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La psychanalyse des contes de fées, quelle histoire !

Article  in  Bulletin de Psychologie · July 2011


DOI: 10.3917/bupsy.514.0359

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bulletin de psychologie / tome 64 (4) / 514 / juillet-août 2011 359

La psychanalyse des contes de fées,


quelle histoire !
LARIVÉE Serge*
SÉNÉCHAL Carole**

Jusqu’à son suicide dans la nuit du 12 au 13 mars empiriques et historiques. Le recours de Bettelheim
1990, à l’âge de 86 ans, Bruno Bettelheim a marqué à la notion du complexe d’Œdipe, largement
l’histoire de la psychologie. Dix-sept ouvrages, commentée dans son ouvrage, servira d’exemple.
dont quatre écrits en collaboration, constituent, Nous discuterons brièvement, ensuite, du silence
pour l’essentiel, sa contribution originale au traite- de Bettelheim sur les auteurs qui ont écrit sur le
ment de l’autisme infantile : une thérapie de milieu, sujet et de l’accusation de plagiat portée contre lui.
entièrement fondée sur les travaux de Freud.
Certains n’hésitent pas, d’ailleurs, à le considérer
LES LIVRES POUR ENFANTS, NON !
comme un pionnier de l’histoire de la
LES CONTES DE FÉES, OUI !
psychanalyse.
Selon Bettelheim, les enfants ont besoin de
Après sa mort, cependant, les langues se délient.
fantaisies, non seulement pour s’amuser ou
D’anciens pensionnaires de l’école orthogénique de
s’évader temporairement de la réalité, mais, aussi,
Chicago racontent que Bettelheim les battait,
pour grandir et développer leur personnalité.
témoignages corroborés par d’anciens membres du
Ainsi, quand on permet aux enfants de transposer
personnel. Des proches collaborateurs ont même
les contes de fées à leur vécu, ils découvrent un
affirmé que Bettelheim mentait tout le temps,
sens à ce qui leur arrive, et leur développement
mensonges qui ont contribué à créer « le mythe
en sera d’autant plus favorisé. Autrement dit, si
Bettelheim », bien décrit dans l’ouvrage de Pollak
on raconte aux enfants les épreuves, les tribula-
(1997/2003), Bruno Bettelheim ou la fabrication
tions, les succès et les échecs des héros des contes
d’un mythe.
de fées, ils pourront mieux faire face aux épreuves,
L’objectif de ce texte n’est pas d’aborder aux tribulations, aux succès et aux échecs qui les
l’ensemble des reproches adressés à Bettelheim et attendent dans la vie. D’ailleurs, si les contes
à son œuvre, mais d’examiner les failles de son paraissent convaincants aux yeux des enfants,
fameux ouvrage Psychanalyse des contes de fées c’est qu’ils s’accordent, « d’une manière tout à
(Bettelheim, 1976). Salué par deux prix en 1977 fait adaptée à la façon dont l’enfant conçoit et
(National Book Critics Circle Award et National expérimente le monde » (Bettelheim, 1976, p. 64).
Book Award), Psychanalyse des contes de fées Autrement dit, le langage et le contenu des contes
reste, sans conteste, le plus grand succès populaire de fées correspondent aux niveaux affectif et
de tous ses ouvrages, tant aux États-Unis cognitif des enfants auxquels ils s’adressent. De
d’Amérique que dans les pays francophones. En plus, l’éducation morale ne doit pas se transmettre
1995, la New York Public Library plaçait l’ouvrage de manière conceptuelle, mais par l’entremise des
parmi les 159 « livres du siècle », en dépit des quel-
ques critiques dévastatrices parues dès sa sortie
(Arthur, 1978 ; Blos, 1978 ; Heisig, 1977 ; Lurie, * École de psychoéducation, Université de Montréal,
1976 ; Zipes, 1979), dont une accusation de plagiat, Canada.
laquelle accusation réapparaîtra après sa mort ** Faculté d’éducation, Université d’Ottawa, Canada.
(Dundes, 1991b ; Pollak, 1997/2003). Correspondance : Serge Larivée, École de psychoédu-
cation, Université de Montréal, Casier postal 6128,
Nous présenterons, d’abord, le point de vue de Succursale Centre-ville, Montréal (Québec), Canada
Bettelheim, quant aux bienfaits, pour les enfants, H3C 3J7.
de s’entendre raconter, par un adulte, les contes de <serge.larivee@umontreal.ca>
Nous remercions D. Belisle, F. Filiatrault, J. Gervais,
fées. Nous verrons alors, à notre grande surprise, J. C. Grégoire, J. La Mothe, D. Meunier, I. Montesinos-
que la valeur qu’il leur accorde, en utilisant une Gelet, S. Normandeau et A. Quiviger dont les commen-
grille psychanalytique, est non seulement large- taires judicieux ont permis d’améliorer sensiblement le
ment exagérée, mais contraire aux données texte.
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contes de fées, car ceux-ci abordent, de manière DES CRITIQUES DE TOUS ORDRES
à la fois symbolique et concrète, ce qui est bien
et ce qui est mal et, par conséquent, transmettent Des spécialistes de la littérature enfantine et des
le sens. psychanalystes d’autres allégeances (Bellemin-
Noël, 1983 ; Von Franz, 1979, 1990 ; Girard,
Dans cette perspective, on comprendra que 1990 ; Jean, 1979, 1990 ; Kaës, 2004 ; Péju, 1981)
Bettelheim (1976) discrédite, sans ambages, les ont critiqué Bettelheim à plusieurs égards. Ainsi,
livres pour enfants qui ne sont pas des contes de alors qu’il prétend que les contes abordent des
fées, sous prétexte que « les histoires modernes problèmes humains universels, présents depuis la
destinées aux enfants évitent avant tout d’aborder nuit des temps, en particulier ceux des enfants,
