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DUE SAIT-ON DE Jtsus DE NAZARETH ?

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D'è Paul à Marc:
deux regards sur Jésus Christ

par Alain Marchadour

Comment est né l'évangile? Paul ne cesse d'invoquer « son


Évangile» et pourtant à ceux qui lui reprochent de n'avoir pas été
compagnon de Jésus, il répond avec une irritation visible: « Si nous
avons connu le Christ à la manière humaine, maintenant nous ne le
connaissons plus ainsi» (2 Co 5). Il fait peu de cas des épisodes ou de
l'enseignement de Jésus qui pourtant auraient pu l'appuyer dans sa pré­
dication. Pourquoi cette discrétion par rapport au parcours historique
de Jésus? Mieux que les témoins du Jésus de l'histoire Paul a perçu que
la résurrection a donné à la figure historique de Jésus une dimension
qui transcende l'histoire et la géographie. Et pourtant, après lui, Marc
son compagnon, éprouve le besoin d'introduire le Jésus de l'histoire,
avec son enracinement concret sur la terre, ses marches sur les chemins
de Palestine, et sa passion faite de larmes, de sang et de tragique.
Quelle complémentarité peut-il y avoir entre le Jésus de Nazareth
tel que Marc le raconte, et le Seigneur de l'histoire que Paul confesse?

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Alain Marchadour souligne ici combien la singularité de Jésus, fils de judaïsme. Le titre de l'ouvrage de Hyam Maaccoby est explicite:
son temps, est indispensable au message chrétien, sinon celui-ci se déna­ Paul et l'invention du christianisme l; Pour cet auteur d'origine juive:
ture en mythe. Mais en même temps il met en valeur l'intuition forte « La doctrine de Paul sur Jésus représente une dangereuse dévia­
de Paul selon laquelle Jésus ressuscité est le Seigneur qui transcende tion du judaïsme. Paul défendait une doctrine qui avait bien plus
toutes les cultures... de rapport avec les mythes païens qu'avec le judaïsme 2.»
Pour d'autres, en particulier des protestants libéraux, Paul
Le rôle de Paul est unique dans la naissance du christianisme. aurait créé une religion autour de Jésus en le divinisant alors
Certes, il ne fait pas partie des premiers témoins, ceux qui ont que Jésus ne se voulait que prophète: Paul serait:.Ï.-esponsable
accompagné Jésus depuis le commencement jusqu'à l'Ascension, du passage du Jésus prêchant Dieu au Jésus prêché, objet et
et pourtant, son rôle dans les mutations du christianisme, dans la centre de la prédication. Paul, juriste de génie, se serait emparé
réflexion théologique, et plus radicalement son intelligence de du mouvement du prophète Jésus pour le transformer en un
Jésus ont été tels qu'on peut se demander ce que serait devenu le système religieux complexe. En d'autres termes il aurait fondé
message de Jésus si Paul n'avait pas existé. Ses écrits constituent le christianisme, finissant par triompher de certaines résistances
une part non négligeable de la bonne nouvelle actuelle (treize de milieux judéo-chrétiens attachés à l'héritage de leur maître.
écrits sur vingt-sept). C'est la partie la plus ancienne des Écritures. Pour paraphraser le titre d'un livre allemand récent sur Paul:
Influence donc déterminante, tellement importante que certains Paulus apostat oder Aposte!? («Apostat ou apôtre?»).
ont voulu voir en lui le vrai fondateur du christianisme. L'enjeu est grave et en quelques pages, il est difficile de
C'est le cas en particulier de quelques Juifs qui sont prêts à résoudre cette question de fond qui depuis le commencement
reconnaître que, si Jésus reste un Juif, en consonance avec la hante le christianisme. Pour l'éclairer, je voudrais mettre en
meilleure partie du judaïsme, il n'en n'est pas de même pour parallèle, en tension, en complémentarité deux évangiles: celui
Paul. Ce serait lui le vrai fondateur du christianisme, lui qui de Paul et celui de Marc. Pour le dire en quelques mots, Paul est
aurait pris la responsabilité de rompre avec le judaïsme, et de le premier à avoir prêché ce qu'il appelle avec insistance et à
proclamer à coups de démonstrations que ce judaïsme, si grand plusieurs reprises « son évangile». Marc, d'un autre côté, est le
qu'il ait été, doit s'effacer, se reconnaître comme un ancien tes­ premier à avoir écrit un évangile, du moins parmi ceux qui sont
tament, c'est-à-dire dépassé et périmé. Tel n'était pas, disent ces appelés à devenir évangiles de référence pour l'Église... De plus,
adversaires, le projet de Jésus. L'objectif de Jésus, loin de vou­ Marc a connu Paul et Pierre. Du second, il a appris l'évangile qui
loir fonder une religion nouvelle, est au contraire de revenir à deviendra ensuite l'évangile de Marc. Du premier, il a entendu
l'intuition première, d'actualiser les événements fondateurs: ce que Paul appelait son évangile. Je voudrais montrer au terme
nouvel exode certes, nouvelle alliance oui, mais sans rupture
avec l'alliance première. Ce serait Paul le responsable de la cas­ 1. Hyam MAACCOBY,Paul ec l'i11ventio11 du chriscianisme, Lieu commun, 1987.
sure, si lourde de conséquences, des judéo-chrétiens avec le 2. Ibid., p. 24.

