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GOOGLE-MOI

Collection ((Banc public» dirigée par Aalam Wassef

O Éditions Albin Michel, 2007


BARBARA
CASSIN

GOOGLE-MOI
La deuxième mission de l’Amérique

Albin Michel
Banc public
Toutes les marques et logos cités dans cet ouvrage
sont la propriété de leurs détenteurs respectif.
Remerciements

Je remercie Éric Alliez, Françoise Balibar, Jean-


Marie Borzeix, Christine Buci-Glucksmann,
Jacques Cassin, Hélène et Olivier Cayla, Laurent
Catach, Souleymane Bachir Diagne, Jean Dixsaut,
Xavier Fek, Daniel Ferrer, Jean-Pierre Guillemant,
Anne-Sophie Legendre, Jacqueline Lichtenstein,
Daphné Marnat, Maurice Matieu, Roland Moreno,
Xavier North, Irène Rosier-Catach, Daniel
Saadoun, Valérie Tesnières, Caroline Wiegandt,
Heinz Wismann, Peter Wittenburg et, bien sûr,
Aalam Wassef, qui tous, à un moment ou un autre,
m’ont fait bénéficier de leur savoir, de leur lecture,
de leurs conseils. Je remercie particulièrement
Xavier Perrot, qui m’a permis de rectifier beaucoup
d’erreurs dans un domaine qui n’est pas le mien,
mais le sien.
1can’t explain it-it: jut afunnyjêeling that r m Seing Googled’

O The New Yorker Collection2002 CharlesBarsotti


from cartoonbank.com.All Rights Reserved.
Introduction
POURQUOI S’INTÉRESSER A GOOGLE?

1. Anecdotes-symptômes

Pourquoi m’intéresser à Google, et pourquoi


tout le monde s’intéresse-t-il à Google? Deux anec-
dotes ont servi pour moi de point de départ.

<< Barbara Cassin B ?

<<Bonjour,je sais qui vous êtes, je vous ai tapée


sur Google», c’est ainsi qu’un inconnu branché
m’a un jour accueillie dans sa voiture pour me
conduire chez des amis communs.
Nous sommes au jour d’aujourd’hui trois
<<BarbaraCassin >>, dont une lieutenant comman-
dant porte-parole de la Marine néo-zélandaise et
une ophtalmologiste américaine. Lacan explique

INTRODUCTION 9
dans L’Étourdit que : «une langue, entre autres,
n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques
que son histoire y a laissé persister * >> ;voici qu’une
femme, entre autres, n’est rien de plus que la
somme des équivoques que son nom a googlées.
Car qui sait, à part elle ou tout près d’elle, qu’il y
a équivoque? Rien ne le prouve, rien ne l’indique,
d’autant que, pour quelque Barbara Cassin que ce
soit, apparaît le lien payant avec le Who’s Who
(6 euros la biographie isolée), la même dans les
trois cas. <<BarbaraCassin ophtalmologie USA >>
n’aura que ma vie, puisque le Who’s Who a acheté
le nom que «je>>porte. Et les libraires en ligne inter-
calent le Vocabulaire européen des philosophies ;
dictionnaire des intraduisibles, le Dictionary of Eye
Terminology et Voir (vous avez dit «voir»?) Hélène
en toute femme. Tout ce qu’on sait, c’est que
«Barbara Cassin» - c’est moi -, en septembre
dernier, parlait à la Cour suprême de Johannesburg
lors d’une conférence avec Albie Sachs sur les
suites de la Truth and Reconciliation Commission
et, le 14 - c’est la Néo-zélandaise -, participait

1. Scilicet, no 4, Le Seuil, 1973, p. 47.

10 GOOGLE-MOI
au Riverview Hospital, Connecticut, Department
of Children and Families, à la conférence sur
«Investigation and Prosecution of Cases of child
Abuse - With Deaf/Hard of Hearing Victims and
Witnesses ». Assez cohérent, somme toute, «je»
serais assez d’accord avec toutes les moi-mêmes.

Les deux phrases drapeaux


Lors d’un colloque à Thessalonique, au prin-
temps 2005, le représentant de Google Europe pré-
sentait le projet de Bibliothèque numérique,
Google Print, face à Jean-Marie Borzeix pour la
Bibliothèque nationale de France et la Bibliothèque
numérique européenne : «Our mission is to orga-
nize all the information in the world», voilà une
phrase qu’un seul des deux peut prononcer, et
j e m’en réjouis.
C’est cette phrase qui aujourd’hui ouvre une
partie du site Google, avec comme valeur ajoutée
la finalité du libre partage : «organiser toute I’in-
formation du monde pour la rendre accessible et
utile à tous )>,ce que Le Monde, dans un article en
date du 29 décembre 2005, désigne comme <<quasi
philosophique ».
lNïRODUCTlON 11
Cette phrase missionnaire ne passe pas, elle me
fait peur, j e ne comprends pas que l’afficher et I’en-
tendre ne fasse pas peur. Et quand j e m’aperçois
que la deuxième phrase, le second motto de la
firme, là où elle se reconnaît dans sa culture de
firme (<<soiscorporate », dit-on aux jeunes CDI),
est «Dont’be evil» - << ne sois pas méchant, mau-
vais », «ne fais pas le mal» -, la peur se mâtine de
dégoût devant l’usage pourtant sans surprise de
l’éthique revendiquée. C’est le fil de ces deux
phrases que j e voudrais suivre au centre de ce
livre, dans les implications de leurs mots et dans
les articulations de leur langue.
Je ne les suivrai ni en informaticien ni en poli-
tique, mais en philosophe.

2. Actualité et questions de fond

Passéisme / présentisme
Tourisme informatique et émotion citoyenne
sont deux composantes indigestes auxquelles il est
difficile d’échapper. Mais le plus grand risque est
<<philosophique>> : comment négocier entre l’ana-
12 * GOOGLE-MOI
theme heideggérien sur l’essence de la technique -
réactionnaire / lucide - et la béatification du pré-
sentisme mondialisé, qui parie sur l’amélioration
par la technique du sort de tous les hommes dans
le monde? La question est pourtant imparable :
nous (qui nous?) ne vivrons plus sans le Net et
quelque chose comme Google, alors comment
vivre vraiment mieux, ou au mieux, avec?
Nous voilà aux antipodes de la philosophia
perennis, de la philosophie éternelle, nous sommes
en prise sur trop de problèmes instantanés pris dans
le flux du temps, avec évolution au jour le jour et
effets d’annonces : Quaero, Bibliothèque numérique
européenne, évolution du droit d’auteur et du copy-
right en discussion au Parlement, transformations
du CNRS par le rôle des agences nationales (pour la
Recherche, pour l’Innovation) avec constitution de
stocks de laboratoires concurrentiels, en prise sur
des structures européennes déjà mammouthiales et
anglo-saxonisées jusque dans leur globish-langue,
Ie tout toujours déjà e-structuré (knowledge-based
society, idiome de mots-clés, avec peer to peer
et quotation index en guise d’évaluation), caducité
et occasion, court terme courant après le long.. .
INTRODUCTlON 13
Google /Internet
De plus, il ne faut pas confondre, même si
Google lui-même nous y incite, Google et Internet.
Google est une société privée de droit améri-
cain, fondée en 1998 et cotée en bourse depuis
2004. Elle labellise un moteur de recherche excep-
tionnellement performant, inventé vers 1995-1996
par Sergey Brin et Larry Page, deux jeunes étu-
diants en doctorat à l’université de Stanford. Ce
moteur de recherche est basé sur un algorithme,
appelé PageRank (parce qu’il donne un rang aux
pages Web - mais peut-être aussi parce que c’est
Page qui en fut le principal artisan et que l’humour
fait partie de la culture de firme). Cet algorithme,
on ne le sait pas assez, est la propriété de
l’université de Stanford conféré sous licence exclu-
sive 2 Google, mais simplement jusqu’en 201 12.
2. Voir John BATTELLE,
The Search. How Google and Its Rivals Rewrote
the Rules of Business and Transformed Our Culture, Boston/Londres,
Nicholas Brealey Publishing, 2005, sur lequel je fais fonds très
largement. 11 vient d’être traduit en français par Dov Rueff (avec
Sébastien Blondeel) sous le titre La Révolution Google. Comment les
moreurs de recherche ont réinventé notre économie et notre culture,
Eyrolles, 2006. Voir également David A. VISEet Mark MAISEED, The
Google Story, Macmillan, 2005 (mad. fi. de Dominique Maniez, avec

14 GOOGLE-MOI
Cette information est sans doute une clef de l’évo-
lution de Google : depuis 2003, il est moins un
moteur de recherche qu’une plate-forme d’applica-
tions, qui offre sans cesse de nouveaux services de
plus en plus ébouriffants.
internet, quant à lui, est le réseau mondial qui
permet d’interconnecter le monde entier 3. Google
permet, non pas d’y accéder car ce n’est pas un
portail d’accès, mais, une fois qu’on est connecté,
d’y effectuer des recherches - c’est sa vocation
première - et de l’utiliser.
La focalisation sur Google est inévitable
depuis l’intervention de Jean-Noel Jeanneney,
Quand Google défie l’Europe : avec Google Print
et la volonté affichée de numériser tous les livres
de toutes les bibliothèques du monde, tout en

François Maniez, Google Story, Dunod, 2006). très informé mais plus
apologétique. et la critique de ces deux ouvrages par John
LANCHESTER, LRB I, vol. 28, no 2, 23, janvier 2006. On se reportera
également aux indications du site http://www.google-watch.org qui
se consacreà la surveillancecritique de Google.
3. Voir Encadré A, p. 31-39.
4. Sous titre : «Plaidoyer pour un sursaut», Mille et une nuits,
mai 2005. Une deuxième édition revue, augmentée et mise à jour de
cet ouvrage a été publiée en septembre 2006.

INTRODUCTION 15
commençant par cinq anglo-saxonnes de bonne
volonté, voilà que Google s’attaque 2 «nous»,
européens de la culture. Mais elle laisse ouverte la
question de savoir si Google est une exception, à
la réussite si chanceuse qu’elle est désormais
inégalable, ou bien la règle, le modèle qu’imitent
ses concurrents et qui, d’ailleurs, imite ses
concurrents en leur prenant des idées et des
hommes. Google n’est après tout que l’un des big
four, avec Microsoft, Yahoo! et AOL, tous améri-
cains, et ils proposent bon an mal an, rachat
après rachat, accord après accord, procès après
procès, de plus en plus tous le même programme
et les mêmes services.

Le << meilleur B moteur de recherche


Google se positionne cependant comme le
meilleur.
Les deux qualités éminentes qu’il présente
comme distinctives correspondent à ses deux
phrases-clefs : l’organisation et la volonté bonne.
Google se caractérise par un algorithme secret,
comme un secret de fabrication, qui lui permet de

16 GOOGLE-MOI
«mieux» organiser les résultats, et donc de mieux
répondre aux requêtes. Les caractéristiques de cet
algorithme sont connues, exhibées, même si l’algo-
rithme en ses variables est un secret. Elles sont, dit
Google, << démocratiques >> et permettent d’étayer
sa mission d’universalité. En quoi Google est-il
démocratique et de quelle démocratie s’agit-il, il
faudra bien entendu se poser la question.
Google est le «meilleur» aussi en ce qu’il veut le
bien et que sa volonté bonne fait de cette firme un
être moral. Cette volonté bonne est liée à sa
deuxième singularité : celle de séparer les résultats
a purs >> de la recherche et les publicités. Ne pas
laisser biaiser, comme Yahoo ! le fait par exemple, le
rang d’un résultat de recherche par l’argent d’un
annonceur, mais toujours clairement démarquer la
recherche de la publicité, les liens générés par l’al-
gorithme des liens générés par les sponsors. Google
appelle parfois cela la «séparation de l’Église et
de l’État>>,intégrité de Jésus/vénalité de César (à
moins que ce ne soit l’inverse).Ce désintéressement
sera également à examiner de près.

INTRODUCTION 17
Les stratégies de réponse
Quoi qu’il en soit, il y a place pour au moins
deux types de réponses ou ripostes au «défi>>
Google, non exclusives l’une de l’autre :
a) une réponse stratégique-réactive, de type
Galileo face à GPS : il faut un moteur pour l’Europe
qui ne dépende pas d’ailleurs (et comment suppor-
ter de dépendre d’un <<Dénide garanties >> tel que le
stipule Google !) - un autre que Google, d o s .
b) une réponse inventive-active : il faut faire
autrement, en partant de ce que Google vise mais
n’a/n’est pas (pas encore), et de ce que nous vou-
lons mais que Google ne peut pas nous donner -
un autre que Google, heteros.
Là encore, plusieurs scénarios sont possibles.
Rien n’empêche d’imaginer une indépendance à
partir d’une concurrence, qui nous ferait dépendre
de plusieurs ailleurs comme on dépend de plu-
sieurs sources d’approvisionnement en pétrole, gaz
ou énergie (l’Inde, le Japon, la Chine ont ou auront

5.Galileo est le système européen de navigation par satellites, GPS


le système américain :voir p. 221-225 et encadré G. p.252 ss. Pour le
«Déni de garanties», p. 152 et encadré F,p. 181 ss.

18 GOOGLE-MOI
leur propre moteur de recherche compétitif). Rien
n’empêche d’imaginer également des partages de
données, y compris bien entendu avec Google, une
sorte de potlatch mondial des donnéesfree on line
pour tous les hommes de bonne volonté, mais avec
à chaque fois des valeurs ajoutées d’un autre type,
selon d’autres ((valeurs >> à ajouter justement,
locales, voire parcellaires, multiples.
La politique et la stratégie «nous» échappent,
non sans donner lieu à deux impressions simulta-
nées : celle d’être à un moment où tout est possible,
y compris d’influer / influencer à partir de nulle
part, juste de là où nous sommes (les repères sont à
ce point remis en cause que toute initiative semble
avoir sa place) ; et puis celle que tout se joue sans
«nous D, que la technique est performative de nous,
c’est elle qui décide du possible, l’actuel du futur,
avant que nous nous en soyons rendu compte.
Le seuil d’incompétence du quidam est évidem-
ment atteint, c’est d’ailleurs pourquoi la société est
en demande de bon sens.

INTRODUCTION 19
I
GOOGLE RÉVÉLATEUR DU NET

1. tt Not since Gutenberg M

Not since Gutenberg B, on croirait les pre-


tt

miers mots d’une moderne encyclique : «Depuis


Gutenberg [...I, aucune invention n’a donné
autant de pouvoir aux individus et n’a transformé
l’accès à l’information aussi profondément que
Google l . >> Qu’on dise cela d’Internet, passe
encore, mais de Google? D’un moteur de
recherche parmi d’autres, géré par une société pri-
vée de même nom. Cela donne à penser qu’il n’est
pas «parmi d’autres» justement. 11 est, dit Vise,
notre global favorite, et pour des millions d’utili-
1. <<Notsince Gutenberg... has any invention empowered individuals
and transformed access to information as profoundly as Google »,
c’est la première phrase du livre de VISE,op.cit.

GOOGLE RÉVÉLATEUR DU NET 21


sateurs il finit par coïncider avec le Net. Mais
c’est d’abord le Net, et non Google, qui produit
des effets. La pratique de Google (au sens objec-
tif: pratiquer Google, et au sens subjectif: ce que
Google fait, comment il procède) en est simple-
ment un excellent révélateur. C’est pourquoi j e
voudrais d’abord expliciter rapidement ce que
représente le Net pour quelqu’un de ma généra-
tion, une génération intermédiaire qui n’a connu
l’écran et le clavier qu’après les livres - une géné-
ration qui comprend qu’on appelle «mulot» une
souris, comme Chirac dans <<LesGuignols ». Une
génération aussi qui a connu les lettres manus-
crites, avec graphologie instinctive et formules de
politesse sociologiquement normées, avant le
courrier électronique et son << Bonjour ». Une
génération enfin qui a ou aurait fréquenté les
bibliothèques et s’est donc émerveillée des CD-
Roms et des corpus avant d’avoir le haut débit.

Google n’est pas 1’Internet. Ce n’est pas non


plus un navigateur, comme Safari ou Internet
Explorer, même si de plus en plus d’utilisateurs
paramètrent leur navigateur pour qu’il s’ouvre sur
22 GOOGLE-MOI
Google par défaut - c Google became my default
right away2!» C’est un moteur de recherche,
comme Yahoo ! ou MSN, dont la vocation première
est d’exécuter des recherches sur la toile. La diffé-
rence affichée par Google par rapport aux autres
moteurs de recherche est précisément qu’il n’a pas
une stratégie de portail : il ne cherche pas à vous
retenir le plus longtemps possible, avec un
contenu << coliant >> (sticky), y compris publicitaire,
qui vous saute au visage avec ses fenêtres pop-up,
mais à vous expédier le plus vite possible vers
l’ailleurs des pages que vous cherchez sans les
connaître. Si «la stratégie du portail, c’est d’es-
sayer d’être propriétaire de toute l’information »,
dit Page, nous, «nous sommes heureux de vous
envoyer sur d’autres sites. En fait, c’est là le but3».
Tel est d’ailleurs l’un des arguments angéliques
de Google dans les batailles juridiques : quand

2. Terry Winograd. l’un des professeurs de Larry Page à Stanford,


s’est exclamé ainsi, en 1997, lorsque Stanford a pris le brevet et
rendu Google accessible via : google.stanford.edu (VISE.p. 39).
3. Je cite Page dans la remarquable interview que les Google Guys
accordèrent à Playboy. parue en septembre 2004.

GOOGLE RÉVÉLATEUR DU NET 23


l’Agence France Presse l’attaque pour diffusion
gratuite du fonds de commerce que constituent ses
photographies, Google répond qu’il lui envoie plus
de clients qu’il n’en détourne et que Reuters, à la
différence de l’AFP a le bon goût de s’en féliciter.
C’est ainsi que naît la première impression d’une
coincidence entre Google et le Net 4.
Le Net est donc quelque chose de relativement
récent, plus jeune que moi,je l’ai vu naître.
C’est encore une merveille, stricto sensu. La mer-
veille de la communication réalisée. Concrètement,
un monde plutôt deleuzien, une esthétique sup-
port-surface sur fond de cerveau-machine :
réseau, rhizome, centre partout circonférence
nulle part, multiplicités, subsidiarités, puissances
directes de la multitude, simplicité de la
connexion, auto-organisation... Un monde fait
par tous, en immanence, et non par un. Où
Deleuze rejoint Lautréamont : << la poésie sera

4. Voir l’encadré A : «Ce que j’ai toujours voulu savoir sans jamais
oser le demander : 1’Internet. le Web, un peu d’histoire immédiate»,
p. 31 ss. J’ai choisi de proposer en encadré à la fin de chaque chapitre
les digressions qui m’ont paru personnellement nécessaires pour
mieux comprendrece dont il s’agit avec Google.

24 GOOGLE-MOI
faite par tous et non par un», et Rimbaud lu par
Char : <<sadate incendiaire, c’est la rapidité ».
Contre un monde si <<résolumentmoderne D, il n’y
aurait jamais plus que des combats d’arrière-
garde. À moins que. À moins que certaines << nou-
velles >> valeurs ne soient encore plus stéréotypées
et ringardes que les anciennes, parce que ferme-
ment reprises en main par le plus daté des nou-
veaux mondes : dont’be evil.. .

2. Un philologue sur la toile

Subjectivement, en tout cas, c’est un boulever-


sement d’autant plus immense qu’il est déjà insen-
sible, intégré. Le Net est fatal à la méthode philolo-
gique («philo-logic» : amour du langage, des
langues, des paroles et écrits) qui est la méthode
même qui a servi à construire «notre culture>>: res-
pect de la lettre et plaisir de l’œuvre. Nous ressem-
blons, disait Nietzsche, au centaure qui boite d’une
jambe sur l’autre : critique des sources, établisse-
ment du texte, vérification obsessionnelle de la
lettre, total respect d’une part ; œuvre, singularité,

GOOGLE RÉVÉLATEUR DU NET 25


style, plaisir de la langue, totale jouissance de
l’autre5.Et, en tout cas, pas l’un sans l’autre.
Or, panique sur la toile! Quant au côté obses-
sionnel-rigoureux de la source littérale qui condi-
tionne en particulier la probité de la citation, rien
n’est fiable. Et quant au plaisir du singulier, œuvre
et style, c’est ce qui, par essence pour l’instant (si
j’ose ce syntagme), ne peut être pris en compte.
Rien n’est fiable en deux sens au moins :

Le flux et la meule de foin


Sur cette toile, que d’ailleurs on «crawle», la
source ne cesse de couler, nous sommes dans le
monde héraclitéen des identités fluctuantes,
fluantes même, au sens où Platon traitait les
héraclitéens d’enrhumés, incapables d’avoir prise
sur l’idée, l’essence, une quelconque identité
stable. On peut tout au plus signaler sa source
par le nom d’un site (qui disparaîtra) et par une
horodate, qui renvoie à un état des lieux, ou plutôt
à un état du temps par définition évanoui. À ceci
près que les pages sont maintenues en survie tem-
5. «I1 est son organe et elle est le sien», c’est ainsi que
Schleiermacher caractérise le rapport entre un auteur et sa langue.

26 GOOGLE-MOI
poraire sous le signet «en-cache» de Google, qui
donne les états immédiatement antérieurs, l’his-
toire immédiate de la page consultée et de ses
mises à jour (à condition bien entendu que le site
et le lien avec lui n’aient pas disparu) ; et en sur-
vie éternelle, quasi mormone, au sein de Internet
Archive ouverte à tous 6 .

L’absence de critère : l’exemple de Wikipédia


Sur la toile, rien ne garantit non plus la fiabilité,
au sens de vérité de l’information qu’on y trouve.
Le fait que tout soit «information>>,et donc au
même niveau, n’aide pas à discriminer. Le para-
digme en est Wikipédia, (( the free encyclopedia
that anyone can edit», l’encyclopédieque «chacun
peut modifier». Initiée en 2001 par Jimmy Wales,
elle contient au moment où j’écris plus de 3 mil-
lions d’articles dans 212 langues (923 102 articles
sont en cours de rédaction en anglais, contre
224925 pour Wikipédia France), pris dans le flux
- wiki wiki veut dire «vite» en hawaïen. C’est un
effort pour «créer et distribuer librement une ency-
6. Voir l’encadré B, p. 40 ss. : «Alexandne, Alex(andr)a, ou capitalisme
et schizophrénie».

GOOGLE RÉVÉLATEUR DU NET 27


clopédie libre7 de la meilleure qualité possible à
chacun sur la planète dans sa propre langue». La
poésie sera faite par tous - l’encyclopédie faite par
tous, donc. Mais, maugrée Heidegger à propos des
colloques, pourquoi du cumul des mécompréhen-
sions sortirait-il une compréhension?
I1 n’y a pas de «standard», soit, mais ça
marche, précise le site, tant qu’on en reste aux
c uncontroversial topics >> - par exemple, les cri-
tiques de Wikipédia dans Wikipédia, une excel-
lente auto-critique : anti-élitisme comme faiblesse,
biais systémique quant au contenu et à la perspec-
tive, difficulté de contrôler les faits, usage de
sources douteuses, vandalisme, etc. Jimmy Wales
envisage d’ailleurs une version << standardisée »,
stabilisée, voire «révisée de sorte que nous puis-
sions dire que nous avons confiance en elle », qui
7. Je traduis deux foisfree : «librement », c’est-à-dire libre de droits,
et au contenu libre, ouvert. auquel chacun peut ajouter comme le sti-
pule la référence au copyleft qui apparaît dans les caractéristiques.
Sur le copylefr, voir p. 200-204.
8. Voir le Financial Times du 19 décembre2005, cité par Le Monde à
la même date, où Jimmy Wales répond à (ou de - mais y a-t-il encore
responsabilité?) la mise en ligne de la biographie d’un collaborateur
de l’ex-ministre de la Justice Robert Kennedy, dans laquelle il est
accusé d’avoirtrempé dans l’assassinat des deux frères Kennedy.

28 GOOGLE-MOI
cohabiterait sur le site avec une version R live», qui
elle-même pourrait exiger que l’internaute s’enre-
gistre en ligne pour publier.
Wikipédia, de son propre aveu, fonctionne bien
tant qu’on est d’accord. La doxa contre l’agôn -
l’opinion reçue contre la confrontation et le procès
du questionnement. Pas de sujet controversé, rien
que de la transparence, tout le monde sera d’accord
comme Bouvard avec Pécuchet : de la doxa molle en
style mou ;à quelque item que l’on ouvre, c’est utile
quand on ne connaît rien et souvent à pleurer dès
qu’on connaît un peu (demandez «Platon»). On
touche à l’un des problèmes-clefs, que Google gère
de front avec l’algorithme PageRank9 : la quantité
produit-elle la qualité? Le «chacun », le tous un par
un, est-ce une garantie d’universalité, est-ce une
garantie de démocratie? Que veut dire donner à
ceux qui ne savent pas ce dont ceux qui savent ne
veulent pas pour eux? Sans aucun doute, l’un des
enjeux pour tout enseignement et toute pédagogie
aujourd’hui est d’apprendre à se servir du Net,
d’apprendre à <<critiquerD, à problématiser et à

9. Sur la dom, voir encadré D, p. 126 ss. ; sur PageRank, p. 94 ss.

GOOGLE RÉVÉLATEUR DU NET 29


construire au moins autant qu’à chercher, trouver et
couper-coller *O. Voilà qui est bel et bien uncontrover-
siai, bon pour tous les hommes de bonne volonté,
mais l’on ne se dépêtre pas si facilement de la confu-
sion entre information et culture.
Quant à la jouissance du philologue, la singula-
rité du style et de l’œuvre, n’y pensons plus. Elle ne
surgira évidemment pas de Wikipédia, ni de la
forme de l’information, à jamais justiciable d’une
analyse sociologique plutôt que d’une analyse litté-
raire. C’est peut-être là ce que les blogs tentent d’at-
traper, chaque bloggeur se revendiquant auteur,
commentateur de soi et du monde, ouvrant son inti-
mité à la discussion. Avec le risque d’une inflation
infinie d’auteurs sans œuvre, auto-autorisés,
comme d’un total découragement du lecteur fini,
et bien fini, dans tous les sens du terme. Ce que
pour l’instant le Net véhicule, c’est un complexe
information-opinion qui échappe aux exigences
traditionnelles de la vérité et de la preuve sans
satisfaire à celles du goût. I1 est vrai que le goût se

10. Ou à «piller-coller». comme dit Pascal Lardellier («Google pillé-


collé, l’arme fatale des étudiants», Libération,12 avril 2006).

30 GOOGLE-MOI
forme et qu’il est en train de changer. Or, le contenu
du Net et la mise en forme de ce contenu sont par-
faitement adaptés l’un à l’autre avec Google.
Qu’a donc Google de si singulier?

*
* *
ENCADRÉ A
Ce que j’ai toujours voulu savoir sans jamais
~-
oser le demander : I’lnternet, le Web,
un peu d’histoire immédiate

L’lnternet, abréviation de e interconnected


Networks », est le réseau mondial qui interconnecte
tous les réseaux, auquel tous les ordinateurs du monde
peuvent se connecter. Son ancêtre est 1’Arpanetcréé en
1969 à l’initiative du ministère de la Défense améri-
cain. Le point de départ est tout pragmatique : com-
ment consulter avec un terminal unique plusieurs
centres de calcul? Mais le résultat est que la commu-
nication ne dépend plus d’un centre unique stratégi-
quement vulnérable : avec le réseau, il y a une multi-
plicité de couches hétéroclites (chacune a son
protocole de communication, son langage et son canal
- ligne téléphonique, fibre optique, câble, satellite)

GOOGLE RÉVÉLATEUR DU NET 31


et une multiplicité de centres (50 % du trafic mondial
d’internet passent toujours par l’État de Virginie).
L’Internet permet d’interconnecter le monde entier, et
la France y est reliée depuis 1988”.
Son autre est l’intranet (ou plutôt les intranets),
réseaux non pas globaux mais à chaque fois limités,
intra, à une entreprise ou à une université par
exemple. Un intranet peut évidemment être relié à
l’internet. On peut aussi dresser des barrières à l’in-
térieur de l’internet : la nouvelle muraille de Chine
que le gouvernement chinois est en train de
construire au sein de l’internet en Chine, censurant
les sites d’opposants ou les informations et les
images qui ne lui conviennent pas, réduit l‘internet
chinois à un vaste intranet politiquement correct.
Google, après Yahoo ! vient de se plier à la censure
comme condition du marché 12. Comme toute censure
réussie (toujours le vieux principe selon lequel l’art
suprême, c’est de cacher l’art), elle efface ses traces
pour que l’utilisateur ignore qu’il y a censure :

11. Voir le petit livre déjà ancien de Christian HUITEMA. Et Dieu créa
l’interner.. ., Eyrolles, 1995, qui raconte l’histoiredu Net à travers sa
propre expérience au CNET (Centre national d’études sur les télé-
communications), à I’INRIA (Institut national de recherche en infor-
matique et automatique) et à la présidence de I’IAB (Internet
Activities Board et, depuis 1993. internet Architecture Board).
12. Voir Libération du 15 février 2006 et, sur la relation entre Google
et les États, p. 170-178.

32 GOOGLE-MOI
Google avait choisi dès sa première installation en
Chine, comme obéissant à l’injonction d’un Patriot
Act chinois, que les adresses interdites ne génèrent
même pas de message d’erreur.

Lintemet repose sur le système d’adresses global des


protocoles de communication TCP / IP (Transmission
Control Protocol/internet Protocol). Ces adresses sont
aujourd’hui attribuées et gérées par I’ICANN, l’interner
Corporation for Assigned Names and Numbers, une
organisation à but non lucratif au statut hybride, mi-
privé mi-public, ni vraiment international ni vraiment
américain. Né en 1998 sous la pression intemationale,
I’ICANN hérite des fonctions de I’IANA, l’international
Assigned Numbers Authority, qui ne dépendait que
de son créateur effectif, le Gouvernement américain, et
il a signé un protocole d’accord avec le Département
du Commerce américain, toujours en vigueur bien
qu’initialement prévu pour cinq ans, soit jusqu’en
2003. C’est de lui que dépendent en particulier les
noms de domaine (DNS, soit Domain Name System,
comme .org, .corn, .net, mais aussi .fr, plus récemment
.eu13, etc.), et il en invente bien entendu de nouveaux

13. Sur les opacités parfaitement légales de l’attribution du nom


de domaine eu. par exemple, voir l’article du 21 avril 2006 dans
Le Monde. La procédure a été confiée à Eurid, une organisation à but
non lucratif établie à Bruxelles et sélectionnée par I’UE. Mais
<<2ûûûûû noms de domaine ont été accaparés par une quinzaine de

GOOGLE RÉVÉLATEUR DU NET 33


selon une structuration précise (7 en 2000. dont .biz,
.info et .museum). On en a éprouvé récemment la puis-
sance quand il a refusé d’attribuer un nom de domaine
aux sites «pour adultes seulement» et de faire place à
un quartier rouge sur la toile. I1 pourrait (pourrait-il?)
décider d’effacer un pan du Net, d’« irréaliser >> virtuel-
lement un pays. C’est en tout cas aux environs de
Washington que les décisions se prennent, là où main-
tenant Google est aussi installé. On notera d’ailleurs
qu’un moteur de recherche comme Google rend moins
significatif le travail de I’ICANN, puisqu’il permet par
exemple de se passer du nom de domaine pour retrou-
ver une adresse.
Chaque ordinateur est à son tour identifié par une
adresse IP qui en est la carte d’identité. C’est ainsi
qu’on peut remonter d’une demande à un ordinateur,
et d’un ordinateur à son acheteur, voire d’un mail à
son utilisateur, auteur, ou destinataire. D’où la
crainte parfaitement justifiée qu’un Big Brother
puisse «tout» savoir s’il le veut, c’est-à-dire à condi-
tion d’y trouver intérêt et de s’en donner les moyens.

L’Internet rend accessible au public des services


comme le network time protocol ou synchronisation

sociétés (la ville de Dublin par exemple s’estfait subtiliser son nom
de domaine), soit une valeur de 100 millions d’euros», peut-on lire
sur le site Eudomaindesaster. Et Chypre aurait déposé autant de
noms de domaine en <<eu>> que les Français : environ 75000.

34 GOOGLE-MOI
du réseau, le courrier électronique, le partage et le
transfert de fichiers, la téléphonie par réseaux, et le
World Wide Web, la toile d’araignée mondiale.
Le WWW (mais on a bien le droit d’entendre World
Wild Web. la sauvagerie-wild sous l’amplitude-wide !)
n’est pas lui-même synonyme dlnternet. L’idée de
base, conçue en 1989 par Tim Berners-Lee 14, alors
ingénieur en informatique au CERN (Organisation
européenne pour la recherche nucléaire) à Genève, est
de tisser des liens entre les serveurs du monde entier,
en créant un serveur de serveurs, un méta-serveur, qui
s’est effectivement organisé comme réseau mondial en
1992.11 fonctionne sur trois idées principales : le sup-
port du multimédia, l’intégration des services préexis-
tants et, surtout, la navigation par hypertexte. L’accès
aux ressources du réseau se fait en effet à partir des
documents formatés en HTML (HyperText Markup
Language). L’intérêt du langage HTML est qu’il per-
met des liens hypertexte, «pointeurs» sur lesquels il
suffit de cliquer pour se connecter en toute simplicité
sur d’autres serveurs ou pour accéder à une informa-
tion spécifique. Ces pointeurs, liés par exemple à des
mots-clés, comportent trois indications : le type de
protocole à utiIiser, le nom du serveur et le nom du
fichier dans le serveur. C’est ainsi que s’interprète une

14. Tim Bemers-Lee est un grand «inventeur»,et il me paraît très signi-


ficatif qu’ils’intéresseaujourd’hui au Web sémantique (voirp. 156).

GOOGLE RÉVÉLATEUR DU NET 35


adresse Web, par exemple : http (hypertext transfer
protocol) [le protocole] ://www(World Wide Web) [le
serveur].google [le fichier dans le serveur]. Des logi-
ciels de navigation constituant autant de portails d’en-
trée (browsers, comme Netscape ou Internet Explorer)
permettent la consultation.

L’ensemble du réseau est lui-même matériellement


constitué de lignes téléphoniques, analogiques ou
numériques, de fibres optiques d’un micron de dia-
mètre, de câbles, de satellites. Oui, l’immatériel réseau
est matériel. concret, fait de choses, qui passent sous
les mers et dans le ciel. Le long de ces matériaux,
comme via les satellites, circulent des paquets de bits.
Le terme bit est une contraction de l’anglais binary
digit (chiffre binaire), mais il a la chance de signifier en
langue naturelle <<fragment,bout, morceau 15» ; c’est
l’unité de mesure en informatique, qui désigne la quan-
tité élémentaire d’information : O ou 1 en langage
numérique (<<ouvert>> ou <<fermé>> en électronique,
<<faux»ou «vrai» en logique). C’est en bits que toutes
les informations sont codées : un philosophe s’exta-

15. Pour poursuivre avec Wikipédia sur l’homophonie, a byte» en


anglais signifie aujourd’hui <<octet»(un paquet de huit bits, le plus
petit paquet adressable), et, prononcé à la française, prête à confu-
sion, sans parler évidemment du terme bit lui-même qui en français
<<présenteune certaine ambiguïté homonyme D (on épargnerait la
pudeur, selon Wikipédia, en parlant du chib, chiffre binaire.. .).

36 GOOGLE-MOI
siera à l’idée que Leibniz, inventeur du calcul infinitési-
mal, ait pensé simultanément la caractéristique univer-
selle (tentative d’écrire algébriquement l’essence de
chaque étant ou item). le principe des indiscernables
(aucun item ne differe d’un autre solo numero, et si
deux items ont la même formule, ils n’en font qu’un) et
le principe de raison (il faut qu’il y ait une raison pour
que quelque chose soit ainsi plutôt qu’autrement, pour
qu’il y ait quelque chose plutôt que rien), et que Boole
l’ait ainsi exaucé avec O et 1.

On ne comprend rien à cet ensemble si l’on ignore


qu’il est historiquement américain : les États-Unis en
ont été les inventeurs et les architectes, et c’est un effet
du réseau s’il est partagé. Mais on peut installer des
écluses et des blocages, et il y a des faits accomplis.
<<Pourqu’un fournisseur de réseaux puisse vraiment
fournir le service Internet, il suffit qu’il soit connecté,
directement ou par l’intermédiaire d’un confrère, au
point d’interconnexionprincipal qui se trouve aux États-
Unis, dans la banlieue de Washington» (Huitema, 73).
C’est véritablement l’image d’un marché auto-régulé et
contraint à la vertu, où «tous ont également intérêt à
coopérer, à maintenir la connectivitéglobale ». Huitema
est sidérant : «I1 y a encore quelques années [il écrit en
19951,l’Intemet était perçu comme entièrement sous le
contrôle des Américains. Alors même que l’armée amé-
ricaine ne jouait plus aucun rôle dans leur adoption, les

GOOGLE RÉVÉLATEUR DU NET 37


standards de l’internet étaient appelés en France “stan-
dards du DoD”. Cette crainte d’un contrôle par le gou-
vernement américain n’a bien entendu plus lieu d’être de
nos jours» (84).«La majorité des membres de I’IAB
(Internet Architecture Board) et de 1’IESG (internet
Engineering Pilotage Group, qui pilote I’IETF, Internet
Engineering Task Force, groupement de bénévoles res-
ponsable de l’évolution des standards du Net) sont
certes américains, mais ce n‘est là que le reflet du plus
grand engagement de l’industrie américaine.>> Comme
toujours, la démocratie athénienne vient à la rescousse :
«La procédure [d’électionà I’IAB] est en fait copiée de la
démocratie athénienne. Chaque année on tire au sort
dans une liste de volontaires un “comité de nomina-
tion”» (82). «Mais même s’il avait été vrai que les
règles ne pouvaient être fixées que par les Américains, il
aurait mieux valu les adopter que s’enferrer désespéré-
ment dans une stratégie vouée à l’échec» (85). «Bien
sûr, il faut parler anglais, mais c’est aussi le cas de tous
les groupes de standardisation» (85).
Circulez, il n’y a rien à voir.
À moins de reprendre les choses à la base, avec
Louis Pouzin, «l’homme qui n’a pas inventé
Internet %, promoteur dans les années 70 du réseau
français Cyclades, rival d’Arpanet : il travaille aujour-

16. C’est le titre de l’article du Monde du 5 août 2006 d’où je tire la


citation finale.

