Le Peuple : organe quotidien

du syndicalisme

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

 Confédération générale du travail (France). Auteur du texte. Le
Peuple : organe quotidien du syndicalisme. 1924-01-27.

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 Pagelittéraire
QUELQUES FIGURES DES ROMANS DE VICTOR HUGO
NOTRE-DAME DE PARIS
Le poète Gringoire
dans la Cour des Miracles c'est ainsi qu'elles crient... de Gilliatt et de la pieuvre
Le pauvre poète jeta les yeux autour de Il fallut
pas dans le StYX,1 mais dans démons,
lui. Il était en effet dans cette redoutable n'était
hom-
cour des Miracles, où jamais honnête
à pareille heure : cer- par des
me n'avait pénétré officiers
cle magique où les du Châtelet et a.me, mais tout
les sergents de la -prévôté qui s'y aventu- qu'il lui manquait
raient disparaissaient en miettes,: cité des quil'honnête
et
voleurs, hideuse verrue A la face de Pa- examinant
ris ; égorût d'où s'échappait chaque matin de sang-froid,
et où revenait croupir chaque nuit, ce rUIS- baret.
seau de vices, de mendicité et de vagabon-
dage, toujours débordé dans les rues des
capitales, ruche monstrueuse où rentraient
le soir avec leur butin tous les frelons de
l'ordre social ; hôpital menteur où le bohé-
mien, le moine défroqué, l'écolier perdu,
les vauriens de toutes les nations, espa-
gnols, italiens, allemands, de toutes les re-
ligions, juifs, chrétiens, mahométans, ido-
- lâtres, couverts de plaies fardées, men-
diants le jour, se transfiguraient la nuit en
brigands ; immense vestiaire en un mot
où s'habillaient et Sf, déshabillaient à cette
Époque tous les acteurs de cette comédie
éternelle que le vol, la prostitution et le
meurtre jouent sur le pavé de Paris.
C'était une vaste place, irrégulière et
mal pavée, comme toutes les places de Pa-
ris alors. Des feux autour desquels four-
millaient des groupes étranges, y brillaient
çà et là. T01it cela allait, venait, criait. On
entendait des rires aigus, des vagissements
d'enfants, des voix de femmes. Les mains,
les têtes de cette foule noire sur le fond
lumineux, y découpaient mille gestes bi-
zarres. Par moment sur le sol, où tremblait
la clarté des feux, mêlée à de grandes om-
bres indéfinies, on pouvait voir passer un
chien qui ressemblait à un homme, un
homme qui ressemblait à un chien. Les li-
mites des races et des espèces semblaient
s'effacer dans cette cité comme dans un
pandémonium...
Gringoire, de rlus en plus effaré, pris
par les trois mendiants comme par trois
tenailles, assourdi d'une foule d'autres
visages qui moutonnaient et aboyaient au-
tour de lui. le malencontreux Gringoire
tâchait de rallier sa présence d'esprit...
Mais ses efforts étaient vains..., et dou-
"tant de tout, flottant de ce qu'il voyait à
ce qu'il sentait, il se posait cette insoluble
question :
— Si je suis, cela est-il ? Si cela est,
suis-je ?
En ce moment, un cri distinct s'éleva
dans la cohue bourdonnante qui l'envelop-
pait : Un tonneau était près du feu, et un men-
— Menons-le au roi ! Menons-le au roi !...
On l'entraîna. Ce fut à qui mettrait la
griffe sur lui. Mais les trois mendiants ne
léchaient pas prise, et l'arrachaient aux
autres en hurlant
:
— Il est à nous !
Le pourpoint déjà malade du poète ren-
dit le dernier soupir dans cette lutte.
En traversant l'horrible place, son ver-
tige
_ se dissipa. Au bout de quelques pas,
le sentiment de la réalité lui était revenu.
Il commençait à se faire à l'atmosphère
du lieù. Dans le premier moment, de sa
tête de poète, ou peut-être tout simplement
et tout prosaïquement, de son estomac
vide, il s'était élevé une fumée, une vapeur
pour ainsi dirç, qui, se répandant entre les
objets et lui, ne les lui avait laissé entrevoir
que dans la brume incohérente du cauche-
mar, dans ces ténèbres des rêves qui font
trembler tous les contours, grimacer toutes
les formes, s'agglomérer les objets en grou-
pes démesurés, dilatant les choses en chi-
mères et les hommes en fantômes. Peu à
lointain pèlerinage.
peu à cette hallucination succéda un t'e-
gard moins égaré et moins grossissant. Le
réel se faisait jour autour de lui. lui heur-
tait les yeux, lui heurtait les pieds, et dé- II
leux.
molissait pièce fi pièce toute l'effroyable
dont il q'sstqit cru d'abord entouré. dement fait, à Géingoire, encore en espagnol.
