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Béatrice de Gasquet, 2021, « Religion », in Juliette Rennes (dir.

), Encyclopédie critique
du genre, La Découverte, p. 665-678. En ligne sur https://www.cairn.info/encyclopedie-
critique-du-genre---page-665.htm. DOI : 10.3917/dec.renne.2021.01.0665

RELIGION
par Béatrice de Gasquet
Le statut du religieux a évolué dans les études sur le genre. Les premiers travaux féministes s’y
intéressaient peu, considérant les institutions religieuses comme fondamentalement patriarcales
et les femmes pratiquantes comme nécessairement « aliénées » (au sens marxiste). À ce biais
laïque au sein du féminisme – non spécifique à la France – ont succédé des approches plus
nuancées, sous la triple influence de mobilisations féministes internes aux groupes religieux,
d’un féminisme plus inclusif des expériences minoritaires, et de l’effort des sciences sociales
pour rendre compte de l’autonomie des sujets féminins, notamment dans des contextes religieux
conservateurs.
Les approches contemporaines sur les faits religieux ont aussi évolué, parfois en convergence
avec les études sur le genre. La sécularisation conçue comme disparition du religieux a été
remplacée par des réflexions plus nuancées sur la pluralisation du religieux. Le constructivisme
a conduit à souligner le caractère historiquement mouvant et conflictuel non seulement du
contenu des normes religieuses, mais de la définition même de ce qui est religieux et de ce qui
ne l’est pas : suivant les contextes et les points de vue, une même pratique (festive,
vestimentaire…) peut être vue comme religieuse, politique, familiale, culturelle ou encore
comme marque de statut social. Comme le genre, la religion n’est pas à concevoir comme
quelque chose que l’on est, de manière essentielle, stable, mais plutôt comme quelque chose
que l’on fait (pour soi, pour les autres) ou qui nous est fait (identités assignées, normes
imposées).
(Dé)constructions rituelles du genre et de la sexualité
Schématiquement, la critique féministe des textes religieux a été principalement investie par les
théologien·ne·s, les approches féministes en sciences sociales privilégiant quant à elles
l’analyse des pratiques. Les premières ont mis en lumière les biais des autorités religieuses
masculines dans la sélection et l’interprétation des textes sacrés (le « canon »), et introduit dans
l’exégèse les points de vue de pratiquant·e·s marginalisé·e·s [Parmentier, 2009 ; Fussinger et
al., 2019]. Les secondes ont particulièrement étudié de quelle manière les rituels, en engageant
les corps de manière différenciée suivant le sexe, contribuent à faire incorporer comme «
naturelles » certaines hiérarchies.
Représentations et pratiques religieuses contribuent en effet à réguler et naturaliser le désir et
les normes de sexualité et d’alliance propres à chaque société, à travers des prescriptions
religieuses concernant l’apparence physique et le vêtement (normes religieuses de pudeur,
ornements rituels, interdit du travestissement…), et par la partition symbolique du monde entre
féminin et masculin, rappelée par des rituels parfois quotidiens, parfois violents (excision,
circoncision). Dans de nombreuses religions, des rites de passage séparent femmes et hommes,
et les initient parfois à des récits mythiques contradictoires. Religieux ou non, ces rituels
révèlent que le genre n’est pas considéré comme naturel puisqu’il faut que les corps soient
marqués, distingués, séparés par le rituel. La circoncision, dans l’islam et le judaïsme, est vue
comme le symbole de l’alliance entre Dieu et son peuple, alliance dont les femmes sont
symboliquement exclues. Dans le catholicisme, le monopole des hommes sur la consécration
de l’eucharistie, rite central de la pratique religieuse, est justifié par l’incarnation de la divinité
dans un humain mâle et a servi à justifier l’exclusion des femmes de l’autorité religieuse, qu’il
s’agisse de la théologie ou de la prêtrise.
Les tâches rituelles accomplies par les femmes sont souvent moins visibles et moins valorisées
que celles réservées aux hommes ; ainsi, dans certaines Églises baptistes noires étatsuniennes,
les femmes (dont on ne dit pas qu’elles « prêchent » mais qu’elles « enseignent ») ne parlent
pas depuis la même chaire que les hommes, seuls admis à être pasteurs [Gilkes, 2001, p. 106].
