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Cette étude, dont la première version remonte à août 2000, m’a valu l’appréciation
personnelle d’un haut responsable ecclésial du dialogue entre Eglise et Judaïsme ;
elle n’a malheureusement pas trouvé d’écho auprès des revues spécialisées
auxquelles je l’ai proposée. Je l’ai mise en ligne, en 2006, sur mon site Rivtsion.org.
Avant-Propos
dialogue, cet article voudrait présenter une réflexion critique sur cette
idéologie.»
Introduction
Lorsqu’un auteur se lance dans une critique aussi radicale de l’agir de l’Église que
celle qui figure dans l’article de Neuhaus, le moins qu’on attende de lui est qu’il
en définisse le champ et les limites, et qu’il utilise, dans toute la mesure du
possible, un vocabulaire univoque et clair. Ces conditions ne sont pas remplies
dans l’article de Neuhaus. En effet, non seulement l’affirmation péremptoire, qui
figure dans sa déclaration liminaire citée plus haut, n’est assortie d’aucune
nuance, mais, comme on le verra en lisant les analyses qui suivent, l’auteur n’en
donne pas la moindre justification valable. De surcroît, la terminologie utilisée ne
contribue guère à la clarté de la problématique. On le sait, le terme «idéologie» a
des connotations assez différentes selon les disciplines et les contextes. Il n’est
pas question d’en faire ici l’inventaire, mais il est clair qu’en définissant le
dialogue que l’Église mène avec le judaïsme comme une «idéologie judéo-
chrétienne», Neuhaus n’en a pas une opinion positive.
On peut se demander si un jugement aussi sévère ne trahit pas une incapacité à
saisir la dynamique théologique de l’Église, et si celui qui l’a émis n’a pas sacrifié
le sentire cum Ecclesia – qui devrait présider à toute réflexion honnête sur le
mystère de la foi – à une critique dont la radicalité est d’autant plus difficile à
admettre que les analyses qui l’exposent témoignent d’une information lacunaire
et d’une faiblesse d’évaluation théologique qui nuisent considérablement à leur
crédibilité.
3
Il reste que, s’il n’est pas le fruit d’une confusion, le reproche d’«idéologie»,
adressé par Neuhaus au dialogue judéo-chrétien pratiqué par l’Église depuis
Vatican II, risque d’être perçu comme un procès d’intention. C’est ce qu’on
s’efforcera de vérifier, ci-après, en suivant, pas à pas, les arguments développés
par l’auteur dans son article.
Après avoir admis comme allant de soi l’origine juive de Jésus, et rappelé – sans
la commenter ni prendre position la concernant – la phrase de Jean-Paul II :
«quiconque rencontre Jésus Christ rencontre le judaïsme» 3, Neuhaus se
demande :
«Qu’est-ce qu’implique le rapport entre Jésus et son judaïsme pour l’auto-
compréhension chrétienne? Est-ce que le fait que Jésus soit juif entraîne un
rapport spécial avec le judaïsme? Qu’est-ce que signifie l’expression “Jésus le
juif”?»
À ces interrogations, formulées sur un ton neutre, l’auteur n’apporte pas de
réponses directes, comme pour indiquer que ces dernières ne vont pas de soi. Par
contre, estimant que «ces questions posent un problème de terminologie», il se
met en devoir d’élucider «ce que signifie “juif” dans le vocabulaire chrétien».
Pour l’auteur, «il est possible de délimiter [sic] au moins trois sens à ce terme», à
savoir : le «juif textuel», le «juif mythique» et le «juif voisin». Il est à peine
besoin de souligner que l’utilisation d’un vocabulaire aussi inhabituel comporte le
risque de rendre encore plus confuses des notions qui ne sont déjà pas simples par
elles-mêmes. Et c’est bien le cas ici. Le lecteur devra se souvenir que, lorsqu’on
lui parle de «juif textuel», il s’agit de «celui qui existe dans le texte fondateur du
christianisme, la Bible», et qui est «défini par son acceptation ou son rejet de
Jésus comme Christ.»4 Il regrettera sans doute qu’aucune terminologie n’ait été
définie pour le juif dont parlent les écrits rabbiniques, et qui l’intrigue au moins
autant que celui dont parlent les Écritures.
3 L'idéologie, p. 251. La citation de Jean-Paul II est extraite d'un discours prononcé par le
pape devant les représentants de la communauté juive allemande, à Mayence, le 17
novembre 1980. Traduction française fautive dans Documentation Catholique, n° 1798, 1980,
pp. 1148-1149. On lui préférera la version parue dans Istina XXXVI (1986), pp. 192-195.
4 Ibid., p. 251.
4
L’expression de «juif mythique» sera mieux perçue, au moins par les spécialistes,
qui l’utilisent fréquemment dans le sens précisé par Neuhaus : «le juif mythique
est celui qui existe dans l’imagination chrétienne», avec son cortège de
stéréotypes antijudaïques : «religion de crainte et de légalisme hypocrite… juif
déicide», etc. 5. Mais elle n’évite pas l’inconvénient de l’amphibologie; en effet,
le «juif mythique» existe aussi, sans avoir même contenu ni même portée, dans
l’imaginaire obsessionnel des antisémites agnostiques ou membres d’une autre
confession de foi.
Quant à l’expression «juif voisin», elle apparaît comme plus contestable encore
dans ce contexte. Qu’on en juge par cette définition qui laisse perplexe 6:
«Le juif voisin est celui qui vit dans un monde que le chrétien partage avec lui…
[il] est, dans une certaine mesure, un “autre” dans un monde plein d’autres. Le
juif qui reste en dehors du système chrétien de témoignage se rattache à la
même catégorie des [sic] autres “incroyants”, comme le musulman, l’hindou, le
bouddhiste ou l’athée. Le juif voisin comme “autre” est présent depuis
longtemps dans l’histoire chrétienne, et constitue une réalité toujours présente
d’altérité.»
On verra plus loin le rôle capital que joue, dans ces théories, le “nivellement
œcuménique”, qui fait l’impasse sur les aléas historiques têtus de la condition
juive. À ce stade, on se contentera de faire remarquer que l’altérité commune à
laquelle prétend la ramener cette rassurante phraséologie de voisinage, fait bon
marché du fait qu’à la différence de l’hindou, du bouddhiste et de l’athée, le
«voisin» juif est le seul à avoir été marqué tant de la rouelle ou du chapeau pointu
imaginés par l’Église médiévale, que de l’étoile jaune ou du brassard conçus par le
Reich nazi. Il n’empêche, pour Neuhaus, le vrai danger est dans «la confusion de
ces trois sens… très répandue dans le discours chrétiens sur les juifs et le
judaïsme». C’est pourquoi, à ses yeux,
«il est essentiel, dans un vrai dialogue, de prendre conscience de la distinction
essentielle qui existe entre le juif textuel et le juif voisin pour neutraliser
l’image (parfois très violente) du juif mythique.» 7
Pour mieux asseoir cette «distinction essentielle… entre le juif textuel et le juif
voisin», l’auteur utilise une dialectique qui a fait ses preuves et dont il importe de
bien connaître la mécanique. Je la résumerai comme suit.
5 Ibid.
6 Ibid., p. 252.
7 Ibid.
5
Thèse : Jésus et les premiers chrétiens ont été formés par le judaïsme, le culte
des sacrifices, les traditions, les pratiques et l’Écriture sainte, de leur époque.
Antithèse (non formulée, mais implicite dans le raisonnement) : Le christianisme,
créé par son fondateur juif, a rejeté l’étroitesse de la Loi pour devenir une
religion universelle. Synthèse : Situé dans le particularisme de son judaïsme, Jésus
marque avec celui-ci une rupture qui est au centre de l’événement fondateur du
christianisme, et qui n’est autre que l’accomplissement de l’Ancienne Alliance. Il
n’y a plus qu’à rappeler «l’instauration d’un autre sens», et c’est la conclusion,
qui se veut apodictique :
«Jésus est bien juif par sa naissance et par sa culture, mais “il suggère autre
chose, qui critique l’absolu représenté par cette condition radicale” (Michel de
Certeau).» 8
Dans ces conceptions – classiques, il faut le rappeler, chez les auteurs qui veulent
établir la nouveauté et l’originalité radicales du christianisme –, il importe avant
tout de couper le lien avec la religion ‘porteuse’. Pour une telle apologétique, le
rôle du judaïsme fondateur est à peu près équivalent à celui du premier étage
d’une fusée spatiale : il cesse aussitôt après la mise en orbite du satellite
chrétien. D’où la fréquence de l’emploi, par ces apologistes, du mot «rupture»
qui, dès qu’il est question de comparaison entre judaïsme et christianisme,
semble voué à la condition plurielle. Qu’on en juge 9:
«Pour comprendre le christianisme et le judaïsme actuel [sic], il faut
comprendre leurs ruptures (au pluriel) 10 avec la religion de l’Ancien Testament.
La première est évidemment la rupture entre les disciples de Jésus et le
judaïsme institutionnel de leur époque. La seconde est la rupture entre l’Église
et la Synagogue après la destruction du Temple à Jérusalem (en 70 de notre ère
[…] Enfin, il y a eu une troisième rupture – qui est souvent oubliée par les
chrétiens qui parlent du rapport du christianisme avec le judaïsme – la rupture
entre le judaïsme ancien et le judaïsme rabbinique, qui est fondée sur la
consécration et la rédaction d’une Torah orale. Jésus ne représente pas la seule
rupture avec la “religion de l’Ancien Testament” et il n’est pas le seul à lui
avoir donné un nouveau sens – il y en a d’autres. Rabbi Yohanan ben Zakkai, ses
compagnons et ses disciples, les générations de Tannaim, d’Amoraim, les
rabbins constituent une autre rupture avec cette religion de “l’Ancien
Testament”.»
On l’aura sans doute remarqué, entraîné par sa dialectique de ruptures et
d’antithèses, Neuhaus n’a, semble-t-il, pas prêté attention à l’inadéquation de
8 Ibid. Les citations sont empruntées à M. DE CERTEAU, La faiblesse de croire, Paris, 1987, p.
222; et L'Étranger, Paris 1991, p. 145.
9 Ibid., p. 253.
10 Cette mention entre parenthèses est de Neuhaus.
6
celle qui clôt son raisonnement. Comment, en effet, peut-on parler de «rupture
entre le judaïsme ancien et le judaïsme rabbinique», comme s’il s’agissait de deux
communautés de foi qui ont ensuite subsisté concurremment? Chacun sait que ce
qu’on a coutume d’appeler «judaïsme rabbinique» ne constitue pas une «rupture»
avec le judaïsme dit «ancien» («biblique» serait plus adéquat), mais la
continuation et le développement historique et théologique de ce dernier, qui
avait cessé d’exister sous sa forme antérieure, du fait de la disparition de son
centre cultuel : le Temple, d’abord, puis de la perte définitive de son autonomie
nationale, sous le joug de fer d’un vainqueur romain exaspéré par les incessantes
révoltes juives.
À ce compte, il faudrait se demander si Hillel l’Ancien, qui est mort alors que
Jésus n’était encore qu’un enfant, et Gamaliel 1er, dont les Actes des Apôtres
évoquent le sage discernement (Ac 5, 34, et cf. 22, 3), appartenaient au judaïsme
ancien ou au judaïsme rabbinique. Le fait qu’ils soient, l’un et l’autre, cités dans
le Talmud fait-il d’eux des rabbins «en rupture avec le judaïsme ancien»? Ces
questionnements – que l’on pourrait multiplier – n’ont d’autre but que de formuler
un caveat sérieux. Il faut cesser de tomber dans le piège d’une espèce de
“nominalisme” théologique, dont les universaux seraient constitués par des
catégories invariantes prédéfinies et quasi hypostatiques, du type des «ruptures»
évoquées, au risque de faire oublier le réalisme de l’incarnation du dessein de
Dieu dans l’histoire et dans un peuple auquel Dieu lui-même, au témoignage de
Paul, a donné la priorité, pour le meilleur comme pour le pire (cf. “le juif
d’abord” de Rm 1, 16; 2, 9-10).
Mais Neuhaus va plus loin encore. Estimant que, faute de savoir faire la distinction
entre le «juif textuel» et le «juif voisin», le christianisme fait une confusion
d’identités, il n’hésite pas à affirmer 11:
«La définition du judaïsme qui est mise en place par les documents catholiques
contemporains – un judaïsme qui est défini par des citations bibliques – devrait
être contestée davantage. Par rapport à cette définition, il faut se demander où
est la réalité du judaïsme vécu aujourd’hui.»
Or, contrairement à ce qu’affirme l’auteur, les documents du dialogue de l’Église
avec le peuple juif ne prétendent jamais «définir» le judaïsme, et encore moins
«par des citations bibliques». Ils s’efforcent plutôt de mieux le comprendre afin
d’entrer avec lui dans une nouvelle relation basée sur le respect et la
reconnaissance mutuelles. Il est vrai que la méditation et la réflexion de l’Église
concernant le peuple juif sont surtout nourries de réminiscences scripturaires.