NOTES LITTÉRAIRES
CHARLES-AUGUSTE
BONTEMPS
J'ai lu, ces temps derniers, avec beau-
coup de plaisir un petit livre, mais subs-
tantiel à souhait, et auquel je ne ferai
qu'un reproche : il m'a semblé trop court.
VoiJà de l'âpre et forte critique politique,
littéraire et sociale. Un art sobre et ra-
massé. Charles-Auguste Bontemps nous en
a mesuré le plaisir. C'est comme d'un bon
nplat dont on n'a point mangé son saoul,
on en redemand'e.
Curieuse figure que celle de Charles-Au-
guste Bontemps, orateur et écrivain. L'ne
attitude de fierté silencieuse, de recueille-
ment, — une attitude où il y a sans doute
autant d'orgueil q1ue de modestie, une ré-
serve qui observe, une pensée qui médi-
te... Et soudain, doucement, la parole s'é-
lève, l'écrit jaillit, et l'écrit comme la pa-
role s'imposent, avec une singulière auto,
rité.
Mon ami Pierre Bonardi, critique litté-
raire de l'Ere Nouvelle, parlait justement
dans l'un de ses derniers feuilletons, à
propos du petit livre que je vous signale :
Ba-Ta-Clan (1), de cette double maîtrise de
Charles-Auguste Bontemps,
orateur de premier tordre, autodidacte
dont... l'influence
sur la foule est grande... Il saV
l'art des ejqpositiionis lucides, des atngujmenta*
tions semées, et le verbe oor,t de lui comme une
source qui porte, sous des apparences calmes,
iUlne irrésiBti'ble force de propulsion.
Qu'est-ce que Ba-Ta-Clan ? Avec la mê-
me qualité qu'il avait pour juger de l'o-
rateur. Bonardi, aussi excellent orateur lui-
même qu'écrivain, juge le livre en ces ter.
mes :
(1) Les Cahiers critiques. 11, passage Jean-
Nicot. Paris,
La lutte tragique
bien s'apercevoir qu'il ne marchait
la boue, qu'il
pas coudoyé par les niais
voleurs/ qu'il n'y allait de
bonnement
pas
vie
son
(puis-
de sa
ce précieux conciliateur
se place si efficacement entre le bandit
homme, la bourse). Enfin en
l'orgie de plus près et avec plus
il tomba du sabbat au ca-
La Cour des Miracles n'était en effet
qu'un cabaret, mais un cabaret de bri-
gands, tout aussi rouge de sang que de
vin.
Le spectacle qui s'offrit à ses yeux,
quand son escorte en guenilles le déposa
enfin au terme de sa course, n'était pas
propre à le ramener à la poésie, fût-ce
même à la poésie de l'enfer. C'était plus
que jamais la prosaïque et brutale réali-
té de la taverne. Si nous n'étions pas au
quinzième siècle, nous dirions que Grin-
goire était descendu de Michel-Ange à
Callot (1).
Autour d'un grand feu qui brûlait sur
une large dalle, et qui pénétrait de ses
flammes les tiges rougies d'un tré-
pied vide pour le moment, quelques
tables vermoulues étaient dressées çà
et là, au hasard, sans que le moindre
laquais géomètre eût daigné ajuster leur
parallélisme, ou veiller à ce qu'au moins
elles ne se coupassent pas il des angles trop
inusités. Sur ces tables reluisaient quel-
ques pots ruisselants de vin et de cervoi-
se, et autour de ces pots se groupaient
fo,rce visages bachiques, empourprés de
feù et de vin. C'était U1l homme à gros
ventre et à joviale figure,
qui embrassait
bruyamment une fille de joie. C'était une
espèce de faux soldat, un narquois, com-
me on disait en argot, qui défaisait en
sifflant les bandages de sa fausse blessu-
re (2). Deux tables plus loin, un coquillard
avec son costume complet de pèlerin,
épelait la complainte de Sainte-Reine,
sans oublier la psalmodie et le nasillement.
Ailleurs, un jeune hubin (3) prenait leçon
d'épilepsie d'un vieux sabouleux qui lui
enseignait l'art d'écumer en mâchant un
morceau de savon (4). A côté, un hydropi-
que se dégonflait, et faisait boucher le
nez à quatre ou cinq larronnesses, qui se
disputaient à la même table un enfant
volé dans la soirée...
Le gros rire éclatait partout... Les pots
trinquaient, et les querelles naissaient au
choc des pots...
diant sur le tonneau .C'était le roi sur son
trône.
Les trois qui avaient Gringoire l'amenè-
rent devant ce tonneau et toute la baccha-
nale fit un moment de silence...
Gringoire n'osait souffler rui lever les
yeux...
