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LE « DROIT À LA VÉRITÉ » À L’ÉPREUVE DE SES MOBILISATIONS EN

AMÉRIQUE LATINE : ENTRE RESSOURCE ET CONTRAINTE

Patricia Naftali

Université Saint-Louis - Bruxelles | « Revue interdisciplinaire d'études juridiques »


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2015/2 Volume 75 | pages 139 à 165
ISSN 0770-2310
DOI 10.3917/riej.075.0139
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-interdisciplinaire-d-etudes-
juridiques-2015-2-page-139.htm
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R.I.E.J., 2015.75

Le « droit à la vérité » à l’épreuve de ses mobilisations en


Amérique latine : entre ressource et contrainte

Patricia Naftali*
Chargée de recherche FNRS et Maître d’enseignement, Université Libre de
Bruxelles (ULB). Chercheuse affiliée au Centre de droit public et au Centre de droit
international de l’ULB et à l’Institut des Sciences sociales et du Politique

Résumé

Cet article analyse les enjeux politiques et sociaux posés par


l’émergence du concept de « droit à la vérité » et sa reconnaissance par le
droit international. Il met en évidence l’ambivalence fondamentale d’une telle
ressource pour les mouvements sociaux qui la mobilisent. Examinant le
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processus de construction de ce droit, il montre comment les victimes des
dictatures militaires en Amérique latine ont pu y voir une ressource dans
leurs luttes sociales et politiques des années 1970. Il fait voir ensuite
comment cette ressource s’est également révélée une contrainte pour ces
mobilisé.e.s, en raison de son indétermination et de la diversité des
interprétations et réappropriations dont elle fait l’objet. L’article s’interroge
enfin sur les nouvelles utopies charriées par l’avènement du « droit à la
vérité » dans le discours du droit international des droits de l’homme.

Abstract

This article analyses the political and social implications of the


emergence of the concept of « the right to truth » and of its recognition by
international law. It highlights the fundamental ambivalence of such a
resource for social movements. Exploring the construction process of this
right, it shows why it could appear as a resource for victims of Latin
American dictatorships in their social and political struggles of the 1970s. It
then highlights how this resource proved to be also a constraint for these
movements, because of its indeterminacy and the diversity of interpretations
and reappropriations it allowed. The article finally questions the new utopia
revealed by the advent of the « right to truth » in the discourse of
international human rights law.

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R.I.E.J., 2015.75 Le « droit à la vérité »

Introduction

Le « droit à la vérité » est aujourd’hui célébré à l’unisson comme un


droit susceptible de faciliter le deuil des victimes et leur permettre de
dépasser leur traumatisme, de réconcilier des sociétés et de prévenir le
révisionnisme historique dans des sociétés affectées par des atrocités de
1
masse . La construction de ce nouveau concept dans le discours des droits
de l’homme est atypique à plus d’un titre : d’abord, elle s’enracine dans les
pratiques des mouvements sociaux qui ont lutté contre les dictatures
d’Amérique latine, et particulièrement les associations de familles de
disparus ; ensuite, ce concept fait son entrée dans le discours juridique
grâce au militantisme de juristes issus de la diaspora latino-américaine
exilée ou réfugiée à l’étranger, reconvertis dans la défense transnationale
des droits de l’homme et occasionnellement auteurs de doctrine, avant
d’être consacré par des juges rendus sensibles à la cause des disparus ;
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enfin, ce concept, encore méconnu au début des années 2000, a fait l’objet
d’une institutionnalisation fulgurante au sein des Nations Unies en moins
d’une décennie, de sorte qu’il occupe aujourd’hui une place centrale dans
l’agenda international du développement et de la lutte contre l’impunité. Au-
delà de l’Amérique latine, le concept a ainsi envahi le terrain des relations
Nord-Sud et fonde des « politiques de vérité » exportées à l’échelle
2
mondiale dans les pays qui sortent de conflits violents .
Les mobilisations sociales des victimes des dictatures en Amérique
latine ont donc donné lieu à un mode de production inédit d’un droit de
l’homme qui n’était inscrit nulle part, et qui a pourtant fait l’objet d’une
3
circulation internationale rapide . Cet article, toutefois, vise à mettre en

* L’auteure tient à remercier Julie Ringelheim pour ses relectures précieuses ainsi que les
organisateurs de la journée d’études interdisciplinaire « Droits de l’homme : la dernière
utopie ? », tenue le 7 novembre 2014 à l’Université Saint-Louis – Bruxelles.
1
Voir not. le discours du Secrétaire général des Nations Unies Ban Ki Moon lors de
l’inauguration de la Journée internationale pour le « droit à la vérité », 24 mars 2011, disponible
sur http://www.un.org/fr/events/righttotruthday/2011/sgmessage.shtml.
2
Voir not. R. A. WILSON, The Politics of Truth and Reconciliation in South Africa: Legitimizing
the Post-Apartheid State, Cambridge, Cambridge University Press, 2001 et C. JOUHANNEAU,
« ‘Si vous avez un problème que vous ne voulez pas régler, créez une Commission’. Les
commissions d’enquête locales dans la Bosnie-Herzégovine d’après-guerre », Mouvements,
2008/1, n° 53, p. 166-174.
3
P. NAFTALI, « The Subtext of New Human Rights Claims: A Socio-Legal Journey Into the
nd
‘Right to Truth’ », in Diverse Engagement: Drawing in the Margins, M. FRENCH et al. (eds.), 2
ed., 2010, Cambridge, University of Cambridge Eds., p. 118-127. Voir aussi ma thèse de
doctorat en sciences juridiques, La construction du « droit à la vérité » en droit international –
Une ressource ambivalente à la croisée de plusieurs mobilisations (dir. A. Schaus et P. Klein),
ULB, 2013.

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Patricia Naftali R.I.E.J., 2015.75

évidence l’ambivalence fondamentale d’une telle ressource pour les


4
mouvements sociaux qui la mobilisent dans leurs luttes sociales concrètes .
Plutôt que de voir dans la consécration juridique du « droit à la vérité » un
« progrès » en soi de l’histoire du droit international au sens hégélien, voire
une avancée fondamentale et univoque des droits des victimes de violence
5
d’État , il nous paraît urgent de revenir sur cette ambivalence et sur le
caractère nécessairement évasif de la norme juridique, surtout à l’heure où
cette notion est érigée en enjeu prioritaire des politiques actuelles du
développement, des droits de l’homme et de la justice transitionnelle,
précisément au nom des « droits » des victimes d’atrocités de masse et de
la lutte contre l’impunité. D’un côté, l’on verra que le droit à la vérité s’est
construit parce qu’il est apparu aux victimes de la région comme une
ressource potentielle dans certaines luttes sociales et politiques à partir du
milieu des années 1970 (1). D’un autre côté, cette ressource s’est
également avérée une contrainte pour ces mobilisé.e.s, en raison de sa
nécessaire indétermination et de la diversité des interprétations et des
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6
réappropriations dont elle fait l’objet , notamment, mais pas exclusivement,
de la part des gouvernements de transition démocratique en Amérique latine
(2). À partir de l’analyse socio-juridique des relations complexes
qu’entretiennent les victimes et les mouvements sociaux avec le droit en tant
qu’outil de mobilisation, l’on s’interrogera enfin sur les nouvelles utopies
charriées par l’avènement du droit à la vérité dans le discours juridique des
droits de l’homme, et l’imaginaire – problématique, selon nous – du droit
international qu’elles soulèvent (3).
Cette contribution tente ainsi de recontextualiser les enjeux sociaux et
politiques concrets liés à cette invention juridique, et partant, d’explorer,
selon la formule consacrée par Liora Israël et Brigitte Gaïti, « ce que le droit
7
fait à la cause » et « ce que la cause fait au droit » .

4
M. GOODALE et S. E. MERRY (ed.), The Practice of Human Rights: Tracking Law Between the
Global and the Local, Cambridge, Cambridge University Press, 2007 ; L. MATHIEU et
S. LEFRANC, Mobilisations de victimes, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009.
5
Contra, par exemple, G. PARK, « Truth as Justice: Legal and Extralegal Development of the
o
Right to Truth », Harvard International Review, vol. 31, 2010, n 4, p. 24-27 et R. ALDANA-
PINDELL, « An Emerging Universality of Justiciable Victims’ Rights in the Criminal Process to
o
Curtail Impunity for State-Sponsored Crimes », H.R.Q., vol. 26, 2004, n 3, p. 605-686.
6
Sur l’indétermination du droit, voir M. KOSKENNIEMI, « The Politics of International Law – 20
o
Years Later », E.J.I.L., 2009, vol. 20, n 1, p. 7-19, et, plus généralement, la littérature issue du
courant des Critical Legal Studies ainsi que l’Ecole critique de Bruxelles, telle qu’incarnée dans
J. SALMON, « Les notions à contenu variable en droit international public », in Les notions à
contenu variable en droit, C. Perelman et R. Vander Elst (dir.), Bruxelles, Bruylant, 1984,
p. 251-268.
7
L. ISRAËL et B. GAÏTI, « Sur l’engagement du droit dans la construction des causes », Politix,
o
vol. 16, 2003, n 62, p. 17‑30.