ces problèmes existentiels qui ont pourtant pour Bettelheim oublie que l’enfance est une notion rela-
nous tous une importance cruciale » (p. 19). En fait, tivement récente. En effet, selon Ariès (1975), dans
les contes de fées livrent aux enfants le message la société médiévale, le sentiment de l’enfance,
suivant : l’existence humaine, qu’on le veuille ou c’est-à-dire une conscience de la particularité
non, est ponctuée d’épreuves souvent injustes ; si, enfantine qui distinguerait formellement l’enfant de
au lieu de se dérober, on a le courage de les l’adulte, n’existait pas. Comment, dès lors, « les
affronter, on vient à bout de tous les obstacles et contes de fées auraient-ils pu être un dispositif
on remporte finalement la victoire. Comment inconscient de formation et de maturation adressé
Bettelheim peut-il affirmer, avec autant de certi- à l’enfance s’il n’existait aucune conscience sociale
tude, que l’abondante littérature enfantine, contem- de la particularité enfantine ? » (Péju, 1981, p. 64).
poraine de Psychanalyse de contes de fées, dont Qui plus est, jusqu’au XVIIe siècle, les contes de fées
Alice au pays des merveilles, le Magicien d’Oz, étaient davantage destinés aux adultes qu’aux
Winnie l’ourson, L’étalon noir, Le seigneur des enfants (Von Franz, 1979 ; Girard, 1990 ; Vessely,
anneaux, Heidi, Les quatre filles du Dr March, 1985). La position de Bettelheim, quant à leur
etc... ne touchent pas les problèmes existentiels lecture, relève d’une sorte d’anachronisme psycho-
(voir encadré 1) ? Que dirait Bettelheim de la logique, lorsqu’il considère que les concepts freu-
profusion actuelle des livres pour enfants ? Serait-il diens constituent des principes universels de l’orga-
toujours aussi convaincu de l’inanité de la littéra- nisation des contes et que ceux-ci auraient, de tout
ture enfantine d’aujourd’hui ? D’un autre côté, une temps, aidé les enfants à résoudre « les problèmes
telle généralisation à ce propos et une telle insis- psychologiques de la croissance et à intégrer leur
tance sur l’importance exclusive des contes de fées, personnalité » (Bettelheim, 1976, p. 26).
ne confèrent pas, pour autant, à ces derniers, une À l’instar du sujet épistémique de Piaget (1975),
valeur absolue (Blos, 1978). le modèle de développement que Bettelheim tente
de dégager des contes de fées, renvoie au concept,
également défendu par Freud, d’une « personne
Dans Where the wild things are, Sendak (1963) universelle », selon l’expression de Perrot (1978,
met en scène Max, un petit garçon d’environ cinq 2004), existant par-delà les civilisations. Ainsi, si
ans, qui, déguisé en loup, fait des bêtises. Il se on adopte la logique de Bettelheim, on doit
construit un abri en clouant une corde sur le mur conclure que les contes de Grimm, de Perrault et
du salon (marquage de son territoire) et poursuit autres sont bons, non seulement pour les enfants
le chien de la famille avec une fourchette (préda-
occidentaux, mais le sont aussi pour les enfants des
tion alimentaire). En réaction à ce jeu de rôle, un
peu trop risqué, Max est envoyé dans sa chambre
villages africains ou ceux de la jungle brésilienne
par sa mère. Tout d’abord furieux, il réalise, peu (Girard, 1990).
à peu, qu’il peut poursuivre son jeu dans son D’un autre côté, si Bettelheim s’est rangé du côté
imagination, sans aucun risque et sans se faire de Freud, d’autres exégètes des contes de fées ont
punir. Il jubile, alors qu’il commence à imaginer préféré analyser ceux-ci à l’aune de la théorie
une forêt qui pousse dans sa chambre. La suite
psychanalytique de Jung. Ainsi, pour Von Franz
de l’album se passe dans son monde imaginaire.
Il navigue longuement et se retrouve au pays des
(1978, 1979, 1990), les contes de fées ne sont rien
wild things qui font, de lui, leur roi. Après s’être d’autre que l’expression des processus psychiques
bien défoulé, Max renonce à être le roi, il veut de l’inconscient collectif, lequel s’étendrait au-delà
rentrer et retrouver l’affection des siens. de l’inconscient personnel. Les archétypes seraient,
alors, « représentés dans les contes de fées sous
Voilà un livre, qui met en scène un vécu assez leur aspect le plus simple, le plus dépouillé, le plus
typique des jeunes enfants et leurs ressources précis » (Von Franz, 1990, p. 9).
de la vie intérieure pour gérer les émotions. Max
s’est, désormais, approprié sa liberté de penser. Convenons ici que cette orientation est plutôt
réductrice, puisque « tous les contes de fées décri-
raient “un seul et même facteur psychique”, dont
Encadré 1. Max contre Bruno (I. Montésinos-Gelet). les contes et toutes les versions représenteraient les
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différents aspects. Ce facteur serait le “soi”, selon animales, qui agissent en nous » (p. 221), le
Jung, c’est-à-dire “totalité psychique de l’individu” Chaperon rouge oublierait « les principes vertueux
en même temps que “centre régulateur” de de l’âge scolaire qui veulent que l’on “marche
l’inconscient de l’individu » (Jean, 1990, p. 170). droit”, comme le devoir l’exige » (p. 220). Ce
faisant, « notre héroïne retourne au stade œdipien
Le regard des psychanalystes sur les contes de
de l’enfant qui ne cherche que son plaisir »
