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Comptes rendus des séances de

l'Académie des Inscriptions et


Belles-Lettres

La Jacquerie fut-elle un mouvement paysan ?


Monsieur Raymond Cazelles

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Cazelles Raymond. La Jacquerie fut-elle un mouvement paysan ?. In: Comptes rendus des séances de l'Académie des
Inscriptions et Belles-Lettres, 122ᵉ année, N. 3, 1978. pp. 654-666;

doi : https://doi.org/10.3406/crai.1978.13514

https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1978_num_122_3_13514

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654 COMPTES RENDUS DE L* ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

COMMUNICATION

LA JACQUERIE FUT-ELLE UN MOUVEMENT PAYSAN ?


PAR M. RAYMOND CAZELLES.

La Jacquerie a été un mouvement d'une brutalité et d'une


brièveté exceptionnelles sur les causes profondes duquel on
s'interroge encore. Depuis plus de cent ans, cette révolte a fait l'objet de
recherches diverses et importantes1 qui autorisent désormais une
réflexion pour tenter de préciser les conditions dans lesquelles le
mouvement a pris sa naissance et son essor. Cette réflexion doit
porter principalement sur deux séries de faits : la participation aux
effrois et l'espace dans lesquels ils se sont déroulés.
Le caractère paysan du mouvement ne fait guère de doute dans
l'esprit des historiens puisque la Jacquerie s'est développée dans les
campagnes, dans le plat pays où l'activité dominante paraît être la
culture de la terre. Les textes permettent-ils de préciser la qualité
et la profession des acteurs ? Les Grandes chroniques parlent de
« plusieurs menues gens »2 ; la Chronique des quatre premiers Valois
qualifie les Jacques de « gens de petit fait »3 ; la Chronique normande
du XIVe siècle écrit que « s'esmeurent les paisans moult
merveilleusement4 ». La Chronographia regum Francorum décrit les incole
Belvacesii simul commoti6. Le Continuateur de la Chronique de
Richard Lescot parle d'agrestes incole6. Le Bourgeois de Valenciennes
décrit les révoltés comme « une manière de gens fols, robustes,
brutaux, inhabilles et édyos qu'on nommoit Jaque Bonhomme »7.
Jean de Venette les appelle rusticis et Jean le Bel, « gens des villes
champestres9 », termes copiés par Froissart10.
Les descriptions des chroniqueurs font porter l'accent soit sur le
fait que les Jacques sont des habitants des campagnes, soit sur leur
situation de gens modestes et frustes. Dans les lettres de rémission
1. En dernier lieu Ph. Wolff et M. Mollat. — Ongles bleus, Jacques et Ciompi,
Paris, 1970. L'ouvrage de base est celui de Siméon Luce, Histoire de la Jacquerie,
2° éd., 1894.
2. Chronique des règnes de Jean II et de Charles V, éd. R. Delachenal p. 177.
3. Éd. S. Luce, p. 71.
4. Éd. A. et Em. Molinier, p. 128.
5. Éd. H. Moranvillé, II, p. 270.
6. Éd. J. Lemoine, p. 126.
7. Éd. Kervyn de Lettenhove, p. 295.
8. Continuation de la chronique de Guillaume de Nangis, II, p. 263.
9. Éd. J. Viard et E. Déprez, II, p. 256.
10. Éd. S. Luce, V, p. 99.
LA JACQUERIE 655

apparaît l'expression « homme de labour ». On ne saurait en conclure


cependant qu'il s'agit en totalité d'agriculteurs. Le mot « labour »
conserve le sens de travail, de labeur physique sans spécification.
Les « laboureurs de bras » sont des travailleurs manuels. Henri
Le Villain, dit Boursette, habitant le lieu-dit Saint-Thiébaut, à
Bazoches11, est ainsi qualifié sans que l'on puisse affirmer qu'il soit
un agriculteur. Il en est de même de Jean Charon « povre
laboureur » de Montataire12. Il est possible que ces deux « laboureurs »
travaillent la terre ; ce n'est pas certain13.
Les lettres de rémission ne nous indiquent pas souvent la
profession des bénéficiaires. Lorsque c'est le cas, on s'aperçoit que la
majorité de ceux auxquels est pardonnée leur participation aux
attaques de châteaux est constituée par des artisans ruraux. Colin
de Soisy, habitant du Limon, hameau de Méry-sur-Marne14, homme
de corps de l'abbesse de Jouarre, est cordonnier15, comme l'est Jean
Bernart, habitant de Saulx-les-chartreux16. Pierre Le Barreur, de
Beaumont-sur-Oise, est tonnelier17. D'autres sont maçons, comme
Mahieu de Levrel, sujet des religieux de Beaulieu-lès-Fontaines18.
Gilbert Colas, d'Acy-en-Multien19, est « petit et pouvre marchant de
poulaille, de fourmage, oeux et autres petites marchandises ». Jean
Hurtaut, de Mouchy-le-Châtel20, est boucher, comme Jean Fouque
qui a pillé le manoir de Pierre d'Orgemont à Gonesse21. Une autre
lettre de rémission est accordée à un charron rural22. Une autre à
un meunier23.
Nous sommes plus loin de l'agriculture encore pour d'autres
états ou fonctions précisés par les textes. Des clercs, des prêtres
obtiennent des lettres de rémission pour leur participation aux

