêchant
l’accessibilité, sans distinction d’origine, de sexe, de statut social, à la parole du prophète telle
qu’elle est énoncée dans le Coran. D’autre part, elle insiste sur l'abandon des coutumes locales
et notamment des pratiques confrériques (référence au verset du trône). Le refus de participer
à certaines cérémonies de type maolidy (anniversaire du mois de la naissance du prophète),
aux enterrements et aux rituels affiliés aux confréries (3ième, 7ième ou 9ième jour, 40ième jour,
circulation et préparation de beignets ou mokary, ziara, daïra), sont le reflet d’une conception
de l’islam qui va à l’encontre des pratiques religieuses urbaines et rurales malgaches, tout
comme Ahmed Chanfi relevait qu'elle allait à l'encontre des pratiques comoriennes50.

Un autre point de désaccord concerne le rôle et la place de la femme dans la société. Si


l’islam confrérique confère à la femme une large participation au sein des cérémonies
religieuses, sa place dans les mosquées n'existe pas. D'autre part, les prédicateurs aimeraient
bien voir son port du voile généralisé dans l’espace public. L’accès à la prière aux mosquées
est donc une des revendications essentielles défendues par la femme du prédicateur
sénégalais, ainsi que le retour à des conduites plus rigoristes : port du voile au nom du
"respect" du corps de la femme, accès à la connaissance (talîb al-‘ilm), ancrage dans la vie
domestique privée. Il est possible ainsi de révéler la teneur du nouveau discours religieux qui
se façonne autour de ces prédicateurs. A travers ces observations, se dégage une vision de
l’islam qui tend à accorder une valeur toute singulière à l’individu et notamment à ses choix
personnels, ses convictions, sa profession de foi. En refusant d’accepter le cadre confrérique,
c’est le refus d’un système hiérarchique (seha, moridy) et d’un mode d’organisation sociale
(solidarité articulée en partie autour des évènements funéraires) qui est en jeu. Les trois
prédicateurs rencontrés affirment la nécessité de dépasser ce cadre "clérical" et statutaire, afin
de donner à tout un chacun le libre accès à la connaissance, précisément celle du Coran et
celle parfois des hadiths du Prophète. La conversion à l’islam dans cette perspective est une
question de cœur, elle dépend de la conscience réfléchie de l’individu et non de son origine
sociale ou culturelle. Cette vision, inspirée profondément du wahhabisme, donne ainsi toute
son importance au "scripturalisme", pour reprendre un des termes de Gellner, et à
l’observation littérale des préceptes du Coran, mais aussi au caractère égalitariste des
conditions d'accès à la spiritualité musulmane. Tout le monde peut devenir musulman, c’est
une question de foi et de choix. L’islam ainsi énoncé, est universaliste et en ce sens délocalisé,
transnational. Le Coran représenterait en quelque sorte le vecteur de la Modernité. D’ailleurs,
c’est en partie autour de l’enregistrement des sourates en cassettes, de la traduction du Coran
en plusieurs langues que se fait la propagation de l’islam dans les pays faiblement islamisés.
A Diego-Suarez l’arrivée de l’Organisation islamique pour le secours des orphelins s’est
accompagnée de tout un arsenal audio, littéraire, et notamment de Coran en langue française
imprimés en Arabie Saoudite.

50
Cf Ahmed, A., p. 206 : "Ils refusent ce que l’on appelle le shirk (ou associationnisme) c’est à dire cette
tendance à associer autre chose à la prière, à l’invocation et à l’adoration de Dieu. Effectivement, croire que
quelque chose ou que quelqu’un d’autre que le prophète (avec l’agrément de Dieu) puisse intercéder entre le
croyant et Dieu est condamnable. Par conséquent, une prière devant un cimetière ou devant la tombe d’un saint
(l’invocation de celui-ci), mais aussi la possession de photos et d’images de cette personne est largement
répréhensible et frappé d’interdit (les photos étant considérés comme des idoles ou asnam). De même que
l’ensemble des pratiques magiques (confection d’amulettes, de protections prophylactiques (badri et hitima) font
l’objet de condamnation dans la mesure où elles sont perçues comme des innovations blâmables (bid’a)".

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Berger.L & Branchu.O (2005), "L'Islam à l'épreuve de l'ancestralité dans les villes et campagnes du nord de Madagascar", in
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Au niveau des types d’action mises en place par ces prédicateurs dans l’espace
régional de la province nord de Madagascar et des projets en cours de réalisation, leur cadre
d’activité est la ville de Diego-Suarez et ses environs proches. Les réalisations de ces
prédicateurs, s'inscrivent dans l’espace urbain, essentiellement autour de la construction de
mosquées. Ce sont les membres de l’Organisation islamique de secours aux orphelins qui sont
à l’origine du financement de ces édifices, après avoir obtenu l’accord des responsables de
l’organisation à l'étranger. Depuis leur arrivée, pas moins de quatre mosquées ont déjà été
bâties : à la fois dans les quartiers périphériques populaires de la ville (Lazaret, Tanan’pisitasy
ou Mahatsara), mais aussi dans les villages aux alentours, parfois dans un rayon de 50
kilomètres (Ramena, Sadjoavato). Ce sont des mosquées de petite taille, sans minaret
(monara), construites en dur, entourées d’une enceinte (murets), munies de latrines et de
points d’eau (pour l’instant de simples robinets). Seul le Mirhab51 compose l’espace interne
de la mosquée. Leur construction a été commanditée par des associations musulmanes
urbaines (Comité de gestion de la mosquée Lazaret, Association féminines Jamaat-Al-
Tawhid) ou par des autorités locales (maire de Ramena ou député suppléant de Diego II).

Les trois prédicateurs jouent aussi un rôle au sein de la mosquée Hanafi où ils
enseignent et prêchent certains jours de la semaine. Les deux membres de l’Organisation
islamique pour le secours des orphelins ont par ailleurs l’intention de créer un lieu
d’enseignement pour les enfants démunis. L’enseignement coranique et l’alphabétisation
caractérisent en effet les types d’interventions entreprises par ces vahiny. Pour le Centre
islamique de Diego-Suarez, plus de 70 élèves sont inscrits et accueillis chaque soir,
néanmoins il est rare qu’il y ait autant d’enfants en même temps. L’instruction proposée
s’anime autour d’un enseignement scolaire de la langue arabe et repose sur une éducation
religieuse musulmane basée sur les préceptes du Coran (apprentissage des sourates et des
principales prières). Il accueille principalement les enfants zanatany, de différents âges,
scolarisés par ailleurs dans d’autres écoles laïques voire catholiques (petit séminaire Saint
Jean), et propose un enseignement du programme officiel des établissements publics
malgaches. A partir de 1985, un groupe de scouts a d'ailleurs été créé dans ce centre (Sokoto
silamo avotry Madagasikara), parrainé par le prédicateur sénégalais. Si les effectifs de celui-
ci ne semblent pas avoir augmenté depuis sa création, sur 20 ans, "la continuité de sa
prédication est tout à fait honorable", selon certains fondy de la ville, d’autant plus qu’elle a
permis d’envoyer quelques jeunes Malgaches musulmans dans les universités islamiques de la
péninsule arabique.

III- L'islam à l'épreuve de la communauté politique imaginée : enjeux identitaires et


stratégies de différenciation sociale

L'identification dans le nord de Madagascar en ce qui concerne l'islam, de trois pôles


identitaires majeurs contemporains (tômpontany, zanatany, vahiny), décrivant l'articulation et
l'aménagement interprétatif d'un certain nombre de pratiques musulmanes en rapport avec
l'ancrage socio-économique particulier en milieu rural et urbain de certaines catégories de
population, serait manifestement incomplète et erronée si elle devait rester en l'état. On peut
certes dans un premier temps identifier et distinguer, au nord de Madagascar, les gens qui de
par leurs attaches ancestrales à la terre peuvent se revendiquer d'une certaine autochtonie et
bénéficier à ce titre de prérogatives économiques et de privilèges politiques, les individus qui
de par leur participation ancienne à l'appareil d'Etat et à l'industrie locale peuvent prétendre à
leur intégration dans la nation malgache, et ceux qui, de par leur inscription dans des réseaux
51
Mirhab est une niche façonnée dans l’un des murs principaux de la mosquée et dans laquelle se place l’imâm
pour conduire la prière collective. Il symbolise la qibla, direction de La Mekke.

