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GOOGLE-MOI
La deuxième mission de l’Amérique
Albin Michel
Banc public
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sont la propriété de leurs détenteurs respectif.
Remerciements
1. Anecdotes-symptômes
INTRODUCTION 9
dans L’Étourdit que : «une langue, entre autres,
n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques
que son histoire y a laissé persister * >> ;voici qu’une
femme, entre autres, n’est rien de plus que la
somme des équivoques que son nom a googlées.
Car qui sait, à part elle ou tout près d’elle, qu’il y
a équivoque? Rien ne le prouve, rien ne l’indique,
d’autant que, pour quelque Barbara Cassin que ce
soit, apparaît le lien payant avec le Who’s Who
(6 euros la biographie isolée), la même dans les
trois cas. <<BarbaraCassin ophtalmologie USA >>
n’aura que ma vie, puisque le Who’s Who a acheté
le nom que «je>>porte. Et les libraires en ligne inter-
calent le Vocabulaire européen des philosophies ;
dictionnaire des intraduisibles, le Dictionary of Eye
Terminology et Voir (vous avez dit «voir»?) Hélène
en toute femme. Tout ce qu’on sait, c’est que
«Barbara Cassin» - c’est moi -, en septembre
dernier, parlait à la Cour suprême de Johannesburg
lors d’une conférence avec Albie Sachs sur les
suites de la Truth and Reconciliation Commission
et, le 14 - c’est la Néo-zélandaise -, participait
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au Riverview Hospital, Connecticut, Department
of Children and Families, à la conférence sur
«Investigation and Prosecution of Cases of child
Abuse - With Deaf/Hard of Hearing Victims and
Witnesses ». Assez cohérent, somme toute, «je»
serais assez d’accord avec toutes les moi-mêmes.
Passéisme / présentisme
Tourisme informatique et émotion citoyenne
sont deux composantes indigestes auxquelles il est
difficile d’échapper. Mais le plus grand risque est
<<philosophique>> : comment négocier entre l’ana-
12 * GOOGLE-MOI
theme heideggérien sur l’essence de la technique -
réactionnaire / lucide - et la béatification du pré-
sentisme mondialisé, qui parie sur l’amélioration
par la technique du sort de tous les hommes dans
le monde? La question est pourtant imparable :
nous (qui nous?) ne vivrons plus sans le Net et
quelque chose comme Google, alors comment
vivre vraiment mieux, ou au mieux, avec?
Nous voilà aux antipodes de la philosophia
perennis, de la philosophie éternelle, nous sommes
en prise sur trop de problèmes instantanés pris dans
le flux du temps, avec évolution au jour le jour et
effets d’annonces : Quaero, Bibliothèque numérique
européenne, évolution du droit d’auteur et du copy-
right en discussion au Parlement, transformations
du CNRS par le rôle des agences nationales (pour la
Recherche, pour l’Innovation) avec constitution de
stocks de laboratoires concurrentiels, en prise sur
des structures européennes déjà mammouthiales et
anglo-saxonisées jusque dans leur globish-langue,
Ie tout toujours déjà e-structuré (knowledge-based
society, idiome de mots-clés, avec peer to peer
et quotation index en guise d’évaluation), caducité
et occasion, court terme courant après le long.. .
INTRODUCTlON 13
Google /Internet
De plus, il ne faut pas confondre, même si
Google lui-même nous y incite, Google et Internet.
Google est une société privée de droit améri-
cain, fondée en 1998 et cotée en bourse depuis
2004. Elle labellise un moteur de recherche excep-
tionnellement performant, inventé vers 1995-1996
par Sergey Brin et Larry Page, deux jeunes étu-
diants en doctorat à l’université de Stanford. Ce
moteur de recherche est basé sur un algorithme,
appelé PageRank (parce qu’il donne un rang aux
pages Web - mais peut-être aussi parce que c’est
Page qui en fut le principal artisan et que l’humour
fait partie de la culture de firme). Cet algorithme,
on ne le sait pas assez, est la propriété de
l’université de Stanford conféré sous licence exclu-
sive 2 Google, mais simplement jusqu’en 201 12.
2. Voir John BATTELLE,
The Search. How Google and Its Rivals Rewrote
the Rules of Business and Transformed Our Culture, Boston/Londres,
Nicholas Brealey Publishing, 2005, sur lequel je fais fonds très
largement. 11 vient d’être traduit en français par Dov Rueff (avec
Sébastien Blondeel) sous le titre La Révolution Google. Comment les
moreurs de recherche ont réinventé notre économie et notre culture,
Eyrolles, 2006. Voir également David A. VISEet Mark MAISEED, The
Google Story, Macmillan, 2005 (mad. fi. de Dominique Maniez, avec
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Cette information est sans doute une clef de l’évo-
lution de Google : depuis 2003, il est moins un
moteur de recherche qu’une plate-forme d’applica-
tions, qui offre sans cesse de nouveaux services de
plus en plus ébouriffants.
internet, quant à lui, est le réseau mondial qui
permet d’interconnecter le monde entier 3. Google
permet, non pas d’y accéder car ce n’est pas un
portail d’accès, mais, une fois qu’on est connecté,
d’y effectuer des recherches - c’est sa vocation
première - et de l’utiliser.
La focalisation sur Google est inévitable
depuis l’intervention de Jean-Noel Jeanneney,
Quand Google défie l’Europe : avec Google Print
et la volonté affichée de numériser tous les livres
de toutes les bibliothèques du monde, tout en
François Maniez, Google Story, Dunod, 2006). très informé mais plus
apologétique. et la critique de ces deux ouvrages par John
LANCHESTER, LRB I, vol. 28, no 2, 23, janvier 2006. On se reportera
également aux indications du site http://www.google-watch.org qui
se consacreà la surveillancecritique de Google.
3. Voir Encadré A, p. 31-39.
4. Sous titre : «Plaidoyer pour un sursaut», Mille et une nuits,
mai 2005. Une deuxième édition revue, augmentée et mise à jour de
cet ouvrage a été publiée en septembre 2006.
INTRODUCTION 15
commençant par cinq anglo-saxonnes de bonne
volonté, voilà que Google s’attaque 2 «nous»,
européens de la culture. Mais elle laisse ouverte la
question de savoir si Google est une exception, à
la réussite si chanceuse qu’elle est désormais
inégalable, ou bien la règle, le modèle qu’imitent
ses concurrents et qui, d’ailleurs, imite ses
concurrents en leur prenant des idées et des
hommes. Google n’est après tout que l’un des big
four, avec Microsoft, Yahoo! et AOL, tous améri-
cains, et ils proposent bon an mal an, rachat
après rachat, accord après accord, procès après
procès, de plus en plus tous le même programme
et les mêmes services.
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«mieux» organiser les résultats, et donc de mieux
répondre aux requêtes. Les caractéristiques de cet
algorithme sont connues, exhibées, même si l’algo-
rithme en ses variables est un secret. Elles sont, dit
Google, << démocratiques >> et permettent d’étayer
sa mission d’universalité. En quoi Google est-il
démocratique et de quelle démocratie s’agit-il, il
faudra bien entendu se poser la question.
Google est le «meilleur» aussi en ce qu’il veut le
bien et que sa volonté bonne fait de cette firme un
être moral. Cette volonté bonne est liée à sa
deuxième singularité : celle de séparer les résultats
a purs >> de la recherche et les publicités. Ne pas
laisser biaiser, comme Yahoo ! le fait par exemple, le
rang d’un résultat de recherche par l’argent d’un
annonceur, mais toujours clairement démarquer la
recherche de la publicité, les liens générés par l’al-
gorithme des liens générés par les sponsors. Google
appelle parfois cela la «séparation de l’Église et
de l’État>>,intégrité de Jésus/vénalité de César (à
moins que ce ne soit l’inverse).Ce désintéressement
sera également à examiner de près.
INTRODUCTION 17
Les stratégies de réponse
Quoi qu’il en soit, il y a place pour au moins
deux types de réponses ou ripostes au «défi>>
Google, non exclusives l’une de l’autre :
a) une réponse stratégique-réactive, de type
Galileo face à GPS : il faut un moteur pour l’Europe
qui ne dépende pas d’ailleurs (et comment suppor-
ter de dépendre d’un <<Dénide garanties >> tel que le
stipule Google !) - un autre que Google, d o s .
b) une réponse inventive-active : il faut faire
autrement, en partant de ce que Google vise mais
n’a/n’est pas (pas encore), et de ce que nous vou-
lons mais que Google ne peut pas nous donner -
un autre que Google, heteros.
Là encore, plusieurs scénarios sont possibles.
Rien n’empêche d’imaginer une indépendance à
partir d’une concurrence, qui nous ferait dépendre
de plusieurs ailleurs comme on dépend de plu-
sieurs sources d’approvisionnement en pétrole, gaz
ou énergie (l’Inde, le Japon, la Chine ont ou auront
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leur propre moteur de recherche compétitif). Rien
n’empêche d’imaginer également des partages de
données, y compris bien entendu avec Google, une
sorte de potlatch mondial des donnéesfree on line
pour tous les hommes de bonne volonté, mais avec
à chaque fois des valeurs ajoutées d’un autre type,
selon d’autres ((valeurs >> à ajouter justement,
locales, voire parcellaires, multiples.
La politique et la stratégie «nous» échappent,
non sans donner lieu à deux impressions simulta-
nées : celle d’être à un moment où tout est possible,
y compris d’influer / influencer à partir de nulle
part, juste de là où nous sommes (les repères sont à
ce point remis en cause que toute initiative semble
avoir sa place) ; et puis celle que tout se joue sans
«nous D, que la technique est performative de nous,
c’est elle qui décide du possible, l’actuel du futur,
avant que nous nous en soyons rendu compte.
Le seuil d’incompétence du quidam est évidem-
ment atteint, c’est d’ailleurs pourquoi la société est
en demande de bon sens.
INTRODUCTION 19
I
GOOGLE RÉVÉLATEUR DU NET
4. Voir l’encadré A : «Ce que j’ai toujours voulu savoir sans jamais
oser le demander : 1’Internet. le Web, un peu d’histoire immédiate»,
p. 31 ss. J’ai choisi de proposer en encadré à la fin de chaque chapitre
les digressions qui m’ont paru personnellement nécessaires pour
mieux comprendrece dont il s’agit avec Google.
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faite par tous et non par un», et Rimbaud lu par
Char : <<sadate incendiaire, c’est la rapidité ».
Contre un monde si <<résolumentmoderne D, il n’y
aurait jamais plus que des combats d’arrière-
garde. À moins que. À moins que certaines << nou-
velles >> valeurs ne soient encore plus stéréotypées
et ringardes que les anciennes, parce que ferme-
ment reprises en main par le plus daté des nou-
veaux mondes : dont’be evil.. .
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poraire sous le signet «en-cache» de Google, qui
donne les états immédiatement antérieurs, l’his-
toire immédiate de la page consultée et de ses
mises à jour (à condition bien entendu que le site
et le lien avec lui n’aient pas disparu) ; et en sur-
vie éternelle, quasi mormone, au sein de Internet
Archive ouverte à tous 6 .
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cohabiterait sur le site avec une version R live», qui
elle-même pourrait exiger que l’internaute s’enre-
gistre en ligne pour publier.
Wikipédia, de son propre aveu, fonctionne bien
tant qu’on est d’accord. La doxa contre l’agôn -
l’opinion reçue contre la confrontation et le procès
du questionnement. Pas de sujet controversé, rien
que de la transparence, tout le monde sera d’accord
comme Bouvard avec Pécuchet : de la doxa molle en
style mou ;à quelque item que l’on ouvre, c’est utile
quand on ne connaît rien et souvent à pleurer dès
qu’on connaît un peu (demandez «Platon»). On
touche à l’un des problèmes-clefs, que Google gère
de front avec l’algorithme PageRank9 : la quantité
produit-elle la qualité? Le «chacun », le tous un par
un, est-ce une garantie d’universalité, est-ce une
garantie de démocratie? Que veut dire donner à
ceux qui ne savent pas ce dont ceux qui savent ne
veulent pas pour eux? Sans aucun doute, l’un des
enjeux pour tout enseignement et toute pédagogie
aujourd’hui est d’apprendre à se servir du Net,
d’apprendre à <<critiquerD, à problématiser et à
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forme et qu’il est en train de changer. Or, le contenu
du Net et la mise en forme de ce contenu sont par-
faitement adaptés l’un à l’autre avec Google.
Qu’a donc Google de si singulier?
*
* *
ENCADRÉ A
Ce que j’ai toujours voulu savoir sans jamais
~-
oser le demander : I’lnternet, le Web,
un peu d’histoire immédiate
11. Voir le petit livre déjà ancien de Christian HUITEMA. Et Dieu créa
l’interner.. ., Eyrolles, 1995, qui raconte l’histoiredu Net à travers sa
propre expérience au CNET (Centre national d’études sur les télé-
communications), à I’INRIA (Institut national de recherche en infor-
matique et automatique) et à la présidence de I’IAB (Internet
Activities Board et, depuis 1993. internet Architecture Board).
12. Voir Libération du 15 février 2006 et, sur la relation entre Google
et les États, p. 170-178.
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Google avait choisi dès sa première installation en
Chine, comme obéissant à l’injonction d’un Patriot
Act chinois, que les adresses interdites ne génèrent
même pas de message d’erreur.
sociétés (la ville de Dublin par exemple s’estfait subtiliser son nom
de domaine), soit une valeur de 100 millions d’euros», peut-on lire
sur le site Eudomaindesaster. Et Chypre aurait déposé autant de
noms de domaine en <<eu>> que les Français : environ 75000.
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du réseau, le courrier électronique, le partage et le
transfert de fichiers, la téléphonie par réseaux, et le
World Wide Web, la toile d’araignée mondiale.
Le WWW (mais on a bien le droit d’entendre World
Wild Web. la sauvagerie-wild sous l’amplitude-wide !)
n’est pas lui-même synonyme dlnternet. L’idée de
base, conçue en 1989 par Tim Berners-Lee 14, alors
ingénieur en informatique au CERN (Organisation
européenne pour la recherche nucléaire) à Genève, est
de tisser des liens entre les serveurs du monde entier,
en créant un serveur de serveurs, un méta-serveur, qui
s’est effectivement organisé comme réseau mondial en
1992.11 fonctionne sur trois idées principales : le sup-
port du multimédia, l’intégration des services préexis-
tants et, surtout, la navigation par hypertexte. L’accès
aux ressources du réseau se fait en effet à partir des
documents formatés en HTML (HyperText Markup
Language). L’intérêt du langage HTML est qu’il per-
met des liens hypertexte, «pointeurs» sur lesquels il
suffit de cliquer pour se connecter en toute simplicité
sur d’autres serveurs ou pour accéder à une informa-
tion spécifique. Ces pointeurs, liés par exemple à des
mots-clés, comportent trois indications : le type de
protocole à utiIiser, le nom du serveur et le nom du
fichier dans le serveur. C’est ainsi que s’interprète une
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siera à l’idée que Leibniz, inventeur du calcul infinitési-
mal, ait pensé simultanément la caractéristique univer-
selle (tentative d’écrire algébriquement l’essence de
chaque étant ou item). le principe des indiscernables
(aucun item ne differe d’un autre solo numero, et si
deux items ont la même formule, ils n’en font qu’un) et
le principe de raison (il faut qu’il y ait une raison pour
que quelque chose soit ainsi plutôt qu’autrement, pour
qu’il y ait quelque chose plutôt que rien), et que Boole
l’ait ainsi exaucé avec O et 1.
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d’hui au sein du NLIC (Native Language Internet
Consortium) et du Netpia (Native Language Internet
Adress) à promouvoir le multilinguisrne, y compris
dans l’alphabet des adresses - «S’attaquer au mono-
linguisme, c’est s’attaquer à l’hégémonie américaine.. .
11 n’y a aucune nécessité technique à cet état de fait
[faire fonctionner le système d’adresses DNS avec des
caractères latins non accentués] : la seule “nécessité”
est de conserver le système actuel parce qu’il est géré
aux États-Unis. >>
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même savoir-faire et le même type de programme :
«Alexa» est un ((commercial offshot», un rejeton com-
mercial, qui a été acheté 250 millions de dollars en 1999
par Amazon.com. C’est ainsi : un objectif philanthro-
pique, humanitaire, et un objectif d’intense profit, les
deux dans la même main, ou plutôt main gauche, main
droite. U n coup pour le bon dieu, un coup pour la
bourse, l’éthique protestante up to date. Ou, si l’on pré-
fire, capitalisme et schizophrénie. On remarquera que
c’est, mwtadis mutandis, la structure même de Google
qui, caractérisé par son refus public de la publicité (y
compris pour la compagnie elle-même, qui ne doit son
succès qu’au bouche à oreille), tire 99 % de ses revenus
de la publicité. À ceci près que, avec Google, il n’y a pas
deux compagnies avec deux usages, mais deux lieux
dans la page, le centre organique et les marges sponso-
risées (voir ci-dessous, chapitre IV, 2). L‘infrastructure
de la mêtis l7 américaine, notre infrastructure?
Cela dit, une page, entre autres, d’interner Archive
n’est guère sexy. Et l’on comprend ce qu’est une meule
de foin. Aujourd’hui, 14 janvier 2006, voici le tout
début de l’état des lieux :
((The most recent additions to the Internet Archive
collections.
This RSS feed is generated dynamically tracey@
archive.org Sat, 14 Jan 2006 04:41:18 PST A special
17. Mêtis est le terme grec qui caractérise la ruse d’Ulysse et l’intelli-
gence prométhéenne des sophistes.
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ourmedia. This item has files of the following types:
mpeg Sat, 14 Jan 2006 04:27:04 PST audio / ourmedia
A song sang by Kylie Minogue. This item belongs to:
audio / ourmedia. This item has files of the following
types: mpeg Sat, 14 Jan 2006 04:26:53 PST audio / our-
media Creative Root Radio Test Podcast. This item
belongs to: Sound/ourmedia. This item has files of the
following types: audio (including music), 64Kbps MP3,
128kbps M 3 U 64Kbps M 3 U 128Kbps MP3, Ogg
Vorbis, 64Kbps MP3 ZIP Sat, 14 Jan 2006 04:25:25 PST
http://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.5/Sound
/
ourmedia Juste la video de madame Metzger qui passe
devant nous. [. .. ] B
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vement, mais j e google quelque chose, transitive-
ment et objectivement, et j e suis googlée, passive-
ment, si bien que j e me google moi-même, prono-
minalement, pour savoir quand même ce qu’on
voit de moi, actualisé jour après jour.