11. Arch. nat. JJ 86, n° 370 (Bazoches, Aisne, arr. et cant. de Soissons).
12. Oise, arr. Senlis, cant. Creil.
13. Le terme « laboureur » se trouve dans des ordonnances contemporaines de
la Jacquerie, sans spécialisation au travail de la terre. Dans la grande
ordonnance de février 1351, à côté des « laboureurs de houe » ou « de bêche » (art. 171)
et des « charretiers laboureurs » qui prennent des terres « a faire en tache »
(art. 173), existent des laboureurs qui déchargent les vins (art. 77-78) et « toutes
manières de mestiers, laboureurs et ouvriers » (art. 299) (Ord. II, p. 352-38).
Une ordonnance de 1354 qui règle les paiements à la suite d'une revalorisation
de la livre parle des « voituriers et des laboureurs par les rivières » (Ord. II,
p. 566).
14. Seine-et-Marne, arr. Meaux, cant. La Ferté-sous-Jouarre.
15. JJ 86, n° 329.
16. Essonne, arr. Corbeil, cant. Longjumeau (JJ 86, n° 316).
17. Lettre de rémission publiée par Luce, La Jacquerie..., P.J., LI, p. 300.
18. Ibid., P.J., LXIII, p. 333. Autre maçon en JJ 86, n° 407.
19. Oise, arr. Senlis, cant. Betz — JJ 86, n° 430.
20. Oise, arr. Beauvais, cant. Noailles — JJ 90, n° 244.
21. Val d'Oise, arr. Pontoise — Luce, op. cit., P.J., LVII, p. 313-320.
22. Luce, op. cit., p. 63.
23. Em. Lambert, dans Documents et recherches — Bulletin de la société
d'histoire et d'archéologie de Creil, 1963 p. 8.
656 COMPTES RENDUS DE L* ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

effrois. Pierre de Saleu est un clerc d'Ailly-sur-Noye24, détenu dans


une prison de l'évêque d'Amiens en septembre 1359, plus d'un an
après la Jacquerie. Colin Le Barbier, clerc de Bailly-aux-Forges25,
a rejoint les révoltés à Saint- Vrain. Le curé de Blacy26, Jean Morel,
en a fait autant. « Messire Jean Nerenget, prestre », curé de Gilo-
court27, est allé à la chasse aux nobles. Un chanoine de Meaux,
Guillaume de Chavenoil, aurait participé à l'attaque du Marché
de Meaux28, pendant qu'un clerc, Jean Rosé, qui porte le même nom
qu'une famille honorablement connue à Meaux comme à Paris,
exécute une mission de Guillaume Cale auprès des habitants de
Compiègne29.
On est encore plus surpris de trouver chez les Jacques un certain
nombre d'officiers royaux, de rang modeste il est vrai. Philippot
Roussel est portier du roi30. Philippot Le Fèvre, son complice, est
sergent à cheval du Châtelet. Plusieurs sergents à cheval du Châtelet
sont compromis, comme Jean Leber, habitant à Jaux, près de
Compiègne, qui participe aux effrois31, ou comme Pierre Langlois
qui contribue à l'incendie du château de Villiers-aux-Nonnains,
à Cerny32. Un sergent à cheval du guet de Paris, Jean Le Ladre,
prend part à l'attaque du Marché de Meaux33. Philippe Poignant,
sergent du roi habitant Ponchon34, accepte de devenir le capitaine
des milices de quatre villages. Adam Le Coq, sergent du roi dans la
prévôté de Montdidier, est complice des Jacques35. Son nom est à
rapprocher de celui de Robert Le Coq, l'évêque de Laon, originaire
de Montdidier, dont un serviteur et familier, Guillaume Boquet,
est mêlé aux mêmes événements36. Nous sommes là dans un milieu
de petits fonctionnaires d'autorité apparemment peu attachés aux
intérêts propres à l'agriculture.
S'il y a des pauvres dans la Jacquerie, on y rencontre aussi des
individus pourvus de biens, parfois importants, et ayant de hautes
relations. Les fortunes d'un Perrot de Soissons37, d'un Jean Bernier
de Villers-Saint-Paul semblent estimables. La maison de Jean
Sirejean, à Hangest, est qualifiée d' « hôtel », comme les maisons