La division sexuée du travail religieux prend cependant des formes très variables, y compris
dans un même courant religieux [Cadge, 2004]. La justification religieuse et textuelle de ces
divisions rituelles peut être absente, fluctuante ou rétrospective. Ainsi, la séparation des sexes
dans les synagogues, aujourd’hui érigée en symbole du judaïsme orthodoxe, n’a pas fait l’objet
de codification explicite dans les textes avant le XIXe siècle. C’est qu’elle fut longtemps non
distinctive dans une Europe où femmes et hommes étaient séparés dans de nombreux lieux,
dont les églises. La non-mixité dans les lieux de culte n’est devenue « religieuse » que quand
elle a perdu son caractère d’évidence dans les espaces publics sécularisés [de Gasquet, 2017].
Rituels ou représentations religieuses peuvent aussi troubler les frontières entre les sexes. Cultes
de possession et chamanisme, dans de nombreuses régions du monde, voient des esprits
masculins parler par la bouche d’une femme, ou l’inverse. Analysant le culte zār au Soudan,
Janice Boddy [1989] montre, pour des villageoises musulmanes fragilisées socialement par
l’absence d’enfant, la dimension cathartique à être possédée, temporairement et dans un cadre
collectif, par un esprit qui, à travers elles, peut exiger certaines choses ou se moquer de certaines
normes. La possession est alors une forme de réflexivité à l’égard de l’oppression. Dans le
catholicisme, la relative dévalorisation religieuse de la sexualité conjugale dans une religion
associant sainteté et chasteté a pu, suivant les époques, légitimer la démarche de femmes
cherchant dans le couvent une échappatoire au mariage.
Surtout, la construction religieuse du genre et de la sexualité n’est pas stable. La valorisation
catholique au XIXe siècle d’une maternité parfois sacrificielle a représenté une inversion de
l’ancien encouragement de l’Église à la mise en nourrice précoce des enfants (cela dans le but
d’éviter l’adultère du mari, l’allaitement étant considéré comme incompatible avec les rapports
sexuels) [Knibiehler, 2012]. John Boswell [1996] s’est lui intéressé à l’existence de célébrations
catholiques de serments de fidélité entre personnes de même sexe dans les premiers temps de
l’Église : même si la signification et la prévalence de ces unions font débat, elles illustrent la
variabilité historique des rituels dans une même tradition. Un même rituel peut être associé à
des représentations parfois opposées : les lois de nidda dans le judaïsme, qui prescrivent une
abstinence sexuelle pendant les menstruations et une purification par immersion rituelle, ont pu
d’un côté être abandonnées par le judaïsme libéral qui les jugeait sexistes, et de l’autre être
réappropriées par des féministes comme un rituel de célébration de la féminité [Anteby-Yemini,
2014]. L’accès des femmes à la prédication dans différents courants de l’islam [Bano et
Kalmbach, 2011] ou dans les pentecôtismes [Malogne-Fer et Fer, 2015] témoigne de ce que le
changement des normes de genre en matière rituelle est loin de se limiter aux contextes
explicitement réformateurs.
Religions patriarcales et sécularisation libératrice ? Retour sur un paradoxe ethnocentré
En sociologie quantitative notamment, les recherches portant sur genre et religion ont
longtemps été, et restent pour partie, obsédées par une apparente énigme : pourquoi, alors que
les religions sont des institutions patriarcales, les femmes y sont-elles souvent plus nombreuses
que les hommes, que ce soit parmi les fidèles présent·e·s à la messe ou parmi les personnes se
déclarant pratiquant·e·s ou croyant·e·s ? Et, quand les écarts quantitatifs sont moins importants
mais que la religion étudiée paraît aux chercheurs et chercheuses indubitablement patriarcale
(c’est souvent le cas des groupes catégorisés comme fondamentalistes), comment comprendre
que les femmes ne désertent pas ? Dans l’abondant débat statistique [Trzebiatowska et Bruce,
2012], la principale réponse fut longtemps d’inspiration marxiste : la religion offrirait un
discours de compensation et de justification au statut social inférieur des femmes (c’est la
rhétorique de la religion comme « opium des femmes »). D’autres ont avancé des explications
naturalisantes ou très générales (par exemple la plus grande aversion au risque des femmes ou
leur plus forte affinité avec le care).
