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Introduction
Une histoire globale de la diplomatie ?
Laurence Badel Stanislas Jeannesson
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Université de Nantes, CRHIA
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déjà bien foulée par leurs collègues médiévistes Le « tournant culturel » de l’histoire de la
et modernistes. diplomatie
Ce dossier entend mettre au jour la diversité des La constitution des pratiques diplomatiques,
recherches actuelles en insistant autant sur les leur normalisation comme leur transformation
approches fonctionnelles classiques de la diplo- ont fait l’objet d’approches très diversifiées à
matie2 que sur les approches culturelles impli- commencer par celle des praticiens eux-mêmes
quant l’étude comparée des pratiques : la diplo- qui, depuis la fin du Moyen Âge occidental, ont
matie comme « expérience de l’Autre », pour commencé par dresser le portrait moral de l’am-
reprendre le titre du livre de Christian Windler bassadeur idéal avant d’analyser les aspects
retenu pour le « débat autour d’un livre »3 de concrets du métier de diplomate. Encore fallait-
ce dossier. Si l’on admet que les structures et les il que le mot émergeât. En rappelant l’étymo-
valeurs de la diplomatie occidentale ont long- logie grecque du diplôma romain4 – diploûn,
temps ordonné les pratiques contemporaines, forme neutre de l’adjectif grec diploûs qui signi-
on ne peut ignorer l’existence d’autres systèmes fie double – le diplomate et homme de lettres
diplomatiques à prétention également univer- britannique Harold Nicolson, a insisté sur la
selle. Dans le contexte ouvert par une phase maîtrise de l’écrit comme acte fondateur de
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tés ou ceux conférant l’immunité, il fallut spé- intérêts respectifs »9 . En Angleterre, le terme
cialiser des lieux et des hommes pour classer, aurait été employé pour la première fois en
décrypter, interpréter. C’est ainsi que naquit la 1796 par le philosophe Edmund Burke si l’on
diplomatique (res diplomatica), avant le diplo- suit la notice rédigée par l’historien anglais
mate, et en lien avec l’organisation précoce de Walter Alison Phillips (1864-1950), titulaire
services destinés à préserver les « archives » : de la première chaire d’histoire moderne au
les actes issus des négociations. Les historiens Trinity College d’Oxford, auteur de l’article
ont longtemps attribué au publiciste français “Diplomacy” de l’Encyclopædia Britannica de
Simon-Nicolas-Henri Linguet le premier emploi 1910. Il sera très vite adopté dans les autres pays
du mot dans les Annales politiques, civiles et litté- européens : diplomacia (espagnol), diploma-
raires du dix-huitième siècle de l’Académie fran- zia (italien), Diplomatie (allemand) concurrent
çaise en 1791. Mais il semble aujourd’hui que avec Gesandtschaftswesen (tout ce qui concerne
le terme soit déjà apparu le 2 avril 1790 dans les Gesandten ou envoyés)10 . Que recouvre-t-il
une adresse à l’Assemblée nationale, publiée alors ?
dans le journal Le Moniteur 7 . Le Dictionnaire
« Science des rapports, des intérêts de
de l’Académie l’intègre en 17988 . Quant au mot
Puissance à Puissance », selon l’Académie
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1917, la reprend : “Diplomacy is the application poraine, marquées par l’école positiviste, ont
of intelligence and tact to the conduct of été conduites dans le dernier quart du XIXe siècle
official relations between the governments of au moment où l’histoire diplomatique était à
independent states, extending sometimes also son zénith et où l’activité diplomatique achevait
to their relations with vassal states”13 . Harold de se professionnaliser15 . En 1887 fut ainsi fon-
Nicolson s’y tient également ; se fondant dée en France la Société d’histoire diplomatique
sur l’Oxford English Dictionnary, il pose que : qui fit le lien entre praticiens et historiens : elle
“Diplomacy is the management of international devint l’éditrice de la Revue d’histoire diploma-
relations by negociation; the methods by which tique16 .
these relations are adjusted and managed by
Les praticiens savaient pourtant, depuis tou-
ambassadors and envoys; the business or art of
jours, parler de l’exercice de leur métier en des
the diplomatist”14 .