38 GOOGLE-MOI
d’hui au sein du NLIC (Native Language Internet
Consortium) et du Netpia (Native Language Internet
Adress) à promouvoir le multilinguisrne, y compris
dans l’alphabet des adresses - «S’attaquer au mono-
linguisme, c’est s’attaquer à l’hégémonie américaine.. .
11 n’y a aucune nécessité technique à cet état de fait
[faire fonctionner le système d’adresses DNS avec des
caractères latins non accentués] : la seule “nécessité”
est de conserver le système actuel parce qu’il est géré
aux États-Unis. >>

GOOGLE RÉVÉLATEUR DU NET 39


ENCADRÉB
Alexandrie, Alex(andr)a,
ou capitalisme et schizophrénie

«ïnrernet Archive», programme privé à but non


lucratif, a été fondé par Brewster Kahle en 1996. 11
retient des copiesjournalières du Web mondial et consti-
tue une bibliothèque digitale du Web ainsi que de tous
les autres artefacts (musique, films). C’est une ((way-
back machine)),une machine à remonter le temps : total
recall, le syntagme n’est pas de la fiction. Le programme
a archivé, dit son site, 40 billions de pages Web, pour
constituer une <<NouvelleBibliothèque d’Alexandrie,
Égypte», mais qui a, cette fois, la prudence de conserver
plusieurs copies (oui, on peut écrire non seulement à San
Francisco, mais à : Bibliotheca Alexandrina - EO. Box
138 -El Shatby Alexandria 21526, Egypt). Une dissé-
mination plus vaste est prévue avec deux autres centres
en Asie et en Europe. L’objectif est lumineux :
a Préserver l’héritage de l’humanité et assurer l’accès à
cet héritage. >> Et si, hors du mouvement, vous ne voulez
pas qu’on crawle votre site (on, c’est-à-dire un robot),
vous pouvez le déclarer et vous en excepter (robot exclu-
sion). Sinon, vous serez une aiguille à jamais trouvable
dans la meule de foin globale.
Brewster Kahle a fondé en même temps, en 1996,
avec Bruce Gilliat, une compagnie qui rapporte, avec le

40 GOOGLE-MOI
même savoir-faire et le même type de programme :
«Alexa» est un ((commercial offshot», un rejeton com-
mercial, qui a été acheté 250 millions de dollars en 1999
par Amazon.com. C’est ainsi : un objectif philanthro-
pique, humanitaire, et un objectif d’intense profit, les
deux dans la même main, ou plutôt main gauche, main
droite. U n coup pour le bon dieu, un coup pour la
bourse, l’éthique protestante up to date. Ou, si l’on pré-
fire, capitalisme et schizophrénie. On remarquera que
c’est, mwtadis mutandis, la structure même de Google
qui, caractérisé par son refus public de la publicité (y
compris pour la compagnie elle-même, qui ne doit son
succès qu’au bouche à oreille), tire 99 % de ses revenus
de la publicité. À ceci près que, avec Google, il n’y a pas
deux compagnies avec deux usages, mais deux lieux
dans la page, le centre organique et les marges sponso-
risées (voir ci-dessous, chapitre IV, 2). L‘infrastructure
de la mêtis l7 américaine, notre infrastructure?
Cela dit, une page, entre autres, d’interner Archive
n’est guère sexy. Et l’on comprend ce qu’est une meule
de foin. Aujourd’hui, 14 janvier 2006, voici le tout
début de l’état des lieux :
((The most recent additions to the Internet Archive
collections.
This RSS feed is generated dynamically tracey@
archive.org Sat, 14 Jan 2006 04:41:18 PST A special
17. Mêtis est le terme grec qui caractérise la ruse d’Ulysse et l’intelli-
gence prométhéenne des sophistes.

GOOGLE RÉVÉLATEUR DU NET 41


“Good Morning Davina McColl” Jingle. This item
belongs to: audio / ourmedia. This item has files of the
following types: mpeg Sat, 14 Jan 2006 04:30:23 PST
audio / ourmedia Test Podcast.. . enjoy. This item
belongs to: Sound/ourmedia. This item hasfiles of the
following types: audio (including music), 64Kbps MP3,
128Lbps M3U 64Kbps M3U 128Kbps MP3, Ogg
Vorbis, 64Kbps MP3 ZIP Sat, 14 Jan 2006 04:30:18 PST
http://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.5/Sound /
ourmedia The special “Good Morning Boutros Boutros
Ghali” Jingle. This item belongs to: audio / ourmedia.
This item hasfiles of the following types: mpeg Sat, 14
Jan 2006 04:30:03 PST audiolourmedia A special
“Good Morning Peter Crouch” Jingle. This item belongs
to: audio /ourmedia. This item hasfiles of the following
types: mpeg Sat, 14 Jan 2006 04:30:01 PST audio/our-
media A special “Good Morning James Beaty” Jingle.
This item belongs to: audio / ourmedia. This item has
files of the following types: mpeg Sat, 14 Jan 2006
04:30:00 PST audio / ourmedia A special “Good
Morning David O’Leary Jingle. This item belongs to:

audio / ourmedia. This item has files of the following


types: mpeg Sat, 14 Jan 2006 04:29:50 PST audio/our-
media The new and improved One Road Travel Jingle.
This item belongs to: audio / ourmedia. This item has
files of the following types: mpeg Sat, 14 Jan 2006
04:28:05 PST audio / ourmedia Chris and the team dis-
cuss “Deal or No Deal” This item belongs to: audio/

42 GOOGLE-MOI
ourmedia. This item has files of the following types:
mpeg Sat, 14 Jan 2006 04:27:04 PST audio / ourmedia
A song sang by Kylie Minogue. This item belongs to:
audio / ourmedia. This item has files of the following
types: mpeg Sat, 14 Jan 2006 04:26:53 PST audio / our-
media Creative Root Radio Test Podcast. This item
belongs to: Sound/ourmedia. This item has files of the
following types: audio (including music), 64Kbps MP3,
128kbps M 3 U 64Kbps M 3 U 128Kbps MP3, Ogg
Vorbis, 64Kbps MP3 ZIP Sat, 14 Jan 2006 04:25:25 PST
http://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.5/Sound
/
ourmedia Juste la video de madame Metzger qui passe
devant nous. [. .. ] B

11 faut ajouter que Brewster Kahle a initié tout


récemment une Open Content Alliance (OCA) dont
nous reparlerons à propos de Google Book Search et
autres bibliothèques numériques. Fondée pour scanner
170000 ouvrages en toutes langues, en décembre 2005,
elle en était à 1218.Brewster Kahle est à coup sûr, avec
Tim Berners-Lee, une personnalité et un entrepreneur
déterminants pour la suite des événements.

18. Je tire ces chiffres de l’article d’Andreas von BUBNOFF,


«The real
death of print», paru dans Nature, vol. 438, le‘décembre 2005. Sur
les bibliothèques numériques, voir chapitre V, 1.
II
GOOGLE INC. : DE LA RECHERCHE
AU GRAND CAPITAL

((Corporate : 1. relating to a business cor-


poration 2. of or shared by all members of
a group from latin corporare, form into a
body, from corpus, body). >>
«lnc. :abbreviation NAmer. incorporated. >>
Oxford English Dictionary

1. Le nom qui est devenu un verbe

Un bon accès à Google, à la culture Google, passe


par son nom. «Yahoo ! >> est un nom de western
(c’est«la brute», dans Le Bon, la brute et le truand).
AltaVista et Ebay ouvrent californiennement
l’horizon informatique. Que nous dit << Google >>?
cc I google )), c( google me B, c( I feel googled )) :
que le nom soit devenu verbe est le signe le plus

GOOGLE INC. :DE LA RECHERCHE AU GRAND CAPITAL 45


sûr de son succès mondial. Je commencerai donc
par ce nom qui, entre privatejobe pour initiés et
onomatopée de cartoon, flirte avec le sens et l’im-
médiateté, d’autant plus vendeur que les dents
du loup sont nimbées d’humour potache donc
inoffensif. Google, j e dirais même plus,
Goooooogle, avec autant de O (la lettre) et de O (le
chiffre) que vous voudrez.
Symptôme de la réussite : parfois le nom d’in-
venteur se fait éponyme ; voyez << vespasienne >>,
ou <<macintosh>> (un écossais, un imperméable, et
surtout une marque de pomme, car Mac Intosh
est une espèce du genre apple, plutôt Canada que
Reinette, achetée par et pour le Mac de Steve
Jobs, la pomme étant bien entendu celle de
Newton sans laquelle il n’aurait pas eu l’intuition
de la gravitation universelle, etc., combien inof-
fensif et combien prometteur pour un ordinateur).
Ou parfois la marque se fait genre : un <<frigi-
daire». Ici, le Nom s’est fait Verbe, et el’expres-
sion ‘20google” est devenue synonyme de “to
search for on the Internet” », chercher après
(comme après Titine, ah ! Titine, désespéré-
ment.. .) sur le Net. Non seulement j e google, acti-

46 GOOGLE-MOI
vement, mais j e google quelque chose, transitive-
ment et objectivement, et j e suis googlée, passive-
ment, si bien que j e me google moi-même, prono-
minalement, pour savoir quand même ce qu’on
voit de moi, actualisé jour après jour.
Le point de départ qui a tout du mythe (trop
plein de sens, et des versions différentes toutes
signifiantes) est bien raconté par Vise’ : fin 1997,
deux jeunes étudiants, Lawrence Page et Sergey
Brin, veulent trouver un nouveau nom pour le
moteur de recherche qu’ils ont concocté dans le
cadre de leur doctorat. Ils l’ont appelé pour I’ins-
tant << BackRub », parce que c’est le premier à
tenir compte des liens qui pointent vers un site
(back) et pas seulement des liens qui partent de
lui @rom). Le mot choisi est «Googol», 1 + 100
zéros, un mot inventé par le petit Melton Sirotta,
le neveu âgé de neuf ans du mathématicien amé-
ricain Edward Kasner, qui l’a popularisé dans
son livre, écrit avec James Newman,
Mathematics and the Imagination. Une bienheu-
reuse faute d’orthographe sur l’ordinateur aurait

1. VISE,p. 39 (trad. fr.. p. 36).

GOOGLE INC. :DE LA RECHERCHE AU GRAND CAPITAL 47


donné Google, bienheureuse car Googol était
déjà pris. À moins que ce ne soit pas une faute,
mais un choix : «NOUSavons choisi le nom de
notre système, Google, parce que c’est une ortho-
graphe courante pour googol, ou 10*oo,et que cela
convient bien à notre but de construire des
moteurs de recherche à grande échelle», disent
Bryn et Pagequand ils présentent pour la pre-
mière fois leur invention à Stanford2. À moins
que ce ne soit, pour de bon, un jeu de mots, «a
play on the word g00g0i3». Comme dans
«quark4», il y a du signifiant baladeur, smart
dans tous les sens du terme, malin et chic-chi-
qué : réservé à une élite formée à l’humour par
Lewis Carroll et les mots-valises, avec Joyce en

2. c We chose our system name, Google, because it is a common spel-


ling of googol, or iO’OOandfitswell with our goal of building very
large-scale search engines», dans The Anatomy of a Large-Scale
Hypertextual Web Search Engine, la description inaugurale de
Google (sur le Web de l’universitéde Stanford).
3. Nail TAYLOR, Search Me. The Surprising Success of Google,
Cyanbooks, 2005, p. 63.
4. Pour ((Quark». on trouve dans l’Oxford English Dictionary :
«Physics :any of a group of subatomic particles which carry afrac-
tional electric charge and are believed to be buiiding blocks of pro-
tons, neutrons, and other particles.

48 GOOGLE-MOI
sous-main, une private joke élevée à l’universel.
Avec, comble du british, le cricket à l’horizon : en
argot, « t o throw a googlyx veut dire quelque
chose comme <<poserune question piège >> parce
que cgoogly» se dit d’une balle difficile à rattra-
per, un coup tordu, au cricket, et le Chambers
Twentieth Century Dictionary (1972) fait venir de
là le verbe « t o google». Mais c’est le regard
qu’on entend d’abord : le verbe (( to ogle )> signifie
<<reluquer,lorgner >> et cgoogly B se dit de celui
qui jette un regard amoureux5. En plein borbo-
rygme, «we giggle at the Google-doodles», nous
gloussons aux griffonnages de Google, décora-
tions joyeuses du logo pour les fêtes et les
grandes occasions. On ne rate ni la Saint Patrick,
ni le nouvel an chinois, ni la fête des mères, on

- ORIGIN invented by the American physicist Murray Gell-Mann


and associated by him with the line “Threequarksfor Muster Mark”
in James Joyce’s Finnegans Wake (1939), which seemed appro-
priate because three kinds of quark were originally proposed. >>
Évidemment,je ne parle pas de l’homonyme Quark>9: «A type of
<(

lowfat curd cheese.


- ORlGlN German, “curd, curds”.>>
5.Voir l’encadréC, p. 74 ss. : «Go ogle et James Joyce : les yeux doux».

GOOGLE INC. :DE LA RECHERCHE AU GRAND CAPITAL 49


fête l’anniversaire de Michel Ange, Picasso, Van
Gogh, Conan Doyle et Martin Luther King avec
plus ou moins de style, et Google milite contre le
Sida, avec les <<O>> comme des préservatifs bien
ronds mais un peu fripés, car c do with it6!»
Le logo à lui seul dit ce qu’il a à dire, simple,
coloré, dessiné pour les grands enfants, améri-
cains et autres, de 7 à 77 ans. C’est Tintin au
pays des voyelles de Rimbaud, O rouge, o jaune, e
rouge, g bleu et 1vert.
Seul dans la page, on y reviendra : car cette page
si fréquentée ne contient pas, pas, pas, de publicité,
et c’est là sa publicité la plus extrême, l’art de cacher
l’art, ars celare artem, bien connu en rhétorique.

Bref, le ludique, entre signifiant et chiffre


porte-bonheur, fait partie de la culture Google.
L’entrée en bourse s’est faite un vendredi 13. Dans
sa mise sur le marché (IPO), Google a voulu lever :

6. Je regrette de ne pouvoir reproduire ici quelques-uns de ces logos


si expressivement opportunistes, comme celui de la coupe du monde
de foot avec son O comme un ballon, mais on les visualisera en goo-
glant << Google logos n et en se laissant guider (les plus récents se
trouvent sur www.logocol1ect.com).

50 GOOGLE-MOI
<<e»= $ 2 718 261 828. Et dans son offre en
août 2005, il a vendu 14 159 265 (toutes les déci-
males de <<pi») actions 7.

2. Quelle invention au juste ? Anatomie


d’un gros engin

Sergey Brin et Larry Page se rencontrent en 1995


à Stanford, où ils sont inscrits en doctorat de
Computer Science und Technology. Ils ont beaucoup
de points communs, y compris leur physique de
healthy good guys au sourire en ogive8et leur goût de
la discussion. Ils sont tous deux nés en 1973, dans
une famille d’origine juive mais non religieuse.
Sergey Brin est né à Moscou, où son père Michael,
mathématicien, travaillait comme économiste pour
le Gosplan, et sa mère, mathématicienne aussi,

7.VISE,p. 275 (trad. fi., p. 272).


8. On trouve leurs photographiespartout - trop coûteusesà reproduire
ici : deux jumeaux souriants au triomphe encore rêveur (voir les illus-
trations de 1’Anatomy sur http://www.rankforsales.com/news/036-
seo-apr-17-03.htm1, et celles de l’interview de Playboy). ou se relaxant
ensemble dans un bain moussant, les pieds en éventail, dans leur
bureau de Menlo Park (cahierphotos dans l’édition originaledevise).

GOOGLEINC. :DE LA RECHERCHE AU GRAND CAPITAL 51


comme ingénieur civil ;les Bryn ont émigré en 1979,
le père enseigne alors les mathématiques à
l’université du Maryland, et la mère est recrutée par
la NASA9.Larry Page, lui, est né dans le Michigan ;
son père Carl est l’un des premiers diplômés en
informatique, qu’il enseigne à l’université du
Michigan où ses deux fils, Carl Jr et Larry, l’étu-
dient, tandis que sa femme est consultante en base
de données. Bryn et Page ont été élevés dans des
écoles Montessori, ils ont des parents professeurs,
une mère (puis une belle-mère pour Larry) scienti-
fique, et cela fait d’eux des informaticiens de seconde
génération, comme naturellement compétents.
On a envie de raconter leur histoire en anglais
parce que c’est un rêve américain : deux clever young
fellows dans le boom et le crash de Silicon Valley, qui
se sentent capables (empowered), de changer le
monde. C’est parce qu’ils sont de bons étudiants,
pleins de respect pour le monde académique et le
modèle universitaire, qu’ils vont devenir de grands
inventeurs et de richissimes entrepreneurs.

9. L’arrière-grand-mère de Sergey était venue étudier la microbio-


logie à l’université de Chicago, mais elle avait choisi de repartir en
1921pour participer à la construction de l’État soviétique.

52 GOOGLE-MOI
Bryn et Page constatent comme tout le monde
que les moteurs de recherche sont étonnamment
mauvais : ils fournissent une masse de résultats
inutilisables parce que répétitifs et non pertinents,
mal hiérarchisés par rapport à la demande.
Comment me donner accès à ce que ((je)>cherche?
Bref, comment fabriquer un bon moteur de
recherche? Bryn et Page le précisent dans l’inter-
view qu’ils donnent à Playboy en 2004, la recherche
comme telle n’intéressait personne puisqu’elle ne
générait pas directement d’argent. En 1997-1998,la
route était libre en tout cas pour une invention
altruiste dont personne ne pouvait raisonnablement
supposer qu’elle serait à ce point payante.
Qu’est-ce qu’un moteur de recherche? Élémen-
taire, mon cher Watson. Un moteur de recherche
donne des réponses à des demandes, et la perti-
nence des réponses (relevancy) détermine sa qua-
lité. 11«crawle» des données (ou il les «browse», à
quatre pattes, rampant, nageant, broutant, il par-
court la toile comme une spider, une araignée, ou
comme un worm, comme un ver - le robot qu’est
le moteur est un essaim protéiforme de méta-
phores) et il les indexe, d’une part. D’autre part, il
GOOGLE INC. :DE LA RECHERCHE AU GRAND CAPITAL 53
analyse les demandes, essentiellement au moyen
de mots-clés. Enfin, il fournit les réponses perti-
nentes et les classe grâce à un runtime system ou
query processor, un software qui fait la connexion
entre les demandes et l’index des données.
Pour qu’un moteur de recherche soit bon, c’est-
à-dire fournisse des réponses pertinentes dans un
ordre approprié, il faut et il suffit donc d’optimiser
chaque étape. Mais le changement d’échelle,avec la
croissance exponentielle du Web et du nombre des
recherches, produit une véritable coupure : c’est ce
changement d’échelle qu’affrontent Bryn et Page,
nos deuxjeunes étudiants d’un PhD qu’ils ne pren-
dront plus le temps d’obtenir, dans la première pré-
sentation, limpide et historiquement émouvante,
qu’ils font de Google à l’état naissant devant le par-
terre du département informatique de Stanford en
1998. Le titre est assez dada : The Anatomy ofa
Large-Scale Hypertextual Web Search Engine
[Anatomie d’un moteur de recherche hypertexte à
grande échelle pour la toile] lo.

10. { sergey, page} @cs.stanford.edu. Google lui-même a été acces-


sible en interne dès 1997 sur le site google.stanford.edu.

54 GOOGLE-MOI
Google Architecture Overview

Voici le schéma anatomique : Google mis à nu


par ses concepteurs eux-mêmes. Et voici qu’ils
retrouvent, au moins en partie, l’anatomie immémo-
riale du logos : parcourir, choisir-cueillir, engranger,
GOOGLE INC. :DE LA RECHERCHE AU GRAND CAPITAL 55
mettre en rapport, pour constituer, tonneau indexé
après tonneau indexé, quelque chose comme un
nouvel art de mémoire l.
Google devra donc :
I) Quantitativement, engranger le pIus de don-
nées possible, en crawlant le plus de sites pos-
sibles et le plus fréquemment possible. Page vou-
lait déjà en arrivant à Stanford, «avec une saine
désinvolture vis-à-vis de l’impossible D, << télé-
charger la totalité du Web sur [son] ordina-
teur l2 ». Lorsque Bryn et Page présentent
1 ’ Anatomie
~ B, leur système utilise 4 crawlers qui
peuvent à eux tous parcourir 100 pages par
seconde. Aujourd’hui Google reparcourt l’en-

11. Heidegger rend ainsi logos par «pose recueillante)) et, se deman-
dant ((commentlegein, dont le sens propre est “étendre”, en arrive à
signifier dire et parler», passe par iegen (all.), ((rassembler, réunir»,
puis iesen (all.), «lire» mais aussi «rassembler, étendre devant », et,
en composition, <<glaner.vendanger, récolter, mettre à l’abri, conser-
ver, rentrer )) (((Logos [Héraclite, fragment 501», Essais et confé-
rences, rad. A. Préau, Gallimard, 195P. p. 251-253). L’un des sens
premiers de logos est <<proportion»au sens mathématique du terme,
«rapport», d’où le double sens de «parole» et de «raison» (ratio et
oratio. comme traduisent les Latins).
12. Ces propos, prononcés dans une High School en Israël en sep-
tembre 2003, sont rapportés par VISE, chap. 1.

56 GOOGLE-MOI
semble du Web visible l3 (11,smilliards de pages)
en un mois environ.
Le schéma << anatomique >> nous montre les gros
tonneaux qui contiennent, compressées, les pages
crawlées. On comprend l’importance du hardware
et, très concrètement, du nombre d’ordinateurs
utilisés. C’est là l’une des forces singulières de
Google, due à la manière même dont la firme s’est
créée, en accumulant des ordinateurs ordinaires
dans des chambres, des bureaux d’étudiants, des
hangars ; d’où le bon marché et la robustesse
d’une infrastructure d’ordinateurs qui fonctionne
comme une armée de fantassins, en formations
parallèles - plus il y en a, mieux c’est, mais si

13. Le ((Web visible est le Web public (le (( www >)), celui qu’in-
>)

dexent, ou indexaient, les moteurs, par différence avec le Web privé


(celui des entreprises par exemple,«intranet» et non pas «internet»,
voir encadré A), le contenu de nos disques durs, et le Web «intime»
du courrier électronique, qui constituent le ((Web invisible». Mais la
différence entre les deux tend à disparaître : les entreprises emploient
en interne des solutions de recherche «corporate» (notamment ven-
dues par Google). Gdesktop indexe les disques durs, Gmail collecteet
scanne les mails, et les incomparables services rendus ainsi par
Google ne peuvent l’êtreque via l’indexation.D’où l’effetde (( bigbro-
herisation», voir p. 154 ss. Les «blogs », qui confient par définition le
privé ou l’intimeau Web public, accentuent encore la confusion.

GOOGLE INC. :DE LA RECHERCHE AU GRAND CAPITAL 57


l’un casse, le reste tient, et ce distributed cornpu-
ting est maintenant la règle. Aujourd’hui, il y
aurait plus de 100000 PC - 10000 serveurs?
250 O00 serveurs? les évaluations chiffrées varient
de manière impressionnante - ainsi reliés, utili-
sant une version simplifiée de Linux, dont une
partie itinérante, par camions, par cargos, pour
servir de renforts en cas de besoin.
2) Qualitativement, indexer les données le
mieux possible. Pour indexer, il faut analyser et
tagger, c’est-à-dire étiqueter, afin de trier et
retrouver. Au cœur de l’analyse, les mots-clés, key
words. On nous demande d’en choisir un certain
nombre nous-mêmes quand nous écrivons un
article, ou même quand nous déposons une thèse
en Sorbonne. Mais Googlebot, le robot qui crawle
pour Google, indexe aussi dans l’intégralité de la
page tous les mots du lexique de base (14 millions
en 1998 et 8 milliards en quelques 35 langues
aujourd’hui14).Il tient compte de manière de plus
en plus sophistiquée des paramètres d’apparition
du mot (la fréquence, mais aussi la position dans
14. Sur les langues de Google. voir p. 227 ss, et pour les langues d’in-
terface, ci-dessous, p. 62 s.

58 GOOGLE-MOI
le document - une adresse, un titre, une note -,
et même la police, la taille ou la casse - majus-
cule ou minuscule). Chaque document est ainsi
transformé en un ensemble d’occurrences ou
hits 15. L’indexation est utilisable dans les deux
sens : l’index direct conduit des documents aux
mots, mais la trieuse génère ensuite un index
inverse, qui conduit des mots aux documents
pour produire les réponses.
Les index renvoyant aux données sont à leur
tour organisés au moyen de métadonnées. Ces
données sur les données peuvent être internes aux
données elles-mêmes (elles indiquent la langue
utilisée ; le type de vocabulaire ; l’appartenance à
un groupe quand on parvient à établir des critères
de détection et avant qu’ils ne soient tournés
- spam, pornographie ; des renseignements concer-
nant l’adresse - e-mail, zip code ; le type ou
format - texte, HTML, images -) et générées
~ ~~

15. Encore un mot extraordinaire : c’est un <<coup»,et un «beau


coup >> ou un <(boncoup », un ((succès >> comme au hit parade. 11y a
deux types de hits pour Google, les «hits fantaisie» (adresses URL,
titres, textes-ancrage pour un lien, méta-tag) et les «hits simples»
Cfancy/plain hit).

GOOGLE INC. :DE LA RECHERCHE AU GRAND CAPITAL 59


automatiquement par des machines (logfileou out-
put d’une base de données) : elles peuvent aussi
être externes, constituées d’informations que l’on
peut inférer à partir du document mais qui n’y sont
pas contenues, par exemple le type de source, sa
<<qualité», la fréquence de sa mise àjour, le nombre
de visites qu’elle reçoit, le nombre de renvois qui y
sont faits. À côté des key words, on trouve ainsi des
cue words ou des tags, des quasi-concepts qui ser-
vent à classer et organiser ; ainsi, dans <<Lincoln
biographie », << Lincoln >> est un mot-clé, qu’on doit
trouver comme contenu, mais le tag <<biographie>>
indique le genre littéraire. La grande originalité de
Google consiste à indexer non seulement les liens
qui partent d’une page, mais les liens qui y mènent.
L’indexation génère ainsi une base de données de
liens qui sont des paires de documents identifiés,
avec les <<textesd’ancrage» d’où partent ces liens.
C’est à partir de cette base de données, pondérée,
qu’est calculée PageRank.
3) Analyser les demandes le mieux possible.
Cette analyse opère de deux manières. Par l’ana-
lyse directe de la demande au moyen des mots-
clés ; et là, Google incite à mieux demander : non

60 GOOGLE-MOI
seulement il fait des propositions, corrections
orthographiques par exemple («essayez avec cette
orthographe »), désambiguïsation des mots-clés, il
propose des restrictions ou des raccourcis (c<j’aide
la chance»), mais il invite à quelque chose comme
un art ou un sport de la demande, en permettant
d’utiliser une quasi-syntaxe, avec ordre des items,
connecteurs («tout sauf»), choix de vocables
moins courants, jeu sur les métadonnées 16. L’autre
grande manière d’améliorer l’analyse est de l’ordre
du profilage : la «recherche personnalisée >> garde
le souvenir des demandes précédentes ; la trace des
visites et des choix du demandeur (mémorisés par
les cookies placés dans son ordinateur, et le click-
stream, << flux de clics l7 >>),sont autant d’indices du
type de problème qu’il se pose comme du type de
réponse qui le satisfait.

16. Le jeu Google Whacks (whack, c’est un grand coup, une raclée)
consiste à trouver la demande en deux mots qui génère une réponse
unique de la part de Google. Plus sérieusement, sachez-le, si vous
tapez «recette de la soupe au * et à la tomate», Google vous propose
basilic et potiron pour 1’* (mais à moi, il me propose le site Wikipédia
où se trouve l’exemple),et vous pourriez élargir aux synonymes en
tapant un tilde avant l’item.
17. Voir chapitre III, 2.3.

GOOGLE INC. :DE LA RECHERCHE AU GRAND CAPITAL 61


4) Répondre aux demandes le mieux possible,
en fournissant une liste d’adresses URL perti-
nentes, avec une description de contenu plus ou
moins explicite. 11faut d’abord savoir éliminer les
redondances, ce listing interminable des mêmes
sites qui réapparaissent dans le classement -
sans compter les spams, y compris pornogra-
phiques, qui mettent en avant des mots-clés répé-
tés, étrangers à leur contenu véritable.
11faut aussi répondre pour être compris, donc
dans la langue de celui qui interroge. Google pro-
pose aujourd’hui une interface en 104 langues ou
dialectes, avec une version personnalisée du
moteur pour 138 pays - Google Afrique du Sud
a ainsi une interface en afrikaans, en xhosa, en
zoulou et en sesotho) et il peut, dans nombre de
cas, restreindre la recherche au Web local (c’est
possible pour l’île de Malte ou le Kirghizistan
comme pour l’Angleterre ou Taiwan).
Mais la pertinence des réponses tient plus
essentiellement à la manière de les classer. Tout
moteur de recherche classe, plus ou moins bien, en
fonction de la coïncidence avec les mots de la
requête, en pesant la proximité de tous les mots,
62 GOOGLE-MOI
puis de quelques mots, dans la réponse à une
requête multiple. Google utilise, outre un « I R
score» de ce type, un algorithme de classement de
la pertinence en fonction des liens, à savoir
PageRank, et pondère l’un par l’autre pour déter-
miner le classement. C’est de là que vient la qua-
lité de ses réponses. 11 vaut la peine d’expérimen-
ter la différence entre Yahoo ! et Google, comme le
fait par exemple John Battelle, sur le mot
«Usher» : avec Google, on obtient Poe dès la
page 2, avec Yahoo !, on n’ajamais que le chanteur
(c’est aussi son site qui apparaît dans «J’ai de la
chance» Google), à moins de taper Usher Poe.
Vous ne saurez pas ainsi par Yahoo!, à moins que
vous ne le sachiez déjà, qu’Edgar Allan Poe a écrit
«La chute de la maison Usher». Et c’est via
Google qu’un certain Monsieur Cambe aura il y a
peu identifié la citation de Hugo faite par Flaubert
dans << Pyrénées-Corse l8 ».
Bref, PageRank, que nous analyserons en
détail, est l’une des clefs du secret Google.

18. Bulletin Flaubert, no 77 ; voir l’article de Pierre ASSOULINE


dans
Le Monde2 du 25 février 2006.

GOOGLEINC. :DE LA RECHERCHEAU GRAND CAPITAL 63


3. (( Cash-poor et idea-rich )) :une saga
du capitalisme

Bryn et Page tentent de «licencier» leur décou-


verte chez les grands de Silicon Valley sans succès,
puisque la «recherche >> n’est a priori pas lucrative.
C’est même là ce qui a si longtemps rendu les
Google Guys sympathiques.
Rappelons les étapes, qui font saga transpa-
rente, d’ailleurs mise à disposition par Google (ce
sont les milestones de la corporate information).
Bouts de ficelle d’étudiants et de copains bricolos,
chambres pleines de fils sur le campus, labos
squattés, fonds de tiroir, hangar d’une copine et
bouche-à-oreille émerveillé des premiers utilisa-
teurs. Google est hébergé sur le site de Stanford,
google.stanford.edu, puis le nom de domaine
google.com est déposé le 7 septembre 1997.
En 1998, première mise de fonds de 100000 dol-
lars pour acheter les computers par Andy
Bechtolsheim, le fondateur de Sun, avant même la
création de la firme, Google Inc., au nom de laquelle
le chèque est déjà libellé. 10000 requêtes par jour,
alors que le moteur est encore en version bêta (expé-
64 GOOGLE-MOI
rimentale). Presse (USA Today, Le Monde, PC
Magazine le classe en décembre dans son Top 100).
En 1999, 500000 requêtes par jour. Nouveaux
tours de table, financement de 25 millions de dol-
lars par deux venture capitalists (John Doerr, de
Kleiner Perkins /Michael Moritz de Sequoia
Capital) sans perte d’indépendance : a Silicon
Valley story. Google déménage à Mountain View et
invente Googleplex, son monde autarcique et sa
culture de firme, avec ses chiens (mais pas de
chat), ses ballons de caoutchouc, ses matchs de
hockey en rollers deux fois par semaine sur le par-
king, puis son cuisinier et ses masseurs, mobilité,
flexibilité, échanges informels, temps libre (oui,
chaque employé est payé une journée par semaine
à travailler à ce qu’il veut pour préserver l’inventi-
vité) - mens sana in corpore sano, et otium ad
majorem negotii gloriam, je le dis en latin, pour
témoigner de la pérennité de la recette, même si elle
n’est plus guère européenne.
Nouvelle stratégie analogue à celles des
chaînes TV : il faut aller chercher les clients là où
ils sont, en autorisant d’autres sites Web à ajouter
la boîte de recherche Google à leur propre site, et
GOOGLE INC. :DE LA RECHERCHE AU GRAND CAPITAL 65
leur reverser 3 cents par clic obtenu. Le 26 juin
2000, accord avec Yahoo! : «Yahoo! a choisi
Google parce qu’il partage our strong consumer
focus, notre fixation sur le consommateur », dit le
président de Yahoo!, Jeff Mallett - les deux
firmes ont le même venture-capitalist : Michael
Moritz, elles ont fait, si j’ose dire, toutes deux leur
PhD à Stanford, et Yahoo! a racheté à Carl Page,
le frère de Larry, son eGroups. Google a mainte-
nant indexé un demi-milliard de pages Web, il est
officiellement le premier moteur de recherche
mondial. Fin 2000, il répond à 100 millions de
requêtes par jour.
Ce succès considérable comme moteur de
recherche n’est pas encore, loin de là, un succès
financier. Google commence à proposer une
publicité ciblée en fonction des mots-clefs. Mais
jusqu’au début 2001, il n’a pas de bon «plan»
pour faire de l’argent, pas de business model.
Google est riche en idées, il invente sans cesse de
nouvelles applications (par exemple Googletoolbar
pour la barre d’outils), mais il est toujours
pauvre en cash et très endetté. Les investisseurs
s’inquiètent.
66 GOOGLE-MOI
Entre alors Yosni Vardi, entrepreneur israélien,
qui suggère de diviser la page avec une ligne verti-
cale, 2/3 pour les résultats, 1/3 pour les «ads»,
les liens payants de la publicité. Entre surtout,
imposé par Moritz pour veiller au grain et accepté,
non sans qu’on lui fasse d’abord la vie dure, pour
ses mérites et son million de dollars converti en
actions, Eric Schmidt, remarquable informaticien,
challenger de Microsoft avec Java et PDG de
Novell, qui entreprend avec Omid Kordestani,
transfuge de Netscape en 1999, de développer les
«ads» hors des États-Unis. 11 est toujours Chief
Executive Officer et Directeur, presque vingt ans
de plus et deux fois mieux payé que Brin, President
of Technology et Directeur, et Page, President of
Products et Directeur.
Le 1“ mai 2001, America On Line (portail de
34 millions d’internautes) adopte Google comme
moteur de recherche officiel, bien qu’à des condi-
tions sévères (plusieurs millions de dollars de
garantie financière et des stock-options). Le 4 sep-
tembre 2001, Google obtient enfin la validation de
son brevet concernant PageRank. C’est un
moment-clef. On comprend de quelle histoire
GOOGLE INC. :DE LA RECHERCHE AU GRAND CAPITAL 67
<< capitalistique >> il s’agit, avec course au cash,
rachats, concurrence et plagiat.
Si Google se met à gagner de l’argent, c’est en
effet parce qu’il a repris les idées de concurrents
moins heureux, comme Bill Gross qui a tout
trouvé vers 1998 avec GoTo.com - tout, c’est-à-
dire le moyen de financer quelque recherche que ce
soit par une publicité ciblée qui correspond, via
les mots-clés, aux intérêts et aux intentions mani-
festes de la requête : c’est le modèle de ces fameux
((ads 19» qui professent d’aider au lieu de gêner,
donc qui rapportent vraiment aux annonceurs,
donc qui rapportent vraiment à l’intermédiaire.
Gross a même préparé l’évolution de Google : le
paiement par clic (1 cent par clic) s’avérant moins
rentable que prévu pour l’annonceur, on ne comp-
tabilisera plus, dès 2002, que les clics performants
(sinon avec vente, du moins avec visite durable sur
le site) ; et l’on mettra aux enchères, en continu,
les mots-clés : les annonceurs se battent en temps
réel, comme dans un marché de pages jaunes
mises en bourse («the Yellow Pages crossed with

19. Voir chapitrev 2.1.

68 GOOGLE-MOI
NASDAQ Stock exchange », dit Battelle). Pourtant,
au lieu de renouveler son accord avec GoTo,
devenu Overture, c’est avec Google qu’AOL choi-
sit de signer l’accord en 2001. Car Google fait la
différence grâce à PageRank : il ne mélange pas
les résultats de la recherche (organic results) avec
la pub et produit du coup de meilleures réponses.
Avec Google, la morale rapporte, et c’est en
somme l’organisation même du moteur qui est
morale. Ajoutons que GoTo - Overture, qui se
vend alors à Yahoo !, intente un procès pour patent
infringement (contrefaçon) et que Google préfere
transiger très haut - plusieurs centaines de mil-
lions de dollars 20.
Google lui-même parle de love affair avec la
communauté techno et, lors du 2001 Search
Engine Watch Award, il ne reçoit pas moins de
cinq oscars. De mois en mois, les acquisitions et
les partenariats se multiplient, avec leurs langues
d’interface, tandis que proliferent les services et les

20. BATTELLE,n. 3, p. 294 [trad. fr., p. 1071. On se reportera à la liste


des procès - plus de 110 entre octobre 2004 et septembre 2005 -
répertoriés sur le site http.//www.chiIlingeffects.org/internatio-
nal/keyword.~gi!KeywordID=60.