Le point de départ qui a tout du mythe (trop
plein de sens, et des versions différentes toutes
signifiantes) est bien raconté par Vise’ : fin 1997,
deux jeunes étudiants, Lawrence Page et Sergey
Brin, veulent trouver un nouveau nom pour le
moteur de recherche qu’ils ont concocté dans le
cadre de leur doctorat. Ils l’ont appelé pour I’ins-
tant << BackRub », parce que c’est le premier à
tenir compte des liens qui pointent vers un site
(back) et pas seulement des liens qui partent de
lui @rom). Le mot choisi est «Googol», 1 + 100
zéros, un mot inventé par le petit Melton Sirotta,
le neveu âgé de neuf ans du mathématicien amé-
ricain Edward Kasner, qui l’a popularisé dans
son livre, écrit avec James Newman,
Mathematics and the Imagination. Une bienheu-
reuse faute d’orthographe sur l’ordinateur aurait
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sous-main, une private joke élevée à l’universel.
Avec, comble du british, le cricket à l’horizon : en
argot, « t o throw a googlyx veut dire quelque
chose comme <<poserune question piège >> parce
que cgoogly» se dit d’une balle difficile à rattra-
per, un coup tordu, au cricket, et le Chambers
Twentieth Century Dictionary (1972) fait venir de
là le verbe « t o google». Mais c’est le regard
qu’on entend d’abord : le verbe (( to ogle )> signifie
<<reluquer,lorgner >> et cgoogly B se dit de celui
qui jette un regard amoureux5. En plein borbo-
rygme, «we giggle at the Google-doodles», nous
gloussons aux griffonnages de Google, décora-
tions joyeuses du logo pour les fêtes et les
grandes occasions. On ne rate ni la Saint Patrick,
ni le nouvel an chinois, ni la fête des mères, on
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<<e»= $ 2 718 261 828. Et dans son offre en
août 2005, il a vendu 14 159 265 (toutes les déci-
males de <<pi») actions 7.
52 GOOGLE-MOI
Bryn et Page constatent comme tout le monde
que les moteurs de recherche sont étonnamment
mauvais : ils fournissent une masse de résultats
inutilisables parce que répétitifs et non pertinents,
mal hiérarchisés par rapport à la demande.
Comment me donner accès à ce que ((je)>cherche?
Bref, comment fabriquer un bon moteur de
recherche? Bryn et Page le précisent dans l’inter-
view qu’ils donnent à Playboy en 2004, la recherche
comme telle n’intéressait personne puisqu’elle ne
générait pas directement d’argent. En 1997-1998,la
route était libre en tout cas pour une invention
altruiste dont personne ne pouvait raisonnablement
supposer qu’elle serait à ce point payante.
Qu’est-ce qu’un moteur de recherche? Élémen-
taire, mon cher Watson. Un moteur de recherche
donne des réponses à des demandes, et la perti-
nence des réponses (relevancy) détermine sa qua-
lité. 11«crawle» des données (ou il les «browse», à
quatre pattes, rampant, nageant, broutant, il par-
court la toile comme une spider, une araignée, ou
comme un worm, comme un ver - le robot qu’est
le moteur est un essaim protéiforme de méta-
phores) et il les indexe, d’une part. D’autre part, il
GOOGLE INC. :DE LA RECHERCHE AU GRAND CAPITAL 53
analyse les demandes, essentiellement au moyen
de mots-clés. Enfin, il fournit les réponses perti-
nentes et les classe grâce à un runtime system ou
query processor, un software qui fait la connexion
entre les demandes et l’index des données.
Pour qu’un moteur de recherche soit bon, c’est-
à-dire fournisse des réponses pertinentes dans un
ordre approprié, il faut et il suffit donc d’optimiser
chaque étape. Mais le changement d’échelle,avec la
croissance exponentielle du Web et du nombre des
recherches, produit une véritable coupure : c’est ce
changement d’échelle qu’affrontent Bryn et Page,
nos deuxjeunes étudiants d’un PhD qu’ils ne pren-
dront plus le temps d’obtenir, dans la première pré-
sentation, limpide et historiquement émouvante,
qu’ils font de Google à l’état naissant devant le par-
terre du département informatique de Stanford en
1998. Le titre est assez dada : The Anatomy ofa
Large-Scale Hypertextual Web Search Engine
[Anatomie d’un moteur de recherche hypertexte à
grande échelle pour la toile] lo.
54 GOOGLE-MOI
Google Architecture Overview
11. Heidegger rend ainsi logos par «pose recueillante)) et, se deman-
dant ((commentlegein, dont le sens propre est “étendre”, en arrive à
signifier dire et parler», passe par iegen (all.), ((rassembler, réunir»,
puis iesen (all.), «lire» mais aussi «rassembler, étendre devant », et,
en composition, <<glaner.vendanger, récolter, mettre à l’abri, conser-
ver, rentrer )) (((Logos [Héraclite, fragment 501», Essais et confé-
rences, rad. A. Préau, Gallimard, 195P. p. 251-253). L’un des sens
premiers de logos est <<proportion»au sens mathématique du terme,
«rapport», d’où le double sens de «parole» et de «raison» (ratio et
oratio. comme traduisent les Latins).
12. Ces propos, prononcés dans une High School en Israël en sep-
tembre 2003, sont rapportés par VISE, chap. 1.
56 GOOGLE-MOI
semble du Web visible l3 (11,smilliards de pages)
en un mois environ.
Le schéma << anatomique >> nous montre les gros
tonneaux qui contiennent, compressées, les pages
crawlées. On comprend l’importance du hardware
et, très concrètement, du nombre d’ordinateurs
utilisés. C’est là l’une des forces singulières de
Google, due à la manière même dont la firme s’est
créée, en accumulant des ordinateurs ordinaires
dans des chambres, des bureaux d’étudiants, des
hangars ; d’où le bon marché et la robustesse
d’une infrastructure d’ordinateurs qui fonctionne
comme une armée de fantassins, en formations
parallèles - plus il y en a, mieux c’est, mais si
13. Le ((Web visible est le Web public (le (( www >)), celui qu’in-
>)
58 GOOGLE-MOI
le document - une adresse, un titre, une note -,
et même la police, la taille ou la casse - majus-
cule ou minuscule). Chaque document est ainsi
transformé en un ensemble d’occurrences ou
hits 15. L’indexation est utilisable dans les deux
sens : l’index direct conduit des documents aux
mots, mais la trieuse génère ensuite un index
inverse, qui conduit des mots aux documents
pour produire les réponses.
Les index renvoyant aux données sont à leur
tour organisés au moyen de métadonnées. Ces
données sur les données peuvent être internes aux
données elles-mêmes (elles indiquent la langue
utilisée ; le type de vocabulaire ; l’appartenance à
un groupe quand on parvient à établir des critères
de détection et avant qu’ils ne soient tournés
- spam, pornographie ; des renseignements concer-
nant l’adresse - e-mail, zip code ; le type ou
format - texte, HTML, images -) et générées
~ ~~
60 GOOGLE-MOI
seulement il fait des propositions, corrections
orthographiques par exemple («essayez avec cette
orthographe »), désambiguïsation des mots-clés, il
propose des restrictions ou des raccourcis (c<j’aide
la chance»), mais il invite à quelque chose comme
un art ou un sport de la demande, en permettant
d’utiliser une quasi-syntaxe, avec ordre des items,
connecteurs («tout sauf»), choix de vocables
moins courants, jeu sur les métadonnées 16. L’autre
grande manière d’améliorer l’analyse est de l’ordre
du profilage : la «recherche personnalisée >> garde
le souvenir des demandes précédentes ; la trace des
visites et des choix du demandeur (mémorisés par
les cookies placés dans son ordinateur, et le click-
stream, << flux de clics l7 >>),sont autant d’indices du
type de problème qu’il se pose comme du type de
réponse qui le satisfait.
16. Le jeu Google Whacks (whack, c’est un grand coup, une raclée)
consiste à trouver la demande en deux mots qui génère une réponse
unique de la part de Google. Plus sérieusement, sachez-le, si vous
tapez «recette de la soupe au * et à la tomate», Google vous propose
basilic et potiron pour 1’* (mais à moi, il me propose le site Wikipédia
où se trouve l’exemple),et vous pourriez élargir aux synonymes en
tapant un tilde avant l’item.
17. Voir chapitre III, 2.3.
68 GOOGLE-MOI
NASDAQ Stock exchange », dit Battelle). Pourtant,
au lieu de renouveler son accord avec GoTo,
devenu Overture, c’est avec Google qu’AOL choi-
sit de signer l’accord en 2001. Car Google fait la
différence grâce à PageRank : il ne mélange pas
les résultats de la recherche (organic results) avec
la pub et produit du coup de meilleures réponses.
Avec Google, la morale rapporte, et c’est en
somme l’organisation même du moteur qui est
morale. Ajoutons que GoTo - Overture, qui se
vend alors à Yahoo !, intente un procès pour patent
infringement (contrefaçon) et que Google préfere
transiger très haut - plusieurs centaines de mil-
lions de dollars 20.
Google lui-même parle de love affair avec la
communauté techno et, lors du 2001 Search
Engine Watch Award, il ne reçoit pas moins de
cinq oscars. De mois en mois, les acquisitions et
les partenariats se multiplient, avec leurs langues
d’interface, tandis que proliferent les services et les
70 GOOGLE-MOI
ayant vocation à se lire dans les détails de la struc-
ture, il faut comprendre qu’il y a des actions de
classe A, avec une voix par action, et des actions
de classe B, avec 10 voix par action, destinées aux
Google Guys. La mise sur le marché est dure, entre
avril et août 2004, pleine de transactions (Yahoo!
reçoit le 9 août 2,7 millions de parts pour éteindre
tout litige) et de coups tordus - sans qu’on sache
très bien dans quel sens - comme l’interview de
Playboy publiée juste pendant la période de
réserve et qu’il a fallu adjoindre au dossier de la
Securities and Exchange Commission 23. L’action
passe dans la journée, le 19 août, de 15,Ol à
100,Ol dollars. De quoi s’asseoir le jour J, comme
Page, dans une assiette de crème fraîche - le cul
bordé de nouilles ... Début 2006, l’action cote
460 dollars environ.
Avec toujours, en toile de fond, une lutte à mort
contre Microsoft, via ces accords à l’arrachée
(Yahoo!, AOL), ou le procès anti-trust contre
Gates, Même chose pour les données : le
9 novembre 2004, le jour où Microsoft va annon-
72 GOOGLE-MOI
jour (chiffre de 2004). Non plus 8, mais 24 mil-
liards de pages indexées selon l’annonce de
novembre 2005 (sans compter les images et les
messages Usenet, au moins un milliard de
chaque), soit 1000 fois plus qu’au début. Valeur
2005 cotée à 110 milliards de dollars, plus que la
combinaison de Disney, The Washington Post,
The New York Times, The Wall Street Journal,
Amazon.com, Ford et General Motors. Chiffre
d’affaires <<historique>> pour le 1“ trimestre 2006
= 2,25 milliards de dollars (en croissance de 79 YO
par rapport à 2005 sur la même période ; devant
Yahoo ! = 1 5 7 milliard, mais encore loin derrière
Microsoft = 11,8 milliards) : bénéfices sur le tri-
mestre = 592 millions (+ 60 %). 42,7 % de parts
de marché aux États-Unis (contre 28 % à Yahoo !
et 13,2 pour Microsoft MSN). 42 % des revenus
hors des États-Unis (contre 38 O‘? en 2005). Les
bénéfices, comparés à ceux d’Apple, d’IBM ou de
Microsoft, sont encore relativement faibles par
rapport à la cote en bourse : Bryn et Page
<<pesaientD ensemble 22 milliards de dollars en
juin 2005, quand l’action valait 111 dollars, et elle
a quadruplé depuis.. .
*
* *
ENCADRÉC
r
Go ogle et James Joyce :
les yeux doux
74 GOOGLE-MOI
[1:8 231.121 c His mouthfull of ecstasy @or Shing-
Yung-Thing in Shina from Yoruyume across the Timor
Sea), herepong (maiadventure!) shot pinging up
through the errorooth of his wisdom (who thought him
a Fonar all, feastking of sheiiies by googling Lovvey,
regally freyrherem, eageliy plumed.. . B
«Ses bouffées d’extase (auparavant chinois de la
jeunesse de l’autre côté de la Mer Sargastique du
Temps), ses coups de harponts (malaventre !) jetés
entre les errorhizomes de sa sagesse (qui l’a jamais
pris pour Fonar le barde, Percy Feastyking Shelley,
Lovelace, le frère royal, plume d’aigle...>> (trad.
p. 358-359).
Soit, sous la plume de Jean Dixsaut attentif
à google 27 :
«Sa bouchée d’extase (pour Célesteville chez les
Célestes en venant de Yoyohama par la mer du
Tempspête) là-dessus (malheure !) remonta pong-ping
entre les dents de sa sagesse (quilupris pour un bardo-
phone se roipaissant de shelleys en zyeutant
Lovelacet...) >>
27. C’est à lui queje suis redevable pour toute cette note.
76 GOOGLE-MOI
11 y a dans ces citations des couches de langage
(comme dans Internet), selon le protocole du cricket
(dans la citation 3 : bowling, slips, duck, lob, bye, goo-
glie, peut-être même ashes). de l’érotisme ou de la por-
nographie (le bout du doigt du petit Jésus?).
Tout cela pris dans la valse du signifiant, avec un
petit air de noodle, poodle.. . On entend aussi gaggle,
troupeau d’oies, de femmes bavardes /caquet, bavar-
dage ; gargle : le bruit et l’action du gargarisme :
gurgle : «make a bubbling sound as of liquid escaping
intermittentlyfrom or bottle or of waterflowing among
stones)), et ;cutter broken guttural cries)).
Mais il y va d’abord, à coup sûr, du regard
et des yeux. Et il est clair que dans les citations
1 et 4 le verbe à entendre est bien «ogle».
Ogle signifie «stare at» (regarder de tous ses
yeux), «stare at lecherously)) (lecherous = ((having or
showing excessive or offensive sexual desire », soit
<<libertin», <<lubrique», <<lascif», << débauché B),
(( impertinently,flirtatiously, or amorously », et, comme
78 GOOGLE-MOI
et vous fait les yeux doux en ne vous proposant que ce
qui vous intéresse - c’est sa manière de flirter, avec
chacun de vous, en vous donnant l’impression d’être
unique. On y reviendra avec l’algorithme PageRank et
la << BigBrotherisation».
cc OUR MISSION IS
TO ORGANIZE
ALL THE INFORMATION IN THE WORLD))
82 GOOGLE-MOI
l’information l’un des nouveaux droits de
l’homme. Comme il se peut que son «nous D soit le
strict avatar du we américain de « I n God we
trust», qui figure sur tous les dollars, billets et
pièces de monnaie2. À vrai dire, c’est l’ambiguïté
qui est précisément source d’inquiétude - comme
l’aurait dit et répété James Hadley Billington,
The Librarian, << Le Bibliothécaire », directeur
(républicainj de la bibliothèque du Congrès,
devant ses collaborateurs : <<Quiest contre Google
est contre les États-Unis. >>
De fait, le substantif, «mission», est bien lourd.
De la «délégation de Jésus-Christ>>à la «raison
d’être», dit Le Robert historique. On ne peut pas
ne pas entendre Bush, concluant magistralement
chacun de ses discours de campagne d’un «And
help me God!»sur un ton nouveau, approprié et
2. c The trust of our peopie in God should be declared on our national
coins», écrit le secrétaire du Trésor. Salmon Chase, en 1861,après la
guerre de Sécession, et la devise apparaît pour la première fois en
1864 sur la pièce de deux cents. Sa généralisation de fait n’a fait I’ob-
jet d’une loi, votée par le Congrès, qu’en 1956. Sans doute ne faut-il
rien moins que le «trust» en Dieu, foi-confiance. pour garantir le
c trust >> en la monnaie, sa fiabilité et celle de l’économie américaine,
surtout si ((nousD ne vivons plus sous le régime de l’étalon-or. mais
bien sous celui de la loi anti-trust.
84 GOOGLE-MOI
2. Mener la guerre du bien contre le mal.
«Don’t be evil», les mauvais moteurs de
recherche, qui sont des moteurs de recherche
mauvais, biaisent leurs résultats pour de l’argent
- alors qu’il faut et qu’il suffit de comprendre que
Dieu/la main invisible du marché fait bien les
choses, c’est-à-dire qu’en favorisant le bien, on
gagne encore plus d’argent. La «bonté» de
Google, qui sépare recherche et publicité, est son
premier atout dans la cyber-war.
3. Viser l’universel. Le bien vaut pour l’huma-
nité digne de ce nom («les pays épris de liberté
sont à nos côtés4»),et la mission consiste à ce que
tous fassent partie de cette humanité-là, jusqu’aux
sauvages grimpés dans les arbres, pour reprendre
une expression d’Eric Schmidt.
4. Se donner les moyens sur le long terme.
«Notre riposte devra être dévastatrice, prolongée,
efficace5.» La force de Google tient à ses millions
d’ordinateurs - ses <<fantassins>> qui stockent les
données - et à ses millions tout court.