termes qui soulignaient que celui-ci dépassait le
Le regard des chercheurs a longtemps pâti de cadre strict des missions imparties par les États
cette vision qui apparaît aujourd’hui restric- – représenter le Souverain, l’informer, négocier
tive, mais qui était représentative, de fait, de en son nom –, et souligner leur rôle de médiateur
la culture politique de l’Europe, des traités de entre deux points de vue, deux intérêts, deux
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culturelles » à l’OMC ou ailleurs17 . La floraison majorité des études historiques rédigées au XXe
de livres, d’articles et de papers sur ce thème siècle et que s’inscrivent encore, par exemple,
est significative de l’urgence ressentie à com- le livre de Garett Mattingly sur la diplomatie
prendre et à prendre en compte la culture de de la Renaissance, voire celui, beaucoup plus
l’Autre et ses modes de communication, l’irra- récent, de Matthew Anderson18 . Une « opposi-
tionnel sévissant dans la négociation comme tion téléologique » entre diplomatie médiévale
dans toute relation humaine. et diplomatie moderne, pour reprendre l’ex-
pression de Stéphane Péquignot19 , imprègne
Les études scientifiques sur la diplomatie se
donc, non pas tous, mais bien la majorité des
sont construites dans cette tension entre le poli-
travaux et fonde l’approche historique classique
tique et le culturel, et, jusqu’à aujourd’hui, en
de la diplomatie. Des inflexions fortes se mani-
fonction des sensibilités nationales comme des
festent toutefois dans les travaux publiés après
mutations de la scène internationale, ce prisme
la Seconde Guerre mondiale : à l’analyse des
dual marque les analyses. Au XIXe siècle, le fait
contenus (traités, alliances) se superpose alors
que les entités politiques médiévales ne dispo-
celle des formes de la diplomatie (modes de
saient pas de structures spécialisées pour la
négociation, techniques de communication) –
définition et la conduite des affaires extérieures
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des missions itinérantes ; à côté des États, de « passeur » entre deux cultures est au
d’autres acteurs tiennent un rôle central dans centre des recherches entreprises comme
les relations internationales comme les villes, en témoigne l’influence du livre de Christian
les ordres militaires (Teutoniques, Templiers, Windler, La diplomatie comme expérience de
Hospitaliers) et les condottieri italiens. La l’Autre, y compris sur de jeunes chercheurs
frontière marquant l’émergence de pratiques antiquisants et médiévistes.
diplomatiques cohérentes est repoussée du
Les historiens contemporanéistes sont loin,
milieu du XVe aux Xe -XIe siècles, attestant
dans ces années 1990, d’avoir accompli la
« la persistance de certains usages dans une
même démarche. Ils continuent aux États-Unis
très longue durée »20 . Les définitions de la
et au Royaume-Uni à faire du diplomate le bras
diplomatie témoignent de cet élargissement.
armé de l’homme d’État en concentrant leurs
Pour Stéphane Péquignot, la diplomatie est
recherches sur le sommet de la hiérarchie admi-
« l’ensemble des activités de représentation,
nistrative et politique et sur les relations entre
d’échanges et de négociations politiques,
le gouvernement et sa haute administration.
menées au nom d’un pouvoir auprès d’autres
C’est bien ce qu’illustre la confusion suscitée
pouvoirs »21 . Promue par Lucien Bély au rang
par le titre du livre célèbre d’Henry Kissinger,
d’« art de la paix »22 , elle suscite, une attention
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Jean-Claude Allain a développé une réflexion Isabelle Dasque ou Marion Aballea29 . Jusqu’aux
sur l’appareil diplomatique français s’attachant années 1990, toute approche culturaliste reste
à évaluer son importance au sein de l’admi- absente des analyses. Les historiens privilégient
nistration française, réflexion qui rejoignait une approche nationale et centrée sur l’État
celle de ses confrères étrangers25 . Élisabeth du même si elle peut s’effectuer dans un cadre com-
Réau et Georges-Henri Soutou ont examiné la paratif30 . Ce prisme réaliste n’est pas propre aux
fonction d’informateur du diplomate à l’aune historiens français. Les historiens britanniques,
des dysfonctionnements de la machine mili- américains, italiens, autrichiens ont eu, majo-
taire dans les années 1930 ou de l’évolution ritairement, une perspective similaire qui est
des systèmes de sécurisation de la transmis- encore celle, en Allemagne, de l’ouvrage paru
sion de l’information au sortir de la Seconde en 2010 sur l’évolution sociale et politique de
Guerre mondiale26 . Longtemps centrée sur l’ana- l’Auswärtiges Amt depuis 187131 .
lyse des organigrammes et de leur évolution
en fonction des inflexions des politiques exté-
et les arcanes de la diplomatie britannique, Paris,
rieures, cette histoire s’est ensuite ouverte à une Publications de la Sorbonne, 2011 ; Yves Dénéchère (dir.),
approche de type prosopographique initiée par Femmes et diplomatie. France-XXe siècle, Bruxelles-Berne-
Berlin, PIE- Peter Lang, 2004.
