Vous êtes sur la page 1sur 7

Chapitre 7

Texte de Joseph RATZINGER / BENOÎT XVI, tiré de Jésus de


L'évangile du Royaume de Dieu
Nazareth. La figure et le message, Cité du Vatican / Les Plans-sur-
Bex, Libreria Editrice Vaticana / Parole et Silence, coll. « Œuvres
complètes » 6/1, 2013, p. 153-165.

A
Questions pour la lecture
près l'�rrestation de Jean, Jésus partit pour la Galilée procla­
Lisez le chapitre. Notez vos impressions en une ou deux phrases puis << mer l'Evangile de Dieu; il disait: Les temps sont accomplis,
demandez-vous :
le règne de Dieu est tout proche. Convertissez-vous et croyez à
- quelles en sont les articulations ?
l'Évangile•>. C'est par ces paroles que l'évangéliste Marc décrit le
- qu’est-ce que vous avez appris de nouveau concernant le Royaume de
début de la vie publique de Jésus et qu'il définit en même temps le
Dieu (origine de l’expression, contenu, etc.) ?
contenu essentiel de son message (Mc 1, 14s). C'est aussi comme
cela que Matthieu résume l'activité de Jésus en Galilée: <<Jésus
parcourait toute la Galilée: il enseignait dans leurs synagogues,
proclamait l'Évangile du Royaume, guérissait toute maladie et toute
infirmité dans le peuple>> (Mt 4, 23; cf. 9, 35). Les deux évangélistes
définissent le message de Jésus comme un <<évangile•>. 1\ilais de quoi
s'agit-il exactement?
Récemment, on s'est mis à traduire le terme<• <l'Évangile•> par l'ex­
pression ,, bonne nouvelle>>. Cela sonne bien, mais cela reste bien en
deçà de la dimension induite par le mot <•Évangile•>. Ce terme appar­
tenait au langage des empereurs romains qui se considéraient comme
les maîtres du monde, comme des sauveurs et des rédempteurs.
Toutes les déclarations provenant de l'empereur étaient appelées
,, évangiles>>, sans s'occuper de savoir si leur contenu était particuliè­
rement heureux et agréable. L'idée sous-jacente étant que, tout ce qui
provient de l'empereur est un message de salut; plus qu'une simple
nouvelle, c'est quelque chose qui transforme le monde en bien.
Si les évangélistes reprennent ce terme, qui est devenu dès lors
celui par lequel on désigne leurs écrits, c'est parce qu'ils veulent nous
rl�rP n11Pln11,:i,. rhncP rlP h1Pn nrPrlc: · rP n11P 1P� PmnPrP11rc:.. n11l C:.P fnnt
DU BAPTÊME DANS LE JOURDAIN À LA TRANSFIGURATION 7. L'ÉVANGILE DU ROYAUME DE DIEU

passer pour des dieux, prétendent à tort, s'accomplit ici réellement: autant empreintes d'ironie que de tristesse: à la place du règne de
c'est là un message qui a du poids, qui ne se contente pas de paroles, Dieu tant attendu, d'un monde nouveau transformé par Dieu lui­
mais qui est réalité. Dans le langage qu'utilise la linguistique moderne, même, c'est quelque chose de complètement différent qui est apparu
on dirait que l'Évangile est un discours non seulement informatif mais - une chose bien misérable! - l'Église.
performatif, qu'il n'est pas simplement communication, mais action,
force efficace, qui pénètre dans le monde en le transformant et en le Tout cela est-il bien vrai? La formation du christianisme dans
sauvant. lvlarc parle de<•l'Évangile de Dieu•>: ce ne sont pas les empe­ l'annonce apostolique, et dans l'Église qu'elle a édifiée, signifie-t-elle
reurs qui peuvent sauver le monde, mais bien Dieu. TI devient évident que leur attente ait abouti à un échec et se soit transformée en quelque
ici que la Parole de Dieu est une parole qui agit; ici s'accomplit réel­ chose d'autre? Le fait de passer du <•royaume de Dieu>> au Christ
lement ce que les empereurs affirment avec solennité, sans pouvoir le (et ensuite à la vie de l'Église) représente-t-il vraiment l'écroulement
réaliser. Car c'est le véritable Seigneur du monde, le Dieu vivant, qui d'une promesse et l'apparition de quelque chose d'autre?
