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SABLE, POUDRES ET GRAINS

Introduction à la physique des matériaux


granulaires

Jacques Duran

12 Novembre 1996
2
Table des matières

1 Introduction 5
1.1 Ordres de grandeur et situation du problème . . . . . . . . . 5
1.2 Enjeux économiques et problèmes industriels . . . . . . . . . 7
1.2.1 Traitement industriel de la matière granulaire . . . . . 8
1.2.2 Problèmes d’écoulement . . . . . . . . . . . . . . . . . 16
1.2.3 Problèmes de ségrégation . . . . . . . . . . . . . . . . 19
1.3 Les matériaux granulaires et la géophysique . . . . . . . . . . 22
1.4 Un peu d’histoire... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24
1.5 Considérations générales - bibliographie de base . . . . . . . . 26

2 Les granulaires en interaction 29


2.1 Une particule et son environnement . . . . . . . . . . . . . . . 29
2.2 Deux particules en interaction . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37
2.2.1 Lois du frottement solide . . . . . . . . . . . . . . . . 38
2.2.2 Chocs et déformations de billes élastiques en collision 46
2.3 Une particule sur un milieu granulaire . . . . . . . . . . . . . 59
2.4 Plusieurs particules en interaction . . . . . . . . . . . . . . . 63
2.4.1 Loi de friction dans un granulaire . . . . . . . . . . . . 63
2.4.2 Nombre de Bagnold . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65

3 Fluidisation, décompaction, fragmentation 69


3.1 La statique d’un empilement granulaire . . . . . . . . . . . . 70
3.1.1 Premier principe : mobilisation de la friction . . . . . 70
3.1.2 Relations contrainte-déplacement . . . . . . . . . . . 81
3.1.3 Deuxième principe : dilatance de Reynolds . . . . . . 84
3.1.4 Récipient cylindrique : modèle de Janssen . . . . . . . 91
3.2 Dynamique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96
3.2.1 Colonne de billes soumise à une vibration verticale . . 97
3.2.2 Empilement bidimensionnel de billes sans frottement . 106
3.2.3 Empilement bidimensionnel de billes avec frottement . 110
3.2.4 Fragmentation d’un empilement en chute guidée . . . 130
3.2.5 Instabilité de surface d’un milieu granulaire étendu . . 142

3
4 TABLE DES MATIÈRES

4 Milieux granulaires en écoulement 151


4.1 Le tas de sable à l’équilibre et l’angle de talus . . . . . . . . . 151
4.2 Modèles d’avalanches . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161
4.2.1 Modélisation par automate cellulaire (CAM) . . . . . 161
4.2.2 Modèle stick-slip des avalanches . . . . . . . . . . . . . 174
4.2.3 Modèle d’avalanches à variables couplées . . . . . . . . 185

5 Mélange et ségrégation 193


5.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193
5.1.1 Le tambour cylindrique d’Oyama . . . . . . . . . . . . 194
5.1.2 Energie potentielle d’un empilement hétérogène . . . . 196
5.2 La ségrégation par vibrations . . . . . . . . . . . . . . . . . . 200
5.2.1 Modélisation de la ségrégation par taille . . . . . . . . 200
5.2.2 Expériences de ségrégation par agitation . . . . . . . . 206
5.3 La ségrégation par cisaillement . . . . . . . . . . . . . . . . . 213
5.3.1 Une seule particule dans un milieu monodispersé . . . 214
5.3.2 Ségrégation de deux collections de particules de tailles
différentes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219
5.4 Ségrégation en tambour 3D d’Oyama . . . . . . . . . . . . . . 225
5.4.1 Observations expérimentales . . . . . . . . . . . . . . . 226
5.4.2 Modèle de S. Savage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 226

6 Modélisations numériques 229


6.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229
6.1.1 Problèmes de la modélisation numérique . . . . . . . . 230
6.1.2 Les différentes méthodes de simulation . . . . . . . . . 230
6.1.3 Le passage du discret au continu . . . . . . . . . . . . 233
6.2 Simulation collisionnelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 235
6.2.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 235
6.2.2 Procédure LRV en 1D . . . . . . . . . . . . . . . . . . 235
6.3 Simulation MD (dynamique moléculaire) . . . . . . . . . . . . 237
6.3.1 Forces élastiques et forces de frottement . . . . . . . . 238
6.3.2 Modélisation MD des collisions . . . . . . . . . . . . . 241
6.4 Simulation en dynamique des contacts . . . . . . . . . . . . . 247
6.5 Simulation MC (Monte-Carlo) . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251
6.6 Modélisation séquentielle d’un empilement . . . . . . . . . . . 255
Chapitre 1

Introduction

1.1 Ordres de grandeur et situation du problème


La physique des matériaux granulaires s’intéresse, en premier chef, à
des objets macroscopiques. Macroscopique signifie que les objets qui com-
posent les matériaux granulaires doivent, en première approximation, être
au moins visibles à l’œil nu, par opposition aux milieux mésoscopiques et
microscopiques. Nous verrons d’ailleurs plus loin que le concept même de
matériaux granulaires impose des dimensions encore plus grandes que celles
qui constituent la limite de notre acuité visuelle. Il est fondamental de
réaliser que la physique de ces objets n’aura, dans la plupart des situa-
tions, rien à voir avec la notion de température, du moins celle qui nous est
familière. On s’en convaincra en calculant l’énergie cinétique Ec transportée
par une petite bille de verre silicaté qui est un composant commun du sable
de rivière. Nous verrons plus loin que la physique des matériaux granulaires
secs auxquels nous nous intéressons décrit préférentiellement les comporte-
ments collectifs d’objets de taille typiquement supérieure à 100 micromètres
(µ). Ainsi trouve-t-on que, pour des vitesses de translation typiques de l’or-
dre du cm/s,

1
Ec = mv2 ' 10−12 Joule
2
En supposant la particule animée d’énergie thermique, cette énergie
cinétique correspondrait à une température de 1011 K. Si on calcule main-
tenant la variation ∆Ep de son énergie potentielle pour une chute d’une hau-
teur égale à son diamètre, correspondant à un écoulement dans lequel les par-
ticules perdent leur énergie potentielle en dévalant la pente tout en restant
en contact, on trouve encore une quantité du même ordre de grandeur :

∆Ep = mgd ' Ec

5
6 CHAPITRE 1. INTRODUCTION

On voit ainsi qu’il n’est pas réaliste d’invoquer le mouvement brownien, au


sens où nous l’entendons habituellement, dans ces problèmes et il faudra
introduire d’autres termes générateurs de fluctuations [1][?] si l’on cherche
à définir une forme de température comme nous en verrons de nombreux
exemples dans la suite de cet ouvrage. A l’inverse, il est intéressant de cal-
culer le diamètre que devrait avoir une particule de ce même matériau pour
être animée, à température ordinaire, d’une agitation thermique significa-
tive. On trouve que la taille typique d’une telle particule est de l’ordre du
micron et de taille bien inférieure à celle des objets que nous allons con-
sidérer dans cet ouvrage. Cette observation constitue une difficulté majeure
pour la modélisation du comportement des empilements granulaires par les
variables thermo- ou hydrodynamiques habituelles. Sauf à considérer des
situations particulières1 , il est parfaitement clair que le comportement d’un
matériau granulaire sera, le plus souvent, déterminé par le déplacement plus
ou moins orienté et plus ou moins collectif des particules composant l’édifice.
L’absence de mouvement brownien joue sans doute un rôle essentiel dans
la répugnance au mélange que présentent, presque toujours, les matériaux
granulaires. Comme nous le verrons plus loin, l’agitation provoque générale
ment la ségrégation, c’est-à-dire la séparation des particules de tailles différentes
que l’on cherche à mélanger. On sait que, dans le cas des liquides, l’agita-
tion brownienne contribue efficacement au mélange intime des composants.
Dès lors, on peut concevoir le phénomène de ségrégation granulaire comme
résultant de l’absence d’une agitation brownienne suffisante avec des libres
parcours moyens de l’ordre de grandeur des distances interparticulaires.
La Nature et aussi le monde industriel font un usage abondant de matériaux
granulaires de formes, de tailles et de propriétés micromécaniques et chim-
iques extrêmement variées. Nous mentionnerons plus loin, au chapitre 2, une
classification standardisée des granulaires selon leur taille, mais nous lais-
serons de côté les classifications de formes, les lois de distributions d’ensem-
bles polydispersés et les méthodes de mesure ou d’identification associées
dont on trouvera une description dans les références [2][?]. Nous chercherons
plutôt à dégager les principes de base de la physique de ces matériaux et nous
concentrerons notre étude sur des objets simples et bien caractérisés. Pour
des raisons que nous expliquerons plus loin, nous nous limiterons ici, presque
exclusivement à l’étude des propriétés physiques et des comportements des
matériaux granulaires secs. Il est vrai cependant que plusieurs concepts, que
nous aurons l’occasion de rencontrer dans le cours de cet ouvrage, pourront,
moyennant certaines précautions, s’aplliquer à des objets plus compliqués
1
Telles que, par exemple, celles des tables soufflantes [?] où les particules (généralement
de petits disques) sont maintenus en suspension par un courant d’air vertical uniforme
et sont ainsi l’objet de mouvements plus ou moins erratiques à l’image du mouvement
brownien. Par ailleurs, on peut encore espérer modéliser le système en considérant une
sorte d’agitation thermique [?], lorsque les particules sont soumises à des chocs mutuels
répétés, par exemple dans un écoulement rapide.
1.2. ENJEUX ÉCONOMIQUES ET PROBLÈMES INDUSTRIELS 7

tels que les pâtes, boues et autres mélanges concentrés, dans lesquels les
particules sont en interaction avec un fluide ambiant. Faute de pouvoir faire
mieux, nous limiterons provisoirement notre étude à des ensembles de partic-
ules de formes bien définies (en général, sphériques ou cylindriques) et dont
les propriétés micromécaniques sont bien maı̂trisées. Auparavant et afin de
persuader le lecteur que les milieux granulaires constituent un challenge
fondamental aussi bien en matière économique qu’en physique de base, nous
allons évoquer brièvement quelques domaines d’utilisation de ces matériaux
et quelques problèmes fondamentaux que nous considérerons plus en détail
dans la suite de cet ouvrage. Dans un autre registre mais dont l’importance
humaine est considérable, on peut remarquer que les matériaux granulaires,
plus ou moins complexes, sont au cœur de la géophysique. Il faut d’ailleurs
reconnaı̂tre que les géophysiciens ont souvent précédé les physiciens dans la
définition de certains concepts que nous évoquerons dans la suite .
En réalité, les lois physiques qui régissent le comportement de la matière
granulaire s’applique à des objets dont les dimensions s’étendent sur plusieurs
ordres de grandeur. Entre le comportement collectif de grains de quelques
centaines de microns et la dérive des blocs de glace2 qui couvrent les mers
polaires (sur des distances de l’ordre du millier de km), ou encore les com-
posants solides des anneaux de Saturne (particules glacées de l’ordre du cm
sur des épaisseurs de l’ordre du km), on voit que l’étude de la matière en
grains intéresse des ensembles couvrant, au moins, douze ordres de grandeurs.
On perçoit mieux l’intérêt d’entreprendre une étude fondamentale de
ces problèmes lorsque l’on réalise que la matière en grains présente, quels
que soient l’ordre de grandeur et la nature des objets concernés, des com-
portements universels. Ainsi, la ségrégation et les blocages d’écoulements
plus ou moins intermittents sont des phénomènes que l’on peut observer de
manière constante dans de nombreux processus impliquant des matériaux
granulaires. Il est donc possible d’effectuer une classification à partir de ces
phénomènes. Néanmoins et sans souci d’exhaustivité, nous allons plutôt,
dans la suite de cette section, évoquer brièvement quelques techniques ou
procédés qui font intervenir ces phénomènes de convection, de ségrégation
et de blocages par effet de voûte, très fréquents dans le traitement industriel
de la matière en grains et que nous étudierons plus en détail dans la suite.

1.2 Enjeux économiques et problèmes industriels


C’est faire un constat d’évidence que de rappeler que les matériaux gran-
ulaires occupent une place universelle dans le monde qui nous entoure. Le
traitement de la matière en grains concerne, à l’échelle mondiale et chaque
2
L’étude du mouvement collectif des blocs de glace sur la mer, notamment à proximité
des installations portuaires, a fait l’objet de contrats de recherche importants avec la
marine canadienne. C’est un problème de physique des matériaux granulaires.
8 CHAPITRE 1. INTRODUCTION

année, des quantités gigantesques de matériaux, de l’ordre de la dizaine de


milliards de tonnes (mMT). A eux seuls, les charbons (3, 5 mMT), les ci-
ments et matériaux de construction ordinaires (1mMT) auxquels on ajoute
d’égales quantités de sable et de graviers, occupent une place énorme dans
le traitement des matières premières à faible coût de revient. Le traitement
de la matière en grains mobilise à peu près 10% des moyens énergétiques
mis en œuvre sur la planète. Cette classe de matériaux occupe d’ailleurs
le deuxième rang, immédiatement après l’eau, dans l’échelle des priorités
pour l’activité humaine. On comprend ainsi que le moindre progrès réalisé
dans le domaine de la physique des matériaux granulaires suscite des enjeux
économiques considérables.
Les techniques concernant la matière en grains dans les industries font
appel à des opérations variées : à l’origine, on trouve l’extraction des min-
erais et des sables et graviers, ainsi que le forage. Le broyage et le concassage,
puis le tri viennent ensuite dans la chaı̂ne d’élaboration des matériaux qui
sont souvent à faible valeur ajoutée. Le prix de la matière première constitu-
ant souvent plus de 85% du prix total, on comprend que l’amélioration des
techniques n’ait pas fait l’objet d’efforts considérables dans ces domaines
qui utilisent souvent des procédés datant du XIXe siècle3 . Rien n’a été op-
timisé dans cette matière, et pourtant les méthodes de transport (lits flu-
idisés, bandes roulantes...), de stockage (notamment en silos) et de mélange
(par exemple en bétonnières), qui posent des problèmes résolus de manière
très approximative, interviennent à tous les stades du traitement industriel
des matériaux granulaires. Dans les domaines plus spécifiques et plus so-
phistiqués du traitement de la matière en grains à haute valeur ajoutée,
on trouve les industries cosmétiques, pharmaceutiques, la chimie fine et,
désormais, l’alimentation qui devient de plus en plus exigeante en matière
de performances de traitement.

1.2.1 Traitement industriel de la matière granulaire


Les matériaux de construction
Le marché des granulats utilisés dans la construction (bâtiment, bétons
hydrauliques, génie civil et autres) représente à lui seul une consommation
de 7 tonnes par an et par habitant4 , ce qui correspondait en 1994 à un chiffre
d’affaires d’une quinzaine de milliards de francs. Après l’eau, le granulat est
la matière la plus consommée en France. Les granulats naturels sont d’o-
rigine alluviale, éruptive ou calcaire. Ils subissent, à des fins d’utilisation
pratique, des opérations multiples qui supposent le traitement d’énormes
3
Un rapport récent d’une commission fédérale américaine, constatant la rusticité des
moyens mis en œuvre dans le traitement de la matière en grains, est d’ailleurs intitulé
”Granular materials : a legacy of neglect”.
4
Les chiffres cités dans ce paragraphe proviennent de sources publiées de Lafarge-
Coppée, leader mondial en matériaux de construction de toutes sortes.
1.2. ENJEUX ÉCONOMIQUES ET PROBLÈMES INDUSTRIELS 9

quantités de matière en grains. Parmi ces opérations, et faisant suite à l’ex-


traction dans les carrières ou dans les fonds marins ou lacustres, citons le
transport interne, souvent par conduites forcées, le scalpage (c’est-à-dire le
tri des indésirables qui permet d’éliminer une partie des causes d’ennuis dans
les traitements ultérieurs), le concassage et le broyage, puis le criblage, le
lavage, le cyclonage, le débourbage (en particulier pour améliorer la propreté
des sables et des graviers) qui sont généralement suivis par le stockage et
le transport sur les lieux d’utilisation. La plupart de ces traitements sont
perturbés, de manière répétée et à l’échelle industrielle, des phénomènes
de blocage d’écoulements, de colmatage et de ségrégation que nous aurons
l’occasion d’étudier dans la suite.
La diversité des besoins et la complexité apparente de la définition des
propriétés de ces matériaux sont telles, que faute d’une vision plus glob-
ale, les spécifications relatives aux granulats pour les bétons hydrauliques
font intervenir rien moins qu’une bonne quinzaine de paramètres différents
caractérisant l’épaisseur, la propreté, l’indice de concassage, la friabilité,
le coefficient d’aplatissement, etc.5 On perçoit bien ainsi la complexité in-
trinsèque de la réalité industrielle que la physique, sans doute faute de pou-
voir faire mieux pour l’instant, va réduire à quelque deux ou trois paramètres
micromécaniques. On le voit, nous sommes encore loin du compte et le
chemin qui reste à parcourir est certainement très long. Cependant, et ceci
est un encouragement certain à poursuivre notre travail, les phénomènes
réellement gênants et fondamentaux (blocages, voûtes et ségrégation) ap-
paraissent aussi bien dans la physique des modèles élémentaires que nous
étudierons dans cet ouvrage que dans la réalité industrielle, pourtant beau-
coup plus complexe6 . En restant dans la problématique de la physique, il est
instructif d’évoquer ici brièvement le problème de la constitution des bétons.
Paradoxalement, la redécouverte du rôle fondamental des granulats dans
la résistance des bétons est très récente. Ainsi l’on a démontré, il y a seule-
ment quelques années, que les limites de résistance des bétons bitumineux
ou des bétons à hautes performances étaient en réalité celles des granulats
utilisés dans leur fabrication. On sait que le béton est essentiellement con-
stitué de granulats et de ciments, et qu’il subit une lente évolution chimique
(à l’échelle de plusieurs dizaines d’années). Comme il s’agit d’un matériau
5
On remarquera, en passant, que la liste officielle des paramètres caractérisant ces
granulats ne comprend aucun des paramètres micromécaniques dont les physiciens ont
dégagé l’importance fondamentale : le coefficient de restitution élastique et le coefficient de
frottement. Il est vrai que les problèmes pratiques imposent la classification plus complexe
retenue par les industriels.
6
On touche là un point fondamental donnant tout son sens à notre démarche qui
peut parfois sembler un peu réductrice : il s’agit bien, pour un physicien, de choisir des
objets d’étude aussi simples que possible pour être susceptible de modélisation, mais qui
conservent l’essence même des processus fondamentaux de la réalité plus complexe. On en
verra plusieurs exemples dans la suite. Faire des choix convenables constitue un exercice
difficile qui repose, le plus souvent, sur une bonne intuition.
10 CHAPITRE 1. INTRODUCTION

composite, on peut penser que l’on a réussi à minimiser l’influence du liant,


plus fragile, au profit de celle du granulat élémentaire, plus solide. On s’en
rendra compte en réalisant, au moins par la pensée, des empilements hyper-
compacts qui répondent au problème7 que s’était posé Apollonios[?] dont
un exemple est représenté ci-dessous.

L’empilement d’Apollonios (200 avant JC) vise à paver le plan aussi complètement que
possible avec des cercles de tailles variées. Cet objet est auto-similaire.

C’est sans doute en partant de cette idée que les industriels ont pensé à
inclure, dans leurs mélanges sophistiqués destinés à la fabrication des bétons
à haute résistance, des granulats de tailles variées s’étendant sur plusieurs or-
dres de grandeur. Le plus fin de ces composants (de taille submicronique) est
nommé fumée de silice ; son coût est très élevé, mais il a permis de produire
des bétons dont la résistance est telle qu’il est désormais envisageable de
construire des tours d’habitations d’une hauteur d’un kilomètre8 , ainsi que
la ville de Tokyo a projeté de le faire. On imagine cependant les difficultés
rencontrées pour mélanger ces granulats de manière compacte, idéalisée par
le dessin ci-dessus, sans agglomérats de particules identiques, dans un milieu
granulaire que l’on sait soumis à des phénomènes de ségrégation de taille.
Il faut bien constater que tout en ignorant la description physique ef-
froyablement complexe de ces empilements, les industriels du béton et des
granulats, riches d’expérience, sont passés maı̂tres dans l’art de réaliser,
le plus souvent en présence de liquides liants, des édifices complexes dans
lesquels chaque grain trouve sa place. Il est clair que, dans ce domaine, l’-
expérimentation systématique a déjà répondu à la question mais avec des
coûts de fabrication très élevés qui confinent ces matériaux à la construction
7
Il existe d’ailleurs une maxime arabe dont la signification est à peu près celle-ci : “Tu
crois que ton panier est plein lorsque tu l’as rempli avec des oranges. En réalité, il est plein
de vide car tu peux encore y mettre des noix, puis des pois chiches.”
8
La qualité d’un béton à haute résistance peut d’ailleurs être exprimée comme la hau-
teur d’une colonne dont la base est de 1m×1m et qui ne s’écroule pas. On a gagné, sur
cette hauteur maximale, plus d’un ordre de grandeur en quelques années.
1.2. ENJEUX ÉCONOMIQUES ET PROBLÈMES INDUSTRIELS 11

de rares édifices. L’apport de la physique des matériaux de construction per-


mettrait sans doute de diminuer substantiellement les coûts de production,
de transport et de mélange qui sont étroitement dépendants des problèmes
d’écoulement et de ségrégation que nous évoquerons aux paragraphes 1.2.2
et 1.2.3.
Nous n’aborderons pas ici les principes de la mécanique des sols dont
certains appartiennent d’ailleurs a plusieurs domaines de la géophysique,
non plus que les problèmes qu’ont à résoudre depuis fort longtemps les
ingénieurs des Ponts et Chaussées. Il existe, dans cette activité, de nombreux
modèles patiemment mis au point et qui ont fait leurs preuves. Ainsi, pour un
ingénieur en mécanique des sols, les matériaux granulaires sont pratiquement
toujours assimilés à des objets continus auxquels s’appliquent des lois de
mécanique (frottement, relations contrainte-déformation, déformation plas-
tique, etc.) dérivées de celles qui s’appliquent aux solides homogènes. Nous
verrons que cette approche se heurte, dans un certain nombre de situations,
à de graves difficultés. Sur le plan pratique, elle présente l’avantage de per-
mettre de prévoir, par le calcul, le comportement d’édifices plus ou moins
granulaires et d’ouvrages d’art dans des conditions de sécurité le plus sou-
vent satisfaisantes.
On ne peut mentionner ces problèmes de construction de voies, de routes
et autres ouvrages d’art sans évoquer un phénomène classique, relevant typ-
iquement de la physique des matériaux granulaires et qui est d’observation
courante. Il s’agit de l’effet de ségrégation par cisaillement. Le dessin suivant
donne une idée du phénomène.

Le remblai d’une route avec un bulldozer permet d’observer l’effet de ségrégation par
cisaillement que l’on étudiera au chapitre 5. La concentration des grosses pierres est
beaucoup plus grande à la surface du remblai qu’à l’intérieur du talus.

Les ingénieurs des Ponts et Chaussées connaissent bien ce phénomène


parfois gênant et en tiennent compte dans l’organisation et la gestion des
travaux de construction.
12 CHAPITRE 1. INTRODUCTION

Les industries de transformation

Ces domaines d’activité et, plus généralement, les méthodes modernes


de fabrication de matériaux de haute technologie, sont largement tributaires
du traitement de la matière granulaire. Il est hors de question de passer en
revue les très nombreuses applications, transformations et autres ”process”
qui font intervenir des grains à un stade quelconque d’une chaı̂ne de fabrica-
tion. Un livre entier n’y suffirait pas. Nous nous contenterons donc de citer
quelques exemples, choisis de manière à montrer la diversité des problèmes
qui se posent dans l’industrie et leur relation avec l’approche fondamentale
que nous exposons dans cet ouvrage.

Dans l’industrie chimique, il faut tout d’abord distinguer deux domaines


bien distincts : d’une part, les industries qui traitent de grandes quantités de
matériaux en grains ou en poudre et dont les problèmes relèvent le plus sou-
vent de difficultés déja mentionnées ci-dessus, liées au transport en conduite
et au stockage ou issues de phénomènes de ségrégation granulaire que nous
évoquerons plus loin ; d’autre part, les industries chimiques ou pharmaceu-
tiques où les matériaux sont préparés en quantités relativement faibles mais
sont à haute valeur ajoutée. On conçoit que, dans ces domaines, l’exigence en
matière de pureté et de reproductibilité soit plus rigoureuse. Les méthodes
sont donc beaucoup plus sophistiquées que celles que nous avons évoquées
plus haut. Nous verrons d’ailleurs ci-dessous l’exemple d’une méthode des-
tinée à contourner, autant que possible, le phénomène de ségrégation gran-
ulaire.

Un exemple : la fonderie par polystyrène perdu.

Cette méthode de fabrication de pièces de fonderies, pratiquement irréalisables


par d’autres techniques, a été utilisée récemment pour la fabrication de
carters de moteurs de 605 chez Peugeot. Plusieurs industries électromécaniques
et diverses fonderies ont été conduites à étudier et à mettre au point des
procédés analogues. Dans son principe, cette méthode est remarquablement
simple et peu coûteuse. Malheureusement, sa réalisation pratique pose des
problèmes difficiles en raison d’une propriété fondamentale des matériaux
granulaires que nous étudierons en détail au chapitre 3 : la convection sous
vibration.
1.2. ENJEUX ÉCONOMIQUES ET PROBLÈMES INDUSTRIELS 13

sable

sable tassé

métal fondu

modèle en polystyrène convection


agitation

Principe de fonderie par polystyrène perdu. La partie droite du dessin représente une
application industrielle dans laquelle on réalise une sorte de “sapin” porteur de plusieurs
modèles à reproduire en fonderie. C’est cet édifice qui se dégrade au cours de la
préparation à cause de la convection granulaire.

La suite des opérations nécessaires dans la mise en oeuvre de cette tech-


nique est la suivante :
— On réalise un modèle en polystyrène de l’objet dont on veut obtenir
un moulage en métal.
— On plonge cet objet dans une cuve que l’on remplit de sable fin.
— On agite énergiquement l’ensemble à l’aide d’un vibreur vertical placé
sous la cuve.
— A l’arrêt du vibreur, on constate que le sable a occupé tout l’espace
libre entre la cuve et le modèle. Bien tassé, il constitue maintenant les
coques externes du moule.
— On injecte le métal fondu par un orifice en contact avec le modèle en
polystyrène. Ce dernier est vaporisé instantanément et laisse sa place
au métal qui se solidifie et prend la forme désirée.
En principe, cette méthode devrait donner des résultats presque parfaits.
Elle présente en particulier l’avantage de faire disparaı̂tre le plan de joint que
l’on trouve dans les autres méthodes de moulage. Malheureusement, la con-
vection granulaire provoque, lors de l’agitation indispensable du conteneur,
un puissant flux central et latéral qui a tendance à déformer, voire à détruire
les modèles en polystyrène avant le moulage. Ce défaut est grave puisqu’il
affecte environ 90% des pièces qui doivent être ainsi mises au rebut.
Pour le physicien des matériaux granulaires, cette problématique est tout
à fait typique. Le remède est assez simple, au moins du point du physicien :
pour supprimer la convection il suffit d’utiliser une cuve et des granulés
peu frottants, comme nous le verrons. Malheureusement, cette convection
apparaı̂t indispensable puisqu’elle est responsable du comblement des vides
14 CHAPITRE 1. INTRODUCTION

laissés par le modèle. Il faut donc agir de manière plus subtile en conservant
la convection utile tout en supprimant la convection violente indésirable.
Des solutions existent mais qui font appel à des procédés et à des granulés
dont les prix de revient interdisent l’usage dans un processus de grande
série. Le procédé ne peut être amélioré que par une adéquation entre les
exigences imposées par la physique et une bonne gestion des prix de revient
qui tempère largement l’idéal du physicien.
Cet exemple offre une illustration d’un mécanisme classique en matière
d’applications des découvertes de la physique et qui s’applique tout partic-
ulièrement au domaine qui nous intéresse. En bref, il ne suffit pas de pro-
poser des solutions, il faut aussi composer avec les impératifs économiques.
En matière de granulats à très faible valeur ajoutée, on conçoit bien que
les progrès scientifiques doivent être réellement décisifs pour convaincre les
industriels d’investir dans de nouveaux procédés.
Dans les domaines de la chimie préparative et de la pharmacochimie, les
problèmes sont particulièrement nombreux et variés. Nous allons brièvement
évoquer quelques situations typiques.
Les poudres et autres granulés sont d’un usage universel en pharmacolo-
gie. Les exigences modernes en matière de préparations pharmaceutiques
sont assez variées. Par exemple, il s’agit de mélanger plusieurs éléments
éléments à effets multiples et (ou) complémentaires qui soient d’absorption
aisée et, autant que possible, agréables au goût. Ceci nécessite une sophisti-
cation accrue des méthodes de préparation.
Le meilleur et le plus simple exemple que l’on puisse trouver est la fab-
rication de l’aspirine dont le composant de base, l’acide acétylsalicylique,
présente lorsqu’il est absorbé seul un goût rebutant et des inconvénients
pour l’estomac. On sait que ce produit, dont le brevet est passé dans le
domaine public, a fait l’objet de nombreuses améliorations destinées à en
atténuer les effets désagréables et à en faciliter l’absorption. Le prix de
revient, qui a augmenté en proportion des difficultés surmontées, est jus-
tifié par la complexité de ces opérations qui relèvent, pour beaucoup, de la
physique des matériaux granulaires. Ainsi la poudre de départ que l’on ob-
tient sous forme cristallisée est-elle recompactée, enrobée de polysaccharides
(pour le goût), mélangée avec de l’amidon (pour une dispersion rapide dans
l’eau), pastillée avec de la vitamine C, ce qui donne la couleur jaune d’un
côté, blanche de l’autre (faute de pouvoir mélanger les poudres intimement).
Ces transformations impliquent encore du stockage, du broyage, du trans-
port en conduites, etc, toutes opérations sujettes aux difficultés que nous
verrons ci-dessous.
Un autre exemple célèbre est la production des talcs et autres produits
cosmétiques qui sont le plus souvent constitués de mélanges savants de
poudres et autres granulats. On peut imaginer que le mélange de poudres
par flux convergents qui peuvent temporairement obturer les conduites et
produire des mélanges de composition indésirable, peuvent être à l’origine
1.2. ENJEUX ÉCONOMIQUES ET PROBLÈMES INDUSTRIELS 15

d’accidents et de difficultés inacceptables en matière de cosmétique ou de


produits pharmaceutiques.
Les poudres cosmétiques, pharmaceutiques, organiques ou minérales font
souvent l’objet d’opérations de frittage à froid ou à chaud (fabrication des
céramiques), d’opérations de pastillage ou encore d’extrusion. La physique
de ces processus est encore très mal connue. Elle déborde du cadre de cet
ouvrage, mais elle intéresse un certain nombre de laboratoires de physique
appliquée qui ont à résoudre des problèmes dont l’intérêt pratique est con-
sidérable. Les ingénieurs partent pratiquement toujours de poudres et autres
granulats dont ils aimeraient bien connaı̂tre les propriétés thermiques et
mécaniques qui sont souvent mal maı̂trisées. A titre d’exemple, on peut citer
la fabrication des aimants modernes destinés aux machines performantes, du
type de moteur de TGV, qui sont fabriqués par frittage de poudres de com-
posés de terres rares dont la granulométrie est comprise entre 20 et 50 mi-
crons. Cette industrie sophistiquée consomme quelques centaines de tonnes
de matériaux granulaires de haute pureté par an.
De manière générale et dans un autre ordre d’idée, les matériaux en
poudre, c’est-à-dire en granulés de petite taille, sont souvent utilisés à cause
des propriétés physico-chimiques particulières de leur surface. On comprend
que les processus de broyage et de concassage, poussés à l’extrême, provo-
quent un accroissement considérable de la surface en contact avec les gaz
ou les liquides ambiants, favorisant ainsi les processus de catalyse. Un cal-
cul élémentaire permet de le montrer. Supposons que nous partions d’un
grain sphérique unique de volume 43 πR3 et donc de surface S = 4πR2 , d’un
matériau donné que nous voulons utiliser comme catalyseur. Si on le di-
vise en N particules sphériques identiques de rayon r, on a évidemment
N ' (R/r)3 . La surface totale des N particules sphériques vaut maintenant
4N πr2 = 4N 1/3 πR2 = SN 1/3 qui croı̂t linéairement avec la racine cubique
du nombre de particules. Ainsi, une augmentation de la surface d’un facteur
1000 est obtenue par 27 subdivisions successives qu’il est facile de réaliser
par un concassage mécanique.

L’industrie agro-alimentaire
Comme chacun sait, l’industrie agro-alimentaire de notre pays constitue
le fer de lance des exportations et se situe d’ailleurs au premier rang mondial.
C’est une industrie en développement depuis de nombreuses années et qui a
réalisé des progrès sensibles dans le conditionnement de ses produits à défaut
d’avoir pu améliorer, de manière significative, ses méthodes de traitement
de base (en particulier de la matière en grains, c’est-à-dire les céréales, la
poudre de lait, le cacao, etc.). Elle dispose d’ailleurs d’un centre de recherches
spécialisé, le Centre d’étude, de recherche et de documentation des industries
agricoles qui regroupe l’ENSIA et des laboratoires de l’INRA. Les industriels
ont pris conscience de ces problèmes et sont actuellement avides de progrès
16 CHAPITRE 1. INTRODUCTION

en matière de traitement, de transport et de stockage de granulats de toutes


sortes.
Le traitement de la matière en grains dans l’industrie agro-alimentaire
comme dans l’industrie chimique, peut être de deux types différents selon
que la valeur ajoutée à la matière première est importante ou non. Parmi
les industries à faible valeur ajoutée, on peut citer l’industrie de l’alimen-
tation animale qui manipule des quantités considérables de granulats issus
de l’agriculture avec des moyens relativement primaires. Ainsi, Tecaliman
(Centre technique des aliments pour animaux) qui regroupe la quasi to-
talité de l’activité industrielle dans ce secteur, se débat avec des problèmes
de base de la physique des matériaux granulaires. A titre d’exemple, l’in-
dustrie alimentaire pour animaux fait tourner de nombreuses usines qui
traitent et transportent chacune plusieurs centaines de milliers de tonnes de
céréales diverses par an. Une très faible part des budgets (9%) est consacré
au traitement alors que 83% vont à la matière première (essentiellement d’o-
rigine agricole) et 8% reviennent au transport. Il n’est pas rare d’observer,
dans ces installations industrielles des trémies portant la trace de nombreux
coups de maillet destinés à débloquer les écoulements arrêtés par des effets
de voûte. On constate ainsi que certaines trémies, plus martelées que les
autres, servent au stockage et au déversement de telle sorte de grains parti-
culièrement récalcitrante à l’écoulement. Ces matériaux tels que les farines
alimentaires sont assez sujets au colmatage. De fait, on est fréquemment
obligé de casser les bouchons obturateurs des écoulements avec des pioches,
voire des marteaux-piqueurs.
A l’examen rapide des différents problèmes qui se posent actuellement à
l’industrie, on constate qu’ils se ramènent presque tous, à deux catégories
de phénomènes : blocages d’écoulements par effet de voûte et ségrégation
granulaire.

1.2.2 Problèmes d’écoulement


Les propriétés spécifiques des écoulements granulaires posent de nom-
breux problèmes dans le monde industriel. L’observation directe de l’écoulement
des grains dans un sablier ordinaire est d’ailleurs riche d’enseignements à
ce sujet [3]. Contrairement à l’observation courante des sabliers scellés que
l’on utilise pour mesurer le temps, on constate que l’écoulement du sable
dans un récipient de forme conique ne se fait généralement pas de manière
continue. On montre expérimentalement que le couplage de l’écoulement
granulaire avec le fluide ambiant peut provoquer une série d’intermittences
qui donnent un caractère discontinu au flux émergent. Le problème posé par
l’écoulement du sablier ou des trémies à l’échelle industrielle constitue en
réalité une question plutôt délicate à laquelle un grand nombre de travaux
ont été consacrés, sans d’ailleurs que la physique de ce phénomène simple
en apparence soit encore bien comprise.
1.2. ENJEUX ÉCONOMIQUES ET PROBLÈMES INDUSTRIELS 17

De nombreuses installations industrielles ou de laboratoire utilisant des


matériaux granulaires tels que les grains (agro-alimentaire) ou les graviers
(bâtiment et travaux publics) sont sujettes à des effets de blocage des écoulements,
souvent gênants. Le plus banal de ces blocages est observé lors du charge-
ment en graviers des camions ou des péniches à partir de trémies géantes
(plusieurs dizaines de tonnes) qui ressemblent au simple sablier schématisé
sur le dessin ci-dessous (figure (a)). Comme dans le cas du sablier de petites
dimensions, on observe, selon le diamètre de l’orifices et la taille et les pro-
priétés micromécaniques des granulats, des arrêts plus ou moins fréquents de
l’écoulement liés à la formation de chaı̂nes de contact ou voûtes au niveau
de l’orifice de sortie. L’écoulement peut être intermittent ou franchement
bloqué par une voûte de grande stabilité.
Il est très difficile de mélanger de façon reproductible les matériaux gran-
ulaires issus de deux flux convergents plus ou moins irréguliers, ce qui con-
stitue un inconvénient majeur dans l’industrie agro-alimentaire ou en chimie
des polymères les matières premières étant souvent composées de granules
secs. Ces blocages, qui peuvent d’ailleurs se consolider spontanément au
cours du temps par une sorte de colmatage 9 , ont parfois été à l’origine de
graves explosions provoquées par l’accumulation de gaz de fermentation dans
des cavités surmontées par des voûtes, dans les silos à grains.

(b)

(c)
(a)

Les schémas (a) et (b) représentent l’arrêt d’un écoulement par la formation d’une voûte
à l’orifice d’un sablier ou d’une trémie. Le schéma (c) donne l’allure d’un édifice en forme
de voûte présentant une stabilité maximale (chaı̂nette inversée).

Compte tenu des indéterminations multiples auxquelles est assujettie


la statique d’un édifice granulaire, il apparaı̂t que la prédiction détaillée
des chaı̂nes de contact ou des voûtes dans un matériau granulaire est un
problème difficile. On peut, néanmoins, avancer un certain nombre d’idées
9
Le phénomène de colmatage, fréquemment observé dans l’industrie de la matière en
grains, est encore mal connu. Il se manifeste par un durcissement progressif des voûtes
qui apparaissent dans les trémies. Il n’est pas rare, par exemple dans les industries agroal-
imentaires, que l’on soit obligé d’attaquer, à la pioche, les matériaux colmatés dans les
silos qui sont restés longtemps inactifs. Ces colmatages peuvent être la conséquence de
l’humidité (voir paragraphe 2.1) mais aussi de processus physico-chimiques mal connus
qui provoquent une adhésion des grains entre eux au cours du stockage.
18 CHAPITRE 1. INTRODUCTION

générales qui serviront à introduire et à illustrer cette question difficile.


Tout d’abord, il est essentiel de noter qu’une voûte, donc une chaı̂ne de
contact résultant de l’action des forces de gravité, peut survenir pour de
simples raisons géométriques ou stériques. Il est aisé de s’en convaincre en
considérant, par exemple, un empilement de billes identiques et dénuées de
frottement, reposant à droite et à gauche sur des parois inclinées, situation
représentée sur la figure (b). Dans cet exemple, chaque bille est maintenue
en équilibre par deux points de contact placés sous son centre de gravité.
La chaı̂ne n’est stable que si ses extrémités sont supportées par deux parois
inclinées qui réalisent, pour les deux billes placées aux extrémités, la même
condition. On voit bien que de telles voûtes peuvent se créer spontanément
dans un sablier bidimensionnel. Ce type de chaı̂nage paraı̂t plus improbable
dans une situation réelle tridimensionnelle, car il demande la conjonction
d’un grand nombre de billes stabilisées par leurs voisines. Quoi qu’il en soit,
de telles configurations sont fréquemment rencontrées dans les installations
industrielles ainsi que dans des expériences simples telles que celle qui est
représentée ci-dessous.

Il est aisé d’observer des voûtes stables se formant spontanément lorsque l’on retourne
un simple tube de verre de 10 mm de diamètre rempli de sable fin (' 100µ)
préalablement tassé. La photographie de gauche donne une vue transversale, la photo de
droite est prise de dessous pour montrer la forme de l’arche s’appuyant sur les parois.

De façon prévisible, l’introduction du frottement sec accroı̂t considérablement


la probabilité d’existence de chaı̂nes de contact stables s’appuyant sur les
parois. Dans ces conditions, il n’est plus indispensable que les parois sur
lesquelles s’appuient ces voûtes soient inclinées. Dans la suite, nous aurons
l’occasion de voir plusieurs exemples de voûtes arc-boutées sur des parois
verticales (e.g. paragraphe 3.2.4) notamment dans des configurations du type
silos. Dans l’industrie, ces effets ont de graves conséquences, ce qui a motivé
l’utilisation d’un certain nombre de montages, plus ou moins efficaces, tels
que ceux qui sont représentés ci-dessous.
1.2. ENJEUX ÉCONOMIQUES ET PROBLÈMES INDUSTRIELS 19

Trois méthodes utilisées dans l’industrie pour essayer de remédier aux blocages par effet
de voûte. Celle de gauche utilise une vis d’Archimède, celle du milieu un tapis roulant
doté d’aspérités. Celle de droite où un ouvrier frappe la trémie avec un maillet, est
fréquemment utilisée dans l’industrie des grains à faible valeur ajoutée.

1.2.3 Problèmes de ségrégation

Le monde industriel, qui traite chaque année d’énormes quantités de


matériaux granulaires, est largement tributaire de la ségrégation qui s’avère,
dans la plupart des cas, extrêmement perturbante parce qu’elle tend à
séparer les composants d’un mélange que l’on voudrait aussi homogène que
possible. C’est le cas, par exemple, de l’industrie des polymères et plus
généralement du génie chimique qui s’efforce souvent de réaliser des réactions
en phase solide à partir de granulés secs que l’on doit mélanger ou fusionner
de manière homogène avant toute opération. C’est aussi le problème que ren-
contre l’industrie agro-alimentaire lorsqu’elle tente de produire des mélanges
de composition contrôlée de diverses céréales et autres protéines en grains.
Les industries traitant des matériaux à faible valeur ajoutée, par exemple
l’industrie des aliments pour animaux, sont dans l’impossibilité d’utiliser des
méthodes sophistiquées qui augmenteraient sensiblement le prix de revient.
Les stratégies mises en œuvre, peu efficaces, utilisent des systèmes assez
rustiques illustrés sur le schéma ci-dessous.
20 CHAPITRE 1. INTRODUCTION

mélange mélange

Deux procédés utilisés dans l’industrie pour essayer de contourner les problèmes de
ségrégation granulaire. Le principe est identique dans les deux cas : il s’agit de faire
effectuer aux mélanges de grains des parcours susceptibles de les mélanger.

A l’inverse, l’exemple que nous allons examiner en détail ci-dessous est


destiné à illustrer les difficultés que rencontre l’industrie des matières plas-
tiques et des produits pharmaceutiques, et à montrer les investissements très
coûteux qui sont nécessaires lorsque l’on cherche à mélanger intimement des
matériaux granulaires de caractéristiques différentes.
Réduit à sa plus simple expression, le problème que l’on doit résoudre
est le suivant : on dispose de deux matériaux granulaires différents A et B
que l’on doit mélanger dans des proportions égales en cherchant à obtenir
un mélange aussi homogène que possible. Le but poursuivi est que chaque
particule A du mélange soit environnée d’au moins une particule B afin
d’assurer une réaction ou une fusion convenable des deux composants.
Remarquons tout d’abord que le mélange simple des deux matériaux
granulaires dans un mélangeur quelconque est inopérant puisque, comme
nous l’avons dit, toute agitation du mélange tend à séparer les deux com-
posants A et B . La solution fréquemment adoptée dans l’industrie ou dans
les laboratoires fait appel à une méthode coûteuse, de mise en œuvre relative-
ment lourde et lente. En outre, et cette caractéristique est très pénalisante
en milieu industriel, la méthode employée est très difficilement adaptable à
de grandes quantités de produits en continu.
La technique couramment employée en laboratoire ou dans l’industrie
lorsqu’on doit traiter de petites quantités consiste à réaliser, non pas un
mélange homogène, (car cela s’avère quasiment impossible), mais plutôt une
sorte de mille-feuille où les granulats de type A et B alternent. Pour arriver
à ce résultat, on prépare deux plaquettes de pâte quelconque possédant en
inclusion, l’une des particules de type A, l’autre des particules de type B.
Ces deux plaquettes sont superposées dans une sorte de sandwich, comme
cela est représenté ci-dessous (étape 1).
1.2. ENJEUX ÉCONOMIQUES ET PROBLÈMES INDUSTRIELS 21

1
A
B

2 A A
B B

A
3 A
B
B

Une illustration de la transformation du boulanger.

La suite d’opération représentée sur cette figure constitue l’une des formes
de ce que l’on appelle la “transformation du boulanger”, parce qu’elle rap-
pelle, dans son principe, la méthode de fabrication de la pâte feuilletée. On
commence par étirer le sandwich A/B transversalement, comme cela est in-
diqué sur la figure (étape 2). Puis on superpose les deux parties coupées
(étape 3) et l’on obtient un nouveau sandwich de structure A/B/A/B qui
nous ramène à l’étape 1. On étire chacun des sandwiches perpendiculaire-
ment à l’étirement précédent de manière à restituer à l’objet sa surface
initiale. On voit que le nombre de feuillets après N opérations est égal à 2N .
On poursuit ces opérations jusqu’à ce que les feuillets du mille-feuille soient
d’épaisseur comparable à la taille de la plus grande des particules A ou B.

On réalise immédiatement l’importance du travail requis par un tel cycle


d’opérations. Et encore n’obtient-on qu’une superposition de tranches A et
B et non un véritable mélange tridimensionnel.

La transposition industrielle du procédé décrit ci-dessus est réalisée au


moyen de mélangeurs du type Kenics schématisé ci- dessous. Ce mélangeur10
réalise de manière automatique la chaı̂ne des opérations de la transformation
du boulanger.

10
C’est avec des mélangeurs basés sur ce principe que sont réalisés les mélanges com-
plexes de poudres destinés aux propulseurs (boosters) des fusées qui mettent les satellites
en orbite.
22 CHAPITRE 1. INTRODUCTION

Les deux premiers éléments d’un mélangeur industriel du type Kenics.

Les pâtes ou les fluides à mélanger sont injectés en A et B dans le mon-


tage représenté sur la figure. La vitesse d’exécution de la série des opérations
est limitée par les effets de turbulence qui peuvent apparaı̂tre au sein du
mélangeur et qui perturbent la qualité et la finesse du mélange. Cela dépend
surtout des dimensions du dispositif et des caractéristiques des produits à
mélanger.
Il est clair que l’installation d’un tel dispositif sur une chaı̂ne de fab-
rication exige un investissement important et un processus de préparation
(mise en pâte) délicat, incompatibles avec le traitement industriel de grandes
quantités de produits à faible coût par tonne. On voit que la compréhension
du processus de ségrégation des matériaux granulaires constitue une ques-
tion importante aussi bien du point de vue de la physique fondamentale que
de celui de l’intérêt économique.

1.3 Les matériaux granulaires et la géophysique


Il est banal de constater que les matériaux granulaires sont omniprésents
dans la nature. Le sable est présent en d’énormes quantités dans les déserts11
qui couvrent plus de 10% de la surface émergée de la planète. Les marges
océaniques et lacustres, les sous-sols anciens fonds marins, constituent des
réservoirs naturels de sable de silice dont on sait qu’il est l’un des matériaux
de base de notre civilisation.
De nombreux phénomènes naturels relèvent entièrement ou en partie de
la physique dont nous allons aborder l’étude. La plupart d’entre eux font au
moins intervenir les interactions élémentaires, chocs et frottements, qui sous-
tendent l’ensemble des propriétés et des mécanismes à l’origine du comporte-
ment des matériaux granulaires secs. Cependant, la géophysique concerne le
11
L’étude des déserts et de la désertification est une discipline dont on conçoit aisément
les retombées sur le plan humain. Il est significatif que Bagnold, l’un des grands noms de
la physique des matériaux granulaires, ait consacré un livre entier [?] à la physique des
dunes désertiques.
1.3. LES MATÉRIAUX GRANULAIRES ET LA GÉOPHYSIQUE 23

plus souvent des objets plus complexes que ceux qui nous intéressent ici.
C’est ainsi, par exemple, que la physique des sables mouvants constitués de
particules en suspension dans un liquide, relève plutôt de la problématique
des lits fluidisés et d’une discipline différente de celle que nous considérons
dans cet ouvrage.
Dans un autre ordre d’idée, les problèmes des avalanches de neige plus
ou moins surfondue pourraient relever (sans que l’on en soit très sûr) de
modélisations que nous décrirons au chapitre 4. Il faut rester très prudent à
cet égard bien que ces modélisations soient basées sur des fondements heuris-
tiques qui traduisent, dans une certaine mesure, le comportement global des
avalanches quelle que soit leur nature.
Dans le même esprit, on peut considérer qu’il existe une certaine par-
enté entre le phénomène de ségrégation granulaire par cisaillement que nous
étudierons au chapitre 5 et celui du dépôt en strates12 dans les cours d’eau
charriant des roches ou des sables. Cette stratification s’exerce dans la na-
ture sur des échelles énormes, de l’ordre de grandeur de la longueur des
fleuves ou de la taille des montagnes. Elle explique, en partie au moins, le
déplacement des cours d’eau au cours des siècles, les mécanismes d’ensable-
ment des lits des fleuves et bien d’autres phénomènes naturels qui ont une im-
portance écologique considérable. De même, l’érosion par frottement direct
des roches entraı̂nées par le vent ou dévalant des pentes abruptes constitue
un facteur fondamental d’évolution de notre environnement. Il serait utile
de connaı̂tre et de prévoir le comportement de l’ensemble de ces phénomènes
naturels. Cela est peut-être possible, toutes proportions gardées, à partir des
principes que nous examinons dans cet ouvrage lequel constitue donc une
approche élémentaire des mécanismes mis en jeu dans notre environnement
géophysique.
La problématique de l’activité sismique est, sous divers aspects, assez
proche de celle rencontrée en physique des matériaux granulaires secs. Le
difficile problème de la mobilisation et de la rupture des forces de frottement
établit un lien profond entre les préoccupations des géophysiciens et de ceux
qui s’intéressent à la physique de base des granulaires. L’étude du comporte-
ment collectif de particules en contact quasi permanent constitue le cœur de
ces recherches. Il est vrai que les géophysiciens ont affaire à des situations
et à des interactions plus complexes que celles auxquelles nous nous sommes
volontairement limités dans cet ouvrage, puisqu’elles impliquent aussi bien
des effets de cohésion, de fatigue des contacts, d’érosion, d’écrouissage, etc.
que nous ne ferons qu’effleurer. Pourtant, le phénomène de fracturation, qui
est une des bases permanentes de la géophysique se rencontre également, et
sous une forme élémentaire, dans la physique ultrasimplifiée des granulaires,
comme nous le verrons au chapitre 3.
12
Guy Berthault [?] a réalisé un film très instructif sur ce phénomène dont l’étude est
menée à l’Université du Colorado.
24 CHAPITRE 1. INTRODUCTION

C’est dans le chapitre 4, qui traite des avalanches et des écoulements


libres, que nous trouverons un certain nombre de références aux travaux
effectués par les géophysiciens et ceci pour au moins deux raisons fonda-
mentales. D’une part, la description précise du phénomène de stick-slip
(collé-glissé) exige la compréhension et la mise en place de relations de
dépendance (force de frottement-vitesse) qui est une des questions impor-
tantes en géophysique et que l’on retrouve, bien entendu, au coeur de la
physique des matériaux granulaires. D’autre part, mais le lien est ici moins
évident, la modélisation des systèmes critiques autoorganisés (SOC) a été
invoquée aussi bien pour la description des avalanches de granulaires que
pour expliquer les lois d’échelle de la distribution des tremblements de terre
du type de celle de Gutenberg-Richter. Que ces idées soit fondées ou non
fait encore l’objet de discussions, dans les deux situations.

1.4 Un peu d’histoire...


La compréhension de la physique des matériaux granulaires n’a pas, dans
le passé, mobilisé les efforts persévérants de nombreux chercheurs comme a
pu le faire, par exemple, l’hydrodynamique. Il est cependant remarquable,
et dans une certaine mesure admirable, que quelques grands noms de la
recherche aient tout de même perçu en leur temps les attraits et les aspects
remarquables du comportement des matériaux granulaires.
Quoi qu’il en soit, la première mention connue d’un écoulement granu-
laire13 est due à un poète-savant célèbre, Lucrèce, qui écrivait en 55 avant
J.C., à peu près ceci : ”On peut ramasser avec une écope des graines de
pavot aussi aisément que si c’était de l’eau et, si vous les renversez, celles-ci
s’écouleront en un flux continu.”
Les savants de la Renaissance, qui s’intéressaient à tout, et en parti-
culier Léonard de Vinci qui fut le premier à effectuer une démonstration
expérimentale simple et claire des lois du frottement sec, ont avancé quelques
remarques plus ou moins pertinentes sur les tas de sable. Il fallut attendre
la fin du XVIIIe siècle pour que Charles de Coulomb écrive un article [?]
décisif et encore fréquemment cité, intitulé “Essai sur une application de
règles des Maximis et Minimis à quelques problèmes de statique, relatifs à
l’architecture”. Cet article, dont la lecture est intéressante à plusieurs titres,
repose sur un certain nombre d’observations expérimentales sur l’équilibre
des talus, la stabilité des édifices de pierre et autres constructions. Il assoit
les problèmes de la physique de la matière granulaire sur des bases qu’il est
bien difficile de contester encore de nos jours. Par exemple, ce travail est
13
Signalons que la graine de pavot est revenue tout récemment à la mode comme
matériau modèle pour l’étude des granulaires. Comme elle contient de l’eau, on l’utilise de
nos jours en résonance magnétique nucléaire imagée (RMNI) pour observer le comporte-
ment des granulaires en trois dimensions comme nous l’expliquerons au chapitre 3
1.4. UN PEU D’HISTOIRE... 25

à l’origine des célèbres lois de Coulomb sur le frottement sec solide-solide


et sur son extension au domaine des matériaux granulaires. On peut donc
considérer qu’il s’agit là de l’article fondateur de cette discipline.
En 1780, Ernst Chladni fit quelques observations assez curieuses (encore
de nos jours) sur les différences de comportement de la matière en grains
légers (crins de cheval) ou en grains plus lourds et plus gros (sable). Il observa
alors ce qui est connu sous le nom de figures complémentaires de Chladni et
que nous évoquerons au chapitre 2. Ces expériences furent d’ailleurs reprises
et confirmées peu après par C. Œrsted (1777-1851), qui utilisait de la poudre
de lycopode, très légère, et qui est connu pour bien d’autres découvertes14 .
Savart, lui, s’intéressait (entre autres choses) à la musique et il utilisa en
1827 les figures géométriques de Chladni pour étudier les fréquences et les
longueurs d’onde des vibrations sonores.
Michael Faraday [?], physicien rayonnant s’il en fut, s’intéressa aussi
en relation avec ses recherches sur les instabilités hydrodynamiques, aux
problèmes de mises en tas de granulaires soumis à une vibration. Cette
expérience, qui n’est pas très éloignée de celles de Chladni, a posé problème
jusqu’à l’époque actuelle. En bref, quel est l’effet de l’air dans le processus
de mise en tas ? Nous reverrons le problème des instabilités granulaires au
chapitre 3, assez analogues à celles qu’a observées Faraday dans les liquides,
et les problèmes de mise en tas.
Vint ensuite W. Rankine [?] qui examina, dès 1857 et de manière théorique,
les conséquences de la mobilisation de la friction dans les matériaux granu-
laires, en partant des idées de Coulomb et en établissant des principes qui
font encore autorité de nos jours. Il définit ce que l’on appelle aujourd’hui les
états passifs et actifs de Rankine. Ces concepts sont très clairement présentés
dans le libre de Brown et Richards [2] et nous n’y reviendrons pas.
Les problèmes posés par l’équilibre des forces au sein d’un matériau gran-
ulaire dans les silos15 ont ensuite attiré l’attention de plusieurs chercheurs
qui ont publié dans ce domaine. En 1884, I. Roberts [?] avait remarqué que
“Dans une cellule dont les faces latérales sont parallèles, la pression du blé
sur le fond cesse de s’exercer lorsqu’elle est chargée à une hauteur égale à
plus du double du diamètre du cercle inscrit.” Quelques années plus tard, un
ingénieur de Brême, H. Janssen [?], qui ne cite pas l’observation de Roberts,
sans doute parce qu’il ne la connaissait pas, propose un modèle basé sur l’u-
tilisation d’un coefficient spécifique de redirection des forces à la paroi et que
nous aurons l’occasion de discuter en détail et de généraliser aux problèmes
dynamiques au chapitre 3. C’est à peu près la même idée que l’on retrouve
14
On admirera, au passage, l’ouverture d’esprit de nos grands ancêtres dont la curiosité
ne se bornait pas aux frontières d’un seul domaine.
15
Ce problème est encore d’actualité de nos jours. Par exemple, et compte tenu des
indéterminations du système des forces dans un matériau granulaire que nous étudierons
en détail, on n’est pas encore certain de modéliser correctement la répartition des forces
sur la base du silo.
26 CHAPITRE 1. INTRODUCTION

dans un travail de lord Rayleigh [4], publié en 1906 ; le savant anglais cite
l’observation de Roberts, mais non le résultat de Janssen, sans doute parce
qu’il ne le connaissait pas. Notons au passage une analogie intéressante,
suggérée par lord Rayleigh, entre ce problème et la résistance à la traction
d’une corde enroulée autour d’un poteau.
La fin du XIXe siècle a aussi bénéficié de plusieurs travaux fondamentaux,
réalisés autour de 1885 et dus à O. Reynolds [?] qui s’était auparavant
illustré dans le domaine de l’hydrodynamique. Les concepts (notamment
celui de dilatance que nous présenterons au chapitre 3) et les réflexions sur
les angles de talus (chapitre 4), bien que largement discutés, sont encore
d’actualité.
Au XXe siècle, et notamment de 1950 à nos jours, le nombre des chercheurs
et, surtout, des ingénieurs (applications industrielles obligent) qui ont exercé
leur talents dans ce domaine, n’a cessé de croı̂tre. Parmi ceux-ci, on peut
citer au moins un grand nom, celui de R. Bagnold [5] qui, entre 1940 et 1970,
a produit de nombreuses et importantes observations ainsi qu’un livre sur
les dunes désertiques [?]. Depuis cette époque, le nombre des publications
scientifiques sur ce sujet est en augmentation constante, et le foisonnement
actuel est d’ailleurs l’une des premières raisons de l’existence de cet ouvrage,
comme nous l’avons indiqué dans l’avant-propos.

1.5 Considérations générales - bibliographie de base


On trouvera avantage à lire quelques articles de bases ou de revues
qui permettront d’acquérir un vue générale des problèmes que soulève “la
physique du tas de sable” avant d’entamer la lecture de cet ouvrage. Parmi
d’autres, on pourra consulter les références [6][7][?][?]. En matière de physique
ou de mécanique des matériaux granulaires, le livre malheureusement épuisé,
de Brown et Richards [2] est considéré à juste titre comme une référence,
tout comme les livres de Bagnold [?] et de Nedderman [8]. Quelques ou-
vrages récents, [?][9][?][10][?] publiés à l’occasion de colloques spécialisés,
permettront sans doute de compléter et d’approfondir certaines des ques-
tions abordées dans cet ouvrage.
Comme nous l’avons écrit dans l’avant-propos, ce document vise à présenter
des concepts et des résultats aussi récents que possible. On supposera donc
connues les notions classiques (modélisation de Mohr-Coulomb, états de
Rankine, méthode des caractéristiques) qui sont exposées en détail dans
les livres de Brown et Richards ou dans le cours de Savage. Les théories
cinétiques qui ont émergé dans les années 1980-1990 justifieraient, à elles
seules, l’écriture d’un livre du volume de celui-ci. Elles concernent essen-
tiellement les milieux particulaires relativement dilués et en flux rapide à
la différence des milieux granulaires concentrés auxquels est consacré cet
ouvrage. Nous renvoyons le lecteur intéressé aux références de base dans ce
1.5. CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES - BIBLIOGRAPHIE DE BASE27

domaine spécifique [11][12][13].


28 CHAPITRE 1. INTRODUCTION
Chapitre 2

Les granulaires en interaction

2.1 Une particule et son environnement


La physique des matériaux granulaires s’intéresse à des situations réelles
dans lesquelles, le plus souvent, les particules solides sont placées dans
un environnement gazeux (en général l’air) ou liquide. Les propriétés des
matériaux granulaires dépendent, au premier chef, de la nature des interac-
tions des particules entre elles mais aussi de celles-ci avec l’environnement.
Lorsque l’influence de ce dernier peut être considérée comme négligeable, on
dit que l’on a affaire à des matériaux granulaires secs. Dans le cas contraire,
il s’agit, en général, de systèmes complexes aux propriétés très diverses selon
les milieux en présence. Ce domaine d’étude, qui présente un grand interêt in-
dustriel, recouvre un champ extrêmement vaste qui peut aussi bien concerner
les pâtes, et les boues liquides que les matériaux poreux. Ces études, claire-
ment identifiées, ont fait l’objet d’un très grand nombre de travaux. C’est un
domaine actuellement en pleine expansion mais dont l’étude déborde large-
ment de l’objectif de ce livre qui constitue une approche simplificatrice dans
laquelle on réduit les interactions au minimum, par rapport aux interactions
complexes qui interviennent dans la physique des matériaux granulaires “hu-
mides”. Dans la suite, nous nous intéresserons pratiquement toujours aux
matériaux granulaires secs qui n’ont pas toujours bénéficié du même intérêt
de la part de la communauté scientifique, bien que la richesse de leur com-
portement, la variété des problèmes posés et leur caractère fondamental
soient de nature à éveiller l’attention des physiciens et des industriels.
Il est important de réaliser, dès à présent, que les matériaux granulaires
secs, dans lesquels les interactions sont simplifiées et réduites aux frottements
et aux chocs entre les particules ou avec les parois des récipients, constituent
une espèce un peu ”théorique”. On peut penser qu’en toute rigueur un mi-
lieu granulaire constitué de particules solides placées dans le vide en est
une réalisation expérimentale. Cependant, et dans la plupart des cas, cette
réalisation pratique se heurte à un problème intrinsèque majeur. En effet,

29
30 CHAPITRE 2. LES GRANULAIRES EN INTERACTION

la dissipation d’énergie par chocs ou par frottements, caractéristique de ces


milieux granulaires, s’accompagne inévitablement de l’apparition de charges
électriques de surface qui sont arrachées lors des interactions particule-
particule ou avec les parois. Dans le vide, ces charges superficielles ne peu-
vent être éliminées et constituent, par les interactions électrostatiques à
moyenne portée, un redoutable obstacle à l’analyse des phénomènes ob-
servés. La présence d’un fluide environnant permettant d’évacuer ces charges
superficielles est donc, la plupart du temps, souhaitable voire indispensable.
Heureusement, ce fluide environnant ne s’oppose pas, moyennant quelques
précautions, à ce que nous considérions de nombreux exemples expérimentaux,
voire industriels, comme des granulaires secs. C’est le but de cette section que
de définir les domaines d’application de la méthodologie que nous suivrons
au cours de cet ouvrage. Dans un premier temps et dans un but pédagogique,
nous considérerons le cas simple des interactions d’une seule particule avec
son environnement fluide.

laminaire turbulent

Une sphère en mouvement dans une fluide en régime laminaire et en régime turbulent.

Freinage en régime laminaire

On considère, tout d’abord, une particule sphérique de rayon R et de


densité volumique ρb se mouvant avec une vitesse v dans un fluide de vis-
cosité η. Ce fluide environnant est limité par des parois proches de la sphère
centrale comme cela est représenté sur la partie gauche du dessin. Il s’agit ici
de comparer l’énergie cinétique de la particule avec la déperdition entraı̂née
par le travail des forces visqueuses créées dans le liquide et qui s’opposent
au mouvement.
Définissons un paramètre ad hoc Rl (l pour laminaire) qui mesure le
rapport de l’énergie cinétique de la particule au travail de la force visqueuse
sur une longueur caractéristique considérée de l’ordre de grandeur du rayon
de la sphère. Le paramètre Rl ainsi défini permet d’estimer l’importance du
freinage visqueux par rapport à l’énergie cinétique de la particule. L’hydro-
dynamique nous apprend que :
2.1. UNE PARTICULE ET SON ENVIRONNEMENT 31

mv 2
Rl = R ∂v
2 I ηπR2 ∂x dx

où l’intégrale du dénominateur est étendue à l’espace intersticiel I qui en-


toure la particule. Ce calcul destiné à nous donner des indications sur l’ordre
de Rl ne requiert pas la résolution exacte de cette intégrale que nous es-
timerons en considérant que toutes les longueurs du système sont de l’ordre
de grandeur de R. Ainsi trouve-t-on que le dénominateur est de l’ordre de
10πηR2 v, tandis que le numérateur vaut : 43 ρb πR3 v 2 . Dans cette approxi-
mation grossière, on trouve donc que :

ρb
Rl ≈ Rv (2.1)
η
Notons au passage que ce problème peut être résolu directement si l’on
se souvient de la formule de la sphère de Stokes. Remarquons aussi que
cette formule 2.1 présente une analogie directe avec la formule du nombre
de Reynolds, qui donne le rapport du flux convectif de la quantité de mou-
vement au flux diffusif d’un fluide en mouvement. On se souvient que ce
nombre de Reynolds Re vaut :

UL ρ
Re = = UL
ν η
où U est la vitesse caractéristique du fluide en mouvement, L une longueur
caractéristique de ce fluide. On voit que U et L jouent, dans cette équation,
les rôles respectifs de v et de R dans l’équation 2.1. La différence essentielle
entre ces deux définitions résulte du fait que, dans le cas d’une particule
solide en déplacement dans un fluide, c’est la densité volumique du solide
qui intervient et non la densité du fluide en mouvement. Cela étant compris,
on peut considérer, par une extension de langage, que le nombre <l que
nous avons défini plus haut n’est rien d’autre que le nombre de Reynolds
du problème considéré. Il est utile de réaliser les implications pratiques de
la formule 2.1 en effectuant une application numérique qui permet de fixer
quelques ordres de grandeur :
Considérant une particule de sable de silice de densité volumique 2, 2 g/cm3
et de diamètre 1 mm, évoluant avec un vitesse de l’ordre du cm/s dans
de l’air sec, on trouve que Rl est de l’ordre de 104 . Cela est rassurant
quant à notre aptitude à modéliser, dans des conditions normales, un mi-
lieu granulaire sec avec des particules de cette taille et de cette masse. Si,
par contre, nous considérons un milieu granulaire du type des poudres avec
des particules de l’ordre de 10 µ, c’est-à-dire cent fois plus petites et beau-
coup moins denses (poudre de lycopode, par exemple), nous observons que
32 CHAPITRE 2. LES GRANULAIRES EN INTERACTION

le nombre R diminue en proportion et peut aisément devenir inférieur à


10, ce qui indique que l’influence de la viscosité du fluide environnant ne
peut plus être négligée. Ce calcul simple montre que, même dans des con-
ditions expérimentales favorables (particules en mouvement, système dans
un état non critique), il convient d’être très prudent quant à notre capacité
de modéliser expérimentalement un milieu granulaire sec1 , dans lequel toute
interaction avec l’environnement fluide doit être négligeable.
Dans le même ordre d’idée, on voit aussi que la situation est largement
compromise dans un fluide tel que l’eau dont la viscosité est cent fois plus
grande que celle de l’air. Même avec des particules de l’ordre du millimètre
de diamètre, les interactions visqueuses ne sont plus négligeables.

Freinage en régime turbulent


L’hydrodynamique nous apprend que, dès que la vitesse relative d’une
particule en mouvement dans un fluide atteint une valeur suffisante, des in-
stabilités apparaissent au niveau de la couche limite située à l’interface du
fluide et de l’objet en mouvement. On passe alors d’un régime d’écoulement
laminaire à un régime turbulent. On sait aussi que cette transition du
régime laminaire vers le régime turbulent se produit pour des vitesses rela-
tives de l’ordre de quelques cm/s dans de l’air sec. On réalise ainsi que les
écoulements granulaires qui nous sont accessibles et dans lesquels les vitesses
des particules sont typiquement de cet ordre de grandeur peuvent selon les
cas, faire intervenir aussi bien des freinages de type laminaire (c’est-à-dire
directement liés à la viscosité du fluide) que des freinages de type turbu-
lent (c’est-à-dire liés aux différences de pression dynamique à l’avant et à
l’arrière de l’objet en mouvement). Il convient donc d’appliquer le raison-
nement conduit ci-dessus dans le cas d’un écoulement laminaire au régime
turbulent.
Le nombre Rt est, ici encore, défini comme le rapport de l’énergie cinétique
de la particule considérée au travail de la force de freinage turbulent Ft sur
la longueur caractéristique du problème qui est typiquement de l’ordre de
grandeur du rayon de la particule.
On sait que la force Ft est, cette fois, proportionnelle à la surface frontale
de la particule, au carré de la vitesse relative v, et que son intensité dépend
du maı̂tre-couple de la particule par l’intermédiaire d’un coefficient kt dont
la valeur est typiquement de 0, 24 pour une sphère. Ainsi,

ρ0 v 2
Ft = kt S
2
où ρ0 est la densité du fluide.
1
Des expériences récentes [?], dont on comprendra mieux la portée après la lecture du
chapitre 3, ont permis de préciser les notions introduites brièvement ici.
2.1. UNE PARTICULE ET SON ENVIRONNEMENT 33

On trouve alors que le nombre Rt vaut :

1 ρb
Rt ≈
kt ρ0
Cette équation montre que Rt ne dépend pas de la vitesse (sous réserve
que l’on soit bien en régime turbulent). Elle indique aussi que la notion même
de granulaire sec, c’est-à-dire d’un système particulaire dont les interactions
sont négligeables avec le fluide environnant, s’applique bien aux particules
suffisamment lourdes telles que les grains de sable de silice évoluant dans
un gaz tel que l’air2 . Dans ce cas, le nombre Rt est supérieur à 103 , ce qui
nous permet de négliger les effets de freinage turbulent. Par contre on voit
ici encore qu’il est exclu de négliger les effets de l’interaction avec le fluide
environnant dans le cas où celui-ci est liquide. On sait que le rapport des
densités est de l’ordre de 1 et on voit que, dans cette situation, le freinage
hydrodynamique joue un rôle primordial.