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de cet exposé que l'évangile de Paul est fondamental, essentiel, dans toutes les villes où nous avons annoncé la parole du Seigneur,
permanent, mais qu'il a besoin d'être complété par l'évangile de pour voir où ils en sont. Mais Barnabé voulait emmener aussi
Marc, que le Jésus de Marc enraciné dans l'histoire et la terre est Jean, surnommé Marc; Paul, lui, n'était pas d'avis d'emmener
indispensable, mais qu'il doit être prolongé (corrigé), régulé, par celui qui les avait abandonnés en Pamphylie et n'avait pas été à
le Jésus de Paul pour que la figure de Jésus ne soit pas amputée de l'œuvre avec eux. On s'échauffa, et l'on finit par se séparer. Barnabé
quelque chose d'essentiel. L'un et l'autre représentent un évangile, prit Marc avec lui et s'embarqua pour Chypre. De son côté, Paul
mais il faut réunir les deux pour sauver toute la richesse de Jésus. fit choix de Silas et partit, après avoir été confié par les frères à la
grâce de Dieu» (Ac 15, 36-40). On ne sait pas les raisons profondes
de cette rupture: question d'humeur; question de doctrine?
Marc et Paul: deux connaissances Pourtant la figure de Marc réapparaît en lien avec celle de
Paul au moment de son emprisonnement: « Aristarque, mon
Pour ce qui concerne les évangélistes, leur vie privée, leur compagnon de captivité, vous salue, ainsi que Marc, le cousin de
identité, nous sommes peu informés. C'est dans la logique de Barnabé, au sujet duquel vous avez reçu des instructions: s'il
ces récits que de nous centrer sur Jésus en se désintéressant des vient chez vous, faites-lui bon accueil» (Col 4, 10). Il se trouve
questions d'auteur. Pour Marc nous avons la chance de disposer donc en captivité avec Paul, comme on peut lire dans la lettre à
de quelques informations dans les Actes des Apôtres. Lorsque Philémon: «Tu as les salutations d'Épaphras, mon compagnon
Pierre sort de prison, il se rend dans la maison de Jean: « Et de captivité dans le Christ Jésus, ainsi que de Marc, Aristarque,
[Pierre] s'étant reconnu, il se rendit à la maison de Marie, mère Démas et Luc, mes collaborateurs» (v. 23.24). Cela veut dire que
de Jean, surnommé Marc, où une assemblée assez nombreuse Jean Marc a entendu l'évangile de Paul, qu'il doit savoir à quoi
s'était réunie et priait» (Ac 12, 12). cela correspond. Dans la première épître de Pierre, Pierre le pré­
On apprend aussi que Marc est très vite associé au travail mis­ sente comme son fils: « Celle qui est à Babylone, élue comme
sionnaire de Barnabé et de Paul: « Quant à Barnabé et Saul, après vous, vous salue, ainsi que Marc, mon fils» (1 P 5, 13).
avoir accompli leur ministère à Jérusalem, ils revinrent, ramenant Ces précisions nous permettent de réinsérer Marc dans la tra­
avec eux Jean, surnommé Marc» (Ac 12, 25). On sait que Jean dition et de préciser les rapports, que selon la tradition il entre­
Marc part avec eux, mais qu'il les quitte assez vite, au moment où tint avec Pierre et ses souvenirs 3 de Jésus. Le premier témoignage
ils arrivent en Asie Mineure, pour rentrer à Jérusalem: «De nous vient par Papias (cité par Eusèbe), évêque de Hiérapolis
Paphos, où ils s'embarquèrent, Paul et ses compagnons gagnèrent (60-150), qui affirme: «Marc devenu interprète de Pierre, écrivit
Pergé, en Pamphylie. Mais Jean les quitta pour retourner à ce qu'il se rappelait, avec application quoique ne suivant pas un
Jérusalem» (Ac 13, 13). Lors du second voyage missionnaire, Marc ordre précis.»
sera l'occasion d'une brouille entre Paul et Barnabé: « Quelque
temps après, Paul dit à Barnabé: Retournons donc visiter les frères 3. EUSÈBE, H.E. VI, XIV, 5-6.

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Clément d'Alexandrie (vers la moitié du ne siècle) rapporte Nous avons donc les éléments de notre réflexion: Marc a eu
une tradition intéressante qui lui venait des anciens: « Il disait la chance de croiser deux des figures centrales du christianisme
que les évangiles qui comprennent les généalogies ont été écrits primitif: de Pierre, nous l'avons entendu, il a reçu son évangile,
d'abord et que celui selon Marc le fut dans les circonstances sui­ et la tradition affirme qu'il a mis par écrit une part de ce qu'il
vantes: Pierre ayant prêché la doctrine publiquement à Rome et avait entendu du premier des Douze. Mais de Paul qu'a-t-il reçu?
ayant exposé le livre par !'Esprit, ses auditeurs qui étaient nom­ Il l'a connu au commencement de sa vie publique, il a eu une
breux, exhortèrent Marc en tant qu'il avait accompagné Pierre brouille avec lui, puis au moment de son emprisonnement on
depuis longtemps et qu'il se souvenait de ses paroles, à transcrire le retrouve avec Paul. Comment a-t-il entendu son évangile?
ce qu'il avait dit. Il le fit et transcrivit l'évangile à ceux qui le lui Comment l'a-t-il mis en pratique? Quel rapport y a-t-il entre
avaient demandé. Ce que Pierre ayant appris, il ne fit rien par ses l'évangile de Paul et l'évangile de Marc?
conseils pour l'empêcher ou pour l'y pousser 4. »
Origène vers 180 affirme:
« Le second évangile est celui selon Marc qui avait fait comme L'expérience fondatrice de Paul
Pierre le lui avait indiqué: celui-ci le déclara son fils dans son
épître catholique où il dit: l'Église élue qui est à Babylone vous
salue ainsi que Marc mon fils 5• » Paul, un Juifpharisien
Le témoignage d'Irénée (115-140) aussi est intéressant: Lorsque survient sa conversion, Paul a environ trente ans.
« Ensuite après leur départ [de ce monde], Marc, disciple et inter­ En effet, Paul apparaît comme un contemporain de Jésus, né
prète de Pierre, nous a transmis lui aussi par écrit ce qui avait été entre S et 10 après Jésus, donc plus jeune que lui d'une dizaine
prêché par Pierre. Par contre l'éclat de la piété brilla tellement d'années. En trente ans, il s'en passe des choses et bien des traits
dans les esprits des auditeurs qu'ils ne tinrent pas pour suffisant de caractère sont alors définitifs: l'enfance, l'adolescence, et même
de l'avoir entendu une fois pour toutes ni d'avoir reçu l'ensei­ pour une part l'âge adulte sont loin derrière.
gnement oral du message divin, mais que par toutes sortes d'ins­ Paul est né à Tarse, et il en manifestera toujours une certaine
tances, ils supplièrent Marc dont l'évangile nous est parvenu et fierté: il vient d'une ville qui« n'est pas sans renom», comme il
qui était compagnon de Pierre, de leur laisser un monument écrit le dit lui-même au tribun qui l'interroge et le prend pour un
de l'enseignement qui leur avait été transmis oralement. Ils ne Égyptien terroriste (Ac 21, 39). C'est en effet une ville impor­
cessèrent pas leur demande avant d'avoir contraint Marc et ainsi tante, la troisième ville de l'empire romain en Orient, après
ils furent la cause de la mise par écrit de l'évangile selon Marc 6• » Alexandrie et Antioche, qui est à la fois grecque et orientale:
« Tarse s'enorgueillissait d'être une des capitales du commerce et
de l'esprit, le port international où la mer occidentale apportait
4. H. E. II, 15.
5. EUSÈBE, HE. VI, 25. l'intelligence, la culture et l'art de vivre grecs, et où le désert
6. EUSÈBE, HE. II, XV, 1-2. oriental acheminait au pas lent des caravanes de chameaux, les