20
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financiers et informationnels transnationaux, peuvent compenser leur mise à l'écart initiale du


jeu politique et religieux local et entreprendre à ce titre une transformation des mœurs
musulmanes sous l'auspice d'un puritanisme scriptural et égalitaire. Mais cette triple
catégorisation statique et tranchée, sur un plan politico-religieux, des populations vivant au
nord de Madagascar, ne prend pas du tout en compte la dynamique des interactions réelles
existant entre elles, et les lignes de clivage internes qui les parcourent. Car en réalité, ces trois
catégories identitaires se définissent constamment les unes par rapport aux autres et ne
dessinent les contours à chaque fois d'une communauté politique imaginée, que dans la
mesure où leurs membres présumés se fréquentent et se côtoient, s'affrontent autour de
certains enjeux spécifiques, voire passent d'un réseau d'affiliation à l'autre en fonction des
nouvelles significations qu'ils attribuent aux positions sociales qui leur sont idéalement
rattachées.

Ainsi, les membres de l'appareil monarchique antankarana ne sont bien évidemment


pas confinés dans leurs campagnes, puisqu'une partie de la noblesse antankarana occupe des
places importantes dans l'appareil d'Etat (armée, partis politiques, ministères, préfecture), et, à
ce titre, a pu s'accaparer en ville nombre de postes de cadres des principales entreprises
nationalisées de la région (Secren, Jirama..). Inversement, nombre de paysans de la région
sont en réalité les descendants des travailleurs migrants acheminés au nord dans les
plantations sous la colonisation, et à ce titre, parce qu'ils ont défriché les terres qu'ils occupent
et travaillent aujourd'hui, peuvent tout aussi bien revendiquer les privilèges liés à l'autochtonie
sans pour autant se sentir le moins du monde affiliés à la royauté antankarana. Les
populations pouvant être perçues comme étrangères au jeu politique local peuvent aussi bien
provenir de pays africains ou arabes, que composer une partie des individus malgaches ayant
quitté leur région d'origine pour tenter leur chance sur les fronts pionniers de la crevette et du
saphir52. De surcroît, il existe des liens matrimoniaux complexes tissant un certain nombre de
réseaux et d'alliances entre les populations des villes et des campagnes, entre les originaires
du crû, des Comores, de Sainte-marie (et à ce titre majoritairement catholiques), du sud, etc..
De plus, l'opposition villes / campagnes peut être relativisée. La prépondérance du bornage et
du cadastrage systématique des terrains urbains ne doit pas en effet faire oublier leur
enregistrement au nom d'individus n'en étant pas réellement et effectivement les
propriétaires53. Et, de la même façon, les campagnes du nord de Madagascar ont subi une
industrialisation et une urbanisation concomitante (usine la Sirama, site aquacole
d'Ambavanankarana) qui ont confronté ses agriculteurs et ses éleveurs locaux à l'installation
de migrants ouvriers dans des bâtiments érigés en plein champs et en vis-à-vis.

Le point par conséquent peut-être le plus important à mettre en évidence, est le fait que
la division catégorique des populations entre tômpontany, zanatany, et vahiny, et la
reformulation significative des activités qui les identifient en tant que telles, est l'enjeu
proprement dit des différentes stratégies politico-religieuses menées par les multiples acteurs
sociaux locaux. Car il nous faut désormais montrer que certains refusent cette assignation
identitaire et le mode d'intégration sociale, le type d'activités politiques et religieuses qui lui
sont corrélés. Ces acteurs sociaux entreprennent alors, soit la transformation significative du

52
Cf. Goedefroit, S., & alii (2001) et Walsh, A., 2003.
53
Si la plupart des habitants de Diego ont en effet leurs titres de propriété des terrains cadastrés, bornés et
enregistrés aux Domaines, il reste que cet enregistrement se fait souvent au nom d'un individu qui n'est pas
toujours le chef de famille gérant réellement le patrimoine familial. Ainsi, les litiges fonciers constituent le
nombre le plus important de dossiers au tribunal de Diego (le scénario typique étant la vente d'un terrain par
certains membres de la famille sans que les autres membres de la parentèle en soient au courant ou n'aient donné
leur accord).

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contenu idéel rattaché à l'identification de ces catégories, soit l'inclusion ou l'exclusion de


nouvelles populations ou de nouvelles positions sociales, dans ou de, ces trois types de
communautés idéales imaginées, la première à l'échelle régionale, la deuxième à l'échelle
nationale, et la dernière enfin selon une perspective universaliste transnationale. Ce n'est
d'ailleurs pas un hasard si l'on peut constater actuellement au nord de Madagascar, dans
l'implantation des différentes confessions chrétiennes, une certaine homologie des enjeux
identitaires, lorsque les églises protestantes, anglicanes, catholiques, et les mouvements
évangéliques et pentecôtistes s'opposent mutuellement à l'échelle régionale, nationale et
transnationale, en défendant pour les premières l'autochtonie corrélative à l'implantation de
leurs membres dans les villages et les quartiers dont ils sont originaires ou qu'ils ont fondé,
pour les suivantes, l'autochtonisation et l'intégration nationale des différentes vagues de
population ayant essaimé dans la région, et pour les derniers (Jesosy Mamonjy, fifohazana,
témoins de Jéhovah, adventistes du 7e jour), une conception du salut ici-bas s'érigeant comme
rempart à l'actualisation pratique de cette "trilogie" tômpontany, zanatany, vahiny au profit
d'une communauté universalisante et individualisante où, indépendamment de leurs origines,
les individus sont tous considérés comme les enfants de Dieu dans l'attente du retour éminent
de Jésus christ54. Si l’islam de son côté est devenu une force politique de rassemblement des
populations hétérogènes présentes dans la région, de par les migrations incessantes n'ayant
cessé de scander la colonisation et la marchandisation de l'économie locale, c'est peut-être
comme l'a intelligemment souligné Gellner55, parce qu'il propose une lecture de la
stratification sociale régionale à partir de l'interprétation d'un livre sacré, le Coran, pouvant
être étayée aussi bien sur la base d'un consensus communautaire prônant l'égalitarisme
universel en matière d'accès à la vérité révélée et mise en pratique, que sur la base d'une
autorité hiérarchisée s'inscrivant dans une lignée ancestrale incarnant la vérité divine faite
chair parmi les hommes. Dans ces conditions, il est important de pointer du doigt les
situations empiriques où à la fois se révèle et se cristallise l'enjeu central de la diversification
des pratiques musulmanes, à savoir les principes de la division catégorique des populations,
dans le mouvement même de leur distribution socio-spatiale, et en rapport à leur accès inégal
vis-à-vis de certaines ressources telles que par exemple les capitaux financiers, les moyens
techniques de production, et les réseaux clientélistes du pouvoir.

