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ISBN 978-2-7578-4834-0

© Éditions Points, novembre 2014, pour la traduction française.

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T ABLE DES MATIÈRES

Couverture

Copyright

Introduction - Les vies antérieures du Bouddha au travers des Jātaka

Le vœu altruiste du Bodhisatta

Loi du kamma et les plans d’e xistence

Les pāramī ou « perfections »

Sources et structure des Jātaka

Le vœu de Sumedha

Les vertus d’un roi - Rājovāda Jātaka

L’éléphant et le chacal avide - Sigāla Jātaka

La tolérance d’un buffle d’eau - Mahisa Jātaka

Le salut est dans la concorde - Sammodamāna Jātaka

L’ignorance à la racine du mal - Arāmadūsaka Jātaka

La sagacité du marchand - Apaṇṇaka Jātaka

Les ruses du cerf - Tipallattha-Miga Jātaka


La persévérance dans la vertu du roi Sīlava le Grand - Mahāsīlava Jātaka

Harita le Sage en proie au désir sensuel - Haritaca Jātaka

Le courage du Sage Petit Archer - Bhīmasena Jātaka

Le chien qui enseigna au roi à rendre justice - Kukkura Jātaka

Le sacrifice du destrier du roi - Bhojājānīya Jātaka

L’ascète qui maîtrisa sa colère naissante - Culla-Bodhi Jātaka

Une vie d’ascèse torturée - Lomahaṃsa Jātaka

La promesse faite à un ogre - Jayaddisa Jātaka

Le lièvre sur la lune - Sasa Jātaka

L’Acte de Vérité d’une jeune caille - Vaṭṭaka Jātaka

Le prince aux Cinq Armes - Pañcāvudha Jātaka

Le vœu de renoncement du Grand Roi Janaka - Mahājanaka Jātaka (extrait)

La chèvre qui pleurait bruyamment et riait aux éclats - Matakabhatta Jātaka

Les Actes de Vérité qui sauvèrent la vie d’un jeune garçon - Kaṇhadīpāyana Jātaka (extrait)

Épilogue

Remerciements

Bibliographie

Traductions

Sur les Jātaka

Sur les enseignements du Bouddha
Introduction

Les vies antérieures du Bouddha


au travers des Jātaka

De nombreuses cultures traditionnelles à travers le monde


détiennent un patrimoine de contes populaires qui contribuent,
sous une forme vivante et expressive, à construire leur identité.
Diffusés le plus souvent oralement, ces contes, dont l’origine peut
être lointaine et méconnue, sont une voie privilégiée pour
transmettre d’une génération à l’autre un ensemble de valeurs
fondatrices. Parmi eux, certains ont non seulement survécu à
l’épreuve du temps, mais ont de plus capté un public plus large
que celui de leur culture d’origine, témoignant de leur capacité à
porter un enseignement universel sur la nature humaine.
Ainsi en est-il des Jātaka, largement diffusés en Inde ainsi que
dans toute l’Asie du Sud-Est et au-delà, par des traditions orale,
écrite et picturale, dans toutes les régions du monde où les
enseignements du Bouddha se sont répandus. Leur caractéristique,
surprenante pour un lecteur occidental, est qu’ils se présentent
comme les récits des vies antérieures du Bouddha, alors que celui-
ci était alors un Bodhisatta, un Bouddha en devenir en quelque
sorte. Chaque Jātaka raconte une des innombrables vies
antérieures du Bouddha, où le Bodhisatta, prenant naissance
tantôt sous une forme animale, tantôt sous une forme humaine et
parfois même sous la forme d’un être céleste, fait face à des
situations ou des personnages qui l’amènent à développer les dix
qualités (pāramī) nécessaires et suffisantes pour devenir un
Bouddha. Au cours de ces événements, qui sont comme autant de
mises à l’épreuve des capacités extraordinaires du futur Bouddha,
le Bodhisatta saisit chaque fois l’opportunité de cultiver ces dix
qualités. Il manifeste des vertus telles que la vérité, la générosité ou
la sagesse notamment, de façon exceptionnelle, qu’il soit un roi qui
exerce la justice avec impartialité afin de faire triompher la vérité,
un lièvre qui décide d’offrir son corps pour nourrir un moine
mendiant ou encore un ascète qui enseigne à un souverain
comment régner avec sagesse. Ainsi les Jātaka sont-ils avant tout
une incitation à se comporter de manière altruiste et à mener une
vie moins égocentrique, conformément à la sagesse qui sera
enseignée par le Bouddha. À travers eux, on comprend
progressivement que ce ne sont pas tant les échecs et les réussites
du Bodhisatta qui importent, mais les qualités qu’il développe dans
les situations auxquelles il est confronté au cours de ses différentes
existences.