La centralité de ce « paradoxe » dans de nombreux écrits – alors même que les écarts statistiques
sont certes systématiques mais souvent de faible ampleur – révèle tout d’abord un biais laïque
persistant dans les études sur le genre. Pourtant, ces dernières n’ont cessé de montrer que les
sphères sécularisées comme le travail, la politique, la formation scolaire, la sexualité étaient
loin d’être intrinsèquement égalitaires. Certains travaux ont d’ailleurs noté comment les
argumentaires religieux conservateurs pouvaient retourner à leur avantage certaines inégalités
sexistes attribuées à la sécularisation. Protestantisme évangélique ou judaïsme orthodoxe ont
ainsi revendiqué protéger les femmes des coûts asymétriques de la libération sexuelle en
« domestiquant » la sexualité des hommes [Kaufman, 1991 ; Griffith, 1997].
De plus, ce supposé paradoxe, loin d’être universel, concerne presque exclusivement le
christianisme et/ou les pays occidentaux. De manière générale, avec des variantes suivant les
pays, dans les synagogues et les mosquées les hommes sont plus nombreux que les femmes
(parfois découragées de s’y rendre) et, concernant la pratique individuelle (prier chez soi,
respecter les interdits alimentaires), rien ne permet de conclure dans le cas de l’islam et du
judaïsme que les femmes seraient plus pratiquantes que les hommes. La religion n’est donc pas
intrinsèquement une affaire de femmes, loin de là.
Les travaux historiques sur la sécularisation [Hyman, 1997 ; Rochefort, 2008 ; Scott, 2018] ont
éclairé ce paradoxe « christianocentré », en défaisant l’idée d’une sécularisation par essence
favorable aux femmes. Le creusement des écarts de pratique religieuse entre femmes et hommes
paraît en effet concomitant des processus de sécularisation occidentaux aux xviiie et XIXe siècles
; mais ce ne sont pas les femmes qui pratiquent plus, ce sont les hommes qui pratiquent moins.
Cafés, lycées, syndicats, partis politiques, sports collectifs, service militaire, etc. : les nouveaux
espaces de sociabilité associés à l’émergence de la sphère publique s’ouvrent d’abord aux
hommes, qui disposent ainsi d’alternatives aux sociabilités confessionnelles et à leurs
rétributions symboliques. Et ces différents espaces, qu’ils soient ouvriers ou bourgeois, résistent
longtemps à l’entrée des femmes, par ailleurs exclues de la citoyenneté. Le « paradoxe »
disparaît alors pour ces débuts de la sécularisation : si les espaces les plus sécularisés étaient à
l’époque réservés aux hommes, il n’est pas étonnant que les espaces religieux aient été plus
investis par les femmes. Les associations conservatrices de femmes catholiques en France et en
Italie au début du XXe siècle ont ainsi pu être des espaces permettant d’accéder à la sphère
publique quand le suffrage excluait les femmes [Della Sudda, 2010].
L’ampleur de la « féminisation » quantitative du christianisme à l’époque a été nuancée ; mais
ce qui est certain, c’est l’apparition de nouvelles représentations. Les élites sécularisatrices au
XIXe siècle ont en effet créé l’idée même de la religion comme activité spécifique, séparable de
la sphère publique. Majoritairement hostiles au suffrage féminin, elles ont associé les espaces
religieux aux personnes exclues de la pleine citoyenneté – femmes, mais aussi sujets de
l’Empire colonial [Scott, 2018].