entre en action ici. Tout dépend de notre façon d'interpréter l'expression <•royaume
de Dieu>> prononcée par Jésus, et quel lien nous établissons entre l'an­
Le message central de l'Évangile nous dit que le règne de Dieu nonce et l'annonciateur: n'est-il qu'un messager venu présenter une
est proche. Le temps arrive à son terme, il se passe quelque chose de cause qui serait en définitive indépendante de lui, ou bien est-ce lui, le
nouveau. Et les hommes sont tenus de donner une réponse à ce don messager, qui constitue en lui-même le message? otre interrogation
qui leur est fait, par la conversion et la foi. Le cœur de ce message sur l'Église n'est pas la question essentielle. La question fondamentale
annonce la proximité du règne de Dieu. C'est là en effet le noyau concerne en réalité le rapport entre le royaume de Dieu et le Christ:
central de la parole et de l'activité de Jésus. Une étude statistique c'est de là que découle notre façon de comprendre l'Église.
nous le confirme: dans le Nouveau Testament l'expression <• règne
(ou royaume) de Dieu>> apparaît 122 fois. 99 de ces 122 passages se Avant de nous plonger dans les paroles de Jésus pour comprendre
trouvent dans les trois Évangiles synoptiques, où l'expression appa­ son message - le sens de son action et de sa souffrance - il peut nous
raît 90 fois dans des paroles prononcées par Jésus. Tandis que dans être utile de regarder brièvement comment le mot de <•règne•> ou de
l'Évangile de Jean et dans les autres écrits néotestamentaires, l'ex­ <•royaume•> a été interprété tout au long de l'histoire de l'Église. Nous
pression n'a qu'un rôle marginal. On peut dire que si l'annonce du pouvons relever chez les Pères trois dimensions dans l'interprétation
royaume de Dieu constitue l'axe principal de la prédication pré-pas­ de ce mot-clé.
cale de Jésus, la prédication des apôtres après la Pâque se trouve, elle, La première est une dimension christologique. Origène a appelé
centrée sur la christologie. Jésus-après avoir lu ses paroles-!'auiobasileia, c'est-à-dire le royaume
Cela voudrait-il dire pour autant que l'on s'éloigne du véritable en personne. Jésus est lui-même le <•royaume>>; le royaume n'est ni
message de Jésus? Rudolf Bultmann a-t-il raison quand il affirme que une chose, ni un espace de pouvoir comme le sont les royaumes de ce
le personnage historique de Jésus n'a pas sa place dans la théologie monde. C'est une personne, c'est lui-même. L'expression <• royaume
du Nouveau Testament et qu'il faudrait au contraire continuer à le de Dieu>> serait donc en elle-même une christologie déguisée. Parler
considérer comme un maître juif, à compter certes parmi les fon­ du <•royaume de Dieu>> conduit les hommes au fait incroyable que, par
dements essentiels du Nouveau Testament, mais sans qu'il en fasse lui, c'est Dieu lui-même qui est présent au milieu des hommes, qu'il
partie personnellement? est la présence de Dieu.
On trouve une autre variante de telles opinions, qui établissent un La seconde manière d'interpréter le sens du <• royaume de Dieu>>
fossé entre Jésus et l'a1monce des apôtres, dans l'affirmation, devenue pourrait être qualifiée<•d'idéaliste>> ou encore de mystique; elle consi­
célèbre, du moderniste catholique Alfred Loisy: <•Jésus a annoncé le dère le royaume de Dieu comme essentiellement lié à l'intériorité
rnv�llmP riPn1p11 Pt r'P<:::t P"PrrJ;c,p n11l r or
PC't" HPn,,P,\ '"''"'r"l.::i,t'"' "'" ...... � .. l'hr.mmP r'P�t PCT<'llPmPnt Oriof'nf': n11i ::1 inau!!uré ce courant
DU BAPTÊME DANS LE JOURDAIN À LA TRANSFIGURATION 7. L'ÉVANGILE DU ROYAUME DE DIEU

d'interprétation. Il dit, dans son Traité sur la prière: << En ce cas, il est la valeur infinie de la personne, en en faisant la base de son enseigne­
évident que celui qui prie pour que vienne le règne de Dieu a raison ment. Et Harnack note aussi une seconde opposition fondamentale. À
de prier pour que ce règne de Dieu germe, porte du fruit et s'ac­ son avis, c'est l'aspect du culte qui dominait dans le judaïsme (et avec
complisse en lui-même. Chez tous les saints en lesquels Dieu règne, lui la classe sacerdotale); Jésus avait quant à lui mis de côté l'aspect
il habite comme dans une cité bien organisée. [...] Si nous voulons cultuel, pour orienter son message dans un sens strictement moral. Il
donc que Dieu règne sur nous [que son royaume existe en nous], ne visait pas à la purification et à la sanctification amenés par le culte,
que jamais le péché ne règne dans notre corps mortel (Rm 6, 12) mais à l'âme humaine: c'est l'action morale de l'individu, ses œuvres
[....]. Ainsi, comme dans un paradis spirituel [ Gn 3, 8], le Seigneur d'amour, qui décidaient de son entrée dans le royaume ou l'en fai­
se promènera en nous, régnant seul sur nous, avec son Christ.. .. •>4 • saient exclure.