Le vœu altruiste du Bodhisatta
Pour comprendre la dimension héroïque du Bodhisatta mise en
scène dans les Jātaka, ainsi que l’étendue de la gratitude et de la
dévotion exprimées envers le Bouddha par ceux qui suivent son
enseignement, il est nécessaire de comprendre en quoi consiste la
voie du Bodhisatta. Selon la tradition, ce dernier est celui qui fait le
vœu, en présence d’un Bouddha, de devenir lui-même un Bouddha
dans le futur 1, c’est-à-dire un être qui a redécouvert la voie de la
libération à une époque où elle aura été perdue. Cela afin non
seulement de se libérer lui-même de la succession perpétuelle des
cycles d’existence, mais également pour pouvoir enseigner à des
multitudes d’autres êtres comment se défaire des souffrances de
l’existence. À la fin de sa vie, un Bouddha ne connaît pas de
nouvelle naissance et intègre définitivement l’état du Nibbāṇa 2,
libre de toute souffrance et de toute forme d’ego.
Ce qui caractérise le Bodhisatta, c’est qu’il accomplit ce vœu
dans un but altruiste, afin de pouvoir aider d’autres êtres dans le
futur, car il possède d’ores et déjà les qualités suffisantes pour
apprendre l’enseignement du Bouddha qu’il rencontre et atteindre
la libération finale, le Nibbāṇa, dans cette vie même. Ce vœu
contient donc le choix conscient d’endurer d’innombrables
existences au cours desquelles le Bodhisatta développera
progressivement des qualités encore bien supérieures pour devenir
un Bouddha.
Celui qui deviendra le Bouddha Gautama fut, dans une très
lointaine vie antérieure, un homme du nom de Sumedha. C’est au
cours de cette existence qu’il fit le choix de suivre la voie d’un
Bodhisatta. Alors qu’il n’était encore qu’un jeune homme, il
rencontra l’un des précédents Bouddhas, Dīpaṃkara 3, et lui fit part
de son vœu de devenir un Bouddha. Dīpaṃkara, ayant observé
Sumedha, lui assura qu’il y réussirait après avoir vécu un nombre
incommensurable d’existences. Puis Sumedha eut la révélation de
chacune des dix qualités, nécessaires et suffisantes, qu’il aurait à
perfectionner avant d’atteindre son but. Relatant le cheminement
du Bodhisatta à travers de multiples existences, les Jātaka ont sans
doute largement contribué à rendre tangible la portée de son vœu
auprès de la population et à développer la dévotion envers un être
qui était animé d’une telle volonté d’aider les autres à s’extraire des
souffrances de l’existence.
Les Jātaka peuvent parfois paraître d’une trop grande
simplicité, voire naïfs, lorsque le Bodhisatta réussit facilement à
vaincre les obstacles rencontrés. Mais la dimension héroïque du
Bodhisatta n’a pas pour seul but de susciter l’admiration et la
dévotion, ni même l’édification. La recherche du sens de l’existence
et des conditions permettant de s’extraire des souffrances de la vie
constitue en réalité le thème sous-jacent de ces contes. Le
Bodhisatta en effet est, comme tous les êtres, à la recherche d’un
bonheur pérenne, qu’il ne trouvera en réalité jamais au cours des
existences présentées dans les Jātaka, et ce malgré tous les exploits
qu’il parvient à accomplir. Cette profonde insatisfaction est tout
particulièrement apparente dans les existences où il prend
naissance au sein d’une famille au rang social élevé, jouissant d’un
bien-être matériel. La sagesse spontanée du Bodhisatta lui fait
apparaître très tôt dans ces vies que de tels avantages n’apportent
aucun bénéfice durable, et il décide le plus souvent de faire don de
toutes ses possessions pour partir à la recherche de la vérité sur
l’existence, en pratiquant l’ascèse. Les Jātaka n’apportent pas de
réponse définitive à cette quête  ; elle est donnée sur les plans
théorique et pratique dans d’autres formes d’enseignements du
Bouddha. Selon la tradition, ce n’est que dans sa dernière vie
humaine, qui n’est pas racontée dans les Jātaka, que le Bodhisatta
parviendra à atteindre la vérité ultime. On peut néanmoins
comprendre à travers eux que le Bodhisatta ne développe pas
uniquement les dix qualités dans le but de jouir d’une existence
plus heureuse, par nature impermanente, mais qu’il aspire à un
bonheur plus élevé et durable, le Nibbāṇa.

