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Le Quotidien d'Oran
Lundi 08 mai 2023 ENTRETIEN
Le psychiatre-addictologue Amine Benyamina au
«Je ne suis pas de ceux qui piétinent leur diplôme algérien
une fois arrivés là-bas»
Suite de la page 5 té de Paris-Descartes, praticien attaché à la cli- de la Légion d’honneur proposée par Macron. d’offre de soins de psychiatrie, et ce
nique des maladies mentales et de l’encéphale J’en étais fière. Ça ne se demande pas, ça ne de l’aveu même du ministère de la
Q.O. : Cela est un résumé très à l’Hôpital Sainte-Anne). Il m’a demandé de se porte pas mais ça ne se refuse pas. J’ai été Santé qui s’y attèle notamment à
résumé de votre parcours de faire équipe avec lui. Il m’a dit : «Puisqu’il n’y décorée par le Pr Didier Samuel, en sa qualité travers le «Plan national de promo-
militant en France. Mais avant que a pas de poste pour toi, je te propose les pa- de P-DG de l’Inserm (Institut national de la santé tion de la santé mentale». Ce déficit
vous ne débarquiez à Paris, diplôme tients qui ont des problèmes d’addiction et d’al- et de la recherche médicale). Je suis fière pour se révèle d’ailleurs au travers de deux
de médecin-psychiatre en main, cool et d’aller les voir au centre hépatobiliaire». moi, pour ma famille et pour l’Algérie, mon chiffres-clés : 1.000 psychiatres
quels ont été les points marquants Et c’est comme ça que j’ai commencé à m’in- pays. Cette haute distinction est un honneur et 24 établissements hospitaliers
de votre biographie ? téresser à l’alcool. Le Pr Guelfi a quitté pour un enfant de l’Algérie, qui est né en Algé- psychiatriques pour une population
ensuite l’Hôpital Paul-Brousse en 2000 pour rie, élevé, instruit et formé en Algérie. Encore de 45 millions d’habitants. A titre
Pr Amine Benyamina : J’ai eu mon diplô- aller à l’Hôpital psychiatrique de Sainte-Anne. une fois, je ne suis pas de ceux qui piétinent leur comparatif, en France, où vous
me de médecin à la Faculté d’Oran en mai Puis un autre professeur est arrivé, le Pr Michel diplôme d’Algérie une fois ailleurs. Et j’estime travaillez, il existe 15.500 psychia-
1996. Je ne voulais pas trop attendre pour fai- Reynand (psychiatre et addictolgue français, pro- que c’est l’Algérie qui est honorée à travers moi. tres et 617 structures hospitalières
re une formation par la suite, un peu comme fesseur des universités et praticien hospitalier qui psychiatriques pour une population
tous ceux qui veulent apprendre des choses a travaillé à structurer l’addictologie comme dis- Q.O. : Au fait, Professeur, question de 68 millions de personnes. Qu’en
qu’on n’apprend pas chez soi. Je suis parti ain- cipline en France, puis en créant le Fonds Ac- qui effleure l’esprit de votre présent dites-vous ?