Jean-Baptiste Duroselle27 , poursuivie et enri-
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Ce prisme a enfin longtemps été, également, auteur de Power Politics, dont la toute première
celui des politologues internationalistes. version parut en 1946 sous les auspices de cet
L’approche de la diplomatie a été tributaire institut, est le père fondateur de cette approche.
de l’évolution de la discipline International Mais pour lui, le système international reste
Relations (IR) telle qu’elle s’est développée dans encore conçu essentiellement comme un
les pays anglo-saxons à la fin de la Première système interétatique35 . À sa suite, une
Guerre mondiale. La diplomatie ne fait pas deuxième génération, représentée par Hedley
l’objet d’une théorisation particulière de la Bull et Adam Watson, approfondit la réflexion.
part des réalistes ; elle est, pour eux aussi, un H. Bull insiste sur la notion de « culture
outil au service de la politique extérieure, une diplomatique » pour définir l’existence d’une
technique de régulation de la scène internatio- « société internationale » donnée. En valorisant
nale, complémentaire de la guerre32 . Un avatar la fonction essentielle de « communication »
récent de cette approche en France en fait de la diplomatie, Adam Watson prend, quant à
même une branche des politiques publiques33 . lui, ses distances avec cette vision centrée sur
En fait, il faut attendre la constitution de les États et explique que la souveraineté n’est
l’École anglaise des relations internationales34 , pas une condition constitutive de la diplomatie.
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voie d’éloignement (ce qu’exprime la notion du ministère norvégien des Affaires étrangères
d’estrangement au cœur de l’analyse de James (1997-2003). Il en retira un certain nombre
Der Derian37 ). D’autre part, la diplomatie est de réflexions fondées sur le constat suivant :
appréhendée comme une pratique sociale qui “Very little seems to be known about the
doit être abordée, non pas tant par l’étude des standart operational procedures and everyday
événements internationaux et des relations routines of diplomacy [...]. [Diplomats] are an
entre les grands hommes mais « par le bas », elite awaiting its ethnography”40 . La même
par l’examen des rituels et de la mise en scène démarche a d’ailleurs également animé
des pouvoirs qui la font exister. C’est dans cette récemment des chercheurs et sociologues
continuité que se situent les réflexions les français41 . Ces travaux ont pour dénominateur
plus récentes développées par Iver Neumann, commun de se concentrer sur le comportement
Christer Jönsson et Martin Hall. En reprenant le spécifique du diplomate et comme tels, ils
postulat que la diplomatie est une institution mobilisent une approche anthropologique qui
fondatrice d’une société internationale donnée, a, parallèlement, considérablement renouvelé
qui structure les relations entre des entités les travaux des historiens.
politiques38 , ces deux derniers chercheurs
L’anthropologie a nourri principalement
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armée) »42 . Les spécialistes de la Grèce antique Les historiens contemporanéistes s’y sont éga-
ont été parmi les premiers à renouer avec lement ouverts sous l’influence exercée par
une approche des pratiques diplomatiques43 , le « tournant culturel » sur l’histoire des rela-
suivis plus récemment par les historiens de tions internationales46 , et les analyses dévelop-
Rome44 , pratiques romaines dont Byzance pées par des historiens comme Akira Iriye47
fut l’héritière. Mobilisant en particulier les ou Ursula Lehmkuhl48 , comme l’attestent les
travaux de l’anthropologue Fredrik Barth travaux de Christian Windler sur les relations
qui critiquaient ceux de Clifford Geertz, et consulaires entre l’Empire ottoman et la France,
les recherches de l’historien italien Giovanni déjà mentionnés49 , de Johannes Paulman sur
Levi, les antiquisants ont développé une les rencontres de souverains au XIXe siècle ou
étude des pratiques diplomatiques, des codes encore ceux de Suzanne Schattenberg50 . Celle-
partagés par les protagonistes, des rituels ci soutient l’idée que la communication diplo-
diplomatiques et des acteurs intervenant dans matique consiste en un dialogue interculturel
les négociations, rompant avec une approche entre des États ou des entités politiques dis-
juridique du fait diplomatique, centrée sur les posant d’un code culturel propre. Elle prend