Digitation granulaire
Nous présentons ici un résultat expérimental [?][10], relativement spec-
taculaire et encore incompris, qui met en évidence un type intéressant d’in-
teraction air-matière granulaire. Il s’agit d’une série d’expériences de digi-
tation granulaire réalisées dans l’esprit de celles, bien connues en hydrody-
namique et qui consistent à injecter un fluide dans un autre plus visqueux.
La configuration habituellement utilisée pour des liquides (cellule radiale de
Hele-Shaw) est d’ailleurs reproduite, à l’identique, dans cette expérience.
On dispose une mince couche de sable fin, pas tropcompacté, entre deux
plaques de verre. La plaque supérieure est percée en son centre d’un ori-
fice sur lequel est adapté un tuyau permettant l’injection d’air sous pression
dans le milieu granulaire. Sous faible pression et faible débit, rien ne se
produit. Le milieu granulaire se comporte comme un milieu poreux ordi-
naire. Lorsque le débit augmente, on observe le déplacement de grains et le
développement d’une figure de digitation, plus ou moins fractale, analogue
à celle que l’on obtiendrait avec des fluides non newtoniens et du type de
celle qui est représentée ci-dessous.
2
L’importance cruciale de la densité en physique des granulaires a été illustrée de
manière frappante, et pour la première fois, par une observation simple due à Chladni
(XVIIIe siècle). Il avait remarqué que des petits brins de crin de cheval, arrachés de
l’archet, se disposaient suivant des figures particulières sur la table des violons. Il entreprit
alors une série d’expériences simples en disposant sur une table de violon du sable fin ou de
la poudre de lycopode, très légère. Il observa ainsi que le sable se rassemblait aux nœuds
de vibration de la table, tandis que la poudre de lycopode se rassemblait aux ventres de
vibration, donnant ainsi des figures (dites de Chladni) complémentaires. La poudre de
lycopode est sensible aux vibrations de l’air environnant, à l’inverse du sable qui fuit les
régions de la table où les vibrations sont de plus grande amplitude. C’est un bel exemple
de l’esprit d’observation d’un physicien, rapporté par Michael Faraday en 1830.
34 CHAPITRE 2. LES GRANULAIRES EN INTERACTION

tubes d'injection de l'air sous pression

ombres du tube d'injection

Croissance d’une figure de digitation lorsque l’on injecte de l’air dans un milieu
granulaire confiné. La partie gauche représente la figure au début du processus. Celle de
droite montre une figure bien développée d’environ 10 cm de diamètre.

Les résultats de ces expériences, encore incompris, posent de multiples


questions : comment le sable peut-il bouger dans un milieu confiné tel que
l’intervalle qui sépare les deux plaques de verre alors que les matériaux gran-
ulaires doivent se dilater avant de se déformer, comme nous le montrerons
plus loin ? En d’autres termes, l’empilement est-il partout compact au sens
du principe de dilatance (cf. paragraphe 3.1.3) ? Quel est le paramètre
déterminant la taille des doigts de la figure précédente ? Peut-on assimi-
ler le milieu granulaire à un fluide visqueux ? En résumé, cette expérience
soulève plusieurs questions qui reviendront à plusieurs reprises dans la suite.

Autres perturbations : humidité, interactions électrostatiques...

L’expérience quotidienne, aussi bien en laboratoire qu’en situation in-


dustrielle, montre que d’autres effets perturbateurs compliquent la situation
et la modélisation des milieux particulaires en “granulaires secs” tels que
nous les avons définis ici. L’humidité ambiante peut jouer un rôle très im-
portant en créant des agrégats de particules c’est à dire en réalisant des
“collages” plus ou moins labiles. Ainsi, l’expérience courante nous apprend
que le sable mouillé est beaucoup plus résistant que le sable sec qui s’effrite
aisément. Il est tout aussi évident que cet effet perturbateur (pour ce qui
nous concerne) sera d’autant plus important que les particules sont plus pe-
tites, tout simplement parce que les forces capillaires peuvent, dans ce cas-là,
devenir du même ordre de grandeur que les forces de gravité qui régissent,
en grande partie, la physique de ces objets. On peut, ici encore en simplifiant
à l’extrême et afin de fixer les idées, calculer l’ordre de grandeur du rayon R
de deux billes mouillées accolées par une mince couche d’eau et que l’action
de la gravité n’arriverait pas à séparer.
2.1. UNE PARTICULE ET SON ENVIRONNEMENT 35

mg

Le calcul de la force capillaire qui retient deux sphères mouillées l’une


contre l’autre est loin d’être évident. Plusieurs méthodes visant à éviter la
résolution difficile de l’équation de Laplace-Young qui décrit le problème ont
été proposées. La plus simple, connue sous le nom de méthode de la poulie
[14] (parce qu’elle assimile le contour du ménisque à la forme d’une poulie
dont le rayon intérieur est r2 et le rayon de la gorge r1 ), indique que la force
capillaire qui s’oppose au poids est de la forme :

µ ¶
r2
Fc = πγ lv r2 1 +
r1
Où γ lv est la tension de surface de l’interface air-liquide. Si le poids de la
bille inférieure équilibre cette force capillaire, on obtient une approximation
satisfaisante en supposant que le rayon mouillé est une fraction α du rayon
des sphères, donc r2 ' αR et, grossièrement, r2 /r1 est de l’ordre de 5. On
obtient un résultat à moins d’un ordre de grandeur près en écrivant que :

s
4αγ lv
R≈
gρb

L’application numérique, effectuée en prenant des billes de verre (ρb =


2.2 g/cm3 ) et de l’eau comme liquide tensioactif (γ lv = 73 x10−3 N/m),
montre que des billes de l’ordre du millimètre peuvent rester collées si α = 1,
tandis qu’une surface recouverte plus faible (α = 0, 01) fait encore adhérer
des particules de l’ordre de quelque 100 microns de diamètre. On comprend
mieux la nécessité de prendre des précautions quant à l’humidité ambiante
lorsqu’il s’agit d’effectuer des expériences fiables sur des matériaux granu-
laires réellement secs. On en conclut aussi qu’en situation industrielle et à
l’air libre, la physique des poudres (particules inférieures à 100 µ) risque de
s’écarter sensiblement de la physique que nous exposons dans cet ouvrage.
Il est moins aisé de montrer que les interactions de type électrostatique
sont aussi un inconvénient majeur pour la modélisation simplificatrice que
nous exposons. Il est en effet plus difficile de quantifier, même approxima-
tivement, la quantité de charges non compensées déposées à la surface de
matériaux granulaires en mouvement relatif. On peut estimer la quantité
de charges déposées à la surface des particules d’un matériau granulaire en
réalisant l’expérience élémentaire suivante :
36 CHAPITRE 2. LES GRANULAIRES EN INTERACTION

On dispose quelques billes d’acier de 1,5 mm de diamètre dans un petit


tube en matière plastique que l’on agite énergiquement. En le reposant, on
constate qu’un certain nombre de ces billes restent suspendues aux parois
du tube. La position de chacune de billes, en équilibre précaire, dépend
manifestement de la position de ses voisines avec lesquelles elle interagit par
répulsion électrostatique.

Petites billes d’acier en suspension électrostatique sur les parois d’un tube en matière
plastique.

En tenant compte du poids de ces billes d’acier, que l’on suppose équilibré
par la répulsion électrostatique, on calcule aisément qu’elles portent des
charges de l’ordre de 3 × 10−9 coulomb, ce qui représente typiquement une
densité de charge électrique créée par frottement réciproque et avec les parois
de l’ordre de 300 microcoulomb par kilo. C’est une évaluation qui correspond
aux valeurs constatées dans les applications industrielles. On observe aussi
que les matériaux organiques sont moins sensibles que les matériaux d’orig-
ine minérale (environ d’un facteur 100) et que la charge accumulée dépend de
la nature physico-chimique des surfaces. D’autre part, comme nous l’avons
mentionné plus haut, on observe, sans que l’on en connaisse très bien la rai-
son profonde, que la présence d’humidité minimise ce type d’inconvénient.
Il faut aussi noter que la présence de ces charges superficielles constitue un
grave problème pour l’industrie qui stocke de grandes quantités de grains
secs (par exemple du maı̈s). En effet, ces charges peuvent amorcer l’explosion
des gaz produits dans les silos par la décomposition chimique des matières
organiques. La solution, utilisée dans certains laboratoires, mais qui reste
impraticable à l’échelle industrielle, consiste à vaporiser des produits antis-
tatiques sur les surfaces sensibles.
Quoi qu’il en soit, il convient d’être vigilant à ce sujet et de garder
à l’esprit que ce type d’interaction électrique ou même magnétique peut
devenir très perturbant lorsque les particules sont sèches et ont un diamètre
inférieur à 100 microns.

Classification des matériaux granulaires et définitions


L’expérience pratique a conduit les utilisateurs de matériaux granulaires
à adopter une terminologie qu’il est utile de connaı̂tre. Celle que nous don-
nons ici est tirée de l’ouvrage de Brown et Richards [2] qui fait autorité en
la matière. Ainsi,
2.2. DEUX PARTICULES EN INTERACTION 37

— Un matériau granulaire est un matériau composé de composants solides


discrets qui restent, la plupart du temps, en contact. Cette définition
exclut tout ce qui concerne les lits fluidisés, les suspensions et autres
milieux peu concentrés en matériaux granulaires. On définit d’ailleurs
”le contenu solide fractionnaire” d’un milieu granulaire comme le rap-
port entre la densité volumique des composants élémentaires et la den-
sité volumique réelle du matériau. Cette définition, très générale, ad-
met un certain nombre de subdivisions.
— Une poudre est un matériau granulaire de particules de tailles inférieures
à 100 µ. On distingue d’ailleurs les poudres granulaires (10 à 100 µ),
les poudres superfines (1 à 10 µ) et ultrafines (0,1 à 1 µ ).
— Un solide granulaire est un matériau composé de granulés dont la taille
se situe entre 100 et 3 000 µ.
— Un solide brisé est un matériau granulaire dont la plupart des par-
ticules ont des tailles supérieures à 3 millimètres. C’est le cas des
éboulements rocheux, ou des graviers qui servent à l’élaboration des
bétons grossiers.
Ainsi, et au vu des définitions exposées ici, il est clair que la physique
des matériaux granulaires secs concernera, en pratique, l’étude des
solides granulaires et des solides brisés. Il faut en effet exclure de cette
analyse les systèmes particulaires tels que les poudres, les suspensions
ou les lits fluidisés, où les interactions avec les fluides environnants
sont prédominantes.

2.2 Deux particules en interaction


Il est apparu assez récemment que le comportement global des milieux
granulaires secs présente une forte dépendance vis-à-vis des propriétés mécaniques
élémentaires de leurs constituants. La grande variété des comportements par
rapport aux sollicitations extérieures (décompaction, fluidisation par vibra-
tion, blocages par effet de voûte et modes d’écoulements divers que nous
verrons plus loin) est en fait très largement déterminée par la nature et
l’importance des interactions micromécaniques des particules entre elles et
de celles-ci avec les parois des récipients. Autrement dit, les modes de dis-
sipation locale de l’énergie régissent de manière cruciale le comportement
des matériaux granulaires. Il faut reconnaı̂tre cependant que, bien qu’elle
s’avère indispensable à la description approfondie des objets granulaires, la
physique des interactions solide-solide est encore loin d’être maı̂trisée.
Cet obstacle, auquel nous nous heurtons dans la modélisation détaillée
de la nature même des interactions solide-solide, est tout particulièrement
illustré par les difficultés que l’on éprouve à mettre au point des simulations
fiables du comportement de ces matériaux sur ordinateur (chapitre 6). Si
ce dernier est certainement plus apte que jamais à traiter, dans un délai
38 CHAPITRE 2. LES GRANULAIRES EN INTERACTION

raisonnable, un problème à n-corps comme celui d’un milieu granulaire, il


ne s’affranchit pas de la description exacte des interactions micromécaniques,
comme nous le verrons au chapitre 6.
Nous allons considérer ci-dessous le problème posé par la mise en contact
brutale ou plus lente de deux objets, constituants élémentaires d’un matériau
granulaire. Plutôt que de nous aventurer dans la noria des théories plus ou
moins complexes qui sont encore en cours d’élaboration, nous allons nous
limiter ici à l’examen de modèles simples mais remarquablement efficaces
dont on dispose actuellement pour décrire les deux processus d’interaction
auxquels nous nous sommes volontairement limités, les frottements et les
chocs solide-solide.

2.2.1 Lois du frottement solide


Les lois “macroscopiques”, d’origine purement expérimentale, qui régissent
la statique et le mouvement de deux solides en contact sont d’une simplicité
rare et d’une “solidité” étonnante. Elles ont franchi près de cinq siècles, pra-
tiquement sans retouche, bien qu’elles rendent compte d’un phénomène qui,
dans son essence, reste extrêmement complexe. C’est à Léonard de Vinci que
revient le mérite d’avoir rapporté le premier, au XVIe siècle, l’observation
que, pour mettre en mouvement un solide posé sur un autre, il faut exercer
une force tangentielle qui ne dépend pas de la surface en contact, mais qui
est proportionnelle à la force qui presse les deux solides l’un contre l’autre.
Reprises au XVIIe siècle par Guillaume d’Amontons (puis vérifiées par La
Hire à la demande des Académiciens qui trouvaient ces résultats bizarres !),
ces lois, désormais reconnues, sont au nombre de trois. C’est Euler qui, en
1750, introduisit les notions de frottement statique et de frottement dy-
namique. Il est intéressant de constater qu’il a fallu attendre la seconde
moitié du XXe siècle pour qu’une explication crédible [15], faisant appel aux
interactions microscopiques, soit enfin proposée.

Les trois lois fondamentales du frottement solide

P3 P3
P2
P1 P2
P1

T T

La force de traction T nécessaire à la mise en mouvement des disques P1 , P2 et P3 est


la même dans les deux configurations. (d’après Léonard de Vinci).
2.2. DEUX PARTICULES EN INTERACTION 39

On constate, en réalisant des expériences du type de celle qui est représentée


ci-dessus, que :
— La force de traction nécessaire pour mettre les attelages en mouvement
est strictement proportionnelle au poids total des attelages. Soit :
X
T =µ Pi = µP
i

— Cette force de traction T ne dépend pas de la surface des solides en


contact. Autrement dit, une brique parallélépipédique commencera à
glisser pour la même valeur de la force T,quelle que soit la face en
contact avec le plan.
— Il faut distinguer un frottement statique (lorsque les solides sont ini-
tialement immobiles) caractérisé par un coefficient de frottement sta-
tique µs et un frottement dynamique (lorsque les solides sont déjà en
mouvement, correspondant à une traction nécessaire pour assurer un
mouvement à vitesse constante) caractérisé par un coefficient µd . On
a toujours µd ≤ µs (Euler).
Bien que la paternité de ces trois lois ne puisse honnêtement être at-
tribuée à un seul auteur, il est d’usage courant de baptiser l’ensemble de
cette description “lois de Coulomb” parce que ce dernier en fit un usage, une
description et une généralisation aux matériaux granulaires particulièrement
pertinents dans un article demeuré célèbre et qui figure certainement parmi
les travaux anciens les plus cités [?]. Nous ferons usage de cette dénomination
par la suite.
Notons, au passage, que le coefficient de frottement dépend remarquable-
ment peu de la nature des matériaux en contact. Ainsi, la friction métal/métal
est caractérisée par un coefficient µ de l’ordre de 1, la friction roche/roche
par un coefficient de l’ordre de 0,7 et la friction papier/papier par un co-
efficient de l’ordre de 0,4. Ce fait, a priori curieux, trouve une explication
sommaire dans le modèle décrit ci-dessous.

Une explication microscopique


Une analyse micrographique de la surface des solides usuels, par exem-
ple les métaux, montre qu’elles préésentent un relief accidenté du type de
celui dessiné ci-dessous. Il est fondamental de comprendre que la seconde
loi de Coulomb, qui énonce que la force de traction nécessaire à la mise en
mouvement d’un objet ne dépend pas de la surface de contact, nous au-
torise à étudier la physique élémentaire du frottement à l’échelle d’une seule
aspérité (puisque le résultat ne dépend pas du nombre de ces aspérités). On
remarque que ces aspérités, dont la taille est de l’ordre de grandeur du mi-
cron, sont si petites que, même sous des faibles contraintes, les déformations
qu’elles subissent dépassent largement la limite du domaine de l’élasticité
40 CHAPITRE 2. LES GRANULAIRES EN INTERACTION

(celui dans lequel la loi de Hooke reste valide : (voir quelques ordres de
grandeur au paragraphe 2.2.23 ), on réalise alors que ces aspérités en contact
se déforment à pression constante p, jusqu’à supporter la charge normale N .

10 µ

Coupe agrandie de la surface d’un échantillon de métal poli.

T
N T

Déformation plastique des contacts pendant le frottement.


Si A est l’aire du contact lorsque cette condition est remplie, on a la
relation N = pA. Sous l’action d’une force tangentielle T suffisamment
grande, les surfaces en contact se séparent. La constante s qui caractérise
la résistance au cisaillement du matériau est telle que T = sA. On voit
ainsi que le coefficient de frottement statique, défini précédemment, ne doit
dépendre que de constantes physiques des matériaux en présence et qu’il
vaut :

T s
µs = =
N p
Or il se trouve que les constantes s et p varient à peu près dans la même
proportion lorsque l’on change la nature des surfaces4 . En particulier, pour
les métaux, on trouve que :

s
0, 6 ≤ ≤ 1, 2
p
3
On comprend cela aisément en remarquant que la surface réelle de contact entre
deux solides peut être de cent à dix mille fois plus petite que la surface apparente. Ainsi la
contrainte exercée par le poids sur les pointes en contact peut-elle être largement supérieure
à celle de la limite d’élasticité.
4
Cette affirmation peut être mise en défaut si on considère des matériaux
mécaniquement très anisotropes. C’est le cas, par exemple, des matériaux de structure
lamellaire tels que le graphite dans lesquels on peut observer une grande résistance pour
une déformation perpendiculaire aux plans d’empilement des lamelles et une résistance
faible pour un glissement parallèle à ces plans. On tire d’ailleurs profit de cette propriété
en “graphitant” les pièces en mouvement, afin de minimiser le frottement.
2.2. DEUX PARTICULES EN INTERACTION 41

ce qui rend compte de la faible dispersion des valeurs de µs . On peut noter


aussi que cette interprétation simple du frottement sec permet de compren-
dre les propriétés de fluage que présente le contact de deux matériaux. En
effet, on observe expérimentalement que les aspérités en contact se déforment
lentement sous le poids de l’objet supérieur, ce qui est compréhensible si l’on
remarque que l’on se trouve en régime plastique. Nous reverrons plus loin,
au paragraphe 6.4, une description plus rigoureuse de ces lois de frottement,
utilisée en modélisation numérique.

Glissements et rotations - rotations frustrées :


Les conditions de stabilité élémentaires que nous avons décrites ci-dessus
relèvent de situations idéalisées qu’il serait imprudent de transposer sans
précautions dans un empilement de matériaux granulaires. En effet, un cer-
tain nombre de problèmes se posent si l’on y regarde de plus près et si l’on
cherche à modéliser ce qui se passe réellement au point de contact de deux
particules au sein d’un édifice granulaire. Sans reproduire un exposé que l’on
pourra retrouver dans un ouvrage de mécanique traitant du problème des
solides en contact, il est utile de rappeler ici quelques notions qu’il faudra
garder à l’esprit dans la suite.

(S)
M
L
N
P T
Is
Is'
L'
( S' )

La figure ci-dessus reproduit les données utiles à la description complète


du mouvement de deux solides indéformables5 S et S 0 autour de leurs points

→ −

de contact Is et Is0 . Soient N et T les vecteurs normal et tangent au plan
P tangent à S et S 0 au point de contact. L et L0 sont les traces sur les
deux solides laissées par les points de contact au cours du mouvement. Le
mouvement d’un point M quelconque du solide S est décrit par le torseur
cinématique qui donne le champ des vitesses du système suivant une équation
du type :


→ −→ → −→ →
v R0 (M ) = −

v R0 (Is ) + M I ∧ −
ω n + MI ∧ −
ωt
5
La notion de solide indéformable est parfaitement théorique et contradictoire avec ce
que nous avons exposé sur le modèle du frottement solide et qui indique, au contraire, que
le frottement solide ne peut s’expliquer que s’il y a plusieurs pointes en contact déformées
plastiquement. On relève ici un des points délicats du passage de la mécanique classique
vers la mécanique des solides réels, concernant ici la physique des contacts solide-solide.
42 CHAPITRE 2. LES GRANULAIRES EN INTERACTION

où R et R0 sont les repères liés aux solides S et S 0 . On étudie donc le


mouvement du point M par rapport au repère lié à l’autre solide S 0 . A
tout instant, une rotation généralisée (pivotement et roulement) s’écrit :

→ω =− →
ωn+− →ω t . Pour simplifier, on considère que le solide (S 0 ) est fixe.
Cette équation permet de préciser les différents types de mouvements
relatifs des solides en contact. Ainsi :

→vg=− →v R0 (Is ) est la vitesse de glissement du solide (S) par rapport à
0
(S );

→ −→ →
v p = MI ∧ − ω n est la vitesse de pivotement du solide (S) par rapport
à (S 0 );

→ −→ →
v r = MI ∧ − ω t est la vitesse de roulement du solide (S) par rapport à
(S 0 ).

Roulement sans glissement :


Par définition, un roulement sans glissement implique que − →
vg=− →v R (Is ) =


0 . L’axe instantané de rotation est la droite passant par I et portant le
vecteur − →
ω . Ainsi est-il possible d’imaginer des mouvements de particules
restant en contact sans glisser mais en roulant les unes sur les autres. Ce
sera typiquement le cas d’une chaı̂ne de particules présentant de grandes
aspérités, en forme d’engrenages ou de pignons, qui s’entrainent en rotation
les unes les autres, en empêchant tout glissement relatif. Il est utile de remar-
quer que ce type de comportement conduit, dans un empilement compacté,
au phénomène connu dans d’autres domaines de la physique (tel celui des
verres de spins) sous le nom de frustration. Celui-ci peut être aisément com-
pris en considérant un empilement élémentaire de trois engrenages comme
nous l’avons représenté sur la figure ci-dessous.

ω ω
θ θ'
Glissement sans roulement
ω ω ?

Rotation frustrée

Roulement sans glissement

On voit bien que la rotation contraire de deux particules en contact en-


traine une indétermination quant à la rotation de la troisième. Dans le cas
d’un empilement compact dans lequel les particules sont toutes en contact
on conçoit que ce type d’interaction soit propre à interdire un certain nombre
de mouvements. C’est, en particulier, le cas pour les mouvements de convec-
tion qui impliquent nécessairement des mouvements de rotation relatifs des
2.2. DEUX PARTICULES EN INTERACTION 43

particules formant l’édifice ( cf. chapitre 3). Nous verrons une illustration
de ces notions de base lors de l’étude de la fragmentation d’un empilement
en chute guidée au paragraphe 3.2.4.

Glissement sans roulement :


Ceci se produit dans le cas extrême de particules parfaitement lisses ou
faiblement frottantes. D’autre part, il est possible d’observer des glissements
sans roulements dans le cas d’empilements compacts où les mouvements
de rotation sont interdits, par exemple, pour des raisons stériques. Alors

→ −

ωp=− →ω r = 0 . Dans cette hypothèse, l’équilibre d’une chaı̂ne de particules
fait simplement intervenir l’angle maximal de Coulomb (θ = arctan µs ). On
voit, comme cela est représenté sur la figure, que deux particules en contact
ne pourront glisser l’une sur l’autre que si leur tangente commune n’est pas
inclinée d’un angle supérieur à arctan µs par rapport à l’horizontale. Une
analyse correcte requiert cependant la connaissance des forces appliquant les
billes les unes sur les autres. Comme on l’a vu plus haut, celles-ci contribuent
à l’équilibre et à la génération des réactions tangentielles de friction solide.
Ce calcul peut être mené à bien pour l’étude de la stabilité des voûtes que
nous évoquerons au paragraphe 1.2.2. Nous verrons à plusieurs reprises des
applications pratiques de cette remarque.

Conditions de passage d’un régime à l’autre :


L’analyse des mouvements de rotation, pivotement ou glissement, d’une
ou plusieurs particules en contact et des conditions de passages du régime
de glissement sans roulement au régime inverse et vice versa, se fait en
écrivant les équations générales de la mécanique des solides en contact.
Conformément aux lois du frottement solide décrites ci-dessus, le passage
au régime avec ou sans glissement dépendra du rapport de la composante
−→ −

normale N de la force de réaction R au point de contact des solides à la


composante tangentielle T le long de la trajectoire. L’angle θ = arctan µs
définit un cône centré autour de la normale au plan tangent au point de
−→
contact. Ainsi, le mouvement se fera sans glissement si la réaction R se


trouve à l’intérieur de ce cône et avec glissement si R se trouve à l’extérieur
de celui-ci. Ce cône est appelé “cône de frottement”.

Mouvement stick-slip
Nous aurons l’occasion de voir, à plusieurs reprises, dans la suite (par
exemple aux paragraphes 3.1.1 et 4.2.2) un mode de mouvement que l’on
observe fréquemment lorsque l’on considère des problèmes faisant intervenir
le frottement sec. Le mouvement connu sous le vocable anglais de stick-slip
(collé-glissé) résulte, le plus souvent, du couplage d’un ou de plusieurs ob-
jets soumis aux lois de frottement du type Coulomb-Euler avec une réaction
44 CHAPITRE 2. LES GRANULAIRES EN INTERACTION

élastique. Compte tenu du fait que les objets granulaires auxquels nous nous
intéressons font intervenir ces deux types d’interaction de manière plus ou
moins simultanée, nous pouvons, dès à présent, prévoir que le mouvement
stick-slip sera une caractéristique fréquente de la dynamique de la matière
en grain. Nous aurons l’occasion de donner une image plus générale du
mécanisme stick-slip au cours des chapitres suivants (voir, par exemple,
le paragraphe 4.2.2). Néanmoins et à titre pédagogique, nous donnons ici
une description élémentaire du comportement de l’oscillateur stick-slip le
plus simple que l’on puisse imaginer [?]. Le schéma de cette modélisation
élémentaire est représenté ci-dessous :

k
m v

Expérience pour illustrer le mouvement stick-slip.


On considère un objet de masse m sur un tapis roulant animé d’une
vitesse v par rapport au sol. Cette masse est également reliée à un point
fixe par l’intermédiaire d’un ressort de raideur k. La friction de l’objet sur
le tapis est caractérisée par les coefficients de frottements statique (µs ) et
dynamique (µd ) tels que µd≤ µs selon la loi de Coulomb-Euler. Dans la suite
et pour simplifier, on supposera que µd est pratiquement nul.
Supposons qu’au temps t = 0 le ressort est sans tension et que sa
longueur est x = x0 . A cause du frottement sec, la masse m commence à être
entraı̂née à vitesse constante v. La composante horizontale de la réaction liée
au frottement s’oppose à la traction

T = k(x − x0 ) = kvt

Le mouvement rectiligne et uniforme subsiste tant que la condition de


Coulomb est réalisée, c’est-à-dire tant que :

¯ ¯
¯ T ¯ kvt
¯ ¯=
¯ N ¯ mg ≤ µs

Soit pendant un temps t ≤ t1 tel que t1 = mgµs /kv.


Après un temps t > t1 , la force de frottement cède (T s’annule), et le
mouvement de la masse m obéit à l’équation :

..
m x= −k(x − x0 )
2.2. DEUX PARTICULES EN INTERACTION 45
p
dont la solution est bien connue et s’écrit en posant ω0 = k/m :

x = x0 + A sin [ω 0 (t − t1 ) + α]

Où A et α sont des constantes d’intégration obtenues en écrivant qu’au


.
temps t = t1 , x − x0 = vt1 et x= v. Ce qui donne :

vt1 = A sin α
v = Aω 0 cos α
tan α = ω 0 t1
sµ ¶
2 1
A = v t1 + 2
ω0

Le mouvement est sinusoı̈dal jusqu’au temps t2 pour lequel la vitesse


de la masse relativement au tapis s’annule. Alors la force de frottement
statique est de nouveau mobilisée. Le temps t2 est donné par la deuxième
racine, différente de t1 , de l’équation :

cos [(ω0 (t2 − t1 ) + α] = cos α

Soit :

ω 0 (t2 − t1 ) + α = 2π − α
π−α
t2 − t1 = 2
ω0

La longueur du ressort est telle que :

x − x0 = A sin [ω 0 (t2 − t1 ) + α] = −A sin α

La masse m est entraı̂née de nouveau par le tapis à vitesse constante v


jusqu’à l’instant t3 . On aura parcouru une distance 2A sin α telle que :

2A
t3 − t2 = sin α
v
46 CHAPITRE 2. LES GRANULAIRES EN INTERACTION

collé collé
décollé décollé
t 2

t t
t 1 3

Courbe représentative composée de segments de droite (stick) et d’arcs de sinusoı̈de


(slip) du mouvement stick-slip.

La période de ce mouvement x(t) composé de segments de droite et d’arcs


de sinusoı̈de sera égale à t0 :

2 2A sin α
t0 = (π − α) +
ω0 v
L’amplitude est celle de la sinusoı̈de. A faible vitesse, elle se confond
avec l’amplitude du mouvement linéaire et l’on a t1 = mgµs /kv. Notons au
passage qu’il est ainsi possible d’évaluer le coefficient de frottement statique
µs en mesurant l’amplitude maximale du mouvement. On peut aussi, à titre
d’exercice, chercher l’allure de la fonction F (v) qui caractérise la force de
frottement en fonction de la vitesse du patin et montrer que cette fonction
possède une pente négative (cf. paragraphes 2.3 et 4.2.2). Notons que cette
modélisation élémentaire pourrait décrire l’entraı̂nement en oscillation d’une
corde de violon avec laquelle les crins de l’archet réalisent, grâce à la colo-
phane dont on les a enduits, des conditions de frottement sec. De manière
plus générale, le stick-slip est observé dans le grincement des portes mal
huilées, le broutement des machines-outils, etc.

2.2.2 Chocs et déformations de billes élastiques en collision


Choc élastique frontal
Le choc élastique frontal6 de deux particules sphériques, illustré sur le
dessin ci-dessous, est un des plus simples à formaliser. Dans cette simpli-
fication ; la collision frontale de deux particules suivant l’axe qui porte les
vecteurs vitesses qui sont donc colinéaires. Cet événement, très improbable
lorsqu’il s’agit de solides granulaires réels qui se comportent le plus souvent
6
Un ouvrage de référence en matière de description physique des collisions de particules
solides est indiqué à la référence [16].
2.2. DEUX PARTICULES EN INTERACTION 47

comme des objets inélastiques, frottants et en collision non frontale, im-


plique, selon les lois de la mécanique classique, la conservation de la quantité
de mouvement et des énergies cinétiques.

v1 v2 u1 u2

m1 m2 m1 m2

Deux billes élastiques redistribuent leurs quantités de mouvement lors d’une collision
frontale.

Ainsi obtient-on en utilisant les notations du dessin :

m1 − m2 2m2
u1 = v1 + v2
m1 + m2 m1 + m2
En réalité et dans la physique des objets granulaires réels, les chocs en-
traı̂nent toujours une perte d’une partie de la quantité de mouvement totale
et une dissipation de l’énergie au moment du choc. On peut concevoir qu’une
partie de la quantité de mouvement incidente est communiquée aux partic-
ules rentrant en contact sous la forme d’ondes élastiques qui se propagent
à l’intérieur de ces dernières. Ainsi une partie de l’énergie élastique stockée
par les deux particules au moment de l’impact est dissipée via la génération
d’ondes acoustiques ou de phonons qui se relaxent en échauffant la masse des
deux particules en présence. La déperdition d’énergie cinétique peut aussi
correspondre à une déformation permanente des matériaux engendrée lors
du choc. Quoi qu’il en soit, on constate expérimentalement qu’une bille ren-
contrant perpendiculairement un plan de masse infinie avec une vitesse − →
v
−→
est réfléchie avec une vitesse plus petite -εp v (avec εp ≤ 1). En première
approximation, et dans le cas du choc frontal de deux billes identiques, il est
commode de représenter[17] la dégradation des vitesses au cours du choc,
dans le référentiel du centre de masse des deux objets, par une équation
matricielle du type :

· ¸ · ¸ · 1−ε 1+ε
¸· ¸
u1 v1 2 2 v1
= C1,2 = 1+ε 1−ε (2.2)
u2 v2 2 2 v2

Dans laquelle ε est appelé ”coefficient de restitution élastique”. Bien


entendu, ε vaut 0 dans le cas d’un choc totalement inélastique (toute l’énergie
incidente est dissipée durant le choc) et 1 dans le cas d’un choc parfaitement
conservatif.
Le choc d’une bille lancée sur une plan de masse infinie peut être modélisé
suivant un principe identique, à partir d’une transformation du type :
48 CHAPITRE 2. LES GRANULAIRES EN INTERACTION

· ¸ · ¸ · ¸· ¸
u0 v0 1 0 v0
= C0,1 = (2.3)
u1 v1 1 + εp −εp v1

Il est clair qu’une telle description globale, qui ignore le détail de la


mécanique du choc (en particulier les modes de dissipation), doit être em-
ployée avec de grandes précautions. Il apparaı̂t cependant que cette phénoménologie
suffit, dans bien des cas, pour rendre compte des observations expérimentales,
ainsi que nous pourrons le constater lors de l’étude des simulations numériques
(chapitre 6). En s’en tenant à cette description élémentaire de la physique
des chocs frontaux, il est bon de réaliser que ε représente bien la déperdition
des quantités de mouvement des particules au cours du choc. Si P et P 0 sont
les quantités de mouvement de l’ensemble des deux sphères juste avant et
juste après le choc, dans le référentiel du centre de masse :

P = m12 (v1 − v2 )
0
P = m12 (u1 − u2 )

où m12 = m1 m2 /(m1 + m2 ) est la masse réduite du couple d’objets en


collision.
On peut vérifier que les équations 2.2 et 2.3 sont bien compatibles avec
la définition de ε :

P0 (u1 − u2 )
ε=− =−
P (v1 − v2 )

Où le signe − vise à conserver une valeur positive pour ε tout en rendant
compte de l’inversion des vitesses après le choc.
La variation d’énergie cinétique lors de l’impact ∆Ecin se calcule aisément
et conduit à l’équation :

1
∆Ecin = − m12 (1 − ε2 )(v1 − v2 )2
2

Choc élastique non frontal et rotation de particules en collision


Comme nous l’avons écrit plus haut, le choc élastique frontal, c’est-à-
dire le choc de deux particules dénuées de mouvement de rotation et se
rencontrant sur une ligne qui joint leurs deux centres, est un événement
assez improbable qui, en première approximation, ne mobilise pas les inter-
actions de frottement. La réalité des interactions dans la matière en grains
est autrement plus complexe. Elle comprend des chocs non frontaux et des
2.2. DEUX PARTICULES EN INTERACTION 49

frottements provoquant des glissements et des roulements qui peuvent com-


muniquer des moments de rotation aux particules environnantes. Nous allons
donner ci-dessous une approche un peu simplifiée [18][19] de ce problème qui,
dans sa forme la plus générale, se révèle d’une complexité redoutable.
A titre pédagogique, et en introduction au paragraphe suivant dans
lequel nous indiquerons une méthode utile pour le calcul des mouvements de
rotation en simulation numérique, nous donnons ici une description mécanistique
classique [20] des mouvements de glissement et de rotation de deux solides
en contact.

Une balle lancée contre un mur :


Considérons le problème simple mais instructif de la collision d’une sim-
ple balle sphérique sur un mur. Soient vx et vy les composantes de la vitesse
du centre de la balle sur les axes représentés sur la figure, au moment t0
du choc. Soit ω 0 sa vitesse de rotation, juste avant l’impact. On suppose
que son vecteur rotation est perpendiculaire au plan de la figure. Dans ces
conditions, il est intuitif que le problème restera plan. On se propose de
calculer les composantes ux et uy de la vitesse du centre de la balle après le
choc ainsi que sa rotation instantanée finale ω 1 . On désigne par X et Y les
composantes de la percussion au contact. On a nécessairement : vx < 0 , ux
≥ 0 et X ≥ 0.

vy
vx X
O
C x

Y Φ

Rebond d’une balle sphérique sur un mur.


Si, dans cette expérience élémentaire, le frottement est négligeable, la so-
lution du problème est, bien entendu, identique à la précédente dans laquelle
on écrit simplement que ux = −εvx . La composante tangentielle Y de la
percussion (X, Y ) au contact est nulle, et les théorèmes fondamentaux de la
mécanique donnent :

m(ux − vx ) = X
uy = vy
ω1 = ω0
50 CHAPITRE 2. LES GRANULAIRES EN INTERACTION

Si maintenant nous introduisons une interaction de frottement entre le


mur et la balle que nous simplifions à l’extrême en la caractérisant par un
seul coefficient µ, il nous faut distinguer deux cas :
— La vitesse de glissement reste positive pendant toute la durée du choc :
Le système d’équation décrivant l’échange des quantités de mouvement
s’écrit alors :

m(ux − vx ) = X
m(uy − vy ) = −µX
2
ma2 (ω 1 − ω 0 ) = aµX
5
ux = −εvx

Si m est la masse de la balle (pleine) et a son rayon.


On voit immédiatement que l’on peut résoudre entièrement ce système
de quatre équations à quatre inconnues (X, ux , uy et ω 1 ) pour obtenir les
données après le choc, connaissant les données avant le choc et les coefficients
de frottement et de restitution élastique µ et ε. Nous laissons cela à titre
d’exercice et nous nous intéressons plutôt ici à la phénoménologie du choc,
c’est-à-dire à la description des mouvements de glissement et de rotation de
la balle au cours du choc.
Notons tout d’abord que la percussion normale X = −mvx (1 + ε) est
bien positive puisque vx est négative. On doit donc trouver une vitesse de
glissement finale positive, ce qui est obtenu si :

7 vy − aω 0
µ(1 + ε) <
2 −vx
— La vitesse de glissement est nulle à un instant quelconque t1 du choc :
Dans ce cas, les relations générales s’expriment par :

m(ux − vx ) = X
m(uy − vy ) = Y
2
ma2 (ω1 − ω 0 ) = −aY
5
ux = −εvx
uy − aω 1 = 0

On dispose cette fois-ci d’un système de cinq équations à cinq incon-


nues qui se résout aisément. Il convient de vérifier que la percussion de
liaison fait avec la normale un angle inférieur à l’angle de frottement
arctan µ et ainsi que :
2.2. DEUX PARTICULES EN INTERACTION 51

7 vy − aω0
µ(1 + ε) >
2 −vx

On voit donc bien que les deux conditions précédentes s’excluent et que,
selon la valeur du coefficient de frottement µ, c’est l’un ou l’autre de ces
comportements qui sera suivi par le système7 .
On peut maintenant se demander si ces deux situations exclusives sont
les seules qui peuvent survenir et si, par exemple, la vitesse de glissement
pourrait changer de signe au cours d’un choc dans l’intervalle de temps
[t0 , t1 ] ce qui donnerait encore la condition |Y | < µX sans que l’on puisse
rien prévoir a priori sur la valeur finale de uy − aω 1 . On peut reprendre le
raisonnement suivant :
Soit un instant t ∈ [t0 , t1 ] et η et ζ les composantes de la réaction au
contact. Les équations du mouvement deviennent, à cet instant t :

dvx
m = η
dt
dvy
m = ζ
dt
2 2 dω
ma = −ηa
5 dt

ce qui donne la condition suivante pour la vitesse de glissement :

d 7
m (v − aω) = ζ
dt 2

Or ζ, composante tangentielle de la réaction au contact, est de signe op-


posé à v − aω. Cette quantité ne peut donc que décroı̂tre en valeur absolue
et, si elle vient à s’annuler au cours du choc, elle restera nulle jusqu’à la
fin. Autrement dit, si la vitesse de glissement venait à s’annuler à un mo-
ment quelconque du choc, la balle roulerait sans glisser jusqu’à la fin. Cette
argumentation simple montre que les deux situations précédentes sont bien
exclusives et que l’on doit considérer l’une ou l’autre, selon la valeur du
coefficient de frottement µ et les composantes de la vitesse incidente. Nous
retrouverons cette distinction entre les deux régimes lors de l’étude de la
collision non frontale de deux particules sphériques.
7
Notons ici que cette modélisation mécanistique présuppose que la force de frottement
est mobilisée instantanément au cours du choc. Du point de vue du physicien, il n’est
pas certain que cette condition soit réalisée dans toutes les situations : les frottements
(paragraphe 2.2.1) et les chocs solide-solide (paragraphe 2.2.2) impliquent des effets de
déformation plastique qui ne sont pas instantanés.
52 CHAPITRE 2. LES GRANULAIRES EN INTERACTION

Choc non frontal de deux billes élastiques frottantes :


En plus des deux paramètres fondamentaux8 que nous avons définis ci-
dessus et qui caractérisent les interactions de frottement sec (loi de Coulomb)
µ et ε le coefficient qui mesure la dégradation de la quantité de mouvement,
nous allons impliquer ici un paramètre supplémentaire, noté β,que nous ap-
pellerons coefficient de restitution tangentielle et qui limitera la restitution
de la vitesse tangentielle au point de contact, quand ce dernier cède sous
l’effet du rebond des particules en présence. La nécessité d’introduire ce co-
efficient dans la description du processus de choc non frontal et sa définition
exacte deviendront apparentes dans le cours de cet exposé. Ainsi, considérons
deux particules de diamètres d1 et d2 et de masses m1 et m2 . Les positions
des centres des sphères entrant en collision sont décrites par des vecteurs −

r1


et r2 .

(a) (b)

Les deux billes avant (a) et après (b) la collision non frontale. Les paramètres de la
collision sont définis dans le texte.

Le vecteur unitaire porté par la normale au point de contact est −



n :

−→
r1 − −

r2


n = −
| r1 − →
→ −
r2 |
La vitesse relative vc des deux particules au point de contact est donnée
par :

µ ¶

→ d1 −
→1 + d2 −
vc = −
v→ −

1 − v2 − ω →2 × −
ω →
n
2 2

Où −→
vi et −
→i sont les vitesses de translation et de rotation avant la colli-
ω
sion de la particule d’indice i. Remarquons que le module de la vitesse rela-
tive |−

vc | augmente quand, par exemple, les vitesses des particules pointent
8
Nous avons déjà vu au paragraphe 2.2.1 une introduction en mécanique élémentaire
à ces problèmes de glissements sans roulements et de roulements sans glissements.
2.2. DEUX PARTICULES EN INTERACTION 53

dans des directions opposées, et que les vecteurs rotation de ces particules
−→
sont dirigés dans la même direction. − → (n)
vc a une composante normale vc
=− →n (−→
vc · −

n ) tandis que la composante tangentielle de cette vitesse s’écrit
−→ −→ −→
vc = −
(t) → (n) (t)
vc − vc . Ce vecteur ¯vc ¯ repère la direction du vecteur unitaire

→ −→ −→
(t) ¯ (t) ¯
tangentiel tel que t = vc / ¯¯vc ¯¯ . L’angle d’impact γ est défini comme
l’angle −
→ −

¤ π entre
¤ la normale n et la vitesse relative vc et cet angle est tel que
γ ∈ 2 , π .La figure précédente (a) montre la situation des deux particules
entrant en collision lorsque − ω→1 = −→2 = −
ω

0.
Considérons maintenant les propriétés de conservation du moment cinétique
de translation lors de la collision, en utilisant les mêmes notations que
précédemment, c’est-à-dire que − →
u i désigne les vitesses après la collision

−→
∆P = m1 (−
→1 − −
u v→ −→ − →
1 ) = −m2 ( u2 − v2 ) (2.4)
−→
La composante normale de ∆P n’affecte pas les vitesse angulaires tandis
−−−→
que sa composante tangentielle ∆P (t) provoque une variation de moment
de rotation. Ainsi, agissant sur le bras défini par le vecteur −(d1 /2)−

n , la
−→
variation de l’impulsion ∆P provoque une modification du moment angulaire
telle que :

³→ ´
−→ 2I −
−−

n × ∆P = ω0 − −

ω (2.5)
d


Où I est le moment d’inertie autour du centre de la particule et ω 0 est
la vitesse angulaire inconnue après le choc. Il faut remarquer que l’équation
précédente décrit la même variation de moment angulaire pour les deux
particules. La figure (b) permet d’avoir une idée de la situation après le
choc.
−→
On peut calculer les vitesses après le choc si on connaı̂t ∆P d’après les
équations 2.4 et 2.5 :

−→

→ −→ ∆P
u1 = v1 +
m1
−→

→2 = − ∆P
u v→2 −
m2

→0 →1 − d1 − −→
ω1 = − ω →
n × ∆P
2I1

→ →2 − d2 − −→
ω 02 = −
ω →
n × ∆P
2I2
On se souvient que la définition de ε donne :
54 CHAPITRE 2. LES GRANULAIRES EN INTERACTION

−−→ −→
uc(n) = −εvc(n) (2.6)

qui relie les vitesses relatives normales avant et après le choc. Cette
−→ −→
équation, introduite dans la composante normale de la somme ∆P ∆P
m1 + m2 ,
permet de calculer la composante normale de la variation de l’impulsion :

−−−→ −→
∆P (n) = −m12 (1 + ε)vc(n) (2.7)

Où m12 représente la masse réduite de l’ensemble des deux particules


(m12 = m1 m2 /(m1 + m2 )).
La loi de Coulomb établit
¯−−−→ une¯ relation
¯−−−→ entre
¯ les composantes normale et
−→ ¯ (t) ¯ ¯ (n) ¯
tangentielle de ∆P , soit ¯∆P ¯ = µ ¯∆P ¯ . Le choc étant nécessairement
−−−→ −

dissipatif, ∆P (t) est dirigé suivant − t et on peut écrire :

−−−→ −

∆P (t) = µm12 (1 + ε)vc cos γ t (2.8)

(n)
avec vc = −vc cos γ car cosγ est toujours négatif. On voit aussi que

→ −→
(t)
t = vc /vc sin γ. En combinant les équations 2.7 et 2.8, on obtient la
−→
variation de moment ∆P :

³ −→ −→´
−→
∆P = m12 (1 + ε) µvc(t) cot γ − vc(n) (2.9)

Discussion : coefficient de restitution tangentielle β


Il est intéressant de considérer ici le cas d’une collision centrale qui est
obtenue lorsque γ → π . On observe que, dans cette hypothèse, cot γ → −∞
−→
, et que la variation de la quantité de mouvement ∆P divergerait, ce qui est
physiquement impossible. En y regardant de plus près [21], on s’apperçoit
que la solution au choc tangentiel apportée par l’équation 2.8, qui propose de
décrire un tel choc uniquement en utilisant la loi de Coulomb et le coefficient
de restitution élastique, néglige un phénomène physique important, à savoir
le fait que les deux sphères peuvent, au moment du contact, rouler sans
glisser l’une sur l’autre ou, au contraire, glisser l’une sur l’autre sans rouler.
On voit immédiatement que la phénoménologie de ce contact, qui peut im-
pliquer un pivotement (cf. paragraphe 2.2.1) d’un objet sur l’autre, s’écarte
sensiblement de la modélisation élémentaire des chocs frontaux et des frot-
tements secs (dans lesquels les objets ne pouvaient pas pivoter) que nous
avons développée plus haut. On conçoit aussi que, s’agissant de pivotement,
cette modélisation fera intervenir les moments d’inertie autour du centre ou
2.2. DEUX PARTICULES EN INTERACTION 55

de l’axe de rotation des particules en présence. Plutôt que de développer une


modélisation complexe des conditions de roulement sans glissement (ou l’in-
verse), il est commode d’introduire ici, de manière heuristique, un coefficient
supplémentaire, que nous appellerons coefficient de restitution tangentielle
β, qui reflète la capacité du système à briser (ou non) ses microcontacts au
moment du choc tangentiel et, donc, à entrer en régime de glissement. On
montre [21] que l’équation 2.8 peut alors s’écrire sous la forme :

−→ −→ 2 −→
∆P = −m12 (1 + ε)vc(n) − m12 (1 + β)vc(t) (2.10)
7
expression dans laquelle on voit que le deuxième terme, contenant la
composante de vitesse tangentielle, est calqué sur le premier et fait intervenir
le facteur 2/7 qui correspond à l’inertie des sphères pleines de ce modèle9 .
Compte tenu des observations précédentes, il apparaı̂t alors que le coefficient
de restitution tangentielle β doit être pris comme la plus petite des valeurs
[β 0 , β 1 ] qui permet de caractériser les deux régimes :
— Pour de grandes valeurs de γ ≥ γ 0 et donc pour un contact glissé
(c’est-à-dire lorsque les contacts sont rompus), on prend le coefficient
β 0 ∈ [−1, +1] .
— Pour de faibles valeurs de γ ≤ γ 0 , on prend β = β 1 = −1 − 72 µ(1 +
ε) cot γ où l’interaction au moment du choc peut être décrite en termes
d’interaction de frottement sec et de coefficient de restitution élastique.
Notons que l’angle γ 0 caractéristique du basculement d’un régime dans
l’autre est tel que β 0 = β 1 . Soit − tan γ 0 = (7/2) µ (1 + ε) / (1 + β 0 ) . La
référence [21] donne plus de détails quant à la classification pratique des
deux modes de collision en considérant simplement le rapport des vitesses
de collision normale et tangentielle.
Cette simplification, par tout ou rien, permet d’effectuer un calcul numérique
complet impliquant des chocs non frontaux et des rotations de particules.
Ce type de modélisation, utilisant des sphères dures (cf. 6.1.2 et 3.2.4), a été
utilisé dans des simulations numériques de particules sphériques en collisions
multiples.
Cependant, de manière à percevoir un peu plus en profondeur les problèmes
réels soulevés par la mécanique des chocs, nous allons calculer ci-dessous les
ordres de grandeurs de quelques phénomènes qui interviennent lors du choc
frontal de deux billes qui peuvent, comme dans la réalité, s’interpénétrer.

Pénétration lors d’un choc frontal - Problème de Hertz


On considère deux billes de rayon R et de masse identique M qui viennent
l’une vers l’autre à la vitesse relative v.
9
Ce facteur est donc différent pour des disques et pour des anneaux minces en collision
pour lesquels il vaut respectivement 3/2 et 2.
56 CHAPITRE 2. LES GRANULAIRES EN INTERACTION

R R
h

Lors d’un choc frontal, les deux billes s’interpénètrent.

Hertz a montré que l’énergie élastique stockée par deux billes de rayon
R, déformées sur une profondeur h vaut :

1 5 4 2 E √
Ee = kh 2 où k = R (2.11)
2 15 (1 − σ 2 )

Où E et σ sont respectivement le module d’Young et le coefficient de


Poisson. Durant le choc, l’énergie cinétique initiale est transformée en énergie
cinétique réduite et en énergie élastique (potentielle). On écrit :

µ ¶2
2 5 dh
M v = kh + M
2 (2.12)
dt

La vitesse s’annule quand les deux billes se sont pénétrées de h0 . Soit :

µ ¶2
M 5 4
h0 = v5 (2.13)
k

La durée de la collision (pénétration jusqu’à h0 et rebond) est obtenue


en intégrant l’équation 2.12

Z √ ¡ ¢ µ 2 ¶1
h0
dh 4 πΓ 25 M 5
τ =2 q = ¡9¢ (2.14)
0 k 52 5Γ 10 k2 v
v2 − M h

qui donne numériquement :

µ ¶ 15
M2
τ = 2, 94
k2 v

Il est utile de remarquer que l’exposant donnant la dépendance envers la


vitesse et la masse est assez petit. Ainsi constate-t-on que la durée du choc
de deux particules dépend assez peu de leur différence de vitesse initiale.
Calcul d’ordre de grandeur :
2.2. DEUX PARTICULES EN INTERACTION 57
√ √
k = 4152 (1−σ
E
2) R ' 7 × 1010 CGS pour l’aluminium (billes de 0,15 cm
de diamètre )
E = 6 × 1011 dynes/cm2
σ ' 0, 3
v est typiquement de l’ordre de 10 cm/s
D’où, approximativement et en régime élastique :

τ = 5 × 10−6 secondes

Objections : ce calcul dérivé de solutions statiques néglige deux phénomènes


importants :
— La limite d’élasticité peut être dépassée. On est peut-être dans le cas
d’une déformation plastique. Vérifions-le en calculant la valeur de h0
à partir de l’équation 2.13 pour les billes d’aluminium précédentes. On
trouve
³ −10
´2 4
5
h0 ' 10−3 . 10 7 (10) 5 ' 2 × 10−5 cm = 2 µ
La déformation relative de chaque bille est donc de l’ordre de 10−3 . Or
on sait que l’aluminium se déforme plastiquement pour des contraintes de
20 kg/mm2 , ce qui correspond à des déformations relatives de 3 × 10−3 ,ce
qui n’est pas très supérieur à la déformation imposée par le choc. Il suffirait
que la bille ait une vitesse deux à trois fois plus élevée pour que le choc
ne soit plus vraiment élastique. Surtout, on observe que, conformément aux
remarques du paragraphe 2.2.1, la déformation des deux billes est de l’or-
dre de grandeur de la taille des aspérités et que ces aspérités sont donc
nécessairement déformées plastiquement au moment du choc. On voit ainsi
(et cela est confirmé par l’expérience) que la qualité du polissage des objets
en contact peut avoir une grande importance dans la description exacte du
processus de restitution au moment du choc [15]. Nous verrons plus loin
une approche permettant de décrire la pénétration de deux sphères dont la
couche superficielle est moins dure que le cœur.
— Une partie de l’énergie peut être stockée sous forme d’ondes se propageant
à l’intérieur des billes. A titre d’exemple, on peut calculer le temps d’un
aller et retour d’une impulsion dans une bille :
τ ar = 2R/v = 0, 15/6 × 105 = 2, 5 × 10−7 secondes, ce qui implique
qu’un nombre limité d’aller et retour se produisent durant le choc. Cela peut
sérieusement perturber le modèle précédent et, en particulier, la pertinence
de l’équation 2.12.

Sphères inhomogènes. Modèle de la croûte molle :


Ainsi que nous l’avons remarqué ci-dessus, la qualité et la nature de
l’interface solide-solide peuvent gravement nuire à la pertinence du modèle
58 CHAPITRE 2. LES GRANULAIRES EN INTERACTION

de Hertz [?] pour la modélisation des chocs solide-solide. Dans le cas de


particules de forme sphérique et de surfaces imparfaites ou altérées par un
traitement chimique tel que l’oxydation, de Gennes [?] a proposé une ap-
proche dite de ”la croûte (ou couche) molle” où l’on considère que la surface
des sphères en contact est recouverte d’une couche mince, d’épaisseur e et de
module d’Young Ee inférieur à celui du cœur de la sphère, E. Dans cette hy-
pothèse et si l’on considère de petites pénétrations h ¿ e, on comprend que
la déformation induite au moment du choc restera localisée dans la couche
mince d’épaisseur e et n’affectera pas le cœur du matériau. Cela conduit à
une modification de l’exposant de la relation force-pénétration de Hertz qui,
rappelons-le, s’écrit F ∝ h3/2 dans le cas de sphères homogènes. Afin de vi-
sualiser cela, il est utile tout d’abord de reproduire un argument, avancé par
de Gennes, pour expliquer cette dépendance en puissance 3/2 de la relation
contrainte-déformation lors du contact de sphères homogènes.

e
R
R

a a
h h

R
R
A B

Représentation schématique de la zone affectée lors de l’interpénétration de deux sphères


homogènes (A) et inhomogènes (B).

Reprenons les notations du dessin précédent : soit h la profondeur de


pénétration lors du choc. Le rayon a du cercle de contact se calcule aisément
à partir de considérations de géométrie élémentaire. Si h est très petit devant
R, ce qui est justifié si l’on souhaite rester dans le domaine élastique, on a :

a2 ∼
= Rh

Il est raisonnable de considérer que la déformation des sphères au contact


affecte une profondeur de l’ordre de grandeur du cercle de contact, c’est-à-
dire a. Ainsi, et sous l’action d’une contrainte P , la définition classique du
module d’Young donne une relation du type :

h
P ∼E
a
Soit :
2.3. UNE PARTICULE SUR UN MILIEU GRANULAIRE 59

3
F ∼ P a2 ∼ Eha ∼ h 2
2
Ou h ∼ F3

Si on considère maintenant une sphère recouverte d’une croûte molle


d’épaisseur e suffisamment petite par rapport au rayon de la sphère mais
suffisamment grande par rapport à la profondeur de pénétration h, on peut
penser que la déformation restera localisée dans la croûte de surface de
module Ee ¿ E. Ainsi faut-il considérer que la profondeur affectée sera de
l’ordre de e plutôt que de a comme dans le cas précédent. Une contrainte P
étant exercée sur une bille, on a cette fois-ci :

h
P ∼ Ee
e
qui donne :

h R
F ∼ P a2 ∼ Ee a2 ∼ Ee h2
e e
Notons que, dans cette hypothèse, la relation pénétration-force est de la
1 3
forme h ∼ F 2 au lieu de h ∼ F 2 dans le cas du problème de Hertz pour des
sphères homogènes. On peut aisément le comprendre en remarquant que,
dans le cas de sphères dotées de croûtes molles, la pénétration varie moins
vite avec la force pressante que dans le cas de sphères homogènes, car, dans
ces dernières, la déformation reste plus localisée au voisinage du point de
contact et s’étale moins à l’intérieur de celles-ci.
Une relation de ce type peut être invoquée pour expliquer des écarts
importants, observés expérimentalement dans certaines conditions, par rap-
port à la relation de Hertz et, notamment, des dépendances en racine de la
contrainte [?]. Notons qu’il existe encore d’autres explications, en particulier
liées au désordre et à l’enrichissement des points de contact d’un matériau
granulaire [22] sous contrainte qui permettent de comprendre les écarts à la
relation de Hertz. Nous en verrons un exemple au paragraphe 3.1.2.

2.3 Une particule sur un milieu granulaire


Nous avons considéré ci-dessus le problème élémentaire (mais déjà dif-
ficile) de deux particules solides en interaction. Dans la suite, nous nous
intéresserons de manière plus globale aux matériaux granulaires considérés
comme un ensemble de particules indiscernables, pour lesquels nous intro-
duirons des lois de comportement souvent issues de modèles de milieux con-
tinus, de la même manière que l’on peut passer d’un modèle de théorie
60 CHAPITRE 2. LES GRANULAIRES EN INTERACTION

cinétique des liquides aux lois de Navier-Stokes. En attendant, nous pour-


suivons la logique de notre progression en considérant le cas d’une seule par-
ticule mobile en interaction avec un milieu granulaire supposé indéformable.

Une bille dévalant une surface rugueuse perd de l’énergie cinétique par frottements et
chocs successifs. Sa trajectoire est composée d’arcs balistiques et de segments de courbe
semblables à la surface rugueuse.
Ainsi que le schématise cette figure, on s’attend à ce qu’une particule
dévalant une surface rugueuse dont les aspérités sont du même ordre de
grandeur que cette particule suive un parcours sinueux et complexe variant
selon qu’elle reste en contact ou s’éloigne de son support. Il est prévisible
que cette trajectoire, composée de segments de courbes paraboliques (tra-
jectoires balistiques) et de segments de courbe ressemblant au contour de la
surface, dépendra largement des caractéristiques mécaniques (coefficients de
restitution de choc et coefficients de frottement) des matériaux en contact.
De même, il est prévisible que la trajectoire dépendra de manière complexe
de la vitesse de la particule libre. Dès lors, comment écrire une équation
globale permettant de rendre compte, en moyenne, de la diversité de ces
comportements [7] ?
Il est utile de considérer la loi de Newton, écrite pour une particule de
masse m et de diamètre D dévalant une pente inclinée d’un angle θ par rap-
port à l’horizontale. Cette particule subit de la part de son environnement
une force retardatrice F analogue à un frottement. On introduit ici la no-
tion d’accélération réduite Γ que nous utiliserons fréquemment par la suite.
Cette accélération réduite Γ est un nombre sans dimension qui vaut A/g, A
étant l’accélération effective à laquelle est soumis le mobile considéré et g
l’accélération de la pesanteur. La loi de Newton s’écrit sous la forme :

F
Γ = sin θ − (2.15)
mg
Un mouvement uniforme sera obtenu quand Γ = 0 , c’est-à-dire quand
la force de friction équilibre exactement les effets de la gravité. Il est clair
que la question posée se résume à donner une expression raisonnable pour la
force de friction F , comme nous en verrons plusieurs exemples dans la suite
(par exemple, au paragraphe 4.2.2). En considérant le cas d’école précédent,
2.3. UNE PARTICULE SUR UN MILIEU GRANULAIRE 61

on comprend que la force de friction correspond à la déperdition d’énergie


pendant le mouvement de la particule au cours de sa descente. Ainsi F =
∂E/∂x, où x est la distance parcourue. On voit aisément que l’énergie de la
particule de masse m bénéficie de deux contributions :
- son énergie cinétique Ec dont la dégradation résulte des chocs successifs
et des frottements sur un trajet de longueur typique λ.
- son énergie potentielle Ep qui décroı̂t au cours du mouvement par chutes
successives dans des puits de profondeur typique D.
Ainsi :

1 2
Ec = 2 mv
Ep = mgh cos θ

où h mesure l’altitude de la particule.


Si l’on considère tout d’abord que l’érosion de l’énergie cinétique de la
particule s’effectue sur une longueur typique λ (de l’ordre de quelques D
), on obtient une composante de la force de friction variant comme Fc =
mv 2 /2λ. Afin de trouver une expression convenable pour la force de friction
équivalente Fp , on fait le raisonnement suivant :
— A vitesse élevée, la particule libre effectue des vols balistiques de
portée non négligeable, c’est-à-dire de l’ordre de grandeur de D. Cette
portée peut être estimée en considérant des vols balistiques de hauteur
∆h ∝ (1/2)gT 2 où T représente le temps de vol typique de la particule
lancée à la vitesse v. Dans la limite de cette approche, vT représente
un parcours typique caractéristique d’un mouvement de l’ordre de D.
Alors T ∝ v −1 D. Ainsi la perte d’énergie potentielle s’écrit, pour les
vitesses élevées : Fp = mg∆hD−1 ∝ (1/2)mg 2 v−2 D. On voit bien
que l’efficacité de cette force de freinage décroı̂t quand la vitesse de la
particule augmente.
— A vitesse faible, la particule suit des arcs de courbe correspondant à la
rugosité de la surface du support granulaire. La perte d’énergie poten-
tielle qui en résulte ne doit pas dépendre de la vitesse. Elle correspond,
en fait, au frottement sec de la particule qui dévale son substrat. On
interpole entre ces deux extrêmes (vitesse lente et vitesse rapide) la
force de friction équivalente à la perte d’énergie potentielle par une
équation du type :

1
Fp ∝ mg v 2
1 + β gD

dans laquelle β est un coefficient ad hoc. Cette forme heuristique reflète aussi
bien le régime lent (terme constant) que le régime rapide (en v −2 ).
62 CHAPITRE 2. LES GRANULAIRES EN INTERACTION

En conclusion, la force de friction recherchée regroupe les deux termes


traduisant les contributions de la perte d’énergie cinétique et de la perte
d’énergie potentielle. Nous avons donc une expression de la forme :

 
µ ¶
a v2
F = Fp + Fc = mg  ³ ´ +c  (2.16)
v2
1 + b gD gD

dans laquelle a, b et c sont des constantes sans dimension.


Il est intéressant de s’arrêter sur les implications de ce modèle, partic-
ulièrement simple.

F force de friction
(mg)

2
1
vitesse v
0 1 ( gd)

Friction effective F en fonction de la vitesse de la particule.

Cette figure est une illustration de l’équation 2.16 dans laquelle on a


choisi les paramètres a = b = 1 et c = 0, 5. Comme on peut le constater
dans ce modèle élémentaire, le frottement statique n’est pas nul pour v = 0.
Ce point particulier représente un état de repos du système dans lequel
celui-ci n’est soumis à aucun mouvement spontané mais est sensible à une
perturbation extérieure, car la concavité de la courbe est orientée vers le bas.
C’est pourquoi cet état correspond à ce que l’on appelle l’angle de mouve-
ment θm (c’est-à-dire l’angle à partir duquel le mouvement commence) où
la force de frottement vaut mg cos θm . Le frottement commence ensuite à
décroı̂tre quand la vitesse augmente jusqu’à atteindre une valeur minimale
mg sin θr . L’angle θr marque une situation stable, car la concavité de la
courbe est tournée vers le haut.
√ On le nomme angle de repos. La vitesse
correspondante est égale à gd. A partir de ce point particulier et en se
dirigeant vers les vitesses croissantes, la force de frottement effective aug-
mente rapidement, ce qui tend à ramener le point de fonctionnement vers le
minimum précédent. On voit donc que le système ne peut évoluer qu’entre
θr et θm .
Nous reverrons tout cela plus en détail lors de l’étude des avalanches
(chapitre 4), mais nous pouvons remarquer dès à présent que la simple con-
sidération de l’échange de l’énergie cinétique dépensée par frottement et de
l’énergie potentielle d’une particule permet de comprendre que le système
2.4. PLUSIEURS PARTICULES EN INTERACTION 63

évolue entre deux états d’équilibre, l’un de stabilité marginale, l’autre sta-
ble, ce qui est une des caractéristiques fondamentales des écoulements gran-
ulaires.
Remarquons aussi, et en relation avec ce qui a été dit plus haut, que
l’on retrouve une parenté avec le système stick—slip vu au paragraphe 2.2.1.
En effet, lorsque la vitesse est nulle, on voit que le système est fixe mais de
stabilité marginale, avec une frottement sec (comparable à µs ) et que cet
état tend à évoluer vers un état de vitesse non nulle dans lequel le frottement
est minoré (comparable à µd ). Il est bon de réfléchir sur cette parenté. En
effectuant ce rapprochement avec les résultats du paragraphe 2.2.1, on a
l’intuition que le système considéré aura tendance à osciller lorsqu’il sera
soumis à une sollicitation extérieure, comme nous le verrons lors de l’étude
des avalanches (chapitre 4). Dans le même esprit, on peut aussi concevoir,
dès maintenant, qu’une force de freinage, telle que celle qui est donnée par
l’équation 2.16, conduit à un phénomène d’hystérésis, car la particule peut
évoluer de manières différentes selon les conditions initiales. Si cette particule
possède une vitesse initiale non nulle, elle rejoindra le minimum de la courbe
représentée sur la figure précédente. En revanche, une particule initialement
au repos dans cette situation, y restera, bloquée par le frottement sec.
Un certain nombre de résultats plus précis et plus détaillés ont été
obtenus récemment par plusieurs groupes qui ont considéré le problème
de la descente d’une bille sur un plan incliné tapissé d’autres billes, soit
expérimentalement [23] soit par simulations numériques [24]. On renvoie le
lecteur à ces travaux pour plus de détails.

2.4 Plusieurs particules en interaction


2.4.1 Loi de friction dans un granulaire
A ce point de l’exposé et en se référant aux lois du frottement solide-solide
rappelées au paragraphe 2.2.1, il est intéressant de se demander comment
un matériau granulaire réel tel que du sable ou une poudre réagit à une
sollicitation de cisaillement, dans l’esprit de l’expérience de Léonard de Vinci
schématisée dans ce paragraphe. C’est Dawes [2] qui a imaginé et rapporté
l’expérience représentée sur le dessin ci-dessous : un matériau granulaire,
de la poudre ou du sable de rivière, est confiné dans une boı̂te dont les
parois supérieures et inférieures ont la forme de deux peignes encastrés10 .
On exerce une force latérale F sur le peigne supérieur jusqu’à ce que le
matériau, sollicité en cisaillement, cède. Le plateau supérieur supporte une
charge variable P.
10
Les mécaniciens des sols utilisent couramment des boı̂tes de ce genre, d’environ un
mètre de long, avec lesquelles ils peuvent mesurer les coefficients de frottement granulaire
sur le terrain.
64 CHAPITRE 2. LES GRANULAIRES EN INTERACTION

Expérience typique de mesure du coefficient de friction statique µs d’un matériau


granulaire.

Sans rentrer dans les détails de cette expérience où l’on peut aussi
bien utiliser des matériaux granulaires non cohésifs que cohésifs (c’est-à-
dire des matériaux dans lesquels les particules sont maintenues ensemble
par des forces de cohésion), on observe que, dans des limites de contraintes
raisonnables :
— La force de cisaillement nécessaire pour démarrer un mouvement transver-
sal est strictement proportionnelle à la charge portée par le plateau
supérieur et ne dépend pas de la surface cisaillée. On retrouve donc
l’équivalent de la première loi de friction solide11 (paragraphe 2.2.1).

F = µs P

— Le coefficient µs est de l’ordre de 0, 7, qui est assez comparable aux


coefficients de frottement typiques que l’on rencontre dans les frot-
tements solide-solide. L’angle θ donné par la formule θ = arctan µs
vaut environ 35 degrés. C’est une valeur qu’il faut retenir et que nous
retrouverons au chapitre 4.
Notons, au passage, que la prise en compte de la cohésivité d’un matériau
granulaire nécessite simplement l’addition d’une force C, constante et indépendante
du poids P , telle que la relation précédente s’écrit alors F = µs P + C.
Il est important de réaliser que, bien que ces résultats soient depuis
longtemps admis par les mécaniciens des sols qui utilisent la notion de con-
trainte12 , ces observations constituent une découverte étonnante. En effet,
compte tenu de la complexité d’un empilement granulaire et des indéterminations
11
Il semble que Dawes [2] n’ait pas tenté de vérifier que la force F était indépendante
de la surface de ses boı̂tes. Il semble aussi que Coulomb [?] ait admis cette indépendance
en écrivant que les matériaux granulaires devaient obéir aux lois du frottement solide
d’Amontons-La Hire. Cela a été vérifié par des expériences récentes.
12
Les mécaniciens des sols utilisent la loi de Coulomb en écrivant que la contrainte
nécessaire au cisaillement τ est égale au produit µs σn où σ n est la contrainte normale. Ce
faisant, ils admettent que l’on peut définir un tenseur des contraintes dans un matériau
granulaire (ce qui est loin d’être évident) et, par conséquent, que la force nécessaire au
glissement ne dépend pas de la surface de l’objet. Cela est d’ailleurs assez bien vérifié dans
la plupart des situations : béton/béton, béton/sable, etc.
2.4. PLUSIEURS PARTICULES EN INTERACTION 65

auxquelles est soumise la statique de ces édifices (paragraphe 3.1.1), ce


résultat est difficilement prévisible. En particulier, il est improbable que
l’on puisse extrapoler le modèle de déformations plastiques (paragraphe
2.2.1) que nous avons invoqué lors de la description des lois de frottements
solide-solide, à cette situation. A ce point de l’exposé, il faut se contenter de
constater, une de fois de plus, qu’un milieu hétérogène et complexe (ainsi
d’ailleurs que deux solides tels que deux feuilles de carton en contact [?]),
peut conduire à des lois macroscopiques très simples.

