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Dans quel genre classer La Peau de Chagrin ?

I. La Peau de Chagrin est, par certains côtés, une tragédie romantique

A. Parce que son personnage principal présente les caractéristiques d’un héros
romantique

• Une mélancolie, une pureté, rattachées à l’époque à une certaine idée de la féminité
(stéréotype de l’ange)

“les enchantements de l’innocence florissaient par vestiges dans ces formes grêles et fines, dans ces
cheveux blonds et rares, naturellement bouclés”

“Amant efféminé de la paresse orientale, amoureux de mes rêves”

“L’extrême mélancolie à laquelle il paraissait être en proie était exprimée par l’attitude maladive de
son corps affaissé ; elle était peinte sur son front, sur son visage pâle comme une fleur étiolée.”

• Une sensibilité exacerbée

“Parfois, mes goûts naturels se réveillaient comme un incendie longtemps couvé”

“ces tourbillons de folie, de désirs et de passions, qui s’élèvent en nous, malgré nous”

Face à Foedora : “soudaine comme une lumière qui jaillit”, “un coup électrique dans le cœur"

Face à Pauline : “le mouvement imperceptible imprimé par la respiration à la poitrine, au dos, aux
vêtements de cette jolie femme, toute sa vie suave se communiqua soudain à Raphaël comme une
étincelle électrique”

B. Parce que son schéma narratif met en lumière l’impossibilité de vivre dans ce monde
• Commence par un personnage au bord du suicide
• Pauline annonce : “la femme que vous aimerez vous tuera” / constate à la fin : “Il est à moi,
je l’ai tué, ne l’avais-je pas prédit ?” : l’amour est impossible
• Chronologiquement, le héros suit une trajectoire qui, commencée hors du monde (dans sa
mansarde sous les toits de Paris, à préparer une grande œuvre en solitaire), atteint peu à
peu le Grand Monde et son agitation (jusqu’à l’orgie), puis s’en éloigne progressivement (la
vie à deux avec Pauline dans un hôtel particulier à Paris, puis tout seul, puis la fuite de Paris
pour aller se soigner dans les Alpes, puis la fuite même de ce lieu trop touristique, pour
gagner une plus grande solitude en Auvergne)

C. Parce que l’ensemble des personnages est comme gagné par une énergie du
désespoir, qui relève du « Mal du Siècle » décrit par les romantiques
Voir l’analyse détaillée de l’énergie dans la première partie.
II. Cependant, on y reconnaît également un roman
d’apprentissage réaliste, révélant ce qui se cache derrière la
« comédie humaine »
(Comédie Humaine = titre du grand cycle de Balzac, comprenant 90 œuvres)

A. Le roman décrit avec minutie différents milieux

B. Le roman fait le constat de l’importance généralisée de l’argent, dans tous les


milieux
• C’est la leçon du père de Raphaël : “apprendre à économiser, à connaître les choses de la vie”
• Mais Raphaël désargenté, dans son exaltation romantique, pense pouvoir se passer d’argent et écrire
un chef d’œuvre sans moyen : “Je me réjouissais en pensant que j’allais vivre de pain et de lait”
• Mais pour pénétrer dans le monde, être connu, il doit pénétrer la haute société, faire des dépenses…
• Dans ces milieux qu’il pénètre, les jeunes gens ne cherchent qu’à réussir, il n’y a pas de valeur, pas de
morale. Le financier du journal est Taillefer, un criminel qui n’a jamais été inquiété grâce à son argent

C. Nous comprenons avec Raphaël que l’argent imprime sa marque sur toutes les
relations sociales, même l’amour
• Il en vient à théoriser lui-même son attirance pour le luxe, qui lui fait préférer Foedora à Pauline :