Mais est-ce une raison suffisante pour se demander «où est la réalité du judaïsme
vécu aujourd’hui»? On sait, en effet, que, quels que soient les sujets traités par le
Magistère, ses documents mêlent toujours aux directives concrètes qu’il formule
des considérations spirituelles et scripturaires édifiantes, dont le rôle est
d’inscrire toutes les démarches humaines dans le plan de Dieu et dans la
dynamique de son Royaume. Il en va de même pour les documents catholiques
afférents au dialogue entre l’Église et le judaïsme, et il est normal qu’il en soit
ainsi. S’agissant des textes fondateurs d’un dialogue entre deux communautés de
foi, qui n’avait jamais existé depuis le schisme judéo-chrétien des origines,
l’Église éprouve le besoin de mettre en exergue l’enracinement biblique de la
relation particulière qui unit les deux peuples, comme en témoigne l’exorde de
Nostra Aetate, § 4 :
«Scrutant le mystère de l’Église, le Concile rappelle le lien qui relie
spirituellement le peuple du Nouveau Testament avec la lignée d’Abraham.
L’Église du Christ, en effet, reconnaît que les prémices de sa foi et de son
élection se trouvent, selon le mystère divin du salut, dans les patriarches, Moïse
et les prophètes. Elle confesse que tous les fidèles du Christ, fils d’Abraham
selon la foi, sont inclus dans la vocation de ce patriarche et que le salut de
l’Église est mystérieusement préfiguré dans la sortie du peuple élu hors de la
terre de servitude.»
Et si le style de ce discours apparaît comme hiératique, cela tient à la nature
même de l’exposé traditionnel de la foi et des mystères chrétiens, qui, eux, ne
connaissent pas de «ruptures». Et il est erroné d’inférer de sa forme qu’il
témoigne d’une vision idéalisée et anachronique du peuple juif.
12 L'idéologie, p. 254. Cf. A. STEINSALTZ, Introduction au Talmud, Lattès, Paris, 1987, p. 304.
8
Torah orale enseignée par les rabbins et qui développe l’autre partie de cette
révélation même.» [C’est moi qui souligne].
Non seulement on ne peut pas dire que l’Ancien Testament ne contient «qu’une
partie de la révélation», mais c’est un dogme de la foi juive que la Torah elle-
même, c’est-à-dire le Pentateuque, contient la totalité de cette Révélation, dont
le développement, la codification et la systématisation ultérieurs – processus qui
s’est étalé sur de longs siècles – s’originent au don de cette Torah, fait par Dieu à
Moïse sur le mont Sinaï.
On se demande d’ailleurs pourquoi Neuhaus, qui connaît la tradition juive, ne s’en
est pas tenu ici – comme il le fait ensuite, en français –, à la terminologie
consacrée par l’usage : Torah shebikhtav (Torah écrite) et Torah shebe‘al peh
(Torah orale). Et faut-il rappeler que la seconde n’est pas «l’autre partie» de la
première, mais la mise en pratique (na‘aseh = nous ferons) de ce qui a été
entendu au Sinaï, et auquel il faut obéir (wenishma‘ = et nous entendrons, ou :
nous obéirons)? 13
Après ce contresens en matière juive, Neuhaus en commet un autre en matière
14
chrétienne. Il écrit, en effet :
«La compréhension chrétienne du judaïsme actuel ne peut être fondée sur la
judaïté de Jésus de Nazareth parce que le judaïsme de Jésus est antérieur au
témoignage juif des deux Toroth (la Torah écrite et la Torah orale).»
Cette remarque appelle deux mises au point, l’une scripturaire, qui ressortit à la
théologie chrétienne, l’autre, historique, qui ressortit à l’étude de la littérature
et du milieu néotestamentaires. Du point de vue de la théologie, aucun chrétien
ne peut faire abstraction de ce passage scripturaire fondateur de la christologie :
“Jésus Christ est le même, hier et aujourd’hui, et pour toujours” (He 13, 8). Si
donc l’on croit au réalisme de l’Incarnation, ce Christ céleste de la foi chrétienne
est bien celui-là même qui est “né sous la Loi” (Ga 4, 4), a été circoncis le
huitième jour (cf. Lc 2, 21) et a vécu en tout à la manière et avec la mentalité
judaïques. Et si Dieu l’a vraiment ressuscité des morts, ne laissant pas son corps
ici-bas, mais le transfigurant dans sa gloire céleste, il va de soi qu’il n’aura pas
davantage abandonné au tombeau la «judaïté» de son Fils, que Neuhaus qualifie
de «présupposée».
Du point de vue de l’étude de la littérature et du milieu néotestamentaires, à
présent, c’est, me semble-t-il, un argument spécieux que d’affirmer : «le
judaïsme de Jésus est antérieur au témoignage juif des deux Toroth». Il suffit
d’examiner les textes du Nouveau Testament pour se convaincre que si, de fait,
l’expression n’y figure pas, la chose, elle, y est présente sans le moindre doute. Il
13 C'est, à peu de choses près l'enseignement traditionnel, déduit par voie de midrash d'Ex
24, 7 : “Moïse prit le livre de l'Alliance et il en fit la lecture au peuple qui déclara: Tout ce
que LE SEIGNEUR a dit, nous le ferons et nous y obéirons."
14 L'idéologie, p. 254.
9
est clair aujourd’hui pour tout historien de cette période, surtout s’il est frotté de
science rabbinique, que l’expression «votre tradition», employée par Jésus, dans
ses polémiques avec l’élite spirituelle du peuple juif de son temps (p. ex., en Mt
15, 3.6; en Mc 7, 9, etc.), désigne la Torah orale, alors en processus de fixation.
Sinon, quel sens faut-il attribuer à l’expression néotestamentaire “docteurs de la
Loi”?
Et d’ailleurs, deux polémiques entre Jésus et les tenants de la Tradition des
Anciens, illustrent bien le fait que celle-ci avait déjà force de loi religieuse. La
première nous relate l’épisode des disciples de Jésus, qui, traversant un champ de
blé, un jour de Shabbat, “eurent faim et se mirent à arracher des épis et à les
manger” (Mt 12, 1). Le fait même que les Pharisiens réputent cette action
interdite, indique, s’il en était besoin, qu’il s’agissait d’un développement
halachique, probablement déduit de l’épisode de la condamnation à mort de
l’Israélite qui avait ramassé du bois, un jour de Shabbat, ce qui avait entraîné sa
lapidation, sur ordre de Dieu lui-même. (cf. Nb 15, 32). Il serait trop long d’entrer
ici dans l’historique de ce développement. Les Sages expliquent, en substance,
que c’est à la lumière d’un fait aussi dramatique qu’ils ont été amenés à faire une
«haie autour de la Torah». Ainsi, en prohibant l’accomplissement de la plus
minime action susceptible d’être assimilée à un travail, tel que glaner, ou, comme
dans le cas de figure matthéen, d’arracher des épis pour en manger les grains, on
évitait à l’Israélite d’en venir à une infraction plus grave au commandement divin,
laquelle lui eût valu la mort.
La seconde polémique entre Jésus, les Pharisiens et quelques scribes a trait au fait
que ses disciples “prenaient leur repas avec des mains impures, c’est-à-dire non
lavées” (Mc 7, 2). Marc fait remonter cette pratique à la “tradition des Anciens”
(v. 3). Et, en effet, il est clair qu’elle ne peut s’appuyer sur aucun texte
scripturaire. Pourtant, là comme à chaque fois qu’une contestation s’élève à
propos du non-respect de ces pratiques surérogatoires par ses disciples, jamais
Jésus n’en nie le bien-fondé ni la valeur intrinsèques. Ce qu’il combat, c’est la
valeur absolue que prétendaient leur conférer leurs zélateurs, au point d’induire
ceux qui les pratiquaient scrupuleusement à ne pas se formaliser de leurs
infidélités aux commandements les plus capitaux de la Loi (cf. Mt 23, 23). D’où la
cinglante riposte de Jésus, en forme d’argument ad hominem :
“Il leur dit: Isaïe a bien prophétisé de vous, hypocrites, ainsi qu’il est écrit: Ce
peuple m’honore des lèvres; mais leur coeur est loin de moi. Vain est le culte
qu’ils me rendent, les doctrines qu’ils enseignent ne sont que préceptes
humains. Vous mettez de côté le commandement de Dieu pour vous attacher à
la tradition des hommes. Et il leur disait: Vous annulez bel et bien le
commandement de Dieu pour observer votre tradition. En effet, Moïse a dit:
Rends tes devoirs à ton père et à ta mère, et : Que celui qui maudit son père ou
sa mère, soit puni de mort. Mais vous, vous dites: Si un homme dit à son père
ou à sa mère : Je déclare korbân (c’est-à-dire offrande sacrée) les biens dont
j’aurais pu t’assister, vous ne le laissez plus rien faire pour son père ou pour sa
mère. et vous annulez ainsi la parole de Dieu par la tradition que vous vous
10
êtes transmise. Et vous faites bien d’autres choses du même genre." (Mc 7, 6-
13).
15 Ibid., p. 255.
16 Voir références, Ibid., n. 14. La recension sévère du récent livre de M. VIDAL, Le Juif
Jésus et le Shabbat, Albin Michel, Paris 1997, par M. Remaud (cf. Bulletin d'Information
Biblique, décembre 1997), corrobore l'opinion de plusieurs spécialistes pour qui le moins
qu'on puisse dire de la relecture ésotérico-midrashique fort personnelle du Nouveau
Testament pratiquée par l'auteur de ces ouvrages, est que les spéculation piétistes qu'elle
véhicule ne constituent nullement une référence d'autorité.
17 H.L. STRACK, P. BILLERBECK, Kommentar zum Neuen Testament aus Talmud und Midrash, 6
volumes, dont un d'indexes, Munich, 1922-1961.
18 W.-D. DAVIES, Paul and Rabbinic Judaism, London 1948.
19 J. MAIER, Jesus von Nazareth in der Talmudischen Überlieferung (Erträge der Forschung
82), Darmstatt, 1978.
20 D. FLUSSER, Jewish Sources in Early Christianity, Tel Aviv, 1979 [Hebrew]. E.T. New York,
1987 (Collected Papers); Die Rabbinischen Gleichnisse und der Gleichniserzähler Jesus. 1.
Teil : Das Wesen der Gleichnisse, Judaica et Christiana 4. Bern, 1981.
21 J. H. CHARLESWORTH, Jesus within Judaism, Garden City, New York, 1988; J. H.
CHARLESWORTH (ed.), Jesus' Jewishness. Exploring the Place of Jesus within Early Judaism, The
American Interfaith Institute, Philadelphia (Pen), 1991 (ci-après : CHARLESWORTH (ed.), Jesus'
Jewishness.
22 E.P. SANDERS, Paul and Palestinian Judaism, London, 1977; Jesus and Judaism,
Philadelphia, 1985.
23 H. FALK, Jesus the Pharisee : A New Look at the Jewishness of Jesus, New York-Mahwah
(N.J.), 1985.
24 Neuhaus n'évoque aucun des ouvrages incontournables consacrés aux rapports entre
chrétiens et juifs dans les premiers siècles de notre ère, tels, entre des dizaines d'autres : J.
PARKES, The conflict of the Church and the Synagogue. A Study in the Origins of
Antisemitism, Cleveland, 1961; S.G. WILSON, Related Strangers : Jews and Christians 70-170
11
travaux ont contribué à donner une image plus claire des rapports, des conflits et
des influences réciproques entre juifs et chrétiens, durant cette période cruciale.
Harrington 25 a bien montré à quel point les dernières décennies de recherche ont
modifié la représentation classique qu’on se faisait, depuis plus d’un siècle, du
judaïsme du temps de Jésus. Il n’y a pas si longtemps, les évangiles et les écrits
rabbiniques étaient encore considérés comme les principales sources
documentaires pour l’étude de cette période. Selon cette vision des choses, les
juifs se divisaient en deux groupes principaux : les Pharisiens et les Sadducéens,
avec, aux marges, quelques entités indistinctes, tels les Esséniens et les Zélotes.
Plusieurs découvertes ont mis à mal ce consensus simpliste. Surtout la mise au
jour, à Qumran, d’une bibliothèque témoignant de la richesse et de l’extrême
diversité d’autres groupes juifs producteurs d’écrits non canoniques, qui a
contraint la recherche à réviser ses conceptions. Dans le même temps, l’image
d’un judaïsme palestinien farouchement fermé à la société et à la culture
païennes cédait la place à celle d’un judaïsme hellénistique prospère et créatif.