L'idée de fond est claire: le ,, royaume de Dieu•> ne se trouve nulle part Cette opposition entre culte et morale, entre collectivité et indi­
sur la carte géographique. Il n'est pas un royaume à la manière des vidu, a longtemps fait ressentir ses effets et c'est plus ou moins à par­
royaumes de ce monde; il se tient dans l'intériorité de l'homme. C'est tir des années Trente qu'elle a été largement adoptée également par
là qu'il grandit et de là qu'il opère. l'exégèse catholique. Harnack la reliait aussi à l'opposition qui pouvait
Et nous pourrions qualifier d'ecclésiastique la troisième dimension régner entre les trois grandes formes du christianisme: le christia­
de l'interprétation: elle établit un rapport, de différentes manières, et nisme catholique-romain, gréco-slave, et protestant germanique.
de façon plus ou moins proche, entre le royaume de Dieu et l'Église. D'après Harnack, c'est cette dernière forme qui aurait restitué le mes­
sage du Christ dans toute sa pureté. Mais, dans le milieu protestant
Cette dernière tendance - me semble-t-il - s'est affirmée de plus justement, on trouvait aussi des opinions directement opposées. Qui
en plus, surtout dans la théologie catholique de l'époque moderne, affirmaient que le destinataire de la promesse n'était pas la personne
même si les interprétations allant dans le sens de l'intériorité de en tant que telle, mais la communauté, et que l'individu obtenait le
l'homme et du lien avec le Christ n'ont jamais été complètement per­ salut en tant que membre de cette communauté. Le comportement
dues de vue. Mais dans la théologie du XJXc siècle et aussi au début éthique de l'homme n'avait donc pas d'importance; le royaume de
du XXe, on aimait parler de l'Église comme du royaume de Dieu sur Dieu se situait plutôt << au-delà de l'éthique», il ne relevait que de la
la terre; l'Église était considérée comme la réalisation du royaume grâce, comme le prouvait par exemple le fait que Jésus mange avec
au sein de l'histoire. En même temps, pourtant, la philosophie des les pécheurs5•
lumières avait suscité dans la théologie protestante un bouleverse­
ment dans l'exégèse, et elle avait donc conduit, en particulier, à une L'âge d'or de la théologie libérale a pris fin avec la Première
nouvelle interprétation du message de Jésus sur le règne de Dieu. Guerre mondiale et avec le bouleversement radical du climat spirituel
Mais cette nouvelle interprétation allait bien vite se scinder, et partir qui s'en est suivi. Mais ce bouleversement était déjà annoncé depuis
dans des directions fort éloignées les unes des autres. longtemps par certains signes avant-coureurs. Le premier signal
Adolf von Harnack, considéré comme le représentant de la théolo­ clair avait été le livre de Johannes Weiss, Die Predigt Jesu vom Reiche
gie libérale au début du xxc siècle, voyait dans l'annonce du royaume Gattes (La prédication de Jésus sur le royaume de Dieu, 1892). Et
de Dieu faite par Jésus une double révolution par rapport au judaïsme les premiers travaux exégétiques d'Albert Schweitzer allèrent dans la
de son époque: tandis que dans le judaïsme tout était centré sur la même direction: on disait maintenant que le message de Jésus était
collectivité, sur le peuple élu, le message de Jésus avait un caractère fondamentalement eschatologique, que son annonce de la proximité
rigoureusement individuel: il s'adressait à l'individu et reconnaissait du royaume de Dieu était une annonce de l'imminence de la fin du

rr "�•- PvPm"IP K T Srhmi,h. RnoÏP11<. in GT. TT II. 193s.