fées les empêche de voir « l’immense foisonne-
(p. 221). Pour appuyer son analyse, Bettelheim
ment des inventions merveilleuses ou fantastiques
signale que « tout au long du conte, et dans le titre
qui nous atteignent et nous ravissent sans être pour
comme dans le nom de l’héroïne, l’importance de
autant forcément des symboles de l’oralité du stade
la couleur rouge, arborée par l’enfant, est fortement
anal, du père ou de la mère » (Péju, 1981, p. 60).
soulignée », puisque « le rouge est la couleur qui
Tout se passe comme si le plaisir d’écouter, de lire,
symbolise les émotions violentes et particulière-
de réécouter et de relire les contes de fées devait
ment celles qui relèvent de la sexualité » (p. 221).
passer par le filtre des interprétations de la psycho-
De toute évidence, Bettelheim ignore que la coif-
logie, dite « des profondeurs ».
fure rouge portée par la fillette existe seulement
dans la version de Perrault (Lauzier-Déprez, 1965).
DE RETOUR À BETTELHEIM AVEC ŒDIPE Quoi qu’il en soit, d’autres psychanalystes ont
opté pour d’autres interprétations. Ainsi, Erich
Avec Psychanalyse des contes de fées, Bettel-
Fromm est d’avis que si le loup dévore le Petit
heim essaie, en quelque sorte, de marier psychana-
Chaperon rouge, c’est pour la punir de « s’être
lyse et folklore. En tant que folkloriste d’allégeance
écartée du droit chemin et d’avoir mis en danger
freudienne, Dundes (1989, 1991a) a toujours
sa virginité représentée par le petit pot de beurre ».
déploré, d’une part, l’indifférence des freudiens
De même, Robert Gessain considère que le Petit
pour le folklore et, d’autre part, l’hostilité des
Chaperon rouge est un « petit pénis à tête rouge »
folkloristes à l’égard de Freud. On comprendra, dès
qui est englouti par le « vagin dent » qu’est la
lors, son enthousiasme pour Psychanalyse des
« grand-mère loup » (Lauzier-Déprez, 1965).
contes de fées. Toutefois, ce mariage ne va pas de
soi (Bascom, 1954 ; Ben-Amos, 1994). Alors que Par ailleurs, après une minutieuse analyse
les folkloristes orthodoxes considèrent les signifi- d’éléments psychopathologiques de la vie de
cations culturelles, sociales, historiques et linguis- Charles Perrault, Lauzier-Deprez (1965) conclut
tiques des textes folkloriques (Honko, 1984), les que, dans la version de Perrault, le petit Chaperon
psychanalystes n’accordent de signification qu’aux rouge, c’est Perrault lui-même. S’il se présente sous
seules manifestations inhérentes à l’inconscient. En la forme d’une fillette, c’est pour se défendre contre
fait, Bettelheim pense que l’impact des contes de son homosexualité, et l’ajout d’un bonnet rouge,
fées se produit à un niveau pré-conscient : pour lui, symbole de menstruations, lui permet d’affirmer sa
ce n’est pas ce que l’histoire raconte qui importe, féminité. Qui plus est, quand le petit Chaperon
mais ce que l’enfant entend (Murray, 1977), rouge arrive à la maison de la grand-mère, le loup
comme si celui-ci était allongé sur un divan lui demande de coucher avec lui, ce qui serait la
(Darnton, 1985). Une telle façon de faire a incité projection du désir de Perrault de coucher avec son
Dorson (1972) à considérer la théorie psychanaly- père. Enfin, quand le loup mange le petit Chaperon
tique, comme la théorie folklorique la plus spécu- rouge, l’enfant prend la place de la mère dans la
lative et l’école interprétative la plus incompatible scène primitive et réalise son désir homosexuel
avec les folkloristes orthodoxes. sous la forme régressive de la dévoration par le
père (Castet-Stioui, 1992) !
La thèse de Bettelheim, voulant que la lecture
des contes de fées favorise le développement On peut, aussi, reprocher à Bettelheim de
affectif et cognitif de l’enfant et ait des effets théra- confondre mythe et conte de fées, d’assumer,
peutiques, découle d’une application orthodoxe de d’emblée, leur universalité et de les interpréter de
la psychanalyse freudienne à l’éducation. manière rigide et univoque (Segal, 1993). On peut
également s’interroger sur la sélection relativement
Pour illustrer la position de Bettelheim, nous
restreinte qu’il en a faite. D’un autre côté, comment
nous servirons de la notion du complexe d’Œdipe,
Bettelheim peut-il déduire, avec tant d’assurance,
un pilier de la théorie freudienne, dont il se réclame
que la version sélectionnée des divers contes de
abondamment dans son ouvrage. Par exemple, le
fées analysés est la bonne, puisqu’il en existe des
Chaperon rouge précipiterait, sous forme symbo-
centaines d’autres. Par exemple, il existe au moins
lique, « la petite fille dans les dangers que repré-
345 versions de Cendrillon (Brewer, 1980).
sentent les conflits œdipiens pendant la puberté »
(Bettelheim, 1976, p. 220). En se laissant séduire Dans le même ordre d’idées, discutant des diffé-
par le loup, qui n’est autre que « le séducteur mâle rences entre Blanche-Neige et Boucles d’Or,
[qui] représente aussi les tendances asociales Bettelheim conclut que :
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« Blanche-Neige est une enfant plus âgée qui L’origine du complexe d’Œdipe
est en proie à une phase particulière de ses conflits
œdipiens non résolus : ses relations ambivalentes Le complexe d’Œdipe découle de l’effort d’auto-
avec sa mère. Boucles d’Or est une préadolescente analyse de Freud. Celui-ci s’est rappelé un rêve,