IIIa- Le théâtre des luttes d'influence

Ces situations concrètes sont en premier lieu l'ensemble des activités thérapeutiques
pratiquées pour répondre à la demande de soins émanant des gens souffrant de maladies, de
désordres psychologiques, et d'infortunes diverses. Le pragmatisme des itinéraires
thérapeutiques des populations est le pendant d'une certaine forme de spécialisation magico-
religieuse des individus thérapeutes autour de la manipulation d'un certain nombre d'objets
actifs56, et d'un certain nombre de concepts étiologiques (l'intentionnalité des ancêtres royaux
et domestiques –tromba, razana, bilo-, des esprits du sol et de la forêt –hianan-tany, tsiñy,
boribe, kalanoro-, des diables et des esprits malfaisants –masoantôko, setoany, njarinintsy-,
du dieu tout puissant –zanahary-), qui sans devoir faire oublier le syncrétisme des pratiques
qui la relativise, n'en constitue pas moins la trame de réseaux importants d'affiliation aux
différentes communautés imaginées, et une des bases pratiques et rituelles de redéfinition de
leurs pôles identitaires. Il est frappant en effet de constater pour le nord de Madagascar la

54
Cf. Walsh, A., 2002, et Dubourdieu, L., 1996.
55
Cf. Gellner, E., 1981, p. 101.
56
Cf. les travaux de Tobie Nathan sur la question des objets actifs en thérapie. Ces derniers dans cette région
sont les Médicaments –aody-, amulettes –hirizy-, objets-sorts –fanafody-, graines et figures divinatoires –sikidy-,
offrandes – soadaka-, formules incantatoires –badiry- etc…

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Berger.L & Branchu.O (2005), "L'Islam à l'épreuve de l'ancestralité dans les villes et campagnes du nord de Madagascar", in
Gomez-Perez.M (ed), L'Islam politique au sud du Sahara. Identités, discours et enjeux, Paris, Karthala : 69-118.

pertinence des travaux de Lambek réalisés à Mayotte, quant à la différenciation relative de


trois types de savoirs magico-religieux, fonctionnant en l'occurrence ici comme des points de
référence permettant d'identifier les rapports entre tômpontany, zanatany, et vahiny57.
La connaissance exclusive des textes islamiques (~ ilimo fakihi), principalement le
Coran et ses commentateurs wahhabites, la capacité à savoir les lire et les interpréter en arabe,
et le refus des médiateurs humains ou invisibles pour obtenir la bénédiction divine sont le
noyau dur des pratiques diffusées par les prédicateurs musulmans (prières, ablutions,
liturgies).
L'élargissement des textes sacrés à des écrits cosmologiques et astrologiques, à des
recettes phytosanitaires, à des œuvres soufies caractérisent plutôt les pratiques des fondy et
des seha en milieu urbain, qui n'hésitent pas à y entremêler des connaissances magiques
nécessaires à la protection contre la sorcellerie ou à l'exorcisme des esprits envisagés sous la
catégorie des djinns (~ ilimo donia)58.
A l'inverse, le fait que les seha en milieu rural ne sachent généralement que déchiffrer
et lire l'arabe vocalisé sans pour autant en saisir les significations en dehors d'un apprentissage
par cœur, les rend beaucoup plus experts en connaissances magico-religieuses transmises
oralement ou manipulables empiriquement –talismans, amulettes-, axées sur l'établissement et
la négociation de relations avec des médiateurs invisibles -ancêtres, esprits, diables- (~ ilimo
ny lolo), ce qui les fait ainsi travailler en collaboration étroite avec les membres des cultes de
possession (tromba) et les devins guérisseurs appelés moasy.

On peut comprendre dans ce contexte pourquoi la nomination et la reconnaissance


officielle de seha à la tête des confréries peuvent constituer le second type de situations
concrètes où se manifestent le plus ostensiblement les enjeux évoqués. D'autre part,
l'organisation des pratiques funéraires, la possibilité de réaliser des prêches dans les
mosquées, ainsi que la délimitation de la sphère propre aux activités féminines dans le cadre
de l'islam (coutumes vestimentaires et matrimoniales, présence à la mosquée…) entrent aussi
dans la liste de ces enjeux empiriques situés et relevés lors de nos enquêtes ethnographiques.
Cependant, le théâtre contemporain le plus expressif de ces enjeux, est sans conteste les
différentes tentatives de financement et de construction de mosquées référant socio-
spatialement l'existence de communautés imaginées. C'est que l'édification de ces bâtiments,
comme lieux de rassemblements, de prières et de prêches, comme lieux symbolisant l'accès à
la notabilité et à l'affirmation du statut local de certaines familles, est étroitement corrélée à
des pratiques clientélistes autour des tentatives de mobilisation électorale. Or, c'est
actuellement l'institutionnalisation à l'échelle nationale par voie constitutionnelle et/ou
électorale, de revendications politiques spécifiques élaborées dans un cadre associatif, qui est
le fer de lance de l'activisme musulman régional. Et ce cadre associatif, est le pivot des
transformations sociales et culturelles, puisqu'il est à la base dans les campagnes et dans les
villes, d'une réorganisation collective du travail outrepassant la solidarité communautaire

57
"Each of these traditions is composed of a systematic body of knowledge over which specialized practitioners
exert varying degrees of control, and each tradition thereby maintains a degree of historical identity and
continuity. Nevertheless, the traditions are permeable. Contemporary practitioners of the disciplines are not
necessarily associated with particular social origins. Moreover, many pieces of cultural knowledge are readily
decontextualized or objectifiable and circulate more freely, becoming components of the inventories of
individual practitioners of any discipline or elements in new constructions of cultural bricolage. Thus the
diversity of knowledge characteristic of the village is not a matter of rigid, discrete blocks of knowledge, nor is it
currently distributed primarily along 'ethnic' lines.", in Lambek, M., 1993, p. 52.
58
Ainsi, Al badr, le nom de la fameuse bataille livrée par Muhammad encerclé par ses ennemis mecquois mais
sauvé de par la première alliance militaire passée entre musulmans d'origines claniques différentes, est aussi à
Diego-suarez le nom d'esprits invoqués au cours de cérémonies dans certaines mosquées pour renvoyer le mal à
une personne qui en a causé.

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Berger.L & Branchu.O (2005), "L'Islam à l'épreuve de l'ancestralité dans les villes et campagnes du nord de Madagascar", in
Gomez-Perez.M (ed), L'Islam politique au sud du Sahara. Identités, discours et enjeux, Paris, Karthala : 69-118.

exprimée dans les rapports de parenté. C'est donc plus particulièrement au travers de l'étude
de ces situations précises, que l'on peut espérer apercevoir sous un angle stratégique majeur,
l'historicité malléable de la division catégorielle des populations entre tômpontany, zanatany,
et vahiny. Les différents acteurs sociaux s'affrontent en effet sous couvert d'une vision et d'une
pratique différente de l'islam, dans ces situations empiriques où il est question en filigrane de
la construction réelle et progressive d'une communauté politique imaginée, dont les limites
socio-spatiales, les pratiques et les réseaux incluront ou excluront de fait une partie des
populations de sa gestion et de sa direction.
Le schéma ci-dessous propose une synthèse non exhaustive des différentes alliances et
stratégies menées dans le nord de Madagascar par les différents acteurs sociaux rattachés aux
trois pôles identitaires tômpontany, zanatany, vahiny.

Pôle Zanatany

Dominants

Dominés
2
1
3

2 2
Dominants
Dominants

Dominés Dominés

Pôle Tômpontany Pôle Vahiny

(1) Alliances stratégiques redéfinissant localement l'autochtonie dans un cadre


ethnique et culturaliste
(2) Alliances stratégiques redéfinissant nationalement l'autochtonie dans un cadre
associatif et institutionnel
(3) Alliances stratégiques redéfinissant transnationalement l'autochtonie dans un cadre
universaliste exclusif et réticulaire

Processus d'autochtonisation et d'enracinement territorial des populations

A titre d'hypothèse, et sans pour cela bénéficier d'une enquête quantitative qui nous
permettrait d'étayer plus précisément notre analyse, nous avons choisi de distinguer à chaque
fois parmi ces trois pôles identitaires, les dominants des dominés, en fonction de la quantité

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Berger.L & Branchu.O (2005), "L'Islam à l'épreuve de l'ancestralité dans les villes et campagnes du nord de Madagascar", in
Gomez-Perez.M (ed), L'Islam politique au sud du Sahara. Identités, discours et enjeux, Paris, Karthala : 69-118.