DU BAPTÊME DANS LE JOURDAIN À LA TRANSFIGURATION 7. L'ÉVANGILE DU ROYAUME DE DIEU

monde, de l'avènement du nouveau monde de Dieu, de Sa seigneurie définitive c'était bien là que se trouvait le cceur du message de Jésus;
précisément. L'annonce du royaume de Dieu devait donc être inter­ comprendre cela nous mettait sur le juste chemin qui nous permet­
prétée dans un sens strictement eschatologique. Même des textes trait d'unir enfin les forces positives de l'humanité dans son chemin
qui contredisent à l'évidence de telles thèses furent détournés de leur vers l'avenir du monde. Le <•règne•> désignerait alors tout simplement
sens premier, comme par exemple la parabole du semeur et de la un monde où règnent la paix, la justice et la sauvegarde du créé. Il ne
croissance de la semence (cf. Mc 4, 3-9), de la graine de moutarde s'agirait de rien d'autre. Ce ,, règne•> se réaliserait comme un aboutis­
(cf. i'vic 4, 30-32), du levain ( cf. i'vit 13, 33; Le 13, 20), de la semence sement de l'histoire; et en ce sens le véritable but des religions pour­
qui pousse toute seule (cf. Mc 4, 26-29). On disait alors que ce n'était rait apparaître: celui de coopérer à la venue du<•royaume•>... Quant au
pas la croissance qui avait de l'importance; que Jésus voulait dire au reste, les religions pourraient garder leurs traditions, garder chacune
contraire: maintenant nous sommes dans l'humble réalité des choses, leur identité, mais tout en conservant leur spécificité, elles devraient
mais un jour - tout à coup - l'autre réalité apparaîtra. Il est évident collaborer à l'édification d'un monde où la paix, la justice et le respect
qu'ici la théorie prenait le pas sur l'écoute du texte. Les efforts faits du créé joueraient un rôle décisif.
pour traduire dans la vie chrétienne actuelle cette vision eschatolo­
gique immédiate - que tout le monde ne pouvait pas comprendre L'idée peut paraître convaincante: si l'on suit ce chemin, il semble
- furent nombreux. Bultmann, par exemple, essaya de le faire en possible que tous les hommes puissent finalement s'approprier le
ayant recours à la philosophie de Martin Heidegger: ce qui compte, message du Christ sans qu'on ait besoin d'évangéliser les autres
disait-il, c'était l'attitude existentielle, la <•disponibilité permanente>>; religions; car sa parole semble avoir désormais un contenu pratique,
puis Jürgen Moltmann, se reliant à Ernst Bloch, développa une<•théo­ la réalisation du <•royaume» semble ainsi devenir le but commun, et
logie de l'espérance•> qui visait à interpréter la foi comme une façon paraît plus proche. Mais si l'on observe les choses plus attentivement,
active de s'intégrer dans l'édification de l'avenir. on reste tout de même perplexes: qui peut nous dire en effet ce qu'est
la justice? Qu'est-ce qui se met concrètement au service de la jus­
En même temps, dans de larges cercles de la théologie, et parti­ tice? Comment la paix se construit-elle? Et à bien y regarder, tout ce
culièrement dans les milieux catholiques, on a vu se développer une beau raisonnement n'est rien d'autre qu'un ensemble de bavardages
réinterprétation sécularisée du concept de «royaume,,, qui ouvrait utopiques privés de contenu réel, à moins que derrière tout cela, ne
la voie à une nouvelle vision du christianisme, des religions et de se trouvent des doctrines partisanes, des concepts que l'on prétende
l'histoire en général, prétendant par ces transformations profondes faire accepter à tous.
rendre à nouveau accessible le message de Jésus. On disait qu'avant Un point ressort, en tout cas, de tout cela: Dieu a disparu, c'est
le Concile c'était l'ecclésio-centrisme qui dominait: l'Église était désormais l'homme qui agit seul. Le respect des traditions <• reli­
considérée comme le centre du christianisme. Puis on serait passés gieuses,, n'est qu'apparent. Elles ne sont en réalité considérées que
au christocentrisme, en présentant le Christ comme le centre de toute comme un amas d'habitudes qu'il faut laisser aux hommes, même si
chose. Mais - à ce qu'on disait - l'Église n'était pas la seule à être au fond elles ne servent à rien. La foi, les religions, sont utilisées à des
cause de division, le Christ aussi, puisqu'il n'appartient qu'aux seuls fins politiques. La seule chose qui compte est d'organiser le monde.
chrétiens. Par conséquent, du christocentrisme on serait montés au La religion n'est intéressante que dans la mesure où elle aide à cela. Et
théocentrisme, en nous rapprochant déjà davantage, de cette manière, il est inquiétant de voir combien cette vision post-chrétienne de la foi
de la communauté des religions. Sans pour autant, affirmait-on, tou­ et de la religion se rapproche de la troisième tentation.
cher réellement au but, car Dieu peut être aussi un facteur de division
entre les religions et entre les hommes. Revenons donc à l'Évangile, à la personne authentique de Jésus.