“Puis, je l’avoue à ma honte, je ne conçois pas l’amour dans la misère. Peut-être est-ce en moi une dépravation
due à cette maladie humaine que nous nommons la civilisation ; mais une femme, fût-elle attrayante autant
que la belle Hélène, la Galatée d’Homère, n’a plus aucun pouvoir sur mes sens pour peu qu’elle soit crottée.
Ah ! vive l’amour dans la soie, sur le cachemire, entouré des merveilles du luxe qui le parent merveilleusement
bien, parce que lui-même est un luxe peut-être. J’aime à froisser sous mes désirs de pimpantes toilettes, à
briser des fleurs, à porter une main dévastatrice dans les élégants édifices d’une coiffure embaumée. Des yeux
brûlants, cachés par un voile de dentelle que les regards percent comme la flamme déchire la fumée du canon,
m’offrent de fantastiques attraits. Mon amour veut des échelles de soie escaladées en silence, par une nuit
d’hiver. Quel plaisir d’arriver couvert de neige dans une chambre éclairée par des parfums, tapissée de soies
peintes, et d’y trouver une femme qui, elle aussi, secoue de la neige : car quel autre nom donner à ces voiles
de voluptueuses mousselines à travers lesquels elle se dessine vaguement comme un ange dans son nuage, et
d’où elle va sortir ? Puis il me faut encore un craintif bonheur, une audacieuse sécurité. Enfin je veux revoir
cette mystérieuse femme, mais éclatante, mais au milieu du monde, mais vertueuse, environnée d’hommages,
vêtue de dentelles, de diamants, donnant ses ordres à la ville, et si haut placée et si imposante que nul n’ose
lui adresser des vœux. Au milieu de sa cour, elle me jette un regard à la dérobée, un regard qui dément ces
artifices, un regard qui me sacrifie le monde et les hommes !”

• Et s’il trouve Pauline finalement attirante, c’est parce que, devenue riche, sa beauté attire le regard.
Le désir est essentiellement mimétique (théorie du philosophe René Girard)

“À l’ouverture du second acte, une femme vint se placer près de Raphaël, dans une loge qui jusqu’alors était
restée vide. Le parterre entier laissa échapper un murmure d’admiration. Cette mer de faces humaines agita
ses lames intelligentes et tous les yeux regardèrent l’inconnue. Jeunes et vieux firent un tumulte si prolongé
que, pendant le lever du rideau, les musiciens de l’orchestre se tournèrent d’abord pour réclamer le silence ;
mais ils s’unirent aux applaudissements et en accrurent les confuses rumeurs. Des conversations animées
s’établirent dans chaque loge. Les femmes s’étaient toutes armées de leurs jumelles, les vieillards rajeunis
nettoyaient avec la peau de leurs gants le verre de leurs lorgnettes. L’enthousiasme se calma par degrés, les
chants retentirent sur la scène, tout rentra dans l’ordre. La bonne compagnie, honteuse d’avoir cédé à un
mouvement naturel, reprit la froideur aristocratique de ses manières polies. Les riches veulent ne s’étonner de
rien, ils doivent reconnaître au premier aspect d’une belle œuvre le défaut qui les dispensera de l’admiration,
sentiment vulgaire. Cependant quelques hommes restèrent immobiles sans écouter la musique, perdus dans
un ravissement naïf, occupés à contempler la voisine de Raphaël. Valentin aperçut dans une baignoire, et près
d’Aquilina, l’ignoble et sanglante figure de Taillefer, qui lui adressait une grimace approbative. Puis il vit Émile,
qui, debout à l’orchestre, semblait lui dire : — Mais regarde donc la belle créature qui est près de toi ! Enfin
Rastignac assis près d’une jeune femme, une veuve sans doute, tortillait ses gants comme un homme au
désespoir d’être enchaîné là, sans pouvoir aller près de la divine inconnue. La vie de Raphaël dépendait d’un
pacte encore inviolé qu’il avait fait avec lui-même, il s’était promis de ne jamais regarder attentivement
aucune femme, et pour se mettre à l’abri d’une tentation, il portait un lorgnon dont le verre microscopique
artistement disposé, détruisait l’harmonie des plus beaux traits, en leur donnant un hideux aspect.”

III. En fait, ce roman a des allures de conte philosophique fantastique

A. Les personnages sont très caricaturaux, chacun est stylisé comme s’il était une figure
d’un conte
Il y a d’un côté Pauline :

• Pauline est qualifiée à plusieurs reprises d’ “ange”.