GOOGLE INC. :DE LA RECHERCHE AU GRAND CAPITAL 69


outils nouveaux (Google News par exemple, pour
les informations après le 11 septembre 200221).La
mise sur le marché est retardée le plus longtemps
possible, car tout marche à présent trop bien pour
qu’on ait intérêt à le faire savoir. Bryn et Page rédi-
gent une «lettre philosophique22>>à tous les
actionnaires potentiels pour qu’elle se passe de la
manière la plus <<populaire/ populist >> possible,
d’ailleurs peu appréciée par la SEC (Securities and
Exchange Commission, l’équivalent de notre COB
- Commission des opérations de bourse) qui
demande des amendements : «Google is nor a
conventional company, une firme classique. Nous
n’avons pas l’intention de le devenir. [...I Nous
croyons qu’une société qui fonctionne bien doit
avoir un accès large, libre et sans biais à une infor-
mation de qualité. C’est pourquoi Google a une
responsabilité à l’égard du monde. La structure à
deux classes contribue à garantir que cette respon-
sabilité est assumée. >> Les plus grands objectifs
~~~

21. Voir p. 171 s. On se reportera à la liste des rachats et à la liste des


services et outils, à actualiser sans cesse, données par Wikipédia, au
terme «Google» (5.2 : «Historique des rachats>>: 4 :«Services»).
22. VISE,p. 174-175 (trad. fi..,p. 170) ; voir l’ensemble de son chap. 16.

70 GOOGLE-MOI
ayant vocation à se lire dans les détails de la struc-
ture, il faut comprendre qu’il y a des actions de
classe A, avec une voix par action, et des actions
de classe B, avec 10 voix par action, destinées aux
Google Guys. La mise sur le marché est dure, entre
avril et août 2004, pleine de transactions (Yahoo!
reçoit le 9 août 2,7 millions de parts pour éteindre
tout litige) et de coups tordus - sans qu’on sache
très bien dans quel sens - comme l’interview de
Playboy publiée juste pendant la période de
réserve et qu’il a fallu adjoindre au dossier de la
Securities and Exchange Commission 23. L’action
passe dans la journée, le 19 août, de 15,Ol à
100,Ol dollars. De quoi s’asseoir le jour J, comme
Page, dans une assiette de crème fraîche - le cul
bordé de nouilles ... Début 2006, l’action cote
460 dollars environ.
Avec toujours, en toile de fond, une lutte à mort
contre Microsoft, via ces accords à l’arrachée
(Yahoo!, AOL), ou le procès anti-trust contre
Gates, Même chose pour les données : le
9 novembre 2004, le jour où Microsoft va annon-

23. Voir p. 130 ss.

GOOGLE INC. :DE LA RECHERCHE AU GRAND CAPITAL 71


cer qu’il a crawlé 5 milliards de documents au lieu
des 4 de Google, Google annonce qu’il en a
crawlé 8 milliards, sa capacité affichée a doublé
en une nuit. Même chose pour les nouveaux mar-
chés : lutte à mort pour le marché chinois ;Yahoo !
et Microsoft achètent Alibaba, Google investit
dans Baidu (littéralement : << 100 fois», soit beau-
coup moins quand même que ; Google,
disent les analystes, c’est le ((cauchemar de
Microsoft 24 >>, avec la fuite des cerveaux emblé-
matisée par Kai Fu Lee, embauché en 1998 (année
de naissance de Google) par Gates, fondateur de
Microsoft Research Asia, qui devient, non sans
procès, Président de Google China en juillet 2005.
Le 20 décembre 2005, Time Warner annonce que
Google prend 5 % de participation dans le capital
de sa filiale AOL.

Ce genre de saga se conclut par des chiffres,


par définition toujours ahurissants, sujets à cau-
tion, et caducs25.300 millions de requêtes par

24. Cité par VISE,p. 255 (trad. fr,, p. 252).


25. Sources principales : Christophe Guillemin http://www.zdnzt.fr /
amalités/intemet, 11/07/06. Wikipédia «Google» du 11/07/06.

72 GOOGLE-MOI
jour (chiffre de 2004). Non plus 8, mais 24 mil-
liards de pages indexées selon l’annonce de
novembre 2005 (sans compter les images et les
messages Usenet, au moins un milliard de
chaque), soit 1000 fois plus qu’au début. Valeur
2005 cotée à 110 milliards de dollars, plus que la
combinaison de Disney, The Washington Post,
The New York Times, The Wall Street Journal,
Amazon.com, Ford et General Motors. Chiffre
d’affaires <<historique>> pour le 1“ trimestre 2006
= 2,25 milliards de dollars (en croissance de 79 YO
par rapport à 2005 sur la même période ; devant
Yahoo ! = 1 5 7 milliard, mais encore loin derrière
Microsoft = 11,8 milliards) : bénéfices sur le tri-
mestre = 592 millions (+ 60 %). 42,7 % de parts
de marché aux États-Unis (contre 28 % à Yahoo !
et 13,2 pour Microsoft MSN). 42 % des revenus
hors des États-Unis (contre 38 O‘? en 2005). Les
bénéfices, comparés à ceux d’Apple, d’IBM ou de
Microsoft, sont encore relativement faibles par
rapport à la cote en bourse : Bryn et Page
<<pesaientD ensemble 22 milliards de dollars en
juin 2005, quand l’action valait 111 dollars, et elle
a quadruplé depuis.. .

GOOGLE INC. :DE LA RECHERCHE AU GRAND CAPITAL 73


Où l’on voit comment cette culture de firme, cor-
porate, inventive et libertaire, mais tout autant autar-
cique et dirigiste, génère une capitalisation bour-
sière, incorporated, qui fait rêver, dans un domaine
dont les ressources, dans tous les sens du terme, sont
largement encore à découvrir et à exploiter.

*
* *
ENCADRÉC

r
Go ogle et James Joyce :
les yeux doux

Google : le nom a été interprété comme la concaté-


nation des mots <<Google», même si on s’accorde à
dire qu’il s’agit plutôt d’une coïncidence. Le mot
«google» apparaît dans Finnegan’s Wake et n’est vrai-
ment pas rendu dans la plus récente traduction de
Philippe Lavergne, à qui l’on ne saurait en vouloir26:

26. Finnegan’s Wake. traduit de l’anglais. présenté et adapté [sic] par


Philippe Lavergne, Gallimard, 1997, rééd. «Folio»,2001. Le texte de
Finnegan’s Wake est accessible sur Internet à http://www.trentu.ca /
joyce. La pagination conserve celle de l’édition Faber (1939). Voir
aussi la concordance : Finnegans Wake Concordex, mv.lycaeum
.org/Finnegan /.

74 GOOGLE-MOI
[1:8 231.121 c His mouthfull of ecstasy @or Shing-
Yung-Thing in Shina from Yoruyume across the Timor
Sea), herepong (maiadventure!) shot pinging up
through the errorooth of his wisdom (who thought him
a Fonar all, feastking of sheiiies by googling Lovvey,
regally freyrherem, eageliy plumed.. . B
«Ses bouffées d’extase (auparavant chinois de la
jeunesse de l’autre côté de la Mer Sargastique du
Temps), ses coups de harponts (malaventre !) jetés
entre les errorhizomes de sa sagesse (qui l’a jamais
pris pour Fonar le barde, Percy Feastyking Shelley,
Lovelace, le frère royal, plume d’aigle...>> (trad.
p. 358-359).
Soit, sous la plume de Jean Dixsaut attentif
à google 27 :
«Sa bouchée d’extase (pour Célesteville chez les
Célestes en venant de Yoyohama par la mer du
Tempspête) là-dessus (malheure !) remonta pong-ping
entre les dents de sa sagesse (quilupris pour un bardo-
phone se roipaissant de shelleys en zyeutant
Lovelacet...) >>

Et voici, pour compléter le tableau, le résultat de la


recherche pour «googl*», suivi dans chaque cas de la
traduction de Lavergne :

27. C’est à lui queje suis redevable pour toute cette note.

GOOGLE INC. :DE LA RECHERCHE AU GRAND CAPITAL 75


(23 265.41 «Googlaa pluplu».
«Glouglou pluplu» (trad. p. 41I).

[3:14 584.91 «He’ll win your toss,jlog your old tom’s


bowling and i darr ye, barrackybuller, to break his
duck! He’s posh. i lob him, We’re parring all Oogster till
the empsyseas run googlie. Declare to ashes and teste
his metch! Threefor two will do for me and he for thee
and shefor you. B
«I1 gagnera ta toison, fouettera la case de l’oncle
Tom et si j’ose dire, ton baraquement écurieux, pour
casser trois pattes à un canard! Son havre. Je l’aime.
Toutes voiles dehors jusqu’à ce que l’empyre des mers
devienne coupé à droite du batteur. Affirmer sur les
cendres et faire l’épreuve du feu! Trois pour deux pour
moi et lui pour toi et elle pour toi» (trad. p. 861).

[4:15 620.221 «And when them two has had a good


few there isn’t much more dirty clothes to publish. From
the Laundersdale Minssions. One chap googling the
holyboy’s thingabib and this lad wetting his widdle.>>
«Et quand ils ont leur crise tous les deux, il n’y a
plus beaucoup de linge sale à étaler. Ils reviennent de la
blanchisserie des quatre chemins. Y’a l’aîné qui louche
sur le bout de doigt du petit Jésus et le petit qui mouille
ses langes» (trad. p. 911).

76 GOOGLE-MOI
11 y a dans ces citations des couches de langage
(comme dans Internet), selon le protocole du cricket
(dans la citation 3 : bowling, slips, duck, lob, bye, goo-
glie, peut-être même ashes). de l’érotisme ou de la por-
nographie (le bout du doigt du petit Jésus?).
Tout cela pris dans la valse du signifiant, avec un
petit air de noodle, poodle.. . On entend aussi gaggle,
troupeau d’oies, de femmes bavardes /caquet, bavar-
dage ; gargle : le bruit et l’action du gargarisme :
gurgle : «make a bubbling sound as of liquid escaping
intermittentlyfrom or bottle or of waterflowing among
stones)), et ;cutter broken guttural cries)).
Mais il y va d’abord, à coup sûr, du regard
et des yeux. Et il est clair que dans les citations
1 et 4 le verbe à entendre est bien «ogle».
Ogle signifie «stare at» (regarder de tous ses
yeux), «stare at lecherously)) (lecherous = ((having or
showing excessive or offensive sexual desire », soit
<<libertin», <<lubrique», <<lascif», << débauché B),
(( impertinently,flirtatiously, or amorously », et, comme

nom : «a lecherous look». «an impertinent, flirtatious


or amorous srare D.
Enfin, l’Oxford English Dictionary donne deux sens
de GOOGLY,apparu au début du xxesiècle :
1. Une variété de lancer au cricket, particulièrement
trompeuse, et au figuré : une question déconcertante
par sa maladresse, etc.

GOOGLE INC. :DE LA RECHERCHE AU GRAND CAPITAL 77


2. Se dit des yeux :ronds et étonnés. Se dit aussi d’une
personne qui jette un regard amoureux
On trouve également GOO-GOO, comme adj. : (du
regard) : d’adoration amoureuse. Familier : in goo-goo
eyes
À rapprocher de GOGGLE verbe et adjectif, qui se dit
d’une personne et des yeux qu’elle fait : regarder avec
les yeux grand ouverts, écarquillés ou exorbités, en
part. sous l’effet de la perplexité ou de la surprise, rou-
ler des yeux, faire les yeux ronds. Et, au pluriel,
GOGGLES désigne les lunettes qui protègent les yeux de
la réverbération, de la poussière (les grosses lunettes de
motard, par ex.), goggle-eye, goggle-eyed (et : goggle-
box, argot pour «poste de télévision»).

Un journaliste du San-Jose Mercury News est clai-


rement sensible à cette éponymie quand il écrit .if
Google ogles your e-mail, could Ashcroft be far
behind?» (cité par Playboy, dans l’interviewdes Google
Guys parue en septembre 2004), quand Google zyeute
votre courriel, l’Attorney général des États-Unis ne
peut pas être bien loin. Google louche par-dessus votre
épaule quand vous écrivez un mail, ajoutant sous la
recette de la tarte aux pommes que vous donne votre
maman toutes les recettes de tartes aux pommes venant
des livres de cuisine qui ont payé pour cela, et pour que
vous les achetiez. Google, par robot interposé, voit tout,

78 GOOGLE-MOI
et vous fait les yeux doux en ne vous proposant que ce
qui vous intéresse - c’est sa manière de flirter, avec
chacun de vous, en vous donnant l’impression d’être
unique. On y reviendra avec l’algorithme PageRank et
la << BigBrotherisation».
cc OUR MISSION IS
TO ORGANIZE
ALL THE INFORMATION IN THE WORLD))

«Si l’on transporte dans le monde de l’infor-


mation l’asymétrie entre ingénieur et
consommateur telle qu’elle existe dans le
monde manufacturé, on installe les usagers
dans une situation de terminaux infirmes»,
Philippe AIGRAIN,Cause commune
(Fayard, 2005, p. 115).

«Our mission is to organize ail the information in


the world. B ((Don’t be evil. B Les deux grands
secrets de Google sont quant à leur principe aussi
visibles que possible, puisqu’ils s’incarnent dans
les deux mots d’ordre : organiser et faire le bien. À
l’organisation correspond l’algorithme PageRank
qui permet de classer les réponses pertinentes. Au
bien correspond l’alchimie financière qui permet

OUR MISSION IS TO ORGANIZE 81


d’accomplir la mission. Chacune des phrases-
emblèmes mérite qu’on s’y arrête, mot à mot.

1. N Our mission )),la deuxième mission


de l’Amérique

Qui est ce «nous» missionnaire, et que veut dire


<<mission»?
<<Notre», l’adjectif possessif, marque l’apparte-
nance à un <<nous». <<Nous», première personne du
pluriel, inclut «je >> dans une communauté. Mais
<<nous», comme «je B, <<iciB ou G maintenant »,
change de référence selon celui qui parle C’est
«Google» qui parle, une firme qui dit «nous». et
<<nous>> connaissons bien, professeurs habitués à
lire des dissertations après en avoir fait, le nous de
«modestie», si peu distinct du «nous» de majesté.
Deux interprétations au moins se présentent
immédiatement. 11 se peut que Google «nous»
associe, un par un, pour mieux porter à l’universel
sa bonne volonté technique qui fait du partage de
1. Voir. sur le déictique, les pages de Hegel, Phénoménologie de
l’Esprit, A 1,«La certitude sensible. ou le ceci et ma visée du ceci».

82 GOOGLE-MOI
l’information l’un des nouveaux droits de
l’homme. Comme il se peut que son «nous D soit le
strict avatar du we américain de « I n God we
trust», qui figure sur tous les dollars, billets et
pièces de monnaie2. À vrai dire, c’est l’ambiguïté
qui est précisément source d’inquiétude - comme
l’aurait dit et répété James Hadley Billington,
The Librarian, << Le Bibliothécaire », directeur
(républicainj de la bibliothèque du Congrès,
devant ses collaborateurs : <<Quiest contre Google
est contre les États-Unis. >>
De fait, le substantif, «mission», est bien lourd.
De la «délégation de Jésus-Christ>>à la «raison
d’être», dit Le Robert historique. On ne peut pas
ne pas entendre Bush, concluant magistralement
chacun de ses discours de campagne d’un «And
help me God!»sur un ton nouveau, approprié et
2. c The trust of our peopie in God should be declared on our national
coins», écrit le secrétaire du Trésor. Salmon Chase, en 1861,après la
guerre de Sécession, et la devise apparaît pour la première fois en
1864 sur la pièce de deux cents. Sa généralisation de fait n’a fait I’ob-
jet d’une loi, votée par le Congrès, qu’en 1956. Sans doute ne faut-il
rien moins que le «trust» en Dieu, foi-confiance. pour garantir le
c trust >> en la monnaie, sa fiabilité et celle de l’économie américaine,
surtout si ((nousD ne vivons plus sous le régime de l’étalon-or. mais
bien sous celui de la loi anti-trust.

OUR MISSION IS TO ORGANIZE 83


pénétrant. On entend surtout la <<guerrejuste >>
d’après le 11 septembre, cette croisade du Good
against Evil, «le combat monumental du Bien
contre le Mal. Mais le Bien l’emportera. Merci3».
«Don’t be evil», le second motto de Google, est
évidemment la condition de possibilité minimale
d’une telle «mission ». Que ce soit un impératif, de
l’ordre de l’auto-exhortation, et non un constatif,
de l’ordre de l’auto-proclamation, est à soi seul le
plus vibrant des aveux : sa transparence rend, il
faut le dire, Google infiniment plus sympathique
que Bush.
Mais, il faut le dire aussi, les deux missions ont
objectivement partie liée : Google, la deuxième
mission de l’Amérique. Je vois cinq point de
convergence principaux entre les deux missions.
L’une et l’autre ont à charge de :
1. Promouvoir la démocratie («PageRank est
un champion de la démocratie », lit-on sur le site en
réponse à la question «Pourquoi Google?»), et la
bonne démocratie (tous les liens sont des votes,
mais certains sont plus égaux que d’autres).
3. Discours prononcé le 12 septembre 2001. à l’issue de la réunion
du Conseil de sécurité.

84 GOOGLE-MOI
2. Mener la guerre du bien contre le mal.
«Don’t be evil», les mauvais moteurs de
recherche, qui sont des moteurs de recherche
mauvais, biaisent leurs résultats pour de l’argent
- alors qu’il faut et qu’il suffit de comprendre que
Dieu/la main invisible du marché fait bien les
choses, c’est-à-dire qu’en favorisant le bien, on
gagne encore plus d’argent. La «bonté» de
Google, qui sépare recherche et publicité, est son
premier atout dans la cyber-war.
3. Viser l’universel. Le bien vaut pour l’huma-
nité digne de ce nom («les pays épris de liberté
sont à nos côtés4»),et la mission consiste à ce que
tous fassent partie de cette humanité-là, jusqu’aux
sauvages grimpés dans les arbres, pour reprendre
une expression d’Eric Schmidt.
4. Se donner les moyens sur le long terme.
«Notre riposte devra être dévastatrice, prolongée,
efficace5.» La force de Google tient à ses millions
d’ordinateurs - ses <<fantassins>> qui stockent les
données - et à ses millions tout court.

4. Bush, ibid., 12 septembre 2001.


5. Bush, 15 septembre 2001, pour cette citation et celle qui suit.

OUR MISSION IS TO ORGANIZE 85


5. Prendre en compte le monde éclaté. «il s’agit
d’un type de conflit nouveau, contre un ennemi
d’une nature différente. Un conflit qui n’a pas de
champs de bataille, ni de têtes de pont. >> Le modèle
est celui du cybermonde : il faut tenter de faire
jouer à son avantage l’éclatement, le réseau, la
multitude - Google est affine au Web.

Pour le dire autrement, on ne peut pas être


contre - contre le bien, contre ces biens que sont la
liberté et la démocratie, le droit à l’information et le
partage du savoir. On ne peut cependant qu’être
contre - contre une définition du bien appropriée à
un type d’intérêt qu’on omet de définir, un propre
qu’on fait passer pour de l’universel.
Ce passage de la minuscule d’un bien à la
majuscule du Bien, des valeurs d’un monde à la
norme du monde, s’appelleidéologie6.Même si rien
n’est plus fréquent, l’une des actions possibles pour
un philosophe est d’attirer l’attention là-dessus.
6. «Ce sont la liberté et la démocratie qui ont été attaquées>>
(discours
du 12 septembre)/«Aujourd’huinos concitoyens, notre mode de vie,
notre libertémême, ont été agressés>> (discoursdu 20 septembre devant
les deux chambres du Congrès). Les deux phrases ne sont pas superpo-
sables, et le «nous» (motre mode de vie») n’a rien d’universel.

86 GOOGLE-MOI
De Google comme de l’Amérique, on ne peut
aujourd’hui defacto se passer, même si l’un et
l’autre peuvent et doivent évoluer (voire, pour
Google - c’est là évidemment la limite de la com-
paraison entre un État et une firme -, disparaître
avec les transformations de la technologie et du
marché). Mais il y a une analogie d’obscénité à
faire passer du politique, c’est-à-dire quelque
chose qui concerne une communauté d’hommes à
chaque fois déterminée, pour du moral 7, c’est-à-
dire quelque chose qui concerne universellement
l’homme en tant qu’homme. Corrélativement, il
est obscène de déployer des intérêts économiques
et commerciaux sous couvert d’une mission de
civilisation. I1 n’est certes pas impossible que la

7.J’entends <(moral)> au sens moderne, c’est-à-dire kantien, défini


par l’universalité de la loi morale et le passage direct du «en moi»
individuel au <<toussans exception B universel. Cela s’oppose à
l’éthique (sur êthos, habitude, coutume, lié à êrhos. <(caractère»)de
type aristotélicien, explicitement défini par le rapport à la norme
d’une communauté et à la prudence du jugement. On peut caractéri-
ser le «relativisme» à l’époque moderne par la manière dont
Nietzsche «par delà le bien et le mal» démasque la soi-disant univer-
salité des valeurs comme déterminée par des intérêts sectoriels, rela-
tifs à une communauté et à sa domination, profondément inscrits et
intériorisés via l’éducation et la langue.

OUR MISSION IS TO ORGANIZE 87


coïncidence existe, mais il est obscène de prétendre
que ce n’est pas une coïncidence.
Bref, la mission consiste, comme la page d’ac-
cueil de Google le proclame, à mettre de l’ordre
dans le chaos. << Google, la fin du chaos ! Google
maîtrise l’information en proposant un nouveau
type de recherche : non pas un annuaire à portée
limitée ni une liste de résultats adjugés à la plus
forte enchère, mais une solution ingénieuse et effi-
cace qui organise le Web en tenant compte de sa
structure vaste et démocratique. >>

2. ff ... is to organize ))

2. 1. Organe, organisme, organisation :


un moment de LTI
Organize, << organiser >> : le terme est analysé par
Klemperer dans LTI S. Victor Klemperer, spécia-
liste de littérature française, destitué de sa chaire à

8. LTi, la langue du iIieReich. Carnets d’un philologue, trad. fr.


E. Guillot, Albin Michel, 1996 ; Agora Pocket, 1998 [Leipzig, 19751.
«LTI:Lingua Tertii imperii, langue du Troisième Reich. J’ai si souvent

88 GOOGLE-MOI
l’université de Dresde en 1935, a tenu ce journal
clandestin qui l’a aidé à vivre entre 1933 et 1945.11
observe, comme Arendt ou Celan, la langue alle-
mande infusant le nazisme. Je ne vis pas dans ces
sombres temps, mais je crois au diagnostic du phi-
lologue. «Les mots peuvent être comme de minus-
cules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre
garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà
qu’après quelque temps, l’effet toxique se fait sen-
tir» (p. 40). C’est pourquoi, dit Klemperer, «on
devrait mettre beaucoup de mots en usage chez les
nazis, pour longtemps, et certains pour toujours,
dans la fosse commune>>(p. 41). Organiser est l’un

repensé à une anecdote du vieux Berlin. [...] Un jeune garçon qui est
au cirque avec son père lui demande : “Papa. que fait le monsieur sur
la corde avec le bâton? - Gros nigaud, c’est un balancier auquel il se
tient. - Oh la la! Papa, et s’il le laissait tomber? - Gros nigaud,
puisque je te dis qu’il le tient !”
Mon journal était dans ces années-là, à tout moment, le balancier
sans lequel j e serais cent fois tombé. [. . .] toujours m’a aidé cette
injonction queje me faisais à moi-même : observe, étudie, grave dans
ta mémoire ce qui arrive - car demain déjà cela aura un autre
aspect, demain tu le percevras autrement, retiens la manière dont
cela se manifeste et agit. Et très vite, cette exhortation à me placer
au-dessus de la mêlée et à garder ma liberté intérieure se cristallisa
en cette formule secrète toujours efficace : LTI, LTI» (p. 33-34).

OUR MISSION IS TO ORGANIZE 89


de ces mots qui fait dresser l’oreille. Et j’en ai froid
dans le dos qu’il ne fasse pas dresser l’oreille.
Au chapitre 17, <<Systèmeet organisation»,
Klemperer explique pourquoi le nazisme préfère
<< organisation >> à << système ». << Un système est
quelque chose de “composé”, une construction,
une structure, que des mains et des outils organi-
sent selon l’ordonnance de la raison >> : ainsi parle-
t-on de «système ferroviaire» ou de <<système
kantien>>- << pour Kant, pour le philosophe pro-
fessionnel, le philosophe qualifié pourrait-on dire,
philosopher veut dire : penser systématiquement.
Mais c’est précisément cela que le national-socia-
liste, du plus profond de son être, doit rejeter, c’est
cela que, par instinct de conservation, il doit
abhorrer>>.«Si le mot “système” est réprouvé -
se demande alors Klemperer -, comment s’ap-
pelle donc le système gouvernemental des nazis?
car ils ont bien un système, eux aussi, et ils sont
même fiers que ce réseau embrasse absolument
chaque manifestation et chaque situation de la
vie : raison pour laquelle “totalité” est l’une des
poutres de la LTI. Ils n’ont pas de “système”, ils
ont une “organisation”, ils ne systématisent pas

90 GOOGLE-MOI
avec de l’entendement, ils cherchent à entrer dans
le secret de l’organique 9. >>
Je lis ici nouées plusieurs composantes lourdes.
D’abord, le lien entre totalité et organisation.
Si j’applique cela à Google, le duo-maître est
«organize all ... in the world». D’où un conseil
immédiat à toute Bibliothèque numérique faite ou
à faire : systématisez, n’organisez pas, faites la dif-
férence entre un << système >>, ensemble ordonné par
l’entendement et l’intelligence, qui se tient debout
ensemble (sunistêmi), et une << organisation >> qui,
c’est très étrange en grec même, lie l’organique et
l’ustensilité (la logique est un organon, et la main
est, pour reprendre la définition aristotélicienne,
l’organe des organes, c’est-à-dire l’outil capable de
remplacer ou d’utiliser tous les outils). 11 y a en
grec deux manières de dire <<tout>>, pan et holon,
un tout composite ouvert ou une totalité close.
Quand il s’agit d’information, le tout est nécessai-
rement un pan branché sur l’infini, c’est-à-dire sur
le «encore encore» - l’infini sous sa définition
aristotélicienne, dépréciative, privative (ou mau-

9. Op. cit., p. 139-140.

OUR MISSION IS TO ORGANlZE 91


vais infini pour la suite de l’histoire de la philoso-
phie) : non pas ce en dehors de quoi il n’y a plus
rien, mais ce en dehors de quoi il y a toujours
quelque chose. Une + une information, a d infini-
tum, par adjonction de chaque une dans le temps,
dans un temps linéaire, sans dialectique ni éternel
retour de l’identique, approprié à l’infini en expan-
sion. 11n’y a pas d’Aufiebung (de <<relève>> ou de
dépassement >> comme on traduit parfois) pos-
sible de l’information. La volonté d’information est
toujours une volonté de plus d’information, par
analogie avec la volonté de puissance. Google a
une vocation panique, affine au Web comme uni-
vers en expansion. Peut-on tenter la différence sui-
vante : le tout << panique >> ne fait pas système, il est
organiquement en expansion. Mais une biblio-
thèque << holiste >> serait, non pas l’organisation de
toute l’information, mais un système provisoire de
la culture tel qu’on en puisse, au moins partielle-
ment, en systématiser les défauts et les manques.

Ensuite, la naturalisation. Klemperer souligne


en helléniste << l’intronisation définitive de l’orga-
nique>>par Alfred Rosenberg : «en grec, orgaô

92 9 GOOGLE-MOI
veut dire enfler, germer, se former inconsciemment,
comme un végétal» (p. 141). L’organisation, c’est
le technique qui se fait passer pour du naturel, la
naturalisation de la technique. Telle est l’exacte
définition de PageRank qui dit la «réalité du
réseau» : le secret de l’organique, dans l’organisa-
tion Google, c’est le secret du technique - le
réseau, l’ordinateur : «no humans are reading the
email - just Google’s systems». Le Web est un
organisme, avec une auto-organisation naturelle
(Web self-organizing properties), exactement
comme la main invisible du marché : «It happens
naturally as a response to queries B, e cela arrive
naturellement.. . *O ».
Du coup, on ne peut qu’intérioriser la hiérar-
chie, tout comme on adopte la langue. «En 1936
déjà, un jeune mécanicien qui, à lui seul, était venu
à bout d’une réparation délicate et urgente sur mon
carburateur me dit ceci : “N’ai-je pas bien organisé
ça?”. 11 avait tellement dans l’oreille les mots
“organisation” et “organiser” [...] que pour la
tâche qui lui était propre et qu’il avait achevée tout

10. Bryn, dans l’interview de Playboy.

OUR MISSION IS TO ORGANIZE 93


seul, aucun des mots simples et pertinents, comme
“travailler” ou “accomplir” ou “exécuter” ou tout
simplement “faire” ne lui étaient venus à l’esprit. >>
((Organiser était un mot bon enfant, partout en
vogue, c’était la désignation naturelle d’une façon
d’agir devenue naturelle ... Cela fait un bon
moment que j’écris : c’était..., c’était. Mais qui a
dit hier encore : “ilfaut que je ‘m’organise’un peu
de tabac?” Je crains que ce ne soit moi-même >>

2.2.PageRank, ou l’auto-organisation du système


L’algorithme
Qu’est-ceau juste que PageRank?
La réponse se trouve à nouveau sur la page
d’accueil :
<< L’élément fondamental de notre logiciel est
PageRank, un système de classement des pages Web
mis au point par les fondateurs de Google [...I à
l’université de Stanford. Et pendant que plusieurs
dizaines d’ingénieurs et de spécialistes consacrent
leurs journées à améliorer les différents aspects de
Google, PageRank reste la pierre angulaire de nos
outils de recherche. >>
11. LTI, p. 143 et 144.

94 GOOGLE-MOI
On sait que 80 % des recherches s’arrêtent à la
1“ page et qu’on les poursuit très rarement après
la 3‘ page. «Demain, ce qui ne sera pas dispo-
nible en ligne risque de devenir invisible à
l’échelle du monde >>, dit Jacques Chirac l2 ; mais,
aujourd’hui, ce qui n’apparaît pas dans les pre-
miers résultats de Google a très peu d’existence.
PageRank est l’opérateur de classement dont, il
vaut la peine de le répéter, la licence exclusive
n’est accordée à Google par l’université de
Stanford que jusqu’en 201 1. Formule secrète,
aussi secrète paraît-il que celle du Coca-cola, qui
comporterait 500 millions de variables et plus de
2 milliards de termes 13.
On en trouve cependant l’algorithme sur le Net.
Le voici :

Actual PageRank Model

12. A l’occasion des <(Vœuxaux forces vives », le 5janvier 2006.


13. C’est du moins l’information que donne Google sur son propre
site (((Informations sur la société», au chapitre ((Technologie»).

OUR MISSION IS TO ORGANIZE 95


C’est une chaîne de Markov 14. J’apprends sur
Wikipédia qu’une chaîne de Markov est un pro-
cessus stochastique tel que la prédiction du futur
à partir du présent ne nécessite pas la connais-
sance du passé (Arendt citant Char : «Notre héri-
tage n’est précédé d’aucun testament >>?).Une
bonne exemplification, outre le mouvement brow-
nien : la manière dont j e peux prévoir la conduite
de Doudou le hamster, manger, dormir, faire de
l’exercice sur sa roue (métro, boulot, dodo). La
liberté demeure l’ignorance des causes qui nous
font agir.
L’«Anatomie D donne la justification intuitive
du paramètre d, ou facteur de pondération. 11cor-
respond à la probabilité que le random surfer, celui
qui parcourt le Net au hasard, s’ennuie et visite
une nouvelle random page. Mais le facteur déter-
minant de l’équation est le nombre de liens qui

14. Quelques articles permettent au mathématicien de comprendre


comment fonctionne cette chaîne de Markov. par exemple celui
d‘Amy Langville et Karl Meyer, c Deeper inside PageRank B
(octobre 2004. sur le Net) ou c The Google PageRank Algorithm and
How It Works», par Ian Rogers (voir en français http://www.
Webmaster-hub.com / publication / L-algorithme-du-PageRank-
explique.html).

96 GOOGLE-MOI
vont vers une page, la valeur de ces liens faisant
elle-même l’objet d’une pondération 15.

Le modèle académique
L’idée de base de Bryn et Page, que Vise qualifie
de c one-shot idea 16», pour classer la pertinence
des réponses et les hiérarchiser, c’est de prendre en
compte non seulement les mots-clés qui détermi-
nent un site, mais les liens qui pointent vers lui.
L’anatomie du gros engin s’adosse en effet, on l’a
vu, à l’idée de backrub, de backlinks, c’est-à-dire
de liens qui mènent au site et non qui partent de
15. Voici la présentation de l’algorithme initial dans l’«Anatomie». si
simple qu’il pouvait être calculé en quelques heures pour 26 millions
de pages sur un poste de travail de moyenne importance :
«Nous admettons qu’une page A a des pages Tl.. . Tn qui pointent
vers elle (i.e. sont des citations). Le paramètre d est un facteur de pon-
dération qui se situe entre O et 1. Nous le fixons généralement à 0.85.
[...] De plus, C(A) est défini comme le nombre de liens qui partent de
la page A. Le RangdePage d’une page A est donné comme suit :
PR(A) = (1-d) + d (PR(Tl)/C(Tl) + ... + PR(Tn)/C(Tn))
On note que les RangsdePage forment une distribution de probabi-
lité pour les pages du Web telle que la somme de tous les
RangsdePage soit égale à 1.)>
L’algorithme actuel intègre des variables permettant la détection des
spams et des ((trick clicks» qui visent à biaiser le classement (voir
p. 144ss).
16. VISE,p. 38 (trad. fr., p. 35).

OUR MISSION IS TO ORGANIZE 97


lui, pour corriger les défauts des moteurs de
recherche précédents 17.
Dans 1’« Anatomie », les deux doctorants don-
nent une excellente description des concepts << aca-
démiques >> (au sens anglo-saxon de <<scolaire>> et
«universitaire) à la base de PageRank : «Les
moteurs de recherche ont migré du domaine acadé-
mique au domaine commercial. [...] Avec Google,
nous avons l’objectif fort d’impulser plus de déve-
loppement et de compréhension dans le royaume
académique.» Page part de l’idée que le Web tout
entier a comme prémisses la citation : c’est le lien ;
et l’annotation : c’est la description du lien. Le rap-
port entre un moteur de recherche et le monde de la
recherche est trouvé, en même temps qu’une défini-
tion ô combien <<académique»du monde de la
recherche : citation, annotation, autorité, évalua-
tion par les pairs, classement. Avec même l’idée de
ce qu’est un mauvais devoir, comme effet pervers
du système éducatif: un mauvais devoir est truffé
de citations, qui ont d’autant moins de chances
d’être de bonnes indications qu’elles sont plus
17. Le site de tous les sites, à savoir Google. est lui-mêmeinclus dans
Google, alors que Alta Vista n’était pas inclus dans Alta Vista.

98 GOOGLE-MOI
nombreuses ; plus un site fait de liens, moins un
lien émanant de ce site sera donc coté.
Ce n’est pas vraiment nouveau, mais ce qui est
nouveau est de prendre ce taureau-là par les cornes.
L’idée est déjà contenue dans l’invention du world
Wide Web par Berners-Lee en 1991, qui la décrit
ainsi : «Le projet a commencé avec la philosophie
que l’information académique devrait en grande
partie être librement accessible à tous. Le WWW
consiste en documents et en liens. Les index sont
des documents d’un type spécial qui ne font pas
tant l’objet d’une lecture que d’une recherche. Le
résultat d’une recherche de ce genre est un autre
document (“virtuel”)qui contient des liens vers les
documents trouvés 18. >> Tout est là : information
académique, libre accès pour tous, liens et indexa-
tion - sauf l’algorithmeproprement dit.
Le problème est au fond le suivant, diagnosti-
qué dans l’«Anatomie» : comment utiliser le Web,
qui est «une vaste collection de documents com-
plètement hétérogènes» comme si c’était une ou
plusieurs <<collectionsbien contrôlées »? C’est un

n. 4, p. 292 [trad. fr., p. 61, note].


18. Cité par BATTELLE,

OUR MISSION IS TO ORGANIZE 99


problème de bibliothécaire, de bibliométrie, et l’on
ne s’étonnera pas que Bryn et Page s’intéressent à
Jon Kleinberg, qui propose d’évaluer les c Sources
faisant autorité dans un environnement d’hyper-
liens» à l’aide du Garfield impactfactor : en gros,
le nombre pondéré de citations. Via la citation / le
lien, on arrive enfin à quantifier la valeur.
Avec PageRank, Google ne fait là encore que
montrer ce qui nous arrive à tous et partout. La
hiérarchie dépend de la manifestation objective de
la considération. C’est très concrètement ainsi que
s’opèrent les classements mondiaux. <(ShanghaiB
par exemple, c’est-à-dire le classement opéré par
l’université de Shanghai pour déterminer où elle
enverra ses étudiants, positionne en 2005, honte à
nous, la première université française, en l’occur-
rence Paris VI, à la 46‘ place (elle perd 5 places),
Paris XI à la 61“‘ place (elle perd 13 places), tan-
dis que l’ENS Ulm arrive à la 93‘ place, juste
après Strasbourg I. Le CNRS, qui est un orga-
nisme atypique (il a été créé par Léon Blum sur le
modèle peu commun de l’Académiedes sciences de
Russie), n’apparaît même pas. Le classement
s’opère en intégrant un certain nombre de critères

100 GOOGLE-MOI
strictement définis, dont celui du quotation index -
combien de fois un enseignant-chercheur a-t-il été
cité dans un corpus de revues prédéterminé19?Et
exactement comme avec Google, quand on
constate son mauvais classement, on peut y remé-
dier et faire mieux la prochaine fois. La martingale
gagnante, tant qu’on n’a pas changé les règles,
consiste pour <<nous>> par exemple à publier et à
faire publier en anglais sur des sujets porteurs, au
sein d’un regroupement institutionnel constituant
une masse critique à label unique, des opinions
paradoxales par rapport auxquelles les chercheurs
du domaine seront contraints de se positionner en
bien ou en mal (peu importe du moment que c’est
cité), dans les revues les mieux cotées appartenant
au corpus. 11faut et il suffit de prendre l’instrument
de contrôle comme objectif de son activité - les

19. Voici l’ensemble des critères de l’index de Shanghai : nombre de


prix Nobel en physique, chimie, médecine et économie, médailles
Fields, nombre de chercheurs les plus cités dans vingt-et-un
domaines scientifiques, nombre d’articles publiés dans Sciences et
dans Nature, nombre de publications au Science Quotation index
(sciences et sciences sociales) - où l’on retrouve le Garfield impact
Factor - et ((performance universitaire >> de chaque faculté, elle-
même répondant à des critères quantifiables.

OUR MISSION IS TO ORGANIZE 101


milieux financiers appellent cela {(théorie du
signal». La recherche devient ce que les revues
disent que la recherche est, et les chercheurs n’ont
plus qu’à exister comme bureaucrates20.

La qualité comme propriété émergente


de la quantité, ou la doxa au carré
<<PageRank est un champion de la démocratie»,
la procédure est assimilée au suffrage universel,
mais pondéré par une aristocratie de l’importanceau
moyen d’une analyse de contenu, selon un modèle
mixte de démocratie éclairée ou bien tempérée :
«PageRank est un champion de la démocratie : il
profite des innombrables liens du Web pour évaluer le
contenu des pages Web - et leur pertinence vis-à-vis
des requêtes exprimées. Le principe de PageRank est
simple : tout lien pointant de la page A à la page B
est considéré comme un vote de la page A en faveur
de la page B. Toutefois, Google ne limite pas son éva-

20. Ce sont des expressions que j’emprunte à Romain Laufer. décri-