24. Somme. Arr. Montdidier — JJ 90, n° 296.


25. Haute-Marne, arr. et cant. de Vassy — Luce, P.J., XL.
26. Marne, arr. et cant. de "Vitry-le-François.
27. Oise, arr. Senlis, cant. Crépy-en-Valois.
28. Luce, P.J., IV, p. 228-229.
29. Ibid., P.J., XXXV, p. 273-274.
30. JJ 86, n» 315.
31. JJ 86, n° 223.
32. Essonne, arr. Étampes, cant. La Ferté-Alais.
33. Luce, P.J., XI, p. 234.
34. Oise, arr. Beauvais, cant. Noailles — JJ 90, n° 148.
35. JJ 86, n» 456.
36. V. de Beauvillé — Hist. de Montdidier, 1875, I, p. 114.
37. JJ 86, n» 352.
LA JACQUERIE 657

nobles38. Germain de Réveillon, de Sacy-le-Grand39, est un familier


du comte de Montfort-l'Amaury, Jean de Boulogne, oncle de la
reine de France ; il a chevauché avec les Jacques et y a perdu tous
ses biens, estimés à 3 000 moutons d'or40. Lambert d'Autrefontaine,
qui est le frère du président au Parlement Pierre d'Emé ville, est
accusé d'avoir pris part aux effrois dans le comté de Valois41. Ce
Pierre d'Eméville interviendra d'ailleurs à plusieurs reprises pour
sauver diverses personnes compromises dans la Jacquerie42.
Ainsi les participants au mouvement ne semblent pas être issus,
en majorité, de milieux purement agricoles. Il aurait été bien
étonnant d'ailleurs que des cultivateurs n'attendent pas d'avoir engrangé
leurs récoltes pour attaquer les châteaux ; les mois de mai et de juin
sont des moments mal choisis qui risquent de leur faire perdre les
investissements de l'année culturale et, si l'on en croit Etienne
Marcel, l'année « estoit très fertile de blez et de vins »43. On ne peut
donc expliquer la Jacquerie par la conjoncture agricole du bassin
parisien. La faiblesse du prix des grains remonte à des décennies
et ne paraît pas plus grave en 1358 que dans les années précédentes.
La pression fiscale s'alourdit, certes, d'année en année, mais aucun
document n'indique que les gens du plat pays s'insurgent contre
l'impôt ; la présence de sergents parmi les insurgés serait
difficilement conciliable avec ce mobile. On doit noter que les Jacques
proclament leur loyauté envers la couronne ; ils ont des bannières
fleurdelisées et adoptent « Monjoie » comme cri de guerre44. Le
premier mouvement des habitants de Montmorency et des environs
est de demander des instructions au prévôt, Simon de Berne,
capitaine de Beaumont-sur-Oise, qui les autorise à se choisir un chef45.
Tout se passe comme si les Jacques avaient été incités à se révolter
et à abattre les châteaux de la noblesse par une autorité d'apparence
légitime.
La présence de riches parmi les Jacques est reconnue par l'auteur
des Grandes chroniques : « En ces assemblées avoit gens de labour le
plus et si y avoit de riches hommes, bourgois et autres46. » La
collaboration de la bourgeoisie avec les Jacques est connue, grâce à un
certain nombre de documents.

38. Luce, p. 198.


39. Oise, arr. Clermont, cant. Liancourt.
40. Luce, P.J., XXIX, p. 261-262.
41. JJ 86, n° 384.
42. Luce, p. 196 et 197.
43. Lettre aux échevins d'Ypres (Delachenal, Hi$t. de Charles V, II, p. 418).
44. Chronique des quatre premiers Valois, p. 74.
45. Luce, P.J., XXV, p. 254-256.
46. P. 180. Guy Fourquin a observé que le mouvement a été très actif dans
les régions riches, peu dans les régions pauvres (Les campagnes de la région
parisienne, p. 233-234).
Fio. 1. — Opérations des villes contre les châteaux.
LA JACQUERIE 659