qui essaye de faire face à tous les aspects de la survenu à l’âge de deux ans et demi, au cours
situation œdipienne. Cela est symbolisé par le rôle duquel il aurait vu sa mère nue, rêve qu’il
significatif que joue le chiffre trois dans l’histoire. rapproche d’une observation de Fliess concernant
Les trois ours forment une famille heureuse où une érection que le fils de ce dernier aurait eue en
tout se passe dans une telle harmonie qu’ils igno- présence de sa mère. Ignorant le caractère spontané
rent tout des problèmes sexuels et œdipiens. [...]. de ce phénomène chez les nourrissons, Freud y vit,
Trois est un chiffre mystique, et même souvent aussitôt, l’effet d’une excitation sexuelle de
sacré, et il l’était bien avant la Sainte-Trinité de l’enfant à l’égard de sa mère (Bénesteau, 2002). Il
l’Église catholique. D’après la Bible, c’est le trio ne lui en fallut pas plus pour conclure à l’univer-
formé par le serpent, Ève et Adam qui a permis salité de l’amour du petit garçon pour sa mère et
la connaissance charnelle. Dans l’inconscient, le de la rivalité à l’égard de son père qui en découle.
chiffre trois représente le sexe, pour la simple
raison que chacun des sexes a trois caractéristi-
Par la suite, il expliquera, dans la préface de la
ques sexuelles visibles : le pénis et les testicules
4e édition des Trois essais sur la théorie de la
pour l’homme, la vulve et les deux seins pour la
sexualité, que sa conception repose entièrement sur
femme. Le chiffre trois représente également le
la recherche psychanalytique : « Mes souvenirs et
sexe pour l’inconscient d’une façon toute diffé-
un examen toujours répété de la question me prou-
rente : il symbolise la situation œdipienne qui
vent que la théorie est fondée sur des observations
implique l’interrelation profonde de trois
faites avec soin et sans parti pris... » (Freud, 1962,
personnes, relations qui, comme le montrent
p. 11-12). En vertu du critère de réfutabilité de
l’histoire de Blanche-Neige et bien d’autres, sont
Popper (1973), alors que les scientifiques cherchent
fort empreintes de sexualité » (p. 275-276).
à invalider leur théorie, Freud s’immunise lui-
Pour Bettelheim, il est clair qu’à « partir du même contre les objections, en affirmant :
moment, où on a été mis au monde et élevé par un « Personne, à l’exception des médecins qui exer-
père et une mère, les conflits œdipiens sont inévi- cent la psychanalyse, n’a en vérité accès à ce
tables » (p. 55). De cette affirmation, il conclut que domaine et, par conséquent, ne peut former un
les contes de fées « touchent également les jugement qui ne soit déterminé par ses propres anti-
problèmes œdipiens des parents » (p. 246). Dans pathies et ses préjugés » (Freud, 1962, p. 12).
cette perspective, les auteurs des contes de fées,
écrits bien avant la naissance de la psychanalyse, Freud faisait-il allusion au fait que ses avancées
auraient considéré que l’enfant ne doit pas être puni relatives au complexe d’Œdipe découlaient de
quand il agit sous l’influence des épreuves patientes observations de jeunes enfants ? Nulle-
œdipiennes, car il ne peut pas s’empêcher d’y être ment ! Il cherchait plutôt, tenant la théorie pour
exposé. Par contre, dans les mêmes contes, « les vraie, à déceler, chez ses patients adultes, de
parents qui se laissent aller à reporter sur l’enfant prétendus désirs œdipiens enfouis. Les dites obser-
leurs propres problèmes œdipiens en souffrent vations ne sont, en fait, que « l’interprétation d’un
gravement » (p. 246). matériel clinique, et nullement la démonstration de
Plusieurs auteurs ont aussi reproché à Bettel- l’existence réelle d’un fait psychique » (Borch-
heim, non seulement ses excès interprétatifs, mais Jacobsen, 2006, p. 41). En tenant ses interpréta-
aussi le pouvoir thérapeutique qu’il accorde aux tions pour des « observations » et des « faits »,
contes de fées (Albury, 1980 ; Arthur 1978 ; Blos, Freud recourt au langage scientifique approprié et
1978 ; Dundes, 1991a, 1991b ; Heisig, 1977 ; crée, ainsi, l’illusion qu’il a colligé des données
Lurie, 1976 ; Sale, 1978 ; Zipes, 1979). Pour cliniques objectives. Dans L’interprétation des
Zelan (2003), Psychanalyse des contes de fées est, rêves (1926), il affirmera que l’universalité des
lui-même, un conte de fées pour adultes, le plus sentiments œdipiens est un fait bien établi, fondé
merveilleux étant, à ses yeux, la psychologie freu- sur de nombreuses expériences. Comme on peut le
dienne elle-même. Pour tenter de voir plus clair, constater, cette vérité ne découle en rien du cumul
quant à l’importance que Bettelheim accorde à la d’observations, contrairement à la prétention de
narration des contes de fées pour résoudre le Freud. Il s’agit plutôt d’ «hypothèses spéculatives
conflit œdipien, nous examinerons brièvement que Freud a ensuite “conformées” à l’aide d’une
trois éléments relatifs au complexe d’Œdipe : son méthode qui ne prouvait strictement rien, sinon que
origine, selon les écrits freudiens, les données certains de ses patients étaient prêts à le suivre là
empiriques à son sujet et les travaux des où il voulait les mener » (Borch-Jacobsen, 2006,
hellénistes. p. 43).
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bulletin de psychologie 363