vant la <<crisede légitimité». Mais encore une fois, le chercheur au
CNRS est constamment confronté à ce type d’évaluation : combien
d’articles avez-vouspublié ces cinq dernières années dans des revues
à comité de lecture? Pour indiquer un livre, cela peut devenir du hors
piste, et pour lejoindre au dossier, c’est tout simplement impossible.

102 GOOGLE-MOI
luation au nombre de “votes” (liens) reçus par la
page ; il procède également à une analyse de la page
qui contient le lien. Les liens présents dans des pages
jugées importantes par Google ont plus de “poids” et
contribuent ainsi à “élire” d’autres pagesz1.D

Donc :
1. Un lien, un vote (non pas one man, one vote,
comme en Afrique du Sud, mais one link, one vote).
2. Tous les liens ne se valent pas : on pondère le
nombre de citations par la valeur du site.
3. La valeur du site et de la citation (de la <<sita-
tion >> pourrait-on dire) est elle-même mesurée par
le nombre de liens qui y renvoient, le site le plus
important étant celui vers lequel le plus de
sites / liens renvoient (chez Google, une mention en
première page de Yahoo ! vaut de l’or).
Ainsi : la qualité n’est rien d’autre qu’une pro-
priété émergente de la quantité.
La hiérarchie ne provient pas du dehors, telle une
hiérarchie platonicienne par devoir-être, avec un phi-
losophe-roi pour l’imposer à la masse, ce n’est pas
non plus une hiérarchie démocratique par ugôn, dis-
cussion ouverte et dissensus-consensus. Elle est
21. «Pourquoi Google?))

OUR MISSION IS TO ORGANIZE 103


immanente, parce que personne d’autre que mous >>
ne la fait, tout en demeurant opaque parce que méca-
nique et robotique, mathématique et systémique.
C’est l’importance dans l’opinion qui mesure
l’importance dans l’opinion. Pour le dire en grec,
on élève la doxu au carré, et, pour le dire en
marxiste, on ne prête qu’aux riches (le capital crée
le capital). L’originalité, l’atypie, le génie, le carac-
tère singulier et intempestif de la vérité n’entrent
pas dans le système tant qu’ils ne sont pas banali-
sés : il n’y a pas d’autre de la d o m C’est l’«opi-
nion D qui sert de point de départ et de point d’arri-
vée, d’unité de mesure et de critère. Elle définit le
statut ontologique des objets qui sont sur la toile et
du classement qu’en fait Google22.
La charge est philosophiquement lourde. On est
avec PageRank dans le domaine de la rhétorique,
des lieux communs (les wncontroversial topics de
W i k i ~ é d i a ~pour
~ ) , le meilleur et pour le pire. Pour
le meilleur : les idées admises, par le plus grand
nombre et par les plus renommés constituent notre
monde commun - on trouve la même pondération
22. Voir l’encadré D, p. 126 ss. :<< Qu’est-ce-quela doxa?»
23. Voir p. 28.

104 GOOGLE-MOI
de la démocratie par l’aristocratie chez Aristote et
dans PageRank. Pour le pire : quand le monde
commun ne produit plus que des <<clichés>> et
qu’on est insensiblement englués dans ce que
Hannah Arendt nomme la <<banalitédu mal >> -
non pas tant que le mal soit banal, mais parce qu’il
devient impossible de dire et de vivre autre chose
que des banalités.

2.3. (( Votre requête» .-le customer et ses coutumes


11y a deux composantes du classement dans la
page. La première, PageRank, correspond donc à
ce que Google appelle la <<réalitédu Web», c’est la
composante objective. La seconde, c’est <<vous>>, la
composante subjective. <<Vous», pronom personnel
tout aussi déictiquement flottant, entre singulier et
pluriel, que dans le slogan politique de tous les slo-
gans politiques : <<Lamajorité, c’est vous. D Cette
fois <<notremission >>, celle de Google, est de faire en
sorte que le classement réponde à <<votrerequête ».
<<Lessites qui se distinguent par leur qualité sont
affectés d’une valeur PageRank plus élevée, et Google
en tient compte lors de chaque recherche. Bien
entendu, les pages jugées “importantes” par Google
OUR MISSION IS TO ORGANIZE 105
vont vous laisser indifférent si elles ne répondent pas
à vos requêtes.. . Aussi pour retrouver les pages qui
correspondent au mieux à votre requête, Google com-
plète l’évaluation PageRank par des mécanismes évo-
lués de correspondance de texte. Google ne se
contente pas de compter le nombre d’occurrences
d’un terme de recherche dans une page : il examine
différents aspects du contenu de cette page (et du
contenu des pages liées à celle-ci) afin de déterminer
si elle correspond à votre requête24.>>

De ce point de vue, la valeur essentielle d’un


résultat est la relevancy, la pertinence. Relevancy
est une excellente traduction du grec prepon,
valeur-clef de la rhétorique : l’adaptation aux
attentes de l’auditoire, ce qui convient (y compris
ce qui est «convenable», en latin decorum, sur
decet, qui donne G décence »). Tout l’algorithme
secret est aimanté par le prepon. Et le prepon
ultime, c’est l’adaptation de l’offre à la demande.
Vous donner ce que vous demandez, donc aussi
seulement ce que vous êtes en mesure de deman-
der. Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà
trouvé : j e soutiendrais volontiers que le marché,

24. Pourquoi Google?». comme les deux citations suivantes.

106 GOOGLE-MOI
comme la foi, est l’exact contraire de l’éducation.
11 est vrai que le Net peut être un espace de curio-
sité, on peut faire de la randonnée sur Google
comme on se promène dans les rayons d’une
bibliothèque, ou plutôt d’un grand magasin. Mais
l’excellence de Google, c’est de raccourcir votre
temps de recherche et de prévenir votre errance.
Google peut éduquer votre manière de demander,
afin que votre requête soit plus appropriée à la
manière dont le moteur fonctionne et que vous
trouviez plus vite les réponses qui vous intéres-
sent, mais il ne peut ni ne veut éduquer votre
demande ni votre type d’intérêt, sur lesquels au
contraire il s’appuie pour mieux vous satisfaire.
Pour ce faire, il mise sur vos habitudes, selon
une technique behavioriste d’identification et de
profilage.
«Lors de votre première visite sur le site de Google,
Google enregistre un “cookie” dans votre ordinateur.
Un cookie est un petit bloc de données qui vous identi-
fie de manière unique. Chez Google, nous utilisons
les cookies pour améliorer la qualité de nos services
et pour mieux analyser notre base d’utilisateurs.
La méthode employée est la suivante : Google enre-
gistre les préférences des utilisateurs dans ces cookies

OUR MISSION IS TO ORGANIZE 107


et analyse leur comportement pendant les recherches.
Google s’engage à ne jamais communiquer le contenu
de ces cookies à des sociétés tierces - sauf réquisition
légale telle que mandat de perquisition, assignation à
comparaître, décisionjudiciaire, etc. >>

Vous prendrez bien un petit gâteau : aussi inno-


cent que Google et du même âge mental à humour
universel, de 7 à 77 ans.
Personne ne vous force, mais c’est pour votre
bien. Comme c’est au bien général qu’on vous
livrera si la loi l’exige25.
«Dans leur configuration par défaut, la plupart
des navigateurs Web acceptent les cookies. Vous pou-
vez modifier cette configuration et refuser tous les
cookies ou demander l’affichage d’un message à
chaque tentative de dépôt de cookie par un site (avec
possibilité de choix Oui / Non). Toutefois, vous devez
réaliser que, en refusant les cookies, vous empêchez
l’exécution de certaines fonctions des Services de
recherche Google. >>

Vous avez à tout moment la possibilité de dire non,


sauf qu’il faut que vous le disiez : la politique de la
main forcée consiste simplement à automatiser l’une

25.Voir ci-dessous,<< Google et les États », p. 170 ss.

108 GOOGLE-MOI
des deux branches d’une alternative, évidemment
la <<meilleure26».On devrait se mobiliser contre <<qui
ne dit mot consent» : qui ne dit mot se tait.
Quoi qu’il en soit, Google ne cesse de vous aider
à parfaire votre demande, et à être tel qu’en vous-
même. Que ce soit pour vous proposer l’ortho-
graphe habituelle (« essayez avec l’orthographe
suivante »), vos requêtes antérieures, ou pour ana-
lyser votre comportement de client et en déduire
vos attentes. Le clicksrream, flux de clics, permet
de personnaliser la réponsefirting, adaptée à vous.
I1 enregistre un ID number sur votre disque dur,
aussi indélébile et identificatoire que I’ITIN num-
ber (l’équivalent de notre numéro d’identification
nationale), cela vous customize. Un customer,
comme son nom l’indique, est un client qu’on
connaît d’après ses <<coutumes>>, ses habitudes,
son ethos, c’est un <(habitué»: on touche du doigt

26. De même, du point de vue de la propriété intellectuelle,la pratique


de Google au nom du ((fair use» n’est plus ((tout ce qui n’est pas
explicitement autorisé par les ayants droit est interdit», mais «tout ce
qui n’est pas explicitement interdit est autorisés. Les Éditions La
Martinière-Le Seuil ont assigné Google pour protester contre ce mau-
vais usage du «fair use». L‘affaireest en cours. Voir chapitrev 1.3.

OUR MISSION IS TO ORGANIZE 109


le lien entre marketing, profilage et morale. Et entre
marketing et addiction : on est drogué à Google -
nous verrons avec l’alchimie financière combien
cela se révèle m ~ n n a y a b l eEn
~ ~attendant,
. si vous
avez quelque chose à cacher, jetez votre ordinateur
après usage et changez en souvent, vous serez plus
difficile à cerner. Car le cookie y reste jusqu’en
2038, et les informations vous / le concernant sont
mémorisées indéfiniment.

Le triomphe de Google tient à ce qu’il permet à


la fois la plus grande objectivité ou impartialité :
c’est le système, et lui tout seul, qui produit l’ordre
des résultats ; la recherche est déterminée par I’en-
semble des recherches, elle est «pure», sans biais
commercial. Et la plus grande subjectivité ou adap-
tation à la requête individuelle : c’est à votre
recherche, à vos usages d’utilisateur, au type de
demandes qui vous caractérise personnellement
qu’il est répondu, le seul biais, c’est «vous».
Naturalisation et adaptation, telle est la martin-
gale gagnante de l’organisation.

27. Voir par exemple l’histoire de 2bigfeet.com.p. 149 s.

110 GOOGLE-MOI
3. Toute l’information du monde

Google organise l’information. Qu’est-ceque l’in-


formation, et y a-t-il autre chose que de l’information?

3.1. Informer, information, informatique


Informatio, sur informo, mettre en forme («pré-
senter >> et << se représenter >>), signifie en latin
<< conception, explication >> et << dessin esquisse ».
En français, d’après le Dictionnaire historique de
la languefrançaise, le sens d’abord attesté est
juridique : <<enquêtecriminelle >>, puis <<renseigne-
ment obtenu de quelqu’un», puis, vers 1500 mais
rare avant le xxe siècle, «ensemble des connais-
sances réunies sur un sujet ». C’est le sens aujour-
d’hui usuel, lié au développement de la presse
(Zola, 1886), soit : l’information portée à la
connaissance d’un public. Par ailleurs, le français
<<informationD, <<paremprunt de sens à l’anglais
information (vers 1950) se spécialise pour dési-
gner un élément ou un système pouvant être trans-
mis par un signal ou une combinaison de signaux
(théorie de l’information) ». D’où ~informatique>>
(1962), mot crée par Philippe Dreyfus sur le
OUR MISSION IS TO ORGANIZE Ill
modèle de << mathématique >>, << électronique >>, etc.
Le mot désigne «la science et l’ensemble des tech-
niques automatisées relatives aux informations
(collecte, mise en mémoire, utilisation, etc.) et I’ac-
tivité économique mettant en jeu cette science et
ces techniques ». Le Dictionnaire culturel donne
même la citation de Dreyfus, tirée d’un entretien
avec Ph. Breton :
<<Lemot qui en résultait rassemblait information et
automatique, infor.. .matique, c’est aussi net que celaz8.>>

Le DHLF conclut : «L’informatique est en rap-


port avec les notions d’ordre (cf. “ordinateur”), de
mise en mémoire [...] des informations ». Et rap-
pelle la définition de la << cybernétique ». cyberne-
tics, par son père fondateur en 1948, Norbert
Wienerz9.«L’étude des processus de contrôle et de

28. On notera la coupe étrange de ce mot. mal formé en ce qu’il mélange


par ailleurs latin et grec : à la différencede autolmatique, elle devrait
se placer à informa / tique - mais, quoi qu’il en soit, c’est m e t »!
29. Encore un mot-clé qui nous est revenu par l’anglais : kubernêtikê
teknê, l’art de gouverner, du pilote au chef d’État, selon l’analogie
déjà à l’œuvre dans Le Politique de Platon. Le terme grec avait été
une première fois francisé par Ampère en 1834 dans son Essai sur la
philosophie des sciences, avec son sens platonicien de ((sciences du
gouvernement des hommes », mais sans suite.

112 GOOGLE-MOI
communication chez l’être vivant et la machine >>
lie en effet vie efficace et information adéquate :
<<Vivreefficacement, c’est vivre avec une information
adéquate. Information est le nom pour désigner ie
contenu de ce qui est échangé avec le monde extérieur à
mesure que nous nous y adaptons et que nous lui appli-
quons les résultats de notre adaptation >> (Cybernétique
et société, trad. fr., p. 19).

La notion contemporaine d’information a, qu’on


l’oublie ou non, pour horizon explicite un compor-
tementalisme étayé sur du feed-back.

3.2. Information, connaissance et culture


« A knowledge-based society))
Qu’est-cequ’un monde où il n’y a que de l’infor-
mation, où la connaissance et la culture ne sont
11 ne va
saisies que sur le mode de l’inf~rrnation~~?
pas de soi de faire équivaIoir les trois termes.
Google utilise et fait utiliser cette équivalence

30. Battelle émet l’hypothèse que, si les journalistes aiment tant


Google (sans aucun budget publicitaire, il est devenu célèbre grâce
au bouche-à-oreille,mais aussi grâce auxjournaux), c’est parce qu’il
les aide à faire leurjob (n. 8, p. 294 ; trad. fr. n. 10, p. 125)- confir-
mation qu’il s’agit d’information.

OUR MISSION 15 TO ORGANIZE 113


comme allant de soi : ((1s your goal to have the
entire world’s knowledge connected directly to our
minds)), «votre but est-il de faire que tout le savoir
du monde soit connecté directement à nos
esprits?» demande Playboy à Brin”. Réponse :
<<S’approcherde cela - aussi près que possible. >>
«NOUS»nous conformons à cet usage. Cette
équivalence fonctionne constamment, en particu-
lier dans tous les textes définitionnels de la société
que <<nous>> constituons, cette littérature grise
rédigée par et pour l’Europe. A knowledge-based
Society, «une société de la connaissance» : c’est
ainsi que I’UE se définit et définit le monde
aujourd’hui ; le syntagme est tellement répété
qu’on croit le comprendre. Voici ce qu’on lit
sur la Knowledge Society - Homepage de la
Commission européenne :
«to become the most competitive and dynamic
knowledge-based economy in the world, capable of
sustainable economic growth with more and better
jobs and greater social cohesion. D
(strategic goalfor 2010 setfor Europe at the Lisbon
European Council -March 2000)
31. interview de septembre 2004.

114 GOOGLE-MOI
R The fast development of the Information and
Communication Technology (ICT) has brought about
deep changes in our way of working and living, as the
widespread diffusion of ICT is accompanied by orga-
nisarional, commercial, social and legal innovations.
Our society is now defined as the “information
Society ”, a society in which low-cost infoconfiguration
par défaut, la plupart des rmation and ICT are in
general use, or as the “Knowledge(-based)Society”, to
stress the fact that the most valuable asset is invest-
ment in intangible, human and social capital and that
the keyfactors are knowledge and creativity 32. )>

32. Soit, dans le français officiel qui reproduit l’anglais de manière


parfois grammaticalement défectueuse ( G société de la connaissance
soulignant que >>) avec effet bois massif hélas familier : <<devenir
l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dyna-
mique du monde, capable d’une croissance économique durable
accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de I‘em-
ploi et d’une plus grande cohésion sociale [...I.
Le développement rapide des technologies de l’information et de la
comunication (sic) (TIC) a engendré de profondes mutations dans
nos manières de travailler et de vivre, dans la mesure où une large
diffusion des TIC s’accompagne d’innovations organisationnelles,
commerciales,sociales etjuridiques.
Notre société se définit à présent comme “sociétéde i’inforrnation”,
une société dans laquelle se généralise l’usage d’information et de
TIC à bas coûts, ou encore comme “société de la connaissance” sou-
lignant que les facteurs clés sont le savoir et la créativité et I’impor-
tance de l’investissementen capital humain et social».

OUR MISSION IS TO ORGANIZE 115


Où l’on constate, passant comme d’habitude
par un nom d’oiseau (ICT), qu’il y a équivalence
entre société de la connaissance et société de l’in-
formation, de même que société et economy sont
substituables. La connaissance suppose sa diffu-
sion, et c’est pourquoi on peut la réduire à ou la
confondre avec l’information. L’objectif est bon :
ne laisser personne en arrière, œuvrer contre la
fracture numérique. La pratique est grave :
confondre, sous le titre knowledge, information et
culture. Ou, si l’on préfere, confondre curiosité et
étonnement, ce thaumas qu’Aristote désignait
comme cause du fait que tous les hommes dési-
rent naturellement savoir, à la source de l’amour
du savoir qu’est la philosophie.
Significatif est l’excellent article, informé
et équilibré, de Jean-Michel Salaün sur
<<Bibliothèquesnumériques et Google Print ». 11
note : «“Google a pour mission d’organiser à
l’échelle mondiale les informations dans le but
de les rendre accessibles et utiles à tous” : ainsi
commence la présentation de la société sur
son site. N’est-ce pas là précisément la mission
d’une bibliothèque mondiale dédiée à l’intérêt
116 GOOGLE-MOI
Tout en pointant le paradoxe - l’opé-
rateur privé collecte sans exclusive, alors que
l’opérateur public se propose de sélectionner -, il
ne remet pas en cause le concept d’«information >>
appliqué à la culture ou à la bibli~thèque~~. Dès
lors, la culture ne sera rien d’autre qu’une informa-
tion bien organisée et dont la fiabilité est garantie.

Un autre modèle : l’œuvre


La culture, une information fiable? On devrait
refuser cette définition.
«Toute discussion sur la culture doit de
quelque manière prendre comme point de départ le
phénomène de l’art », dit Hannah Arendt 35, et elle
propose là une toute autre manière d’envisager la
culture. Un objet, dit-elle, est culturel en fonction
__
33. Article pour la revue Regard sur i’actwalité. décembre 2005, La
Documentation française (n. 26, p. 10, dans la version du 20 octobre
2005) ; l’article est consultable en ligne sur le sitehttp://archivesic.
ccsd.cnrs.fr / docs / 00/06/26/68/RTF / sic-00001576.rtf.
34. Voir a contrario la manière dont la charte sur la diversité cultu-
relle de l’Unesco construit précautionneusement la notion d’«expres-
sion culturelle».
35. Hannah Arendt, «La crise de la culture», in La Crise de la cul-
ture. Gallimard, 1972, trad. fr. Barbara Cassin, p. 269. Les citations
qui suivent sont tirées de ses analyses (p. 260-288).

OUR MISSION IS TO ORGANIZE 117


de sa permanence et de son mode d’apparition
(<<avec pour unique but d’apparaître »). C’est
pourquoi elle renvoie dos à dos celui qu’elle
appelle le «philistin cultivé >> et l’industrie des loi-
sirs : le premier évalue-dévalue «les choses cultu-
relles comme des marchandises sociales », la
seconde << consomme », c’est-à-dire ingère, digère
et les fait disparaître comme choses. Le risque est
que nous nous reconnaissions tous, évidemment,
et dans l’un et dans l’autre : c’est même cela, la
«crise de la culture>>,qui fait qu’Arendt sonne
ronchon à nos oreilles googlées.
J’aimerais néanmoins poursuivre un instant
l’analyse avec elle. Quant au philistin, << l’ennui
n’est pas qu’il [lise] les classiques, mais qu’il le
[fasse] poussé par un motif second de perfection
personnelle ». Arendt est très radicale : <<Cepeut
être aussi utile, aussi légitime de regarder un
tableau en vue de parfaire sa connaissance d’une
période donnée qu’il est utile et légitime d’utiliser
une peinture pour boucher un trou dans un mur ».
Voilà pour le rapport entre culture et connaissance
(du moins un certain type de connaissance). Le
philistin cultivé, vous et moi, est certainement
118 GOOGLE-MOI
aujourd’hui un adepte de Google. Google, et son
modèle académique, se retrouvent de ce point de
vue appartenir au passé de l’Europe, à un dix-neu-
vième irrésistiblement démodé !
Quant à la société de masse, elle consomme.
Tant qu’elle ne consomme que ce qu’elle crée, tout
va bien : «NOUSne pouvons pas plus lui faire
reproche du caractère périssable de ses articles
qu’à une boulangerie dont les produits doivent,
pour ne pas être perdus, être consommés sitôt
qu’ils sont faits» ; à ce titre, les loisirs menacent
moins la culture que les <<gadgetséducatifs ». Mais
«la culture de masse apparaît quand la société de
masse se saisit des objets culturels, et son danger
est que le processus vital de la société [...] consom-
mera littéralement les objets culturels, les englou-
tira et les détruira ».
Arendt tente de distinguer entre société de
masse et <<diffusionde masse >> : <<Quandlivres ou
reproductions sontjetés sur le marché à bas prix et
sont vendus en nombre considérable, cela n’atteint
pas la nature des objets en question. Mais leur
nature est atteinte quand ces objets eux-mêmes
sont modifiés - réécrits, condensés, digérés,
OUR MISSION IS TO ORGANIZE 119
réduits à l’état de pacotille pour la reproduction ou
la mise en images. Cela ne veut pas dire que la cul-
ture se répande dans les masses, mais que la cul-
ture se trouve détruite pour engendrer le loisir. >>
Cependant, elle doit bien finir par reconnaître que
la culture de masse, à proprement parler, n’existe
pas :<<Lerésultat est non pas, bien sûr, une culture
de masse qui, à proprement parler, n’existe pas,
mais un loisir de masse, qui se nourrit des objets
culturels du monde. Croire qu’une telle société
deviendra plus “cultivée” avec le temps et le travail
de l’éducation est, j e crois, une erreur fatale. Le
point est qu’une société de consommateurs n’est
aucunement capable de savoir prendre en souci un
monde et des choses qui appartiennent exclusive-
ment à l’espace de l’apparition au monde, parce
que son attitude centrale par rapport à tout objet,
l’attitude de la consommation, implique la ruine de
tout ce à quoi elle touche. >>
11 me paraît très intéressant de comprendre
pourquoi sa position est aujourd’hui, littérale-
ment, intenable. D’une part, comment soutenir
que la «reproduction », d’un tableau par exemple,
ou d’un livre sur le Web, n’«atteint >> pas la nature
120 GOOGLE-MOI
de l’œuvre? N’est-ce pas d’une autre œuvre, d’un
autre type d’œuvre, voire d’autre chose que d’une
œuvre qu’il s’agit alors? Mais, d’autre part, com-
ment supporter d’être politiquement incorrecte au
point d’être, purement et simplement, contre la
diffusion de masse? Elle est donc au rouet, mais
elle voit et dit l’essentiel : que la culture ne se
caractérise ni par la connaissance ni par l’infor-
mation, mais par les œuvres et le goût. Tout
revient finalement à la question du «choix» :
<<Unepersonne cultivée devrait être : quelqu’un
qui sait choisir ses compagnons parmi les
hommes, les choses, les pensées, dans le présent
comme dans le passé». «Serait-ce que le goût
compte parmi les facultés politiques? >>
On peut soutenir que le modèle de l’œuvre et de
l’auteur se trouve remis en chantier avec la cyber-
culture et qu’il est une fois pour toutes désuet, exac-
tement comme en art. Même si je ne partage pas
cette opinion - croyant à l’intempestif plutôt qu’au
caduc -, il est manifeste que, pour que ~ c y b e r -
culture>>ait un sens, il ne suffit pas de penser
autrement l’auteur, comme <<collectif»ou comme
anonyme, ni le spectateur comme participant inter-
OUR MISSION IS TO ORGANIZE * 121
actif et quasi-auteur ; il faut aussi, et par là même,
penser autrement l’œuvre. Or je ne vois pas que la
penser comme information suffise : il faut bien plu-
tôt la penser comme performance 36. Energeia plu-
tôt que ergon, mise en œuvre plutôt qu’œuvre
achevée, on retrouve ainsi (et c’est une preuve
contre la caducité) ce que Humboldt dit de cette
œuvre collective par excellence qu’est une langue.

Ordre, ordination, ordinateur, ou l’essence


im(com)parable de Google
Google révélateur du Net, Google affine au
Web : l’essence incomparable de Google, c’est son
adéquation à la toile, à l’informatique, et même à
l’ordinateur.
Le Dictionnaire historique de la langue fran-
çaise nous explique que, contrairement au senti-
ment linguistique contemporain, ordinateur est un
~

36. ((Intelligence collective», dit Pierre Lévy (<(L‘intelligencecollective


et ses objets». 1994, SUT le Web, et plus récemment Cyberdémocratie.
Odile Jacob, 2002) ; moyennant quoi Wikipédia note à ((cyber-
culture», renvoyant à son <(principal théoricien », que le terme
désigne ce ((dont la Wikipédia pourrait justement servir d’exemple».
it principe de charité est de considérer alors Wikipédia comme une
performance au moins autant que comme une information.

122 GOOGLE-MOI
mot ancien. Ordinator désignait celui qui règle,
qui met en ordre, et, en latin chrétien, celui qui
procède à une ordination, ainsi que 1’« ordonna-
teur >> d’une cérémonie par exemple, le chef supé-
rieur, le régisseur. Et il précise que l’usage contem-
porain a vu l’apparition d’un <<homonyme», à
savoir l’ordinateur dans le domaine de l’informa-
tique, << où le mot a été formé d’après le sens initial
du latin “mettre en ordre”, pour remplacer l’angli-
cisme computer, qui privilégie l’idée de calcul, à la
demande d’IBM France, en 1954. Ordinateur,
contre toute attente, l’a emporté sur l’anglicisme
computer et sur son adaptation computeur ».
Quand le Dictionnaire culturel donne la citation
de Jacques Perret, tirée d’une lettre à la Société
IBM du 16 avril 1955, qui donne naissance au
mot, on peut se demander si l’homonymie en est
vraiment une :
<<Quediriez-vous d’ordinateur? C’est un mot
correctement formé [. ..] comme adjectif désignant
Dieu qui met de l’ordre dans le monde. Un mot
de ce genre à l’avantage de donner aisément un verbe,
ordiner, et un nom d’action, ordination. L‘inconvénient
est que ordinarion désigne une cérémonie religieuse ;

OUR MISSION IS TO ORGANIZE 123


mais les deux champs de signification (religion et
comptabilité) sont si éloignés [,..] que l’inconvénient
est peut-être mineur. >> (C’est moi qui souligne.)

Entre religion et comptabilité, on peut aussi


croire depuis Weber que la distance est de dénéga-
tion, et trouver dans le Dieu de Leibniz le moyen
terme nécessaire et suffisant pour passer de l’ordre
des raisons et du comput divin au computeur por-
table dont chaque monade harmoniquement se
dote aujourd’hui. L‘harmonie, après tout, se réalise
toute seule, avec Google.
Car que fait un <<ordinateur»? 11transforme la
quantité, parce que discrète, rien ou quelque chose,
O ou 1 (le «bit57»),en qualité - en information sin-
gulière et différenciée. En s’appuyant sur le prin-
cipe de raison (pourquoi y a-t-il quelque chose plu-
tôt que rien?) et sur le principe des indiscernables
qui s’en déduit, il fabrique une caractéristique uni-
verselle binaire telle que deux entités distinctes ne
soient jamais représentées par la même séquence.
Leibniz donc. et ses monades enchaînant une suite

37. Voir encadré A, p. 31.

124 GOOGLE-MOI
singulière de prédicats, comme soubassement de la
grande invention de Türing.
Cette transformation de la quantité en qualité,
qui vaut pour la manière dont marche un << ordina-
teur D, vaut aussi, on l’a vu, pour l’équation consti-
tutive de Google, PageRank. Le nombre de liens et
le nombre de clics, quantités discrètes, sont au fon-
dement de la qualité ou de la valeur de l’informa-
tion : ils informent l’information.
La quantité discrète suffit parce que le temps ne
compte pas comme il compte pour les humains. La
décomposition en <<caractères>> peut être très
longue pour nous (pas infiniment, c’est tout), elle
sera courte en temps machine et, dès lors qu’il n’y
a pas infiniment de clics simultanés, la << mémoire >>
machine suffit. L’informationest à chaque instant t
présente à un rang R, quel qu’il soit.
C’est cela que j e nomme essence imparable de
Google : que la quantité suffise essentiellement h la
qualité, c’est-à-dire à la singularité.

*
* *

OUR MISSION IS TO ORGANIZE 125


ENCADRÉD

r-
1
Qu‘est-ce que ia doxa ?

Doxa, sur dokeô, <<paraître»(de même famille que


dekhomai, arecevoir, accueillir, accepter », cf. lat.
decet) est l’un des mots grecs pour nous les plus poly-
sémiques. Doxa unit ce qui s’est écartelé entre un
sens subjectif: ce à quoi l’on s’attend, ce qu’on croit,
ce qu‘on estime bon, et un sens objectif: ce qui appa-
raît, ce qui paraît, ce qui semble. La courbe de sens
possède à chaque fois une amplitude maximale de
valeur, qui va du plus négatif au plus positif: de I’hal-
lucination (<<opinionfausse, imagination, conjec-
ture») à la justesse normative de l’idée admise
(<<attente,estime, conjecture, croyance, dogme, répu-
tation >>)et de l’apparence trompeuse (<<illusion,faux-
semblant >>)à l’apparition dans toute sa splendeur
( a phénomène, gloire >>).La traduction française cou-
rante par << opinion >> ne saurait évidemment laisser
entendre tout cela.
La doxa n’a cessé d’être repensée, réappropriée de
système en système : elle constitue en quelque sorte un
révélateur de l’histoire de la philosophie. C’est avec
Parménide que tout se met en place. La déesse qui
indique la voie à suivre met en œuvre l’opposition aiê-
theia / doxa, <<vérité/ opinion », pour structurer ses

126 GOOGLE-MOI
révélations : «I1 faut que tu sois instruit de tout, et du
cœur sans tremblement de la vérité (alêtheiês)bien per-
suasive et des opinions des mortels (doxas)où n’est pas
de croyance vraie» (I, 28-30). Platon, dans la
République, creuse, pour en faire système, l’opposition
entre la «science» (epistêrnê)qui s’applique à l’être et le
connaît tel qu’en lui-même, et l’«opinion», qui ne s’ap-
plique «ni à l’être ni au non-être» (478c), mais saisit
«ce qui erre entre les deux». L’opposition se structure
comme séparation entre monde intelligible et monde
sensible : ainsi, les «philosophes >> regardent «le beau
en soi», quand la masse des «philodoxes» se plaît à
contempler seulement cles belles couleurs D (480a).
Le réinvestissement aristotélicien de la doxa passe
par la réévaluation de ce monde-ci, de l’individuel, du
contingent, du probable, du persuasif, du commun. 11
n’y a de science, avec définition et démonstration, que
de l’universel et du nécessaire, soit ; mais c’est dire
alors, positivement, que de l’individuel, de ce qui est
de l’ordre du <<chaque», il y a doxa :<<ily a doxa de ce
qui peut être autrement qu’il n’est >> (Métaphysique,
Z, 15, 1039b 34-1040a I ) . Aristote innove en utili-
sant de manière terminologique le mot endoxon (litt.
«ce qui est dans, en, la doxa») pour désigner les
«prémisses conformes à l’opinion» qui servent à faire
des syllogismes dialectiques, par différence avec les
syllogismes scientifiques ou démonstratifs. Et il défi-
nit les endoxa, par différence avec les propositions

OUR MISSION IS TO ORGANIZE 127


a vraies et premières », comme : <<cequi est reçu [ta
dokounta] par tous ou par le plus grand nombre, ou
par les savants [les sages, sophois], et, parmi ces der-
niers, ou par tous ou par le plus grand nombre, ou par
les plus renommés et les plus réputés [endoxois]~
(100b 21-23). On voit comment ta endoxa, prémisses
probables et idées reçues, impliquent la doxa des
endoxoi, l’opinion des hommes illustres. On com-
prend alors que les traités d’Aristote puissent com-
mencer par le rappel des opinions, qui font histoire de
la discipline, et que la doxographie, littéralement
<<écrituredes opinions », devienne un genre à part
entière. Aristote retrouve ainsi Héraclite qui, de
manière bien plus critique, étayait les dokeonta, les
choses reconnues. sur la notoriété du plus réputé, ho
dokirnôratos. qui n’est rien de plus alors qu’un gar-
dien de la doxa, soit stricto sensu un << conservateur» :
<<Leplus connu décide des choses reconnues, qu’il
conserve >> (fr. 28, trad. Bollack Wismann, Héraclite
ou la séparation, Minuit, 1972, p. 126).
Le savoir humain, en tant qu’il est information
véhiculée et utilisée, qu’il sert de point de départ aux
constructions communes et persuasives, est de l’ordre
de l’opinion et non pas de la vérité. Tel est, de fait, le
statut <<ontologiqueD du classement des informations
qu’on trouve sur Google, affine avec celui de l’infor-
mation tout court.
IV
R DON’T BE EVIL N

<(Aujourd’hui,l’esprit de l’ascétisme reli-


gieux s’est échappé de la cage - définitive-
ment? qui saurait le dire. [...] Nul ne sait
encore qui, à l’avenir, habitera la cage, ni si,
à la fin de ce processus gigantesque, appa-
raîtront des prophètes entièrement nou-
veaux, ou bien une puissante renaissance
des pensers et des idéaux anciens, ou encore
- au cas où rien de cela n’arriverait - une
pétrification mécanique, agrémentée d’une
sorte de vanité convulsive. D
Max WEBER,L’Éthique proresranre et l’esprit
du capitalisme. Plon, 1965, p. 204.

((We have to do berrer on every search in


every language everywhere in the world. N
Eric SCHMIDT,
Washington U, Chair Bill
and Melinda Gares, mai 2005.

DON7BEEVlL 129
«Google, combined with Wi-Fi, is a little bit like God.
God is wireless, God is everywhere and God
sees and knows everything. Throughout history,
people connected to God without wires l. >>

1. Google est bon, pourvu qu‘il ne soit


pas méchant !

<<PLAYBOY : Est-ce que le motto de votre société est


vraiment “Don’t be evil”?
BRIN : Oui, c’est vrai.

1. «Google combiné au WEI est comparable à Dieu. Dieu est sans fil,
Dieu est partout. I1 voit tout, sait tout. Depuis toujours, on se connecte
à lui sans fil. D Thomas L. Friedman, The New York Times, 29 juin
2003. Source de l’image : Daniel Brandt, www.google-watch.org.

130 GOOGLE-MOI
PLAYBOY : C’est une règle écrite?
BRIN : Oui. On a d’autres règles aussi.
PAGE : On admet les chiens par exemple.
BRIN : Pour “Don’be evil”, nous avons tenté de définir
avec précision ce que cela veut dire que d’être une
force pour le bien - toujours faire ce qui est juste,
ce qui est éthique. Finalement “Don’t be evil” nous
a paru la manière la plus simple de résumer cela.
PAGE : Apparemment, les gens préferent ça à “Begood”.
BRIN : Cela ne suffit pas de ne pas être mauvais. Nous
essayons aussi activement d’être bons.
PLAYBOY : Qui décide en fin de compte de ce qui est
mal? Eric Schmidt, votre CEO2,a dit un jour “Le mal,
c’est tout ce dont Sergey décide que c’est mal”.
PAGE : Ce n’est pas ce qu’il a dit de mieux, même si
c’est mémorable3. >>
2. ChiefExecutive Officer, équivalent de PDG.
3. Voici le titre complet de cette interview quej’ai déjà souvent citée :
<<GoogleGuys, A candid conversation with America’s newest billion-
naires about their oddball company, how they tamed the Web and
why their motto is “Dont be evil” [un entretien candide avec les plus
récents milliardaires d’Amérique, sur leur société excentrique. com-
ment ils ont apprivoisé le Web, et pourquoi leur devise est “Ne faites
pas le mal”].>> C’est cette interview que Playboy fait paraître en sep-
tembre 2004, pendant la période de réserve juste avant l’entrée en
bourse de la société, si bien qu’il a fallu l’adjoindre au dossier de la
Securities and Exchange Commission [Voir ci-dessus p. 701 - mais
il n’est pas facile de savoir dans quel sens le coup était tordu, etje fais
pour ma part crédit aux Google Guys d’une démonstration de maî-
trise et d’ironie maximales :Playboy à la COB!

DON7BEEVIL 131
La suite de l’interview donne pêle-mêle, mais
fort sérieusement, toutes les raisons qui font que
Google est bon :
<<Googleest tout entier voué à procurer la bonne
information vite, facilement, à un faible coût - et en
accès libre. Nous servons le monde, tous les pays, au
moins cent langues différentes. C’est un service
puissant dont très probablement personne n’aurait
rêvé il y a vingt ans. il est disponible pour les riches,
les pauvres, les enfants des rues au Cambodge, les
traders à Wall Street - en gros tout le monde. C’est
très démocratique. >>

Liberté, égalité, disponibilité : un rêve devenu


réalité. En première analyse, c’est vrai. <<Nous>> le
savons tous, qui utilisons Google. Free de chez
free, encore et toujours affine à l’essence de la toile.
Disons bravo. Disons merci. Vraiment.
Mais comment cette gratuité d’un service en soi
coûteux est-elle possible? Une deuxième analyse
permet d’interpréter la forme négative et de reca-
drer l’ambition démocratique.
Avec <<Nepas faire le mal », comme avec le
«I would prefer not to» de Bartleby. il y va d’une
négociation. Je propose de résumer les choses ainsi

132 GOOGLE-MOI
(j’adopte / adapte un mélange a priori incompa-
tible de Leibniz et de Spinoza) :
1) Google est bon, il produit le meilleur des
mondes possibles en faisant que le minimum inévi-
table de mal tourne, selon un principe d’économie
globale, au profit du maximum de bien. En
d’autres termes, l’argent généré par la publicité
permet de mettre encore plus d’informations à dis-
position d’encore plus d’hommes.
2) Chaque monade, chaque individu branché,