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épices et les soieries de la Chine et de l'Inde, les religions à mys­ Enfant d'une telle cité, Paul est un esprit ouvert. Il puise dans
tères et les magies d'Attis et de Cybèle. L'action venait de la cette ambiance mouvementée et dans ce milieu racial, religieux
mer, la passion du désert 7. » et social, d'excellents éléments pour sa formation humaine. Il se
Ville ouverte, traversée de tensions, de contradictions, de pas­ sent appelé à devenir, lui aussi, un voyageur infatigable, le col­
sion: Paul sera tout à fait l'enfant de cette cité: esprit ouvert, porteur enthousiaste d'un message original.
toujours prêt au départ soit vers la mer, soit vers le désert, lui­ Ainsi, dès avant sa conversion, Paul est marqué par certaines
même carrefour de contrastes; habile, comme les commerçants valeurs qui se retrouveront dans son apostolat ultérieur:
de sa ville, à diffuser son message; doué, comme les philosophes essayons d'en repérer quelques-unes.
et les rhéteurs célèbres d'Antioche, à défendre son message 1. Il est juif. Son enfance, son éducation se sont déroulées
contre ses adversaires. Paul est comme sa ville, riche de plu­ dans un climat de fidélité à sa tradition et même à ce que cette
sieurs cultures, de plusieurs langues: il connaît l'hébreu, ou plus tradition avait de plus austère et de plus noble: le courant pha­
vraisemblablement l'araméen, et le grec et doit avoir quelques risien, «si noble dans sa substance, et si pernicieux dans ses
notions de latin. Le grec qu'il connaît n'est pas le grec classique, effets», selon la formule de Dodd. «Pourtant j'ai des raisons
mais le grec commercial de tous les jours tel qu'il était parlé d'avoir aussi confiance en moi-même. Si un autre croit pouvoir
dans les communautés hellénistiques de la diaspora: «Paul se
se confier en lui-même, je le peux davantage, moi circoncis le
montre capable de manier ce grec populaire dont il se sert avec
huitième jour, de la race d'Israël, de la tribu de Benjamin,
la maîtrise d'un grand écrivain; son génie supplée à la culture
qui lui fait défaut, et Démosthène, si sa langue est plus pure, hébreu, fils d'hébreu; pour la loi pharisien; pour le zèle, persé­
n'a pas de pages plus émouvantes et plus pressantes que cer­ cuteur de l'Église, pour la justice qu'on trouve dans la loi,
taines pages de ce fabricant de tentes 8.» Plusieurs, il l'est par sa devenu irréprochable» (Ph 3, 5-6).
double appartenance: juif, il est citoyen de la ville de Tarse Il est bon au passage que nous nous débarrassions des visions
jouissant des mêmes droits et soumis aux mêmes devoirs qu� trop caricaturales que nous pourrions avoir des pharisiens. En
les autres Tarsiotes. Citoyen romain, il jouit des privilèges accor­ français le mot a pris une connotation péjorative proche de
dés à ceux qui ont rendu service à des personnalités romaines, l'insulte («hypocrite»). En réalité, il s'agit d'un courant reli­
_ gieux qui se voulait puriste, intègre, rigoureux dans les mœurs,
et qm se transmettaient ensuite à la famille: n'oublions pas que
Pompée ou Jules César ont tous les deux séjourné à Tarse. Il reste traditionnel dans le respect des doctrines des pères. Ce n'est pas
que le tribun est impressionné par ce titre de Paul et qu'il dit une institution à proprement parler, c'est une communauté qui
alors: « Moi j'ai dû payer la forte somme pour acquérir ce droit.» se veut plus fervente que l'ensemble des croyants, qui reprend ce
« Et moi, dit Paul, je le tiens de naissance» (Ac 22, 24-29) 9. qu'il y a de meilleur dans la tradition.
Ce rattachement à son histoire, Paul ne le reniera jamais.
7. A. BRUNOT, Le Monde de la Bible, 5, 2. Dans les Actes il présente son adhésion comme une fidélité à son
8. Aimé PUECH, cité par A. BRUNOT, op. cit.
9. Lire par exemple Ac 19, 21; 25, 9-10; Rm 1, 15; 15, 22. histoire et à toute l'histoire sainte: voir par exemple Ac 24, 14;