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R.I.E.J., 2015.75 Le « droit à la vérité »

1. Le droit à la vérité comme ressource pour les victimes d’Amérique


Latine

Le contexte argentin, foyer originaire et emblématique des


mobilisations pour le droit à la vérité, illustre comment ce dernier a été
inventé comme une ressource pour dépolitiser certaines luttes sociales dans
des contextes idéologiques défavorables aux victimes. Par sa neutralité
(apparente), il a non seulement offert un cadre de résistance acceptable en
pleine dictature pour lutter contre les politiques de disparitions forcées
pratiquées par les juntes militaires (A), mais aussi pour lutter contre les
amnisties promulguées par les régimes qui ont succédé à ces juntes (B).
A. La devise de vérité comme cadre de résistance à la doctrine
de la sécurité nationale et aux disparitions forcées
La construction du droit à la vérité puise d’abord ses origines
historiques dans le contexte des disparitions forcées qui affectent la région
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surtout à partir des années soixante-dix : le concept se réfère avant tout à la
juridicisation d’un leitmotiv d’associations de familles de victimes qui
cherchent à retrouver leurs proches disparus sous les dictatures militaires.
Cette technique de répression des opposants politiques réels ou présumés
opère dans un vide juridique total, puisque les victimes sont arrêtées et
détenues dans la totale clandestinité. Les incriminations du phénomène sont
inexistantes tant dans les législations nationales que dans les traités. Les
droits et libertés publiques sont du reste suspendus. En arrière-fond
idéologique, la doctrine de la sécurité nationale défendue par les juntes dans
le contexte de la Guerre froide, légitime la disparition des « ennemis
intérieurs, éléments subversifs ou terroristes », leur torture et leur
élimination. Cette doctrine militaire, politique et sociale, légitime le rôle
croissant de l’armée et son alliance avec les secteurs conservateurs de la
société afin de garantir la « sécurité » à la nation.
Dans ce contexte, la demande de « vérité » formulée par les familles
de disparus porte sur le sort de leurs proches. Comme en attestent les
extraits suivants, cette devise est au centre de l’acte fondateur des Madres
de Plaza de Mayo en Argentine, qui publient en 1977 une tribune intitulée
« Pour un Noël en paix. Nous demandons uniquement la vérité » :
« À son Excellence Monsieur le Président, à la Cour suprême de
Justice, aux hauts-commandants des forces armées, à la junte militaire, aux
autorités ecclésiastiques, et à la presse nationale :
(…) À qui devons-nous nous adresser pour savoir la vérité sur le sort
de nos enfants ? Nous sommes l’expression de la douleur de centaines de

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Patricia Naftali R.I.E.J., 2015.75

mères et d’épouses de disparus. (…) La vérité que nous demandons est de


savoir si nos disparus sont en vie ou morts, et où ils se trouvent. (…) Nous
ne pouvons plus supporter la plus cruelle des tortures pour une mère, à
savoir l’incertitude sur le sort de ses enfants. Nous demandons pour eux une
procédure judiciaire afin que leur culpabilité ou leur innocence soit prouvée
et qu’ils soient jugés ou libérés en conséquence.
Nous avons épuisé tous les moyens pour trouver la vérité et c’est
pourquoi, aujourd’hui, nous requérons publiquement l’aide de toutes les
personnes bienveillantes qui chérissent réellement la vérité et la paix, et de
tous ceux qui croient authentiquement en dieu et au jugement final, auquel
8
personne ne pourra échapper » .
Aborder le problème des disparitions forcées sous l’angle de la
« vérité », à l’aide des registres humanitaires, moraux et religieux, présente
plusieurs avantages pour les familles de victimes. D’abord, celui de
dépolitiser la question de la légitimité de la violence d’État à l’égard des
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disparus : il s’agit de déplacer la focale de la victime directe (le disparu, dont
la qualité de victime est questionnée par la junte), à la victime indirecte ou
secondaire, celle de la famille laissée dans l’ignorance complète alors
qu’elle incarne « l’innocence absolue ». D’ailleurs, les Mères de la Place de
Mai insistent sur le caractère apolitique de leur lutte. La « vérité » offre ainsi
un cadre neutre et objectif qui les pare contre toute accusation de
subversion de la part du régime. En sollicitant ainsi un langage neutre qui
les éloigne à la fois de la doctrine de la sécurité nationale et des débats sur
la légitimité des coups d’État militaires, l’accent est mis sur la condition
tragique des familles et leur souffrance. Ensuite, la devise de « vérité »,
conjuguée aux slogans « Aparición con vida » et « ¿Dónde están ? »
permettent une montée en généralité de la cause des disparus, comme
l’illustre notamment le regroupement de quatorze associations de familles de
disparus nationales en une fédération latino-américaine transnationale
(FEDEFAM), ainsi que l’insertion de ces mouvements dans des réseaux
transnationaux d’activistes plus étendus. Ces nouvelles mobilisations
permettent ainsi de contourner les juntes et l’inertie de l’Église et des
institutions nationales, y compris judiciaires, en accédant à de nouveaux
espaces transnationaux de dénonciation et de contestation des disparitions
forcées, comme le Groupe de travail des Nations Unies sur les disparitions

8
La Nación, 5 octobre 1977, http://www.memoriaabierta.org.ar/materiales/solicitada1977.php.
Traduction personnelle.

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R.I.E.J., 2015.75 Le « droit à la vérité »

forcées ou involontaires (GTDFI), la Commission interaméricaine des droits


9
de l’homme, le Comité et la Sous-Commission des droits de l’homme .
La construction juridique du droit à la vérité va entrer en résonnance
avec ces mobilisations sociales, et notamment les registres religieux,
humanitaires et moraux convoqués. Par exemple, le Comité des droits de
l’homme traitera le problème des disparitions sous l’angle de l’interdiction de
faire subir aux familles toute torture, peine ou traitement cruel, inhumain ou
dégradant. C’est donc un droit des familles qui émerge dans la
jurisprudence. Parallèlement, les mobilisés vont s’appuyer sur le « droit de
savoir » le sort des personnes disparues et décédées, prévu en droit
international humanitaire par l’article 32 du Protocole additionnel I aux
Conventions de Genève de 1977, qui énonce comme principe général le
« droit qu’ont les familles de connaître le sort de leurs membres ». La
question de la « vérité » sera alors traitée à travers des projets
d’incrimination de la disparition forcée qui contiennent, parmi les éléments
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constitutifs du crime, le secret et le déni des autorités quant au sort du
10
disparu, ainsi que l’ignorance des familles . Ces mobilisations en faveur de
la cause des familles de disparus vont d’abord donner lieu à un cadre
11 12
normatif non contraignant en 1992, puis conventionnel au plan régional
et universel avec la convention internationale de 2006 qui reconnaît
13
expressément le droit à la vérité .
C’est toutefois à partir des années 1990, à l’intersection de deux
mobilisations distinctes, que la notion de « droit à la vérité » va
expressément pénétrer les juridictions : la cause des disparus et la lutte
contre l’impunité, qui déborde le cadre de la première, même si elles sont
intimement liées.

9
Voir not. M. KECK et K. SIKKINK, Activists Beyond Borders: Advocacy Networks in International
Politics, Ithaca/London, Cornell University Press, 1998.
10
Grupo de iniciativa por una Convención Internacional sobre la Desaparición Forzada de
Personas, La desaparición, crimen contra la humanidad: Jornadas sobre el Tratamiento
Jurídico de la Desaparición Forzada de Personas (Facultad de Derecho y Ciencias Sociales de
la Universidad Nacional de Buenos Aires, 24 y 25 de marzo de 1987), Buenos Aires, éd. APDH,
1987.
11
Assemblée générale des Nations Unies, Déclaration sur la protection de toutes les personnes
contre les disparitions forcées, 18 décembre 1992, A/RES/47/133.
12
Convention interaméricaine sur la disparition forcée de personnes, OEA, 9 juin 1994.
13
Article 24 (2) de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes
contre les disparitions forcées, 20 décembre 2006, UN Doc. A/RES/61/177 (entrée en vigueur
le 23 décembre 2010).

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Patricia Naftali R.I.E.J., 2015.75

B. Une ressource pour lutter contre l’impunité et les politiques


d’amnisties
Dans les années 1990, le droit à la vérité va être réclamé aux
successeurs des juntes dans des contextes de transition vers la démocratie,
accompagnés d’une généralisation des amnisties dans la région. Il s’agit
non plus uniquement de retrouver les disparus, mais aussi d’éclaircir les
violations graves de droits de l’homme commises sous les dictatures
passées dans le cadre de la lutte naissante contre l’impunité des
responsables de violations des droits de l’homme. Or, au Chili comme en
Argentine, les régimes qui succèdent aux juntes développent la théorie des
« torts équivalents » pour légitimer les mesures d’amnistie et de grâce qui
bénéficient aux membres des forces armées et de police : selon cette
doctrine, tant le terrorisme d’État que le terrorisme des guérillas d’extrême
gauche seraient moralement responsables des atrocités commises sous les
régimes militaires. Autrement dit, les coups d’État ayant amené les militaires
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au pouvoir auraient été une réponse à la violence des guérillas d’extrême
gauche, ce qui les légitimerait en partie.
Ces doctrines des torts partagés, qui avalisent une certaine lecture
historique des faits, sont d’autant plus efficaces qu’elles sont reprises par les
nouveaux présidents qui se sont opposés aux juntes sous la dictature. Au
Chili, la doctrine Aylwin prône la justice « dans la mesure du possible »,
tandis qu’en Argentine, les régimes d’Alfonsin puis de Menem convoquent la
« théorie des deux démons » pour justifier des programmes de poursuites
sélectives à l’encontre des deux camps, puis la mise à l’écart de la justice
14
pénale. Ces idéologies sous-tendent ainsi les « politiques de pardon » et
de réconciliation dans la région qui favorisent les amnisties. En outre, le droit
international n’interdit pas expressément les amnisties et les encourage
15
même dans les conflits armés internes à la fin des hostilités . Pour justifier
les lois d’amnisties dans la région, les Cours constitutionnelles invoquent
16
tantôt le droit international, tantôt la séparation des pouvoirs . Enfin, ces
politiques d’amnistie empêchent l’émergence d’un discours alternatif en
faveur de procès pénaux contre les anciens agents de l’État en stigmatisant
les victimes de la répression militaire et en entretenant la méfiance d’une
partie de l’opinion publique à leur égard.