86 GOOGLE-MOI
De Google comme de l’Amérique, on ne peut
aujourd’hui defacto se passer, même si l’un et
l’autre peuvent et doivent évoluer (voire, pour
Google - c’est là évidemment la limite de la com-
paraison entre un État et une firme -, disparaître
avec les transformations de la technologie et du
marché). Mais il y a une analogie d’obscénité à
faire passer du politique, c’est-à-dire quelque
chose qui concerne une communauté d’hommes à
chaque fois déterminée, pour du moral 7, c’est-à-
dire quelque chose qui concerne universellement
l’homme en tant qu’homme. Corrélativement, il
est obscène de déployer des intérêts économiques
et commerciaux sous couvert d’une mission de
civilisation. I1 n’est certes pas impossible que la
2. ff ... is to organize ))
88 GOOGLE-MOI
l’université de Dresde en 1935, a tenu ce journal
clandestin qui l’a aidé à vivre entre 1933 et 1945.11
observe, comme Arendt ou Celan, la langue alle-
mande infusant le nazisme. Je ne vis pas dans ces
sombres temps, mais je crois au diagnostic du phi-
lologue. «Les mots peuvent être comme de minus-
cules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre
garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà
qu’après quelque temps, l’effet toxique se fait sen-
tir» (p. 40). C’est pourquoi, dit Klemperer, «on
devrait mettre beaucoup de mots en usage chez les
nazis, pour longtemps, et certains pour toujours,
dans la fosse commune>>(p. 41). Organiser est l’un
repensé à une anecdote du vieux Berlin. [...] Un jeune garçon qui est
au cirque avec son père lui demande : “Papa. que fait le monsieur sur
la corde avec le bâton? - Gros nigaud, c’est un balancier auquel il se
tient. - Oh la la! Papa, et s’il le laissait tomber? - Gros nigaud,
puisque je te dis qu’il le tient !”
Mon journal était dans ces années-là, à tout moment, le balancier
sans lequel j e serais cent fois tombé. [. . .] toujours m’a aidé cette
injonction queje me faisais à moi-même : observe, étudie, grave dans
ta mémoire ce qui arrive - car demain déjà cela aura un autre
aspect, demain tu le percevras autrement, retiens la manière dont
cela se manifeste et agit. Et très vite, cette exhortation à me placer
au-dessus de la mêlée et à garder ma liberté intérieure se cristallisa
en cette formule secrète toujours efficace : LTI, LTI» (p. 33-34).
90 GOOGLE-MOI
avec de l’entendement, ils cherchent à entrer dans
le secret de l’organique 9. >>
Je lis ici nouées plusieurs composantes lourdes.
D’abord, le lien entre totalité et organisation.
Si j’applique cela à Google, le duo-maître est
«organize all ... in the world». D’où un conseil
immédiat à toute Bibliothèque numérique faite ou
à faire : systématisez, n’organisez pas, faites la dif-
férence entre un << système >>, ensemble ordonné par
l’entendement et l’intelligence, qui se tient debout
ensemble (sunistêmi), et une << organisation >> qui,
c’est très étrange en grec même, lie l’organique et
l’ustensilité (la logique est un organon, et la main
est, pour reprendre la définition aristotélicienne,
l’organe des organes, c’est-à-dire l’outil capable de
remplacer ou d’utiliser tous les outils). 11 y a en
grec deux manières de dire <<tout>>, pan et holon,
un tout composite ouvert ou une totalité close.
Quand il s’agit d’information, le tout est nécessai-
rement un pan branché sur l’infini, c’est-à-dire sur
le «encore encore» - l’infini sous sa définition
aristotélicienne, dépréciative, privative (ou mau-
92 9 GOOGLE-MOI
veut dire enfler, germer, se former inconsciemment,
comme un végétal» (p. 141). L’organisation, c’est
le technique qui se fait passer pour du naturel, la
naturalisation de la technique. Telle est l’exacte
définition de PageRank qui dit la «réalité du
réseau» : le secret de l’organique, dans l’organisa-
tion Google, c’est le secret du technique - le
réseau, l’ordinateur : «no humans are reading the
email - just Google’s systems». Le Web est un
organisme, avec une auto-organisation naturelle
(Web self-organizing properties), exactement
comme la main invisible du marché : «It happens
naturally as a response to queries B, e cela arrive
naturellement.. . *O ».
Du coup, on ne peut qu’intérioriser la hiérar-
chie, tout comme on adopte la langue. «En 1936
déjà, un jeune mécanicien qui, à lui seul, était venu
à bout d’une réparation délicate et urgente sur mon
carburateur me dit ceci : “N’ai-je pas bien organisé
ça?”. 11 avait tellement dans l’oreille les mots
“organisation” et “organiser” [...] que pour la
tâche qui lui était propre et qu’il avait achevée tout
94 GOOGLE-MOI
On sait que 80 % des recherches s’arrêtent à la
1“ page et qu’on les poursuit très rarement après
la 3‘ page. «Demain, ce qui ne sera pas dispo-
nible en ligne risque de devenir invisible à
l’échelle du monde >>, dit Jacques Chirac l2 ; mais,
aujourd’hui, ce qui n’apparaît pas dans les pre-
miers résultats de Google a très peu d’existence.
PageRank est l’opérateur de classement dont, il
vaut la peine de le répéter, la licence exclusive
n’est accordée à Google par l’université de
Stanford que jusqu’en 201 1. Formule secrète,
aussi secrète paraît-il que celle du Coca-cola, qui
comporterait 500 millions de variables et plus de
2 milliards de termes 13.
On en trouve cependant l’algorithme sur le Net.
Le voici :
96 GOOGLE-MOI
vont vers une page, la valeur de ces liens faisant
elle-même l’objet d’une pondération 15.
Le modèle académique
L’idée de base de Bryn et Page, que Vise qualifie
de c one-shot idea 16», pour classer la pertinence
des réponses et les hiérarchiser, c’est de prendre en
compte non seulement les mots-clés qui détermi-
nent un site, mais les liens qui pointent vers lui.
L’anatomie du gros engin s’adosse en effet, on l’a
vu, à l’idée de backrub, de backlinks, c’est-à-dire
de liens qui mènent au site et non qui partent de
15. Voici la présentation de l’algorithme initial dans l’«Anatomie». si
simple qu’il pouvait être calculé en quelques heures pour 26 millions
de pages sur un poste de travail de moyenne importance :
«Nous admettons qu’une page A a des pages Tl.. . Tn qui pointent
vers elle (i.e. sont des citations). Le paramètre d est un facteur de pon-
dération qui se situe entre O et 1. Nous le fixons généralement à 0.85.
[...] De plus, C(A) est défini comme le nombre de liens qui partent de
la page A. Le RangdePage d’une page A est donné comme suit :
PR(A) = (1-d) + d (PR(Tl)/C(Tl) + ... + PR(Tn)/C(Tn))
On note que les RangsdePage forment une distribution de probabi-
lité pour les pages du Web telle que la somme de tous les
RangsdePage soit égale à 1.)>
L’algorithme actuel intègre des variables permettant la détection des
spams et des ((trick clicks» qui visent à biaiser le classement (voir
p. 144ss).
16. VISE,p. 38 (trad. fr., p. 35).
98 GOOGLE-MOI
nombreuses ; plus un site fait de liens, moins un
lien émanant de ce site sera donc coté.
Ce n’est pas vraiment nouveau, mais ce qui est
nouveau est de prendre ce taureau-là par les cornes.
L’idée est déjà contenue dans l’invention du world
Wide Web par Berners-Lee en 1991, qui la décrit
ainsi : «Le projet a commencé avec la philosophie
que l’information académique devrait en grande
partie être librement accessible à tous. Le WWW
consiste en documents et en liens. Les index sont
des documents d’un type spécial qui ne font pas
tant l’objet d’une lecture que d’une recherche. Le
résultat d’une recherche de ce genre est un autre
document (“virtuel”)qui contient des liens vers les
documents trouvés 18. >> Tout est là : information
académique, libre accès pour tous, liens et indexa-
tion - sauf l’algorithmeproprement dit.
Le problème est au fond le suivant, diagnosti-
qué dans l’«Anatomie» : comment utiliser le Web,
qui est «une vaste collection de documents com-
plètement hétérogènes» comme si c’était une ou
plusieurs <<collectionsbien contrôlées »? C’est un
100 GOOGLE-MOI
strictement définis, dont celui du quotation index -
combien de fois un enseignant-chercheur a-t-il été
cité dans un corpus de revues prédéterminé19?Et
exactement comme avec Google, quand on
constate son mauvais classement, on peut y remé-
dier et faire mieux la prochaine fois. La martingale
gagnante, tant qu’on n’a pas changé les règles,
consiste pour <<nous>> par exemple à publier et à
faire publier en anglais sur des sujets porteurs, au
sein d’un regroupement institutionnel constituant
une masse critique à label unique, des opinions
paradoxales par rapport auxquelles les chercheurs
du domaine seront contraints de se positionner en
bien ou en mal (peu importe du moment que c’est
cité), dans les revues les mieux cotées appartenant
au corpus. 11faut et il suffit de prendre l’instrument
de contrôle comme objectif de son activité - les
102 GOOGLE-MOI
luation au nombre de “votes” (liens) reçus par la
page ; il procède également à une analyse de la page
qui contient le lien. Les liens présents dans des pages
jugées importantes par Google ont plus de “poids” et
contribuent ainsi à “élire” d’autres pagesz1.D
Donc :
1. Un lien, un vote (non pas one man, one vote,
comme en Afrique du Sud, mais one link, one vote).
2. Tous les liens ne se valent pas : on pondère le
nombre de citations par la valeur du site.
3. La valeur du site et de la citation (de la <<sita-
tion >> pourrait-on dire) est elle-même mesurée par
le nombre de liens qui y renvoient, le site le plus
important étant celui vers lequel le plus de
sites / liens renvoient (chez Google, une mention en
première page de Yahoo ! vaut de l’or).
Ainsi : la qualité n’est rien d’autre qu’une pro-
priété émergente de la quantité.
La hiérarchie ne provient pas du dehors, telle une
hiérarchie platonicienne par devoir-être, avec un phi-
losophe-roi pour l’imposer à la masse, ce n’est pas
non plus une hiérarchie démocratique par ugôn, dis-
cussion ouverte et dissensus-consensus. Elle est
21. «Pourquoi Google?))
104 GOOGLE-MOI
de la démocratie par l’aristocratie chez Aristote et
dans PageRank. Pour le pire : quand le monde
commun ne produit plus que des <<clichés>> et
qu’on est insensiblement englués dans ce que
Hannah Arendt nomme la <<banalitédu mal >> -
non pas tant que le mal soit banal, mais parce qu’il
devient impossible de dire et de vivre autre chose
que des banalités.
106 GOOGLE-MOI
comme la foi, est l’exact contraire de l’éducation.
11 est vrai que le Net peut être un espace de curio-
sité, on peut faire de la randonnée sur Google
comme on se promène dans les rayons d’une
bibliothèque, ou plutôt d’un grand magasin. Mais
l’excellence de Google, c’est de raccourcir votre
temps de recherche et de prévenir votre errance.
Google peut éduquer votre manière de demander,
afin que votre requête soit plus appropriée à la
manière dont le moteur fonctionne et que vous
trouviez plus vite les réponses qui vous intéres-
sent, mais il ne peut ni ne veut éduquer votre
demande ni votre type d’intérêt, sur lesquels au
contraire il s’appuie pour mieux vous satisfaire.
Pour ce faire, il mise sur vos habitudes, selon
une technique behavioriste d’identification et de
profilage.
«Lors de votre première visite sur le site de Google,
Google enregistre un “cookie” dans votre ordinateur.
Un cookie est un petit bloc de données qui vous identi-
fie de manière unique. Chez Google, nous utilisons
les cookies pour améliorer la qualité de nos services
et pour mieux analyser notre base d’utilisateurs.
La méthode employée est la suivante : Google enre-
gistre les préférences des utilisateurs dans ces cookies
108 GOOGLE-MOI
des deux branches d’une alternative, évidemment
la <<meilleure26».On devrait se mobiliser contre <<qui
ne dit mot consent» : qui ne dit mot se tait.
Quoi qu’il en soit, Google ne cesse de vous aider
à parfaire votre demande, et à être tel qu’en vous-
même. Que ce soit pour vous proposer l’ortho-
graphe habituelle (« essayez avec l’orthographe
suivante »), vos requêtes antérieures, ou pour ana-
lyser votre comportement de client et en déduire
vos attentes. Le clicksrream, flux de clics, permet
de personnaliser la réponsefirting, adaptée à vous.
I1 enregistre un ID number sur votre disque dur,
aussi indélébile et identificatoire que I’ITIN num-
ber (l’équivalent de notre numéro d’identification
nationale), cela vous customize. Un customer,
comme son nom l’indique, est un client qu’on
connaît d’après ses <<coutumes>>, ses habitudes,
son ethos, c’est un <(habitué»: on touche du doigt
110 GOOGLE-MOI
3. Toute l’information du monde
112 GOOGLE-MOI
communication chez l’être vivant et la machine >>
lie en effet vie efficace et information adéquate :
<<Vivreefficacement, c’est vivre avec une information
adéquate. Information est le nom pour désigner ie
contenu de ce qui est échangé avec le monde extérieur à
mesure que nous nous y adaptons et que nous lui appli-
quons les résultats de notre adaptation >> (Cybernétique
et société, trad. fr., p. 19).
114 GOOGLE-MOI
R The fast development of the Information and
Communication Technology (ICT) has brought about
deep changes in our way of working and living, as the
widespread diffusion of ICT is accompanied by orga-
nisarional, commercial, social and legal innovations.
Our society is now defined as the “information
Society ”, a society in which low-cost infoconfiguration
par défaut, la plupart des rmation and ICT are in
general use, or as the “Knowledge(-based)Society”, to
stress the fact that the most valuable asset is invest-
ment in intangible, human and social capital and that
the keyfactors are knowledge and creativity 32. )>
122 GOOGLE-MOI
mot ancien. Ordinator désignait celui qui règle,
qui met en ordre, et, en latin chrétien, celui qui
procède à une ordination, ainsi que 1’« ordonna-
teur >> d’une cérémonie par exemple, le chef supé-
rieur, le régisseur. Et il précise que l’usage contem-
porain a vu l’apparition d’un <<homonyme», à
savoir l’ordinateur dans le domaine de l’informa-
tique, << où le mot a été formé d’après le sens initial
du latin “mettre en ordre”, pour remplacer l’angli-
cisme computer, qui privilégie l’idée de calcul, à la
demande d’IBM France, en 1954. Ordinateur,
contre toute attente, l’a emporté sur l’anglicisme
computer et sur son adaptation computeur ».
Quand le Dictionnaire culturel donne la citation
de Jacques Perret, tirée d’une lettre à la Société
IBM du 16 avril 1955, qui donne naissance au
mot, on peut se demander si l’homonymie en est
vraiment une :
<<Quediriez-vous d’ordinateur? C’est un mot
correctement formé [. ..] comme adjectif désignant
Dieu qui met de l’ordre dans le monde. Un mot
de ce genre à l’avantage de donner aisément un verbe,
ordiner, et un nom d’action, ordination. L‘inconvénient
est que ordinarion désigne une cérémonie religieuse ;
124 GOOGLE-MOI
singulière de prédicats, comme soubassement de la
grande invention de Türing.
Cette transformation de la quantité en qualité,
qui vaut pour la manière dont marche un << ordina-
teur D, vaut aussi, on l’a vu, pour l’équation consti-
tutive de Google, PageRank. Le nombre de liens et
le nombre de clics, quantités discrètes, sont au fon-
dement de la qualité ou de la valeur de l’informa-
tion : ils informent l’information.
La quantité discrète suffit parce que le temps ne
compte pas comme il compte pour les humains. La
décomposition en <<caractères>> peut être très
longue pour nous (pas infiniment, c’est tout), elle
sera courte en temps machine et, dès lors qu’il n’y
a pas infiniment de clics simultanés, la << mémoire >>
machine suffit. L’informationest à chaque instant t
présente à un rang R, quel qu’il soit.
C’est cela que j e nomme essence imparable de
Google : que la quantité suffise essentiellement h la
qualité, c’est-à-dire à la singularité.
*
* *
r-
1
Qu‘est-ce que ia doxa ?
126 GOOGLE-MOI
révélations : «I1 faut que tu sois instruit de tout, et du
cœur sans tremblement de la vérité (alêtheiês)bien per-
suasive et des opinions des mortels (doxas)où n’est pas
de croyance vraie» (I, 28-30). Platon, dans la
République, creuse, pour en faire système, l’opposition
entre la «science» (epistêrnê)qui s’applique à l’être et le
connaît tel qu’en lui-même, et l’«opinion», qui ne s’ap-
plique «ni à l’être ni au non-être» (478c), mais saisit
«ce qui erre entre les deux». L’opposition se structure
comme séparation entre monde intelligible et monde
sensible : ainsi, les «philosophes >> regardent «le beau
en soi», quand la masse des «philodoxes» se plaît à
contempler seulement cles belles couleurs D (480a).
Le réinvestissement aristotélicien de la doxa passe
par la réévaluation de ce monde-ci, de l’individuel, du
contingent, du probable, du persuasif, du commun. 11
n’y a de science, avec définition et démonstration, que
de l’universel et du nécessaire, soit ; mais c’est dire
alors, positivement, que de l’individuel, de ce qui est
de l’ordre du <<chaque», il y a doxa :<<ily a doxa de ce
qui peut être autrement qu’il n’est >> (Métaphysique,
Z, 15, 1039b 34-1040a I ) . Aristote innove en utili-
sant de manière terminologique le mot endoxon (litt.
«ce qui est dans, en, la doxa») pour désigner les
«prémisses conformes à l’opinion» qui servent à faire
des syllogismes dialectiques, par différence avec les
syllogismes scientifiques ou démonstratifs. Et il défi-
nit les endoxa, par différence avec les propositions
DON7BEEVlL 129
«Google, combined with Wi-Fi, is a little bit like God.
God is wireless, God is everywhere and God
sees and knows everything. Throughout history,
people connected to God without wires l. >>
1. «Google combiné au WEI est comparable à Dieu. Dieu est sans fil,
Dieu est partout. I1 voit tout, sait tout. Depuis toujours, on se connecte
à lui sans fil. D Thomas L. Friedman, The New York Times, 29 juin
2003. Source de l’image : Daniel Brandt, www.google-watch.org.
130 GOOGLE-MOI
PLAYBOY : C’est une règle écrite?
BRIN : Oui. On a d’autres règles aussi.
PAGE : On admet les chiens par exemple.
BRIN : Pour “Don’be evil”, nous avons tenté de définir
avec précision ce que cela veut dire que d’être une
force pour le bien - toujours faire ce qui est juste,
ce qui est éthique. Finalement “Don’t be evil” nous
a paru la manière la plus simple de résumer cela.