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26, 22: « Les prophètes et Moïse ont prédit ce qui devait arriver, cier de cette ouverture amorcée par la grande entreprise des
et je ne dis rien de plus.» Soupçonné par ses concitoyens d'infi­ Alexandrins, puisque sa Bible sera cette Septante. Citoyen de
délité, il leur dira, en langue hébraïque: « C'est ici dans cette Tarse, Paul écrit et parle couramment le grec.
ville que j'ai été élevé et que j'ai reçu aux pieds de Gamaliel une
formation stricte à la loi de nos pères» (Ac 22, 3).
C'est évidemment là un titre qui dut impressionner les Juifs, L'expérience de Damas
puisque Gamaliel avait une grande réputation, au point que, à la C'est ce Paul qui va faire, sur la route de Damas, une expé­
mort de rabbi Gamaliel l'Ancien, selon la tradition, la gloire de rience personnelle unique, qui sera source d'une transformation
la Torah s'éteignit, et la pureté et la sainteté disparurent. profonde, et point de départ d'une vocation. Paul a rencontré
2. fl estjuifde la diaspora. C'est là une donnée importante qu'il Jésus le Christ sur le chemin de Damas. C'est une aventure
ne faut jamais perdre de vue: dans la plupart des grandes villes déterminante, parce qu'elle est à la fois personnelle, comme toute
du bassin méditerranéen, il y avait de fortes implantations juives. conversion, et historique puisqu'elle aura des conséquences
Le géographe Strabon (cité par Josèphe, Ant., 5, xrv, 7, 2) dit: inouïes sur l'expansion du christianisme. Cette conversion nous
« Ceux-ci ont déjà envahi toutes les cités et l'on trouverait diffici­ est d'ailleurs rapportée en long et en large, par Paul lui-même
lement dans le monde un endroit où ce peuple n'ait été accueilli dans ses lettres avec un grande pudeur, et ensuite par Luc dans
et ne soit devenu le maître.» les Actes des Apôtres avec plus de liberté.
Selon Philon, ils étaient un million à Alexandrie et dans les Si l'on veut comprendre Paul, il faut nécessairement partir de
environs, c'est-à-dire 5 à 10 % de la population 10. Cicéron, dans son point de départ. On se condamne à ne rien comprendre à
Pro Flacco, dit: « Tu sais combien leur troupe est nombreuse, Paul si on passe à côté de ce qu'a été l'expérience de Damas,
combien ils se tiennent entre eux, comme ils sont puissants dans comme rencontre personnelle unique, source d'une transfor­
les assemblées.» mation profonde, point de départ d'une vocation. La christolo­
Parmi les caractéristiques de ces Juifs dispersés, signalons gie de Paul se nourrit autant de l'expérience personnelle de
leurs contacts fréquents et permanents avec la civilisation hel­ Damas que de la tradition ecclésiale du kérygme de Pâque.
lénistique, leur facilité à accueillir les aspirations religieuses des Cette expérience ne nous est pas racontée directement par
hommes et femmes de leur temps, leur souci de s'adapter, sans Paul. Il a beaucoup de pudeur et se contente, par quatre fois, de
perdre leur originalité. Il faut surtout préciser que c'est de ces faire allusion, sous forme imagée, à l'événement:
Juifs de la diaspora qu'est venue en particulier la traduction
grecque de la Bible pour les Juifs d'Alexandrie. Paul va bénéfi- Vous avez entendu parler de mon comportement naguère dans
le judaïsme; avec quelle frénésie, je persécutais l'Église de Dieu et
je cherchais à la détruire; je faisais des progrès dans le judaïsme,
surpassant la plupart de ceux de mon âge et de ma race par mon zèle
10. Cf Cahiers Évangile 29. débordant pour les traditions de mes pères. Mais lorsque celui qui

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m'a mis à part depuis le sein de ma mère et m'a appelé par sa grâce contre le ressuscité et désormais en s'appuyant sur cette expé­
a jugé bon de révéler en moi son fils afin que je l'annonce parmi les rience il se situera sur le même pied que les autres apôtres.
païens ... (Ga 1, 13-16).

Voir aussi Ph 3, 7-14 et tout particulièrement: «Toutes ces L'Évangile de Paul


choses qui étaient pour moi des gains, je les ai considérées
comme des pertes à cause du Christ...» ou 1 Co 9, 1-2: «N'ai-je Cela peut étonner que je parle de l'évangile de Paul. Pourtant,
pas vu Jésus notre Seigneur?» (cf 1 Co 15, 8-10). si nous regardons l'ensemble du Nouveau Testament, nous fai­
De cet événement essentiel, on peut dire qu'il se situe pour sons une constatation surprenante: le mot«évangile» est absent
Paul dans une histoire: il y a un avant et un après. S'il est discret du récit de Luc. Il n'apparaît qu'une seule fois dans Matthieu:
sur l'événement lui-même, il dit l'essentiel à travers des formules «En vérité je vous le dis, partout où sera proclamé cet Évangile,
comme «J'ai été moi-même atteint par le Christ» (Ph 3, 12); ou dans le monde entier, on redira aussi, à sa mémoire, ce qu'elle
«Il a plu à Dieu de révéler à moi son fils» (Ga 1, 15). Pour lui vient de faire» (Mt 26, 13). Marc utilise ce terme huit fois. Le
c'est d'abord la naissance d'une vocation, un changement impré­ livre des Actes ne présente qu'une attestation du terme. En
visible qui ne peut venir que de Dieu. Cette vocation est bien revanche, Paul l'emploie très souvent, environ soixante-dix fois.
présentée dans sa soudaineté et son caractère imprévisible dans Il tient tellement à son Évangile qu'il affirme: « Si quelqu'un
les versions des Actes. Quand il entreprend son voyage vers vous annonce un Évangile différent de celui que vous avez reçu,
Damas, Paul ne sait pas encore qu'il est en train de faire un qu'il soit anathème!» (Ga 1, 9). Toujours aux Galates inconstants,
voyage sans retour: après sa rencontre sur le chemin de Damas, il évoque un second Évangile auquel les Galates versatiles se
il ira en effet à Damas et ne reviendra pas à Jérusalem. C'est au seraient attachés après le départ de Paul et après l'arrivée de
sens spirituel qu'il s'agit d'un voyage sans retour: «Relève-toi, judaïsants de l'entourage de Jacques: «Je m'étonne que si vite
entre dans la ville, et là on te dira ce que tu dois faire» (Ac 9, 6). vous abandonniez Celui qui vous a appelés par la grâce du
Paul entre dans la ville: celui qui se comportait comme un chef Christ, pour passer à un second Évangile Il » (Ga 1, 6). Il parle
se fait ici conduire, comme il se fera conduire désormais par le même de«son» Évangile, évoquant«le jour où Dieu jugera les
Seigneur. Lui qui était voyant jusque-là devient aveugle. Et pen­ pensées secrètes des hommes, selon mon Évangile, par le Christ
dant trois jours et trois nuits, sans voir, sans manger ni boire, il Jésus» (Rm 2, 16). L'annonce de cet Évangile, c'est sa raison
ressemble à un mort dans un tombeau; comme le Christ il doit d'être: «Annoncer l'Évangile en effet n'est pas pour moi un titre
mourir pour renaître et remplir sa mission nouvelle. Les écailles de gloire; c'est une nécessité qui m'incombe. Oui, malheur à
lui tombent des yeux, le baptême qu'il reçoit montre qu'il
s'ouvre à la lumière du Christ: il est prêt pour sa mission nou­
velle. Par cette expérience sur le chemin de Damas Paul ren- 1 !. Cf aussi Ga 2, 16; 1 Tite 2, 8.