Quelques données empiriques castration et le désir d’éliminer le père sont à peu


En adoptant un point de vue freudien classique, près inexistants, sauf dans les familles gravement
Bettelheim endosse, en quelque sorte, la démarche pathologiques.
sous-jacente. Il n’est guère surprenant, dès lors,
Les travaux des hellénistes
qu’il ait passé sous silence – ou, peut-être, les igno-
rait-il – les données empiriques disponibles lors de Une incursion dans le monde des hellénistes
la rédaction de Psychanalyse des contes de fées. apporte un éclairage supplémentaire à l’utilisation
En effet, dès 1943, Sears, après avoir passé en du mythe d’Œdipe, pour comprendre les contes de
revue les données empiriques sur les manifesta- fées. En se réclamant de la légende grecque
tions du complexe d’Œdipe, a qualifié la concep- d’Œdipe, la psychanalyse, Freud en tête, voulait
tion freudienne de « grotesquerie » (p. 136). Pour souligner l’universalité du complexe d’Œdipe. En
leur part, Fisher et Greenberg (1977), après avoir se référant au savoir ancestral recueilli dans les
passé en revue les relations entre la pathologie mythes, Freud prétendait, alors, donner un poids
mentale et le complexe d’Œdipe, concluent : « il décisif à sa « découverte » (Vatan, 2005).
n’y a pas d’étude qui ait pu établir une corrélation,
Pourtant, des spécialistes de la mythologie
même faible, entre la perturbation des relations
grecque ont largement mis en doute la présence du
œdipiennes et une symptomatologie névrotique
fameux conflit sexuel dans le crime commis par
dans la suite de l’existence » (p. 218).
Œdipe. Par exemple, l’helléniste J.-P. Vernant
Plus de cinquante ans après la publication de (1988) se demande « en quoi une œuvre littéraire
Sears (1943), deux psychologues allemands, W. appartenant à la culture de l’Athènes du Ve siècle
Greve et J. Roos (1996), dans La fin du complexe avant J.-C. et qui transpose elle-même, de façon
d’Œdipe : arguments contre un mythe 1, montrent, très libre, une légende thébaine bien plus ancienne,
une fois de plus, que le complexe d’Œdipe est une antérieure au régime de la cité, peut-elle confirmer
pure invention. Pour ce faire, ils ont testé 61 les observations d’un médecin du début du
garçons et 67 filles, de trois à neuf ans, ainsi que XXe siècle sur la clientèle de malades qui hantent
leurs parents. Pour éviter de contaminer les son cabinet ? » (p. 1). On constatera ici que la pers-
réponses des enfants quant au tabou de l’inceste, pective freudienne fait complètement fi du contexte
ils ont évité les questions directes, préférant noter historique. Freud suppose, tout simplement, que le
leurs réactions à des tests fondés sur des entretiens vécu œdipien existe depuis la nuit des temps et le
projectifs ou des récits. Les deux chercheurs « ont sens attribué à ce vécu est, alors, projeté sur la
eu la surprise de constater qu’à l’âge “phallique” pièce de Sophocle, indépendamment de son
ou “œdipal”, 81,5 % des enfants, indépendamment contexte socioculturel.
du sexe, jugeaient leur mère “gentille” et 78,5 %
leur père “gentil” » (p. 28). Autrement dit, aucun Mais il y a plus, si le destin d’Œdipe-Roi symbo-
des enfants n’idéalisait le parent du sexe opposé et lise une donnée universelle, que chaque humain
n’éprouvait d’hostilité à l’égard du parent du même porte en lui, « pourquoi la tragédie est-elle née dans
sexe. « Quant aux propositions de mariage (“plus le monde au tournant du VIe et du Ve siècle ? Pour-
tard, je t’épouserai”), dont font grand cas les quoi les autres civilisations l’ont-elles entièrement
psychanalystes, 82,5 % des mères et 86,5 % des ignorée ? » (Vernant, 1988, p. 4). D’un autre côté,
pères n’avaient jamais entendu leur enfant faire ce que fait Freud des autres légendes et tragédies grec-
type de remarques. Qui plus est, dans la phase ques, qui n’ont rien à voir avec les rêves œdipiens ?
“œdipale”, chaque enfant s’identifiait au parent du Enfin, dans le cadre de la théorie psychanalytique,
même sexe que lui » (p. 28). Sulloway (1997) a les rêves d’union avec la mère et du meurtre du
aussi conclu que les idées de Freud, à propos du père sont nécessairement accompagnés de senti-
complexe d’Œdipe, constituent « une mauvaise ments de répulsion et de conduites d’autopunition.
lecture fondamentale de l’expérience familiale » Or, Vernant note que « dans les versions premières
(p. 146). Enfin, le complexe d’Œdipe est aussi du mythe, il n’y a pas, dans le contenu légendaire,
remis en question par ceux-là même qui se récla- la plus petite trace d’autopunition puisque Œdipe
ment de la psychanalyse (Simon, 1991). Par meurt paisiblement installé sur le trône de Thèbes,
exemple, sur la base d’observations effectuées au sans s’être le moins du monde crevé les yeux »
cours de son travail clinique auprès de nombreux (p. 5). De plus, Mullahy (1948) a montré, depuis
enfants, Schrut (1994) conclut que la peur de la longtemps, que « dans toutes les vieilles versions
du mythe, sauf une, [Œdipe] n’épouse aucunement
sa mère » (p. 271).