Ces représentations différentialistes ont en réaction nourri de nouveaux discours religieux. Vues
comme un espoir contre la sécularisation, les femmes ont été investies de nouvelles
responsabilités, encourageant le développement d’un univers associatif confessionnel féminin
(travail social, mission…) et de l’éducation religieuse féminine. Cette « féminisation » en partie
fantasmée a également donné lieu à des réactions masculines. Ainsi, aux États-Unis, la fin du
XIXe siècle voit l’émergence de mouvements de revirilisation du christianisme (« muscular
Christianity»). De tels mouvements masculinistes sont également observables dans des
périodes plus contemporaines [Tricou, 2019], où ils se constituent aussi en réaction à une perte
de lisibilité et d’hégémonie des signes religieux chrétiens (l’aube du prêtre, n’est-ce pas une
robe ?).
Le genre de la sécularisation a pris des formes différentes pour les minorités racisées : là où ils
sont exclus des espaces liés à la citoyenneté, les hommes minoritaires ont moins de raisons de
quitter les espaces confessionnels. Ainsi, en Europe au XIXe siècle, les hommes juifs désertent
plus les synagogues en France, où ils sont citoyens, qu’en Allemagne où nombre de cercles et
d’activités politiques leur restent interdits [Hyman, 1997]. Mais, partout, la proportion
d’hommes est plus importante dans les synagogues que dans les églises : c’est aussi que, face
au racisme, la synagogue est un espace de solidarité et de rencontre entre minoritaires, et pas
seulement un espace confessionnel. C’est plus généralement ce qui explique que la pratique
religieuse des hommes puisse être plus forte en situation de migration ou de racisation.
Pratique religieuse et productions de soi genrées : le tournant de l’agency
Au-delà de ce qu’il révèle sur les préjugés des chercheurs et chercheuses, le « paradoxe » des
femmes plus pratiquantes a, depuis les années 1980, durablement travaillé la recherche
féministe sur les religions et produit une variété d’approches ayant en commun la volonté de ne
pas traiter les femmes comme passives et ignorantes de leur destin. Cela s’inscrit dans une
réaction plus générale des sciences sociales contre les approches structuralistes, trop peu
attentives aux individus et à leur subjectivité.
En histoire et en anthropologie, les travaux se sont interrogés dès les années 1980 sur la
possibilité de « cultures féminines » autonomes dans les groupes à forte séparation des sexes
(religieux notamment) et sur la manière dont les femmes, en marge du religieux, pouvaient en
même temps utiliser le répertoire dominant afin de se forger des destins singuliers [Davis,
1997]. Susan S. Sered [1992] explique ainsi de quelle manière certains rituels traditionnels
peuvent être source d’expertise religieuse pour des vieilles femmes migrantes en Israël,
expertise contestée par les rabbins. Dominés structurellement, les espaces religieux d’entre soi
féminins ont ainsi pu être analysés comme des espaces de ressources.
Dans les années 1980, en anthropologie, fleurissent des travaux dont l’idéalisme a pu être
critiqué ensuite, interprétant les pratiques religieuses et spirituelles des dominé·e·s comme des
modalités de « résistance » à l’oppression : Aihwa Ong s’intéresse ainsi aux ouvrières possédées
par des esprits dans les nouvelles grandes usines de Malaisie et analyse ces cas de possession
comme des modalités de résistance, en l’occurrence vouées à l’échec, à la fois au capitalisme
et au harcèlement sexuel dans les usines multinationales [Ong, 1988]. La sociologie est plus
encline aux schémas rationalistes, tel celui du « marchandage avec le patriarcat » – les femmes
accepteraient certaines contraintes (comme le voile) en échange de marges de manœuvre
individuelles (par exemple, la liberté de mouvement) [Kandiyoti, 1988]. Dans les années 1990,
le terme d’agency (que l’on peut traduire par « capacité d’agir ») devient central pour sortir du
paradoxe initial, quitte à parfois perdre de vue les rapports de domination plus structurels :
derrière des discours patriarcaux, les organisations religieuses offriraient aux femmes de
nombreux espaces d’autonomie, une autrice parlant même du « pouvoir de la soumission » à
propos de groupes féminins évangéliques [Griffith, 1997].