PAGE : Apparemment, les gens préferent ça à “Begood”.
BRIN : Cela ne suffit pas de ne pas être mauvais. Nous
essayons aussi activement d’être bons.
PLAYBOY : Qui décide en fin de compte de ce qui est
mal? Eric Schmidt, votre CEO2,a dit un jour “Le mal,
c’est tout ce dont Sergey décide que c’est mal”.
PAGE : Ce n’est pas ce qu’il a dit de mieux, même si
c’est mémorable3. >>
2. ChiefExecutive Officer, équivalent de PDG.
3. Voici le titre complet de cette interview quej’ai déjà souvent citée :
<<GoogleGuys, A candid conversation with America’s newest billion-
naires about their oddball company, how they tamed the Web and
why their motto is “Dont be evil” [un entretien candide avec les plus
récents milliardaires d’Amérique, sur leur société excentrique. com-
ment ils ont apprivoisé le Web, et pourquoi leur devise est “Ne faites
pas le mal”].>> C’est cette interview que Playboy fait paraître en sep-
tembre 2004, pendant la période de réserve juste avant l’entrée en
bourse de la société, si bien qu’il a fallu l’adjoindre au dossier de la
Securities and Exchange Commission [Voir ci-dessus p. 701 - mais
il n’est pas facile de savoir dans quel sens le coup était tordu, etje fais
pour ma part crédit aux Google Guys d’une démonstration de maî-
trise et d’ironie maximales :Playboy à la COB!
DON7BEEVIL 131
La suite de l’interview donne pêle-mêle, mais
fort sérieusement, toutes les raisons qui font que
Google est bon :
<<Googleest tout entier voué à procurer la bonne
information vite, facilement, à un faible coût - et en
accès libre. Nous servons le monde, tous les pays, au
moins cent langues différentes. C’est un service
puissant dont très probablement personne n’aurait
rêvé il y a vingt ans. il est disponible pour les riches,
les pauvres, les enfants des rues au Cambodge, les
traders à Wall Street - en gros tout le monde. C’est
très démocratique. >>
132 GOOGLE-MOI
(j’adopte / adapte un mélange a priori incompa-
tible de Leibniz et de Spinoza) :
1) Google est bon, il produit le meilleur des
mondes possibles en faisant que le minimum inévi-
table de mal tourne, selon un principe d’économie
globale, au profit du maximum de bien. En
d’autres termes, l’argent généré par la publicité
permet de mettre encore plus d’informations à dis-
position d’encore plus d’hommes.
2) Chaque monade, chaque individu branché,
est lui-même une part de Google : on a vu que sa
conduite est engrangée via PageRank dans l’opé-
ration continue qu’est le tout en devenir du Net.
D’où l’extraordinaire fortune des manuels et
conseillers en Google qui enseignent à modifier
PageRank pour fairejouer l’immanence à son pro-
fit : «C’est comme découvrir le feu : “Nous pou-
vons affecter le Web!” Eh bien vous êtes le Web ;
donc bien sûr vous pouvez l’affecter », dit Page
dans l’interview de Playboy (c’est moi qui sou-
ligne). Mais d’où également l’injonction morale :
chacun de «nous >> doit à l’image de Google choisir
d’être bon, c’est-à-dire de laisser Google / le Web
jouer librement et sans biais. Et s’il ne l’est pas,
DON7BEEVIL 133
comme on finira bien par le prendre la main dans
le sac, il sera puni par là où il a péché.
3) L’auto-organisation a beau être purement
immanente, elle s’accompagne, visible dans la
charte de Google, d’une possibilité de transcen-
dance irruptive, de <<miracle>>, comme preuve de
l’existence d’un Dieu cette fois bel et bien trans-
cendant. Le Web, c’est «nous », mais, cette fois, par
différence avec <<vous>> :
d o u s nous réservons le droit de modifier ou d’inter-
rompre nos services selon besoin, pour quelque raison
que ce soit et sans préavis, y compris le droit d’y
mettre fin avec ou sans préavis, sans encourir de res-
ponsabilité vis-à-vis de vous, d’aucun autre utilisateur
ou d’aucuneautre tierce partie. Nous nous réservons le
droit de modifier les présentes Conditions d’utilisation
selon besoin et sans préavis ; pour être informés de ces
éventuelles modifications, nous vous conseillons de
relire ces Conditions d’utilisationrégulièrement 4. >>
134 GOOGLE-MOI
2. L’alchimie financière, ou comment
la mission rapporte
DON’TBEEVIL 135
d’ailleurs l’aider à choisir), et son annonce, com-
portant le lien avec son site, apparaîtra à chaque
requête comportant le mot-clé. On comprend à
quel point la langue de Google/du Web est par
essence une langue de mots-clés : ce sont les mots-
clés qui, d’une part, définissent l’information,
d’autre part s’achètent et se vendent. L’information
est ainsi «un marché sophistiqué ouvert 24h sur 24
où des milliers de mots que des milliers de gens
cherchent tous les jours sont vendus et achetés
comme des biens et des services6»: «Petfood», 30
cents, mais c Investment advice », 3 dollars ! Le
marché des mots-clés se fait en temps réel, comme
à la Bourse ou à une vente aux enchères, puisqu’il
y a un nombre de places limité par mot-clé. On
gère un portefeuille de mots (le pluriel digital
cameras est plus cher que le singulier, car les ache-
teurs, qui veulent comparer, cliquent sur le pluriel,
alors qu’une majorité de curieux clique sur le sin-
gulier) - l’un des mots les plus chers a été cméso-
théliome», un type de cancer causé par exposition
à l’amiante, dont s’occupait un groupe d’avocats.
136 GOOGLE-MOI
L’annonceur peut choisir de payer au coût par
clic. Tout est pour le mieux dans le meilleur des
mondes : l’annonceur annonce là où il a le plus de
chance de trouver un client, et il ne paie que
quand le client potentiel est là ; le client voit une
annonce, visiblement sponsorisée et qu’il peut
choisir d’ignorer ; cette annonce, à la différence
des annonces télé qui font irruption dans une
émission (le fameux <(temps de cerveau dispo-
nible» de Patrick Le Lay), a un maximum de
chances de l’intéresser sans le gêner ; Google
gagne un cent par clic.
<<Lesannonces Google AdWords vous permettent
d’atteindre de nouveaux prospects [sic] au moment
précis où ils recherchent vos produits ou services.
Google AdWords vous offre la possibilité de créer vos
annonces et de choisir les mots-clés qui nous aideront
à cibler votre clientèle. Vous êtes facturé uniquement
lorsque les utilisateurs cliquent sur vos annonces.
Google AdWords permet d’atteindre les intemautes au
moment où ils effectuent une recherche sur vos produits
et services. Votre site Web enregistre donc des visites de
clients potentiels ciblés. La tarification au coût par clic
(CPC) signifie que vous payez uniquement lorsque les
utilisateurs cliquent sur votre annonce. >>
DON’TBEEVIL 137
Après AdWords pour les annonceurs, Google,
en mars-juin 2003, crée AdSense pour les éditeurs
de sites Web : ils acceptent moyennant finance de
se faire le relais de Google pour des annonces en
rapport avec le contenu de leur site.
«Générez davantage de revenus à partir de votre site
Web, tout en fournissant des services et des informa-
tions en ligne plus utiles à vos visiteurs. Google
AdSenseTM diffuse automatiquement des annonces
textuelles et illustrées, ciblées précisément sur votre
site et le contenu de celui-ci. Ces annonces sont si per-
tinentes qu’elles offrent des informations supplémen-
taires utiles à vos visiteurs. Et si vous ajoutez la fonc-
tionnalité Google Recherche sur le Web, Google
AdSense diffuse également des annonces ciblées sur
vos pages de résultats. Google AdSense permet
d’augmenter vos revenus avec un minimum d’efforts,
et sans coût supplémentaire ’. >>
138 GOOGLE-MOI
<<ajouterquelques lignes de code à leur site pour
voir quelques mois plus tard des chèques émis par
Google arriver dans la boîte aux lettres ». Même si
Adsense marche moins bien qu’AdWords, c’est la
simplicité de l’ensemble qui, comme pour le hard-
ware, fait sa robustesse.
DON7BEEVlL 139
search) et les liens commerciaux (sponsored links),
bien séparés par un filet et relégués tout en haut ou
au bord droit de l’écran, comme les incipit et les
marginalia dans les anciens manuscrits.
C’est évidemment plus essentiel encore au niveau
des résultats : PageRank intervient seul pour classer
les réponses pertinentes. Personne ne peut acheter
son classement. Le motto moral est, au choix,
une condition ou un sous-produit de PageRank.
Telle est d’ailleursla définition de l’«intégrité» :
<<Intégrité
Comme nous l’indiquons clairement dans nos listes
de résultat, certains sites peuvent être associés à une
publicité “Sponsored Link”. Toutefois, Google ne pra-
tique pas la vente des positions dans ces résultats ;
autrement dit, il n’est pas possible d’acheter une
valeur PageRank supérieure a la réalité du Web. Avec
la recherche Google, vous disposez d’une solution
simple, rapide, honnête et objective pour trouver des
sites Web de la plus haute qualité et dont les informa-
tions répondent parfaitement à vos besoins9. >>
140 GOOGLE-MOI
logue à PageRank, en moins complexe *O, classe les
liens commerciaux, et à nouveau tout clic est un
vote. Autrement dit, plus <<nous>> cliquons sur une
pub, plus elle apparaît haut dans les ads. Même
quand on paye, on ne peut pas payer pour appa-
raître en premier (à la différence de chez Overture
par exemple), on paye seulement pour faire partie
des happy few qui apparaissent, et le «score de
qualité >> (qui n’est derechef rien d’autre qu’un
compte de quantité) fait le reste.
DON’TBEEV/i 141
results, but we do when it comes to advertising,
«NOUSn’essayons pas de mettre notre sens moral
dans les résultas de la recherche, mais nous le faisons
quand on en vient à la publicité D (Playboy encore).
4) Les annonceurs financent de la manière la plus
soft possible : quand vous choisissez vous-même de
cliquer sur eux - un clic, un cent pour Google. La
publicité n’est là que pour vous aider, vous person-
nellement, elle vous aime et vous l’aimez. Google est
consumer pull plutôt que business push : la
demande du consommateur qui ne paie pas, «votre
requête>>,compte plus que l’exigencede la firme qui
achète la publicité. Autrement dit, on est passé d’un
content-attachment à un intent-attachment : c’est
votre intention, votre désir qui compte puisque,
dans la mesure même où le mot-clé révèle ce désir, le
coût du marketing se transforme en profit.
Où l’on voit que la publicité et la recherche, si
vertueusement séparées, font finalement mission
commune. Mais tout indique que la mission s’est
transformée. Elle est devenue : satisfaire le consu-
mer-customer. Dieu a aidé.
11. VISE, p. 90 ; BATELLE,
p. 166.
142 GOOGLE-MOI
«La mission de Google est de rendre l’information du
monde universellement accessible et utile. Les résultats
de la recherche et les ads des AdWords qui apparaissent
sur Google contribuent ensemble à cette missionI2.>>
5) Car c’est le cercle même qui est vertueux.
Comme les résultats de la recherche Google ne
sont pas biaisés, on peut faire confiance à Google :
«People use Google because they trust us», «Les
gens sont smart, malins, ils savent reconnaître des
résultats purs, pure results >>, conformes à la réalité
du Web 13. Si bien que les bénéfices de Google vien-
nent de sa bonté même. Et c’est cela qui laisse pan-
tois. Meilleur il est - le sens moral de bonté se
confond dès lors avec le sens technique de perfor-
mance -, plus il s’enrichit. L’argent n’a pas été
visé, il n’a pas été l’objectif premier, il est atteint,
c’est une preuve d’excellence, exactement comme
dans L’Éthique protestante et 1’esprit du capita-
lisme, la réussite est une preuve d’élection.
12. http://www.google.com/adwords/learningcenter.G Lesson 3 :
keyword performance».
13. Interview dans Playboy. Comme l’écrit Paul Ford, dans «The
Banality of Googlex (septembre 2004. http://www.ftrain.com /
GoogleIPhtml) : ((Because Google can be trusted. Google’s unofficial
slogan is “don’t be evil”, and you can totally trust that. r mean, even
Hannah Arendt (19061975) bought stock in Google! She totally did. )>
DON‘TBEEVIL 143
6 ) L’argent ainsi gagné n’a plus qu’à être bien
dépensé, selon le modèle des bonnes œuvres, par
exemple grâce à une fondation comme celle de Bill
Gates, mais avec une touche Google. Je livre cela en
français, via le service de traduction automatique
de Google, <<Traduirecette page D : Bienvenue à
Google.org- le bras philanthropique de Google 14. )>
144 GOOGLE-MOI
On comprend dès lors quel est le point de fragi-
lité de cette «démocratie>>: il faut et il suffit qu’un
lien ou qu’un clic ne soit pas le fait d’un individu
curieux, voulant dans sa volonté bonne (s’) infor-
mer ou acheter, mais d’un méchant, ou d’une
machine programmée par un méchant, produisant
(ou induisant via une multiplication de mots-clés)
des liens et des clics en si grand nombre qu’ils
modifient le classement. Car de tels liens et de tels
clics altèrent cette fameuse réalité du Web dont ils
font néanmoins partie intégrante, comme le mal
fait partie intégrante du monde. La prolifération de
liens infondés et les clics incorrects, trick clicks,
sont le mal radical de Google / du Web.
Le chef d’inculpation devient : détournement de
clics, et cela vaut pour les ads comme pour
PageRank.
<<Qu’est-cequ’un clic incorrect?
Les clics incorrects sont des clics générés par des
méthodes illicites. 11peut s’agir, par exemple, de clics
manuels répétés ou de clics générés par I’intermé-
diaire d’un robot, d’outils automatisés ou de tout
autre logiciel de détournement de clics 16. >>
DONITBEEVIL 145
Dieu, après avoir créé le meilleur dispositif ( d e s
méthodes complexes et automatiques utilisées par
les recherches Google rendent quasi impossible
toute manipulation humaine des résultats >>), ne
peut que surveiller («Nous surveillons étroitement
ce type de pratiques afin de mieux protéger les
annonceurs contre les clics incorrects>>),et punir.
Mais il n’est pas facile de sonder l’intention
d’un clic, d’autant que la gamme des conduites
perverses est très étendue ; on peut, avec AdWords,
cliquer sur des concurrents pour augmenter leur
dépense marketing ou, avec AdSense, cliquer sur
son propre site franchisé par Google pour avoir un
meilleur rendement - 30 % environ des clics
pourraient être frauduleux, la charge de la preuve
étant à l’annonceur. La <<Réglementationsur les
clics incorrects >> est un morceau d’anthologie.
D’une part, toute une casuistique se développe
pour savoir quand un annonceur peut considérer
qu’il ne s’agit pas d’un vrai client, et refuser de
payer le clic17. D’autre part, il faut collecter une
17. Snap.com. à la différencede Google. ne fait pas payer le clic, mais
seulement quand le clic est suivi d’une action quelconque (qui n’est
pas nécessairement un achat).
146 GOOGLE-MOI
quantité d’informations considérable sur le cli-
queur et son clic pour détecter qu’il s’agit d’une
intention frauduleuse, et ce que j’appellerai la
<< bigbrotherisation >> se révèle une nécessité finan-
cière. Enfin, comme pour le dopage, chaque fois
qu’un système de surveillance est mis en place, il
est pénétré et tourné par un nouveau type de
fraude, obligeant à une nouvelle parade 18. Don’t be
evil : il est financièrement vital de gagner la cyber-
war contre tous les tricheurs.
DON’TBEEVIL 147
Quant à punir, l’affaire BMW fait date. Des
manawres de BMW Allemagne, ou/et de son
<< référenceur>> auraient fait monter artificiellement
le PageRank de la firme. Elle a été mise en liste noire
par Google, qui l’a éliminée de son index en jan-
vier 2006. Les recherches «BMW >> ont alors renvoyé
uniquement à son site mondial. À vrai dire, bonne
foi bien prouvée ou petits arrangements, l’exclusion
aura été brève - la punition s’avère une difficile
négociation entre l’argent qu’on gagne à se montrer
intègre et l’argent qu’on gagne à transiger 19.
La pointe extrême du clic mal intentionné est
une Google bomb. On manipule la recherche, d’au-
tant plus facilement qu’on se situe à l’écart des
autoroutes de la demande, pour obtenir la préva-
lence de certains liens inattendus. Certaines
bombes, drôles et impunies, sont plus célèbres et
persistantes que d’autres. Ainsi, e French military
victories» a longtemps conduit à «Did you mean
French military defeats !D. Et pour «Miserablefui-
lure», le premier résultat depuis 2003 est encore au
19. Voir par exemple Google 10.7 sur Wikipédia, et les doutes
d’olivier Andrieu, spécialiste du PageRanking, sur son blog
d’Abondance.com (31 mai 2006).
I48 GOOGLE-MOI
14 juillet 2006 la biographie du président George
W.Bush, traduite de l’espagnol. Aujourd’hui, la
biographie apparaît même quand on demande sim-
plement e miserable B ou «failure 2o ». Pour être
juste, il faut ajouter que, lorsqu’on entre «mise-
rable loser» dans Yahoo!, deux des dix premiers
résultats concernent Al Gore.
Enfin, il existe aussi des sanctions involontaires,
des maux engendrés par le système sans intention
de punir, mais dont l’issue donne à réfléchir.
C’est la triste histoire de 2bigfeet.com. Le site de
ce vendeur de chaussures spécialisé dans les
grandes tailles était tête «organique>>de liste et
apparaissait en premier via PageRank quand vous
tapiez le mot-clé big feet, grands pieds.
c Naturellement >> donc. Mais lors d’une Google
dance, c’est-à-dire d’une des réactualisations
(updates) de l’algorithme régulièrement opérée par
Google pour parer aux spams, tenir compte des nou-
velles pages, des nouveaux liens, etc., voici que, le
20. I1 est vrai que cette bombe est une «fake», c’est-à-direune fausse
page imitant Google mais non produite par lui que de rusés acti-
vistes ont réussi à faire classer en premier. Je ne suis pas sûre que
l’utilisateur fasse la différence.