Loi du kamma et les plans d’existence


Selon le Bouddha, tant que l’être n’est pas prêt à atteindre la
libération finale, il passe sans discontinuité d’une existence à
l’autre. Chaque cycle d’existence est la période de temps qui
s’écoule entre la naissance et la mort à cette existence. Le dernier
instant de conscience de l’être avant sa mort est la cause qui
engendrera le premier instant de conscience lors de la naissance
dans un autre état d’existence, selon la loi de cause à effet – ou loi
du kamma (pāli ; karma en sanskrit). Prisonnier de cette « roue du
devenir  », ou samsara (pāli), qui tourne perpétuellement, l’être
évolue d’une existence à une autre, avec parfois un passage d’un
plan d’existence à un autre, tel que celui des humains, des
animaux ou des êtres célestes. Ce principe ne doit pas être
confondu avec la théorie de la transmigration de l’âme, qui
suppose la persistance d’une entité permanente, alors que le
Bouddha a précisément fait le constat du caractère impermanent
de tout phénomène mental et physique 4. Selon cette loi du kamma,
les états d’existence futurs de l’être sont la conséquence d’actions
physiques, verbales ou mentales qu’il a accomplies par le passé,
sachant que ce qui caractérise une action est l’intention de celui qui
la réalise. Ainsi, il est fréquent de trouver en conclusion d’un Jātaka
un passage qui indique que le Bodhisatta ou un autre personnage
du récit, « à la fin de sa vie, reprend naissance selon le fruit de ses
actions passées ».
De cette façon, des actions bénéfiques pour lui-même et pour
autrui emmèneront l’être vers des plans d’existence supérieurs,
subtils et bienheureux, tels que ceux des êtres célestes. Au
contraire, des actions nuisibles l’emporteront vers des plans
d’existence inférieurs et douloureux, tels que ceux de l’état animal
ou des états infernaux. Dans ces états d’existence, il est dit que la
souffrance est plus intense, car l’agitation mentale, l’avidité et
l’aversion sont des facteurs dominants. De telles conditions ne
permettent pas d’atteindre la libération. Tout au plus l’être peut-il
accomplir des actions bénéfiques qui lui offriront l’opportunité, bien
qu’elle soit très limitée, de renaître dans un plan d’existence
supérieur où il pourra, sous certaines conditions, pratiquer la voie
de la libération. Selon la tradition, il existerait plusieurs plans
d’existence distincts, répartis suivant un ordre hiérarchique. Le
plan d’existence inférieur est celui des enfers  ; la souffrance
physique et mentale y est la plus manifeste. Vient ensuite le plan
d’existence des animaux, des insectes et autres formes de vie non
humaine qui peuplent notre monde. Le plan suivant est celui des
fantômes ou des esprits errants. Ils sont décrits comme des êtres
insatiables ou affamés qui errent dans un monde désertique. Puis
vient le plan d’existence des démons, souvent dominés par
l’animosité et qui peuvent posséder de puissants pouvoirs. Les
Jātaka présentent cependant de multiples exemples où des êtres de
ces plans d’existence inférieurs font preuve de comportements
nobles et altruistes, illustrant ainsi leur capacité à évoluer vers des
états d’existence plus élevés.
Le plan d’existence suivant est celui des humains, le premier
plan où les êtres ont la capacité d’atteindre la libération en
pratiquant l’observation, à l’intérieur d’eux-mêmes, des
phénomènes mental et physique. Tous les plans d’existence
supérieurs sont ceux des êtres célestes, qui vivent à différents
degrés dans un état de félicité, de compassion et de béatitude.
Parmi les premiers d’entre eux, on trouve des êtres célestes qui
résideraient dans les arbres, dans le ciel ou sur terre et qui sont mis
en scène dans certains Jātaka.
La durée d’existence de certains êtres célestes des plans
supérieurs serait incommensurable, pouvant ainsi leur laisser croire
qu’ils sont éternels et tout-puissants 5. Cependant, comme toute
forme d’existence, ces états ne sont pas permanents et restent
sujets à la souffrance. La chute des êtres qui, à la fin de leur
longue existence céleste, prennent conscience qu’ils doivent
renaître dans un plan d’existence inférieur, est pour eux, d’après la
tradition, une expérience particulièrement terrifiante. Ces êtres
célestes ont néanmoins la capacité de pratiquer la voie de la
libération et de mettre fin à la succession perpétuelle des cycles
d’existence, à l’exception notable de ceux qui demeurent dans les
plans d’existence les plus élevés, êtres célestes sans forme
physique 6 en qui seul l’esprit est manifesté. Étant dépourvus de
matière, même subtile, ils ne peuvent faire l’expérience du
caractère impermanent du phénomène physique et donc
transcender la totalité du champ de l’esprit et de la matière pour
faire l’expérience du Nibbāṇa.
Bien qu’inférieur aux états célestes, l’état humain est présenté
comme particulièrement favorable pour pratiquer la voie de la
libération, car la souffrance y est beaucoup plus évidente et
tangible que dans certains états célestes où la joie est très présente
et les plaisirs subtils, intenses et captivants. L’être humain est plus
enclin à chercher un moyen de s’extraire d’une existence dont il
perçoit le caractère pénible. À condition toutefois qu’il soit prêt à
fournir les efforts nécessaires et reçoive l’enseignement approprié,
ou bien dispose de la capacité exceptionnelle de trouver par lui-
même la voie de la libération, comme ce fut le cas du Bouddha 7.