14
S. LEFRANC, Politiques du pardon, PUF, Paris, 2002.
15
Article 6 (5) du Protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1949 relatif à la
protection des victimes de conflits armés non internationaux du 8 juin 1977.
16
N. ROHT-ARRIAZA et L. GIBSON, « The Developing Jurisprudence on Amnesty », H.R.Q., vol.
20, 1998, p. 843-885.

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R.I.E.J., 2015.75 Le « droit à la vérité »

Dans ce contexte, plusieurs activistes vont voir dans le « droit à la


vérité » un nouveau répertoire discursif pour ressaisir les juridictions
pénales, tout en prétendant ne pas vouloir remettre en cause les amnisties.
Ainsi, l’existence d’un droit à la vérité justiciable va pour la première fois être
revendiquée devant les tribunaux argentins dans les affaires Mignone et
17
Lapaco , par des parents de disparus qui allèguent qu’indépendamment de
la condamnation des responsables, rendue impossible par les amnisties,
l’État conserverait l’obligation, vis-à-vis des familles et de la société,
d’enquêter sur chaque cas de disparition.
De ce point de vue, l’invocation d’un droit à la vérité construit à partir
d’arguments religieux et naturalistes, mais aussi tirés du droit interaméricain
des droits de l’homme, permet aux acteurs de dépassionner le débat sur
l’amnistie et la sanction des responsables, tout en échappant à l’accusation
de « revanchisme » liée à leur parcours militant ou à celui de leurs enfants
disparus.
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À cet égard, le passage par la cause des droits de l’homme, et en
particulier du droit à la vérité, permet une dépolitisation apparente des
engagements militants des protagonistes de l’affaire, tout en leur permettant
de prolonger leur activisme sous la forme d’un autre combat.
D’abord, l’intérêt des acteurs pour une dépolitisation apparente de la
cause doit se comprendre au regard du fait qu’en Amérique latine, la
défense de causes d’intérêt général par les avocats est surtout liée à un
18
engagement politique de haut niveau . Le parcours des protagonistes
témoigne de ce passé militant. Plusieurs résistants aux juntes ont un passé
politique militant à propos duquel ils restent discrets sous la transition, ce
que permet leur engagement dans la cause des droits de l’homme. Ainsi, le
requérant dans la première des deux affaires mentionnées ci-dessus, Emilio
Mignone, figure éminente des droits de l’homme et personnalité médiatique
19
internationale, est un péroniste convaincu et un proche de Juan Perón .
Sous la dictature, il fonde le Centre d’Études Juridiques et Sociales (CELS),
une ONG active dans les requêtes d’habeas corpus pour les parents de

17
Centro de Estudio Sociales y Legales, « Reclamo judicial por derecho a la verdad - Casos
Mignone y Lapacó », disponible sur :
http://www.cels.org.ar/agendatematica/?info=detalleDocF&ids=11&lang=es&ss=41&idc=593 ;
M. ABREGU, « La tutela judicial del derecho a la verdad en la Argentina », Revista IIDH, vol. 24,
1996, p. 11-48.
18
Y. DEZALAY et B. GARTH, La Mondialisation des guerres de palais, Paris, Seuil, 2002, p. 208.
19
I. GUEST, Behind the Disappearances: Argentina’s Dirty War Against Human Rights and the
United Nations, Pennsylvania, Pennsylvania University Press, 1990, p. 16 et 452-453.

146
Patricia Naftali R.I.E.J., 2015.75

20
disparus, et il devient informateur du GTDFI , ce qui lui vaudra d’être
21
emprisonné . Il s’est par ailleurs explicitement opposé aux amnisties dès
22
1985 , tout comme Juan Méndez, ancien avocat argentin emprisonné pour
avoir défendu la cause des syndicalistes, qui soutient la requête à titre
d’amicus curiae pour Human Rights Watch/America qu’il dirige depuis son
23
exil forcé . Enfin, Horacio Verbitsky, le journaliste qui a révélé les
24
confessions d’Adolfo Scilingo sur les « vols de la mort » , est également
membre du CELS et ancien membre de l’organisation des Montoneros, la
guérilla urbaine péroniste d’extrême gauche active dans les années 1970.
Carmen Lapacó, requérante dans la seconde affaire, est quant à elle co-
fondatrice des Mères de la Place de mai. Or, les Madres elles-mêmes
cachent le plus souvent l’engagement militant de leurs enfants dans les
25
organisations de jeunesse universitaire péronistes , des antennes
régionales des Montoneros chargées de recruter des guérilleros dans les
universités. Les requérants dans les affaires Mignone et Lapacó se gardent
26
d’ailleurs d’évoquer le passé militant de leurs filles disparues et les
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27
présentent comme une « catéchiste » et une « étudiante » .
Ce faisant, derrière l’utilisation du registre a priori neutre de la
« vérité », il s’agit bien de contester les effets des amnisties et la théorie des
torts équivalents. En centrant la demande sur l’obligation d’élucider le sort
de chaque disparu, c’est indirectement la thèse du terrorisme d’État que les
requérants entendent bien mettre à jour et replacer au cœur du débat public.
La vérité demandée, à savoir une vérité judiciaire individualisée, à travers la
réouverture d’enquêtes pénales, est bien un euphémisme politique pour une
demande de justice qui sanctionne. Dans cette optique, l’argumentaire
consistant à réclamer la vérité indépendamment de la punition des
20
A. M. CLARK, Diplomacy of conscience: Amnesty International and changing human rights
norms, Princeton, N.J., Princeton University Press, 2001, p. 87.
21
I. GUEST, op. cit., supra n.19, p. 272-274.
22
E. MIGNONE, C. ESTLUND et S. ISSACHAROFF, « Dictatorship on Trial: Prosecution of Human
Rights Violations in Argentina », Yale J. of Int'l L., vol. 10, 1985, p. 118, n.37.
23
HUMAN RIGHTS WATCH/J. MENDEZ & BROWN, Amnesty Laws in the Southern Cone: Argentina,
Uruguay, Chile, déc. 1989, p. 3.
24
H. VERBITSKY, The Flight: Confessions of an Argentine Dirty Warrior, trad. Esther Allen, New
York, The New Press, 1996.
25
N. TAHIR et M. FRANCO, « Associations de victimes, terrorisme d’État et politique dans
o
l’Argentine de 1973 à 1987 », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 105, 2010, n 1, p.
185‑198.
26
Entretien de Marta Sacco avec Carmen Lapacó, « Three Women and a flower », 2004,
disponible sur Arte Una, http://www.arteuna.com/RRF/entrevistas.htm (consulté le 4/6/2014).
27
Pour approfondir cet aspect, voir P. NAFTALI, « “Toute la vérité, rien que la vérité” ? Les
mobilisations du « droit à la vérité » dans les affaires Mignone et Lapacó en Argentine », in
J. Allard et al. (dir.), La vérité en procès. Les juges et la vérité politique, Paris, LGDJ, coll.
« Droit et Société » 2014, p. 73-93.

147
R.I.E.J., 2015.75 Le « droit à la vérité »

responsables, est plus ambigu qu’il n’y paraît. Au contraire, il est très
stratégique : les acteurs sont motivés par la volonté de récolter des preuves
des crimes dénoncés en amenant les militaires à se « confesser » dans
28
l’arène judiciaire . Ils demandent à cet effet une vérité sur l’identité des
29
auteurs de disparitions, ce qui laisse présager de leur utilisation ultérieure .
Les affaires Mignone et Lapacó, connaîtront une internationalisation
(à travers un règlement amiable auprès de la Commission interaméricaine),
puisque les cours argentines accepteront de reconnaître l’existence d’un
droit à la vérité, mais en refusant toutefois de le garantir par une obligation
30
de mener des enquêtes pénales . L’action donnera finalement lieu à des
« procès pour la vérité » qui vont générer des preuves sur les crimes
31
commis par le régime de Videla . Elle relancera aussi le débat public sur le
terrorisme d’État, notamment en provoquant la confession de militaires et la
reconnaissance publique, par le Général Balza, de la responsabilité
32
institutionnelle de l’armée dans la politique de disparitions forcées . Au-delà
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de l’Argentine, l’idée du droit à la vérité va faire son chemin dans le contexte
de la lutte contre l’impunité tant dans le sens d’une obligation minimale de
vérité sur les circonstances dans lesquelles des crimes de masse ont été
33
commis dans le passé , que dans le sens d’une forme de justice rétributive,
puisque la Cour interaméricaine des droits de l’homme reconnaîtra ce
concept au sein du « droit à la justice », et invalidera les amnisties couvrant
des violations graves de droits de l’homme dès 2001 à travers une
34
jurisprudence inédite .
Dans le cas de la cause des disparus comme de la lutte contre
l’impunité, le droit à la vérité est ainsi inventé par les victimes des dictatures
en Amérique latine comme une ressource pour dépolitiser des causes en
partie militantes et susceptibles d’être décrédibilisées comme étant
partisanes. Ces mobilisations tentent un pari : contourner des fractures

28
M. ABREGU, op. cit., supra n.17.
29
N. ROHT-ARRIAZA, The Pinochet Effect: Transnational Justice in the Age of Human Rights,
Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2006.
30
Voir P. NAFTALI, « “Toute la vérité, rien que la vérité” ? », op. cit., supra n.27, p. 73-93.
31
Voir not. E. MACULAN, « Prosecuting International crimes at National Level: Lessons from the
Argentine “Truth-Finding Trials” », Utrecht Law Review, 2012, vol . 8, n° 1, p. 106-121.
32
Déclaration de Martín Balza durant l’émission télévisée Tiempo Nuevo, 25 avril 1995,
disponible à l’adresse :
http://www.desaparecidos.org/nuncamas/web/document/militar/balza95.htm (consulté le
20/10/2014).
33
L. JOINET, « L’administration de la justice et les droits de l’homme des détenus. Question de
l’impunité des auteurs des violations des droits de l’homme (civils et politiques) »,
E/CN.4/Sub.2/1997/20/Rev.1, 2 octobre 1997.
34
Chumbipuma Aguirre et autres (Barrios Altos) c. Pérou, arrêt au fond du 14 mars 2001, série
C n° 75, et arrêt sur les réparations, 30 novembre 2001, série C n° 87.