14 novembre 2003, juste avant les achats de Noël, le
site, non pas rétrograde, mais disparaît purement et
simplement de l’affichage des résultats. c GoogleGuy
please listen to what people are saying. [...] Trois
années de dur labeur balayées en 24 heures 21 >>, pour-
rait écrire le père de famille acculé à la faillite par cet
effet systémique dévastateur pour le petit commerce.
La morale de l’histoire, c’est que, pour refaire
surface, notre homme a dû acheter un ad! Où l’on
voit, l’autre main dans le sac, comment la frontière
est poreuse entre recherche (PageRank cœur de
page) et publicité (ads marginaux). Et comment
Google crée une addiction commerciale : c’est une
drogue dure (Google ou rien) pour toute la long tail
de lïnternet, la zone grise composée de ces sites
qu’on ignorerait s’ils n’apparaissaient pas en
bonne place, d’une manière ou d’une autre.
On peut «optimiser» sans truquer, on peut tru-
quer, on peut aussi payer : «Parfois les gens com-
prennent qu’il est plus efficace de payer pour faire la
promotion de quelque chose>>,conclut Page dans
Playboy. Ainsi <<banlieue»est-il un mot-clé acheté
150 GOOGLE-MOI
en adword par Nicolas Sarkozy et I’UMP ; on trouve
donc en marge <<Sécurité,parlons-en>> (<<N. Sarkozy
et 1’UMP vous invitent à débattre du projet pour
2007 ») qui fait accéder au site de 1’UMP avec photo
de Nicolas, et “pour adhérer, cliquer ici». Au 14jan-
vier 2006, le cœur de page, résultat organique classé
premier était << Lilian Thuram fustige les propos de
Sarkozy sur la banlieue» (lien avec reuters.fr -). En
août 2006, l’ad n’a pas changé, mais le premier
résultat organique est <<Copainsde banlieue, site
pédagogique et ludique.. . ». Vous êtes le Web.
152 GOOGLE-MOI
11est clair que Google / le Web est en train d’ac-
coucher d’un nouveau droit, adapté aux nouveaux
objets qui constituent la <<réalitédu Web ». Pour
l’instant, ce droit est essentiellement propitiatoire :
il ouvre le plus largement possible au moyen des
formules les plus vagues le plus immense des para-
pluies mondiaux. Car la pratique affine à cette réa-
lité du Web va << naturellement >> - nous allons y
revenirz4 - contre toutes les législations et régle-
mentations existantes, notamment en matière de
responsabilité et de propriété intellectuelles.
Dans le même ordre d’idées, on trouve une for-
mule qui couvre tous les risques financiers affé-
rents aux problèmes juridiques (y compris les pro-
cès) dans le rapport remis par Google le 30 juin
2004 au moment de sa mise sur le marché :
«Adverse results in these lawsuits may result in, or
even compel, a change in this practice which could
result in a loss of revenuefor us, which could harm
our business. 1...J Regardless of the outcome, litiga-
tion can have an adverse impact on us because of
defense costs, diversion of management resources
DON‘TBEEVIL 153
and other factors 25. >> Ces derniers mots : c( and
otherfactors >> ont pour fonction de couvrir l’inima-
ginable, et cette dernière phrase, véritablement for-
mulaire, figure de manière récurrente dans tous les
rapports mensuels.
C’est le Web, la faute à personne, mais le busi-
ness à quelqu’un.
154 GOOGLE-MOI
tembre, post Enron, une histoire propre. Ce n’est
plus le cas aujourd’hui, non tant que ses principes
aient changé même si le succès les fait voir sous un
autre jour, mais parce que Google est de fait bien
proche d’une situation de monopole, donc trop
puissant. Alors qu’il était le petit dernier, il incarne
à présent Big Brother.
DON7BEEVIL 155
Web sémantique et comput divin
Où l’on retrouve la totalité, décidément défini-
tionnelle du Dieu omniscient, dont le nom d’ogre
contemporain est Big Brother. Celui qui sait tout à
un instant t l , y compris les lois qui font passer à
t l + l , est évidemment à même de déduire t2. On est
en plein Leibniz : l’omniscience divine suffit à faire
prédestination ; si l’on connaît tous les prédicats de
César, on est à même de prédire qu’il passera le
Rubicon. Mais on se rapproche très concrètement
de la problématique du semantic Web, qui est le
nouveau grand chantier, avec comme démiurge Tim
Bemers-Lee, celui-là même qui inventa le Web. Car
le Web sémantique est en fait un Web <<logiqueD,
c’est-à-dire qu’il permet des inférences. 11ne fonc-
tionne plus d’abord par mots-clés, mais d’abord via
les tags ou les méta-données qui constituent un lan-
gage en cours d’optimisation (et de normalisation
pour le rendre inter-opérable) nommé RDF,
Resource Description Framework, Cadre de
Description de Ressources. Ce langage code le sens
«dans des ensembles de triples, qui jouent le rôle
du sujet, du verbe et de l’objet dans une phrase élé-
mentaire». Le Web cette fois n’est plus «un livre
156 GOOGLE-MOI
géant» (avec le modèle académique de la citation),
mais pour de bon <<unebase de données géante >>, et
la machine devient une combinaison de moteur de
recherche et de moteur de raisonnement (search
engine, reasoning engine 27). Un tel langage permet
des inférences, voire des syllogismes, et produit
des conclusions même en l’absence des mots ad
loc. Paul Ford prend un exemple simple à com-
prendre dans son article, écrit en 2002 : «August
2009 :How Google beat Amazon and eBay to the
semantic Web28»:
~.
DON‘TBEEVIL 157
<<SiA est un ami de B, alors B est un ami de A.
Jim a un ami qui s’appelle Paul.
Donc Paul a un ami qui s’appelle Jim.
En utilisant le langage de balisage appelé RDF [...I,
vous pouvez produire ce genre de formulations
logiques sur la toile, des “araignées” peuvent les col-
lecter, et ces formulations peuvent faire l’objet de
recherches, d’analyses et de calculs. La différence avec
la recherche couramment pratiquée, c’est que les for-
mulations peuvent être combinées. Si je trouve une
formulation sur le site de Jim disant que “Jim est
l’ami de Paul”, et si quelqu’un effectue une recherche
sur les amis de Paul, même si le site de Paul ne fait
pas mention de Jim, nous savons que Jim se considère
comme un ami de Paul. >>
158 GOOGLE-MOI
1
Le vice d’incomplétude
À quel point le tout est tout, on s’en rend compte
non seulement via le nombre de pages que Google
dit avoir indexées30,mais via la plate-forme d’ou-
tils et de services de plus en plus complexes et ima-
ginatifs proposés aux internautes par Google, qui
mettent dès lors à la disposition de Google lui-
même des données considérablesjusque là inacces-
sibles. Sans compter les applications commerciales
de type traditionnel (Froogle, le service de vente en
ligne), chaque invention est ébouriffante et devient
à l’instant même indispensable. Ainsi, côté outils,
DONITBEEVIL 159
GoogleDeskstop qui vous permet de retrouver tout
ce que vous avez sur votre ordinateur - et donc
l’indexe pour Google -, ou GMail qui vous permet
de stocker gratuitement près de 3 gigabytes de
courrie131, lié à GoogleTalk qui vous permet de
tenir une conversation - et donc les indexe pour
Google - ; côté services, GoogleNews qui sélec-
tionne et classe les nouvelles dans tous les jour-
naux du monde de quinze minutes en quinze
minutes - et donc les indexe pour Google -,
Blogger, qui vous donne les moyens de créer et
développer votre blog gratuitement - et donc l’in-
dexe pour Google - ou GoogleEarth qui fournit
des images de toute la terre en tous ses points - et
donc les conserve pour Google.
On ne peut que tenter de les concurrencer : le
site de l’Institut géographique national, qui four-
nit, pour la France au moins, une image plus pré-
cise que celle de GoogleEarth, a été saturé dès les
premiers jours. Mais Google aura toujours déjà
31. J’ai cliqué il y a une dizaine de minutes sur GMail et, «Don’t
throw anything away». le nombre de mégabytes mis à ma disposi-
tion ne cesse de s’accroître sur la page d’accueil. La taille des
comptes augmente d’environ4 octets par seconde.
160 GOOGLE-MOI
projeté un prolongement ou une variation encore
plus inventive - bientôt un GoogleMars 32. Torpille
et écran de fumée ou plutôt, selon le modèle cher à
la mêtis grecque, poulpe et jet d’encre, Google réa-
lise instantanément ses annonces parce que c’était
déjà prêt, recule quand l’effet d’annonce fait trop
de vagues, ne cesse de se positionner sur de nou-
veaux créneaux (il proposerait un accès WiFi gra-
tuit à tous les habitants de San Francisco et com-
mence en bon patron par ceux de son fief de
Mountain View) en laissant la tentacule gauche
ignorer ce que fait la tentacule droite, bref il est
toujours en mouvement.
On comprend que les deux grandes clefs de la
totalisation, les deux grands chantiers en cours
pour tous les opérateurs, Google inclus, soient le
data mining, l’extraction des données enfouies
(implicites, i n c o n n u e ~ ~et~l’interopérabilité,
), c’est-
à-dire la capacité de faire communiquer plusieurs
système différents en vue d’une interaction.
32. Voir sur Wikipédia la liste des outils et des services proposés par
Google.
33. Voir déjà Sergey Brin’s Horne Page sur le site de Stanford (1998).
DON7BEEVlL 161
Car il est manifeste que <<tout>> et <<leplus tout
possible» est nécessaire au comput. Google, pour
être Google, doit tout engranger34. Mais son
point de force est évidemment aussi son point de
faiblesse. Si vous lui refusez des informations,
vous nuisez à sa performance. Moins vous lui en
donnez, moins il nous en donnera. L’incomplétude
est un vice, y compris technique. De même qu’un
clic mal intentionné est un mal radical dans la
démocratie des clics, de même un refus d’informa-
tion met-il en défaut la puissance computation-
nelle. D’où la stratégie du fait accompli, cookies,
flux de clics ou scan d’ouvrages, avec l’implicite
«qui ne dit mot consent35>>.Bref, vous pouvez,
nous pouvons faire chanter Google. Nous aussi,
162 GOOGLE-MOI
nous pouvons nous absenter, si nous en décidons
ainsi. Refuser les cookies est l’une des plus som-
maires manières de vous absenter : vous ne serez
pas un flux de clics et une intention, vous ne vous
transformerez pas, ou moins crûment, en don-
nées. Vous pouvez refuser que le robot GoogleBot
crawle vos sites, vos mails (donc refuser Gmail),
vos ordinateurs (donc refuser Desktop). Refuser
qu’on scanne votre patrimoine conservé dans
vos Bibliothèques.
Le tout est de savoir quel intérêt, ou quel sens,
vous trouvez à vous absenter de ce Google-monde.
Êtes-vous autrement et mieux présent ailleurs? Et
pourquoi ne pas être présent là aussi? Qui va
contre le bien public, Google ou vous? Evil, devil ;
qui est le diable? Après tout, il est de tradition que
le diable soit l’exception, à la jalousie persévérante,
et qu’il soit vaincu et malheureux. Ce serait plutôt
vous en ce cas. À moins que votre modèle de com-
portement ne soit plus organisé que celui du
diable : un syndicat de producteurs contre le mono-
pole d’un patron profiteur? C’est le diagnostic de
Pat Shroeder, présidente de l’Association of
American Publishers (ses propos sont rapportés
DON7BEEVlL 163
dans << Googlephobia ») : <<Unenouvelle sorte de
féodalisme. [...] Les paysans produisent le
contenu, Google réalise le profit. >> C’est donc cela :
vous voulez votre part de profit? À moins, à la fin
des fins, qu’il ne s’agisse réellement de stratégie et
de tactique politiques, et que la politique ne soit la
dimension manquante de ce type d’analyse36.
164 GOOGLE-MOI
d’avril 2004 où une maman donnait par mail une
recette de tartes aux pommes à son fiston, une série
de recettes de gâteaux et de livres de cuisine s’est
affichée au bas du mail. Trop pertinent pour être
honnête! Le courriel ne peut pas ne pas avoir été lu.
Ce qu’écrit une maman à son fils n’a pas à être lu.
Google scanne votre courriel privé pour localiser
les mots-clés qui génèrent les ads. L’Electronic
Privacy Information Center appuie la protestation.
Les Google Guys répondent à Playboy, mine de
rien, avec de l’artillerie lourde. D’abord, << n’im-
porte quel opérateur scanne votre e-mail» ; on le
scanne pour vous le montrer, on le scanne pour
s’assurer que ce n’est pas un spam, pour éviter les
virus, la pornographie : <<Toutce que je peux dire
est que nous sommes very up-front about it, très
francs. C’est l’un des principes qui compte pour
nous.» Donc : ne serait-ce que pour des raisons
techniques, <(vousdevez faire confiance, trust, à
celui quel qu’il soit qui traite votre e-mail ».
De plus, c’est <<automatisé», ajoute Brin :
<<Personnene regarde, c’est pourquoi je ne pense
pas qu’il y ait de problème de confidentialité.>> Un
robot n’est pas indiscret, ne le saviez-vous pas?
DON’TBEEVIL 165
Enfin, la mission doit l’emporter : «Nos ads ne
distraient pas, ils aident.» Du moins, la mission
redéfinie comme aide au customer : <<Pendantles
essais de Gmail, les gens ont acheté un tas de
choses grâce aux ads. >> «Ça marche bien. Et c’est
un exemple de la manière dont nous essayons
d’être bons. >> CQFD.
L’EIectronic Frontier Fondation, avec Brad
Templeton, se contente finalement de proposer de
dissocier Google search et Gmail: c’est la corréla-
tion qui est virtuellement dangereuse. Mais on
comprend bien que la tarte aux pommes n’est que
le sommet de l’iceberg et que, Googlephobia
venant, on ait du mal à faire la différence entre
raison et paranoïa : chacun de nous, via son ordi-
nateur, est une base de données à jamais consul-
table dont il est a priori possible de faire n’im-
porte quel usage. La << Charte de confidentialité»
élaborée par Google 38 explique que les «journaux
de connexion >> contiennent des informations
telles que votre recherche Internet, votre adresse
IR le type et la langue de votre navigateur, la date
166 GOOGLE-MOI
et l’heure de connexion, un ou plusieurs cookies
permettant d’identifier votre navigateur ; elle sti-
pule que les informations personnelles que vous
communiquez à d’autres sites via Google sont
susceptibles d’être envoyées à Google pour que le
service soit assuré ou perfectionné, et que Google
est à même de déterminer si les liens affichés ont
été ou non suivis - behaviour, customer, pour le
plus grand tien du service-ser~ice~~. Cette charte
n’est guère plus rassurante que le «Déni de
garanties» et, de toute manière, le <(Déni de
garanties» suffit à l’invalider. On va de contrat
léonin en contrat léonin (au sens large et non juri-
dique des termes, pour «léonin» comme pour
(<contratD : contrat de confiance et / ou contrat
social). Car quelles que soient les règles de confi-
dentialité, elles sont soumises à la finalité
suprême qu’est <<lafourniture ou l’amélioration
de nos services >> ; de même, vous avez accès à vos
informations personnelles, vous pouvez les corri-
ger ou les supprimer en cas d’erreur sur simple
demande, «sauf [...I lorsque ces données sont
DON7BEEVlL 167
nécessaires à des fins commerciales légitimes ».
Tout un dispositif se dessine, lié à une éthique du
marketing qui mime le droit, un droit à l’évidence
très peu romain et très common law. Face au
{{légitime>> décidé par le commercial, le << dérai-
sonnable >> («certaines demandes peuvent être
refusées dans les cas suivants, demandes dérai-
sonnables [...] ») et le << disproportionné >> (« sous
réserve que cela ne nécessite pas un effort dispro-
portionné»). Chacun de ces termes est par défini-
tion indéfini ; même s’il aspire à une définition
elle-même légitime, raisonnable, mesurée, cette
définition est arbitraire, voire discrétionnaire. Le
discrétionnaire est d’ailleurs autoproclamé d’un
coup de clause de réserve : «Veuillez noter que la
présente Charte de confidentialité est susceptible
de changer à tout moment.» Nous sommes dans
un monde qui ne tire sa légitimité que de son fonc-
tionnement même, auréolé par le succès d’une
pratique consensuelle de la confiance et de la
bonne foi, du trust, basée sur le statement, la
déclaration, beyond reasonable doubt :jurez que
vous n’avez pas l’intention d’assassiner le
Président des États-Unis, et signez là.. .
168 GOOGLE-MOI
Pour peu qu’on s’avise que l’interopérabilité
(on parle de portables audio et vidéo, codes
barres, bracelets électroniques et puces implantées
dans les choses /dans les personnes - votre voi-
ture, votre chien, votre enfant, un prisonnier? -,
enregistrements photographiques et sonores en
chaque point du globe à chaque instant, et il est
clair que je ne sais pas ce que je dis avec cette énu-
mération) progresse en même temps que le stoc-
kage et la pertinence de la recherche, il n’y a pas
de limite à l’information ni de limite à son usage.
Et si l’on ajoute que Google s’intéresse au génome,
que Google Genes, dans lequel Page s’implique
directement, est en marche - le sulfureux / talen-
tueux Craig Venter paraît être le pilier du pro-
gramme40 : << C’est l’intersection ultime entre la
technologie et la santé qui va empower des mil-
lions d’individus» -, alors nous sommes au plus
près d’un meilleur des mondes effectivement plus
orwellien que leibnizien.
40. VISE,chap. 26. John Craig Venter <<biologisteet homme d’af-
faires». selon Wikipédia, a fondé Celera Genomics et lancé le
Human Genome Project. Cette fois ce sont <<tousles gènes de la pla-
nète» (et pour l’instant 30000). qui ont vocation à être cartographiés
d’après le National institute offiealth.
D O N 7 BE EVIL 169
Aucune limite donc, à moins d’en mettre et de
les respecter.
Du moment que Dieu est bon, disions-nous?
Du moment en tout cas que Dieu est discret.