traités. Ces approches font de la diplomatie pour exemple les négociations de paix qui
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que vis-à-vis du monde extérieur, la diplomatie matiques se sont adaptés à ces mutations qui
d’influence recourant désormais de plus en plus viennent bouleverser en profondeur les struc-
aux services du numérique (sites web, réseaux tures mêmes de l’ordre international : les États-
sociaux, blogs). Unis se sont ainsi dotés en 1994 d’un Under
Secretary of State for Democracy and Global
Il s’agit ensuite d’une diplomatie essentielle-
Affairs, tandis que le Quai d’Orsay a mis en
ment multilatérale, qui implique des acteurs
place en 2009 au sein de son organigramme
multiples – publics et privés, individuels et
une direction générale de la Mondialisation. Ces
collectifs, politiques, économiques, culturels et
pratiques n’ont toutefois pas mis un terme à
sociétaux –, et qui se décline selon des échelles
des formes plus classiques de négociations : on
multiples – transfrontalières, régionales ou
négocie toujours dans un cadre bilatéral, bien
interrégionales. Le développement du multilaté-
que profondément renouvelé, y compris au sein
ralisme n’a pas seulement introduit de nouvelles
de l’Union européenne, ce qu’illustre également
techniques de négociation et participé à la démo-
la relance de diplomaties commerciales actives
cratisation des relations internationales ; il a
dans les années 1960, puis 199056 .
aussi favorisé l’émergence de nouveaux acteurs
issus de la société civile – experts, ONG – qui sont Le mouvement qui conduit d’une diplomatie
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internationales une quadruple démarche qui une certaine unité organique »59 . L’existence à
doit l’amener à fréquenter des territoires et l’époque moderne et contemporaine – qui reste
des disciplines dont il n’est pas naturellement à prouver – d’une « diplomatie européenne »,
coutumier. Contentons-nous ici d’en esquisser c’est-à-dire comportant des caractéristiques
les contours, du reste pour certains déjà bien communes à l’ensemble des États constituant
balisés par l’historiographie récente. le continent européen, ne saurait conduire, par
analogie, à parler d’une « diplomatie africaine »
Cette démarche passe, en premier lieu, par
ou d’une « diplomatie asiatique », notamment
la nécessité de se défaire de toute vision
pour la période précoloniale.
européocentrée de l’histoire de la diplomatie.
L’Amérique, l’Asie ou l’Afrique ne s’ouvrent pas Cela conduit à sortir du cadre dit « westpha-
à la diplomatie, pas plus qu’elles n’acquièrent lien » dans lequel la diplomatie s’est épanouie
une existence internationale, au moment où et s’est enfermée depuis le XVIIe siècle et qui
elles entrent en contact avec l’Europe. Les continue à servir de soubassement à toute
diplomaties et les relations diplomatiques une conception « réaliste » du système inter-
extra-européennes doivent donc être considé- national, fondée sur les notions de souverai-
rées pour elles-mêmes, avec leurs structures, neté, de puissance et d’équilibre. La diplo-
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en fonction des lieux et des moments60 . La défi- étrangers62 . Si l’on retient la définition,
nition classique de la diplomatie est ainsi non remarquable de concision, que le géographe
seulement inadaptée à ce qu’est devenue la Jacques Lévy propose de la mondialisation
diplomatie actuelle, mais aussi à ce qu’elle a – « émergence du monde comme espace
toujours été et n’a jamais cessé d’être. pertinent »63 – on comprend tout l’intérêt de
procéder à une histoire croisée des diplomaties
Diplomatie et mondialisation sont indis-
et des mondialisations, du XVe siècle, voire
sociables. La construction des réseaux
avant, à nos jours. Aborder l’histoire des
diplomatiques et consulaires peut en effet être
diplomaties par celles des circulations et des
considérée à la fois comme un produit de la
réseaux, comme le font depuis quelques années
mondialisation – le diplomate suit de près le
les historiens modernistes64 , essentiellement,
conquérant et le marchand – et comme l’un
il est vrai, dans un cadre européanisé, permet
de ses principaux vecteurs – la prolifération
ainsi de mieux appréhender les processus
des organisations internationales depuis la fin
de construction et d’expansion d’un espace
de la Première Guerre mondiale en fournit la
diplomatique dont les limites tendent à
manifestation la plus visible61 . À ce titre, de
s’identifier progressivement à celles du monde.