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moi si je n'annonçais pas l'Évangile!» (1 Co 9, 16). Dans la pre­ 1. Les temps messianiques annoncés par les prophètes sont
mière épître aux Corinthiens, devant les contresens concernant la arrivés:
résurrection, Paul écrit: «Je vous rappelle, frères, l'Évangilequeje Paul, serviteur du Christ Jésus, apôtre par vocation, mis à part
vous ai annoncé» (1 Co 15). Cette bonne nouvelle, il la qualifie pour annoncer l'Évangile de Dieu, que d'avance il avait promis par
tantôt d'«Évangile du Christ» (Rm 15, 19; 1 Co 9, 12; 2 Co 2, 12; ses prophètes dans les saintes Écritures (Rm 1, 1-2).
9, 13; 10, 14; Ga 1, 7; 1 Th 3, 2 (Rm 1, 9: «Évangile du fils»), tan­ Mais quand vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils,
tôt d'«Évangile de Dieu» (Rm 1, 1; 15, 16; 2 Co 11, 7; 1 Th 2, 9). né d'une femme, né sujet de la Loi, afin de racheter les sujets de la
On trouve aussi deux fois la «vérité de l'Évangile» (Ga 2, 5.14; Loi, afin de nous conférer l'adoption filiale (Ga 4, 4-5).
Col 1, 5: «la parole de vérité, l'Évangile»), le « mystère de
l'Évangile» (Ep 6, 19). Enfin, comme pour bien montrer que 2. Cet accomplissement se réalise dans le ministère de Jésus,
son Évangile il l'annonce avec d'autres qui partagent avec lui la sa mort et sa résurrection 12 :
mission de l'annonce: il parle de «notre Évangile» (2 Co 4, 3; Je vous ai donc transmis en premier lieu ce que j'avais moi­
2 Th 2, 14). même reçu, à savoir que le Christ est mort pour nos péchés selon
On pourrait en conclure, parlant de son Évangile, que Paul les Écritures, qu'il a été mis au tombeau, qu'il est ressuscité le troi­
revendique une autorité qui vient de Dieu: sième jour selon les Écritures (1 Co 15, 3-4).

Sachez-le, en effet, mes frères, l'Évangile que j'ai annoncé n'est pas 3. Jésus a été exalté (Rm 8, 31-35; Ph 2, 9).
à mesure humaine : ce n'est pas non plus d'un homme que je l'ai reçu 4. L'Esprit a été donné à l'Église, comme signe de la présence
ou appris, mais par une révélation de Jésus Christ (Ga 1, 11-12). de Jésus (1 Co 12, 1; Rm 8, 26).
5. Jésus reviendra pour consommer l'histoire (1 Th 1, 10):
En même temps il entend bien s'inscrire dans une tradition
<l'Église: dans l'attente de son Fils qui viendra des cieux, qu'il a ressuscité
des morts ...
Je vous rappelle, frères, l'Évangile que je vous ai annoncé, que
vous avez reçu et dans lequel vous demeurez fermes, par lequel 6. Les hommes sont appelés au repentir et à l'accueil du par­
aussi vous vous sauvez, si vous le gardez tel que je vous l'ai don de Dieu:
annoncé; sinon, vous auriez cru en vain. Je vous ai donc transmis
en premier lieu ce que j'avais moi-même reçu, à savoir que le Christ En effet, si tes lèvres confessent que Jésus est Seigneur et si
est mort pour nos péchés selon les Écritures (1 Co 15, 1-3). ton cœur croit que Dieu l'a ressuscité des morts, tu seras sauvé
(Rm 10, 9).
Comment résumer cet évangile? Comment le dire en quelques
mots? Si on voulait comparer la bonne nouvelle de Paul aux évan­
giles, on obtiendrait un accord qui porterait sur ces six points: 12. Cf aussi Rm I, 3; Ga I, 4; 1.

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On peut ajouter à travers quelques exemples que Paul quable étude sur Paul 13. De même pour l'attente de la fin des
n'ignore pas la tradition sur Jésus. N'oublions pas d'abord qu'il temps, il ne fait pas référence à des paroles précises de Jésus sur
écrit avant que les évangiles aient été rédigés, si l'on s'accorde à la fin des temps imminentes: «Ce qui est déterminant pour lui,
penser que les évangiles ont été écrits entre 65 et 70 et même 90. ce n'est pas de savoir quelle a été la position de Jésus lui-même,
Les évangiles ne sont pas encore mis par écrit à cette époque, mais dans quelle mesure il est celui en qui Dieu se manifeste
mais la tradition évangélique est connue: elle circule; Paul la aux hommes 14. » Becker va plus loin lorsqu'il s'interroge sur la
connaît, comme le montrent ces quelques exemples: morale que Paul présente; il souligne : «Le point de départ et le
- En 1 Co 7, 10 il affirme: «À ceux qui sont mariés, j'ordonne, contenu matériel de l'éthique paulinienne sont développés sans
non pas moi, mais le Seigneur, que la femme ne se sépare pas de référence fondamentale à la tradition relative à Jésus.» Paul
son mari; que le mari ne répudie pas sa femme» (allusion à fonde son éthique à partir de l'être nouveau (Rrn 12, 1; Ga 5, 25)
Mc 10, 9 : «Jésus leur dit : que l'homme ne sépare pas ce que et il en décrit le contenu matériel de diverses manières, mais la
Dieu a uni»). référence à Jésus et à son autorité est rare et n'apparaît que parmi
- Lorsqu'en Rm 13, 9 il rappelle que «celui qui aime son d'autres. Des passages comme Rrn 8 et 1 Co 15 montrent comment
prochain a pleinement accompli la loi» et qu'il en conclut: les Paul peut développer son attente eschatologique sans se référer
commandements se résument dans cette parole: «Tu aimeras à l'espérance de Jésus... Entre Jésus et Paul, il s'est produit un
ton prochain comme toi-même», il reprend une parole forte de changement de paradigme 15.
Jésus: «Quel est le premier des commandements» (Mc 12, 28-34).
- Lorsqu'en Rm 12, 14 il dit: «Bénissez ceux qui vous per­ Désormais nous ne connaissons plus personne à la manière
humaine. Si nous avons connu le Christ à la manière humaine,
sécutent», il ne peut tirer cet enseignement du judaïsme car le
maintenant nous ne le connaissons plus ainsi (2 Co 5, 16).
Christ le premier en Le 6, 28 invite à ce comportement scanda­
leux à vues humaines: «Bénissez ceux qui vous maudissent;
Il n'est pas question pour Paul de réduire l'histoire de Jésus
priez pour ceux qui vous calomnient.»
à un fait sans contenu; ce qui est contesté, c'est la possibilité de
connaître Jésus seulement selon la chair alors que foi et connais­
sance historique sont indissociables. Pour apprécier les connais­
Paul et l'histoire de Jésus
sances de Jésus que Paul peut avoir, il faut se tenir à distance de
Malgré ces rattachements à la tradition, on peut s'étonner plusieurs interprétations extrêmes. Le tout et le rien. Paul en sait
que Paul ne cite presque jamais les évangiles. C'est vrai que Paul certainement plus sur Jésus que ce qu'il en dit. Mais il est vrai
ne s'appuie pas naturellement sur des données de la vie de Jésus,
sur des paroles de lui, pour justifier ses choix éthiques ou théo­
13. J. BECKER, Paul l'apôtre des nations, Éd. du Cerf, 1995, p. 137.
logiques.« Savoir qu'elle était l'attitude de Jésus lui-même face 14. Ibid., p. 138.
à sa mort ne lui importe pas», dit Becker, auteur d'une remar- 15. Ibid.