172 GOOGLE-MOI
comme limite (franchie?) le 4‘ amendement, qui
défend la vie privée contre les atteintes d’une
((unreasonable search 42 ». 11 est même explicite-
ment fait pour faire passer 1’ATA (Anti Terrorism
Act de 2001) à l’ère du Net, et il ouvre aux investi-
gations les domaines du courrier électronique et
du Web surfing. Si bien que, cette fois, c’est
Google, en brave petit frère contre le ((very Big
Brother », qui, comme dit Battelle, <<sedresse tout
seul entre votre vie privée et la volonté d’un hac-
ker déterminé ou d’un agent du gouvernement ».
De fait, Google a résisté le mieux possible à l’ad-
ministration Bush : contrairement à Yahoo! MSN
et AOL, Google, en accord avec 1’Electronic
Frontier Foundation, a refusé d’obtempérer à la
demande du ministère de la Justice qui lui deman-
dait, pour lutter contre la pornographie (loi de
42. «Le droit des gens à la sécurité quant à leur personne, leur mai-
son, papiers et effets, contre des recherches et des saisies déraison-
nables. ne sera pas violé. >> Voir l’excellente analyse de BATTELLE,
op. cit., p. 197-204. et l’ensemble de son chap. 8, où il explique par
exemple comment la ville de New York, considérant la mixité de sa
population d’immigrants et d’étudiants et la compatibilité entre sécu-
rité et liberté (((Americans can be both safe andfree»), a pris la réso-
lution d’opposerun refus à certaines requêtes des autorités fédérales.
D O N 7 BE EVIL 173
protection des enfants en ligne, 1998), de fournir
des données sur les recherches lancées sur son
site. Google a argué que l’assignation était <<dom-
mageable, vague, ayant pour objectif de
harceler >> ; Shayana Kadidal, avocate du Centre
pour les droits constitutionnels de New York, a
estimé que ce pouvait être une «première étape
avant d’exiger le contenu des courriers électro-
niques ». Google a ainsi parfait sa bonne image de
<< rebelle », et simultanément enregistré une baisse
de 8,5 % de son action au 20janvier 200643.
Mais s’il a cédé, le contenu même du Patriot
Act fait qu’il est impossible de le savoir, puisqu’il
est illégal d’avertir les personnes concernées. Very
Big Brother efface toutes les traces derrière lui et,
si crime il y a, il ne peut être que parfait.
Ajoutons que le Department of Justice s’inté-
resse à Google et même l’utilise : « i t is in thefinal
stages of implementing the Google search
engineM.>> 11 admire sa pertinence et la rapidité de
son temps de réponse - c Google search response
174 GOOGLE-MOI
times meet industry standard and are less than
3 B C’est bien entendu I’Agency, la CIA,
qui contrôle : «Response time and relevancy of
search will continue to be monitored by the
Agency 46. B Google est un moteur de recherche qui
propose sa technologie sous licence, pour la petite
part de revenus qui ne provient pas de la publicité,
et l’on ne saurait lui reprocher que l’Agence se soit
aperçu qu’il est le meilleur.
DON‘TBEEVIL 175
avoir envoyé par mail des documents «secrets» à
l’étranger, en permettant d’identifier le détenteur
du compte du journaliste, pourtant enregistré à
Hong Kong. Avec Microsoft, la guerre est totale
puisque le fondateur de Microsoft-Chine, M. Lee,
a été débauché pour diriger << Gu-Ge >> (l’homo-
phone chinois signifie : «chanson de la moisson
du grain») et que le procès pour concurrence
déloyale est en cours - sans parler de la montée
en puissance du moteur de recherche local Baidu.
Donc, Google a cédé à la censure du gouverne-
ment chinois, qui instaure une nouvelle «grande
muraille de Chine >> pour bloquer les informations
dont il ne veut pas. Libération du 15 février 2006
publiait pour qu’on puisse faire la comparaison
les photographies <<TienAn Men Google images >>
depuis la France (des chars), et <<TienAn Men
Google images» depuis la Chine (des foules en
fête, et de beaux défilés). Une fois pour toutes,
Google a manifesté l’incompatibilité entre son
intérêt commercial et sa conception de l’exigence
démocratique, et il a opté pour le commerce avec
les quelques 120 millions d’internautes chinois. 11
admet avoir censuré des sites interdits en
176 GOOGLE-MOI
février 2004, concernant notamment le Tibet,
Taiwan ou les manifestations de Tien An Men et
leur répression. Les sites ont disparu pour que, dit
Google prévenant, les utilisateurs n’aient pas à
cliquer sur des messages d’erreur - comme avec
le Patriot Act, on ne sait même pas qu’on ne sait
pas. Eric Schmidt a recours à la langue de bois :
<<Nousavons promis au gouvernement chinois
que nous respecterions la loi, il n’y a pas d’alter-
native >>, a-t-il martelé, << il est inconcevable que
nous diffusions largement une information illé-
gale, ou immorale47».Comment aller en Chine, et
faire le moins de mal possible ! Reste que l’objectif
universel n’est plus crédible : on n’a pas accès aux
mêmes informations via Google à partir de New
York ou à partir de Pékin, et Google y a consenti.
La loi est à chaque fois la loi singulière du pays-
source de la requête, et non la loi morale/démo-
cratique en moi ou dans la culture de firme. 11 ne
s’agit pas d’universalité, mais d’universalités
économiquement appropriées.
DON7BEEVIL 177
Le dernier épisode en date est très subtil : contre
les exigences du gouvernement chinois, Google
serait heureux de se voir rappelé à l’ordre par le
gouvernement américain. 11 réclame, via des asso-
ciations de sauvegarde des droits de l’homme, l’ap-
pui de la juridiction-réglementation américaine et
s’en remettrait volontiers à l’issue d’un procès lui
interdisant d’obtempérer, à lui comme (et c’est là le
point) à ses concurrents américains.
Pour une exemplaire et banale fois, ce n’est pas
être bon qui rapporte. Il y a conflit d’intérêt entre
l’intérêt et la morale. Et quelle que soit la casuis-
tique que Don’t be evil permet de développer,jouant
de l’obéissance à la loi légale contre l’obéissance à la
loi morale, il est clair que Google Inc. tranche et ne
peut que trancher en faveur de l’intérêt.
*
* *
178 GOOGLE-MOI
ENCADRÉE
~ Le bras philanthropique
DON7BEEVlL 179
la base de Google, ils lancent une concurrence de plan
d’affaires et un programme de développement d’esprit
d’entreprise au Ghana.
Recherche sur l’eau : La base de Google projette
soutenir la recherche au Kenya occidental pour identi-
fier des manières d’empêcher les décès d’enfant provo-
quées par qualité de l’eau pauvre et de comprendre
mieux ce qui fonctionne dans l’approvisionnement en
eau rural. La recherche est conduite par Alix Zwane et
Edouard Miguel de Berkeley et de Michael UC
Kremer d’université de Harvard.
PlanetRead : une organisation cherchant à amé-
liorer l’instruction en Inde en utilisant sous-titrer de
même-langue. En ajoutant des sous-titres aux films
de Bollywood et aux videos des chansons folkloriques
populaires, PlanetRead donne les personnes qui ont
la pratique en matière régulière de lecture de basses
qualifications d’instruction. Pendant qu’il augmente,
cette approche a le potentiel d’atteindre des centaines
de millions de personnes.
En outre, un de nos projets tôt de Google était de
créer le programme de concessions de Google, qui
donne librement la publicité à choisi non-profite.
Jusqu’ici, les concessions de Google a donné $33 mil-
lions dans la publicité à plus de 850 organisations à
but non lucratif dans 10 pays. Les participants cou-
rants de concessions de Google incluent la base États-
Unis, médecins Without Borders, pièce de Grameen de
180 GOOGLE-MOI
lire, et Faire-un-Souhaiter la base. Pour des informa-
tions sur le programme de concessions de Google. visi-
ter svp : www.google.com/grants.
ENCADRÉF
I-Déni de garanties
DON‘TBEEVIL 181
PRIS ET SANS RESTRICTION LES GARANTIES
DE SUCCÈS COMMERCIAL, D’ADAPTATION
À UN OBJET SPÉCIFIQUE,ET DE NON INFRAC-
TION DE DROITS PROPRIÉTAIRES. GOOGLE
EXCLUTTOUTES GARANTIES EN MATIÈRE DE
SÉCURITÉ, DE FIABILITÉ, D’OPPORTUNITÉ ET
DE PERFORMANCE DES SERVICES DE
RECHERCHE GOOGLE. GOOGLE N’APPORTE
AUCUNE GARANTIE POUR AUCUNE INFOR-
MATION OU AUCUN CONSEIL OBTENU VIA
LES SERVICES DE RECHERCHE GOOGLE.
GOOGLE N’APPORTE AUCUNE GARANTIE
POUR LES SERVICES OU LES BIENS REÇUS VIA
(ouDONT LA PROMOTION EST ASSURÉE VIA)
LES SERVICES DE RECHERCHE GOOGLE OU
VIA LES LIENSPROPOSÉS PAR LES SERVICES DE
RECHERCHE GOOGLE, NI POUR AUCUNE
INFORMATION OU AUCUN CONSEIL REÇU
VIA LES LIENS PROPOSÉS DANS LES SERVICES
DE RECHERCHE GOOGLE.
182 GOOGLE-MOI
SYSTÈME INFORMATIQUE ou DES PERTES DE
DONNÉES QUI POURRAIENT RÉSULTER DU
TÉLÉCHARGEMENT ou /ET DE L’UTILISATION
DE CES INFORMATIONSou DE CES DONNÉES.
1. Voir VISE,chap. 21, «Google Book Search : News and Views» sur
le site Google, et la chronologietrès détaillée proposant de très nom-
breux liens sur http://formats-ouverts.org/blog/2005/09/15/556-
dossier-bibliotheque-numerique-europeenne. Enfin, je recommande
l’article de Jean-Michel Salaün, ((Bibliothèques numériques et
Google Print », déjà cité.
2. De nombreux éditeurs anglo-saxons et quelques éditeurs d’autres
pays d’Europe signent un accord, parmi lesquels, en France, les
Éditions de l’Éclat. Michel Valensi avait conceptualisé de longue
date son engagement sans frontière en faveur du numérique, avec
188 GOOGLE-MOI
1
192 8 GOOGLE-MO1
1.3. L’encombrant problème des droits
Justifier le fait accompli
La question la plus épineuse est celle des droits,
d’autant plus que la réglementation differe selon
les pays7.
Pour les ouvrages patrimoniaux, qui relèvent
du domaine public, la question ne se pose pas.
Pour les ouvrages sous droits, Google justifie
leur numérisation, sous l’égide de sa mission, de la
manière suivante :
1. La politique du fait accompli est une néces-
sité : c’est un Alexandrian project, une mission
herculéenne, et s’il fallait demander la permission
à tous les ayants droit avant de scanner, le projet
deviendrait tout simplement impossible, en temps
et en coût.
2. Quand les ouvrages sont sous droits, Google
ne donne pas accès à leur copie numérisée ; il donne
7. La différence principale entre «droits d’auteur» et copyright est la
suivante : le copyright anglo-saxon désigne seulement la partie patri-
moniale des droits d’auteur liés à l’œuvre (représentation,reproduc-
tion, réutilisation, etc.), mais non les «droits moraux» liés à la per-
sonne de l’auteur (attribution, respect de l’intégrité de l’œuvre, droit
de retrait), qui eux sont incessibles, perpétuels, imprescriptibles et
transmissibles aux héritiers ou exécuteurs testamentaires.
194 GOOGLE-MOI
seulement les usagers qui obtiennent des informa-
tions de qualité, mais les éditeurs et les auteurs (et
à présent parfois jusqu’aux libraires de proximité)
qui vendent davantage grâce à une visibilité accrue
et à une publicité gratuite.
4. Les ayants droit (en particulier 1’Arnerican
Association of Publishers et 1’Authors Guild) se
chargent de le lui expliquer. Google possède une
copie numérisée de quelque chose qui ne lui appar-
tient pas, qu’il n’a ni acheté ni même demandé. 11
fait marcher sur la tête le droit du copyright,
inverse la charge de la preuve en proposant un opt-
out (vous devez lui demander de sortir de son pro-
gramme) au lieu d’un opt-in (il devrait vous
demander de rentrer dans son programme). On
retrouve, comme pour les cookies, le fait accompli
du qui ne dit mot consent 9.
Jonathan Band (janvier 2006), ainsi qu’au «CRS Reportfor Congress,
The Google Book Search project : Is Online Indexing a Fair Use
Under Copyright Law ?», par Robin Jeweler, Legislative Attorney,
American Law Division (28 décembre 2005). La problématique du
fair use est liée à la pratique courante (en particulier dans le domaine
de l’«audio») du peer-to-peer, copie «poste à poste». d’égal à égal,
pour un usage personnel, dont la réglementation en droit européen et
surtout en droit français connaît tant de rebondissements.
9. Voir ci-dessus, p. 108 s.
196 GOOGLE-MOI
Côté plaignants, on argumente contre cette
interprétation du fair use en disant que Google
facilite le piratage et les usages non autorisés, et
qu’il y a un dommage commercial à être privé de
l’opportunité de participer à la création de bases de
données dont on a l’initiative et le contrôle.
198 GOOGLE-MOI
l’on trouve sur son site. 11 stipule, en gros, que
l’exploitation et la diffusion de la copie digitalisée
remise à l’université sont soumises à Google,
alors que Google n’est quant à lui soumis à rien et
se réserve l’indexation du texte entier comme
l’usage de l’image complète.
441 L’Université du Michigan restreindra l’accès de
sa copie digitale aux personnes qui ont besoin d’accé-
der à de telles données et doit s’assurer que des par-
ties substantielles de cette copie ne sont pas téléchar-
gées depuis le site de l’université ni diffusées en
quelque manière au public.
442 Les accords de partenariat de 1’U. du M. avec
d’autres bibliothèques appartenant par exemple à la
Digital Library Federation sont soumis à l’approba-
tion de Google et seront au moins aussi restrictifs que
ceux de l’université elle-même
451 Google utilise sa copie digitale à sa seule discrétion.
200 GOOGLE-MOI
1
202 GOOGLE-MO/
utilise le copyright pour en annuler les effets, le
contrat d’utilisation prenant la forme d’une licence
libre (GNU, licence publique générale, qui a
d’abord porté sur des logiciels libres Unix / Linux)
impliquant en cascade le respect de cette liberté
par les usagers.
5) Les restrictions à la consultation (terminaux
spécialisés, établissements autorisés, consultation
sur place, types d’utilisation et d’utilisateur, etc.),
y compris celles dufuir use et celles du droit com-
munautaire européen, vont évidemment contre le
sens du Web 14.
6) Le meilleur des Webs dans le meilleur des
mondes (mais comment dire cela sans ironie?)
contiendrait évidemment tous les livres, en toutes
204 * GOOGLE-MOI
priété tels qu’ils ont été mis en place au début du
capitalisme industriel ».
La question du copyright rejoint celle du trade
mark, dépôt des marques et brevets. Là aussi
Google / le Net a déjà gagné. La collusion de rai-
sons techniques liées au fonctionnement de la toile
et de raisons idéologiques liées, pour faire vite, à la
justesse des principes altermondialistes, devient
incontournable. Quant à l’aspect technique, le
symbole en est le procès Geico / Google, perdu par
Geico (assurances pour fonctionnaires) : cliquer
sur << Geico >> conduit à d’autres sites concurrents,
qui apparaissent éventuellement en cœur de page
avant Geico. Réponse de Google : «NOUSpondé-
rons soigneusement deux objectifs : la protection
du droit des marques déposées et la mise à la dis-
15. Yann Moulier-Boutang, << Richesse, propriété, liberté et revenu
dans le “capitalisme cognitif”». Multitudes, 5. mai 2001, p. 19. Sur
l’ensembledes directives européennes concernant le droit d’auteur et
Cause com-
la propriété intellectuelle, il faut lire Philippe AIGRAIN,
mune. L’information entre bien commun et propriété (Fayard, ZOOS),
en particulier le chap. 3. On n’oubliera plus que le rapporteur en
2003 au Parlement européen de la directive sur les droits de propriété
intellectuelle est Madame Fourtou, épouse de Jean-René Fourtou,
PDG de Vivendi-Universal, et Président de l’International Chamber
ofCommerce (AIGRAIN,p. 22 et p. 143).
206 GOOGLE-MO1
tions ou les incitations à la haine?) et comment
rémunérer les «auteurs>>ainsi que la chaîne des
métiers du livre. L’ensemble est en train de s’inven-
ter cahin-caha. En ce qui concerne le livre, plu-
sieurs considérations s’emboîtent, hypothétiques,
faute de recul et parce que nous sommes loin d’être
parvenus à un état stable (le papier numérique,
l’e-book, le Net lui-même pour une large part, sont
encore à venir) :
1) 11 n’est pas certain que l’accès aux œuvres
numérisées soit défavorable au << support papier >> :
ce n’est pas le même objet, pas le même usage, pas
la même temporalité, pas le même plaisir 17.
2) On peut imaginer, plutôt qu’une sécurisation
parfaite confortant la législation (il faut bien le
dire, chez <<nous>> démesurément policière 18), une
17. J’ose à peine avouer que <<supportpapier >> ne signifie rien pour
moi ; ce qui compte, c’est cet exemplaire-cide cette édition-là, souli-
gné, abîmé, annoté et rangé à côté de tel autre, avec les traces
visuelles et tactiles des années engrangées, que l’annotation électro-
nique ne remplace pas, quelles que soient les nouvelles possibilités
qu’elleouvre.
18. En France, depuis la décision du Conseil constitutionnel
d’août 2006, au motif de l’égalité devant la loi pénale, les utilisateurs
de logiciels peer-to-peer encourent à nouveau en cas de piratage
3 ans d’emprisonnement et 300000 euros d’amende...
208 GOOGLE-MO1
payantes bien contrôlées (moins intrusives et plus
pertinentes qu’à la télévision - précisément, type
ads de Google). Que Quaero (le programme) ou
Exalead (le moteur) gagnent autant d’argent que
Google s’ils le peuvent, du moment qu’ils donnent
accès pour tous à de bonnes et inventives structura-
tions des œuvres et de la connaissance.