— Hombre quita tu sombero (5), dit l'un
des trois drôles à qui il était; et avant qu'il
eût compris ce que cela voulait dire, l'autre
lui avait pris son chapeau. Misérable bico-
quet, il est vrai, mais bon encore un jour
de soleil ou un jour de pluie. Gringoire sou-
pira.
Cependant le roi, du haut de sa futaille,
lui adressa la parole.
— Qu'est-ce que c'est que ce marraud ? premier souffle peut-être, peut-être deI"-
(1) Célèbre graveur et peintre lorrain, génie
hairdi et fantasque (1592-1635). Victor Hugo a dû
penser ici et surtout à ses c( diableries » où Callot
a donné la mesure de son humour.
Mendiant oui Dortait des coquilles cousues
(2;
à ses vêtements et
prétendait arriver de quelque
(3) Jeune mendiant de la Cour des Miracles.
(4) La fin de cette phrase explique quelle était
spécialité des mendiants nommés sabou-
(5) « L'homme, ôte son chapeau ». Comman-
Ba-Ta-Clan est une petite histoire. satiricpie
de quatre ans en dix petites images d'Epinal. portera
Malgré le sarcasme, on sent une volonté d'or- terminé, sans
dre et de mesure, malgré le dégoût on sent
l'espoir que rien ne peut anéantir. Ces dix que
Ln1iagœ d'Ep infU-Raifeneriitarisme (singulière- quième
ment celui qui naquit à Ba-Ta-Cl:an pour les après en avoir appelé au témoignage de
amours du Bœuf gras et du Faquin roteur), in- toutes les sciences. Le Progrès n'est pas
trtgrues ecclésiastiques, militarisme, œuvres so- un vain mot. Ou, si c'en est un, c'est à la
ciales. En quelques pages, Charles-Auguste manière de cet autre admirable terme, vers
(Bontemps déshabille quelques hommes, quel- quoi, depuis
ques femmes et décortique leurs œmvres. lima- lue : Idéal ! Etoile sa naissance, l'Humanité évo-
ges d'Epinal, mais peintes à fresque. Je leur des Rois Mages
souhaite autant d'admirateurs qu'il y a, en
France de mécontents.
Appréciation qu'entièrement je contresi- civilisations à travers les décombres des
gne, en ajoutant qu'il y a, dans ce « Lie-
big J) satirique, la moelle d'une véritable docteur J'ai dit que, pour sa démonstration, le
philosophie.
Si Sa Majesté Alexandre- le-Gros, roi de
l'agio (au dire du sénateur Goty) sort de tableau
ces pages aussi nu et laid qu'un gros ver l'Essence
de vase, et si quelques-uns de la suite ap- ral, donnédes
paraissent non moins ressemblants, sur Plan Biologique division à la
ces symboliques tréteaux de Ba-Ta-Clan où l'homme comme pour la terre
la tragi-comédie de la législature finissante
a joué son sort. on entr'aperçoit, à travers par
la mascarade des pauvres acteurs, une lu- lule
mière dans l'ombre. C'est la foi de Char- volumes.
les-Auguste Bontemps. éclairant — malgré
tout — la route obscure de l'avenir.
LE DOCTEURH. JAWORSKI deux
La route obscure de l'avenir !
Comment en sonder le mystère, si ce gantesque, voyez
n'est aux lueurs, non moins obscures, du blâmer l'étendue, je respecte, dans son en-
passé ?
Cette grande œuvre, qui n'est rien moins nous attacher
que l'étude! de touté l'histoire humaine,
L'HOMME QUI RIT
Si les limbes peuvent crier
....Tout à coup il se baissa.
Il venait d'apercevoir dans la neige quel-
que chose qui lui semblait une trace, en ef-
fet, la marque d'un pied. La blancheur de la
neige découpait nettement l'empreinte et la
faisait très visible. Il la considéra. C'était
un pied nu, plus petit qu'un pied d'homme,
plus grand qu'un pied d'enfant.
Probablement le pied d'une femme.
Au delà de cette empreinte, il y en avait
une autre, puis une autre; les empreintes se
succédaient, à la distance d'un pas, et s'en-
fonçaient dans la plaine vers la droite. Elles
étaient encore fraîches et couvertes de peu
de neige. Une femme venait de passer là.
Cette femme avait marché et s'en était al-
lée dans la direction même où l'enfant avait
vu des fumées.
L'enfant, l'œil fixé sur les empreintes, se
mit à suivre ce pas.
EFFET DE NEIGE
Il c'hemina un certain temps sur cette
piste. Par malheur les traces étaient de
moins en moins, nettes. La neige tombait
dense et affreuse. C'était le moment où l'our.
que agonisait sous cette neige dans la haute
mer.