2.4.2 Nombre de Bagnold


A cette étape, et dans le même esprit, nous allons considérer la sit-
uation dynamique où un milieu granulaire subit un écoulement qui con-
cerne plusieurs particules et se produit en nappes. On observe en effet, con-
formément à ce qui précède, que lorsqu’un récipient contenant un matériau
granulaire est incliné au-delà d’un certain angle limite, un écoulement qui
ne concerne qu’un nombre(environ 6 à 10) limité de nappes supérieures
de l’empilement se produit. L’analyse de cette situation, dans une forme
proche de celle qui est présentée ici, a été faite par Bagnold [5]. Elle présente
l’intérêt de permettre l’introduction d’un nombre spécifique caractérisant les
écoulements des matériaux granulaires, un peu à la manière du nombre de
Reynolds bien connu en hydrodynamique.

Dans un écoulement en nappe, la vitesse moyenne des particules décroı̂t rapidement avec
la profondeur.

Nous considérons dans ce paragraphe un flot de particules dans un mi-


lieu liquide tel que celui que l’on obtient en faisant tourner un cylindre
doté d’aspérités de grande taille dans un cylindre plus large, contenant
une suspension granulaire, c’est-à-dire un mélange de grains et d’un liquide
visqueux. Les considérations suivantes s’appliquent de la même manière à un
écoulement de type “avalanche”, que celui que l’on obtient en inclinant une
planche supportant une couche épaisse et multiparticulaire de granulaire. On
observe que l’écoulement s’effectue alors en nappe, ce qui signifie que le gran-
ulaire s’ébranle par strates parallèles à la direction globale du mouvement et
que chacune de ces nappes possède une vitesse propre différente de la vitesse
66 CHAPITRE 2. LES GRANULAIRES EN INTERACTION

des nappes supérieures et inférieures. Le milieu peut être vu comme une suc-
cession de couches freinées par leur frottement avec les couches adjacentes.
Aussi est-il utile d’introduire la notion de taux de cisaillement qui mesure
de manière générale, et en moyenne, le gradient de vitesse γ̇ = h∂v/∂zi (z
étant la profondeur ) d’une nappe de matériau granulaire qui s’écoule sur une
autre animée d’une vitesse différente. On voit bien que ce taux de cisaille-
ment doit intervenir de manière cruciale dans l’élaboration de notre modèle
et, en particulier, dans la prise en compte de la perte d’énergie cinétique par
frottement. Si D est le diamètre de la particule de masse m, Dγ̇ mesure la
vitesse relative de cette particule par rapport à la nappe sous-jacente. On
voit que la dissipation de l’énergie cinétique en excès qui s’effectue sur une
longueur caractéristique λe , typiquement de l’ordre de grandeur de quelques
diamètres de grains D, est due à la force de friction Fc . On trouve ainsi :

∂Ec mD2 2
Fc =< >= γ̇
∂x 2λe

On peut remarquer immédiatement que ν γ̇, dans lequel ν mesure la


viscosité du fluide interstitiel, représente la force de frottement Fv due à
l’interaction visqueuse avec le fluide, divisée par l’aire de la section du solide
en mouvement qui est de l’ordre de D2 . Partant de cette constatation, Bag-
nold13 a défini un nombre B qui mesure le rapport des forces engendrées
par les frottements et les chocs solide-solide aux forces liées à la viscosité du
milieu ambiant. Ainsi :

Fc mγ̇
B= ≈ (2.17)
Fv 2λe ν

Le calcul numérique, effectué dans des situations pratiques, permet de


définir deux régimes clairement distincts. La situation intermédiaire requiert
un traitement attentif. Ainsi :

— B < 40 qualifie un régime dit macro-visqueux parce que la viscosité du


fluide interstitiel joue un rôle essentiel dans la dissipation de l’énergie.
On peut visualiser cela de manière grossière en considérant que le flu-
ide a un effet d’entraı̂nement majeur sur les particules solides qui ne
se rencontrent que rarement. Les boues, les pâtes humides, les partic-
ules solides en flottation sont des exemples réels de systèmes macro-
visqueux.
13
En réalité, Bagnold a tout d’abord introduit la notion de dilatation δ d’un mélange
1
granulaire comme δ = D/λe . Le nombre de Bagnold est alors égal pà δ 2 ρs D2 γ̇/ν qui
s’identifie au nombre B pour les solutions concentrées pour lesquelles Dγ e est bien de
l’ordre de D.
2.4. PLUSIEURS PARTICULES EN INTERACTION 67

— B > 450 qualifie un régime essentiellement granulaire dans lequel la


majeure partie de l’énergie est dissipée par l’intermédiaire de chocs et
de frottements solide-solide.
68 CHAPITRE 2. LES GRANULAIRES EN INTERACTION
Chapitre 3

Fluidisation, décompaction,
fragmentation

Chacun sait qu’en l’absence de sollicitation extérieure suffisante un em-


pilement de matériau granulaire est au repos. Chacun sait aussi que celui-ci
peut être incliné, agité modérément et soumis à des sollicitations diverses
mais de faible intensité sans qu’il ne se passe rien, c’est-à-dire sans provoquer
d’écoulement ni d’éboulement, et sans que la position relative des partic-
ules du granulaire ne change. On constate aussi qu’une inclinaison suffisante
provoque des avalanches ou même un écoulement continu ou intermittent,
que du sable, soumis à une agitation, présente certaines apparences d’un
liquide, que du sable écrasé se déforme, etc. Ces observations élémentaires
reflètent un comportement inhabituel par rapport à celui des solides, des
liquides et des gaz auxquels nous sommes accoutumés. A la différence de
ces états de la matière, un matériau granulaire doit être sollicité ”suffisam-
ment” pour évoluer. On peut, dès maintenant, pressentir que nous aurons
affaire à des problèmes de seuils, à des non-linéarités majeures, voire à des
phénomènes d’hystérésis.
Le but de ce chapitre est de mettre en évidence les principes et aussi
les difficultés qui se présentent lorsque l’on cherche à comprendre pourquoi
et comment un empilement de matériau granulaire change de configuration,
se décompacte, se fluidise et, parfois, se fragmente. Dans la progression de
ce chapitre, nous aurons d’ailleurs l’occasion de constater que ces notions
dérivées de nos observations macroscopiques se recoupent, et même, parfois,
se superposent et constituent les facettes d’une réalité objective plus com-
plexe. Par exemple, nous montreron que la décompaction progressive et la
convection, qui sont constatées pour des temps d’observation longs, peuvent,
en réalité, résulter de la superposition subtile de processus discontinus et de
fragmentations que l’on ne peut observer que pendant de courts laps de
temps. Il apparaı̂t alors, comme c’est parfois le cas dans d’autres domaines
de la physique (en particulier en hydrodynamique), que l’apparence de ces

69
70CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

phénomènes dépend du temps d’observation.


Cependant, avant d’évoquer les problèmes liés à la déformation des em-
pilements granulaires, nous allons entreprendre une analyse succincte mais
éclairante des problèmes que pose la simple statique du tas de sable. Il est
d’ailleurs assez paradoxal de constater que la statique pose, sans doute, des
problèmes plus délicats encore que la dynamique que nous aborderons plus
loin, sous différents aspects.

3.1 La statique d’un empilement granulaire


3.1.1 Premier principe : mobilisation de la friction
La nature même des contacts solide-solide et, en particulier, le mécanisme
du frottement solide (voir le paragraphe 2.2.1) régissent de manière complexe
la statique et la dynamique des milieux granulaires. En réalité, à l’échelle
d’un système multiparticulaire, il apparaı̂t rapidement que le problème est
inextricable parce qu’il offre un très grand nombre de solutions dont le choix
dépend largement de l’histoire du matériau. En bref, la solution que la na-
ture choisit n’est presque jamais totalement prévisible, car ce problème fait
immanquablement intervenir un désordre des forces de contact des particules
entre elles. Il est indispensable de le comprendre avant d’aller plus loin, et
c’est le but des paragraphes suivants que de persuader le lecteur de la com-
plexité intrinsèque de ce problème et de dégager quelques idées générales qui
nous serviront par la suite.

L’empilement ”boulets de canon”

empilement points de contact

L’empilement dit “boulets de canon”, bien qu’apparemment ordonné, est en réalité le


siège de nombreuses indéterminations.

De manière à montrer qu’un édifice, apparemment le plus simple et le


plus ordonné possible, présente une complexité intrinsèque pratiquement
insoluble, nous allons considérer l’empilement qui est représenté sur la fig-
ure ci-dessus. Cet édifice est connu sous le nom d’empilement “boulets de
canon”. En suppposant des boulets parfaitement lisses et identiques entre
3.1. LA STATIQUE D’UN EMPILEMENT GRANULAIRE 71

eux, on réalise déjà que la stabilité de cet édifice sans parois nécessite que
les boulets de la rangée inférieure soient figés ou collés au sol. Cela étant ac-
quis, on voit aussi que la statique d’un tel empilement, avec ou sans lacune
(marquée L sur le dessin), c’est-à-dire la détermination de la répartition
de l’ensemble des forces mises en jeu dans le problème, ne présente aucune
difficulté. Il s’agit d’un simple calcul de structure (dite en treillis) dont la
solution est bien connue des ingénieurs des structures.
Le problème1 posé par un empilement réel de ce type est d’une tout
autre nature [25]. En effet, les matériaux et les objets dont nous disposons
impliquent tout à la fois un désordre des contacts et un désordre de la
répartition des forces. Ainsi, un empilement réel présente deux caractéristiques
tout à fait déterminantes pour la physique des matériaux granulaires :
— Un désordre des contacts : les matériaux granulaires réels dont nous
disposons ne sont jamais constitués de granules strictement identiques
à quelques microns près. Or on sait que les forces de contact entre deux
solides s’exercent sur des distances de l’ordre du micron (paragraphe
2.2.1). On observe que l’empilement ”boulets de canon” idéal est réalisé
avec des équilibres hyperstatiques (six points de contact par boulet),
alors que la statique élémentaire n’exige que deux points de sustenta-
tion disposés en dessous du centre de gravité de chaque boulet. On voit
donc que, compte tenu de la dispersion des diamètres et des formes, il
est possible de supprimer aléatoirement plusieurs contacts sur chaque
boulet, tout en conservant la stabilité de l’ensemble et l’apparence
d’un tas ordonné (à quelques microns près). Un tel exercice, générant
ce que l’on appelle un problème de percolation [?] de liens, conduit
à une répartition des points de contact pratiquement aléatoire, même
avec des boulets ne présentant aucun frottement mais présentant une
dispersion de diamètres. Si on considère maintenant que le tas est con-
stitué de boulets frottants, les conditions de stabilité sont encore moins
draconiennes, et le désordre des points de contact peut être encore plus
important. C’est pourquoi l’empilement “boulet de canon” réel, qui, à
première vue, nous apparaı̂t comme ordonné, est en réalité du point
de vue de la simple géométrie des points de contact, nécessairement
désordonné. Ainsi, au vu du grand nombre de choix possibles pour
la suppression des points de contacts non indispensables à la stabilité
de l’ensemble, peut-on considérer que l’équilibre d’un empilement de
granulaires réels est a priori un problème à solution indéterminée (on
peut dire : pluri ou multivaluée).
On peut aussi, dès à présent et sans anticiper sur une analyse que nous
développerons au cours du chapitre 6 (nottament au paragraphe 6.3.2),
1
Il est intéressant de noter que le calcul de la statique de cet édifice fait encore de nos
jours l’objet d’articles théoriques qui, soit dit en passant, ne sont pas toujours en accord
avec les mesures (difficiles) qui ont pu être effectuées...
72CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

comprendre que la dynamique des chocs et, en particulier, des chocs de


plusieurs particules dont l’état de surface est mal caractérisé, puisse en-
gendrer une indétermination du même type que celle que nous venons
d’évoquer. En effet, on réalise en considérant le schéma ci-dessous qu’il
est indispensable de connaı̂tre parfaitement l’ordre de succession des
collisions binaires 1-2, 1-3, 2-3 ou ternaires 1-2-3 etc., pour pouvoir
prévoir la suite des événements, c’est-à-dire les trajectoires des trois
particules après cette série de collisions. On conçoit aisément que l’on
se heurte ici aussi à une grave indétermination, notamment si l’état de
surface des particules est mal connu.

?
1
1
3 ? ?
2 2 3

En dynamique, la prévision des trajectoires et des vitesses des particules après


une collision ternaire exige la connaissance détaillée de l’ordre de ces collisions, et
donc de l’état de surface des particules en présence.
Cependant, l’indétermination introduite par la mobilisation des forces
de friction est encore plus fondamentale comme nous allons le voir.
— Un désordre des forces de friction : compte tenu de la nature même
des interactions de frottement et dans l’esprit du modèle microscopique
que nous avons exposé au paragraphe 2.2.1, il est utile de réfléchir au
problème fondamental posé par la mobilisation des forces de friction.
En effet, et cela découle immédiatement des trois lois du frottement sec
(paragraphe 2.2.1), le contact de deux solides engendre inévitablement
deux réactions qui limitent le mouvement relatif de ces deux solides.
La première, qui nous est familière, est dirigée suivant la normale au
plan tangent au point de contact. Ainsi la réaction d’un support hor-
izontal équilibre le poids de l’objet supporté et, sauf à considérer les
problèmes micromécaniques liés à cette réaction normale tels que, par
exemple, le fluage des micro contacts, la nature et l’amplitude de cette
force de réaction nous paraissent parfaitement déterminées. Il en est
tout autrement de la réaction tangentielle qui naı̂t au contact des deux
solides. Cette force dite “de résistance de frottement”, car elle s’op-
pose systématiquement au glissement, présente, par sa nature même,
une indétermination qui ruine tout espoir de décrire exactement et
précisément un problème de statique élémentaire impliquant des ob-
jets frottants. S’il est certain que la force R s’opposant au glissement
de deux objets en contact ne peut dépasser une valeur critique F µs
3.1. LA STATIQUE D’UN EMPILEMENT GRANULAIRE 73

directement proportionnelle à la force F qui maintient les solides en


contact, il est non moins certain que cette force, avant que le mou-
vement ne commence, c’est-à-dire lors de l’équilibre statique, possède
une valeur inconnue comprise entre 0 et F µs . Dans l’esprit du schéma
du paragraphe 2.2.1, on peut visualiser ce problème en imaginant que
les micro-aspérités sont déformées et s’opposent au mouvement re-
latif ultérieur, sans que l’on connaisse exactement la valeur de cette
déformation. Le problème est d’ailleurs encore compliqué par le fait que
les déformations de ces micro-aspérités, s’exerçant le plus souvent dans
le domaine plastique, subissent un fluage et évoluent dans le temps
pendant des durées qui peuvent être très longues. Ainsi, faudrait-il
considérer en toute rigueur que la force de résistance au glissement,
pour un équilibre quasi statique, dépend du temps. Il est non moins
évident aussi que le bilan complet des forces agissant entre deux solides
en contact dépend de l’histoire de ce contact et, en particulier, de la
manière dont il a été réalisé.
?
F S ?

(c)
R = -k x
P
?
θ
(a) (b)

Cette figure illustre le problème posé par la mobilisation de la force de friction au


contact de deux corps solides, dans l’établissement du bilan des forces à l’équilibre.

En considérant le dessin ci-dessus (figure b), où l’on voit que le bilan
des forces s’exerçant sur la brique en appui sur deux parois perpendiculaires
dépend de la manière dont la brique a été déposée. Elle a pu être déposée
d’abord en contact frottant avec la paroi de gauche et plaquée orthogonale-
ment sur la paroi de droite, ou l’inverse. Il en est de même pour la figure c
qui illustre la même difficulté pour résoudre le problème de la statique d’une
bille déposée sur deux autres : le bilan des forces dépend de la manière dont
cet empilement a été réalisé et donc de son histoire.
Au vu de ce qui précède, il peut sembler que toute tentative de descrip-
tion des forces de contact d’un édifice granulaire soit a priori condamnée à
l’échec. Bien heureusement, il n’en va pas toujours ainsi, et un calcul reste
toujours possible, pourvu que l’on dispose d’une information suffisante sur la
manière dont l’équilibre a été atteint. Nous allons illustrer ce comportement,
assez général dans le cas des matériaux granulaires (une autre description
sera donnée au paragraphe 2.3), avec un exemple particulièrement simple
que nous aurons l’occasion de développer, sous une autre forme, au chapitre
74CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

4.

Indétermination de la friction solide - comportement hystérétique


Le petit schéma a de la figure précédente est une illustration de ce propos.
Sur ce schéma, une brique rectangulaire au contact de la paroi solide inclinée
de l’angle θ est soumise à des forces parfaitement connues : son poids P , la
réaction normale de la paroi S, la réaction du ressort R = −kx, (x étant
la déformation de ce ressort et k sa raideur) et la force de frottement avec
la paroi, c’est-à-dire la réaction tangentielle F . L’angle θ peut varier entre
0 et π/2. On connaı̂t le coefficient de frottement statique µs de la brique
avec la paroi et l’on suppose, pour simplifier, que le coefficient de friction
dynamique µd = 0. La question qui se pose est la suivante : quelle va être la
déformation du ressort x en fonction de l’angle θ ?
La résolution exacte de ce problème, d’apparence triviale, demande réflexion.
Considérons tout d’abord les deux cas extrêmes. Si θ = π/2, la solution
est triviale parce que la force qui plaque la brique contre la paroi est nulle
et que par conséquent la force de friction F est nulle. Alors xπ/2 = P/k .
Le problème est déjà moins simple dans le cas où la paroi est horizontale
(θ = 0) car dans cette hypothèse la solution est indéterminée. En effet, le
ressort peut être initialement comprimé d’une valeur x quelconque, pourvu
que la force R soit inférieure à la réaction tangentielle due à la friction, c’est-
à-dire tant que x < P µs /k. On voit donc qu’à l’horizontale la position de la
brique x0 dépend de la préparation de l’expérience. Elle n’est pas prévisible
si l’on ne connaı̂t pas la manière dont l’expérience a été préparée.
Supposons maintenant que nous partions d’une situation dans laquelle
la paroi est horizontale et le ressort détendu (x0 = 0). Nous allons incliner
progressivement cette paroi en faisant croı̂tre θ de 0 à π/2. On notera θ+ les
angles lorsque l’on part dans le sens croissant, θ− dans le cas contraire. En
partant de cette situation, on voit que la composante du poids tangentielle
à la paroi augmente en proportion de P sin θ+ . Le ressort n’étant pas bandé,
c’est la seule force qui mobilise une force de friction égale et opposée à cette
composante (puisque la brique est immobile) jusqu’à ce que cette dernière
cède, lorsque tgθ+ 1 = µs . A partir de ce moment, la brique descend, sans
frottement, le long de la paroi jusqu’à ce que le ressort l’arrête dans la posi-
tion xθ+ , ce qui survient quand kxθ+ = P sin θ+ 2 . La brique étant de nouveau
2 2
à l’arrêt, la friction est dès lors réactivée et il faut incliner la paroi jusqu’à
l’angle θ+ 3 tel que kxθ+ = P sin θ+ + +
2 = P sin θ 3 −µs P cos θ 3 pour provoquer le
2
mouvement. On voit immédiatement que le processus de descente (analogue
au stick-slip abordé au paragraphe 2.2.1) comporte des moments de blocage
successifs aux points d’arrêts tels que :

k
x + = sin θ+ + +
i = sin θ i+1 − µs cos θ i+1 (3.1)
P θi
3.1. LA STATIQUE D’UN EMPILEMENT GRANULAIRE 75

L’angle θ+ s’approchant de π/2, on constate que la différence des angles


d’arrêt θ+ +
i+1 − θ i tend asymptotiquement vers 0 comme la correction en
cosinus due au terme de friction.
Si nous effectuons maintenant le trajet inverse en partant de la position
verticale et en ramenant peu à peu la paroi vers la position horizontale, nous
constatons que l’équation précédente s’écrit :

k
x − = sin θ− − −
i = sin θ i+1 + µs cos θ i+1 (3.2)
P θi
puisque la force de friction s’oppose à présent au mouvement ascendant de
la brique. On voit donc que les points d’arrêt de la brique sont différents à
l’aller et au retour, bien que les points de départ et d’arrivée puissent être
les mêmes.

kx

θ
90

Hystérésis mécanique. Elongations successives du ressort de la figure (a) au cours d’une


expérience à angle croissant et décroissant. On a pris µs = 0, 3.

Une travail expérimental élémentaire permet de confirmer globalement la


validité du modèle décrit dans la figure ci-dessus. Cependant, il est intéressant
de noter que le point de fonctionnement obtenu pour θ = π/2 peut présenter
un comportement particulier. En effet, on observe, lorsque la brique est
presque à la verticale, que son contact, et donc le mécanisme de friction,
doit, pour être actif, mobiliser une zone de microaspérités travaillant en
régime plastique (voir 2.2.1). Cela exige que la force de contact soit suff-
isante pour percer la couche de film très mince (corps gras ou autre) qui
recouvre, sauf précautions particulières, la surface des matériaux usuels. On
observe donc qu’en régime θ décroissant la brique suit, de manière continue,
la courbe en sin θ, lorsque θ reste proche de π/2. Autrement dit, il apparaı̂t
que la force de friction agit à partir d’un certain seuil, lorsque la force qui
presse les solides en contact est d’intensité suffisante.
D’autre part, on peut proposer une généralisation simplifiée du mécanisme
d’hystérésis mécanique à partir de l’exemple élémentaire que nous avons
considéré ci-dessus. En effet, on observe une relation de récurrence entre les
différents points d’arrêt du système telle que :
76CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION


→ −→ − → −→ −→ −→
F (θi ). T = F (θi+1 ). T + εµs F (θi+1 ) N

→ − →
N et T représentent les vecteurs unitaires parallèles et perpendiculaires
au déplacement de l’objet et ε vaut ±1 selon le sens du déplacement. On sait
que µs = tgθs , où θs est l’angle classiquement appelé “angle de Coulomb”,
suivant lequel il faut incliner la paroi pour observer le premier décollement
(dans le sens ascendant) de la brique.
On perçoit très bien le caractère subtil et indéterminé du bilan des forces
de ce système à l’équilibre en se posant la question suivante : nous inclinons
la paroi d’un angle θi donné (plus grand que arctan µs ) et le ressort est
détendu. Comment va se positionner une brique que nous appliquons sur
le plan incliné en contact avec la paroi et avec le ressort ? Si on a bien
suivi la démonstration précédente, on réalise immédiatement que la position
d’équilibre dépend de la manière dont nous déposons la brique et en parti-
culier de l’ordre dans lequel se feront les points de contact, avec le ressort
d’une part, avec la paroi d’autre part. Envisageons successivement les deux
modes de positionnement :

— Premier contact avec le ressort, second contact avec la paroi : le ressort


est d’abord comprimé jusqu’à ce que kx1 soit légèrement supérieur à
P sin θ. La brique rentre ensuite en contact avec la paroi et le ressort
qui ne peut se détendre qu’en mobilisant des forces de friction dirigées
vers le bas. On atteint donc un état d’équilibre donné par : kx1 =
P sin θ + µs P cos θ.
— Premier contact en glissant la brique vers le bas le long de la paroi.
Second contact avec le ressort qui se contracte éventuellement : les
forces de friction, mobilisées en premier, s’opposent au mouvement
vers le bas et sont donc dirigées vers le haut, en s’opposant au poids.
Le ressort sera contracté jusqu’à ce que : kx2 = P sin θ − µs P cos θ.

On voit bien que les deux positions d’équilibre ne sont pas identiques et
que l’équilibre dépend de la manière dont le contact a été réalisé.
Il est impossible de prévoir la position d’équilibre et le bilan des forces à
moins de connaı̂tre, de manière détaillée, l’histoire de la mise en équilibre.
On peut réfléchir aux analogies que le comportement de ce système
présente avec l’hystérésis observée dans les composés magnétiques. Dans ces
derniers, l’hystérésis provient (du moins, en partie) du caractère irréversible
de la formation et de la destruction des frontières des domaines. Il est
évident, dès maintenant qu’un milieu granulaire présente, même au repos,
un certain nombre d’indéterminations quant au bilan des forces de con-
tact et l’on s’attend à éprouver de grandes difficultés lorsqu’on cherchera à
modéliser, de manière détaillée, l’équilibre d’un tel édifice.
3.1. LA STATIQUE D’UN EMPILEMENT GRANULAIRE 77

Le cheminement des contraintes dans un granulaire


Le désordre des contacts et des forces de frottement, inhérent à tout
édifice granulaire réel, permet déjà de comprendre que ces matériaux puis-
sent présenter, du point de vue de l’élasticité, des comportements inhab-
ituels. En particulier, on réalise immédiatement qu’une contrainte extérieure
appliquée à de tels empilements tend à suivre des chemins impliquant les par-
ticules en contact (ou connexes). De même, on observe que des contraintes
progressivement croissantes appliquées à des empilements provoquent non
seulement une déformation des granules du matériau, mais surtout un en-
richissement des chemins de contraintes qui impliquent un nombre de plus
en plus important de particules. On conçoit aisément que la rigidité du
matériau augmente avec la contrainte, s’écartant sensiblement de la loi de
l’élasticité linéaire (loi de Hooke). Ces phénomènes, assez spécifiques des
matériaux granulaires, leur confèrent des propriétés élastiques particulières
dont certaines ont fait l’objet d’applications très utiles2 . Cette propriété de
l’enrichissement des chemins de contacts sous l’action d’une contrainte a été
mise en évidence par une très belle expérience due à Dantu [26] qu’il est
utile de commenter ici.
P

Chemin des contraintes dans un matériau granulaire 2D comprim [d’aprs Dantu].

Dan l’expérience de Dantu on utilise un matériau granulaire un peu


particulier, constitué par un empilement de cylindres de verre transparents
placés dans une boı̂te à fond plat. Le matériau est comprimé par un piston
schématisé sur le dessin. Les génératrices de ces cylindres étant perpendic-
ulaires au plan de la figure, il est dès lors aisé d’observer les déformations
subies par ces cylindres en disposant d’un éclairage arrière et d’une paire de
polariseurs croisés placés devant et derrière la cellule contenant le matériau.
Cette méthode, connue sous le nom de photoélasticimétrie, est très utilisée
dans l’industrie. Elle permet, comme dans l’exemple ci-dessus, d’obtenir une
2
C’est le cas des ballasts de graviers qui stabilisent les voies de chemin de fer. Leurs
propriétés d’élasticité non linéaire (ils deviennent plus durs lorsqu’ils sont comprimés) leur
permettent de conserver souplesse et résistance pour les charges les plus variées.
78CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

sorte de cartographie de l’état des contraintes d’un matériau soumis à des


déformations variées.

L’observation de l’image et, surtout, du film ainsi obtenu est partic-


ulièrement riche en informations de différentes natures. D’une part, on re-
marque qu’une variation de la contrainte appliquée par le piston provoque
l’apparition et la disparition de chemins de contraintes complexes (d’ailleurs
plus ou moins fluctuants) dans le matériau granulaire, avec un enrichisse-
ment global lorsque la contrainte augmente. D’autre part, et cela est partic-
ulièrement visible sur cette image, et en présence d’une contrainte verticale,
on observe une fuite des chemins de contrainte vers les parois latérales du
récipient. Ce comportement, bien différent de celui que nous pouvons ob-
server dans le cas de la compression d’un solide homogène, constitue une
information essentielle dont nous ferons fréquemment usage par la suite. On
peut écrire, de manière simpliste, qu’un matériau granulaire ainsi constitué
présente une tendance marquée à rediriger les forces dans des directions per-
pendiculaires à la contrainte initiale. Cette propriété des matériaux granu-
laires conduit, en particulier dans le cas des forces liées à la gravité, à des
effets importants et spectaculaires connus sous le nom d’effets de voûte ou
effets d’arche que nous avons déjà évoqués au chapitre 1.

Dans un premier temps, nous allons dégager, sur un exemple partic-


ulièrement simple, les conditions de stabilité d’une voûte constituée par un
empilement de granules frottants empilés sur deux supports horizontaux.
Considérant le schéma (c) de la figure précédente, nous nous posons la ques-
tion suivante : quelle est la forme de la courbe que doit suivre la chaı̂ne
des contacts pour assurer la stabilité optimale de cet édifice ? Nous dis-
tinguerons deux types d’édifices, selon que celui-ci est constitué de partic-
ules en équilibre sous l’action de leur propre poids, ou que cet empilement
supporte une charge répartie sur l’ensemble de la structure :

Voûte en équilibre sous son propre poids :


→ −

soit ρ la densité linéique de la chaı̂ne et F A et F B les forces s’exerçant
aux extrémités du segment élémentaire dl comme cela est représenté sur la
figure ci-dessous :
3.1. LA STATIQUE D’UN EMPILEMENT GRANULAIRE 79

FA

B
dl
A ρ g dl
F
B

Chaı̂nage de contacts pour la création d’une voûte.


En considérant ce schéma, on réalise que la voûte sera stable si et seule-
ment si aucun moment de flexion ni aucune force de cisaillement ne sont
actifs au niveau des points de contact des billes empilées. On comprend
aussi qu’une force de cisaillement est tolérable dans la mesure où l’on reste
en régime de frottement sec, ce qui requiert des conditions particulières que
l’on peut rechercher à titre d’exercice. Pour simplifier, nous chercherons dans
la suite à annuler l’ensemble de ces forces ou de ces moments déstabilisants
−→ −

en écrivant que les forces résultantes F A et F B restent alignées avec les
tangentes à la courbe aux points A et B.
L’équilibre du segment (supposé rigide) considéré implique que :


→ −
→ −→
F A + F B + ρ−

g dl = 0
Si θ est l’angle que fait le segment dl avec l’horizontale, on a, en coor-
données cartésiennes :
dx/dl = cos θ ; dy/dl = sin θ et dx2 + dy2 = dl2 .
L’équation d’équilibre, projetée sur les axes horizontaux et verticaux
donne :

dx
F = Fh (3.3)
dl
où Fh représente la composante horizontale de la tension de la voûte.
C’est une contrainte imposée par les conditions extérieures.

µ ¶ µ ¶
dy dy
F − F − ρgdl = 0
dl A dl B
C’est-à-dire :

µ ¶
d dy
F + ρg = 0
dl dl
80CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

qui, combinée avec l’équation 3.3, donne :


µ ¶
d dy ρg
+ =0 (3.4)
dl dx Fh
On obtient l’équation différentielle de la courbe cherchée :
s µ ¶2
d2 y ρg dl ρg dy
2
=− =− 1+
dx Fh dx Fh dx
dont la solution est connue :
µ µ ¶ ¶
Fh ρg
y=− cosh − x − 1 (3.5)
ρg Fh
On reconnaı̂t (si on ne l’avait pas deviné auparavant) l’équation d’une
chaı̂nette inversée représentant la courbe décrite par un fil pesant ou une
chaı̂ne, flexible en tout point, suspendue par ses extrémités. Il est important
de réaliser ici, concernant l’édifice que nous avons considéré, que ”flexible
en tout point” signifie que les particules composant la voûte peuvent rouler
les unes sur les autres, mais ne peuvent en aucun cas glisser. Autrement
dit, cette voûte de matériaux granulaires sera correctement représentée par
l’équation 3.5 ci-dessus, si et seulement si les particules sont en condition
de roulement sans glissement, ce qui implique des conditions spécifiques que
nous avons énoncées au paragraphe 2.2.2.
Il est possible, en procédant de la même manière, d’écrire l’équation de
la courbe représentative d’une voûte supportant une charge dont on connaı̂t
la distribution. Nous nous limiterons ici au cas le plus simple, celui d’une
charge également répartie.

Un bel exemple de la stabilité des voûtes qui ont traversé les siècles : l’aqueduc de
3.1. LA STATIQUE D’UN EMPILEMENT GRANULAIRE 81

Maintenon construit sous Louis XIV.

Voûte supportant une charge également distribuée :


Supposons maintenant que la chaı̂ne est de densité linéique négligeable
et qu’elle supporte une masse linéique m0 également répartie ; on a alors
m0 gdx = ρgdl. Nous réécrivons l’équation 3.4 :

µ ¶
d dy m0 g dx
+ =0
dl dx Fh dl

Soit :

d2 y m0 g
+ =0
dx2 Fh
En considérant que le point le plus haut est à l’origine avec une tangente
horizontale, on obtient :

1 m0 g 2
y=− x
2 Fh
Cette fois-ci, on obtient une voûte de forme parabolique. La tension dans
la chaı̂ne des contacts au point d’abscisse x est donnée par un calcul simple :
On trouve que :

s µ ¶2 q
dy
F (x) = Fh 1+ = Fh2 + (m0 g)2 x2
dx

Une telle représentation dans un espace à trois dimensions conduit à une


voûte en forme de dôme qui doit suivre une géométrie telle que y ∝ x3 ; c’est
un objet assez différent de la forme parabolique que nous avons indiquée en
2D. Une modélisation récente retrouve ces formes de chaı̂nettes à partir
d’arguments un peu différents [27].

3.1.2 Relations contrainte-déplacement


Granules sphériques monodispersées
Il est utile de rappeler ici qu’en l’absence de tout désordre de points
de contact et d’interaction de friction, un réseau théorique parfait, de type
triangulaire compact (en 2D) ou de type hexagonal compact (en 3D) tel
que l’empilement “boulets de canon”, et bloqué entre deux parois verticales
indéformables, présente un comportement entièrement décrit par la loi de
82CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

pénétration de Hertz (paragraphe 2.2.2), laquelle énonce que la déformation


relative d de deux sphères en contact soumises à une force f est telle que
3
f ∝ d2 .
Ainsi la déformation relative D d’un réseau parfait soumis à une force
3
verticale F suit-elle une loi du type F ∝ D 2 , qui diffère de la loi de Hooke
valable pour un solide élastique qui s’écrirait, bien entendu, F ∝ D . On
voit déjà qu’en l’absence de toute complication liée à la nature désordonnée
des contacts et des frottements, la relation contrainte-déformation d’un em-
pilement de sphères est naturellement non linéaire.
Comme nous l’avons remarqué ci-dessus, le mécanisme de création et
d’enrichissement de chemins de contacts sous contrainte constitue une autre
source de non-linéarité (un article classique sur ce sujet est indiqué à la
référence [?]). D’autre part, le désordre et, surtout, l’indétermination des
chemins de contrainte en présence de forces de friction constituent une com-
plication difficile à surmonter. C’est pourquoi, dans la suite de ce paragraphe,
nous négligerons ces interactions en ne conservant que le désordre des con-
tacts liés à la dispersion des diamètres des granules supposés parfaitement
dénués de frottement sec.

Granules de tailles différentes : lois de puissance et analogie électrique :

Si on considère maintenant3 , comme c’est d’ailleurs le cas dans la réalité,


que notre empilement de granulaires présente une dispersion dans le rayon
r de ses particules tel que r ⊂ [r + dr, r − dr] , dr étant relativement pe-
tit, nous trouvons que l’empilement réalisé est encore très proche de celui
du ”cristal parfait”. Cependant, comme nous l’avons noté, cet empilement
présente un désordre important des points de contact et les contraintes chem-
inent suivant les chaı̂nes de billes connexes. Considérons à présent deux billes
(ou boulets) situées en proches voisines dans le réseau mais non en contact.
Il est clair qu’une compression progressive de l’environnement aura, dans un
premier temps, pour effet de rapprocher ces deux particules sans pour autant
les mettre en contact et, donc, sans perturber le cheminement des contraintes
préexistant. Si la compression externe augmente, on finira par rapprocher
ces deux particules suffisamment pour qu’elles viennent en contact, ce qui
aura, cette fois-ci, pour effet d’enrichir éventuellement les chemins des con-
traintes. A l’inverse, si le matériau subit une dilatation, les deux billes ne
viendront jamais au contact.
Ces constatations élémentaires suggèrent une analogie électrique schématisée
par la caractéristique I(V ) d’une diode représentée ci-dessous :

3
Pour une discussion plus complète de ce problème, voir l’article de S. Roux [9].
3.1. LA STATIQUE D’UN EMPILEMENT GRANULAIRE 83

(déformation)
(Force externe)
Vs V

Caractéristique schématique d’une diode analogue à la relation déformation-contrainte


d’un réseau présentant une dispersion de taille des composants.
Cette analogie présente au moins un intérêt pédagogique car elle indique
une méthodologie pour traiter le problème de l’enrichissement du réseau des
chaı̂nes de contact. Elle présente l’avantage de nous ramener à des problèmes
dont les solutions théoriques et expérimentales sont déjà connues. Il est clair
cependant qu’elle demande à être maniée avec précaution compte tenu du
fait que les quantités mises en jeu sont de nature différente. En effet, le
courant I et la tension V sont des vecteurs tandis que leurs analogues, la
déformation D et la contrainte externe, sont normalement des tenseurs du
deuxième ordre. On peut montrer que, dans la configuration élémentaire que
nous avons choisie, cela ne constitue pas un inconvénient rédhibitoire. On
peut donc écrire les relations I(V ) dans les deux domaines utiles :

I = c(V − Vs ) lorsque V > Vs


I=0 lorsque V < Vs
où c est la “conductance” en régime de contact.
L’analogie avec le problème de l’enrichissement des contacts sous con-
trainte peut être comprise si on considère le processus suivant : soit un réseau
(par exemple, bidimensionnel) aux nœuds duquel on a placé une série de
diodes présentant des caractéristiques du type de celles qui est représentée
sur la figure précédente, avec des tensions de seuil Vs aléatoirement dis-
tribuées autour d’une valeur moyenne. On applique une tension V progres-
sivement croissante à ce réseau de diodes. Il est clair qu’à mesure que la
tension augmente les différences de potentiels croissantes aux bornes des
diodes du réseau vont progressivement fermer des contacts et conduire peu
à peu à l’émergence de trajets percolants (c’est-à-dire faisant intervenir des
diodes connexes) traversant le réseau. Le problème théorique est compliqué
par le fait que l’indétermination résulte de la combinaison de deux inconnues.
D’une part, la position des diodes conductrices pour une tension V donnée,
d’autre part la participation de ces diodes à la conduction de l’ensemble.
Si le problème théorique est assez ardu, rien n’empêche d’essayer une sim-
ulation sur ordinateur de ce problème. Ces simulations numériques [28] ont
84CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

fourni un résultat très proche du résultat obtenu à partir des expériences


réelles [29]. Ainsi on trouve que :

F ∝ (D − D0 )3.5

ce qui met en évidence un comportement élastique non-linéaire (le matériau


devient plus rigide lorsqu’il est comprimé) en puissance proche de 7/2 qui
s’écarte sensiblement de la loi de puissance de Hertz (en 3/2 ). Il est d’ailleurs
remarquable que les expériences n’aient pu mettre en évidence, même sous
forte pression, l’existence d’un régime de Hertz en puissance 3/2 attendu
lorsque la totalité des billes sont venues au contact, alors que le modèle
théorique le prévoit. Il semble bien, au moins dans les conditions idéales que
nous avons décrites ci-dessus, que la rigidité d’un matériau granulaire soit
essentiellement due à l’enrichissement progressif des chaı̂nes de contact.

3.1.3 Deuxième principe : dilatance de Reynolds

Dans un article publié en 1885 [?], Reynolds observait qu’“un matériau


granulaire fortement compacté placé dans une enveloppe flexible, voit in-
variablement son volume augmenter lorsque cette enveloppe est déformée. Si
cette enveloppe est inextensible mais déformable, aucune déformation n’est
possible jusqu’à ce que les forces appliquées brisent l’enveloppe ou fraction-
nent le matériau granulaire”. Cette observation est demeurée jusqu’à présent
l’un des grands principes de la physique des matériaux granulaires. Elle con-
stitue ce qui est maintenant connu sous le nom de “principe de dilatance”
de Reynolds.
Ce principe, qui reflète sans doute une des caractéristiques essentielle de
la physique des granulaires, peut être observé aisément dans des expériences
simples telle que celles qui sont décrites ci-dessous :
Nous avons tous remarqué que lorsque nous marchons sur une plage de
sable mouillé, le sable s’assèche rapidement autour de l’empreinte de notre
pied. Cela peut être expliqué à partir du principe de dilatance qui indique
bien que la déformation imposée au sable par notre pied doit s’accompag-
ner d’une augmentation de volume de la masse granulaire qui aspire l’eau
résidant en surface, donnant ainsi l’impression que le sable s’assèche sur le
pourtour de notre empreinte.
Le dessin suivant schématise une expérience simple que l’on peut réaliser
avec un ballon d’enfant rempli de sable et d’un liquide coloré.
3.1. LA STATIQUE D’UN EMPILEMENT GRANULAIRE 85

Tube contenant
un liquide coloré

sac en caoutchouc
(sable + liquide coloré)

Illustration du principe de dilatance de Reynolds : on remplit un ballon en caoutchouc


de gros sable et d’un liquide coloré. Un petit tube de verre perçant l’enveloppe et
plongeant dans le liquide est lui-même à moitié rempli de liquide coloré. A l’inverse de ce
que l’on attend, le niveau du liquide s’abaisse dans le tube lorsque l’on serre le ballon
dans sa main : pour se déformer, le sable, préalablement tassé, doit se dilater et, donc,
provoquer une augmentation du volume de l’enveloppe.

Il est important de rappeler ici que le principe de dilatance doit être pris
dans son intégralité. En particulier, la précision que le matériau granulaire
doit être initialement “fortement compacté” est absolument essentielle. Le
but de la discussion que nous allons mener ci-dessous est de montrer, sur
un exemple particulièrement simple et probablement un peu réducteur, les
limites du principe de dilatance tel qu’il a été exposé par Reynolds.

Déformations d’un losange élémentaire

De manière à illustrer notre propos, nous allons calculer les paramètres de


la déformation d’un composant d’un matériau granulaire simplifié à l’extrême.
Celui-ci est constitué de quatre disques placés comme l’indique le schéma
ci-dessous. Le modèle impose qu’au cours de toute déformation les quatre
disques restent en contact. Dans la réalité, cette configuration est obtenue
avec un empilement bidimensionnel régulier de petites billes monodispersées
(c’est-à-dire identiques entre elles).
86CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

R
R
θ S

Losange destiné à modéliser une cellule élémentaire d’un granulaire 2D monodispersé.

Sous l’action des sollicitations indiquées par les flèches sur le schéma,
nous allons déformer ce losange élémentaire qui relie les centres des qua-
tre disques en contact, en observant les variations de la surface totale oc-
cupée par cet objet. Cette surface est la somme des surfaces des disques
(que l’on suppose indéformables au cours de cette opération) et du petit
secteur curviligne S délimité par les quatre disques. Soient hv et hl les
longueurs respectives des diagonales verticale et horizontale du losange. On
constate immédiatement que la surface des quatre secteurs de disques situés
à l’intérieur du losange est constante au cours de la déformation et vaut
πR2 . Ainsi, la surface totale St couverte par l’objet vaut :

hl hv
St = 3πR2 + (3.6)
2

Avec, bien entendu : h2l + h2v = 16R2 . On voit donc que la surface totale
couverte par l’objet varie comme :

s µ ¶
q h2l
hl
∆St ≈ 16R2 − h2l = 2hl R 1−
2 (4R)2

où hl ne peut varier qu’entre 2R et 4R cos π6 (lorsque les disques du haut


et du bas viennent en contact).
Il est intéressant de considérer le graphe de la variation de surface totale
∆S (en unités de 4R2 ) en fonction de la longueur de la diagonale hl (en
unités de 2R ). Le graphe est représenté ci-dessous.
3.1. LA STATIQUE D’UN EMPILEMENT GRANULAIRE 87

∆S
1.00

Régime de Régime
0.90 Reynolds Solide

0.80
1 1.2 1.4 1.6 1.8
hl

Variation de la surface totale de l’objet (en unités de 4R2 ) en fonction de la distance des
billes (en unités de 2R ) placées sur l’axe horizontal. La droite inclinée représente le
comportement d’un solide homogène bidimensionnel dont la surface diminue lorsqu’il est
comprimé.

Si on se réfère à ses connaissances en mécanique des solides homogènes


et isotropes, on remarque que ce dessin présente un certain nombre de car-
actéristiques inhabituelles. En effet, comme on peut le constater sur l’image
précédente, une compression minime suivant l’axe vertical induit une aug-
mentation importante de la distance horizontale hl . Ainsi, dans la première
partie de la courbe ∆St (hl ) (jusqu’au maximum), une compression de ce
“matériau” induit une augmentation globale de sa surface, contrairement au
comportement habituel des solides homogènes qui, eux, voient leur volume
diminuer lorsqu’ils sont placés sous contrainte uniaxiale. Par contre, cela est
conforme au principe énoncé par Reynolds, à ceci près que le matériau en
question ne présente pas nécessairement la caractéristique imposée par le
principe de dilatance, à savoir être un empilement “fortement compacté”
sauf lorsque les deux billes latérales sont en contact. A l’inverse, on observe
que, dans la partie droite de la courbe précédente, le granulaire élémentaire
que nous avons considéré voit sa surface diminuer lorsqu’il est comprimé,
cette fois-ci en conformité avec notre intuition habituelle qui dérive de notre
connaissance de la mécanique des solides. Ainsi voit-on que le principe de
Reynolds peut et doit dépendre du mode d’empilement des granulaires de
manière subtile. On réalise ici à quel point l’assertion ”fortement compacté”
manque de précision. Dans le même ordre d’idée, on peut concevoir et réaliser
des empilements de granulaires qui n’ayant pas au départ une compacité
maximale, voient leur volume diminuer lorsqu’ils sont déformés.
88CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

Réseau plan carré Réseau triangulaire


16x16 16x16

La structure granulaire de gauche n’obéit pas au principe de Reynolds, car l’empilement


présente une compacité minimale. Son volume décroı̂t pour toute sollicitation extérieure.
Par contre, la structure de droite, qui représente l’empilement de compacité maximale,
vérifie bien le principe de Reynolds.

On peut, à titre d’illustration, tenter de calculer les paramètres de déformation


effectifs de ce matériau en suivant la méthodologie utilisée en mécanique
des solides. Comme nous n’avons aucune idée de la résistance élastique
(anisotrope) de l’objet que nous avons considéré, il est hors de question d’es-
sayer d’introduire les constantes élastiques effectives du système. Cependant,
on peut définir, dans un premier temps, l’analogue du coefficient de Poisson
(qui est, rappelons-le, défini habituellement pour un matériau homogène et
isotrope) σ, pour une déformation telle que celle qui est représentée sur la
figure où une contraction relative du bras vertical uv = (dhv /hv ) induit une
dilatation relative du bras horizontal ul = (dhl /hl ) telle que :

ul dhl hv
σ=− =−
uv dhv hl

La conservation du carré des longueurs des diagonales lors de toute


déformation impose que hl dhl + hv dhv = 0. Ce qui donne un “coefficient
de Poisson” pour ce losange égal à :

µ ¶2
hv
σ=
hl

Ainsi et dans le cas où les deux disques placés sur l’horizontale sont en
contact et où l’on a affaire à un empilement triangulaire compact en deux
dimensions (qui est l’équivalent de l’empilement hexagonal compact en trois
dimensions), l’analogue du coefficient de Poisson vaut 3. Il faut remarquer
que cet empilement de disques durs conduit à un “coefficient de Poisson”
anormalement grand par rapport à celui d’un solide ordinaire pour lequel la
3.1. LA STATIQUE D’UN EMPILEMENT GRANULAIRE 89

stabilité thermodynamique4 impose que σ ≤ 0, 5. Le coefficient σ diminue


au fur et à mesure que les disques placés sur la verticale sont rapprochés
l’un de l’autre. Une valeur remarquable est d’ailleurs σ = 1, qui correspond
à la situation où le losange est un carré et qui marque l’apogée de la courbe
précédente et le passage du régime de dilatance de Reynolds au régime de
comportement d’un solide homogène. On peut d’ailleurs démontrer ceci de
manière simple en dérivant l’équation 3.6. On obtient :

1
dSt = (hl dhv + hv dhl )
2
qui, rapprochée des équations donnant la définition de σ, conduit à :

1
dSt = hl dhv (1 − σ)
2
Cette équation montre bien que le signe de la variation de la surface
totale St change lorsque σ = 1 . On voit que le principe de dilatance de
Reynolds cesse de s’appliquer, au moins dans le cas que nous venons de
considérer, lorsque le “coefficient de Poisson” effectif devient inférieur ou
égal à 1.

Déformation d’une ligne de losanges placés entre deux parois


Il est intéressant d’introduire, dès à présent, la notion de récipient qui
joue un rôle essentiel dans la physique des granulaires, ainsi que nous aurons
l’occasion de le constater à plusieurs reprises dans la suite de ce chapitre.
Il est d’ailleurs important de remarquer que le modèle élémentaire que
nous avons examiné dans ce paragraphe ne peut exister en l’absence de
parois verticales qui bloquent la fuite des billes latérales vers l’extérieur, ou
en l’absence de frottements secs disque-disque qui peuvent assurer la sta-
bilité de l’édifice5 . L’existence de ces parois que l’on doit considérer comme
déformables introduit dans ce problème le module d’Young correspondant
à la résistance oppposée au déplacement latéral des disques. Afin de sim-
plifier l’écriture et sans inconvénients pour le but que nous poursuivons,
nous allons supposer (abusivement) que ces parois verticales subissent une
4
Il ne faut pas en déduire pour autant que le principe de stabilité thermodynamique
ne s’applique pas dans le cas présent. La grande valeur du coefficient σ que nous avons
trouvé ici résulte simplement de l’anisotropie locale du matériau hétérogène. On peut
aisément s’en convaincre en imaginant de petits objets constitués de bras et de cliquets
dont le coefficient de Poisson est négatif, ce qui est rigoureusement impossible pour un
objet homogène et isotrope.
5
On peut, à titre d’exercice, chercher les conditions de stabilité de cet édifice en intro-
duisant un coefficient de frottement statique entre les disques. On constatera que l’édifice
doit s’écrouler lorsque la force appliquée sur les disques verticaux atteint une valeur cri-
tique déterminée par l’angle de frottement de Coulomb.
90CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

déformation homogène uniaxiale et horizontale, caractérisée par un vecteur


déformation ul = σ l /E, où σ l est la contrainte exercée par les disques, sup-
posés indéformables, sur les parois et E le module d’Young du matériau de
ces parois.
La stabilité étant ainsi assurée et le frottement sec entre les billes étant
négligé (disques parfaitement durs et lisses), nous allons répondre à la ques-
tion suivante : sachant que l’on exerce une contrainte6 σ v sur les disques
supérieur et inférieur, quelle est la contrainte exercée sur les parois latérales
du récipient ? Nous pouvons illustrer ce calcul en considérant que nous
résolvons le problème de l’équilibre des contraintes dans les trois couches
supérieures du matériau triangulaire compact représenté dans la partie droite
de la figure précédente. On constate en effet que cet empilement est constitué
par une série de losanges élémentaires semblables à celui que nous étudions
dans ce problème. Nous verrons plus tard comment résoudre la question de
la répartition des contraintes dans un ensemble constitué d’un grand nombre
de ces couches élémentaires superposées (paragraphe 3.1.4)
Le losange considéré (ou la série des losanges de la figure précédente)
n’exerce, par lui-même, aucune résistance à la contrainte7 appliquée sur les
disques placés verticalement. Il se contente de rediriger les déplacements (les
déformations, en mécanique des solides) vers les parois latérales du récipient.
Le système étant non dissipatif, la loi de la conservation du travail des forces
s’applique, et on voit immédiatement que la contrainte appliquée aux parois
latérales σ l est telle que :

σ l dhl = σ v dhv (3.7)

Soit, compte tenu de la définition du coefficient de Poisson donnée plus


haut :

1
σ l = − √ σ v = Kσ v
σ

Expression dans laquelle nous avons introduit le coefficient K que l’on


appellera coefficient de redirection8 vers la paroi d’une contrainte exercée
6
Il ne doit pas y avoir de confusion entre le coefficient de Poisson qui ne porte pas
d’indice et le tenseur des contraintes qui, lui, en porte un.
7
En toute rigueur, il faudrait plutôt parler de forces que de contraintes dans ce
problème. Néanmoins, et de manière à adhérer aux concepts connus en mécanique des
solides, nous avons opté pour cette extension de langage qui n’introduit pas d’anomalie
dans cet exposé.
8
Dans la suite, nous utiliserons fréquemment le mot “redirection” qui signifie qu’une
partie de la contrainte verticale s’exerçant dans le matériau génère une composante hori-
zontale qui s’exerce donc vers les parois. On pourrait aussi utiliser le mot “réorientation”
dans cette modélisation simplifiée.
3.1. LA STATIQUE D’UN EMPILEMENT GRANULAIRE 91

verticalement sur le matériau. Notons que ce coefficient est égal à l’inverse de


la racine carrée du coefficient de Poisson effectif et qu’il vaut à peu près 0, 58
dans le cas d’un empilement triangulaire compact. Comme nous le verrons
ci-dessous, ce coefficient K reflète le caractère imbriqué des empilement et
joue un rôle fondamental dans la physique des matériaux granulaires.

3.1.4 Récipient cylindrique : modèle de Janssen


Modèle générique : problème du silo
Janssen [?] a proposé dès 1895 un modèle heuristique du type “mécanique
des milieux continus” basé sur l’observation expérimentale qu’un milieu
granulaire avait une tendance marquée à rediriger les contraintes verticales
vers les parois latérales, dans l’esprit des modèles simples que nous avons
évoqués ci-dessus9 . Ce modèle, repris quelques années plus tard par lord
Rayleigh [4] , repose sur deux principes qu’il est important de bien préciser :
— Le milieu est considéré, du point de vue du traitement mathématique,
comme un milieu continu. Cette approximation, qui est évidemment
parfaitement discutable dans un milieu granulaire, permet d’écrire les
équations différentielles qui régissent le problème et d’obtenir des solu-
tions dont la ”solidité” par comparaison avec les résultats expérimentaux
peut a priori étonner.
— Une pression (ou une contrainte) verticale appliquée sur le matériau
génère automatiquement une pression (contrainte) horizontale qui lui
est strictement proportionnelle de sorte que :

ph = Kpv (3.8)

ce qui est effectivement conforme au modèle des lignes de losanges que


nous avons développé ci-dessus. Janssen [?] et lord Rayleigh [4] postulèrent
donc que cette description pouvait être étendue à un édifice plus complexe
que celui que nous avons considéré plus haut.
Il est utile de commenter brièvement ici l’approximation, apparemment
grossière, qui est faite en considérant un milieu granulaire comme un milieu
continu.
— Il est clair que l’écriture d’une équation différentielle impliquant des
variables d’espace ne pouvant tendre continûment vers zéro pose problème.
A l’évidence, la granulométrie du système impose une limite inférieure
à la variation élémentaire d’une variation dh (h mesurant l’altitude
9
Cette propriété n’est pas, en soi, spécifique des matériaux granulaires. On la retrouve
dans des matériaux tels que les caoutchoucs. Toutefois à la différence de ces derniers, les
granulaires que nous étudions sont non cohésifs. Nous en verrons les conséquences un peu
plus loin dans ce chapitre.
92CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

d’une tranche élémentaire de matériau). Cette objection peut être levée


si l’on se souvient que ce type d’approximation est assez fréquent en
physique et qu’il a conduit, dans la plupart des cas, à des modèles con-
fortés par l’expérience. C’est ainsi, par exemple, que l’on passe sans
trop de difficulté de la mécanique des édifices atomiques à la mécanique
des milieux continus. Il faut cependant garder en mémoire qu’une telle
approche ne peut concerner qu’un assez grand nombre de particules et
qu’il est vain d’espérer décrire des comportements locaux impliquant un
petit nombre de grains. Nous en verrons une illustration dans l’étude
de la dynamique où un modèle de type milieu continu ne permet pas
de comprendre les causes de la fragmentation subies par les milieux
granulaires agités ou en chutes guidées. En résumé, cette approche ne
peut s’appliquer, sans autre précaution, qu’aux édifices comportant un
grand nombre de particules10 .
— Le problème posé par la non-cohésivité d’un milieu granulaire sec
est encore plus fondamental. En effet, un granulaire est un milieu
hétérogène comportant, en son sein, des espaces vides. Compte tenu
des conditions que nous avons imposées dès le début, et qui impliquent
que les particules n’interagissent pas avec leur environnement gazeux,
il faut admettre que ces vides intergranulaires imposent des solutions
de continuité dès qu’il s’agit de propager des déformations ou des
contraintes dans le matériau. Il est facile de voir que la différentielle
d’une quantité telle que la pression dp peut n’avoir aucun sens dès lors
qu’il existe une solution de continuité dans le granulaire. En revanche,
celle-ci conserve sa signification si les particules restent en contact.
De même, l’intervention des rotations individuelles des particules peut
poser problème. La mécanique des solides continus et homogènes est à
même de traiter le problème des cisaillements mais éprouve de grandes
difficultés à tenir compte des rotations locales. Partant de cette idée,
on concevra aisément qu’un calcul de milieu continu puisse être mené
dans un milieu condensé dans lequel on peut effectivement assurer
une continuité des forces aux points de contact. On doit considérer
qu’une variable telle que la pression ne peut être réellement définie
que dans un milieu granulaire sans rupture des chaı̂nes de contact et
n’impliquant pas de rotations des particules individuelles. Nous ferons
bon usage de cette remarque dans la suite, notamment dans l’anal-
yse des fragmentations des granulaires en chute guidée (paragraphe
3.2.4). Autrement dit, nous considérerons que l’équilibre des forces de
pression n’est assuré que dans un édifice monobloc.

10
Une méthode pratique utilisable en simulation et permettant le passage des variables
discontinues (positions, vitesses des particules) aux variables macroscopiques thermody-
namiques habituelles (densité, vitesse d’ensemble et température) sera exposée au para-
graphe 6.1.3.
3.1. LA STATIQUE D’UN EMPILEMENT GRANULAIRE 93

— Les problèmes liés à la granulométrie et aux discontinuités de ces


matériaux peuvent devenir encore plus délicats quand on étudie la dy-
namique comme nous le verrons plus loin. Compte tenu des différents
temps de relaxation du système, une théorie de milieu continu peut
être pertinente pour des temps d’observation suffisamment longs (par
exemple, pour laisser aux chaı̂nes de contact le temps de relaxer) et
impropre pour des observations sur des temps courts. Il est d’ailleurs
assez courant, en physique, que les effets observés et leur description
soient radicalement différents selon la durée des observations. Nous en
verrons une illustration dans la suite de ce chapitre.
p V0

surface A

pV

périmètre P

p V+ dp V

Récipient cylindrique servant de base au modèle de Janssen.

En reprenant les définitions des variables représentées sur la figure ci-


dessus, on constate qu’une tranche d’épaisseur dh, située à l’altitude h, dans
un cylindre dont la section a une surface A et un périmètre P, est en équilibre
sous l’action de plusieurs forces :
- Comme la pression croı̂t avec la profondeur (h = 0 au sommet du
cylindre et h > 0 en bas), la tranche considérée est soumise à une force
dirigée vers le haut, qui vaut Adpv .
- Le poids de la tranche de hauteur dh est une force dirigée vers le
bas d’intensité ρgAdh où ρ est la densité volumique du matériau supposée
constante dans le volume d’une tranche.
- La résultante des forces de frottement à la paroi mobilisées par un
mouvement infinitésimal de la tranche vers le bas se trouve donc dirigée
vers le haut. Il ne s’agit pas là d’un choix arbitraire puisqu’on considère
que le matériau tend à se tasser sous l’effet de la gravité et qu’ainsi la force
de friction est bien mobilisée dans ce sens11 . Compte tenu des différentes
11
Il s’agit là d’un point essentiel à considérer avec attention. En effet, tout se passe
comme si Janssen et lord Rayleigh considéraient que les forces de friction sont sur le
point de céder aux parois et dans l’ensemble de l’édifice. Autrement dit, ce modèle ignore
complètement les indéterminations sur les forces de friction que nous avons évoquées au
paragraphe 3.1.1. En d’autres termes, les deux auteurs supposent que, dans l’inéquation
T ≤ µs N, c’est l’égalité qui se trouve vérifiée en tout point, ce qui est une hypothèse
hardie. On peut considérer, dès lors, que ce calcul concerne un empilement totalement
relaxé et constitue une modélisation aux temps longs. Nous verrons plus loin que la réalité,
notamment aux temps courts, est beaucoup plus complexe.
94CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

situations expérimentales que l’on peut rencontrer, il n’est pas interdit de


faire le choix contraire, comme nous le verrons plus loin. Cette force qui
s’exerce sur une surface latérale égale à P dh s’écrit donc µs ph P dh . Compte
tenu de la relation de redirection à la paroi (équation 3.8), cette force vaut
donc Kµs P pv dh. L’équation différentielle correspondant à l’équilibre de la
tranche considérée s’écrit :

Adpv + Kµs P pv dh. = ρgAdh

µ ¶
dpv P
+ Kµs pv = ρg (3.9)
dh A

qui est équivalente à :

d ³ (Kµs P )h ´ P
e A pv = ρge(Kµs A )h
dh
qui s’intègre aisément suivant :

P A P
pv e(Kµs A )h = ρg e(Kµs A )h + C (3.10)
P Kµs

C étant une constante à déterminer en fonction des conditions initiales.


A titre d’illustration, supposons que nous exercions une pression pv0 sur le
sommet de l’édifice en posant une masse de poids M g sur la surface A en
sorte que pv0 = M g/A. La constante C vaut pv0 − ρgA/P Kµs et l’équation
3.10 donne :

A h P
i P
pv = ρg 1 − e−(Kµs A )h + pv0 e−(Kµs A )h (3.11)
P Kµs

qui est une forme un peu généralisée de l’équation de Janssen.


En supposant maintenant que pv0 = 0, il est intéressant de réfléchir sur
les implications de l’équation précédente :
— Lorsque h ' 0, c’est-à-dire dans la partie supérieure de l’empilement
cylindrique, on observe que pv ' ρgh, ce qui correspond donc à une
pression verticale de type hydrostatique, analogue à celle qu’exercerait
une colonne de liquide de hauteur h.
A
— Lorsque h devient plus grand que P Kµs , la pression verticale arrive à
A
saturation en tendant vers une valeur maximale pv = ρg P Kµ .
s
3.1. LA STATIQUE D’UN EMPILEMENT GRANULAIRE 95

p sat
0 p
hydrostatique v

h saturée

Dépendance de la pression verticale en fonction de la hauteur.

— L’argument de l’exponentielle décroissante de l’équation 3.11 est de


la forme PAh Kµs , où P h représente la surface extérieure du cylindre
tandis que A est l’aire de sa section. Dans la suite, nous utiliserons ce
facteur que nous nommons facteur de forme S = P h/A. L’argument
de l’exponentielle décroissante s’écrit donc SKµs . Il est intéressant de
remarquer que ce produit χ que nous appellerons, pour des raisons
qui apparaı̂tront plus tard, paramètre de décompaction, est un nombre
sans dimension qui caractérise entièrement la répartition des forces
dans un empilement cylindrique. En effet, soit m = ρAh la masse de
la colonne de granulaire de hauteur h. La force verticale Fv s’exerçant
sur une tranche élémentaire à cette hauteur h vaut :

A ¡ ¢ mg ¡ ¢
Fv = pv .A = m 1 − e−χ = 1 − e−χ (3.12)
P hKµs χ

On voit que le poids apparent de la colonne cylindrique est réduit par


l’effet combiné de l’imbrication et du frottement aux parois, d’un facteur qui
ne dépend que du seul paramètre de décompaction χ, nombre sans dimen-
sion.

Applications

h R
h

cellule 2D cellule 3D

— Récipient cylindrique de diamètre D :


96CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

L’équation 3.11 s’écrit :


D ³ 4Kµs
´
pv = ρg 1 − e− D h
4Kµs

— Récipient bidimensionnel (2D) :


Une unique couche de granulaire est confinée entre deux plaques frontales
supposées sans frottement avec le granulat. En revanche, il existe une inter-
action de frottement entre le milieu granulaire et les parois latérales. Cet
empilement que l’on peut qualifier de bidimensionnel constitue un exemple
très utile de ce que l’on peut appeler un milieu modèle 2D. Nous en ferons
un grand usage par la suite. Soit ε l’épaisseur du matériau et L la largeur
de la cellule, le facteur de forme S de cet empilement est donné par :

Ph 2εh 2h
S= = =
A Lε L
car on ne considère que la partie utile, c’est-à-dire frottante, du périmètre.
Le paramètre de décompaction vaut χ = SKµs = 2Kµs h/L.
L’équation 3.11 devient :

L ³ 2Kµs
´
pv = ρg 1 − e− L h
2Kµs

qui nous servira par la suite (paragraphe 3.2.3).

3.2 Dynamique
Ainsi qu’on a pu s’en rendre compte dans l’analyse élémentaire précédente,
le problème de la statique du ”tas de sable” est loin d’être simple. Le
désordre des points de contact d’une part, le désordre et l’indétermination
des forces de frottement d’autre part, donnent naissance à des comporte-
ments non linéaires tout à fait spécifiques des objets granulaires. Nous nous
intéresserons désormais au comportement dynamique de ces matériaux et
nous pouvons pressentir dès à présent que la formation des voûtes, l’élasticité
non linéaire, les phénomènes hystérétiques, entre autres, vont conférer à la
dynamique des granulaires des caractéristiques propres qu’il nous faudra dis-
cerner. Dans un premier temps, nous allons examiner la question élémentaire
de la fluidisation ou de la décompaction12 de ces matériaux sous vibration.
12
Comme on le verra dans la suite, il est important de bien distinguer le sens de ces
deux termes. Fluidiser un granulaire sec, c’est lui conférer des propriétés dynamiques qui
le rapprochent d’un liquide ou d’un gaz, plutôt non visqueux ; le décompacter, c’est lui
donner la possiblité d’effectuer des mouvements internes de réorganisation, tels que, par
exemple, des mouvements de convection.
3.2. DYNAMIQUE 97

Cette sollicitation est en effet l’une des plus simples à modéliser, aussi bien
sur le plan théorique que sur le plan expérimental. Les écoulements spon-
tanés sous forme d’avalanches seront examinés au chapitre 4.
Passer de la statique à la dynamique fait intervenir un type d’interaction
que nous avons considérée au paragraphe 2.2.2 et qui peut, à côté des in-
teractions de friction, jouer un rôle primordial, en particulier dans le cas de
particules douées de coefficients de restitution élastique élevés. Il s’agit des
chocs. Nous allons donc poursuivre notre progression logique en examinant
le cas le plus simple possible, celui d’une colonne de particules sphériques
superposées, sans interactions avec les parois, et soumise à une vibration
sinusoı̈dale verticale. L’étude de cette situation, qui ne fait intervenir que
des interactions de choc à l’exclusion des frottements, va nous permettre
de dégager quelques principes généraux qui nous seront utiles dans la suite
pour la considération d’empilements 2D et 3D.

3.2.1 Colonne de billes soumise à une vibration verticale


L’analyse du comportement d’une colonne de billes vibrées constitue un
cas d’école qui présente un double intérêt [17] [?][30]. D’une part, cette étude
permet de mettre en évidence une grave difficulté dans la modélisation des
chocs lorsque les particules deviennent très proches. D’autre part, elle montre
l’existence de deux régimes bien distincts de réponse d’un milieu particulaire
à une sollicitation extérieure telle qu’une vibration : un mode dans lequel le
milieu reste condensé et se comporte, la plupart du temps, comme un bloc
solide, et un mode dans lequel les particules ne se rencontrent qu’à l’occasion
de chocs de courte durée et sont donc, la plupart du temps, dispersées.

N
billes

ω ω
(a) (b)

(a) représente le problème élémentaire de la ”balle rebondissante”, (b) le problème de N


billes superposées excitées sinusoı̈dalement par un vibreur.

Avant de réfléchir à la mise en équation et aux solutions de ce problème,


il est utile de garder en mémoire quelques ordres de grandeur.

Quelques ordres de grandeur


Comme nous l’avons vu au cours du paragraphe 2.1, la nécessité de
limiter les interactions aux chocs et aux frottements impose des particules
98CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

de taille bien supérieure à 100 microns. Considérons des billes, disponibles


dans le commerce, de diamètre typique 2R = 3 mm. Cette longueur z fixera
l’échelle du problème. Pour des raisons évidentes de commodité d’observa-
tion, il est souhaitable que les trajectoires des billes soient du même ordre
de grandeur. Compte tenu du fait que ce problème est régi par l’accélération
de la pesanteur g, fixer une échelle de taille au problème revient à fixer une
1
échelle des temps de vol balistique tv ≈ 2 (2z/g) 2 qui vaut une fraction du
dixième de seconde. Le plateau excitateur, soumis à une vibration sinusoı̈dale
d’amplitude A sin ωt, doit travailler dans la même gamme de temps, c’est-
à-dire à des fréquences d’une dizaine de hertz. Dans le même ordre d’idée,
l’amplitude de l’excitation A devra être suffisante pour lancer les billes dans
des trajectoires balistiques, ce qui suppose que l’accélération communiquée
à ces billes doit dépasser l’accélération de la gravité. Nous avons écrit plus
haut (paragraphe 2.3 ) qu’il était commode d’introduire un nombre sans
dimension, appelé l’accélération réduite Γ, tel que si l’accélération réelle est
γ , alors Γ = γ/g. Nous utiliserons dans la suite l’accélération réduite qui
correspond à l’accélération maximale, communiquée par le plateau en mou-
vement d’amplitude a = A sin ωt, telle que :

Aω 2
Γ= (3.13)
g
Compte tenu de ce qui précède, des grandeurs pratiques et typiques du
problème seront choisies : par exemple, si f = ω/2π = 20 Hertz, A sera
supérieur à 0.64mm et la vitesse maximale du plateau sera Aω = 8 cm/s.

Mise en équation
Le problème posé peut être résolu de la manière la plus élémentaire en
résolvant, événement par événement, les équations de Newton [30][?].
On met en place une itération impliquant alternativement des équations
de mouvement balistique :

1
zi (τ ) = zi0 (τ ) + vi0 τ − gτ 2 (i = 1, ..N ) (3.14)
2
où zi0 et vi0 sont mesurées juste après le choc précédent, puis des équations
régissant les chocs (équation 2.2 pour les chocs de deux billes entre elles et
équation 2.3 pour les chocs d’une bille et du plateau excitateur) représentées
par des transformations linéaires du type :

· ¸ · ¸
ui−1 vi−1
= Ci−1,i (3.15)
ui vi
3.2. DYNAMIQUE 99

où ui et vi sont respectivement les vitesses de la bille i juste après et juste


avant la collision binaire, dans le référentiel du centre de masse des deux
objets en collision. Par convention, u0 et v0 font référence au plateau. Les
billes sont numérotées de bas en haut.