des moyens d'action que leur statut spécifique leur permettait de mobiliser : ainsi parmi les
vahiny, il est aisé de distinguer les dominants, ceux provenant de l'étranger et disposant de
fonds financiers et de relais informationnels et logistiques internationaux, des dominés, c'est-
à-dire principalement des migrants malgaches et comoriens ne disposant pas d'attaches
ancestrales et familiales, et ne pouvant compter que sur leur force de travail pour espérer vivre
et s'installer quelque part dans la région nord. De même parmi les zanatany, les grandes
familles métisses composant les élites économiques, politiques et culturelles du nord
(dominants), forment le pendant des travailleurs salariés ou des nouvelles générations
soucieuses d'accéder à leur tour aux postes de responsabilité convoités, tant dans l'appareil
d'Etat, l'industrie régionale, que dans les confréries soufies. Et dans le cas des tômpontany, si
les grandes familles nobles et roturières affiliées à la royauté antankarana ont pu profiter de la
colonisation pour s'approprier tant l'appareil d'Etat que les terres cultivables et les fonctions
électives (mairies), il reste qu'une grande partie des populations travaillant la terre dans cette
région depuis plusieurs générations et y inhumant leurs ancêtres, est originaire des quatre
coins de l'île, et, à ce titre, ne voit pas toujours d'un bon œil la nécessité de se plier aux
injonctions ou aux suggestions des membres locaux de l'appareil monarchique. Ce que nous
voulons ainsi suggérer au travers des situations présentées ci-dessous pour illustrer notre
propos, en pointant cette ligne de fracture entre dominants et dominés au sein de chaque pôle
identitaire, est l'existence contemporaine d'alliances "stratégiques" entre ces différentes
couches de populations musulmanes (ex. tômpontany dominants / zanatany dominés), ayant
pour enjeu la redéfinition de leur autochtonie et de leur enracinement territorial au-delà des
rapports de parenté, soit dans un cadre ethnique et culturaliste, soit dans un cadre nationaliste
et institutionnel, tous deux bousculés et sommés de se mettre à l'heure de la mondialisation.

IIIb- L'alliance des tômpontany dominés avec les zanatany dominants contre les
tômpontany dominants

Les populations musulmanes légitimées dans leurs droits d’accès et de contrôle des
ressources écologiques et matérielles locales (terre, mer, canaux d’irrigation, etc.), de par leur
antériorité et leur installation initiale sous la colonisation, mais n'étant pas forcément affiliées
ou alliées par la parenté aux membres de l'appareil monarchique antankarana, jouent en milieu
rural la carte associative en privilégiant les contacts et les échanges avec les seha métis des
confréries urbaines les plus puissantes (zanatany dominants). Les jeunes générations
contournent ainsi l'autorité des aînés et des tômpontany dominants, en posant la question des
ressorts de l'autorité à l'échelle du leadership de la communauté musulmane, et non au niveau
de la gestion du terroir et de la direction des assemblées notables villageoises. Il existe ainsi
un débat vivace en milieu rural sur les conditions d'accès aux charges et responsabilités des
cheikhs (seha). Les critères de la compétence et de l'excellence dans l'exégèse du Coran, le
nombre de relations bien placées en ville et dans le pays auprès de représentants savants de la
communauté musulmane, sont ainsi opposés aux arguments fondés sur l'autorité traditionnelle
des notables âgés affiliés à l'appareil monarchique et très versés dans l'ancestralisation des
pratiques funéraires confrériques.

Sous prétexte que le Silamo malagasy refuse de financer les mosquées et les écoles
coraniques des seha affiliés à la royauté antankarana au nom de l'associationnisme (shirk) qui
y prévaut avec les cultes ancestraux, les jeunes générations (20-30 ans) dans certains villages
prônent l'ouverture et la collaboration avec les zanatany en invitant régulièrement certains de
leurs seha à leurs festivités et en participant aux cérémonies confrériques que ces derniers
organisent souvent volontairement en parallèle de celles dirigées par les membres des
confréries rattachées à l'appareil monarchique antankarana. Le fonctionnement associatif des

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Berger.L & Branchu.O (2005), "L'Islam à l'épreuve de l'ancestralité dans les villes et campagnes du nord de Madagascar", in
Gomez-Perez.M (ed), L'Islam politique au sud du Sahara. Identités, discours et enjeux, Paris, Karthala : 69-118.

quartiers musulmans en milieu urbain est ainsi souvent pris comme modèle d'une entraide
communautaire supplantant les rapports de parenté, mais suffisamment enracinée
territorialement pour permettre l'intégration réussie des musulmans non originaires de la
région. Ces jeunes générations n'hésitent pas ainsi à rejeter la préférence de leurs aînés pour
un enseignement combinant le déchiffrement non interprété de l'écriture arabe et l'explication
sommaire en français, et acceptent les conditions de participation et de réglementation des
cérémonies soufies instituées en parallèle des autres, où toute trace de référence aux ancêtres
royaux antankarana est supprimée.

C'est le cas par exemple dans la région rurale de Bobasakoa de l’association


musulmane Amina qui y existe depuis cinq années, et qui regroupe déjà plus d'un millier de
membres répartis sur la douzaine de villages environnant. Cette association propose comme
service principal la culture journalière des rizières (les hommes coupent, les femmes
attachent) lors des périodes de travaux intensifs, à l’aide de tous les membres en échange
d’une somme modique d'environ 25 euros. Elle se donne pour but de développer un cycle de
fêtes et de rencontres cérémonielles intervillageoises (daïra), de financer la rénovation ou la
construction de mosquées, de madrasa ou d'écoles coraniques dans les villages avec à leur
tête un fondy entretenu par l'association, et d'ériger ainsi selon leurs propres termes une
grande communauté musulmane (firaisam-be) basée sur la solidarité et la foi afin de faire
pièce aux tendances centrifuges et individualistes des groupements villageois. Si le cas de
cette association est paradigmatique, c'est qu'il condense en milieu rural certains enjeux
empiriques contemporains tels que la réorganisation du travail collectif et de la sociabilité
intervillageoise au-delà des rapports de parenté, directement reliés à la nomination des seha.
Si tous les membres de cette association sont tômpontany, une grande partie est originaire du
sud-est antemoro, et à ce titre, se considère plus comme musulmans que comme antankarana.
On assiste ainsi à une lutte des générations entre d'un côté les aînés et les gens âgés formés à
la même pratique confrérique shadhili antankarana, et de l'autre les cadets ou les plus jeunes,
plus sensibles à la prédication des jeunes seha zanatany issus des milieux urbains qu'ils
cherchent à attirer à eux, et qui défendent la conception d'un islam égalitaire, différenciant les
individus selon leurs sexes et leurs compétences et non pas en fonction de leurs races ou de
leurs statuts sociaux. Lors de l'organisation du daïra célébrant les cinq années de l'association,
le nombre restreint de participants par rapport au nombre total d'adhérents de l'association
nous fut expliqué par la présence non désirée d'un seha considéré comme un des représentants
de la royauté antankarana et étant perçu comme l'un des adversaires les plus acharnés en ville
d'un jeune seha pharmacien d'origine comorienne respecté pour ses compétences et ses
nombreux voyages à l'étranger par les jeunes de l'association Amina. Ce boycott revendiqué
d'une partie des jeunes villageois, faisait suite à la rumeur de dénigrement qui avait frappé ce
seha pharmacien dont ils aimaient les prêches, et qui avait été rejeté par les plus anciens au
prétexte qu'il n'était qu'un descendant d'esclave -zanak'andevo-. Le manantany de la région et
les frères du vieux seha haut responsable de la confrérie antankarana s'étaient ainsi déplacés
de peur que les partisans du seha zanatany ne noyautent et ne prennent en définitive le
pouvoir dans cette association en organisant le calendrier liturgique et en plaçant leurs fondy
dans les écoles coraniques et mosquées récemment construites. Ces partisans avaient
finalement préféré boycotter la cérémonie commémorative de l'association, plutôt que de
s'affronter directement aux notables de la royauté antankarana.