148
Patricia Naftali R.I.E.J., 2015.75

idéologiques irréconciliables qui empêchent de penser les disparitions


forcées ou l’impunité comme un problème de société. Toutefois, si les
victimes des dictatures participent à la construction du droit à la vérité de
plusieurs manières, elles n’y attribuent pas nécessairement le même sens.

2. Le « droit à la vérité », un outil de démobilisation des victimes


d’Amérique latine ?

Si le droit à la vérité a été une ressource pour les victimes de


dictatures d’Amérique latine, ses développements et ses réappropriations
ont aussi pu avoir l’effet de démobiliser les victimes dans certaines causes.
Notamment, l’effet de dépolitisation apparente des causes exploré
précédemment, lié à la juridicisation de luttes sociales, a pu jouer comme
une arme à double tranchant. L’exemple de l’implosion du mouvement des
Mères de la Place de Mai illustre les effets controversés de trois types de
« politiques de vérité » mises en place par les gouvernements de transition
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d’Amérique latine en réponse aux mobilisations sociales pour le droit à la
vérité : les politiques d’exhumations et de deuil (A), de réparation (B) et
enfin, de pardon et de réconciliation (C), dont le point commun est de
produire une vérité centrée sur toutes les victimes du conflit, et non les
auteurs de violations des droits de l’homme. Ces exemples, caractéristiques
des tensions entre vérité, justice et réparation dans les scénarios de l’après-
conflit, permettent d’illustrer comment le droit à la vérité peut également
apparaître comme une contrainte pour ceux qui le mobilisent, en raison de la
concurrence qui se joue autour de sa définition et ses paramètres.
A. Les politiques d’exhumation : une vérité scientifique centrée
sur la mort des victimes
La première tension porte sur les politiques d’exhumations des corps
des disparus. Au départ, on l’a vu, le droit à la vérité sur le sort des disparus
signifiait pour leurs familles, la volonté de les retrouver vivants. Or, certains
groupes comme les Grands-mères de la Place de Mai (Abuelas) font appel à
des anthropologues et généticiens américains de l’American Association for
the Advancement of Science dès 1984 pour établir la preuve de la
naissance de leurs petits-enfants dont elles soupçonnent la mise en
35
adoption illégale . Après la chute des généraux, Alfonsin y aura aussi
recours pour tenter d’identifier les restes humains exhumés dans les fosses
communes, afin d’assister le travail de la Commission nationale sur les

35
R. ARDITTI, Searching for Life: The Grandmothers of the Plaza De Mayo and the Disappeared
Children of Argentina, Berkeley, University of California Press, 1999, p. 76-78.

149
R.I.E.J., 2015.75 Le « droit à la vérité »

disparus (CONADEP) et de remettre les dépouilles à leurs familles. Clyde


Snow formera l’équipe argentine d’anthropologie médico-légale (EAAF), la
première ONG dédiée à l’analyse de l’identification des restes humains de
victimes. Au droit à la vie des disparus, réclamé et espéré par les familles,
seule la brutale réalité du droit au deuil est ainsi envisageable : plutôt qu’un
droit des familles de retrouver leurs proches disparus vivants, un droit de
retrouver leurs ossements, ici interprété comme leur droit de connaître une
vérité scientifique sur les circonstances de leur mort.
Toutefois, la frange dissidente des Mères de la Place de Mai menée
par Hebe de Bonafini s’est vivement opposée au cadre politique dans lequel
ces exhumations s’inscrivaient. L’une d’elles expliquait sa position en ces
termes :
« The exhumations were another part of the government’s strategy.
It’s very difficult for a mother who has received the remains of her child to go
on fighting. […] The bones don’t interest us. What are we going to do with
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the bones ? To receive the bodies before knowing who is responsible is a
form of punto final all the more injust when you consider how many mothers
will never receive the bodies – all those who were thrown into the sea by the
navy and air force, dynamited, incinerated, who are never going to be
36
found. Exhumations have nothing to do with justice » .
La critique sous-jacente des politiques d’exhumations est claire : ces
politiques brisent le collectif et reviennent à faire taire les familles dont on
37
attend à présent qu’elles fassent leur deuil en privé . En ce sens, elles sont
une stratégie de division et de démobilisation des victimes car elles invitent
les parents de disparus à la résignation, au repli dans la sphère privée, et à
l’abandon du combat des familles pour connaître l’identité des responsables
de la mort de leur enfant.
Autrement dit, le droit des morts à une sépulture digne, autrefois
invoqué par les Mères sous la dictature, est ici rejeté parce que les
exhumations, telles que mises en œuvre par le gouvernement, s’inscrivent
non seulement dans une politique d’impunité des criminels, mais aussi dans
une stratégie de désolidarisation des victimes et de traitement inéquitable
envers les mères qui ne pourront jamais récupérer la dépouille de leur
enfant.

36
Entretien avec Beatriz de Rubenstein in Mothers of the Disappeared, J. FISHER, South End
Press, 1989, p. 129.
37
In « Breve historia », site des Madres de Plaza de Mayo. Voir aussi la conférence prononcée
par Hebe de Bonafini le 6 juillet 1988 à Buenos Aires, in Résister c’est vaincre, Madres de la
ème
Plaza de Mayo, Baiona, Gatuzain, 2 éd., p. 41.

150
Patricia Naftali R.I.E.J., 2015.75

Nonobstant ces critiques, le droit de connaître le sort du disparu à


travers des techniques médico-légales deviendra une mobilisation
particulière du droit à la vérité. L’Argentine a été le premier terrain
d’expérimentation de la science médico-légale appliquée aux violations
massives des droits de l’homme depuis Nuremberg et va marquer le début
de la spécialisation d’un savoir-faire qui s’exportera après en Amérique
latine, où de nombreux gouvernements auront aussi recours à des experts
en « science forensique » pour effectuer des exhumations déconnectées du
cadre judiciaire, et bien au-delà. L’anthropologie médico-légale appliquée
aux droits de l’homme devient à partir des années 1990 un champ
d’expertise spécialisé et un lobby important auprès de l’ONU pour
institutionnaliser les pratiques qui le définissent, notamment au nom du «
droit à la vérité » des familles de victimes. Depuis, l’EAAF est devenue l’une
des promotrices du « droit à la vérité » à l’échelle internationale et est
intervenue sur plusieurs terrains d’atrocités en Amérique latine et ailleurs
(Bosnie-Herzégovine, Timor Oriental, etc). Les mobilisations
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professionnelles pour l’institutionnalisation internationale de ce champ ont
en outre convergé avec d’autres mobilisations humanitaires plus anciennes,
portées notamment par le CICR, sur les situations de personnes disparues.
B. Les politiques de réparation et de mémoire : une vérité
symbolique
Les politiques mémorielles et orientées vers la réparation des
violations constituent le deuxième type de politiques aujourd’hui visées par
le droit à la vérité. Le développement normatif de ce dernier a en effet été
intégré tant par les organes onusiens de droits de l’homme, que par les
cours dans leur jurisprudence, comme faisant partie du « droit à la
38
réparation » . Ainsi, la Cour interaméricaine, au titre de réparation et de «
droit à la vérité », condamne parfois les États à présenter leurs excuses à
certaines catégories de victimes, à publier des extraits de leur condamnation
ou à reconnaître officiellement la responsabilité de l’État dans la commission
de crimes.
L’Argentine est à nouveau le premier pays de la région à mettre en
œuvre un programme de réparations. La CONADEP prévoyait des
réparations symboliques et économiques en faveur des familles de disparus
39
uniquement . Or, en Argentine, mais aussi au Chili et en Uruguay, les
réparations ont été perçues par certaines associations de famille comme

38
Commission des droits de l’homme (« Principes Van Boven/Bassiouni »), résolution 2005/35
du 19 avril 2005, Doc. UN E/CN.4/RES/2005/35.
39 ème
CONADEP, rapport Nunca más, Buenos Aires, Eudeba, 2 éd., p. 477.

151
R.I.E.J., 2015.75 Le « droit à la vérité »

une transaction destinée à museler leurs demandes de vérité (« dinero de


40
sangre ») . Ceci est d’autant plus vrai que l’octroi de réparations fut
conditionné à l’acceptation de lois de présomption de décès des disparus
qui avaient des effets en matière de prescription de l’action pénale. En outre,
en Argentine, le contexte de déploiement politique des lois de réparation
accompagne de fait les amnisties et les grâces, donnant l’impression de
vouloir calmer les appels aux procès : la loi dite du « point final » est
accompagnée de mesures réparatrices mémorielles, et les lois de réparation
de Menem sont concomitantes des décrets de grâce qui libèrent les
41
généraux de prison .
La réception des politiques d’exhumations, mais aussi de réparations,
provoque dès lors un schisme dans l’association des Mères en 1986. Tandis
que sa « ligne fondatrice » se montre conciliante par rapport aux politiques
de réparations d’Alfonsín, l’autre faction dissidente refuse tout compromis
avec le gouvernement, comme en témoigne son nouveau manifeste intitulé
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Nuestras consignas :
« Nous [Les Mères de la Place de Mai] n’acceptons pas qu’un prix
soit donné à la vie... [nous] refusons les réparations économiques et
affirmons que seule la vie vaut la vie… ce qu’il faut réparer avec la justice ne
peut pas se réparer avec de l’argent… Nous refusons les hommages
posthumes. Nous refusons les plaques et les monuments parce que cela
revient à enterrer les morts… les hommages posthumes servent uniquement
à ce que ceux qui garantissent l’impunité puissent aujourd’hui se laver les
42
mains… » .
Comme on le voit dans ce document fondateur de la nouvelle faction
des Mères, celles-ci rejettent les politiques de réparation, même
mémorielles, au motif qu’elles constituent des politiques d’oubli, tout en étant
inadéquates, insultantes pour la dignité humaine et abusives vis-à-vis des
personnes défavorisées et dès lors plus tentées de les accepter. « [We]
reject any force that wants to bribe us... we insist that the murderers must be
43
put in prison. This is our principal aim », déclare Hebe de Bonafini .