La gestion numérique et le choix de l’ordre de succession des événements,


chocs et trajectoires balistiques pour les N particules et le support, posent
un problème intéressant qui recouvre en fait une question de physique im-
portante. Sans entrer dans le détail des simulations sur ordinateur que nous
verrons au chapitre 6, nous nous limiterons ici à l’utilisation de l’algorithme
le plus simple et le plus naturel possible dont nous dirons qu’il est “géré
par les événements13 ”. Cet algorithme consiste à analyser séquentiellement
les événements dans l’ordre d’arrivée. Ainsi, en partant d’un temps t donné,
nous sommes en mesure de remplir une matrice T contenant la succession
des temps ti prévisibles auxquels un nouvel événement devrait survenir.
L’élément le plus petit tim de cette matrice donne la date du prochain
événement. Ce nouvel événement étant réalisé, c’est-à-dire résolu, nous recal-
culons la matrice T, et ainsi de suite. Cette procédure n’est, en soi, nullement
critiquable tant que l’on n’a pas affaire à deux chocs simultanés (au sens de
l’ordinateur et de la physique des chocs) entre lesquels il faudra bien effectuer
un choix plus ou moins arbitraire qui pourrait, en cas d’erreur, fausser grave-
ment la chaı̂ne des événements à venir. D’un point de vue encore plus réaliste
et en nous souvenant du calcul que nous avons effectué au paragraphe 2.2.2
où nous avons vu que les chocs duraient un certain temps (de l’ordre de la
microseconde, dans l’exemple étudié) et que ce temps dépendait de la vitesse
des objets en collision, nous réalisons que cette analyse peut conduire à une
certaine indétermination.

Ainsi, le mode de calcul qui utilise les équations de Newton pour le


calcul des trajectoires et les matrices de chocs (équation 3.15), “géré par les
événements”, se heurte à une difficulté majeure lorsque l’ordre de succession
des événements devient difficile à déterminer. Nous illustrons cela sur la
figure suivante, où on a représenté, pour une dizaine de billes, les trajectoires
zi (t) pour une période d’excitation et les intervalles de temps séparant les
événements.

13
En anglais on utilise le terme de “event driven” (ED) par opposition aux “time driven”
et autres méthodes séquentielles. Cette approche est aussi appelée “méthode collision-
nelle”.
100CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

Mouvements de 10 billes calculés en itérant les équations 3.14 et 3.15, avec εp = 0.6 et
ε = 1. Le dessin supérieur montre les positions des billes en fonction du temps. Le
dessin du bas donne les intervalles de temps entre deux chocs successifs.

On observe immédiatement, et ceci est de portée plus générale, que les


intervalles de temps entre deux événements consécutifs deviennent très pe-
tits (inférieurs à 10−7 seconde, dans cet exemple), lorsque les dix billes
se rapprochent et viennent pratiquement en contact. D’un point de vue
mathématique, on peut écrire que le contact sera obtenu pour un inter-
valle entre les événements tendant vers zéro. On réalise que cela est large-
ment illusoire car même un modèle aussi simple que celui du choc entre
deux billes montre que les billes restent en contact et se déforment pen-
dant des durées bien plus grandes que plusieurs dizaines d’intervalles de
temps élémentaires. On voit, sur cet exemple simple, que la modélisation
mathématique de cet objet se heurte à une objection majeure. On comprend
bien que le problème consiste à comparer deux temps du système, ∆τ c (la
durée du choc) et l’intervalle de temps élémentaire entre deux événements
∆tm,m−1 , et que le réalisme de la modélisation ne sera assuré que si et
seulement si ∆τ c ¿ ∆tm,m−1 . On peut aussi objecter que les distances in-
terparticulaires deviennent alors de l’ordre de grandeur des déformations et
des microaspérités des particules, ce qui remet sérieusement en question la
validité des équations 3.15. Ce type d’événement [?][?][?], très gênant en
matière de simulations numériques, est d’ailleurs connu, dans la littérature,
sous le nom de ”catastrophe inélastique 14 ”.
Il est possible de circonvenir ces difficultés en introduisant la notion de
bloc 15 . Pour cela, nous définissons une vitesse de coupure vc (cf. paragraphe
6.2.1) qui marque la distinction entre les billes que nous considérons comme
14
C’est seulement une catastrophe pour la modélisation, bien entendu. Comme on s’en
doute, ce terme, assez imagé, a été inventé par des spécialistes de calcul numérique sur
ordinateur.
15
Il s’agit là d’une méthode de régularisation typique destinée à contourner un point
d’accumulation des calculs. Nous en reparlerons au chapitre 6.
3.2. DYNAMIQUE 101

séparées de celles qui restent collées entre elles. Ainsi, lorsque les vitesses de
deux particules qui viennent d’entrer en collision présentent une différence
de vitesse ∆ui plus petite que vc , nous les considérerons comme faisant
partie d’un seul bloc. En pratique, on choisit vc aussi petit que possible (par
exemple 10−7 m/s) tout en restant compatible avec la précision de l’ordina-
teur. On vérifie aussi qu’une variation significative de cette valeur minimale,
n’entraı̂ne pas de modification sensible de la dynamique du système. On
teste ainsi la stabilité des solutions par rapport à cette vitesse minimale.
Bien entendu, on veille aussi à conserver le centre de masse du bloc au cours
des mouvements ultérieurs. Comme les masses n’interviennent jamais dans
ce problème, on voit que la notion de bloc doit être prise en compte par le
biais de la variable d’espace z(t). Ayant proposé un critère pour la formation
de bloc, il est indispensable de gérer, de manière particulière, le mécanisme
de choc faisant intervenir des blocs tout en autorisant la désagrégation de ces
agrégats multiparticulaires. Nous ne rentrerons pas ici dans le détail de ces
calculs que nous examinerons au paragraphe 6.2.2. Il suffit de savoir que des
approches différentes donnent des résultats convergents. Nous rapportons,
dans le dessin ci-dessous à titre d’exemple, un schéma collisionnel impliquant
des particules rassemblées en deux blocs qui se réorganisent différemment
après une collision bloc-bloc, traité selon le critère LRV.

choc
3

Trajectoires de 5 billes initialement regroupées en deux blocs de 3 et 2 billes. L’axe


horizontal représente le temps. On voit que les billes se regroupent de manière différente
après le choc. Ce résultat est obtenu par application du critère LRV.

Résultats : phase fluidisée et phase condensée

La résolution numérique des équations de Newton précédentes, effectuée


avec les précautions décrites ci-dessus, révèle des comportements spécifiques
et génériques qui semblent pouvoir être généralisés aux dimensions supérieures
2 et 3. Ces comportements, qu’il est utile de bien distinguer, bien que leur
frontière soit assez floue dans des situations intermédiaires, peuvent être
décrits de la manière suivante :
102CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

Fluidisation et condensation en fonction de l’accélération :

(a)

(b)

Trajectoire de 10 billes vibrées à 20 Hertz avec εp = 1 , ε = 0, 9 à deux accélérations


différentes. En (a) Γ = 8, 0 et le système est fluidisé. En (b) Γ = 1, 7 et le système est
condensé.

Dans le cas d’un coefficient de restitution élastique élevé (par exemple


ε = 0, 9 pour de l’acier ), le paramètre de contrôle est l’accélération réduite
Γ. Ainsi, comme cela est représenté sur le schéma ci-dessus, une colonne
d’une dizaine de billes, excitée à relativement forte accélération, se trouve
quasiment fluidisée. En revanche, à accélération réduite, cette colonne reste
coagulée sous la forme d’un bloc qui suit une trajectoire parfaitement en
phase avec celle du plateau excitateur. On dit alors que le système est ”ver-
rouillé” sur l’excitation. Ce comportement, particulièrement stable dans une
grande gamme de paramètres d’excitation (accélération Γ et fréquence f ),
n’est pas aisément prévisible sans effectuer le calcul complet. Néanmoins,
on peut donner une idée intuitive de la stabilité de cette solution et du ver-
rouillage des trajectoires de la colonne sur celle du plateau en effectuant le
raisonnement suivant : considérons une trajectoire balistique de l’ensemble
des billes, supposées presque coagulées entre elles et dissipant donc l’essentiel
de l’énergie que leur communique le plateau dans de multiples et fréquents
chocs mutuels, puisque les billes sont très proches. On observe que la colonne
présente alors un coefficient de restitution élastique effectif très faible (εp pe-
tit)16 . Le problème est identique à celui qui est posé par l’étude d’une seule
bille inélastique telle que celle qui est représentée sur la figure en tête de ce
paragraphe. Ce problème d’école présente l’avantage d’être presque totale-
ment soluble et d’offrir un exemple typique d’un système évoluant vers le
chaos (scénario dit de Feigenbaum). Sans entrer dans le détail ici, considérons
le schéma suivant qui permet de comprendre intuitivement les processus qui
sont mis en jeu.
16
On vérifie aisément qu’un ensemble de particules rapprochées présente un faible coef-
ficient de restitution global, bien que chaque particule soit presque parfaitement élastique.
C’est ainsi qu’un sac de billes de verre préalablement comprimé et lancé sur une plaque
de marbre, ne rebondit pas, alors que chaque bille lancée individuellement rebondit très
bien.
3.2. DYNAMIQUE 103


colonne






(a)

          





plateau

colonne
(b)








          



plateau




Modèle de verrouillage de la trajectoire de la colonne sur la vibration du plateau. En (a)


verrouillage sur l’harmonique 1 ; en (b) verrouillage sur l’harmonique 2.

Ce dessin représente la trajectoire d’un mobile inélastique, tel que la


colonne que nous venons de décrire, posé sur un plateau animé d’un mouve-
ment vertical sinusoı̈dal à la fréquence f . Le mobile décolle lorsque l’accélération
communiquée par le plateau est telle que Aω2 > g . Il quitte alors le plateau
et suit une trajectoire balistique parabolique pour retomber sur le plateau
qui, entre-temps, a continué à osciller. Il est fondamental de remarquer que,
le choc étant alors quasiment inélastique, le mobile ne rebondit pas et est
entraı̂né par le plateau jusqu’au lancement suivant. On comprend aussi que
l’absence de rebond tende à agglomérer les billes entre elles. Autrement dit,
des billes initialement peu séparées n’auront pas tendance à se séparer da-
vantage dans la suite du mouvement. Cette solution dans laquelle les billes
sont agglomérées est donc une solution stable du problème. On peut effectuer
le petit calcul suivant : soit t∗ le moment où l’accélération réduite Γ est égale
à 1.
µ −2 ¶
∗ 1 gω
t = arcsin
ω A0
Le mobile est alors lancé vers le haut avec une vitesse initiale v∗ égale
à celle du plateau. On calcule aisément les autres paramètres. Ce problème
simple se résout sur ordinateur. On remarquera que, même dans le cas d’un
coefficient de restitution effectif non nul, l’accrochage sur l’harmonique 2 est
particulièrement stable, de même que l’accrochage sur la partie descendante
de la sinusoı̈de de la fréquence fondamentale, car dans ces situations, les
mouvements du mobile et du plateau se font dans la même direction et peu-
vent être de vitesses très peu différentes. Il n’y a alors pratiquement pas de
rebond susceptible de fluidiser la colonne17 . On conçoit que ces verrouillages
fournissent des solutions stables au problème posé.
Dans le même esprit et sans détailler davantage les calculs, on peut
comprendre aussi qu’une excitation de grande amplitude puisse fluidiser la
colonne et conduire à un ensemble de trajectoires telles que celles qui sont
17
On peut visualiser cela en observant le mouvement du joueur de pelote basque qui
accompagne la balle avec son chistera afin de maı̂triser le rebond de la balle en évitant le
choc.
104CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

représentées sur la figure (a) en tête de ce paragraphe. En effet, et même en


partant d’une situation dans laquelle toutes les billes forment initialement
un bloc, à grande accélération et pourvu que l’onde de choc qui se propage le
long de la colonne ne soit pas trop atténuée en arrivant à la bille supérieure,
il est prévisible que cette dernière sera décollée du bloc et effectuera une
trajectoire balistique indépendante18 . A fortiori pour celle qui la précède et
ainsi de suite pour toutes les billes de la colonne.
En résumé, une colonne de billes ou de matériaux granulaires élastiques
vibrée verticalement présente deux états caractéristiques selon l’accélération
du plateau : l’un, observé à faible accélération, est un état condensé dans
lequel les billes sont pratiquement en contact et constituent un bloc, l’autre,
observé à forte accélération, est un état fluidisé dans lequel les billes suiv-
ent des trajectoires qui les apparentent aux particules élémentaires d’un
gaz ou d’un fluide. Notons que, dans cet état fluidisé, l’accélération (Aω2 )
n’est plus la variable pertinente, mais est remplacée par l’énergie cinétique
(comme dans un fluide, A2 ω 2 ) qui se met donc à l’échelle, avec le carré de
la vitesse typique de vibration. La transition d’un état à l’autre fait inter-
venir en même temps des parties fluidisées et des parties condensées. Tout
cela a été modélisé sur ordinateur par la méthode collisionnelle et vérifié
expérimentalement de manière satisfaisante [30][31].
Cependant comme nous venons de le noter, l’existence de ces deux états
et le passage de l’un à l’autre doivent aussi dépendre du coefficient de resti-
tution élastique des particules ainsi que de leur nombre. C’est ce que nous
allons voir ci-dessous.

Fluidisation et condensation en fonction de la hauteur :


Comme nous l’avons remarqué pour une colonne composée d’un assez
grand nombre de particules, et même dans le cas d’une accélération élevée,
il est possible que l’onde de choc se propageant le long de la colonne soit
largement atténuée avant de parvenir au sommet. Il est alors impossible de
fluidiser la partie supérieure qui se comportera donc comme un bloc compact.
Les simulations et les calculs théoriques montrent de manière rigoureuse
que le paramètre qui contrôle cet effet est simplement la variable réduite
Xc = N (1−ε). Le calcul théorique [17] donne la valeur critique pour X égale
à Xc = π . Les simulations [30], un peu moins précises, permettent de
distinguer deux régimes selon la valeur de la variable réduite X par rapport
à Xc ' 3.
Un calcul permet de fixer les idées sur la valeur de cette variable réduite
pour une colonne de quelques billes d’aluminium (ε = 0, 6) et d’acier dur
18
Ce n’est rien d’autre que l’expérience bien connue des boules de billard suspendues
par des fils à une barre horizontale de manière à être en contact. Si on écarte de sa position
d’équilibre la boule de droite et si on la relâche, on observe que la boule de gauche est
éjectée du bloc vers la gauche.
3.2. DYNAMIQUE 105

(ε = 0, 92). On trouve que le nombre critique de billes de la colonne est


respectivement de 8 pour l’aluminium et de 39 pour l’acier dur. En pra-
tique, sauf rares exceptions, les matériaux granulaires utilisés dans l’indus-
trie agro-alimentaire, pharmaceutique et autres, présentent des coefficient
de restitution beaucoup plus faibles que ceux de l’aluminium et, a fortiori,
de l’acier. On voit donc que la plupart des situations réelles font intervenir
des variables réduites X À 3. Dans l’industrie, on travaillera donc, le plus
souvent, en régime condensé.
— Si X ≤ 3 : comme nous l’avons décrit ci dessus, il est possible de passer
d’un état condensé à faible accélération à un comportement fluidisé à
forte accélération.
— Si X ≥ 3 : il s’agit donc d’une colonne assez haute dans laquelle la
dissipation intervenant lors des chocs mutuels est assez importante. La
colonne devient alors un bloc où les temps de contact bille-bille devi-
ennent très grands et, en tout cas, de durée supérieure à la période de
vibration. Du strict point de vue du langage, il est important de réaliser
que l’on ne peut pas parler d’un état condensé au sens précédent car,
à la différence de la situation précédente, le nombre de chocs bille-bille
tend vers zéro. Il s’agit bien ici d’une colonne réellement compactée
dont la dynamique s’apparente tout à fait à celle d’une unique bille
inélastique. Cela a d’ailleurs pu être démontré par le biais de simula-
tions et d’expériences réelles. La figure ci-dessous montre la coı̈ncidence
des diagrammes de bifurcation calculés pour une bille inélastique ou
pour la colonne précédente et par des expériences réalisées avec 10
billes d’aluminium de coefficient de restitution égal à 0, 6.

Γ
Diagramme de bifurcation des temps de collision. On reporte ici le produit f.Tcoll ) en
fonction de l’accélération réduite Γ. Ici N = 10, f = 30 Hertz, ε = εp = 0, 6 . Les
triangles sont le résultat de simulations et les cercles le résultat d’expériences. On voit
bien la succession des accrochages sur les harmoniques 1, 2 et 3.

Le diagramme des bifurcations représenté ici reproduit un cheminement


classique vers le chaos. Il montre que, dans certains cas, le système ”hésite”
entre deux solutions différentes pour une accélération donnée. Du point de
vue expérimental, on observe en général que le système oscille entre ces
106CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

deux états, ce qui constitue une signature spectaculaire de ce diagramme de


bifurcation.
Il résulte de l’analyse exposée dans les deux paragraphes précédents
qu’un système colonnaire de particules, excité par une vibration verticale,
peut rester condensé pour trois raisons clairement identifiées. On peut les
résumer en écrivant que l’énergie élastique communiquée à la colonne par
l’excitateur est insuffisante, soit parce que :
- Le coefficient de restitution élastique effectif de la colonne est faible
(lorsque les billes sont très proches les unes des autres) et qu’une grande
partie de l’énergie d’excitation est dissipée par le très grand nombre de
chocs intracolonnaires.
- L’énergie d’excitation est dissipée au sein de la colonne car les chocs
sont très dissipatifs ou car on a affaire à une hauteur de colonne importante.
L’excitation ne parvient plus à la surface.
- Les trajectoires balistiques de la colonne se verrouillent sur un har-
monique de la période d’excitation tel que la vitesse du plateau et celle de
l’édifice sont très proches l’une de l’autre. Il n’y a alors pratiquement plus
de choc et donc plus de transmission d’énergie élastique.
Ce phénomène de condensation de particules en blocs n’est pas spécifique
des situations 1D ou 2D vibrées verticalement. On le rencontre de manière
assez générale dans des collections de particules subissant des collisions
multiples [?]. On peut comprendre ce phénomène de condensation comme
le résultat d’une instabilité générée par l’enchaı̂nement suivant : lorsque
deux billes forment un bloc, ce dernier présente un coefficient de restitution
élastique effectif plus petit que celui d’une simple bille. Ce bloc a donc ten-
dance à capturer une troisième bille au cours d’une collision pour former un
bloc de plus faible coefficient de restitution élastique et ainsi de suite. La
probabilité de capture d’une bille par un bloc est, en gros, proportionnelle à
la surface apparente de ce dernier. Les gros blocs présentent une probabilité
de capture plus importante que les petits et ont donc tendance à grossir
plus vite. C’est le phénomène analogue de la nucléation de petites gouttes
de liquide déposées sur une surface à l’origine de ce que l’on appelle des
”figures de souffle19 ”.

3.2.2 Empilement bidimensionnel de billes sans frottement


Poursuivons notre progression dans l’étude des milieux modèles vibrés ;
nous allons faire un pas en avant en observant maintenant le comporte-
ment de milieux bidimensionnels tels ceux que nous avons déjà considérés
au paragraphe 3.1.4. Ce genre d’empilement est assez facile à construire en
pratique, en empilant une monocouche de billes monodispersées (c’est-à-dire
19
C’est la raison pour laquelle la vapeur se condense en petites gouttes plus ou moins
séparées sur une vitre froide. En anglais, ce sont les Breath Figures.
3.2. DYNAMIQUE 107

identiques entre elles) entre deux plaques de verre pour former une mono-
couche verticale. Les billes peuvent se mouvoir librement dans l’espace entre
les plaques. On réalise ainsi couramment des empilements de plusieurs mil-
liers de billes métalliques monodisperses de dimensions millimétriques entre
des plaques de verre de quelques centimètres carrés.
L’expérience montre que le comportement global de ces empilements,
excités par une vibration sinusoı̈dale verticale, dépend largement des coeffi-
cients de restitution élastique ainsi que des coefficients de frottement bille-
bille ( µbb ) et bille-paroi (µbp ). Il est donc essentiel d’effectuer une analyse
détaillée en fonction des paramètres micromécaniques des composants des
empilements. Les simulations sur ordinateur (chapitre 6) ont peu à peu pris
en compte, de manière variée, ces différents ingrédients, et on retrouvé ainsi
globalement les comportements observés par les expérimentateurs. Nous al-
lons considérer successivement les différentes configurations, en partant de
la situation la plus simple possible qui est la simple extension au cas bidi-
mensionnel du problème unidimensionnel que nous venons d’analyser.
Il est assez intuitif qu’un empilement de particules sphériques dénuées de
frottement entre elles et avec les parois, ait tendance à se comporter comme
un empilement unidimensionnel. En effet, et comme nous l’avons fait re-
marquer, les seules interactions dissipatrices dans un empilement unidimen-
sionnel (1D) proviennent des chocs interparticules et particules-plateau. Il
en ira de même pour un édifice 2D composé de particules dénuées de frot-
tement. On s’attend donc à observer une phénoménologie assez semblable,
dépendant de manière caractéristique des coefficients de restitution élastique
des matériaux en présence.
Cela est assez bien vérifié par l’expérience illustrée sur la figure ci-
dessous.

z
x

En bas, photographie des trajectoires typiques des billes à la surface d’un empilement 2D
108CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

élastique et sans friction. La partie inférieure du tas (non représentée) reste compacte.
En haut, statistique des distributions de vitesses selon les axes principaux.

On observe [32] en effet que, pour un empilement de billes suffisamment


haut et pour des accélérations modérées, l’empilement reste globalement
compact, reproduisant ainsi l’image de la colonne condensée que nous avons
évoquée ci-dessus. Notons que la variable réduite qui gère le comportement
de l’empilement s’écrit maintenant Xz = Nz (1 − ε), où Nz représente l’ex-
tension verticale du tas 2D de billes élastiques. On observe aussi, comme
dans le cas unidimensionnel, qu’une accélération plus importante provoque
une désagrégation de l’ensemble des billes composant le tas. Une valeur de
la variable Xz très supérieure à 3 conduit encore à une atténuation quasi
complète de l’onde de choc à travers l’empilement. On observe, ici aussi, des
accrochages nets sur les harmoniques de la période d’excitation du vibreur.
Il faut encore noter que le passage de la dimension un à la dimension deux
fait apparaı̂tre un phénomène nouveau qui rappelle les instabilités de Fara-
day bien connues dans les liquides. Il s’agit, dans un milieu granulaire de
grande extension latérale vibré énergiquement, de la génération d’un système
d’ondes assez particulier, présentant des bifurcations et autres routes vers
le chaos, qui fait encore l’objet de plusieurs travaux et que nous évoquerons
brièvement dans la suite de ce chapitre (paragraphe 3.2.5).
L’expérience décrite ci-dessus permet d’avoir une idée de la qualité de la
fluidisation de la couche superficielle des billes qui, comme on le voit sur le
dessin, suivent des trajectoires balistiques complexes au-dessus du bain com-
pacté. Pour cela, on réalise un enregistrement photographique (par caméra
vidéo) sur quelques milliers de périodes d’excitation, en éclairant l’objet à
un moment précis de la période d’excitation et pendant un temps signifi-
catif permettant d’enregistrer une faible portion des trajectoires des billes
de la surface (éclairage stroboscopique synchronisé avec la prise de vue).
C’est ainsi que l’on mesure directement et à chaque instant la vitesse des
particules fluidisées. On réalise une étude statistique des vitesses obtenues à
différents moments de la période en considérant leurs composantes sur l’axe
vertical z et horizontal x . On calcule alors les fonctions de distribution des
vitesses instantanées Pz (vz − < vz >) et Px (vx − < vx >) autour des valeurs
centrales < vz > et < vx > . Les résultats de cette analyse représentés sur
la figure, montrent que les conditions de symétrie du problème sont bien re-
spectées et que les largeurs moyennes des distributions pour les composantes
verticales et horizontales sont à peu près identiques. Cette isotropie indique
que la couche surfacique du matériau présente bien les caractéristiques d’un
fluide ou d’un gaz thermalisé.

Remarques sur la mise à l’échelle du problème :


Compte tenu de ce qui précède, une remarque sur ce que l’on appelle la
mise à l’échelle du problème s’impose. De manière pratique et en gardant à
3.2. DYNAMIQUE 109

l’esprit la nécessité de transposer des modèles de petite taille créés au labora-


toire à des échelles industrielles notablement plus grandes, la question peut
se résumer ainsi : étant donnée une expérience de dimensions L1 , L2 ou L3
en 1D , 2D et 3D (L représentant une longueur typique du système), com-
ment extrapoler les résultats observés à une expérience faisant intervenir des
longueurs typiques αL ? Si on se réfère à la discussion précédente, on conclut
que c’est le nombre de particules qui intervient de manière décisive et non les
longueurs géométriques du système. En d’autres termes, le phénomène dis-
sipatif qui gère la physique du problème de chocs intervient à l’échelle d’une
particule élémentaire quelle que soit sa taille. Au moins pour les phénomènes
limités aux interactions de type choc, la remise à l’échelle du problème se
fait à partir de la variable sans dimension L/D, D étant le diamètre typique
des particules en interaction.

Au vu du modèle de Janssen que nous avons considéré précédemment, il


n’est pas évident qu’il en soit de même pour les interactions de frottement.
Le modèle de Janssen se remet à l’échelle de manière élémentaire avec les
échelles de longueur L quel que soit le nombre des billes composant l’édifice.
En poussant à l’extrême, on voit que la mise à l’échelle peut être beaucoup
plus compliquée lorsque des mouvements de rotation interviennent. On peut
le comprendre aisément en considérant une interaction de friction forte suiv-
ant une rangée de N billes qui peuvent rouler entre elles sans glissement. On
a ainsi une sorte d’autoorganisation des moments cinétiques des particules
composant l’empilement, dont nous verrons une illustration au paragraphe
3.2.4. Dans ce cas, la rotation dextrogyre d’un angle α1 de la bille d’indice
1 en bout de chaı̂ne provoque alternativement des rotations lévogyres puis
dextrogyres des billes suivantes selon la parité. Une bille d’indice n tournera
d’un angle αn = (−1)n+1 α1 . On réalise ainsi que la mise à l’échelle d’un
système présentant ce type d’interaction exige la connaissance de la parité
du nombre des billes impliquées, ce qui rend la transposition quasi impossi-
ble. On peut tenir un raisonnement du même type au sujet de l’excitation
d’un matériau granulaire par une onde ultrasonore diffusée et réfractée au
niveau de chaque contact particule-particule, ce qui donne à penser que le
problème peut se mettre à l’échelle avec le nombre de grains, c’est à dire
comme L/D. Ce raisonnement est mis en défaut si l’on observe (ce qui est
souvent le cas) que l’absorption d’une excitation acoustique dépend directe-
ment de la longueur traversée et non pas seulement du nombre d’objets, et
qu’elle se met à l’échelle comme L . De manière générale et compte tenu des
remarques précédentes, la mise à l’échelle de la physique des matériaux gran-
ulaires requiert les plus grandes précautions. On voit que cette transposition
d’échelle exige la connaissance détaillée des interactions élémentaires.
110CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

3.2.3 Empilement bidimensionnel de billes avec frottement


L’introduction d’interactions de frottement bille-bille µbb et bille-parois
latérales µbp significatives conduit à l’observation de comportements radi-
calement différents et nettement plus variés que les phénomènes que nous
venons de décrire. C’est ainsi que le frottement est responsable de mouve-
ments de convection localisés ou généralisés dont nous pourrons étudier la
dynamique. La prise en compte de ces interactions de frottement conduit
également à un phénomène de décompaction progressive que nous pour-
rons analyser et quantifier en situation bidimensionnelle. Notons que la
décompaction progressive a aussi été observée dans un milieu polydispersé
réel à trois dimensions [?]. Nous allons étudier successivement les phénomènes
de convection et de décompaction qui sont d’ailleurs intrinsèquement liés
et qui dépendent des interactions de frottement entre les composants du
matériau granulaire et son récipient.
De manière générale et dans l’ensemble de cette section, l’objet granu-
laire sera constitué d’un empilement 2D de billes peu élastiques et douées
de frottement (par exemple des billes d’aluminium oxydées de 1,5 mm de
diamètre), confinées entre deux plaques de verre selon la méthode indiquée
ci-dessus (voir le paragraphe 3.1.4). Cet objet modèle disposé sur un exci-
tateur à moteur magnétique sera soumis à une vibration sinusoı̈dale d’am-
plitude a sin ωt . Ici encore, nous utiliserons souvent l’accélération réduite Γ
définie aux paragraphes précédents.
Avant de nous limiter aux milieux bidimensionnels pour lesquels nous
pourrons mettre en place une description plus approfondie et faire une
comparaison avec des expériences réelles, nous allons établir les équations
génériques [33] qui s’appliquent aussi bien aux édifices cylindriques de dimen-
sion 3, dans le même esprit que pour les équations étudiées au paragraphe
3.1.4.

Modèle générique

Reprenons le schéma et les notations qui nous ont permis d’établir le


modèle de Janssen et, en particulier, l’équation 3.9 dans laquelle A représente
l’aire de la base du cylindre et P son périmètre. Pour des raisons de com-
modité, nous adopterons dans la suite une convention de signe différente de
celle que nous avons utilisée pour l’établissement de l’équation 3.9. Ainsi,
les altitudes h seront désormais mesurées positives en partant de la base
(h = 0) vers le haut.
Comme nous l’avons précisé, cette équation contient, par rapport à une
équation d’équilibre hydrostatique ordinaire, un terme correctif lié à l’in-
teraction de frottement avec la paroi. Nous rappelons que cette équation a
été établie en considérant que le granulaire est composé de ”plaques” super-
posées et homogènes qui frottent sur les parois latérales et que ce frottement
3.2. DYNAMIQUE 111

est arrivé, en tout point, à sa limite de rupture.

A h0

decompacté

dm ht
compacté
P
h

Γ
Modèle de décompaction progressive d’un cylindre contenant un matériau granulaire

En se rappelant les notions concernant le frottement solide-solide que


nous avons introduit au chapitre 2.2.1, on peut concevoir qu’en imposant
à la cellule contenant le granulaire une accélération verticale dirigée vers le
haut, la tranche d’épaisseur dm à la hauteur h subit une force dirigée vers le
haut, s’opposant au poids et d’intensité Γgdm. Selon la force de frottement
existant alors au niveau de la paroi du conteneur, deux phénomènes peuvent
survenir :
— L’accélération réduite Γ communiquée à la tranche dm est insuffisante
pour ”décoller” le granulaire en frottement sec avec la paroi. La tranche
d’épaisseur dm sera immobile et le matériau restera compacté.
— L’accélération réduite communiquée à la tranche dm est suffisante pour
vaincre la force de friction avec la paroi. Dans cette hypothèse, la
tranche dm pourra effectuer un déplacement relatif vers le haut si
les tranches situées au-dessus peuvent elles-mêmes se déplacer vers le
haut : on dira alors que le matériau se décompacte.
On voit que pour des accélération réduites suffisantes mais bien évidemment
supérieures à 1, on pourra assister à la séparation de phases décompactée-
compactée délimitant les domaines où la force de friction peut ou non être
surpassée par la force Γgdm. Afin de trouver la limite de décompaction,
nous utiliserons, bien entendu, la valeur maximale de l’accélération réduite,
c’est-à-dire Γ = aω 2 /g si le mouvement sinusoı̈dal est d’amplitude a sin ωt.
C’est sur ce principe qu’est basé le calcul suivant.
Dans la limite du modèle exposé ci-dessus, la condition donnant nais-
sance au décollement de la tranche de la paroi s’écrit simplement :

Γgdm − gdm ≥ dFf rict (3.16)

gdm étant le poids de la tranche.


dm = ρAdh où A est la surface de la tranche et ρ la densité volumique.
112CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

dFf rict = Kµs P pv dh où P est le périmètre de la tranche et pv la pres-


sion verticale comme nous l’avons établi dans l’équation 3.11. Cette force,
s’opposant au mouvement de la tranche vers le haut, est dirigée vers la bas.
Ainsi, pour une accélération réduite Γ donnée, cette équation définit une
hauteur limite ht (t pour transition) au dessous de laquelle le matériau ne
pourra se détacher des parois (il restera compacté) et au dessus de laquelle le
matériau se détachera de la paroi et pourra se décompacter. Cette équation,
donnant ht , s’écrit :

Kµs P
pv = Γ − 1
ρg A

Où pv est donné par l’équation 3.11.

A h P
i
pv = ρg 1 − e−Kµs A (ht −h0 ) (3.17)
P Kµs
P
Γ = 2 − e−Kµs A (ht −h0 )

Si nous définissons de nouveau le facteur S0 = PAh0 comme au paragraphe


3.1.4, dans lequel h0 est la hauteur de l’empilement, nous pouvons calculer le
taux α de décompaction du tas obtenu pour l’accélération réduite Γ suivant :

ht ln(2 − Γ) ln(2 − Γ)
α= =1+ =1+ (3.18)
h0 S0 Kµs χ

On voit que le taux de décompaction α ne dépend que d’un seul paramètre


sans dimensions, χ du problème. On comprend maintenant la raison pour
laquelle nous avons appelé plus haut ce paramètre χ, paramètre de décompaction.

Lévitation d’un empilement cylindrique :

Toujours dans le même esprit, il est maintenant possible de calculer


l’accélération nécessaire pour obtenir la lévitation (ou, ce qui revient au
même, la décompaction) complète du tas. Cette accélération est appelée
accélération de décollage Γdec . Elle est obtenue lorsque ht = 0.

Γdec = 2 − e−χ (3.19)

Il est assez remarquable que l’accélération réduite nécessaire pour mettre


un tas infiniment haut en lévitation complète soit égale à 2.
3.2. DYNAMIQUE 113

Application aux empilements bidimensionnels


Ainsi que nous l’avons indiqué plus haut, le facteur de décompaction χ
d’un tel empilement est donné par : χ = 2hKµs /L ( paragraphe 3.1.4) où L
est la largeur frontale et h la hauteur de l’édifice bidimensionnel.
A partir du modèle générique précédent, il est possible de tracer un
diagramme de phase en trois dimensions indiquant le taux de décompaction
en fonction du rapport hauteur sur largeur, d’une part, et du coefficient
Kµs , d’autre part. On a représenté un tel diagramme ci-dessous.

0,8

α 0,6

0,4
Σ6
0,2
Σ5
0 Σ4

χ
1 Σ3
1,11
1,25 Σ2
1,39
1,53

Γ
1,67 Σ1
1,81
1,95

Diagramme de phase (compactée-décompactée) d’un empilement granulaire. α est donné


en fonction de l’accélération réduite Γ et du facteur de décompaction χ, avec les valeurs
numériques suivantes S1 à S6 = 0, 3 ; 0, 5 ; 1, 1 ; 1, 5 ; 1, 7 ; 2, 7.

Ce diagramme de phase théorique fait entrevoir une méthode pour vérifier


expérimentalement le modèle que nous avons exposé ci-dessus. C’est l’objet
du paragraphe suivant.

Observation expérimentale de la décompaction et de la convection


d’un édifice granulaire bidimensionnel
La modélisation de la dynamique d’un empilement granulaire par un
édifice bidimensionnel et monodispersé de grains est sans doute réductrice
par rapport à la réalité tridimensionnelle d’un empilement granulaire poly-
dispersé. Néanmoins, s’agissant d’étudier et de comprendre les bases de la
physique de ces matériaux, il est avantageux d’adopter ces systèmes comme
modèles et cela pour plusieurs raisons :
— Les empilements 2D permettent une observation directe des phénomènes,
comme nous allons le voir. A l’opposé, un empilement réel tridimen-
sionnel est opaque à l’observation directe. Des méthodes qui utilisent
114CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

la résonance magnétique nucléaire RMNI20 ont effectivement donné


quelques résultats intéressants (qui, d’ailleurs, vont dans le sens de ce
qui va être dit ci-dessous), mais ces techniques s’avèrent très lourdes
et limitées en résolution spatiale.
— Les empilements bidimensionnels sont actuellement les seuls qui soient
réellement accessibles à une modélisation sur ordinateur, compte tenu
des limites imposées par les machines existantes(chapitre 6).
— Les expériences effectuées avec des empilements bidimensionnels ont
permis de retrouver l’ensemble de la phénoménologie des empilements
réels, tels ceux que l’on peut réaliser avec du sable sec. C’est ainsi que
les phénomènes de convection, de mise en tas, de ségrégation (chapitre
5), d’écoulements divers (chapitre 4) ont été observés en 2D comme
en 3D. Il n’est toutefois pas garanti que la physique des ensembles
2D se reproduise à l’identique en 3D. En particulier, on peut s’atten-
dre, comme c’est souvent le cas, que les phénomènes faisant intervenir
des lois d’échelles soient largement affectés par le changement de di-
mension. De même, il est vraisemblable qu’une certaine organisation
du réseau (symétrie de translation) présente en 2D soit de nature à
favoriser les interactions à longue portée.

Méthodologie d’observation : traitement d’image

Les méthodes d’observation utilisées en géométrie bidimensionnelle font


appel aux techniques modernes de traitement d’images. Celles-ci peuvent
être d’une grande variété et mettent en œuvre des processus plus ou moins
compliqués selon l’imagination de chacun21 . Par exemple, on peut utiliser
les deux techniques suivantes :
— Mesure de la vitesse des particules en mouvement :
Cette méthode [32] a permis d’obtenir des clichés tels celui reproduit au
paragraphe 3.2.2. Elle nécessite l’utilisation d’un flash stroboscopique dont
on peut choisir la durée de fonctionnement. On synchronise l’éclairage du
flash sur un des temps caractéristiques du système, comme, par exemple, la
période d’excitation d’un matériau vibré. Cet éclairage est maintenu pendant
une période déterminée ∆T afin que les particules en mouvement laissent
20
Cette technique utilise les systèmes d’imagerie médicale qui se sont répandus ces
dernières années. Il faut noter que les utilisateurs de cette méthode sont contraints de
travailler avec des particules riches en radicaux résonants, c’est-à-dire contenant de l’eau.
Ainsi, les particules les plus fréquemment employées sont les graines de moutarde ou
de pavot dont on ne peut pas dire qu’elles soient bien caractérisées du point de vue
micromécanique.
21
On peut, en particulier, utiliser le critère de Hough qui permet de trouver par traite-
ment numérique, le centre des particules dans un signal très affecté par le bruit [34].
3.2. DYNAMIQUE 115

sur la caméra vidéo une trace visible de longueur directement proportion-


nelle à leur vitesse au moment de l’illumination. Il est bon de choisir ∆T
suffisamment courte pour que les événements qui se succèdent ne viennent
pas brouiller l’analyse des images. Les clichés sont stockés séparément et
traités par des méthodes statistiques élémentaires de manière à calculer des
moyennes significatives. Il n’est pas rare de devoir ainsi analyser quelques
milliers de clichés, ce qui requiert l’emploi d’un dépouillement automatisé.
Notons ici, et cela sera explicité par la suite, que cette succession d’opérations
constitue un expérience aux temps courts (devant la période d’excitation).
Nous verrons plusieurs exemples d’utilisation de cette technique dans la
suite.
— Analyse des mouvements relatifs des particules :
Dans son principe, l’expérience vise à obtenir l’image en pose d’un objet
granulaire au sein duquel un certain nombre de particules ont la possibilité de
se déplacer les unes par rapport aux autres. C’est cette méthode qui servira,
par exemple, à mettre en évidence la décompaction ou les mouvements de
convection d’un empilement soumis à une vibration verticale. Le processus
est le suivant :
- On enregistre au temps t1 , une image obtenue par transmission (éclairage
arrière) ou par réflexion avec une caméra vidéo CCD.
- On binarise cette image, c’est-à-dire que l’on traite cette image de
manière à n’obtenir que des blancs (niveau binaire 1) pour les parties très
éclairées et des noirs (niveau binaire 0) pour les parties plus sombres. En
choisissant convenablement l’éclairage et les seuils de luminosité, on peut,
par exemple, ne visualiser que les centres des particules22 dont on veut
étudier le déplacement.
- On effectue une opération booléenne du type “or” avec l’image obtenue
précédemment au temps t1 − ∆t et traitée de la même manière. La table de
vérité de cette fonction est donnée ci-dessous :

images I21 0 1
0 0 1
1 1 1

Cette table montre que l’image résultante portera la trace de tous les
points de l’objet initial qui sont restés immobiles ainsi que les traces suc-
cessives des particules qui ont bougé. C’est ainsi qu’ont été obtenues les
images montrant la convection qui sont reproduites ci-dessous. Notons que,
si l’opération booléenne choisie avait été or (ou exclusif), l’image montrerait
22
C’est un problème plus difficile qu’il n’y paraı̂t. En effet, on est obligé d’utiliser un
éclairage latéral qui marque les billes sur un côté. Il faut alors mettre au point des algo-
rithmes correcteurs qui sont d’utilisation difficile.
116CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

les traces des particules qui ont bougé, ce qui peut être utile dans certains
cas.
Bien entendu, la chaı̂ne des opérations précédentes doit être répétée pen-
dant un temps suffisamment long pour observer des phénomènes intéressants.
Comme ceci sera expliqué par la suite, cette analyse constitue une expérience
aux temps longs (devant la période d’excitation).
C’est à l’aide de cette technique de “photo en pose” (CPP en anglais,
pour “Computer Posed Photograph”) qu’ont été réalisés des clichés tels que
celui reproduit ci-dessous.

Photo en pose (CPP) d’un empilement 2D vibré. A droite, agrandissement de la partie


encerclée de la photo de gauche. On voit les rouleaux de convection générés par
cisaillement à la paroi.

L’expérience qui donne ce type de cliché peut être décrite de la manière


suivante :
Dans une cellule bidimensionnelle de rapport de forme S0 = 2h0 /L,on
empile en un réseau régulier triangulaire compact un certain nombre de billes
d’aluminium (typiquement de l’ordre 50 × 50, soit 2500) dont la rugosité est
assurée au moyen d’un traitement de surface. En pratique, cela est obtenu en
agitant ces billes pendant un certain temps, en présence d’air. L’écrouissage
des surfaces des billes, obtenu par martelage, c’est-à-dire par une multitude
de chocs résultant de l’agitation de ce milieu particulaire, fait passer le co-
efficient de frottement bille-bille et bille-parois d’une valeur initiale de 0, 2
à une valeur de l’ordre de 0, 6. On se rappelle que le paramètre de restitu-
tion élastique ε des billes d’aluminium est d’environ 0, 6. Nous rappelons ici
les considérations que nous avons développées au paragraphe 3.2.2, où nous
avions montré que la variable réduite caractérisant l’absorption de l’énergie
par l’impact dans l’empilement était donnée par Xz = Nz (1−ε). Nous obser-
vons que, dans les conditions de cette expérience, nous travaillons en régime
condensé, puisqu’il suffit d’une simple colonne de six billes superposées pour
atteindre la valeur Xz = 3. En pratique, nous n’obtenons aucune fluidisation
de surface dans cette expérience.
3.2. DYNAMIQUE 117

A partir d’un réseau présentant une surface supérieure horizontale, on


assiste à la naissance de deux rouleaux de convection, apparents sur la figure,
qui tendent à mettre l’édifice en tas. Remarquons qu’au contraire de ce que
nous avons évoqué précédemment, les phénomènes observés dans l’image
précédente impliquent des mouvements relatifs des différentes parties de
l’empilement. Il s’agit de processus de décompaction et de convection visibles
près des parois latérales. Au vu de l’image précédente, il est utile de faire
quelques remarques sur la coexistence des phénomènes de convection par
rouleaux et des mouvements de décompaction par translations latérales de
l’ensemble de l’empilement.

Il est essentiel de réaliser ici que le matériau granulaire sur lequel nous
travaillons présente un certain nombre de caractéristiques propres à un
réseau cristallin. Ainsi observe-t-on que, lors de ses déformations, l’empile-
ment 2D monodispersé a tendance à se décompacter selon des lignes de
glissement privilégiées par la géométrie de l’empilement. On relève donc
des déplacements suivant des lignes orientées à l’horizontale et à 60 degrés
de l’horizontale qui sont des directions de fracture privilégiées pour un
tel réseau. En considérant le mouvement relatif des parois latérales et de
l’empilement qui induit un cisaillement vertical, il est facile de voir que la
convection résultante proviendra de lignes de glissement à 60 degrés. En
outre, la conservation de la symétrie verticale du granulaire suppose que les
rouleaux apparaissent alternativement à droite puis à gauche. On se rend
compte que ces mouvements de blocs à 60 degrés sont nécessairement ac-
compagnés de mouvements de réorganisation horizontaux, ainsi qu’on l’ob-
serve sur la figure précédente. Ainsi voit-on que décompaction et convection
sont nécessairement associées, du moins dans cette expérience modèle. Il
faut aussi comprendre dès maintenant que l’expérience aux temps longs que
nous rapportons ici ne met en évidence que des états relaxés de l’empile-
ment. Comme nous l’avons déjà noté, celui-ci tend à retrouver, après chaque
lancement vertical, un état ordonné, énergétiquement favorable. Ainsi que
nous le verrons ci-dessous, l’observation aux temps courts de la dynamique
de l’empilement peut donner une image totalement différente et permettre
l’observation d’états non relaxés du système vibré.

Nous allons examiner successivement, dans un premier temps, la dy-


namique du processus de convection qui conduit à ce que l’on appelle la
”mise en tas” du matériau granulaire, et, dans un second temps, la con-
frontation de l’observation expérimentale du processus de décompaction et
du modèle du type ”milieu continu” que nous avons exposé ci-dessus au
paragraphe 3.2.3.
118CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

Convection et mise en tas

Comme nous l’avons mentionné dans les paragraphes précèdents, la dy-


namique et la statique des empilements granulaires sont particulièrement
sensibles aux parois des conteneurs qui les renferment. Cet effet est une
conséquence de la redirection des contraintes vers les parois, qui deviennent
ainsi un des éléments “sensibles” de l’édifice granulaire. Un effet partic-
ulièrement spectaculaire et qui est resté longtemps incompris est la “mise
en tas” d’un matériau vibré. Découvert et rapporté par Faraday [?] en
1831, puis reconsidéré récemment [35][?], il peut être résumé de la manière
suivante : un matériau granulaire vibré verticalement évolue de manière à
présenter une surface qui n’est pas horizontale mais plutôt inclinée à l’angle
proche de l’angle de talus (voit chapitre 4). Dans le cas d’une excitation ho-
mogène et parfaitement verticale, la surface d’un matériau granulaire vibré
verticalement présente la forme d’un chapeau chinois. En réalité, l’expérience
qui consiste à placer un peu de matériau granulaire sur un support que l’on
fait vibrer est loin d’être aussi simple qu’il y paraı̂t. En effet, plusieurs ef-
fets perturbateurs peuvent se superposer au phénomène fondamental et en
affecter gravement l’interprétation. Parmi ceux-ci, les inhomogénéités de la
vibration excitatrice peuvent conduire à des effets de mise en tas pervers, par
couplage avec les gradients de vibration à la manière des figures de Chladni
évoquées au paragraphe 2.1. C’est d’ailleurs dans ces conditions, assez mal
définies du point de vue de l’excitation et des interactions avec l’air ambiant,
qu’ont été observées les premières mises en tas décrites par Faraday.
Le problème se pose dans des termes tout à fait différents si l’on prend
soin d’exciter le granulaire contenu dans un récipient cylindrique de manière
parfaitement homogène, c’est-à-dire dans des conditions telles que chaque
point du conteneur soit soumis à un déplacement de même amplitude et
de même direction. On observe alors une mise en tas en forme de chapeau
chinois conique (en 3D) ou triangulaire (en 2D) qui respecte les éléments
de symétrie communs à la vibration et au conteneur. Une illustration de ce
phénomène est donnée dans la partie supérieure de la figure suivante qui
montre une photographie traitée en CPP (voir paragraphe 3.2.3) de la mise
en tas d’un empilement bidimensionnel. Comme on peut le constater, la
mise en tas, dans des conditions de vibrations bien contrôlées, s’opère de la
manière suivante [36] :

— L’empilement est préparé avec une surface supérieure plane et horizon-


tale. On démarre la vibration verticale avec une accélération Γ > 1.
— On observe l’apparition, dans les deux coins supérieurs de l’empile-
ment, de rouleaux de convection qui transportent des granules sur la
partie supérieure de l’empilement, provoquant ainsi la formation de
deux promontoires assez apparents sur la photographie suivante.
3.2. DYNAMIQUE 119

— Le processus évolue de plus en plus lentement (selon une dynamique


que nous étudierons plus loin) en amassant constamment des granules
sur les deux pics et en les repoussant peu à peu vers le centre de la
figure. Il faut noter que ce processus est très visible en 2D, mais qu’il
l’est beaucoup moins en 3D, tout en conduisant au même résultat,
c’est-à-dire à la formation de l’empilement en forme de chapeau chi-
nois.

Γ >1
Vibrations

La partie supérieure de la figure montre un chapeau chinois en voie de formation. Le


dessin du bas représente une expérience simple destinée à mettre en évidence
l’importance déterminante des parois latérales pour le processus de mise en tas.

Une expérience révèle sans ambiguı̈té l’importance décisive des parois


latérales et, plus précisément, le rôle crucial du frottement billes-parois dans
le processus de mise en tas. Elle est représentée schématiquement dans le
bas de la figure précédente. On procède de la manière suivante :

— 1. On fabrique un récipient spécial composé de deux cylindres de


verre concentriques et dont les rayons diffèrent d’une quantité très
légèrement supérieure au diamètre des particules monodisperses
(aluminium oxydé) qui constituent l’échantillon granulaire. On
peut donc disposer entre les deux cylindres de verre une couche
bidimensionnelle de particules, libres de se mouvoir et formant
un empilement sans parois latérales.
2. On soumet cet empilement à une vibration verticale avec une
amplitude telle que Γ > 1. On constate que, dans ces conditions,
l’empilement conserve une surface libre horizontale et qu’il n’y a
pas de mise en tas.
120CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

3. Sans arrêter la vibration, on introduit verticalement et entre


les deux parois cylindriques un bâtonnet d’épaisseur égale au
diamètre des particules, et dont les deux faces constituent désormais
deux parois verticales pour l’empilement. On assiste alors à une
mise en tas, semblable à celle que l’on a observée dans la cellule
de la photo du haut. D’autre part, une fois le tas formé, si on
retire le bâtonnet sans arrêter les vibrations, on constate que la
surface du matériau granulaire redevient horizontale.

1. Si on recommence l’expérience avec des billes non frottantes (avec


un poli spéculaire, c’est-à-dire lorsqu’elles réfléchissent la lumière
comme un miroir), on n’observe pas de mise en tas, avec ou sans
bâtonnet.

On constate, à partir de cette expérience élémentaire en géométrie bidi-


mensionnelle, que la mise en tas résulte, en réalité, de processus de convection
générés au niveau des parois latérales.
Des expériences en géométrie tridimensionnelle, réalisées dans un esprit
analogue, montrent aussi le rôle décisif des parois pour générer les mouve-
ments de convection par vibration d’un tas de sable. Elles sont schématisées
par le dessin suivant. Dans cette expérience, les expérimentateurs [7] ont
utilisé deux sortes de granules, les uns transparents, les autres marqués en
noir. On peut suivre, par observation directe et sous réserve que l’empile-
ment ne soit pas trop épais, le trajet des granules noirs au cours de l’-
expérience réalisée en donnant des impulsions successives, de bas en haut,
à la base du conteneur cylindrique. Sur ce dessin, les billes situées au voisi-
nage d’une paroi frottante du conteneur cylindrique effectuent une descente
le long de cette paroi . Si la paroi est lisse, on n’observe pas de convection,
conformément à ce que nous avons exposé précédemment.

Dans le récipient de gauche, la paroi de gauche est lisse tandis que la paroi de droite,
frottante, provoque un mouvement de convection. Dans le récipient de droite, le
mouvement de convection se produit en sens inverse de celui qui est observé dans le
récipient cylindrique (expérience en 3D).
3.2. DYNAMIQUE 121

Ainsi, en accord avec le modèle que nous avons exposé au paragraphe


3.2.3, constatons-nous que les parois jouent bien un rôle décisif dans le pro-
cessus de mise en tas. Le modèle de type “Janssen dynamique” implique
aussi que le paramètre qui gère le déclenchement de la décompaction du
matériau, et donc de la mise en tas par convection, est l’accélération Γ. Cela
a été constaté à plusieurs reprises en géométrie bi- et tridimensionnelle.

Seuil de la mise en tas et de la décompaction

Nous rapportons ici les résultats obtenus [?] en géométrie 3D en mesurant,


pour différents diamètres de billes de verre et pour différentes fréquences de
vibration, l’amplitude minimale A nécessaire au déclenchement de la mise
en tas23 . Les résultats représentés sur le schéma ci- dessous montrent sans
ambiguı̈té que le paramètre Γ gère bien, comme le supposait le modèle, le
déclenchement du processus de décompaction et de convection. Il faut noter
ici que ces expériences sont effectuées avec des billes relativement inélastiques
et empilées sur une hauteur suffisante de telle manière que les considérations
sur les paramètres de contrôle (Aω2 ou A2 ω2 ) que nous avons exposées au
paragraphe 3.2.1 s’appliquent sans ambiguı̈té.

log A

0 diamètre des billes

-1

-2
1 1.4 1.8 log ω/2π

Tracé en coordonnées log-log du seuil d’amplitude de vibration à partir duquel la mise


en tas se déclenche. Ce graphe montre que le paramètre de commande est l’accélération
Γ (expérience en 3D). On obtient bien une droite de pente égale à −2.

23
Cette définition du seuil demande à être précisée. En effet, on peut observer de légers
frémissements des particules de la surface du tas avant que la convection ne s’amorce
réellement. L’imprécision sur la définition de ce seuil et d’autres facteurs (désordre,
préparation du tas préalablement tassé ou non, frottements, etc.) peuvent sans doute
expliquer que les résultats de ces expériences ont donné Γ proche de 1, 2 alors que des
expériences ultérieures, effectuées en 2D, ont montré que l’accélération seuil est égale à 1
aux erreurs expérimentales près (±0, 05) .
122CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

Dynamique de la mise en tas (en 2D)


L’observation directe ou par traitement d’image du développement du
processus de mise en tas, pour des accélérations légèrement au-dessus du
seuil, montre une dynamique assez particulière à propos de laquelle il est
utile de rapporter quelques observations. Comme nous l’avons indiqué, au
voisinage du seuil d’accélération, le processus de mise en tas résulte de la
succession intermittente de rouleaux de convection qui transportent (à la
manière d’un treuil à crémaillère) une quantité déterminée de matière (c’est-
à-dire une ou plusieurs billes) sur les sommets des deux bosses en formation
qui, peu à peu, convergent pour former le chapeau chinois. Une observation
attentive, réalisée sur plusieurs heures, voire plusieurs jours, permet de se
faire une idée plus précise de la dynamique du processus qui conduit à la
formation du tas et d’en donner une explication ad hoc, à défaut d’un modèle
théorique plus élaboré. Considérons tout d’abord les expériences dont les
résultats sont reportés sur le schéma suivant :
position des pics (UB)

temps (secondes)

Tracé en fonction de log(t) de la distance entre les sommets des bosses gauche et
droit en formation et les parois respectivement gauche et droite de la cellule,
pendant une trentaine d’heures. La distance est exprimée en nombre de billes.
On observe expérimentalement un ralentissement progressif du processus
de mise en tas. Celui-ci, qui est correctement représenté par une loi en log(t)
sur quatre décades24 , résulte de la diminution des occurrences des rouleaux
de convection générée par les parois. Notons au passage que cette diminution
du taux d’apparition des rouleaux, au fur et à mesure que ceux-ci descendent
sur les parois latérales de la cuve, est compatible avec la modélisation ex-
posée au paragraphe 3.2.3 ainsi qu’avec les observations que nous décrirons
plus loin et qui concernent la décompaction progressive de l’empilement
sous vibration. En effet, on peut faire observer que la fréquence d’appari-
tion des rouleaux de convection, qui ne peuvent concerner que la portion
décompactée de l’empilement, doit diminuer quand les bords latéraux du
chapeau chinois atteignent une zone inférieure non décompactée. Par con-
tre, il n’est pas évident ni démontré que cette dynamique doive suivre une
loi en log(t).
24
Nous aurons l’occasion de retrouver un peu plus loin (paragraphe 4.2.1) une autre loi
de comportement en log t pour laquelle nous proposerons une explication plus détaillée.
3.2. DYNAMIQUE 123

En dérivant par rapport au temps cette loi d’origine expérimentale,


il est instructif de donner une idée d’une forme possible pour l’équation
différentielle qui gère le processus et ainsi d’essayer de distinguer les paramètres
du problème. Si on décrit la relation précédente, donnée par l’expérience, par
l’équation x = C log t + B, on trouve que la vitesse de formation du tas est
telle que :

dx B x x
= C exp( ) exp(− ) = α exp(− )
dt C C C
Compte tenu de la géométrie du système, la variable x qui mesure la
distance du pic à la paroi est aussi proportionnelle à la profondeur du cha-
peau chinois (à deux bosses) en formation. Cette écriture présente l’avan-
tage d’indiquer que α, qui décrit l’efficacité de la mise en tas, dépend de
l’accélération Γ − 1, d’une part, et du couplage par frottement entre l’em-
pilement et les parois latérales (couplage billes-parois), d’autre part25 . Le
coefficient C qui intervient seul dans le facteur de l’exponentielle gère l’ex-
tension du rouleau au sein de l’empilement et définit ainsi une longueur car-
actéristique du problème faisant intervenir le couplage billes-billes. Compte
tenu de l’absence de support théorique solide et de la rusticité de cette de-
scription ad hoc, il serait hasardeux d’aller plus loin dans cette direction,
pour l’instant purement indicative.
Nous donnons ici (en UB, unités de billes) les paramètres C et α trouvés
par l’expérience.

Γ 1,15 1,39
α 3,9 16,8
C 1 2,7

Vérifications expérimentales du modèle de décompaction :


En utilisant les méthodes de traitement d’images que nous avons évoquées
ci-dessus, il est possible de tester la validité du modèle de type “milieu
continu-Janssen dynamique” que nous avons décrit au paragraphe 3.2.3.
Les résultats des expériences [33], reportées dans les dessins suivants, sont
en parfait accord avec le modèle. Ils méritent une discussion relativement
détaillée.
Du point de vue expérimental, les montages et les cellules 2D utilisés
sont semblables à ceux qui ont été décrits au début de ce paragraphe. Nous
n’y reviendrons pas ici.
25
Tout comme dans le cas de la décompaction progressive que nous verrons plus loin, on
observe qu’il n’y a pas de mise en tas si on utilise des billes ou des parois non frottantes
ou, a fortiori, s’il n’y pas de paroi (voir l’expérience du cylindre 2D).
124CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

Résultats des expériences visant à vérifier la validité du modèle de décompaction


progressive.

— Les deux figures de droite représentent les résultats des expériences ef-
fectuées pour tester, au moins dans quelques conditions caractéristiques,
la pertinence du diagramme de phase (α, Γ, χ) que nous avons établi
précédemment. Dans ce but, on utilise une cellule bidimensionnelle,
remplie jusqu’à une hauteur donnée de billes d’aluminium oxydées, et
on place l’échantillon granulaire ainsi obtenu sur un pot vibrant dont
on peut contrôler l’accélération (Γ = aω 2 /g). On observe, au moins
pour deux hauteurs différentes d’empilement et comme le prévoit le
modèle, que les résultats expérimentaux s’alignent sur les deux courbes
théoriques obtenues pour le même produit Kf (ici f désigne le co-
efficient de frottement) qui vaut 0, 29 dans ces expériences. Notons,
en passant, que le modèle d’empilement triangulaire que nous avions
décrit au paragraphe 3.1.3 nous avait donné une valeur K = 0, 58.
Ainsi, le coefficient de frottement bille-paroi fbp pouvant varier d’une
cellule à l’autre entre 0, 2 et 0, 5, devrait-on effectivement observer
des coefficients Kf de l’ordre de 0, 1 à 0, 3 selon l’état de surface des
parois et des billes d’aluminium utilisées. C’est bien ce que donne l’-
expérience. Il est à noter aussi que, du fait de l’usure des billes et des
parois latérales des cellules au cours de longues expériences, ce coeffi-
cient peut varier notablement au cours du temps et il convient donc
3.2. DYNAMIQUE 125

d’être précautionneux à cet égard.


— La figure de gauche, notée A reproduit les résultats obtenus lors de la
vérification de la valeur de l’accélération de décollage Γdec (qui vaut
2 − e−χ ) en fonction de la hauteur d’un empilement dans une cellule
donnée. Cette expérience, relativement précise et de réalisation aisée,
consiste à mesurer l’accélération nécessaire au décollage des billes de
la rangée inférieure de l’empilement, que l’on observe avec une caméra
fournissant un grossissement important. Notons qu’une observation at-
tentive du comportement des billes de la rangée inférieure montre que
celles-ci effectuent, comme le supposait le modèle, un mouvement de
décollage d’ensemble. Cela constitue, en quelque sorte, une justification
a posteriori de la modélisation par tranches horizontales compactes. Il
est certain, comme nous le verrons plus loin que ce comportement n’est
concevable que dans une cellule de faible extension latérale, autrement
dit contenant un faible nombre de billes sur une rangée horizontale.
Nous verrons d’ailleurs, dans la suite de ce chapitre, que cette obser-
vation devient caduque dans le cas d’un milieu granulaire de grande
extension horizontale (paragraphe 3.2.5).
Comme le prévoit le modèle, on constate que l’accélération nécessaire
pour le décollage de l’ensemble de l’empilement est bien une fonction
croissante de la hauteur de celui-ci. On observe aussi que les points
s’alignent bien sur une courbe théorique obtenue, ici, avec un seul
paramètre ajustable Kf = 0, 11. Il faut noter que ces résultats ont été
obtenus avec une cellule différente de celle qui était utilisée pour les
expériences précédentes.
— La figure notée B dans la partie gauche du dessin donne les résultats
d’une expérience assez différente. On utilise le fait que les billes ef-
fectuent, sous l’effet de la vibration communiquée à la cellule, des
mouvements relatifs par rapport à celle-ci. Si ces billes laissent (ce
qui est le cas) des traces de leur mouvement sur les fenêtres avant
et arrière de cette cellule, nous sommes à même de calculer, dans le
contexte du modèle de décompaction progressive que nous avons ex-
posé, les amplitudes de déplacement ∆h(h) en fonction de la hauteur
dans le référentiel du conteneur. Cette expérience est effectuée dans
la même cellule que celle qui a servi à mesurer les accélérations de
décollage. On constate, une fois encore, l’adéquation entre le modèle
que nous avons exposé et cette expérience qui permet de recalculer sur
ordinateur et sans aucun paramètre ajustable l’ensemble des trajec-
toires dont on mesure directement la trace laissée sur les vitres (voir
la figure ci-dessous qui en donne une reproduction volontairement très
contrastée) constituant les parois frontales du conteneur 2D. A titre
de résumé de ce paragraphe consacré aux vérifications expérimentales
du modèle, nous donnons ici un synoptique des expériences qui ont été
126CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

réalisées.

fenêtre marquée

réseau dual sans parois


K=0 µ >0 K>0 µ =0

K>0 µ >0

Synoptique des résultats des expériences compatibles avec le modèle de décompaction


progressive.

Ce dessin permet d’avoir une vue d’ensemble des résultats que nous
venons d’exposer. Le modèle indiquant que le paramètre de contrôle est
χ = SKµ, nous avons pu vérifier l’influence du rapport d’aspect S avec
K et µ non nuls. L’expérience du cylindre 2D sans parois latérales nous a
permis de tester le cas K 6= 0 et µ = 0. Il restait à tester l’hypothèse K = 0
et µ 6= 0. Cela a pu être réalisé grâce à une astuce dérivée de la discussion
du paragraphe 3.1.3 sur l’étude de la variation de la surface occupée par un
empilement en forme de losange soumis à une déformation verticale.

Réseau triangulaire Réseau dual


K>0 K=0

Empilements en réseau triangulaire et en réseau dual, tourné de π/2 par rapport au


premier. L’empilement de droite ne présente plus les propriétés de redirection des
contraintes vers la paroi.

Lors de cette étude, nous avons signalé que les propriétés de dilatance de
cet objet provenaient de son anisotropie et qu’elles disparaissaient lorsque
les deux disques supérieur et inférieur se rapprochaient l’un de l’autre. Le
3.2. DYNAMIQUE 127

cas extrême, conduisant à un coefficient K = 0, peut être obtenu si ces


derniers viennent en contact. Si l’on considère maintenant un empilement
de ces losanges, on voit que le réseau perpendiculaire au réseau habituel,
nommé réseau dual, doit présenter un coefficient de redirection nul, c’est-
à-dire tel que K = 0. Il se trouve que cet empilement présente, sous agi-
tation raisonnable (c’est-à-dire pour 1 < Γ < 1, 5, par exemple), une sta-
bilité suffisante pour autoriser la répétition des expériences effectuées avec
l’empilement en réseau triangulaire compact habituel. On n’observe alors
ni décompaction progressive, ni convection, ni mise en tas, ce qui est bien
conforme au modèle proposé. On peut remarquer, au passage, que le car-
actère imbriqué des empilements est bien une propriété fondamentale de ces
derniers qui permet de comprendre aussi bien leurs propriétés de dilatance
que celles de décompaction sous vibration.

Décompaction sur des temps courts. Fragmentation


La modélisation que nous venons de décrire dans les paragraphes précédents
et qui résulte d’une approche du type “mécanique des milieux continus”
rend compte, de manière assez satisfaisante, des propriétés de décompaction
progressive d’un empilement vibré. Avant d’aller plus loin, il est essentiel de
réfléchir sur les implications profondes de cette théorie. Comme nous l’avons
précisé, cette modélisation repose fondamentalement sur les hypothèses du
modèle de Janssen que nous avons complété par une écriture particulière
et un peu heuristique de la loi fondamentale de la dynamique, indiquée
par l’équation 3.16. Nous ne reviendrons pas ici sur la discussion qu’a suivi
l’établissement de l’équation de Janssen (paragraphe 3.2.3), mais nous al-
lons réfléchir sur le sens des approximations impliquées par l’écriture de
l’équation 3.16 que nous reprenons ci-dessous :

Γgdm − gdm ≥ dFf rict

Notre discussion portera sur deux points essentiels : l’hypothèse du découpage


en tranches élémentaires horizontales et homogènes, d’une part, et l’écriture
simplifiée du mécanisme de frottement sec, d’autre part.
— Tout d’abord, rappelons que ce modèle suppose que le matériau se
compose de tranches horizontales de masse dm qui frottent sur les
parois en mobilisant une force de friction dFf rict que l’on peut calculer
à partir de l’hypothèse de Janssen. En outre, l’écriture de l’équation
3.16 implique que l’accélération Γg communiquée par la vibration du
fond du conteneur est homogène au sein d’une tranche horizontale
du matériau. L’hypothèse de l’homogénéité de l’accélération, de la
masse et, par conséquent, de la force de frottement associée, est en
contradiction flagrante avec la description que nous avons donnée au
128CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

paragraphe 1.2.2 sur le cheminement réel des chaı̂nes de contact au


sein d’un matériau granulaire. Nous avions imaginé des voûtes s’ap-
puyant sur les parois latérales pour décrire l’équilibre des forces dans
ces matériaux. Ce concept de voûte est une réalité incontournable de
la statique et de la dynamique des matériaux granulaires, comme nous
l’avons indiqué à plusieurs reprises dans cet exposé, et l’on peut donc
s’attendre, de ce point de vue, à des écarts importants entre la de-
scription théorique et la réalité.
— La simplification extrême de la modélisation des forces de friction aux
parois peut être encore plus lourde de conséquences. En effet, sans en-
trer dans les détails d’une discussion que nous reprendrons de manière
approfondie au paragraphe 6.4, remarquons que l’équation 3.16 ne
traduit, en matière de frottement solide-solide, que la simple rup-
ture des forces de contact aux parois, lorsque la tranche considérée est
soumise à des forces suffisantes. Ce faisant, on néglige complètement
l’indétermination de ces forces discutée au paragraphe 3.1.1 et on sup-
pose que ces dernières sont totalement mobilisées vers le haut, à l’état
d’équilibre, ce qui est conforme aux hypothèses de Janssen. Il est pour-
tant probable que le caractère aléatoire des chaı̂nes de contact, d’une
part, et le couplage plus ou moins élastique des particules impliquées
dans les voûtes, d’autre part, conduiront, dans la réalité, à une large
dispersion des forces de contact aux parois. Il est certainement hardi de
modéliser cet ensemble, nécessairement inhomogène et plus ou moins
indéterminé, par une interaction élémentaire de frottement mobilisé
aux parois par des plaques de matériau granulaire homogènes et hori-
zontales.
La résolution de l’équation 3.16 ignore aussi le coefficient de frottement
dynamique et, ce qui est aussi important, la dépendance de la force de
frottement avec la vitesse du déplacement de l’empilement par rapport
aux parois.
L’ensemble des considérations précédentes peut donner à penser que
l’adéquation des résultats expérimentaux avec un modèle aussi simple, de-
vrait être sujette à caution. Il n’en est rien, du moins tant que cette modélisation
est considérée avec prudence et à l’intérieur de ses propres limites. A ce sujet,
on doit remarquer que le modèle de décompaction progressive se contente
d’établir un diagramme de phase en précisant la hauteur moyenne à laquelle
le tas doit se décompacter sans rien préciser de ce qui se passe dans la phase
décompactée. A l’exception du calcul de la trajectoire des particules dans le
référentiel du conteneur qui repose sur une hypothèse supplémentaire que
nous discuterons dans les paragraphes suivants, la modélisation se limite
ici à établir la hauteur de la phase compactée. Cette détermination prend
normalement en compte le caractère non régulier de la loi de frottement de
Coulomb dont nous verrons une discussion plus détaillée au paragraphe 6.4.
3.2. DYNAMIQUE 129

Les expériences que nous avons décrites jusqu’à présent concernent fon-
damentalement des observations sur des temps longs (pris dans le sens de la
discussion du paragraphe 3.2.3). En clair, les mouvements de décompaction
observés expérimentalement correspondent à une succession d’états relaxés
dans lesquels l’empilement séjourne un temps suffisamment long (par ex-
emple, plusieurs secondes) pour qu’ils soient enregistrés avec la technique
de prise de vue que nous avons mise en place (CPP). Ce faisant, on ignore
le détail des mouvements successifs, aux temps courts, qui ont pu se pro-
duire mais qui ont conduit à des distorsions réversibles et de courte durée
(c’est-à-dire de l’ordre de grandeur d’une fraction de la période d’excita-
tion). Cela est parfaitement clair du point de vue des expériences, mais
qu’en est-il pour la modélisation simplifiée que nous avons mise en place ?
En quoi ce modèle pourrait-il, malgré ou à cause de ses imperfections, con-
cerner plus particulièrement les expériences sur des temps longs ? Dans l’état
actuel de la question, il est difficile d’avancer une réponse définitive. On
peut simplement constater le fait que cette modélisation simplifiée rend
compte des situations réorganisées ou relaxées de l’empilement. On peut
raisonnablement penser qu’une formulation dynamique de la loi de Coulomb
telle qu’elle est décrite par l’équation 3.16, associée au modèle des tranches
horizontales, rend compte de l’ensemble des situations relaxées, donc sta-
bles sur de longues durées. Elle ignore l’ensemble des solutions plus ou
moins indéterminées et sujettes à des fluctuations, auxquelles conduirait
inévitablement la résolution détaillée du problème.