A Amiens, le maire et les échevins ont donné la main aux gens du


plat pays et ont envoyé une centaine d'hommes aider à détruire
les châteaux et les hôtels des nobles, jusqu'à une distance de quatre
à six lieues de la ville47. Les maire, échevins et habitants de Mont-
didier ont participé à la destruction des forteresses et des manoirs
et certains ont assisté au massacre de plusieurs membres de la
noblesse48. Une dizaine de châteaux à proximité de cette ville ont été
alors détruits. Les habitants de Beauvais ont également pris parti
contre les nobles ; ils ont accepté de recevoir un certain nombre
de ces nobles que le commun de la ville met à mort49. Les bourgeois
de Clermont-en-Beauvaisis seront poursuivis par Robert de Lorris
pour avoir contribué à la destruction et au pillage de son château
d'Ermenonville50 et il est probable qu'ils ont participé à la
destruction d'un bon nombre de forteresses proches de Clermont comme
Bailleval, Catheux, La Hérelle, Sains, Tricot. Les habitants de Senlis
se mêlent aux Jacques pour attaquer divers châteaux voisins,
le manoir de Sottemont, les châteaux de Chantilly, Courteuil,
Brasseuse, Thiers et Fontaine-les-Corps-nuds51. Les bourgeois de Meaux,
avant l'affaire du Marché, se sont préoccupé de démanteler les
châteaux contrôlant leurs communications avec Paris : Charny,
Thorigny, Villeparisis et Pomponne52. A Rouen le maire et les
bourgeois s'emparent du château de la ville « pour certaines pré-
sumpcions et véhémentes conjectures qu'il avoient et ont eues pour
l'effroi du païs d'environ » et du prieuré de Fécamp. Aux alentours,
ils détruisent le château du sire de Biville, dans le val de Darnétal53.
Au sud de Paris il y a eu aussi des destructions de châteaux. Les
habitants de Gien attaquent jusqu'à sept lieues de leur ville54 et
ceux d'Orléans démolissent en partie le château de La Cour
appartenant au chevalier Jean de Melun55. Le rayon d'action des gens
d'armes de ces villes est impressionnant puisqu'il dépasse vingt-
cinq kilomètres.
Ces opérations menées contre les forteresses tenues par des nobles
présentent un caractère systématique indéniable. Il ne paraît pas

47. Secousse, Recueil de pièces pour servir à l'histoire de Charles le Mauvais,


p. 98 — Chronographia regum Francorum, II, p. 272.
48. V. de Beauvillé, op. cit., I, p. 112-114.
49. Chronographia..., p. 271-272.
50. Luce, p. 192-193.
51. J. Flammermont, La Jacquerie en Beauvaisis, dans Revue historique, 1879,
I, p. 136 et note. Fontaine-les-Cornu, ou Corps-nuds, est aujourd'hui Fontaine-
Chaalis.
52. Luce, P.J., LV, p. 306-308 et p. 189.
53. Chéruel, Histoire de Rouen, p. 197-200.
54. Luce, p. 196-197.
55. Luce, P.J., LX, p. 325. Selon Luce, La Cour serait aujourd'hui Ligny-le-
Ribault (Loiret, cant. La Ferté-Saint-Aubin) à 27 km d'Orléans.
660 COMPTES RENDUS DE L* ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

possible d'imaginer que, durant les quelques jours qui séparent la


rixe de Saint-Leu-d'Esserent, le 28 mai, de l'écrasement des Jacques
à Mello, le 10 juin, toutes ces opérations urbaines aient pu être menées
indépendamment les unes des autres et qu'elles aient coïncidé par
hasard. Il y a certainement eu concertation.
Les villes qui se préoccupent de débarrasser leur territoire des
châteaux qui les surveillent sont en relations étroites avec Paris
et avec celui qui dirige dans le capitale le mouvement réformateur.
Etienne Marcel est en communauté de sentiments et d'action avec
les habitants d'Amiens qui ont aidé à la délivrance de Charles le
Mauvais et qui ont refusé, en avril 1358, l'entrée de leur ville au
régent56. Montdidier est peuplé des amis et des parents de Robert
Le Coq, l'évêque de Laon. Les habitants de Senlis ont adopté le
chaperon aux couleurs de Paris. Meaux et son maire, Jean Soûlas,
sont parmi les plus ardents partisans de la Révolution parisienne.
Rouen et Orléans sont affrontés aux mêmes problèmes que Paris
et en cherchent la solution dans les mêmes termes de franchise et
de sécurité.
Des points de vue totalement différents ont été proposés, au siècle
dernier, quant au rôle d'Etienne Marcel et de l'échevinage parisien
dans l'éclosion de la Jacquerie. Pour Siméon Luce, Etienne Marcel
est l'instigateur du mouvement ; Marcel fit croire aux habitants
du plat pays que l'article 5 de l'ordonnance de Compiègne du 14 mai
1358 enjoignant aux nobles de mettre leurs châteaux en état de
défense était dirigé contre eux57. Jules Flammermont, au contraire,
écarte toute responsabilité du prévôt des marchands dans la
Jacquerie58. La réalité est plus proche de l'opinion de Luce que du
sentiment de Flammermont ; mais il faut élargir son propos et ne pas
attribuer l'incitation à l'attaque au seul Etienne Marcel. Il y a eu
communauté de vues entre Paris et diverses villes du bassin
parisien. La nécessité d'anéantir la puissance donnée à la noblesse par
la possession des châteaux est ressentie de même façon à Amiens
et à Orléans qu'à Paris.
La prévôté des marchands et l'échevinage parisien, appuyés
sur ce qui subsiste du gouvernement réformateur de 1357 et de 1358,
n'ont pas opéré autrement que les bourgeois de Senlis ou de Meaux.
Des expéditions formées et conduites par la bourgeoisie parisienne
ont procédé à la destruction de manoirs et de forteresses aux quatre
points cardinaux de la capitale. Pour dégager la région du nord,
Etienne Marcel donne commission à Jacquin de Chenevières, de