Les pāramī ou « perfections »
La variété des formes d’existence que prennent le Bodhisatta et
les autres personnages des récits des Jātaka illustre très clairement
le principe selon lequel ce sont les qualités de l’être et les vertus
qu’il s’efforce de développer ou non qui importent en réalité dans
la perspective de la libération, plus encore que la forme d’existence
elle-même. En effet, l’état et les conditions d’existence de l’être à
un moment donné, qu’il s’agisse du pouvoir et des possessions dont
il jouit par exemple, sont par nature impermanents. Seules les
vertus que l’être développe vont lui permettre de bénéficier d’un
état d’existence favorable à la pratique de la voie de la libération.
Ainsi le Bodhisatta, qui mène une existence de chien dans «  Le
chien qui enseigna au roi à rendre justice  » 8 (Kukkura Jātaka),
décide néanmoins de mettre à profit la sagesse qu’il possède pour
sauver ses semblables, en enseignant à un roi, qui a ordonné le
massacre de tous les chiens, comment régner de manière juste. Au
travers de ce récit, on comprend qu’il arrive que l’être, en
conséquence d’actions préjudiciables à l’encontre d’autrui,
accomplies intentionnellement dans une ou plusieurs de ses
multiples vies antérieures, doive en supporter les conséquences.
Selon la loi de cause à effet, il ne peut y échapper. De la même
manière cependant, il dispose à chaque instant de la liberté d’agir
de façon vertueuse afin de créer, pour lui-même dans le futur, des
conditions d’existence favorables.
Les qualités requises qui permettront au Bodhisatta de devenir
un Bouddha sont appelées pāramī en pāli. Littéralement, ce sont
des «  perfections  », car il s’agit des dix qualités nécessaires et
suffisantes pour dissoudre totalement l’égocentrisme et
l’attachement à l’ego en vue d’atteindre la libération. Le Bouddha
incita aussi bien les moines que les laïcs à les développer, pour se
préparer progressivement à l’union finale avec l’état du Nibbāṇa,
libre de tout ego.
Les dix pāramī sont :
Dāna : la générosité
Mettā : l’amour bienveillant et désintéressé
Upekkhā : l’équanimité, l’égalité d’esprit
Paññā : la sagesse
Adhiṭṭhāna : la ferme détermination
Sacca : la vérité
Khanti : la tolérance
Viriya : l’effort
Sīla : la moralité
Nekkhamma : le renoncement.
 