40
M. J. GUEMBE, « Economic Reparations for Grave Human Rights Violations : The Argentinean
Experience », in The Handbook of Reparations, P. De Greiff (éd.), Oxford, Oxford University
Press, 2008, p. 37 ; R. ARDITTI, op. cit., supra n.35, p. 40.
41
C. MOON, « “Who’ll Pay Reparations on My Soul?” Compensation, Social Control and Social
o
Suffering », Social & Legal Studies, vol. 21, 2012, n 2, p. 187‑199.
42
Le document original est disponible sur le site de l’organisation des Madres de Plaza de
Mayo à l’adresse http://www.madres.org/navegar/nav.php?idsitio=5&idcat=32&idindex=25.
Traduction personnelle.
43
H. de BONAFINI, The Madres de Plaza de Mayo (Argentina), Résister c’est vaincre, 1990,
ème
Baiona, Gatuzain, 2 éd., p. 42.

152
Patricia Naftali R.I.E.J., 2015.75

Lorsque les recommandations des commissions de vérité et de


réconciliation (CVR) en matière d’octroi de réparations ne sont pas
44
simplement ignorées par les gouvernements , les réparations, y compris
symboliques, visant à « honorer la mémoire » des victimes ne font donc pas
l’unanimité au sein des associations de familles de victimes dans les pays
du cône sud, notamment parce qu’elles sont perçues comme un moyen
d’entériner le décès d’un proche dont les familles attendent encore la preuve
ou les explications. En ce sens, elles apparaissent comme un instrument de
45
contrôle social de l’État , substituant à une responsabilité individuelle et
pénale des criminels, une responsabilité étatique globale et abstraite. Tout
en démobilisant les mouvements sociaux réclamant justice et
éventuellement réparation comme corollaire d’une demande judiciaire, les
politiques de réparation administratives fragmentent les demandes des
victimes, les classent en catégories éligibles et non éligibles, et suscitent la
controverse au sein de populations déjà fragilisées de par leur
exposition – directe ou indirecte – au terrorisme d’État, et partant, à la
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précarité.
C. Les commissions de vérité : une vérité officielle affranchie de
tout contexte pénal
La troisième politique de « vérité » controversée qui constitue une
réponse commune des gouvernements post-dictatoriaux en Amérique latine
aux mobilisations pour le droit à la vérité, concerne la mise en place de
CVR, au nombre de quatorze dans la région. Ces commissions d’enquête
ad hoc temporaires, composées de personnalités de la société civile, ont
46
pour mission l’établissement d’une vérité « officielle » , voire
47
« historique » sur le conflit. Opérant en dehors du système judiciaire, les
CVR ne produisent que des recommandations à l’égard de l’exécutif et n’ont
le plus souvent pas de mandat pour nommer des responsabilités
individuelles : ainsi, la vérité porte sur les faits ayant entraîné le conflit, le
type de victimes, ainsi que la responsabilité morale, politique et

44
A. SEGOVIA, « The Reparations Proposals of the Truth Commissions in El Salvador and Haiti:
a History of Non-Compliance », in P. De Greiff (éd.), op. cit., supra. n.40, p. 154-176.
45
C. MOON, op. cit., supra n. 41.
46
Par exemple, Paraguay, loi n° 2225, art. 2, f) dispose parmi ses objectifs « f) la contribution à
l'établissement de la vérité de manière officielle, ce qui implique d'établir la responsabilité
morale et politique de l’État ».
47
Guatemala, Article 10 de la Ley de reconciliacion nacional qui crée la Commission de
clarification historique, promulguée le 27 décembre 1996 (chargeant la Commission de « mettre
au point des moyens visant à permettre de connaître et de reconnaître la vérité historique sur la
période du conflit armé interne, afin d’éviter que de tels faits ne se reproduisent »).

153
R.I.E.J., 2015.75 Le « droit à la vérité »

institutionnelle de l’État dans la commission des abus, au détriment de celle


des responsabilités individuelles.
Ainsi, la mise en place de CVR traduit le plus souvent, de la part des
gouvernements, l’absence de volonté politique pour traduire en justice les
responsables présumés des violations des droits de l’homme. Les CVR vont
48
d’ailleurs le plus souvent de pair avec des amnisties de fait ou de droit .
L’exemple récent du Brésil est frappant, puisqu’une CVR fut proposée en
septembre 2011 comme réponse à la condamnation de ce pays par la Cour
interaméricaine pour le maintien de sa loi d’amnistie qui protège toujours les
49
militaires de l’ancienne dictature (1964-1985) de toute poursuite pénale . Ici
encore, la critique des Mères à l’encontre de la CONADEP illustre
l’impossibilité d’extraire ces dispositifs de leur usage politique. Ainsi, Carmen
de Guede déclare :
« CONADEP served to waste a year. This Commission did nothing
more than reproduce all the information the human rights organizations
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already had. It collected together all this evidence on the kidnappings and
disappearances, put it into a file and presented it to Alfonsín. Alfonsín gave it
to the Minister of the Interior who returned it to the army. So after a whole
year which CONADEP wasted, it ended up with the military, so it ended up
50
in the rubbish » .
L’absence de suivi des recommandations de la CONADEP soulève le
problème de l’impuissance des CVR en l’absence de volonté politique,
même lorsqu’elles produisent des effets d’autonomie. Cette critique est
d’ailleurs liée à l’opposition initiale des Mères à la création de la CONADEP,
parce qu’elles souhaitaient une commission parlementaire d’enquête bi-
camérale, composée de personnes politiquement responsables devant leurs
électeurs.
Plus généralement, l’insistance sur la souffrance des victimes, quel
que soit leur camp politique, permet aux gouvernements comme aux CVR
de promouvoir la reconnaissance des faits plutôt qu’une justice rétributive
51
orientée vers la sanction pénale des responsables . Perçues comme des

48
L. MALLINDER, Amnesty, Human Rights and Political Transitions: Bridging the Peace and
Justice Divide, Oxford, Hart Publishing, 2008.
49
« Brésil : enquête sur les crimes de la dictature mais amnistie maintenue », L’express, 6
septembre 2011, http://www.lexpress.fr/actualites/1/monde/bresil-enquete-sur-les-crimes-de-la-
dictature-mais-amnistie-maintenue_1027539.html (consultée le 28/6/2014).
50
J. FISHER, Mothers of the Disappeared, Cambridge, South End Press, 1989, p. 131-132.
51
S. LEFRANC, « Quand les sciences sociales inspirent la bonne conduite des litiges sur le
passé… La dépolitisation des politiques de l’après-violence politique », in Penser le politique en
Amérique latine. La recréation des espaces et des formes du politique, N. Borgeaud-Garcianda,
B. Lautier et R. Penafiel (dir.), Paris Karthala, 2009, p. 124.

154
Patricia Naftali R.I.E.J., 2015.75

52
substituts à la justice pénale en Amérique latine , les CVR ont d’ailleurs été
désavouées par une partie du mouvement international des droits de
l’homme qui préférait miser sur la création de la Cour pénale internationale
53
pour lutter contre l’impunité . Ce faisant, ces dispositifs de vérité ont
popularisé le paradigme du pardon et de la réconciliation en reprenant à leur
compte les rhétoriques des gouvernements latino-américains, mais en les
relégitimant à l’aune d’arguments moraux centrés sur la valorisation de la
54
victime dans ces procédés . La promotion du principe des CVR comme
modèle supérieur à la justice rétributive, grâce aux vertus « cathartiques »
de la « vérité » pour les victimes, est surtout le fait de l’archevêque
55
Desmond Tutu qui présida la CVR sud-africaine , de praticiens-théoriciens
56
qui ont siégé dans ces instances et de chercheurs en sciences humaines
qui tentent d’appliquer la justice restauratrice au paradigme de la transition
57
politique caractérisée par un contexte de crimes de masse . Cette
valorisation des CVR a eu pour effet de délégitimer les revendications plus
58
radicales de victimes centrées sur la justice rétributive , disqualifiées
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comme relevant du « ressentiment » et de la « vengeance privée ».
La reformulation des CVR comme dispositifs incarnant une justice
restauratrice et thérapeutique pour les victimes a permis leur dépolitisation,
dans la mesure où elles n’ont plus été associées aux politiques d’impunité
des gouvernements qui les mettaient en place. Cette nouvelle moralité s’est
doublée d’une nouvelle légitimité juridique, puisque les Nations Unies
reconnaissent désormais les CVR comme dispositifs privilégiés pour mettre
59
en œuvre la dimension collective du droit à la vérité . Par ailleurs, à la
lumière de ces évolutions et de ces déplacements, les CVR ont été

52
R. BRODY, « Justice: The First Casualty of Truth? », The Nation, 30 avril 2001.
53 o
J. TEPPERMAN, « Truth and Consequences », Foreign Affairs, vol. 81, 2002, n 2, p. 128‑145.
54
S. LEFRANC, « La professionnalisation d’un militantisme réformateur du droit : l’invention de la
justice transitionnelle », Droit et Société, 2009, vol. 73, p. 561-590.
55
D. TUTU, Il n’y a pas d’avenir sans pardon, trad. A. Deschamps et J. Deschamps, Paris, Albin
Michel, 2000.
56
J. ZALAQUETT, « Confronting Human Rights Violations Committed by Former Governments:
Applicable Principles and Political Constraints », Hamline Law Review, 1990, vol. 13, p. 623 ; A.
BORAINE, A Country Unmasked: Inside South Africa’s Truth and Reconciliation Commission,
Oxford University Press, 2001.
57
P. HAYNER, Unspeakable Truths: Confronting State Terror and Atrocity, 1st éd., Routledge,
2002 ; M. MINOW, Between Vengeance and Forgiveness: Facing History after Genocide and
Mass Violence, Beacon, 1999 ; H. ZEHR, The Little Book of Restorative Justice, Intercourse, PA,
Good Books, 2002.
58
R. WILSON, op. cit., supra n.2, p. 28.
59
Haut-Commissariat des droits de l’homme aux Nations Unies, « Étude sur le droit à la vérité
», 8 février 2006, E/CN.4/2006/91.