Par ailleurs, des découvertes archéologiques ont révélé les grandes différences
culturelles existant entre la population juive de Galilée et celle de Jérusalem, et
même entre celle du nord et celle du sud de la Galilée. Mais paradoxalement,
estime Harrington, nous assistons, dans le même temps, à une réévaluation
croissante de l’importance des écrits rabbiniques. D’une part, les chercheurs font
preuve d’une plus grande prudence lorsqu’ils projettent au temps de Jésus des
notions ou des croyances contenues dans la Mishnah ou les Talmuds de Jérusalem
et de Babylone, et a fortiori lorsqu’il s’agit de celles qui figurent dans les
collections midrashiques. D’autre part, ces spécialistes apprécient plus
positivement la cohérence de la vision, qui ressort des écrits rabbiniques, de la
créativité de la vie juive aux second et troisième siècles de notre ère, et il n’y a
guère de doute qu’ils considèrent les Sages du Talmud comme les héritiers directs
du mouvement pharisien. À quoi il faut ajouter qu’un nombre respectable de
savants voient, dans les Targoums, un témoignage de la manière dont la Bible
hébraïque était lue et interprétée du temps de Jésus, bien que de sérieuses
difficultés méthodologiques subsistent encore dans ce domaine de la recherche 26.
Nashville, 1981; S. FREYNE, Galilee from Alexander the Great to Hadrian, 323 B.C.E. to 135
C.E. : A Study of Second Temple Judaism, Wilmington, Del., 1980.
• Concernant la littérature rabbinique : J. NEUSSNER, Judaism : The Evidence of the Mishnah,
Chicago, Londres, 1981; S.J.D. COHEN, “The Significance of Yavneh : Pharisees, Rabbis, and
the End of Sectarianism”, HUCA, 55, 1984, pp. 27-53.
• Concernant les Targoums : M. MCNAMARA, The New Testament and the Palestinian Targum
to the Pentateuch, Rome, 1982; Targum and Testament, Shannon-Grand Rapids, Mich. 1972;
R. LE DÉAUT, The message of the New Testament and the Hebrew Bible, Chicago, Londres,
1981.
27 L'idéologie, p. 255.
13
Que conclure? – À en croire Neuhaus, celui dont l’Épître aux Éphésiens assure que
“des deux [les juifs et les païens] il a fait un” et qu’il les a “réconciliés avec Dieu,
tous deux en un seul Corps, par la Croix” (cf. Ep 2, 14.16), celui dont l’Épître aux
Hébreux garantit qu’il “est le même hier et aujourd’hui, et le sera à jamais” (cf
He 13, 8), ce «Jésus le juif»-là ne serait pas «la référence» pour le dialogue avec
le judaïsme. La référence, aujourd’hui, c’est le «juif voisin» : celui que notre
auteur considère comme plus talmudique que biblique, ainsi que nous le verrons
plus loin! Le chrétien est donc fermement mis en garde de ne pas se laisser éblouir
par le terreau biblique du judaïsme, ni abuser par l’illusion du judéo-christianisme
de la période néotestamentaire et du premier siècle de notre ère. Qu’il le sache
donc : le rabbinisme est passé par là, et il a si radicalement changé la face des
choses, que le judaïsme de Jésus et du christianisme primitif est devenu, en
quelque sorte, “archéologique”, et n’est plus, en conséquence, d’aucune utilité
pour connaître et comprendre le judaïsme d’aujourd’hui.
Telle paraît être la leçon principale qui se dégage de ce que l’auteur considère
comme la première «source de confusion», à savoir l’incapacité de distinguer les
différentes sortes de juifs, définies, motu proprio, par Neuhaus. C’est pourquoi,
dans le chapitre qui suit, seront passés au crible les arguments invoqués par cet
auteur pour discréditer la conception chrétienne du «texte commun», qu’il
considère comme erronée.
28 L'idéologie, p. 255.
29 Catéchisme de l'Église Catholique, Mame-Plon, Paris, 1992, § 839, p. 185.
30 Voir plus haut, p. 4, et n. 15.
15
31 L'idéologie, p. 256.
32 Ibid., pp. 256-257.
16
33 Ibid., p. 257.
34 Voir G. Bavaud, “Les deux manières de justifier l'infaillibilité de l'Église”, dans Nova et
Vetera, 1983/3, pp. 161-167; B. DE MARGERIE, “L'Ancienne Alliance n'a jamais été révoquée”,
dans Revue Thomiste, 1987, pp. 214 ss; et plus récemment : «Hors de l'Église point de
salut?», dans J. DUPUIS, Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux, «Cogitatio
Fidei», Cerf, Paris, 1997, pp. 131-166. La formulation papale est extraite d'une catéchèse
publique, lors de l'Audience générale du 31 mai 1995 : texte italien dans L'Osservatore
Romano, du 1er juin 1995, § 2. Rappelons que, de ce fait, est écartée l'opinion de certains
théologiens, selon laquelle il y aurait «deux voies de salut». Ce serait le cas de N. Lohfing,
d'après ED. JACOB, “L'Alliance toujours valable, selon N. Lohfink”, dans Cahiers d'Études
Juives, vol. 93, n° 1, janvier 1994, p. 17; cf. N. LOHFING, Der niemals gekündigte Bund.
Exegetische Gedanken zum christlich-jüdischen Dialog, Herder, Freiburg, 1989.
17
«Les juifs sont un “peuple du Livre” alors que, pour les chrétiens, la parole est
incarnée en Jésus».
Ou encore :
«Alors que, pour les juifs, c’est le “texte” sacré (représenté par le noyau de la
Torah, le Pentateuque, écrite sur un rouleau) qui reçoit une adoration
rituelle 35, pour les chrétiens c’est le corps de Jésus qui reçoit l’adoration des
fidèles dans les sacrements.»
Il est vrai que certains chrétiens considèrent Jésus comme «l’incarnation de la
Parole scripturaire», au détriment d’un accomplissement, encore à venir, “de tout
ce que Dieu a dit par la bouche de ses saints prophètes” (cf. Ac 3, 21). Il est
également vrai que maints fidèles ne voient, dans les espèces eucharistiques,
qu’un objet d’adoration, au détriment de l’acte d’anamnèse 36 que constitue le
repas de communion. Mais il serait erroné de voir, dans cette attitude de piété,
qui privilégie l’un des aspects du sacrement, une négation implicite des autres
contenus de ce dernier, et la réalité signifiée par les mystères de l’Écriture et de
l’eucharistie est tout autre. Arrêtons-nous sur le premier.
En effet, la foi chrétienne reçue par Tradition enseigne que l’Écriture – produit
d’une longue élaboration rédactionnelle réalisée par des juifs qui relisaient leur
histoire à la lumière du témoignage des prophètes, mais aussi à celle des
épreuves, des illuminations et des fautes de leur nation – cette Écriture, en vertu
de l’assistance de l’Esprit Saint, qui a présidé à sa séculaire méditation, puis à sa
“canonisation” finale, a la capacité mystérieuse d’être à la fois récit du passé et
type de l’avenir. De ce point de vue, la foi juive ne diffère guère de la chrétienne.
Témoin leur attente commune de l’établissement du Royaume de Dieu,
qu’inaugurera la venue du Messie, même si, selon les juifs, il est encore à venir,
alors que, selon les chrétiens, c’est le même Jésus qui, déjà manifesté de façon
obscure, au début de notre ère, apparaîtra à nouveau, dans la gloire, lors de la
Parousie, pour “être attentif à ceux qui portent le deuil de Sion” (cf. Is 61, 3),
“rendre la royauté à Israël” (cf. Ac 1, 6), et “prendre possession de son Royaume”
(Ap 19, 6, et cf. Lc 23, 42). Notons, à ce propos, que ces perspectives
messianiques et eschatologiques – qui tiennent une place centrale et capitale dans
le patrimoine religieux respectif des deux confessions de foi – sont totalement
absentes de la réflexion de Neuhaus. Plus discutable encore m’apparaît
l’affirmation selon laquelle,
«Les juifs remplaceront, après 70 de notre ère, l’image du Mont Sion (le Temple
de Jérusalem) par l’image fondatrice du Mont Sinaï qui sera totalement
réinterprétée dans la Torah orale.»
Pourtant, Neuhaus sait la place immense que tiennent, tant dans la littérature
rabbinique et dans la liturgie, que dans le folklore populaire, l’amour et la
nostalgie de Jérusalem. À preuve le souhait célèbre, répété des myriades de fois
par les juifs, au fil des siècles : «L’an prochain à Jérusalem rebâtie!». Sans oublier
les bénédictions rituelles qui supplient Dieu de rebâtir au plus vite Jérusalem, et
les innombrables hymnes et poèmes, qui sont autant de variations sur un thème
unique, immortalisé par cette exclamation du Psalmiste : “Si je t’oublie,
Jérusalem, que ma droite se dessèche! Que ma langue s’attache à mon palais si je
perds ton souvenir, si je ne mets Jérusalem au plus haut de ma joie!” (Ps 137, 5-
6). Ces remarques devraient suffire pour qu’il ne soit pas nécessaire de mettre
notre auteur au défi de réunir autant de témoignages de ferveur à l’égard du Mont
Sinaï, dans la tradition juive.
«“Voici la loi […] qu’établit LE SEIGNEUR 40, entre lui et les Israélites” : Moïse
mérita d’être établi messager entre Israël et leur Père des cieux. “Sur le mont
Sinaï par l’intermédiaire de Moïse” : ce qui nous apprend que la Torah, toutes
ses prescriptions et ses commentaires ont été donnés par Moïse au Sinaï.»
À cet égard, il eût été intéressant de signaler que de fameux kabbalistes des XVIe
et XVIIe s. avaient une conception moins dualiste de la Torah. C’était le cas, par
exemple, de Rabbi Isaiah ben Avraham ha-Lévi Horowitz (plus connu sous le
surnom de ha-Shelah ha-Qadosh), de Prague (1565-1630), qui précisait, dans son
célèbre commentaire intitulé Toledot adam, 8 :
«Il y a deux Toroth, à savoir : l’une écrite et l’autre orale. Mais, en vérité, les
deux n’en sont qu’une, car tout ce qui se trouve dans la Torah orale est
préfiguré [litt.: est (l’objet) d’allusion, en hébreu : remez] dans la Torah
écrite.»
Avant lui déjà, Rabbi Yehudah ben Bezalel Loeb, plus connu sous le sigle de
MaHaRaL (Morenu ha-Rav Liwa), de Prague (1512-1609) 41, affiche la même
conception. Dans son commentaire, intitulé Beer ha-Golah, il se lance dans une
longue explication, d’où il ressort qu’il n’y a pas deux Torot. Il commence par
réfuter les arguments – sans doute d’origine chrétienne – qui prétendent qu’en
omettant certaines prescriptions de la Torah écrite et en en ajoutant d’autres, qui
n’y figurent pas, les rabbins ont contrevenu à l’interdiction deutéronomique (Dt 4,
2) : “Vous n’ajouterez rien à ce que je vous ordonne et vous n’en retrancherez
rien, mais vous garderez les commandements de Yahvé votre Dieu tels que je vous
les prescris.” Arguant du fait qu’après avoir créé l’univers et l’humanité, Dieu,
n’intervient plus, de manière habituelle, dans le processus ordinaire de
développement et d’évolution de l’une ni de l’autre, le MaHaRaL estime qu’il en
de même pour le don de la Loi. Tout est contenu dans la Torah céleste donnée à
Moïse au mont Sinaï, mais il est dans l’ordre des choses que les Sages en déduisent
les prescriptions que, certes, elle contenait en puissance, mais qu’il fallait
traduire en actes pour que l’homme les mette en pratique :
«C’est bien ce que rend clair l’Écriture, ainsi qu’il est écrit (Ex 17, 11) : “Tu ne
dévieras pas de ce qu’ils te diront”. Tu vois donc que D., béni soit-Il, a institué
les Sages 42 pour prescrire 43 ce qu’il faut, comme ils l’entendent. Nul ne dirait,
en effet, que ce qu’a produit la nature ne vient pas de D., béni soit-Il, car c’est
Lui, béni soit-Il, qui a ordonné la nature. Il en est de même pour ce qu’ont
ordonné les Sages, tout vient de D., béni soit-Il, qui a institué les Sages pour
qu’ils mettent en œuvre, par leur intelligence, ce qu’il est nécessaire de
prescrire. Et c’est pour cette raison que, pour ces mitzwot prescrites par les
Sages, nous prononçons aussi la bénédiction asher qiddeshanou bemitzwotaw
wetsiwanou… (Toi qui nous as sanctifiés par tes commandements, et nous a
ordonné…), comme cela figure dans le second chapitre du Traité Shabbat 44. »
Neuhaus termine son excursus sur «le lieu du texte» par des considérations qui,
elles aussi, nécessiteraient correctifs et mises au point, presque ligne par ligne.
Contentons-nous, comme précédemment, de formuler quelques remarques
ponctuelles sur le texte cité. Neuhaus écrit 45:
«Ne pourrait-on pas dire que le Mont Sion de la religion ancienne à l’époque de
Jésus devient le Mont Calvaire pour les chrétiens et le Mont Sinaï pour les juifs?