est lui-même une part de Google : on a vu que sa
conduite est engrangée via PageRank dans l’opé-
ration continue qu’est le tout en devenir du Net.
D’où l’extraordinaire fortune des manuels et
conseillers en Google qui enseignent à modifier
PageRank pour fairejouer l’immanence à son pro-
fit : «C’est comme découvrir le feu : “Nous pou-
vons affecter le Web!” Eh bien vous êtes le Web ;
donc bien sûr vous pouvez l’affecter », dit Page
dans l’interview de Playboy (c’est moi qui sou-
ligne). Mais d’où également l’injonction morale :
chacun de «nous >> doit à l’image de Google choisir
d’être bon, c’est-à-dire de laisser Google / le Web
jouer librement et sans biais. Et s’il ne l’est pas,
DON7BEEVIL 133
comme on finira bien par le prendre la main dans
le sac, il sera puni par là où il a péché.
3) L’auto-organisation a beau être purement
immanente, elle s’accompagne, visible dans la
charte de Google, d’une possibilité de transcen-
dance irruptive, de <<miracle>>, comme preuve de
l’existence d’un Dieu cette fois bel et bien trans-
cendant. Le Web, c’est «nous », mais, cette fois, par
différence avec <<vous>> :
d o u s nous réservons le droit de modifier ou d’inter-
rompre nos services selon besoin, pour quelque raison
que ce soit et sans préavis, y compris le droit d’y
mettre fin avec ou sans préavis, sans encourir de res-
ponsabilité vis-à-vis de vous, d’aucun autre utilisateur
ou d’aucuneautre tierce partie. Nous nous réservons le
droit de modifier les présentes Conditions d’utilisation
selon besoin et sans préavis ; pour être informés de ces
éventuelles modifications, nous vous conseillons de
relire ces Conditions d’utilisationrégulièrement 4. >>

Mais pourvu que Dieu ne soit pas méchant,


tout ne sera-t-il pas pour le mieux dans le meilleur
des mondes?

4. «Conditions d’utilisation - Modifications des termes et des ser-


vices de recherche Google» (c’estmoi qui souligne).

134 GOOGLE-MOI
2. L’alchimie financière, ou comment
la mission rapporte

2.1. À la marge :les ads ou le commerce des mots


L‘alchimie financière est très simple, et d’autant
plus admirable. Google qui professe de refuser la
publicité tire entre 96 et 99 Yi de ses revenus (selon
les sources et la manière de compter) de la publicité.
I1 est en train de devenir defacto le lieu où se négo-
cie le commerce mondial. Après avoir tenté de se
vendre comme moteur de recherche (licensing busi-
ness), il s’est tourné vers l’auto-financementpar la
publicité (advertising business 5). Mais loin de
vendre, comme ses concurrents, directement au plus
offrant une place dans la page des résultats qu’il
affiche, Google vend simplement des ads, des men-
tions marginales. Le financement de la recherche
«pure» gratuite se fait donc à la marge, dans tous
les sens du terme, par le biais de la publicité.
Ces ads sont des mots. Google fait commerce de
mots. L’annonceur achète un ou plusieurs mots-
clés (que le générateur de mots-clés Google peut
5. Voir ci-dessus, chapitre II, 3.

DON’TBEEVIL 135
d’ailleurs l’aider à choisir), et son annonce, com-
portant le lien avec son site, apparaîtra à chaque
requête comportant le mot-clé. On comprend à
quel point la langue de Google/du Web est par
essence une langue de mots-clés : ce sont les mots-
clés qui, d’une part, définissent l’information,
d’autre part s’achètent et se vendent. L’information
est ainsi «un marché sophistiqué ouvert 24h sur 24
où des milliers de mots que des milliers de gens
cherchent tous les jours sont vendus et achetés
comme des biens et des services6»: «Petfood», 30
cents, mais c Investment advice », 3 dollars ! Le
marché des mots-clés se fait en temps réel, comme
à la Bourse ou à une vente aux enchères, puisqu’il
y a un nombre de places limité par mot-clé. On
gère un portefeuille de mots (le pluriel digital
cameras est plus cher que le singulier, car les ache-
teurs, qui veulent comparer, cliquent sur le pluriel,
alors qu’une majorité de curieux clique sur le sin-
gulier) - l’un des mots les plus chers a été cméso-
théliome», un type de cancer causé par exposition
à l’amiante, dont s’occupait un groupe d’avocats.

6.VISE,p. 115 (trad. fr., p. 114), et tout le chap. 10.

136 GOOGLE-MOI
L’annonceur peut choisir de payer au coût par
clic. Tout est pour le mieux dans le meilleur des
mondes : l’annonceur annonce là où il a le plus de
chance de trouver un client, et il ne paie que
quand le client potentiel est là ; le client voit une
annonce, visiblement sponsorisée et qu’il peut
choisir d’ignorer ; cette annonce, à la différence
des annonces télé qui font irruption dans une
émission (le fameux <(temps de cerveau dispo-
nible» de Patrick Le Lay), a un maximum de
chances de l’intéresser sans le gêner ; Google
gagne un cent par clic.
<<Lesannonces Google AdWords vous permettent
d’atteindre de nouveaux prospects [sic] au moment
précis où ils recherchent vos produits ou services.
Google AdWords vous offre la possibilité de créer vos
annonces et de choisir les mots-clés qui nous aideront
à cibler votre clientèle. Vous êtes facturé uniquement
lorsque les utilisateurs cliquent sur vos annonces.
Google AdWords permet d’atteindre les intemautes au
moment où ils effectuent une recherche sur vos produits
et services. Votre site Web enregistre donc des visites de
clients potentiels ciblés. La tarification au coût par clic
(CPC) signifie que vous payez uniquement lorsque les
utilisateurs cliquent sur votre annonce. >>

DON’TBEEVIL 137
Après AdWords pour les annonceurs, Google,
en mars-juin 2003, crée AdSense pour les éditeurs
de sites Web : ils acceptent moyennant finance de
se faire le relais de Google pour des annonces en
rapport avec le contenu de leur site.
«Générez davantage de revenus à partir de votre site
Web, tout en fournissant des services et des informa-
tions en ligne plus utiles à vos visiteurs. Google
AdSenseTM diffuse automatiquement des annonces
textuelles et illustrées, ciblées précisément sur votre
site et le contenu de celui-ci. Ces annonces sont si per-
tinentes qu’elles offrent des informations supplémen-
taires utiles à vos visiteurs. Et si vous ajoutez la fonc-
tionnalité Google Recherche sur le Web, Google
AdSense diffuse également des annonces ciblées sur
vos pages de résultats. Google AdSense permet
d’augmenter vos revenus avec un minimum d’efforts,
et sans coût supplémentaire ’. >>

Battelle explique bien le lien avec le rachat de


Blogger : Google se constitue avec les blogs un for-
midable réseau d’annonceurs, qui n’ont qu’à

7. Voir <<Adword»et <<Adsense»sur le site Google. AdSense a


généré 15 % des revenus de Google en 2005 ; cf. BATTELLE,
p. 152
(mad. fr., p. 131).

138 GOOGLE-MOI
<<ajouterquelques lignes de code à leur site pour
voir quelques mois plus tard des chèques émis par
Google arriver dans la boîte aux lettres ». Même si
Adsense marche moins bien qu’AdWords, c’est la
simplicité de l’ensemble qui, comme pour le hard-
ware, fait sa robustesse.

2.2. La vertu à chaque étape


Récapitulons les étapes de la vertu, qui tombe
toujours sous les deux chefs de la pertinence et du
respect de la <<réalitédu Web >> :

1) Google, à la différence d’un Yahoo!, ne


mélange pas la recherche et la publicité - c’est la
séparation de l’Église et de l’État8.
C’est manifeste déjà au niveau de la présenta-
tion. De même que la page d’accueil est toujours
minimaliste (logo, fenêtre centrale et propositions
de travail, et surtout, sauf exception, texte seul),
l’affichage des réponses distingue très clairement
dans la page entre les résultats de la recherche Cfree

8. Évoquée ci-dessus,p. 17.

DON7BEEVlL 139
search) et les liens commerciaux (sponsored links),
bien séparés par un filet et relégués tout en haut ou
au bord droit de l’écran, comme les incipit et les
marginalia dans les anciens manuscrits.
C’est évidemment plus essentiel encore au niveau
des résultats : PageRank intervient seul pour classer
les réponses pertinentes. Personne ne peut acheter
son classement. Le motto moral est, au choix,
une condition ou un sous-produit de PageRank.
Telle est d’ailleursla définition de l’«intégrité» :
<<Intégrité
Comme nous l’indiquons clairement dans nos listes
de résultat, certains sites peuvent être associés à une
publicité “Sponsored Link”. Toutefois, Google ne pra-
tique pas la vente des positions dans ces résultats ;
autrement dit, il n’est pas possible d’acheter une
valeur PageRank supérieure a la réalité du Web. Avec
la recherche Google, vous disposez d’une solution
simple, rapide, honnête et objective pour trouver des
sites Web de la plus haute qualité et dont les informa-
tions répondent parfaitement à vos besoins9. >>

2) Google applique les mêmes principes aux


annonces qu’à la recherche : un algorithme ana-

9. «Pourquoi Google?» (c’est moi qui souligne)

140 GOOGLE-MOI
logue à PageRank, en moins complexe *O, classe les
liens commerciaux, et à nouveau tout clic est un
vote. Autrement dit, plus <<nous>> cliquons sur une
pub, plus elle apparaît haut dans les ads. Même
quand on paye, on ne peut pas payer pour appa-
raître en premier (à la différence de chez Overture
par exemple), on paye seulement pour faire partie
des happy few qui apparaissent, et le «score de
qualité >> (qui n’est derechef rien d’autre qu’un
compte de quantité) fait le reste.

3) 11 est moral que le sens moral de Google n’in-


fluence pas les résultats de la recherche. La recherche
n’est pas sous influence puisque c’est la réalité du
Web, de l’ontologie dure. En revanche, Google se
réserve le droit de choisir ses ads : pas de pomogra-
phie, pas de cigarette, pas de bière, mais du vin! We
don’t try to put our sense of ethics into the search

10. Quoique.. . : c The Quality Score is determined by your keyword’s


clickthrough rate (CTR), relevance ofyour ad text, historical keyword
performance, and other relevancy factors specific to your account.>)
Votre score de qualité est déterminé par le taux de clics de vos mots-
clés, la pertinence du texte de votre publicité, l’historiquede la perfor-
mance d’un mot-clé donné et d’autres facteurs pertinents, propres à
votre compte (sous : ((EvaluatingYour Keyword Performance»).

DON’TBEEV/i 141
results, but we do when it comes to advertising,
«NOUSn’essayons pas de mettre notre sens moral
dans les résultas de la recherche, mais nous le faisons
quand on en vient à la publicité D (Playboy encore).
4) Les annonceurs financent de la manière la plus
soft possible : quand vous choisissez vous-même de
cliquer sur eux - un clic, un cent pour Google. La
publicité n’est là que pour vous aider, vous person-
nellement, elle vous aime et vous l’aimez. Google est
consumer pull plutôt que business push : la
demande du consommateur qui ne paie pas, «votre
requête>>,compte plus que l’exigencede la firme qui
achète la publicité. Autrement dit, on est passé d’un
content-attachment à un intent-attachment : c’est
votre intention, votre désir qui compte puisque,
dans la mesure même où le mot-clé révèle ce désir, le
coût du marketing se transforme en profit.
Où l’on voit que la publicité et la recherche, si
vertueusement séparées, font finalement mission
commune. Mais tout indique que la mission s’est
transformée. Elle est devenue : satisfaire le consu-
mer-customer. Dieu a aidé.
11. VISE, p. 90 ; BATELLE,
p. 166.

142 GOOGLE-MOI
«La mission de Google est de rendre l’information du
monde universellement accessible et utile. Les résultats
de la recherche et les ads des AdWords qui apparaissent
sur Google contribuent ensemble à cette missionI2.>>
5) Car c’est le cercle même qui est vertueux.
Comme les résultats de la recherche Google ne
sont pas biaisés, on peut faire confiance à Google :
«People use Google because they trust us», «Les
gens sont smart, malins, ils savent reconnaître des
résultats purs, pure results >>, conformes à la réalité
du Web 13. Si bien que les bénéfices de Google vien-
nent de sa bonté même. Et c’est cela qui laisse pan-
tois. Meilleur il est - le sens moral de bonté se
confond dès lors avec le sens technique de perfor-
mance -, plus il s’enrichit. L’argent n’a pas été
visé, il n’a pas été l’objectif premier, il est atteint,
c’est une preuve d’excellence, exactement comme
dans L’Éthique protestante et 1’esprit du capita-
lisme, la réussite est une preuve d’élection.
12. http://www.google.com/adwords/learningcenter.G Lesson 3 :
keyword performance».
13. Interview dans Playboy. Comme l’écrit Paul Ford, dans «The
Banality of Googlex (septembre 2004. http://www.ftrain.com /
GoogleIPhtml) : ((Because Google can be trusted. Google’s unofficial
slogan is “don’t be evil”, and you can totally trust that. r mean, even
Hannah Arendt (19061975) bought stock in Google! She totally did. )>

DON‘TBEEVIL 143
6 ) L’argent ainsi gagné n’a plus qu’à être bien
dépensé, selon le modèle des bonnes œuvres, par
exemple grâce à une fondation comme celle de Bill
Gates, mais avec une touche Google. Je livre cela en
français, via le service de traduction automatique
de Google, <<Traduirecette page D : Bienvenue à
Google.org- le bras philanthropique de Google 14. )>

3. La démocratie des clics et quelques-unes


de ses perversions

Tout le dispositif de classement est donc une


variable qui dépend plus ou moins directement du
nombre de clics : indirectement, via le nombre de
liens, c’est-à-dire de potentialités de clics, en ce qui
concerne la recherche, et directement, en ce qui
concerne la publicité. En amont du libre accès géné-
ralisé, c’est cette dépendance même que Google
appelle <<démocratie», comme si l’analogie entre
lien ou clic et vote suffisait à la certification15.
14.Voir l’encadré E. p. 179ss. :«Le bras philanthropique».
15. «PageRank est un champion de la démoaatie», dans «Pourquoi
Google?»,voir ci-dessus, p. 102-105et ci-dessous, chapitrev 3.

144 GOOGLE-MOI
On comprend dès lors quel est le point de fragi-
lité de cette «démocratie>>: il faut et il suffit qu’un
lien ou qu’un clic ne soit pas le fait d’un individu
curieux, voulant dans sa volonté bonne (s’) infor-
mer ou acheter, mais d’un méchant, ou d’une
machine programmée par un méchant, produisant
(ou induisant via une multiplication de mots-clés)
des liens et des clics en si grand nombre qu’ils
modifient le classement. Car de tels liens et de tels
clics altèrent cette fameuse réalité du Web dont ils
font néanmoins partie intégrante, comme le mal
fait partie intégrante du monde. La prolifération de
liens infondés et les clics incorrects, trick clicks,
sont le mal radical de Google / du Web.
Le chef d’inculpation devient : détournement de
clics, et cela vaut pour les ads comme pour
PageRank.
<<Qu’est-cequ’un clic incorrect?
Les clics incorrects sont des clics générés par des
méthodes illicites. 11peut s’agir, par exemple, de clics
manuels répétés ou de clics générés par I’intermé-
diaire d’un robot, d’outils automatisés ou de tout
autre logiciel de détournement de clics 16. >>

16. «Google AdWords, Centre de formation ».

DONITBEEVIL 145
Dieu, après avoir créé le meilleur dispositif ( d e s
méthodes complexes et automatiques utilisées par
les recherches Google rendent quasi impossible
toute manipulation humaine des résultats >>), ne
peut que surveiller («Nous surveillons étroitement
ce type de pratiques afin de mieux protéger les
annonceurs contre les clics incorrects>>),et punir.
Mais il n’est pas facile de sonder l’intention
d’un clic, d’autant que la gamme des conduites
perverses est très étendue ; on peut, avec AdWords,
cliquer sur des concurrents pour augmenter leur
dépense marketing ou, avec AdSense, cliquer sur
son propre site franchisé par Google pour avoir un
meilleur rendement - 30 % environ des clics
pourraient être frauduleux, la charge de la preuve
étant à l’annonceur. La <<Réglementationsur les
clics incorrects >> est un morceau d’anthologie.
D’une part, toute une casuistique se développe
pour savoir quand un annonceur peut considérer
qu’il ne s’agit pas d’un vrai client, et refuser de
payer le clic17. D’autre part, il faut collecter une
17. Snap.com. à la différencede Google. ne fait pas payer le clic, mais
seulement quand le clic est suivi d’une action quelconque (qui n’est
pas nécessairement un achat).

146 GOOGLE-MOI
quantité d’informations considérable sur le cli-
queur et son clic pour détecter qu’il s’agit d’une
intention frauduleuse, et ce que j’appellerai la
<< bigbrotherisation >> se révèle une nécessité finan-
cière. Enfin, comme pour le dopage, chaque fois
qu’un système de surveillance est mis en place, il
est pénétré et tourné par un nouveau type de
fraude, obligeant à une nouvelle parade 18. Don’t be
evil : il est financièrement vital de gagner la cyber-
war contre tous les tricheurs.

18. Un passage pour donner le ton : <<Techniques


de détection et defii-
trage : chaque clic sur une annonce AdWords est examiné par notre
système. De nombreuses informations sont vérifiées par Google pour
chaque clic, notamment l’adresse IF? l’heure à laquelle le clic a été
effectué, la présence de clics en double et d’autres paramètres. Ces
informations sont utilisées pour identifier et filtrer les clics potentiel-
lement incorrects. Techniques de contrôleavancées : Google fait appel
à plusieurs techniques exclusives et innovantes pour traiter les clics
incorrects. Nous ne pouvons pas divulguer d’informations détaillées
sur nos pratiques, mais nous pouvons vous assurer que nous tra-
vaillons en permanence au développement et à l’amélioration des
logiciels utilisés. L’équipe Google : parallèlement à nos techniques
automatisées de protection contre les clics incorrects, notre équipe uti-
lise des techniques et des outils spécialisés pour étudier des cas précis
de clics incorrects. Lorsque notre système détecte des clics potentielle-
ment incorrects, un technicien examine le compte correspondant afin
de collecter des données importantes sur la source de ces clics.>>

DON’TBEEVIL 147
Quant à punir, l’affaire BMW fait date. Des
manawres de BMW Allemagne, ou/et de son
<< référenceur>> auraient fait monter artificiellement
le PageRank de la firme. Elle a été mise en liste noire
par Google, qui l’a éliminée de son index en jan-
vier 2006. Les recherches «BMW >> ont alors renvoyé
uniquement à son site mondial. À vrai dire, bonne
foi bien prouvée ou petits arrangements, l’exclusion
aura été brève - la punition s’avère une difficile
négociation entre l’argent qu’on gagne à se montrer
intègre et l’argent qu’on gagne à transiger 19.
La pointe extrême du clic mal intentionné est
une Google bomb. On manipule la recherche, d’au-
tant plus facilement qu’on se situe à l’écart des
autoroutes de la demande, pour obtenir la préva-
lence de certains liens inattendus. Certaines
bombes, drôles et impunies, sont plus célèbres et
persistantes que d’autres. Ainsi, e French military
victories» a longtemps conduit à «Did you mean
French military defeats !D. Et pour «Miserablefui-
lure», le premier résultat depuis 2003 est encore au
19. Voir par exemple Google 10.7 sur Wikipédia, et les doutes
d’olivier Andrieu, spécialiste du PageRanking, sur son blog
d’Abondance.com (31 mai 2006).

I48 GOOGLE-MOI
14 juillet 2006 la biographie du président George
W.Bush, traduite de l’espagnol. Aujourd’hui, la
biographie apparaît même quand on demande sim-
plement e miserable B ou «failure 2o ». Pour être
juste, il faut ajouter que, lorsqu’on entre «mise-
rable loser» dans Yahoo!, deux des dix premiers
résultats concernent Al Gore.
Enfin, il existe aussi des sanctions involontaires,
des maux engendrés par le système sans intention
de punir, mais dont l’issue donne à réfléchir.
C’est la triste histoire de 2bigfeet.com. Le site de
ce vendeur de chaussures spécialisé dans les
grandes tailles était tête «organique>>de liste et
apparaissait en premier via PageRank quand vous
tapiez le mot-clé big feet, grands pieds.
c Naturellement >> donc. Mais lors d’une Google
dance, c’est-à-dire d’une des réactualisations
(updates) de l’algorithme régulièrement opérée par
Google pour parer aux spams, tenir compte des nou-
velles pages, des nouveaux liens, etc., voici que, le

20. I1 est vrai que cette bombe est une «fake», c’est-à-direune fausse
page imitant Google mais non produite par lui que de rusés acti-
vistes ont réussi à faire classer en premier. Je ne suis pas sûre que
l’utilisateur fasse la différence.
14 novembre 2003, juste avant les achats de Noël, le
site, non pas rétrograde, mais disparaît purement et
simplement de l’affichage des résultats. c GoogleGuy
please listen to what people are saying. [...] Trois
années de dur labeur balayées en 24 heures 21 >>, pour-
rait écrire le père de famille acculé à la faillite par cet
effet systémique dévastateur pour le petit commerce.
La morale de l’histoire, c’est que, pour refaire
surface, notre homme a dû acheter un ad! Où l’on
voit, l’autre main dans le sac, comment la frontière
est poreuse entre recherche (PageRank cœur de
page) et publicité (ads marginaux). Et comment
Google crée une addiction commerciale : c’est une
drogue dure (Google ou rien) pour toute la long tail
de lïnternet, la zone grise composée de ces sites
qu’on ignorerait s’ils n’apparaissaient pas en
bonne place, d’une manière ou d’une autre.
On peut «optimiser» sans truquer, on peut tru-
quer, on peut aussi payer : «Parfois les gens com-
prennent qu’il est plus efficace de payer pour faire la
promotion de quelque chose>>,conclut Page dans
Playboy. Ainsi <<banlieue»est-il un mot-clé acheté

p. 159 (trad. fr.. p. 138).


21. BATELLE,

150 GOOGLE-MOI
en adword par Nicolas Sarkozy et I’UMP ; on trouve
donc en marge <<Sécurité,parlons-en>> (<<N. Sarkozy
et 1’UMP vous invitent à débattre du projet pour
2007 ») qui fait accéder au site de 1’UMP avec photo
de Nicolas, et “pour adhérer, cliquer ici». Au 14jan-
vier 2006, le cœur de page, résultat organique classé
premier était << Lilian Thuram fustige les propos de
Sarkozy sur la banlieue» (lien avec reuters.fr -). En
août 2006, l’ad n’a pas changé, mais le premier
résultat organique est <<Copainsde banlieue, site
pédagogique et ludique.. . ». Vous êtes le Web.

4. Transcendance et déni de responsabilité

Vous êtes le Web, c’est pourquoi Dieu a tous les


droits mais aucune responsabilité.
Deus sive natura du Web. Même si nous com-
prenons pourquoi un certain type de responsabilité
pourrait paralyser le système et interdire la totali-
sation du flux en temps réel, nous ne sommes peut-
être pas pour autant accoutumés à un dieu qui pro-
clame n’offrir aucune garantie et n’accepter aucune
responsabilité quant à l’état du monde :
DON7BEEVlL 151
«NOUSne pouvons aucunement garantir que la
recherche Google ne proposera pas de contenu
déplacé ou choquant, et nous n’acceptons aucune res-
ponsabilité quant au contenu des sites [...] inclus
dans les résultats d’une recherche Google22.>>

Nous sommes encore moins accoutumés à un


dieu qui, simultanément, se donne à lui-même le
droit de changer de nature et de définition, voire de
disparaître et de nous planter là. Les «Conditions
d’utilisation >> précisent en effet, nous l’avons
signalé dès le début du chapitre, que Dieu s’auto-
rise << selon besoin, pour quelque raison que ce soit
et sans préavis» à changer ses lois, à abandonner
son organisation et ses organisés.
Pour mettre les points sur les i, on trouve à la
fin de ces << Conditions d’utilisation >> un éloquent
«Déni de garanties >> tous azimuts, en lieu et place
des habituelles «Conditions de garantie>>; il est
même à la fin des fins rédigé en majuscules. Tout
comme Google est inclus dans Google, ce déni s’in-
clut dans le déni, ne garantissant même pas sa
propre légalité. L i ~ e z - l e ~ ~ .
22. <<Conditionsd’utilisation - Contenu utilisé par Google>>.
23. Encadré E p. 181 ss.

152 GOOGLE-MOI
11est clair que Google / le Web est en train d’ac-
coucher d’un nouveau droit, adapté aux nouveaux
objets qui constituent la <<réalitédu Web ». Pour
l’instant, ce droit est essentiellement propitiatoire :
il ouvre le plus largement possible au moyen des
formules les plus vagues le plus immense des para-
pluies mondiaux. Car la pratique affine à cette réa-
lité du Web va << naturellement >> - nous allons y
revenirz4 - contre toutes les législations et régle-
mentations existantes, notamment en matière de
responsabilité et de propriété intellectuelles.
Dans le même ordre d’idées, on trouve une for-
mule qui couvre tous les risques financiers affé-
rents aux problèmes juridiques (y compris les pro-
cès) dans le rapport remis par Google le 30 juin
2004 au moment de sa mise sur le marché :
«Adverse results in these lawsuits may result in, or
even compel, a change in this practice which could
result in a loss of revenuefor us, which could harm
our business. 1...J Regardless of the outcome, litiga-
tion can have an adverse impact on us because of
defense costs, diversion of management resources

24. Voir ci-dessous, chapitre V, 1.3.

DON‘TBEEVIL 153
and other factors 25. >> Ces derniers mots : c( and
otherfactors >> ont pour fonction de couvrir l’inima-
ginable, et cette dernière phrase, véritablement for-
mulaire, figure de manière récurrente dans tous les
rapports mensuels.
C’est le Web, la faute à personne, mais le busi-
ness à quelqu’un.

5. Du petit dernier à Big Brother

Après le crash des start-ups de Silicon Valley,


après la condamnation de Microsoft-Bill Gates par
le juge Jackson en 20OOz6,Google, avec son inno-
cente arrogance, son inventivité perpétuelle, ses
résultats fabuleux comme moteur puis comme
firme, était plutôt une jolie histoire, post 11 sep-

25. Part II, Other information ;item 1. Legal proceedings. «Des


poursuites judiciaires à notre encontre pourraient modifier nos pra-
tiques, modification susceptible de conduire à une baisse de nos reve-
nus et de pénaliser nos affaires [. ..]. Sans considération des consé-
quences, les poursuites judiciaires peuvent nous affecter : elles
génèrent des frais de défense, elles dispersent nos ressources diri-
geantes, sans préjuger d’autres facteurs. >>
26. Internet Explorer qui opère sous Windows viole la loi antitrust.

154 GOOGLE-MOI
tembre, post Enron, une histoire propre. Ce n’est
plus le cas aujourd’hui, non tant que ses principes
aient changé même si le succès les fait voir sous un
autre jour, mais parce que Google est de fait bien
proche d’une situation de monopole, donc trop
puissant. Alors qu’il était le petit dernier, il incarne
à présent Big Brother.

5.I . Toutes les données du monde


Le raisonnement, inscrit dans la mission, est
comme d’habitude redoutablement simple.
Première prémisse : Google, pour être le pre-
mier moteur de recherche, doit engranger toutes
les informations du monde, c’est-à-dire toutes
celles du passé et toutes celles du présent, au plus
près du temps réel.
Deuxième prémisse : or, tout - tout ce qu’on
sait ou croit, tout ce qu’on fait, tout ce qui arrive,
tout ce qu’on imagine ou espère, tout ce qu’on
sent -, tout, avec un peu, beaucoup ou énormé-
ment de perte, est formatable en information.
Donc Google, pour rester conforme à son
concept, doit virtuellement être informé de tout.

DON7BEEVIL 155
Web sémantique et comput divin
Où l’on retrouve la totalité, décidément défini-
tionnelle du Dieu omniscient, dont le nom d’ogre
contemporain est Big Brother. Celui qui sait tout à
un instant t l , y compris les lois qui font passer à
t l + l , est évidemment à même de déduire t2. On est
en plein Leibniz : l’omniscience divine suffit à faire
prédestination ; si l’on connaît tous les prédicats de
César, on est à même de prédire qu’il passera le
Rubicon. Mais on se rapproche très concrètement
de la problématique du semantic Web, qui est le
nouveau grand chantier, avec comme démiurge Tim
Bemers-Lee, celui-là même qui inventa le Web. Car
le Web sémantique est en fait un Web <<logiqueD,
c’est-à-dire qu’il permet des inférences. 11ne fonc-
tionne plus d’abord par mots-clés, mais d’abord via
les tags ou les méta-données qui constituent un lan-
gage en cours d’optimisation (et de normalisation
pour le rendre inter-opérable) nommé RDF,
Resource Description Framework, Cadre de
Description de Ressources. Ce langage code le sens
«dans des ensembles de triples, qui jouent le rôle
du sujet, du verbe et de l’objet dans une phrase élé-
mentaire». Le Web cette fois n’est plus «un livre

156 GOOGLE-MOI
géant» (avec le modèle académique de la citation),
mais pour de bon <<unebase de données géante >>, et
la machine devient une combinaison de moteur de
recherche et de moteur de raisonnement (search
engine, reasoning engine 27). Un tel langage permet
des inférences, voire des syllogismes, et produit
des conclusions même en l’absence des mots ad
loc. Paul Ford prend un exemple simple à com-
prendre dans son article, écrit en 2002 : «August
2009 :How Google beat Amazon and eBay to the
semantic Web28»:
~.

27. Ce sont des expressions de Tim Berners-Lee, dans ses articles


fondateurs «Semantic Web Road Map» (http://www,wl.org/
DesignIssues /Semantic.html, septembre 1998) et «Semantic Web»
avec James Hendler et Ora Lassila (Scient@ American.com, mai 2001 ;
trad. fi. sur http://www.urfist.cia.fr/lem-es/lettre28/let~eZ8-2Z.html).
On comprend pourquoi le Web sémantique (que les experts le consi-
dèrent d’ailleurs comme un idéal ou comme une farce), dans la ligne
de l’«intelligence artificielle)),doit passionner un historien de la phi-
losophie classique connaisseur, pour commencer, d’Aristote, des
stoïciens et de Leibniz : il propose 1) une représentation des connais-
sances 2) à l’aide d’un langage de type prédicatif/catégoriel3) déter-
minant une (ou plusieurs) «ontologie(s)» servant à définir de façon
formelle les classes d’objets et les relations entre eux.
28. Consultable sur le site http://www.ftrain.com/google-takes-
all.htm1 (ma traduction). Cet article s’ouvre sur le dessin
du petit robot ~Googlebot)> marchant sur la terre : « I am Googlebot.
i control the earth», que Google a voulu reproduire sur ses tee-shirts

DON‘TBEEVIL 157
<<SiA est un ami de B, alors B est un ami de A.
Jim a un ami qui s’appelle Paul.
Donc Paul a un ami qui s’appelle Jim.
En utilisant le langage de balisage appelé RDF [...I,
vous pouvez produire ce genre de formulations
logiques sur la toile, des “araignées” peuvent les col-
lecter, et ces formulations peuvent faire l’objet de
recherches, d’analyses et de calculs. La différence avec
la recherche couramment pratiquée, c’est que les for-
mulations peuvent être combinées. Si je trouve une
formulation sur le site de Jim disant que “Jim est
l’ami de Paul”, et si quelqu’un effectue une recherche
sur les amis de Paul, même si le site de Paul ne fait
pas mention de Jim, nous savons que Jim se considère
comme un ami de Paul. >>

Ford explicite parfaitement le problème :


«Comment la syntaxe peut-elle devenir de la
sémantique? Les cerveaux humains y excellent,
mais les ordinateurs sont nuls 29. >> On peut évidem-
ment développer cette interface sémantique-syntaxe

corporate. Voir BATTELLE, p. 263-266, trad. fr., p. 238-241.


L‘extraordinaire Webfountain Project. conçu par IBM, qui retamise
le Web en quelques jours, à votre demande, moyennant force
finances, est déjà une application sémantique.
29. Sije suis si sensible à cette remarque. c’est parce que le Poème de
Parménide, écrit au VC siècle avant J.-C., est à mes yeux le premier

158 GOOGLE-MOI
1

pour le marketing ou la rencontre (mettre en rapport


des inconnus qui ne savent pas qu’ils possèdent ce
que l’autre demande), comme le pronostique Ford.
On peut également présumer qu’il y a là matrice à
prédiction panoptique et outillage, plus performant
que le Web ordinaire, pour un comput divin.

Le vice d’incomplétude
À quel point le tout est tout, on s’en rend compte
non seulement via le nombre de pages que Google
dit avoir indexées30,mais via la plate-forme d’ou-
tils et de services de plus en plus complexes et ima-
ginatifs proposés aux internautes par Google, qui
mettent dès lors à la disposition de Google lui-
même des données considérablesjusque là inacces-
sibles. Sans compter les applications commerciales
de type traditionnel (Froogle, le service de vente en
ligne), chaque invention est ébouriffante et devient
à l’instant même indispensable. Ainsi, côté outils,

et plus éclatant développement de ce rapport entre sémantique et


syntaxe, à propos du verbe esti «est» en langue grecque (je me per-
mets de renvoyer à mon édition de PARMÉNIDE, Sur la nature ou sur
l’étant,((La langue de l’être?»,Seuil, Points-bilingues, 1998).
30. Voir p. 56 s. et 72.

DONITBEEVIL 159
GoogleDeskstop qui vous permet de retrouver tout
ce que vous avez sur votre ordinateur - et donc
l’indexe pour Google -, ou GMail qui vous permet
de stocker gratuitement près de 3 gigabytes de
courrie131, lié à GoogleTalk qui vous permet de
tenir une conversation - et donc les indexe pour
Google - ; côté services, GoogleNews qui sélec-
tionne et classe les nouvelles dans tous les jour-
naux du monde de quinze minutes en quinze
minutes - et donc les indexe pour Google -,
Blogger, qui vous donne les moyens de créer et
développer votre blog gratuitement - et donc l’in-
dexe pour Google - ou GoogleEarth qui fournit
des images de toute la terre en tous ses points - et
donc les conserve pour Google.
On ne peut que tenter de les concurrencer : le
site de l’Institut géographique national, qui four-
nit, pour la France au moins, une image plus pré-
cise que celle de GoogleEarth, a été saturé dès les
premiers jours. Mais Google aura toujours déjà

31. J’ai cliqué il y a une dizaine de minutes sur GMail et, «Don’t
throw anything away». le nombre de mégabytes mis à ma disposi-
tion ne cesse de s’accroître sur la page d’accueil. La taille des
comptes augmente d’environ4 octets par seconde.

160 GOOGLE-MOI
projeté un prolongement ou une variation encore
plus inventive - bientôt un GoogleMars 32. Torpille
et écran de fumée ou plutôt, selon le modèle cher à
la mêtis grecque, poulpe et jet d’encre, Google réa-
lise instantanément ses annonces parce que c’était
déjà prêt, recule quand l’effet d’annonce fait trop
de vagues, ne cesse de se positionner sur de nou-
veaux créneaux (il proposerait un accès WiFi gra-
tuit à tous les habitants de San Francisco et com-
mence en bon patron par ceux de son fief de
Mountain View) en laissant la tentacule gauche
ignorer ce que fait la tentacule droite, bref il est
toujours en mouvement.
On comprend que les deux grandes clefs de la
totalisation, les deux grands chantiers en cours
pour tous les opérateurs, Google inclus, soient le
data mining, l’extraction des données enfouies
(implicites, i n c o n n u e ~ ~et~l’interopérabilité,
), c’est-
à-dire la capacité de faire communiquer plusieurs
système différents en vue d’une interaction.

32. Voir sur Wikipédia la liste des outils et des services proposés par
Google.
33. Voir déjà Sergey Brin’s Horne Page sur le site de Stanford (1998).

DON7BEEVlL 161
Car il est manifeste que <<tout>> et <<leplus tout
possible» est nécessaire au comput. Google, pour
être Google, doit tout engranger34. Mais son
point de force est évidemment aussi son point de
faiblesse. Si vous lui refusez des informations,
vous nuisez à sa performance. Moins vous lui en
donnez, moins il nous en donnera. L’incomplétude
est un vice, y compris technique. De même qu’un
clic mal intentionné est un mal radical dans la
démocratie des clics, de même un refus d’informa-
tion met-il en défaut la puissance computation-
nelle. D’où la stratégie du fait accompli, cookies,
flux de clics ou scan d’ouvrages, avec l’implicite
«qui ne dit mot consent35>>.Bref, vous pouvez,
nous pouvons faire chanter Google. Nous aussi,

34. The Onion, un journal satirique distribué gratuitement dans cer-


taines villes américaines, titre le 31 août 2005 : ((Googleannonce un
plan pour détruire toutes les informations qu’il ne peut indexer. )>
GooglePurge, via DeskTop, va effacer le contenu des disques durs et
les livres qu’il n’aura pas indexés, tandis qu’une armée de robots
scannera le patrimoine génétique de 100 humains par jour. Le slo-
gan de Googlese serait décidément allongé :«Don’t be evil unless it’s
necessaryfor the greater good [Ne faites pas le mal sauf si c’est
nécessaire pour le plus grand bien] »...
35. Voir ci-dessus, p.107 ss, et pour le problème du copyright, ci-
dessous, chapitre V, l .3.

162 GOOGLE-MOI
nous pouvons nous absenter, si nous en décidons
ainsi. Refuser les cookies est l’une des plus som-
maires manières de vous absenter : vous ne serez
pas un flux de clics et une intention, vous ne vous
transformerez pas, ou moins crûment, en don-
nées. Vous pouvez refuser que le robot GoogleBot
crawle vos sites, vos mails (donc refuser Gmail),
vos ordinateurs (donc refuser Desktop). Refuser
qu’on scanne votre patrimoine conservé dans
vos Bibliothèques.
Le tout est de savoir quel intérêt, ou quel sens,
vous trouvez à vous absenter de ce Google-monde.
Êtes-vous autrement et mieux présent ailleurs? Et
pourquoi ne pas être présent là aussi? Qui va
contre le bien public, Google ou vous? Evil, devil ;
qui est le diable? Après tout, il est de tradition que
le diable soit l’exception, à la jalousie persévérante,
et qu’il soit vaincu et malheureux. Ce serait plutôt
vous en ce cas. À moins que votre modèle de com-
portement ne soit plus organisé que celui du
diable : un syndicat de producteurs contre le mono-
pole d’un patron profiteur? C’est le diagnostic de
Pat Shroeder, présidente de l’Association of
