Vous êtes sur la page 1sur 4

08/05/2023 16:41 La République au défi des régionalismes

POLITIQUE

La République au défi des régionalismes


Différenciation, décentralisation, autonomie ou indépendance… Face aux revendications corse,
bretonne, alsacienne ou encore polynésienne, la question de l’unité nationale reste un sujet
sensible auquel le gouvernement entend répondre au cas par cas.

Par Benoît Floc'h

Publié aujourd’hui à 06h00 • Lecture 7 min.

Article réservé aux abonnés

L’association Bretagne réunie, lors d’une manifestation pour demander le rattachement


de la Loire-Atlantique à la Bretagne, à Saint-Nazaire, le 24 septembre 2022. ESTELLE
RUIZ / HANS LUCAS VIA AFP

Du « en même temps » pur sucre. Interrogé par les Dernières Nouvelles d’Alsace, le 19 avril, sur la
volonté des Alsaciens de quitter la région Grand-Est, le président de la République leur oppose une fin
de non-recevoir, sans fermer la porte à clé, cependant. Rappelant qu’il leur a accordé une forme
d’autonomie avec la création, en 2021, de la Collectivité européenne d’Alsace (CEA), Emmanuel
Macron précise : « Je suis aussi attaché à ce que l’on ne crée pas de nouvelles divisions. » Il note, à toutes
fins utiles, que les Alsaciens ont eu besoin de la région Grand-Est sur de nombreux dossiers.

Ceci affirmé, le chef de l’Etat glisse : « J’ai toujours soutenu le principe de différenciation territoriale, qui
doit être au cœur de nos réflexions institutionnelles. » Le « en même temps » est si ambigu que le
président Les Républicains de la CEA réitère son projet de séparation. Evoquant la consultation de
début 2022, lors de laquelle 154 000 Alsaciens ont indiqué vouloir sortir de la grande région à 92,4 %,
Frédéric Bierry écrit dans un communiqué de presse le 21 avril : « Quand l’heure de la réorganisation
institutionnelle viendra, en 2024, l’heure de l’Alsace viendra. Il ne peut pas en être autrement si le
président de la République veut être au rendez-vous du renouveau démocratique qu’il appelle de ses
vœux. »

https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/05/08/la-republique-au-defi-des-regionalismes_6172476_823448.html 1/4
08/05/2023 16:41 La République au défi des régionalismes
Partout en France, le régionalisme retrouve des couleurs. La victoire des indépendantistes
polynésiens aux élections territoriales du 30 avril pourrait ouvrir la voie à un référendum
d’autodétermination. La Corse discute de son autonomie avec le gouvernement. Le 5 mai, la ville de
Nantes a écrit à la première ministre au nom de plusieurs collectivités pour obtenir un référendum
sur le rattachement de la Loire-Atlantique à la Bretagne. En 2017, le Pays basque s’est constitué en
intercommunalité tentaculaire regroupant 158 communes, 315 000 habitants, 1 200 agents pour gérer
21 politiques publiques.

Lire aussi le décryptage : En Polynésie, la victoire des indépendantistes, un premier


pas vers un référendum d’autodétermination

Dans un pays qui a consacré tant d’énergie, au fil des siècles, à souder des peuples aux identités
jalouses, cette question reste sensible. En 1968, le général de Gaulle avait certes prononcé l’éloge
funèbre des aspirations vagabondes : « L’effort multiséculaire de centralisation, qui fut longtemps
nécessaire [à la France] pour réaliser et maintenir son unité malgré les divergences des provinces qui lui
étaient successivement rattachées ne s’impose plus aujourd’hui. Au contraire. » Mais le constat apparaît
à l’heure actuelle plus fragile que jamais. Jusqu’où peut-on accorder des libertés aux territoires dans
une vieille République toujours inquiète de son unité ?

« On excite les égoïsmes »

Lorsqu’on pose la question à Jean-Luc Mélenchon, le leader de La France insoumise répond : « Le
régionalisme est une illusion dangereuse quand on va trop loin, confie-t-il au Monde. Ce qu’il sécrète le
plus souvent, ce sont des raisons artificielles de se distinguer des autres. Il n’y a qu’une seule exception,
c’est l’insularité. »

Newsletter

« Politique »
Chaque semaine, « Le Monde » analyse pour vous les enjeux de
l’actualité politique
S’inscrire

L’ancien candidat à l’élection présidentielle estime certes qu’« une certaine époque du régionalisme est
passée », au profit d’« une très forte aspiration à contrôler sa vie ». Il n’en décèle pas moins « un
habillage de mots régionalistes pour exprimer cette volonté ». « On excite les égoïsmes, prévient M.
Mélenchon. C’est comme en Italie. Quand tu es dans l’Italie du Nord, tu ne veux pas t’occuper des
Siciliens ni des Sardes, que tu considères quasiment avec du racisme. Quand tu es alsacien, tu te réjouis
que l’Alsace se porte bien ; et tu regardes d’un œil différent les Ardennes ou la Moselle. Tu es trop content
de te détacher de ça. »