En ce sens l’idée d’accomplissement de ce “texte commun” est présente dans le
christianisme. Le Nouveau Testament donne la perspective définitive de l’Ancien
et présente Jésus comme son accomplissement parfait et entier […] Le Calvaire
remplace le Sinaï et Jésus remplace le corps du texte […] La Torah orale, quant à
elle, ouvre l’écrit à une infinité de significations…»
Que le Mont Sion devienne le Mont du Calvaire, pour les chrétiens, c’est presque
une évidence. Par contre, qu’il devienne le Mont Sinaï, pour les juifs, voilà une
idée bien étrange, et l’auteur serait bien en peine d’en fournir une justification
acceptable. Faut-il rappeler que le Mont Sion reste une entité éminemment
symbolique et sacrée pour les juifs croyants? Et ce d’autant que, comme dit plus
haut, la restauration de Jérusalem (cf. Jr 31 ss), la manifestation du Messie dans
la Ville sainte (cf. Za 9, 9), et la reconstruction, en elle, du Temple dans toute sa
gloire (cf. Tb 13,10; 14, 5; Za 1, 6; Mt 26, 21 = Mc 14, 58), sont annoncés et
attendus par les juifs depuis près de deux millénaires. Redisons-le, une fois de
plus, il n’y a ni folklore, ni culte du Mont Sinaï, dans le judaïsme, outre que,
comme chacun sait, la localisation précise de la montagne du don de la Torah est
inconnue jusqu’à ce jour.
S’il est exact, selon la perspective chrétienne traditionnelle, que «le Nouveau
Testament donne la perspective définitive de l’Ancien», par contre, c’est une
exagération d’affirmer qu’il «présente Jésus comme son accomplissement parfait
et entier.» En effet, si l’on s’en tient au texte néotestamentaire lui-même, rien
de tel n’apparaît. Jésus ne saurait être l’accomplissement de prophéties qu’il
43 On traduit ainsi le verbe TQN, qui peut aussi se comprendre “réparer”, “remettre en
ordre”. À la vérité, ce dernier sens est le plus fréquent, dans la Kabbale. Mais, dans le
présent contexte, la traduction “prescrire” nous paraît rendre mieux compte de l'intention de
l'auteur.
44 Cf. TB Shabbat, 23 a.
45 L'Idéologie, p. 258.
22
Et, pour clore ce point, ajoutons qu’il serait utile à ceux qui considèrent que
toutes les prophéties de l’Ancien Testament s’accomplissent, entièrement et
exclusivement, dans le Christ, de méditer sérieusement les versets suivants de
l’évangile :
46 En grec : achri chronôn apokatastaseôs pantôn hôn elalèsen ho theos dia stomatos tôn
hagiôn ap' aiônos autou profètôn. Ce n'est pas le lieu de justifier notre traduction de ce
verset, qui tranche radicalement avec la paraphrase qu'on en lit dans la majorité des bibles
en langues vernaculaires. Elle s'inspire de celle d'Oepke, article ajpokaqivsthmi,
ajpokatavstasi", § C, dans G. KITTEL, Theologische Wörterbuch zum Neuen Testament.
23
“N’allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis
pas venu abolir, mais accomplir. Car je vous le dis, en vérité : avant que ne
passent le ciel et la terre, pas un i, pas un point sur l’i, ne passera de la Loi,
que tout n’advienne [grec : heôs an panta genètai]” (Mt 5, 18 et parall.).
Cette section s’attache à souligner les différences de contenu entre les canons
bibliques juif et chrétien, ainsi que les différents niveaux d’autorité de ses
parties. Là aussi, on peut lire un certain nombre d’affirmations surprenantes,
inexactes ou approximatives. Toutes eussent gagné à être assorties d’explications
et de nuances. Voici les principales remarques qui peuvent être formulées.
• Concernant le lien entre Torah orale et Torah écrite, on lit avec surprise 47:
«Selon les rabbins, la Torah orale précède la Torah écrite, révélée au Sinaï, ce
qui permet d’expliquer comment les patriarches ont vécu selon les
commandements avant qu’ils soient révélés à Moïse.»
Il est regrettable que Neuhaus ne précise pas de quel texte de la tradition
rabbinique il tire cette conception. Telle quelle, la formulation en est hétérodoxe
du point de vue du judaïsme. De surcroît, elle est passablement incongrue, du
point de vue du bon sens. En effet, comment la Torah orale, qui vise à rendre
praticable par tout juif la Torah révélée à Moïse sur le Mont Sinaï, peut-elle
préexister au texte sacré qu’elle scrute sans cesse? Ou peut-être qu’au lieu
d’antériorité, c’est de “prééminence” de la Torah orale que Neuhaus a voulu
parler. Si c’est le cas, il eût fallu citer, à ce propos, l’opinion – au demeurant plus
nuancée – formulée, par E. Urbach, dans son ouvrage déjà cité 48:
«Les commentaires des sages possèdent une autorité spécifique et méritent,
dans l’échelle des valeurs religieuses, une place au moins égale à celle de la
Tora écrite, et, à dire vrai, ils la dépassent. Selon R. Yohanan, l’Alliance ne fut
scellée au mont Sinaï qu’en vue de l’enseignement oral (T.B. Gittin 60b); T.B.
Shevuot 39a).»
47 L'Idéologie, p. 258.
48 URBACH, Sages, p. 318.
49 L'Idéologie, p. 259.
24
«Le rejet du grec par les rabbins et son adoption par les Apôtres et les Pères
sont un élément essentiel dans la rupture entre l’Église et la Synagogue.»
Il est certain que les rabbins, après avoir d’abord salué avec enthousiasme la
traduction des Écritures saintes en grec - qui servait la diffusion universelle de
leur foi dans le monde hellénistique (cf. Midrash Rabbah Devarim I, 1) –, le
regrettèrent amèrement plus tard, en constatant l’expansion énorme du
christianisme qui, lui, se basait exclusivement sur la traduction des Septante. En
témoignent deux aphorismes aggadiques acerbes. Le premier, rapporté par
Neuhaus, compare le jour où la Torah fut traduite en grec à celui où fut fabriqué
le Veau d’or (Traités Sefer Torah, I, 8, et Sofrim I, 7). Le second, qui fait écho à
cette opinion négative, figure dans l’écrit tardif (XVIIe s.) qu’est le guide pratique
par excellence de la vie religieuse du juif : le Shulkhan arukh (Orah hayyim, 580,
2) :
«Le 8 de Tevet, la Torah fut traduite en grec, au temps du roi Ptolémée, et
l’obscurité couvrit la terre durant trois jours.»
Il eût fallu préciser que le propos polémique du traité Sofrim est suivi de la
relation légendaire de l’unanimité de traduction des soixante-dix Anciens, dont
chacun était censé ignorer le contenu de celle de ses collègues. En tout état de
cause, c’est un contresens de voir, dans le «rejet du grec par les rabbins et son
adoption par les Apôtres, un élément essentiel dans la rupture entre l’Église et la
Synagogue». En effet, ce ne sont pas tant les idiomes qui divisaient les deux
religions rivales, que les contenus antagonistes de leurs fois respectives.
«Pour la lecture juive “le Talmud de Babylone ne tire ses preuves halakhiques
que de la Torah (Pentateuque) car il considère que c’est là le seul texte faisant
autorité à cet égard”»
il apparaît nécessaire, pour une information objective du lecteur, d’ajouter la
suite du texte 52:
«Les Sages qui s’appuient sur d’autres livres de la Bible ne le font qu’aux prix de
nombreuses conditions restrictives […] Le Talmud de Jérusalem, par contre,
tend plus à se fonder sur les autres livres de la Bible…»
En conclusion, même si telle n’est pas son intention, en accréditant l’idée –
fausse – qu’il existe, en quelque sorte, deux “corpus scripturaires de référence” :
le judaïque, d’une part, centré sur le Pentateuque, le chrétien, d’autre part, qui
privilégie les autres livres de l’Écriture et surtout les écrits prophétiques et
sapientiels, Neuhaus risque de remettre en course le stéréotype antéconciliaire du
juif “légaliste”, insensible au prophétisme de l’Écriture et si viscéralement
antichrétien, qu’il n’hésite pas à amputer la Révélation divine de tout ce qui est
de nature à renforcer la foi chrétienne. La tradition juive elle-même nous fournit
au moins une preuve du fait que, si une telle conception a certainement existé, au
sein du judaïsme, elle a été fermement condamnée comme hétérodoxe. En fait foi
ce commentaire anonyme qui figure dans le vénérable Midrash Tanhuma 53:
«Lorsque Asaf vint, il se mit à proclamer : “Prête l’oreille, ô mon peuple, à ma
Torah” (Ps 78, 1) […] Les Israélites dirent à Asaf : Y aurait-il une autre Torah,
pour que tu dises : prête l’oreille, ô mon peuple, à ma Torah. Nous l’avons déjà
reçue au mont Sinaï! Il leur répondit : Les transgresseurs d’Israël [= les
hérétiques juifs] disent que les Prophètes et les Hagiographes ne sont pas la
Torah et ils ne croient pas en eux, comme il est écrit : “Nous n’avons pas écouté
la voix du SEIGNEUR notre Dieu, pour marcher selon ses lois, qu’il avait mises
devant nous par l’intermédiaire de ses serviteurs les prophètes” (Dn 9, 10).
C’est pourquoi il est dit : “Prête l’oreille, ô mon peuple, à ma Torah”.»
Sans entrer ici dans la question de savoir quels sont les hérétiques visés par ce
texte, il est clair que ce dernier ne laisse aucun doute sur la réaction, aussi saine
que catégorique, des rabbins, face à ce qu’on peut bien appeler un “marcionisme
juif”. Et dans un fragment provenant d’une Genizah, on lit ce jugement sans
appel 54:
51 Ibid., p. 60.
52 A. STEINSALTZ, Introduction au Talmud, Albin Michel, Paris, 1987, p. 256.
53 Tanhuma, parashah Re’e, 1. Texte cité par E.E. URBACH, Sages, pp. 319-320.
54 Cité par E.E. URBACH, Sages, p. 823, note 67.
26
«Ainsi parla le Saint, béni soit-il : N’allez pas dire : Le Saint, béni soit-Il, nous a
seulement donné la Torah du Sinaï. Les Prophètes et les Hagiographes me sont
aussi chers que cette [torah] qui est [mise] par écrit.»
Après avoir souligné les différences de contenu entre les canons bibliques juif et
chrétien, l’auteur s’attache à démarquer l’hétérogénéité des interprétations juive
et chrétienne de l’Écriture, qui, selon lui, «ébranle la présupposition de la
communion», à propos précisément de ce «texte commun». Vraie en soi, cette
constatation s’appuie sur une argumentation forcée, si ce n’est totalement
controuvée. Signalons d’abord quelques inexactitudes.
• Neuhaus écrit 55:
«Le texte de la Torah écrite s’enracine, pour le juif pratiquant, dans une
tradition de sens qui commence avec les textes talmudiques, les midrashim,
continue par les responsae [sic] rabbiniques et n’est pas encore finie.»
Mais l’effort d’explicitation de l’Écriture («la tradition de sens») n’a évidemment
pas commencé avec le Talmud, comme l’affirme l’auteur. Outre l’œuvre
philosophico-exégétique du juif Philon d’Alexandrie (mort en 40 ap. J.C.), laquelle
a survécu grâce au fait que les chrétiens l’ont conservée, nous savons
qu’existaient, plusieurs siècles avant notre ère, de nombreux ouvrages
hellénistiques juifs ayant la Bible pour thème. Et comment passer sous silence
l’institution du Targoum, traduction paraphrastique de l’Écriture, qui prospérait
déjà à l’aube de notre ère et était partie intégrante de la liturgie synagogale 56?
Des études comparatives, réalisées surtout par des savants juifs et israéliens,
donnent à penser que de multiples paraphrases targumiques de l’Écriture
pourraient bien être à l’origine des passages midrashiques et aggadiques de la
littérature rabbinique postérieure, dont, bien sûr, celle du Talmud. D’ailleurs, les
liens entre Targoum, Midrash et Aggadah sont étroits 57, au point que le
spécialiste incontesté de cette dernière, qu’était le professeur Heinemann,
estimait qu’«une Aggadah qui figure seulement dans la tradition targumique est,
en fait, d’origine ancienne» 58. À ces constatations, il faut aussi ajouter le genre
littéraire particulier qu’est le commentaire suivi des Écritures. La genèse de cette
55 L'idéologie, p. 260.
56 Cf. R. LE DÉAUT, Introduction à la littérature targumique, Rome 1966.
57 Cf. R. LE DÉAUT, Targum du Pentateuque, tome I, Genèse, Introduction, Cerf, Paris, 1978,
pp. 43 ss.
58 Cf. J. HEINEMANN, Aggadah and its Development, Jérusalem, 1974, p. 62, cité par LE DÉAUT,
Op. cit.., p. 65.