155
R.I.E.J., 2015.75 Le « droit à la vérité »

60
requalifiées en instruments de lutte contre l’impunité , et figurent parmi les
modèles de pacification des conflits prônés par les Nations Unies et la
Banque mondiale dans les pays qui sortent de conflits. La concurrence entre
les CVR et les juridictions pénales, nationales ou international(isé)es, a ainsi
fait place à une relation de « complémentarité » entre vérité collective et
vérité judiciaire individualisée.
Pourtant, les CVR continuent à légitimer le paradigme du pardon et de
la réconciliation, et partant, à être utilisées de manière ambivalente par
rapport à l’impunité. Deux exemples illustrent les tensions qui continuent à
traverser la construction normative du droit à la vérité et montrent que ce
dernier a été invoqué tant pour délégitimer des amnisties, que pour les
légitimer en rappelant les vertus des politiques de pardon.
Le premier exemple est tiré de la négociation au sein du groupe de
travail chargé de rédiger le texte de la Convention internationale contre les
disparitions forcées entre 2001 et 2005 à Genève. Pour les associations de
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familles de disparus et plusieurs ONG de droits de l’homme, le projet de
convention est apparu comme une opportunité historique pour interdire
expressément les amnisties pour les auteurs de disparitions. Et ce d’autant
plus que l’article 18(1) de la Déclaration de l’Assemblée générale des
Nations Unies de 1992 prévoyait déjà que « [l]es auteurs et les auteurs
présumés d’actes [de disparition forcée] ne peuvent bénéficier d’aucune loi
d’amnistie spéciale ni d’autres mesures analogues qui auraient pour effet de
les exonérer de toute poursuite ou sanction pénale ». Cette vision se heurte
à celle des délégations américaine, algérienne et sud-africaine, qui
soutiennent que les amnisties sont « parfois nécessaires dans les processus
61
de réconciliation nationale » . Celles-ci mettent en avant le droit à la vérité
pour protéger les intérêts des personnes repentantes qui « confesseraient »
la vérité, en leur donnant droit à une réduction de peine, voire une
exonération de peine. À l’opposé, la délégation costaricaine vantera les
bienfaits des procès pénaux pour la réconciliation sociale en invoquant
« l’expérience du pays dans lequel les commissions réconciliation et
vérité n’ont pas garanti aux victimes leur droit à la vérité, ce qui a engendré

60
D. ORENTLICHER, « Ensemble de principes actualisé pour la protection et la promotion des
droits de l’homme par la lutte contre l’impunité. Additif », Nations Unies, Conseil économique et
social, E/CN.4/2005/102/Add.1, 8 février 2005 ; SECRETARIAT GENERAL DES NATIONS UNIES
(K. ANNAN/ICTJ), « Rétablissement de l’état de droit et administration de la justice pendant la
période de transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant d’un conflit », 3 août
2004, S/2004/616.
61
Sous-commission des droits de l’homme, Groupe de travail inter-sessions chargé de rédiger
ème
un projet d’instrument normatif contre les disparitions forcée (ci-après, GTI), rapport de la 2
session, Genève, § 76 et compte rendu informel de la 1ère session, 13 janvier 2003, p. 34.

156
Patricia Naftali R.I.E.J., 2015.75

62
des violences » . C’est à l’issue de ces débats sur la lutte contre l’impunité
que surgit l’idée d’inscrire dans le texte le « droit à la vérité » comme
concession aux victimes, en contrepoids au maintien de la possibilité
d’accorder des amnisties, puisque l’article 7 du deuxième projet de
convention était formulé de la sorte :
« Tout État partie s’assure que les mesures de grâce, d’amnistie et
les autres mesures analogues dont peuvent bénéficier les auteurs ou les
personnes soupçonnées d’avoir commis une disparition forcée, n’aient pas
pour effet d’empêcher l’exercice d’un recours effectif pour l’obtention d’une
réparation. Est notamment garanti, en toute circonstance, le droit d’obtenir
des informations exactes et complètes sur le sort des personnes
63
disparues » .
Les « droits à la vérité et à la réparation » sont ainsi présentés
comme un compromis en faveur des victimes, entre la nécessité de lutter
contre l’impunité et les mesures de réconciliation nationale. Cette logique de
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troc entre le « droit à la justice » d’une part, et les « droits à la vérité et à la
réparation », d’autre part, sera d’ailleurs dénoncée publiquement par les
associations de familles de disparus et les ONG internationales qui décrient
l’article 7 du projet de convention comme un « affront aux victimes, pour qui
le droit à la justice est aussi important que le droit à la vérité et à la
64
réparation » . Finalement, en l’absence de consensus, toute référence aux
amnisties sera supprimée, tandis que la référence au « droit à la vérité »
sera maintenue dans les droits des victimes. Cet exemple montre la
neutralisation mutuelle de mobilisations du « droit à la vérité » divergentes
quant à la question de l’amnistie, puisque les deux camps abandonneront
l’idée de réglementer l’amnistie dans la convention.
Le second exemple concerne la manière dont les experts du Groupe
de travail sur les disparitions forcées ou involontaires tenteront de réconcilier
ces visions divergentes du « droit à la vérité ». Peu après l’adoption finale de
la Convention précitée, le Groupe de travail adopte une observation
générale qui explicite dans quelle mesure les amnisties sont légalement
acceptables : d’un côté, elle déclare toute amnistie incompatible avec

62 ème
Liste « disparitions forcées » coordonnée par la FIDH, compte-rendu informel de la 2
session, séance du 21 janvier 2004, p. 54.
63 er
GTI, deuxième projet de texte, 1 décembre 2003, E/CN.4/2004/WG.22/WP.1/Rev.1, p. 4.
C’est moi qui souligne. Ce « droit d’obtenir des informations… » est présenté comme équivalent
ème
au « droit à la vérité » lors des débats oraux. Voir compte rendu informel de la 2 session,
séance du 14 janvier 2004, p. 17.
64
Communiqué de presse conjoint (dont AI, CIJ, HRW, FIDH, FEDEFAM et AFAD) du 16
janvier 2004, http://www.fidh.org/Neuf-organisations-expriment-leur-vive?envoi=1 (c’est moi qui
ème
souligne) ; Compte rendu informel de la 2 session, p. 33, et du 19 janvier, p. 38.

157
R.I.E.J., 2015.75 Le « droit à la vérité »

l’article 18 de la Déclaration de l’Assemblée générale des Nations Unies


lorsqu’elle a pour effet de « [d]issimuler le nom des auteurs des faits de
65
disparition, en violation du droit à la vérité et à l’information » ; de l’autre,
elle accepte « des mesures législatives susceptibles de conduire à la
manifestation de la vérité et à la réconciliation par la voie du pardon
[lorsqu’elles] pourraient être le seul moyen de faire cesser ou de prévenir les
66
disparitions » . Ainsi, des lois prévoyant des amnisties ou des
circonstances atténuantes sont autorisées si elles contribuent à retrouver les
victimes de disparitions en vie, ou si elles contribuent à recueillir des
informations susceptibles d’établir le sort de la personne disparue (point 6).
Les exemples précédents illustrent donc bien les tensions qui
traversent la normalisation du « droit à la vérité » : droit à la vie contre droit
au deuil, droit à une vérité judiciaire individualisée ou droit à une vérité
collective compatible avec des amnisties… En mettant en lumière les
dynamiques complexes à l’œuvre dans les réappropriations du « droit à la
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vérité », ils montrent aussi comment les réponses politiques et
institutionnelles mises en place en son nom peuvent desservir ou diviser les
victimes de dictatures dans des luttes historiques concrètes.

3. Le « droit à la vérité » et les nouveaux imaginaires du droit


international : vers de nouvelles prophéties ?

Quels que soient les effets inattendus des mobilisations du « droit à la


vérité », une chose est certaine : sa consécration juridique marque
l’extension des territoires du droit international à des domaines autrefois non
(ou peu) couverts par ce dernier : les disparitions forcées, les amnisties, la
réconciliation nationale, la sécurité nationale, l’injonction mémorielle, etc. À
ce titre, le droit à la vérité, en même temps qu’il investit de nouvelles utopies
(A), témoigne incontestablement de transformations du droit international
liées aux nouveaux imaginaires que ces utopies suscitent, comme en atteste
l’idéologie de la complémentarité de toutes les facettes du droit à la vérité
dans la promotion de la lutte contre l’impunité (B).

65
Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires (ci-après, « GTDFI »),
observation générale « Disparitions, amnistie et impunité », Rapport du groupe de travail sur les
disparitions forcées ou involontaires, 27 décembre 2005, E/CN.4/2006/56.
66
GTDFI, observation générale « Disparitions, amnistie et impunité » précitée, § 49, 5°, p. 17.