si en France en juillet 1996. tions Addictions). C’est lui qui m’a le plus fait interlocuteur en voyant, là mainte-
confiance et m’a chargé d’organiser un grand nant, presque tout le monde scotché Pr Amine Benyamina : Il est vrai qu’en Algé-
Q.O. : Mais avant, vous étiez déjà service d’addictologie universitaire en France. à l’écran d’un PC portable, un rie la psychiatrie est la discipline qui a été la plus
en France avec votre famille, n’est- Ce à quoi je me suis déployé depuis lors. mobile, un smartphone… y compris désertée par ses praticiens, notamment les mé-
ce pas ? vous-même entre deux questions/ decins psychologues. Et là, il faut que je corrige
Q.O. : C’était donc le point de réponses : La cyberdépendance est- ce qui me semble être une idée reçue. En fait,
Pr Amine Benyamina : Tout à fait, entre 11 départ de votre carrière d’addictolo- elle une pathologie ? tout le monde ne part pas pour quitter l’Algérie,
et 17 ans. J’ai fait mon collège/lycée et je suis gue. Faisant un saut dans le temps pour s’installer ailleurs. Chez beaucoup d’entre
rentré ensuite au bled, où j’ai passé mon Bac jusqu’à fin 2017 pour retrouver Pr Amine Benyamina : C’est une pathologie eux, il y a surtout un besoin de formation qui
puis j’ai eu mon diplôme de psychiatrie à la cette lettre que avez adressée au qu’on traite mais elle n’est pas inscrite en tant motive ce départ. La psychiatrie est une discipli-
Faculté de médecine d’Oran. Je me suis marié Président Emmanuel Macron, lui que telle. Disons que ça fait débat. Moi, selon ne généraliste et ce qui est important mainte-
et j’ai eu un enfant en 1995. Près d’un an plus demandant de décréter les mon expérience, j’en ai discuté avec des confrè- nant c’est de développer les sous-spécialités, tel-
tard, j’ai décidé d’aller en France pour faire une addictions «Grande cause res et nous tous d’accord sur le fait qu’actuelle- les que la psychothérapie, les thérapies compor-
sous-spécialité de psychiatrie. Arrivé à Paris en nationale». Espérez-vous toujours ment la seule affection comportementale qui a tementales, l’addictologie, la pédopsychiatrie, la
été 1996, j’étais hébergée par ma sœur. Vite, obtenir gain de cause ? été reconnue et répertoriée, c’est le jeu patholo- neuro-psychopharmacologie, la psychiatrie in-
je me suis rendu compte que je n’avais aucune gique dit aussi jeu compulsif, qui est défini com- terventionnelle, etc. C’est ce large éventail de
possibilité de travailler ni de vivre de mon mé- Pr Amine Benyamina : Oui, je l’espère tou- me «une pratique inadaptée, persistante et ré- sous-spécialités qu’il faut développer, surtout
tier. J’ai tapé à toutes les portes, en vain. C’est jours. En tout cas, je ne désespère pas, d’autant pétée du jeu, causant une détresse cliniquement dans les grands centres hospitalo-universitaires
à ce moment-là que ma fibre militante s’est que Macron a été réélu Président dans l’inter- significative chez le sujet qui la présente». Et no- et en outre faciliter les collaborations avec l’étran-
exercée et s’est affinée en quelque sorte. J’ai valle. Ce n’est pas un secret de Polichinelle : tamment le jeu d’argent ou le pari. Mais pour ger. Moi je suis prof de psychiatrie, j’étais élevé
rencontré des gens formidables en France, il depuis cette époque-là, j’ai une proximité de l’instant, tout ce qui est écran, vidéo et tout ça, ici en Algérie, formé ici en Algérie, j’ai eu mon
faut le reconnaître. Des gens de la Ligue des fait soit avec le chef d’Etat lui-même, soit avec n’est pas considéré comme un comportement diplôme de psychiatrie ici en Algérie, alors je dé-
droits de l’Homme, des associations humani- ses équipes et j’ai travaillé avec tous les minis- pathologique. Je pense que les lobbys de Net y plore que je n’aie suffisamment pas de possibili-
taires… Il y avait des collectifs qui étaient sur tres qui se sont relayés sur le département de la sont pour quelque chose, au moins. Mais moi té pour venir aider ici en Algérie. Moi je veux
place. Evidemment, je n’étais pas seul mais il y Santé. Il y a cinq jours d’ailleurs j’étais avec le personnellement quand je vois les jeunes et com- bien aider mais il faut que les conditions admi-
avait tout un groupe de copains plus ou moins ministre de la Santé et de la Prévention, Fran- ment ça fonctionne les écrans, les tablettes, les nistratives nous facilitent la collaboration…
dans la même situation que moi. On a organi- çois Braun, et il m’a chargé d’une mission sur machines…je pense qu’on doit faire tout un tra-
sé les choses et, peu à peu, on est sorti de l’om- les racines des addictions. Je dois lui remettre vail de psychologie. Et puis, ça suit la définition Q.O. : Il n’y a pas de cadre adminis-
bre. Trois ans de militantisme. 1999, le minis- un rapport là-dessus, qui permettrait d’avan- de l’addiction, c’est-à-dire : une atteinte de la tratif qui permet ce genre de collabo-
tre de la Santé de l’époque, Bernard Kouch- cer sur la question. vie quotidienne, manque en cas d’absence du ration en psychiatrie, d’une manière
ner, a fait sortir un texte permettant de nous produit, altération fonctionnelle, une fréquence générale, entre l’Algérie et la Fran-
régulariser. Nous avons été régularisés donc et Q.O. : Et quel était l’argumentaire excessive, croissante et non contrôlée au détri- ce ? Même pas des jumelages inter-
chacun de nous a commencé à travailler. Moi, sur lequel vous vous appuyez pour ment d’autres activités, poursuite du comporte- hôpitaux psychiatriques ?