American Publishers (ses propos sont rapportés
DON7BEEVlL 163
dans << Googlephobia ») : <<Unenouvelle sorte de
féodalisme. [...] Les paysans produisent le
contenu, Google réalise le profit. >> C’est donc cela :
vous voulez votre part de profit? À moins, à la fin
des fins, qu’il ne s’agisse réellement de stratégie et
de tactique politiques, et que la politique ne soit la
dimension manquante de ce type d’analyse36.

5.2. OU est le mal?


Google et la privacy : la tarte aux pommes
de maman
Le premier reproche adressé à Big Brother, c’est
d’être à même de tout savoir, y compris ce qui ne le
regarde pas et que vous voulez maintenir dans le
secret du privé.
La première grande levée de boucliers est une
conséquence de Gmail. Gmail offre des services de
plus en plus performant^^^, le tout gratuit évidem-
ment. Mais l’alchimie financière a fait qu’un jour

36. Voir chapitre V, 3.


37. Libre accès gratuit à une mémoire considérable, conservation
permanente, possibilité de regrouper message et réponses en une
unique conversation, tri automatique avec reconnaissance des
spams, recherche et fonction chat depuis février 2006.. .

164 GOOGLE-MOI
d’avril 2004 où une maman donnait par mail une
recette de tartes aux pommes à son fiston, une série
de recettes de gâteaux et de livres de cuisine s’est
affichée au bas du mail. Trop pertinent pour être
honnête! Le courriel ne peut pas ne pas avoir été lu.
Ce qu’écrit une maman à son fils n’a pas à être lu.
Google scanne votre courriel privé pour localiser
les mots-clés qui génèrent les ads. L’Electronic
Privacy Information Center appuie la protestation.
Les Google Guys répondent à Playboy, mine de
rien, avec de l’artillerie lourde. D’abord, << n’im-
porte quel opérateur scanne votre e-mail» ; on le
scanne pour vous le montrer, on le scanne pour
s’assurer que ce n’est pas un spam, pour éviter les
virus, la pornographie : <<Toutce que je peux dire
est que nous sommes very up-front about it, très
francs. C’est l’un des principes qui compte pour
nous.» Donc : ne serait-ce que pour des raisons
techniques, <(vousdevez faire confiance, trust, à
celui quel qu’il soit qui traite votre e-mail ».
De plus, c’est <<automatisé», ajoute Brin :
<<Personnene regarde, c’est pourquoi je ne pense
pas qu’il y ait de problème de confidentialité.>> Un
robot n’est pas indiscret, ne le saviez-vous pas?
DON’TBEEVIL 165
Enfin, la mission doit l’emporter : «Nos ads ne
distraient pas, ils aident.» Du moins, la mission
redéfinie comme aide au customer : <<Pendantles
essais de Gmail, les gens ont acheté un tas de
choses grâce aux ads. >> «Ça marche bien. Et c’est
un exemple de la manière dont nous essayons
d’être bons. >> CQFD.
L’EIectronic Frontier Fondation, avec Brad
Templeton, se contente finalement de proposer de
dissocier Google search et Gmail: c’est la corréla-
tion qui est virtuellement dangereuse. Mais on
comprend bien que la tarte aux pommes n’est que
le sommet de l’iceberg et que, Googlephobia
venant, on ait du mal à faire la différence entre
raison et paranoïa : chacun de nous, via son ordi-
nateur, est une base de données à jamais consul-
table dont il est a priori possible de faire n’im-
porte quel usage. La << Charte de confidentialité»
élaborée par Google 38 explique que les «journaux
de connexion >> contiennent des informations
telles que votre recherche Internet, votre adresse
IR le type et la langue de votre navigateur, la date

38.Je cite la plus récente, mise àjour le 14 octobre 2005.

166 GOOGLE-MOI
et l’heure de connexion, un ou plusieurs cookies
permettant d’identifier votre navigateur ; elle sti-
pule que les informations personnelles que vous
communiquez à d’autres sites via Google sont
susceptibles d’être envoyées à Google pour que le
service soit assuré ou perfectionné, et que Google
est à même de déterminer si les liens affichés ont
été ou non suivis - behaviour, customer, pour le
plus grand tien du service-ser~ice~~. Cette charte
n’est guère plus rassurante que le «Déni de
garanties» et, de toute manière, le <(Déni de
garanties» suffit à l’invalider. On va de contrat
léonin en contrat léonin (au sens large et non juri-
dique des termes, pour «léonin» comme pour
(<contratD : contrat de confiance et / ou contrat
social). Car quelles que soient les règles de confi-
dentialité, elles sont soumises à la finalité
suprême qu’est <<lafourniture ou l’amélioration
de nos services >> ; de même, vous avez accès à vos
informations personnelles, vous pouvez les corri-
ger ou les supprimer en cas d’erreur sur simple
demande, «sauf [...I lorsque ces données sont

39. Voir chapitre III, 2.3 et 3.1.

DON7BEEVlL 167
nécessaires à des fins commerciales légitimes ».
Tout un dispositif se dessine, lié à une éthique du
marketing qui mime le droit, un droit à l’évidence
très peu romain et très common law. Face au
{{légitime>> décidé par le commercial, le << dérai-
sonnable >> («certaines demandes peuvent être
refusées dans les cas suivants, demandes dérai-
sonnables [...] ») et le << disproportionné >> (« sous
réserve que cela ne nécessite pas un effort dispro-
portionné»). Chacun de ces termes est par défini-
tion indéfini ; même s’il aspire à une définition
elle-même légitime, raisonnable, mesurée, cette
définition est arbitraire, voire discrétionnaire. Le
discrétionnaire est d’ailleurs autoproclamé d’un
coup de clause de réserve : «Veuillez noter que la
présente Charte de confidentialité est susceptible
de changer à tout moment.» Nous sommes dans
un monde qui ne tire sa légitimité que de son fonc-
tionnement même, auréolé par le succès d’une
pratique consensuelle de la confiance et de la
bonne foi, du trust, basée sur le statement, la
déclaration, beyond reasonable doubt :jurez que
vous n’avez pas l’intention d’assassiner le
Président des États-Unis, et signez là.. .

168 GOOGLE-MOI
Pour peu qu’on s’avise que l’interopérabilité
(on parle de portables audio et vidéo, codes
barres, bracelets électroniques et puces implantées
dans les choses /dans les personnes - votre voi-
ture, votre chien, votre enfant, un prisonnier? -,
enregistrements photographiques et sonores en
chaque point du globe à chaque instant, et il est
clair que je ne sais pas ce que je dis avec cette énu-
mération) progresse en même temps que le stoc-
kage et la pertinence de la recherche, il n’y a pas
de limite à l’information ni de limite à son usage.
Et si l’on ajoute que Google s’intéresse au génome,
que Google Genes, dans lequel Page s’implique
directement, est en marche - le sulfureux / talen-
tueux Craig Venter paraît être le pilier du pro-
gramme40 : << C’est l’intersection ultime entre la
technologie et la santé qui va empower des mil-
lions d’individus» -, alors nous sommes au plus
près d’un meilleur des mondes effectivement plus
orwellien que leibnizien.
40. VISE,chap. 26. John Craig Venter <<biologisteet homme d’af-
faires». selon Wikipédia, a fondé Celera Genomics et lancé le
Human Genome Project. Cette fois ce sont <<tousles gènes de la pla-
nète» (et pour l’instant 30000). qui ont vocation à être cartographiés
d’après le National institute offiealth.

D O N 7 BE EVIL 169
Aucune limite donc, à moins d’en mettre et de
les respecter.
Du moment que Dieu est bon, disions-nous?
Du moment en tout cas que Dieu est discret.

Google et les États : Patriot Act


et marché chinois
Et qu’il n’a pas un SuperDieu au-dessus de lui.
Tout est une question d’attitude : Don’t be evil,
éthique ou non, est une nécessité absolue pour que
la confiance fonctionne. C’est aux actes qu’on
jugera Google, collabo ou résistant, face à la pres-
sion que les États exercent sur lui pour qu’il com-
munique les informations qu’il possède ou pour
qu’il biaise celles qu’il donne.
I1 a,jusqu’à présent, été les deux, mais le béné-
fice du doute ne fonctionne guère. il est clair que
la pression des États est en fait une pression éco-
nomique au moins autant que juridico-légale.
Même si le discours juridique peut servir de
camouflage, le profit est un moyen de chantage
efficace. D’ailleurs, quelle portion choisir du
double bind identitaire : cesser d’être Google en
acceptant d’être evil ou cesser d’être Google en
170 GOOGLE-MO/
renonçant à toute l’information du monde?
Google s’est bien comporté à l’égard de l’adminis-
tration Bush, et s’il s’est mal comporté, il n’y a
aucun moyen de le savoir. Mais il s’est mal com-
porté, c’est-à-dire pas mieux que les autres, à
l’égard du gouvernement chinois.
Le premier lien de Google avec le 11 septembre,
c’est l’apparition de GoogleNews, créé pour
répondre aux 125 millions de requêtes par jour
habituelles, qui cette fois concernaient toutes, non
plus Britney Spears, mais le World Trade Center
et 1’Afghanistan. 11 faut dire d’abord à quel point
cela change la donne : on n’a plus le droit de ne
pas être informé et l’on peut toujours recouper les
informations. Le site français ouvre sur «500
sources d’information mises à jour en continu >> et
se clôt sur l’avertissement : <<Lasélection et le
positionnement des articles de cette page ont été
réalisés automatiquement par un programme
informatique. >> GoogleNews est d’abord un ser-
vice rendu, accessible à tous les branchés et, bien
entendu, free on line, gratuit. 11 est manifeste
cependant qu’il est porteur de graves effets per-
vers : l’information, travail de journaliste, n’est
DONTBEEVIL 9 171
pas simplement un amas de nouvelles organisées
par un algorithme en fonction de ce qui est dispo-
nible sur le Web selon le principe de PageRank ; si
la presse écrite va mal, et elle va mal, c’est dévas-
tateur pour l’information elle-même (et par rico-
chet pour GoogleNews). L’objectivité n’est pas
plus garantie par l’automatisation que la confi-
dentialité de Gmail par la robotique.
Mais le 11 septembre a eu un autre type de
répercussion sur les media, à savoir le Patriot Act.
On notera, non sans étonnement, que le c USA
Patriot Act n’estjamais qu’un acronyme, y com-
pris pour <<USA», réinterprétation-jeu de mots
qui place la force, «strength», au lieu et place des
c States )) : Uniting and Strengthening America by
Providing Appropriate Tools Required to Intercept
und Obstruct Terrorism41,poésie du kit et du fit
acronymiques, comme dernier refuge du signifiant
dans une société d’information ! En l’occurrence, le
Patriot Act est à même d’imposer à Google qu’il
livre toutes les informations dont il peut disposer
sans en avertir les personnes concernées, avec
41. «Unir et renforcer l’Amérique en lui fournissant les moyens
appropriés d’intercepter et d’empêcherle terrorisme. )>

172 GOOGLE-MOI
comme limite (franchie?) le 4‘ amendement, qui
défend la vie privée contre les atteintes d’une
((unreasonable search 42 ». 11 est même explicite-
ment fait pour faire passer 1’ATA (Anti Terrorism
Act de 2001) à l’ère du Net, et il ouvre aux investi-
gations les domaines du courrier électronique et
du Web surfing. Si bien que, cette fois, c’est
Google, en brave petit frère contre le ((very Big
Brother », qui, comme dit Battelle, <<sedresse tout
seul entre votre vie privée et la volonté d’un hac-
ker déterminé ou d’un agent du gouvernement ».
De fait, Google a résisté le mieux possible à l’ad-
ministration Bush : contrairement à Yahoo! MSN
et AOL, Google, en accord avec 1’Electronic
Frontier Foundation, a refusé d’obtempérer à la
demande du ministère de la Justice qui lui deman-
dait, pour lutter contre la pornographie (loi de

42. «Le droit des gens à la sécurité quant à leur personne, leur mai-
son, papiers et effets, contre des recherches et des saisies déraison-
nables. ne sera pas violé. >> Voir l’excellente analyse de BATTELLE,
op. cit., p. 197-204. et l’ensemble de son chap. 8, où il explique par
exemple comment la ville de New York, considérant la mixité de sa
population d’immigrants et d’étudiants et la compatibilité entre sécu-
rité et liberté (((Americans can be both safe andfree»), a pris la réso-
lution d’opposerun refus à certaines requêtes des autorités fédérales.

D O N 7 BE EVIL 173
protection des enfants en ligne, 1998), de fournir
des données sur les recherches lancées sur son
site. Google a argué que l’assignation était <<dom-
mageable, vague, ayant pour objectif de
harceler >> ; Shayana Kadidal, avocate du Centre
pour les droits constitutionnels de New York, a
estimé que ce pouvait être une «première étape
avant d’exiger le contenu des courriers électro-
niques ». Google a ainsi parfait sa bonne image de
<< rebelle », et simultanément enregistré une baisse
de 8,5 % de son action au 20janvier 200643.
Mais s’il a cédé, le contenu même du Patriot
Act fait qu’il est impossible de le savoir, puisqu’il
est illégal d’avertir les personnes concernées. Very
Big Brother efface toutes les traces derrière lui et,
si crime il y a, il ne peut être que parfait.
Ajoutons que le Department of Justice s’inté-
resse à Google et même l’utilise : « i t is in thefinal
stages of implementing the Google search
engineM.>> 11 admire sa pertinence et la rapidité de
son temps de réponse - c Google search response

43. Voir Le Monde du 23janvier 2006.


44.<dl [le Department of Justice] achève l’intégration du moteur de
recherche de Google. >>

174 GOOGLE-MOI
times meet industry standard and are less than
3 B C’est bien entendu I’Agency, la CIA,
qui contrôle : «Response time and relevancy of
search will continue to be monitored by the
Agency 46. B Google est un moteur de recherche qui
propose sa technologie sous licence, pour la petite
part de revenus qui ne provient pas de la publicité,
et l’on ne saurait lui reprocher que l’Agence se soit
aperçu qu’il est le meilleur.

En revanche, il dépend de Google de n’avoir pas


résisté à l’attrait du marché chinois. 11 a obtempéré
à l’équivalent d’un Patriot Act implicite, mais pour
une patrie étrangère perçue comme politiquement
incorrecte. Le Monde du 27 janvier 2006 titrait
<<Googletartufe» : respect des droits de l’homme,
mais <<àla carte ».
La concurrence est féroce. Yahoo! a livré des
informations qui ont conduit à la condamnation
du journaliste Shi Tao à dix ans de prison pour

45. «Les temps de réponse de Google sont comparables à ceux du


marché et sont inférieurs à 3 secondes.>>
46. Les temps de réponse et la pertinence des résultats continueront
d’être surveillés par notre Agence. >>

DON‘TBEEVIL 175
avoir envoyé par mail des documents «secrets» à
l’étranger, en permettant d’identifier le détenteur
du compte du journaliste, pourtant enregistré à
Hong Kong. Avec Microsoft, la guerre est totale
puisque le fondateur de Microsoft-Chine, M. Lee,
a été débauché pour diriger << Gu-Ge >> (l’homo-
phone chinois signifie : «chanson de la moisson
du grain») et que le procès pour concurrence
déloyale est en cours - sans parler de la montée
en puissance du moteur de recherche local Baidu.
Donc, Google a cédé à la censure du gouverne-
ment chinois, qui instaure une nouvelle «grande
muraille de Chine >> pour bloquer les informations
dont il ne veut pas. Libération du 15 février 2006
publiait pour qu’on puisse faire la comparaison
les photographies <<TienAn Men Google images >>
depuis la France (des chars), et <<TienAn Men
Google images» depuis la Chine (des foules en
fête, et de beaux défilés). Une fois pour toutes,
Google a manifesté l’incompatibilité entre son
intérêt commercial et sa conception de l’exigence
démocratique, et il a opté pour le commerce avec
les quelques 120 millions d’internautes chinois. 11
admet avoir censuré des sites interdits en
176 GOOGLE-MOI
février 2004, concernant notamment le Tibet,
Taiwan ou les manifestations de Tien An Men et
leur répression. Les sites ont disparu pour que, dit
Google prévenant, les utilisateurs n’aient pas à
cliquer sur des messages d’erreur - comme avec
le Patriot Act, on ne sait même pas qu’on ne sait
pas. Eric Schmidt a recours à la langue de bois :
<<Nousavons promis au gouvernement chinois
que nous respecterions la loi, il n’y a pas d’alter-
native >>, a-t-il martelé, << il est inconcevable que
nous diffusions largement une information illé-
gale, ou immorale47».Comment aller en Chine, et
faire le moins de mal possible ! Reste que l’objectif
universel n’est plus crédible : on n’a pas accès aux
mêmes informations via Google à partir de New
York ou à partir de Pékin, et Google y a consenti.
La loi est à chaque fois la loi singulière du pays-
source de la requête, et non la loi morale/démo-
cratique en moi ou dans la culture de firme. 11 ne
s’agit pas d’universalité, mais d’universalités
économiquement appropriées.

47. Sources : abondance.com et infos-du-net.com.

DON7BEEVIL 177
Le dernier épisode en date est très subtil : contre
les exigences du gouvernement chinois, Google
serait heureux de se voir rappelé à l’ordre par le
gouvernement américain. 11 réclame, via des asso-
ciations de sauvegarde des droits de l’homme, l’ap-
pui de la juridiction-réglementation américaine et
s’en remettrait volontiers à l’issue d’un procès lui
interdisant d’obtempérer, à lui comme (et c’est là le
point) à ses concurrents américains.
Pour une exemplaire et banale fois, ce n’est pas
être bon qui rapporte. Il y a conflit d’intérêt entre
l’intérêt et la morale. Et quelle que soit la casuis-
tique que Don’t be evil permet de développer,jouant
de l’obéissance à la loi légale contre l’obéissance à la
loi morale, il est clair que Google Inc. tranche et ne
peut que trancher en faveur de l’intérêt.

*
* *

178 GOOGLE-MOI
ENCADRÉE
~ Le bras philanthropique

Bienvenue à Google.org - le bras philanthropique


de Google
(Cette traducrion est réalisée avec le traducteur
automatique de Google.)
Google.org inclut le travail de la base de Google,
certains des propres projets de Google en utilisant le
talent de Google, technologie et d’autres ressources,
aussi bien que des associations et des contributions
pour-profitent et les entités sans but lucratif. Tandis
que nous continuons à définir les buts, les priorités et
l’approche pour Google.org, nous nous concentrerons
sur plusieurs secteurs comprenant la pauvreté globale,
l’énergie et l’environnement. La base de Google a fait
quelques engagements initiaux, qui incluent :
Fonds de perspicacité : des fonds sans but lucratif
d’entreprise qui investissent dans les solutions basées
sur le marché à la pauvreté globale. Les fonds soutien-
nent des approches entreprenantes à développer les
marchandises accessibles et les services pour 4 mil-
liards de gens dans le monde qui vivent sur moins de
$4 par jour.
Technoserve : les aides bourgeonnant des entre-
preneurs transforment de bonnes idées d’affaires en
entreprises prospères. Avec le financement à partir de

DON7BEEVlL 179
la base de Google, ils lancent une concurrence de plan
d’affaires et un programme de développement d’esprit
d’entreprise au Ghana.
Recherche sur l’eau : La base de Google projette
soutenir la recherche au Kenya occidental pour identi-
fier des manières d’empêcher les décès d’enfant provo-
quées par qualité de l’eau pauvre et de comprendre
mieux ce qui fonctionne dans l’approvisionnement en
eau rural. La recherche est conduite par Alix Zwane et
Edouard Miguel de Berkeley et de Michael UC
Kremer d’université de Harvard.
PlanetRead : une organisation cherchant à amé-
liorer l’instruction en Inde en utilisant sous-titrer de
même-langue. En ajoutant des sous-titres aux films
de Bollywood et aux videos des chansons folkloriques
populaires, PlanetRead donne les personnes qui ont
la pratique en matière régulière de lecture de basses
qualifications d’instruction. Pendant qu’il augmente,
cette approche a le potentiel d’atteindre des centaines
de millions de personnes.
En outre, un de nos projets tôt de Google était de
créer le programme de concessions de Google, qui
donne librement la publicité à choisi non-profite.
Jusqu’ici, les concessions de Google a donné $33 mil-
lions dans la publicité à plus de 850 organisations à
but non lucratif dans 10 pays. Les participants cou-
rants de concessions de Google incluent la base États-
Unis, médecins Without Borders, pièce de Grameen de

180 GOOGLE-MOI
lire, et Faire-un-Souhaiter la base. Pour des informa-
tions sur le programme de concessions de Google. visi-
ter svp : www.google.com/grants.

ENCADRÉF
I-Déni de garanties

Google n’accepte aucune responsabilité d’aucune


sorte en ce qui concerne la précision, le contenu, l’ex-
haustivité, la légitimité, la fiabilité, l’opérabilité ou la
disponibilité des informations ou des données affichées
dans les résultats obtenus par les Services de recherche
Google. Google n’accepte aucune responsabilité en ce
qui concerne la suppression, l’impossibilité de stoc-
kage, la transmission incorrecte ou la transmission
inopportune desdites informations ou des données.
Google n’accepte aucune responsabilité en ce qui
concerne les dommages susceptibles de résulter du
téléchargement ou de l’utilisation des informations ou
des données disponibles sur Internet via les Services de
recherche Google.
LES SERVICES DE RECHERCHE GOOGLE
SONT FOURNIS <<TELSQUELS », SANS AUCUNE
GARANTIE. GOOGLE EXCLUT EXPRESSÉMENT
ET DANS TOUTE LA MESURE PERMISE PAR LES
LOIS APPLICABLES TOUTES GARANTIES
EXPLICITES,IMPLICITESET LÉGALES, Y COM-

DON‘TBEEVIL 181
PRIS ET SANS RESTRICTION LES GARANTIES
DE SUCCÈS COMMERCIAL, D’ADAPTATION
À UN OBJET SPÉCIFIQUE,ET DE NON INFRAC-
TION DE DROITS PROPRIÉTAIRES. GOOGLE
EXCLUTTOUTES GARANTIES EN MATIÈRE DE
SÉCURITÉ, DE FIABILITÉ, D’OPPORTUNITÉ ET
DE PERFORMANCE DES SERVICES DE
RECHERCHE GOOGLE. GOOGLE N’APPORTE
AUCUNE GARANTIE POUR AUCUNE INFOR-
MATION OU AUCUN CONSEIL OBTENU VIA
LES SERVICES DE RECHERCHE GOOGLE.
GOOGLE N’APPORTE AUCUNE GARANTIE
POUR LES SERVICES OU LES BIENS REÇUS VIA
(ouDONT LA PROMOTION EST ASSURÉE VIA)
LES SERVICES DE RECHERCHE GOOGLE OU
VIA LES LIENSPROPOSÉS PAR LES SERVICES DE
RECHERCHE GOOGLE, NI POUR AUCUNE
INFORMATION OU AUCUN CONSEIL REÇU
VIA LES LIENS PROPOSÉS DANS LES SERVICES
DE RECHERCHE GOOGLE.

vous DÉCLAREZCOMPRENDREET ACCEP-


TER QUE VOUS TÉLÉCHARGEZ OU UTILISEZ
D’UNEMANIÈRE OU D’UNEAUTREDESINFOR-
MATIONS ou DES DONNÉES VIA LES SERVICES
DE RECHERCHE GOOGLE À VOTRE PROPRE
DISCRÉTION ET À vos RISQUES ET PÉRILS, ET
QUE VOUS RESTEZ SEUL RESPONSABLE DES
ÉVENTUELS DOMMAGES CAUSÉS À VOTRE

182 GOOGLE-MOI
SYSTÈME INFORMATIQUE ou DES PERTES DE
DONNÉES QUI POURRAIENT RÉSULTER DU
TÉLÉCHARGEMENT ou /ET DE L’UTILISATION
DE CES INFORMATIONSou DE CES DONNÉES.

CERTAINES JURIDICTIONS ET CERTAINS


PAYS N’AUTORISANT PAS L’EXCLUSION DES
GARANTIES IMPLICITES, IL EST POSSIBLE QUE
LES EXCLUSIONS CI-DESSUS NE VOUS
CONCERNENT PAS. IL EST POSSIBLE PAR
AILLEURS QUE VOUS DISPOSIEZ D’AUTRES
DROITS, CEUX-CI VARIANT SELON LES JURI-
DICTIONS ET SELON LES PAYS.
- -
V
DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE

«So we’ll get them ail, even the people in


the trees»
Eric Schmidt (in VISE,p. 288 s.).

1. Des données sensibles - nos livres !

11y a des données plus sensibles que d’autres.


Quant à l’intimité (la tarte aux pommes de
maman) et à l’inquisition politico-policière (Patriot
Act / Tien An Men), on peut toujours formuler le
vœu pieux qu’une firme privée, Google, exerce un
devoir de réserve ou un droit de retrait contradictoire
avec son statut, et tenter d’aider à la réalisation de ce
vœu pieux par un lobbying approprié, boycott et
mise en concurrence- chantage et rapport de forces.

DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 185


Mais j e voudrais explorer l’effet Google sur
deux autres types de données qui touchent plus
directement la culture : nos livres et nos langues.
Le premier a fait scandale, et il y a beaucoup à
inventer quant au second.

1.1.Historique ;Google Print et Google Book Search


Les livres font partie de <{toutel’information du
monde ». Dans un projet, si nouvelle technologie
soit-il, dont le modèle et les valeurs sont «acadé-
miques», ils sont même une source essentielle.
Même si un livre est loin de se réduire à de I’infor-
mation, scanner les livres et les indexer, c’est don-
ner accès à une information dont la fiabilité est
déjà garantie par une instance éditoriale et / ou par
une reconnaissance séculaire, et incorporer, au
moins en partie, les desiderata du philologue au
medium hétérogène de la toile.
Le Page d’avant Google travaillait déjà avec son
professeur à Stanford, Terry Winograd, au Digital
Libraries Project. Le Page fondateur de Google pré-
sente son projet de numérisation massive lors d’un
brain-storming sur l’idée d’une Final Encyclopedia,
organisé par Paul Allen, le Co-fondateur de
186 GOOGLE-MOI
Microsoft, chez lui aux îles San Juan. C’est d’abord
l’université de Michigan (la première université de
Page et celle où enseignait son père) qui sert de ter-
rain d’expérimentation : les équipements spéciaux
de Google se cachent, comme la lettre volée, sous les
yeux de tous derrière l’affichette Michigan Digital
Library’. Après son introduction en Bourse, en
octobre 2004, Google présente à la Foire du Livre de
Francfort son projet Google Printfor Publishers : les
éditeurs sont invités à donner leurs livres pour que
Google les numérise (ou une copie numérique
«native» de leurs livres), les indexe et y donne un
accès plus ou moins restreint, selon l’état des droits
et l’accord choisi, au moyen de mots-clés2. En
novembre 2004, Google annonce Google Scholar,
une version du moteur consacrée à l’indexationde la

1. Voir VISE,chap. 21, «Google Book Search : News and Views» sur
le site Google, et la chronologietrès détaillée proposant de très nom-
breux liens sur http://formats-ouverts.org/blog/2005/09/15/556-
dossier-bibliotheque-numerique-europeenne. Enfin, je recommande
l’article de Jean-Michel Salaün, ((Bibliothèques numériques et
Google Print », déjà cité.
2. De nombreux éditeurs anglo-saxons et quelques éditeurs d’autres
pays d’Europe signent un accord, parmi lesquels, en France, les
Éditions de l’Éclat. Michel Valensi avait conceptualisé de longue
date son engagement sans frontière en faveur du numérique, avec

DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 187


littérature scientifique et universitaire - dont le
motto est «Stand on the shoulders ofgiants [debout
sur l’épaule de géants]». Le 14 décembre, il révèle
avec le Google Print Library Project son intention de
numériser dans les 10 ans à venir 15 millions de
livres, en provenance de la Bodléienne d’Oxford, des
bibliothèques de Stanford, de Harvard et de la New
York Public Library, pour un coût estimé à 10 dol-
lars par livre. Le projet est suspendu en juin 2005
devant les problèmes de copyright soulevés par
l’Association of American Publishers. 11reprend en
novembre 2005 sous l’intitulé Google Book Search,
qui, dit Google, <<reflèteavec plus d’exactitude la
manière dont les gens s’en servent» - et met,

l’invention orthographique du ((Lyber>> : (( LYBER : n. m. XXF s..


construit à partir du mot latin liber qui signifie à la fois : libre, livre,
enfant. vin. [C’est également le nom d’une divinité assimilée à
Dionysos, dont la Fete (Liberah) est fixée au 17 mars (date de paru-
tion en librairie du livre Libres enfants du savoir numérique) et qui a la
particularité de ne pas avoir de temple propre!] Le y signale l’apparte-
nance du concept à l’universCyberal. L‘anglais,toutefois, préférera le
mot “Frook”, contraction de “Free-book” : livre libre» (((Petit traité
plié en dix sur le Lyber», http://www.eclat.net/lyber/lybertxt.html).
Cet accord avec Google dont «le Landernau français s’est ému»
- dit-il dans «Faut-il une grande cuillère pour signer avec Google?»-
a été signé le 25 août 2005.

188 GOOGLE-MOI
1

comme on voit, l’accent sur le bénéfice que devrait


en tirer l’industrie du livre plutôt que sur la concur-
rence faite au paradigme de Gutenberg. En 2006,
«dans un discours émouvant» fait devant cette
même Association of American Publishers, la prési-
dente de l’université du Michigan, Mary Sue
Coleman, explique c pourquoi l’université a choisi
d’être notre partenaire» (c’est Google qui rapporte
le discours), <<soulignel’importancede la digitalisa-
tion des livres face aux catastrophes naturelles
comme l’ouragan Katrina, et ajoute We believe M i
thisforever “Nous y croyons pour toujours” »...
Le projet porte la marque de Google : il est d’une
ampleur sans commune mesure avec les numérisa-
tions existantes - ainsi le Projet Gutenberg, lancé
par Michael Hart dès 1971, propose 18000 livres en
ligne en 2006 selon Wikipédia3, le Million Book
Project de la Carnegie Melon University en serait à
600000, et Gallica (la bibliothèque numérique de la
BnF) donne aujourd’hui accès à 70000 volumes en

3. 50000 selon Andreas von Bubnoff, «The real death ofprint»,


dans Nature, vol. 438, décembre 2005, qui procède à une comparai-
son chiffrée. Superstar Reader, compagnie chinoise, aurait déjà
scanné 10000 livres tous chinois.

DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 189


mode image et 1200 en mode texte, sans compter
les documents sonores et les images fixes. Google
Book Search met en œuvre une technologie d’une
qualité et rapidité exceptionnelles à un coût faible, il
propose une interface d’utilisation transparente et
efficace avec interrogation possible par mots-clés
sur tout le texte (à la différence de Gallica qui a opté
à l’origine pour le mode image). Il est Google aussi
dans sa politique du fait accompli, avec <<massecri-
tique» qui engage à ne pas rester en dehors, et
mépris des problèmes juridiques - style ça passe
ou ça casse, mais non sans argument - quant à
l’épineuse question du copyright. 11est Google enfin
dans son aura missionnaire : toute l’informationdu
monde pour tous, vers un monde meilleur.

1.2. Les résistances


Trois types de résistances entrent aussitôt en
synergie :
i) Une émotion européenne initiée par le
Président de la Bibliothèque nationale de France
(Jean-Noël Jeanneney, janvier 2005, tribune dans
Le Monde, puis <<QuandGoogle défie l’Europe>>,
avril 2005) ; elle aboutit à la création d’une alterna-
190 * GOOGLE-MOI
tive, la Bibliothèque numérique européenne, liée au
programme TEL (The European Library), qui donne
accès au catalogue et patrimoine numérisés de
8 bibliothèques nationales (44 à terme) à laquelle
participent toutes les bibliothèques francophones,
et relayée par l’appel à projets lancé par la commis-
sion européenne (2010Digital Libraries). Le << Livre
blanc» de la BNUE signale comme l’initiative la
plus intéressante celle du Borsenverein (l’équivalent
allemand du Cercle de la librairie), avec son projet
Volltextsuche online, présenté en mai 2005, quijoue
ensemble le local (plate-forme locale de gestion des
données) et le global (multi-accessibilité des don-
nées via le plus grand nombre de moteurs pos-
sibles), le privé (les éditeurs et les libraires alle-
mands) et le public (les bibliothèques), avec
intégration horizontale et verticale de tous les
cœurs de métier dans la branche du livre4.
2) Une levée de boucliers des éditeurs, des
auteurs et des ayants droit qui débute aux États-
4. << La Bibliothèque numérique européenne,une stratégie culturelle du
Web, Livre blanc : les travaux du Comité de pilotage pour la biblio-
thèque numérique européenne (juillet-décembre2005) )> ; voir aussi le
«Résumé du Livre blanc du Comité de pilotage pour une bibliothèque
numérique européenne»par Valérie Tesnière (janvier2006).

DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 191


Unis, mais se répand dans le monde, avec procès
en cours dans différents pays (notamment l’AFPet
La Martinière - Le Seuil en France)
3) Enfin, une concurrence, ou une << coopétition>>
pour reprendre un terme de Google, entre les opé-
rateurs ; à commencer par l’Open Content Alliance
dès octobre 2005 formée à l’initiative d’lnternet
Archive (le génial Brewster-Kahle5)et d’abord liée
à Yahoo!, tandis que de son côté la British Library
signe un accord avec Microsoft - face à la Library
of Congress qui confirme son projet de World
Digital Library financé par Google6.
Un panier de crabes de bonne volonté, auquel
Google Inc. nous a accoutumés.

5. Voir encadré B, p. 40 ss. L’article de Nature donnait pour l’Open


Content Alliance 12 livres online en décembre 2005. Mais l’initiative
rassemble aujourd’hui, autour d’une pure logique d’entrepôt numé-
rique à contenu et accès libre, des bibliothèques, des centres d’ar-
chives, des éditeurs,des entreprises de l’informatiqueou de 1’Internet
(Hewlett Packard, Adobe), et MSN-Microsoft vient de la rejoindre.
6. Le projet comprend une Collaborative Digital Library bilingue,
avec des partenaires comme la BnF pour des projets ciblés («France
in America /La France en Amérique»).Ajoutons qu’en octobre 2006,
Cornel1a signé avec Microsoft, tandis que l’University ofCalfornia.
I’üniversitéof Wisconsin Madison, et la Cornplutense de Madrid ont
rejoint les rangs de Google Book Search.

192 8 GOOGLE-MO1
1.3. L’encombrant problème des droits
Justifier le fait accompli
La question la plus épineuse est celle des droits,
d’autant plus que la réglementation differe selon
les pays7.
Pour les ouvrages patrimoniaux, qui relèvent
du domaine public, la question ne se pose pas.
Pour les ouvrages sous droits, Google justifie
leur numérisation, sous l’égide de sa mission, de la
manière suivante :
1. La politique du fait accompli est une néces-
sité : c’est un Alexandrian project, une mission
herculéenne, et s’il fallait demander la permission
à tous les ayants droit avant de scanner, le projet
deviendrait tout simplement impossible, en temps
et en coût.
2. Quand les ouvrages sont sous droits, Google
ne donne pas accès à leur copie numérisée ; il donne
7. La différence principale entre «droits d’auteur» et copyright est la
suivante : le copyright anglo-saxon désigne seulement la partie patri-
moniale des droits d’auteur liés à l’œuvre (représentation,reproduc-
tion, réutilisation, etc.), mais non les «droits moraux» liés à la per-
sonne de l’auteur (attribution, respect de l’intégrité de l’œuvre, droit
de retrait), qui eux sont incessibles, perpétuels, imprescriptibles et
transmissibles aux héritiers ou exécuteurs testamentaires.

DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 193


seulement accès à des informations bibliographiques
concernant l’ouvrage et, via une interrogation par
mots-clés, à des snippets, des <<bribes>> (la définition
reste vague), autour de ces mots-clés ; quand ces
mots-clés sont des termes récurrents du livre, il
donne accès à trois snippets et pas un de plus.
3. Selon une procédure qui «s’inspire» du
Digital Milleniurn Copyright Act, Google prend
acte des réclamations qui déclarent une violation
du droit d’auteur («Recopiez la phrase suivante :
“Je suis convaincu, en toute bonne foi, que l’utili-
sation sur les pages incriminées des œuvres proté-
gées par des droits d’auteur, mentionnées ci-des-
sus, n’est pas autorisée par le propriétaire des
droits d’auteur, son représentant ou par la loi”.
[...] Votre signature. >>).Réclamation susceptible
d’être elle-même contestée par une déclaration
contradictoire émanant du site incriminé.
Google, angélique, ne comprend pas <<pourquoi
un instrument si utile devient si controversial >> :
tout le monde devrait y trouver son compte, non
8. «Google Book Search : News and Views». Pour la controverse,
on se reportera aux analyses de 1’Arnerican Library Association,
«The Google Library Project : the Copyright Debate» préparé par

194 GOOGLE-MOI
seulement les usagers qui obtiennent des informa-
tions de qualité, mais les éditeurs et les auteurs (et
à présent parfois jusqu’aux libraires de proximité)
qui vendent davantage grâce à une visibilité accrue
et à une publicité gratuite.
4. Les ayants droit (en particulier 1’Arnerican
Association of Publishers et 1’Authors Guild) se
chargent de le lui expliquer. Google possède une
copie numérisée de quelque chose qui ne lui appar-
tient pas, qu’il n’a ni acheté ni même demandé. 11
fait marcher sur la tête le droit du copyright,
inverse la charge de la preuve en proposant un opt-
out (vous devez lui demander de sortir de son pro-
gramme) au lieu d’un opt-in (il devrait vous
demander de rentrer dans son programme). On
retrouve, comme pour les cookies, le fait accompli
du qui ne dit mot consent 9.
Jonathan Band (janvier 2006), ainsi qu’au «CRS Reportfor Congress,
The Google Book Search project : Is Online Indexing a Fair Use
Under Copyright Law ?», par Robin Jeweler, Legislative Attorney,
American Law Division (28 décembre 2005). La problématique du
fair use est liée à la pratique courante (en particulier dans le domaine
de l’«audio») du peer-to-peer, copie «poste à poste». d’égal à égal,
pour un usage personnel, dont la réglementation en droit européen et
surtout en droit français connaît tant de rebondissements.
9. Voir ci-dessus, p. 108 s.

DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 195


5. À supposer que l’atteinte aux droits d’auteur
(ou plus exactement le copyright infringement)
soit avérée, Google possède une argumentation de
repli : lefair use, lié à la common law et au premier
amendement lo. Lefair use est une <<règleéquitable
de la raison», qui autorise un usage non commer-
cial à objectif éducatif - << such as criticism, com-
ment, news reporting, teaching, scholarship or
research l1 ». Les arguments en faveur de Google
liés aux considérants du fair use sont les
suivants : la copie intégrale n’est pas mise à dispo-
sition (snippets), elle n’est pas utilisée à des fins
commerciales directes (même si elle génère des
bénéfices via la complétude de l’information et via