56. Delachenal, Hist. de Charles V, I, p. 388. Ils n'acceptent le dauphin que


seul, sans escorte armée.
57. Luce, p. 101.
58. Op. cit., p. 127-129.
LA JACQUERIE 661

Taverny, de mettre hors d'usage toutes les maisons fortes entre la


Seine et l'Oise. C'est à ce Jacquin de Chenevières que le capitaine
royal de Beaumont-sur-Oise conseille d'accepter d'être mis à la
tête des non-nobles du secteur. La mission donnée par le prévôt
des marchands est « que toutes forteresses et maisons qui seraient
assises au cuer de France entre deux yeaues, qui au dit Jacquin
sembleroient estre préjudiciables a la ville de Paris et a tout le plat
païs, feussent mises a terre et arrasées »59. La terre du sire de
Montmorency a été spécialement nettoyée de ses maisons fortes.
Au nord-est, l'épicier parisien, d'origine méridionale, Pierre
Gille, marche avec trois cents parisiens sur Bonneuil, où il brûle
le manoir d'un écuyer, puis sur Gonesse, où il détruit celui de Pierre
d'Orgemont. De là il marche sur Ermenonville où, réuni à
Guillaume Cale, il attaque le château où se trouvent Robert de Lorris,
sa femme et ses enfants. Un autre parisien, le prévôt des monnaies
Jean Vaillant, se réunit à Silly-le-Long à des Jacques amenés par
Guillaume Cale. Ils vont à Meaux donner la main à Jean Soûlas
et attaquer la forteresse du Marché où se trouve l'épouse du régent.
Mais ils sont repoussés et vaincus.
A l'est, les Parisiens ont fait leur jonction avec les gens de Meaux.
Ils détruisent la tour de Gournay-sur-Marne60 et les Jacques de la
région de Meaux complètent l'opération en saccageant les châteaux
et manoirs de Villeparisis, Messy, Courtry et Villeroy appartenant
à Mahieu de Pommelain et à sa femme61. Ce sont probablement
les mêmes qui ont pillé les manoirs de Jean de Charny à Pomponne,
Thorigny et Charny. Les lettres de rémission accordées le 10 août
aux Parisiens font état de leurs expéditions en Multien et en Brie
et des destructions qu'ils y ont opérées62. Elles font état aussi de
semblables missions du sud de la capitale. Le fort de Palaiseau est
démantelé ainsi que celui de Chevreuse63. Etienne Marcel fait publier
dans la ville de Châtres-Arpajon une convocation à Chilly-Mazarin
de tous les hommes qui peuvent porter les armes64. L'action des
gens d'armes de Paris se fait sentir jusqu'à La Ferté-Alais et
Étampes. A l'ouest l'initiative de la municipalité parisienne est
moins étendue. Les manoirs de Simon de Bucy à Vaugirard, à Issy
et à Viroflay sont incendiés. On détruit aussi le manoir de Jean de
La Villeneuve, à Bailly. Les Parisiens ne semblent guère avoir
dépassé Trappes, forteresse dont ils s'emparent.

59. Luce, P.J., XXV, p. 254-256.


60. Chronique normande du XIVe siècle, p. 128.
61. Luce, p. 189.
62. JJ 86, n° 241 — Publié par Luce, P.J., XXIII, p. 252.
63. Chronique normande..., p. 128.
64. JJ86,n°231.
662 COMPTES RENDUS DE L'ACADEMIE DES INSCRIPTIONS

Paris n'a donc pas agi autrement que les autres villes qui ont
collaboré avec les Jacques. L'action de démantèlement des
forteresses voisines se répète d'Amiens à Orléans et de Rouen à Fère-en-
Tardenois. Cette activité militaire des bourgeois de Paris explique
la présence dans la Jacquerie de ces sergents à cheval du Chatelet
ou du guet qui reçoivent des lettres de rémission pour leur
participation aux effrois. On comprend mieux aussi la docilité des gens
du plat pays à obéir aux instructions qui leur sont données par
Etienne Marcel et ses agents. Elle est expliquée dans la lettre de
rémission accordée à Jean Hersent, qui a publié à Châtres- Arpaj on
la convocation à Chilly-Mazarin des hommes en état de porter les
armes. Le scribe a noté que le pardon lui est accordé parce que le
mandement était scellé du sceau du Chatelet et que l'homme pensait
donc obéir à un agent royal65. En effet le sceau du Chatelet a servi
à sceller les actes du dauphin, jusqu'au 18 mars 1358 et l'utilisation
de ce sceau par Etienne Marcel entretenait volontairement une
confusion entre son autorité et celle du régent.