L'enfant en détresse comme le navirè,
mais autrement,n'ayant, dans l'inextricable
entre-croisement d'obscurités qui se dres-
saient devant lui, d'autre ressource que ce
pied marqué dans la neige, s'attachait à ce
pas comme au fil du dédale.
Subitement, soit que la neige eût fini par
les niveler, soit pour toute autre cause, les
empreintes s'effacèrent. Tout redevint pla-
ne, uni, ras, sans une tache, sans un détail.
Il n'y eut plus qu'un drap blanc sur la terre
et un drap noir sur le ciel. C'était comme
si la passante s'était envolée.
L'enfant aux abois se pencha et chercha.
En vain.
Comme il se relevait, il eut la sensation de
quelque chose d'indistinct qu'il entendait,
mais qu'il n'était pas sûr d'entendre. Cela
ressemblait à une voix, à une haleine, à de
l'ombre. C'était plutôt humain que bestial,
et plutôt sépulcral que vivant. C'était du
bruit, mais du rôve.
Il regarda et ne vit rien.
La large solitude nue et livide était de-
vant lui.
Il écouta. Ce qu'il avait cru entendre
s'était dissipé. Peut-être n'avait-il rien en-
tendu. Il écouta encore. Tout faisait silen-
ce. Il y avait de l'illusion dans toute cette
brume. Il se remit en marche.
En marche au hasard, n'ayant plus dé-
sormais ce pas pour le guider.
Il s'éloignait à peine que le bruit recom-
mença. Cette fois il ne pouvait douter.
C'était un gémissement, presque un san-
gîlot. Il s,e retourna. Il promena ses yeux
dans l'espace nocturne. Il ne vit rien.
Le bruit s'éleva de nouveau.
Si les limbes peuvent crier, c'est ainsi
qu'elles crient.
Rien de pénétrant, de poignant et de
faible comme cette voix. Car c'était une
voix. Cela venait d'une âme. Il y avait de
la, palpitation dans ce murmure. Pourtant
cela semblait presque inconscient. C'était
quelque chose comme une souffrance qui
appelle, mais sans savoir qu'elle est une
souffrance et qu'elle fait un appel. Ce cri,
nier soupir, était à égale distance du râle-
qui clôt la vie et du vagissement qui l'ou-
vre. Cela respirait, cela étouffait, ce,la pleu-
rait. Sombre supplication dans l'invisible.
L'enfant fixa son attention partout, loin,
près, au fond, en haut, "en bas. Il n'y avait
personne. Il n'y avait rien.
Il prêta; l'oreille. La voix se fit entendre
encore. Il la perçut distinctement. Cette
voix avait un peu du bêlement d'un
agneau.
Alors il eut peur et songea à fuir.
Le gémissement reprit C'était la quatriè-
étayée sur l'histoire plus vaste encore de
la Terre, un grand savant l'a courageuse-
ment entreprise. C'est le docteur Hélan Ja-
worslci.
Histoire, ai-je dit ? Non ; pas seulement
histoire, mais analyse à tous points de vue
détaillée de l'évolution de l'individu, à tra-
vers celle des races, dans le cadre géant
du milieu où l'homme, particule condition-
née d'un grand Tout, se perpétue et s'a-
méliore.
Car telle est l,a conclusion que nous ap-
doute, son colossal ouvragie
dès
le docteur Jaworski, conclusion
aujourd'hui, à la fin de son cin-
volume, il précise suffisamment,
qui brilla sur la marche
et qui ulit encore, dans le
crépuscule où tous les chercheurs de jus-
tice avancent,
successives.
Jaworski faisait appel à toutes Les
sciences. Et je ne mens point, témoin le
de ses livres parus et à paraître,
divers
où,
sur plans, il fait Il Un pas dans
Choses. » C'est le titre géné-
des dits plans. Le
d'abord,
car il faut pour
commencer
commenoeent, c'est-à-dire par la cel-
le
initiale. la lente foration originelle, cel-
le des êtres comme celle des choses. Trois
Puis Le Plan Social, deux volu-
mes, — les. derniers parus, L'Humanité en
Croissance, et Les Etapes de VHistoire, dont
je vous parlerai particulièrement. Enfin les
Plans que l'auteur n'a point encore
mis, au jour : Le Plan Cosmique, où il nous
peindra la Terre Vivante et Le Plan Cons-
cient, où il conclura, dans l,e sens indiqué
par toutes les flèches des premiers.
Vous le œuvre véritablement gi-
et dont: pour ma part, loin de
semble. la masse et la portée. Pourquoi
au fétichisme des spécialisa-
tions 2
me fois. Il était étrangement misérable et
plaintif. On sentait qu'après ce suprême ef-
fort, plutôt machinal que voulu, ce cri allait
probablement s'éteindre. C'était une récla-
mation expirante, instinctivement faite à
la quantité du secours qui est en suspens
dans l'étendue ; c'était on ne sait quel bé-
gaiement d'agonie adressé à une providen-
ce possible. L'enfant s'avança du côté d'où
venait la voix.