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Berger.L & Branchu.O (2005), "L'Islam à l'épreuve de l'ancestralité dans les villes et campagnes du nord de Madagascar", in
Gomez-Perez.M (ed), L'Islam politique au sud du Sahara. Identités, discours et enjeux, Paris, Karthala : 69-118.

IIIc- L'alliance des tômpontany dominants avec les zanatany dominés contre les
vahiny et les zanatany dominants

Nous avons choisi l'extrait d'un discours prononcé en malgache59 en septembre 2001,
par l'un de ces zanatany "dominé", à la mosquée de la capitale du royaume antankarana, la
nuit du daïra précédant le pèlerinage aux tombeaux des saints et rois de la confrérie shadhili
antankarana (ziara) auquel nous participions. Il illustre cette alliance particulière, entre les
membres de l'appareil monarchique antankarana implantés en milieu rural et certains acteurs
sociaux zanatany vivant en milieu urbain, ayant la particularité d'être en quête d'ascension
sociale et à la recherche d'appuis, et placés de fait en rivalité avec leurs co-religionnaires
zanatany déjà bien en place parmi les élites. L'orateur, président du parti islamique pour le
développement à Madagascar et membre du Silamo Malagasy, ancien cadre de la Secren et
exportateur de bois dans l'océan Indien, est né à Diego d'une mère originaire du sud de
Madagascar dont il est fier d'exhiber les origines nobles, et d'un père mahorais dont le propre
père était kenyan60. Ayant décroché adolescent une bourse aux Comores, octroyée par
l'Arabie Saoudite pour poursuivre des études théologiques, il est titulaire d'un doctorat de
l'université Al-Ahzar du Caire, et tente de s'imposer en vain parmi les zanatany dominants en
ville comme mufti, afin de devenir le principal leader de la communauté musulmane du nord
de Madagascar, tout en jouant de ses contacts avec les pays du Moyen-orient pour
concurrencer les prédicateurs wahhabites dans la captation de flux financiers. Cet extrait,
outre les visées de son auteur et la stratégie d'alliance qu'il mène, a en effet le mérite de mettre
à jour le travail interprétatif des pratiques musulmanes nécessaire à leur implantation locale et
à leur utilisation comme force de mobilisation politique dans le cadre de revendications
ethniques et culturalistes :

"Il faut que l'on sache une chose, nous les Malgaches antankarana. Nous devons
savoir que c'est nous les Antankarana qui détenons ici à Madagascar l'origine de
l'introduction des pratiques confrériques musulmanes. Or, j'ai entendu qu'il y avait des
associations musulmanes par-ci par-là, mais qu'à chaque fois il n'y avait pas d'Antankarana.
Pourquoi dormez-vous, pourquoi doit-on vous réveiller, ce n'est pas mon devoir, mon rôle de
vous réveiller. C'est ce qui se passe et que j'ai entendu, ceux qui viennent d'ailleurs et sont
plus puissants nous piétinent, nous, les musulmans qui savons ce que nous sommes ici et ce
que nous valons. C'est notre devoir à tous de veiller et d'avoir un œil sur toutes les
associations musulmanes qui vont se dresser ici. C'est notre devoir de nous concerter entre
nous selon notre expérience de l'islam et selon les réflexions qui l'accompagnent, afin que l'on
soit protégé contre le fait de se disperser et de s'éparpiller. En quelque lieu que l'on soit, ils
s'infiltrent et ils nous disent autre chose. D'ici peu, il y aura quelque chose qu'ils veulent déjà
fonder, eux, les vahiny, parmi nous. Et cette chose sera encore plus conséquente que ce
qu'avait fondé le Silamo Malagasy auparavant. Car le Silamo Malagasy jusqu'à aujourd'hui
nous a montré, au nom de la province de Diego et de tous les musulmans de cette province
une façon de se rassembler. Seulement, il n'y avait aucun Antankarana parmi eux, et s'il y en
avait un, ce n'était qu'un enfant de vahiny à moitié antankarana, tandis que vous, vous avez
du sang antankarana qui coule dans vos veines ; eux n'ont pas de père antankarana, mais
c'est en votre nom qu'ils ont fait ressortir la province par rapport au pays tout entier. C'est à
vous de vous lever et de voir si l'islam est assez puissant.

59
Nous tenons ici à remercier Noël Gueunier pour l'aide précieuse et indispensable qu'il nous a apportée quant à
la traduction de ce discours du malgache au français. Nous en profitons aussi pour exprimer notre reconnaissance
aux lecteurs attentifs, Beaujard.P, Blanchy.S, Gomez-Perez.M, Lombard.J, et Rajaonah.F, qui n'ont pas été
avares de leurs conseils.
60
Nous avons rencontré Ali Boina Rapozo à plusieurs reprises chez lui à Diego.

27
Berger.L & Branchu.O (2005), "L'Islam à l'épreuve de l'ancestralité dans les villes et campagnes du nord de Madagascar", in
Gomez-Perez.M (ed), L'Islam politique au sud du Sahara. Identités, discours et enjeux, Paris, Karthala : 69-118.

Les choses de l'islam. Toutes les subventions promises concernant les mosquées, où
sont ces aides, on ne les voit pas !! En ce qui concerne nos villages respectifs, nous nous
rassemblons au sein des confréries shadhili, il le faut pour protéger notre islam au sein de la
voie shadhili, afin que nos enfants puissent en profiter plus tard. Il y a quelque chose qu'ils
appellent "arabe". Vous avez entendu ici parler de la république islamique ? On doit profiter
de cette occasion maintenant, il y a là quelque chose à fonder d'ici peu. Il y a vraiment
quelque chose qui est surprenant parmi nous les musulmans qui sommes originaires de cette
terre des antankarana ici… Quand il y aura des rassemblements de musulmans, je voudrais
que nous soyons devant, que nous prenions les responsabilités et que les vahiny viennent
après, suivent. Quand il y a une délégation qui vient défendre vos intérêts, ce sont des
descendants de vahiny, des descendants d'Antankarana, on n'en voit jamais. Cela s'est déjà
produit à Diego, or, il y a des descendants d'Antankarana là bas qui savent prier, qui
connaissent les préceptes de l'islam, qui savent parler français, qui ont même une maîtrise, et
qui savent parfois la signification du discours arabe musulman.
L'islam ce n'est pas le Coran seul, mais c'est ce qui est profitable à l'homme dans sa
condition humaine, ce qui le rend humain, c'est cela le Coran parce que c'est l'envoyé de
Dieu. Qu'est ce qui fait de toi un musulman ? Ce qui fait de toi un musulman, ce n'est pas
seulement faire le ramadan ou savoir prier… c'est le fait que tu aimes tes compagnons
musulmans. Sinon tu n'es pas musulman. Vous devez vous entendre bien car c'est cette
solidarité qui fait que vous êtes humains. Aussi le fait que vous vous dressiez, vous les
tômpontany, c'est ce qui donne la force à nous vos compagnons dans l'islam. Si vous n'êtes
pas forts, nous ne pouvons pas être forts, parce que l'arrivée des vahiny ici est trop forte.
Si nous nous rappelons du temps des ancêtres antankarana, il y avait une guerre. Que
ce soit au moment de la guerre des Hova (gens des hautes terres), que ce soit avant
(Sakalava), il y eût des périodes où ces ancêtres ne purent résister, ils se réfugièrent alors
dans les grottes du massif de l'Ankarana. Il y eût une invocation faite par le roi : si moi je
peux franchir les lignes de mes ennemis pour m'enfuir, je demande à Dieu que tout mon
peuple se convertisse à l'islam. A ce moment, un miracle s'est passé. Dieu a accepté la
demande du peuple antankarana. Lorsqu'il fut sauvé, le roi accomplit son vœu, il appela tout
son peuple, quiconque me suit, mon peuple entier doit entrer à l'intérieur de l'islam.
Le point à retenir ici, c'est que le lieu à partir duquel a été diffusé l'islam parmi le
peuple antankarana, peut très bien être mis en rapport avec le lieu où Muhammad et ses
compagnons s'étaient réfugiés, dans la grotte du nom de djabaljiran. Dieu intervint alors en
leur faveur. Il y eut en effet un pigeon qui vint pondre à l'entrée de la grotte ainsi qu'une
araignée qui y tissa sa toile. Leurs ennemis du coup n'y entrèrent pas en pensant que
Muhammad lors de son passage y aurait nécessairement déchiré la toile et cassé les œufs. Il
s'est passé quelque chose de semblable avec le peuple antankarana : Dieu a mis des
scorpions à l'entrée de la grotte, et leurs ennemis n'y ont pu entrer de peur d'être mordus.
Dieu a agi ainsi de façon similaire envers les Antankarana et le prophète. Cette chose est une
chose que nous devons examiner, car avant que les Blancs ne vinssent à Madagascar… La
chose que nous devons examiner, est qu'il n'y avait pas de gens qui avaient conduit la religion
musulmane à Madagascar auparavant. C'est le roi antankarana en personne qui a installé
l'islam sur la tête de Madagascar parmi les ancêtres : la tribu antankarana. C'est lui seul qui
a conduit le drapeau musulman parmi toutes les races de Madagascar jusqu'à aujourd'hui
dans cette île. Rappelez vous-en. Chose subite ne fait pas mâle. Cette fois-ci aussi, préparez
vous".