nombreux travaux ont insisté, pour la période
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conviendrait de repenser en termes d’espace, encadré par toute une série de conventions,
en usant des outils conceptuels forgés par protocoles et cérémoniaux, mais également
les géographes65 . La diplomatie a ses lieux, son espace identifié, approprié et revendiqué,
officiels ou non, publics ou privés, permanents « le territoire du diplomate », sur lequel il ne
ou temporaires, physiques ou dématérialisés : fait pas toujours bon pour un intrus, pour un
ministères, ambassades et consulats, sièges étranger à la « Carrière », de s’aventurer...
des organisations internationales, mais aussi
tous les lieux de conférences, de rencontres Au cœur de ces problématiques figure l’étude
ou d’échanges, aussi incongrus soient-ils, des interactions que ces espaces diplomatiques
diplomatie de corridor ou de hall d’hôtel. Elle a entretiennent entre eux et des formes qu’elles
ses hauts lieux (New York, Bruxelles...), ses lieux peuvent adopter : « interface », lorsqu’il y a
saints (que l’on songe à Genève et la mystique contact entre deux espaces (aires ou réseaux) –
forgée dans l’entre-deux-guerres autour de c’est le cas le plus courant, celui où le diplomate
la SDN), ses lieux de mémoire (par exemple joue tout son rôle de passeur et d’intermédiaire ;
Münster, Utrecht, Vienne ou Bandung et, dans « cospatialité », lorsqu’il y a, sur une même ques-
le registre négatif, Munich). La diplomatie a ses tion donnée, mise en relation de deux diploma-
ties parallèles, par exemple publique et privée,
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La première est celle du polycentrisme originel plus de son statut que de sa fonction, est de
de la diplomatie, qui présuppose la coexistence représenter : pour cela, il ne lui est pas néces-
d’espaces diplomatiques autonomes, voire tota- saire d’agir, il lui suffit d’être. De ce statut résulte
lement isolés les uns des autres à certaines l’immunité qui s’attache à sa personne – s’en
époques de l’histoire, et au sein desquels se prendre à l’ambassadeur revient à s’attaquer
sont développés des codes, des pratiques et au souverain qu’il incarne – et qui, bien avant
des réseaux spécifiques. Peut-on identifier des d’être inscrite dans un quelconque droit interna-
« invariants diplomatiques », c’est-à-dire des tional, figure comme l’une des règles fondamen-
éléments communs à l’ensemble de ces espaces tales globalement admises par l’ensemble des
avant même qu’ils n’entrent en contact, qui com- sociétés. Le non-respect de l’immunité diplo-
poseraient une sorte de socle constitutif de l’es- matique, qui vaut quasiment déclaration de
sence de la diplomatie, propre à l’ensemble des guerre et qui intervient lorsqu’un souverain
sociétés humaines, et sur lequel, de façon plus souhaite, en toute connaissance de cause, pro-
ou moins consciente, se seraient appuyés les voquer un incident, renforce d’ailleurs a contra-
premiers contacts entre civilisations jusqu’alors rio son caractère normatif67 . Dans un autre
étrangères les unes aux autres ? Il ne peut y avoir domaine, l’approche anthropologique évoquée
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plan Marshall en 1947, les usages du don dans la Chine et du Japon et de leur insertion dans
les relations « internationales » sont multiples la société internationale des années 1840 à la
et en disent souvent moins sur la générosité du création de la SDN sont à cet égard particulière-
donateur que sur ce que ce dernier attend du ment éclairants69 . La période voit la Chine se
bénéficiaire. Quoi qu’il en soit, il semble bien que défaire progressivement, de la première guerre
nous soyons là en présence d’une pratique uni- de l’opium à la révolution de 1911, et sous la
verselle. Certaines logiques propres à la négo- pression des puissances occidentales (Europe
ciation et rapportées à la diplomatie, comme le et États-Unis, voire Japon dans les dernières
marchandage, le linkage ou la médiation, pour- années70 ), de la vision millénaire du monde qui
raient également, dans cette perspective, faire était la sienne – l’« Empire du Milieu » est au
l’objet d’études approfondies. centre du tianxia, le Monde Sous-le-Ciel, et les
autres terres sont occupées par des barbares
Autre question fondamentale : celle, qu’il faut – et de la conception de la diplomatie qui en
bel et bien poser, d’une européanisation pro- résultait – fondée sur des rapports de domina-
