Entreprise & expertise Dossier

Par Susana Rodriguez de la Peña, et Lina Kabbaj,

directrice, associée,
PwC Société d’Avocats

Perturbations économiques
et exigences réglementaires
croissantes : quelles perspectives
d’adaptation pour les
entreprises ?
Dans un contexte d’évolutions économiques, politiques et sociales incessantes, les
groupes internationaux se voient confrontés à la nécessité de s’y adapter en repensant
leurs modes de fonctionnement opérationnels et, par conséquent, leurs politiques en
matière de prix de transfert.

1. Des évolutions nécessitant des réflexions raison du ralentissement de la création de revenus – ce qui est
stratégiques profondes dû entre autres à la baisse de la consommation des ménages –
et de la hausse des dépenses exceptionnelles (équipements de
1.1. Un contexte économique, politique et social protection des employés, outils digitaux favorisant le travail à
tumultueux distance…).
Il est indéniable que la pandémie de la Covid-19 a toujours Les entreprises industrielles sont aussi directement impactées
par les confinements fréquents
et de grande envergure en
A mesure que les banques centrales des économies Chine (liés à la politique gou-
avancées resserrent leur politique monétaire et que les vernementale chinoise « zéro
taux d’intérêt augmentent dans ces pays, les économies Covid »), y compris dans des
hubs de fabrication majeurs.
émergentes et en développement pourraient être Cela a pour conséquence un
confrontées à un nouveau retrait de capitaux et à des ralentissement de l’activité
dépréciations de leur monnaie qui augmenteraient les de fabrication et constitue un
pressions inflationnistes. goulot d’étranglement dans
les chaînes d’approvision-
nement mondiales en biens
un impact sur la situation financière des entreprises dans la intermédiaires et en produits semi-finis provenant principale-
mesure où elles essaient de retrouver leur niveau de profitabi- ment des pays asiatiques.
lité antérieur à la crise. Cependant, cela est rendu difficile en Les perspectives économiques mondiales se sont également
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détériorées en raison de l’invasion de l’Ukraine par la Russie – insuffisante de production des énergies renouvelables pour le
provoquant ainsi une crise humanitaire de grande ampleur en moment, engendrant mécaniquement une hausse de leurs prix.
Europe de l’Est – et des sanctions économiques visant à pousser Cela risque d’affaiblir le soutien à l’agenda de la politique cli-
la Russie à mettre fin aux hostilités. matique.
Au-delà des conséquences humanitaires, cette situation en- En revanche, le développement de technologies vertes, en par-
traîne un risque de pénurie pesant sur de nombreuses matières ticulier les énergies renouvelables, devrait avoir un effet défla-
premières pour lesquels la Russie était un des principaux tionniste sur le moyen et long terme, en réduisant les coûts
exportateurs mondiaux : en 2020, elle représentait 19 % des pour les entreprises et les ménages.
exportations mondiales de gaz
naturel et de blé, 12,5 % des
exportations de pétrole, 9,5 % De plus en plus d’appels sont lancés aux entreprises pour
des exportations d’aluminium et qu’elles fassent preuve de transparence en matière de
9 % des exportations de cuivre1. fiscalité et qu’elles mettent en évidence le lien entre les
A court terme, cela se traduit impôts qu’elles paient et leur empreinte commerciale.
par un resserrement de l’offre
mondiale sur ces produits et, par
conséquent, par une hausse des prix. Ce contexte économique incertain rend plus difficile l’inves-
Cette situation entrave la reprise économique mondiale et en- tissement des contribuables dans la transition climatique alors
gendre une hausse de l’inflation. même que les retards pris dans la gestion de la crise climatique
En effet, en raison de la flambée des prix des produits de base rendent les économies plus vulnérables à la fluctuation des prix
en conséquence de la guerre en Ukraine et des déséquilibres des matières premières, alimentant ainsi l’inflation et l’instabi-
entre l’offre et la demande induits par la pandémie, l’inflation lité économique5.
a bondi, notamment dans les pays de l’Union européenne et Les groupes internationaux font également face à l’avènement
outre-Atlantique. Dès lors, les banques centrales haussent les de ce qui est communément appelé la « 4e révolution indus-
taux d’intérêt, ce à quoi les gouvernements et les entreprises trielle », à savoir la transition numérique généralisée couvrant
doivent s’adapter. l’intelligence artificielle, le cloud computing et plus générale-
Les banques centrales devront ajuster leurs positions moné- ment l’automatisation de l’ensemble des opérations des entre-
taires, d’autant plus si les prévisions d’inflation à moyen ou prises. Ce mouvement s’est d’autant plus accéléré en raison du
long terme commencent à s’écarter des objectifs des banques travail à distance généralisé dans le cadre de la pandémie.
centrales ou que l’inflation reste durablement élevée. A mesure Les autorités fiscales profitent également des grandes avancées
que les banques centrales des économies avancées resserrent technologiques en investissant dans des outils dotés de capaci-
leur politique monétaire et que les taux d’intérêt augmentent tés de diagnostic et d’analyse de risque plus pointues permet-
dans ces pays, les économies émergentes et en développement tant un gain de temps et une plus grande efficacité. Plusieurs
pourraient être confrontées à un nouveau retrait de capitaux administrations de pays occidentaux ont par exemple robotisé
et à des dépréciations de leur monnaie qui augmenteraient les les activités d’audit.
pressions inflationnistes2. L’ensemble de ces mutations économiques, politiques, digitales
Par ailleurs, depuis la Grande Accélération – à savoir une pé- et environnementales engendrent de fortes perturbations sur
riode d’impacts accrus des activités humaines sur la géologie, les chaînes d’approvisionnement tant en amont qu’en aval, ce