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DE PAUL A MARC: DEUX REGARDS SUR JÉSUS CHRIST
DUE SAIT-ON DE JÉSUS DE NAZARETH ?

avec lui par le Christ et nous a confié le ministère de la réconcilia­


que le donné narratif des synoptiques est absent de ses réfé­
tion. Car de toutes façons, c'était Dieu qui en Christ réconciliait le
rences. « Il faut expliquer pourquoi Paul ne reprend nulle part le monde avec lui-même, ne mettant pas leurs fautes au compte des
donné narratif des synoptiques (histoire de miracles, récits hommes, et mettant en nous la parole de réconciliation. C'est au
légendaires) ou le récit de la Passion, pourquoi il ne se réfère nom du Christ que nous sommes en ambassade, et par nous, c'est
nulle part à des discussions d'école ou à des controverses, à des Dieu lui-même qui, en fait, vous adresse un appel. Au nom du
apophtegmes biographiques, à des paraboles, à des béatitudes, ou Christ, nous vous en supplions, laissez-vous réconcilier avec
à des affirmations de Jésus sur lui-même, mais seulement, pour Dieu (2 Co 5, 14-20).
l'essentiel, à des exhortations visant à régler la vie de la commu­
nauté et à des affirmations relatives à l'attente de la fin. De plus Qui est Jésus pour Paul? C'est celui qu'il appelle «Jésus
on est frappé de constater que cette utilisation elle-même, limi­ Christ» ou«le Seigneur», les deux titres qu'il préfère dans toute
tée à des genres et à des domaines particuliers, ne joue au total sa correspondance. Le Christ représente la figure centrale du
qu'un rôle subordonné, dès lors du moins qu'on fait abstraction salut, celui qui donne sens au parcours des croyants et plus
des réminiscences vagues et contestées ici ou là 16... » largement de tous les hommes:

Christ est ressuscité des morts, prémices de ceux qui sont morts.
La centralité du Christ En effet, puisque la mort est venue par un homme, c'est par un
homme aussi que vient la résurrection des morts (1 Co 15, 20-21).
On pourrait résumer l'évangile de Paul par ce passage de la Car, si par la faute d'un seul la multitude a subi la mort, à plus
forte raison la grâce de Dieu, grâce accordée en un seul homme, Jésus
deuxième lettre aux Corinthiens :
Christ, s'est-elle répandue en abondance sur la multitude (Rm S, 12).
L'amour du Christ nous étreint, à cette pensée qu'un seul est
mort pour tous et donc que tous sont morts. Et il est mort pour tous
La mort de Jésus occupe une place centrale dans sa christo-
afin que les vivants ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour logie, moins dans son déroulement narratif que dans sa signifi­
celui qui est mort et ressuscité pour eux. Aussi, désormais, ne cation profonde:
connaissons-nous plus personne à la manière humaine. Si nous
avons connu le Christ à la manière humaine, maintenant nous ne Christ a payé pour nous libérer de la malédiction de la loi, en
le connaissons plus ainsi. Aussi, si quelqu'un est en Christ, il est devenant lui-même malédiction pour nous, puisqu'il est écrit:
une nouvelle créature. Le monde ancien est passé, voici qu'une Maudit quiconque est pendu au bois. Cela pour que la bénédiction
réalité nouvelle est là. Tout vient de Dieu, qui nous a réconciliés d'Abraham parvienne aux païens en Jésus Christ et qu'ainsi nous
recevions, par la foi, !'Esprit, objet de la promesse (Ga 3, 13-14).
C'est lui que Dieu a destiné à servir d'expiation par son sang, par
le moyen de la foi, pour montrer ce qu'était la justice, du fait qu'il
16. Ibid., p. 139-140.

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QUE SAIT-ON DE Jtsus DE NAZARETH ? DE PAUL A MARC: DEUX REGARDS SUR Jtsus CHRIST