Il ne voyait toujours rien.
Il. avança encore, épiant.
La plainte continuait. D'inarticulée; et
(confuse qu'elle était, elle était devenue
claire et presque vibrante. L'enfant était
tout près de la voix. Mais où était-elle ?...
Comme il hésitait entre un instinct qui
le poussait à fuir et un instinct qui lui di-
sait de rester, il aperçu dans la neige, à ses
pieds, à quelques pas devant lui, une sorte
d'ondulation de la dimension d'un corps hu-
main, unie petite éminence basse, longue
et étroite, pareille au renflement d'une fos-
se, une ressemblance de sépulture dans
un cimetière qui serait blanc.
En même temps la voix cria.
C'est de là-dessous qu'elle sortait.
L'enfant se baissa, s'accroupit devant
F'ondulation, et de ses deux mains en com-
mença le déblaiement.
Il vit se modeler, sous la neige qu'il
écartait, une forme, et tout à coup, sous
ses mains, dans le creux qu'il avait fait,
apparut une face pâle.
Ce n'était point cette face qui criait. Elle
avait les yeux fermés et la bouche ouverte,
mais pleine de neige.
Elle était immobile. Elle ne bougea pas
soUs la majn de l'enfant. L'enfant, qui
avait l'onglée aux doigts, tressaillit en tou-
chant le froid de ce visage. C'était la tête
d'une femme. Les cheveux épars étaient
mêlés à la neige. Cette femme était morte.
L'enfant se remit à écarter la neige. Le
cou de la morte se dégagea, puis le haut
du torse, dont on voyait la chair sous les
haillons.
Soudainement il sentit sous son tâtonne-
ment un mouvement faible. C'était quelque
chose de petit qui était enseveli, et qui re-
muait. L'enfant ôta vivement la neige et
découvrit un misérable corps d'avorton,
chétif, blême de froid, encore vivant, nu.
sur le sein nu de la morte.
Elle était emmaillottée, mais de pas as-
sez de guenilles, et, en se débattant, elle
était sortie de ses loques. Sous elle ses
pauvres membres maigres et son haleine
au-dessus d'elle avaient un peu fait fondre
la neige. Une nourrice lui eut donné cinq
ou six mois, mais elle avait an peut-
être, car la croissance dans launmisère su-
bit de navrantes réductions-qui vont par-
fois jusqu'au rachitisme. Quand son visage
fut à l'air, elle poussa un cri, continuation
de son sanglot de détresse. Pour
la
mère n'eût pas entendu ce sanglot, que
il fal-
lait qu'elle fût bien profondément morte !
L'enfant prit la petite dans ses bras.
Disons-le tout de suite, dans ces plaines
où le garçon perdu passait ,à son tour,
une mendiante allaitant son nourrisson, et
cherchant, elle aussi, un gite, s'était, il y
avait peu d'heures, égarée. Transie, elle
était tombée sous la tempête, et n'avait pu
Sie relever. L'avalanche l'avait couverte.
Elle avait, le plus qu'elle avait pu, serré
sa fille contre elle, et elle avait expiré...
Quand la petite se sentit dans des bras,
elle cessa de crier. Les deux visages des
deux enfants se touchèrent, et les lèvres
violettes' du nourrisson se rapprochèrent
de la joue du garçon comme d'une ma-
melle.
Il avait sur lui un vêtement sec et chaud,
sa vareuse. Il posa le nourrisson sur la
poitrine de la morte, ôta sa vareuse, en
enveloppa la petite fille, ressaisit l'enfant,
et presque nu maintenant sous les bouffées
de neige que soufflait la bise, emportant
la petite dans ses bras il se remit en route.
Certes elles sont en principe bonnes, voi-
re nécessaires, et le docteur Jaworski le
premier le reconnaît, qui écrit que non seu-
lement la division mais la subdivision du
travail est indispensable, et que Les savants
doivent en général borner leur
activité, en
se spécialisant. Mais, ajoute-t-il justement :
«
Se spécialiser, c'est isoler. limiter son
champ d'études dans une sorte d'indivi-
dualisation qui est punie d'un rétrécisse-
ment mental, et, pour ainsi dire, de mort
partielle ». Aussi revendique-t-il. pour lui,
le droit d'étendre son microscope du do-
maine de la biologie à celui de la sociolo-
gie. pensant, avec Théophile Gautier,'que
l'excès de la spécialisation est aussi nui-
sible que celui de la généralisation. « Dès
qu'un homme fait bien une chose, disait le
ciseleur d'Emaux et Carnées, qui est aussi
le puissant romancier de Mademoiselle de
Maupin et du Capitaine Fracasse, on le
croit tout de suite incapable d'en faire une
autre! » Question de mesure, — sans dou-
te. notons-le entre parenthèses, la plus dif-
ficile à résoudre, qui soit, le sens de la me-
sure, marque suprême de. l'intelligence,
étant, bien évidemment, ce qu'il y a de
plus rare au monde. Retenons seulement,
et c'est une des innombrables idées du doc-
teur Jaworskt, que, pour voir juste, il faut
voir grand.