l’environnement, le climat et les écosystèmes terrestres aug- qui se traduit notamment par la hausse des prix de transport et
mentant les prélèvements de ressources naturelles3 – qui a pris les allongements de délais de livraisons.
de l’ampleur durant la deuxième moitié du XXe siècle, il est Il s’agit dès lors pour les entreprises de réussir à assurer la ro-
indéniable que l’un des défis principaux auxquels le monde fait bustesse et la pérennité de leurs activités en dépit de ces cir-
face est celui de la crise climatique. Les effets du réchauffement constances incertaines.
climatique commencent déjà à se manifester : les sécheresses,
les incendies de forêt, les inondations et les ouragans majeurs 1.2. Des obligations documentaires de plus en plus
sont devenus plus fréquents et plus violents. La nécessité d’ac- exigeantes et le rôle proéminent du positionnement
tions concrètes et fortes n’a jamais été aussi pressante. ESG dans la stratégie d’entreprise
Malgré certaines avancées sur la voie d’une transition vers une Par ailleurs, les groupes internationaux sont également confron-
économie verte, les émissions mondiales de gaz à effet de serre tés à une hausse d’exigences documentaires dans la mesure où
risquent, selon les tendances actuelles, de dépasser les objectifs les Etats sont de plus en plus conformes aux recommandations
de température fixés par l’accord de Paris (à savoir une limite de l’OCDE en la matière, qu’il s’agisse des obligations de docu-
de température moyenne mondiale en dessous de deux degrés mentation prix de transfert (master file/local file), de l’adoption
Celsius) d’ici la fin du siècle4 ; ce qui risque d’entraîner des du CbCR public par le parlement européen en novembre 2021
conséquences climatiques irréversibles. ou encore des reportings en matière éthique, sociale et de gou-
D’un point de vue économique, les politiques visant à accélérer vernance (ci-après « ESG »). La section ci-dessous se concentre
la transition écologique pourraient avoir des effets inflation- plus particulièrement sur ce dernier volet.
nistes à court terme. Cela est notamment dû à une capacité Tout d’abord, il convient de souligner que les ESG sont un en-
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semble de facteurs non financiers permettant d’évaluer la prise Il s’agit pour les entreprises de s’assurer que les répercussions
en compte du développement durable et des enjeux de long fiscales de toute évolution de modèle et de chaîne de valeur
terme dans la stratégie des acteurs économiques. Les entreprises sont appréciées au regard des recommandations du chapitre
les intègrent de plus en plus dans leur processus décisionnel. IX des principes OCDE8 (intitulé « Aspect des réorganisations
En effet, les sociétés ainsi que leurs investisseurs reconnaissent d’entreprises touchant aux prix de transfert ») et des réglemen-
qu’il s’agit d’une priorité stratégique qui comporte des risques tations locales des pays dans lesquels sont basées les entités
tout en offrant des opportunités commerciales importantes ; le concernées.
respect des critères ESG pouvant être utilisé par exemple pour Dans cette même optique, les modèles opérationnels respectant
faciliter l’obtention de financements bancaires externes6. les critères ESG doivent se doter d’une substance appropriée
De plus en plus d’appels sont lancés aux entreprises pour et d’un alignement de la propriété intellectuelle et des risques
qu’elles fassent preuve de transparence en matière de fiscalité fonctionnels. Les contrats doivent aussi être à jour et alignés
sur la réalité des fonctions
exercées, des risques suppor-
Il s’agit pour les entreprises de s’assurer que les tés et des actifs détenus et
répercussions fiscales de toute évolution de modèle exploités par les parties.
La documentation détail-
et de chaîne de valeur sont appréciées au regard des lée des activités des entre-
recommandations du chapitre IX des principes OCDE et prises constitue également
des réglementations locales des pays dans lesquels sont un enjeu de taille. Les entre-
basées les entités concernées. prises doivent s’assurer de la
cohérence des représentations
factuelles dans tous les docu-
et qu’elles mettent en évidence le lien entre les impôts qu’elles ments comptables, fiscaux et juridiques. La documentation doit
paient et leur empreinte commerciale. être claire et sans ambiguïté quant aux rôles et responsabilités
D’un point de vue réglementaire également, le nombre de dis- des entités.
positions relatives aux ESG a augmenté à l’instar d’une nou- Les groupes internationaux sont plus que jamais amenés à
velle directive sur les rapports de durabilité des entreprises reconfigurer leurs modèles opérationnels pour réussir à appré-
(CSRD) proposée par la Commission européenne en avril 2021 hender les évolutions constantes du monde, tout en faisant
et adoptée en février 2022. Cette directive prévoit l’adoption preuve d’exemplarité s’agissant de leur positionnement ESG et
de normes européennes en matière de rapports de durabilité à de transparence quant à leur conformité aux obligations régle-
partir de 2023 et rendra les entreprises plus responsables et plus mentaires croissantes, notamment en matière de prix de trans-
transparentes quant à leur impact sur les personnes et l’envi- fert. Relever ces défis est indispensable pour sauvegarder une
ronnement. Dans ce cadre, les entreprises de plus de 250 sala- prospérité économique durable. ■
riés ou cotées devront désormais traduire leur politique envi-
ronnementale, sociale et de gouvernance dans des documents
d’information standardisés, justifiés et certifiés7.
Ainsi, il est primordial pour les entreprises de s’assurer qu’elles
soient en mesure de reconfigurer leurs modèles opérationnels et
leurs chaînes d’approvisionnement pour faire face aux pertur-
bations développées ci-avant, tout en garantissant la confor-
mité aux réglementations fiscales des pays dans lesquelles elles
sont implantées.