Il fallait donc accomplir un pas supplémentaire vers le régno-cen­ Le principal reproche que l'on puisse faire à cette idée sécularisée
t1·isme:. n11i rinnn::iit 1111 rAlP rPntr,::,l <>11 rr>'1<l11mP nn rlic,:,it r.n'Pn Pt 11tr>nim1P rl11 1·/'"\""'11mP P<:t n11'p11f, ::i foit riisn::iniître Die11. Tl ne sert
DU BAPTÊlvŒ DANS LE JOURDAIN À LA TRA1 SFIGURATIO1 7. L'ÉVANGILE DU ROYAUME DE DIEU

plus à rien et, même, il dérange. Jésus a pourtant annoncé le royaume Il y a d'abord ce qu'on appelle les Psaumes de l'intronisation, qui
de Dieu et non pas un royaume quelconque. Il est vrai que Matthieu proclament la royauté de Dieu (YHWH) - une royauté comprise
parle du<• royaume des cieux•>, mais le mot <<cieux•> est ici l'équivalent comme cosmique et universelle et qu'Israël accueille dans un esprit
du mot <<Dieu>>, que le judaïsme, par respect du mystère de Dieu, d'adoration (cf. Ps 4 7; 93; 96; 97; 98; 99). À partir du VI0 siècle avant
évitait le plus souvent, pour suivre le deuxième commandement. Par JC, devant tous les drames qui surviennent dans l'histoire d'Israël, la
conséquent, l'expression<<royaume des cieux•> n'annonce pas quelque royauté de Dieu devient l'expression de l'espérance en l'avenir. Le
chose qui vient seulement de l'au-delà, mais elle parle de Dieu, qui se Livre de Daniel - nous sommes au Il0 siècle avant JC - parle de la
trouve à la fois ici bas et dans l'au-delà - qui transcende infiniment seigneurie de Dieu dans le présent, mais nous annonce surtout une
notre monde, tout en en faisant totalement partie. espérance pour l'avenir, pour laquelle la figure du << fils de l'homme•>,
Il faut faire aussi une observation linguistique qui a son impor­ qui doit faire advenir la seigneurie, devient désormais importante.
tance: la racine hébraïque malkut <•est un nonten actionù et désigne Dans le judaïsme de l'époque de Jésus, nous rencontrons le concept
- tout comme la parole grecque basileia - l'exercice de la seigneurie, de seigneurie de Dieu dans le culte du Temple de Jérusalem et dans
la souveraineté (du roi) ,, 6 • Elle ne parle pas d'un royaume futur qui la liturgie de la synagogue; ce concept est présent dans les écrits rab­
serait encore à instaurer, mais bien de la souveraineté de Dieu sur le biniques tout comme dans les manuscrits de Qumran. Le juif pieux
monde qui, d'une manière nouvelle, se réalise dans l'histoire. prie chaque jour en répétant le Shema': <•Écoute Israël, le Seigneur
Nous pouvons dire, de manière plus explicite, qu'en parlant du notre Dieu est !'Unique. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton
royaume de Dieu, c'est tout simplement Dieu que Jésus annonce, cœur, de route ton âme et de toute ta force ...•> (Dt 6, 4s; cf. 11, 13;
c'est-à-dire le Dieu vivant, qui est en mesure d'agir concrètement Nb 15, 37-41). La récitation de cette prière revenait à prendre sur soi
dans le monde et dans l'histoire et qui le fait justement maintenant. le joug de la seigneurie de Dieu: cette prière n'est pas que des mots;
Il nous dit que Dieu existe. Et encore qu'il est vraiment Dieu, c'est­ en la récitant, celui qui prie accueille la souveraineté de Dieu; grâce
à-dire qu'il tient dans ses mains ce qui mène le monde. En ce sens le à celui qui prie la seigneurie entre dans le monde, portée par lui. En
message est Jésus est très simple, il est parfaitement rhéocentrique. déterminant, à travers la prière, le style de vie et la vie quotidienne du
L'aspect nouveau et exclusif de son message consiste à nous dire que priant, la seigneurie se rend maintenant présente en cet endroit du
Dieu agit maintenant - en cette heure, d'une manière qui dépasse monde.