Compte tenu de l’aspect fondamental de ce problème de la dualité de


comportement des matériaux granulaires aux temps courts et aux temps
longs, qui déborde sans doute la physique de ces objets, il était intéressant
d’effectuer une observation stroboscopique de l’empilement vibré en faisant
varier pas à pas la différence de phase entre l’éclair du stroboscope et celui
de la vibration excitatrice. Un résultat typique d’une telle observation26 est
reporté sur le cliché suivant.

26
Cette présentation, à but pédagogique, ne suit pas fidèlement le déroulement des
opérations qui ont conduit à ces observations aux temps courts. En réalité, c’est en
voulant mesurer directement le déplacement des particules au sein de l’empilement grâce
à une caméra fixée sur le conteneur que l’on s’est aperçu que la décompaction progressive
résultait, en fait, d’une suite de fragmentations plus ou moins irréversibles.
130CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

lignes de
fracture

L’observation aux temps courts, avec un éclairage stroboscopique synchronisé sur la


période de vibration, montre que la décompaction de l’empilement 2D vibré résulte en
fait d’une suite de fragmentations qui se propagent de haut en bas dans le tas, pendant
la durée du vol balistique, et qui surviennent à chaque période de vibration.

L’examen de ce cliché, assez révélateur du comportement de l’objet gran-


ulaire aux temps courts 27 , requiert un certain nombre de commentaires et
de précisions. Tout d’abord, -ceci ne peut apparaı̂tre sur une image statique
comme celle que nous présentons mais est facilement perçu en imposant
un léger écart de fréquence entre la fréquence du stroboscope et celle de la
vibration (ralenti artificiel)- on observe que les fractures, comme celles qui
sont visibles sur ce dessin, ont une cinématique particulière. Le film montre
qu’elles se propagent à l’intérieur de l’empilement en partant du haut de
celui-ci et en progressant vers le bas. Ce processus de fragmentation pro-
gressive se produit à chaque oscillation durant le temps de vol balistique de
l’empilement qui peut être très petit par rapport à la période (typiquement,
10 millisecondes par rapport à 0,2 seconde). L’étude cinématique montre
aussi que ces fractures présentent une forme caractéristique en forme de V
(ici, avec la pointe en bas), plus ou moins disloquée au cours de la progression
à l’intérieur de l’empilement. Nous allons voir, dans le paragraphe suivant,
comment obtenir des informations plus détaillées sur ce processus qui peut,
d’ores et déjà, être considéré comme un mode générique de la décompaction
d’un empilement guidé en vol balistique.

3.2.4 Fragmentation d’un empilement en chute guidée


Ayant observé que la décompaction progressive résultait, en réalité, d’une
succession de fragmentations séparant le tas initial en blocs de plus petite
taille, il était intéressant de rechercher une configuration expérimentale qui
permettait d’analyser et de quantifier plus commodément ce phénomène.
S’agissant d’étudier plus spécifiquement le processus de fragmentation, on
constate que la configuration de l’empilement vibré complique sérieusement
27
Alors que l’examen des photos CPP et des traces sur les fenêtres frontales du conteneur
donnent des indications moyennées sur un grand nombre de périodes d’oscillation.
3.2. DYNAMIQUE 131

l’analyse. En effet, comme nous l’avons fait observer à plusieurs reprises,


le moteur de la décompaction réside dans l’interaction de frottement billes-
parois. Dans l’expérience précédente, cette interaction de cisaillement résulte
du mouvement différentiel de l’objet granulaire (en vol balistique plus ou
moins parabolique) et des parois du conteneur (en mouvement sinusoı̈dal).
D’autre part, l’observation directe montre que les fractures apparaissent de
manière très fluctuante d’une période à la suivante et que ces fluctuations,
bien que présentant un intérêt intrinsèque, gênent considérablement l’anal-
yse du processus élémentaire. C’est dans le but de simplifier au maximum les
conditions d’observation de ce phénomène28 qu’a été effectuée l’expérience
suivante [?].

Expériences en 2D
On dispose un empilement, initialement ordonné en configuration de
réseau triangulaire, dans une cellule verticale constituée suivant les principes
décrits aux paragraphes précédents. Cette cellule est obturée par une lame
métallique qui peut être retirée rapidement (avec une accélération au départ
de l’ordre de 3g) vers le bas à l’aide d’un mécanisme à ressort. Une caméra
CCD filme la chute de l’empilement dont la durée totale est de l’ordre du
dixième de seconde. La figure suivante reproduit une suite de clichés typiques
obtenus au cours de ces expériences.

Observation expérimentale de la fragmentation d’un empilement 2D en chute guidée. Les


photos sont prises tous les 1/50e de seconde. On voit une onde de fragmentation se
propager vers le haut au fur et à mesure que le tas descend dans le tube. On observe
qu’une petite bille (en bas de l’empilement) qui s’est détachée, tombe suivant la loi de la
28
Thomas G. Drake a rapporté [37] des expériences de chute inclinée dans lesquelles il
étudiait des modifications structurelles par observation directe, sans en tirer de conclusion
sur les processus de fragmentation que nous dégageons ici.
132CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

chute d’un corps en subissant l’accélération de la pesanteur, tandis que le haut de


l’empilement chute avec une accélération plus faible (voir le texte). Le tas se décompacte
en se fragmentant.

On observe, comme cela était attendu au vu du résultat de l’expérience


précédente, que l’empilement se fragmente en blocs successifs séparés par
des structures en forme de V dont la pointe est cette fois dirigée vers le
haut, toujours dans le sens opposé à celui de la gravité29 . On retrouve aussi
le même phénomène de propagation des fractures successives vers le haut
de l’empilement au cours de la chute. En bref, ces observations sont en ac-
cord avec celles que nous avons énoncées dans le cas de l’empilement vibré,
pourvu que l’on retourne le sens de l’accélération Γ à laquelle est soumis
l’empilement en vol balistique. Celle-ci était dirigée vers le haut dans le cas
de la cellule vibrée (vol balistique vers le haut, avant la recompaction) et ici
dirigée vers le bas. Concernant la forme particulière des fractures qui appa-
raissent dans ces expériences et en se rappelant des considérations sur les
voûtes que nous avons développées plus haut (en particulier au paragraphe
3.5), on peut d’ores et déjà voir ces structures en forme de V comme des
chaı̂nes de contact plus ou moins solides, supportant la masse du bloc de
granulaire qui les surplombe.

Modélisation théorique
Il est intéressant de se demander comment le modèle théorique30 précédent,
qui est une extension dynamique du modèle de Janssen, peut, dans le cadre
des hypothèsesque nous avons discutées plus haut, rendre compte de ces
processus de fragmentation. Nous montrerons ensuite comment une simula-
tion numérique [?] adaptée permet de retrouver et de rendre compte, plus
en détail, du mécanisme d’apparition et de propagation des fractures au sein
de l’empilement.

Chute sans fragmentation


la première question qui vient à l’esprit concerne la chute d’un simple
bloc de granulaire que l’on suppose, pour l’instant, dépourvu de fractures.
29
Il est aisé de faire une observation analogue dans une configuration tridimensionnelle.
On remplit à moitié un tube de faible diamètre (typiquement 1 cm) avec du sable fin
(typiquement 100 micron de granulométrie). Après avoir tassé ce sable par une suite
de chocs répétés, on retourne le tube verticalement. On peut observer que l’empilement
s’écoule en se fragmentant à partir du bas, en une succession de blocs séparés par des
voûtes du type de celle de la photographie de la page 18.
30
Stuart B. Savage a aussi étudié le problème de la chute inclinée ou verticale d’ensembles
granulaires non cohésifs [38]. Basée sur des équations de mécanique des milieux continus
et sur les concepts de Bagnold, cette modélisation se rapproche plutôt d’une description
de type hydrodynamique, alors que la nôtre fait appel au concept de fracture, plus proche
des modèles des géophysiciens.
3.2. DYNAMIQUE 133

Rappelons l’équation indiquant la force verticale agissant sur une tranche


de masse dm située à la hauteur h dans un tel empilement de hauteur h0 ,
avec les mêmes notations que celles que nous avons utilisées au paragraphe
3.2.3, mais, cette fois-ci, en comptant positivement les hauteurs en partant
du bas de l’empilement :

A h P
i
pv = ρg 1 − eKµs A (h−h0 )
P Kµs

qui, en deux dimensions, se réduit à l’équation :

· ¸
L h 2Kµs
(h−h )
i h−h0
pv = ρg 1−e L 0
= ρgζ 1 − e ζ
2Kµs

dans laquelle, pour des raisons de commodité, on regroupe les coefficients


caractéristiques sous la forme du paramètre ζ = L/2Kµs .
La force de frottement, mobilisée aux parois, peut être écrite sous la
forme :

· ¸
∂Ff rict pv h−h0
= =g 1−e ζ
∂m ρζ

Ainsi, d’après l’équation 3.16, une tranche du matériau granulaire de


masse ∂m située à la hauteur h est soumise à une accélération effective
γ(h), inférieure à celle de la gravité, que l’on peut écrire :

∂Ff rict
γ(h) = gΓ(h) = g −
∂m
ce qui donne l’accélération réduite à laquelle est soumise cette tranche de
l’empilement, située à la hauteur h :

µ ¶
h − h0
Γ(h) = exp pour h ∈ [0, h0 ] (3.20)
ζ

En toute rigueur, cette équation n’est valable, dans le cadre des hy-
pothèses que nous avons discutées plus haut, qu’au moment précis ou débute
la chute vers le bas. Pour simplifier , nous supposerons en outre, en nous
limitant ici à une analyse semi-quantitative, que la même équation reste val-
able au cours de la chute. Nous verrons plus loin que l’expérience confirme
cette hypothèse.
Dans un premier temps, en remarquant que la fonction Γ(h) est une
fonction croissante de la hauteur, nous observons que l’empilement, soumis
134CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

à son propre poids et aux forces de frottement, a tendance à rester com-


pact au cours de la chute. Autrement dit, l’empilement ne présente aucune
tendance à se fracturer spontanément, c’est-à-dire en l’absence de causes
extérieures. Dans une approche élémentaire où le tas est supposé incom-
pressible, l’accélération du tas sera limitée par la couche inférieure de l’em-
pilement et vaudra donc :

h0
Γ = e− ζ = e−χ

où χ est le paramètre de décompaction défini au paragraphe 3.2.3.


Des causes extérieures, donnant naissance à des amorces de fractures
qui se propagent et conduisent à la fragmentation, peuvent être recherchées
expérimentalement en modifiant l’état de surface des parois latérales. Ainsi
observe-t-on que :
— Des surfaces préparées avec un poli spéculaire (c’est-à-dire avec des
irrégularités de l’ordre d’une fraction de micron) présentent un co-
efficient de frottement µs inchangé par rapport à des surfaces plus
irrégulières, résultant d’un usinage ordinaire. Dans le cas de surfaces
latérales polies, la chute du tas peut s’effectuer sans fragmentation,
mais avec une accélération réduite par rapport à celle de la gravité,
conformément à l’équation 3.20. C’est ce que montrent les résultats
expérimentaux suivants, obtenus dans une même cellule, avec un em-
pilement composé de billes identiques (aluminium oxydé), mais avec
des hauteurs h0 différentes.

1 bead
h 20

44

93

130

195

0 50 100 150 200

Altitude du sommet de l’empilement en fonction du temps de chute. Les symboles


carrés représentent les résultats des mesures expérimentales. Les courbes en trait
plein représentent les paraboles calculées à partir de l’équation 3.20, avec
Kµs = 0, 12. Les chiffres à gauche représentent la hauteur de l’empilement en
3.2. DYNAMIQUE 135

millimètres. L’axe horizontal est gradué en millisecondes. Les flèches indiquent


l’apparition d’au moins une fracture dans l’empilement.

Les résultats de ces mesures indiquent clairement, aux erreurs expérimentales


près, que tant qu’une fracture n’est pas apparue dans l’empilement,
celui-ci tombe avec une accélération réduite dépendant de sa hauteur
et régie par l’équation précédente. Il faut noter que le réseau de courbes
sur lesquelles se disposent les résultats des expériences, est calculé à
partir d’un seul paramètre ajustable, Kµs , pour lequel on trouve une
valeur un peu plus faible (0,12) que celle que nous avions trouvée
précédemment. Ceci qui indique probablement qu’il s’agit là du coef-
ficient de frottement dynamique et non statique.

— Des surfaces latérales présentant des irrégularités de l’ordre de plusieurs


dizaines de microns ou plus provoquent, de manière apparemment
aléatoire, une série de fractures ascendantes comme nous l’avons ob-
servé ci-dessus.

Où apparaissent les fractures ?

Il est très difficile de modéliser correctement les interactions entre l’em-


pilement et les irrégularités de la surface des parois latérales. C’est pourquoi
nous nous limiterons ici à l’examen de la stabilité d’une fracture qui serait
amorcée à l’une des parois latérales par une fluctuation de la géométrie ou
des paramètres micromécaniques (qui peuvent générer un défaut d’organi-
sation du réseau) ou encore, par une perte de contact avec la paroi ou par
un autre type d’instabilité induisant une fracturation de l’empilement. Sup-
posons donc qu’une fracture apparaisse à l’altitude hf toujours mesurée à
partir de la base de cet empilement. Cette fracture provoque une rupture des
chaı̂nes de contact et une réorganisation (que nous supposons instantanée)
de l’équilibre des forces au sein des deux empilements “fils”. Soit A l’empile-
ment fils supérieur et B l’empilement fils inférieur. Du fait du rééquilibrage
des forces au sein des empilements fils, chacun d’entre eux est désormais
soumis à une accélération donnée par l’équation 3.20 :

h0 −hf
ΓA = e− ζ

hf

ΓB = e ζ

On constate immédiatement qu’une fracture sera stable ou s’amplifiera


au cours de la chute si :
136CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

ΓB ≥ ΓA soit
h0 − hf hf

ζ ζ
h0
hf ≤
2
C’est-à-dire si et seulement si elle se produit dans la moitié inférieure de
l’empilement. Dans le cas contraire, c’est-à-dire si une fluctuation provoque
une fracturation de la partie supérieure de l’empilement, cette fracture doit
se refermer au cours de la chute.
On peut établir, à partir des mêmes arguments, une équation de con-
servation, assez inhabituelle en mécanique. Elle concerne la dynamique de
la fragmentation qui subdivise progressivement le tas père initial en tas fils,
petit-fils, etc. Soit i l’indice du tas de hauteur hi , obtenu par subdivisions
successives. On suppose ici qu’une seule fracturation peut se produire à la
fois. L’accélération de ce tas est égale à exp(−hi /ζ). La conservation de la
masse de l’empilement au cours de la chute impose que :

X
hi = h0
i

c’est-à-dire que le produit des accélérations des sous-composantes d’indice


i du tas initial est tel que :

Y
Γi = Γ0 = e−χ
i

Nous allons voir maintenant comment une simulation ab initio permet de


retrouver un certain nombre des résultats que nous venons d’énoncer dans
ce paragraphe.

Modélisation numérique d’un empilement en chute guidée


Nous avons vu au paragraphe 2.2.2 comment écrire les équations de base
utiles pour la modélisation numérique de la dynamique des empilements.
Nous reverrons plus en détail les différentes méthodes de simulation util-
isables en physique des matériaux granulaires au chapitre 6. Cependant et
poursuivant le but que nous nous sommes fixé et qui est la compréhension
du mécanisme de fragmentation des empilements en chute guidée, nous al-
lons voir, à titre pédagogique, comment une méthode d’analyse numérique
permet de retrouver et de préciser les observations expérimentales que nous
venons de décrire dans le paragraphe précédent.
3.2. DYNAMIQUE 137

La méthode que nous utilisons ici repose sur le concept des sphères
dures (au sens précisé dans le chapitre 6). Elle est gérée par les événements
(méthode ED), tout à fait dans l’esprit de celle que nous avions mise en place
pour traiter le problème des collisions multiples dans une colonne 1D (para-
graphe 3.2.1). Comme nous l’avons souligné, cette technique est fondamen-
talement dynamique et ne peut rendre compte, en principe, de situations sta-
tiques telles que celle du tas initalement au repos. Cette méthode doit donc
nécessairement être implémentée par une sorte d’“agitation thermique” arti-
ficielle permettant aux particules de percevoir leur environnement immédiat,
même en condition statique31 . La description des équilibres se fera donc en
termes d’impulsions, de quantités de mouvements, de moments de rotation,
toutes quantités qui font intervenir les vitesses de translation ou de rota-
tion. La situation réelle statique ou quasi-statique peut, comme nous l’avons
écrit au paragraphe 3.1.1, recéler une part d’indétermination qui est sans
doute à l’origine de la différence d’appréciation entre la réalité expérimentale
d’une part et la modélisation numérique d’autre part. Du point de vue
expérimental, les hétérogénéités de surface des parois latérales sont iden-
tifiées comme étant à l’origine des amorces de fractures. A l’inverse, l’agi-
tation thermique artificielle introduite dans la simulation crée d’emblée une
situation fluctuante qui est à l’origine de la fracturation indépendamment
de l’état de surface des parois latérales. Ceci étant bien compris, on con-
state que la modélisation numérique reproduit de manière satisfaisante les
résultats des observations expérimentales, comme cela apparaı̂t sur la figure
suivante.

31
L’introduction d’une agitation thermique artificielle pour modéliser, avec une méthode
numérique dynamique, la statique d’un empilement cache une réalité profonde : ainsi
que nous le verrons au paragraphe 6.4, la dynamique des empilements supporte moins
d’indéterminations (au sens du paragraphe 3.1.1) que la statique. Les forces sont con-
stamment mobilisées et sans indétermination lors des collisions multiples, alors que des
inconnues subsistent dans un état d’équilibre statique. D’autre part, l’agitation thermique
que l’on introduit ainsi, implique un terme artificiel de fluctuations qui n’a pas forcément
d’équivalent dans la réalité. On touche ici à un problème fondamental en matière de
modélisation et de compréhension du comportement de matériaux granulaires.
138CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

t=0 t=0.02 t=0.04 t=0.06 t=0.08


Simulation de la fracturation d’un empilement en chute guidée dans des conditions
identiques à celles de l’expérience. On remarque que l’introduction d’une agitation
thermique, nécessaire pour la simulation, provoque une sorte d’ébullition artificielle du
haut de l’empilement. L’échelle des temps est graduée en secondes. Les facteurs de forme
et les coefficients micromécaniques sont ceux de la situation réelle.

Sans entrer dans le détail de la simulation dont on trouvera une descrip-


tion complète dans la référence [?], nous résumons ici quelques observations
importantes.

— La simulation numérique conduit à des résultats satisfaisants si et


seulement si les moments de rotation des particules sont pris en compte.
Dans le cas contraire, on observe plutôt un dilution progressive de
l’empilement sans apparition de structures en V inversé, très visibles
dans la réalité. On peut déjà pressentir que les rotations des particules
jouent un rôle essentiel dans cette phénoménologie. Nous examinerons
ce point plus en détail dans la suite de cet exposé.
— Les fractures apparaissent et s’amplifient dans le bas de l’empilement,
conformément aux observations expérimentales et au modèle précédent.
On observe, comme prévu, que si des fractures s’ouvrent occasionnelle-
ment dans la partie supérieure de l’empilement, celles-ci se referment
au cours de la chute.
— On peut remarquer, dès à présent, que dans les simulations, les frac-
tures s’amorcent à partir d’un seul coté, c’est-à-dire de manière dis-
symétrique, en partant d’une paroi à l’image de ce qui est observé dans
le cas des fractures des solides en cantilever32 . Ceci peut être vu dans
un certain nombre de clichés d’expériences réelles.
32
Une fracture en cantilever est obtenue, par exemple, en essayant de couper un objet
solide avec une lame de couteau. La fracture s’ouvre au point de contact du couteau et se
propage à l’intérieur suivant une dynamique souvent observée en géophysique.
3.2. DYNAMIQUE 139

Ayant reconnu que les simulations qui prennent en compte les mouve-
ments de rotation des particules semblent donner des résultats conformes
à la réalité, il reste à examiner les renseignements que nous apporte cette
modélisation numérique et qui, pour la plupart, ne peuvent être obtenus
par des observations expérimentales. C’est ce que nous allons faire dans la
suite de cet exposé en considérant tout d’abord la répartition des pressions
au sein de l’empilement en chute guidée ainsi que les modes de propagation
de la fracturation. Par la suite, nous examinerons, avec quelques détails, les
modes d’autoorganisation des rotations des particules dans l’environnement
immédiat des fractures.

Répartition des pressions dans l’empilement - Effets de vôute :


La simulation numérique permet d’accéder en tout point et tout au
long de la chute aux vitesses des particules et aux taux de collisions de ces
dernières entre elles et avec les parois. Comme nous l’avons précisé plus haut
s’agissant d’une modélisation dynamique, il n’est pas question de calculer ici
une pression statique mais plutôt de considérer que la pression exercée par
les particules résulte des chocs répétés et des transferts de l’impulsion des
particules vers les parois latérales, indiqués par l’équation 2.10 dans laquelle
on conserve la composante normale. L’intégration par rapport au temps de
R →
cette impulsion ∆t P dt est effectuée sur une période de temps raisonnable
qui est ici de l’ordre du centième de seconde. Les résultats de ces calculs,
obtenus pour des temps successifs, sont reportés sur la figure suivante.
pression (unités arbitraires)

Pression sur les parois en fonction de la hauteur, calculée par simulation numérique. Le
temps d’intégration est de 10 millisecondes, et chaque point est obtenu en faisant la
moyenne sur une hauteur de 6 rangées.

On observe que l’apparition des fractures dans l’empilement (à 0,04 et


0,06 seconde) correspond à une augmentation significative (d’un ordre de
grandeur) de la pression locale sur les parois. Cela correspond assez bien
140CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

à l’image intuitive que nous avons de la fonction des voûtes qui, comme
nous l’avons vu au paragraphe 3.5, ont pour propriété essentielle de re-
porter les pressions exercées par la partie supérieure de l’empilement vers
les parois latérales. Nous obtenons ainsi, par le biais de cette simulation
numérique, une information objective et chiffrée sur le processus de frag-
mentation, résultant ici de la formation et de la destruction successives
d’arches de forme triangulaire présentant leur pointe vers le haut, comme
nous l’avions pressenti précédemment.
Dans le même esprit, il est possible d’étudier en détail le mode d’ou-
verture d’une fracture au sein de l’empilement. On observe par le biais de
cette simulation cette ouverture se fait à partir d’une seule particule dont les
vitesses en translation comme en rotation (voir paragraphe 2.2.2) s’adaptent
à la vitesse relative de la paroi. En d’autres termes, à la différence des par-
ticules de l’environnement, la particule qui est responsable de la formation
d’une fracture (c’est-à-dire d’une voûte), entre en régime de roulement sans
glissement, au sens du paragraphe 2.2.2, lors de l’ouverture de la fracture.
On observe aussi que la propagation de la fracture vers l’intérieur de l’em-
pilement se fait bien suivant les lignes de fracture aisée33 du réseau et avec
un accroissement significatif du nombre des collisions particule-particule le
long et autour de la chaı̂ne des contacts.
Il apparaı̂t ainsi que le mécanisme précurseur de la fracture résulte d’une
sorte d’organisation du mouvement de rotation de la particule initiatrice par
rapport à la paroi. Compte tenu de l’augmentation importante du nombre de
collisions particule-particule au sein de l’environnement immédiat, on peut
se demander si cette organisation locale de la rotation peut se propager au
sein de l’empilement. C’est ce que nous allons voir maintenant.

Autoorganisation des rotations : la figure ci-dessous reproduit une


cartographie des “spins34 ” des particules au sein de l’empilement à l’instant
où deux fractures (marquées par des flèches) viennent de s’ouvrir, l’une
après l’autre. Les disques marqués en blanc indiquent une rotation (un spin)
des particules dans le sens trigonométrique avec un moment de rotation
perpendiculaire aux parois frontales. Les disques marqués en noir indiquent
une rotation de sens opposé.

33
On utilise ici la terminologie propre à la cristallographie. Compte tenu de l’ordre
triangulaire de l’empilement compact, les lignes de fracture aisée sont horizontales ou à
60◦ de l’horizontale.
34
Dans ce contexte et par extension, le mot “spin” désigne le mouvement de rotation
des particules avec un moment perpendiculaire au plan de l’empilement bidimensionnel.
3.2. DYNAMIQUE 141

voûte
(a)

contact
fragile

voûte
(b)

impossible

A gauche, organisation des rotations autour des fractures indiquées par les
flèches dans empilement en chute guidée. A droite, le dessin a montre une
organisation des rotations compatible avec des chaı̂nes de contact en V,
ainsi qu’on l’a observé expérimentalement. Le dessin b montre une
organisation incompatible avec le modèle de voûte. En effet, elle n’est pas
observée dans la simulation.

La figure de gauche, obtenue par simulation suivant ces principes, montre


très clairement que les spins des particules s’organisent suivant des motifs
alternés dans l’environnement immédiat et au-dessus des fractures. On peut
constater, en s’aidant des dessins a et b de la figure, que l’inclinaison de
ces motifs correspond bien à l’image des voûtes que nous avons développée
au cours de cet exposé. En effet, une chaı̂ne de contacts privilégiés suivant
une ligne inclinée à 600 par rapport à l’horizontale implique une rotation
alternée des particules en interaction forte le long de cette ligne. On perçoit
très bien aussi que les particules appartenant à cette chaı̂ne de contacts
sont en rotation frustrée (voir paragraphe 2.2.1) par rapport à celles des
chaı̂nes qui se trouvent immédiatement au dessous et au dessus. Cela ne
peut se produire que si les particules de ces deux chaı̂nes superposées, ont
entre elles un contact moins énergique que celui des particules au sein de la
vôute. On en déduit qu’il s’agit là de lignes de fragilisation qui conduisent
effectivement à des fractures. On voit encore une fois que l’autorganisation
des rotations des particules35 est bien conforme à l’image voûte-chaı̂ne de
contact que nous avons énoncée plus haut.
35
On peut ainsi voir le mécanisme de formation du couple voûte-fracture comme une
conséquence du processus d’autoorganisation des rotations qui établit, d’une part, des
lignes de fracture aisées (particules en rotation frustrée) et, d’autre part, des lignes de
contact énergique (particules en rotation alternée). A la limite, on peut imaginer que
le matériau granulaire, initialement amorphe, cristallise en feuillets faciles à détacher
mais solides dans leur plan. Dans l’état actuel de nos connaissances, tout cela est en-
core spéculatif.
142CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

3.2.5 Instabilité de surface d’un milieu granulaire étendu

Une grande partie des événements que nous avons décrits dans les para-
graphes précédents tels que la décompaction, la convection ou la fragmen-
tation des milieux granulaires trouvent leur origine dans les interactions
milieu granulaire-parois latérales des conteneurs. Dans la logique de notre
progression et avant d’examiner, au chapitre 4, le comportement de la sur-
face libre d’écoulements inclinés, nous allons considérer ici une situation
notablement différente de la précédente dans laquelle l’empilement présente
une extension latérale beaucoup plus grande que sa hauteur. De manière
plus précise, rappelons les considérations que nous avions développées en
traitant du modèle de Janssen statique (paragraphe 3.1.4) et de son ex-
tension à la dynamique (paragraphe 3.2.3). Nous avions fait remarquer
que, dans les limites de cette modélisation, le paramètre de décompaction
χ = SKµ régissait l’ensemble du comportement de l’empilement de hau-
teur h et de périmètre P aussi bien en statique qu’en dynamique, et cela
par l’intermédiaire d’un facteur exponentiel exp (−χ) . Rappelons que le fac-
teur de forme S = P h/A mesure le rapport surface latérale/aire de la sec-
tion horizontale de l’empilement. Dans le cas d’un empilement 2D, nous
avions montré que S = 2h/L (L étant la largeur). On peut écrire ce terme
d’atténuation de la propagation des contraintes
¡ ¢ dans l’empilementL sous la
2h
forme exp (−χ) ≡ exp −( (L/Kµ) ) ≡ exp − 2h λ dans laquelle λ = Kµ est la
longueur caractéristique de cette atténuation. En reprenant les arguments
développés dans le paragraphe précédent, et de manière imagée, on peut voir
λ comme une mesure de la hauteur d’une voûte moyenne qui redirige la con-
trainte vers les parois et limite ainsi la propagation de la pression verticale
correspondant au poids de la colonne. Dans un cas typique où Kµ ' 0, 3,
cette hauteur de voûte est de l’ordre de trois fois la largeur du silo. On peut
donc s’attendre à des effets non hydrostatiques, prenant en compte les frot-
tements et les redirections aux parois latérales, dans des silos 2D ou 3D dont
la hauteur est de l’ordre de 2 à 3 fois leur largeur. A l’inverse, lorsque la
hauteur de l’empilement est beaucoup plus petite que son extension latérale,
c’est-à-dire lorsque h ¿ L (ou P h ¿ A en 3D), on peut s’attendre à ce que
les effets liés aux parois deviennent négligeables et que les phénomènes que
nous avons étudiés dans les paragraphes précédents laissent la place à des
comportements différents. C’est ce que nous allons voir dans la suite.

Le dessin ci-dessous décrit deux séries d’expériences, réalisées récemment,


et qui montrent des figures typiques d’organisation spontanée de la surface
des empilements étendus 3D et 2D vibrés [39][?].
3.2. DYNAMIQUE 143

vibrations
vibrations

3D 2D

Représentation schématique des expériences permettant d’observer les instabilités


sous vibration d’une mince couche de granulaires vibrée. En 3D, les figures sont
observées par le dessus tandis qu’en 2D on peut faire une observation transversale.
Le dessin de gauche représente une configuration tridimensionnelle dans
laquelle le récipient de diamètre intérieur d = 127 millimètres contient typ-
iquement sept couches de billes de bronze de diamètre compris entre 0,15
et 0,18 millimètres. Comme nous l’avons vu au paragraphe 2.1, et compte
tenu de la petite taille de ces particules, il est préférable, afin de s’affranchir
d’éventuels effets de couplage avec l’air, de faire un vide de l’ordre de 0,1 torr
dans le récipient. Comme nous l’avons aussi mentionné, on risque alors de
perturber la dynamique du système en créant, par agitation, des charges su-
perficielles sur ces billes métalliques. Efin que ces charges puissent s’évacuer,
on prend soin d’utiliser un récipient dont la base est métallique, par exem-
ple en aluminium. On calcule que le rapport de forme de cet empilement,
Ph 4h
A = πd , est de l’ordre de 0, 01. Il est remarquable que, dans cette situation
tridimensionnelle, un changement important du coefficient de restitution
bille-bille (0, 5 à 0, 95), de la densité (2, 3 à 11, 4), du rapport d’aspect et
du nombre de couches empilées n’introduise apparemment aucune variation
dans la phénoménologie que nous allons décrire. En revanche, nous verrons
que la situation 2D permet d’observer une dépendance assez nette des effets
avec le nombre de couches superposées.
Le dessin de droite représente une expérience typique en dimension deux,
effectuée dans l’esprit de celles que nous avons décrites plus haut dans ce
chapitre. On utilise, cette fois encore, une cellule constituée de deux plaques
de verre séparées par un espace légèrement supérieur au diamètre des billes
d’aluminium (1, 5 millimètres). La largeur de la cellule est typiquement de
300 mm, avec un nombre de couches empilées Nh compris entre 4 et 27, ce qui
conduit à des rapports de forme de l’ordre de quelques pour-cent. Compte
tenu de la taille des billes, il n’est pas nécessaire, cette fois-ci, de faire le
144CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

vide dans l’enceinte, et les problèmes liés aux interactions électrostatiques


sont totalement négligeables. On peut aussi utiliser des billes d’aluminium
oxydées ou polies sans que cela produise de changements significatifs36 . Bien
entendu, on s’est assuré, dans les deux séries d’expériences que nous allons
décrire, que les figures observées ne résultent pas, comme dans les para-
graphes précédents, d’interactions ou d’accrochage aux parois latérales. A
la différence de ce qui précède, il s’agit donc bien ici d’instabilités générées
dans la masse du matériau par la vibration sinusoı̈dale du fond du con-
teneur. Dans la suite et bien que les résultats obtenus suivent globalement
la même phénoménologie, nous allons distinguer les deux configurations 2D
et 3D, en commençant par étudier le comportement de l’empilement étendu
tridimensionnel qui rappelle, à bien des égards, les instabilités obtenues par
vibration à la surface des liquides et décrites par Faraday [?] dès 183137 .

Empilement étendu 3D

L’expérience [39], effectuée en faisant varier l’accélération réduite Γ définie


comme précédemment, montre une succession de figures qui correspondent
à l’organisation de la surface suivant des rangées de rayures, des carrés,
des hexagones, ainsi que des superpositions de couples de ces figures pour
certaines valeurs de l’accélération Γ = 4π 2 f 2 A/g (A étant l’amplitude maxi-
male de la sinusoı̈de d’excitation et f la fréquence) communiquée à la cellule.
Le dessin ci-dessous donne quelques exemples des figures que l’on peut ainsi
observer en regardant, par le haut, la cellule vibrée.

36
Il est bon de réfléchir au sens profond de cette observation qui est aussi conforme
à l’image de la décompaction que nous avons décrite précédemment, dans laquelle ce
sont bien les interactions de frottement billes-parois qui décident du comportement du
matériau granulaire de grand rapport de forme, sous vibration. On observe aussi dans cette
expérience, pourtant fondamentalement différente, que les interactions de frottement bille-
bille ne semblent pas influencer le comportement global de ces empilements plats vibrés,
sans d’ailleurs que l’on sache très bien pourquoi.
37
M. Faraday excitait par des vibrations verticales de fréquence f et d’autres har-
moniques ou sous-harmoniques un récipient contenant des liquides plus ou moins visqueux.
Il observait une organisation des ondes de surface assez semblable à celle qui est décrite ici,
sans voir, bien entendu, de phénomènes de bifurcation, qui sont propres aux empilements
inélastiques (voir au paragraphe 3.2.1).
3.2. DYNAMIQUE 145

A B C

Trois figures typiques d’organisation de la surface d’un empilement 3D, de 1,2 mm


d’épaisseur, vibré verticalement à 67 hertz. Le dessin A montre une organisation en
rayures à f /2 (Γ = 4, 0). B montre la compétition entre l’organisation en carrés et en
rayures à f/4 (Γ = 6, 0). C montre des hexagones obtenus à f /4 et à Γ = 7, 4.

La formation des figures géométriques précédentes résulte en réalité de


la superposition de deux phénomènes dont l’un au moins est propre à la
matière en grains.
— Un mécanisme de bifurcations successives résultant de l’excitation par
vibration d’un matériau granulaire qui se comporte comme une balle
totalement inélastique38 , analogue à celui que nous avons déjà ren-
contré au paragraphe 3.2.1.
— Un mécanisme d’excitation paramétrique des ondes de surface du type
de celles que l’on observe dans un liquide (instabilités de Faraday)
et qui traduit un filtrage complexe, par couplage anharmonique, des
harmoniques et sous-harmoniques de la fréquence d’excitation.
Il est relativement aisé de démontrer qu’il en va bien ainsi, en considérant
le schéma suivant.
38
Compte tenu de la minceur des couches utilisées dans ces expériences, on peut se
demander si la condition que nous avions écrite (à savoir Nh (1 − ε) ≥ 3) pour éviter la
fluidisation complète de la surface décrite au paragraphe 3.2.2 est vérifiée. Cette inégalité
est respectée puisqu’il suffit typiquement de huit billes de coefficient de restitution égal
à 0,6 pour remplir cette condition qui, au demeurant, n’est pas draconnienne pour les
expériences que nous décrivons.
146CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

3
désordre
f.t v hexagones

plat
1 et
plat défauts rayures
rayures et
carrés (f/4)

1 2 3 4 5 6 7 Γ
Diagramme des bifurcations d’une bille inélastique et figures d’organisation de la surface
d’un granulaire étendu 3D.

Ce dessin reproduit, sous une forme légèrement différente, le diagramme


des bifurcations que nous avions considéré au paragraphe 3.2.1, auquel sont
superposés les résultats des observations expérimentales relatives à la for-
mation de figures d’organisation de surface telles que les rayures, carrés,
hexagones et figures composites diverses. Comme on le voit immédiatement,
les points critiques du diagramme des bifurcations de la bille inélastique
donnant f tv (tv étant le temps de vol libre de la couche granulaire) en fonc-
tion de l’accélération réduite Γ, séparent des domaines correspondant à la
construction de figures géométriques différentes. En augmentant progressive-
ment l’accélération Γ communiquée à la cellule, on obtient successivement
des rayures à f /2, des hexagones à f, des rayures et des carrés à f/4, des
hexagones à f/4, puis, pour Γ de l’ordre de 8, un désordre quasi total. En
effectuant des expériences à différentes fréquences (de 10 à 100 Hertz), on
observe que c’est bien le paramètre Γ qui contrôle la constitution des figures
d’organisation de la surface, ainsi d’ailleurs que leur contraste. On constate
ainsi que le modèle de la bille inélastique, qui est paramétré lui aussi par Γ,
gère la géométrie des figures d’organisation.

Dépendance de la longueur d’onde avec la fréquence de la vibra-


tion
Comme nous venons de le voir, l’évolution des figures d’organisation de
la surface est directement corrélée au diagramme des bifurcations de la bille
inélastique. Il reste à expliquer l’origine même de la texture géométrique
dont nous avons écrit plus haut qu’elle rappelait, à bien des égards, les
figures géométriques observées dans les instabilités de Faraday. A ce titre, il
est intéressant d’étudier la dépendance de la longueur d’onde λ des motifs
géométriques envers la fréquence d’excitation f . Le résultat des expériences
[39][40] est reporté ci-dessous :
3.2. DYNAMIQUE 147

30

λ (mm)
20

10

λ min
0
0.002 0.004 0.006
2 2
1/f (sec)

Variation de la longueur d’onde des figures d’organisation en fonction de l’inverse du


carré de la fréquence d’excitation. On observe une dépendance linéaire aussi bien pour
les billes de 0,4 mm (¤) que de 0,2 mm de diamètre (4). Seule l’ordonnée à l’origine
(λmin ) dépend de la taille des billes. Ici, Γ = 3, 5.

On peut donc écrire ce résultat, obtenu expérimentalement, sous la forme :

gef f
λ = λmin +
f2

où λmin est proche de 11d et ne dépend que du diamètre d des partic-
ules. Cette équation doit être rapprcchée de la discussion que l’on trouvera
dans un pargraphe du livre de mécanique de Landau et Lifchitz qui porte
sur les excitations paramétriques des ondes gravitationnelles de surface. On
comprend ainsi que le paramètre gef f doit être une fraction de l’accélération
de la gravité, et c’est bien ce que nous trouvons ici (gef f ' 3, 1 m/s2 ).

Empilement étendu 2D

Les expériences effectuées en deux dimensions montrent globalement la


même phénoménologie. Bien entendu, il n’est pas question ici d’obtenir
des figures d’organisation tridimensionnelle de la surface comme celles qui
sont représentées ci-dessus. Sous excitation verticale, la couche 2D de faible
épaisseur s’organise en une succession de motifs périodiques dans l’espace,
que l’on peut observer transversalement et qui ont typiquement l’allure
représentée ci-dessous.
148CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION

λ 1

λ 2

Figure d’organisation d’un empilement mince (Nh = 9) à une accélération réduite


Γ = 3, 4. La figure du haut a été obtenue à une fréquence de 7,8 hertz, celle du bas à 12
hertz. L’échelle est différente pour les deux figures. En réalité, λ1 = 2λ2 .
On peut, par une série de mesures [?] effectuées cette fois-ci dans les
domaines basse et haute fréquence, c’est-à-dire en dessous et au-dessus de 10
hertz, dégager un certain nombre d’observations qui recoupent, en majeure
partie, les mesures faites en 3D. Ainsi :
— Dans le domaine basse fréquence (f < 10 hertz), la longueur d’onde de
l’oscillation
√ varie suivant une loi que l’on peut renormaliser en divisant
λ par Nh , ce qui donne un comportement indépendant de la hauteur
et tel que :

λ Gef f
√ = λmin (d) + 2
Nh f
qui ne diffère pas, au moins dans la forme, de la relation proposée pour
la situation 3D. Notons qu’une meilleure précision est obtenue dans
cette expérience en 2D que dans celle effectuée en 3D. L’expérience 2D
permet de mettre en évidence la dépendance en racine de la hauteur
de la colonne, toutes choses égales par ailleurs. Il n’est pas prouvé
que cette dépendance persiste en 3D, même si la tendance reste à peu
près compatible avec cette loi simple. Remarquons aussi que λmin (d)
a sensiblement la même valeur en 2D et en 3D.
— Dans le domaine haute fréquence, (f > 10 hertz), on observe un
phénomène assez remarquable : les longueurs d’onde des figures d’or-
ganisation de la couche atteignent un palier, lorsqu’on augmente la
fréquence d’excitation, et ne dépendent plus de cette dernière.
Pour l’instant, l’origine de cette fréquence “propre” est encore inconnue,
de même que le mécanisme du passage du régime des basses fréquences
√ à
celui des hautes fréquences et que la raison de la dépendance en Nh de la
longueur d’onde aux basses fréquences.
3.2. DYNAMIQUE 149

Conclusion
L’étude des figures d’organisation d’un milieu granulaire 2D ou 3D de
grande extension latérale montre qu’elles résultent de la superposition de
deux phénomènes bien connus. D’une part, le diagramme des rebondisse-
ments de la bille inélastique et, d’autre part, les instabilités de Faraday
obtenues dans les liquides. On peut, en partant de cette dernière similarité
de comportements, essayer d’établir un parallèle entre la viscosité des liq-
uides et la dilatation d’une nappe granulaire agitée. On observe ainsi, à
partir des expériences, qu’un matériau granulaire dilaté présente une plus
faible viscosité apparente, au sens des liquides, qu’un granulaire compacté
(voir par exemple le paragraphe 2.4.2). Nous ne persévérerons pas dans ce
type de rapprochement qui, pour l’instant, reste spéculatif.
150CHAPITRE 3. FLUIDISATION, DÉCOMPACTION, FRAGMENTATION
Chapitre 4

Milieux granulaires en
écoulement

Dans le chapitre 3, nous avons vu qu’un édifice de matériau granulaire


pouvait être fluidisé, décompacté, soumis à des mouvements de convections
et à des processus de fragmentation, en fonction de sollicitations externes
telles qu’une agitation verticale. Cette analyse nous a permis de mettre en
évidence le rôle essentiel joué par les parois du récipient, aussi bien dans
la transmission des chocs au sein du matériau que dans la mobilisation
des forces de frottement entre le conteneur et le granulaire. A l’inverse,
ce chapitre est consacré à l’étude du mouvement de la surface libre d’un
matériau granulaire suffisamment incliné. Comme nous l’avons mentionné
plus haut (paragraphe 2.4.2), lorsque l’on cherche à incliner un empilement
granulaire d’un angle supérieur à un angle limite dont nous allons donner la
définition, on observe un écoulement en nappe. Cet angle limite constitue,
d’une certaine façon que nous préciserons, un état critique de l’édifice granu-
laire. Nous laisserons de côté ici l’étude des écoulements en géométrie conique
ou de formes plus complexes, tels que les écoulements en sablier qui font in-
tervenir, tout à la fois, des effets de voûtes arc-boutées sur les parois, les frot-
tements granulaires-parois et les écoulements libres seuls considérés dans la
suite de ce chapitre. Avant de nous préoccuper de la manière dont un granu-
laire se met en écoulement, nous allons considérer plus spécifiquement l’état
d’équilibre d’un empilement incliné jusqu’à l’angle limite d’écoulement.

4.1 Le tas de sable à l’équilibre et l’angle de talus


Tout le monde a observé qu’il est impossible de réaliser, avec du sable
sec, des parois verticales ou présentant des inclinaisons fortes par rapport à
l’horizontale. Dès que l’on cherche à donner au tas de sable une inclinaison
dépassant une valeur déterminée, il s’écroule (relaxe) jusqu’à présenter une
pente d’angle θ qui, curieusement, se trouve être, dans la plupart des situa-

151
152 CHAPITRE 4. MILIEUX GRANULAIRES EN ÉCOULEMENT

tions, proche de 35 degrés. Cet angle, ou plutôt, comme nous allons le voir,
ces angles, sont nommés “angle de talus”.

39°

La figure de gauche montre l’angle de talus d’un empilement bidimensionnel. Celle de


droite montre une des multiples méthodes pour obtenir un talus conique avec du sable :
on laisse tomber du sable, grain par grain, sur un plan rugueux.

C’est Charles de Coulomb qui, le premier, livra dès le XVIIIe siècle et en


tant qu’ingénieur militaire des observations chiffrées sur les angles de talus
destinés aux fortifications des places fortes de l’époque [?]. Spécialiste des
frottements solide-solide comme nous l’avons vu au paragraphe 2.2.1, il en
donna une explication simple qui fait encore école. Son modèle repose sur
l’idée que deux nappes adjacentes d’un matériau granulaire sec ne peuvent
être mises en mouvement par cisaillement l’une par rapport à l’autre qu’en
inclinant celles-ci à un angle θ tel que θ = arctan µs . Par analogie avec ce que
nous savons du frottement solide-solide, µs est un coefficient caractéristique
du frottement nappe-nappe du granulaire.
Une telle analogie, appliquée au cas des granulaires, suppose donc que la
loi du frottement de Coulomb s’applique bien à ces matériaux. Nous avons
constaté au paragraphe 2.4.1que cela est bien vérifié expérimentalement . Il
n’en reste pas moins que cette démarche, qui a le mérite de la simplicité,
pose un certain nombre de questions lorsqu’on y regarde de plus près. Ainsi,
et toujours dans l’esprit du modèle de la friction solide, comment définir
le ”poids” d’une nappe de matériau granulaire ? Nous avons insisté sur le
fait que la répartition des forces exercées sur la surface d’appui d’une nappe
d’un tel matériau est loin d’être homogène et aussi simple que celle qu’exerce
théoriquement un solide massif posé sur un support. En se rappelant les
considérations que nous avons développées sur le mécanisme microscopique
de la friction solide, on réalise que la compréhension du contact nappe-
nappe d’un matériau granulaire n’est guère plus aisée que celle du contact
solide-solide. Du fait desnombreuses indéterminations et des phénomènes
hystérétiques qui régissent la statique d’un empilement granulaire, on ne
doit pas s’étonner de rencontrer un certain nombre de difficultés si l’on
cherche à définir avec précision ce que nous avons appelé “l’angle de talus”.
4.1. LE TAS DE SABLE À L’ÉQUILIBRE ET L’ANGLE DE TALUS153

L’expérience et l’analyse montrent d’ailleurs qu’en fait il existe, non pas un


angle, mais plusieurs angles de talus, dépendant, entre autres, de la méthode
de préparation de l’empilement.
Sans rentrer dans les détails techniques que l’on trouvera dans le livre
de Brown et Richards [2], on peut résumer la situation en écrivant que
l’indétermination de l’angle de talus provient de deux facteurs :

— Un facteur géométrique qui implique la forme ou, plus exactement,


la courbure de l’empilement. On le réalise aisément en considérant le
schéma ci-dessous.

Convexe
39° Concave

β
α

α>β

Un empilement convexe présente généralement un angle de talus plus faible qu’un


empilement concave tel celui que l’on observe près de l’orifice d’un sablier.

En effet, on réalise intuitivement que les particules du granulaire proches


de la surface dans un empilement concave (un cratère) sont mieux enserrées
que celles qui se trouvent dans un empilement convexe (une montagne). On
conçoit que cette différence doit disparaı̂tre quand les rayons de courbure
deviennent très grands devant le diamètre moyen des particules du granu-
laire.
Cet effet attendu, lié à la géométrie du système, est assez bien vérifié
expérimentalement comme le montrent les quelques résultats reportés, à
titre indicatif, dans le tableau suivant :

Description Matériau Angle montagne Angle cratère Angle dynamique


sphérique tapioca 30 37,5 32
anguleux sable 37 39 36,5
anguleux charbon 37,5 41 34

où l’angle dynamique est obtenu à partir d’une expérience en cylindre


tournant selon une technique que nous allons examiner en détail dans le
paragraphe suivant.

— Un facteur inhérent à la physique de l’empilement granulaire qui peut


être décrit de la manière suivante :
154 CHAPITRE 4. MILIEUX GRANULAIRES EN ÉCOULEMENT

On réalise une expérience simple en remplissant avec du sable fin (car


il faut un grand nombre de particules pour que cette expérience soit signi-
ficative), et jusqu’à la moitié, un récipient cylindrique de section circulaire
dont les deux faces frontales sont transparentes. Ce récipient est en rotation
autour d’un axe horizontal comme indiqué sur la figure suivante. A vitesse
de rotation très faible (par exemple à 0, 01 tour par seconde), on observe que
la surface libre du sable fait un angle θ avec l’horizontale qui correspond à
ce que nous avons appelé l’angle de talus.

θm θr

angle de mouvement angle de repos


avant relaxation après relaxation

Définition des angles θm et θr . On a δ = θm − θr typiquement de l’ordre de 2 degrés.


Une observation attentive du mouvement de la surface libre et inclinée de
l’empilement montre qu’en réalité cet angle de talus n’est pas monovalué.
On constate que cet angle croı̂t jusqu’à une valeur θm (nommée angle de
mouvement), puis qu’une avalanche se produit, ramenant cet angle jusqu’à
une valeur θr (nommée angle de repos) qui est inférieure à θm . La différence
δ = θm − θr , que l’on appelle angle de relaxation, est typiquement de l’ordre
de 2 degrés pour des granulaires secs.
Cette succession d’avalanches qui traduisent les relaxations plus ou moins
périodiques du système entre une valeur maximale et une valeur minimale de
l’angle de talus constitue l’une des propriétés fondamentales de la physique
du tas de sable. Ainsi que nous le verrons plus loin, la distribution de taille
des avalanches successives et leur occurrence temporelle posent un problème
particulièrement intéressant qui déborde le cadre de la physique des granu-
laires.
Compte tenu de ces observations, étant donné un talus de granulaire
dont nous ne connaissons pas l’histoire, nous constatons qu’il est a priori
impossible de définir exactement l’angle de talus. En d’autres termes, il est
fondamental de savoir si le tas vient de subir une avalanche, auquel cas
l’angle de talus sera égal à l’angle de repos θr . Si, par contre, ce tas se
trouve dans l’état critique de mouvement, c’est-à-dire dans un état tel que
la moindre perturbation supplémentaire provoquera une avalanche, l’angle
de talus sera égal à l’angle de mouvement θm . Ainsi, en toute rigueur, seul
l’angle de mouvement caractérise un état critique du tas de sable. Cela
4.1. LE TAS DE SABLE À L’ÉQUILIBRE ET L’ANGLE DE TALUS155

doit nous rappeler plusieurs observations que nous avons faites au chapitre
3, concernant les indéterminations des forces de frottement et le caractère
hystérétique des écoulements particulaires (paragraphe 2.3).
Il est important de chercher à obtenir quelques précisions sur la nature
de cet angle de relaxation qui est à l’origine de l’indétermination de l’angle
de talus. On voit qu’en l’absence de toute information sur la manière dont a
été construit un tas de grains en situation d’avalanche, la valeur de l’angle
de talus est indéterminée à δ près.
Il faut noter que Reynolds [?] a, dès 1885, proposé une explication
pour justifier l’existence de cet angle de relaxation. Son explication, basée
sur le principe de dilatance, énonce que des particules situées dans l’état
métastable lorsque θ = θr doivent, pour pouvoir bouger, se ménager un es-
pace libre (c’est-à-dire, dilater l’empilement), ce qui implique une inclinaison
supplémentaire jusqu’à θm . Ainsi, d’après un calcul de Reynolds, l’écart δ
correspondrait approximativement à l’inclinaison nécessaire à la dilatation
des nappes supérieures de l’empilement.
Plusieurs considérations permettent d’éclairer notre compréhension de
cette importante question. La première a rapport aux empilements d’un
petit nombre de particules. La seconde concerne l’analyse du passage du
régime d’écoulement intermittent au régime d’écoulement continu lorsque
l’on fait tourner le tambour cylindrique précédent de plus en plus vite. Nous
allons examiner successivement ces deux situations.

L’angle de talus d’un empilement constitué d’un petit nombre de


particules

N billes

Un empilement d’un petit nombre de billes voit l’angle de relaxation δ tendre vers zéro.

On conçoit aisément, en considérant le schéma ci-dessus, que l’empile-


ment d’un petit nombre de billes peut conduire à la réduction artificielle,
voire à l’annihilation de l’écart qui sépare naturellement l’angle de repos et
l’angle de mouvement. En effet, si D est le diamètre d’une particule et L
la longueur de la trajectoire suivie par les avalanches, on réalise que, par-
tant de l’angle de repos θr , l’ajout d’une seule bille sur cette pente peut
permettre d’excéder l’angle de mouvement θm . On voit alors que les deux
156 CHAPITRE 4. MILIEUX GRANULAIRES EN ÉCOULEMENT

angles θm et θr deviennent indiscernables et correspondent tous les deux au


déclenchement d’une l’avalanche.
Soit N le nombre de billes de l’empilement tridimensionnel que l’on sup-
pose approximativement conique et dans une situation proche de l’angle cri-
1
tique. On a L ≈ (3N ) 3 D. L’angle de relaxation δ ne peut dépasser la valeur
1
(3N )− 3 . On a vu plus haut que l’angle δ vaut environ 2 degrés pour un
empilement réel d’un grand nombre de particules. Ainsi, un nombre de par-
ticules plus petit que N = 13 (L/D)3 = 13 δ −3 ' 9000 granules constituera un
empilement dans lequel l’effet de relaxation que nous avons évoqué ci-dessus,
sera remis en question pour de simples raisons géométriques. On comprend
ainsi qu’il est important de bien distinguer la physique des empilements
comportant un grand nombre de particules de ceux qui en comportent un
petit nombre, au moins tant que l’on considère ce problème spécifique de
l’angle de talus.

Du régime intermittent au régime continu. Lois d’échelle :


Lorsque l’on fait tourner le tambour, décrit précédemment à la vitesse
de Ω tours par minute, on observe plusieurs phénomènes intéressants [41] :

(a) (b)

Aspects de la surface libre d’un empilement dans un tambour tournant à lentement en a,


juste au-dessus de la vitesse de transition et à vitesse plus rapide, en b. On voit
apparaı̂tre l’onde de ressaut et les effets des parois en haut et en bas de la nappe en
écoulement.

— A très faible vitesse de rotation (typiquement inférieure à 0, 1 tour par


minute), on observe un régime d’écoulement intermittent dans lequel la
nappe superficielle oscille constamment entre les deux angles que nous
avons définis ci-dessus, θm et θr . Des quantités variables de granulés
sont entrainées vers le bas du cylindre d’une avalanche à l’autre selon
une statistique que nous verrons avec quelques détails dans la suite de
ce chapitre. Il faut noter que, dans ce régime la surface libre est assez
rectiligne (voir le dessin) et permet de définir un angle θ d’écoulement
avec une bonne précision.
4.1. LE TAS DE SABLE À L’ÉQUILIBRE ET L’ANGLE DE TALUS157

— A vitesse de rotation plus importante (typiquement 5 tour par minute),


on observe que l’écoulement précédent devient continu. On assiste alors
à une déformation de la surface qui adopte une forme en S visible sur
le dessin, signature d’un phénomène assez analogue à l’onde de ressaut
observée en hydrodynamique. Un simple calcul montre d’ailleurs que
les particules situées au sommet de la nappe en écoulement sont en-
traı̂nées par la force centrifuge à une certaine distance de l’empilement
et suivent dès lors une trajectoire parabolique qui peut devenir très vis-
ible à des vitesses encore plus importantes. Notons cependant que, du
moment que l’on travaille dans un cylindre de grandes dimensions (par
rapport au diamètre des granules) tournant à des vitesses raisonnables,
l’angle θ (nommé ici angle dynamique) peut encore être défini avec une
bonne précision.
D’autre part, en partant d’une situation dans laquelle l’écoulement est
intermittent, c’est-à-dire à faible vitesse, et en augmentant progressivement
la vitesse de rotation, on observe une transition nette du régime intermit-
tent au régime continu pour une valeur Ω− . Si, par contre, on part d’une
situation où l’écoulement est déjà continu et que l’on réduise progressive-
ment la vitesse, on observe l’apparition de l’écoulement intermittent pour
une vitesse Ω+ > Ω− . Ω− et Ω+ sont de l’ordre de 0, 25 et 0, 50 tours par
minute pour du sable sec.

flux continu

flux
intermittent

Ω- Ω+ Ω

Hystérésis au passage du régime d’écoulement intermittent au régime d’écoulement


continu. Les signes + et - font référence à la vitesse croissante ou décroissante de la
rotation du tambour.

Cette hystérésis doit nous rappeler les remarques que nous avons faites
aux paragraphes 2.3 et 3.1.1. On peut donner une idée de la cause de ce
phénomène hystérétique en considérant que les temps de chute d’un grain
sont différents lorsque l’on se trouve en régime intermittent (temps de chute
t1 ) ou continu (temps de chute t2 ). La transition du régime intermittent
au régime continu se fait lorsque le temps de chute d’un grain devient égal
au temps T qui sépare deux avalanches. Ainsi que nous le verrons plus loin,
cet intervalle T est, en réalité, fluctuant au cours du temps. Néanmoins, ces
fluctuations sont suffisamment faibles pour que l’argument présenté ici soit
158 CHAPITRE 4. MILIEUX GRANULAIRES EN ÉCOULEMENT

réaliste. Ainsi voit-on que :

δ
Ω+ =
t1
δ
Ω− =
t2
Si l’existence de l’angle de mouvement θm peut être, assez naturellement,
reliée à une propriété fondamentale du sable et traduit bien un phénomène
critique, il n’en va pas de même pour l’angle de repos θr , c’est-à-dire l’an-
gle que forme l’empilement avec l’horizontale après relaxation. En effet, et
même pour des empilements de grande taille, on constate que l’angle de
repos dépend généralement du blocage de la nappe en écoulement par la
partie inférieure du tambour. Ces effets de taille finie sont moins évidents
que ceux que nous avons évoqués ci-dessus au sujet des petits empilements.
Les effets des parois doivent être pris en compte si l’on désire obtenir une
description détaillée de cette expérience simple en apparence, mais qui se
révèle d’interprétation compliquée.
S’agissant d’un phénomène critique, il est instructif de s’intéresser aux
variations du flux de granulés s’écoulant en surface en fonction de l’incli-
naison θ de l’empilement1 . Par analogie avec les transitions critiques, on
cherche à vérifier si ce phénomène peut être décrit par une loi de la forme
suivante :

J ∼ (θ − θc )m (4.1)

où J est le flux de matière s’écoulant en surface et θc l’angle critique du


mouvement.
Tout d’abord, il est utile de remarquer que la détermination du flux
de matière J résulte de la simple application de la loi de conservation de
la matière transportée, lorsqu’on se trouve en régime stationnaire. On a
ainsi, pour un tambour à moitié rempli, au moins dans la partie centrale de
l’écoulement :

1
J = eΩR2 (4.2)
2
où e est l’épaisseur du tambour et R son rayon.
La figure suivante donne le résultat de mesures effectuées dans un tam-
bour tournant de 19 cm de diamètre rempli à moitié de particules de 0, 3
1
L’angle θ appelé angle dynamique définit une caractéristique des avalanches. Il dépend
évidemment de la vitesse de rotation. On montre par ailleurs que, dans certaines condi-
tions, cet angle dépend de la taille des particules. Nous verrons une application de cette
propriété, assez mal connue, au paragraphe 5.4.
4.1. LE TAS DE SABLE À L’ÉQUILIBRE ET L’ANGLE DE TALUS159

mm de diamètre. La dynamique de l’écoulement et le test de la loi d’échelle


ne peuvent être réalisés que pour des valeurs de Ω comprises entre 0, 5 t/mn
(début de l’écoulement continu) et 12 t/mn cette dernière valeur correspon-
dant au régime dans lequel une partie significative de la nappe se détache du
haut de l’écoulement du fait de la force centrifuge. La mesure, très simple
dans son principe, consiste à faire tourner le tambour à des vitesses variables
et à mesurer, pour chaque vitesse, l’angle que fait la nappe en écoulement
avec l’horizontale. Comme on cherche une loi d’échelle et pour des raisons
de commodité, on reporte les résultats en coordonnées log(log).


t/mn
Tracé en log(log) de l’écart à l’angle critique en fonction du flux de matière
transportée par les avalanches (régime continu).
Le graphique obtenu à partir des expériences montre que, dans les limites
du domaine des variables que nous avons considérées, on a bien une loi de
puissance J ∼ (θ − θc )m avec m = 0, 5 ± 0, 1. Il est instructif de rechercher la
signification physique de l’exposant m. Tout d’abord, rappelons le cas bien
connu en hydrodynamique de l’écoulement d’un liquide usuel (écoulement
brownien).

Loi de puissance d’un flux newtonien :


Considérons le cas d’un fluide brownien d’épaisseur h et de viscosité η,
s’écoulant sur un plan incliné à θ par rapport à l’horizontale. Le courant est
donné par :

ρgh3
J= sin θ

où ρ représente la densité du fluide.
160 CHAPITRE 4. MILIEUX GRANULAIRES EN ÉCOULEMENT

On trouve que l’exposant mest égal à un dans le cas d’un liquide ordinaire
pour lequel l’angle critique θc est égal à zéro. L’explication phénoménologique
est la suivante : les particules browniennes composant le fluide sont animées
de vitesses bien plus importantes que la vitesse moyenne v d’entraı̂nement
due à l’écoulement. Dans ce cas, la viscosité η reflète la perte des quantités de
mouvement de ces particules sous l’action de chocs mutuels et répétés. Dans
le même esprit, que peut-on dire de l’écoulement de particules granulaires ?

Loi de puissance d’un flux de surface granulaire


Bagnold [42] a proposé que, pour des particules non browniennes, et à
la différence des liquides ordinaires, deux mécanismes interviennent dans le
bilan des pertes par collision :
1. Le taux de collision par unité de temps des particules entre elles qui est
proportionnel à ∇v. Autrement dit, il y a d’autant plus de chocs entre
les particules que la différence des vitesses entre nappes adjacentes est
plus grande.
2. La perte de quantité de mouvement à chaque collision est aussi pro-
portionnelle à ∇v. Autrement dit, les chocs sont d’autant plus dissi-
patifs que les vitesses relatives de deux particules sont plus grandes,
ce qui est, notons-le au passage, peu compatible avec la description
élémentaire des chocs frontaux que nous avons exposée au paragraphe
2.2.2. Levons ce doute en remarquant qu’il s’agit ici plutôt de chocs
tangentiels entre nappes de particules dévalant la pente avec des vitesses
différentes.
Ainsi peut-on voir que la force de friction résultant d’un gradient de
vitesse ∇v est proportionnelle à α (∇v)2 . On exprime l’équilibre entre les
forces de friction et la force motrice par l’équation :

µ ¶2
∂v
−α + ρgz (sin θ − µ cos θ) = 0 (4.3)
∂z
Où µ = tan θc représente le coefficient de frottement du granulaire sur
lui-même tel qu’il a été défini par Coulomb. Oz est dirigé vers la bas suivant
l’axe de la gravité.
En supposant que ρ et µ varient très peu avec v près de l’équilibre,
nous effectuons un développement limité au voisinage de θc suivi de deux
intégrations successives. On obtient ainsi :

sµ ¶µ
2 ρgh3 ³z ´3 ¶ 1
2
v(z) = 1− (θ − θc ) 2
3 α cos θc h

d’où :
4.2. MODÈLES D’AVALANCHES 161

1
J ∼ (θ − θc ) 2

conformément à ce qui avait été conjecturé par de Gennes et observé expérimentalement.


Il faut retenir de ce calcul simple que la loi de Bagnold (en (∇v)2 ) et une
loi de frottement sec élémentaire suffisent à expliquer l’exposant 0, 5 de la
loi d’échelle caractérisant le comportement de l’écoulement au voisinage du
point critique.

4.2 Modèles d’avalanches


Le phénomène d’avalanche figure certainement parmi les plus étudiés en
matière de “physique du tas de sable”. Comme nous l’avons écrit plus haut,
la nature même de l’état avalancheux2 pose plusieurs problèmes intéressants
qui débordent largement du cadre des matériaux granulaires et se retrouvent
dans d’autres domaines de la physique. Que cet état soit critique (c’est-à-
dire géré par des lois de comportements du type de celles qui modélisent les
changements de phases) ou simplement instable au sens de la mécanique, la
description du comportement d’une surface granulaire en situation d’avalanche
a fait l’objet de nombreux travaux et, aussi, de quelques polémiques.
Sans entrer dans le détail de ce débat qui n’est pas encore clos, nous
présentons ici, à titre pédagogique, sans prendre parti mais en les discutant,
trois approches fondamentalement différentes. Ces dernières ont le mérite
de mettre en lumière, sur un exemple précis, les divergences d’appréciation
que l’on peut rencontrer dans la modélisation d’un même phénomène. Nous
examinerons tout d’abord une modélisation par automate cellulaire per-
mettant de prédire une statistique des événements avalancheux, puis une
modélisation macroscopique simple qui établit une relation entre la pente
de l’empilement et le flux de particules en écoulement, et enfin un modèle
à variables couplées qui rend compte de manière assez satisfaisante d’un
certain nombre de caractéristiques du phénomène d’avalanche.

4.2.1 Modélisation par automate cellulaire (CAM)


Bien qu’il n’ait été initialement proposé [43] par Bak, Tang et Wiesen-
feld (BTW) que dans le but de bâtir un automate cellulaire pour étudier
le fonctionnement d’un objet dans un état critique autoorganisé3 , le CAM
2
Ce néologisme évite une longue périphrase. Un état avalancheux caractérise une sit-
uation proche de l’avalanche. Plus précisément, la surface libre de l’empilement fait un
angle θ compris entre θ m et θr avec l’horizontale.
3
Dans ce chapitre, le terme ”système critique autoorganisé” (SOC, Self Organized Crit-
ical ) désigne un système qui évolue spontanément vers un état critique qui a perdu la
mémoire des conditions intiales. Autrement dit, il s’agit d’un système pour lequel l’état
critique est un attracteur de la dynamique. Nous renvoyons le lecteur intéressé à l’abon-
162 CHAPITRE 4. MILIEUX GRANULAIRES EN ÉCOULEMENT

(pour Cellular Automaton Model ), que nous allons décrire ci-dessous, fait
irrésistiblement penser à une modélisation du processus d’avalanche. Comme
nous le verrons plus loin, cette assimilation requiert les plus grandes précautions.

Principe du fonctionnement de l’automate cellulaire 1D élémentaire.

Le principe :
Les règles du fonctionnement de cet automate cellulaire élémentaire uni-
dimensionnel sont simples. On construit un empilement de carrés composé
de colonnes juxtaposées et obéissant aux règles suivantes :
1. La différence des hauteurs entre deux cellules adjacentes ne peut excéder
deux unités. C’est l’image de l’angle de talus qui ne peut excéder une
valeur limite sans que celui-ci ne s’écroule.
2. Lorsqu’une colonne se détruit parce qu’elle est trop élevée par rapport
à ses voisines, elle entraı̂ne deux unités dans sa chute. C’est l’image de
l’effet “domino” ou effet d’entraı̂nement, dans une avalanche.
En partant d’un empilement quelconque, on laisse le système relaxer
selon les règles précédentes. On aboutit ainsi à un empilement stable tel
celui représenté sur la figure précédente. C’est la configuration initiale de
notre édifice.
On laisse ensuite tomber, un par un et au hasard, des petits carrés sur
cet édifice. Chaque lâcher est éventuellement suivi d’un processus de relax-
ation obéissant aux règles précédentes. La surface du plan de base étant
initialement limitée, on comptabilise le nombre de carrés qui sont éjectés de

dante littérature qui a fait suite à la parution de l’article BTW. Nous contentant ici d’ex-
aminer la pertinence de ce modèle par rapport au problème spécifique des avalanches, nous
remarquons que cette définition ne peut être appliquée qu’avec de grandes précautions aux
avalanches réelles de particules, ne serait-ce qu’à cause de la coexistence des deux angles
θm et θr , au lieu d’un seul.
4.2. MODÈLES D’AVALANCHES 163

la plaque support après chaque lâcher d’un carré supplémentaire. On ob-


serve alors que se succèdent au rythme des lâchers successifs (c’est le temps
de base) des “avalanches” de tailles variées. On remarque immédiatement
qu’il existe un grand nombre de petites avalanches et que, par contre, les
avalanches de grande taille sont beaucoup plus rares.
Ce processus élémentaire de CAM, ici représenté en une seule dimension,
peut être généralisé aux dimensions supérieures (2, 3 et même plus), en util-
isant un algorithme adapté sur ordinateur. Cette généralisation peut sem-
bler, en terme de description d’avalanches et irréaliste. Elle présente cepen-
dant un grand intérêt. En effet les théories permettent souvent de prévoir
les valeurs des exposants des lois d’échelles en toute dimension et, en par-
ticulier, pour des dimensions supérieures à 3. Quelle que soit l’adéquation
de tels calculs à la réalité expérimentale du phénomène d’avalanche, il est
important de vérifier si les algorithmes CAM simples qui sont proposés con-
duisent bien aux résultats exacts lorsqu’ils sont poussés jusqu’à des dimen-
sions supérieures. Notons cependant que de tels algorithmes exigent l’util-
isation d’ordinateurs parallèles qui permettent d’accélérer grandement les
processus de calculs et de limiter les erreurs d’arrondi inévitables avec les
ordinateurs séquentiels.
Voici par exemple comment s’écrit, en algorithmique CAM, l’enchaı̂nement
des séquences du modèle précédent qui est un modèle à une dimension :
Soit Zn la différence des hauteurs de deux colonnes adjacentes. Zn =
h(n) − h(n + 1). Supposons que nous ajoutions un carré sur la colonne
d’indice n. Alors :

Zn → Zn + 1
Zn−1 → Zn−1 − 1

Si la différence des hauteurs devient plus grande qu’une valeur critique


Zc , alors le système relaxe de la manière suivante :

Zn → Zn − 2
Zn±1 → Zn±1 + 1 pour Zn > Zc

L’empilement est fermé du côté gauche (indice 0, le plus haut) et ou-


vert à droite (indice N, pour laisser les carrés tomber vers l’extérieur de
l’empilement) :

Z0 = 0
ZN → ZN − 1
ZN −1 → ZN−1 + 1 pour ZN > Zc
164 CHAPITRE 4. MILIEUX GRANULAIRES EN ÉCOULEMENT

On dénombre aisément le nombre total d’états stables d’un empilement


de n colonnes en écrivant la condition de stabilité :

Zn < Zc (n = 1, 2, ...., N )
Ce qui donne donc ZcN états stables. Une méthode simple pour atteindre
l’état le moins stable à partir duquel on peut commencer à laisser tomber,
au hasard, des carrés sur l’empilement, consiste à initialiser le système en
pourvoyant toutes les colonnes telles que Zn > Zc ∀n. On laisse ensuite le
système relaxer spontanément jusqu’à un état d’équilibre à partir duquel on
commence le processus d’introduction de nouveaux carrés. On observe que
l’état de stabilité minimale ainsi obtenu est un état critique en ce sens que
toute perturbation élémentaire peut se propager sur l’ensemble de l’empile-
ment. C’est donc un problème analogue à celui, bien connu, de la percola-
tion en une dimension. Le problème de la stabilité des états d’équilibre est
autrement plus complexe en dimension supérieure à un. Nous ne pouvons
l’évoquer ici sans sortir du cadre de cet ouvrage et nous renvoyons le lecteur
aux nombreux articles qui ont fait suite à la parution de l’article de BTW.
Quoi qu’il en soit, il est maintenant aisé d’extrapoler l’algorithme précédent
à des dimensions supérieures à un. Ainsi, en dimension 2 et partant d’un
empilement carré Z(x, y), peut-on écrire la chaı̂ne des équations précédentes
sous la forme :

Z(x − 1, y) → Z(x − 1, y) − 1
Z(x, y − 1) → Z(x, y − 1) − 1
Z(x, y) → Z(x, y) + 2
Si la différence des hauteurs excède la valeur critique Zc :

Z(x, y) → Z(x, y) − 4
Z(x, y ± 1) → Z(x, y ± 1) + 1
Z(x ± 1, y) → Z(x ± 1, y) + 1 pour Z(x, y) > Zc
Il apparaı̂t que, dès que l’on s’écarte du modèle unidimensionnel, la
représentation imagée du phénomène d’avalanche de granulaires n’est plus
aussi évidente. Comme nous l’avons déja noté, s’agissant de lois de puis-
sance, l’extension de l’algorithme précédent à des dimensions supérieures
permet de réaliser un test relativement critique du modèle SOC.