1. L’ouvrage de Greve et Roos n’est pas disponible en


Par ailleurs, plusieurs auteurs (Felman, 1983 ;
français. Les résultats de leur recherche ont, toutefois, Goddhart, 1978 ; Harshbarger, 1965) ont, depuis
été présentés par Deléage et Vincent (1997) et Lecomte longtemps, mis en doute la version traditionnelle
(1998). de l’assassinat de Laïos par Œdipe. Après avoir mis
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en évidence les contradictions du texte de pionniers de Géza Róheim sur le sujet. Cet oubli
Sophocle, ces auteurs arrivent à la conclusion qu’il est surprenant à double titre. Premièrement,
n’est nullement avéré qu’Œdipe se soit rendu Róheim est probablement le seul psychanalyste qui
coupable du crime dont on l’accuse. Autrement dit, ait amorcé sa carrière à titre de folkloriste. Deuxiè-
l’histoire « ne fournit pas de preuve juridique mement, Róheim avait déjà publié des articles à
concluante qui permette de déduire, sans l’ombre propos de contes analysés par Bettelheim, dont
d’un doute, que ce fut effectivement Œdipe qui tua Hansel et Gretel (Róheim, 1953a) et le Petit
Laïos » (Felman, 1983, p. 36). Chaperon rouge (Róheim, 1953b).
Comme on le verra dans la section suivante, il
L’« OUBLI » DES PRÉCÉDENTS est difficile de conclure que Bettelheim ne connais-
EXPLORATEURS DES CONTES DE FÉES sait peut-être pas ces textes, puisqu’on retrouve,
dans Psychanalyse des contes de fées, des ressem-
Écrire une étude psychanalytique des contes blances étonnantes entre les écrits de Róheim
folkloriques implique la consultation de deux types (1941) et les siens, même si on ne peut pas éliminer
de sources : celles qui ciblent le traitement folklo- l’hypothèse que deux grands esprits puissent
rique des contes et celles qui abordent le traitement partager le même point de vue sans se connaître.
des mêmes contes sous l’angle psychanalytique.
Dundes (1991b) concède que Bettelheim a, certes,
consulté certaines sources, mais lui reproche BETTELHEIM A-T-IL PLAGIÉ ?
surtout d’en avoir négligé plusieurs. À cet égard, Que Bettelheim ait plagié quelques sources, pour
Lurie (1976) relève non seulement sa méconnais- rédiger Psychanalyse des contes de fées, ne fait
sance des travaux à caractère anthropologique, aucun doute aux yeux de certains (Bénesteau,
sociologique et littéraire sur les contes de fées, 2002 ; Blos, 1978 ; Dundes, 1991b ; Lurie, 1976 ;
mais, aussi, sa négligence de nombreux contes Pollak, 1997/2003 ; Sutton, 1995).
provenant d’autres cultures. Examinant les
ouvrages publiés en allemand, cités par Bettelheim Examinons d’abord la nature et l’ampleur du
– exercice négligé par ses autres détracteurs, dont plagiat. Selon les dénonciateurs, Bettelheim se
Blos et Dundes, même s’ils représentent 52,5 % serait inspiré de l’ouvrage de Heuscher (1963), A
des références citées –, Ben-Amos (1994) retrouve, psychiatric study of fairy tales : Their origin,
dans la liste des références, trois ouvrages publiés meaning and usefulness. Le tableau 1 présente
par le folkloriste suisse Max Lüthi. Cependant, quelques extraits des deux ouvrages, dont la
lorsque Bettelheim rappelle le caractère unidimen- ressemblance porterait à croire au plagiat (Larivée,
sionnel des héros des contes de fées, il passe sous 1995). Pollack (1997/2003) a, aussi, glané çà et là
silence un autre ouvrage de Lüthi, qui aborde, clai- dans les deux ouvrages, d’autres ressemblances qui
rement, cet aspect. L’« oubli » est d’autant plus constitueraient sinon un plagiat, du moins un usage
surprenant que l’ouvrage en question, paru en 1947, abusif de la paraphrase.
a été réédité à sept reprises avant d’être traduit en Le plagiat de Bettelheim ne se limiterait pas à
anglais en 1982. D’ailleurs, les contes sélectionnés l’ouvrage de Heuscher. Il passe sous silence trois
par Bettelheim, tout comme ceux qu’il a ignorés, de ses collègues psychanalystes : Géza Róheim,
ont fait l’objet d’analyses et d’interprétations, bien Otto Rank (Dundes, 1991b) et Erich Fromm (Lurie,
avant l’invention de la psychanalyse. Il n’y a, alors, 1976). Ainsi, pour distinguer le mythe du folklore,
aucune raison de penser que l’interprétation Bettelheim (1976) écrit : « [...] la conclusion dans
psychanalytique proposée par Bettelheim soit plus les mythes est presque toujours tragique alors
valable que les autres. Dans cette perspective, Zipes qu’elle est toujours heureuse dans les contes de
(1979) reproche à Bettelheim de ne pas avoir fées » (p. 53). En 1941, Roheim avait écrit : « une
compris que « les symboles et les modèles des histoire folklorique est un récit qui finit bien, un
contes de fées sont le reflet de formes spécifiques mythe est une tragédie » (p. 276).
de comportements sociaux et de pratiques dont les En outre, dans sa discussion à propos de Blanche-
origines remontent souvent à la période glaciaire Neige, Bettelheim écrit : « Ce désir de se débar-
et au Mégalithique » (p. 169). rasser du père ou de la mère éveille un fort senti-
Comme il n’est pas un spécialiste du folklore, on ment de culpabilité [...]. Ainsi par un renversement
peut, certes, à la limite, pardonner à Bettelheim qui élimine le sentiment de culpabilité, ce désir, lui
d’avoir passé sous silence des publications folklo- aussi, est transféré sur les parents. C’est pourquoi
riques d’importance. Sa sélection des travaux nous trouvons dans les contes de fées des parents
psychanalytiques, à propos du folklore, apparaît qui essaient de se débarrasser de leurs enfants
toutefois moins compréhensible (Dundes, 1991b ; comme la mère de Blanche-Neige » (p. 258).
Lurie, 1976). Parmi ceux-ci, on aurait dû s’attendre Dundes (1991b) compare cet extrait de Bettelheim
à ce qu’il fasse, au moins, référence aux travaux à ce que Rank (1959) avait écrit, au début
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Heuscher (1963) Bettelheim (1976)