En sociologie, la sécularisation – parfois rebaptisée modernité religieuse – est désormais
appréhendée moins comme une baisse de la pratique religieuse que comme sa transformation,
désormais choisie et négociée par les individus. Des comportements religieux majoritairement
féminins – conversions, quête spirituelle, New Age – sont alors analysés comme exemplaires
d’une individualisation religieuse dont les femmes seraient l’avant-garde [Sointu et Woodhead,
2008]. Plus largement, l’intérêt porté aux expériences individuelles met au jour la grande
diversité des « négociations » avec les normes religieuses sur le genre [Anteby-Yemini, 2014].
Il peut s’agir d’utiliser le répertoire religieux pour construire des combinaisons nouvelles,
valorisant par exemple à la fois culture gaie et culture évangéliste [Thumma, 1991] ; ou encore
de contourner l’exclusion des femmes de la prêtrise catholique lorsqu’il s’agit d’animation des
paroisses ou d’aumônerie dans les prisons ou les hôpitaux [Béraud, 2012].
Dès la fin des années 1980, les travaux suscités par les nouvelles pratiques de voilement
islamique remettent au premier plan des rapports sociaux parfois négligés par ces approches,
en montrant comment elles s’inscrivent dans des changements sociaux et des rapports de
pouvoir transversaux (genre, classe sociale, race) qui contraignent les femmes de manière
complexe. Dans les pays musulmans où le voile n’est pas imposé par l’État, comme la Turquie
ou l’Indonésie, les travaux notent la nouveauté de ces pratiques, associées par les femmes à la
modernité [Göle, 1993] : urbain et transnational, le nouveau voile est la marque de nouvelles
classes sociales, au moment où l’enseignement supérieur se féminise, où les réformes
encouragent à la fois le travail des femmes, la globalisation des échanges et la distinction par
rapport à l’Occident. En France, certaines des jeunes femmes qui mettent le voile islamique le
font dans le cadre d’une émancipation complexe par rapport à la famille, qu’il s’agisse de
« négocier » l’accès aux études dans une famille conservatrice, de revendiquer un islam savant
contre des pratiques familiales traditionnelles jugées non réflexives, ou encore de critiquer la
résignation de leurs parents face au racisme [Tersigni, 2005].
Derrière les expressions de « performance » ou de « subjectivation », les approches inspirées
par Michel Foucault et Judith Butler mettent aujourd’hui l’accent sur la manière dont les normes
religieuses ont des effets producteurs (et non pas seulement répressifs) sur les projets et les
actions des sujets religieux. Saba Mahmood [2009] analyse à travers la participation de femmes
à des cours de religion dans des mosquées au Caire de quelle manière celles-ci sont investies
dans des projets personnels de transformation de soi visant à ce que leur corps fasse des normes
religieuses (de pudeur et de modestie notamment) une seconde nature. Dans l’expérience
quotidienne de ces femmes, la norme religieuse n’est pas vécue comme quelque chose
d’extérieur qui s’imposerait à leur subjectivité, mais comme un projet qu’elles se donnent : elles
ne conçoivent pas les pratiques corporelles comme une fin en soi, mais cherchent à ce que les
habitudes que leur corps prend transforment progressivement leur subjectivité. Ces femmes
sont donc, d’une certaine manière, plus constructivistes que les militantes féministes qui
considèrent qu’il existe une nature ou une essence humaine incitant à vouloir s’émanciper de
toute norme, notamment religieuse. Une telle approche renvoie donc les chercheuses et
chercheurs féministes laïques à leur ethnocentrisme – après tout, l’entrée dans la carrière
académique n’implique-t-elle pas aussi tout un travail sur soi afin de se conformer à des normes
contraignantes d’ascèse ?
La politisation religieuse des questions de genre et de sexualité
Passée une première époque structuraliste, les travaux sur genre et religion ont donc cherché à
donner chair à l’expérience de pratiquant·e·s « ordinaires », en mettant au second plan les
normes et autorités religieuses officielles. Par contraste, la période actuelle voit un intérêt
croissant pour les modalités de construction et de contestation des normes religieuses au sein
des organisations religieuses.