Quelques points dans cet extrait méritent d'être commentés et développés. Le premier
est l'utilisation particulière de la trilogie tômpontany/zanatany/vahiny : l'orateur se présente
comme un allié auprès des membres de l'appareil monarchique qui forment son auditoire au

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Berger.L & Branchu.O (2005), "L'Islam à l'épreuve de l'ancestralité dans les villes et campagnes du nord de Madagascar", in
Gomez-Perez.M (ed), L'Islam politique au sud du Sahara. Identités, discours et enjeux, Paris, Karthala : 69-118.

nom de sa participation et de sa défense du système confrérique shadhili "ancestralisé". Ceci


est le contrepoids de la focalisation de ses interlocuteurs sur l'opposition entre tômpontany et
vahiny. A leurs yeux, les zanatany qui ne reconnaissent pas la légitimité du système politico-
religieux antankarana, et qui ne s'intègrent pas dans le fonctionnement de cette communauté
ethnique imaginée à l'échelle régionale sont des vahiny, à l'instar par exemple des métis
comoriens en situation de concurrence pour la direction des branches confrériques shadhili.
L'orateur présente ainsi une définition de l'islam pétrie de l'idéologie ancestrale du fihavanana
pour mieux exhorter les membres de l'appareil monarchique antankarana à participer
activement aux mouvements associatifs régionaux qui tentent de regrouper et de fédérer les
musulmans du pays.

Il est intéressant de relever que ses compétences théologiques sont mises au service
d'une relecture de l'introduction de l'islam à Madagascar faisant des Antankarana un peuple
"élu", et de cette façon rendu à la fois gardien et responsable (tômpontany) des pratiques
musulmanes diffusées dans toute l'île. Ainsi, il établit un parallèle entre un moment fondateur
des récits mythico-historiques (tantara) antankarana, à savoir la conversion au milieu du 19e
siècle de Tsimiaro 1er à l'islam chaféite à la suite d'un vœu formulé lors de son encerclement
dans la grotte par les troupes merina de Ranavalona, et le début de l'hégire où le prophète et
Abu Bakr, poursuivis par les Quraychites, trouvèrent refuge dans une grotte dont Dieu
protégea l'entrée jusqu'à ce qu'ils puissent rejoindre Médine61. Il marque ainsi et rappelle à la
fois le lien exclusif et direct entretenu entre le peuple antankarana, son souverain, et Allah, et
ce, dans le cadre de la métaphore de la "forteresse assiégée" récurrente dans les traditions
historiques antankarana. Le massif naturel de l'Ankarana et ses grottes ont en effet servi de
refuge à diverses reprises à ce peuple pour échapper à la vindicte de leurs ennemis. Cette
métaphore lui permet de réclamer de la part de ses interlocuteurs, un effort de mobilisation
collective contre l'envahisseur étranger imposant sa propre version de l'islam. Ce qui est
défendu ici, c'est la légitimité des Antankarana à incarner la vérité divine faite chair parmi les
hommes au travers de la dimension prophétique du souverain ainsi soulignée. L'enjeu dont
parle à demi-mot l'orateur dans ce discours est une islamisation possible de la République
Malgache dans le cadre des provinces autonomes. Cette république islamique qu'il appelle de
ses vœux, il ne la souhaite pas sous la coupe des prédicateurs et des associations étrangères
(vahiny) par réseaux de financement interposés, mais sous le contrôle vigilant des natifs du
pays occupant les charges politiques dans les conseils provinciaux, les mairies, et les
structures de l'Etat, et ce à partir des tremplins associatifs. Le grand projet de cet orateur,
développé lors de nos entretiens, est d'inciter les autochtones musulmans à développer un
certain nombre de relations commerciales exportatrices (bois, riz, bananes, sucre) avec les
pays du Moyen-Orient et de l'Asie du sud-est grâce aux relais logistiques et relationnels
apportés par les commerçants métis en milieu urbain. Se positionnant comme la figure du
commerçant métis à même de les aider et de s'allier avec eux, de par son entreprise
exportatrice de bois qu'il aimerait bien voir travailler dans certaines forêts versées au
patrimoine ancestral antankarana, il défendait à l'époque le projet de rachat de l'usine sucrière
de La Sirama, implantée aux abords des sites sacrés de la royauté antankarana, à partir de
fonds alloués par la Banque islamique du développement. Il comptait en effet soumettre ce
projet au gouvernement malgache avec l'appui du souverain antankarana désireux de profiter
de la privatisation programmée de cette usine pour récupérer une partie des terres que son
grand oncle avait léguée alors aux colons.

61
Sourate 9 du Coran, verset 40.

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IIId- L'alliance des zanatany dominés avec les vahiny dominants contre les
tômpontany ou les zanatany dominants

Arrivés depuis peu dans le nord de Madagascar, les prédicateurs vahiny s'insèrent à
l’échelle locale car ils sont porteurs de ressources financières et logistiques liées aux réseaux
transnationaux dont ils dépendent. C'est d’ailleurs par ce biais qu’ils peuvent compenser leur
mise à l’écart initiale du jeu politique et religieux local, notamment par la mise à disposition
de capitaux financiers pour les individus ou pour les différentes associations musulmanes qui
cherchent à se développer en trouvant des subventions. Si tous les acteurs sociaux peuvent a
priori être intéressés pour recevoir et capter une partie de ces flux financiers, les contreparties
exigées n'attirent pour l'instant à eux qu'une fraction dominée de la population zanatany et
vahiny en milieu urbain62. Cette fraction dominée est d'une part, celle qui a besoin d'une aide
financière et logistique pour gagner en lisibilité et en surface politique parmi les zanatany
(stratégies d'ascension sociale et d'affirmation du statut de la famille dans le quartier ou dans
la ville). Elle est d'autre part celle prise dans le conflit des générations et des rapports entre
aînés et cadets, et enfin, celle laissée à l'abandon dans son dénuement le plus total (orphelins
sans ascendance, migrants des fronts pionniers et industriels63). Il apparaît en effet que ces
prédicateurs vahiny se tournent d'abord vers les générations musulmanes les plus jeunes : par
exemple, un jeune malgache ayant fait ses études dans une université islamique en Lybie
(durant 7 ans), leur sert d’interprète (parlant l’anglais, le malgache, le français et l’arabe) et
d’intermédiaire auprès des autorités locales, politiques et religieuses. Son père, imâm de la
mosquée Lazaret, fondateur d’une école coranique dans le quartier, a pu obtenir ainsi des
fonds pour la construction d’une mosquée en dur.