Le développement de ces qualités, bénéfiques à celui qui les
pratique comme aux autres, permet de trouver un équilibre et une
paix intérieurs qui se traduisent par des relations plus
harmonieuses avec le monde extérieur. Leurs bienfaits sont
immédiats, perceptibles, ici et maintenant, avant même d’atteindre
l’état de libération totale. Il apparaît ainsi que, dans toutes les
formes d’existence, y compris celles où la voie de la libération ne
peut être pratiquée, les efforts accomplis pour développer les
pāramī sont salutaires.
La variété de types d’existence et d’événements que mettent en
scène les Jātaka permet de mieux appréhender le caractère
progressif du développement des pāramī. Le niveau de
perfectionnement auquel Sumedha comprend 9 qu’il doit parvenir
pour atteindre l’état de Bouddha a certes un caractère extrême.
Cependant, lorsque chaque existence du Bodhisatta est considérée
séparément, le perfectionnement atteint au cours de chacune
d’elles apparaît moins ambitieux. Il n’est d’ailleurs pas toujours
indiqué de façon explicite quelles sont la ou les pāramī qui
constituent le thème du récit de chaque Jātaka. Néanmoins ce sont
toujours les qualités du Bodhisatta ou d’autres personnages et,
dans certains cas, leurs insuffisances, qui forment le thème central
du conte.
Lorsque le Bouddha Gautama s’adressait aux laïcs, il insistait
sur la pratique de la générosité, afin de réduire l’attachement aux
biens matériels et la convoitise à leur égard. En outre, partager ce
qui nous appartient est aussi une façon de dissoudre l’ego, souvent
renforcé par la possession de biens matériels. Il n’est donc pas
surprenant que la générosité soit la pāramī le plus souvent
manifestée par le Bodhisatta dans les Jātaka, notamment lorsqu’il
donne l’aumône au cours de ses nombreuses existences humaines.
Le renoncement prend très souvent la forme assez radicale de
l’abandon des plaisirs sensuels et matériels du monde, pour
adopter une vie d’ascèse, dédiée à la quête spirituelle dans le
dénuement et la solitude de la nature sauvage. Cependant même
dans les existences où le Bodhisatta ne mène pas une vie d’ascète,
mais occupe des responsabilités, telles que celles de monarque,
chef d’un groupe d’animaux ou encore responsable de famille, il est
très souvent amené à renoncer à son propre bien-être au profit de
celui ou de ceux de ses sujets dont il a la charge. Il montre ainsi
clairement que, selon lui, la fonction requiert avant tout certaines
qualités, compétences et sacrifices de la part de celui qui en prend
la responsabilité, plutôt que d’être un droit acquis par la naissance.
Elle impose d’abord des devoirs à celui qui occupe une position
d’autorité plutôt que des privilèges.
La pāramī de tolérance s’apparente souvent à la patience ou à
l’acceptation. Dans les Jātaka, le Bodhisatta accepte avec patience
les événements défavorables et les conditions difficiles qui
adviennent dans son existence. Il fait usage de toutes ses facultés
physiques et mentales pour s’extraire des difficultés, mais toujours
en veillant à ne pas nuire à autrui. Plutôt que de se lamenter sur
son sort, il préfère se concentrer sur le développement de ses
pāramī, afin de créer des conditions de vie plus propices à l’atteinte
de la libération dans le futur. Dans certaines existences, il est
clairement conscient que les vicissitudes de la vie ne sont que les
fruits d’actions antérieures, et que ces conséquences viendront à
passer s’il les accepte. De même, le Bodhisatta observe avec
tolérance les limites, les imperfections et l’ignorance d’autrui. Il
cherche avec bienveillance à les aider à retrouver le chemin d’une