Lorsque les contes de fées sont agréablement racontés Si le père, ou la mère, raconte à son enfant un conte de fées
dans leur version originale, [...] l’enfant se sent compris dans l’esprit qui convient, [...] l’enfant se sent compris jusque
jusque dans ses aspirations les plus intimes, ses désirs les dans ses aspirations les plus intimes, dans ses désirs les
plus ardents [...] (p. 185). plus ardents [...] (p. 200).

Alors qu’il ne faut jamais « expliquer » les contes de fées à Il ne faut jamais expliquer à l’enfant les signi-fications des
l’enfant, il est en revanche important que le conteur en contes de fées. Mais il est important que le conteur sache ce
connaisse leur signification. Elle amènera à une meilleure que représente le message du conte pour l’esprit
sensibilité du choix des contes les plus appropriés aux préconscient de l’enfant [...]. De son côté, l’adulte sera mieux
différents stades de développement de l’enfant et permettra à même de choisir les contes les mieux appropriés au stade
de mettre l’accent sur les thèmes susceptibles d’avoir une de développement de l’enfant et à ses difficultés
action thérapeutique sur des difficultés psychologiques psychologiques du moment (p. 200).
précises (p. 186).

Les frustrations orales propres à l’apprentisage de la très C’est son angoisse et sa profonde déception, quand sa mère
petite enfance conduisent à une interaction émotionnelle ne répond plus à ses exigences orales, qui conduisent
entre l’enfant et ses parents, que ces derniers ressentent (au l’enfant à croire que sa mère est subitement devenue
moins inconsciemment, la nuit) comme une réaction de égoïste, qu’elle ne l’aime plus et le rejette. Comme les
désamour, d’égoïsme et de rejet. Comme les enfants ont enfants savent qu’ils ont éperdument besoin de leurs
désespérément besoin de leurs parents, ils tentent de parents, ils tentent de les rejoindre après avoir été
contrer ce rejet, de le nier. En fait, dès le lendemain de leur abandonnés. En fait, la première fois qu’il est abandonné
premier abandon dans la forêt, Hansel parvient à retrouver le dans la forêt avec sa sœur, Jeannot [Hansel] réussit à
chemin du retour (p. 63-64). retrouver le chemin de la maison (p. 205-206).

Au début, Hansel et sa sœur Gretel semblent réussir. Mais à Le fait que les deux enfants réussissent à rentrer chez eux
la maison, les frustrations demeurent les mêmes. La mère ne résout rien du tout [...] Les frustrations reprennent de plus
paraît devenir plus habile encore à rejeter les enfants, et elle belle et leur mère invente de nouvelles ruses pour se
arrive finalement à convaincre le père de les abandonner de débarrasser d’eux (p. 206).
nouveau (p. 64).

Évoquant les caractéristiques de « Blanche Neige », Peu de contes de fées réussissent à aider l’auditeur à
Heuscher observe que peu d’histoires distinguent aussi distinguer entre les phases principales du développement de
nettement les trois périodes du développement de l’enfance l’enfance aussi bien que le fait « Blanche Neige » (p. 254).
(p. 83).

Afin de ne pas risquer de priver qui que ce soit, elle ne prend Bien qu’elle ait très faim [...], elle ne prend que très peu de
que peu de nourriture de chacune des sept assiettes et ne nourriture dans chacune des sept assiettes et ne boit qu’une
boit qu’une goutte de chacun des verres (quelle différence goutte dans chaque verre, comme pour minimiser son larcin.
avec Hansel et Gretel qui, de façon plutôt irrespectueuse, se (Quelle différence avec Jeannot et Margot qui sont restés
mettent à manger la maison de pain d’épice ! (p. 85). fixés à l’oralité et qui, sans respect pour le propriétaire, se
jettent goulûment sur la maison de pain d’épice ! (p. 262).