2. Quelles sont les perspectives

d’adaptation des entreprises ?
Ce contexte de constante évolution détaillé ci-avant entraîne
nécessairement des modifications structurelles et opération-
nelles récurrentes au sein des groupes internationaux (réor-
ganisations d’activités, relocalisation de fonctions, transferts
d’actifs…). Il est donc indispensable pour ces derniers de faire
preuve de résilience, de souplesse et d’adaptabilité face à l’évo-
lution du monde.
Evidemment, cela a des répercussions directes en matière de
fiscalité et de prix de transfert, dans la mesure où les groupes
internationaux doivent dès lors être particulièrement vigilants
pour s’assurer que leur politique en matière de prix de transfert
est toujours conforme à la réalité de leurs activités.
1. « Inflation de tensions » OFCE Policy Brief, mars 2017.
2. « World Economic Outlook, War Sets Back The Global Recovery »,
APR, 2022 / « La croissance et l’inflation à l’épreuve des incertitudes
géopolitiques », Insee, mars 2022.
3. « The Great Acceleration: an Environmental History of the Anthropocene
since 1945 » Mcneill J.R., 2014.
4. « Climat : 1 chance sur 2 que le seuil de + 1,5 °C soit dépassé dans les cinq
ans », Les Echos, mai 2022.
5. « Greenflation : les enjeux de la première crise de la transition écologique »,
CEPII, mars 2022.
6. « ESG Transformation and Transfer Pricing Implications », IBFD, janvier
2022.
7. Communiqué de presse, Présidence française du conseil de l’Union
européenne, février 2022.
8. « Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à
l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales »,
janvier 2022.

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