27
littérature spécifique, en milieu juif, est encore obscure. En tout état de cause,
même si, comme l’affirment certains savants, il s’agit d’un phénomène
apologétique engendré par la nécessité, pour les juifs, de faire pièce à la
propagande religieuse chrétienne, qui s’appuyait exclusivement sur la Bible, et qui
donna naissance, dès les premiers siècles de notre ère, à de nombreux
commentaires de l’Écriture, il ne fait pas de doute que de tels commentaires
existaient, en milieu juif, bien avant la clôture de la rédaction du Talmud, et ont
continué à exister bien après ce dernier, en tant que littérature sui generis.
• Autre assertion nécessitant une mise au point.
Neuhaus cite en exemple de «la lutte des rabbins contre l’hérésie de la négation
de l’origine divine de la Torah orale», «l’excommunication de R. Éliézer ben
Hyrcanus» 59. Or, R. Eliézer ne fut pas excommunié parce qu’il niait l’origine
divine de la Torah orale – il avait, au contraire, enrichi cette dernière de
nombreuses halakhot –, mais pour avoir placé ses décisions personnelles au-dessus
de celles de ses collègues, refusant ainsi de se ranger à l’avis de la majorité. Sa
mise à l’écart était donc une sanction disciplinaire, et non la conséquence du
motif allégué par Neuhaus. La manière dont le Talmud (TB Babba Metsia 59b)
relate cet incident dramatique, en faisant allusion à une «voix céleste» (bat Kol)
qui confirmait la justesse de la halakhah de R. Eliézer, ne laisse aucun doute à ce
sujet, même si certains chercheurs, s’appuyant sur un autre passage talmudique
ont cru devoir attribuer les tribulations de ce rabbin, aussi miraculeux que non
conformiste, au prétendu soupçon d’hérésie nazaréenne qui aurait pesé sur lui
(cf. TB Avodah Zarah 16b - 17a).
Il est également inexact d’affirmer que «les persécutions de juifs ont commencé
avec l’interdiction d’étudier et de diffuser le Talmud» 60. La guerre ouverte de
l’Église contre le Talmud débute au XIIIe s., alors que les exactions contre les juifs,
les accusations de meurtres rituels et les massacres commencent dès le X e s.,
s’aggravent, à partir de la fin du XIe s., avec les Croisades – dont on sait qu’elles
furent accompagnées de meurtres de juifs –, et deviendront endémiques, à partir
du XIIe s., jusqu’aux abords de la Renaissance.
• C’est encore un jugement peu nuancé que celui qui consiste à affirmer que,
«dans les documents [de l’Église d’aujourd’hui] sur le judaïsme, le Talmud
n’est pas mentionné» 61.
Si, de fait, il est rare que les documents officiels des Églises parlent explicitement
du Talmud, les textes cités ci-après témoignent d’appréciations positives de la
tradition rabbinique, tant de la part de l’Église catholique que de celle des
Réformés.
59 L'idéologie, p. 260.
60 Ibid., p. 261.
61 Ibid., ib.
28
«Contrairement à des réflexes bien établis, il faut affirmer que la doctrine des
pharisiens n’est pas l’opposé du christianisme. Les pharisiens ont cherché à ce
que la Loi devienne vie pour chaque juif, en interprétant ses prescriptions, de
façon à les adapter aux différentes circonstances de la vie. Les recherches
contemporaines ont bien mis en évidence que les pharisiens n’étaient nullement
étrangers au sens intérieur de la Loi, non plus que les maîtres du Talmud. Ce ne
sont pas ces dispositions que Jésus met en cause quand il dénonce l’attitude de
certains d’entre eux, ou le formalisme de leur enseignement.» (§ 4, d). «Les
chrétiens, ne serait-ce que pour eux-mêmes, doivent acquérir une connaissance
vraie et vivante de la tradition juive.» (§ 5). 62
«De façon positive, il importe donc, en particulier, que les chrétiens cherchent
à mieux connaître les composantes fondamentales de la tradition religieuse du
judaïsme et qu’ils apprennent par quels traits essentiels les juifs se définissent
eux-mêmes dans leur réalité religieuse.» 63
«On relèvera combien cette permanence d’Israël s’accompagne d’une créativité
spirituelle continue, dans la période rabbinique, au Moyen Âge, et dans la
période moderne, à partir d’un patrimoine qui nous fut longtemps commun, si
bien que “la foi et la vie religieuse du peuple juif, telles qu’elles sont
professées et vécues encore maintenant (peuvent) aider à mieux comprendre
certains aspects de la vie de l’Église” (Jean-Paul II, 6 mars 1982) 64.»
«Grâce à une étude renouvelée du judaïsme et au dialogue avec les juifs, les
chrétiens ont pris conscience du fait qu’à l’époque du Christ, le judaïsme
n’était qu’au commencement de sa longue vie. Sous la conduite des pharisiens,
le peuple juif connut le début d’un réveil spirituel d’une remarquable vigueur
qui lui donna la force de survivre à la catastrophe de la perte du Temple. Ce
réveil donna naissance au judaïsme rabbinique qui conçut la Mishna et le
Talmud, et édifia les structures qui permirent au peuple juif de mener à
travers les siècles une vie dynamique et créatrice. […] Le judaïsme, avec la
riche histoire de sa vie spirituelle, a élaboré le Talmud comme guide normatif
de la vie juive, en signe de sa gratitude pour la grâce de l’alliance de Dieu avec
le peuple d’Israël. Au cours des siècles, sont venus s’y ajouter d’importants
les rameaux de l’olivier sauvage, que sont les nations (Épître aux Romains 11,
17-24) L’Église croit, en effet, que le Christ, notre paix, a réconcilié les juifs et
les nations par sa croix et qu’en lui-même, des deux, il a fait un (Épître aux
Éphésiens 2, 14-16).»
L’Église a donc raison de rappeler solennellement que sa foi s’enracine dans celle
des Patriarches et que le fondement de son espérance trouve son origine dans le
Premier Testament. Elle ne fait pas pour autant l’impasse sur le fait patent que le
judaïsme a profondément évolué, au cours des siècles, et n’est plus ce qu’il était
à l’époque biblique et au début de l’ère chrétienne. Elle le pourrait d’autant
moins, d’ailleurs, qu’elle est dans une situation analogue. En effet, si l’aspect
extérieur du christianisme d’aujourd’hui diffère profondément de celui de l’Église
primitive, il est, comme le judaïsme rabbinique, le même, aujourd’hui qu’hier, et
se nourrit aux mêmes sources que ce dernier. Il est donc arbitraire et
préjudiciable de laisser entendre que l’Église a une perception irréelle, voire
“archéologique” du peuple juif. Telle n’est pas, en tout cas, l’impression qui se
dégage des multiples documents ecclésiaux du dialogue, que Neuhaus semble mal
connaître, ou dont il fait une lecture sélective, si ce n’est orientée.
C’est encore la même critique, non entièrement dénuée de vérité, qui s’exprime
dans les lignes suivantes de Neuhaus 67:
«Après ce parcours, on peut, de nouveau, poser cette question essentielle : est-
ce que le témoignage chrétien a du sens sans rapport avec les juifs et le
judaïsme? Certes pas sans le juif textuel et l’Ancien Testament dans lequel se
trouve le Nouveau. Mais les juifs voisins et leur religion, le judaïsme
contemporain, sont en dehors du témoignage chrétien. Ils sont “problématiques
[…] Le christianisme et le judaïsme, qui coexistent dans l’histoire, ne peuvent
se comprendre sans l’Ancien Testament. Mais tous les deux se sont éloignés
historiquement de la religion de Jésus qui n’existe plus […] Mais il faut
reconnaître que Jésus et les rabbins constituent deux ruptures historiques et, en
même temps, deux herméneutiques de continuité avec le judaïsme de l’Ancien
Testament. Avec la destruction du Temple où les disciples de Jésus et les futurs
disciples des rabbins avaient prié les uns à côté des autres, la rupture est
devenue irréversible.»
On regrettera, une fois de plus, l’insistance, déjà soulignée, sur l’aspect “rupture”
de la différenciation et de la spécification indéniables des deux religions.
Toutefois, on ne peut contester que, dans les faits, elles sont bien devenues
étrangères l’une à l’autre, et la qualification de «problématique» me paraît
adéquate à cet égard. Il reste qu’il est exagéré d’affirmer que «les juifs voisins et
leur religion, le judaïsme contemporain, sont en dehors du témoignage chrétien.»
Les documents du dialogue évoqués plus haut s’inscrivent en faux contre ce
pessimisme excessif. Ce qui est préjudiciable dans les raisonnements de Neuhaus,
c’est la volonté – que l’on perçoit douloureusement, au fil de son article, et qui
s’exprime parfois en formules d’un pessimisme et d’un dogmatisme rares dans ce
type de contribution – de privilégier systématiquement ce qui sépare à ce qui unit.
D’affirmer, contre toute évidence, que l’Église n’a qu’une perception anhistorique
du judaïsme 68, qu’elle ne se rend pas compte de ce que ce dernier fait obédience
à de tout autres autorités (la tradition rabbinique) que le christianisme, et se
réfère à de tout autres sources (le Talmud). Qu’un “schisme” initial ait fait
radicalement diverger les voies des deux religions, c’est un fait indéniable. Que le
poids de l’histoire et les différends confessionnels aient contribué à rendre l’une
incompréhensible et inadmissible par l’autre, c’est une évidence. Mais pourquoi
faut-il qu’au moment même où l’Église effectue une remise en cause drastique de
son attitude envers le peuple juif et ses valeurs religieuses propres, et s’attelle à
la tâche délicate de réviser sa théologie même à la lumière de ce qu’elle
commence à comprendre de la vraie nature du judaïsme, de sa vocation propre et
de son rôle spécifique dans le dessein de Dieu, pourquoi faut-il donc que certains
de ses fils croient bon de mettre gravement en doute sa lucidité et son
discernement en la matière, et mobilisent toutes leurs énergies et leurs aptitudes
intellectuelles pour en discréditer la possibilité même?
Il reste à répondre à la dernière assertion problématique qui clôt la première
partie de la contribution de Neuhaus, et qui est intitulée “Témoignage religieux”.
Citant un document ecclésial, l’auteur écrit, en effet, à propos du judaïsme et du
christianisme 69:
«La différence essentielle qui s’exprime dans leur rapport à l’Écriture doit être
prise en compte comme l’affirme l’Église 70 : “Identité chrétienne et identité
juive doivent être chacune soigneusement distinguées dans leur lecture
respective de la Bible.” C’est cette rupture qui doit être respectée dans la
rencontre contemporaine des deux religions. Ces deux systèmes religieux
totalement différents communiquent avec grande difficulté et imprécision à
cause de leur fondation différente, pour les uns la Bible, Ancien et Nouveau
Testament, pour les autres le Talmud. La différence entre chacun de ces deux
systèmes, qui font autorité dans leurs contextes spécifiques, montre en quoi un
dialogue authentique est si difficile à réaliser. Le fait que les deux se
comprennent dans une continuité directe avec les textes de l’Ancien Testament
est un des points qui pose problème pour la rencontre entre juifs et chrétiens
dans un monde qu’ils partagent.»
68 Plus avant dans son article (p. 272), Neuhaus parle d'une «lecture an-historique du
Nouveau Testament». On reviendra sur l'expression, à l'occasion du commentaire, qui sera
fait plus loin, du passage où elle figure.
69 Ibid., p. 262.
70 Catholiques et juifs : un nouveau regard, in Documentation Catholique, n° 1900, Paris
1985, p. 735. Ci-après : Catholiques et juifs.
32
Passons, une fois de plus, sur le locus classicus de la «rupture». Mais sur quoi se
base l’auteur pour affirmer que «ces deux systèmes religieux sont entièrement
différents», comme s’il s’agissait d’une hétérogénéité aussi grande que celle qui
existe, par exemple, entre bouddhisme, ou animisme et judaïsme? Ce qui est
commun au judaïsme et au christianisme est, quoi qu’en pense et qu’en dise
Neuhaus, beaucoup plus grand que ce qui les différencie. En témoignent, entre
autres, outre des Écritures saintes communes, les croyances religieuses suivantes :
résurrection, providence, salut, royauté divine, messianisme, jugement et
rétribution, monde à venir, etc. Moins claire est la remarque selon laquelle, «les
deux se comprennent dans une continuité directe avec les textes de l’Ancien
Testament». Si c’est bien ainsi que le christianisme se situe par rapport au
judaïsme, il est douteux, par contre, que l’inverse soit vrai. Le fait que Neuhaus
voie là «un des points qui pose problème» donne à penser qu’à ses yeux, la
perception “essentiellement biblique” des juifs – qu’il attribue obstinément à
l’Église – vicie totalement et irrémédiablement toutes les tentatives que fait cette
dernière de dialoguer avec le judaïsme.
On verra plus loin si ce qui se dégage de l’analyse de la seconde partie de sa
contribution, à laquelle nous allons procéder, ci-après, corrobore ou infirme ce
jugement provisoire.