Maître de conférences en droit public à l’université Panthéon-Assas, Benjamin Morel ne cache pas son
inquiétude devant « la naïveté » des dirigeants politiques français. Pour ce constitutionnaliste, en
effet, le pays s’estimerait à l’abri d’un régionalisme qui, pourtant, « menace beaucoup de pays
européens, dont certains sont en situation de délitement ». De ce point de vue, dit-il, la France n’est pas
un petit village gaulois dans une Europe en crise. Elle a juste trente ans de retard sur ses voisins.

M. Morel estime que la République a laissé « une machine infernale identitaire » se mettre en branle.
Car, à l’entendre, depuis la réforme de la Constitution, en 2003, qui crée la collectivité à statut
particulier, « le ver est dans le fruit ». Ce qui est en cause, ce n’est pas la décentralisation, estime le
maître de conférences, c’est de traiter les collectivités différemment les unes de autres.

« Notre combat n’est pas identitaire »

https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/05/08/la-republique-au-defi-des-regionalismes_6172476_823448.html 2/4
08/05/2023 16:41 La République au défi des régionalismes
Or, c’est bien le sens de la « différenciation territoriale » que prône le chef de l’Etat. Elément essentiel
du « pacte girondin » qu’Emmanuel Macron a promis, en 2017, le droit à la différenciation devait être
inscrit dans la Constitution par le projet de réforme de 2018, balayé par l’affaire Benalla. Il est
finalement entré dans le droit par la loi, en février 2022. L’idée est d’adapter la décentralisation selon
les collectivités, les territoires, les spécificités et de permettre aux élus de fixer eux-mêmes les règles
locales.

Benjamin Morel y reconnaît un mécanisme qui s’est épanoui au Royaume-Uni, en Espagne ou en


Belgique. Consacrer des différences entre collectivités « crée de la concurrence entre les partis et les
régions car tout devient négociable », explique l’auteur de La France en miettes (Editions du Cerf,
268 pages, 20 euros). La présence au sein de l’Union européenne rassure, offrant la perspective –
trompeuse – d’une sortie en douceur. « Le modèle des Bretons, c’est l’Alsace ; celui des Alsaciens, la
Corse ; celui des Corses, la Nouvelle-Calédonie… C’est une course de petits chevaux que l’on retrouve
partout en Europe. On commence à connaître cela en France », prévient le constitutionnaliste. Le bout
du chemin, c’est « le blocage », annonce-t-il. Parce que « lorsque les autonomistes n’ont plus grand-
chose à vendre, le récit leur échappe et on passe aux indépendantistes. Et quand l’Etat central ne peut
pas accepter l’indépendance, la machine se bloque ».

Lire aussi : Le statut de la Nouvelle-Calédonie, un ovni institutionnel « idéalisé » par les


Corses

« Cette politique est fondamentalement dangereuse », estime Benjamin Morel. « Le danger est réel »,
acquiesce David Lisnard, maire Les Républicains de Cannes (Alpes-Maritimes) et président de
l’Association des maires de France, qui, même s’il s’exprime ici à titre personnel, s’inquiète, lui aussi,
pour « la cohérence nationale ». Certes, « beaucoup d’élus sont de bonne foi, reconnaît-il. Ils évoquent la
différenciation parce qu’ils subissent une perte de capacité d’action et veulent retrouver le pouvoir
d’agir. Mais c’est une erreur. Il ne faut pas confondre la différenciation et la décentralisation. La
différenciation crée un risque d’injustice, d’éclatement ». Seule exception, note-t-il également : en cas
d’une vraie rupture géographique, comme à Mayotte ou en Guyane, par exemple.

Du côté de ceux qui défendent la différenciation, on considère, au contraire, que la République est
menacée parce que, précisément, cet outil n’est pas utilisé. « On est dans une situation où il faut
réparer une République qui s’affaiblit et s’ensauvage, assure Frédéric Bierry, président de la CEA. Il n’y a
pas de solution idéale transposable partout. La différenciation permet de tenir compte de la réalité de la
vie des gens. » Ce qui importe à ses yeux, c’est l’efficacité de la politique et l’engagement des citoyens.
« Notre combat n’est pas identitaire », assure M. Bierry, qui ajoute : « On n’a pas de volonté autonomiste
en Alsace. On est attaché à notre pays ».

« Agir territoire par territoire »

Pour les macronistes, les politiques sont trop centralisées, et cela ne permet pas de prendre en
compte correctement les préoccupations du quotidien. « Relancer la décentralisation et la
différenciation, c’est une manière de répondre aux demandes régionalistes tout en restant dans le cadre
de la République », considère Thomas Cazenave, député Renaissance de la Gironde et président de la
délégation aux collectivités territoriales de l’Assemblée nationale.