5) Quoi qu’il en soit, il est probable que chaque
<<cœurde métier », comme dit le Livre blanc, doive
se recentrer sur ses aptitudes propres. La biblio-
thèque doit plus que jamais << bibliothéquer >> et <<e-
bibliothéquer », l’éditeur éditer et e-éditer, chacun
de ces verbes d’essence exigeant une redéfinition.
212 GOOGLE-MOI
le commissariat d’une union européenne, seraient
en droit de vouloir non seulement pour les siens,
mais pour tous.
Une partie de solution consisterait à accepter
l’offre de numérisation de Google (ou d’un opéra-
teur privé comme Google), à condition de conser-
ver le libre usage de la copie numérique. On pro-
poserait alors au moyen d’autres types
d’indexation (plus << sémantiques >>)et d’autres
types de structuration, des valeurs ajoutées très
différentes du fonds numérisé. Google serait ainsi
à la fois investi du dedans, enrichi de contenus
qui <<nous>> paraissent significatifs - nous
sommes le Web, nous faisons partie d’un seul et
même monde -, et utilisé du dehors pour contri-
buer à donner accès à d’autres mondes numé-
riques que <<tous>> nous réclamons aussi. Une
bibliothèque virtuelle composée de livres et non
pas seulement d’informations, les meilleures édi-
tions présentées et critiquées avec l’appareil
requis, un observatoire des sites, un observatoire
des traductions, les moyens de s’y repérer dans
l’opinion et ses strates : il faut jouer sur la mise à
profit des compétences pour structurer et donner
DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 213
à penser 19. La qualité, avec d’autres algorithmes
que PageRank, ne sera plus propriété émergente
de la quantité, mais affaire d’histoire, d’expertise,
de diversité, de cultures et de culture.
Reste la question des contenus : faut-il penser
en terme de <<contenueuropéen >>, ou bien la valeur
ajoutée par la ou les structurations fait-elle par
elle-même contenu? Pour ma part et comme beau-
coup de philosophes (mettons kantiano-derri-
diens), j e crains l’idée d’une identité européenne
renvoyant à une essence de l’Europe. Car cette
essence ne peut se composer que de lieux com-
muns, genre << creuset fondateur >>, <<démocratieset
libertés publiques ». et même <<patrimoinecultu-
rel », queje trouve contradictoires avec l’idée même
d’universalité qu’elle est censée promouvoir20.On
suppose que cet ensemble de valeurs est en prise
sur les Lumières ; or, à mes yeux, l’universalité des
Lumières est précisément une universalité formelle,
19. Jean-Michel Salaün, dans le Journal du CNRS, no 188
(septembre2005) propose que la France et l’Europe fassent porter leur
d o r t , non sur la construction d’un Google européen, mais sur la mise
en place d’un observatoireindépendant et d’uneinstance de régulation.
20. C’est le point de fond où j e m’écarte des analyses du <<Livre
blanc».
214 GOOGLE-MOI
qui n’est pas liée à tel ou tel contenu, mais à l’uni-
versalisation possible de ce contenu, un centre
aussi vide que la loi morale. L’identité européenne
positivement conçue risque d’être une doxa aussi
angoissante que la démocratie des clics et l’éthico-
marketing - un contre-torpilleur est d’abord et
avant tout un torpilleur. Les États-Unis du mel-
ting-pot se revendiquent le premier des << creu-
sets >>, et Google ne cesse de promouvoir la << démo-
cratie» : rien de mieux partagé, même si c’est de
manière homonyme, que les identités bonnes en
forme de satisfecit.
La notion de <<patrimoineculturel », qui semble
aller de soi, est particulièrement lourde de para-
doxes : elle implique héritage et conservation iden-
titaire plutôt que mise en jeu et invention plurielle.
Or la culture, comme la langue, est tendue entre les
deux, altérante altérée*l.
11importe certes à l’Europe de mettre à la dispo-
sition du monde quelque chose comme le patri-
moine culturel européen - que j’aimerais considé-
216 GOOGLE-MOI
qui permet de comprendre la formation de l’«opi-
nion publique» et, par là, de mettre en perspective
la dom googléenne comme réalité du Web.
En revanche, il serait à la fois contradictoire et
contre-productif, pour une bibliothèque comme
pour un moteur de recherche «européen», de
s’arrêter à une définition <<européenne>> des don-
nées. Les data n’ont pas vocation à se limiter à
l’Europe, elles sont un flux mondialement récolté,
dans l’espace et dans le temps. Comme Umberto
Eco disant que «la langue de l’Europe, c’est la tra-
duction», il faut affirmer que les données euro-
péennes sont multiculturelles - et pas seulement
liées aux cultures d’Europe -, et multilingues - et
pas seulement liées aux langues d’Europe. Mettons
que ce soit le dernier avatar de l’expansionnisme
européen.. . Il n’est pas certain malheureusement
que ce soit l’interprétation la plus plausible des pre-
miers textes <<établissantun programme commu-
nautaire pluriannuel visant à rendre le contenu
numérique européen plus accessible, plus utilisable
et plus exploitable >> nommé << econtentplus >>
(Journal officiel de l’union européenne, décision du
9 mars 2005) ; il doit ouvrir la voie à «un cadre
DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 217
structuré de contenu numérique de qualité en
Europe - l’espace européen du contenu numé-
rique.. .>> (j’apprécie << structuré »), et encourager la
((création de grands groupes d’utilisateurs chargés
d’analyser et de tester les modèles de prénormalisa-
tion et de spécifications en vue d’intégrer les aspects
multilingues et multiculturels européens duns le
processus de définition des normes mondiales rela-
tives au contenu numérique d’apprentissage >> (c’est
moi qui souligne). Les directives en français, telles
qu’elles sont publiées et font foi, font en tout état de
cause craindre le pire quant au multilingue et au
multiculturel : on lit ainsi dans le considérant (1)
«L’évolution de la société de l’information et l’up-
parition des larges bandes vont influencer la vie de
tous les citoyens de I’UE.>>Vousm’en direz tant.. .
Promouvoir la c culture >> comme savoir-faire
européen, j e crois que c’est tout simplement partir
du passé, des œuvres singulières, à la fois histori-
quement et intemporellement situées, et de la dif-
férence des langues, au lieu de partir du présent
comme flux, des doxai quantifiables et du tout-à-
l’anglais. L’alternative à Google passe par l’explo-
ration de ce que Google a vocation à laisser de
218 GOOGLE-MOI
côté : le singulier, le style, l’œuvre, la pluralité des
langues et des cultures comme telle. Les données
constituent des collections raisonnées, nombre
d’entre elles encore à inventer, selon des structura-
tions diversifiées qui permettent d’autres types de
recherches et de résultats que PageRank. 11 faut
proposer un autre type de hiérarchie qui ne soit
pas << organique », générée par le système. En par-
ticulier, le rang ne dépendra pas (d’abord) du
nombre de liens et de clics, même pondéré : la per-
tinence d’une réponse ne dépendra pas (d’abord)
de l’intention de l’utilisateur que son clickstream
identifie comportementalement comme << consom-
mateur », mais plutôt d’une pluralité de << structu-
rateurs ». c’est-à-dire d’experts et de maîtres, qui
peuvent se confondre avec des catégories de pro-
ducteurs, de conservateurs et / ou d’usagers, avec
tous les risques que la maîtrise implique.
Altermondialisation comme déglobalisation.
Le gain d’une bibliothèque européenne, face à un
projet comme Google Book Search, n’est pas alors
une identité européenne mais, d’une part, une
garantie (qui commence par une description) de la
fiabilité des données et, d’autre part, des hiérarchies
DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 219
alternatives à PageRank, le tout mondialement
valide. Rien n’empêche après tout de considérer que
l’«Europe>> tient là l’un des avatars contemporains
les moins toxiques de son plus ancien rôle.
En somme, il faut prendre le problème à l’en-
vers, surpasser la prise, selon la vieille technique
de la rhétorique et du pancrace réactivée par les
arts martiaux : qu’est-ce que Google ne peut pas
faire, ou ne fait pas, et que «nous» voulons à tout
prix? Qu’est-ce qui dans Google pourrait faciliter
ce que <<nous>> voulons? 11faut partir d’où Page
arrive, quand il affirme qu’un moteur de recherche
parfait est «a reference librarian with complete
mastery of the entire corpus of human knowledge
[un bibliothécaire modèle qui aurait la maîtrise
complète de l’entier corpus de la connaissance
humaine] 22 ». Et préciser immédiatement, en repre-
nant une alternative de Jean-Michel Salaün,
qu’une bibliothèque bien maîtrisée à l’échelle mon-
diale ne favorise pas tant une culture dominante
qu’elle ne donne accès à des cultures minoritaires
et à des textes peu connus.
p. 252.
22. BATTELLE,
220 GOOGLE-MOI
1.5.U n moteur de recherche << européen B
Quand Jacques Chirac annonce le 26 avril 2005
à l’occasion du conseil des ministres franco-alle-
mand, et ré-annonce le 25 avril 2006, le lancement
d’un moteur de recherche européen concurrent de
Google, Quaero (chercher, en latin), le monde est
en droit de se demander quel sens a l’adjectif
«européen» accolé à un moteur de recherche. La
réponse, comme le projet, est à plusieurs étages.
C’est d’abord une alternative stratégique à
Google (et aux bigfour, tous américains). «Les
moteurs de recherche sur internet sont les portes
d’accès au savoir numérique et au commerce élec-
tronique. 11 faut relever le défi mondial des géants
américains Google et Yahoo ! >> (Jacques Chirac,
Vœux aux forces vives, 5 janvier 2006). À notre
tour de dire C O Wmission >> : mission politique
d’équilibre, capable de faire face à un <<don’tbe
evil >> non respecté. Il faut maintenir, comme autre
voie d’accès au même contenu, un portail «euro-
péen >> par opposition à << américain >>, pour sécuri-
ser l’accès aux données qui pourraient être occul-
tées en tout ou en partie par Google, comme on
DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 221
crée Galileo contre GPS. Le rapprochement est fait
par Jean-Luc Moullet, chef de file du projet et
vice-président solutions logicielles de Thomson,
dans sa présentation devant l’AFP en janvier der-
nier23.Le GPS, Global Positioning System, relève
du Ministère américain de la Défense : 24 satel-
lites permettent à tous et à chacun de trouver sa
position par triangulation. 11 suffit d’acheter une
machine d’une centaine de dollars qui permet de
synchroniser les signaux. Un code militaire donne
la position avec la précision d’i mètre (il est
changé toutes les 10 secondes). Un code civil
donne une précision à 100 mètres. Le point essen-
tiel est que, si le Ministère américain de la
Défense souhaite éclairer une zone, en obscurcir
une autre, il le peut. Pour l’aviation, pendant la
guerre d’Irak, «ils» ont éclairé le théâtre des opé-
rations, si bien que, du coup, l’Iran n’était plus
couvert. L’OACI, organisation de l’aviation civile
internationale, en dépend. Toute infrastructure
gratuite est suspecte. Elle l’est d’autant plus
qu’elle devient indispensable. ((Addict». D’où
222 GOOGLE-MOI
1
224 GOOGLE-MOI
Bref, il est clair qu’il ne s’agit pas d’une autre
approche de la recherche mondiale, c’est pour l’ins-
tant une vision directement entrepreneuriale, qui
permettra peut-être de marginaliser un peu
PageRank - plutôt de la concurrence tradition-
nelle qu’un nouveau concept.
2. Nos langues!
228 GOOGLE-MOI
C’est un effort remarquable, qu’on aurait tort de
bouder. Ma réticence, on l’aura compris, tient à
l’idée, dont flavor témoigne, de ce qu’est une
langue. Une langue, c’est un parfum, une épice, un
goût familier, à mettre dans le plat unique qu’est
l’anglo-américain. Google en cela n’a rien d’origi-
nal, il n’est que Co-constitutif de la doxa mondiale.
Le multilinguisme ainsi conçu et pratiqué n’a
aucun autre intérêt que de marketing : on montre
au consommateur que le produit est fait pour lui.
Une langue unique donc, déjà éloignée de la
langue naturelle qu’est l’anglais des auteurs et des
œuvres, en habits folkloriques28.
28.
SINCE 1957
Le logo «international» européen primé pour fêter en 2007 les 50 ans
de 1’UEest un criant exemple de ce triomphe duglobish que le multi-
linguisme devrait contrecarrer! On peut constater à quel point il
évoque celui de Google, et matérialise lesflavors - umlaut, accent -
comme des fautes d’orthographe venant parasiter la langue unique,
le tout placé sous l’égide de la marchandisation mondiale avec
l’Europe comme marque à franchiser (voir mon article dans Le
Monde, en date du 3 novembre 2006).
230 GOOGLE-MOI
dans les matières de goût, ne pourrait être que très
utile dans les ouvrages de philosophie, dont la
clarté et la précision doivent faire tout le mérite, et
qui n’ont besoin que d’une langue universelle et de
c~nvention~~. >> Une belle compagnie philosophique
en vérité, qui encourage à trouver dans I’anglo-
américain un ersatz plausible, d’autant qu’il est
déjà réel, de langue universelle.
Je voudrais plaider pour une toute autre
conception de la différence des langues et du mul-
tilinguisme’O. 11 faut partir du constat, fait par
Humboldt, que «le langage se manifeste dans la
réalité uniquement comme multiplicité 31 ». Si bien
que, pour continuer à le citer : <<Lapluralité des
langues est loin de se réduire à une pluralité de
désignations d’une chose ; elles sont différentes
perspectives de cette même chose et quand la
chose n’est pas l’objet des sens externes, on a
232 GOOGLE-MOI
pas bouder 53. Hannah Arendt, qui pratique cette
pluralité au quotidien dans l’écriturede son Journal
de pensée, l’explicitecomme geste philosophique :
<<PIuraiitédes iangwes : s’il n’y avait qu’une seule
langue, nous serions peut-être plus assurés de l’es-
sence des choses.
Ce qui est déterminant, c’est le fait 1) qu’il y ait plu-
sieurs langues et qu’elles se distinguent non seule-
ment par leur vocabulaire, mais également par leur
grammaire, c’est-à-dire essentiellement par leur
manière de penser, et 2) que toutes les langues peu-
vent être apprises.
[...] Au sein d’une communauté humaine homogène,
l’essence de la table est indiquée sans équivoque par
le mot “table”, et pourtant dès qu’il arrive aux fron-
tières de la communauté, il chancelle.
Cette équivocité chancelante du monde et l’insécurité
de l’homme qui l’habite n’existeraient naturellement
pas s’il n’était pas possible d’apprendre les langues
étrangères [...I. D’où l’absurdité de la langue univer-
selle - contre la “condition humaine”, I’uniformisa-
tion artificielle et toute puissante de l’équivocité34. >>
_ _ ~ ~ -
33. En novembre 2006, Leonard Orban a été nommé en charge du
seul multilinguisme.
34.Cahier II. novembre 1950 [IS]. trad fr. Courtine-Denamy (mod.)
I, Seuil, 2005, p. 56-57.
234 GOOGLE-MOI
homonymies apparaissent au grand jour quand
on veut traduire, quand on regarde une langue
depuis une autre langue.
<<Traduirecette page >>, vous propose obligeam-
ment Google. La traduction automatique est un
immense chantier, et la réflexion philosophique
sur la différence des langues naturelles ne peut
que l’éclairer. On commencera par noter la pau-
vreté du résultat actuel, qui achoppe, comme
prévu, sur l’homonymie. << Google a traduit cette
page à partir de la langue Anglais», et voici le
résultat pour une page de l’article fondateur sur
1’« Anatomie >> : <<Notrebut final de conception
était d’établir une architecture qui peut soutenir
des activités de recherches de roman [novel
research activities] sur des données à grande
échelle de Web. Pour soutenir des utilisations de
recherches de roman [novel research uses], Google
stocke tous les documents réels qu’il rampe sous
la forme comprimée», et, pendant un instant, j’ai
cru qu’il y avait quelque chose à comprendre.
Je voudrais faire part d’unejolie expérience, à
partir d’une phrase brève qui engrange une partie
de la culture du <<mondeoccidental» et dont la
DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 235
traîtrise homonymique ne concerne que le vague
des prépositions. J’entre la phrase française <<Et
Dieu créa l’homme à son image >> dans << Google,
outils linguistiques », et je demande sa traduction
en anglais, puis je demande la traduction en fran-
çais de la phrase anglaise obtenue, puis la traduc-
tion en anglais de la phrase française obtenue, et
ainsi de suite jusqu’à ce quej’obtienne une traduc-
tion stabilisée, la même phrase anglaise, la même
phrase française. La différence fait rêver quant à
la différence entre les deux langues.
236 GOOGLE-MOI
1’ << Et Dieu créa l’homme à son image»
2’ Und Gott schuf den Menschen an seinem sild
3’ Et a créé un dieu l’homme à son image
4’ Und einen Gott hat der Mensch an seinem Bild
geschaffen
5’Et l’homme à son image a créé un dieu
6’ Und der Mensch an seinem sild hat einen Gott
geschaffen
7’ Et l’homme à son image a créé un dieu
238 GOOGLE-MOI
puis, sous la copule, la distinction entre sub-
stance d’une part, et accident, de l’autre, qui se
déploie alors selon l’éventail des questions caté-
goriales (combien, quel, par rapport à quoi, où,
quand.. .), Aristote demeure probablement un
bon challenger.. .
Quoi qu’il en soit, traduire consiste alors,
comme on réduit les fractions, à ramener les
langues naturelles à une unique langue concep-
tuelle neutre, sans qualités, autorisant comme un
échangeur le nouveau passage à une quelconque
autre langue naturelle ; la différence entre les
langues naturelles est par définition accidentelle et
réductible. 11 n’y a pas pour l’instant, à ma
connaissance, de procédure alternative qui per-
mette de passer d’une langue naturelle à une
langue naturelle sans l’intermédiaire << anglais >>,
donc de tenir directement compte des réseaux et
des homonymies - on n’a pas encore modélisé le
savoir-faire d’un bon traducteur.
Nos livres et nos langues, pour tenter un autre
sens du possessif, différentiel et multiple, sont
deux domaines culturellement résistants à Google.