71 L'idéologie, p. 263. Il eût au moins fallu évoquer les affres de l'accession des juifs à
l'égalité civile et politique, en Europe, et les implications, sur leur intégration, de la réforme
napoléonienne, en France (cf. S. DOUBNOV, Histoire moderne du peuple juif. 1789-1938, Cerf,
Paris, 1997, pp. 136 ss), et du Kulturkampf, en Allemagne (cf. P. SORLIN, L'antisémitisme
allemand, Flammarion, Paris, 1969; P. COLONGE, «L'antisémitisme à l'époque bismarckienne et
l'attitude des catholiques allemands», in V. NIKIPROWETZKY (édit.) De l'antijudaïsme antique à
l'antisémitisme chrétien, P.U.L, Lille, 1979, pp. 147-188).
72 Ibid., id.
73 Ibid., id.
74 Ibid., pp. 264-265. Buber et Rosenzweig, si importants qu'ils soient, ne sont pas les seuls
représentants du mouvement d'émancipation intellectuelle juive issu des Lumières. On
s'étonne de pas voir cités, dans ce contexte, les noms de Mendelssohn, Hirsch, Krochmal,
Lazarus, Cohen, etc. Cf. J. GUTTMANN, Histoire des philosophies juives, Gallimard, Paris 1994,
pp. 359 ss.
75 Ibid., p. 265. Neuhaus cite J. NEUSNER, The Academic Study of Judaism, 1975, pp. 55-56.
34
80 Voir l'exposé de ses motifs, dans J.B. SOLOVEITCHIK, “Confrontation”, in Tradition 6, no. 2
(Spring-Summer 1964), pp. 5-28. On lira avec avantage deux critiques juives – au demeurant
respectueuses – de sa position intransigeante : 1) D. SINGER et M. SOKOL, “Joseph Soloveitchik :
Lonely Man of Faith”, in Modern Judaism 2, no 3, octobre 1982, pp. 227-272; 2) David NOVAK,
Jewish-Christian Dialogue. A Jewish Justification, Oxford University Press, New York/Oxford,
1989, pp. 6-9.
81 Ibid., p. 268.
82 E. FIORENZA et D. TRACEY, “L'holocauste comme interruption et le retour chrétien à
l'histoire”, Concilium 195 (1984), p. 37.
83 Ibid., p. 268.
36
comme les juifs de cette époque étaient les plus vulnérables d’alors. Ainsi
Jésus, juif en 1945, devient si l’on peut dire, palestinien en 1948, sud-africain
noir en 1976, guatémaltèque en 1990 et musulman bosniaque en 1994.»
«Si l’on peut dire», avoue l’auteur. On ne peut, en effet, émettre de tels propos
sans un insupportable nivellement de situations, tant au plan historique qu’au plan
humain. Car enfin, sans minimiser leurs souffrances, force est de reconnaître que
ni les Palestiniens, ni les Sud-africains noirs, ni les Guatémaltèques, ni les
Bosniaques musulmans, n’ont été affublés d’un signe vestimentaire distinctif.
Leurs passeports n’ont pas été estampillés d’une lettre alphabétique dénonçant
leur origine ethnique à tous les contrôles de frontières du monde. Les pays où ils
avaient cherché refuge ne les ont pas livrés systématiquement à leurs
persécuteurs. Enfin, ils n’appartiennent pas à une nation marquée d’un signe
d’infamie depuis des millénaires, objet de l’opprobre des peuples et sujet de
raillerie universelle.
Il est dommage que Neuhaus rejoigne ainsi le chœur obstiné de ceux et celles qui
s’efforcent, par tous les moyens, depuis des décennies, de dédramatiser la
condition juive, de la normaliser, de la banaliser, de la ramener au plus petit
dénominateur commun de l’humanité ; de persuader ce peuple que le destin
tragique qui fut le sien, au cours des âges, et l’entreprise titanesque
d’extermination systématique dont il fut la victime, voici un demi-siècle, n’ont
rien qui ne ressortisse aux heurs et malheurs qui sont le lot habituel des nations de
la terre. De telles conceptions amènent à se demander ce qui fait courir Neuhaus
sur ce chemin “large et spacieux”, que tant d’autres ont foulé avant lui, mais que
son Église, elle, n’emprunte pas et dont elle détourne ses fidèles, les invitant au
contraire à s’engager dans la “voie étroite” de la repentance et de la
reconnaissance du lien particulier qui unit les juifs et les chrétiens. Conception
que, précisément, Neuhaus croit devoir refuser, de toutes les fibres de son être,
au point que, par deux fois, il emploie, pour la disqualifier, l’expression
significative de «parenté présupposée» 84.
Plus sérieux encore : citant plusieurs passages des textes ecclésiaux du dialogue
avec le judaïsme, il en récuse les expressions, qu’à l’évidence il estime
outrageusement singularisantes. C’est ainsi qu’il considère comme la conséquence
d’un «aveu de culpabilité» à l’égard de la Shoah le fait que, dans Nostra Aetate §
4, la rencontre avec les juifs soit présentée sous le signe «d’un si grand patrimoine
commun» qui pousse l’Église à déplorer «les haines, les persécutions et toutes les
manifestations d’antisémitisme». 85
C’est également avec une nuance de reproche que Neuhaus rappelle que l’Église
préconise de «présenter le judaïsme, non seulement de manière honnête et
objective, sans aucun préjugé et sans offenser personne, mais plus encore avec
“une vive conscience de l’héritage commun aux juifs et aux chrétiens”.» 86 C’est
toujours avec le même esprit critique qu’il évoque le fait qu’un document invite à
«fonder nos relations sur “les rapports uniques qui existent entre le christianisme
et le judaïsme liés au niveau même de leur identité, rapports fondés sur le dessein
du Dieu de l’Alliance”». 87 C’est enfin, selon lui, «dans un aveu de culpabilité par
rapport à l’antisémitisme [que] l’enseignant doit transmettre aux élèves “une
connaissance exacte du lien tout à fait unique qui comme l’Église nous relie aux
juifs et au judaïsme”». 88
De son propre aveu, voici donc ce que Neuhaus reproche aux expressions de ce
type, qui figurent dans les documents du dialogue de l’Église avec le peuple
juif 89:
«Après Auschwitz, le juif n’est plus présenté comme “autre” parce qu’une
certaine culpabilité identifie l’altérité du juif comme cause de la violence.»
D’ailleurs, pour l’auteur, «l’accent mis sur la parenté juive présupposée avec le
christianisme conduit à une confusion dans la rencontre historique entre juifs et
chrétiens» 90.
Enfin, on a le sentiment que Neuhaus franchit le Rubicon lorsque, pour mieux
flétrir ce qu’il appelle à nouveau «l’idéologie chrétienne» – et qu’il considère
comme une «tentative, qui définit les juifs comme “pas tellement” autres» –, il
émet l’interrogation rhétorique suivante 91:
«Mais n’est-il pas erroné de croire que le chemin du repentir soit celui de
l’élaboration d’un système théologique ouvert aux juifs et fermé aux autres?»
Il semble qu’on soit là au cœur du problème tel qu’il se pose à Neuhaus. Il est
clair qu’à ses yeux, les attentions exceptionnelles que l’Église prodigue aux juifs,
depuis le drame dont ils ont été victimes, contribuent à renforcer le
particularisme de ce peuple, ad intra, et son altérité irréductible, ad extra. C’est
cette attitude que Neuhaus appelle «idéologie judéo-chrétienne» et qu’il combat
avec un zèle, aussi sincère que mal éclairé, en vertu de sa conviction que
particularisme et universalisme ne peuvent coexister, et que la relation
privilégiée de l’Église avec le peuple juif ne peut s’exercer qu’aux dépens de
l’universalisme du dialogue avec toutes les autres religions. Ce juif, dont
l’antisémitisme, païen autant que chrétien, avait fait «l’autre», Neuhaus, pour sa
part, entend le fondre désormais dans la condition commune et pacifique de
86 Catholiques et juifs, op. cit., p. 734. Rapporté par Neuhaus, op. cit., p. 267.
87 Ibid., p. 733. Rapporté par Neuhaus, op. cit., ibid.
88 Ibid., id. Rapporté par Neuhaus, op. cit., ibid.
89 Ibid., id.
90 Ibid., id.
91 Ibid., p. 270.
38
«voisin». À ce stade, notons seulement que cette bonne intention ne tient aucun
compte de l’histoire, dont le témoignage irréfutable s’inscrit en faux contre cette
construction de l’esprit. Car les faits sont là, têtus : si le juif a bien toujours été
le «voisin» du chrétien, cela ne l’a pas empêché de rester irrémédiablement
«l’autre», aux yeux de ce voisin confessionnel, toujours méfiant et si souvent
hostile à son égard.
Dès les premières phrases de la dernière partie de son article, intitulée “Une
théologie de la rencontre”, Neuhaus livre clairement son sentiment, en ces
termes 92:
«Pour le chrétien, il serait parfaitement légitime de poser la question : pourquoi
les juifs continuent-ils d’exister après la venue du Christ qui a accompli toutes
les Écritures. Comme l’affirme le document français, la permanence du
témoignage juif est une réalité vive et non pas “une relique d’un passé
vénérable et révolu” qui “interroge la conscience chrétienne” 93. Mais il est
nécessaire de reformuler cette question en prenant en compte tout ce monde
qui reste en dehors du témoignage chrétien. Penser le judaïsme comme religion
encore vivante en dehors du christianisme est certainement un bon
commencement, mais cette dynamique doit mener à une réflexion de plus en
plus vaste sur la prétention universelle du christianisme. Une idéologie du
dialogue judéo-chrétien peut, cependant, faire obstacle à cette réflexion.»
L’Église est donc prévenue : en revivifiant son lien avec le judaïsme, tel qu’il
existe aujourd’hui, elle doit réviser à la baisse ses ambitions universalistes. Plus
grave encore : en insistant exagérément sur ce qui est commun au judaïsme et au
christianisme, sans prêter attention à ce qui sépare irrémédiablement ces deux
confessions de foi, les documents ecclésiaux tombent dans le travers fatal de
«l’idéologie du dialogue judéo-chrétien» et, toujours selon Neuhaus, «font
obstacle» à la «réflexion de plus en plus vaste sur la prétention universelle du
christianisme».
C’est à la lumière de la réapparition du fameux label d’«idéologie», accolé
presque automatiquement par Neuhaus au dialogue judéo-chrétien tel que le
pratique l’Église d’aujourd’hui, que l’on voit se préciser les reproches qu’il
92 Ibid., p. 271.
93 L'attitude des chrétiens à l'égard du judaïsme (Comité épiscopal français pour les
Relations avec le judaïsme). Neuhaus cite d'après La Documentation Catholique, n° 1631
(1973), pp. 419-420.
39
Ainsi donc, voici dénoncé le vice congénital qui, selon Neuhaus, affecte, de
manière pour ainsi dire ontologique, l’orthodoxie de la théologie du dialogue
entre l’Église et le judaïsme. À ce compte, il faudrait qualifier d’«idéologique»
l’attitude d’enfants qu’un grave conflit familial a séparés de leurs parents, mais
qui, après avoir longtemps ignoré, voire anathématisé ces derniers, découvrent, à
la faveur d’un événement dramatique, la persistance de leur amour filial, et
consacrent désormais l’essentiel des échanges verbaux et épistolaires de leurs
retrouvailles à «la mise en avant de ce qui [leur] est commun».
Mais Neuhaus ne voit pas les choses sous cet angle. À ses yeux, il n’y a pas de
dialogue crédible entre judaïsme et christianisme sans mise en lumière des
différences et des divergences. Et il serait inutile de lui remontrer que, lorsqu’ils
s’asseyent à la table des négociations, les adversaires d’hier ne commencent pas
par se jeter des accusations à la tête, ni par faire le catalogue de leurs
revendications et griefs respectifs. Ce qui ne veut pas dire qu’ils doivent faire
l’impasse sur ce qui les a séparés et les sépare encore. Mais, il y a ce qu’on se dit
en public – et qui doit être empreint de respect mutuel et d’esprit de
conciliation –, et ce qui fera l’objet des longues négociations techniques entre
experts, avant de trouver son expression dans une déclaration commune qui
servira désormais de référence.
À ce stade, force est de reconnaître que le long réquisitoire de l’auteur repose sur
un dossier à charge pratiquement vide. Dès lors, il paraît difficile de donner une
réponse à la question que nous sommes posée plus haut, et que suscite
légitimement sa charge contre le dialogue judéo-chrétien, tel que le pratique son
Église : qu’est-ce qui fait courir Neuhaus? Quelles sont donc ses motivations,
puisqu’il semble que rien de sérieux ne vienne étayer son reproche d’«idéologie
judéo-chrétienne»? Faudra-t-il alors en chercher les raisons dans le scandale que
lui cause l’injustice structurelle inhérente à la gestion israélienne du problème
palestinien, dont témoignent deux de ses publications antérieures 95? Dès lors, sa
94 L'idéologie, p. 266.
95 Cette hypothèse s'appuie sur la mention (cf. L'Idéologie, p. 249, note *) de la participation
de l'auteur aux deux publications suivantes : Justice and Intifada : Palestinians and Israelis
40
speak out (1991), et Kritische Solidarität : Einige Überlegungen zur Rolle privilegierter /
Christinnen und Christen im Kampf des Enteigneten (1995).