tout ce qui était arrivé précédemment, Dieu se révèle dans l'histoire Nous voyons ainsi que la seigneurie de Dieu, sa souveraineté sur
comme étant son Seigneur lui-même, le Dieu vivant. Par conséquent le monde et sur l'histoire, va bien au-delà de l'instant, dépasse la tota­
la u·aduction <•royaume de Dieu>> est inappropriée, il vaudrait mieux lité de l'histoire et la transcende; sa dynamique intrinsèque emmène
parler de <• l'être Dieu>> du Seigneur ou de la seigneurie de Dieu. l'histoire au-delà d'elle-même. Mais, en même temps, c'est une réalité
totalement présente - présente dans la liturgie, dans le Temple et dans
Mais cherchons maintenant à définir d'un peu plus près le contenu la synagogue comme une anticipation du monde à venir; présente
du message de Jésus sur le <•royaume•>, en partant de son contexte comme une force qui donne forme à la vie par la prière et l'existence
historique. L'annonce de la seigneurie de Dieu se fonde - comme tout du croyant, qui porte le joug de Dieu et participe ainsi, à l'avance, au
le message de Jésus - sur l'Ancien Testament, qu'il lit, dans son mou­ monde futur.
vement progressif allant du commencement, avec Abraham, jusqu'à
son heure, comme un tout qui - justement si l'on comprend la totalité Ce point, justement, nous montre très clairement que Jésus a été
de ce mouvement - mène directement à Jésus. un <•véritable israélite•> (cf. Jn 1, 47) et qu'en même temps - dans le
sens d'une dynamique intrinsèque à ses promesses - il est allé plus
6. P. Stuhlmacher, Biblisc/1e Tï1eologie des Ne11e11 'fèsta111el/(s, vol 1, Gouingen 1992, loin que le judaïsme. Aucun des éléments que nous venons de décou­
..r;r �•n :,,:, "'"'rrh, i\A.,;c ;1 " ,, nr,11rt<>nt n11Pln11P rhnsp cle nouveau.
DU BAPTÊME DANS LE JOURDAIN À LA TRANSFIGURATION 7. L'ÉVANGILE DU ROYAUME DE DIEU

qui s'exprime surtout dans les expressions <de règne de Dieu est à Jésus qu'un seul aspect de tout cela, et, partant d'une telle affirma­
tout proche>> (Mc 1, 15) <de règne de Dieu est venu jusqu'à vous>> tion arbitraire, d'infléchir tout le reste dans cette même direction.
(Mt 12, 28), <<le règne de Dieu est au milieu de vous>> (Le 17, 21). Nous devons plutôt admettre que la réalité désignée par Jésus comme
On évoque ici un processus en acte qui intéresse toute l'histoire. Ce <<royaume de Dieu, seigneurie de Dieu>> est extrêmement complexe et
sont ces paroles qui suscitèrent la thèse d'une attente imminente, en la qu'il nous faut accepter le tout pour pouvoir nous approcher de son
faisant apparaître comme la spécificité de Jésus. Mais cette interpréta­ message et nous laisser guider par lui.
tion n'est pas du tout convaincante et même, si on considère le c01pus
entier des paroles de Jésus, elle est clairement à exclure: j'en veux Examinons de plus près au moins un texte, qui nous montre la dif­
pour preuve le fait que les partisans de l'interprétation apocalyptique ficulté à comprendre le message de Jésus, toujours mystérieusement
de l'annonce du royaume faite par Jésus (dans le sens d'une attente codé. Luc (17, 20s) nous dit: <<Comme les pharisiens demandaient
imminente), sont contraints, en partant de leurs critères, à désavouer à Jésus quand viendrait le règne de Dieu, il prit la parole et dit: La
tout simplement une bonne partie des paroles de Jésus sur ce thème venue du règne de Dieu n'est pas observable [par des spectateurs
ou à en adapter d'autres en prenant des libertés certaines par rapport quelconques!]. On ne dira pas: voilà, il est ici! ou bien: il est là! En
à leur sens initial. effet voici que le règne de Dieu est au milieu de vous 1>. Dans les
interprétations de ce texte, nous rencontrons à nouveau les différents
Dans le message de Jésus sur le royaume - nous l'm;ons déjà vu - courants qui interprètent en général le <<royaume de Dieu>> - et qui
se trouvent des affirmations qui expriment la pauvreté de ce royaume diffèrent selon la vision de fond de la réalité adoptée préalablement
dans l'histoire: il est comme une graine de moutarde, la plus petite de par chaque exégète.