Aussi bien, les lunettes qu'il chausse, sur
sa perçante vue personnelle, sont-elles des
plus lumineuses qui soient. C'est en com-
pagnie du grand Herbert Spencer, dont les
Principes de Sociologie demeurent l'une des
maîtresses œuvres humaines, de Büchner,
le profond auteur de Force et Matière,
d'Haeckel enfin, autre génial biologiste al-
lemand, qu'il chemine sur le sol atavique,
pénètre avec eux, et plus avant, dans Le
champ sans cesse élargi des connaÍJssan-
ces.
Je voudrais vous traduire, en termes
clairs, l'idée principale qui guide, obstiné-
ment. le docteur Jawors'ki à travers les mé-
andres complexes de ses assertions et de
ses hypothèses. Cette idée, dont voici pour
mémoire la formule scientifique. (l'ontogé-
nèsie répète la phylogénèse !) c'est que la
série de transformations subies par l'indi-
SSidu, depuis là féoondata jdtè l'œu^ jus-
LES TRA VAILLEURS DE LA MER
Il ne devait pas être loin de l'endroit où
sieur Clubin s^était perdu.
Comme Gilliatt prenait le parti de se ré-
signer aux oursins et aux châtaignes de
mer, un clapotement se fit à ses pieds. Un
gros crabe, effrayé de son approche, ve-
nait de sauter à l'eau. Le crabe ne s'en-
fonça point assez pour que Gilliatt le pler-
dit de vue.
Gilliatt se mit à courir après le crabe
sous le soubassement de recueil. Le crabe
fuyait.
Subitement il n'y eut plus rien.
Le crabe venait de se fourrer dans quel-
que crevasse sous le rocher.
Gilliatt se cramponna du poing à des
reliefs de roche et avança la tête pour
voir sous les surplombs.
Il y avait là, en effet, une anfractuosi-
té. Le crabe avait dû s'y réfugier.
C'était mieux qu'une crevasse. C'était
une 'espèce de porche. On voyait le fond
couvert de galets. Ces galets étaient glau-
ques et revêtus de conferves, qui indi-
quait qu'ils n'étaient jamais à ce sec. Ils res-
semblaient à des dessus de têtes d'enfants
avec des cheveux verts.
Gilliatt prit son couteau dans ses dents,
descendit des pieds et des mains du haut
de l'escarpement et s8iUta dans cette eau.
Il en eut presque jusqu'aux épaules.
Il s'engagea sous ce porche. Il se trou-
vait dans un couloir fruste avec une ébau-
che de voûte ogive sur sa tête. Les parois
étaient polies et lisses. Il ne voyait plus le
crabe. Il avait pied. Il avançait dans une
décroissance de jour. Il commençait à ne
plus rien distinguer.
*
Après une quinzaine de pas, la voûte
cessa au-dessus de lui. Il était hors du
couloir. Il y avait plus d'espace, et par
conséquent plus de jour ; ses pupilles
d'ailleurs s'étaient dilatées ; il 'voyait as-
sez clair...
Il remarqua au-dessus du niveau (1e
l'eau, à portée de sa main,
( fissure
horizontale dans le granit. Le une crabe était
probablement là. Il plongea le poing le
plus avant qu'il pût,y et se mit à tâtonner
dans ce trou de ténèbres.
Tout à coup il se sentit saisir le bras.
.....................................
L'!angoisse à son paroxysme est muette. sixième antenne, et la lançjant sur GilUatt"
Gilliatt ne jetait pas un cri. Il y avait assez tâcha de lui saisir le bras gauche. En mê-
de jour pour qu'il pût voir les repoussantes me temps elle avança vivement la tète.
formes appliquées sur lui. Une quatrième Une seconde de plus sîa bouche anus s'ap-
ligature, celle-ci rapide comme une flèche, pliquait sur la poitrine de Gilliatt. Giiliait,;
lui sauta autour du ventre et s'y enroula.
Impossible de, couper ni d'arracher ces était mort. Mais Gillfatt veillait. Guetté, il
courroies visqueuses qui adhéraient étroi-
tement au corps de Gilliatt et par quantités
de points. Chacun de ces points était un
foyer d'affreuse et biz*arre douleur. C'était
ce qu'on éprouvait si l'on se sentait avalé à
la fois par une foule de bouches trop pe-
tites.
Un cinquième allongement jaillit du trou.