Les réalisations de l’automate cellulaire :


En utilisant des ordinateurs de capacité suffisante, à partir des principes
évoqués ci-dessus, il est possible de calculer, dans différentes dimensions,
4.2. MODÈLES D’AVALANCHES 165

les lois de distribution D(s) des avalanches (on dit ”des amas”, pour être
moins spécifique) de taille s sur plusieurs ordres de grandeurs. On en tire
des diagrammes qui donnent log10 D(s) en fonction de log10 s pour des con-
figurations à deux et trois dimensions avec des temps de calcul raisonnables.
On trouve ainsi “expérimentalement” que :

D(s) ≈ s−τ

Avec τ ' 1, 0 en 2D et τ ' 1, 37 en 3D.


Ayant reconnu que la statistique des tailles des amas (ou des avalanches)
était correctement représentée, sur au moins deux ou trois décades, par une
loi de puissance avec les exposants trouvés ci-dessus, il est instructif de
s’intéresser maintenant à la durée de vie de ces amas (ou de ces avalanches).
Autrement dit, nous nous posons la question suivante : étant donné un tel
système, placé dans un état critique, sur lequel nous laissons tomber, au
hasard, un petit carré supplémentaire, quelle va être la durée de la chute
successive des colonnes entraı̂nées par effet domino ? On sent bien, intuitive-
ment, qu’il doit exister une corrélation entre la durée de vie des amas (des
avalanches) et la taille de ceux (celles)-ci. Ainsi, une avalanche entraı̂nant un
grand nombre de particules vers le bas devrait durer plus longtemps qu’une
petite. Si on imagine bien qu’une telle corrélation existe, il est par contre
difficile de prouver, comme nous allons le constater, que la distribution des
durées des avalanches (ou amas) suit aussi une loi d’échelle, comme celle des
tailles. C’est ce que montrent les réalisations numériques du CAM.
Ainsi, si l’on écrit la loi de distribution des durées de vie sous la forme

D(T ) ≈ T −α (4.4)

on trouve ”expérimentalement” que α ' 0, 43 en 2D et α ' 0, 92 en 3D.

Durées de vie des amas et bruit en 1/f


Sans reproduire le calcul que l’on trouvera dans l’article de BTW [43],
il est bon de rappeler ici quelques relations simples qui relient les propriétés
du spectre des fluctuations du système soumis à une petite perturbation et
la loi de puissance que nous venons de mettre en évidence.
Tout d’abord, il est important de comprendre que le spectre de fluc-
tuations d’un système placé dans un état critique et soumis à des pertur-
bations déstabilisantes de différentes natures (telles que, par exemple, les
fluctuations de température) contient une information essentielle sur les car-
actéristiques dynamiques de cet état critique. De manière triviale, on pour-
rait dire qu’un système possédant une grande inertie présentera un spectre
166 CHAPITRE 4. MILIEUX GRANULAIRES EN ÉCOULEMENT

de fluctuations à basse fréquence tandis qu’un système léger réagira instan-


tanément à des sollicitations de haute fréquence. Aussi l’examen du bruit
propre d’un tel système nous renseignera-t-il sur sa réponse dynamique.
Nous avons vu plus haut que la distribution des durées des avalanches
(ou des durées de vie des amas) suivait une loi de puissance caractérisée par
un exposant α. Dans l’espace inverse qui est celui des fréquences, on attend
aussi une loi de puissance. Il est d’usage courant, notamment en électronique,
de considérer la loi de distribution du spectre en puissance des fluctuations,
c’est-à-dire la loi de distribution du carré des intensités de ces fluctuations.
On écrit alors la loi de distribution sous la forme :

S(f ) ≈ |I(f )|2 ≈ f −β (4.5)


et un calcul simple, utilisant la transformée de Fourier, montre que β =
2 − α.
En utilisant les résultats précédents (équation 4.4) on trouve donc que
le spectre de puissance doit suivre une loi d’échelle avec des coefficients
β ' 1, 57 en 2D et β ' 1, 08 en 3D.
Avant de poursuivre la discussion, il est utile de se remémorer quelques
notions élémentaires concernant les diverses formes de bruit que l’on est
souvent conduit à rencontrer en physique. Cela est illustré sur le schéma
suivant [44] :

Bruit blanc décorrélé Spectre de puissance


Intensité I(t)

Bruit de grenaille peu corrélé

Bruit Brownien très corrélé

Trois types de bruit rencontrés fréquemment et leur illustration spectrale en loi de


puissance en f 0 , f −1 et f −2 .
Un bruit blanc, c’est-à-dire un bruit dont la puissance est indépendante
de la fréquence (spectre de puissance en f 0 ), contient théoriquement l’ensem-
ble des fréquences de zéro à l’infini. Il n’y a aucune corrélation entre les
réponses du système à toutes les fréquences. Dans la réalité, le spectre des
fréquences que l’on peut effectivement observer est limité par la bande pas-
sante de la chaı̂ne de détection utilisée. Un tel système présente une courbe
4.2. MODÈLES D’AVALANCHES 167

de réponse plate4 entre ces limites. A l’inverse, le bruit brownien est un bruit
fortement corrélé dans lequel les basses fréquences dominent.
Le bruit, ou les fluctuations dont la courbe de distribution décroı̂t en
1/f, est fréquemment observé en physique lors de l’étude de phénomènes
aussi divers que l’apparition des tremblements de terre, le scintillement des
étoiles, l’écoulement d’un flux de voitures sur une autoroute, etc. Le car-
actère universel du “bruit en 1/f ” et la multiplicité de telles observations
ont, bien entendu, attiré l’attention de nombreux chercheurs. Il est assez
aisé de comprendre en faisant appel à son intuition, que ce type de fluctu-
ations en 1/f constitue une des caractéristiques des objets auto similaires
ou fractals. En effet, on peut observer qu’une loi de distribution du type
S(f ) ≈ 1/f traduit le fait que la puissance de bruit mesurée dans une bande
de fréquence de largeur df est S(f )df, qui est équivalent à df /f. En d’autres
termes, on peut dire qu’un système présentant un bruit en 1/f possède la
même loi de distribution de fluctuations quelle que soit la fréquence [?].
On reconnaı̂t ici la propriété fondamentale des systèmes auto similaires qui
possèdent les mêmes propriétés à toutes les échelles.
Ainsi que nous l’avons observé dans l’équation 4.5, l’automate cellulaire
dont nous avons examiné les réalisations conduit effectivement à une distri-
bution temporelle très proche d’une loi en 1/f . Dès lors, il était très tentant
d’assimiler le comportement d’un tel CAM à celui d’un système critique au-
toorganisé et, au-delà, de s’interroger sur la validité de la modélisation des
systèmes granulaires avalancheux par un système SOC, lui-même modélisé
par l’automate cellulaire précédent. Comme nous allons le voir, la question
est délicate et la réponse demande certainement à être nuancée.

Observation de la statistique des avalanches

Nous avons signalé au paragraphe 4.1 qu’un empilement de granulaires


réels devait être caractérisé par au moins deux angles critiques θm et θr , en
particulier dans le cas où l’empilement impliquait un assez grand nombre de
particules. Par contre, si l’empilement est constitué d’un petit nombre de
particules, nous avons vu que les angles θm et θr se confondent en un seul.
Compte tenu de ce qui précède, on peut donc s’attendre à des comporte-
ments différents dans le cas d’empilements comportant un grand ou un petit
nombre de particules. C’est effectivement ce que l’on observe ainsi que nous
le décrivons dans les paragraphes suivants.
Un certain nombre d’équipes, motivées par les résultats précédents, ont
4
Ce serait le cas, par exemple, d’un ampli haute fidélité, non compensé en fréquence, qui
transmettrait intégralement et de la même manière l’ensemble des fréquences comprises
entre 20Hz et 20kHz. On peut se demander quel est le spectre du bruit ou du souffle
entendu à la sortie d’un tel amplificateur. Si on a éliminé toutes les autres causes de bruit
(ronflements divers), on observe que le bruit de sortie est en réalité en 1/f : c’est le bruit
de grenaille de la résistance d’entrée qui possède cette propriété remarquable.
168 CHAPITRE 4. MILIEUX GRANULAIRES EN ÉCOULEMENT

cherché à vérifier expérimentalement si les distributions d’avalanches réelles


vérifiaient bien les lois de puissance données par le modèle de l’automate
cellulaire. Dans ce but, un certain nombre de montages, assez différents
dans leur principe, ont été réalisés et utilisés. Le dessin ci-dessous en donne
une représentation schématique [?].

balance condensateur condensateur microphone


A B C D
Quatre méthodes différentes pour étudier la loi de distribution des avalanches.

En A, on verse, une à une, les particules sur un petit tas conique sup-
porté par le plateau d’une balance électronique couplée à un ordinateur.
Le poids des particules s’échappant du plateau de la balance permet d’es-
timer, avec une assez bonne précision, la taille des avalanches successives.
En B, un condensateur compte, pratiquement une par une, les particules qui
débordent de l’empilement que l’on alimente régulièrement. En C, toujours
avec un condensateur, on compte le nombre des particules qui s’échappent
du demi-cylindre, fermé par une paroi et en rotation lente autour de son
axe. En D, un cylindre presque à moitié rempli de granulaire tourne lente-
ment autour de son axe, induisant, comme nous l’avons décrit ci-dessus,
une succession d’avalanches de tailles variées. Le bruit provoqué par ces
avalanches est capté par un petit microphone placé à proximité du mon-
tage. Ces différentes méthodes, utilisées par différents expérimentateurs, ont
conduit à des résultats apparemment discordants selon que les empilements
comportaient un petit ou un grand nombre de particules.

Empilements d’un grand nombre de particules


Les résultats [45],[?] rapportés sur le dessin suivant ont été obtenus avec
un montage du type C. De toute manière, et quelle que soit la méthode de
détection utilisée, l’expérience effectuée avec un grand nombre de particules
et en trois dimensions montre que les avalanches se produisent de manière
presque périodique (schéma A du dessin ci-dessous). On observe aussi, dans
une expérience de type D [?], que la dispersion des tailles des avalanches
successives est loin d’être aussi importante que celle qui est prévue dans
le modèle SOC. On se rappelle que ce modèle, qui conduit à des lois de
puissance pour la taille des avalanches et pour leur temps d’occurrence,
4.2. MODÈLES D’AVALANCHES 169

prévoit peu d’avalanches de très grande taille et beaucoup de petite taille.


L’expérience montre qu’il n’en est pas ainsi. Autrement dit, la statistique
des avalanches est beaucoup plus resserrée que ne le prévoit le modèle.

Statistique des avalanches observées dans une expérience de cylindre tournant. Le dessin
A représente le nombre de particules en fonction du temps, tandis que le tambour de la
figure précédente (montage C) tourne régulièrement. En B, spectre de puissance obtenu
dans ces expériences. La ligne pointillée donne le résultat que l’on obtiendrait pour une
distribution en 1/f. Le sable est composé de petites billes de verre de 0, 5 millimètres
de diamètre. La vitesse de rotation du tambour est ici de 1, 3 degré par minute.

Cela est illustré par la partie B du dessin ci-dessus où l’on observe une
loi de distribution S(f ) en cloche assez semblable à celle que donnerait une
statistique gaussienne des événements. La droite théorique correspondant
au modèle précédent, représentée en pointillés sur ce dessin, s’écarte très
sensiblement des observations expérimentales. On voit que les distributions
temporelles et en taille des avalanches sont plus proches de celles que l’on ob-
serverait pour une transition du premier ordre que de celles d’une transition
du second ordre comme le prévoit le modèle SOC.
Cependant, une étude attentive du processus d’avalanche tel qu’il se pro-
duit dans l’expérience réelle permet de faire deux observations qui peuvent
expliquer les divergences évoquées plus haut avec le modèle CAM.
— 1. Un grand nombre d’avalanches, notamment de petite taille, ne
parviennent pas à descendre jusqu’en bas de la pente et ne sont
pas comptabilisées dans le processus. On assiste alors à une sorte
d’accumulation de matière dans le bas de l’édifice, ce qui a ten-
dance à diminuer l’angle que fait la pente avec l’horizontale qui
sort ainsi du domaine critique et cela de manière catastrophique
au sens de la physique du processus. Il s’agit là typiquement d’un
effet de taille finie. Cet effet agit, en quelque sorte, à la manière
d’un filtre passe-haut qui sélectionne, en sortie, les avalanches de
taille suffisante.
2. Comme nous l’avons noté plus haut, le dédoublement des angles
critiques en angle de mouvement, d’une part, et angle de repos,
170 CHAPITRE 4. MILIEUX GRANULAIRES EN ÉCOULEMENT

d’autre part, montre qu’en réalité le système où vient de se pro-


duire une avalanche n’est plus dans un état critique. Ainsi est-
il nécessaire d’incliner l’empilement d’un angle supplémentaire
θm − θr pour se retrouver dans un nouvel état critique. On ne
peut donc pas dire que les avalanches réelles de grande taille con-
stituent un système critique même s’il est plausible qu’elles soient
bien autoorganisées. Compte tenu des considérations que nous
avons développées plus haut, il est, par contre, vraisemblable que
des avalanches de petite taille s’affranchissent des deux objections
précédentes. C’est ce que démontrent, dans une certaine mesure,
les résultats des expériences que nous allons décrire ci-dessous.

Empilements d’un petit nombre de particules


Ainsi que nous l’avons vu au paragraphe 4.1, un empilement d’un petit
nombre de particules (c’est-à-dire typiquement inférieur à 9 000) ne peut,
pour des raisons purement géométriques, présenter deux angles de talus
bien distincts, θm et θr . Il est alors permis d’espérer qu’une telle réalisation
expérimentale se rapprochera sensiblement du modèle élémentaire de l’auto-
mate cellulaire que nous avons étudié au paragraphe 4.2.1. C’est ce que mon-
tre effectivement l’expérience [44] réalisée avec quelques centaines de partic-
ules dans une configuration de type A du schéma des dispositifs expérimentaux.
La figure suivante en reproduit les résultats.
Le montage, du type A, a pour but de reproduire de manière aussi ex-
acte que possible le mécanisme de l’automate cellulaire. On laisse tomber
des grains, un par un et au hasard, sur un tas conique supporté par le
plateau d’une balance qui mesure le poids des grains qui s’échappent du
plateau à chaque avalanche. On peut s’attendre à ce que la forme du tas
ait une certaine importance. En effet, un empilement conique convexe est
intrinsèquement bidimensionnel, selon le modèle que nous avons exposé au
paragraphe 4.2.1.

Expériences portant sur des empilements de petite taille composés de billes de diverses
4.2. MODÈLES D’AVALANCHES 171

natures. En ordonnée, on porte le taux d’occurrence fractionnaire (c’est-à-dire la fraction


des avalanches de taille s par rapport au total) et en abscisse le nombre de billes
impliquées dans des avalanches de taille s, en coordonnées log-log. En a, les triangles
correspondent à des billes d’acier, les cercles à des billes de verre. En b, les carrés
correspondent à des billes de polystyrène et les cercles à des billes de verre.

On voit que, dans une configuration de ce type [44],[46], les tailles des
avalanches successives présentent effectivement une grande dispersion. On
observe un grand nombre d’avalanches de petite taille et un petit nombre
de grande taille. On voit aussi sur la figure ci-dessus que la statistique des
tailles de ces avalanches obéit bien, et ceci quelle que soit nature des billes
(acier, verre ou polystyrène), à une relation universelle du type loi de puis-
sance comme cela est prévu par le modèle d’automate cellulaire. Il faut
remarquer ici, et cela constitue une objection intrinsèque à l’observation
de lois d’échelles dans les tas de petite taille, que la loi en puissance n’est
guère vérifiée expérimentalement que sur une décade, ce qui peut sembler
insuffisant pour tester une telle loi avec une dynamique satisfaisante.
Bien que plusieurs expériences, menées dans différentes conditions, aient
confirmé l’existence d’un comportement différent suivant la taille des empile-
ments de matériaux granulaires, les raisons de ce ”crossover ” ne sont pas
encore clairement élucidées. Il semble bien qu’avec un modèle plus sophis-
tiqué d’automate cellulaire, des effets de taille finie puissent rendre compte
de ce comportement. Cependant, la coexistence de deux angles θm et θr
et l’existence d’oscillations de relaxations entre ces deux positions extrêmes
constituent une objection difficilement contournable à la modélisation par
un modèle SOC des avalanches de matériaux granulaires secs. Partant de
ces considérations, plusieurs chercheurs ont essayé de provoquer artificielle-
ment des relaxations de l’angle de talus à des fréquences plus grandes que la
relaxation naturelle dont nous avons parlé plus haut. Cette étude, présentée
ci-dessous à titre pédagogique, permet d’introduire artificiellement une no-
tion qui fait encore l’objet de discussions, celle de la température granulaire.

Relaxation de l’angle critique. Température granulaire


L’expérience suivante [?][45] repose sur la constatation que l’empilement
placé à l’angle θm est, par nature, instable. Comme nous l’avons fait ob-
server, θm caractérise l’état réellement critique du système. A l’inverse, θr
caractérise un état relaxé de l’empilement. L’idée consiste à soumettre l’em-
pilement avalancheux à une vibration verticale d’amplitude suffisante pour
provoquer artificiellement la relaxation du système qui devrait, du moins
l’espère-t-on, se stabiliser dans un seul état que l’on pourrait qualifier de
supercritique. En d’autres termes, on pense, en agitant l’empilement, provo-
quer une réduction artificielle de l’angle δ = θm − θr .
On considère un empilement d’un grand nombre de particules placées
dans un tambour cylindrique, comme cela est représenté sur la figure définissant
172 CHAPITRE 4. MILIEUX GRANULAIRES EN ÉCOULEMENT

les angles de repos et de mouvement. Ce tambour est placé sur un support vi-
brant verticalement constitué d’un haut-parleur alimenté par une excitation
électrique sinusoı̈dale (dessin A ci-dessous). Dans une première expérience,
le tambour est animé d’une rotation Ω suffisamment lente pour obtenir un
régime intermittent observé lorsque l’empilement présente un angle moyen
θss (ss pour steady state, état stationnaire) avec l’horizontale. Comme on s’y
attend, l’angle θss décroı̂t quand l’amplitude de la vibration augmente. Cet
angle θss , qui est en quelque sorte une mesure de l’amplitude de l’excitation,
sert à paramétrer les résultats obtenus.

θ (deg)
θ

Vibrations

A B C
Résultats des expériences effectuées avec un tambour vibré. Les intensités d’excitation
sont paramétrées par l’angle θss correspondant à l’angle de l’état stationnaire obtenu
pour une vitesse de rotation de 1, 3 degré par minute. En B, la ligne en pointillés
reproduit le résultat théorique en 1/f . En C, Ω = 0 et l’édifice relaxe avec une loi en
log t alors que le modèle CAM prévoit une loi en puissance de t.
Cela étant obtenu en conservant une vitesse de rotation faible ( 1, 3 degré
par minute, régime intermittent), on réalise une statistique des tailles des
avalanches comme dans le cas statique que nous avons considéré au début de
ce paragraphe. Les courbes reportées en B donnent une réponse assez nette à
la question posée. A savoir, est-il possible, en le soumettant à des vibrations
verticales, de placer l’édifice dans un état supercritique, caractérisé par un
seul angle critique et tel qu’une loi de puissance prévue par le modèle CAM
puisse être observée ? Comme on le voit, la réponse est non. Même lorsqu’on
abaisse l’angle d’avalanche, qui était initialement de 39 degrés, d’une quan-
tité supérieure à 2 degrés requise pour annuler δ, on observe sur les deux
courbes du haut de la figure B que le spectre de puissance des avalanches
est encore très resserré et ne présente pas le comportement prévu par le
modèle SOC. Si l’on soumet l’empilement à des vibrations qui abaissent
considérablement l’angle critique, on observe que le système présente une
distribution qui se rapproche d’une loi d’échelle mais avec un coefficient qui
4.2. MODÈLES D’AVALANCHES 173

diffère de manière significative de la loi en 1/f attendue. On trouve plutôt


une loi en f −0.8 . Toutefois, on ne peut pas en conclure que le mauvais accord
avec le modèle CAM des systèmes avalancheux de grande taille provient de
l’existence5 des deux angles incriminés θm et θr .
Une autre observation, toujours effectuée avec le même montage, se
révèle riche en enseignements. Les résultats sont présentés sur la partie C de
la figure précédente. Cette fois-ci, le tambour n’est plus animé de rotation
mais disposé de manière que la surface du matériau granulaire soit inclinée
d’un angle θ proche mais inférieur à θr par rapport à l’horizontale. Lorsque
le tambour est soumis à une vibration sinusoı̈dale verticale, on observe que
l’angle de repos θ < θr diminue (relaxe) au cours du temps, à partir du mo-
ment où l’excitation sinusoı̈dale est appliquée et que cette relaxation dépend
de l’intensité du courant appliqué au haut-parleur. Cette expérience montre
une évolution très nette de l’angle de talus θ en log(t) et cela sur plusieurs
décades de temps, alors que le modèle CAM-SOC indiquerait plutôt une loi
en puissance de t. Ce résultat, assez remarquable, a été interprété par un
modèle simple faisant intervenir un processus de relaxation provoqué par une
agitation (celle induite par le haut-parleur) que l’on peut raisonnablement
considérer comme l’équivalent d’une agitation “thermique”.
Dans le but de modéliser cette observation [?],[45], imaginons que l’inten-
sité de vibration joue ici le rôle d’une “température effective” Tef f . Faisons
une analogie (assez hardie) avec la conductivité électrique dans laquelle le
flux d’électrons j résulte du champ électrique appliqué E par l’intermédiaire
d’une conductivité σ dont la dépendance en température est gérée par un
mécanisme de dépiégeage, les pièges étant distribués au hasard. Nous assim-
ilons le champ électrique E, c’est-à-dire le moteur du mouvement, à l’angle
θ, et le courant j à la variation de l’angle par unité de temps dθ/dt. Dans
cette analogie électrique, le mouvement des granulés est piégé (à la manière
des électrons dans un conducteur) par les granulés environnants. Le calcul
détaillé des différentes configurations possibles est hors de portée. Cepen-
dant, compte tenu des nombreuses approximations du problème, nous ne
nous contenterons ici de calculer la hauteur moyenne de la barrière effec-
tive U en fonction de l’angle θ. En développant au premier ordre autour
de la valeur de départ de l’expérience (θ(t = 0) = θr ) nous écrivons que
U ≈ U0 + U1 (θr − θ). Comme nous savons qu’un flux spontané se déclenche
à θm , nous imposons que U (θm ) = 0, ce qui donne δ ≡ θm − θr = U0 /U1 . Si,
maintenant, nous supposons que le taux de fuite varie, comme dans le cas
de charges électriques, exponentiellement avec U/kTef f , nous obtenons :

5
En effet, nous montrerons au paragraphe 4.2.2 que l’effet d’entraı̂nement du disque
en rotation, même très lente (comme c’est le cas dans cette expérience), peut induire une
périodicité artificielle du train d’avalanches. La discussion est encore ouverte sur ce point
important. Cependant, des expériences fines effectuées tout récemment ont confirmé, dans
leurs grandes lignes, les conclusions que nous avons exposées dans ce paragraphe.
174 CHAPITRE 4. MILIEUX GRANULAIRES EN ÉCOULEMENT


= −Aθeβ(θ−θr )
dt
où
µ ¶
U0
− kT U1
A ≡ A0 e ef f
et β = sont indépendants de θ.
kTef f

La solution de cette équation pour t(θ) peut être exprimée à l’aide de la


fonction intégrale exponentielle E1 (βθ). Pour βθ À 1 et aux approximations
logarithmiques près en θ/θr , on trouve :

1
θ ≈ θr − log10 (βAθr t + 1)
β
qui reproduit la dépendance en log10 t observée sur la figure C pour des temps
plus grands que t0 = 1/βAθr et donne aussi un accord assez satisfaisant pour
des temps plus courts. Ainsi peut-on rendre compte de la relaxation en log10 t
de l’angle de talus d’un empilement vibré.
Il est évident que ce modèle de dépiégeage des avalanches par agitation
“thermique”est fondamentalement différent du modèle de l’angle critique
proposé par BTW. Ces expériences montrent de manière assez transparente
que la vision simpliste de l’angle de repos θr comme un angle critique ne
résiste pas à une analyse approfondie du processus de relaxation.

4.2.2 Modèle stick-slip des avalanches


Le modèle que nous allons évoquer ici (Fauve et al. dans [?]), postérieur
aux précédents, constate la non-adéquation du modèle SOC au problème
des avalanches et part d’un point de vue totalement différent. L’idée sous-
jacente, remarquablement simple et efficace, consiste à établir, de manière
heuristique et phénoménologique, un système d’équations couplées décrivant
le comportement de deux observables pertinents du processus, à savoir l’an-
gle de la nappe en écoulement θ et le flux D de particules dévalant la pente6
au cours de l’avalanche. Ce modèle est établi à partir des considérations ex-
posées au paragraphe 2.3 sur une relation particulière force de frottement-
vitesse et du système modèle ressort-frottement couplés, évoqué au para-
graphe 3.1.1. Il établit donc explicitement un parallèle, déja suggéré au
chapitre 3, entre le mouvement alternatif stick-slip du frottement solide-
solide et la succession intermittente des avalanches.
6
On dit aussi “espèces roulantes” pour désigner le flux de particules en écoulement.
Il faut noter que l’idée de décrire le problème à l’aide de ces deux variables couplées a
été reprise récemment, sous une autre forme, et a donné lieu à plusieurs développements
intéressants que nous aborderons dans la suite de l’exposé.
4.2. MODÈLES D’AVALANCHES 175

De manière à illustrer ce propos, considérons le schéma suivant, où le


dessin b qui représente un patin frottant sur une
.
surface avec des coefficients
de frottements statique µs et dynamique µd (x) (µd est plus petit que µs et
peut dépendre explicitement de la vitesse, cf. paragraphe 2.3) et couplé à un
ressort de raideur K entraı̂né à la vitesse V. Cette configuration reproduit
exactement celle du paragraphe 2.2.1 et doit être rapprochée de l’analyse de
l’hystérésis que nous avons faite au paragraphe 3.1.1.

h .
x
K ζ
D m V

θ x

(a) (b)

Illustration de l’isomorphisme des processus d’avalanche (a) et de stick-slip (b). Les deux
mécanismes peuvent être décrits par les mêmes équations différentielles couplées.

Si ζ est la déformation du ressort et ω la vitesse de rotation du cylindre


représenté dans la partie a du dessin, on observe que les deux systèmes sont
gérés par le même système d’équations avec la correspondance :

θ ↔ ζ
.
D ↔ x
ω ↔ V
Ainsi, l’élongation du ressort, lorsque le patin est en mouvement, obéit
à :

.. .
m ζ +Kζ = mgµd (V − ζ)

qui décrit
p simplement le mouvement d’un oscillateur harmonique à la pulsa-
tion K/m oscillant autour de sa position d’équilibre telle que Kζ = mgµd .
Cette analyse est trop succincte quand il s’agit d’une interaction de type frot-
tement sec, pour laquelle il convient de réfléchir davantage au déroulement
du scénario comme nous l’avons fait au paragraphe 3.1.1. On sait que si,
au cours du cycle, il arrive que la force de traction liée au ressort équilibre
exactement la réaction du frottement statique, alors le patin stoppe brusque-
ment son oscillation. On constate que le patin “colle” au support jusqu’à ce
176 CHAPITRE 4. MILIEUX GRANULAIRES EN ÉCOULEMENT

que la force de traction du ressort parvienne à le décoller et à l’entrainer


dans son mouvement. Cela correspond très exactement au principe du stick-
slip (collé-décollé) que nous avons évoqué précédemment. La condition de
collage s’écrit :

..
ζ = 0
.
si x = 0 et Kζ < mgµs

. .
D(->x) D=0

.
ω/γ θ=0

0
Φ Φ Φ θ (−>ζ)
f d s
.
Visualisation dans l’espace D(θ) (avalanches) et x (ς) (oscillateur stick-slip) du
fonctionnement de l’oscillateur interrompu.

L’examen de ce graphique permet d’illustrer clairement le fonctionnement


de l’oscillateur stick-slip ou des avalanches, dans le contexte de la transposi-
tion des variables. Considérons tout d’abord le cas de l’oscillateur stick-slip.
En tirant sur le ressort à vitesse constante, ce qui revient à se déplacer
de gauche à droite sur le graphique, on observe que le patin effectue une
oscillation périodique qui présente les caractéristiques d’une oscillation de
relaxation. D’une part, le système revient à sa position d’équilibre avec une
constantep de temps propre (correspondant au mouvement de glissement)
τ i = 2π m/K ,et d’autre part, il est mis en mouvement avec une constante
de temps dépendant des conditions externes τ e = 2mg(µs − µd )/KV .
Retournons maintenant au modèle isomorphe d’avalanches. Nous allons
établir les équations qui relient l’angle θ au flux de particules D circulant
dans le plan médian du cylindre, en nous appuyant sur l’analogie avec le
patin stick-slip (cf. paragraphe 2.2.1). Quand le lit de particules est au repos,
on a évidemment :
4.2. MODÈLES D’AVALANCHES 177

.
θ = 0 (4.6)
.
D = 0 (4.7)
si D = 0 et tan θ < µs (4.8)

Si maintenant l’écoulement se produit, on trouve, en utilisant l’analogie


précédente et les équations établies aux paragraphes 3.1.1 et 2.2.1,

.
θ = ω − γD
.
D = P (sin θ − µd (D) cos θ)
si D 6= 0 ou tan θ > µs

où P = gh : h est la hauteur de l’espèce roulante et γ dépend de la géométrie


de l’écoulement et peut être considéré, au premier ordre, comme une con-
stante dans ce problème. La première de ces deux équations reflète la con-
servation de la masse entraı̂née vers le bas et recyclée vers le haut par la
rotation du cylindre, tandis que la seconde est établie par analogie avec les
résultats trouvés au paragraphe 3.1.1.
En éliminant D entre les.. deux équations précédentes, on trouve une
équation du second ordre en θ :

.
.. P ω− θ
θ= −γ sin(θ − arctan µd ( ))
cos(arctan µd ) γ
que l’on peut simplifier en notant Φd = arctan µd et p = P/ cos Φd . En ne
considérant que les petites variations autour de l’angle θ, on obtient :

.
.. ω− θ
θ≈ −γpθ + γpΦd ( )
γ
Equation qui décrit des oscillations de l’angle θ avec un temps car-

actéristique propre d’avalanche qui vaut 2π/ γp. La solution stationnaire,
qui correspond à un flux d’espèces roulantes constant, est donnée par :

ω
D0 =
γ
θ0 = Φd (D0 )

Comme on pouvait s’y attendre, et comme cela avait été suggéré au


paragraphe 2.3, la stabilité de cette solution et, plus généralement, le com-
portement du système, dépendent de manière cruciale de la variation du
coefficient de frottement dynamique µd (D) avec le flux d’espèce roulante D.
178 CHAPITRE 4. MILIEUX GRANULAIRES EN ÉCOULEMENT

En développant la fonction Φd (D) au premier ordre autour de D0 , on


obtient l’équation :

µ ¶
.. . ∂Φd
θ +γpθ + p θ = γpΦd (D0 ) (4.9)
∂D 0

Ainsi, et de manière classique, peut-on prévoir que le comportement des


avalanches sera différent selon la valeur de la pente à la courbe Φd (D) autour
du point stationnaire D0 . Soit a cette valeur égale à −1/2(∂Φd /∂D)0 . Il y
a alors trois possibilités :
— a = 0. Le terme d’atténuation dans l’équation précédente est nul. On
est donc dans un régime stable ou oscillatoire neutre dont le com-
portement dépend essentiellement des conditions initiales (stick-slip,
flux continu ou oscillations).
— a < 0. L’oscillateur est amorti et l’état stationnaire (stable) est rejoint
après un certain nombre d’oscillations.
— a > 0. On a affaire à un oscillateur présentant l’équivalent d’une
résistance négative. Il réagit alors comme un amplificateur d’oscilla-
tions. La solution stationnaire est instable et les oscillations de stick-
slip sont observées.
Nous allons maintenant considérer les différents régimes que l’on peut
observer selon l’allure de la courbe représentant le coefficient de frottement
dynamique Φd (= arctan µd ) en fonction du flux d’espèce roulante D.
Si Φd ne dépend pas du flux d’espèce roulante D, c’est-à-dire quand
le coefficient de frottement est indépendant du flux dévalant au cours de
l’avalanche, alors l’équation 4.9 décrit un oscillateur harmonique dont l’oscil-
lation est symétrique autour de l’angle Φd . Une avalanche commence à l’an-
gle Φs (= arctan µs )et s’arrête à un angle Φf indépendant de la vitesse de
rotation tel que :

∆Φ = Φs − Φf = 2(Φs − Φd )

Il convient ici d’être prudent et de ne pas confondre ∆Φ qui mesure


l’écart des angles durant la phase statique de l’avalanche, avec l’écart max-
imal ∆θ des angles observés pendant l’avalanche, non plus qu’avec l’angle
dont a tourné le cylindre pendant la durée de l’avalanche. Notons que si
Φd = Φs , c’est-à-dire s’il n’y a pas de différence entre le frottement statique
et dynamique, l’amplitude des avalanches tend vers zéro quand la vitesse de
rotation s’annule. Au contraire, si Φd < Φs , les avalanches ont une amplitude
finie, à vitesse d’entraı̂nement nulle (ω → 0), donnée par :

∆θ ≈ ∆Φ = 2(Φs − Φd )
4.2. MODÈLES D’AVALANCHES 179

Ainsi, à très faible vitesse de rotation, la vitesse d’entraı̂nement du cylin-


dre devient négligeable, et ces différences d’angle se confondent entre elles
et avec l’écart à l’angle de talus que nous avons appelé l’angle de relax-
ation θm − θr (cf. paragraphe 4.1). Notons, au passage, que ce dernier n’est
parfaitement défini que pour des vitesses de rotation très lentes.
On détermine l’effet de la vitesse d’entraı̂nement du disque en rotation
sur la durée du flux des avalanches τ en déduisant celle-ci de l’équation 4.9
(c’est donc un régime forcé). On obtient

µ µ√ ¶¶
2 γp
τ=√ π − arctan (Φs − Φd )
γp ω

Ici encore, il faut noter que le temps mesurée d’une avalanche δT est
différent de τ à cause de la vitesse d’entraı̂nement du cylindre. En fait, δT
est exactement égal à la durée d’une demi-oscillation. Il correspond donc à
la fréquence de relaxation propre du système et devient, quelle que soit la

vitesse de rotation, égal à π/ γp, qui se confond, ici aussi, avec τ pour les
vitesses de rotation infiniment lentes.
Si maintenant on considère la situation dans laquelle le frottement dy-
namique varie avec l’écoulement, l’équation 4.9 indique que les trajectoires
précédentes deviennent dissymétriques autour de Φd . Les avalanches s’arrêtent
pour un angle plus petit ou plus grand selon que le coefficient de frottement
décroı̂t ou croı̂t avec le flux d’espèces roulantes D. Par exemple, dans la
limite d’une variation a = −1/2(∂Φd /∂D)0 faible et constante, on trouve en
résolvant l’équation : 4.9

µ µ ¶¶
π
∆Φ ≈ 1 + exp ap √ (Φs − Φd )
γp

Le calcul complet, dans de multiples configurations possibles et pour


différentes valeurs de a positives ou négatives, ne peut être mené à bien que
par résolution numérique. Le dessin ci-dessous montre l’exemple d’une telle
résolution.
180 CHAPITRE 4. MILIEUX GRANULAIRES EN ÉCOULEMENT

0
θ Φ d Φs

Trajectoires D(θ) obtenues par résolution numérique avec une très faible vitesse de
rotation (ω = 10−3 radian par seconde). Le coefficient de friction dynamique décroı̂t
avec la vitesse, induisant une dissymétrie des arcs de courbes, tandis que la différence
d’angle entre deux trajectoires successives augmente.

A l’issu d’expériences conduites avec des méthodes d’observation non in-


vasives7 , on constate un accord remarquable entre cette modélisation, pour-
tant très simple, et les résultats expérimentaux. On trouvera des détails
supplémentaires concernant la comparaison entre le modèle stick-slip et les
expériences dans l’article original [?]. A titre d’exemple, nous reproduisons
ci-dessous deux observations expérimentales, effectuées sur un même tam-
bour animé de deux vitesses de rotations différentes. On observe le bon
accord avec les résolutions numériques effectuées dans le modèle précédent.
On remarque aussi que ce modèle prévoit que les avalanches, d’allures plutôt
chaotiques à très faible vitesse de rotation, ont tendance à devenir périodiques
lorsque la vitesse d’entraı̂nement augmente, comme cela est vérifié expérimentalement.
Autrement dit, l’entraı̂nement en rotation du cylindre tend à imposer une
certaine périodicité au système d’avalanche. Entre autres conséquences im-
portantes, cette remarque illustre la difficulté de réaliser des mesures fiables
et bien contrôlées dans une configuration de cylindre tournant. Le même
problème se poserait d’ailleurs dans toute autre géométrie d’avalanche. L’inclinaison
progressive, destinée à conduire à la rupture d’équilibre, doit être faite avec
une vitesse aussi faible que possible.

7
C’est-à-dire qui ne perturbent pas l’objet mesuré. Ces méthodes, le plus souvent op-
tiques, englobent les méthodes d’observation directe par imagerie telles que celles que nous
avons décrites au chapitre 3.
4.2. MODÈLES D’AVALANCHES 181

4
.
−θ
2

0.4 0.8 1.2 1.6 2


θ (unités arbitraires)
Résultats de mesures optiques de la pente de l’empilement et de sa dérivée temporelle
pour une succession d’avalanches. On voit la relation entre l’amplitude des avalanches et
leurs angles de départ. On observe, comme dans le résultat calculé, la dissymétrie des
trajectoires. Ici la rotation est assez lente : ω = 0, 023 t/mn.

2
.
−θ
0

-1

1 θ 1.5
(unités arbitraires)

Mesures optiques de la pente et de sa dérivée effectuées dans les mêmes conditions que
ci-dessus, mais à vitesse de rotation plus rapide (ω = 0, 52 t/mn). On observe que les
trajectoires se symétrisent et que les avalanches deviennent quasi périodiques.

Ainsi que nous l’avons fait remarquer, ce modèle stick-slip d’avalanches


conduit à une équation différentielle du second ordre (équation 4.9), dans
.
laquelle le terme dissipatif en θ implique une dépendance non linéaire du
frottement µd avec le flux d’espèces roulantes D. Cette dépendance non
linéaire peut prendre différentes formes et ainsi que nous l’avons montré,
c’est de cette forme que dépend, de manière déterminante, le comportement
de l’écoulement.
L’étude et la prédiction des formes de F (v) (F étant la force de frot-
tement, v la vitesse) constituent donc le point essentiel de l’analyse de ces
comportements du type stick-slip. Les allures de F (v) ont fait l’objet de nom-
breux travaux, notamment de la part des géophysiciens qui s’intéressent aux
182 CHAPITRE 4. MILIEUX GRANULAIRES EN ÉCOULEMENT

tremblements de terre. Une analyse exhaustive de ces nombreux modèles,


plus ou moins ad hoc, déborderait largement du cadre de cet ouvrage.
Néanmoins, et afin de fixer les idées, il est utile de rappeler ici quelques
généralités. C’est ce que nous allons faire dans le paragraphe suivant.

Divers modèles de frottements


Patins de Burridge-Knopoff (BK)
Nous introduisons ici le modèle à patins de Burridge-Knopoff, car il con-
stitue, d’une certaine manière, l’archétype des analyses visant à l’élaboration
de lois du type F (v). Ce modèle présente quelques défauts qui ont motivé de
nombreuses modifications. Nous nous limiterons ici à une brève description
des caractéristiques de ce système composite.
Le principe du modèle BK [?] est schématisé sur le dessin suivant.

entrainement à vitesse constante v

k k k k
K K K K
m m m m
.
frottement F(X)

Modèle générique unidimensionnel des patins de Burridge-Knopoff.

Une série de patins de masse m frottant sur une ligne horizontale est
entraı̂née horizontalement (il faut éviter que la traction soulève les patins)
au moyen d’une corde qui se déplace à vitesse constante v. La liaison entre
les patins et la corde est faite au moyen de ressorts identiques de raideur k.
Les patins sont reliés entre eux par des ressorts de raideur K. On conçoit
bien qu’un tel équipage puisse être, lorsqu’il est en mouvement, le siège
d’oscillations et qu’il présente une résistance de frottement assez particulière,
dépendant de k et de K, lorsque la vitesse varie. On s’en convainct aisément
en écrivant l’équation différentielle qui régit le mouvement d’un patin d’ordre
j, encadré par les patins d’indices j − 1 et j + 1.
L’équation maı̂tresse s’écrit :

.. .
m Xj = K(Xj+1 − 2Xj + Xj+1 ) − k(Xj − vt) − F (Xj )

Qui, en particulier, conduit à une solution élémentaire du type :


4.2. MODÈLES D’AVALANCHES 183

1
Xj = vt − F (v)
k

Une analyse détaillée montre que la fonction F (v) présente l’allure dessinée
sur la figure suivante.

F0

instable

Allure de la loi de friction dynamique du modèle BK.

Cette courbe, qui présente globalement une pente négative, est suscep-
tible, comme nous l’avons écrit ci-dessus et au paragraphe 2.3, de donner
naissance à une amplification et à des oscillations plus ou moins chaotiques.
Cette fonction, comme d’autres de même allure, correspond à un phénomène
fréquent en matière de tribologie8 qui est l’atténuation des forces de frotte-
ments avec la vitesse9 .

Autres lois de frottement F (v)

Sans entrer dans le détail et à titre d’exemple, nous rassemblons dans


le schéma ci-dessous les allures de quelques fonctions F (v) proposées par
différents auteurs [?][?], sur la base d’arguments de diverses natures. Les
phénomènes de fatigue et d’usure des contacts, voire d’échauffement par frot-
tement, peuvent intervenir pour donner à ces fonctions des allures variées.
Il existe, sur ce sujet, une abondante littérature que l’on aura profit à con-
sulter.

8
Le phénomène d’aquaplaning des roues de véhicule sur une surface mouillée est une
illustration dramatique de l’atténuation brutale du frottement avec la chaussée lorsque
l’on dépasse une certaine vitesse.
9
En anglais, on utilise l’expression ”velocity weakenig friction law ” très répandue en
géophysique.
184 CHAPITRE 4. MILIEUX GRANULAIRES EN ÉCOULEMENT

Coef. de friction
Force de friction
V V
Une bille sur nappe inclinée: Courbe en U
Courbe en 1/2 W (Heslot et al..1994)

Coef. de friction

Coef. de friction
V V
Fatigue des contacts : Courbe en N
Courbe en V inversé (Barenblatt et al. 1981)
(Carlson et Langer 1989)

Quelques remarques sur le modèle stick-slip des avalanches

Tout d’abord, remarquons que ce modèle stick-slip des avalanches, qui


assimile l’objet avalancheux à un milieu continu, ne peut s’appliquer aux
collections de particules peu nombreuses. D’autre part, cette modélisation
prend en compte la distinction entre l’angle de repos θr et l’angle de mou-
vement θm qui, comme nous l’avons vu, deviennent indiscernables lorsque
le nombre de particules est inférieur à quelques milliers.
Rappelons aussi que ce modèle, relativement élémentaire, prend en compte
la réalité du phénomène d’avalanche à l’aide des considérations suivantes :

— La discontinuité de la loi de friction lorsque le flux d’espèces roulantes


est nul, conformément à la loi de frottement sec de Coulomb qui stipule
qu’il existe deux coefficients de friction distincts selon que l’on est ou
non en mouvement.
— L’existence d’un couplage ”à résistance négative” dans la fonction
F (v).
— Un couplage spatial qui permet de rendre compte de la propagation de
l’espèce roulante lorsque le mouvement est amorcé et de rendre compte
de la durée des avalanches.

Cette modélisation a évidemment ses propres limites. Ainsi et par exem-


ple ne peut-on pas calculer le détail du profil du flux avalancheux. D’autres
modèles théoriques permettent d’aller plus loin dans la description détaillée
du processus. Ils utilisent aussi un système d’équations différentielles à vari-
ables couplées différentes des précédentes (ici, flux d’espèces roulantes et
hauteur de l’empilement) et reposent sur un principe différent. Nous al-
lons en rappeler les grandes lignes en nous limitant ici à une description
phénoménologique de ces modèles qui font encore l’objet de développements
et de discussions.
4.2. MODÈLES D’AVALANCHES 185

4.2.3 Modèle d’avalanches à variables couplées


L’idée de base de ces modèles [47][?] [48] consiste à considérer deux vari-
ables ”hydrodynamiques” du problème soigneusement choisies, dans l’esprit
de celles que l’on considère dans l’établissement des équations fondamen-
tales de l’hydrodynamique. Nous nous limiterons ici au problème le plus
simple que l’on puisse considérer, en dimension 1+1, c’est-à-dire à la sit-
uation dans laquelle une seule variable x décrit la dimension latérale de
l’empilement le long de laquelle s’effectue l’écoulement. La hauteur h(x, t)
de l’empilement dépend de la variable x et du temps t. Au point d’abscisse
x, la pente de l’empilement est mesurée par la dérivée par rapport à l’ab-
scisse, −∂x h en notation contractée. Le signe - indique ici que la pente de
l’empilement est descendante dans la direction des abscisses croissantes. On
voit immédiatement que l’on atteindra une situation critique quand la pente
−∂x h dépassera une valeur Sc que l’on peut identifier avec l’angle de repos
θr que nous avons évoqué ci-dessus.
On introduit une deuxième variable R(x, t) qui est la densité d’espèces
roulantes. Elle caractérise le flux de matière qui dévale le long de la pente
inclinée. Elle dépend elle aussi dans ce problème de l’abscisse et du temps.
Les auteurs [47][?] ont proposé que la densité d’espèces roulantes R(x, t) soit
gérée par une équation de diffusion-convection de la forme :

·
R (x, t) = −∂x (vR) + ∂x (D∂x R) + Γ(R, h) (4.10)

dans laquelle v représente la vitesse d’entraı̂nement de la nappe vers le bas


de l’empilement et D une constante de diffusion, susceptible de provoquer les
rééquilibrages des hauteurs de grains aussi bien vers le bas que vers le haut
de la pente. Les deux premiers termes, relativement classiques, traduisent re-
spectivement les mécanismes de convection et de diffusion habituels. Par con-
tre, le choix de la forme de la fonction Γ(R, h) constitue le cœur du problème
parce que celle-ci doit rendre compte des caractéristiques des écoulements
d’avalanches. Aussi ce choix mérite-t-il une discussion approfondie. Cette
fonction agit à la manière d’un opérateur capable d’arrêter un grain déjà en
mouvement et, à l’inverse, de mettre en mouvement un grain immobile. Au
vu de la phénoménologie des avalanches que nous avons examinée dans ce
chapitre, on peut cerner la forme que prendra cette fonction en lui imposant
un certain nombre de conditions :
— Un grain immobile ne peut être rendu mobile que s’il est délogé par
un grain déjà en mouvement.
— Le processus de délogement est effectif si, et seulement si, la pente lo-
cale −∂x h excède l’angle Sc (c’est-à-dire, avec les notations précédentes,
quand θr < θ < θm ). De manière à simplifier l’écriture des équations,
on soustrait de la pente d’ensemble cette quantité Sc , ce qui fait que
186 CHAPITRE 4. MILIEUX GRANULAIRES EN ÉCOULEMENT

Sc est maintenant nul et que le gradient de h(x, t) sera partout petit.


Notons qu’avec notre convention de signe ∂x h > 0 indiquera une pente
inférieure à la pente critique.
— Si ∂x h > 0, les grains ne sont plus en équilibre instable (dans une
situation sous-critique) et le roulement n’est plus un phénomène d’en-
traı̂nement. Au contraire, les grains doivent coller à la surface de
manière indépendante les uns des autres avec un taux proportionnel à
R.
— Si ∂x h = 0, autrement dit si la pente correspond exactement à l’angle
critique, il convient d’examiner au second ordre et de considérer ∂x2 h.
On conçoit que l’évolution du système, contrôlée par l’intermédiaire
de l’opérateur Γ, va éroder la surface de ses aspérités, autrement dit
réduire la courbure locale, toujours en proportion de R.
Compte tenu de ces contraintes, imposées par notre connaissance du
phénomène des avalanches, on peut maintenant chercher une formulation
plausible pour Γ. On trouve que la forme la plus simple possible pour
l’opérateur Γ, répondant aux quatre conditions précédentes, s’écrit :

£ ¤
Γ (h, R) = −R γ∂x h + κ∂x2 h (4.11)

où κ et γ sont deux constantes positives. Remarquons que cette expression


traduit une dépendance du premier ordre en h et R, ce qui constitue un
atout considérable pour poursuivre un calcul analytique, comme nous allons
le voir. Remarquons aussi que l’écriture de cet opérateur, proportionnel à
R, introduit une distinction majeure par rapport aux équations que nous
avons considérées au paragraphe précédent. Dans celles-là, le flux d’espèces
roulantes ne subissait pas d’amplification par effet domino comme dans ces
équations-ci, mais plutôt du fait de la courbure négative de la fonction
∂Φ/∂D autour de la valeur d’équilibre (équation 4.9). Dans le modèle stick-
slip étudié au paragraphe précédent, c’était l’écart angulaire qui déterminait
le flux de l’avalanche. Dans le présent modèle, ce sont à la fois l’écart à la
pente critique et la quantité d’espèces déjà roulantes qui gèrent ce flux.
Cela posé, on remarque que, pour tenir compte des espèces immobiles,
il suffit d’écrire que h = −Γ dans l’équation précédente.
Ainsi la hauteur de l’empilement obéit-elle à l’équation :

· £ 2
¤
h= −Γ = R(x, t) γ∂x h + κ∂x h (4.12)

de telle manière que la quantité totale de grain h + R est conservée locale-


ment. Notons aussi que l’équation 4.11 reproduit bien la métastabilité de
l’empilement avalancheux qui est, comme on le sait, une des caractéristiques
essentielles des empilements granulaires. En effet, en l’absence d’écoulement,
4.2. MODÈLES D’AVALANCHES 187

l’équation précédente montre que le système ne génère spontanément aucune


avalanche. La surface apparaı̂t donc comme gelée et en équilibre statique.
Si, par contre, partant d’une telle situation, on provoque une perturbation
à la surface de cet empilement, celle-ci aura pour conséquence d’entraı̂ner
le dévalement de quelques grains. Ce dévalement va se produire pendant
un temps fini pour aboutir à un état stable. On reconnaı̂t bien là une des
caractéristiques fondamentales des avalanches.
Il n’est pas utile d’examiner ici l’ensemble des tenants et des aboutissants
de cette formulation qui peut être résolue aussi bien analytiquement (dans les
cas les plus simples) que numériquement (dans les cas difficiles). Nous allons
nous limiter à l’examen de deux illustrations de cette modélisation, laissant
au lecteur curieux le soin de compléter ses connaissances en consultant la
littérature de base sur cette théorie [49][?][47][48].

Remontée d’une perturbation le long de la pente


En partant d’une situation où la surface de l’empilement est représentée
par une droite inclinée de l’angle Sc et avec un flux continu et constant R0 , on
trouve qu’une petite bosse créée vers le bas de la pente va remonter le long de
cette dernière avec une vitesse constante vh = γR0 . Durant son mouvement
ascendant, cette petite bosse subira un élargissement et une atténuation à
cause du terme diffusif, comme cela est représenté sur le dessin ci-dessous.

au temps t au temps t+dt

Le modèle prévoit qu’une perturbation créée sur la pente va remonter le long de cette
dernière en s’atténuant et en s’élargissant (à cause du terme de diffusion).

Il est assez intuitif que cette remontée vers la haut de l’empilement puisse
survenir si on crée une cavité dans la surface et vers le bas de l’empilement.
En effet, la partie supérieure de la cavité sera la source d’avalanches qui
dépeupleront la partie immédiatement supérieure de cette dépression, créant
ainsi un trou . qui va se propager vers le haut. L’efficacité de cette remontée
mesurée par h ,et donc sa vitesse de propagation, dépendent linéairement de
γ et de R0 , comme on peut le voir à partir de l’équation 4.12. En revanche,
la situation est loin d’être intuitive dans le cas d’une bosse : on imaginerait
plutôt que c’est la partie la plus basse qui va s’écrouler. Il faut bien voir
ici que c’est le système précédent d’équations couplées qui implique que la
188 CHAPITRE 4. MILIEUX GRANULAIRES EN ÉCOULEMENT

partie située au-dessus de la bosse ”sentira” la perturbation et sera le lieu


d’un éboulement localisé recréant ainsi une nouvelle bosse qui remontera
vers le haut du le talus. On sent bien que cette propriété, assez inhabituelle,
peut constituer une caractéristique générique de ce type de modélisation.

Modélisation du processus d’avalanche


C’est évidemment un critère d’appréciation primordial que de vérifier que
ce modèle conduit à une modélisation correcte du phénomène d’avalanche.
Dans ce but, nous considérons un empilement préparé dans un état métastable
tel que ∂x h(x, 0) = −S0 (< 0). Cela s’obtient aisément en inclinant (par la
pensée) l’empilement, initialement à l’angle de repos, jusqu’à s’approcher de
l’angle de mouvement. En l’absence d’autre perturbation, ce nouvel état est
métastable et rien ne se produit (sous réserve que l’on ne dépasse par l’angle
de mouvement). Dans cette situation, la partie supérieure de l’empilement
se trouve donc à un angle supérieur à l’angle de repos.
Ajoutons quelques grains dans le bas de l’empilement. Que se passe-t-il ?
Si on a bien compris la nature des corrélations introduites par les équations
couplées, on devine que le résultat de cette expérience dépend, de manière
critique, de la valeur choisie pour S0 .
Pour s’en convaincre, on va considérer en détail le développement du pro-
cessus. Supposons qu’à l’instant t = 0 on crée une perturbation localisée au
point x constituée de quelques grains roulants R(x0 , 0) = ∆δ(x0 − x). Deux
effets contraires participent au résultat. Tout d’abord et comme nous venons
de le voir, la petite perturbation progresse vers le haut de l’empilement. Cela
est directement indiqué par l’équation 4.10 dans laquelle on néglige le terme
d’interconversion Γ. De manière classique, on trouve que la perturbation as-
cendante va décroı̂tre avec le temps comme R(x, t) ∝ exp(−v 2 t/4D). D’autre
part, et il s’agit de la seconde contribution au phénomène, les grains roulant à
l’abscisse x vont en déloger d’autres, initialement immobiles. L’équation 4.10
montre que, pour v = D = 0 (vitesse d’entraı̂nement et diffusion nulle), la
densité d’espèces roulantes croı̂t exponentiellement suivant R ∝ exp(γS0 t).
On perçoit immédiatement que l’effet de la perturbation initiale va résulter
de la compétition de ces deux facteurs qui se développent exponentiellement
dans le temps et que la situation va être critique. Si on compare les deux
contributions, on trouve10 que si S0 > Sd ' v 2 /γD, le nombre des grains
délogés croı̂t plus vite que le nombre des grains qui remontent la pente.
Un événement catastrophique (parce que géré par un développement expo-
nentiel) se produit : c’est une avalanche. Dans la situation contraire (S0 <
10
Nous avons préféré conserver les notations des auteurs de cette modélisation de
manière à aider le lecteur qui relirait les articles originaux. La traduction en termes d’an-
gles θm , θr et de leur écart δ = (θm − θr ), que nous avons utilisés tout au long de ce
chapitre, est évidente. Ici Sc (≡ θr ) est pris égal à 0. Sd (≡ δ) est donc équivalent à notre
angle de mouvement θm .
4.2. MODÈLES D’AVALANCHES 189

Sd ), le terme diffusif atténue l’effet de la perturbation et le système reste au


repos.
On voit bien que cette modélisation, partant simplement de la con-
sidération d’un angle de repos Sc , conduit naturellement à la définition d’un
angle critique Sd qui correspond, dans notre ancienne terminologie, à l’angle
de mouvement θm permettant le déclenchement d’une avalanche11 . Précisons
que la résolution numérique de ces équations confirme la description que nous
venons de donner.
Il est bien sûr possible d’appliquer ce modèle à des situations variées,
allant du remplissage d’un silo à des situations plus compliquées. Gardons à
l’esprit que ce modèle donne une place prépondérante au processus, appelé
ici diffusif, qui est en réalité un générateur d’atténuation-propagation vers le
haut en compétition avec le processus de délogement des grains par l’espèce
roulante. P.-G. de Gennes a fait remarquer[48] que l’introduction de ce terme
diffusif appelait plusieurs critiques, portant sur :
— La portée de ce terme de diffusion : en effet, pour toute variation de
la densité d’espèces roulantes R d’une taille L, le terme de dispersion
représente une perturbation de l’ordre de D/Lv qui est lui-même de
l’ordre de d/L (où d est le diamètre moyen des grains) par rapport
au terme de convection. Dans la réalité, ce terme est donc assez petit
pour une quantité d’espèces roulantes de quelques grains.
— Le terme diffusif de l’équation 4.10 ne peut être compris physique-
ment que comme une sorte de mouvement brownien qui provoque
éventuellement la remontée de quelques particules. Cela n’est plau-
sible que sur une toute petite échelle (D/v ∼ d) où la description
continue perd son sens.
A partir de ces arguments, il est possible, tout en conservant l’esprit des
équations précédentes, d’amender cette modélisation.

Modèle amendé (de Gennes). Expérience du cylindre tournant


Le modèle précédent indique que la réponse en espèces roulantes à un
petite impulsion évolue par convection, amplification et diffusion, si l’angle
de pente est supérieur à l’angle de repos. Son amplitude au même point
d’abscisse x est donnée, à un instant t ultérieur, par une équation de la
forme :

· ¸
v2
R ∼ exp γ (θ − θr ) − t
4D
11
Notons, au passage, que ce modèle conduit à un processus analogue à une transition de
phase du premier ordre comme les conclusions des expériences rapportées au paragraphe
4.2.1 et se trouve donc en opposition avec les prédictions du modèle SOC.
190 CHAPITRE 4. MILIEUX GRANULAIRES EN ÉCOULEMENT

L’idée de base consiste à conserver [48] la forme générale des équations


4.10 et 4.12, mais en supprimant le terme diffusif. On met en place une
fonction globalement équivalente mais qui est plus réaliste dans ce contexte.
Pour cela, on fait observer que le système est pratiquement toujours soumis
à une source de bruit extérieure qui ne relève pas de la température mais
de ce que l’on peut appeler le bruit ambiant. On développe un modèle de
dépiégeage ”thermique” dans l’esprit des considérations du paragraphe 4.2.1.
On écrit qu’à la naissance d’une avalanche à l’angle θ (> θr ) fixé, la densité
d’espèces roulantes est donnée par une équation de même forme que celle
résultant du modèle précédent :

R(x, t) = Ri (x + vt, 0) exp [γ (θ − θe ) t]

Mais dans laquelle Ri (x, t) représente une source de bruit (ambiant) due
à l’agitation mécanique du système. On peut visualiser cela en imaginant,
comme nous l’avions fait au paragraphe 4.2.1, que les particules sont piégées
dans un puits de potentiel U dépendant de l’angle θ tel que U = mgdf (θ),
où f (θ) est une fonction décroissante qui s’annule évidemment pour θ =
π/2. Le bruit mécanique est décrit par une température effective Tef f . La
source d’espèces roulantes est alors de la forme : d exp(−U/kTef f ), c’est-à-
dire qu’elle varie comme d exp [α (θ − θm )] où θm est défini comme l’angle
pour lequel le potentiel de dépiégeage est égal à la température effective (le
bruit ambiant). Alors U ≈ kTef f et α = mgd/kTef f . Dans ces conditions,
on vérifie que pour θ < θm la nucléation est bloquée. Elle apparaı̂t pour
θ = θm . Notons que ce modèle implique que l’angle θm dépend du bruit de
manière critique.
On voit donc que ce dernier modèle attribue un rôle essentiel au bruit
ambiant responsable ici du dépiégeage des espèces roulantes et qui participe
de manière cruciale à la définition de l’angle de mouvement.
De Gennes a montré que cette approche rend compte des deux classes
de mouvement auxquelles nous nous sommes intéressés au paragraphe 4.1.
C’est-à-dire un écoulement intermittent à faible vitesse de rotation (classe B)
et un écoulement continu (classe A) à des vitesses plus élevées. En d’autres
termes, le mouvement de classe A conduit à une solution dans laquelle il
y a toujours des grains en mouvement et, en particulier, il existe une solu-
tion stationnaire avec des profils h(x, t) constants, ce qui est parfaitement
conforme avec ce que nous avons observé expérimentalement. L’étude des
avalanches saccadées ou continues dans un cylindre tournant peut être menée
à bien en résolvant le système des équations maı̂tresses :

∂h ∂h
= −γR + ωx
∂t ∂x
∂R ∂R ∂h
= v + γR
∂t ∂x ∂x
4.2. MODÈLES D’AVALANCHES 191

Où l’on a adopté une convention du sens de l’écoulement de la gauche


vers la droite et inclus le terme d’entraı̂nement en rotation ωx. La résolution
et la discussion de ces équations dans les différentes hypothèses sont laissées
à la réflexion du lecteur, qui retrouvera les solutions dans l’article de base
[48]. Contentons-nous ici de rechercher la solution stationnaire de classe A
dans le cas d’un cylindre tournant de diamètre 2L.

h
θr

-L 0 +L

-L 0 +L

Avec les conditions aux limites telles que R = 0 aux deux bords d’ab-
cisses x = ±L, et en imposant que les dérivées par rapport au temps s’an-
nulent, on trouve les solutions stationnaires suivantes :

ω ¡ 2 ¢
R(x) = L − x2
2v
∂h 2v x
pente = =
∂x γ L2 − x2
qui rendent compte d’un profil d’allure parabolique, mais avec une correction
faible par rapport à une pente rectiligne.
Rappelons aussi que les solutions de type A (continue) et B (saccadée) se
rencontrent de manière quasi systématique dans les écoulements de matériaux
granulaires. Elles reflètent la métastabilité des situations d’empilements dont
les pentes évoluent entre les valeurs θm et θr . On peut, à titre d’exem-
ple, chercher les solutions stationnaires du problème du remplissage d’un
silo de largeur 2L rempli par le haut avec un flux Q de particules issues
d’une trémie (supposée dépourvue d’effets de voûte et donc présentant un
écoulement continu). L’orifice de la trémie est placé au point x = 0, et les
parois latérales du silo sont aux abscisses x = ±L. En posant les mêmes
conditions que précédemment pour la recherche d’une solution stationnaire,
on trouve que :

µ ¶
Q |x|
R(x) = 1−
2v L
∂h v 1
θ − θr = =−
∂x γ (L − |x|)
192 CHAPITRE 4. MILIEUX GRANULAIRES EN ÉCOULEMENT

où l’on voit que la correction de l’angle stationnaire par rapport à l’angle de
repos est très petite puisqu’elle est de l’ordre de −d/L.
Cette modélisation amendée permet d’aborder l’étude de multiples problèmes
de remplissage et d’écoulement dans des situations diverses. Remarquons
que, s’agissant d’un modèle de type ”milieu continu”, elle ne peut, dans l’état
actuel des choses, rendre compte de l’apparitions de fractures et de proces-
sus de fragmentations (paragraphe 3.2.4) qui pourraient sans doute survenir
quand les empilements sont soumis à des sollicitations qui les écartent bru-
talement de leur position d’équilibre, telles que l’ouverture rapide d’une
paroi d’un silo plein, par exemple.
Chapitre 5

Mélange et ségrégation

5.1 Introduction
A la différence des liquides dont on connaı̂t bien l’aptitude à constituer
des ensembles miscibles1 , les matériaux granulaires secs présentent, de manière
quasi générale, une grande résistance aux mélanges homogènes2 . Deux matériaux
granulaires différents par la masse spécifique, par la forme ou par la di-
mension, voire par les paramètres micromécaniques (coefficients de restitu-
tion élastique et de friction) de leurs composants, présentent une tendance
marquée à la ségrégation. Cette ségrégation, qui constitue une propriété
fondamentale, et souvent gênante, des matériaux granulaires, se traduit,
lorsqu’un mélange est soumis à un écoulement, une vibration ou un cisaille-
ment, par une démixtion3 plus ou moins complète du matériau. Par ex-
tension du langage utilisé dans l’étude des réactions chimiques, on peut dire
qu’un mélange de matériaux granulaires, soumis à des sollicitations diverses,
présente une tendance marquée à s’autoorganiser de manière à reconstituer
localement des ensembles de particules identiques entre elles.
Ainsi que nous l’avons précisé dans l’introduction, cette propriété de
ségrégation des matériaux granulaire secs4 peut être aisément observée dans
1
On peut signaler, par référence aux liquides qui sont composés de particules animées de
mouvement brownien, que cette agitation doit favoriser le processus de mélange. Comme
nous l’avons vu au chapitre 1, l’agitation brownienne des particules auxquelles nous nous
intéressons est parfaitement négligeable. On voit donc qu’il est nécessaire d’agiter... même
si on aboutit au résultat contraire à celui qui est recherché !
2
En matière de matériaux granulaires, la notion de mélange homogène demande à être
précisée. Ainsi pourra-t-on dire qu’un mélange contenant une fraction α de granulés A et
β de granulés B (avec α + β = 1) est homogène à l’échelle λ si un élément de volume
λ3 contient effectivement les éléments A et B dans ces mêmes proportions. On conçoit
qu’un mélange granulaire sera vraiment homogène si la plus petite échelle λ pour laquelle
le matériau est homogène est de l’ordre de grandeur de la taille de la plus grande des
particules A ou B (cas d’un mélange dense).
3
C’est-à-dire un processus qui conduit à une séparation des composants du mélange.
4
Il est important de bien comprendre, une fois encore, qu’il s’agit ici de matériaux secs,

193
194 CHAPITRE 5. MÉLANGE ET SÉGRÉGATION

des expériences “de coin de table”5 en agitant dans un tube un mélange


de grains différents (blé et maı̈s, riz et sel, etc.). La ségrégation des grosses
pierres par un bulldozer est couramment constatée lors des travaux de ter-
rassement. De même, il est connu que le labour des terres exploitables con-
tribue à faire ressortir les plus grosses pierres. Les paysannes indiennes tirent
profit de la propriété de ségrégation des granulaires secs en agitant, pour les
séparer, le résultat des récoltes de pois chiches et d’autres grains dans des
petits paniers de forme adaptée. Les noix du Brésil6 , mélangées à d’autres
fruits secs de plus petite taille lors des récoltes, se retrouvent toujours au
sommet du chargement des camions chargés de les transporter à travers les
sentiers chaotiques du continent sud-américain. La ségrégation des granu-
laires secs est donc une propriété largement reconnue, à défaut d’être encore
bien comprise.

De manière à illustrer notre propos par une expérience réelle, nous al-
lons faire référence à la première observation d’une ségrégation en milieu
tridimensionnel décrite par Oyama en 1939.

5.1.1 Le tambour cylindrique d’Oyama

L’expérience d’Oyama [51], schématisée ci-dessous, consiste à mélanger


deux granulaires de même nature mais de tailles et de couleurs différentes.
On utilisera, par exemple, un mélange de billes de verre, les unes claires et
de diamètre de 500 microns et les autres, en volume égal, plus foncées et
de 100 micronsde diamètre, que l’on place dans un récipient cylindrique de
forme allongée, en rotation autour de son axe.

c’est-à-dire dont les interactions avec le fluide environnant sont négligeables. Lorsque les
fluides environnants jouent un rôle important, comme dans le cas des bétons, les problèmes
sont fondamentalement différents. Ainsi, on sait bien que les bétonnières bien conçues
parviennent à mélanger convenablement des graviers de tailles variées avec du ciment et
de l’eau.
5
C’est ainsi que l’on désigne les expériences si simples qu’on peut les réaliser chez soi
avec des objets courants.
6
Cet exemple des noix du Brésil est d’ailleurs devenu un archétype de la ségrégation des
granulaires par agitation à la suite de la parution [50] dans les colonnes du Phys. Rev. Lett.
d’un article intitulé “Pourquoi les noix du Brésil se trouvent-elles sur le sommet ?” Ainsi
parler de nos jours du phénomène des “noix du Brésil”, c’est faire allusion au problème
de la ségrégation par taille que nous allons évoquer dans la suite.
5.1. INTRODUCTION 195

longueur d'onde λ

Le tambour allongé d’Oyama est en rotation autour de son axe. On observe une
ségrégation longitudinale en tranches successives d’un granulaire qui était initialement
mélangé.