gressive des pratiques et des codes de la diplo- tion, à la fois politique et morale, sur l’ensemble
matie, dans un vaste mouvement qui parti- des pays étrangers, proches et lointains, que
rait du XVe siècle et de ce qu’il est convenu
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institutionnalisées (création d’un ministère des dans ce statut durant tout l’entre-deux-guerres
Affaires étrangères et de représentations per- lui permet surtout d’en faire une zone tampon et
manentes à l’extérieur, ouverture à Pékin d’un de mieux y imposer sa présence – tout en créant
quartier réservé aux légations étrangères) et les conditions d’un affrontement durable entre
d’adopter les usages et les codes reconnus en Pékin et ce que la Chine ne considère désormais
Europe (révision complète du cérémonial, spé- plus que comme l’une de ses provinces. On peut
cialement en présence de l’empereur, interdic- pousser la critique encore plus loin et s’interro-
tion de qualifier les Occidentaux de « barbares » ger sur la pertinence même de l’européanisation
[yi] dans les actes officiels, etc.). des normes et des pratiques diplomatiques, en
insistant sur les apports du continent américain
L’européanisation, à marche forcée, de l’ordre
à la diplomatie mondialisée d’aujourd’hui – le
international a toutefois conduit à exclure du
recours à l’arbitrage, fréquent aux Amériques au
système certaines formes de relations diplo-
XIXe siècle, mais qui ne s’impose, et difficilement,
matiques trop complexes ou trop excentriques
en Europe et à l’échelle mondiale qu’à partir des
pour se fondre dans le moule imposé par le colo-
conférences de La Haye (1899 et 1907), la dif-
nisateur. Ainsi, lorsqu’elle intervient en Asie cen-
fusion des notions de diplomatie ouverte (open
trale à la fin du XIXe siècle, la Grande-Bretagne
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quant une multiplicité d’acteurs notamment pri- cadre d’un empire, aux liens unissant le centre
vés), infra-étatiques (à l’échelon local ou régio- aux périphéries, qu’il s’agisse d’empires formels
nal) et supra-étatiques (à l’échelon des orga- ou informels, dynastiques ou coloniaux : peut-
nisations internationales, voire d’une société- on parler de diplomatie lorsque ces relations
monde en devenir). Les choses se compliquent sont, du moins en théorie, entièrement fondées
lorsqu’au sein d’un même espace se côtoient sur des rapports de force et de domination ?
et interagissent des entités politiques relevant Comment, dans ce contexte, une diplomatie qui
de logiques différentes, comme par exemple au « ne [serait] plus affaire d’hégémonie mais de
sein du « Quartet » pour le Moyen-Orient, fondé négociations »75 peut-elle trouver à s’affirmer ?
en 2002, qui réunit les États-Unis, la Russie, La question revêt des réponses multiples et se
l’Union européenne et les Nations unies ; ou pose dans le cadre de l’empire romain (entre
lorsque – autre cas de figure – on a affaire à Rome et les royaumes barbares) comme, près
des États non reconnus (Taiwan, Kosovo, État de deux mille ans plus tard, dans celui de l’Em-
palestinien), à des organisations indépendan- pire britannique (entre la Grande-Bretagne, ses
tistes (FNL) ou à des gouvernements en exil Dominions et ses colonies). Elle se pose même
(Tibet, OLP), qui reprennent les schémas de la pour les relations, en réalité très complexes
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nels ; ils sont plus complémentaires lorsque les Les articles qui constituent ce dossier se font
gouvernements font appel à leur expertise et ainsi l’écho des profonds renouvellements que
les invitent à intégrer les délégations officielles connaît depuis quelques décennies l’historio-
– le Canada et les pays scandinaves ont été des graphie de la diplomatie, nourrie des apports
précurseurs en ce domaine – ou lorsqu’elles de la science politique, du droit, de la sociolo-
viennent pallier les insuffisances de la diploma- gie ou de l’anthropologie. Ils contribuent – du
tie étatique dans certaines régions où elle a dif- moins l’espérons-nous – à dessiner les contours
ficilement accès, comme dans les failed States76 . d’une nouvelle définition de la diplomatie, qui
C’est toute la question de la privatisation de la échappe définitivement au cadre géographique,
diplomatie qui se pose alors. chronologique et conceptuel dans lequel elle est
demeurée trop longtemps confinée.
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