Tableau 1. Comparaison d’extraits des ouvrages d’Heuscher (1963) et de Bettelheim (1976). [Adapté de Blos,
1978 ; Dundees, 1991b ; Pollak, 1997/2003].

du XXe siècle, dans The myth of the birth of the Bettelheim à produire Psychanalyse des contes de
hero : « le thème imaginaire n’est qu’une excuse, fées, l’accusation de plagiat est tout simplement
tout comme les sentiments hostiles que nourrit ridicule. En vue d’alléger son texte, Bettelheim
l’enfant à l’égard de son père, sentiments qui, dans avait utilisé la technique des notes infrapaginales,
la fiction, sont projetés sur le père [...] Dans la dans lesquelles apparaissaient toutes les citations.
dimension névrotique de l’histoire, l’enfant se Comme son éditeur souhaitait que son livre
débarrasse simplement de son père, alors que dans devienne un livre populaire, celui-ci lui demanda
le mythe, le père s’efforce de pendre l’enfant » (p. d’en supprimer un certain nombre. Bettelheim se
72). Selon Lurie (1976), l’analyse de Bettelheim, à plia à cette demande. Ce faisant, les citations origi-
propos du Petit Chaperon rouge, est très proche de nales auraient été perdues ou oubliées au fil des
celle de Fromm (1951) dans son ouvrage The différentes versions (Jacobsen, 2000) !
forgotten language. Ce rapprochement fait
d’ailleurs conclure à Blos (1978), qu’il s’agit là de En fait, toute la question est de savoir si
plus qu’une simple coïncidence. l’ouvrage de Bettelheim constitue une contribution
originale et suffisamment différente de celle
L’accusation de plagiat ne fait évidemment pas d’Heuscher (1963). La réponse de Heuscher lui-
l’unanimité. Selon Ruth Marquis, qui a aidé même à cette question est, pour le moins,
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surprenante. Sa réponse est « oui ». Rapportant les par Bettelheim, mais, aussi, pour d’autres grilles
propos d’Heuscher, lors d’une entrevue effectuée psychanalytiques. Ce faisant, on peut penser que
en 1997, Jacobsen (2000) note : « Je pense que les uns et les autres ont sélectionné les contes de
Bettelheim est un gars très brillant. S’il s’était fées et la version, qui leur permettaient de conforter
aperçu qu’il s’agissait d’une citation tirée d’un leur point de vue.
livre, il l’aurait probablement indiqué. Cela n’aurait Quoi qu’il en soit, la vogue de la psychanalyse
pas diminué le moindrement la valeur de son dans la culture française a probablement, contribué
ouvrage. Je soupçonne plutôt qu’il prit quantité de au succès de Psychanalyse des contes de fées. À
notes de toutes sortes, y compris sur des livres, et cet égard, peut-être faut-il souligner ici, à la défense
qu’il s’en servit pour rédiger son manuscrit sans se de Bettelheim, que ce dernier a dû se plier à la
rendre compte que ceci était une citation d’un livre demande de l’éditeur français et accepter un titre
lu, et non quelque chose qu’il avait lui-même écrit. commercial, qui misait sur la popularité de la
Il m’a toujours semblé qu’en faire tout un plat, psychanalyse. La traduction de The uses of
surtout après la mort du pauvre homme, c’était enchantment aurait dû, en effet, se lire L’utilité de
chercher la célébrité au prix de la mesquinerie » l’enchantement (Jean, 1979 ; Perrot, 1978, 2004).
(p. 407).
Nous avons aussi souligné le double oubli de
Dans le Los Angeles Times, du 7 février 1991, Bettelheim, en ce qui à trait aux précédents explo-
Heuscher avait, déjà, fait montre d’une grande tolé- rateurs, folkloristes et psychanalystes, des contes
rance, en affirmant : « Nous sommes tous de fées. Enfin, nous avons discuté des accusations
plagiaires. Et je n’échappe pas à la règle. Bien des de plagiat, dont Bettelheim a fait l’objet. Nous
fois, j’ignore d’où me vient une idée, de ma tête avons pu constater que celui-ci s’est inspiré d’au
ou d’ailleurs... Si j’ai influencé Bruno Bettelheim, moins trois de ses collègues : E. Fromm, O. Rank
j’en suis simplement heureux ». Sympathique réac- et G. Róheim. Le plus surprenant de cette histoire
tion de la part d’un auteur plagié ! demeure, sans conteste, la réaction d’Heuscher qui,
non seulement, excuse Bettelheim, mais considère
que l’ouvrage de celui-ci constitue une contribution
CONCLUSION originale et suffisamment différente de son propre
Dans ce texte, nous avons mis en évidence ouvrage.
l’importance que Bruno Bettelheim accorde à la Enfin, certains pourraient questionner la perti-
lecture des contes de fées pour aider les enfants à nence de critiquer, encore, cet ouvrage de Bettel-
se développer harmonieusement. En fait, dans la heim. Nous pensons que cela s’impose pour deux
littérature enfantine, seuls les contes de fées trou- raisons. Premièrement, il a été l’un des ouvrages
vent grâce à ses yeux. Le succès de Psychanalyse les plus vendus, tant en Amérique du Nord que
des contes de fées n’est probablement pas étranger dans les pays francophones. Nous avons voulu
au fait que Bettelheim ait effectué une lecture freu- savoir ce qu’il en est aujourd’hui. Or, les éditions
dienne de ceux-ci. Ce constat explique, probable- Pocket confirment dans un courriel du 5 mars 2010,
ment, la place centrale occupée par le complexe que : « cet ouvrage continue à se vendre malgré les
d’Œdipe, malgré le fait que, comme nous l’avons années, il se vend même très bien ». Deuxième-
montré, cette notion n’est pas étayée par les véri- ment, s’il faut en croire Monzani (2005), Psycha-
fications empiriques et les données historiques. nalyse des contes de fées serait encore d’actualité,
Comme on a pu le constater, d’autres auteurs ont dans la mesure où l’ouvrage serait en grande partie
opté, non seulement, pour d’autres contes de fées à l’origine de l’engouement actuel pour l’utilisation
ou des versions différentes des contes sélectionnés thérapeutique du conte.

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