240 GOOGLE-MOI
En aval, chacun a (ou aura /aurait) accès libre
et égal au Web, en termes de partage du savoir. Et
tous ces aspects sont connectés, puisque l’amont
du lien et du clic produit la figure que prend l’aval.
Pourtant, par rapport à l’idée de démocratie
culturelle, il faut en rabattre et sur la démocratie et
sur la culture.
Quant à la culture, nous l’avons vu, et c’est
vraiment de l’ordre du constat même s’il n’est pas
souvent fait, la dimension manquante est celle de
l’œuvre, si ouverte et performée soit-elle, néces-
saire pour penser les langues aussi bien que les
livres. Encore une fois, la culture, pas plus que la
connaissance, ne se réduit pas à la somme des
informations - non plus d’ailleurs qu’une somme
d’informations ne fait l’information.
Quant à la démocratie, c’est une autre paire de
manches. Quel est exactement le concept de
{{démocratie>> ici en jeu?
On peut laisser ici de côté les coups de canif au
modèle, même s’ils sont lourdement révélateurs.
Tien An Men signe la tension, voire l’incompatibi-
lité, entre un universel technique virtuellement
réaliste (tous ont ou auront accès égal sous réserve
DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 241
de la fracture numérique) et un universel politique
globalement irréaliste (les Chinois, tels ou tels
<<ressortissants», n’ont et n’auront pas même
accès à un contenu identique) : une politique pri-
vée n’est pas une politique publique, et une poli-
tique publique, étatique et nationale, n’est pas une
politique mondiale.
Car c’est, j e crois, le modèle même qu’il faut
interroger, c’est à une réflexion sur la notion même
de démocratie, de politique, et sur le statut de
l’universel, qu’il faut en venir. J’aimerais, pour
faire comprendre ce qui ne me paraît pas démocra-
tique dans la <<démocratieD de Google, en passer
une bonne fois par la Grèce.
Google ressemble beaucoup à la sophistique.
Tout au long de cette étude, les traits communs
n’ont cessé de m’apparaître. Or, les sophistes sont
à mes yeux, pour reprendre une expression de
Hegel, les << maîtres de la Grèce 37 >>, ceux qui lui ont
enseigné à la fois la politique (précisément : la
démocratie) et la culture. Pourtant Google me
37. Leçons sur l’histoire de la philosophie, trad. fr. Pierre Garniron,
Vrin, 1971, t. II, p. 244. Pour la problématique générale, je me per-
mets de renvoyer à L’Eger sophistique, Gallimard, 1995.
242 GOOGLE-MOI
semble très loin d’être un maître politique et un
maître culturel. C’est cette comparaison contras-
tive queje voudrais à présent instruire, pour éclair-
cir le rapport entre Google et la démocratie.
Google est à coup sûr du côté de l’invention
prométhéenne : une intelligence rusée, liée à un
savoir-faire technique simple et efficace, d’ailleurs
protéiforme et prompt à saisir l’occasion. Cette
description complexe serait beaucoup plus par-
lante en grec. Elle se ferait (et ce sont parfois des
mots que, chemin faisant, j’ai utilisés dans ma
description) en termes de rnêtis <<plan,plan
habile, sagesse habile et efficace, ruse», qui
caractérise le divin Ulysse, le dessein de Zeus et
la mobilité tentaculaire du poulpe ; de tekhnê
<<savoir-faire,métier, technique, art, compétence,
expertise, manière de faire, moyen, système, arti-
fice >> ; de rnêlzhanê <<moyen,trouvaille, invention
ingénieuse, machine (de guerre), machinerie (de
théâtre), machination, expédient, truc, machin,
talent, habileté, art, ressources D, de lzairos «point
critique, moment opportun, instant propice, à
propos, occasion, avantage, profit », de kerdos
<<gain,profit, avantage, amour du gain, desseins
DE L4 DÉMOCRATIE CULTURELLE 243
profitables ». Elle relèverait aussi du vocabulaire
de la rhétorique, en termes de prepon «ce qui se
distingue, se montre, s’annonce par son extérieur,
ce qui a l’air de, ce qui a rapport avec et convient
à, le bienséant, l’adapté à l’auditoire comme au
sujet traité» ; et surtout en termes de dom,
dolzountu, endoxa, << opinion, réputation, appa-
rence, semblant, croyance B, << apparences, juge-
ments qui paraissent convenir, sont crédibles et
sur lesquels un consensus peut s’établir >>, <<idées
reçues, opinion établie, prémisses solides pour
des raisonnement probables ».
De fait, c’est le monde de la sophistique qui se
dessine ainsi, susceptible des valorisations / déva-
lorisations les plus extrêmes. Platon, le premier, en
a fait le «mauvais autre» de la philosophie : une
pseudo omni-compétence, en prise sur le réel et le
quotidien mais au plus loin de ce qui compte vrai-
ment, à savoir l’idée et la vérité, et un savoir-faire
avant tout soucieux de se vendre et de générer du
profit - un profit scandaleux aux yeux du Platon
qui sommeille en chacun de nous.
On se retrouverait, et j e me retrouverais,
comme Platon à accuser Google-sophiste de pré-
244 * GOOGLE-MOI
tendre tout savoir, en diagnostiquant dans cette
prétention à la totalité un symptôme de l’inanité
de ce savoir même. On lui reprocherait, j e lui
reprocherais, de mettre à disposition de n’im-
porte qui des techniques catastrophiques pour la
connaissance et la vérité. À quoi Google-Gorgias
n’aurait pas de mal à répondre, comme il le fait
dans le Gorgias (le Gorgias de Platon : c’est
Platon qui tire encore les ficelles), que ce n’est
pas le maître qui est à blâmer ni la technique
qu’il enseigne à son élève, qu’il s’agisse de rhéto-
rique ou d’art de combat, mais l’élève lui-même
quand il en use mal : «C’est celui qui l’utilise
sans droiture qu’il est juste de détester, d’exiler,
de tuer, mais pas celui qui l’enseigne» (457 c).
L’information n’est pas dommageable à la vérité,
c’est prendre l’information pour ce qu’elle n’est
pas et mal s’en servir qui est dommageable. La
balle est dans le camp de l’usager. Pourquoi
diable ne pas se servir de Google pour ce qu’il
est, et non pour ce qu’il n’est pas? Toute l’infor-
mation du monde ne prétend pas être toute la
vérité du monde - et d’ailleurs qu’est-ce au juste
que la vérité?
DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 245
On en arrive ainsi à une seconde ligne d’at-
taque et à une seconde ligne de défense, philoso-
phiquement plus sérieuses : la vérité, c’est ce qu’il
faut chercher, toutes les opinions ne se valent pas,
il y a des opinions vraies, il y a même des vérités
comme en mathématiques, et <<la>> Vérité comme
en philosophie. Le second grand reproche fait par
Platon à Google-sophiste serait de ne s’occuper
que des opinions et de mettre toutes les opinions
sur le même plan : Protagoras qui prétend que
l’homme est la mesure de toutes choses devrait
bien dire, en relativiste conséquent, que le cochon
ou le cynocéphale est la mesure de toutes choses.
À quoi Protagoras (dans le Thééthète de Platon,
où Protagoras parle par la bouche de Socrate, car
c’est encore et toujours Platon qui tire les ficelles)
n’a pas de mal à répondre : <<Tun’as pas honte,
Socrate! >> Et d’argumenter, au plus loin de la
Vérité contemplée puis imposée par le philo-
sophe-roi à la foule obscure des malvoyants, que
«d’une opinion fausse, on n’a jamais fait passer
personne à une opinion vraie>>.En revanche, le
médecin, le sophiste, l’orateur, le maître compé-
tent, savent «faire passer d’un état moins bon à
246 GOOGLE-MOI
un état meilleur », et ils savent faire en sorte que
«ce soient les choses utiles aux cités au lieu des
nuisibles qui leur semblent être justes D (167 a-c).
Toutes les opinions ne se valent pas, c’est pour-
quoi il faut, pédagogiquement et politiquement,
rendre capable de préférer la meilleure (un compa-
ratif et non un superlatif absolu), à savoir la
meilleure <<pour>> (en prenant en considération la
singularité contextualisée de l’individu comme de
la cité). La politique ne consiste pas à imposer
universellement la vérité ou à imposer la vérité
universelle - c’est là de la «philosophie poli-
tique », une << déformation professionnelle >> du
philosophe, comme dirait Hannah Arendt, mais
pas de la politique. Elle consiste à aider différen-
tiellement à choisir le meilleur. De fait, avec la
réponse sophistique, c’est la dimension du poli-
tique, et d’une certaine politique à distance de
l’universel, qui fait son apparition, en même
temps que celle de la paideia (sur pais, enfant »),
<<éducationD et <<culture», comme partage de
langue, apprentissage des lettres, échange de dis-
cours, agonistique de la persuasion, que certains
maîtres enseignent d’ailleurs mieux que d’autres.
DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 247
Telle est précisément la dimension qui n’existe
pas avec Google, et qui fait la limite de la compa-
raison avec la sophistique. La <<personnalisationde
masse >> (ce que Salaün appelle <<levieux fantasme
des professionnels du marketing») n’est pas la
démocratie. Un, plus un, plus un, ne fait pas une
communauté, ni une assemblée, ni un dêrnos, un
<<peuple», non plus d’ailleurs qu’une <<multitude>>
(un anti-peuple nomade et différencié),mais un tas
d’«idiots», au sens strict du terme, à savoir des
personnes privées (privées de la dimension
publique) réduites à leur singularité de simple par-
ticulier, à leur dimension << propre >> d’inconnu et
d’ignorant. Et cliquer n’est pas un exercice poli-
tique de gouvernement (-crulie). 11 n’y a pas de
pouvoir en jeu ou, plus exactement, il n’y a rien,
aucun corps intermédiaire, qui permette de I’exer-
cer. Croire que la somme des singuliers constitue
l’universel, et, plus radicalement sans doute, croire
qu’il s’agit de constituer l’universel, cette double
équivalence-là signe l’élision ou l’omission du poli-
tique. Avec pour effet l’omission de la paideia,
puisque cette <<démocratieapolitique >> a pour fon-
dement une égalité entre usagers inégaux en
248 GOOGLE-MOI
savoir, telle que l’ignorant pèse aussi lourd que le
savant quant à la structuration de ce qu’il ignore.
Brutalement dit, Google est un champion de la
démocratie culturelle, mais sans culture et sans
démocratie. Car il n’est un maître ni en culture
(l’information n’est pas la paideia) ni en politique
(la démocratie des clics n’est pas une démocratie).
Ce n’est pas parce que Google élide la dimen-
sion du politique qu’il n’existe pas politiquement,
bien au contraire. On peut même dire que Google
est anti-démocratique parce qu’il est profondé-
ment américain sans nous donner les moyens de
le savoir, de remettre en cause son universalité, tel
que américain aille de soi comme universel. Nous
sommes aristotéliciens quand nous parlons, que
nous le voulions et que nous le sachions ou non ;
nous sommes américains quand nous googlons,
que nous le voulions et le sachions ou non.
Un symptôme en est à mes yeux l’atroce
conclusion du bon livre The Search de John
Battelle : il cherche <<immortalité>> (son dernier fils
vient de naître, c’est donc le mot qui lui vient), et il
nous décrit sa quête sur Google. Après des décon-
venues type Immortality institute, il tombe sur un
DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE 249
ad Gilgamesh, qu’il n’achète pas, car il veut la
chose tout de suite ; puis, via un professeur de
Washington, il trouve <<leplus ancien auteur
humain connu que nous puissions appeler par son
nom », Shin-eqi-unninni, qui, dit-il, <<vitdésor-
mais dans mon esprit». On a droit ensuite à
Ulysse, qui préfere l’immortalité du renom à la vie
sans mort de Calypso. <<Larecherche n’offre-t-elle
pas la même empreinte immortelle : exister à
jamais dans les index de Google et des autres,
n’est-ce pas l’équivalent contemporain de graver
nos histoires dans la pierre? Pour tous ceux qui
ont un jour écrit leur propre nom dans une boîte de
recherche et attendu avec anxiété les résultats, j e
crois bien que la réponse est oui 38. D C’est conster-
nant, non parce que ce serait un bêtisier, mais
parce que c’est le paradigme de la culture-infor-
mation comme telle, du j e (me) google/je google
pour moi (la voix moyenne en grec), avec la soli-
tude subjective et quasi-onaniste du googleur de
fond. Ce qu’on perçoit ici, c’est l’absence totale de
réalité intermédiaire : moi / moi / moi, la toile
250 6 GOOGLE-MOI
mondiale et un moteur de recherche ne font ni un
monde commun ni des mondes sophistiquement
agencés. Pourtant, le Web est une création collec-
tive continuée. 11 est même capable de donner lieu
à un espace de confrontation, agôn et dissensus,
surpassant la prise des frontières et des confronta-
tions guerrières, comme récemment entre Libanais
et Israéliens. C’est en ce sens, à la fois collectif et
performatif, qu’il est éminemment sensible politi-
quement. Mais au lieu du politique, on trouve en
Google la transcendance du déni de garanties, un
philosophe-roi à ceci près qu’il n’est pas philo-
sophe - le pire.
Immanence du Web et transcendance de Google :
Google, le nom actuel de la transcendance du Web?
Ou bien, plus sèchement : we, Google ofAmerica?
r- L‘Airbus du numérique !
252 GOOGLE-MOI
Le premier satellite (Giove-A) destiné au système
Galileo a été placé sur orbite avec succès aujourd’hui.
Le lancement du second satellite de test (Giove-B) aura
lieu au printemps 2006. Si tout va bien, le système
composé de 30 satellites devrait être complètement
opérationnel en 2010.
Introduction
Pourquoi s’intéresser à Google ? .............................. 9
1. Anecdotes-symptômes ................................ 9
<< Barbara Cassin »? .............................. 9
Les deux phrases drapeaux ...................... 11
2 . Actualité et questions de fond .................. 12
Passéisme / présentisme ............................ 12
Google / Internet ........................................ 14
Le << meilleur >> moteur de recherche .......... 16
Les stratégies de réponse .......................... 18
TABLE 255
Le flux et la meule de foin ...................... 26
L‘absence de critère : l’exemple
de Wikipédia .......................................... 27
ENCADRÉA : Ce que j’ai toujours voulu
savoir sans jamais oser le demander :
llnternet, le Web, un peu d’histoire
immédiate .................................................... 31
ENCADRÉB : Alexandrie, Alex(andr)a,
ou capitalisme et schizophrénie ............................ 40
256 GOOGLE-MOI
2. << ... is to organizes ...................................... 88
2.1. Organe. organisme. organisation :
un moment de LTI ...................................... 88
2.2. PageRank. ou l’auto-organisation
du système ................................................ 94
L‘algorithme ........................................ 94
Le modèle académique .......................... 97
La qualité comme propriété émergente
de la quantité, ou la doxa au carré .......... 102
2.3.«Votre requête» : le customer
et ses coutumes .......................................... 105
3 . Toute l’information du monde .................. 111
3.1.Informer, information. informatique ........ 111
3.2. Information, connaissance et culture ...... 113
c A knowledge-based society B ................ 113
TABLE 257
2. L'alchimie financière. ou comment
la mission rapporte ...................................... 135
2.1. À la marge : les ads
ou le commerce des mots .......................... 135
2.2. La vertu à chaque étape ............................ 139
3. La démocratie des clics
et quelques-unes de ses perversions .......... 144
4. Transcendanceet déni de responsabilité .. 151
5 . Du petit dernier à Big Brother .................. 154
5.1. Toutes les données du monde .................. 155
Web sémantique et comput divin ............ 156
Le vice d'incomplétude .......................... 159
5.2. Où est le mal? ............................................ 164
Google et la privacy : la tarte
aux pommes de maman .......................... 164
Google et les États : Patriot Act
et marché chinois .................................... 170
ENCADRÉE : Le bras philanthropique ................ 179
ENCADRÉF : Déni de garanties ............................ 181
258 GOOGLE-MOI
1.1. Historique : Google Print
et Google Book Search ............................ 186
1.2.Les résistances .......................................... 190
1.3.L'encombrant problème des droits ............ 193
Justifier le fait accompli .......................... 193
L'unfair use Google / Michigan .............. 197
Copyright / copy@ : dans le sens
du Web? ................................................ 200
1.4. Une bibliothèque numérique
<<européenne»............................................ 209
1.5. Un moteur de recherche «européen» ...... 221
2 . Nos langues!.................................................. 225
2.1. L'idiome informatique .............................. 225
2.2. Les langues de Google :
parfums et plat unique .............................. 227
2.3. «Traduire cette page» .............................. 234
3 . La dimension manquante .......................... 240
ENCADRÉ G : L'Airbus du numérique ! .................. 252
Crédits :
€? 8 : The New Yorker Collection, 2002, illustration Charles
Barsotti from cartoonbank.com. All rights reserved.
€? 55 : http://www-db.stanford.edu
E! 95 : http://dbpubs.stanford.edu
€? 130 :http://www.google-watch.org
€? 229 : http://europa.eu, logo réalisé par Szymon Skrzypczak.
DU MÊME AUTEUR
Depuis 1995
L’Effet sophistique, Gallimard, 1995.
Aristote et le logos,
Contes de la phénoménologie ordinaire, PUE 1997.
Présentation, traduction et commentaire
de Parménide, Sur la nature ou sur l’étant, «La langue
de l’être?»,Seuil (Points-bilingues), 1998.
Voir Hélène en rourefemme. D’Homère a Lacan,
illustrations de M. Matieu,
Les Empêcheurs de penser en rond, 2000.
Sous X , avec M. Matieu, Actes-Sud, 2003.
Vocabulaire européen des philosophies.
Dictionnaire des intraduisibles, dir.,
Seuil-Le Robert, 2004.
Vérité, réconciliation, réparation,
dir. avec O. Cayla et Ph.-J. Salazar,
Le Genre humain, Seuil, nov. 2004.
Achevé d'imprimer en 2006
Éditions Albin Michel
22, rue Huyghens, 75014 Paris
www.albin-rnichel.fr
ISBN :978-2-226-17259-4
N" d'impression :06434SA
N" d'édition :24295
Dépôt légal :janvier 2007
Imprimé en France