Les femmes, et les associations que celles-ci ont pu fonder, ont aussi toutes l'attention
des prédicateurs soudanais et kenyan. Notamment sur Diego à Tanambao Tsena auprès de la
Jamaat al-Tawhid, association nouvellement créée autour de la personne d’un imâm, qui a
rencontré l’Organisation islamique de secours aux orphelins à Antananarivo, et est à l’origine

62
A l'exception notable et non développée ici de l'alliance entre Kassam Aly et le prédicateur sénégalais.
63
Pour illustration, voici la présentation rapide du parcours d'un fondy d'un village du domaine de La Sirama
(cité ouvrière construite autour de son usine sucrière), enseignant le Coran pour les enfants dans nombre de
villages du coin. Celui-ci est actuellement marié religieusement à une femme originaire de la région et vit à
moitié chez elle, à moitié dans le logement de fonction qui lui a été confié au village voisin de par son poste à
l'usine. Ce fondy appartient à une association d'une cinquantaine de personnes rattachées au réseau associatif
Jawlid dont le siège est à la Sirama présidé par un homme originaire du sud-est (antemoro). Cet homme est né à
La sirama d'un père et d'une mère comoriens, mais a pu acquérir la nationalité malgache. Son père est mort
lorsqu'il était encore jeune et sa mère est retournée vivre aux Comores. Il s'est engagé à 17 ans auprès du maître
sénégalais à la maison islamique de Diego pour y apprendre la signification du Coran, après avoir erré de
parentèles en parentèles, et après avoir y été à chaque fois rejeté. Une série d'événements malheureux, qu'il relit
aujourd'hui comme une série de miracles l'ayant toujours plus poussé vers une connaissance accrue du Coran,
l'ont parallèlement à sa désocialisation progressive conduit à des visions d'anges dans les champs qui l'ont
persuadé de sa vocation au prosélytisme et au prêche. Il apprend aujourd'hui aux enfants (car les adultes ne se
déplacent pas) une conception sunnite monothéiste stricte avec application de la charia, en essayant toutefois de
faire appliquer certaines règles dans certains villages dont il est souvent, il le reconnaît, exclu des liens de
sociabilité, lorsque les tômpontany sont majoritaires. Sa femme pourtant originaire, est cependant la fille unique
et orpheline de ses parents, et ne dispose que d'une parentèle très éloignée dans la région. Il enseigne ainsi le fait
d'être bon et généreux (toetry tsara), les jeunes corporels (fadiovana arabatana), les purifications spirituelles
(fadiovana arapanahy) en plus des cinq piliers de l'islam et du refus des hadiths et des rajouts païens au Coran.
Selon lui, les conduites mauvaises entraînent le malheur (l'adultère amène par exemple le sida et les maladies
vénériennes), car elles sont interdites par le Coran (au même titre que l'alcool, les cigarettes, les drogues et les
sept péchés capitaux). Tout en critiquant l'esclavagisme, il défend la foi, l'intelligence et le savoir comme les
seuls critères de sélection des dirigeants de la communauté musulmane.

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Berger.L & Branchu.O (2005), "L'Islam à l'épreuve de l'ancestralité dans les villes et campagnes du nord de Madagascar", in
Gomez-Perez.M (ed), L'Islam politique au sud du Sahara. Identités, discours et enjeux, Paris, Karthala : 69-118.

de la venue des prédicateurs africains dans la ville. Certaines femmes musulmanes sont en
effet désireuses de posséder leur propre lieu de prière (une mosquée a d'ailleurs été construite
à cet effet à Tanan’pisitasy, en dehors de la ville). Aiguillées par leurs maris en phase
d'ascension sociale, ces dernières se regroupent pour défendre un islam faisant face aux
innovations et aux inventions dans les pratiques religieuses, et prêchent activement chez les
voisins l’unicité divine de Dieu, l’égalité d’accès aux lieux de prière, le refus des coutumes
funéraires, des pratiques magico-religieuses, de la préparation et de la circulation de
nourriture pendant les veillées funéraires, tout en s'opposant à l'eau stagnante dans les
mosquées servant aux ablutions et en préconisant des installations d'eau courante pour assurer
la pureté du corps sous couvert de modernité et d'hygiène. Ces différents réseaux en ville
prennent l'île de La Réunion comme référence pour les dates du ramadan et de l'heure des
prières, contrairement aux autres s'alignant sur les Comores.

Enfin, il est à noter que les hommes politiques musulmans (zanatany), récemment élus
pour la première fois de leur existence lors des élections municipales de novembre 1999
(Ramena) et les élections législatives de mai 1998 (Sadjoavato), n'ont pas hésité pour récolter
des fonds pour leurs campagnes et jouer la carte du rassemblement des votes des musulmans
de la commune, à s'allier en partenariat avec ces prédicateurs autour de la lecture et de la
compréhension du Coran (projet d’école coranique dans la mosquée financée par leurs soins
avant les élections, distribution de Coran depuis la maison du député –métis malgache
yéménite-). Ainsi a été financée la construction de deux mosquées, respectivement à Ramena
et à Sadjoavato, par l’Organisation islamique de secours aux orphelins. Et ce sont des
hommes politiques régionaux sans envergure nationale, bien qu'appartenant au Bismillah
Rahmani Rahim (zanatany dominés), tel le maire de Ramena, député de la deuxième
circonscription de Diego, qui ont servi de relais à l’élaboration de ces projets. On peut prendre
comme autre exemple, la constitution aux dernières municipales de Diego-Suarez (1999), d'un
mouvement politique appartenant à l´opposition, nommé Zafin´Diego-Suarez (petits enfants
de Diego), orchestré par Ismaël Khaled, considéré comme un zanatany et un opposant au
président Ratsiraka lors des événements de 1991. Ce mouvement regroupait principalement
les zafintany, les petits enfants de la terre, c'est-à-dire les jeunes générations métissées nées
principalement en ville, issues des alliances matrimoniales entre zanatany. Disposant de la
nationalité malgache et d´une variété importante de réseaux et d´alliances (en terme de
parenté) dans la ville ainsi que dans le nord de Madagascar, la plupart des sympathisants
masculins, de par leur âge et de par les activités qu´ils exerçaient (manutentionnaires au port,
ouvriers à Pêche et Froid Océan Indien64, apprentis, bizness, conducteurs de taxis, vendeurs de
qat), constituait une main d'œuvre malléable et bon marché, sans qualification, en quête de
stabilité sociale et professionnelle. Une association féminine musulmane créée en 1997 se
mobilisait en parallèle sur le même modèle que leurs aînés zanatany pour la participation au
maolidy et pour les manifestations et propagandes électorales de cette liste municipale.

IIIe- L'alliance des zanatany dominants avec les tômpontany dominants contre les
vahiny dominants

S'il y a convergence des zanatany et des vahiny musulmans dominants sur le


développement de l'alphabétisation et de la compréhension de la langue arabe, la concurrence
politique et économique entre les élites du Nord-Est et du Nord-Ouest pour le contrôle du
gouvernorat de la province "autonome" provoque le regroupement au sein du parti
présidentiel (Arema) des tômpontany et des zanatany musulmans sur la base d'un projet

64
Entreprise spécialisée dans la confection de conserves de thon.

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Berger.L & Branchu.O (2005), "L'Islam à l'épreuve de l'ancestralité dans les villes et campagnes du nord de Madagascar", in
Gomez-Perez.M (ed), L'Islam politique au sud du Sahara. Identités, discours et enjeux, Paris, Karthala : 69-118.