•♦•

La responsabilité de la municipalité parisienne est donc hors de


doute. Il reste cependant à expliquer l'affirmation catégorique
d'Etienne Marcel écrivant aux habitants d'Ypres, le 11 juillet 1358,
qu'il a été totalement étranger aux faits de la Jacquerie66 : « Plaise
vous savoir que les dites choses furent en Beauvoisis commencées
et faites sens nostre sceu et volenté et mieuls aimeriens estre mort
que avoir apprové les fais par la manière qu'il furent commencié
par aucunes des gens du plat paiis de Beauvoisis. » II assure que ses
agents « firent crier bien en soixante villes, sur paine de perdre la
teste, que nuls ne tuast femmes ne enfans de gentihomme, ne
gentilfemme se il n'estoit ennemi de la bonne ville de Paris ». Notons,
en premier lieu, qu'en juin 1358 la noblesse a pris ouvertement parti
contre Paris et que la formule employée par le prévôt des marchands
reconnaît implicitement la légitimité du meurtre de bien des nobles.
Mais la lettre est surtout instructive en ce sens qu'elle limite la
dénégation de Marcel aux seuls faits qui se sont produits dans le
Beauvaisis. Pas un mot sur les attaques de châteaux dans toutes les

65. Luce, P.J., XXX, p. 263-264. La formule a été rayée sur le registre et
remplacée par une autre, plus anodine, comme si les services de la chancellerie
craignaient de justifier toutes les actions menées sur mandements scellés du
sceau du Chatelet utilisé par Etienne Marcel à cette époque.
66. Publiée pour la première fois par Kervyn de Lettenhove dans Bulletins
de l'Académie royale de Belgique, XX, 1853, p. 95-104, et pour la dernière lois
par J. d'Avout, Le meurtre d'Etienne Marcel, 1960, app. III, p. 304-310.
LA JACQUERIE 663

autres régions indiquées ci-dessus. C'est admettre qu'il les a


souhaitées et encouragées. Au reste, quand cette lettre est rédigée, la
Jacquerie est morte depuis un mois et il est normal que le prévôt
des marchands de Paris se désolidarise d'un mouvement qui a choqué
par ses excès.
La Jacquerie du Beauvaisis paraît donc avoir une certaine
autonomie au sein de la révolte antinobiliaire. Il est vraisemblable que,
dans le seul Beauvaisis, une autre incitation s'est superposée à celle
des villes et est responsable de la vague de violence et d'atrocités.
Le 28 mai 1358, un groupe de gentilshommes assez nombreux
(« plusieurs ») se trouve à Saint-Leu-d'Esserent. Les habitants du
lieu, ceux de Cramoisy et probablement ceux de Maysel67, proches
voisins, les attaquent et tuent quatre chevaliers et cinq écuyers.
Tel est le récit le plus précis, celui des Grandes chroniques66. Que
font ces gens d'armes à Saint-Leu-d'Esserent à cette date ? Le
prieuré de Cluny et la bourgade dominent l'Oise. Or le régent et ses
conseillers cherchent à bloquer le ravitaillement fluvial de Paris.
Il a fait occuper le Marché de Meaux, qui interdit la Marne, et il a
mis une garnison à Melun, qui intercepte le trafic de la Seine. Il
reste à interdire l'Oise. Compiègne est une ville, donc susceptible
de se laisser influencer par les autres villes de la région. Creil
appartient à Béatrix de Bourbon, ex-reine de Bohème, et il est difficile
de se saisir de son château. Le capitaine de Beaumont-sur-Oise,
on l'a vu, n'est pas sûr. Occuper Saint-Leu assurerait les nobles
du dauphin d'un point fort d'où le trafic de la rivière pourrait être
efficacement surveillé.
Le dauphin Charles veut affamer les Parisiens et ruiner leur
commerce. « Lors fut le régent conseillé, écrit l'auteur de la
Chronique normande, que il mandast aux chevaliers de France et de
Beauvoisis qui avoient forteresses que briefment ilz meissent des
garnisons dedens grand planté pour mettre des gens d'armes dedens
pour restraindre la ville de Paris, que vivres ne marchandises n'y
peussent entrer69. » Le blocus de Paris s'accompagne des réquisitions
autorisées, même encouragées, par le conseil du dauphin : « Et
eurent conseil que ceulz qui pourvoiance n'avoient en prenissent
sur leurs hommes. Par ce conseil prindrent aucuns des biens de leurs
hommes oultrageusement [...]. Pour ce fait s'esmeurent les paisans