avait laissé impunis les péchés d'autrefois, au temps de sa patience. De l'évangile de Paul à l'évangile de Marc
II montre donc sa justice dans le temps présent, afin d'être juste et
de justifier celui qui vit de la foi en Jésus (Rm 3, 25). Paul n'a pas connu Jésus. Inutile donc de faire appel à
Car Dieu ne nous a pas destinés à subir sa colère, mais à possé­ l'influence de la piété et de la personnalité de Jésus dans le déve­
der le salut par notre Seigneur Jésus Christ, mort pour nous afin loppement de la christologie de Paul. Son expérie?ce de Jésus
que, veillant ou dormant, nous vivions alors unis à lui (1 Th 5, 9). ,
commence à sa vocation, où Dieu le met au service de Jesus.
« Seul compte pour lui le Christ exalté: ce n'est pas la prédica­
Mais la mort prend son sens dans la résurrection. On comprend tion de Jésus en Galilée et à Jérusalem qui intéresse Paul, mais
que pour Paul, mort et résurrection résument tout ce que Dieu Dieu qui se révèle à travers les données fondamentales de la vie
a voulu nous dire par l'envoi de son fils. de Jésus, c'est-à-dire Jésus en tant qu'agir de Dieu ou en tant
que personne qui obéit à Dieu et par qui Dieu a agi au bénéfice
Mais, quand est venu l'accomplissement du temps, Dieu a des hommes 17• »
envoyé son Fils, né d'une femme et assujettie à la loi, pour payer la
Certes, Paul parle autrement que les évangélistes, ainsi il �e
libération de ceux qui sont assujettis à la loi, pour qu'il nous soit
donné d'être fils adoptifs (Ga 4, 4-5). dit rien du tombeau vide ni des apparitions aux femmes, mais
il reste que la résurrection de Jésus est au centre de tout son
Jésus est situé au centre de l'histoire, et il est celui par qui tout enseignement:
prend sens. C'est lui la clé du mystère dont parle Paul:
Si le Christ n'est pas ressuscité notre prédication est vide, vide
aussi notre foi (1 Co 15, 14).
II nous a fait connaître le mystère de sa volonté, le dessein bien­
veillant qu'il a d'avance arrêté en lui-même, pour mener les temps
à leur accomplissement: réunir l'univers entier sous un seul chef, Un petit exemple permet de vérifier combien Paul manifeste
le Christ (Ep 1, 9). une intelligence profonde de Jésus comme irruption définitive
de Dieu dans l'histoire des hommes: le baptême. On connaît
Désormais le Christ est le passage obligé pour comprendre l'importance du baptême de Jean Baptiste et les rapports étroits
l'homme, son destin, son histoire. On pourrait dire: le Christ entre Jean et Jésus. Dans l'Église primitive, il semble qu'il y ait
devient pour Paul la clé qui ouvre toutes les portes: eu quelque flottement sur le sens et la forme de ce b�ptême.
Paul sera le plus précis sur ce point en prenant ses distances
Nous faisons captive toute pensée pour l'amener à obéir au avec le baptême de Jean, en ne parlant jamais de lui, en remet­
Christ (2 Co 10, 5). tant en question ceux qui attachaient tellement d'importance

17. J. BECKER, op. cit., p 144.

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DUE SAIT-ON OE JÉSUS DE NAZARETH?
DE PAUL A MARC: DEUX REGARDS SUR JÉSUS CHRIST

aux baptiseurs qu'ils en oubliaient que seul le Christ est source


l'histoire du salut, mais cela comportait un risque: celui de trans­
de salut dans le baptême 18_ Mais en même temps Paul a su
former le mystère de l'Incarnation en une sorte de gnose, une
donner au baptême chrétien toute sa signification en compre­
révélation totalement détachée de l'histoire. Alors s'est imposée,
nant, mieux que les autres, comment le baptême de Jean Baptiste
devait être dépassé même s'il se transmettait dans des rites res­ à côté de Paul, la nécessité d'un autre évangile, d'abord celui de
semblants: le baptême non seulement prend la place de la cir­ Marc, qui allait inspirer les autres. Il fallait dire que l'histoire du
concision, mais devient, grâce à Paul, le rite symbolique de la salut avait commencé dans le concret de l'histoire. Voilà pourquoi
renaissance du croyant: l'évangile de Marc commence par le baptême de Jean Baptiste, ce
moment clé où Jésus est entré visiblement dans l'histoire:
Ensevelis avec lui lors du baptême, vous en êtes aussi ressusci­
tés avec lui, parce que vous avez cru en la force de Dieu qui l'a res­ Commencement de l'Évangile de Jésus Christ, Fils de Dieu
suscité d'entre les morts (Col 2, 12). (Mc 1, 1).

L'évangile de Paul survivra, c'est lui qui sera évoqué chaque Ce qui commence, c'est une histoire concrète, singulière, avec
fois que surviendront dans l'Église des crises touchant au mys­ en particulier Jean Baptiste, cet homme qui est connu de l'his­
tère de la foi, au rôle de Jésus comme sauveur, aux médiations toire et qui ouvre le chemin de Jésus :
des sacrements, à la force de salut de la Parole de Jésus: on peut
penser à Luther, au jansénisme, etc., mais à ce stade de notre Jean le Baptiste fut dans le désert, proclamant un baptême de
réflexion, un retour en arrière s'impose. N'oublions pas que Paul repentir pour la rémission des péchés (Mc 1, 4).
est le premier écrivain de la tradition chrétienne: quand il écrit
ses lettres à ses communautés, il n'existe pas encore d'évangiles, Jésus inscrit son action dans un territoire déterminé, la
même si on peut penser que des traditions circulent, des récits Galilée d'abord, puis la Judée, à travers des faits concrets, des
sur les faits et gestes et les paroles de Jésus sont développés dans signes donnés à des aveugles, à des malades. Jésus sauveur du
les communautés. Les écrits de Paul seront très tôt canonisés monde, en qui les hommes sont réconciliés par sa résurrection,
dans les premières communautés. doit avoir été avant Pâque, cet homme singulier, ce Juif venu
Paul a précédé les quatre évangiles. Mais l'Église primitive, de Galilée à qui d'autres hommes se sont attachés. Pour que les
dans sa sagesse, a perçu le danger qu'il y aurait à laisser Paul affirmations de Paul soient recevables, il faut rappeler qu'avant
prendre toute la place. Le Jésus qu'il présentait était fascinant, il la Résurrection, Jésus s'est adjoint des disciples, qu'il les a pré­
permettait de comprendre l'histoire du judaïsme, l'évolution de parés à comprendre qui il était vraiment. D'où l'importance chez
Marc de l'appel des Douze:

18. Cf 1 Co 1, 11-17.
Comme il passait sur le bord de la mer de Galilée, il vit Simon
et André, le frère de Simon, qui jetaient l'épervier dans la mer;