Ce nouvel intérêt tient en partie au contexte politique. Si l’attention s’est focalisée sur l’islam,
la conflictualité politico-religieuse sur le genre est loin de s’y réduire [Rochefort, 2008 ; Heinen
et Razavi, 2012] : conflits sur le voile islamique en France, sur le droit familial ou sur la
répression de l’adultère féminin dans des pays à majorité musulmane, mais aussi conflits sur la
légalisation de l’avortement en Amérique latine, opposition des protestantismes évangéliques
aux droits LGBT+ aux États-Unis et dans certains pays d’Afrique, controverses devant la Cour
suprême sur l’accès des femmes au Mur de Jérusalem ou au temple de Sabarimala en Inde…
Ces conflits ne se résument pas simplement à une opposition entre religions conservatrices et
États séculiers égalitaristes. Ils ne se limitent pas aux États à forte séparation religieuse et,
partout, les normes religieuses sur le genre, quand elles sont brandies dans l’arène politique, le
sont par des acteurs avant tout politiques (détenant le pouvoir ou le contestant), l’engagement
des autorités religieuses étant souvent indirect (et parfois modérateur). C’est le cas tant des
contextes où le répertoire religieux est instrumentalisé par le pouvoir politique (nationalisme
hindou par exemple) que des contextes où il structure des partis d’opposition à un État se
revendiquant aussi du religieux (l’islam politique dans des pays à majorité musulmane), ou bien
où il constitue un élément parmi d’autres de mobilisations conservatrices (le catholicisme dans
les « campagnes anti-genre » dans les années 2010 en Europe [Kuhar et Paternotte, 2018]).
Opposer frontalement « religion » et « politique » serait de surcroît oublier la place complexe
du religieux dans l’imaginaire genré de nombreuses nations. En Israël, Susan M. Kahn [2007]
a montré comment l’autorisation et même la valorisation de la procréation médicalement
assistée sont liées à une conception inséparablement religieuse, ethnique et nationaliste de la
filiation maternelle juive comme source de la citoyenneté israélienne. Les travaux sur
l’idéologie sioniste depuis la fin du XIXe siècle ont insisté sur la manière dont a été construite
comme repoussoir la figure du juif efféminé, stéréotype antisémite face auquel il fallait
construire une masculinité juive virile et hétérosexuelle. Cette construction nationale complique
à la fois l’existence des mouvements féministes et LGBT+ qui contestent l’autorité du judaïsme
orthodoxe, et celle des jeunes hommes orthodoxes exemptés de service militaire pour pouvoir
se consacrer à l’étude religieuse [Stadler, 2008].
Les idéologies sécularisatrices s’étant longtemps accommodées d’inégalités juridiques entre les
sexes, l’association entre égalité des sexes et laïcité ne s’est cristallisée en Europe que dans la
seconde moitié du XXe siècle, quand l’égalité des sexes s’établit progressivement, sinon comme
une réalité, du moins comme une nouvelle norme légale. La politisation de l’immigration, puis
de la place de l’islam dans les sociétés européennes, surtout après 2001, relancent alors un
schéma hérité du colonialisme, celui de la condition des femmes comme marqueur de frontières
entre « nous » et « les autres » – « les immigré·e·s », puis « les musulman·e·s » [Abu-Lughod,
2002]. Les analyses centrées sur le champ politique ont ainsi éclairé combien les conflits autour
du voile islamique en Europe avaient plus à voir avec la construction racialisée de la nation
qu’avec la religion [Scott, 2018].
Mais il existe également des logiques proprement religieuses de politisation du genre. En partie
du fait même des processus liés à la sécularisation, le genre est aussi aujourd’hui un enjeu
majeur de conflit au sein des religions.