les ads), elle ne nuit pas à la commercialisation
faite par les ayants droit, bien au contraire, enfin
c’est une étape incidente dans la fabrication d’un
objet nouveau à valeur ajoutée socialement consi-
dérable, l’indexation.
10. Lefair use est défini dans 17 U.S.C. § 107. Google s’appuie sur le
précédent Keiiy v. Arriba Soft Corp ;Arriba avait donné accès sous
forme d’onglets à des photographies de Kelly. renvoyant d’ailleurs au
site d’origine, et cela a étéjugéfair use.
11. <<Telque la critique, le commentaire. le reportage, l’enseigne-
ment. l’étude ou la recherche.>>

196 GOOGLE-MOI
Côté plaignants, on argumente contre cette
interprétation du fair use en disant que Google
facilite le piratage et les usages non autorisés, et
qu’il y a un dommage commercial à être privé de
l’opportunité de participer à la création de bases de
données dont on a l’initiative et le contrôle.

L’unfair use Googlel Michigan


Affaires à suivre.
Mais ce qui est manifeste avec les attendus
juridiques concernant lefair use, c’est que le livre
est considéré comme susceptible d’une valeur
ajoutée : sa transformation en information. À mes
yeux de philosophe, ce n’est pas le droit d’auteur
qui se retrouve ainsi cul par-dessus tête, c’est la
notion même de culturel2. Et c’est de là qu’il faut
repartir quand on se demande ce qu’est un Web
culturel et comment les bibliothèques numériques
peuvent y contribuer.
Je propose de considérer que le changement de
support, la numérisation, même si elle est posté-
rieure chronologiquement, n’est pas postérieure,

12. Voir ci-dessus, chapitre III, 3.2.

DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 197


ou supérieure, en soi. Elle est au contraire anté-
rieure à de nouveaux usages et à de nouvelles pra-
tiques culturelles. En clair, le Web documentaire est
une étape du Web culturel qui en est, pour
reprendre la terminologie de l’attorney, une trans-
formation socialement utile.
Si bien quej e voudrais prolonger plus librement
la réflexion sur les droits.
D’abord, en ce qui concerne l’attitude de
Google. 11 est reasonable que lefair use dans son
inventivité extensive vaille pour tous. Google ne
peut pas «s’autoriser à>>et «interdire de>>.Or
c’est ce qu’il fait avec l’université du Michigan,
même si elle, à jamais éperdue, ne s’en plaint pas.
11y a unfair use culturel qui ajoute quelque chose
à la copie numérique fabriquée par Google, et
donc unfair use de Google que Google a bien tort,
juridiquement et moralement, d’interdire (nous
sommes en plein Rawls : Justice as Fairness,
immergé dans une moralisation que nous ne
savons pas traduire). Aujourd’hui, début
août 2006, les accords entre Google et ses diffé-
rents partenaires sont tous secrets sauf un, le pre-
mier, passé avec l’université du Michigan, que

198 GOOGLE-MOI
l’on trouve sur son site. 11 stipule, en gros, que
l’exploitation et la diffusion de la copie digitalisée
remise à l’université sont soumises à Google,
alors que Google n’est quant à lui soumis à rien et
se réserve l’indexation du texte entier comme
l’usage de l’image complète.
441 L’Université du Michigan restreindra l’accès de
sa copie digitale aux personnes qui ont besoin d’accé-
der à de telles données et doit s’assurer que des par-
ties substantielles de cette copie ne sont pas téléchar-
gées depuis le site de l’université ni diffusées en
quelque manière au public.
442 Les accords de partenariat de 1’U. du M. avec
d’autres bibliothèques appartenant par exemple à la
Digital Library Federation sont soumis à l’approba-
tion de Google et seront au moins aussi restrictifs que
ceux de l’université elle-même
451 Google utilise sa copie digitale à sa seule discrétion.

C’est que, s’excuse l’université, cela nous


aurait pris 1600 ans et des centaines de millions de
dollars pour convertir ces données par nous-
mêmes. Nous avons choisi d’assurer d’abord notre
mission de préservation de l’héritage, et nous
acceptons de nous borner à un usage marginal de
recherche avancée.
DE L4 DÉMOCRATIE CULTURELLE 199
Mais Google, lui, est inexcusable. 11 interdit la
synthèse ou la synergie entre la culture et l’infor-
mation, entre les divers formats du livre et ses
divers usages. Au lieu de rendre disponible, tout
court, il protège sa propre utilisation, via son type
d’indexation et de classement, et interdit les autres.
Cela n’est nifair ni raisonnable. 11 est déraison-
nable que Google bénéficie d’une fairness qu’il
refuse aux autres.

Copyrightlcopyleft : dans le sens du Web?


Par ailleurs, et de manière beaucoup plus
générale, il me semble bien difficile de ne pas
remettre en chantier la question du copyright, à
plus ou moins long terme. Si Google a ponctuelle-
ment << tort >> de préserver ses droits exclusifs, il a
globalement <<raison>> de prôner lefree on line. 11
y a des évidences qu’il est difficile de dire quand
on est auteur, quand on dirige une collection,
quand on participe à des instances éditoriales
nationales ou européennes, et qu’il est pourtant
impossible de ne pas dire.
Au vrai, même quand on est auteur ou éditeur,
on se heurte aux effets pervers de la protection,

200 GOOGLE-MOI
1

en particulier à propos de la traduction. Quand


une œuvre est dans le domaine public, 70 ans
après la mort de son auteur, la traduction de
cette œuvre dans une langue donnée ne l’est pas
pour autant. Si bien que, non seulement vous
devez payer pour citer, par exemple, la traduction
francaise de Pessoa, mais vous n’avez pas le
droit d’en proposer une autre, plus ou autre-
ment exacte et appropriée à votre propos.
L’intraduisible est ce qu’on ne cesse pas de
(ne pas) traduire, mais la réglementation des
droits bloque ce mouvement indispensable à la
critique et à la pensée. 11 est urgent d’inventer un
autre type de réglementation.
D’abord quelques remarques de bon sens sur le
sens du Web, comme on dit le sens du poil. Elles
tomberaient sous le reproche de << naturalisation >>
et d’«organicité >> que j’adresse à l’idée googléenne
de «réalité du Web>>si elles n’introduisaient
expressément une dimension extrinsèque : la
dimension politique.
1)Le Web est évidemment mondial, l’Europe n’a
pas d’autre fonction Web que stratégique ou tac-
tique, liée à une politique.
DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 201
2) Le Web est évidemmentfree, libre contenu
(c’est évidemment gros de problèmes considé-
rables) et libre accès à ce contenu.
3) Les notions de standard ouvert, ou open
source (<<Onentend par standard ouvert tout pro-
tocole de communication, d’interconnexion ou
d’échange et tout format de données interopérable
et dont les spécifications techniques sont
publiques et sans restriction d’accès ni de mise en
œuvre D) et d’interopérabilité (le fait que plu-
sieurs systèmes, qu’ils soient identiques ou radica-
lement différents, puissent communiquer sans
ambiguïté et opérer ensemble ») vont évidemment
dans le sens du Web.
4) Le copyleft, invention terminologique de Don
Hopkins (<<copyle), all rights reversed!») mise au
point par Richard Stallman - copie de gauche et
copie qu’on laisse ou qu’on autorise -, par diffé-
rence avec le copyright, va évidemment dans le
sens du Web. Le copyIeft est d’autant plus fort qu’il

13. Journal officiel. no 143 du 22 juin 2004, loi n o 2004-575 du


21juin 2004 pour la confiance dans l’économienumérique (référence
NOR :ECOX0200175L). article 4.

202 GOOGLE-MO/
utilise le copyright pour en annuler les effets, le
contrat d’utilisation prenant la forme d’une licence
libre (GNU, licence publique générale, qui a
d’abord porté sur des logiciels libres Unix / Linux)
impliquant en cascade le respect de cette liberté
par les usagers.
5) Les restrictions à la consultation (terminaux
spécialisés, établissements autorisés, consultation
sur place, types d’utilisation et d’utilisateur, etc.),
y compris celles dufuir use et celles du droit com-
munautaire européen, vont évidemment contre le
sens du Web 14.
6) Le meilleur des Webs dans le meilleur des
mondes (mais comment dire cela sans ironie?)
contiendrait évidemment tous les livres, en toutes

14. François Stasse, dans son rapport au ministre de la Culture et de la


Communication <<surl’accès aux œuvres numériques conservées par
les bibliothèques publiques >> (avril 2005), montre comment la
contrainte de consultation sur place fixée par la directive européenne
du 22 mai 2001 vaut «neutralisation d’une des principales caractéris-
tiques de la révolution numérique, c’est-à-direl’abolition de la distance
entre l’œuvre et le lecteur», et s’alarme du déséquilibre croissant de l’e-
learning de part et d’autre de l’Atlantique, préjudiciable au rayonne-
ment des cultures européennes. I1 est désarmant que tous comprennent
dans quel sens va 1’« histoire» et qu’on ait tant de mal à y aller.

DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 203


les langues, en libre accès pour tous à partir de
partout.
7) Le Web est évidemment d’abord un entrepôt
numérique en croissance constante, et puis des
modalités d’organisation, de structuration et d’uti-
lisation en différenciation et en croissance
constantes.
8) Le Web est ce qu’on en fera - mais qui donc
est ce «on»?

Les contorsions ahurissantes du copyright


sont d’arrière-garde, même si elles sont stratégi-
quement nécessaires à un moment donné,
moment de transition ou de mutation dans lequel
nous sommes. 11 est clair qu’elles vont contre ce
qu’il est convenu d’appeler le nouveau paradigme
(elles régressent même, comme le note François
Stasse, en deçà du paradigme de Gutenberg, où
le principe était la liberté d’accès à l’œuvre
imprimée et où l’interdiction n’était qu’excep-
tion). Par définition, on ne cloisonne pas le
réseau, et il n’y a plus de rareté, sauf en valeur
ajoutée pour les cyber-entrepreneurs : bref, << il
devient très difficile de justifier les droits de pro-

204 * GOOGLE-MOI
priété tels qu’ils ont été mis en place au début du
capitalisme industriel ».
La question du copyright rejoint celle du trade
mark, dépôt des marques et brevets. Là aussi
Google / le Net a déjà gagné. La collusion de rai-
sons techniques liées au fonctionnement de la toile
et de raisons idéologiques liées, pour faire vite, à la
justesse des principes altermondialistes, devient
incontournable. Quant à l’aspect technique, le
symbole en est le procès Geico / Google, perdu par
Geico (assurances pour fonctionnaires) : cliquer
sur << Geico >> conduit à d’autres sites concurrents,
qui apparaissent éventuellement en cœur de page
avant Geico. Réponse de Google : «NOUSpondé-
rons soigneusement deux objectifs : la protection
du droit des marques déposées et la mise à la dis-
15. Yann Moulier-Boutang, << Richesse, propriété, liberté et revenu
dans le “capitalisme cognitif”». Multitudes, 5. mai 2001, p. 19. Sur
l’ensembledes directives européennes concernant le droit d’auteur et
Cause com-
la propriété intellectuelle, il faut lire Philippe AIGRAIN,
mune. L’information entre bien commun et propriété (Fayard, ZOOS),
en particulier le chap. 3. On n’oubliera plus que le rapporteur en
2003 au Parlement européen de la directive sur les droits de propriété
intellectuelle est Madame Fourtou, épouse de Jean-René Fourtou,
PDG de Vivendi-Universal, et Président de l’International Chamber
ofCommerce (AIGRAIN,p. 22 et p. 143).

DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 205


position de nos utilisateurs d’une information
aussi complète et pertinente que possible.» Le
jugement rendu stipule que «Geico n’a pas établi
que l’usage par Google comme terme de recherche
ou comme mot-clé du nom déposé a par lui seul
causé la confusion*6».Bref, ce ne serait pas de la
faute de Google si Geico n’est pas le meilleur assu-
reur et si les gens le savent («VOUS êtes le Web»).
Au fond, les marques, via la recherche par mots-
clés, deviennent des génériques. C’est alors préci-
sément qu’on rejoint les exigences altermondia-
listes liées au libre partage, en analogie avec l’open
source et l’interopérabilité, lorsqu’il y va des très
grands enjeux : la santé et les médicaments (les
<<génériques>>),le génome (non brevetable), l’éco-
logie et la protection tordue dont bénéficient les
OGM (des brevets oseraient empêcher la planète
d’être mieux habitable?), sans que rien ne dise où
arrêter la liste.
Reste à savoir qui paye les régulations du Net
(à définir elles aussi : contre spams et pornogra-
phie - et contre la propagation de fausses informa-

16. Voir VISE,p. 225 s.

206 GOOGLE-MO1
tions ou les incitations à la haine?) et comment
rémunérer les «auteurs>>ainsi que la chaîne des
métiers du livre. L’ensemble est en train de s’inven-
ter cahin-caha. En ce qui concerne le livre, plu-
sieurs considérations s’emboîtent, hypothétiques,
faute de recul et parce que nous sommes loin d’être
parvenus à un état stable (le papier numérique,
l’e-book, le Net lui-même pour une large part, sont
encore à venir) :
1) 11 n’est pas certain que l’accès aux œuvres
numérisées soit défavorable au << support papier >> :
ce n’est pas le même objet, pas le même usage, pas
la même temporalité, pas le même plaisir 17.
2) On peut imaginer, plutôt qu’une sécurisation
parfaite confortant la législation (il faut bien le
dire, chez <<nous>> démesurément policière 18), une

17. J’ose à peine avouer que <<supportpapier >> ne signifie rien pour
moi ; ce qui compte, c’est cet exemplaire-cide cette édition-là, souli-
gné, abîmé, annoté et rangé à côté de tel autre, avec les traces
visuelles et tactiles des années engrangées, que l’annotation électro-
nique ne remplace pas, quelles que soient les nouvelles possibilités
qu’elleouvre.
18. En France, depuis la décision du Conseil constitutionnel
d’août 2006, au motif de l’égalité devant la loi pénale, les utilisateurs
de logiciels peer-to-peer encourent à nouveau en cas de piratage
3 ans d’emprisonnement et 300000 euros d’amende...

DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 207


ressource forfaitaire prélevée à la base, par
exemple à la vente de chaque ordinateur et impri-
mante, analogue à ce qui a été mis en place en
France contre le photocopillage, avec gestion pari-
taire et répartition adéquate des fonds.
3) On peut considérer comme allant de soi le
partenariat public / privé, ainsi que les synergies
horizontales et verticales, qu’il s’agisse de moteurs
de recherche, de logiciels, de matériel, de tech-
niques ou de contenu, comme celles qui sont en
train de se dessiner avec le programme << Quaero »,
qui réunit des entreprises industrielles euro-
péennes (Deutsche Telekorn, France Télécom et
Thomson), des entreprises technologiques (Bertin
Technologies, Exalead, Jouve, LTU et Vecsys), des
instituts de recherche (dont l’INRA, le CNRS,
Clips /Mag, RWTH-AAchen et l’université de
Karlsruhe), ainsi que des fournisseurs de contenus
(dont la BnF, l’INA et Studio Hambourg).
4) On peut même ne pas se formaliser du rap-
port culture-documentation-information / publicité
et admettre pour les services publics (universités,
bibliothèques), comme c’est le cas pour les chaînes
de télévision publiques, un certain type d’annonces

208 GOOGLE-MO1
payantes bien contrôlées (moins intrusives et plus
pertinentes qu’à la télévision - précisément, type
ads de Google). Que Quaero (le programme) ou
Exalead (le moteur) gagnent autant d’argent que
Google s’ils le peuvent, du moment qu’ils donnent
accès pour tous à de bonnes et inventives structura-
tions des œuvres et de la connaissance.
5) Quoi qu’il en soit, il est probable que chaque
<<cœurde métier », comme dit le Livre blanc, doive
se recentrer sur ses aptitudes propres. La biblio-
thèque doit plus que jamais << bibliothéquer >> et <<e-
bibliothéquer », l’éditeur éditer et e-éditer, chacun
de ces verbes d’essence exigeant une redéfinition.

1.4. Une bibliothèque numérique c européenne B

I1 est très difficile de savoir à quelle distance se


placer pour avoir une vue la moins fausse possible
de ce qui est en train de se passer, et qui évolue
tous lesjours.
Qu’est-ce qui peut inciter une bibliothèque à
refuser que Google numérise ses livres? Qu’est-ce
qui peut y inciter la BnF, à la différence de la
Library of Congress?
DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 209
Certains avantages et certains inconvénients
sont évidents, d’autres dépendent de la négociation.
Le coût : Google se charge de la numérisation.
I1 est a priori, du point de vue économico-mondial
comme du point de vue d’une bibliothèque don-
née, stupide d’investir dans des doublons alors
qu’il y a tant à faire.
La technique : les avis divergent. On parle tan-
tôt de nouvelles techniques, non seulement hyper-
rapides mais ultra-respectueuses, qui font que
même Harvard est d’accord pour laisser Google
numériser ses incunables, tantôt d’irresponsabi-
lité et de défaut de qualité quant au résultat. 11est
a priori raisonnable d’adopter une politique
consistant à faire numériser un maximum d’ou-
vrages non rares.
Les droits : il faut distinguer entre les ouvrages
du domaine public et les ouvrages sous droits. 11
est a priori raisonnable de faire numériser un
maximum d’ouvrages du domaine public, qui ne
posent aucun problème, tout comme il est raison-
nable de recommander aux éditeurs la sauvegarde
d’une copie numérique native exigeante. 11 est rai-
sonnable aussi de faire passer dans les règlements
210 GOOGLE-MOI
la distinction proposée par François Stasse entre,
non pas deux, mais trois domaines, le troisième
étant constitué par les <<œuvresorphelines >> dont
on ne connaît pas les ayants droit, et par toute cette
<< zone grise >>, chronologiquement sous droits mais
commercialement hors du marché, qu’on peut pro-
visoirement considérer comme relevant du
domaine public - quitte à faire respirer la taxino-
mie en proposant des sorties de zone grise en cas
de redécouvertes potentiellement génératrices de
bénéfices (un Vermeer écrivain reconnu génial seu-
lement plusieurs siècles après sa mort). On notera
qu’aujourd’hui Google se fait fort de rembourser
les bibliothèques de tous les coûts éventuels géné-
rés par les litiges.. .
Si les problèmes de coût, de technique et de
droits sont réglés, qu’est-ce qui peut bloquer?
Réponse : la propriété de la copie digitale et
l’usage contractuellement concédé par Google à la
bibliothèque. Rien n’est possible dans le cadre
d’un contrat <<Michigan». Mais une position de
force, qui n’hésite pas à jouer la concurrence (le
<<Livreblanc >> parle d’c alliances opportunistes
avec les moteurs sur des opérations ciblées B),
DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 211
maintenue par un front d’interlocuteurs qui comp-
tent symboliquement et pratiquement (une majo-
rité de bibliothèques nationales, d’universités et
de musées européens - et pas seulement euro-
péens) est peut-être en position de négocier la digi-
talisation avec usage plein et libre de la copie, y
compris la possibilité d’y avoir accès par des
moteurs concurrents.
Si tel était le cas, il faudrait alors plus que
jamais repartir des compétences singulières de ce
front d’interlocuteurs.
Pour passer d’un entrepôt numérique à une
sélection utilisable, on peut évidemment envisager
plusieurs médiations différentes. PageRank est
une organisation in(com)parable dont on a com-
pris les limites - doxico-américaines. Ces limites
constituent certainement des biais redoutables
pour les œuvres et pour la <<culture>> comme telles,
et Jean-Noël Jeanneney a raison d’attirer l’atten-
tion sur la <<têtede gondole >> googléenne, si créa-
lité du Web >> soit-elle, qui ne correspondra jamais
à la ou aux structurations qu’une bibliothèque,
une université, un musée, un ministère de l’éduca-
tion nationale ou de la culture d’un État-nation, ou

212 GOOGLE-MOI
le commissariat d’une union européenne, seraient
en droit de vouloir non seulement pour les siens,
mais pour tous.
Une partie de solution consisterait à accepter
l’offre de numérisation de Google (ou d’un opéra-
teur privé comme Google), à condition de conser-
ver le libre usage de la copie numérique. On pro-
poserait alors au moyen d’autres types
d’indexation (plus << sémantiques >>)et d’autres
types de structuration, des valeurs ajoutées très
différentes du fonds numérisé. Google serait ainsi
à la fois investi du dedans, enrichi de contenus
qui <<nous>> paraissent significatifs - nous
sommes le Web, nous faisons partie d’un seul et
même monde -, et utilisé du dehors pour contri-
buer à donner accès à d’autres mondes numé-
riques que <<tous>> nous réclamons aussi. Une
bibliothèque virtuelle composée de livres et non
pas seulement d’informations, les meilleures édi-
tions présentées et critiquées avec l’appareil
requis, un observatoire des sites, un observatoire
des traductions, les moyens de s’y repérer dans
l’opinion et ses strates : il faut jouer sur la mise à
profit des compétences pour structurer et donner
DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 213
à penser 19. La qualité, avec d’autres algorithmes
que PageRank, ne sera plus propriété émergente
de la quantité, mais affaire d’histoire, d’expertise,
de diversité, de cultures et de culture.
Reste la question des contenus : faut-il penser
en terme de <<contenueuropéen >>, ou bien la valeur
ajoutée par la ou les structurations fait-elle par
elle-même contenu? Pour ma part et comme beau-
coup de philosophes (mettons kantiano-derri-
diens), j e crains l’idée d’une identité européenne
renvoyant à une essence de l’Europe. Car cette
essence ne peut se composer que de lieux com-
muns, genre << creuset fondateur >>, <<démocratieset
libertés publiques ». et même <<patrimoinecultu-
rel », queje trouve contradictoires avec l’idée même
d’universalité qu’elle est censée promouvoir20.On
suppose que cet ensemble de valeurs est en prise
sur les Lumières ; or, à mes yeux, l’universalité des
Lumières est précisément une universalité formelle,
19. Jean-Michel Salaün, dans le Journal du CNRS, no 188
(septembre2005) propose que la France et l’Europe fassent porter leur
d o r t , non sur la construction d’un Google européen, mais sur la mise
en place d’un observatoireindépendant et d’uneinstance de régulation.
20. C’est le point de fond où j e m’écarte des analyses du <<Livre
blanc».

214 GOOGLE-MOI
qui n’est pas liée à tel ou tel contenu, mais à l’uni-
versalisation possible de ce contenu, un centre
aussi vide que la loi morale. L’identité européenne
positivement conçue risque d’être une doxa aussi
angoissante que la démocratie des clics et l’éthico-
marketing - un contre-torpilleur est d’abord et
avant tout un torpilleur. Les États-Unis du mel-
ting-pot se revendiquent le premier des << creu-
sets >>, et Google ne cesse de promouvoir la << démo-
cratie» : rien de mieux partagé, même si c’est de
manière homonyme, que les identités bonnes en
forme de satisfecit.
La notion de <<patrimoineculturel », qui semble
aller de soi, est particulièrement lourde de para-
doxes : elle implique héritage et conservation iden-
titaire plutôt que mise en jeu et invention plurielle.
Or la culture, comme la langue, est tendue entre les
deux, altérante altérée*l.
11importe certes à l’Europe de mettre à la dispo-
sition du monde quelque chose comme le patri-
moine culturel européen - que j’aimerais considé-

21. Maurice Godelier, participant au programme européen ECHO


(European Culrural Heritage Online), a commencé par numériser le
patrimoine tongouze. Ce geste a toujours valeur de manifeste.

DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 215


rer plutôt selon la terminologie de l’Unesco comme
une part du patrimoine de l’humanité -, et c’est
bien la vocation d’une bibliothèque européenne
que de conserver ce patrimoine : les œuvres écrites
par des e Européens >> (natifs d’Europe / vivant en
Europe?) dans les différentes langues d’Europe (en
espagnol et en portugais d’Amérique du Sud, en
anglais des États-Unis, des Indes ou d’Afrique du
Sud, en français d’Afrique, des Antilles ou du
Canada? en sanscrit, en grec, en latin, comme en
hébreu, en arabe, langues de passage?) avec leurs
traductions, leurs critiques, leurs interprétations,
leurs traditions (Parménide et Marx en russe et en
chinois?). 11 est d’excellente stratégie de commen-
cer par ce qui nous paraît essentiel à la compréhen-
sion de cette Europe ouverte, à l’identité probléma-
tique, dans la mesure où cela ne se trouve pas (ou
mal) sur le Net, ne s’y trouvera rapidement que si
l’on décide de l’y mettre, et ce d’autant plus que le
support actuel en est plus fragile (patrimoine
audio-visuel). L‘un des chantiers par excellence de
la BnF et de la BNUE est ainsi la numérisation des
«revues de débat et des journaux d’opinion (du
Mercure de France au Figaro et à L’Humanité)»,

216 GOOGLE-MOI
qui permet de comprendre la formation de l’«opi-
nion publique» et, par là, de mettre en perspective
la dom googléenne comme réalité du Web.
En revanche, il serait à la fois contradictoire et
contre-productif, pour une bibliothèque comme
pour un moteur de recherche «européen», de
s’arrêter à une définition <<européenne>> des don-
nées. Les data n’ont pas vocation à se limiter à
l’Europe, elles sont un flux mondialement récolté,
dans l’espace et dans le temps. Comme Umberto
Eco disant que «la langue de l’Europe, c’est la tra-
duction», il faut affirmer que les données euro-
péennes sont multiculturelles - et pas seulement
liées aux cultures d’Europe -, et multilingues - et
pas seulement liées aux langues d’Europe. Mettons
que ce soit le dernier avatar de l’expansionnisme
européen.. . Il n’est pas certain malheureusement
que ce soit l’interprétation la plus plausible des pre-
miers textes <<établissantun programme commu-
nautaire pluriannuel visant à rendre le contenu
numérique européen plus accessible, plus utilisable
et plus exploitable >> nommé << econtentplus >>
(Journal officiel de l’union européenne, décision du
9 mars 2005) ; il doit ouvrir la voie à «un cadre
DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 217
structuré de contenu numérique de qualité en
Europe - l’espace européen du contenu numé-
rique.. .>> (j’apprécie << structuré »), et encourager la
((création de grands groupes d’utilisateurs chargés
d’analyser et de tester les modèles de prénormalisa-
tion et de spécifications en vue d’intégrer les aspects
multilingues et multiculturels européens duns le
processus de définition des normes mondiales rela-
tives au contenu numérique d’apprentissage >> (c’est
moi qui souligne). Les directives en français, telles
qu’elles sont publiées et font foi, font en tout état de
cause craindre le pire quant au multilingue et au
multiculturel : on lit ainsi dans le considérant (1)
«L’évolution de la société de l’information et l’up-
parition des larges bandes vont influencer la vie de
tous les citoyens de I’UE.>>Vousm’en direz tant.. .
Promouvoir la c culture >> comme savoir-faire
européen, j e crois que c’est tout simplement partir
du passé, des œuvres singulières, à la fois histori-
quement et intemporellement situées, et de la dif-
férence des langues, au lieu de partir du présent
comme flux, des doxai quantifiables et du tout-à-
l’anglais. L’alternative à Google passe par l’explo-
ration de ce que Google a vocation à laisser de

218 GOOGLE-MOI
côté : le singulier, le style, l’œuvre, la pluralité des
langues et des cultures comme telle. Les données
constituent des collections raisonnées, nombre
d’entre elles encore à inventer, selon des structura-
tions diversifiées qui permettent d’autres types de
recherches et de résultats que PageRank. 11 faut
proposer un autre type de hiérarchie qui ne soit
pas << organique », générée par le système. En par-
ticulier, le rang ne dépendra pas (d’abord) du
nombre de liens et de clics, même pondéré : la per-
tinence d’une réponse ne dépendra pas (d’abord)
de l’intention de l’utilisateur que son clickstream
identifie comportementalement comme << consom-
mateur », mais plutôt d’une pluralité de << structu-
rateurs ». c’est-à-dire d’experts et de maîtres, qui
peuvent se confondre avec des catégories de pro-
ducteurs, de conservateurs et / ou d’usagers, avec
tous les risques que la maîtrise implique.
Altermondialisation comme déglobalisation.
Le gain d’une bibliothèque européenne, face à un
projet comme Google Book Search, n’est pas alors
une identité européenne mais, d’une part, une
garantie (qui commence par une description) de la
fiabilité des données et, d’autre part, des hiérarchies
DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 219
alternatives à PageRank, le tout mondialement
valide. Rien n’empêche après tout de considérer que
l’«Europe>> tient là l’un des avatars contemporains
les moins toxiques de son plus ancien rôle.
En somme, il faut prendre le problème à l’en-
vers, surpasser la prise, selon la vieille technique
de la rhétorique et du pancrace réactivée par les
arts martiaux : qu’est-ce que Google ne peut pas
faire, ou ne fait pas, et que «nous» voulons à tout
prix? Qu’est-ce qui dans Google pourrait faciliter
ce que <<nous>> voulons? 11faut partir d’où Page
arrive, quand il affirme qu’un moteur de recherche
parfait est «a reference librarian with complete
mastery of the entire corpus of human knowledge
[un bibliothécaire modèle qui aurait la maîtrise
complète de l’entier corpus de la connaissance
humaine] 22 ». Et préciser immédiatement, en repre-
nant une alternative de Jean-Michel Salaün,
qu’une bibliothèque bien maîtrisée à l’échelle mon-
diale ne favorise pas tant une culture dominante
qu’elle ne donne accès à des cultures minoritaires
et à des textes peu connus.

p. 252.
22. BATTELLE,

220 GOOGLE-MOI
1.5.U n moteur de recherche << européen B
Quand Jacques Chirac annonce le 26 avril 2005
à l’occasion du conseil des ministres franco-alle-
mand, et ré-annonce le 25 avril 2006, le lancement
d’un moteur de recherche européen concurrent de
Google, Quaero (chercher, en latin), le monde est
en droit de se demander quel sens a l’adjectif
«européen» accolé à un moteur de recherche. La
réponse, comme le projet, est à plusieurs étages.
C’est d’abord une alternative stratégique à
Google (et aux bigfour, tous américains). «Les
moteurs de recherche sur internet sont les portes
d’accès au savoir numérique et au commerce élec-
tronique. 11 faut relever le défi mondial des géants
américains Google et Yahoo ! >> (Jacques Chirac,
Vœux aux forces vives, 5 janvier 2006). À notre
tour de dire C O Wmission >> : mission politique
d’équilibre, capable de faire face à un <<don’tbe
evil >> non respecté. Il faut maintenir, comme autre
voie d’accès au même contenu, un portail «euro-
péen >> par opposition à << américain >>, pour sécuri-
ser l’accès aux données qui pourraient être occul-
tées en tout ou en partie par Google, comme on
DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 221
crée Galileo contre GPS. Le rapprochement est fait
par Jean-Luc Moullet, chef de file du projet et
vice-président solutions logicielles de Thomson,
dans sa présentation devant l’AFP en janvier der-
nier23.Le GPS, Global Positioning System, relève
du Ministère américain de la Défense : 24 satel-
lites permettent à tous et à chacun de trouver sa
position par triangulation. 11 suffit d’acheter une
machine d’une centaine de dollars qui permet de
synchroniser les signaux. Un code militaire donne
la position avec la précision d’i mètre (il est
changé toutes les 10 secondes). Un code civil
donne une précision à 100 mètres. Le point essen-
tiel est que, si le Ministère américain de la
Défense souhaite éclairer une zone, en obscurcir
une autre, il le peut. Pour l’aviation, pendant la
guerre d’Irak, «ils» ont éclairé le théâtre des opé-
rations, si bien que, du coup, l’Iran n’était plus
couvert. L’OACI, organisation de l’aviation civile
internationale, en dépend. Toute infrastructure
gratuite est suspecte. Elle l’est d’autant plus
qu’elle devient indispensable. ((Addict». D’où

23.Voir ci-dessous,encadré G,p. 252 ss.

222 GOOGLE-MOI
1

l’importance stratégique de Galileo. Un moteur de


recherche européen aurait vocation à jouer le
même rôle d’alternative, à ceci près que l’alterna-
tive est déjà présente, multiplement présente, via
la concurrence internationale - et que, pour com-
pliquer le tableau, le Net, à l’origine «a Defense
Department Project », est encore tributaire d’une
régulation mettons a américano-mondiale 24 ».
Si bien que l’enjeu politique se décline immé-
diatement en termes d’économie et de technologie :
«NOUSallons lancer un moteur de recherche euro-
péen Quaero, avec le soutien de l’Agence de l’inno-
vation industrielle. L’enjeu, c’est de créer la nou-
velle génération de moteurs de recherche : un
moteur véritablement multimédia, c’est-à-dire
intégrant, outre les textes, le son et l’image»
(Jacques Chirac, Vœux aux forces vives, déjà cité).
L’accent, franco-allemand, est mis sur le multimé-
dia, l’interopérabilité (entre les différents opéra-
teurs d’accès), la convergence (entre les différents
modes d’accès : téléphone-télévision-Internet).
L’Agence aurait débloqué 90 milliards d’euros, la

24. Voir ci-dessus,encadré A, p. 31 ss.

DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 223


plus grosse enveloppe d’aide au développement -
<< un cas flagrant de nationalisme mal guidé et
inutile >> disent les commentateurs américains.
Quaero - le programme est incommmodément
nommé, même si ce n’est pas une marque mais un
projet, puisque quaero.com appartient à une entre-
prise américaine qui s’affiche (( accelerating mar-
keting performance» ! - est lié à Exalead (pronon-
cer, comme François Bourdoncle qui le drive,
<< exalid », comme leader 25), le moteur proprement
dit. 4 millions de pages Web, bientôt 8, peut-être
12 ou 16, une stratégie de challenger de Google et
de Microsoft, se positionnant comme un troisième
larron dédié d’abord aux entreprises, puis à tout
un chacun (mais «Madame Michu considère que
c’est un peu too much», dit Bourdoncle), plus ou
moins cher selon le produit, avec une vision plus
assistée de la recherche («finalement beaucoup
plus féminin», dit-il encore.. .).
25. François Bourdoncle est le PDG et Co-fondateur de la société
Exalead ; il a participé à la technologie de recherche du moteur AOL et
a travaillé sur la fonction refine d’Altavista ; il a reçu en 2005 le prix
«Entrepreneur» des mains de Thierry Breton. Une interview est dis-
ponible sur http://www.agoravox.fr/article.phpJ?id~article=8641,
queje cite.

224 GOOGLE-MOI
Bref, il est clair qu’il ne s’agit pas d’une autre
approche de la recherche mondiale, c’est pour l’ins-
tant une vision directement entrepreneuriale, qui
permettra peut-être de marginaliser un peu
PageRank - plutôt de la concurrence tradition-
nelle qu’un nouveau concept.

2. Nos langues!

2.1. L’idiome informatique


L’idiome informatique, non pas celui des infor-
maticiens qui programment, mais celui des usa-
gers que nous sommes, est double.
11y a d’abord l’idiome étrange qui sert à décrire
la pratique courante. La description se fabrique à
coups d’images concrètes, de métaphores immé-
diates, prises dans la vie quotidienne et dans la
nature. Si bien que la technicité est une valeur
ajoutée hautement initiatique et quasi-délirante.
11 faut partager un appétit de merveilleux pour
comprendre ce que signifie la toile, Web, l’arai-
gnée, spider, le ver, worm ; ce que signifie crawler,

DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 225


ramper-nager, ou browser, brouter. Le virtuel se
loge entre le plus abstrait / fantastique et le plus
concret / empirique, selon la vieille recette du
conte de fée et de la science-fiction, qui nous
relient à ici et maintenant de toute la force des
détails quotidiens pour mieux nous expédier sans
crier gare dans un autre monde virtuel. À com-
mencer par les bits, morceaux, bouts ou brins,
pour nommer le nouvel objet, quelque chose ou
rien, impulsion ou pas d’impulsion, qui tient
désormais lieu de chose et de substance, dans une
réinterprétation de l’ontologie et de la séman-
tique. Un délire potache fait que souvent les plus
grands inventeurs en la matière (Roland Moreno)
font circuler des blagues ou des jeux inapprécia-
blement bêtes, si bêtes qu’ils en deviennent
LewisCarrolliens. Une nouvelle forme d’universa-
lisme remet la culture à zéro, en s’omettant soi-
même comme produit culturel achevé, sans pro-
fondeur et sans histoire apparentes, si bien que le
common sense se confond avec le sens de l’hu-
mour. Et là, le français, résistant au snobisme
empirique, est plus allemand que jamais : tradui-
sez les métaphores qui constituent le lexique
226 GOOGLE-MOI
informatique et vous obtenez le galimatias un peu
cochon mais si tendance (celui même qu’on trouve
à chaque pas de <<traduirecette page ») d’un des-
sus de bureau dans une salle à vivre.
11y a ensuite l’idiome auquel l’informatiquenous
contraint, la part de recouvrement entre la langue
naturelle et le langage d’interface. Pour être compris
par l’ordinateur, nous devons parler / penser en
mots-clés, tagger, entrer par la porte étroite du pro-
gramme. Le traitement informatique de I’informa-
tion contraint le langage naturel à une parcimonie et
à un conformisme sans pareils, dont nous faisons
l’expérience chaque fois que nous remplissons un
formulaire en ligne ou une fiche d’évaluation. C’est
un sport dévoreur de temps individuel, visant à for-
mater ce temps pour l’adapter à celui de l’ordina-
teur. Jamais en tout cas une gestion à la compétence
souvent défaillante n’aura été, sous couvert d’équité