Oyama rapporte qu’après quelques rotations lentes du cylindre, les billes


de grande taille et les billes de petite taille se sont ségrégées en tranches,
comme cela est représenté sur la figure. On assiste ainsi, et si l’on at-
tend suffisamment longtemps, à un découpage progressif du milieu granu-
laire, d’abord en trois puis en cinq tranches, typiquement obtenues au bout
d’une heure de rotation. On observe que ce phénomène de ségrégation tridi-
mensionnelle n’apparaı̂t que pour des vitesses de rotation assez lentes sans
que l’on sache très bien pourquoi. Cette expérience particulièrement spec-
taculaire n’est pas encore complètement comprise. Elle fait encore l’objet
d’études [?] dont certaines utilisent la RMNI (cf. paragraphe 3.2.3). Quoi
qu’il en soit, en réalisant cette expérience, on est étonné par l’efficacité de
la ségrégation par rotation, ou plus exactement par cisaillement. Comme
nous l’avons écrit plus haut, on observe, de manière assez générale, que des
mélanges dans lesquels les particules peuvent être animées de mouvement
relatifs, présentent ce phénomène de ségrégation que nous avons illustré
par l’expérience d’Oyama. L’observation attentive de différents processus de
ségrégation a conduit plusieurs auteurs à distinguer au moins deux modes
fondamentaux de ségrégation granulaire. A savoir :

— La ségrégation par vibration : quand les mouvements relatifs des par-


ticules sont provoqués par une agitation, généralement verticale, du
conteneur. On peut distinguer des modes de ségrégation par convec-
tion, par effets d’arche et par percolation lorsqu’il s’agit du mouvement
de petites particules au sein d’un environnement composé de particules
de plus grande taille.

— La ségrégation par cisaillement : il s’agit de ségrégation provoquée par


l’écoulement différentiel de nappes superposées, comme nous l’avons
vu au paragraphe 2.4.2. On peut visualiser ce phénomène en pensant à
la ségrégation des grosses pierres poussées en surface par un bulldozer
effectuant des travaux de terrassement
196 CHAPITRE 5. MÉLANGE ET SÉGRÉGATION

Dans l’état actuel de nos connaissances, il est important de réaliser que


les mécanismes intimes de la ségrégation des matériaux granulaires sont en-
core, et pour la plupart, inconnus. Ainsi ignore-t-on les lois fondamentales
qui régissent la ségrégation d’objets de densité ou de masses différentes,
d’objets dont les coefficients micromécaniques sont différents et cela aussi
bien dans le cas de la ségrégation par vibration que de la ségrégation par
cisaillement. De même, on sait très peu de choses sur la ségrégation d’ob-
jets de formes différentes (sauf, peut-être, par des simulations du type de
celles que l’on verra au chapitre 6). Pour des raisons bien compréhensibles,
les chercheurs qui se sont intéressés à ce phénomène se sont limités, pour
l’instant, à la ségrégation par taille, et c’est d’ailleurs essentiellement de ce
problème que nous traiterons dans ce chapitre. Comme nous allons le voir,
la solution de cette question s’avère non triviale. Dans un premier temps
et toujours dans le but de percevoir les lois fondamentales de la physique
de ces processus, nous nous limiterons à la ségrégation d’une seule particule
différant par sa taille des particules qui constituent son environnement. De
manière assez générale, et s’agissant de ségrégation par taille, on constate
que les mouvements internes ou de surface des matériaux granulaires ten-
dent à expulser les objets les plus grands vers la périphérie. On observe, par
exemple, que l’agitation d’un milieu granulaire provoque une remontée des
grosses particules vers le haut de l’empilement.

5.1.2 Energie potentielle d’un empilement hétérogène


A ce point de l’exposé et avant de considérer de manière plus spécifique le
mécanisme de démixtion de granulaires vibrés ou cisaillés, il est important de
réaliser, à partir de considérations élémentaires sur l’énergie d’empilements
hétérogènes modèles, que la ségrégation granulaire par taille constitue bien
une propriété spécifique de ces matériaux. Cette propriété peut d’ailleurs
être comprise comme une conséquence du principe de dilatance de Reynolds,
dans l’esprit des considérations que nous avons développées au paragraphe
3.1.3.
Nous allons faire, tout d’abord, quelques remarques triviales sur des em-
pilements de sphères (en dimension 3) ou de cylindres (en dimension 2).
Considérons deux sphères superposées de rayons R (pour la plus grosse)
et r (pour la plus petite). Si la plus grosse se trouve au-dessus, l’énergie
potentielle Ep de cet empilement élémentaire s’écrit :

Ep = mgr + M g(R + 2r)

si l’on prend pour référence le plan horizontal sur lequel repose l’édifice.
m et M désignent les masses de chacune des sphères que l’on suppose con-
stituées du même matériau et donc de même densité volumique. On voit
ainsi que l’énergie potentielle de l’édifice est telle que :
5.1. INTRODUCTION 197

Ep ∝ r4 + R4 + 2rR3

expression qui n’est pas symétrique par rapport à un échange de R et r,


ce qui signifie que les deux configurations Rr et Rr ne sont pas équivalentes
du point de vue énergétique. On trouve, bien entendu, que l’édifice avec
la sphère la plus grosse (et donc la plus lourde) en bas est énergétiquement
plus favorable que l’édifice inverse. Cela conforte notre intuition qui se trouve
donc mise en défaut dans le cas de la ségrégation par taille qui, comme nous
l’avons écrit plus haut, tend généralement à faire remonter les particules de
plus grandes dimensions vers le haut des empilements.

Superpositions d’empilements
Deux empilements compacts
Considérons maintenant l’empilement représenté sur la figure ci-dessous.

Empilement de deux couches superposées de deux sortes de billes de tailles différentes.


En l’absence de défauts structurels, les empilements A/B et B/A sont énergétiquement
équivalents.
Cet édifice, représenté ici en deux dimensions, est constitué de deux
couches empilées en réseau triangulaire compact (et donc de compacité max-
imale, voir le paragraphe 3.1.3) de deux sortes de billes de même nature,
confinées dans une boı̂te cylindrique de section S. Soit respectivement V et
v les volumes occupés par ces deux couches de billes de rayons R et r. Dans
un récipient cylindrique, la hauteur de l’empilement et le volume de celui-
ci sont proportionnels. Ecrivons l’énergie potentielle de cet empilement en
supposant dans un premier temps que les billes de rayon R constituent la
couche supérieure. On trouve :

v2 V
Ep ∝ + (v + )V ∝ (v + V )2
2 2
A
On voit que, du point de vue énergétique, les deux configurations B et
B
A sont équivalentes et qu’ainsi un argument de type énergétique ne permet
198 CHAPITRE 5. MÉLANGE ET SÉGRÉGATION

pas de prévoir une tendance des grosses billes à remonter dans un récipient
contenant deux empilements compacts superposés, au moins lorsque l’on
ne tient pas compte des effets d’interface ou de parois. Ce résultat est
évident : deux couches superposées de même densité présentent un équilibre
indifférent.
Ainsi, en faisant l’économie d’une analyse plus détaillée, est-on conduit à
imaginer que les modes d’empilement, et notamment l’existence de défauts
introduits lors de l’empilement de particules de tailles différentes, peuvent
être à l’origine d’un déficit énergétique justifiant la remontée en surface de
grandes particules. De manière à illustrer ce propos, nous considérons les
deux empilements déja vus au paragraphe 3.1.3 et qui sont reproduits dans
le dessin suivant.

Réseau plan carré Réseau triangulaire


16x16 16x16

Deux modes d’empilements 2D. Celui de droite, triangulaire compact, possède le taux de
compacité maximal et l’énergie potentielle minimale, à l’opposé de celui de gauche qui
possède une énergie potentielle plus grande. Aussi l’empilement de droite est-il plus
stable que l’empilement de gauche.

Une analyse élémentaire de ces deux empilements permet de compren-


dre que l’empilement en réseau triangulaire sera, du simple point de vue
énergétique, plus probable et plus stable que l’empilement représenté dans
la partie gauche du dessin. On se souvient aussi que seul l’empilement com-
pact présente les caractéristiques imposées par le principe de dilatance de
Reynolds. On se rappelle encore que l’empilement compact, soumis à une
distorsion quelconque, ne peut que se dilater et, donc, voir son énergie po-
tentielle augmenter. Partant de cette observation et réalisant qu’une distor-
sion d’un réseau triangulaire compact s’accompagne nécessairement de la
création de défauts d’empilements, on peut maintenant se demander si ces
défauts auront plutôt tendance à se trouver dans la partie basse ou dans la
partie haute de l’empilement, toujours à partir d’arguments d’énergétique
élémentaire.

Où se trouvent les défauts ? Partant d’une configuration de billes monodis-


persées qui présente la compacité maximale, nous supposons maintenant
5.1. INTRODUCTION 199

qu’un certain nombre de défauts apparaissent soit dans la couche inférieure,


soit dans la couche supérieure, toutes les deux de même volume v, toujours
contenues dans un récipient cylindrique. On peut, pour se convaincre d’un
résultat que l’on peut aisément prévoir intuitivement, effectuer le calcul des
deux configurations dans lesquelles les défauts (sous la forme d’une variation
de volume dv) se trouvent soit en haut (énergie potentielle Eps ), soit en bas
de l’empilement (énergie potentielle Epi ). Ainsi trouve-t-on que

Epi − Eps ∝ vdv

ce qui montre simplement que la configuration dans laquelle les défauts se


trouvent en haut de l’empilement est énergétiquement plus favorable que la
configuration inverse. On pourrait aussi constater, et de manière triviale,
que, dans un récipient cylindrique, le minimum d’énergie est obtenu quand
l’objet le moins dense se trouve sur le dessus de l’édifice.

Défauts

Zone
compacte

Introduction de défauts par insertion d’un grand disque dans un empilement 2D


(photographie par transparence d’un empilement réel). On voit que la portion inférieure
de l’empilement reste compacte, tandis que l’ordre triangulaire de la partie supérieure de
l’empilement est largement perturbé par l’introduction du grand disque.

La réalisation d’un empilement bidimensionnel, convenablement agité7 ,


dans un récipient 2D du type de ceux que nous avons considérés au chapitre
3 et dans lequel on a introduit un disque de grande taille et de même
densité volumique que l’empilement, permet de se convaincre d’une réalité
expérimentale : Le disque intrus8 provoque une distorsion locale de l’em-
pilement, introduisant des défauts qui se retrouvent essentiellement dans la
partie supérieure de l’empilement.
7
La notion d’agitation prend ici un sens sur lequel il convient de réfléchir. On peut dire
que l’agitation (ou la vibration) d’un édifice granulaire complexe permet d’explorer, sinon
l’ensemble, du moins un grand nombre des configurations possibles de cet empilement.
Plusieurs modes de simulation (en particulier Monte-Carlo, voir chapitre 6), exploitent
d’ailleurs cette observation en minimisant l’énergie de configuration après chaque lancer,
tout en autorisant des processus de relaxation variés.
8
Nous utiliserons fréquemment le mot d’intrus pour qualifier une particule de taille
ou de propriétés différentes des particules de l’environnement que, pour des raisons de
simplification, nous considérerons comme monodispersé.
200 CHAPITRE 5. MÉLANGE ET SÉGRÉGATION

Dans cet esprit on voit que le processus de ségrégation par taille peut
être considéré comme une des conséquences du principe de dilatance. En
effet, l’introduction d’un intrus dans un édifice provoque nécessairement une
distorsion plus ou moins locale de l’édifice qui, par conséquent, se dilate plus
ou moins localement. La partie dilatée (donc moins dense) de l’empilement
tend à se retrouver vers le haut en entraı̂nant l’intrus vers la partie supérieure
de l’édifice granulaire. On réalise immédiatement que la forme de l’intrus,
plus ou moins adaptée au réseau environnant, peut jouer un rôle essentiel
dans le processus de ségrégation.
Compte tenu des nombreuses objections que l’on peut lui opposer, il n’est
pas possible de se contenter de cette explication par trop rudimentaire. Par
la suite, pour mieux appréhender ce phénomène, il nous faudra aller plus loin
dans l’examen détaillé des états relaxés successifs que présente un empile-
ment en voie de ségrégation. Néanmoins, si l’on doit retenir une idée qui sera
peu à peu confortée, il faut se souvenir que la ségrégation de taille implique
l’intervention des défauts créés par l’intrus dans son environnement. C’est
ce que nous allons voir, avec quelques détails, dans la suite de cet exposé.

5.2 La ségrégation par vibrations

Comme nous l’avons écrit à plusieurs reprises, l’agitation, ou la vibra-


tion, d’un mélange de particules dans le but d’en étudier le processus de
ségrégation constitue une méthode fiable et reproductible largement utilisée
aussi bien en milieu industriel que lors des études en laboratoire. Comme
nous l’avons noté, la vibration d’un ensemble particulaire permet d’explorer
de manière systématique un grand nombre de configurations. Il faut ajouter
que ce mode d’excitation se prête assez bien à la simulation numérique
sur ordinateur, ce qui constitue un atout supplémentaire. Le contrôle de
la fréquence de vibration et de l’amplitude d’excitation se fait assez simple-
ment, et l’expérience se résume, dans sa forme la plus simple, à assurer le
suivi d’une grosse particule marquée placée dans d’un environnement enrichi
de quelques traceurs permettant d’avoir, en même temps, une vision nette
des mouvements des particules environnantes.

5.2.1 Modélisation de la ségrégation par taille

Avant de proposer un modèle permettant de comprendre le comporte-


ment, vis-à-vis de l’agitation, d’un empilement bidimensionnel comportant
un seul intrus baignant dans un environnement monodispersé, il est utile
de considérer la figure suivante qui met en évidence un certain nombre de
caractéristiques remarquables de ce type d’édifice.
5.2. LA SÉGRÉGATION PAR VIBRATIONS 201

A B

C D
Différentes configurations d’un empilement polydispersé bidimensionnel. A et B sont des
empilements générés par ordinateur (voir le chapitre 6), tandis que C et D sont des
photographies d’empilements réels. On remarque qu’un grand intrus peut être maintenu
dans une position stable sans contact avec les particules situées en dessous (effet d’arche).

On observe, tout d’abord, conformément aux considérations élémentaires


sur l’énergie potentielle que nous avons exposées ci-dessus, que les empile-
ments réalisés par ordinateur, comme les empilements réels, montrent l’ap-
parition de défauts d’empilement sous la forme de disclinaisons ou de dislo-
cations vers la partie supérieure de l’édifice. D’autre part, et cela peut être
vu à présent comme une conséquence de la géométrie relativement ordonnée
du réseau bidimensionnel monodisperse que nous considérons ici, nous ob-
servons que la perturbation engendrée par un intrus de taille différente des
particules de l’environnement adopte essentiellement un motif de forme tri-
angulaire. Ainsi que nous le verrons ci-dessous, cette caractéristique n’est
pas spécifique au réseau bidimensionnel. Des simulations sur ordinateur
permettent de générer des empilements tridimensionnels [52] et d’en ob-
server la géométrie. On observe encore que les défauts générés dans la partie
supérieure de l’empilement s’inscrivent dans une géométrie du même type,
ce qui justifie l’extension des arguments que nous allons exposer ci-dessous
aux empilements tridimensionnels.
On observe enfin, et cela est essentiel pour le modèle que nous allons
étudier, que les intrus de grande taille (figure A et C) ne reposent pas
nécessairement sur des lignes du réseau constitué par l’environnement, mais
qu’ils peuvent être retenus au-dessus de ces dernières en prenant appui sur
les billes latérales un peu à la manière de la clef de voûte d’une cathédrale
en appui sur les pierres qui reportent le poids vers les piliers. Par référence
à cette image et dans la suite, nous nommerons ce phénomène effet d’arche
202 CHAPITRE 5. MÉLANGE ET SÉGRÉGATION

ou effet de voûte en ségrégation.

Modélisation de l’équilibration d’un intrus par un effet d’arche. Le dessin de gauche est
une photographie en transparence d’un empilement réel de billes métalliques et d’un
disque intrus.

Ainsi, quand on cherche à modéliser la dynamique d’un tel système,


on est conduit à rechercher l’ensemble des positions stables de l’intrus. Les
conditions de stabilité de l’intrus sont vérifiées dans deux configurations
distinctes :

— L’intrus repose sur une ligne du réseau constitué par les billes de l’en-
vironnement.

— L’intrus est maintenu au-dessus de la ligne inférieure parce qu’il est


pincé de part et d’autre d’une ligne qui passe en dessous de son centre
de gravité. Si ce n’est pas le cas, l’intrus retombe dans une position
inférieure.

La solution passe par la résolution de problème topologique suivant :


on soulèvel’intrus pas à pas et d’une hauteur infinitésimale, comme cela est
schématisé sur le dessin suivant. On réorganise le réseau (c’est-à-dire qu’on
le laisse relaxer) autour de l’intrus et on regarde si la configuration obtenue
est stable ou instable. Dans cette dernière hypothèse, on soulève encore
l’intrus d’une quantité infinitésimale et on observe, de nouveau, les critères
de stabilité.
5.2. LA SÉGRÉGATION PAR VIBRATIONS 203

Méthode de recherche les positions d’équilibre de l’empilement au cours de l’exploration


des différentes configurations.

Modèle en géométrie bidimensionnelle


La géométrie locale de cet empilement peut être représentée sur la figure
a ci-dessous :

R
B 1 (T) B 2(T)
r h ij
δ h'
h
r
Ψ Ψ'
i=3 2 1
2 1 0 j
1 1
3D vaults
0
(a) (b)

Schéma des empilements bi- et tridimensionnels utilisés pour établir le modèle de


ségrégation par effet d’arche.

Soit Φ = R/r le rapport des rayons des particules en présence. Il est


clair que le problème doit être paramétré par cette quantité. Comme nous
l’avons écrit, la partie efficace de l’empilement est supposée confinée entre
deux parois B1 (T ) et B2 (T ) faisant ici entre elles un angle de 60 degrés.
Nous recherchons l’ensemble des positions stables de l’intrus quand celui-ci
204 CHAPITRE 5. MÉLANGE ET SÉGRÉGATION

est soulevé, pas à pas, dans l’empilement. Compte tenu de la périodicité


de cet empilement, on observe tout d’abord√ qu’il n’est pas nécessaire d’ex-
plorer une hauteur supérieure à Θ = 2r 3, soit 3,46 UB (unités de billes),
si r est le rayon des billes de l’environnement. Soit h l’altitude du centre
de l’intrus comme indiqué sur la figure ; nous repérons les billes par leurs
coordonnées dans une rangée (étiquette i) et dans une colonne (étiquette j).
Des arguments de géométrie élémentaire montrent que les positions stables
de l’intrus, obtenues par appui sur une rangée inférieure du réseau (avec
l’indice S), sont obtenues lorsque :

à √ !
h i1/2 3
2
hsij = (R + r) − r(2j − k) 2
+ 2r 1 + i
2
·µ ¶ µ ¶¸
(−1)i+1 + 1 i+1
si l’indice k parcourt , Int
2 2

où Int symbolise l’entier tronqué de l’argument.


Ayant trouvé le jeu des positions stables par appui sur la ligne inférieure
du réseau, nous cherchons maintenant le jeu des positions stables par ef-
fet d’arche, c’est-à-dire les positions pour lesquelles l’équilibre est obtenu
par pincement de deux billes situées en dessous du centre de gravité. Par-
tons d’une situation dans laquelle l’intrus est en appui sur les deux parois
latérales B1 (T ) et B2 (T ), ce qui est obtenu lorsque hv1 = 2rΦ. L’intrus,
soulevé progressivement, rencontrera une nouvelle position stable quand un
couple de petites billes pourra s’insérer en dessous de soncentre de gravité,
l’intrus restant appuyé sur les parois √ latérales.
√ Cela se produit lorsque ap-
proximativement : hv2 = (R + δ) 3 ' r 3(Φ + 2) si δ est l’espace entre
l’intrus et les parois latérales9 . La fraction de configuration de voûtes stables
S sur une période Θ est donnée par l’équation :


hv2 − hv1 2− 3
S =1− = √ Φ ' 0.077Φ
Θ 2 3

Une montée continue, par effets d’arche successifs, est obtenue lorsque
S = 1, c’est-à-dire lorsque Φ2D
c ' 12, 9, valeur qui doit donc être considérée
comme un rapport de diamètre critique séparant deux types de comporte-
ments [53][54] : l’un dans lequel la montée est continue, l’autre dans lequel
la montée doit nécessairement s’effectuer par une série de paliers discrets
9
Dans cette approximation, on considère que δ ' 2r, ce qui est du même ordre que
l’écart à la solution exacte qui, elle, nécessiterait d’empiler des cercles réels et de ne plus
considérer les parois comme lisses et rectilignes mais, plutôt, comme une succession d’arcs
de cercles. Cette approximation est justifiée a porteriori par une comparaison avec une
simulation numérique où l’on empile exactement des cercles parfaits.
5.2. LA SÉGRÉGATION PAR VIBRATIONS 205

déterminés par la taille des particules de l’environnement. Ce type de raison-


nement permet de calculer analytiquement, ou à l’aide d’une simulation du
type de celle que nous verrons au chapitre 6, le diagramme d’ascension qui
relie l’ensemble des positions stables de l’intrus aux déplacements imposés
à celui-ci.

Φ
20
13
11
Positions stables de l'intrus (UB)

15 9
7
5
10
3
1.2
5

δh
0 1 2 3
Déplacement de l'intrus (UB)

Diagramme d’ascension d’un intrus de rayon Φr dans un environnement de particules de


rayon r. Les traits épais indiquent les positions stables de l’intrus et la progression par
effet d’arche. Les paliers horizontaux (traits fins) représentent la série discontinue des
positions où l’intrus repose sur la base de l’empilement. δh fait référence aux petits
déplacements relatifs de l’intrus et du réseau.

Modèle en géométrie tridimensionnelle


Il est relativement aisé de transposer la modélisation précédente à une
situation tridimensionnelle, pourvu que l’on remarque que le triangle (T )
indiqué sur la figure précédente devient, en 3D, un tétraèdre qui respecte,
dans l’espace, les mêmes conditions de symétrie que le triangle (T ) au sein
d’une structure bidimensionnelle. En utilisant les notations indiquées sur la
figure précédente, on observe que :

R−r R+r
h − h0 = =
sin Ψ tan Ψ0
avec :
µ ¶ Ã√ !
0 1 0 2
h = 3R h = 3r Ψ = arccos Ψ = arctan
3 2

Le diamètre critique d’ascension continue par effets de voûte (ou d’arche)


en trois dimensions doit être tel que :


3+ 2
Φ3D
c = √ ' 2.78
3− 2
206 CHAPITRE 5. MÉLANGE ET SÉGRÉGATION

ce qui est remarquablement proche des valeurs trouvées par une simulation
numérique [52] dont nous étudierons la mise en œuvre au chapitre 6.

5.2.2 Expériences de ségrégation par agitation


Les premières expériences quantitatives visant à une analyse du phénomène
de ségrégation de taille dans les matériaux granulaires sont relativement
récentes et remontent aux années 1970. A défaut de moyens d’étude plus
sophistiqués, le processus expérimental consistait simplement à mesurer le
temps nécessaire à l’émergence en surface, d’un intrus préalablement dis-
posé au fond d’un récipient rempli de granulaire placé sur une table vi-
brante. Cette technique [55], par trop rustique, ne permettait certainement
pas d’observer, dans le détail, les subtilités de la ségrégation granulaire que
nous allons exposer ci-dessous.
Les méthodes modernes d’étude du phénomène de ségrégation tirent
parti des possibilités offertes par le traitement d’image (voir le paragraphe
3.2.3), voire la RMNI qui permet d’observer directement ce qui se passe dans
un matériau tridimensionnel non transparent. Les méthodes de mise en œu-
vre plus immédiate, en 2D [54] comme en 3D [56], utilisent des échantillons
convenablement préparés et contenant des particules traceuses. Ces échantillons
sont schématisés sur la figure suivante :

2D 3D

A B
Schéma des dispositifs expérimentaux utilisés pour étudier la ségrégation par agitation
d’une grosse particule en 2D (en A) et en 3D (en B). En A, on dispose d’une grosse
particule marquée par un point en son centre et de traceuses (particules noires) dont on
suit la progression au sein de l’environnement par traitement d’image. En B, on suit pas
à pas le mouvement de particules traceuses au sein de l’environnement par observation
directe.

Un dispositif typique d’étude de la ségrégation des matériaux granulaires


est représenté ci-dessous. Ce montage utilise deux microcaméras. L’une, dis-
posée à proximité du pot vibrant, est destinée à la mesure de l’amplitude
de vibration qui peut être ainsi connue avec une bonne précision. L’autre,
montée sur un chariot en déplacement horizontal, est connectée au système
5.2. LA SÉGRÉGATION PAR VIBRATIONS 207

de traitement d’images. En utilisant les techniques de seuillage10 et d’addi-


tion d’images décrites au paragraphe 3.2.3, on est capable d’assurer le suivi
d’une ou de plusieurs particules au cours d’une expérience. D’autre part,
si l’on déplace horizontalement et à vitesse constante la caméra qui suit le
mouvement ascendant de l’intrus, on peut tracer directement, sur l’écran
récepteur, la fonction h(t) dans laquelle h est l’altitude de l’intrus, ainsi que
nous en verrons plusieurs exemples ci-dessous. Voici une photographie d’un
montage typique destiné à suivre cette évolution en fonction du temps :

Caméra suivi image


Intrus marqué

Caméra
de mesure de
Vibreur l'amplitude 2A

Dispositif de translation horizontale

Dispositif expérimental utilisé pour suivre le mouvement ascendant d’un intrus, dans une
expérience en deux dimensions.

Expériences : montée continue et intermittente

Un montage analogue à celui qui est représenté ci-dessus a été utilisé pour
mettre en évidence les différents modes d’ascension de palets cylindriques
de différents diamètres baignant dans un milieu granulaire monodispersé.
Le résultat de ces expériences est éloquent. On observe, en effet, qu’un petit
intrus “voit” les discontinuités de l’environnement granulaire (ce qui est
assez intuitif), tandis qu’un grand palet dont le rayon est tel que Φ > 12, 9
subit une une ascension régulière et sans paliers (ce qui n’est pas intuitif).
On constate aussi que des palets de dimension intermédiaire, conformément
aux prédictions du diagramme d’ascension, présentent des montées continues
entrecoupées de montées par paliers.

10
En traitement d’image, le seuillage consiste à déterminer un seuil de niveaux de gris
tel que ce qui est plus clair deviendra blanc (niveau zéro) et ce qui est plus foncé deviendra
noir (niveau 1). C’est donc une opération de binarisation.
208 CHAPITRE 5. MÉLANGE ET SÉGRÉGATION

A B

Observation expérimentale de la montée continue en A, (disque intrus, Φ = 16,


Γ = 1, 2 ) et en paliers successifs, en B, (disque intrus Φ = 2, Γ = 1, 4). Cette image
est obtenue par superposition de la trame du réseau et des traces (hauteur en fonction
du temps) obtenues en suivant les centres des intrus. En A, le pointillé est artificiel. Il
résulte de la quantification imposée par le traitement d’image. En B, l’échelle horizontale
représente une durée d’environ une heure.
Si le mode d’ascension d’un intrus, intermittent ou continu, semble as-
sez bien expliqué par ce modèle, ce dernier n’est pas en mesure de nous
renseigner sur la cause de l’ascension. Une observation attentive de la cuve
vibrée, dans l’esprit des considérations que nous avons développées au para-
graphe 3.2.3, permet, en se référant au diagramme d’ascension représenté
ci-dessus, de se faire une idée du processus moteur de cette ascension.

Fractures fluctuantes et réversibles

Fractures de
longue durée
de vie

Photographie montrant l’apparition de fractures plus ou moins fluctuantes autour de


l’intrus.
On observe, en utilisant un éclairage stroboscopique convenable, que des
fractures de durée de vie plus ou moins longue apparaissent dans l’environ-
nement immédiat de l’intrus. En se référant au diagramme d’ascension que
nous avons tracé plus haut, on observe que :
— Un petit intrus, c’est-à-dire tel que Φ < 12, 9, nécessite un déplacement
relatif intrus-environnement δ important pour pouvoir franchir une
5.2. LA SÉGRÉGATION PAR VIBRATIONS 209

marche du diagramme d’ascension. On peut donc prévoir que le seuil


d’agitation nécessaire pour provoquer ce genre de mouvement est rela-
tivement important. C’est bien ce que l’on constate expérimentalement.

— Un grand intrus, c’est-à-dire tel que Φ > 12, 9, progresse beaucoup plus
aisément en restant constamment en situation d’arche. On prévoit et
on vérifie que le seuil d’amplitude nécessaire est beaucoup plus faible
que dans le cas précédent. Autrement dit, on constate qu’un grand
intrus remonte beaucoup plus aisément qu’un intrus de plus petite
taille.

Comme nous allons le voir, cela est bien confirmé par l’étude des dia-
grammes de vitesse de montée en fonction de Φ = R/r, au moins tant que
l’on reste en régime d’arche et que l’on ne travaille pas en régime convec-
tif . A ce titre, les expériences qui permettent d’observer, en même temps,
la montée d’un intrus et le mouvement relatif des particules de l’environ-
nement, sont très instructives, en 2D comme en 3D.

Expériences : convection ou effet de voûte ?

Les expériences, réalisées en deux et trois dimensions, montrent que,


sous une excitation d’amplitude suffisante, des particules frottantes vibrées
dans un conteneur bidimensionnel ou cylindrique subissent une convection
analogue à celles que nous avons déja vues au chapitre 3. Nous allons donner
quelques détails sur ces deux types d’expériences en commençant par les
édifices tridimensionnels.

Convection et ségrégation en 3D

Une série d’expériences [56] réalisées en présence et en l’absence d’in-


trus (voir la figure du paragraphe 3.2.3) dans un conteneur tridimension-
nel, a révélé de manière probante les mouvements de convection auxquels
est soumise une colonne de matériau granulaire agitée par des impulsions
énergiques, séparées par des temps d’attente de l’ordre d’une seconde (de
manière à laisser le système relaxer entre chaque impulsion verticale). Le
dessin suivant permet de se faire une idée des observations qui ont été con-
duites au cours de ces expériences.
210 CHAPITRE 5. MÉLANGE ET SÉGRÉGATION

Dessin représentant le résultat d’expériences de ségrégation d’un seul intrus en 3D. (a)
représente la situation intiale. (b) montre le départ de l’intrus vers le haut et la descente
des petites billes noires le long de parois latérales. Le dessin (c) montre le résultat de la
convection qui entraı̂ne les petites billes situées près des parois vers le bas, tandis que le
flux convectif central entraı̂ne l’intrus vers le haut.
Le dessin montre que l’ascension des intrus se produit, quel que soit
leur taille, à la même vitesse qui est celle du flux convectif de l’environ-
nement. On voit aussi que les grands intrus ne peuvent, pour des raisons
géométriques, redescendre le long des parois comme le font les particules
de l’environnement. Il s’agit donc bien là d’une ségrégation par convection
pure. Il faut remarquer que les processus que nous avons étudiés plus haut
(montée continue et discontinue) n’ont pas été, à ce jour, observés en dimen-
sion 3 (alors que les simulations les mettent en évidence), ce qui ne signifie
pas qu’ils n’existent pas.
∆ (cm)

Nombre d'impulsions

Positions successives de différents intrus en fonction du nombre d’impulsions appliquées


au conteneur. Le rapport Φ est respectivement égal à 9,5 (croix), 6 (cercles) et 1
(carrés). On observe que les grands intrus sont piégés en surface après l’ascension, tandis
que les petits (les carrés) sont ramenés vers le bas par convection.
Le processus de ségrégation par convection existe aussi bien en 2D qu’en
3D. Il est essentiel de noter que ce processus n’implique pas de différences
de vitesses de montée des intrus 11 selon leurs tailles, à la différence du
11
Il faut être prudent quant à cette affirmation. Il n’est pas prouvé que l’intrus ne soit
5.2. LA SÉGRÉGATION PAR VIBRATIONS 211

mécanisme par effet d’arche qui provoque une montée différenciée pour des
intrus de tailles différentes.

Convection et ségrégation en 2D

Une série d’expériences [?] a été effectuée en utilisant les montages et


les cellules décrits ci-dessus, en géométrie bidimensionnelle. La figure suiv-
ante montre le résultat de photographies CPP d’un empilement 2D vibré
verticalement avec des accélérations différentes.

convection
convection

voûtes
A B

La figure A montre un processus typique de ségrégation par convection obtenu à forte


amplitude (Γ = 1, 6). La figure B, obtenue pour une faible accélération (Γ = 1, 2), met
en évidence l’intervention du mécanisme d’effet de voûte qui agit par déplacement latéral
des marqueurs au-dessous de l’intrus. Ce second mode de ségrégation distingue les intrus
de tailles différentes.

Comme on peut le constater, la figure A révèle un processus de convec-


tion identique à celui que nous avons observé en 3D. Par contre, la figure
B montre l’effet de voûte qui agit par pincement de l’intrus. Comme nous
l’avons vu plus haut, cet effet est sensible à la taille de l’intrus. Il per-
met d’espérer une vitesse de montée différente en fonction du rapport des
diamètres Φ. Cela est bien confirmé par les expériences au cours desquelles
ont été enregistrées les hauteurs h(t) d’intrus de différentes tailles pour une
accélération et une configuration de récipient données. Le résultat de ces
expériences est illustré sur la figure suivante :

pas, par lui-même, à l’origine du développement de mouvements de convection. Au vu


des cartographies des trajectoires présentées ci-dessous, il semble que ce ne soit pas le cas
et que l’intrus ne favorise pas la convection, au moins, en dessous de lui-même. Ce point
particulier fait encore l’objet de discussions [57].
212 CHAPITRE 5. MÉLANGE ET SÉGRÉGATION

10
cm

intermittences

temps (mn)

Positions h(t) d’intrus de différentes tailles dans un bain de particules de 1,5 millimètres
de diamètre. On observe bien que l’ascension est d’autant plus rapide que le diamètre est
plus important.

Cette figure, où les courbes h(t) obtenues pour la même accélération
(Γ = 1.25) sont décalées suivant l’axe des temps de manière à faciliter la lec-
ture du graphique, met en lumière un processus de ségrégation de taille com-
patible avec le modèle par effets de voûte que nous avons exposé ci-dessus.
On observe que les intrus de petite taille, c’est-à-dire tels que Φ < 12, 9,
subissent une ascension discontinue présentant une succession de plateaux
et de montées. On observe aussi, conformément au modèle, que la montée
est d’autant moins discontinue que le disque intrus est plus grand. Lorsque
le rapport Φ devient plus grand que 12, 9, l’intrus subit une ascension con-
tinue au sein de son environnement. Tout cela peut être aisément compris
si on se réfère au diagramme d’ascension établi au paragraphe 5.2.1 et aux
arguments que nous avons développés. On observe aussi, au cours de cette
expérience, que les intrus tels que Φ < 3 ne subissent aucune ascension,
du moins pour cette accélération de la cellule et pour des temps d’attente
de l’ordre de la durée de cette expérience (environ une heure). Cela mon-
tre, comme on peut le voir sur la figure suivante, qu’il existe effectivement
un diamètre critique et une altitude au-dessous desquels l’ascension devient
impossible.
5.3. LA SÉGRÉGATION PAR CISAILLEMENT 213

vitesse de montée (mm/mn)

Vitesses de montée mesurées à partir du diagramme précédent en fonction du rapport


des diamètres Φ.
On peut interpréter l’existence de ce diamètre critique dans le contexte
du diagramme d’ascension (paragraphe 5.2.1). Nous avons noté plus haut,
dans la figure de la page 205, qu’à faible accélération, les fluctuations de posi-
tions δh du système qui conduisent à la ségrégation, peuvent être plus petites
que le déplacement nécessaire pour réaliser un saut d’une position quantifiée
dans le diagramme, à la suivante. On observe ainsi que le diagramme d’as-
cension permet d’expliquer l’ensemble des observations expérimentales.
Il est utile de noter que ce dernier résultat, à savoir une montée à vitesse
différente suivant le diamètre de l’intrus, peut trouver des applications im-
portantes dans l’industrie en fournissant un processus de tri, selon leur taille,
des objets baignés dans un milieu granulaire. On peut imaginer, en ajustant
convenablement l’accélération communiquée à la cellule, de séparer les com-
posantes de différentes tailles d’un mélange granulaire.

5.3 La ségrégation par cisaillement


Comme nous l’avons mentionné plus haut, la ségrégation par cisaille-
ment, c’est-à-dire provoquée par le glissement différentiel de nappes de matériaux
granulaires superposées, s’avère d’une efficacité surprenante. Le caractère
universel de ce processus, que l’on rencontre aussi bien dans les processus
géophysiques tels que les éboulements et autres glissements de terrain que
dans les tambours de mélange ou dans les trémies utilisées couramment dans
l’industrie, a motivé un certain nombre de travaux expérimentaux récents
(par exemple [58][59]) en géométrie bidimensionnelle. Ici encore, nous nous
limiterons à la physique de la ségrégation d’objets de tailles différentes qui
en est encore à ses débuts. On observera au cours de cette étude que de nom-
breux phénomènes, pourtant simples et solides en apparence, restent encore
inexpliqués. D’autre part, la ségrégation d’objets de formes, de densités ou de
propriétés micromécaniques différentes n’a pas encore fait l’objet de travaux
suffisamment avancés pour que nous puissions l’évoquer dans ce chapitre.
214 CHAPITRE 5. MÉLANGE ET SÉGRÉGATION

Notre progression logique nous conduira à examiner, tout d’abord, le cas du


mélange (ou à l’inverse, de la ségrégation) d’une seule particule témoin (in-
trus) placée dans un environnement monodispersé. Nous nous intéresserons
ensuite à la ségrégation d’un mélange de granulaires comportant deux classes
de particules de tailles différentes.

5.3.1 Une seule particule dans un milieu monodispersé


Comme nous l’avons déjà constaté au chapitre 4, le tambour tournant
constitue un moyen commode pour étudier les problèmes liés à l’écoulement
de nappes de granulaires. C’est donc à une géométrie de ce type que nous
allons nous intéresser dans la suite de ce paragraphe. Un exemple classique
du dispositif utilisé [59][58] est représenté12 sur la figure suivante :

rotation
particule témoin
bordure
intérieure
rugueuse

Dispositif expérimental typique pour étudier la ségrégation par cisaillement en suivant la


trajectoire d’une particule traceuse placée au sein d’un environnement monodisperse.

Ce tambour cylindrique d’axe horizontal est semblable à celui qui nous


a servi à étudier les avalanches (chapitre 4). De manière à pouvoir mettre
en œuvre la technique de traitement d’images décrite au paragraphe 3.2.3,
on utilise des objets dont le contraste est prononcé. On prendra, par ex-
emple, un bain de billes monodisperses de couleur blanche et une particule
traceuse, dont on veut suivre la trajectoire, de couleur foncée. Comme nous
l’avons vu, ce dispositif, en rotation lente autour de son axe horizontal, per-
met d’observer une succession d’avalanches plus ou moins périodiques et de
tailles variées (voir au chapitre 4). Ces avalanches se produisent à la surface
de l’édifice.Elles constituent ce que l’on peut appeler une phase liquide par
12
Il s’agit d’un dessin et non de la photographie d’une expérience réelle. Cette précision
a son importance, car elle permet de réaliser qu’il n’est pas évident qu’une configuration
ainsi dessinée soit effectivement réalisable dans une expérience réelle de tambour tournant.
En effet, cet édifice a été obtenu en assurant, autant que possible, et disque après disque,
l’équilibre local. On perçoit ici la différence essentielle entre la stabilité locale et la stabilité
globale d’une telle configuration. On peut réaliser qu’une avalanche se ramène à la rupture
d’un équilibre local qui provoque la remise en question de la stabilité globale d’un édifice
granulaire.
5.3. LA SÉGRÉGATION PAR CISAILLEMENT 215

opposition au reste de l’empilement qui constitue une phase relativement


compactée et que l’on peut qualifier de phase solide. La partie solide de
l’empilement reste à peu près solidaire du cylindre et a pour fonction essen-
tielle de faire remonter vers la surface la particule traceuse qui a dévalé la
pente avec une avalanche et a été réinjectée au sein de la phase solide.
Il est important de bien visualiser l’enchaı̂nement des processus lors de la
rotation du cylindre.Ceux-ci sont nettement apparents sur la figure suivante
qui a été obtenue à partir d’une expérience réelle réalisée avec le montage
précédent et en utilisant un traitement d’image.

e
uid
liq
e
as
ph
injection

phase solide

Champ de vitesses d’une particule traceuse entraı̂née dans la phase liquide et


réinjectée dans la phase solide. Ici R < r et on observe le mouvement centripète
de l’intrus au cours des avalanches successives.
On observe, et cela de manière constante, que le mécanisme de ségrégation
vers le centre ou vers les bords du tambour, fonctionne pendant l’écoulement
sur la surface de l’empilement. Dès lors et compte tenu des propriétés des
avalanches, il serait légitime de penser que les points de réinjection pour-
raient être relativement dispersés à la surface, en fonction des différents
régimes statistiques que nous avons étudiés au chapitre 4.Dans cette hy-
pothèse, un tel tambour pourrait alors constituer un mélangeur efficace.
Ce n’est absolument pas le cas13 et nous verrons plus loin ce que montre
l’expérience à ce sujet.
D’un point de vue pratique, la question de la ségrégation par cisaillement
peut alors être posée de la manière suivante : étant donné une particule
traceuse de rayon R placée dans un bain de particules monodisperses de
rayon r, comment caractériser expérimentalement le processus qui conduit
soit à une exploration intégrale de tout l’espace disponible soit, au contraire,
à la concentration de l’espace exploré par la particule traceuse, en fonction
des rayons R et r ?
13
Cette remarque est importante. Elle signifie que le phénomène de ségrégation par
cisaillement ne résulte pas de la simple réinjection d’un intrus par des avalanches succes-
sives. Il est plus plausible que l’intrus soit lui-même l’objet d’une ségrégation de taille dans
l’avalanche et soit donc transporté à des distances variées selon sa taille relative.
216 CHAPITRE 5. MÉLANGE ET SÉGRÉGATION

De nouveau, la réponse à cette question [59] peut être obtenue en mettant


en œuvre une technique de traitement d’image évoquée au paragraphe 3.2.3.
Cette méthode permet d’obtenir le taux d’occupation de la surface en demi-
cercle occupée par le matériau granulaire en rotation, en utilisant un intrus
marqué. Cette mesure consiste à obtenir sur la même image, d’une part,
les positions successives pi occupées par le marqueur et, d’autre part, une
indication permettant d’évaluer le nombre de passages en ces points pi . On
utilise pour cela la valeur de gris du pixel considéré au point pi . Autrement
dit, et comme cela est représenté sur les clichés suivants, un point sera
d’autant plus noir qu’il aura été visité plus souvent. Cela est obtenu de la
manière suivante :
— On enregistre une image du dispositif au temps t en sélectionnant par
seuillage l’intrus et en éliminant les images des autres particules. On
obtient ainsi une cartographie où la position de l’intrus est indiquée
par un seul point noir (niveau de luminance 1).
— On divise la luminance de cette image par 256, si l’on veut pouvoir
additionner 256 clichés au maximum. On place cette image dans un
buffer (c’est-à-dire un bloc de la mémoire) spécial.
— On réitère la première opération et on divise la luminance de cette
nouvelle image par 256. On ajoute cette image à la première et on place
le tout dans le buffer qui contient ainsi, soit 2 points de luminance
1/256, soit un seul point de luminance 2/256 si l’intrus se trouvait
exactement au même endroit, soit zéro si le site n’a jamais été visité.
Et ainsi de suite.
On voit bien que l’on obtiendra ainsi le résultat recherché à l’image des
dessins suivants :

R/r=2/3 R/r=1 R/r=4/3


(a) (b) (c)
Dessins du bas : accumulation de 12 000 clichés pris toutes les 5 secondes, donnant la
distribution des sites visités par des particules de diamètres 1, 1,5 et 2 millimètres
5.3. LA SÉGRÉGATION PAR CISAILLEMENT 217

placées dans une mer de particules de 1,5 millimètre. Dessins du haut, voir le texte. La
vitesse de rotation du cylindre de 160 millimètres de diamètre était typiquement de 2
degrés par seconde.

Dans le dépouillement des expériences, on cherche à répondre à la ques-


tion suivante : étant donné la coordonnée radiale ri (i étant l’indice d’un
événement séquentiel, c’est-à-dire correspondant à un laps de temps donné
et impliquant une ou plusieurs avalanches) d’injection d’un intrus dans la
nappe en écoulement, quelle est la coordonnée radiale ri+1 de l’événement
suivant (i + 1) ? La carte rapportant les positions ri = f (ri+1 ) constitue ce
que l’on appelle la carte de première itération. Cette carte est tracée pour
des positions de la particule située dans un secteur de 40 degrés (voir sur la
figure) délimité par un cercle extérieur (de rayon R2 ) égal au rayon interne
du cylindre et un cercle de rayon minimal R1 proche du rayon d’exclusion
des particules en écoulement, l’ensemble étant appelé surface S. Les fig-
ures résultantes ri = f (ri+1 ) représentées dans la partie haute de la figure
précédente, montrent, selon les cas, la tendance d’une particule à converger
vers le centre, à explorer l’ensemble de l’espace disponible ou, au contraire,
à se réfugier sur le pourtour de la surface S. Une zone uniformément grise
sur cette figure montre une aptitude parfaite au mélange.
On observe tout d’abord que les figures ri = f (ri+1 ) sont toutes symétriques
par rapport à la bissectrice des axes principaux. Cette observation, loin
d’être anodine, montre que l’on a bien affaire à un état stationnaire qui est
atteint lors de la première itération. En effet, si ce n’était pas le cas, on
assisterait, aux cours des mesures successives, à une fuite de la particule
intruse vers les grands ou les petits rayons, conduisant à une accumulation
dans l’un ou l’autre des secteurs séparés par la bissectrice. Ceci montre que
l’état stationnaire obéit à une équation d’équilibre que l’on peut caractériser
par une relation du type :

Q
(r /r ) P (ri+1 )
Q i+1 i =
(ri /ri+1 ) P (ri )
Q
Où P (r) est la probabilité de présence dans la région S et (ri+1 /ri )
la probabilité conditionnelle de trouver la particule en ri+1 après avoir été
à la position ri lors de l’événement précédent. On normalise les résultats en
écrivant que :

Z R2 Y¡ ¢
P (r) = r/r0 P (r0 )dr0
R1

Z R2
P (r)dr0 = 1
R1
218 CHAPITRE 5. MÉLANGE ET SÉGRÉGATION

Les expériences ont été moyennées sur une distance de ∆r égale à trois
diamètres de particules.
On réalise immédiatement, au vu des fonctions ri = f (ri+1 ), que l’ex-
ploration de l’espace se fait différemment selon que la particule témoin est
de plus petit ou de plus grand diamètre que les particules du bain. On peut
illustrer cette observation d’une autre manière en représentant le graphe
donnant P (r) dans la région S comme nous le faisons ci-dessous :

Probabilité de présence P (r) dans la région S . Les triangles, carrés et losanges


correspondent respectivement aux particules de 1, 1,5 et 2 millimètres de diamètre. Les
particules du bain ont un diamètre de 1,5 millimètre. La figure insérée donne la
dépendance de α qui est l’inverse de la longueur de localisation avec le rapport Φ des
diamètres intrus/bain.

Cette figure illustre le fait qu’en première approximation la probabilité


P (r) peut être représentée par une fonction du type P (r) ∝ exp αr dans
laquelle α représente l’inverse d’une longueur caractéristique de ségrégation.
On observe un changement de signe de α lorsque le rapport de taille Φ passe
par la valeur un. Le signe plus caractérise la fuite de l’intrus vers l’extérieur
tandis que le signe moins signifie que l’intrus a tendance à ségréger vers le
centre.
Sans aller plus avant dans l’analyse des résultats de cette expérience, il est
intéressant de noter que le processus d’avalanche tel que nous l’avons étudié
au chapitre 4 et, en tout cas, l’idée que le processus d’avalanche réinjecterait
un intrus de même taille n’importe où dans la nappe (avalanches de tailles
aléatoires) sont, ici encore, pris en défaut. En effet, et cela se voit sur les
cartes de première itération et sur une analyse du suivi d’une seule particule
marquée et de taille identique à celles du bain, on observe que le centre
et l’extérieur du cylindre constituent des attracteurs pour la dynamique du
5.3. LA SÉGRÉGATION PAR CISAILLEMENT 219

système. Si on introduit une particule sur le pourtour du cylindre, elle aura


tendance à y rester. De manière symétrique, une particule introduite près du
centre aura aussi tendance à ne pas s’en écarter, ce qui implique un certain
degré de corrélation entre les piégeages au sein des avalanches consécutives,
plutôt dans l’esprit du modèle que nous avons vu au paragraphe 4.2.2. On
peut penser que la dynamique de la ségrégation de taille du système est régie
par l’existence de deux attracteurs, l’un au centre, l’autre sur la périphérie
du cylindre. Dans cette hypothèse, le mécanisme de ségrégation en cylindre
tournant peut être vu comme un processus favorisant (par exemple par
bistabilité14 ) un attracteur plutôt que l’autre.

5.3.2 Ségrégation de deux collections de particules de tailles


différentes
Nous allons considérer maintenant un mélange de deux collections de
particules identiques au sein de chaque classe, mais différentes d’une classe
à l’autre. La première question qui vient à l’esprit est la suivante : étant
donné les observations que nous avons effectuées sur le mélange précédent
(un intrus et une mer de particules monodispersées), peut-on extrapoler
ces observations pour prédire le comportement de nos deux collections ?
Autrement dit, le processus d’agrégation d’un mélange biparticulaire peut-
il être considéré comme un enchaı̂nement d’étapes indépendantes régies par
des processus monoparticulaires, du type de celui que nous venons d’étudier ?
La réponse à cette question est loin d’être évidente comme nous allons le voir.
D’autre part et à titre d’illustration, nous montrerons que la cinétique et la
géométrie de la ségrégation dépendent de la forme de l’amas déja constitué
(croissance en structure fractale).
Le problème est le suivant : soit une collection de NA particules de
diamètre dA dont on va considérer le mélange (ou la ségrégation) avec NB
particules de diamètre dB (avec, toujours, Φ = dA /dB ), le tout étant placé
dans un cylindre tournant bidimensionnel analogue à celui que nous avons
considéré ci-dessus. Cette configuration représente une version simplifiée en
2D du problème tridimensionnel que nous considérerons un peu plus loin
(cylindre d’Oyama). Du point de vue de l’expérience, on part d’une situation
dans laquelle on mélange aussi aléatoirement que possible des particules A
(par exemple les disques noirs dans le dessin ci-dessous) et des particules B,
(disques blancs, un peu plus grands). On observe qu’après un nombre limité
de rotations du cylindre, les particules les plus petites se sont rassemblées
dans la partie centrale du tambour. L’amas connexe15 ainsi créé est ce que
l’on appelle l’amas de référence. Sa surface, supposée atteinte au bout d’un
temps infini (mais qui, en réalité, est très court ainsi que nous le verrons),
14
Un système bistable possède deux états d’équilibre. Il peut passer de l’un à l’autre
sous l’action d’une perturbation extérieure.
15
On dit qu’un amas est connexe lorsque les particules qui le composent, sont en contact.
220 CHAPITRE 5. MÉLANGE ET SÉGRÉGATION

est notée S∞ .

bordure
intérieure
rugueuse

rotation

Représentation schématique d’un processus de ségrégation d’un mélange bidimensionnel.


Les particules noires, plus petites que les blanches, se regroupent au centre du tambour
dès que celui-ci a effectué une révolution autour de son axe.

Nous ne donnerons ici que quelques idées générales sur l’état de la ques-
tion. On trouvera une analyse plus détaillée dans la référence [?]. De manière
à caractériser les états du mélange, il est utile de définir le paramètre d’or-
dre de celui-ci de la manière suivante : soit S(t) la surface occupée par les
disques de type A inclus dans l’amas de référence au temps t. Avant que
le processus de ségrégation n’ait été totalement efficace, on voit bien que
S(t) est inférieure à la surface de l’amas de référence S∞ . On définit un
paramètre a(t) caractérisant l’état de la ségrégation en écrivant :

S(t)
a(t) =
S∞
Il est naturel de définir un paramètre d’ordre P0 (t) variant entre 0 (dis-
tribution aléatoire des disques et mélange homogène) et 1 (amas de référence
complet), tel que :

a(t) − a(0)
P0 (t) =
1 − a(0)
P0 (t) est obtenu aisément à partir d’expériences en réalisant un traite-
ment d’images du type de ceux que nous avons décrits au paragraphe 3.2.3.
Les résultats représentés sur la figure ci-dessous donnent une idée de la
cinétique du processus de ségrégation.
5.3. LA SÉGRÉGATION PAR CISAILLEMENT 221

0.8

0.6

0.4 log(1-P)
τ
0.2
temps

200 400 600


temps (secondes)

Evolution typique du paramètre d’ordre avec le temps pour un mélange de disques de 6


et 10 millimètres de diamètre. 30% de la surface est occupée par les petits disques.
L’encadré représente la variation de (1 − P0 (t)) tracée en échelle semi-log.

Cette figure, issue des expériences, montre deux événements importants :


— La croissance du paramètre d’ordre qui mesure le taux de ségrégation
est remarquablement rapide. Avec une vitesse de rotation du cylindre
de 1,3 tours par minute, on observe que l’amas de référence est pra-
tiquement atteint au bout d’une centaine de secondes, c’est-à-dire au
bout d’environ deux rotations. La constante de temps τ de l’expérience
de la figure ci-dessus est de l’ordre de 0,7 tour. On constate l’efficacité
remarquable du processus de ségrégation par cisaillement.
— La croissance du paramètre d’ordre est exponentielle. L’encadré de la
figure montre que la cinétique de croissance obéit à une loi de type
dN/dt = N/τ ou P0 ∝ 1 − exp(−t/τ ) qui décrit une cinétique du
premier ordre. Cette cinétique, pourtant remarquablement simple, est
encore inexpliquée.
D’autre part et en étudiant des mélanges de différentes concentrations en
particules A et B, on constate que la constante de temps τ est pratiquement
indépendante de la composition du mélange, ce qui reste aussi inexpliqué.

Vitesse de ségrégation et taille des particules


Il est prévisible que le rapport des diamètres des deux classes de par-
ticules en présence joue un rôle important dans la vitesse de formation de
l’amas central. En effet, on peut prévoir le résultat dans deux cas extrêmes :
— Si le rapport Φ est très petit (typiquement inférieur à 0,2), c’est-à-dire
si une classe de particules est sensiblement plus petite que l’autre, on
assistera à un phénomène connu sous le nom de filtration (sifting, en
Anglais). En effet, les petites particules peuvent s’infiltrer et s’écouler
dans le réseau d’interstices constitué par les grosses particules. Ce
222 CHAPITRE 5. MÉLANGE ET SÉGRÉGATION

type de situation peut être modélisé en utilisant les concepts de la


percolation dirigée. Dans cette hypothèse, on doit observer que les
petites particules restent piégées à l’interface phase liquide-phase solide
au voisinage de la nappe en écoulement. Le rapport Φ n’aura alors plus
d’influence sur la vitesse de ségrégation puisque le milieu dans lequel
évoluent les petites particules est indépendant de leur propre taille (car
il s’agit des interstices laissés par les grosses). Dans cette hypothèse,
on peut en conclure que τ doit être indépendant de Φ.
— Si le rapport Φ = 1, c’est-à-dire si on ne considère qu’une seule classe
de particules, les considérations que nous avons développées au para-
graphe 5.3.1 dans le cas des ensembles monodispersés, ont montré que
l’ensemble des particules explore, à peu de chose près, l’ensemble de
l’espace disponible. En rendant les particules discernables par mar-
quage, on a montré que celles-ci avaient tendance à rester auprès de
l’attracteur le plus proche de leur point d’injection. Dans ce cas, bien
entendu, il est impossible de persister dans la définition du paramètre
τ qui doit donc diverger car, du point de vue de notre analyse macro-
scopique, P0 doit rester constant.
Des expériences répétées ont montré, dans le domaine séparant ces deux
limites, une dépendance approximativement linéaire entre la constante de
temps de la ségrégation et le rapport Φ. Ainsi et si on exprime maintenant
τ en nombre de rotations (à vitesse constante de 1,3 tour par minute), on
obtient la relation simple suivante :

τ ' 1, 2Φ si Φ ∈ [0, 2, 0, 8]

L’exemple précédent correspondait bien à τ ' 0, 7 avec Φ ' 0, 6.


Avant de clore ce paragraphe sur la ségrégation par cisaillement de deux
classes de particules, il est utile d’attirer l’attention sur la dépendance assez
inattendue et encore inexpliquée de la constante de temps de ségrégation
avec la vitesse de rotation du tambour qui, jusqu’ici, était maintenue con-
stante et égale à 1,3 tour par minute.

Cinétique de ségrégation et vitesse de rotation Notons tout d’abord


que la vitesse de rotation de 1,3 tour par minute, choisie pour les expériences
décrites précédemment, provoque un écoulement continu de la nappe inclinée
dans le tambour. Cela est bien conforme aux résultats rapportés au para-
graphe 4.1 où nous observions que l’écoulement discontinu cédait la place
à l’écoulement continu pour une vitesse de rotation de l’ordre de 0,3 tour
par minute. D’autre part, la vitesse de rotation que nous avons choisie pour
les expériences de ségrégation en tambour tournant ne provoque pas d’effets
inertiels qui n’apparaissent qu’au-delà de 12 tour par minute.
5.3. LA SÉGRÉGATION PAR CISAILLEMENT 223

Les expériences menées dans les conditions de remplissage précédent


(c’est-à-dire, 600 petits disques de 6 millimètres de diamètre et 720 grands
disques de10 millimètres de diamètre, donnant ainsi un taux de 25% de
petits disques) montrent deux événements relativement surprenants : on ob-
serve que le paramètre τ ' 25 secondes, exprimé cette fois-ci en secondes,
ne varie pas, aux incertitudes expérimentales près, lorsque la vitesse de ro-
tation varie entre 1,3 et 8 t/mn. Au delà de 8 tour par minute, on observe
que le phénomène de ségrégation disparaı̂t complètement et que le mélange
reste pratiquement homogène, même pour des durées de plusieurs heures.

Comme nous l’avons fait remarquer, ces deux résultats sont assez inat-
tendus et, pour l’instant, inexpliqués. En effet, on s’attendrait à ce que
l’efficacité du processus de ségrégation croisse avec le nombre de passages
des petits disques dans la phase liquide, c’est-à-dire dans la partie granulaire
en écoulement le long de la pente inclinée. Il n’en est rien : on observe au
contraire que le processus de ségrégation s’effectue à la même vitesse quand
le nombre de passages dans cette phase liquide varie d’un facteur supérieur
à 6. D’autre part, on se serait attendu à ce que le processus de ségrégation,
régi par une cinétique du premier ordre, présente une variation lente avec
le nombre de rotations par minute, plutôt qu’une décroissance brutale de
l’efficacité de la ségrégation à 8 tour par minute.

Une interprétation plausible de ces résultats expérimentaux fait inter-


venir un élément de réflexion simple. Il est utile de se souvenir ici de l’esprit
dans lequel nous avions développé le modèle de ségrégation sous vibration
par effet de voûte (paragraphe 5.2.1). Nous faisions observer que le système
granulaire, pour ségréger efficacement un intrus, devait avoir le temps de re-
laxer pour en apprécier la géométrie. Autrement dit, et de manière générale,
ces processus de ségrégation, sensibles à la taille et à la géométrie des ob-
jets, nécessitent, pour être efficaces, des temps d’action relativement longs.
On peut comprendre ces résultats, a priori surprenants, en observant que
l’écoulement de plus en plus rapide, de plus en plus chaotique de la nappe de
surface n’autorise plus une mise en contact et donc une perception détaillée
de la géométrie des particules en présence. De manière imagée et un peu sim-
pliste, on pourrait dire que la nappe en écoulement, qui est pratiquement
liquide à basse vitesse, devient peu à peu gazeuse, du fait du nombre crois-
sant de chocs interparticules quand la vitesse augmente. On peut imaginer
alors que ce “changement de phase liquide-gaz”, plus ou moins brutal, puisse
expliquer la disparition de la ségrégation au-delà d’une certaine vitesse de
rotation, ici égale à 8 tour par minute. Dans le domaine dans lequel le pro-
cessus de ségrégation est efficace, les résultats précédents montrent que la
constante τ exprimée en nombre de tours, décroı̂t linéairement avec la vitesse
de rotation dans l’intervalle entre 1, 3 et 8 tour par minute.
224 CHAPITRE 5. MÉLANGE ET SÉGRÉGATION

Croissance fractale de l’amas central


Comme nous l’avons fait observer, l’amas central de petites particules
est pratiquement constitué en un temps relativement court équivalent à 2
tours du cylindre, c’est-à-dire égal à trois fois la constante de temps τ . Ayant
observé que la cinétique de création de cet amas est pratiquement régie par
une loi du premier ordre comme de nombreux processus de croissance, il est
tentant de chercher à interpréter le mode de constitution de cet amas en
considérant sa forme géométrique.
Il existe une littérature abondante sur la synthèse de matériaux déposés
par évaporation en couche mince, en croissance du type DLA (en anglais,
Diffusion Limited Aggregation), en percolation dirigée [60] ou autres. On
observe assez fréquemment que les amas constitués par différents processus
conduisent à des formes géométriques auto similaires, c’est-à-dire fractales.

ligne d'interface

En haut : allure de l’amas obtenu après 300 secondes de rotation du tambour rempli
comme indiqué dans le texte. En bas : schéma représentant une partie du périmètre de
l’amas.

L’amas extrait étant défini comme le plus grand nombre de points con-
nectés, on réalise de manière classique le processus suivant :
— Soit M (r) la longueur de la ligne tortueuse du pourtour de l’amas ex-
trait ; nous calculons cette longueur pour des cercles de rayon r crois-
sant, comme cela est représenté sur le dessin.
— Soit M (rp ) la longueur maximale obtenue lorsque le rayon du cercle
de mesure est égal au rayon des petits disques constituant l’amas de
ségrégation.
M(r)
— Nous traçons le diagramme donnant log( M(rp)
) en fonction de log( rrp ).
Nous obtenons la figure suivante :
5.4. SÉGRÉGATION EN TAMBOUR 3D D’OYAMA 225

log (M)
2
d∼1,62

0
0,4 0,8 1,2 1,6
log(r)

Dépendance du logarithme de la longueur normalisée M avec le logarithme du


rayon r du cercle de mesure.

Ce graphe met en évidence le fait que l’interface de l’amas extrait présente


une géométrie fractale de dimension d = 1, 62 ± 0.2. On peut donc écrire que
M (r) ∝ r d .
Il est intéressant de rapprocher ce résultat de simulations numériques
[60] réalisées, dans un contexte différent, en utilisant un modèle de croissance
dirigée et sans corrélation sur un réseau 2D. Le calcul numérique montre que,
dans cette hypothèse, on doit obtenir un exposant de 1, 76. On montre aussi
que l’exposant doit être plus petit que cette valeur quand on a des effets de
taille finie, ce qui est certainement le cas de notre amas de ségrégation. Il est
clair qu’il ne s’agit que d’une approche semi-quantitative, exposée ici dans
un but pédagogique, et que la réalité de ce processus reste à démontrer par
une analyse expérimentale et théorique16 plus approfondie.

5.4 Ségrégation en tambour 3D d’Oyama


Comme nous l’avons fait remarquer au début de ce chapitre, l’expérience
rapportée par Oyama en 1939 [51] révèle un phénomène encore inexpliqué.
Cette ségrégation en tranches d’un mélange initialement homogène de deux
classes de particules de tailles différentes, obtenue par rotation autour de
l’axe du cylindre allongé du dessin suivant, présente un certain niombre
de caractéristiques qui résistent encore à l’analyse. Nous allons tout d’abord
décrire quelques observations expérimentales, encore sommaires et rapportées
dans la littérature [61],[?]. Dans la suite, nous indiquerons les grandes lignes
d’un modèle heuristique proposé récemment par S. Savage [62].
16
De Gennes a développé récemment un modèle [?] pour la ségrégation en mode
d’avalanches basé sur un système à variables couplées que nous évoquons au paragraphe
4.2.3. Bien que la situation décrite par la théorie soit différente de celle du tambour tour-
nant, son modèle conduit à des lois de puissance avec des exposants fractionnaires dont
on peut percevoir le lien avec les résultats de ces expériences.
226 CHAPITRE 5. MÉLANGE ET SÉGRÉGATION

longueur d'onde λ

Ségrégation 3D en tambour d’Oyama : le mélange de deux classes de particules,


initialement homogène, subit une ségrégation qui résulte en un certain nombre de
tranches parallèles, perpendiculaires à l’axe de rotation.

5.4.1 Observations expérimentales


Les expériences dont nous donnons quelques résultats ci-dessous ont été
effectuées en remplissant un tiers du volume d’un long cylindre en verre de
70 centimètres de long et de 10 centimètres de diamètre dont les parois ont
été préalablement tapissées de billes rugueuses. Le mélange, introduit dans
ce cylindre en rotation autour de son axe, est constitué de 50% de billes de
verre coloré de 1millimètre de diamètre et de 50% de billes de verre coloré de
3 millimètres de diamètre. Le cylindre peut tourner autour de son axe avec
des vitesses de rotation de 15 à 65 tour par minute. On remarque qu’au bout
d’une dizaine à une vingtaine de minutes, le mélange s’est ségrégé en bandes
carcatérisées par une longueur d’onde λ indiquée sur le dessin ci-dessus. Les
résultats expérimentaux obtenus dans ces conditions sont les suivants :
— Ente 15 et 65 tours par minute on observe peu ou pas de dépendance
de λ avec la vitesse de rotation. Par contre, la ségrégation ne se produit
pas si la vitesse de rotation est inférieure à 15 tour par minute. On
observe aussi que les petites bandes ont tendance à disparaı̂tre les
premières, lors de l’évolution du système.
— L’état d’équilibre aux temps longs, atteint et observé par plusieurs
auteurs, est un état à trois bandes.

5.4.2 Modèle de S. Savage


Le modèle heuristique de S. Savage est basé sur une observation que
nous n’avons fait que mentionner au paragraphe 4.1. Il s’agit d’un effet as-
sez souvent observé [63][64], mais encore peu maı̂trisé : l’angle (cinétique) qui
mesure l’inclinaison de la nappe par rapport à l’horizontale dans un tam-
bour tournant à vitesse suffisamment grande pour obtenir un écoulement
5.4. SÉGRÉGATION EN TAMBOUR 3D D’OYAMA 227

continu, dépend de la taille des particules. Qu’il s’agisse d’un effet d’en-
traı̂nement cinétique ou, plus probablement, d’un effet de taille finie lié à ce
type d’expérience17 , la variation d’angle cinétique d’une classe de particules
à l’autre induira un mouvement latéral (c’est-à-dire selon l’axe x du cylin-
dre) dépendant du rapport de la taille des particules et aussi de la vitesse
de rotation. Partant de cette observation, on considère un mélange de deux
classes de billes de type A et B, et on désigne par θA et θB leurs angles
cinétiques respectifs à une vitesse de rotation donnée. Soit CA (x) la concen-
tration d’espèce A au point d’abscisse x du cylindre. On s’attend à ce que
l’angle cinétique θ(x) d’un mélange de particules soit une moyenne pondérée
par la concentration des angles cinétiques des particules A et B seules :

θ(x) = θB + CA (x)∆θ
avec ∆θ = θA − θB

Si on s’intéresse aux particules de type B, on assiste à la compétition


d’un flux ΦBx (θ) qui est dû à la différence des angles cinétiques et qui tend
à faire circuler les particule dans le sens de l’axe transversal (x) et d’un
flux ΦBD qui s’oppose au précédent et que l’on décrit par un processus de
diffusion obéissant à la loi de Fick carcatérisée par un coefficient D. Ainsi,
le flux total ΦBx des particules B suivant l’axe x est donné par :

∂CB ∂CB
ΦBx = −∆θ −D
dx dx
Autrement dit, le flux horizontal est créé par la différence des angles
cinétiques, mais il est contrarié par un flux diffusif contraire qui tend à niveler
les concentrations. La formation des bandes résulterait de la compétition
entre ces deux effets.

17
Assez curieusement, il semble que cette dépendance d’angle cinétique avec la taille des
particules n’ait pu être observé en 2D (avec un nombre limité de particules) alors qu’elle
existe en 3D. En reprenant les arguments développés lors de l’étude des avalanches de petite
et de grande taille (paragraphe 4.1), il est possible que l’effet du rapport d’aspect ne soit
observé que pour un grand nombre de particules, indépendamment de la dimensionnalité.
228 CHAPITRE 5. MÉLANGE ET SÉGRÉGATION
Chapitre 6

Modélisations numériques

6.1 Introduction
La modélisation numérique des divers aspects de la physique des matériaux
granulaires1 que nous avons évoqués au cours des chapitres précédents répond
à un double objectif. D’une part, il s’agit de résoudre un certain nombre
de problèmes pratiques posés dans le traitement industriel de la matière
en grains. Qu’il s’agisse d’effets de ségrégation intempestive, d’écoulements
bloqués par des effets de voûte, de convections internes perturbantes (voir
le chapitre 1), les besoins du secteur industriel sont considérables et, bien
entendu, immédiats. Compte tenu de cette urgence et de l’essor considérable
que connaı̂t actuellement la modélisation numérique, de nombreux chercheurs2
ont consacré leurs efforts à l’élaboration d’algorithmes appropriés à la de-
scription du comportement des matériaux granulaires.
D’autre part, la simulation numérique revêt un intérêt considérable en
autorisant, dans un but de compréhension fondamentale, l’excursion de nom-
breux paramètres du problème qui sont couramment hors de portée des
méthodes expérimentales3 . Dans ce sens-là, les efforts poursuivis en simula-
tion numérique participent activement à la recherche de base. En retour, la
comparaison entre les résultats des simulations numériques et des observa-
tions expérimentales, constitue un banc d’essai incontournable et contribue
à valider (ou non) la fiabilité des simulations numériques.
Le but des modélisations numériques, très ambitieux, est parfaitement
clair : à partir de la considération des particules élémentaires constituant le
1
Une excellente introduction à ces questions de modélisation numérique des matériaux
granulaires peut être trouvée dans la référence [?]
2
A l’heure actuelle, et dans ce domaine de la physique, le nombre des chercheurs tra-
vaillant en simulation numérique est assez largement supérieur à celui des praticienss de
la recherche expérimentale ou théorique.
3
Comme c’est le cas, par exemple, des coefficients de restitution élastique ε ou des
coefficients de friction µ que le simulateur peut varier à volonté alors que la nature ne
fournit à l’expérimentateur qu’un choix limité de ces derniers.