Permise par le recul du contrôle des États sur le religieux, la pluralisation religieuse a des effets
majeurs, ambivalents, sur la construction religieuse du genre et de la sexualité. De nouveaux
courants religieux s’autonomisent : libéraux ou réformateurs (comme le judaïsme libéral, né en
Allemagne au début du XIXe siècle), mais aussi « fondamentalistes ». Né dans le protestantisme
étatsunien au début du XXe siècle puis appliqué aux autres religions, ce terme qualifie des
mouvements qui revendiquent un retour aux textes, contestant autant la « coutume » que la «
modernité », et s’opposant ainsi souvent aux institutions religieuses établies. À partir des années
1970, cette fragmentation religieuse, qui touche toutes les religions, rencontre la politisation
féministe du genre. À l’échelle internationale, en particulier en lien avec l’influence de l’ONU,
le genre devient un symbole de cette modernité religieusement clivante.
Les questions de genre et de sexualité deviennent alors un « marqueur symbolique » des
frontières entre différentes tendances religieuses, ce qui piège dans certains cas les femmes et
les minorités sexuelles. Ainsi, dans la seconde moitié du XXe siècle, la question de l’ordination
des femmes, puis celle des gays et lesbiennes, devient pour les différentes dénominations
protestantes étatsuniennes une manière de se positionner dans un champ religieux de plus en
plus différencié et polarisé entre libéraux et fondamentalistes. Parfois indépendamment des
pratiques d’inclusion réelles dans les congrégations locales, les politiques officielles sont des
marques d’allégeance ou de distinction vis-à-vis de tel ou tel camp [Chaves, 1997]. Qu’il
s’agisse de l’arrangement des sexes dans les lieux de culte, de l’accès des femmes à la
prédication, des usages vestimentaires et signes religieux, non seulement les pratiques varient
au sein d’une même religion, mais elles y sont des marqueurs d’identification à tel ou tel
courant, et non des pratiques purement individuelles.
Tout comme celle des fondamentalismes, l’émergence des féminismes religieux s’inscrit dans
ce pluralisme religieux croissant. Les mobilisations féministes, mais aussi gaies, lesbiennes et
queer au sein des groupes religieux conservateurs sont souvent prises entre deux feux – trop
religieuses pour des mouvements féministes ou LGBT+ majoritairement laïques, trop
féministes pour les élites religieuses [Fussinger et al., 2019]. Dans certains cas, elles et ils
privilégient des stratégies d’« exit », fondant des associations hors de l’institution religieuse (en
France, on peut citer les associations homosexuelles David et Jonathan côté chrétien et HM2F
côté musulman), des organisations religieuses dissidentes (comme la Metropolitan Community
Church, Église pentecôtiste gaie et lesbienne fondée en 1968 à Los Angeles), voire de nouvelles
religions (comme la Wicca). D’autres préfèrent donner de la voix depuis l’intérieur de leurs
organisations religieuses (le Comité de la jupe dans le catholicisme français) ou leurs marges
(les groupes de prière de femmes juives orthodoxes, par exemple). Dans le contexte d’une «
ONGisation » du féminisme comme du religieux [Kréfa et Le Renard, 2020], d’autres encore
mettent en réseau les argumentaires juridico-religieux permettant de concilier droit des femmes
et islam sur le terrain des réformes légales, comme l’organisation féministe musulmane
internationale Musawah (2009).
Comprendre ces mobilisations religieuses suppose d’entrer dans le fonctionnement des
organisations religieuses. Dans le christianisme, l’islam, le judaïsme comme le bouddhisme,
celles qui en viennent à revendiquer l’étiquette de féministes sont souvent des insiders (filles
de clercs, étudiantes en théologie, enseignantes à l’université…), placées par leur trajectoire et
leurs réseaux à l’intersection de plusieurs champs, religieux, militants et académiques. Mary
Katzenstein [1998] a montré, dans le cas de féministes catholiques aux États-Unis, comment le
militantisme féministe à l’intérieur des institutions religieuses nécessite de maîtriser les
répertoires et codes propres à ces institutions. Qu’il s’agisse de conquérir l’accès à des rôles
d’officiante ou de s’appuyer sur le droit islamique afin de contester des mesures
discriminatoires, le combat est porté par des femmes elles-mêmes expertes dans l’exégèse des
textes du canon religieux. C’est l’une des manières par lesquelles l’accès massif des femmes à
l’enseignement supérieur, y compris dans des formations religieuses, a radicalement transformé
les organisations religieuses.
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