vie éthique. Lorsque d’autres s’en prennent à lui, il préfère souvent
supporter leurs exactions, plutôt que d’enfreindre ses principes
éthiques en se vengeant. Ainsi, dans «  La tolérance d’un buffle
d’eau  » (Mahisa Jātaka), où le Bodhisatta est un buffle d’eau
puissant, il préfère laisser un singe malfaisant le tourmenter, plutôt
que de le violenter en se laissant aller à la colère.
La sagesse, thème sous-jacent des Jātaka, n’est pas toujours
clairement identifiable car elle revêt, chez le Bodhisatta, des formes
variées. Dans les Jātaka où il est commerçant, elle peut par
exemple s’apparenter à une capacité de discernement hors pair, à
une grande sagacité, voire à une intelligence pratique
remarquable. Dans « La sagacité du marchand » (Apaṇṇaka Jātaka),
le Bodhisatta est un commerçant itinérant qui laisse judicieusement
partir avant lui son concurrent impatient et irréfléchi. Il évite ainsi
tous les pièges et dangers dans lesquels le marchand concurrent
tombera. Il récupère finalement tous les biens de celui-ci, mort en
chemin, victime de son manque de discernement. Dans de
nombreuses existences humaines, la sagesse est en partie acquise
au travers de l’éducation que reçoit le Bodhisatta en allant
apprendre les arts auprès d’un maître réputé, tels que l’étude des
textes sacrés, les arts martiaux ou la médecine. Lorsqu’il adopte la
vie d’ascète, la sagesse est développée par des pratiques
méditatives ou de contemplation qui lui permettent d’acquérir des
capacités de concentration très élevées et, par là même, des
facultés mentales exceptionnelles, voire certains pouvoirs
surnaturels tels que celui de voler dans les airs. Il est clair
cependant que ces réalisations, aussi impressionnantes soient-elles,
ne peuvent en rien s’apparenter à l’état de libération du cycle des
existences, but ultime du Bodhisatta. Sa sagesse ne sera parfaite et
complète que lorsqu’il aura atteint l’état de Bouddha. En effet,
l’accomplissement de la sagesse ne peut s’effectuer uniquement par
la compréhension conceptuelle de la loi universelle, le Dhamma.
Celle-ci n’est qu’une étape préparatoire à l’expérience directe de la
réalité ultime sur l’existence, qui seule permettra au Bodhisatta, en
atteignant le but final, de parfaire la pāramī de sagesse.
Les qualités d’effort et de ferme détermination qu’il déploie
peuvent parfois engager le Bodhisatta à s’enfoncer plus
profondément dans l’erreur, comme dans «  Une vie d’ascèse
torturée » (Lomahaṃsa Jātaka) où, croyant se purifier, il adopte une
pratique ascétique qui le torture inutilement. Ce n’est qu’à la fin de
sa vie de pénitence qu’il comprend son erreur, évitant de justesse
une renaissance dans un état infernal. La nécessité de conserver un
certain équilibre dans le développement des différentes qualités
devient alors apparente à l’auditoire ou au lecteur. L’effort et la
détermination, sans la modération de la sagesse pour les guider,
peuvent mener l’être à sa perte. Néanmoins, le Bodhisatta déploie
le plus souvent de manière juste une grande énergie pour parvenir
à ses fins. Dans «  Le courage du Sage Petit Archer  » (Bhīmasena
Jātaka), par exemple, il n’hésite pas à plonger dans la bataille pour
capturer le roi ennemi qui a cherché à s’approprier le royaume de
son propre roi.
Les Jātaka abondent de situations où le Bodhisatta manifeste
une immense bienveillance envers autrui, sans rien attendre en
retour. Dans certaines existences, il montre pourtant les limites de
ses capacités de bonté. Le Biḷāra Jātaka (que l’on pourrait traduire
par «  La perfidie d’un chacal  ») est l’un des rares Jātaka où le