fédéraliste et régionaliste à l'échelle nationale. Cela dans le but de rivaliser aussi bien avec les
élites chrétiennes originaires de la région SAVA (Sambava, Andapa, Antalaha), que d'exclure
du jeu politique les nouveaux arrivants et entrants. Il faut bien voir en effet que la majorité des
représentants actuels de l’Etat à Diego-Suarez ont pour la plupart poursuivis leurs études à
l’étranger, et notamment dans les universités des pays de l’est avant la chute du bloc
communiste, par l’obtention de bourses débloquées par le parti au pouvoir. Dès leur retour au
pays, dans les années 80, ils ont pu accéder à des postes dans les différentes administrations
ou dans les entreprises publiques implantées régionalement (Secren, Star, Jirama, Cmdm…),
de par leur participation au régime présidentiel de Ratsiraka, l'Etat ayant été longtemps le
cadre d'appropriation et de gestion des activités productives les plus enrichissantes. Avec la
mise en place récente du multipartisme, le bon positionnement des zanatany musulmans s'est
concrétisé par leur participation effective aux différents rendez-vous électoraux sur la scène
locale (enjeu d’intégration nationale), et par la création de regroupements collectifs (dans le
cadre de la décentralisation et de l’autonomie des provinces) susceptibles de formuler des
projets de développement et de recevoir des aides en provenance de l’extérieur ou de vahiny
implantés à Madagascar. Aux dernières élections municipales de décembre 1999, le soutien
financier et actif des zanatany musulmans aux membres du parti présidentiel Arema (dont
certains descendent de membres importants de l'appareil monarchique antankarana) fut sans
conteste un des éléments qui permit à ce parti de vaincre les échéances, même si la division au
sein de l’opposition a largement favorisé ce résultat. La mobilisation dans les quartiers des
bandes de jeunes et de certains personnages importants (chefs de fokontany, fondy, cadres de
la Secren) a été très forte pour réaliser la propagande électorale (tournée en camion prêté par
la Secren, distribution de cadeaux et bulletins de vote dans les campagnes, appel de main
d’œuvre pour aller travailler au port). La célébration de la victoire du parti s'est faite grâce
notamment aux associations musulmanes féminines d’originaires, qui ont animé et préparé la
réception des autorités dans l'école coranique de fondy Ahmad. Le Directeur Général de la
Secren, le maire, le préfet, les députés y étaient présents… D’ailleurs, c’est à la suite de ces
élections que la Communauté Musulmane de la Province Autonome a été créée et que deux
notables musulmans ont été nommés au sein du conseil municipal dès le début de l’année
2000 pour représenter les musulmans malgaches, légitimant ainsi leur désir de participation et
d’intégration à la vie nationale.

Appuyée par des élites locales, insérée dans l’appareil d’Etat et dans l’industrie
régionale (président du conseil d’administration de la Jirama, chef régional de la direction des
mines et de l’énergie, des transports, membres du Cercle de Réflexion sur l’autonomie des
provinces, cadres des entreprises publiques), cette communauté musulmane met en lumière
les différents réseaux de relations qui se sont bâtis par l’intégration progressive de zanatany
musulmans à l’appareil d’Etat malgache. Pour cela, il est intéressant de mettre en perspective
historique les types de relations qu’ont entretenus les populations islamisées avec l’Etat
malgache, dès l’Indépendance. Pendant la première République, le président Tsiranana s’est
en effet longtemps appuyé sur les musulmans comoriens (conseillers municipaux à Majunga,
à Diego) pour asseoir le pouvoir du PSD (parti social-démocrate), se plaisant à dire que les
Comoriens étaient la dix-neuvième tribu de Madagascar, sans pour autant régler les problèmes
juridiques liés à l’acquisition de la nationalité malgache pour les gens nés aux Comores,
vivant à Madagascar, et souvent mariés à une femme malgache65. Ils furent néanmoins utilisés
et appelés à voter, gonflant les scrutins à chaque événement électoral en échange de
promesses concernant leur statut. Encore actuellement, la question de l’acquisition de la
nationalité est une des revendications politiques de la Communauté Musulmane de Diego.

65
Cf. Delval, M., 1978.

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Berger.L & Branchu.O (2005), "L'Islam à l'épreuve de l'ancestralité dans les villes et campagnes du nord de Madagascar", in
Gomez-Perez.M (ed), L'Islam politique au sud du Sahara. Identités, discours et enjeux, Paris, Karthala : 69-118.

Quant à la formation du Silamo Malagasy, il est nécessaire de rappeler ici qu'elle est
étroitement dépendante du parti Arema, dans la mesure où elle s'est construite autour de la
défense de l’identité nationale et qu’elle englobe au sein de ces représentants nationaux des
membres de l’appareil d’Etat (cadres, fonctionnaires). Il faut par ailleurs souligner que ces
zanatany musulmans entretiennent aussi des relations avec les karana, formant eux-mêmes
une catégorie spécifique de zanatany. Ce terme générique identifie les différentes
communautés indo-pakistanaises musulmanes à Madagascar, contrôlant l’approvisionnement
marchand de la ville et la collecte des produits agricoles. Les Karana sont actuellement, et
depuis trois générations, parvenus à contrôler le commerce, jouant sur différentes échelles,
devenant par ailleurs les principales banques officieuses, tout en plaçant leurs capitaux à
l’étranger (France, la Réunion, Kenya). Ils sont devenus de grands propriétaires fonciers dans
la ville. Tout en conservant leurs limites communautaires par le biais de pratiques
matrimoniales endogamiques, ils apportent un soutien financier aux communautés
musulmanes locales annuellement : dons de terrain, participation financière dans le cadre de
la construction de mosquée (Maskiriny zanatany, lancée par le silamo malagasy) et de
l’entretien des mosquées existantes (chaulage, don de peintures), achat de zébus pour les fêtes
religieuses (Idy be), tout en recrutant (temporairement, voire à la saison) une bonne partie de
la main d’œuvre islamisée de la ville pour du gardiennage ou de la manutention au port
(farine, ciment, produits divers).

Conclusion

Nous sommes conscients des limites méthodologiques et théoriques des propositions


avancées dans ce texte. La politique de l'illustration d'une analyse par une succession de
vignettes ethnographiques ne peut être en aucun cas assimilée à une administration de la
preuve. Il nous a paru cependant pertinent de tenter pour le Nord malgache une synthèse de
données ethnographiques contemporaines sur les pratiques musulmanes en milieu rural et
urbain, et de trouver un cadre semi-théorique suffisamment large pour les y inscrire en
perspective. La division catégorielle des populations entre tômpontany, zanatany et vahiny est
non seulement utilisée par les différents acteurs sociaux pour s'auto-définir et identifier la
position des individus et des groupes sur l'échiquier social et politique, mais elle semble
correspondre de surcroît comme nous avons essayé de le montrer à trois façons distinctes
d'envisager la construction de communautés politiques imaginées et référencées en
l'occurrence à l'islam. L'espace de manœuvres stratégiques et d'alliances que cette division
catégorielle permet aux acteurs lui étant rattachés par de puissants mécanismes de
socialisation et d'intégration sociale, est consubstantiel à sa polysémie et aux différents types
de populations (en termes socio-économiques et géographiques) qu'elle abrite sous un même
vocable. A la question donc de savoir si les dynamiques religieuses musulmanes ici relevées
participent directement à l'élaboration d'une nouvelle stratification sociale régionale, on serait
plutôt tenté de répondre que l'enracinement territorial des populations par l'ancestralisation
conditionne encore en grande partie la résolution des problèmes identitaires et statutaires
afférents aux processus de métissage des populations dans le nord de Madagascar. Pour qui
connaît cette île, ce n'est pas un hasard en effet si les prédicateurs wahhabites sont aujourd'hui
récupérés dans le jeu politique local par la captation de leurs ressources financières au profit
d'enjeux sur lesquels ils n'ont pas encore prise, et face auxquels ils sont pour l'instant réduits
symboliquement à se concentrer sur le secours apporté aux orphelins, c'est-à-dire aux
individus n'ayant aucune ascendance reconnue et localisée dans la grande île.

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Berger.L & Branchu.O (2005), "L'Islam à l'épreuve de l'ancestralité dans les villes et campagnes du nord de Madagascar", in
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