96 L'Idéologie, p. 271.
41
théologiennes, positives autant que négatives 97. Il est donc utile de restituer la
formule manquante, en élargissant le contexte où elle figure 98 :
«La première dimension de ce dialogue, à savoir la rencontre entre le peuple de
Dieu de l’Ancienne Alliance, jamais révoquée par Dieu (cf. Rm 11, 29), et celui
de la Nouvelle Alliance, est en même temps un dialogue interne à notre Église,
c’est-à-dire entre la première et la deuxième partie de sa Bible […] Une
seconde partie de notre dialogue – véritable et centrale – est la rencontre entre
les Églises chrétiennes d’aujourd’hui et le peuple actuel de l’Alliance conclue
avec Moïse.»
Mais Neuhaus va plus loin. Emboîtant le pas à l’exégète Vanhoye, et de manière
tout aussi subtile, il oppose à l’enseignement du pape celui de l’Épître aux
Hébreux 99:
«Il faut reconnaître que le Nouveau Testament juge sévèrement le fait de nier
le Christ (ainsi que ceux qui tiennent à l’Ancienne Alliance sans
accomplissement dans l’événement christique) comme le montre[nt] clairement
l’épître aux Hébreux mais aussi les écrits de Paul.»
Il n’échappera à personne que ces positions constituent une dure critique
doctrinale de l’enseignement de Jean-Paul II. On objectera peut-être qu’il n’y a
pas péril en la demeure, puisque l’enseignement papal contesté n’appartient pas
au dépôt de la foi. Le pape a parlé en théologien privé, dira-t-on, ses opinions ne
s’imposent donc pas à la conscience des fidèles. Exacte, en son principe, cette
appréciation n’en néglige pas moins une donnée importante : le rôle du Magistère
de l’Église dans la réception et dans la “canonisation” du sensus fidei. On ne s’at-
tardera pas ici sur cette question difficile, abordée dans une précédente
contribution, déjà citée, à laquelle il pourra être utile de se reporter, car elle
traite précisément d’un cas de non-réception théologienne de la formule papale
contestée 100.
Par contre, on répondra, ci-après, en détail, à une autre critique formulée par
Neuhaus. En effet, si elle était fondée, elle remettrait en question non seulement
l’ensemble des textes ecclésiaux du dialogue entre judaïsme et christianisme, que
Nul doute qu’il y ait plus de “zèle mal éclairé” que de démesure dans le petit
“directoire” critique du dialogue judéo-chrétien élaboré par Neuhaus, que l’on va
analyser maintenant. Mais pour éviter que sa formulation ne donne au lecteur
l’impression que tel est le sentiment général de l’Église, il ne sera pas inutile d’en
démarquer quelques lacunes, contradictions et malentendus, qu’un peu plus de
prudence et de nuances dans les jugements eussent permis d’éviter. Mais
auparavant, pour aider ceux et celles qui liront ces lignes à se faire une idée de ce
qui apparaît comme la quintessence d’une théologie négative des rapports judéo-
chrétiens, il paraît utile de citer, in extenso, les termes mêmes dans lesquels
l’auteur formule ses conceptions en la matière 101 :
«En effet, nous avons dans cette lecture an-historique du Nouveau Testament,
une nouvelle présentation du juif textuel, celui qui est toujours élu, qui
remplace celui qui est rejeté et aveugle. Cette image du juif n’est pas plus
réelle que celle qu’elle remplace. L’Église est certainement appelée à lutter
contre la haine et à témoigner de l’amour. Cet amour ne connaît pas de
frontières. En ce sens, l’évolution vers une attitude de repentir à l’égard de
l’antisémitisme est très positive. Il faut reconnaître les juifs comme voisins et
demander pardon pour les siècles de mépris. Mais l’Église n’est pas appelée à
attester la vérité du judaïsme (ni des autres religions). Elle ne peut affirmer un
chemin de salut en dehors de celui du Christ, mais elle doit écouter ceux qui
restent en dehors de ce chemin, les juifs comme les autres. L’Église est appelée
à écouter l’autre dans un vrai dialogue et à témoigner de sa véritable foi.»
J’ai souligné, avant même de commenter chacun d’entre eux, les passages les plus
révélateurs de l’incompréhension congénitale dont fait preuve Neuhaus à l’égard
du lien intime et, en quelque sorte, ontologique, qui, au témoignage du Nouveau
Testament, unit l’Église au peuple juif dans un rapport unique et privilégié, que
l’apôtre Paul a placé dans la sphère du “mystère” (cf. Rm 11, 25; Ep 3, 3).
Rappelons que ce label dépréciateur est ici décerné aux textes issus tant par les
évêques des Églises locales, que par la Commission romaine pour les relations
religieuses avec le judaïsme. Mais qu’entend au juste Neuhaus par le qualificatif
d’«anhistorique»? Précisons que, stricto sensu, ce dernier connote une conception
ou un discours qui ne tiennent pas compte du point de vue historique. Si bien qu’à
s’en tenir à cette définition, toutes les religions basées sur un corpus d’Écritures
saintes – en ce compris, le judaïsme et le christianisme – ne seraient que le
produit d’une idéologie religieuse anhistorique, puisqu’elles fondent leurs
croyances et leurs pratiques sur une Révélation qui s’exprime dans des oracles et
des prophéties, dont la portée transcende le temps.
Mais le fait est là, troublant, non seulement Neuhaus n’approuve pas que
«les efforts actuels pour parler du judaïsme en tant que religion de l’Ancienne
Alliance jamais “révoquée par Dieu”, marquent les documents officiels [de
l’Église]»,
mais il croit devoir épingler nommément
«certains théologiens et exégètes qui cherchent à enraciner cette idée dans le
texte du Nouveau Testament» 102 .
C’est, à ses yeux, le cas de Moltmann, dont il résume ainsi la pensée 103:
«J. Moltmann, par exemple, adopte cette position : “Dans le développement de
Rm 9-11 consacré à Israël, Paul a vu, dans le «non» d’Israël, la volonté de Dieu.
Israël n’est pas endurci parce qu’il a dit «non», mais, parce qu’il a été
«endurci» par Dieu, il ne peut pas dire autre chose que «non».” Moltmann
interprète Paul en disant que le «non» juif à Jésus comme Christ facilite le
«oui» des gentils; “Si c’est dans cette direction qu’il faut chercher le «oui»
chrétien qui découvre dans le «non» juif ce qui est positif et qui est la volonté
de Dieu, c’est là aussi que se trouvera le point de départ d’une «théologie
chrétienne du judaïsme» au sein d’une christologie non pas antijudaïque mais
pro-judaïque”. Cette même perspective se retrouve chez d’autres théologiens.»
b) La nouvelle présentation du juif textuel : une image pas plus réelle que celle
qu’elle remplace
Il faut noter que cette appréciation récapitule tacitement toutes les critiques que
Neuhaus a émises, dans les vingt-deux pages précédentes de son article, à
l’encontre des textes ecclésiaux du dialogue entre Église et judaïsme.
Ici également, on peut se demander sur quels éléments concrets l’auteur se base
pour formuler un jugement aussi péjoratif, sans apporter ne fût-ce qu’un semblant
ou un début de preuve à l’appui de sa critique. Surtout lorsque cette dernière
rebondit et s’aggrave, dans la formulation suivante 104 :
«Au lieu de mener à une ouverture de l’Église en face de notre réalité moderne,
l’idéologie judéo-chrétienne cherche parfois à enfermer l’Église et la Synagogue
dans un système qui peut être aussi méprisant de “l’autre” que l’enseignement
anti-judaïque d’autrefois.»
Selon Neuhaus donc, la nature même du dialogue de l’Église avec le judaïsme,
depuis Vatican II, induit un mépris de l’altérité juive! Mais il ne nous dit pas en
quoi se manifeste ce prétendu «mépris», pas plus qu’il ne suggère ce qu’il faut
faire, ou ne pas faire, pour mettre un terme à une si fâcheuse situation.
Rappelons tout d’abord que l’Église n’a jamais considéré que la vérité du judaïsme
avait besoin de son blanc-seing. Mais, consciente de ce que tout soupçon sur
l’origine divine de la révélation mosaïque atteindrait du même coup celle de
Jésus-Christ, qui s’y enracine, elle n’hésita pas, au IIe siècle, à excommunier
Marcion et ses sectateurs qui, pour mieux exalter la vérité de l’Évangile,
dénigraient l’Ancien Testament, qu’ils attribuaient à un autre dieu, puissant, mais
cruel, versatile et différent du Père de Jésus-Christ, et refusaient d’admettre que
cet écrit juif inspiré pût faire partie des Écriture saintes du christianisme.
L’histoire subséquente a fourni maintes versions de cette tentation dualiste, sous
la forme d’un antijudaïsme forcené qui, au fil des siècles, valut mépris,
bannissements, persécutions, spoliations et massacres à un peuple juif réputé
«déicide», «perfide», «maudit», «fils du diable», etc. Et n’est-ce pas cette même
tentation qui est subtilement à l’œuvre, de nos jours, dans les propos politico-
théologiques visant à diaboliser cette partie du peuple juif contemporain, revenue
vivre, voici près d’un siècle, dans ce qu’elle considère comme la terre de ses
ancêtres, que lui dispute, depuis des décennies, une autre minorité nationale qui,
elle aussi, considère la Palestine comme sa patrie?
d) L’Église ne peut admettre une autre voie de Salut que le Christ […] Les juifs
sont comme les autres
Il est symptomatique que Neuhaus reprenne ici à son compte, mezzo voce, la mise
en garde déjà formulée par l’exégète Vanhoye 105 à l’encontre de certains
théologiens qui semblent inférer, de l’immutabilité de l’Ancienne Alliance,
redécouverte par certains évêques, et par le pape lui-même dans son discours de
Mayence, qu’il pourrait y avoir une voie de salut propre au peuple juif 106. Je crois
avoir démontré ailleurs qu’il n’y avait pas lieu de craindre que la formule papale
induise une telle déviation doctrinale 107, d’autant que Jean-Paul II lui-même a
insisté, à plusieurs reprises, sur le fait qu’«en dehors du Christ, il n’y a pas de
salut», en se référant, entre autres, à la proclamation de l’apôtre Paul devant le
Sanhédrin (cf. Ac 4, 12) : “il n’y a pas sous le ciel d’autre nom donné aux
hommes, par lequel nous devions être sauvés”. Mais j’avais aussi rappelé que si la
substance d’une doctrine est immuable, sa formulation, elle, peut évoluer, et
qu’entre une attitude de “fixisme”, qui considère l’expression de la tradition
d’hier comme irréformable, et un modernisme débridé, qui croit pouvoir
soumettre le “dépôt” de la Tradition apostolique aux appréciations changeantes
des hommes, il y a place pour un «développement naturel et nécessaire de la
doctrine de l’Église», pour reprendre les termes de Newman 108. Or, le ton
catégorique de Neuhaus semble ici vouloir barrer la route à toute volonté
d’approfondissement du dessein spécifique de Dieu sur ces “deux dont le Christ a
fait un” (cf. Ep 2, 14). Tout se passe, en effet, comme si l’auteur voulait dissuader
l’Église d’élaborer une formulation théologique plus affinée du rôle respectif,
voire conjoint, des deux peuples, dans le processus de maturation historique et
l’accomplissement eschatologique de ce que l’un et l’autre ignorent encore de la
nature et des modalités exactes du dessein divin de salut de l’humanité, tel qu’il
s’exprime mystérieusement, tant dans le Premier que dans le Second Testament.
105 A. VANHOYE, “Salut universel par le Christ et validité de l'Ancienne Alliance”, op. cit, p.
834.
106 C'est, avec nuance, l'opinion, de N. LOHFINK, Der niemals gekündigte Bund. Exegetische
Gedanken zum christlich-jüdischen Dialog, Freiburg, Herder 1989.
107 Cf. La formule de Mayence, op. cit., pp. 367-368.
108 Cf. John Henry Cardinal NEWMAN, An essay on the Development of Christian Doctrine, V,
4, sixth edition, University of Notre Dame Press, Notre Dame, Indiana, 1989, p. 171. Il paraît
utile de donner ici un extrait de ce texte important : «Il n'y a pas corruption si l'idée conserve
un seul et même type, les mêmes principes, la même organisation ; si ses commencements
font pressentir les phases subséquentes, et que ses formes plus récentes protègent et
conservent les plus anciennes ; si elle a un pouvoir d'assimilation et de reviviscence, et garde
du début à la fin une vigoureuse activité.». Passage cité d’après J.H. NEWMAN, Essai sur le
développement de la doctrine chrétienne, dans Textes newmaniens, vol. IV, éd. L. Bouyer et
M. Nédoncelle, Paris, Desclée de Brouwer, 1964, p. 217. Voir aussi mes développements sur
ce thème, dans La formule de Mayence, op. cit., pp. 385-386.