229
230 CHAPITRE 6. MODÉLISATIONS NUMÉRIQUES

matériau et de la connaissance de leurs interactions réciproques, il s’agit de


mettre en place une méthode de calcul numérique aussi souple que possible,
capable de prévoir le comportement réel d’un matériau granulaire, dans
n’importe quelle situation.

6.1.1 Problèmes de la modélisation numérique


L’exposé ci-dessus pourrait, à l’évidence, s’appliquer tout aussi bien à
d’autres domaines de la physique. Cependant, dans le cas des matériaux
granulaires, il faut nous souvenir des considérations du chapitre 2 sur la
grande difficulté que présente, du point de vue du physicien, la modélisation
des interactions de chocs et de frottements solide-solide. En bref, les simu-
lations numériques, qui sont désormais capables de traiter des problèmes à
n-corps (avec n très grand), sont subordonnées à la résolution de problèmes
de physique de base qui concernent la description, aussi exacte que possi-
ble, des interactions micromécaniques. En développant sa modélisation, le
simulateur se trouvera confronté à des questions telles que : quelle est la
durée du choc tc de deux particules venant en contact ? Quelle est la dis-
tance de pénétration (paragraphe 2.2.2) ? Comment s’ordonne le temps de
base du calcul, d’une part par rapport au temps séparant deux événements
consécutifs, et d’autre part par rapport au temps de contact tc (paragraphes
2.2.2 et 3.2.1) ? Comment modéliser correctement les lois non régulières du
frottement sec de Coulomb (paragraphe 6.4) ? Et plus difficile encore : com-
ment donner une représentation correcte de l’établissement et de l’abrasion
des microcontacts que nous avons évoqués au paragraphe 2.2.1 ? Comment
inclure les phénomènes d’usure, ou d’écrouissage, dans la simulation ? On
voit que les problèmes à résoudre avant de mettre en place une méthode de
simulation fiable sont nombreux et difficiles.

6.1.2 Les différentes méthodes de simulation


La difficulté inhérente à la modélisation numérique du comportement
de matériaux granulaires explique sans aucun doute la multiplicité des ap-
proches qui ont été proposées au cours de ces dernières années. En réalité,
chacune de ces méthodes présente des avantages et des inconvénients. Que
ce soit en termes de temps de calcul et ou en termes de mérite (c’est-à-
dire en termes de fiabilité de prévision), il est clair que toutes les méthodes
actuellement développées, souffrent d’imperfections plus ou moins graves
et qu’il convient d’être très prudent quant à leur choix et à leur domaine
d’utilisation.
Compte tenu de leur diversité et de leurs application variés, il n’est pas
aisé de proposer une classification réaliste de ces différentes techniques de
modélisation. Il serait difficile et hors de propos de chercher à répertorier et
à décrire de manière exhaustive l’ensemble des connaissances actuelles dans
6.1. INTRODUCTION 231

le domaine de la simulation numérique de la matière en grains. Cependant,


tout en restant dans le cadre de cet ouvrage, il est possible de retirer, à partir
d’observations simples, quelques idées générales que nous expliciterons plus
en détail dans la suite de ce chapitre. Elles nous permettront de préciser, à
ce stade du développement, quelques notions bien connues des spécialistes
de la simulation.

Sphères dures et sphères molles


Etant donné la difficulté inhérente à la modélisation du contact solide-
solide, la première idée de simplification qui vient à l’esprit consiste à con-
sidérer que l’on a affaire à des matériaux granulaires constitués de sphères
dures. Toutefois, dur ne signifie pas nécessairement que les chocs soient par-
faitement élastiques. En simulation numérique, traiter le problème en termes
de sphères dures signifie que l’on suppose qu’il n’y a pas d’interpénétration
ni de déformation au moment du choc, que celui-ci est infiniment bref et
qu’on peut décrire le problème en utilisant le coefficient de restitution ε
seul, pour caractériser la déperdition de quantité de mouvement, au moins
dans le cas où on néglige les rotations. C’est cette hypothèse que nous avons
utilisée pour modéliser le comportement d’une colonne de billes au para-
graphe 3.2.1.
Cette approximation des sphères dures est utilisée dans la méthode dite
“collisionnelle” ou encore, “gérée par les événements” (ED, Event Driven en
anglais), ainsi que nous le verrons plus loin. C’est aussi le cas des empile-
ments réalisés par la méthode de dynamique des contacts (paragraphe 6.4)
ou encore de ceux utilisés dans la méthode de Monte-Carlo et de descente
la plus rapide.
Dans cette approximation des sphères dures, les mécanismes de resti-
tution d’énergie élastique et de frottements sont totalement découplés. On
utilise généralement dans ce cas le modèle du frottement sec de Coulomb tel
que nous l’avons exposé au paragraphe 2.2.1.
Les méthodes utilisant le principe des sphères molles, dont les algo-
rithmes de dynamique moléculaires (MD, Molecular Dynamic en anglais)
sont l’archétype, mettent en œuvre un principe fondamentalement différent
de celui des sphères dures, en ce sens que les interactions de frottement et
le mécanisme de restitution élastique n’interviennent que lorsque les sphères
s’interpénètrent et dépendent de la profondeur de cette interpénétration. On
conçoit que cette déformation de sphères et le temps de contact qui lui est
associé jouent, dans ce type de modélisation, un rôle absolument crucial.

Temps de choc et problèmes de chronologie


On voit donc que le pari de la simulation n’est pas gagné d’avance et
qu’il est important de choisir avec soin la chronologie du calcul. Il existe
232 CHAPITRE 6. MODÉLISATIONS NUMÉRIQUES

deux possibilités présentant chacune des avantages et des inconvénients :


— La première consiste à séquencer son calcul périodiquement dans le
temps (on dit échantillonner) et avec un pas élémentaire suffisamment
petit pour ne pas risquer de ”rater” un événement, ce qui pourrait
gravement altérer l’enchaı̂nement des événements ultérieurs. Cepen-
dant, comme nous l’avons noté, les temps de contact des sphères les
unes avec les autres sont infiniment petits dans le cas de l’approx-
imation des sphères dures. Il en découle que des situations où des
sphères se trouvent occasionnellement au contact peuvent engendrer
des mouvements oscillatoires. Ces oscillations résultent d’une multi-
tude de choc très rapides dont la fréquence peut diverger et dépasser
la fréquence d’échantillonnage, comme nous l’avons déja fait remar-
quer au paragraphe 3.2.1. Dans ces conditions, et dans l’hypothèses
des sphères dures, il est irréaliste d’utiliser un algorithme séquentiel
qui, à l’inverse, sera bien adapté à une modélisation de type dynamique
moléculaire dans laquelle les temps de choc ont une durée finie.

perte d'événement
Méthode
séquentielle
?
Evénements
temps

Méthode point d'arrêt


gérée par les
événements

Evénements
temps

Représentation schématique des difficultés rencontrées lors de la modélisation numérique


en utilisant un algorithme séquentiel (en haut) et un algorithme géré par les événements
(en bas).

— C’est en partant de ces considérations que l’on comprend la nécessité


d’utiliser un autre mode de séquençage lorsqu’on se place dans l’ap-
proximation des sphères dures. Les chercheurs ont trouvé un algo-
rithme de calcul géré non plus par une horloge extérieure au système,
mais plutôt par la succession des événements eux-mêmes. Si, dans cette
algorithmique, on est certain de ne pas “rater” un événement, on risque
par contre de rencontrer des situations bloquées où les événements,
tels les oscillations intervenant lors des collisions binaires, durent très
longtemps et en pure perte. Il est alors nécessaire de trouver un critère
dit de régularisation, permettant de contourner cet obstacle. Nous en
avons mentionné un au paragraphe 3.2.1 sous le nom de critère LRV .
En conclusion, et moyennant quelques précautions, on peut retenir que
les algorithmes ED sont bien adaptés à la gestion de sphères dures, tandis
6.1. INTRODUCTION 233

que les algorithmes (par exemple MD) utilisant des sphères molles s’accom-
modent bien d’échantillonnage périodique.
Dans la suite de ce chapitre, et dans un but essentiellement pédagogique
et pratique, nous donnerons quelques détails sur les deux techniques les plus
pratiquées de nos jours, en matière de matériaux granulaires, c’est-à-dire
les méthodes ED et les méthodes MD. Nous évoquerons ensuite brièvement
les approches mécanistiques qui utilisent les concepts de la mécanique non
régulière des contacts solide-solide et des critères de convergence spécifiques.
Cette dernière technique a remporté récemment des succès remarquables en
matière de simulation de la dynamique d’ensembles granulaires placés dans
diverses situations. Nous décrirons ensuite la mise en œuvre de la méthode
de Monte-Carlo en relation avec le problème des noix du Brésil puis, avec
le même objectif, d’une méthode d’empilement spécifique dite “méthode de
descente la plus rapide”. Enfin, notons que des techniques d’automates cellu-
laires ont été proposées récemment pour simuler la dynamique des matériaux
granulaires. Elles sont dérivées de celles qui sont appliquées, avec succès, à
la résolution de problèmes d’hydrodynamique. Ce sujet est encore en pleine
évolution et il serait prématuré de tenter de l’exposer en détail dans cet
ouvrage.
Avant d’entamer une brève description des méthodes classiques de modélisation
numérique du comportement dynamique des matériaux granulaires, et, en
quelque sorte, supposant le problème déjà résolu, nous allons avancer un
élément de réponse pour une question que nous nous sommes souvent posée
au cours des chapitres précédents, à savoir comment passer d’une représentation
discrète (c’est-à-dire numérique) à une représentation ”thermodynamique”
d’un milieu granulaire ?

6.1.3 Le passage du discret au continu


Au cours du chapitre 3, nous avons souvent évoqué les difficultés inhérentes
à une approche du type milieu continu pour décrire le comportement d’un
milieu granulaire réel, par nature discontinu. Comme on peut s’y atten-
dre, la description d’un milieu particulaire par des équations différentielles
devient caduque lorsque le nombre des particules concernées diminue. Ce
problème est apparu de manière particulièrement évidente lors de l’étude
des granulaires en écoulement avalancheux (chapitre 4).
Les simulations numériques qui gèrent de manière plus ou moins séquentielle
la suite des événements tels que les chocs et les frottements sont, comme
nous l’avons vu, en mesure de préciser à chaque instant la position des par-
ticules xi ainsi que leurs vitesses individuelles ui . D’autre part, on sait qu’un
traitement théorique de type thermodynamique classique fait intervenir des
variables continues et différentiables telles que la densité ρ, la vitesse macro-
scopique v et la température macroscopique T . La question du passage d’un
mode de description à l’autre se pose alors en ces termes : disposant de la
234 CHAPITRE 6. MODÉLISATIONS NUMÉRIQUES

connaissance complète des positions et des vitesses des particules, fournie,


par exemple, par une simulation numérique, comment définir des variables
thermodynamiques classiques4 ρ, v et T ?
De manière symbolique :

 
½ ¾  ρ 
xi ?
⇔ v
ui  
T
Il est clair que l’on peut imaginer différentes réponses, plus ou moins
réalistes, à cette question. Nous exposons ci-dessous une technique [?] qui a
le mérite d’être assez intuitive et qui est basée sur la définition du ”halo”.
Ce halo, qui est la clef du passage milieu discret→milieu continu, est défini
par une fonction qui, en quelque sorte, étale le centre de masse de chaque
particule dans un volume plus grand que celle-ci, de telle sorte que les halos
de deux particules voisines peuvent se recouvrir, fournissant ainsi un passage
continu de l’une à l’autre. Cette fonction halo h(r) doit répondre à plusieurs
conditions :

Z ∞
h(r)2πrdr = 1 (6.1)
0

h(r) → 0 si r→∞ (6.2)

h(r) ≥ 0 (6.3)
L’équation 6.1 donne une condition de normalisation (ici en 2D), la con-
dition 6.2 rend compte de la localisation du halo autour de la particule et
l’inéquation 6.3 assure que la densité ρ et la température T seront bien des
quantités positives. Pour simplifier, on utilise une fonction halo de forme
gaussienne telle que :

1 r2
h(r) = exp(− )
2πσ 2 2σ 2
où σ est plus grand que le diamètre d des particules (par exemple σ = 6d)
et contrôle l’extension du halo. On peut alors définir la densité macro-
scopique ρ, la vitesse macroscopique v et la température T à l’aide des trois
équations enchaı̂nées suivantes :
4
Nous avons déja vu au paragraphe 4.2.1 une définition de la température granu-
laire comme le moteur de l’agitation thermique (par vibration) autorisant le dépiégeage
nécessaire au déclenchement des avalanches. Il n’est absolument pas prouvé que cette
définition s’identifie à celle que nous évoquons dans ce paragraphe.
6.2. SIMULATION COLLISIONNELLE 235

N
X
ρ(x) = m h(|xi − x|)
i=1
XN
ρ(x)v(x) = m ui h(|xi − x|)
i=1
XN
u2i v 2 (x)
ρ(x)T (x) = m h(|xi − x|) − ρ(x)
2 2
i=1

où N est le nombre de particules de la simulation. La définition de telles


quantités macroscopiques, continues dans l’espace et dans le temps, autorise
le calcul des gradients correspondants et, donc, la modélisation avec les
variables thermodynamiques habituelles.

6.2 Simulation collisionnelle


6.2.1 Introduction
Comme nous l’avons déjà vu au chapitre 3, l’approche gérée par les
événements (ED) consiste à établir une équation générale de la dynamique
du problème (par exemple une équation de Newton, modélisée en utilisant
les équations du paragraphe 2.2.2 ) et, connaissant le couple {vi , xi } pour
chaque particule et lors de chaque événement, à prévoir, par résolution
numérique des équations, la séquence des événements suivants. Ensuite, on
sélectionne le plus proche, et ainsi de suite. Nous avons, au paragraphe 3.2.1,
donné un exemple d’application de cette technique de simulation à base de
sphères dures avec l’étude d’un empilement 1D de sphères vibrées. Nous
avons vu plus loin le résultat de l’application de cette technique à l’étude
des problèmes de décompaction et d’autoorganisation (paragraphe 3.2.4).
Nous n’y reviendrons pas et nous renvoyons le lecteur à la lecture de ces
paragraphes qui serviront d’introduction pour celui-ci. Nous nous limiterons
ici à la description d’une procédure destinée à contourner les problèmes
d’accumulation que nous avons évoqués plus haut.

6.2.2 Procédure LRV en 1D


La procédure LRV (en anglais, Largest Relative Velocity) est utile [?]
lorsque, dans un système multiparticulaire, les grains parviennent au con-
tact l’un de l’autre au cours d’une phase de leur dynamique et constituent
ce que nous avons appelé des blocs. La mise en œuvre de cette technique est
d’un grand intérêt car elle permet de s’affranchir des problèmes de diver-
gence des temps de calcul qui surviennent, au cours de la simulation, lorsque
les particules (sphères dures) restent en contact. On peut donc considérer
236 CHAPITRE 6. MODÉLISATIONS NUMÉRIQUES

qu’il s’agit là d’un algorithme utilisant une procédure logique quelque peu
prédictive5 , et destinée à accélérer un calcul qui pourrait, sans cela, devenir
exagérément long. Le dessin suivant donne une représentation schématique
d’une telle situation.

choc
3

Trajectoires de cinq sphères, initialement groupées en deux blocs, pour ε = 0, 8.


On considère cinq sphères, initialement regroupées en deux blocs de trois
et deux particules, entrant en collision. La question élémentaire à laquelle
nous devons répondre est la suivante : quelle est la trajectoire des cinq billes
après la collision binaire bloc-bloc ? Les sphères se regrouperont-elles au
sein d’un seul bloc ? Si, par contre, elles se séparent, comment le feront-
elles ? Pour résoudre ce problème, il est tout d’abord utile de se rappeler la
définition d’un bloc en termes de simulation numérique : nous dirons que
deux particules venant en contact constituent un bloc si leur vitesse relative
est plus petite qu’une valeur fixée à l’avance vc , choisie en fonction des
performances de l’ordinateur. En pratique, nous calculons à chaque instant
déterminé par la logique du processus collisionnel (ED) les différences des
vitesses des particules d’indices adjacents. Soit ∆vi = vi−1 −vi les différences
de vitesse entre toutes les paires de particules d’un bloc. Les objets pour
lesquels ∆vi < 0 n’entrent pas en collision, tandis que ceux pour lesquels
∆vi > 0 sont susceptibles de le faire. La procédure LRV fonctionne de la
manière suivante :
— Nous choisissons la plus grande valeur de ∆vi (soit ∆vj = max(∆vi ))
parmi celles que nous avons calculées au moment de la collision et nous
faisons entrer en collision les deux particules (j, j − 1) concernées.
— Le calcul itératif utilisant les matrices de collision rappelées au para-
graphe 3.2.1 est effectué, mettant ainsi à jour le jeu des vitesses ∆vi .
5
Cette démarche prédictive est assez fréquemment utilisée en simulation numérique.
Elle consiste à contourner un point d’accumulation du calcul où le programme tourne
indéfiniment, par une prédiction sur l’état du système à la fin du processus qui a con-
duit à la boucle. Les simulateurs utilisent assez souvent et plus ou moins ouvertement ce
type d’astuce pour accélerer l’obtention d’un résultat. Il faut évidemment s’assurer que la
prédiction est bien correcte avant d’utiliser ce procédé.
6.3. SIMULATION MD (DYNAMIQUE MOLÉCULAIRE) 237

— Les deux étapes précédentes sont répétées jusqu’à ce que toutes les
différences de vitesse ∆vi soient plus petites que vc .
On peut montrer expérimentalement, c’est-à-dire dans le cas présent
par simulation numérique et en utilisant la procédure LRV ou non, que
ce type de méthode prédictive conduit effectivement au même résultat
que la méthode ED classique.

6.3 Simulation MD (dynamique moléculaire)


Les méthodes dites MD (dynamique moléculaire) bénéficient d’une bib-
liothèque considérable d’algorithmes mis au point et testés par la résolution
de nombreux problèmes de dynamique moléculaire. On peut raisonnable-
ment considérer que, du point de vue de la technique de simulation, cette
méthode est parvenue à maturité, ce qui en fait un outil irremplaçable pour
aborder les problèmes de dynamique des matériaux granulaires, à condi-
tion toutefois que certaines précautions soient prises concernant les échelles
de temps et de distance du problème. Cette méthode utilise le concept de
sphères molles et un mode de calcul séquentiel. Ainsi, le temps de choc
tc n’est pas nul et c’est bien là que réside la différence essentielle avec la
méthode ED. Dans son principe, la méthode MD conduit la résolution, pas
à pas, des équations maı̂tresses qui gèrent les variations de la quantité de
mouvement et du moment angulaire des particules au cours des chocs.
On doit résoudre les équations vectorielles suivantes :

Z tc
∆p = ∆(mv) = mv − mv0 = Fmc dt (6.4)
0
Z tc
∆(Iω) = Iω − Iω 0 = r × F dt
0

dans lesquelles I est le moment d’inertie du solide autour de l’axe de


rotation, r est le bras sur lequel s’exerce la force F provoquant la variation
du moment de rotation et Fcm est la composante de la force agissant au
centre de masse. Ici encore, la procédure est inverse de celle que nous avons
décrite pour les simulations ED dans lesquelles nous posions, au départ, les
équations gérant les échanges de quantité de mouvement (telles que, par ex-
emple, 2.2 et 2.3). Dans le cas présent, la résolution complète des équations
6.4 requiert la connaissance détaillée des forces F et Fmc et de leurs varia-
tions en fonction du temps, ainsi que celle du temps de choc tc . Il apparaı̂t
alors que le préalable incontournable à la mise en place d’une simulation
en dynamique moléculaire, est la modélisation aussi exacte que possible des
forces de restitution élastique et des forces liées au frottement qui intervi-
ennent lors des collisions, ou des contacts, des particules entre elles. Nous
avons déjà insisté et à plusieurs reprises au cours des chapitres précédents
238 CHAPITRE 6. MODÉLISATIONS NUMÉRIQUES

(voir, en particulier, le paragraphe 3.1.1) sur la difficulté inhérente à cette


modélisation. Qu’il s’agisse des indéterminations propres à l’équilibre des
forces dans un édifice granulaire, qui dépendent de l’histoire de l’empile-
ment, ou bien, plus directement, des limitations dues à notre connaissance
imparfaite des interactions de contacts solide-solide, ce problème est diffi-
cilement soluble. Néanmoins, il est possible de mettre en œuvre des jeux
d’équations qui permettent dans une large mesure de décrire les forces mo-
bilisées lors des interactions particule-particule. Compte tenu des remarques
précédentes, on ne doit pas s’étonner de la multiplicité et de la diversité des
équations proposées par les chercheurs qui ont réfléchi sur cette modélisation.
De ce point de vue, le processus est assez identique à celui que nous avons
déjà rencontré au paragraphe 4.2.2, lors de l’étude des diverses dépendances
des forces de frottement avec la vitesse, F (v).
C’est le but des paragraphes suivants que d’examiner les divers types
de comportements que l’on peut rencontrer lorsque l’on cherche à modéliser
les forces de contact F et Fmc et de résoudre explicitement les équation
maı̂tresses 6.4.

6.3.1 Forces élastiques et forces de frottement


Equations linéaires et non linéaires
On considère [?] un jeu de N particules sphériques homogènes de diamètres
di , i ∈ [1, N ]. On a, bien entendu, di = d ∀i pour un jeu de particules
monodispersées. On peut, sans difficulté, envisager le cas où la distribution
des diamètres di est centrée autour d’une valeur moyenne d, avec une distri-
bution homogène (par exemple gaussienne) de largeur < ∆d. Soit rij la dis-
tance des centres de deux particules d’indice i et j. On traduit les conditions
de Signorini, classiques en matière de mécanique des contacts (paragraphe
6.4), en écrivant que les forces de contact seront mobilisées si et seulement
si di + dj < 2rij . Dans l’hypothèse où cette condition est remplie, c’est-à-
dire lorsque les centres des deux particules sont rapprochés d’une distance
inférieure à la somme de leurs rayons, on peut écrire que trois forces de con-
tact sont mobilisées, au moins dans une première approche où on néglige les
moments de rotation. On mobilise ainsi, en notation vectorielle contractée :
— Une force de restitution élastique liée à l’énergie élastique stockée pen-
dant l’interpénétration des deux particules :
µ ¶
(i) 1
fel = −K (di + dj ) − rij nij (6.5)
2

où nij est le vecteur porté par la droite reliant les centres des particules.
C’est simplement l’équation habituelle de déformation d’un ressort de
rigidité K. A l’évidence, cette équation linéaire est irréaliste en ce
sens qu’elle est incompatible avec le modèle de pénétration de Hertz
6.3. SIMULATION MD (DYNAMIQUE MOLÉCULAIRE) 239

(paragraphe 2.2.2) qui prévoit une dépendance en puissance 3/2 de


la force pressante avec la distance de pénétration. C’est dans le but
d’introduire cette non-linéarité qu’on écrit plutôt l’équation précédente
sous la forme :

µ ¶1+β
(i) 1
fel = −K (di + dj ) − rij nij (6.6)
2

où on prendra β = 1/2 pour se ramener au modèle de Hertz (2.2.2) et


β = −1/2 pour rendre compte de l’effet de croûte molle (paragraphe 2.2.2).
— Une force de friction résistante à la rupture des contacts, jouant le rôle
dissipatif des forces de friction dynamique d’Euler-Coulomb, que l’on
écrit sous sa forme générale en distinguant deux composantes :
Une composante normale :

fn(i) = −2Dn mij (vij .nij ) nij (6.7)

Une composante tangentielle :



(i)
ft = −2Dt mij (vij .tij ) tij (6.8)

dans lesquelles mij est la masse réduite des deux particules en présence
et tij le vecteur tangent au contact, c’est-à-dire le vecteur perpendic-
ulaire (tourné dans le sens positif) au vecteur nij . Dn et Dt sont des
coefficients de dissipation caractérisant la rupture des contacts suivant
la normale et la tangente aux surfaces des sphères au point de contact.
Ici encore, l’approximation linéaire décrite par les équations 6.7 et 6.8 se
révèle parfois insuffisante et on peut écrire, par exemple, une équation non
linéaire sous la forme condensée suivante :

µ ¶γ
1
fn(i) = −2Dn mij (vij .nij ) (di + dj ) − rij nij
2

toujours valable lorsque 12 (di + dj ) − rij > 0.


Il est fondamental de comprendre que les processus de dissipation que
l’on introduit dans ces équations pour modéliser les frottements sont, par na-
ture, dynamiques. De fait, ces équations ne peuvent rendre compte des forces
de frottement statique de Coulomb. Cette modélisation, comme d’ailleurs la
technique ED que nous avons vue ci-dessus, concerne exclusivement l’anal-
yse de la dynamique des empilements granulaires.
240 CHAPITRE 6. MODÉLISATIONS NUMÉRIQUES

Représentations mécaniques des équations et effets d’hystérésis

Les équations précédentes, présentées ici de façon heuristique, peuvent


revêtir une forme imagée qui permet de donner un sens aux paramètres que
nous avons introduits plus haut. Le cas le plus simple est représenté par un
modèle à ressort (pour rendre compte de la restitution de la force élastique)
couplé à un amortisseur linéaire6 .

K
x D
ressort
amortisseur

Modélisation de l’interaction de contact par le système ressort-amortisseur couplés. Le


paramètre D traduit l’amortissement introduit par un petit récipient couplé à une des
sphères et rempli d’un liquide visqueux dans lequel se meut un piston entrainé par
l’autre sphère.

Comme nous l’avons fait remarquer plus haut, cette modélisation élémentaire
ne permet pas de rendre compte de la subtilité des interactions de contact et,
en particulier, des déformations plastiques qui accompagnent fréquemment
la pénétration énergique de deux sphères en collision. Il a été proposé des
variantes imagées [18] du modèle ressort-amortisseur, destinées à reproduire
le phénomène de plasticité que nous avons mentionné au paragraphe 2.2.2.
Une représentation est dessinée ci-dessous à titre d’exemple. On peut don-
ner libre cours à son imagination dans ce domaine à condition de garder à
l’esprit les limitations intrinsèques de ce type de modélisation mécanistique
qui reste, à bien des égards, assez éloignée de la réalité.

6
LSD (linear spring dashpot en anglais). On parle aussi des PLS (partially latching
spring models) que l’on verra ci-dessous.
6.3. SIMULATION MD (DYNAMIQUE MOLÉCULAIRE) 241

F maximum

force normale
1
K2- K
1

K
K 1 K2
1 cliquet
échappement

2
élongation normale α0 α

Modélisation du phénomène de plasticité utilisant un système de ressorts couplés dont


l’un est doté d’un mécanisme d’échappement.

La partie droite de ce dessin reproduit, de manière explicite, le modèle


utilisé. Le ressort de raideur K1 se trouve mobilisé lors de la compression
ou de la pénétration des deux sphères entrant en collision. Dans la figure de
droite, qui reproduit un diagramme force-élongation, on suit le segment de
droite de pente K1 jusqu’au point d’abscisse α. Lors de la décompression,
le mécanisme d’échappement introduit une raideur plus grande et égale à
K2 et l’on suit le segment de droite aboutissant au point d’abscisse α0 .
Cette décompression laisse donc les deux sphères dans un état déformé à
pression nulle, ce qui est bien compatible avec le mécanisme de plasticité. Le
passage d’un cran du cliquet de l’échappement permet de parcourir différents
secteurs triangulaires de taille de plus en plus réduite au fur et à mesure que
l’on comprime, comme on l’indique sur le dessin. La limite de plasticité,
c’est-à-dire la force pour laquelle on entre en régime plastique, est indiquée
par le premier cran de l’échappement. Si l’on exerce une force inférieure à
cette limite, on reste en régime élastique avec une raideur K1 . Au-delà, on
mobilise, en parallèle et pour la décompression, le ressort de raideur K2 −K1 .
Notons encore une fois que ce modèle ne rend pas compte du régime non
linéaire de pénétration de Hertz.

6.3.2 Modélisation MD des collisions

Dans ce paragraphe et dans un but pratique, nous allons établir et dis-


cuter les équations gérant les chocs de deux particules tout d’abord dans le
contexte d’un modèle élastique linéaire, puis nous examinerons la modélisation
en régime élastique non linéaire7 .

7
Pour rester dans les limites imposées, on ne discutera pas ici les modélisations
numériques proposées par Taguchi qui introduit dans les équations figurant dans cette
section, une source de dissipation de type visqueux [65][66].
242 CHAPITRE 6. MODÉLISATIONS NUMÉRIQUES

Modélisation linéaire d’une collision binaire


Nous considérons le cas simple de la collision de deux particules se ren-
contrant suivant la droite qui passe par leurs centres, c’est-à-dire en collision
frontale. L’équation différentielle gérant la variable x, qui représente la dis-
tance entre les surfaces des deux particules d’indices i et j, s’écrit :

.. f (i) f (j)
x= −
mi mj

(i) (i)
avec f (i) = fel + fn . En effet, seule la force normale intervient dans le
cas de la collision frontale. L’équation précédente n’est valable que lorsque
x = 1/2(di + dj ) − rij est positive. On obtient ainsi :

.. .
x +µ x +ω 20 x = 0 (6.9)

où µ est un coefficient décrivant le terme de dissipationpque nous avons


introduit ci-dessus (équation 6.7) ; ici, µ = Dn et ω 0 = K/mij où mij
est toujours la masse réduite des deux particules. La solution immédiate de
cette équation d’oscillateur amorti est donnée sous la forme :

v0 ∼
x(t) = ∼ e−µt sin ω t (6.10)
ω
et la vitesse de variation de la distance x est donnée par :

. v0 ∼ ∼ ∼
x (t) = ∼ e−µt (−µ sin ωt + ω cos ωt) (6.11)
ω

où v0 est la vitesse relative
p avant la collision et ω la pulsation de l’oscil-
lation amortie qui vaut ω20 − µ2 . Le temps de contact tc est donné par :
tc = ∼π = √ π
2
ω (K/m)−(D/m)
Il est atteint quand x(tc ) devient négatif. Dans cette modélisation, tc est
indépendant de la vitesse relative des particules. On peut définir l’équivalent
du coefficient de restitution ε que nous avons rencontré au paragraphe 2.2.2
en écrivant que :

.
x (tc )
ε=− .
x (0)

ce qui donne :
6.3. SIMULATION MD (DYNAMIQUE MOLÉCULAIRE) 243

µ ¶
πµ D
ε = exp(− ∼ ) = exp − tc
ω 2m

Cette équation montre que c’est bien l’introduction du terme dissipatif


Dn (ou µ) qui permet de rendre compte de la perte de quantité de mouve-
ment au cours du choc. On observe que le coefficient de restitution est ici
indépendant de la vitesse relative des particules.
On peut maintenant calculer la profondeur de pénétration maximale
xmax à partir des équations 6.10 et 6.11, comme nous l’avons fait dans le
modèle de Hertz (paragraphe 2.2.2). On trouve, en annulant la vitesse de
.
pénétration x (t) au temps tmax :


v0 −µtmax ∼ v0 − ∼µ ω
xmax = ∼ e sin ω tmax = e ω arcsin( )
ω ω0 ω0

Si le système est peu dissipatif (par exemple si ε ≥ 0.9), ω 0 À µ et on


a, comme dans le cas du modèle de Hertz, tmax = 2tc et alors :

v0
xmax =
ω0
On trouve une dépendance linéaire de la pénétration avec la vitesse rel-
ative des particules. C’est donc un résultat sensiblement différent de celui
du modèle de Hertz (paragraphe 2.2.2) qui prévoit une faible dépendance
de la profondeur de pénétration avec la vitesse relative des particules (en
−1/5
v0 ). On observe que ce modèle d’élasticité linéaire conduit à une diver-
gence profonde par rapport à la physique réelle des chocs8 . Il apparaı̂t donc
nécessaire de mettre en œuvre une modélisation plus réaliste tenant compte
de l’interaction non-linéaire de contact. C’est ce que nous allons voir dans
le paragraphe suivant.

Modélisation non linéaire d’une collision binaire


En utilisant les notations précédentes, on établit l’équation différentielle
suivante qui est une généralisation de 6.9 :

.. .
x +2µ xxγ +ω20 x1+β = 0
8
On pourrait penser, à tort, que ce modèle simple, basé sur le couple ressort-
amortisseur, est inutilisable. En réalité, on montre qu’à partir du moment où on introduit
un temps de contact tc raisonnable, c’est-à-dire réaliste du point de vue de la physique
des matériaux en présence, les simulations MD utilisant ce type de modèle conduisent à
des résultats relativement satisfaisants.
244 CHAPITRE 6. MODÉLISATIONS NUMÉRIQUES

qui peut être écrite [31] sous une forme plus classique :

³ x ´γ µ ¶β
.. . x
m x +ηd x +Ed x=0 (6.12)
d β
où E dépend du module d’Young et du coefficient de Poisson des matériaux
et η de la compression et aussi de la viscosité par rapport au cisaillement.
Remarquons, en passant, que le terme dissipatif de cette équation corre-
spond à une interaction purement viscoélastique. Cette équation ne rend
donc pas compte de déformations plastiques, de déformations permanentes
ou de dissipation de l’excitation vibrationnelle par des phonons, comme nous
l’avons évoqué lors de l’étude du modèle de Hertz au paragraphe 2.2.2.
Il est utile de considérer quelques cas particuliers, selon les valeurs des
exposants β et γ.
— β = 0 et γ = 0 reproduisent les conditions de l’interaction linéaire
décrite par l’équation 6.9.
— β = 1/2 et γ = 0 reproduisent la situation décrite par l’équation de
Hertz ainsi qu’on pourra l’établir par un calcul simple que nous laissons
à titre d’exercice.
— β = 1/2 et γ = 1/2 reproduisent une situation généralisée [67] (modèle
de Kuwabara et Kono) par rapport à celle de Hertz dans laquelle on in-
troduit une compression viscoélastique en complément de l’interaction
élastique du modèle classique où la non-linéarité provient des condi-
tions purement géométriques de la pénétration.
On a certainement perçu, à la lecture des paragraphes précédents, que la
modélisation des interactions de contact lors des collisions particule-particule
est loin d’être simple. Comme nous l’avons écrit plus haut, la physique des
interactions de contact est intrinsèquement complexe et encore assez mal
connue. De plus, la pratique de la simulation numérique est assez délicate,
car elle se doit de respecter soigneusement les échelles de temps (temps de
choc, vitesses relatives, temps de vol libre, etc.) de la réalité physique, sous
peine de conduire à des résultats irréalistes. Nous reproduisons ci-dessous,
à titre pédagogique, la description d’un effet artificiel [31] que l’on peut
rencontrer dans une modélisation utilisant des sphères molles. Cet effet,
appelé ”effet de détachement” parce qu’il provoque la séparation artificielle
et non physique de particules en collisions multiples, peut être vu aisément
en reprenant le modèle simple du paragraphe 3.2.1 sur le comportement d’un
empilement unidimensionnel de billes sphériques excitées par une vibration
verticale sinusoı̈dale.

L’effet de détachement
Cet effet, observable dans des situations diverses, uni et pluridimension-
nelles, résulte en fait d’une imperfection de modélisation dans une situa-
6.3. SIMULATION MD (DYNAMIQUE MOLÉCULAIRE) 245

tion délicate où la séparation des sphères est de l’ordre de grandeur de la


pénétration. De manière intuitive, en nous souvenant des remarques que
nous avions faites au sujet de la mise en œuvre de la procédure LRV (para-
graphe 6.2.2), nous concevons aisément qu’une telle situation peut conduire
à une prédiction numérique erronée. Afin de faire voir cette difficulté, nous
définissons un coefficient de restitution effectif εef f , toujours dans l’esprit
du paragraphe 2.2.2, en utilisant l’équation suivante :

s
Ef
εef f =
E0

où Ef et E0 représentent respectivement l’énergie cinétique finale (c’est-


à-dire après un choc) et l’énergie cinétique initiale. Il est utile de choisir
une variable convenable pour gérer ce problème. L’expérience (numérique)
montre que le rapport σ = s0 /v0 tc , où s0 représente la séparation initiale
des sphères en collision répond à ce critère. On observe, en effet, que la
fonction représentée ci-dessous et qui montre la dépendance de εef f avec σ
est “universelle” en ce sens que les résultats obtenus en simulation numérique
MD, pour un grand nombre de valeurs différentes de tc (variant d’un facteur
1000) et v0 (variant d’un facteur 400), s’alignent tous sur la même courbe.

ε MD
effectif

0.5
ED-LRV

0
-6 -4 -2 0 2
log σ

Dépendance du coefficient de restitution effectif en fonction du logarithme du rapport


s0 /v0 tc . La ligne horizontale à εef f ' 0, 34 montre le résultat de la procédure ED-
LRV décrite au paragraphe 6.2.2. Ces résultats sont obtenus pour dix billes en
apesanteur en collision avec une paroi figée. Ici d =1milliètre, ε(vrai) = 0, 9,
tc = 0, 0022 et v0 = 0, 03.
Cette courbe montre un changement brutal du comportement de la
colonne de sphères lorsque la séparation entre les sphères devient égale à la
distance parcourue par une bille lancée avec la même vitesse initiale pendant
le temps du choc. Lorsque la séparation entre les objets en collision devient
trop petite, on observe que le coefficient de restitution effectif de la colonne
246 CHAPITRE 6. MODÉLISATIONS NUMÉRIQUES

est très proche de un. Autrement dit, cette modélisation est en contradiction
flagrante avec l’expérience et avec la théorie qui prévoit que le coefficient de
restitution effectif est une fonction décroissante du nombre de particules.
En effet, on trouve ici que le coefficient εef f est égal ou supérieur à celui
d’une seule sphère (ε = 0, 9). La colonne apparaı̂t donc comme beaucoup
trop ”élastique”, ce qui, du point de vue pratique, conduit à une séparation
artificielle des particules en collision. En revanche, lorsque la distance ini-
tiale entre les particules est suffisamment grande (σ > 1), on observe que
la modélisation en dynamique moléculaire reproduit fidèlement les résultats
de la méthode ED. Notons aussi que cette dernière technique, utilisant la
procédure LRV, indique correctement l’indépendance de εef f avec σ. C’est
cette décompaction artificielle qui est à l’origine de l’appellation ”effet de
détachement” dont on perçoit bien la signification en examinant la figure
suivante.

Z(t) MD ED

0.1mm

0
0.5 msec. 0.5 msec.

Trajectoires Z(t) des centres de dix particules sphériques en modélisation MD (à


gauche) et en modélisation ED (à droite). Le modèle numérique MD utilise les exposants
β = 1/2 et γ = 0 (modèle de Hertz) . On a pris ε = 0, 86 et tc = 6 × 10−6 seconde
pour une collision binaire avec la vitesse v0 = −0, 2 mètres par seconde et s0 = 0. La
modélisation ED est effectuée avec les mêmes valeurs des paramètres fondamentaux.
On observe bien ici l’importance de l’effet de détachement lorsque les par-
ticules sont initialement en contact. Si, maintenant, on part d’une situation
dans laquelle les sphères sont séparées par des distances de l’ordre de 0, 01
millimètre, on voit que les deux simulations conduisent à des résultats pra-
tiquement identiques, comme indiqué sur la figure précédente. Il existe aussi,
par ailleurs, un autre effet [?], parallèle à l’effet de détachement, nommé “ef-
fet de rupture de frein 9 ” qui apparaı̂t, pour des raisons profondes identiques,
lorsque deux particules viennent en collision tangentielle. On observe que la
simulation MD introduit un freinage moins important que celui que l’on
trouve avec une modélisation mécanistique plus réaliste.
Une remarque de portée générale peut servir de conclusion à cette brève
9
”Brake failure effect” en anglais.
6.4. SIMULATION EN DYNAMIQUE DES CONTACTS 247

étude de la modélisation par simulation numérique MD, remarque d’ailleurs


valable pour l’ensemble des techniques de simulation de matériaux gran-
ulaires : les modélisations des comportements dynamiques d’ensemble de
particules en collision donnent des résultats convergents lorsque ces partic-
ules sont, la plupart du temps, suffisamment éloignées les unes des autres
et que le comportement dynamique du système peut être modélisé par une
succession de collisions binaires. Lorsque plus de deux particules viennent
au contact, des problèmes peuvent se poser : s’agit il de chocs binaires,
ternaires ? de blocs compacts ? La réponse est d’emblée difficile, même du
simple point de vue de la physique, et les modélisations, aussi bien ED
(catastrophe inélastique, paragraphe 3.2.1) que MD (effet de détachement),
subissent gravement le contrecoup de cette indétermination fondamentale.
Comme nous l’avons fait remarquer au paragraphe 3.1.1, et à défaut de
connaı̂tre le détail des interactions à l’échelle microscopique, nous pouvons
nous trouver dans l’incapacité de prévoir le comportement dynamique d’un
simple empilement de trois particules qui sont presque en contact les unes
avec les autres.

6.4 Simulation en dynamique des contacts


Cette méthode [68][?] qui a connu récemment des succès remarquables
en matière de simulation de la dynamique d’empilements, est basée sur des
travaux fondamentaux en mécanique des contacts. Prenant en compte le
fait indubitable que la physique des matériaux granulaires est essentielle-
ment gérée par la mécanique des contacts, la technique que nous allons
brièvement exposer ci-dessous vise à introduire une description aussi ex-
acte que possible de ces interactions solide-solide dans la limite et dans l’e-
sprit des considérations développées au chapitre 2. D’autre part et comme
nous l’avons fait remarquer, les méthodes ED et MD, qui sont essentielle-
ment dynamiques, s’accommodent très mal de la description des interac-
tions de contact prolongées, autrement dit, elles s’avèrent inopérantes pour
la modélisation de la statique des empilements. Il est donc tentant d’affiner
notre modélisation dans cette matière. Or, et comme nous l’avons vu dans
les chapitres précédents, les effets de frottement solide introduisent, tout à
la fois, une indétermination des forces de contact (paragraphe 3.1.1) et des
dynamiques particulières de type stick-slip (paragraphe 2.2.1), qui révèlent
la discontinuité des forces résistantes lorsque l’on cherche à déplacer tangen-
tiellement deux solides en contact. On peut penser, à juste titre, que cette
irrégularité des forces de contact joue un rôle important dans la dynamique
des matériaux granulaires.
Cependant, du fait même de la nature discontinue des forces de contact,
on observe qu’il est impossible d’écrire, en toute rigueur, une relation simple
.
du type T = f (vt , v t ) caractérisant la dépendance de la force de résistance
248 CHAPITRE 6. MODÉLISATIONS NUMÉRIQUES

tangentielle avec la vitesse relative et l’accélération des objets en contact.


On conçoit aisément que cela constitue un obstacle majeur pour un traite-
ment numérique exact de ce type de problème. C’est la raison pour laquelle
plusieurs chercheurs ont proposé des solutions de “régularisation” de ces
deux lois de contact. Le dessin ci-dessous illustre cette démarche.

T N
µN

0 0
V D

−µ N
T
N
µN

0 0
V D

−µ N

Dessin de droite : conditions de Signorini. D est la distance entre les points de contact,
T et N sont les forces tangentielles et normales. A gauche, représentation de la loi de
frottement sec. Les dessins du bas représentent des formes régularisées des lois
irrégulières de Coulomb et de Signorini. La forme régularisée de la loi de Coulomb
correspond ici à une interaction visqueuse au voisinage du contact, tandis que celle de la
condition de Signorini suppose une réaction élastique lorsque les solides se rapprochent
l’un de l’autre.

Il est utile d’examiner ici et avec quelques détails la nature de cette


irrégularité. Nous allons considérer trois situations.
— Comme nous le savons, la loi de frottement sec présente une irrégularité,
ou plus exactement une indétermination (si on ne connaı̂t pas l’his-
toire du contact), lorsque les forces de contact ne sont pas mobilisées
et lorsque la vitesse tangentielle relative au contact est nulle. C’est-à-
.
dire que si vt = 0 et vt = 0, la force de résistance tangentielle peut
prendre n’importe quelle valeur comprise entre µs N et −µs N. Dans
cette situation, le frottement statique compense exactement les autres
.
forces appliquées au contact en conservant vt = 0.
.
— Si maintenant on exerce une force tangentielle suffisante (vt 6= 0), le
contact va céder. Cependant, avant de se mettre en mouvement, c’est-
.
à-dire tant que vt = 0, on a l’égalité : T = −µs N sign(v t ). C’est la
situation dans laquelle les forces de contact sont mobilisées.
— Le contact est glissant si vt 6= 0 et, dans ce cas, T = −µd N sign(vt ).
6.4. SIMULATION EN DYNAMIQUE DES CONTACTS 249

On peut effectuer la même analyse des conditions de Signorini en con-


sidérant que l’on a affaire à des objets durs, c’est-à-dire impénétrables dans
le sens que nous avons donné plus haut, en écrivant que :

.
— Lorsque vn = vn = 0, la force normale s’opposant à la pénétration
peut avoir n’importe quelle valeur N ≥ 0.
.
— Le contact est rompu à l’instant où vn = 0 et v n > 0. Dans ce cas, la
force N doit s’annuler.

On observe ainsi que les conditions de Signorini présentent un type


d’irrégularité analogue à celle de la loi de Coulomb.
Il est intéressant d’essayer de retrouver10 , à partir des schémas représentatifs
des lois irrégulières de Coulomb et de Signorini, les indéterminations que
nous avons rencontrées à plusieurs reprises au cours des chapitres précédents.
Les équations fondamentales de la dynamique d’un système binaire de
particules de masse réduite mred en interaction de contact11 , projetées sur
les axes principaux au point de contact, s’écrivent :

.
N = mred vn + Φn
.
T = mred vt + Φt

où Φt et Φn sont les composantes normale et tangentielle de la force de


réaction liée au mécanisme de friction. Ces deux composantes dépendent du
mode de contact entre les particules mais pas des forces extérieures, puisque
nous avons volontairement séparé les deux contributions. On peut donner
une idée de l’unicité (ou de la non-unicité) des solutions de ces équations
générales en se plaçant dans un référentiel lié au point de contact des deux
particules considérées. Dans ce référentiel, les équations fondamentales sont
représentées par des droites de pente positive qui rencontrent les graphes des
représentations de Signorini en un seul point. On a donc affaire à une solution
unique. Le problème est un peu plus compliqué dans la cas du frottement sec.
En effet, comme on peut le voir sur le dessin suivant, l’unicité de la solution
dépend des conditions de l’expérience et de la modélisation du frottement
de Coulomb.

10
On trouvera une excellente analyse de ces problèmes de mise en équation et
d’indétermination dans la référence [69] à laquelle on renvoie le lecteur pour plus de détails.
11
On néglige ici les moments de rotation des particules qui pourront être introduits
sans difficultés dans ces équations mais qui ne changent rien aux considérations que nous
développons dans ce paragraphe.
250 CHAPITRE 6. MODÉLISATIONS NUMÉRIQUES

statique

dynamique dynamique
T µ sN T
µN µdN

0 0
V V

−µ N −µ d N
µs N

Ce schéma permet de voir que :


— Dans le cas où le frottement sec est modélisé par un seul coefficient µ =
µs = µd , et pour une interaction dynamique, l’unicité de la solution
est assurée.
— Dans le cas d’une interaction statique, la droite représentant l’équation
fondamentale est verticale. On travaille dans la zone dans laquelle la
solution est indéterminée ou multivaluée.
— Dans le cas où le frottement sec est modélisé par deux coefficients de
frottement, µs > µd , la droite représentant l’équation peut rencontrer
le graphe de Coulomb en deux points distincts. La solution dynamique
n’est pas unique. La solution choisie par le système dépend alors de
son histoire, et on peut ainsi obtenir un comportement hystérétique
tout à fait dans l’esprit des considérations que nous avions développées
aux paragraphes 3.1.1 et 2.3. Il s’agit d’ailleurs là d’une caractéristique
reconnue et générale des édifices mécaniques, étudiée en analyse des
structures [?].
On peut se demander, comme nous l’avons déjà fait (chapitre 3) et à la
lecture de ce qui précède, s’il est possible de modéliser exactement et cor-
rectement un édifice granulaire qui présente un grand nombre d’indéterminations
intrinsèques. Remarquons tout d’abord que les indéterminations provien-
nent fondamentalement de l’irrégularité de la force de résistance statique et
qu’elles peuvent être levées si on considère des modélisations régularisées
telles que celles qui sont schématisées dans le dessin précédent. D’autre
part, et en pratique, on contournera ces indéterminations en considérant
la statique comme une limite (v → 0) du problème dynamique. Ce type
d’argument peut être ainsi considéré comme une justification a posteriori
des méthodes MD et ED, qui sont fondamentalement dynamiques et s’af-
franchissent donc de ces types d’indétermination. Il est également essentiel
6.5. SIMULATION MC (MONTE-CARLO) 251

de ne pas oublier que nous n’avons considéré ici que des objets durs (au
sens des sphères dures des simulations ED), ce qui constitue une approx-
imation fondamentale, largement responsable des irrégularités des lois de
Coulomb et de Signorini. Comme on le sait, la nature même de la création
et de la rupture des microcontacts est loin de présenter des irrégularités
aussi brutales que celles qu’introduisent les lois de la mécanique que nous
venons d’exposer. Il est d’ailleurs tout à fait plausible que les lois régularisées
soient plus proches de la réalité que les lois irrégulières. Dans l’état actuel
de la question, on constate que les arguments que nous venons d’exposer,
et qui sont à la base de nombreuses simulations [69], conduisent à des
résultats généralement vérifiés par les expériences, à l’instar des simulations
ED et MD que nous avons décrites ci-dessus et de celles que nous allons
voir dans la suite de ce chapitre. On ne peut donc pas avancer d’argument
définitif concernant la pertinence de telle ou telle méthode de simulation. Il
est vraisemblable que certains aspects de la physique des matériaux granu-
laires puissent être rendus correctement par certaines méthodes et dans cer-
taines circonstances, tout en acceptant des hypothèses simplificatrices qui,
en d’autres circonstances, peuvent s’avérer catastrophiques. A défaut d’une
vision plus générale sur ces modélisations numériques, il serait imprudent
d’être catégorique sur cette question. Nous allons voir, dans la suite, deux
techniques de simulation basées sur la réalisation d’empilements qui peuvent
paraı̂tre un peu ”rustiques” en comparaison avec ce qui précède. Pourtant,
on constate ici encore que ces méthodes conduisent à des résultats vérifiés,
du moins tant que la géométrie des empilements est un facteur essentiel.

6.5 Simulation MC (Monte-Carlo)


Il existe une littérature abondante sur la méthode de Monte-Carlo et
il n’est pas question de commencer ici une discussion sur les tenants et
les aboutissants de cette technique utilisée dans la résolution d’un grand
nombre de problèmes de mécanique statistique, entre autres. En restant dans
le domaine des matériaux granulaires, nous nous proposons de montrer, à
partir d’un exemple simple [70][50][53] et célèbre qui est celui des ”noix
du Brésil”, c’est-à-dire de la ségrégation de taille de particules vibrées (voir
paragraphe 5.2), comment on peut apporter des solutions numériques à cette
importante question. Nous verrons un peu plus loin une autre approche, dite
de la descente la plus rapide, qui est basée sur une procédure d’empilement
assez différente et qu’il est utile de connaı̂tre en physique des matériaux
granulaires.
La première remarque qui s’impose pour introduire ce type de simulation
concerne le caractère séquentiel de ces méthodes d’empilement. En effet,
dans l’une ou l’autre des deux méthodes que nous allons voir, le facteur
temps est géré de telle manière que la succession des événements implique
252 CHAPITRE 6. MODÉLISATIONS NUMÉRIQUES

nécessairement une étape de relaxation entre les étapes de construction de


l’empilement. Il s’agit donc bien d’une procédure séquentielle du type de celle
que nous avons décrite pour la modélisation de l’automate cellulaire SOC
(paragraphe 4.2.1). On peut représenter symboliquement l’enchaı̂nement des
étapes successives sous la forme suivante :

préparation ⇒ relaxation ⇒ empilement ⇒ relaxation ⇒ etc.


Appelons T la période correspondant au cycle élémentaire de la séquence
empilement-relaxation.
Il est bon de réfléchir quelques instants aux implications et aux limi-
tations qu’impose une telle procédure, à la lumière des modélisations de
collisions et de comportement des empilements que nous avons considérées
dans les chapitres précédents. Tout d’abord, c’est une évidence, cette tech-
nique d’empilement ignore la dynamique des collisions. Sans sophistications
supplémentaires, elle ignore les problèmes liés à la mobilisation et à la dis-
sipation par frottement solide statique et (ou) dynamique. Il est donc clair
que cette méthode sera impropre à la description du comportement détaillé
de collections de particules en interactions collisionnelles fréquentes. Pour
être plus spécifique, désignons par τ 1 l’intervalle de temps séparant les deux
événements temporellement les plus proches de la dynamique de l’empile-
ment. En termes de modélisation ED d’une colonne 1D vibrée (paragraphe
3.2.1), c’est le temps qui s’écoule entre deux chocs successifs : il peut, comme
nous l’avons vu, être infiniment petit (catastrophe inélastique). La descrip-
tion de ce processus par la méthode MC impliquerait nécessairement que
T < τ 1 , si l’on veut percevoir le détail de la mécanique du système, ce
qui peut exiger un nombre d’étapes de calcul prohibitif. A l’inverse, ne pas
percevoir le détail de la mécanique à une petite échelle de temps risque de
faire sous-estimer les conséquences de la mécanique subtile des systèmes en
collisions multiples du type de ceux que nous avons considérés au cours de
chapitres précédents. On conçoit aussi que ceci revient à négliger ce qui se
passe à une petite échelle de longueur λ du système (typiquement de la
taille de la distance interparticulaire), et conduit, dans certaines situations,
à des résultats erronés. Il faut se souvenir que la méthode de Monte-Carlo
est une méthode d’empilement qui cherche des positions relaxées successives
d’un milieu granulaire. A l’image du processus élémentaire de calcul impli-
quant une succession d’étapes d’empilement et de relaxation, cette méthode
rendra effectivement compte de la physique des objets granulaires que l’on
excite plus ou moins périodiquement, à de grands intervalles de temps, et que
l’on laisse relaxer après chaque excitation12 . Moyennant ces précautions, ces
12
On pourrait reprendre ici la discussion du paragraphe 3.2.1 au sujet des périodes
d’excitation T et des temps de relaxation τ du système. On voit aussi que la méthode MC
s’appliquera, de préférence, aux matériaux de faible coefficient de restitution élastique ε,
tout simplement parce la relaxation qui succède à une excitation survient plus rapidement.
6.5. SIMULATION MC (MONTE-CARLO) 253

techniques d’empilement peuvent rendre de grands services [70], notamment


dans l’étude de la ségrégation de taille. Nous allons voir, dans le paragraphe
suivant, comment on effectue, en pratique, la suite des opérations nécessaires
à une simulation MC.

Technique MC d’empilement et de relaxation


La méthodologie [70][50] que nous décrivons brièvement ici a permis
une première approche numérique du problème des ”noix du Brésil”. Elle
a, par la suite, bénéficié de plusieurs améliorations [53] qui ont conduit
à des résultats en parfait accord avec les modèles topologiques que nous
avons exposés au paragraphe 5.2.1. Dans une première approche et à titre
pédagogique, nous allons suivre assez fidèlement la méthodologie classique
des simulations du type Monte-Carlo. Nous discuterons ensuite les particu-
larités de son application au problème spécifique des matériaux granulaires.
Considérons une collection de disques identiques de diamètre d. Remar-
quons que l’on peut ici, et sans ajouter à la difficulté du problème, modéliser
aisément un ensemble polydispersé, voire un empilement tridimensionnel.
Ces disques, supposés impénétrables, sont, au départ, disposés de manière
aléatoire dans un récipient vertical 2D et supposé sans parois13 , ce que l’on
réalise en pratique en utilisant des conditions cycliques pour les parois ver-
ticales (comme dans un récipient en anneau). La configuration initiale du
système de N disques est donc représentée par la coordonnée généralisée des
centres :


r= {r1 , r2 ....., rN }
³∼´
Ces disques ont pour énergie potentielle Eg r :

³∼´ XN
Eg r = mgzj (6.13)
j=1

où m est la masse d’un disque et zj son altitude. La méthode de Monte-


Carlo travaille ³
en ´analysant les probabilités P des différentes configurations
∼ ∼
r d’énergie Eg r . La thermodynamique nous apprend que :

 ³∼´ 
h ³∼´i 1 Eg r
P Eg r = exp − 
Q kT
13
C’est un point essentiel. En effet et comme nous l’avons vu aux chapitres 3 et 5,
les parois sont responsables des mouvements de convection du milieu granulaire. En les
supprimant, on fait disparaı̂tre les effets liés à la convection. On n’observe plus alors que
les effets géométriques que nous avons appelés “effets de voûte” et que nous avons décrits
au paragraphe 5.2.1.
254 CHAPITRE 6. MODÉLISATIONS NUMÉRIQUES

où Q est la fonction de partition du système et T sa température ab-


solue. Remarquons que cette écriture caractérise un ensemble de situations
énergétiquement équivalentes et qui ne diffèrent que par l’altitude des com-
posants élémentaires, en équilibre à la température T .
Partant de cette situation dans laquelle les disques sont répartis au
hasard, on examine les probabilités des différentes configurations possibles,
en explorant l’ensemble des situations, pas à pas et en bougeant un disque
après l’autre à l’intérieur d’un petit domaine de surface δ 2 , suivant :

x0j = xj + ξ x δ (6.14)
zj0 = zj + ξ z δ

où −1 ≤ ξ x , ξ z ≤ 1 sont des nombres aléatoires indépendants et δ > 0.


De manière à assurer la non-interpénétration des disques lors de ces essais
successifs, on écrit que l’interaction des particules adjacentes est caractérisée
par une énergie potentielle de paire U(s) telle que :

½ ¾
0 si s ≥ d
U (s) = (6.15)
∞ si s < d

ce qui, en fonction des critères que nous allons donner, représente un système
de disques durs.
En utilisant les configurations d’essai décrites par l’équation 6.14, et les
énergies potentielle et de répulsion, données par les équations 6.13 et 6.15,
on est conduit à établir des critères de choix indiquant si cette situation est
plausible ou non. Ces critères peuvent être décrits de la manière suivante :
— Si
µ∼¶ ³∼´
∆E = E r0 − E r ≤ 0 (6.16)

Cette configuration est d’énergie plus faible que la précédente. Elle est
donc conservée pour la suite du calcul.

— Si ∆E est positif, on ne rejette pas cette solution r0 sans un exa-
men plus approfondi, car elle peut très bien appartenir à l’ensemble
des solutions déterminées par l’agitation thermique du système. On la
conserve donc avec une probabilité donnée par :

· µ ∼ ¶¸
P E r0 · ¸
∆E
P [∆E] = h ³∼´i exp − (6.17)
P E r kT
6.6. MODÉLISATION SÉQUENTIELLE D’UN EMPILEMENT 255

Cette probabilité est, à son tour, comparée à un nombre aléatoire ξ


compris entre 0 et 1. Si P [∆E] ≥ ξ,la solution est conservée pour la
suite du calcul. Dans le cas contraire, on retient la solution précédente.
Cette procédure, consistant à bouger les particules l’une après l’autre,
est réitérée jusqu’à ce que la collection des N particules aient été examinée.
Cela constitue une itération complète. On peut dès lors, à partir de cette
configuration, relancer le système en utilisant un algorithme convenable puis
le laisser relaxer, comme nous venons de l’indiquer, et examiner les change-
ments intervenus.
Il est utile de faire ici quelques remarques concernant la température du
système. La méthode que nous venons de décrire reproduit assez fidèlement
le processus de Monte-Carlo utilisé pour la simulation numérique de systèmes
plus ou moins browniens. Concernant ce problème constitué d’objets macro-
scopiques, on peut se demander quelle est la signification réelle des équations
faisant intervenir la température kT.
Comme nous l’avons écrit au chapitre 1, le mouvement brownien des en-
sembles granulaires auxquels nous nous intéressons est parfaitement négligeable.
Nous avions trouvé que mg∆z/kT était de l’ordre de 1012 à température or-
dinaire. On voit alors que l’équation 6.17 et la condition de choix qui lui fait
suite ont une probabilité quasi nulle. Autrement dit,comme on s’y attend
en matière de granulaires macroscopiques, la condition 6.16 est pratique-
ment seule mise en jeu. En bref, l’énergie potentielle du système décroı̂t
à chaque pas de l’itération. Cela revient, bien entendu, à travailler à une
température macroscopique proche du zéro absolu. On s’attend donc, en
quelque sorte, à piéger le système dans des puits de potentiel localisés dont
il ne peut s’échapper en l’absence d’agitation microscopique. On voit bien
ici, dans l’esprit de ce que nous avons écrit ci-dessus, que ce type de simu-
lations néglige les interactions à courte distance du type collisions multiples
(c’est-à-dire l’équivalent d’une température granulaire locale), et traite fon-
damentalement d’états relaxés du système. Il n’en reste pas moins en gar-
dant à l’esprit les précautions concernant les domaines de validité de ce type
de simulation, que cette modélisation numérique peut s’avérer utile dans
certains cas, notamment pour réaliser des empilements polydispersés. En
conclusion, remarquons que, par nature, ce type de modélisation numérique
est incapable de rendre compte de situations non relaxées dans lesquelles les
particules ne sont pas toujours en contact. C’est le cas, entre autres, des lits
fluidisés qui relèvent plutôt de simulations ED ou MD.

6.6 Modélisation séquentielle d’un empilement


Comme nous l’avons indiqué, la méthode de simulation de Monte-Carlo
repose sur une analyse énergétique des différentes configurations dans lesquelles
peut se trouver un empilement de N particules. En bref, cette technique,
256 CHAPITRE 6. MODÉLISATIONS NUMÉRIQUES


partant d’un état initial d’énergie E( r), conduit à un état final d’énergie
∼0 ∼
E( r ) < E( r) sans se préoccuper du détail du processus de relaxation. A
l’inverse et de manière à se rapprocher autant que possible de l’idée que
l’on peut se faire de la mécanique locale du système, on peut essayer de
construire des modèles d’empilements utilisant des processus d’évolution
aussi réalistes que possible. C’est dans cet esprit qu’a été imaginé le modèle
numérique [52] dit de ”descente la plus rapide” que nous appellerons, plus
brièvement, modèle de descente rapide DR dans la suite de cet exposé.
Le principe de cette méthode qui vise à rendre compte du processus de
descente des particules les unes sur les autres, est représenté sur le schéma
ci-dessous.

4
5
stop

Cet algorithme peut être résumé de la manière suivante :

— On dépose les particules sphériques l’une après l’autre sur le tas en


formation, en suivant une technique de dépôt aléatoire (c’est-à-dire
dans laquelle la coordonnée horizontale x est choisie aléatoirement),
telle que celle qui est indiquée dans la référence [71].
— Lorsqu’une particule sphérique, lâchée au point d’abscisse x, rencontre
une des particules du tas en formation, elle descend suivant une pente
”naturelle” que l’on qualifie de descente la plus rapide jusqu’à ce qu’elle
trouve une position d’équilibre local. Cet événement (marqué stop sur
le dessin) se produit lorsque la projection du centre de la particule
sur la droite joignant les points de contact avec les deux particules
sous-jacentes se trouve entre ces deux points de contact (condition
du triangle de sustentation). Notons, au passage, que ce processus de
blocage en fin de parcours présuppose l’absence de rebonds lors de
l’arrêt. C’est bien l’esprit des remarques que nous avons faites plus
haut sur ces méthodes d’empilement.
— La particule arrêtée est incorporée définitivement dans l’empilement.

Pour simuler l’agitation obtenue, par exemple, en effectuant des lancers


vers le haut et en laissant le système relaxer entre chaque lancer, on procède
de la manière suivante :
6.6. MODÉLISATION SÉQUENTIELLE D’UN EMPILEMENT 257

— On génère tout d’abord un empilement de particules placées au hasard


et on fait relaxer le système particule par particule en utilisant l’algo-
rithme DR précédent.
— On classe les particules empilées dans l’ordre ascendant en partant du
bas.
— On soulève (par la pensée) l’ensemble de l’empilement et on laisse
retomber les particules, une par une et toujours en utilisant l’algo-
rithme DR, en commençant par la plus basse et en remontant peu à
peu jusqu’en haut. Cette procédure14 permet de conserver, dans une
certaine mesure, la mémoire de l’empilement précédent.
— On répète un grand nombre de fois les deux étapes précédentes, sim-
ulant ainsi l’agitation verticale de l’empilement.
Ce type de simulation, relativement économe en temps de calcul, permet
de traiter aisément des problèmes impliquant un grand nombre de particules
jusqu’en dimension 3. Cependant, les restrictions que nous avons évoquées
lors de l’étude de la simulation MC demeurent, à savoir qu’il s’agit bien
d’une succession d’états relaxés et que l’on néglige les interactions rapides
ou les collisions multiples qui pourraient intervenir lors de l’agitation d’un
empilement réel. Ainsi, cet algorithme semble bien adapté à la résolution de
problèmes dans lesquels la géométrie joue un rôle essentiel. La méthode DR
a conduit à des résultats assez conformes à ceux des expériences. A noter, en
particulier, que cette technique a permis de mettre en évidence l’existence
de diamètres critiques dans le problème des noix du Brésil15 , identiques à
ceux que nous avons retrouvés analytiquement au paragraphe 5.2.1.

14
On relira avec profit le chapitre 3 qui décrit en détail les divers modes de décompaction
d’un empilement lancé vers le haut, en particulier en géométrie 1D et 2D, et on réfléchira
sur le réalisme de cet algorithme de “lancé-retombé”.
15
Il est intéressant de remarquer que l’algorithme de Jullien et al [52], que nous décrivons
ici, n’introduit pas de bruit, c’est-à-dire de fluctuations de position pendant la réalisation
de l’empilement qui est entièrement déterministe après l’étape de préparation. Ainsi, le
processus de ségrégation apparaı̂t bloqué pour Φ < Φc , alors que le modèle analytique
(paragraphe 5.2.1) prévoyait qu’il s’agissait simplement d’un changement de comporte-
ment. A la suite de cette observation, la simulation DR a été complétée par l’introduction
du bruit, et le comportement réel a bien été observé.
258 CHAPITRE 6. MODÉLISATIONS NUMÉRIQUES
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Index

accélération réduite, 98 couche molle, 58


agitation, 199 CPP, 211
amas, 165 critère LRV, 101, 232, 235
amas de référence, 220
angle de frottement, 43 décollage, 112
angle de mouvement, 62, 154 décompaction, 69, 110—112, 117
angle de relaxation, 154 déformation plastique, 57
angle de repos, 154 démixtion, 193
angle de talus, 152 Dantu, 77
angle dynamique, 157 depiégeage, 173
attracteur, 219 descente rapide, 251
auto similaire, 224 diagramme d’ascension, 205
dissipation, 47
automate cellulaire, 162
autoorganisation, 139, 161, 193 effet d’arche, 78, 128, 201
avalanche, 161 effet de détachement, 244
effet de rupture de frein, 246
balistique, 60 effet de taille finie, 158
bifurcation, 105, 144, 145 effet domino, 165
bille inélastique, 105, 145 empilement d’Apollonius, 10
bistabilité, 219 espèce roulante, 174, 185
bloc, 101, 235 exploration, 215
blocage, 18
boulets de canon, 70 facteur de forme, 95
bruit, 166 Feigenbaum, 102
bruit ambiant, 190 figure d’organisation, 146
Burridge-Knopoff, 182 figures de Chladni, 25
filtration, 221
catastrophe inélastique, 100 fluage, 41
chapeau chinois, 119 fluctuation de position, 213
cheminement, 77 fluctuations, 165
cisaillement, 221 fluidisation, 69
cluster, 101 forces capillaires, 34
coefficient de Poisson, 56, 88 fragmentation, 69
cohésivité, 92 freinage, 32
colmatage, 16 friction dynamique, 39
convection, 110, 117, 118, 209, 210 friction statique, 39

264
INDEX 265

frottement solide, 38 poudre, 37


frustration, 42, 141 première itération, 217
principe de dilatance, 84, 196, 198,
géométrie fractale, 225 200
glissement, 42, 109
granulaires secs, 29 régime élastique, 57
régime convectif, 209
halo, 234 régime plastique, 57
Hertz, 56 régularisation, 100, 232, 248
hystérésis, 69 redirection, 25, 90
relaxation, 174
imbrication, 91, 95, 127
restitution élastique, 47
instabilités de Faraday, 145
Reynolds, 84, 196
intermittent, 156, 208
RMNI, 24, 195, 206
intrus, 199 rouleau, 117
irrégularité, 247 roulement, 42
Janssen, 26, 91 ségrégation, 193
ségrégation par cisaillement, 213
lévitation, 112
seuillage, 216
laminaire, 30
sifting, 221
lissage, 233
Signorini, 238, 248
lord Rayleigh, 91
silo, 91, 142
lycopode, 25
simulation numérique, 230
mélange, 20, 193 SOC, 161
mélangeur, 215 sphère dure, 55, 137, 231, 249
métastabilité, 186, 188 sphère molle, 231, 237, 244
macro-visqueux, 66 stick-slip, 43, 74, 176
mise en tas, 117, 118 surface libre, 151
module d’Young, 56, 89 système modèle, 113
Monte-Carlo, 233, 251
taille finie, 169
noix du Brésil, 194, 233, 251 tambour d’Oyama, 225
nombre de Bagnold, 65, 66 taux de cisaillement, 66
température granulaire, 171, 255
onde de ressaut, 157 temps courts, 115, 129
onde de surface, 144 temps longs, 116, 129
thermalisation, 108
pénétration, 243 traitement d’image, 114, 215
paramètre de décompaction, 95 transformation du boulanger, 21
percolation, 71, 222 turbulent, 32
phase solide, 215
pivotement, 42, 54 verrouillage, 102
plasticité, 57, 240
poreux, 29
266 crédits iconographiques

Crédits iconographiques
La plupart des dessins sont de l’auteur et sont originaux, à l’exception
de ceux qui sont notés ci-dessous sous le format ”page XX [référence bibli-
ographique]” et qui sont extraits et éventuellement adaptés de travaux déjà
publiés.

Chapitre 1
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Chapitre 2
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Chapitre 3
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Chapitre 4
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