Il se superposa aux autres et vint se re-
plier sur le diaphragme de Gilliatt.La com-
pression s'ajoutait à l'anxiété : Gilliatt
pouvait à peine respirer.
Ces lanières, pointues à leur extrémité,
allaient s'élargissant comme des lames d'é-
pél vers la poignée. Toutes les cinq appar-
tenaient évidemment au même centre. Elles
marchaient et rampaient sur Gilliatt. Il sen-
tait se déplacer ces pressions obscures qui
semblaient être des bouches.
Brusquement, une large viscosité ronde
et plate sortit de dessous la crevasse. C'é-
tait le centre ; les cinq lanières s'y ratta-
chaient comme des rayons à un moyeu ;
on distinguait au côté opposé de ce disque
immonde le commencement de trois autres
tentacules, restés sous l'enfoncement du
rocher. Au milieu dl cette viscosité, il y
avait deux yeux qui regardaient..
Ces yeux voyaient Gilliatt.
Gilliatt reconnut la pieuvfe.
Les huit bras de la pieuvre adhéraient
...
qu'à son complet épanouissement, n'est
que le résumé, la répétition, en neuf mois,
de tout le développement de l'espèce, de-
puis ses origines. « Ces séries graduées de
formes infiniment variées que les animaux
nos ancêtres ont parcourues durant plu-
sieurs millions d'années, chacun de nous
les a parcourues, dans les quarante pre-
mières semaines de son existence indivi-
duelle dans le sein de sa mère. »
Ainsi, l'embryon humain, précise 'encore
Bucbner. « représente, pendant les phases
de son évolution, les types principaux de
toute une série d'animaux inférieurs lui-à
même. il reproduit en miniature et dans un
cadre étroit, une série partielle de la créa-
tion. ou même la série tout entière. »
Ce lourd héritage de siècles, que l'enfant
porte avec tant d'insouciante allégresse,
comme si ne pesait pas à ses épaules tout
le poids de la Terre, depuis les millénaires,
le docteur Jaworski en démontre, pas à
pas. la constitution dans les trois volumes
du Plan Biologique. Patiemment, il recher-
che. jusqu'à travers la géologie, il établit
l'arbre généalogique des 'espèces, et entre
toutes, de celle qui les rassemble dans le
miraculeux raccourci de la vie humaine.
Et déià il ouvre ainsi, dans le champ qui
appartient à tous, son sillon personnel.
Sillon que le Plan Social étend, et approfon-
dit... Ici nous touchons à ce qui lui appar-
tient réellement en propre : le parallélisme
qu'il imagine entre l'existence de l'enfant,
avec les instincts qui l'agitent et les sen-
—
timents qui l'animent, de sa naissance à sa
dix-septième année, — et l'existence succes-
sive des civilisations et des races. Pour lui
non seulement l'Humanité est en cro'issan-
ce. les fils surpassent les pères, mais, ré-
pétant dans son développement particulier
le transformisme général, l'enfant en train
de devenir homme suit une route identique,
et parallèle, à celle qu'a suivie, par étapes,
la marche continue de l'Histoire, à travers
ses écroulements d'époques.
Le docteur Jaworski va plus loin, et à
grands renforts d'arguments souvent' sé-
duisants quoique parfois spécieux, il en-
tend nous démontrer, jusque dans une ca-
dence de pendule, ce parallélisme en prin-
cipe plausible, mais, da4a le détaJ1. qugl-
çue pjn 4rixu.4â%
à Gilliatt. De cette façon, cramponnée d'un:
côté au granit, de l'autre à l'homme, elle
enchaînait Gilliatt au rocher. Gilliat avait
sur lui deux cent cinquante suçoirs. Com-
plication d'angoisse et de dégoût. Etre ser.
ré dans un poing démesuré dont les doigtai
I,
élastiques, longs de près d'un mètre, sonfcj
intérieurement pleins de pustules vivantes
qui fouillent la chair.
Nous l'avons dit : on ne s'arrache pas à)
la pieuvre. Si on l'essaie,
on est plus sû-
rement lié. Elle ne fait que se ress'errexi
davantage. Son effort croît en raison du;
constriction..
vôtre. Plus de secousse produite plus de
Gilliatt n'avait qu'une ressource, son cou<
teau.
— Il n'avait de libre que la main gauche r§
mais on_ sait qu'il en usait puissamment.
On aurait pu dire de lui qu'il avait deux!
mains droites.
Son couteau, ouvert, était dans cette.
main.
On ne coupé p:as les antennes de la pieu.,
vre ; c'est un cuir impossible à trancher ;
il glisse sous la lame ; d'ailleurs, la BU-
perposition est telle qu'une entaille à seai
lanières entamerait votre chair...
Le poulpe n'est vulnérable qu'à la tête., f
Gilliatt ne l'ignorait point.