158
Patricia Naftali R.I.E.J., 2015.75

A. Les nouvelles vertus du droit international : croire, savoir,


pouvoir  
Au-delà même de sa consécration comme nouvel objet juridique,
quelles sont donc les nouvelles utopies auxquelles nous invite l’avènement
du droit à la vérité dans le discours des droits de l’homme ?
La première utopie identifiable concerne le règne de la « fin de
67
l’impunité » vers lequel le droit international nous acheminerait . On pourrait
68
y voir une théologisation accrue du droit international . Les activistes des
droits de l’homme qui prêchent le droit à la vérité et la création de
commissions de vérité sont, tels des prophètes, animés d’une croyance
sincère en une « marche de l’Histoire » hégélienne contre l’impunité. La
moindre avancée en ce sens est interprétée comme une inversion du
rapport entre la règle et l’exception, et nombreux sont ceux qui attribuent,
sans preuve empirique à l’appui, la reprise de procès pénaux à l’activité
69
antérieure d’une CVR , sans rapporter le redéploiement partiel de la justice
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pénale à l’évolution d’un contexte politique plus général. Or, contrairement à
l’impression que pourrait donner la nouvelle politique officielle des organes
70
des droits de l’homme des Nations Unies depuis les années 2000 , Louise
Mallinder a montré, à partir de la plus large base de données empiriques à
ce jour, que le nombre d’amnisties ne fait qu’augmenter depuis la fin de la
71
guerre froide .
La deuxième utopie a trait à la nouvelle fonction thérapeutique du
droit international. Ainsi, les croyances qui alimentent le discours juridique
sur les vertus miraculeuses du droit à la vérité sont nombreuses : il s’agit, ni

67
Sur ce mythe, voir J. HOLTERMANN, « The end of “the end of impunity” ? The International
o
Criminal Court and the Challenge from Truth Commissions », Res Publica, 2010, vol. 16, n 2,
p. 209-225.
68
Voir D. PHILIPOTT, « When Faith Meets History: the Influence of Religion on Transitional
Justice », in The Religious in Responses to Mass Atrocity.
Interdisciplinary Perspectives, T. BRUDHOLM et T. CUSHMAN (dir.), Cambridge, Cambridge
University Press, 2013.
69
Voir not., P. HAYNER, op. cit., supra n.57 ; M. MINOW, op. cit., supra n.57 ; N. ROHT-ARRIAZA et
J. MARIEZCURRENA, Transitional Justice in the Twenty-First Century: Beyond Truth versus
Justice, 1st ed, Cambridge, Cambridge University Press, 2006 ; D. ORENTLICHER, « “Settling
o
Accounts” Revisited: Reconciling Global Norms with Local Agency », I.J.T.J., vol. 1, 2007, n 1,
p. 10-22. Contra : W. SCHABAS et S. DARCY, Truth Commissions and Courts: The Tension
Between Criminal Justice and the Search for Truth, Dordrecht, Kluwer Academic, 2004 ; A.
BISSET, Truth Commissions and Criminal Courts, Cambridge University Press, 2012 ; J. CLARK,
« Transitional Justice, Truth and Reconciliation: An Under-Explored Relationship », Int. Crim.
Law Rev., vol. 11, 2011, n° 2, p. 241-261.
70
M. FREEMAN, Necessary Evils: Amnesties and the Search for Justice, Cambridge University
Press, 2011.
71
L. MALLINDER, op. cit., supra n.48.

159
R.I.E.J., 2015.75 Le « droit à la vérité »

plus ni moins, de « guérir » les victimes, « faciliter le deuil » des familles de


victimes, restaurer la « dignité » des morts, « réconcilier » les sociétés,
« prévenir le révisionnisme historique », etc. Or, ces clichés sont
couramment réassénés et ressassés dans la littérature et les couloirs des
ONG et des agences onusiennes, en l’absence de toute preuve empirique :
elles fonctionnent à plus d’un titre comme des articles de foi ou de contre-
72
vérités . À cet égard, la consécration rhétorique du droit à la vérité marque
73
une moralisation, une théologisation et une psychologisation accrue du
droit international.
La troisième utopie concerne les nouvelles épistémologies du droit
international. À cet égard, le « droit à la vérité » présente en effet un
avantage de taille : il cumule non seulement le langage des droits de
l’homme, mais aussi celui de la science et du positivisme juridique. La
construction du « droit à la vérité » est ainsi venue consolider ou légitimer
plusieurs dispositifs et technologies de « vérité » (truth-telling ou truth-
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seeking mechanisms), qui font croire à la possibilité de connaître
objectivement les crimes d’État et la violence politique et qui réduisent le
plus souvent des problèmes politiques à des enjeux purement techniques.
Ainsi, l’institutionnalisation du droit à la vérité voit le champ des droits de
l’homme investir de nouveaux types de savoirs qui sont depuis devenus le
langage d’experts internationaux : des savoirs liés au corps et à la mort,
comme les techniques de génétique médico-légale et de reconstitutions
osseuses, à la manière de documenter des crimes commis à grande
échelle, comme les commissions de vérité, et enfin, à la manière d’effectuer
des transitions « réussies », à même « d’apaiser » les victimes et de
« réconcilier » les nations. Ces savoirs et ces dispositifs, aujourd’hui
rassemblés sous le terme de « justice transitionnelle », ont émergé comme
champs et ont fait l’objet d’une professionnalisation importante, venue

72
D. MENDELOFF, « Truth-Seeking, Truth-Telling, and Postconflict Peacebuilding: Curb the
Enthusiasm? », International Studies Review, 2004, vol. 6, p. 355 ; S. LEFRANC (dir.), Après le
conflit, la réconciliation ?, Paris, Michel Houdiard, 2006 ; E. DALY, « Truth Skepticism: an Inquiry
o
into the Value of Truth in Times of Transition », I.J.T.J., vol. 2, 2008, n 1, p. 23‑41 ; O. THOMS,
J. RON et R. PARIS, « State-Level Effects of Transitional Justice: What Do We Know? », I.J.T.J.,
o
vol. 4, 2010, n 3, p. 329‑354; J. CLARKE, op. cit., supra n.69 ; V. ROSOUX, « Réconcilier :
ambition et piège de la justice transitionnelle. Le cas du Rwanda », Droit et société, 2007,
n° 73.
73
M. HUMPHREY, « Reconciliation and the Therapeutic State », Journal of Intercultural studies,
vol. 26, 2005, n°3, p. 203-220 ; C. MOON, « Healing Past Violence: Traumatic Assumptions and
Therapeutic Interventions in War and Reconciliation », Journal of Human Rights, vol. 8, 2009,
n°1, p. 71-91.

160
Patricia Naftali R.I.E.J., 2015.75

alimenter une industrie foisonnante de services et d’expertises en tous


74
genres en matière de dispositifs de mémoire et de vérité .
La dernière utopie concerne l’institutionnalisation globale de politiques
de vérité standardisées et leur circulation internationale liées à la
75
convocation de la figure abstraite de la victime , ainsi que leur
« vernacularisation » ou domestication, toutes désormais perçues
indifféremment comme gages de progrès des droits des victimes et de l’État
de droit, dans tous les contextes de transition politique. Celle-ci illustre
certains thèmes chers aux courants Law & Society et Critical Legal Studies,
76
comme la « managérialisation » croissante du droit international , ainsi que
77
la « fausse contingence » et le « biais structurel » des pratiques
institutionnelles en matière de politiques de mémoire et de droits de
78
l’homme . À ce titre, la pléthore de nouvelles agences administratives
générées en Amérique latine pour garantir les droits de l’homme et gérer le
traitement des crimes de masse reflète aussi une volonté politique de les
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79
substituer à un pouvoir judiciaire indépendant . Ces bureaucraties
dépendent souvent des ministères de l’intérieur et servent encore souvent
de palliatifs aux défaillances des gouvernements quant à la garantie de
80
l’indépendance du pouvoir judiciaire . En outre, ce tournant historique qui

74
L. PAYNE et K. BILBIJA (dir.), Accounting for Violence: The Memory Market in Latin America,
Durham, NC: Duke University Press, 2010 ; K. THEIDON, « Editorial Note », International Journal
of Transitional Justice, vol. 3, 2009, n° 3, p. 295-300 ; S. LEFRANC, « La professionnalisation
d’un militantisme réformateur du droit : l’invention de la justice transitionnelle », Droit et Société,
vol. 73, 2009, p. 561-590 ; J. SUBOTIC, « The Transformation of International Transitional
Justice Advocacy », I.J.T.J., vol. 6, 2012, n°1, p. 106-125.
75
V. ROUSSEL, « Les “victimes” : label ou groupe mobilisé ? Éléments de discussion des effets
sociaux de la catégorisation », in L. MATHIEU et S. LEFRANC (dir.), op. cit., supra n.4, p. 101-112.
76
M. KOSKENNIEMI, op. cit., supra n.6.
77
Voir not. O. SIMIC, « “Pillar of Shame”: Civil Society, UN Accountability and Genocide in
Srebrenica », in O. SIMIC et Z. VOLCIC (dir.), Transitional Justice and Civil Society in the
Balkans, New York, Springer, 2013, p. 181-199, p. 194 ; WEINSTEIN HARVEY et al., « Stay the
Hand of Justice: Whose Priorities Take Priority? », in R. SHAW and L. WALDORF (dir.), Localizing
Transitional Justice: Interventions and Priorities after Mass Violence, Stanford, Stanford
University Press, 2010, p. 27-48 ; THE SIERRA LEONE WORKING GROUP ON TRUTH AND
RECONCILIATION, « Searching for Truth and Reconciliation in Sierra Leone. An Initial Study of
the Work and Impact of the Truth Commission », Freetown, 2006, disponible sur :
http://www.fambultok.org/TRCStudy-FinalVersion.pdf.
78
Voir not. L. KENT, The Dynamics of Transitional Justice: International Models and Local
Realities in East Timor, Routledge, Oxford, 2012 ; P. NAFTALI, « Prière de ne pas commémorer :
quand l’ONU feint l’alzheimer », 11 juillet 2015, disponible sur le site de recherche du CNRS
« Memory: What for ? Peut-on vraiment tirer les leçons du passé ? » co-dirigé par S. Lefranc et
S. Gensburger, http://memorywf.hypotheses.org/244.
79
F. PANIZZA, « Human Rights in the Processes of Transition and Consolidation of Democracy
in Latin America », Political Studies, vol. 43,1995, p. 168‑188.
80
R. WILSON, op. cit., supra n.2, p. 28.