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car c'étaient des pêcheurs. Et Jésus leur dit: Venez à ma suite et je les chemins de la terre d'Israël et qui soit devenu disciple,
vous ferai devenir pêcheurs d'hommes (Mc 1, 16-17). comme nous-mêmes, qui sommes invités à marcher sur les pas
de Jésus, c'est-à-dire à devenir nous-mêmes, disciples de Jésus.
Paul évoquait dans un raccourci remarquable le mystère de la Ici l'injonction de Paul trouve sa pertinence:
croix comme celui de salut:
Montrez-vous mes imitateurs, comme je le suis moi-même du
Il s'est dépouillé de son apparence divine, prenant la condition Christ (1 Co 11, 1).
de serviteur (Ph 2, 7).
Pourquoi j'aime Paul, malgré ses difficultés qu'il présente, mal­
Marc doit entrer dans les détails et raconter le concret de la gré ce qui peut sembler de la dureté et de l'intolérance pour ses
Passion de Jésus depuis l'institution de l'eucharistie, jusqu'à sa adversaires, et même pour ceux qui ne partagent pas ses options?
mort sur la croix. Scène après scène, il montre les déplacements Je l'aime parce que seul de tous les auteurs de l'Église primi­
de Jésus dans la Jérusalem concrète, son agonie dans le jardin de tive, il laisse transparaître son tempérament de feu, sa passion
Gethsémani, sa trahison par Judas, son abandon par Pierre et les pour le Christ. Il n'hésite pas parfois à dire «je», ce qui permet
autres, les humiliations concrètes infligées à Jésus, son procès, de mieux faire la différence entre ce qui vient de lui et ce qui vient
sa mort sur la croix dans la solitude et l'abandon : tout cela deve­ de Jésus.
nait nécessaire pour compléter Paul et empêcher les croyants Je l'aime parce que Paul est un maître qui donne toute son
de basculer dans une sorte de gnose qui aurait nié l'histoire. importance à l'intelligence. A. Schweitzer affirme que«par la voix
«Un certain refus paulinien de la référence au Jésus d'avant de Paul, l'Église reconnaît que l'intelligence aussi vient de Dieu.
Pâques, relevé dans 2 Co 5, 16, aurait pu facilement plus tard Paul est le saint patron de ceux qui pensent. Il doit être redouté
glisser dans le docétisme si l'évangéliste n'avait pas en quelque de tous ceux qui croient servir la foi au Christ en réduisant à néant
sorte rétabli l'équilibre: l'écriture des gestes et des paroles de la pensée libre.» L'Évangile de Jésus était disponible, prêt à
Jésus avant Pâque devenait nécessaire pour proclamer le Christ inonder le monde en attente, mais il était emprisonné dans un
de Pâque 1 9_ » langage sémitique qu'il fallait traduire pour les Grecs. Alors que
«Un seul a été chrétien, disait Nietzsche, et il est mort sur une certains pensaient qu'il fallait transmettre telle quelle la bonne
croix.» En fait, si nous nous intéressons toujours à Paul, c'est nouvelle, avec les mêmes mots, les mêmes images, les mêmes
parce que nous pensons qu'il nous permet de comprendre, interprétations, Paul à été le premier à «inculturer» la Bonne
comme personne d'autre, l'originalité du salut apporté par Jésus. Nouvelle, ce qu'il appelle avec amour«son évangile», expression
Il est le premier théologien qui n'ait pas accompagné Jésus sur qu'il emploie environ soixante-dix fois dans ses lettres. Il y tient
tellement qu'il proclame:
Si quelqu'un vous annonce un Évangile différent de celui que
19. Charles PERROT, RSR, 83-84, p. 551. vous avez reçu, qu'il soit anathème! (Ga 1, 9).

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Cette capacité d'adapter la Bonne Nouvelle se reconnaît à Il est donc le médiateur:


plusieurs traits: Il n'y a pour nous qu'un seul Dieu de qui tout vient et vers qui
- En n'imposant pas les formes propres au judaïsme: la Loi nous allons et un seul Seigneur, Jésus Christ, par qui tout existe et
que pourtant Jésus avait pratiquée, que Paul aussi avait pratiquée: par qui nous sommes (1 Co 8, 6).

car pour celui qui est en Jésus Christ ni la circoncision ni l'incir­ Il est l'image du Dieu invisible (Co 1, 14), fils de Dieu (Rm 1, 4;
concision ne sont efficaces, mais la foi agissant par l'amour (Ga S, 6); Ga 1, 16).
car la circoncision n'est rien; ni l'incirconcision; il s'agit seule­ . ,
En définitive j'aime Paul parce que c'est un pass10nne de
ment d'être une créature nouvelle (Ga 6, 15).
Dieu un chercheur de Dieu qui a reconnu en Jésus le visage et
le ch�min vers Dieu. «Par le Christ, avec lui et en lui»: voilà les
- En présentant, comme nul autre, la création nouvelle que mots qui définissent le chemin de Paul; c'est par lui qu'il va à
chacun expérimente, au point de transformer radicalement les Dieu. Sur le chemin de Damas, ce n'est pas un mythe, ce n'est
rapports entre les hommes : pas un système, ce n'est pas une idéologie que Paul a rencon�ré:
c'est quelqu'un qui l'a appelé et l'a appelé à devenir un être libre
Car tous vous êtes par la foi fils de Dieu en Jésus Christ. Oui (Ga 5,13).
vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ.
C'est pour cela que Paul a parlé de Jésus comme personne
Il n'y a plus ni juifni grec, il n'y a plus ni esclave ni homme libre,
avant lui (sauf peut-être le prologue de Jean) et comme personne
il n'y a plus ni homme ni femme, car tous vous êtes un en Jésus
Christ (Ga 3, 27).
après lui: « L'Église, �isait un t�éologien, a �écu se�, gran?s
moments et ses révolutions saluta1res, chaque fois que 1 evangile
de Paul' tel un volcan éteint, s'est réveillé 20. » Sur la route de
En définitive Paul a reconnu en Jésus l'accomplissement des .
Damas une flamme s'est allumée dans le cœur de Paul: ce Jour-
Écritures qui étaient sa passion et qu'il pouvait lire maintenant
là il a r�ncontré le don de Dieu aux hommes: Celui qui l'a aimé
avec l'éclairage de Jésus. Il a attribué à Jésus les titres les plus et s'est livré pour lui (Ga 2, 20).
grands comme fils de Dieu, préexistant de toute éternité, envoyé
dans notre chair de péché (2 Co 5, 21), nouvel Adam en qui la Tout ce que vous pouvez dire ou faire, faites-le au nom du
grâce surabonde, tandis que le péché avait surabondé dans le Seigneur Jésus en rendant grâce par lui à Dieu le Père (Col 3, 17).
premier (Rm 5); selon l'hymne aux Philippiens, «il s'est
dépouillé de son apparence divine, il s'est dépouillé, prenant la
condition de serviteur» (Ph 2). Il entretient avec Dieu des rela­
tions uniques :
20. BORNKAMM, Paul, apôtre de Jésus Christ, Labor et Fides, 1971, cité par M. CARREZ,
Le Point théologique, 5, p. 8.
Vous êtes à Christ et le Christ est à Dieu (I Co 3, 22).

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