toutes les semences. Il est comme le levain, quantité infime par rap­ Il y a l'interprétation <<idéaliste>> qui nous dit: le royaume de
port à la masse de la pâte, mais élément déterminant pour aboutir au Dieu n'est pas une réalité extérieure, il se trouve dans l'intériorité
résultat final. Il est souvent comparé à la semence qui est jetée dans le de l'homme - pensons à ce que nous avait déjà dit Origène. Il y a
champ du monde et qui connaît des sorts différents: elle est mangée
dans cette explication une part de vérité, mais elle est impropre d'un
par les oiseaux, étouffée par les ronces, ou au contraire elle mûrit et
point de vue linguistique. Puis il y a l'interprétation allant dans le
finit par porter beaucoup de fruits. Une autre parabole raconte que,
sens de l'attente d'un événement imminent, qui affirme: s'il n'est
tandis que la semence du royaume pousse, un ennemi sème de l'ivraie
pas observable, c'est que le royaume de Dieu ne survient pas lente­
dans le champ; les deux plantes grandissent en même temps et ce n'est
ment; il arrive au contraire à l'improviste. Mais cette interprétation
qu'à la fin qu'on peut les séparer l'une de l'autre (cf. Mt 13, 24-30).
ne trouve aucun fondement dans le corps du texte. Aussi la ten­
Un autre aspect de cette mystérieuse réalité de la <•seigneurie>> de
dance actuelle serait plutôt de dire que, par ces paroles, le Christ se
Dieu se manifeste lorsque Jésus la compare à un trésor caché dans
un champ. Celui qui le trouve l'enfouit à nouveau, puis il vend tous désigne lui-même: le <<royaume de Dieu» c'est lui, qui est au milieu
ses biens afin de pouvoir acheter le champ et posséder ainsi le trésor de nous, mais nous ne le connaissons pas (cf. Jn 1, 30s). Avec une
qui pourra combler tous ses désirs. Et cette parabole en évoque une nuance légèrement différente, une autre affirmation de Jésus nous
autre, celle de la perle précieuse: celui qui la trouve vend tout, lui oriente dans le même sens: <<En revanche, si c'est par le doigt de
aussi, pour obtenir un bien qu'il estime supérieur à toute autre chose Dieu que j'expulse les démons, c'est donc que le règne de Dieu est
(cf. Mt 13, 44s). Et un dernier aspect de cette<<seigneurie de Dieu>> (le venu jusqu'à nous>> (Le 11, 20). Ici, ( comme d'ailleurs dans le texte
royaume) se manifeste lorsque Jésus, utilisant une expression difficile précédent) le<•règne 1> n'est pas dû simplement à la présence de Jésus
à interpréter, dit que <•le royaume des cieux subit la violence et des il passe aussi par son action dans !'Esprit Saint. C'est en ce sens que
violents cherchent à s'en emparer>> (Mt 11, 12). Il est inadmissible le règne de Dieu, en lui et à travers lui, ici et maintenant, devient
nrbc-.oMr-P "c:P rannrf"'\rhP 1} f'lp nn11�
DU BAPTÊME DANS LE JOURDAIN À LA TRANSFIGURATION 7. L'ÉVANGILE DU ROYAUNŒ DE DIEU

Ainsi, une réponse s'impose à nous, de manière encore provisoire en fin de compte, il n'a pas besoin de Dieu, puisqu'il accomplit de
et qu'il nous faudra développer tout au long de notre écoute de !'Écri­ lui-même tout ce qui est juste. Il n'a pas de véritable rapport avec
ture: la nouvelle proximité du royaume de Dieu dont parle Jésus, celle Dieu, qui en dernière instance apparaît comme superflu - sa propre
qui constitue la spécificité de son message, cette nouvelle proximité, action suffit. Cet homme se justifie lui-même. L'autre, au contraire, se
c'est Jésus lui-même. À travers sa présence et son action, Dieu a péné­ voit en partant de Dieu. Il a tourné son regard vers Dieu, ce qui lui a
tré dans l'histoire de façon complètement nouvelle, ici et maintenant, permis d'ouvrir les yeux sur lui-même. Il sait qu'il a besoin de Dieu,
comme Celui qui agit. C'est pour cela que désormais << les temps qu'il veut vivre de sa bonté, mais qu'il ne pourra l'obtenir par la force,
sont accomplis•> (cf. J\1c 1, 15). Pour cela que, d'une manière toute se la procurer par lui-même. Il sait qu'il a besoin de miséricorde et