67. Les Grandes chroniques disent Nointel. Il y a deux localités du nom de


Nointel dans la région, l'une près de Clermont, à 25 km de Saint-Leu environ,
l'autre au sud de Beaumont-sur-Oise, à 15 km environ. Emile Lambert propose
de remplacer Nointel par Maysel, entre Mello et Cramoisy, hypothèse séduisante
(La Jacquerie, Bull. soc. hist. et archéol. de Creil, oct. 1963, p. 8).
68. P. 177.
69. P. 127.
664 COMPTES RENDUS DE L* ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

moult merveilleusement70. » L'autorisation de prendre sans payer


est inscrite dans plusieurs mandements du régent, par exemple
dans celui adressé au capitaine d'Étampes : « Pour ce que le dit
capitaine ne ses genz n'avoient nulz gaiges de nous, nous leur
eussions donné par noz dictes lettres licence et autorité de prendre sus
le païs [...] toutes manières de vivres nécessaires pour genz d'armes71.
Il en est de même de Gui Le Conte, de Corbeil, autorisé « par certaine
commission de nos genz » à prendre blés, fruits, vins et avoines72.
Ces exigences exaspèrent les gens des villages.
Une installation solide sur l'Oise était de nature, en outre, à
enfoncer un coin dans l'union urbaine qui est la force d'Etienne
Marcel. Si l'on regarde la carte on s'aperçoit que Saint-Leu est à peu
près au centre de gravité du mouvement. Paris communiquera plus
difficilement avec le groupe des villes de Picardie et du bailliage de
Senlis qui ont formé le plus clair des dernières sessions des États
de la langue d'oïl. S'ils arrivent à isoler Paris de ses meilleurs alliés,
les capitaines du régent auront de grandes chances de l'emporter
dans ce conflit entre nobles et non nobles.
Mais on peut encore trouver deux autres facteurs dans l'affaire
de Saint-Leu. Parmi les chevaliers et écuyers qui sont assaillis à
Saint-Leu-d'Esserent on note la présence d'un Raoul de Clermont,
qui est tué, et de son frère, Jean de Clermont, qui en réchappe. Pierre
Durvin a noté que la maison de Clermont est un peu chez elle à
Saint-Leu depuis le jour de l'année 1176 où les moines ont donné à
l'ancêtre Raoul, comte de Clermont, une maison à fortifier dans le
bourg, avec divers revenus, pendant que celui-ci, en échange,
transporte à Saint-Leu la foire de Creil et s'engage à construire un
pont sur l'Oise73. Aux termes de l'accord, le comte de Clermont
s'est engagé à ne pas contraindre les hommes de
Saint-Leu-d'Es erent à participer à ses guerres ni à construire ou réparer ses
forteresses ni à aucune autre corvée. C'est peut-être une telle contrainte
que les chevaliers de 1358 ont tenté d'exercer sur les habitants et
qui les a indignés.
On ne saurait négliger, toutefois, un autre genre de réflexions.
A Saint-Leu, comme à Cramoisy et à Maysel, ou à Mello dont est
originaire le chef des Jacques, Guillaume Cale, le principal de la
population n'est pas constitué d'agriculteurs. Ce sont surtout des
carriers et des tailleurs de pierre. Du port de Saint-Leu, par l'Oise,
les pierres de taille sont vendues et expédiées dans un périmètre

70. Ibid., p. 127-128.


71. Luce, p. 193.
72. JJ 86, n° 372.
73. Eug. Muller, Cartulaire de Saint-Leu d'Esserent, LXXX, p. 83-86 ; P. Dur-
vin, Le millénaire d'un sanctuaire — Saint-Leu d'Esserent, Amiens, 1975, p. 31.
LA JACQUERIE 665

étendu. Au moment où la Jacquerie éclate, la demande est forte


car les châteaux se réparent et les villes s'entourent de murailles,
ou les restaurent. Celui qui mettra la main sur les carrières et les
ateliers de Saint-Leu sera le mieux placé dans cette course à la
fortification dont Philippe Contamine a montré récemment les
importants aspects financiers et économiques, l'investissement défensif
étant une préoccupation constante des populations urbaines74.
Les pierres de Saint-Leu et des alentours sont recherchées dans un
large secteur qui va du nord de la Picardie aux berges de la Seine,
depuis Sens jusqu'à Rouen et même plus au sud. On comprend alors
l'âpreté avec laquelle les nobles du régent et les non nobles des villes
se disputent ces localités des vallées de l'Oise et du Thérain où
s'extraient les pierres de haute qualité ; cette matière, première ou
façonnée, est de la plus grande valeur dans les circonstances du
moment.