j’ai eu mon premier poste d’assistant à l’hôpi- demander au Président Macron de ment malgré les conséquences dommageables,
tal psychiatrique. Ensuite, j’ai passé mon con- décréter les addictions «Grande entre autres. Pr Amine Benyamina : Pas du tout. Abso-
cours de praticien hospitalier, mais je me suis cause nationale» ? lument pas. Je le dit haut et fort. Et j’appelle
tourné vers un service universitaire. C’est là où Q.O. : Justement en parlant des de tous mes vœux les responsables pour qu’il
ma carrière a basculé, le déclic. J’ai ainsi quitté Pr Amine Benyamina : Mon argumentaire critères principaux pour la définition y ait un cadre législatif pour pouvoir faciliter
les Hôpitaux psychiatriques pour aller à l’As- est d’ordre épidémiologique. Les addictions de l’addiction comportementale les collaborations entre les deux pays en ce
sistance publique des Hôpitaux de Paris (AP- concernent tout le monde. Elles sont à la fois selon les classifications diagnosti- domaine. Et ce d’autant que le contexte poli-
HP), un prestigieux centre hospitalier universi- liées à des produits illicites, des drogues prohi- ques DSM 5, même la prière «exces- tique s’y prête avec ce processus de rappro-
taire pour Paris et l’Ile-de-France regroupant bées, et à des drogues licites, tels que l’alcool, sive» risquerait d’être classée en tant chement entre les deux pays qui est en train
plus d’une trentaine d’hôpitaux, où j’ai fait toute le tabac, le poppers et les médicaments. On sait que telle. Mais ce raisonnement, tant de se dérouler. La mise en place d’un tel ca-
ma carrière. J’y suis entré par la petite porte, d’autre part que les drogues touchent de plus est qu’il en soit un au sens logique et dre nous permettra à coup sûr de collaborer
j’étais faisant de fonction interne (FFI) dans mon les jeunes qui sont l’avenir de l’humanité. Et scientifique, n’est-t-il pas finalement avec nos confrères algériens dans tous les seg-
hôpital (Hôpital Paul-Brousse), dans mon ser- en France, on a aujourd’hui un grand débat juste l’effet déformateur de la ments pratiques académiques scientifiques liés
vice (psychiatrie addictologie)… que je dirige sur le tabac, l’alcool, le cannabis, etc. Le rai- vulgarisation scientifique ? à la psychiatrie. Il y a beaucoup d’excellents
maintenant. Je me souviens, quand je me suis sonnement est le même en Algérie, toutes pro- psychiatres en Algérie, dont certains que je
inscrit comme FFI, le patron de la psychiatrie portions gardées. En Algérie, je sais, l’un des Pr Amine Benyamina : Disons que c’est une connais personnellement comme par exemple
Paris-Saclay ma dit : «Monsieur Benyamina, plus grands sujets d’actualité dans ce domaine définition très généralisée. Et donc très impré- la Professeur Aïcha Dahdouh au niveau de
vous pouvez évidemment faire de la psychiatrie, est celui lié au phénomène des médicaments cise. Ce qu’on ne dit pas parce qu’il y a une l’Hôpital psychiatrique d’Oran et aussi maître
mais n’espérez jamais une carrière à l’Assistance détournés… Tout cela constitue, pour nous les vraie évolution là-dessus, c’est qu’on a un subs- conférencière à la Faculté de médecine d’Oran,
publique. Je vous conseille d’aller trouver un psychiatres addictologues, la matière pour or- tratum neurobiologique qu’on trouve dans le qui est vraiment une excellente addictologue.