Lire aussi : Emmanuel Macron invite les élus locaux à mettre en place « une vraie
décentralisation »

Quant aux exemples européens cités par Benjamin Morel, M. Cazenave ne les trouve guère
pertinents. « On n’est pas dans cette situation en France, plaide-t-il. Il y a loin entre l’adaptation aux
réalités des territoires et l’autonomie. Cette vision présente un risque quand on touche aux compétences
régaliennes. Or, ce n’est pas le cas dans le débat d’aujourd’hui. » C’est aussi l’impression de Vincent
Laborderie. Maître de conférences à l’Université catholique de Louvain, il est spécialiste des
régionalismes en Europe. Il ne décèle « pas de menace » pesant sur l’unité de la France. La
différenciation ? « Il ne faut pas avoir peur de cela. La réalité n’est pas symétrique, dit-il. Je ne vois pas en
quoi avoir une région Alsace menacerait plus la République qu’une grande région allant de Strasbourg
aux confins de la lointaine région parisienne. »
https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/05/08/la-republique-au-defi-des-regionalismes_6172476_823448.html 3/4
08/05/2023 16:41 La République au défi des régionalismes
Au reste, même en Europe, « c’est très rare ». « L’Ecosse et la Catalogne sont des cas isolés, assure le
spécialiste. Il n’y a plus vraiment d’indépendantistes en Europe. Il y a une demande d’autonomie,
légitime et démocratique, comme en Corse, au Royaume-Uni, en Espagne, en Italie ou en Belgique. Mais
cela ne débouche pas forcément sur des demandes d’indépendance. C’est fini, ça. »

Alors ? Alors, prudence. « Il est rare qu’une politique publique soit simple, constate la ministre déléguée
chargée des collectivités territoriales, Dominique Faure. Elle bute souvent sur des injonctions
contradictoires. » Les territoires ont des attentes et des cultures diverses. Donc, « on doit s’y adapter et
proposer des politiques ciblées et différenciées. C’est clair », affirme Mme Faure, pour qui la
différenciation est « saine ».

Ceci posé, la ministre le concède, « l’unité de la République ne doit pas être menacée par des actions
trop différenciées qui généreraient de la concurrence entre les territoires. » Elle aussi reconnaît qu’« il
existe un risque ». « Il faut donc être vigilant et subtil, agir territoire par territoire avec la vision d’une
République une et indivisible, poursuit Mme Faure. Mais cette extrême prudence ne doit pas nous
paralyser lorsqu’il s’agit de s’adapter aux besoins de la population. »

Le tracé des régions en débat

Et c’est un autre débat qui débute. Le tracé des régions, expose Jean-Luc Mélenchon, doit répondre à la
géographie des populations et aux nécessités du temps, mais non « regrouper les gens sur une base
ethnique, ce qui génère toujours des nationalismes hystériques ». Quand Jean Jaurès est allé en
Argentine, en 1911, rappelle le fondateur de La France insoumise, il a conseillé aux Italiens, aux
Espagnols et aux quelques Français qui se trouvaient là : « Ne vous regroupez pas par nation ;
regroupez-vous par vos revendications et de votre unité sociale jaillira la nation argentine. »

A rebours des territoires d’Ancien Régime, la création des départements, en 1790, a été pensée pour
obliger les gens à vivre ensemble, d’après la loi unitaire. Les régions du XXIe siècle devraient tenir
compte des impératifs écologiques, considère M. Mélenchon. Celui-ci défend l’idée qu’elles soient
redécoupées selon les bassins hydrographiques du pays, « qu’elles seules peuvent gérer correctement »,
juge-t-il.

Pour David Lisnard, « il faut trouver un équilibre entre les libertés locales, qui créent la responsabilité, ce
qui est un facteur d’efficacité des politiques publiques, et la nécessité de ne pas remettre en cause l’Etat-
nation. Mais il n’y a pas de contradiction entre un Etat fort et un pouvoir local fort ». En associant
l’universalité de la loi et la capacité des élus locaux à la mettre en œuvre, « on n’aura pas besoin de
différenciation », explique le maire de Cannes.

Ce que révèle le réveil des aspirations locales, conclut le chercheur Vincent Laborderie, c’est qu’avec la
mondialisation et la multiplication des crises internationales « un besoin d’ancrage se manifeste : on
se raccroche à ce que l’on connaît, les identités locales ». Et, veut-il croire, « elles ne sont pas
contradictoires avec les identités nationales ».

Benoît Floc'h

https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/05/08/la-republique-au-defi-des-regionalismes_6172476_823448.html 4/4

Vous aimerez peut-être aussi