161
R.I.E.J., 2015.75 Le « droit à la vérité »

consacre l’obsession des politiques de lutte contre l’impunité a aussi eu pour


effet de reléguer les débats socio-économiques et la question de la justice
81
sociale redistributive à l’arrière-plan .
B. La complémentarité des « droits à la vérité » : la dernière
utopie ?
Toutefois, aujourd’hui, l’utopie ultime consiste peut-être à (faire) croire
en la complémentarité des diverses représentations historiquement
défendues du droit à la vérité, ce qui revient à en défendre une vision
82
maximaliste : le droit à la vérité serait le droit à tous ces différents droits .
Autrement dit, il ne pourrait plus être perçu comme un frein ou une prime à
l’impunité, car il s’inscrirait désormais dans un horizon d’attente et de
réalisation différée dans le temps. Les adeptes de la justice transitionnelle
verraient ainsi dans le « droit à la vérité » l’incarnation parfaite d’une norme
à géométrie variable, assez flexible pour pouvoir prendre en compte la
83
complexité et la spécificité d’une situation politique donnée . Une vérité,
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somme toute, à l’image des possibilités politiques de la justice aux
lendemains de conflits violents, à l’image de ce que cette justice propose.
Par conséquent, dans le discours institutionnel contemporain des Nations
Unies, les luttes idéologiques autour de représentations particulières ou
exclusives du « droit à la vérité » sont complètement esquivées sous la
théorie de la complémentarité. On célèbre par exemple la complémentarité
entre procès pénaux et CVR, dont on (ré)concilie les tensions dans l’univers
juridique, alors que les études de leur interaction démontrent au contraire
comment ces concepts continuent à être concurrents ou indifférents l’un à
84
l’autre .
Grâce à l’idéologie de la complémentarité, le droit à la vérité est une
norme parfaite. La question de son efficacité, voire de sa pertinence, est
plus douteuse. En ce sens, le discours juridique sur la complémentarité et la
sacro-sainte trinité des droits à la vérité, à la justice et à la réparation
gagnerait à être démystifié, sous peine de tomber dans le fétichisme
85
juridique . « No century has had better norms and worse realities »,

81
E. DALY, op. cit., supra n.72.
82
Voir P. NAFTALI, « To Whose Profit? State Crimes, Complementarity and the Politics of
Truth », Revue québecoise de droit international, 2015 (à paraître).
83 o
J. MENDEZ, « Accountability for Past Abuses », H.R.Q., vol. 19, 1997, n 2, p. 255-282.
84
A. BISSET, op. cit., supra n.69.
85
Pour une discussion sur la juridicité de ces droits, voir not. A. SEIBERT-FOHR, Prosecuting
Serious Human Rights Violations, Oxford University Press, 2009 (« droit à la justice ») ;
C. EVANS, The Right to Reparation in International Law for Victims of Armed Conflict,
Cambridge, Cambridge University Press, 2012 ; Y. NAQVI, « The right to the truth in

162
Patricia Naftali R.I.E.J., 2015.75

86
rappelle David Rieff . Les entrepreneurs du « droit à la vérité », des
marchands de rêve ? Selon le dernier rapport du groupe de travail des
Nations Unies sur les disparitions forcées, 53 778 cas ont été signalés
depuis sa création en 1980, et plus de 42 759 d’entre eux, concernant 82
87
États, n’ont pu être élucidés à ce jour . Pour reprendre les mots d’Antonia
Garcia Castro, « [l]es disparitions supposent pour les pays où elles ont lieu
88
la permanence d’une énigme irréductible » .
Assurément, l’incommensurabilité des tâches à réaliser pour garantir
le droit à la vérité des victimes condamne celui-ci à un statut de leurre pour
les populations affectées par les atrocités de masse. À supposer même
qu’ils le veuillent, combien de pays, par exemple, pourraient entamer des
exhumations de fosses communes et recourir à la science médico-légale ?
Songeons aux 389 charniers au Cambodge pour environ un million et demi
89
de victimes des Khmers rouges . Au vu des ressources déjà allouées par la
communauté internationale et les États donateurs, et après la « concurrence
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des victimes » et des mémoires historiques, le droit à la vérité accentuera-t-il
la « concurrence des charniers » ?
À tout le moins, l’imaginaire charrié par le droit à la vérité incarne un
fantasme particulier dans le chef de ses promoteurs, tenants de la justice
transitionnelle comme de la justice pénale internationale : celui de pouvoir
dépasser les apories du droit face aux techniques de dissimulation et de
dénégation des auteurs de la violence d’État. Celui de pouvoir traiter de
manière appropriée la question des crimes collectifs, et du nombre de
victimes qu’elle laisse sur l’autel du pragmatisme et de la réconciliation
nationale, dont aucun débat de praticiens comme de théoriciens ne pourra
venir à bout. Les difficultés de coopération des États répressifs et les
obstacles probatoires rencontrés dans ces contextes de crises extrêmes
éminemment politiques, rendent non seulement l’idée de toute vérité
« objective » fantasque, mais vont jusqu’à compromettre l’idée même de
« vérité », qu’elle soit factuelle, historique, judiciaire ou encore médico-

international law : fact or fiction ? », International Review of the Red Cross, 2006, vol. 88,
o
n 862, p. 245-273 ; et ma thèse de doctorat, voir supra n.3.
86
D. RIEFF, A Bed for the Night. Humanitarianism in Crisis, New York, Simon and Schuster,
2002, p. 70.
87
Rapport du groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires, Conseil des droits
ème
de l’homme, 19 session, 2 mars 2012, A/HRC/19/58/Rev.1, § 7. Voir aussi les annexes IV-V,
ibid., p. 148, pour un aperçu par État.
88
A. GARCIA CASTRO, « Pour une histoire officieuse des “disparitions” en Amérique latine »,
Matériaux pour l’histoire de notre temps, vol. 54, 1999, n° 54, p. 48.
89
M. KLINKNER, « Forensic Science for Cambodian Justice », I.J.T.J., vol. 2, 2008, n°2, p. 227-
243.

163
R.I.E.J., 2015.75 Le « droit à la vérité »

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légale . Ces difficultés expliquent la dépendance problématique des
procureurs et des membres de commissions de vérité à l’égard tant des
vérités subjectives des responsables de crimes d’État, qu’à celles des
témoins et victimes, ainsi qu’à d’autres vérités qu’ils croient pouvoir rattacher
91
à des connaissances objectives et des outils scientifiques fiables .
Toutefois, comme le soulève Johanna Siméant,
« [c]e qui compte in fine, c’est peut-être moins la dureté du droit ou
son omnipotence que l’ouverture d’un horizon d’attente. […] Qu’il soit
devenu pour certains pensable et envisageable que l’on puisse, avec les
outils du droit, faire quelque lumière sur des crises extrêmes, et même si l’on
ne dispose pas encore de tous les moyens requis, c’est bien ce qui semble
avoir changé, et constater ce changement dans l’ordre des croyances, voire
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des pratiques n’est en aucun cas faire preuve de naïveté ou d’optimisme» .
À cet égard, l’avènement du droit à la vérité joue un rôle primordial
dans l’expansion de cet horizon d’attente d’une justice différée, qui peut
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s’avérer illusoire ou amorcer un retour à une justice moins « transitionnelle »
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et plus ordinaire .

Conclusion

Le droit à la vérité est un exemple frappant de la juridicisation


croissante des luttes sociales et des questions politiques. Or, malgré
l’enthousiasme qu’il suscite au sein des milieux militants et académiques, ce
concept peut être autant une ressource qu’un obstacle pour les victimes qui
s’inscrivent dans cette voie, en raison des effets ambivalents de la
dépolitisation apparente du registre de la « vérité ». L’Amérique latine a ainsi
été le terrain d’expérimentation de toutes les « politiques de vérité »
aujourd’hui institutionnalisées à l’échelle mondiale, avec des effets
contrastés sur les mouvements de victimes des dictatures d’Amérique latine.
Comme nous l’avons vu, le droit à la vérité s’est construit à
l’intersection de plusieurs mobilisations distinctes animées par des logiques

90
N. COMB, Factfinding Without Facts: The Uncertain Evidentiary Foundations of International
Criminal Convictions, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.
91
Sur le caractère nécessairement construit de la « science » médico-légale, voir C. MOON,
« Interpreters of the Dead Forensic Knowledge, Human Remains and the Politics of the Past »,
Social and Legal Studies, vol. 22, 2013, n° 2, p. 149-169 et M. KLINKNER, « Proving Genocide?
Forensic Expertise and the ICTY », J. Int’l Crim. J., vol. 6, 2008, n° 3, p. 447-466.
92
J. SIMEANT, « L’enquête judiciaire face aux crises extrêmes : modèles d’investigation,
registres de la dénonciation et nouvelles arènes de défense des causes », Critique
internationale 3/2007, n° 36, p. 19.
93
E. POSNER et A. VERMEULE, « Transitional Justice as Ordinary Justice », Harvard Law
Review, vol. 117, 2003, p. 762.

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Patricia Naftali R.I.E.J., 2015.75

diverses qui peuvent, selon les cas, se renforcer mutuellement ou entrer en


concurrence. Si le développement normatif de ce droit a été fulgurant, c’est
plus parce que le concept, vague, sert de point de ralliement à plusieurs
mobilisations distinctes, qu’en raison d’une véritable convergence des
mouvements sociaux autour d’un même droit à la vérité. C’est la force
même du droit à la vérité, qui a permis sa normalisation sous l’effet conjugué
de ses nombreux promoteurs, mais c’est aussi sa faiblesse, en tant qu’outil
de mobilisation, en raison des divergences d’interprétation et des multiples
(ré)appropriations politiques dont il fait – et continuera à faire – l’objet.
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