De l’autre les tentateurs démoniaques (c’est donc très manichéen) :

• Le marchand d’antiquités : “le masque ricaneur du Méphistophélès”, “ de frappantes


ressemblances avec la tête idéale que les peintres ont donnée au Méphistophélès de
Goethe”.
• Rastignac : “ce diable de Gascon”
• Taillefer : “Un rire satanique s’éleva tout à coup lorsque Taillefer, entendant le râle sourd de
ses hôtes, essaya de les saluer par une grimace ; son visage en sueur et sanguinolent fit
planer sur cette scène infernale l’image du crime sans remords”
• Les amis de Raphaël : “les sectateurs du dieu Méphistophélès” (selon leurs propres mots)
• Les convives de l’orgie : “le Pandémonium de Milton”
• Le concierge du tripot : “un Cerbère”
• Les clients du tripot : “des démons humains”

B. Les décors viennent renforcer cette impression d’irréalité, de surnaturel


• Chaque personnage est associé à un décor unique : Pauline et la pauvre mansarde,
Taillefer au milieu du palais orgiaque, le marchand d’antiquités et son bric-à-brac
extraordinaire…
• Dans le chapitre final, les médecins sont tous présentés dans des environnements
étonnants : la marre aux mille canards, la presse industrielle et toutes ses mécaniques
énormes…
• Cette stylisation des décors propres à chaque personnage, additionnée à des décors
typiques, attendus (l’opéra…) vient renforcer l’impression de personnages de contes qui
n’ont pas de réalité
C. La peau en elle-même est un objet fantastique
Au sens strict, fantastique = dont on ne peut savoir s’il relève du surnaturel ou du naturel

• Lorsque Raphaël prend la peau : “Vous avez signé le pacte, tout est dit”. “Le cercle de vos
jours, figuré par cette Peau, se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits,
depuis le plus léger jusqu’au plus exorbitant”. Ce qu’il constate : “Raphaël étendit
promptement sur la table la serviette avec laquelle il avait mesuré naguère la Peau de
chagrin. Sans rien écouter, il y superposa le talisman, et frissonna violemment en voyant une
petite distance entre le contour tracé sur le linge et celui de la Peau.” Puis Raphaël
s’adressant à la peau au milieu du livre : “Tu mens, tu ne m’objéis pas, le pacte est rompu”.
Et à la fin : “A mesure que grandissait ce désir, la Peau, en se contractant, lui chatouillait la
main”
• Des soupçons d’escroquerie : “ce sourire de supériorité fit croire au jeune savant qu’il était
la dupe en ce moment de quelque charlatanisme” + langue “sanscrit” est en fait de l’arabe
• Quelques tentatives d’explications rationnelles : “par un phénomène inexplicable au premier
abord, cette peau projetait au sein de la profonde obscurité qui régnait dans le magasin des
rayons si lumineux que vous eussiez dit d’une petite comète” ; “les grains noirs du chagrin
étaient si soigneusement polis […] que, pareilles à des facettes de grenat, les aspérités de ce
cuir oriental formaient autant de petits foyers qui réfléchissaient vivement la lumière.” “Il
démontra mathématiquement le phénomène”.
• Selon les scientifiques : “le racornissement du cuir est un fait […] naturel, qui, depuis
l’origine du monde, fait le désespoir de la médecine et des jolies femmes” mais “le diable est
logé dedans”, “si tu en extrais un principe quelconque, je le nomme d’avance la diaboline”,
“Je crois au diable”

D. De fait, on peut tirer de ce roman une morale, comme dans un conte philosophique
• Balzac a classé La Peau de Chagrin dans une partie de son œuvre « romans philosophiques »
• Il y a une tradition qui se nomme « le conte philosophique » (par exemple, pendant les
Lumières, Zadig de Voltaire…) Souvent l’action est déplacée dans un milieu exotique, ce qui
n’est pas le cas ici. Mais il y a surgissement d’un « objet magique » de provenance orientale.
Cette magie crée du suspens, du plaisir de lecture, de l’évasion…
• Si philosophie il y a, c’est celle de nous faire réfléchir à différentes façons de vivre notre vie :
faut-il vivre intensément, quitte à raccourcir sa durée, ou bien s’économiser ?
• Différentes figures dans le roman proposent des solutions de vie :

Figures de l’économie de l’énergie :

▪ Vivre des vies virtuelles en accumulant des objets, des histoires, des
connaissances : voie de l’antiquaire
▪ Vivre doucement un amour tendre : Pauline
▪ Vivre une vie mondaine, mais avec distance : Foedora

Figures de la dépense :

• Vivre pour la jouissance (luxure et domination) : les journalistes, Taillefer


• Vivre tant qu’on le peut : les prostituées

Au lecteur de choisir entre ces différentes voies.

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