Il faut maintenant répondre à la question posée. La Jacquerie


a-t-elle été un mouvement paysan ? Non, à mon sens, si l'on entend
par là que c'est la condition de la paysannerie, la conjoncture
agricole, les prix trop bas et les investissements trop onéreux qui sont
responsables de la révolte. Mais on ne peut nier que la Jacquerie
soit un mouvement rural, auquel les habitants des campagnes ont
pris une part majeure, avec des excès signalés qui témoignent d'une
exaspération violente contre une noblesse qui a rompu avec la
bourgeoisie et qui se raidit en une caste orgueilleuse et dominante. Mais
l'incitation vient des villes, encore groupées autour de Paris et de
son prévôt des marchands pour un nouvel ordre social et politique.
L'explosion de la Jacquerie fournit ainsi un élément d'appréciation
des relations privilégiées qui existent entre le plat pays et les
agglomérations. La bourgeoisie des villes a acquis de nombreux domaines
ruraux ; elle emploie une main-d'œuvre rurale ; les campagnards et
les habitants des villes et des bourgs se rencontrent dans les foires
et les marchés ; l'administration royale des campagnes réside dans
les villes ; en cas de danger hommes et bétail se réfugient derrière
les murs des cités. La ville fortifiée supplante ce qui autrefois formait
l'ossature des campagnes : le château. A ce titre la Jacquerie revêt
une importance majeure. L'équilibre des provinces françaises
reposait sur trois données : le plat pays, la ville, le château. De ces
trois données, la troisième paraît désormais inutile, nuisible même
puisque le château peut servir, et sert trop souvent, à des brigands.
La Jacquerie se manifeste ainsi comme une tentative de réduire

74. Ph. Contamine, Les fortifications urbaines en France à la fin du Moyen Âge,
dans Revue historique, 1978, p. 23-47.
666 COMPTES RENDUS DE L* ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

la structure régionale à deux éléments seulement, la ville et le plat


pays. C'est, me semble-t-il, le sens qu'il convient de donner à la
destruction des châteaux. Si la Jacquerie n'est pas principalement
un mouvement d'agriculteurs, elle est certainement une guerre
sociale. Tous les documents, tous les chroniqueurs parlent de la
révolte en termes de conflit des non nobles contre les nobles ; cela
exprime exactement ce qui s'est produit en mai et juin 1358. Il
n'y a plus trois états dans le royaume, clergé, noblesse et autres
gens. Il n'y en a que deux : d'une part la noblesse et le haut clergé,
de l'autre les ruraux, les habitants des villes, la majeure partie du
clergé universitaire et inférieur. Mais l'échec du mouvement a conduit
finalement au résultat inverse de celui qui était escompté. La noblesse
sort renforcée de la contre-Jacquerie victorieuse et assure pour
longtemps sa domination incontestée.

**♦
MM. Pierre Marot, Michel Mollat du Jourdin, Robert-Henri
Bautier, Paul Ourliac, Jean Schneider, Charles Samaran et
Jean Filliozat interviennent après cette communication.

LIVRES OFFERTS

M. Paul Lemerle a la parole pour un hommage :


« J'ai l'honneur de déposer sur le bureau de l'Académie, de la part de l'auteur,
M. Nicolas Oikonomidès, professeur à l'Université de Montréal, et de ma part
comme responsable de la collection, le tome IX des « Archives de l'Athos »,
consacré au monastère de Kastamonitou. Comme les autres volumes de cette
série, celui-ci donne l'histoire du couvent et de ses archives, depuis la fondation
jusqu'à 1500, puis pour la même époque il édite en édition diplomatique, analyse,
commente, et reproduit en planches phototypiques, tous les actes encore
aujourd'hui conservés en original ou en copie.
Du fait que l'auteur est professeur à Montréal, ce volume a pu être publié grâce
à une subvention du Conseil canadien de recherche sur les humanités (et une
subvention complémentaire de la Fondation Jean Ebersolt du Collège de France),
sans recours au CNRS. C'est un cas malheureusement unique. Dans la même
collection, le tome X, troisième des « Actes de Lavra », est en ce moment à
l'impression, tandis que le quatrième et dernier est en préparation très avancée. »

M. Jean Leclant a la parole pour un hommage :


« J'ai l'honneur de déposer sur le bureau de l'Académie le premier volume
d'une série dont j'ai pris l'initiative à l'Asiathèque : Champollion et son temps.

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