particulière, est arrivé le temps de la conversion et de la pénitence, qu'il lui faut se mettre à l'école de la miséricorde de Dieu, pour deve­
mais aussi le temps de la joie, parce qu'en Jésus Dieu vient à notre nir lui-même miséricordieux et en cela semblable à Dieu. Il vit grâce
rencontre. En lui, Dieu est maintenant celui qui agit et qui règne - il à la relation, grâce au don qu'il a reçu; il aura toujours besoin qu'on
règne de façon divine, c'est-à-dire sans pouvoir temporel, il règne par lui fasse don de la bonté, du pardon, mais c'est ainsi qu'il apprendra
un amour qui va <•jusqu'au bout» (Jn 13, 1), jusqu'à la Croix. À partir toujours à les transmettre à son tour. La grâce qu'il implore ne le
de cet événement central, les différents aspects, apparemment contra­ dispense pas de l'eihos. Elle seule le rend capable de faire vraiment le
dictoires, se mettent en place. À partir de là nous comprenons l'aspect bien. Il a besoin de Dieu, et comme il le reconnaît, il se met à devenir
humble et caché du royaume; et la toile de fond de la semence, qu'il bon, en partant de la bonté divine. Ce n'est pas une façon de nier
nous faudra encore étudier sous différents aspects; c'est là aussi que l'eilzos, mais simplement de le libérer du moralisme étroit et de le
nous trouvons l'invitation à avoir le courage de suivre Jésus, en aban­ placer dans le contexte d'un rapport d'amour, du rapport avec Dieu;
donnant tout le reste. C'est lui qui est le trésor, et la communion avec ainsi l'ethos parvient à être véritablement lui-même.
lui est la perle précieuse.
C'est à partir de là que s'éclaire aussi maintenant la tension entre Le thème du <• royaume de Dieu•> imprègne toute la prédication
eihos et grâce, entre le personnalisme le plus strict et l'invitation à faire de Jésus. Nous ne pouvons donc le comprendre qu'en prenant la
partie d'une nouvelle famille. Quand nous réfléchirons sur la Torah totalité de son message. Si nous tournons maintenant notre attention
du Messie, dans le Sermon sur la montagne, nous verrons comment vers l'un des passages centraux du message de Jésus - le Sermon sur
se rejoignent maintenant la liberté par rapport à la Loi, le don de la la montagne - nous y trouverons développés plus profondément les
grâce, <• la plus grande justice•> demandée aux disciples de Jésus, et la thèmes que nous n'avions évoqués qu'en passant. Nous verrons alors
justice qui <•surpasse•> celle des pharisiens et des scribes (cf. J\1i 5, 20). surtout clairement que Jésus parle toujours en tant que Fils, que le
1 e prenons pour l'instant qu'un seul exemple: l'épisode du pharisien rapport entre le Père et le Fils est toujours présent, comme toile de
et du publicain qui prient tous les deux dans le Temple, chacun à leur fond de son message. En ce sens, Dieu se trouve toujours au centre
manière (cf. Le 18, 9-14). du discours; mais justement parce que Jésus est lui-même Dieu - le
Le pharisien peut se targuer de vertus considérables; il ne parle à Fils - toute sa prédication est l'annonce de son propre mystère, elle
Dieu que de lui-même, et en faisant ses louanges, il croit louer Dieu. est christologie, c'est-à-dire un discours sur la présence de Dieu dans
Le publicain connaît ses péchés, il se rend compte qu'il ne peut pas son œuvre et dans son être. Et nous verrons comment c'est ce point-là
se glorifier devant Dieu et, dans la conscience de sa faute, il demande qui exige une décision, et donc ce point-là qui mène à la Croix et à la
grâce. Cela voudrait-il dire que l'un d'eux personnifie 1 'eihos, tandis Résurrection.
que l'autre incarne la grâce sans l'eihos ou contre l'eihos? En réalité
il ne s'agit pas de savoir s'il est ou non question <<d'ethos•>, ce sont là
deux manières de se tenir devant Dieu et devant soi-même. Le pre-
n,iPr. �11 fnnri. nP <:::'!:lrirP<::<::P n,;ac 6 n;P.11 ;1 n,::. r�n-r'lrrL·� r"l1lt3 l n � rn.; rno •

Vous aimerez peut-être aussi