poste à 50 kilomètres de Paris dans les Hôpitaux ganiser un débat national et pour mobiliser la comportement lié à l’addiction. Puis il y a une Pareil à Alger, à Constantine, à Annaba et un
psychiatriques». L’ironie du sort veut que la pla- société civile pour cette cause. Voilà en substan- subtilité entre addiction et obsession. Pour pou- peu partout en Algérie, où nous avons de re-
ce qu’il avait à l’époque, c’est moi qui l’occupe ce la toile de fond de ma demande au président voir être dans une démarche addictive, il faut marquables psychologues. On ne demande
aujourd’hui. Et même beaucoup plus. de la République de décréter les addictions qu’il y ait la notion de tolérance, c’est-à-dire qu’à être encadrés et structurés dans un cadre
«Grande cause nationale» et je pense que le gain un même comportement ne produit pas le interprofessionnel officiel pour pouvoir colla-
Q.O. : Cette phrase à la limite du de cause viendra un jour. En tout cas, j’ai l’in- même plaisir à la même dose. Dans l’addic- borer les uns avec les autres. Quant à moi, je
dédain qui de plus est venant d’un tention et je suis décidé même de questionner à tion, il faut augmenter la dose pour retrouver ferai tout ce qui est en mon possible en interve-
éminent psychiatre, qu’on imagine nouveau le Président Macron sur ce sujet dès les mêmes sensations. Par exemple les sucres, nant aussi bien auprès des académiques
bien qu’elle vous aurait blessé dans que j’en aurai l’occasion et je lui présenterai de on s’est posé la question et là on a vraiment qu’auprès des politiques pour donner corps à
votre amour-propre, nouveaux éléments par rapport à 2017. des sujets très «addict» de plus en plus parce cette idée. L’Algérie et la France sont en train de
a-t-elle suscité dans le for intérieur qu’ils viennent stimuler le cerveau, ce qu’on lancer de grands projets dans d’autres domai-
du jeune «faisant de fonction Q.O. : Janvier 2023, le professeur appelle le système de récompense. Ce n’est pas nes, on ne peut que s’en réjouir, des deux côtés.
interne» un sentiment de défi ? Une Amine Benyamina a été à la tête le cas de tous les produits. C’est comme le sport, Mais il n’y a pas que l’industrie, le commerce et
pulsion de l’inconscient ? d’un groupe de médecins de son pour prendre un autre exemple. La majorité les hydrocarbures. Il y a d’autres domaines, qui
service ayant reçu la Légion d’hon- des sportifs sont heureux et vont bien. Mais vous sont tout aussi sinon plus importants, à mon sens,
Pr Amine Benyamina : Peut-être que oui. neur. Pouvez-vous nous en parler un avez un petit noyau qui fait du surentrainement, dont le domaine médical. Là au moins on est
Probablement. Inconsciemment j’avais besoin peu plus ? ce qu’on appelle la bigorexie, c’est-à-dire l’ad- dans le consensuel, assurément.
de prouver des choses aux autres, à moi-même diction à l’activité physique ou à l’effort. Ils font
surtout. Mais une chose est sûre, j’avais l’envie Pr Amine Benyamina : Ecoutez, j’étais le du sport quel que soit l’état de leurs corps car Q.O. : Un dernier mot peut-être ?
et la rage. Et donc là, j’ai passé le PH (praticien premier surpris. J’étais à l’époque, entre dé- s’ils ne stimulent pas leur circuit de récompen-
hospitalier) et j’ai commencé à travailler. J’ai cembre 2022 et janvier 2023, en vacances avec se ils seront mal à l’aise ou bien pire encore. Pr Amine Benyamina : Je veux donner à
débuté avec un chef de service, décédé il n’y a ma famille dans la montagne, quand j’ai reçu mon pays l’Algérie sans rien attendre en
pas si longtemps, qui m’a fait confiance. Le vers minuit des messages de félicitations en- Q.O. : En Algérie, il existe un déficit, retour, car elle m’a déjà tant donné.
grand professeur Julien Daniel Guelfi (éminent voyés par des copains. «C’est quoi le truc ?». tant en effectifs médicaux qu’en
professeur français de psychiatrie à l’Universi- Ils m’ont dit que mon nom figurait sur la liste structures hospitalières, en matière Houari Saaïdia

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