46
109 L'idéologie, p. 272. Je reviendrai, plus loin, sur les derniers mots de cette phrase.
110 L'idéologie, p. 275, n. 72.
111 Ibid., p. 271. Ce texte a déjà été cité plus largement : cf. n. 92, ci-dessus.
47
Sur la base de ces critiques, aussi sévères que peu nuancées, et des amalgames
qui les ponctuent 119, n’est-on pas fondé à considérer le texte suivant comme le
constat de faillite, établi par Neuhaus, du dialogue judéo-chrétien actuel, qu’il
considère – rappelons-le – comme dénaturé par l’idéologie? 120 :
«…le seul bon “juif textuel”, pour le Nouveau Testament, est celui qui fait la
transition de l’Ancien Testament au Nouveau et reconnaît Jésus comme Christ.
Le seul bon “grec” est celui qui accepte la foi en Christ et forme avec le juif un
nouvel Israël – peuple de Dieu. Le Nouveau Testament souligne qu’il faut que
tout homme se soumette au Christ. Le texte ne nous aide pas directement à
comprendre le témoignage du juif réel. De la même manière, il ne nous aide
pas à comprendre les autres qui restent en dehors de l’événement christique.»
Dans ces conditions, il est bien difficile de ne pas croire qu’en citant, dans ce
contexte et à quelques lignes de la fin de son article, l’un des textes les plus
catégoriquement négatifs de J. Neusner, à l’endroit du dialogue entre judaïsme et
christianisme, Neuhaus ne nous livre, par savant juif interposé, son intime
conviction de l’inanité de ce dialogue, tel que le conçoit son Église 133 :
«c’est seulement lorsque le christianisme sait se voir de la manière dont les
Pères de l’Église le voyaient eux-mêmes – comme nouveau et inconditionnel,
révision complète de l’histoire de l’humanité depuis Adam, et non comme
héritier subordonné au judaïsme – et lorsque le judaïsme sait se voir de la
manière que [sic] les Sages de la Torah orale le voyaient – comme affirmation de
la Torah de Dieu pour toute l’humanité – que les deux religions reconnaîtront ce
simple fait : elles sont réellement étrangères l’une à l’autre.»
Conclusion
Hormis quelques vérités premières rappelées, çà et là, par l’auteur – telles que,
par exemple, la nécessité de ne pas avoir une perception anachronique du
judaïsme, ou celle de prendre davantage en compte les références religieuses et
culturelles des juifs d’aujourd’hui –, tant le nombre que la nature des
rectifications, des mises au point et des réfutations qu’ont nécessitées les
affirmations de Neuhaus, permettent de conclure, sans grand risque d’erreur ni
d’injustice, qu’il n’y a rien de sérieusement fondé dans les accusations selon
lesquelles le dialogue de l’Église avec le peuple juif serait de nature idéologique.
133 Ibid., id. Neuhaus cite ic J. NEUSNER, Jews and Christians : The Myth of the Common
Tradition, London, 1991, p. 119.
134 Ci-dessus, p. 1.
52
Cette question a été sous-jacente à toutes les analyses qui précèdent. Elle se
doublait d’une interrogation majeure quant au but poursuivi par l’auteur. Que
cherchait-il à prouver? Après une critique aussi radicale de l’une des plus
extraordinaires remises en question, par l’Église de ce temps, de l’attitude
d’hostilité envers le peuple juif, dont firent preuve, au fil des siècles, son clergé
et ses fidèles, quelle alternative allait donc proposer celui qui se faisait
aujourd’hui le détracteur patenté de cet aggiornamento?
Ce n’est qu’en parvenant au dernier chapitre de l’article étudié qu’est apparu à
l’auteur de ces lignes le but poursuivi par Neuhaus, à savoir : édifier une
«théologie de la rencontre» chrétienne avec toutes les autres religions. Assez
curieusement, il n’y fait aucune allusion directe, ni dans le titre, ni dans le corps
de son travail. Pour mieux comprendre sa perspective, il paraît utile de citer ici ce
qu’il écrivait à la fin de son deuxième chapitre, intitulé : «Une histoire de la
rencontre» 136 :
135 J. GABEL, article «Idéologie» dans Encyclopaedia Universalis, vol. VIII, Paris, 1970, p.
719). Ce texte est cité par C. GEFFRÉ, Le christianisme au risque de l'interprétation, op. cit.,
pp. 241-242, n. 4, ouvrage que Neuhaus connaît et cite, et il n'est pas à exclure que des
considérations de cette nature aient été à l'origine de sa critique de «l'idéologie» du dialogue
entre judaïsme et christianisme.
136 Ibid., p. 270.
53
«La tentative d’élaborer une théologie de la rencontre avec les juifs, fondée sur
la revendication que “Jésus était juif” et que nous partageons “un texte
commun” prétend être universelle. Mais cette revendication est née d’une
spécificité historique : ce sont la culture commune née des Lumières et l’ombre
d’Auschwitz qui donnent un sens au discours chrétien sur la rencontre avec les
juifs aujourd’hui. Pourtant la question posée ainsi est la suivante : qu’est-ce
qu’implique le rapport entre le christianisme et le judaïsme pour la rencontre
entre le christianisme et les autres religions ou systèmes de pensée?»
Que cette orientation nouvelle surgisse soudain, sans crier gare, et que Neuhaus
n’ait pas, dès le début, exposé son propos, ni mentionné ses motifs, ainsi que la
méthode qu’il comptait suivre pour venir à bout de la tâche qu’il s’assignait, passe
encore. Mais pourquoi déprécier la cause du dialogue judéo-chrétien, comme
pour mieux exalter celle du dialogue avec toutes les religions? Pourquoi nier
le bien fondé et la valeur de l’un pour fonder ceux de l’autre? Pourquoi jeter
le discrédit sur un dialogue ecclésial avec le judaïsme, stimulé par le repentir,
en présentant tendancieusement ce dernier comme un sentiment de
culpabilité? Et surtout pourquoi considérer comme une espèce de “péché
originel” du dialogue judéo-chrétien le fait qu’il se soit intensifié et
approfondi depuis la Shoah? Comme si la redécouverte, par l’Église, de la
spécificité mystérieuse du destin juif – au demeurant déjà attestée, explicitement
ou implicitement, dans le Nouveau Testament – était irrémédiablement suspecte,
du fait que «la culture commune née des Lumières et l’ombre d’Auschwitz
donnent un sens au discours chrétien sur la rencontre avec les juifs aujourd’hui»,
comme le dit Neuhaus dans le passage cité ci-dessus.
Aussi choquant que cela puisse paraître, les citations qui suivent montreront que
ce système de pensée est le fil d’Ariane qui permet de suivre Neuhaus dans sa
tentative désespérée de sortir du labyrinthe inextricable du mystère de la
spécificité juive qu’il récuse. C’est ainsi que, pour mieux prendre ses distances
par rapport à la relecture de Rm 11, 29, faite par l’Église durant ces dernières
décennies, Neuhaus croit nécessaire de préciser 137 :
«Les tentatives contemporaines de lire les textes fondateurs à la lumière du
dialogue sont issues d’une pensée chrétienne de l’après-Holocauste.»
Et d’insister sur le fait que c’était là l’effet d’un «réveil de la culpabilité à l’égard
de la longue histoire de l’antisémitisme».
Citant un document du dialogue, Neuhaus observe encore que
«cet aveu de culpabilité est souligné dans tous 138 les documents catholiques sur
la question des juifs et du judaïsme depuis Nostra Aetate § 4 en 1965».
Est-il besoin d’insister sur le fait que les derniers mots contredisent violemment la
lettre et l’esprit de plusieurs passages du Nouveau Testament, dont on ne citera
ici que les deux suivants :
“Le salut vient des juifs” (Jn 4, 22).
“Car je ne rougis pas de l’Évangile: il est une force de Dieu pour le salut de tout
homme qui croit, du Juif d’abord, puis du Grec.” (Rm 1, 7; et cf. 2, 9-10).
Ajoutons qu’en niant la spécificité juive, Neuhaus scie lui-même la racine de
l’olivier franc, sur laquelle a été greffé l’olivier sauvage de la chrétienté (cf. Rm
11, 18). En outre, il contredit gravement aux paroles de Paul :
“Car c’est Lui qui est notre paix, lui qui, des deux [les juifs et les païens] a fait
un, détruisant la barrière qui les séparait […] pour créer en sa personne les deux
en un seul Homme Nouveau, faire la paix […] et les réconcilier avec Dieu, tous
deux en un seul Corps […] par lui nous avons en effet, tous deux en un seul
Esprit, libre accès auprès du Père.” (Ep 2, 14-18).
Enfin, en stigmatisant ce qu’il nomme péjorativement «l’universalité
chrétienne» 144, c’est-à-dire le fait que l’Église se croie dépositaire de la vraie
révélation et qu’elle se sente le devoir de la prêcher urbi et orbi, Neuhaus fait
bon marché de l’ordre exprès donné par Jésus à ses Apôtres, et dont témoignent,
entre autres, les passages néotestamentaires suivants :
“Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du
Père et du Fils et du Saint Esprit, et leur apprenant à observer tout ce que je
vous ai prescrit.” (Mt 28, 19-20).
“Et il leur dit : «Allez dans le monde entier, proclamez l’Évangile à toute la
création. Celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé; celui qui ne croira pas,
sera condamné.»” (Mc 16, 15-16).
D’ailleurs, il n’y a rien d’étonnant à ce que l’Église revendique «l’universalité» et
l’exclusivité de la vérité – que lui reproche Neuhaus –, puisque, selon la doctrine
néotestamentaire, elle est le Corps du Christ, dont Paul affirme :
“Il a tout mis sous ses pieds, et l’a constitué, au sommet de tout, Tête pour
l’Église, laquelle est son Corps, la Plénitude de Celui qui est rempli, tout en
tout” (Ep 2, 22-23; cf. 1 Co 15, 27).
Pour cette raison et pour toutes celles qui ont été évoquées ci-dessus, il semble
qu’il faille répondre par la négative au second terme de la question, posée plus
haut, concernant la valeur de l’alternative au dialogue actuel de l’Église, que
propose Neuhaus. En effet, telle qu’elle est formulée par lui, en l’espèce d’un
dialogue avec toutes les religions, auquel ne ferait plus obstacle «la différence qui
existe entre l’Église et la Synagogue [et] qui pose [un] problème majeur pour une
théologie de la rencontre» 145, une telle «alternative» ne paraît pas recevable.
Et pour finir, on ne saurait trop conseiller au catholique sensibilisé au dialogue
entre l’Église et le judaïsme, qu’auraient ébranlé les conceptions réfutées dans
ces lignes, de se ressourcer auprès de ce passage de l’enseignement suivant du
pape Jean-Paul II, où passe le souffle de l’Esprit, et qui, selon moi, fera date 146:
«À l’origine de ce petit peuple situé entre de grands empires de religion païenne
qui l’emportent sur lui par l’éclat de leur culture, il y a le fait de l’élection
divine. Ce peuple est convoqué et conduit par Dieu, Créateur du Ciel et de la
terre. Son existence n’est donc pas un pur fait de nature ni de culture, au sens
où, par la culture, l’homme déploie les ressources de sa propre nature. Elle est
un fait surnaturel. Ce peuple persévère envers et contre tout, du fait qu’il est
le peuple de l’Alliance et que, malgré les infidélités des hommes, le Seigneur
est fidèle à son Alliance. Ignorer cette donnée première, c’est s’engager sur la
voie d’un marcionisme, contre lequel l’Église avait réagi aussitôt avec vigueur,
dans la conscience de son lien vital avec l’Ancien Testament, sans lequel le
Nouveau Testament lui-même est vidé de son sens. Les Écritures sont
inséparables du peuple et de son histoire, laquelle conduit au Christ, Messie
promis et attendu, Fils de Dieu fait homme. L’Église ne cesse de le confesser
quand, dans sa liturgie, elle reprend quotidiennement les psaumes, ainsi que les
cantiques de Zacharie, de la Vierge Marie et de Siméon (cf. Ps 132, 17; Lc 1, 46-
55; 1, 68-79; 2, 29-32).
C’est pourquoi ceux qui considèrent le fait que Jésus fut juif et que son milieu
était le monde juif comme de simples faits culturels contingents, auxquels il
serait possible de substituer une autre tradition religieuse, dont la personne du
Seigneur pourrait être détachée sans qu’elle perde son identité, non seulement
méconnaissent le sens de l’histoire du salut, mais plus radicalement s’en
prennent à la vérité elle-même de l’Incarnation et rendent impossible une
conception authentique de l’inculturation.»
© Menahem R. Macina
11 août 2000
Texte repris verbatim, sur le site Academia.edu, le 17.05.2016