et d’objectivité,à ce point intrusive.

2.2. Les langues de Google :parfums et plat unique


L’harmonisation idiomatique des langues et
des pensées constitue l’une des armatures du

DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 227


globish, global english26, en fonction duquel les
catégories sont dessinées. Quelle que soit la mul-
tiplicité des langues prises en compte, le langage
naturel de l’idiome informatique est de base
anglo-américaine. Si bien que l’offre multilingue
tout comme l’offre de traduction, soigneusement
omni-présentes dans Google, pivotent toutes
deux autour du globish.
Où que vous soyez, Google part de là où vous
êtes et en tient compte, il parle votre langue, ou
quelque chose qui lui ressemble c With so many of
our loyal users around the world, it only seemsfair
to offer our search services in a variety of linguistic
flavors [avec tant de loyaux utilisateurs tout
autour du monde, il ne paraît quejuste d’offrir nos
services de recherche avec des parfums linguis-
tiques variés] 27» : byal,fair,flavors, 104 parfums
à cejour, made in USA...

26. J’emprunte le terme 2 Jean-Paul Nerrière, Don’t speak English,


Parlez giobish, Eyrolles, 2‘ éd. mise à jour et complétée, 2006, même
si j e ne partage pas sa conviction que la promotion du globish
permette de sauver le français comme langue de culture.
27. <<E-mailto our friends», cité par VISE,p. 97 (mal rendu par la tra-
duction française, p. 96).

228 GOOGLE-MOI
C’est un effort remarquable, qu’on aurait tort de
bouder. Ma réticence, on l’aura compris, tient à
l’idée, dont flavor témoigne, de ce qu’est une
langue. Une langue, c’est un parfum, une épice, un
goût familier, à mettre dans le plat unique qu’est
l’anglo-américain. Google en cela n’a rien d’origi-
nal, il n’est que Co-constitutif de la doxa mondiale.
Le multilinguisme ainsi conçu et pratiqué n’a
aucun autre intérêt que de marketing : on montre
au consommateur que le produit est fait pour lui.
Une langue unique donc, déjà éloignée de la
langue naturelle qu’est l’anglais des auteurs et des
œuvres, en habits folkloriques28.

28.

SINCE 1957
Le logo «international» européen primé pour fêter en 2007 les 50 ans
de 1’UEest un criant exemple de ce triomphe duglobish que le multi-
linguisme devrait contrecarrer! On peut constater à quel point il
évoque celui de Google, et matérialise lesflavors - umlaut, accent -
comme des fautes d’orthographe venant parasiter la langue unique,
le tout placé sous l’égide de la marchandisation mondiale avec
l’Europe comme marque à franchiser (voir mon article dans Le
Monde, en date du 3 novembre 2006).

DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 229


Cette conception d’une langue unique a, mutatis
mutandis, des lettres de noblesse. L’anglo-améri-
cain est, comme avant lui le grec de la koinê, le latin
et, dans une moindre mesure, le français, une
langue d’Empire : c’est la langue de la diplomatie,
de l’économie et de la technologie américaines,
devenue de fait langue de transmission intematio-
nale. Mais elle sejustifie aussi philosophiquement :
il faut et il suffit de penser que les langues sont les
habits du concept et que l’habit importe peu. Ce qui
compte est le concept, pas le mot - Aristote est
mon collègue à Oxford. Où l’on retrouve le Platon
du Cratyle pour qui l’outil est bon indépendam-
ment de la matière qui le constitue du moment
qu’elle est adaptée, ou, plus mathématique encore,
Leibniz et son ambition de caractéristique univer-
selle ; on est même dans la ligne du projet des
Lumières : <<Avantla fin du X W I ~siècle, un philo-
sophe qui voudra s’instruire à fond des découvertes
de ses prédécesseurs sera contraint de charger sa
mémoire de sept à huit langues différentes ;et après
avoir consumé sa vie à les apprendre, il mourra
avant de commencer à s’instruire. L’usage de la
langue latine, dont nous avons fait voir le ridicule

230 GOOGLE-MOI
dans les matières de goût, ne pourrait être que très
utile dans les ouvrages de philosophie, dont la
clarté et la précision doivent faire tout le mérite, et
qui n’ont besoin que d’une langue universelle et de
c~nvention~~. >> Une belle compagnie philosophique
en vérité, qui encourage à trouver dans I’anglo-
américain un ersatz plausible, d’autant qu’il est
déjà réel, de langue universelle.
Je voudrais plaider pour une toute autre
conception de la différence des langues et du mul-
tilinguisme’O. 11 faut partir du constat, fait par
Humboldt, que «le langage se manifeste dans la
réalité uniquement comme multiplicité 31 ». Si bien
que, pour continuer à le citer : <<Lapluralité des
langues est loin de se réduire à une pluralité de
désignations d’une chose ; elles sont différentes
perspectives de cette même chose et quand la
chose n’est pas l’objet des sens externes, on a

29. D’ALEMBERT, Encyclopédie. Discours préliminaire, p. 143.


30. C’est celle que nous avons mise en pratique dans le Vocabulaire
européen des philosophies, dictionnaire des intraduisibles (Le Seuil.
Le Robert, 2004), et que j’ai tenté de thématiser dans la
<<Présentation»de l’ouvrage, à laquelleje me permets de renvoyer.
31. W.VON HUMBOLDT, Über die Verschiedenheiten..., in Gesammelte
Schriften,éd. A. Leitzmann et al., Berlin, Behr, vol. 6, p. 240.

DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 231


affaire souvent à autant de choses autrement
façonnées par chacun32.>> Chaque langue est ainsi
comme un filet jeté sur le monde, qui remonte
d’autres poissons, et la diversité des langues
devient une <<conditionde la richesse du monde et
de la diversité de ce que nous connaissons en lui ;
par là s’élargit en même temps pour nous l’aire de
l’existence humaine, et de nouvelles manières de
penser et de sentir s’offrent à nous sous des traits
déterminés et réels ». Le globish constitue dans
cette perspective un véritable scénario-catas-
trophe ; il ne laisse subsister à côté de lui que des
dialectes - dialectes deviennent alors le français,
l’allemand, etc. mais aussi bien l’anglais de
Shakespeare et de Joyce - qu’on utilise pour obte-
nir de nouvelles parts de marché.
L’Europe a raison de jouer le maintien actif de la
pluralité. Que Jan Figel ait dans son titre et ses attri-
butions d’être <<Commissaireeuropéen en charge de
la culture et du multilinguisme >> est un bonheur à ne

32. W. VON HUMBOLDT, «Fragment de monographie sur les


Basques» [1822], traduit dans i? Caussat, D. Adamski, M. Crépon,
La Langue source de la nation, Mardaga, 1996, p. 433, pour cette
citation et celle qui suit.

232 GOOGLE-MOI
pas bouder 53. Hannah Arendt, qui pratique cette
pluralité au quotidien dans l’écriturede son Journal
de pensée, l’explicitecomme geste philosophique :
<<PIuraiitédes iangwes : s’il n’y avait qu’une seule
langue, nous serions peut-être plus assurés de l’es-
sence des choses.
Ce qui est déterminant, c’est le fait 1) qu’il y ait plu-
sieurs langues et qu’elles se distinguent non seule-
ment par leur vocabulaire, mais également par leur
grammaire, c’est-à-dire essentiellement par leur
manière de penser, et 2) que toutes les langues peu-
vent être apprises.
[...] Au sein d’une communauté humaine homogène,
l’essence de la table est indiquée sans équivoque par
le mot “table”, et pourtant dès qu’il arrive aux fron-
tières de la communauté, il chancelle.
Cette équivocité chancelante du monde et l’insécurité
de l’homme qui l’habite n’existeraient naturellement
pas s’il n’était pas possible d’apprendre les langues
étrangères [...I. D’où l’absurdité de la langue univer-
selle - contre la “condition humaine”, I’uniformisa-
tion artificielle et toute puissante de l’équivocité34. >>

_ _ ~ ~ -
33. En novembre 2006, Leonard Orban a été nommé en charge du
seul multilinguisme.
34.Cahier II. novembre 1950 [IS]. trad fr. Courtine-Denamy (mod.)
I, Seuil, 2005, p. 56-57.

DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 233


C’est parce que les langues ne sont pas super-
posables entre elles que l’équivocité ne se réduit
pas à de l’opacité contextuelle, mais détermine une
<<condition>> pleine de sens et d’intérêt.

2.3. {{ Traduire cette page»


La traduction est la meilleure pierre de touche.
Les difficultés de la traduction automatique sont
autant de coups de projecteur sur ce qui fait la
singularité des langues. Le point d’achoppement
de la traduction est toujours, conformément au
diagnostic d’Arendt, de l’ordre de l’homonymie,
dans le domaine de la syntaxe comme dans celui
de la sémantique. La multiplicité en effet n’est pas
seulement entre les langues, mais en chaque
langue. Autrement dit, l’homonymie est ce qui
constitue une langue en ce qu’elle a de plus
propre : <<Unelangue, entre autres, n’est rien de
plus que l’intégrale des équivoques que son his-
toire y a laissé persister >> - ce que Jacques Lacan
écrit à propos des << lalangues >> de chaque incons-
~ i e n vaut
t ~ ~pour chacune des langues. Or les
35.Scilicet, no4,Le Seuil, 1973, p. 47 (déjà cité).

234 GOOGLE-MOI
homonymies apparaissent au grand jour quand
on veut traduire, quand on regarde une langue
depuis une autre langue.
<<Traduirecette page >>, vous propose obligeam-
ment Google. La traduction automatique est un
immense chantier, et la réflexion philosophique
sur la différence des langues naturelles ne peut
que l’éclairer. On commencera par noter la pau-
vreté du résultat actuel, qui achoppe, comme
prévu, sur l’homonymie. << Google a traduit cette
page à partir de la langue Anglais», et voici le
résultat pour une page de l’article fondateur sur
1’« Anatomie >> : <<Notrebut final de conception
était d’établir une architecture qui peut soutenir
des activités de recherches de roman [novel
research activities] sur des données à grande
échelle de Web. Pour soutenir des utilisations de
recherches de roman [novel research uses], Google
stocke tous les documents réels qu’il rampe sous
la forme comprimée», et, pendant un instant, j’ai
cru qu’il y avait quelque chose à comprendre.
Je voudrais faire part d’unejolie expérience, à
partir d’une phrase brève qui engrange une partie
de la culture du <<mondeoccidental» et dont la
DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 235
traîtrise homonymique ne concerne que le vague
des prépositions. J’entre la phrase française <<Et
Dieu créa l’homme à son image >> dans << Google,
outils linguistiques », et je demande sa traduction
en anglais, puis je demande la traduction en fran-
çais de la phrase anglaise obtenue, puis la traduc-
tion en anglais de la phrase française obtenue, et
ainsi de suite jusqu’à ce quej’obtienne une traduc-
tion stabilisée, la même phrase anglaise, la même
phrase française. La différence fait rêver quant à
la différence entre les deux langues.

1. <<EtDieu créa l’homme à son image >>


2. And God created the man with his image
3. Et Dieu a créé l’homme avec son image
4. And God created the man with his image
5. Et Dieu a créé l’homme avec son image
Je procède de même pour le français et I’alle-
mand, en partant du français ou en partant de
l’allemand. Savourons le moment blasphéma-
toire, lié à la gestion de l’ordre des mots ainsi
qu’au sens et à l’usage de l’article :

236 GOOGLE-MOI
1’ << Et Dieu créa l’homme à son image»
2’ Und Gott schuf den Menschen an seinem sild
3’ Et a créé un dieu l’homme à son image
4’ Und einen Gott hat der Mensch an seinem Bild
geschaffen
5’Et l’homme à son image a créé un dieu
6’ Und der Mensch an seinem sild hat einen Gott
geschaffen
7’ Et l’homme à son image a créé un dieu

1” << Und Gott schuf den Menschen zu seinem


Bilde >> (Bible all. contemporaine standard, trad. révi-
sée à partir de la trad. de Luther, 1984)
2” Et a créé un dieu l’homme à son image
3” Und einen Gott hat der Mensch an seinem sild
geschaffen
4” Et l’homme à son image a créé un dieu
5” Und der Mensch an seinem sild hat einen Gott
geschaffen
6” Et l’homme à son image a créé un dieu

Google n’a rien d’exceptionnel. Comme la plu-


part des moteurs de recherche et des grands usagers,
DE LA DÉMOCMTIE CULTURELLE 237
à commencer par la Communauté européenne, il
utilise Systran, pour l’instant le plus performant
des traducteurs automatiques. Dans la procédure,
tout passe par une unique langue-pivot, l’anglais.
L’anglais, une langue naturelle singulière parmi
d’autres, est transformé de manière à fonctionner
d’abord comme globish, langue générique, puis
comme technish, artefact de transition.
Pour ce faire, il faut << désambiguer >> l’anglais.
11vaut la peine à cet égard de comparer la désam-
biguïsation de is proposée par Wordnet (le
lexique qui soutient les applications d’analyse
automatique et d’intelligence artificielle) et celle
de esti opérée dans la Métaphysique et les
Catégories d’Aristote. Kant aurait bien raison de
dire que la première a tout de la <<rhapsodie»,
avec ses treize sens non hiérarchisés, en recou-
vrement partiel, et sans ordre intelligible de suc-
Avec la distinction existence / copule,
36. On trouve ainsi la copule en 1, l’identité en 2 (mais à nouveau en
6 et en 8) et l’existence en 4, avec intercalé en 3 le lieu, et. mis sur le
même niveau. des sens très pointus (9 «incarner» : «Derek Jacobi
était Hamlet»), très idiomatiques (10 «passer ou prendre le temps» :
« I may be an hour))), sans parler des sens autonomes qui le parais-
sent bien peu.

238 GOOGLE-MOI
puis, sous la copule, la distinction entre sub-
stance d’une part, et accident, de l’autre, qui se
déploie alors selon l’éventail des questions caté-
goriales (combien, quel, par rapport à quoi, où,
quand.. .), Aristote demeure probablement un
bon challenger.. .
Quoi qu’il en soit, traduire consiste alors,
comme on réduit les fractions, à ramener les
langues naturelles à une unique langue concep-
tuelle neutre, sans qualités, autorisant comme un
échangeur le nouveau passage à une quelconque
autre langue naturelle ; la différence entre les
langues naturelles est par définition accidentelle et
réductible. 11 n’y a pas pour l’instant, à ma
connaissance, de procédure alternative qui per-
mette de passer d’une langue naturelle à une
langue naturelle sans l’intermédiaire << anglais >>,
donc de tenir directement compte des réseaux et
des homonymies - on n’a pas encore modélisé le
savoir-faire d’un bon traducteur.
Nos livres et nos langues, pour tenter un autre
sens du possessif, différentiel et multiple, sont
deux domaines culturellement résistants à Google.

DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 239


3. La dimension manquante

Google, comme l’Amérique, se pose et se pense


en champion de la démocratie. Quant à l’Amérique
de Bush, chacun saura faire la part des choses.
Quant à Google, il faut lui reconnaître le génie,
affine au Web, qui consiste à mettre librement à
disposition d’un maximum de gens un maximum
d’information, et le génie, affine à l’esprit du capi-
talisme, qui consiste à gagner de l’argent, beau-
coup d’argent, avec cette << mission ».
La prétention démocratique de Google prend
selon Google lui-même deux dimensions : démo-
cratie d’amont et démocratie d’aval.
En amont, chacun de <<nous>> constitue, à part
égale ou aristocratiquement pondérée, une portion
des informations qui apparaissent sur le Web :
«VOUS êtes le Web», son contenu ; chacun surtout,
du même geste immanentiste, produit, à part égale
ou aristocratiquement pondérée, l’ordre des infor-
mations que présente le Web : vous êtes le Web »,
son organisation, via cette fois PageRank et la
démocratie des liens et des clics.

240 GOOGLE-MOI
En aval, chacun a (ou aura /aurait) accès libre
et égal au Web, en termes de partage du savoir. Et
tous ces aspects sont connectés, puisque l’amont
du lien et du clic produit la figure que prend l’aval.
Pourtant, par rapport à l’idée de démocratie
culturelle, il faut en rabattre et sur la démocratie et
sur la culture.
Quant à la culture, nous l’avons vu, et c’est
vraiment de l’ordre du constat même s’il n’est pas
souvent fait, la dimension manquante est celle de
l’œuvre, si ouverte et performée soit-elle, néces-
saire pour penser les langues aussi bien que les
livres. Encore une fois, la culture, pas plus que la
connaissance, ne se réduit pas à la somme des
informations - non plus d’ailleurs qu’une somme
d’informations ne fait l’information.
Quant à la démocratie, c’est une autre paire de
manches. Quel est exactement le concept de
{{démocratie>> ici en jeu?
On peut laisser ici de côté les coups de canif au
modèle, même s’ils sont lourdement révélateurs.
Tien An Men signe la tension, voire l’incompatibi-
lité, entre un universel technique virtuellement
réaliste (tous ont ou auront accès égal sous réserve
DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 241
de la fracture numérique) et un universel politique
globalement irréaliste (les Chinois, tels ou tels
<<ressortissants», n’ont et n’auront pas même
accès à un contenu identique) : une politique pri-
vée n’est pas une politique publique, et une poli-
tique publique, étatique et nationale, n’est pas une
politique mondiale.
Car c’est, j e crois, le modèle même qu’il faut
interroger, c’est à une réflexion sur la notion même
de démocratie, de politique, et sur le statut de
l’universel, qu’il faut en venir. J’aimerais, pour
faire comprendre ce qui ne me paraît pas démocra-
tique dans la <<démocratieD de Google, en passer
une bonne fois par la Grèce.
Google ressemble beaucoup à la sophistique.
Tout au long de cette étude, les traits communs
n’ont cessé de m’apparaître. Or, les sophistes sont
à mes yeux, pour reprendre une expression de
Hegel, les << maîtres de la Grèce 37 >>, ceux qui lui ont
enseigné à la fois la politique (précisément : la
démocratie) et la culture. Pourtant Google me
37. Leçons sur l’histoire de la philosophie, trad. fr. Pierre Garniron,
Vrin, 1971, t. II, p. 244. Pour la problématique générale, je me per-
mets de renvoyer à L’Eger sophistique, Gallimard, 1995.

242 GOOGLE-MOI
semble très loin d’être un maître politique et un
maître culturel. C’est cette comparaison contras-
tive queje voudrais à présent instruire, pour éclair-
cir le rapport entre Google et la démocratie.
Google est à coup sûr du côté de l’invention
prométhéenne : une intelligence rusée, liée à un
savoir-faire technique simple et efficace, d’ailleurs
protéiforme et prompt à saisir l’occasion. Cette
description complexe serait beaucoup plus par-
lante en grec. Elle se ferait (et ce sont parfois des
mots que, chemin faisant, j’ai utilisés dans ma
description) en termes de rnêtis <<plan,plan
habile, sagesse habile et efficace, ruse», qui
caractérise le divin Ulysse, le dessein de Zeus et
la mobilité tentaculaire du poulpe ; de tekhnê
<<savoir-faire,métier, technique, art, compétence,
expertise, manière de faire, moyen, système, arti-
fice >> ; de rnêlzhanê <<moyen,trouvaille, invention
ingénieuse, machine (de guerre), machinerie (de
théâtre), machination, expédient, truc, machin,
talent, habileté, art, ressources D, de lzairos «point
critique, moment opportun, instant propice, à
propos, occasion, avantage, profit », de kerdos
<<gain,profit, avantage, amour du gain, desseins
DE L4 DÉMOCRATIE CULTURELLE 243
profitables ». Elle relèverait aussi du vocabulaire
de la rhétorique, en termes de prepon «ce qui se
distingue, se montre, s’annonce par son extérieur,
ce qui a l’air de, ce qui a rapport avec et convient
à, le bienséant, l’adapté à l’auditoire comme au
sujet traité» ; et surtout en termes de dom,
dolzountu, endoxa, << opinion, réputation, appa-
rence, semblant, croyance B, << apparences, juge-
ments qui paraissent convenir, sont crédibles et
sur lesquels un consensus peut s’établir >>, <<idées
reçues, opinion établie, prémisses solides pour
des raisonnement probables ».
De fait, c’est le monde de la sophistique qui se
dessine ainsi, susceptible des valorisations / déva-
lorisations les plus extrêmes. Platon, le premier, en
a fait le «mauvais autre» de la philosophie : une
pseudo omni-compétence, en prise sur le réel et le
quotidien mais au plus loin de ce qui compte vrai-
ment, à savoir l’idée et la vérité, et un savoir-faire
avant tout soucieux de se vendre et de générer du
profit - un profit scandaleux aux yeux du Platon
qui sommeille en chacun de nous.
On se retrouverait, et j e me retrouverais,
comme Platon à accuser Google-sophiste de pré-
244 * GOOGLE-MOI
tendre tout savoir, en diagnostiquant dans cette
prétention à la totalité un symptôme de l’inanité
de ce savoir même. On lui reprocherait, j e lui
reprocherais, de mettre à disposition de n’im-
porte qui des techniques catastrophiques pour la
connaissance et la vérité. À quoi Google-Gorgias
n’aurait pas de mal à répondre, comme il le fait
dans le Gorgias (le Gorgias de Platon : c’est
Platon qui tire encore les ficelles), que ce n’est
pas le maître qui est à blâmer ni la technique
qu’il enseigne à son élève, qu’il s’agisse de rhéto-
rique ou d’art de combat, mais l’élève lui-même
quand il en use mal : «C’est celui qui l’utilise
sans droiture qu’il est juste de détester, d’exiler,
de tuer, mais pas celui qui l’enseigne» (457 c).
L’information n’est pas dommageable à la vérité,
c’est prendre l’information pour ce qu’elle n’est
pas et mal s’en servir qui est dommageable. La
balle est dans le camp de l’usager. Pourquoi
diable ne pas se servir de Google pour ce qu’il
est, et non pour ce qu’il n’est pas? Toute l’infor-
mation du monde ne prétend pas être toute la
vérité du monde - et d’ailleurs qu’est-ce au juste
que la vérité?
DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 245
On en arrive ainsi à une seconde ligne d’at-
taque et à une seconde ligne de défense, philoso-
phiquement plus sérieuses : la vérité, c’est ce qu’il
faut chercher, toutes les opinions ne se valent pas,
il y a des opinions vraies, il y a même des vérités
comme en mathématiques, et <<la>> Vérité comme
en philosophie. Le second grand reproche fait par
Platon à Google-sophiste serait de ne s’occuper
que des opinions et de mettre toutes les opinions
sur le même plan : Protagoras qui prétend que
l’homme est la mesure de toutes choses devrait
bien dire, en relativiste conséquent, que le cochon
ou le cynocéphale est la mesure de toutes choses.
À quoi Protagoras (dans le Thééthète de Platon,
où Protagoras parle par la bouche de Socrate, car
c’est encore et toujours Platon qui tire les ficelles)
n’a pas de mal à répondre : <<Tun’as pas honte,
Socrate! >> Et d’argumenter, au plus loin de la
Vérité contemplée puis imposée par le philo-
sophe-roi à la foule obscure des malvoyants, que
«d’une opinion fausse, on n’a jamais fait passer
personne à une opinion vraie>>.En revanche, le
médecin, le sophiste, l’orateur, le maître compé-
tent, savent «faire passer d’un état moins bon à
246 GOOGLE-MOI
un état meilleur », et ils savent faire en sorte que
«ce soient les choses utiles aux cités au lieu des
nuisibles qui leur semblent être justes D (167 a-c).
Toutes les opinions ne se valent pas, c’est pour-
quoi il faut, pédagogiquement et politiquement,
rendre capable de préférer la meilleure (un compa-
ratif et non un superlatif absolu), à savoir la
meilleure <<pour>> (en prenant en considération la
singularité contextualisée de l’individu comme de
la cité). La politique ne consiste pas à imposer
universellement la vérité ou à imposer la vérité
universelle - c’est là de la «philosophie poli-
tique », une << déformation professionnelle >> du
philosophe, comme dirait Hannah Arendt, mais
pas de la politique. Elle consiste à aider différen-
tiellement à choisir le meilleur. De fait, avec la
réponse sophistique, c’est la dimension du poli-
tique, et d’une certaine politique à distance de
l’universel, qui fait son apparition, en même
temps que celle de la paideia (sur pais, enfant »),
<<éducationD et <<culture», comme partage de
langue, apprentissage des lettres, échange de dis-
cours, agonistique de la persuasion, que certains
maîtres enseignent d’ailleurs mieux que d’autres.
DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 247
Telle est précisément la dimension qui n’existe
pas avec Google, et qui fait la limite de la compa-
raison avec la sophistique. La <<personnalisationde
masse >> (ce que Salaün appelle <<levieux fantasme
des professionnels du marketing») n’est pas la
démocratie. Un, plus un, plus un, ne fait pas une
communauté, ni une assemblée, ni un dêrnos, un
<<peuple», non plus d’ailleurs qu’une <<multitude>>
(un anti-peuple nomade et différencié),mais un tas
d’«idiots», au sens strict du terme, à savoir des
personnes privées (privées de la dimension
publique) réduites à leur singularité de simple par-
ticulier, à leur dimension << propre >> d’inconnu et
d’ignorant. Et cliquer n’est pas un exercice poli-
tique de gouvernement (-crulie). 11 n’y a pas de
pouvoir en jeu ou, plus exactement, il n’y a rien,
aucun corps intermédiaire, qui permette de I’exer-
cer. Croire que la somme des singuliers constitue
l’universel, et, plus radicalement sans doute, croire
qu’il s’agit de constituer l’universel, cette double
équivalence-là signe l’élision ou l’omission du poli-
tique. Avec pour effet l’omission de la paideia,
puisque cette <<démocratieapolitique >> a pour fon-
dement une égalité entre usagers inégaux en
248 GOOGLE-MOI
savoir, telle que l’ignorant pèse aussi lourd que le
savant quant à la structuration de ce qu’il ignore.
Brutalement dit, Google est un champion de la
démocratie culturelle, mais sans culture et sans
démocratie. Car il n’est un maître ni en culture
(l’information n’est pas la paideia) ni en politique
(la démocratie des clics n’est pas une démocratie).
Ce n’est pas parce que Google élide la dimen-
sion du politique qu’il n’existe pas politiquement,
bien au contraire. On peut même dire que Google
est anti-démocratique parce qu’il est profondé-
ment américain sans nous donner les moyens de
le savoir, de remettre en cause son universalité, tel
que américain aille de soi comme universel. Nous
sommes aristotéliciens quand nous parlons, que
nous le voulions et que nous le sachions ou non ;
nous sommes américains quand nous googlons,
que nous le voulions et le sachions ou non.
Un symptôme en est à mes yeux l’atroce
conclusion du bon livre The Search de John
Battelle : il cherche <<immortalité>> (son dernier fils
vient de naître, c’est donc le mot qui lui vient), et il
nous décrit sa quête sur Google. Après des décon-
venues type Immortality institute, il tombe sur un
DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 249
ad Gilgamesh, qu’il n’achète pas, car il veut la
chose tout de suite ; puis, via un professeur de
Washington, il trouve <<leplus ancien auteur
humain connu que nous puissions appeler par son
nom », Shin-eqi-unninni, qui, dit-il, <<vitdésor-
mais dans mon esprit». On a droit ensuite à
Ulysse, qui préfere l’immortalité du renom à la vie
sans mort de Calypso. <<Larecherche n’offre-t-elle
pas la même empreinte immortelle : exister à
jamais dans les index de Google et des autres,
n’est-ce pas l’équivalent contemporain de graver
nos histoires dans la pierre? Pour tous ceux qui
ont un jour écrit leur propre nom dans une boîte de
recherche et attendu avec anxiété les résultats, j e
crois bien que la réponse est oui 38. D C’est conster-
nant, non parce que ce serait un bêtisier, mais
parce que c’est le paradigme de la culture-infor-
mation comme telle, du j e (me) google/je google
pour moi (la voix moyenne en grec), avec la soli-
tude subjective et quasi-onaniste du googleur de
fond. Ce qu’on perçoit ici, c’est l’absence totale de
réalité intermédiaire : moi / moi / moi, la toile

38.Ce sont les dernières lignes, p. 284 (trad. fr., p. 260).

250 6 GOOGLE-MOI
mondiale et un moteur de recherche ne font ni un
monde commun ni des mondes sophistiquement
agencés. Pourtant, le Web est une création collec-
tive continuée. 11 est même capable de donner lieu
à un espace de confrontation, agôn et dissensus,
surpassant la prise des frontières et des confronta-
tions guerrières, comme récemment entre Libanais
et Israéliens. C’est en ce sens, à la fois collectif et
performatif, qu’il est éminemment sensible politi-
quement. Mais au lieu du politique, on trouve en
Google la transcendance du déni de garanties, un
philosophe-roi à ceci près qu’il n’est pas philo-
sophe - le pire.
Immanence du Web et transcendance de Google :
Google, le nom actuel de la transcendance du Web?
Ou bien, plus sèchement : we, Google ofAmerica?

Pino Marine, aoûr 2006.

DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 251


ENCADRÉ G

r- L‘Airbus du numérique !

Voici comment Jean-Luc Moullet, chef de file du


projet et vice-président solutions logicielles de
Thomson, a présenté Galileo et Quaero à l’AFP en jan-
vier dernier :

<< Galileo et Quaero, ces deux noms ne vous disent


peut être rien et pourtant ils cachent deux projets euro-
péens ambitieux. Le premier, Galileo est le nom de code
employé pour désigner le futur système européen de
radionavigation et de positionnement par satellites. Un
nouveau système, concurrent de l’actuel GPS qui
devrait proposer une précision accrue, au mètre près, et
ouvrira de nouveaux domaines d’applications aux
technologies de navigation et de positionnement.

Outre cela, Galileo proposera cinq principaux ser-


vices contre deux pour le GPS : l’un sera accessible
gratuitement et sera destiné au grand public (automo-
biliste, motards, abonnés au téléphone mobile...), un
autre sera destiné aux compagnies aériennes, de che-
min de fer et aux transports maritimes. La mise en ser-
vice de Galileo permettra d’entamer définitivement le
monopole du GPS.

252 GOOGLE-MOI
Le premier satellite (Giove-A) destiné au système
Galileo a été placé sur orbite avec succès aujourd’hui.
Le lancement du second satellite de test (Giove-B) aura
lieu au printemps 2006. Si tout va bien, le système
composé de 30 satellites devrait être complètement
opérationnel en 2010.

Le second projet, baptisé Quaero (<<chercher», en


latin) est davantage lié à Internet puisqu’il vise à mettre
sur pied un moteur de recherche européen performant
et rapide pour concurrencer l’américain Google qui
règne en maître sur la toile pour le moment.

De nombreuses entreprises européennes sont liées


à ce projet (on retiendra notamment les participations
de Thomson, France Telecom et de Deutsche Telekom)
qui devrait permettre de créer un moteur de recherche
très axé sur le multimédia. Ainsi, les recherches de
documents audio, photo ou vidéo ne seront pas
oubliées et devraient être bien indexés et la recherche
sera davantage visuelle que textuelle.

Les premiers détails du moteur seront dévoilés au


mois de janvier, mais on sait déjà qu’il s’appuiera sur
des techniques de transcription, d’indexation et de tra
duction automatiques de documents audiovisuels mul-
tilingues, ainsi que sur la reconnaissance et l’indexation
d’images. Le projet est ambitieux et il est déjà désigné

DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 253


sous le nom «d’Airbus du numérique». Le moteur
devrait commencer à être entièrement opérationnel
avant l’été 2006. Pour finir on notera que l’Asie est
aussi en train de développer son moteur de recherche
grâce à l’aide de plusieurs universités et d’entreprises
comme Matsushita, Hitachi, NEC et Fujitsu. >>
TABLE

Introduction
Pourquoi s’intéresser à Google ? .............................. 9

1. Anecdotes-symptômes ................................ 9
<< Barbara Cassin »? .............................. 9
Les deux phrases drapeaux ...................... 11
2 . Actualité et questions de fond .................. 12
Passéisme / présentisme ............................ 12
Google / Internet ........................................ 14
Le << meilleur >> moteur de recherche .......... 16
Les stratégies de réponse .......................... 18

1.Google révélateur du Net .................................. 21

1. c Not since Gutenberg B .............................. 21


2. Un philologue sur la toile .......................... 25

TABLE 255
Le flux et la meule de foin ...................... 26
L‘absence de critère : l’exemple
de Wikipédia .......................................... 27
ENCADRÉA : Ce que j’ai toujours voulu
savoir sans jamais oser le demander :
llnternet, le Web, un peu d’histoire
immédiate .................................................... 31
ENCADRÉB : Alexandrie, Alex(andr)a,
ou capitalisme et schizophrénie ............................ 40

II. Google Inc. :de la recherche


au grand capital .................................................. 45

1. Le nom qui est devenu un verbe ................ 45


2. Quelle invention au juste?
Anatomie d’un gros engin .......................... 51
3. c Cash-poor et idea-rich B : une saga
. .
du capitalisme................................................ 64
ENCADRÉC :Go ogle et James Joyce :
les yeux doux ...................................................... 74

111. {f Our mission is to organize all


the information in the world)) ........................ 81

1. c Our mission », la deuxième mission


de l’Amérique ................................................ 82

256 GOOGLE-MOI
2. << ... is to organizes ...................................... 88
2.1. Organe. organisme. organisation :
un moment de LTI ...................................... 88
2.2. PageRank. ou l’auto-organisation
du système ................................................ 94
L‘algorithme ........................................ 94
Le modèle académique .......................... 97
La qualité comme propriété émergente
de la quantité, ou la doxa au carré .......... 102
2.3.«Votre requête» : le customer
et ses coutumes .......................................... 105
3 . Toute l’information du monde .................. 111
3.1.Informer, information. informatique ........ 111
3.2. Information, connaissance et culture ...... 113
c A knowledge-based society B ................ 113

Un autre modèle : l’œuvre ...................... 117


Ordre. ordination, ordinateur,
ou l’essence im(com)parable de Google .... 122
ENCADRED :Qu’est-ceque la doxa?.................... 126

IV.(( Don’t be evil)).................................................... 129

1. Google est bon. pourvu


qu’il ne soit pas méchant ! .......................... 130

TABLE 257
2. L'alchimie financière. ou comment
la mission rapporte ...................................... 135
2.1. À la marge : les ads
ou le commerce des mots .......................... 135
2.2. La vertu à chaque étape ............................ 139
3. La démocratie des clics
et quelques-unes de ses perversions .......... 144
4. Transcendanceet déni de responsabilité .. 151
5 . Du petit dernier à Big Brother .................. 154
5.1. Toutes les données du monde .................. 155
Web sémantique et comput divin ............ 156
Le vice d'incomplétude .......................... 159
5.2. Où est le mal? ............................................ 164
Google et la privacy : la tarte
aux pommes de maman .......................... 164
Google et les États : Patriot Act
et marché chinois .................................... 170
ENCADRÉE : Le bras philanthropique ................ 179
ENCADRÉF : Déni de garanties ............................ 181

V. De la démocratie culturelle .............................. 185

1. Des données sensibles .


nos livres !........ 185

258 GOOGLE-MOI
1.1. Historique : Google Print
et Google Book Search ............................ 186
1.2.Les résistances .......................................... 190
1.3.L'encombrant problème des droits ............ 193
Justifier le fait accompli .......................... 193
L'unfair use Google / Michigan .............. 197
Copyright / copy@ : dans le sens
du Web? ................................................ 200
1.4. Une bibliothèque numérique
<<européenne»............................................ 209
1.5. Un moteur de recherche «européen» ...... 221
2 . Nos langues!.................................................. 225
2.1. L'idiome informatique .............................. 225
2.2. Les langues de Google :
parfums et plat unique .............................. 227
2.3. «Traduire cette page» .............................. 234
3 . La dimension manquante .......................... 240
ENCADRÉ G : L'Airbus du numérique ! .................. 252
Crédits :
€? 8 : The New Yorker Collection, 2002, illustration Charles
Barsotti from cartoonbank.com. All rights reserved.
€? 55 : http://www-db.stanford.edu
E! 95 : http://dbpubs.stanford.edu
€? 130 :http://www.google-watch.org
€? 229 : http://europa.eu, logo réalisé par Szymon Skrzypczak.
DU MÊME AUTEUR

Depuis 1995
L’Effet sophistique, Gallimard, 1995.
Aristote et le logos,
Contes de la phénoménologie ordinaire, PUE 1997.
Présentation, traduction et commentaire
de Parménide, Sur la nature ou sur l’étant, «La langue
de l’être?»,Seuil (Points-bilingues), 1998.
Voir Hélène en rourefemme. D’Homère a Lacan,
illustrations de M. Matieu,
Les Empêcheurs de penser en rond, 2000.
Sous X , avec M. Matieu, Actes-Sud, 2003.
Vocabulaire européen des philosophies.
Dictionnaire des intraduisibles, dir.,
Seuil-Le Robert, 2004.
Vérité, réconciliation, réparation,
dir. avec O. Cayla et Ph.-J. Salazar,
Le Genre humain, Seuil, nov. 2004.
Achevé d'imprimer en 2006
Éditions Albin Michel
22, rue Huyghens, 75014 Paris
www.albin-rnichel.fr
ISBN :978-2-226-17259-4
N" d'impression :06434SA
N" d'édition :24295
Dépôt légal :janvier 2007
Imprimé en France

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