Il n'avait jamais vu de pieuvre de. cette
dimension. Du premier coup, il se trouvait
pris par la grande espèce. Un autre se fût
troublé.
Pour la pieuvre comme pour le taure'au,
il y a un moment qu'il faut saisir : c'est
l'insfant où le taureau baisse le cou, c'est
l'instant où la pieuvre Javarice la tête ;
instant rapide. Qui manque ce joint estj
perdu.
Tout ce que nous venons de dire n'a.
vait duré que quelques minutes. Gilliatt,
pourtant, sentait croître la succion deaj
denx cent cinquante ventouses.
La 'pieuvre est traître. Elle tâche de stu-
péfier d'abord sa proie. Elle saisit, puis
attend le plus qu'elle peut.
Gilliatt tenait son couteau. Les succions
augmentaient. Il regardait la pieuvre qui
le regardait.
Tout à coup la bête détacha du rocher sa;
saigné au flanc, et les deux bras garrnttés.
guettait.
Il avait évité l'antenne, et, au moment
où la bête allait mordre sla poitrine, son
poïng armé s'abattit sur sa tête.
Il y eut deux convulsions en sens in-
verse, celle de la pieuvre et celle de Gil-
liatt.
Ce fut comme la lutte de deux éclairs.
Gilliatt -plongèa la pointe de son couteau
dans la viscosité plate et, d'une mouvement
giratoire pareil à l'a torsion d'un coup de
fouet, faisant un cercle autour des deux
yeux, il arracha la tête comme on arra.
che une dent.
Ce fut fini.
Toute la tête tomb:a.
Cela ressemble à un linge qui se dét.a.
che. La pompe aspirante détruite, le vide
se fit. Les quatre cents ventouses lâchè-
rent à la fois le rocher et l'homme. Ce
haillon coula au fond de l'eau.
Gilliîatt, haletant du combat, put aper-
cevoir à ses pieds, sur les galets, deux tas
gélatineux, informes la tête d'un.côté, le
reste de l'autre. Nous: disons le reste, ca<r
on ne pourrait dire le corps.
Gilliatt toutefois, craignant quelques re.-
prises convulsivés de 1 "agonie, recula hora!
de la portée des tentacules.
Mais la bête était bien morte.
Gilliatt referma son couteau.
D abord, pour le justifier, invention d'une
chronologie ad hoc où jour de la viaji
humaine correspond aux un
saisons annuelles,,
où une 'de nos années correspondra dona
à 365 années et quart de la vie terrestre.
Sur cette base, Hélan Jaworski assimilé
les divers âges de l'enfant et du jeune hom-
me à ceux des temps révolus, non sans
trouver, pour les besoins de son paral-
lélisme. mlile caractéristiques ressemblan-
ces.
Ainsi le fœtus à terme équivaut à l'Hom-
me des cavernes. La naissance à la série
des Déluges. La première enfance, jusqu'au
dixième mois, au paradis terrestre (Eh,
mais ! mon cher docteur, ne voilà-t-il pas
un bout d'oreille confessionnelle ?)... Pas-
sons. De la 8e à la 10e année, parallélisme
de l'étape grecque. De la 10" à la 12e, étape
romaine. De la 13e à la 15e, moyen âge...
La 16". c'est la Renaissance. Et dix-
sept ans, c'est étape actuelle, nos âge de
1 émancipation, celle de l'individu
comme
celle des peuples.
Le docteur Jaworskt s'arrête là. Et pour
cause, car il situe en l'an 2.205 exactement,,
et seulement, l'émancipa.tio'n Õéfini1Jive des
peuples... Si bien, que poursuivant jusqu'au
bout la rigueur de sa logique, il nous fait.
attendre jusqu'à l'an 3.301, date de la majo..
rité universelle, la fin de sa démonstra-
tion... Ce qui revient à dire qu'avant que.
l'homme, pris en tant qu'entité, ait atteint-
les vingt et un ans de sa majorité, sinon
légale, mais mentale, il coulera bien dea
morts. sous le pont de la vie !
Conclusion dont le pessimisme est corri-
gé. — toute l'œuvre le démontre, plus clai-
rement encore que le parallélisme en ques-
tion. — par une foi robuste dans la fatalité
progressive de l'évolution, l'humaine oornmei
la terrestre, avant le refroidissement géné-
rai.. Nous n'avons point besoin par cûnsé-
quent d attendre les Plans et les volu mes.
suivants, pour saluer, dans le docteur Ja-,
woriSkt. un savant dont la maîtrise est in-
discutable et un philosophe dont l'abondan-
te hardiesse d'idées demeure au-dessus dei
la discussion, comme la générosité foncière;
au-dessus de la sanglante veulerie oontam-
paraine. it
Victor MARGUERITTE.