Bodhisatta, roi d’une communauté de rats, commet un crime en
tuant un chacal. Cet acte est contraire au développement de la
pāramī de moralité dont le premier précepte est de ne pas tuer
volontairement. Dans ce récit, le roi des rats voulait protéger ses
sujets des forfaits d’un chacal perfide qui dévorait chaque jour un
ou plusieurs d’entre eux en se faisant passer pour un sage
vénérable que les rongeurs venaient honorer. Le développement
des pāramī dans chaque existence est donc également limité à la
nature même de l’état dans lequel le Bodhisatta prend naissance.
Loin d’être décevant, ce caractère réaliste du comportement du
Bodhisatta permet à l’auditoire ou aux lecteurs de s’identifier à lui
plus facilement. Les Jātaka exhortent chacun à se dépasser, à
réaliser un effort immense pour développer ses pāramī, tout en
restant dans les limites de l’existence indiquées dans le conte.
La vérité est l’une des pāramī à laquelle le Bodhisatta demeure
le plus fidèle. Il est dit dans «  Harita le Sage en proie au désir
sensuel » (Haritaca Jātaka) qu’il arrive en certaines occasions que le
Bodhisatta se laisse aller à tuer, voler, avoir un comportement
sexuel inconvenant, faire usage de substances, de boissons
fermentées et toxiques, actions qui sont contraires au
développement de la pāramī de moralité. Cependant, formuler des
mensonges dans le but de tromper autrui et de lui nuire ne lui
arrive jamais. Il s’attache au contraire à développer la pāramī de
vérité au cours de ses innombrables vies, et de façon significative
dans celles où il choisit une pratique ascétique, en se consacrant
entièrement à la recherche de la vérité. Ainsi, dans de nombreux
Jātaka, le Bodhisatta pratique la méditation, sans pour autant
parvenir à percer les mystères ultimes de l’existence. Il n’y réussira
que dans sa dernière vie humaine, après avoir suffisamment
développé ses pāramī. Conscient de l’importance et même du
pouvoir de la vérité, le Bodhisatta y fait appel, y compris dans les
existences les plus humbles, telles que dans « L’Acte de Vérité d’une
jeune caille » (Vaṭṭaka Jātaka), où il est un oisillon. Abandonné par
ses parents dans son nid et incapable de fuir le feu qui menace de
détruire la forêt où il est né, il décide d’accomplir une déclaration
solennelle de vérité en faisant le constat de sa situation. Le
principe d’un tel Acte de Vérité est de relier celui qui l’accomplit à
la vérité ultime, au-delà des limites de ce monde, et peut par
conséquent favoriser le rétablissement de l’harmonie dans une
situation chaotique. Le pouvoir de cette déclaration permettra au
Bodhisatta de repousser le feu et de se protéger lui-même, ainsi
que les autres oiseaux.
Face aux événements souvent dramatiques auxquels il est
confronté, le Bodhisatta aborde les situations avec objectivité, ne se
laissant aller ni à l’accablement en cas d’échec ni à l’euphorie en
cas de succès. Ce détachement bienveillant, ce « lâcher-prise » par
rapport au résultat escompté lui offrent finalement une plus
grande chance de réussir dans ses entreprises. Ils lui permettent de
faire des choix justes et judicieux pour s’extraire de situations
difficiles, sans céder à l’agitation ni renier ses principes d’éthique. Il
développe ainsi la pāramī d’équanimité, que le Bouddha enseignera
de façon très concrète. Il considérait que la façon la plus efficace et
profonde de développer l’équanimité était la pratique de la
méditation 10, qu’il diffusera auprès de ceux en capacité de
l’apprendre. Cet art de vivre une vie paisible et harmonieuse, cette
expérience de la paix intérieure, malgré les désordres extérieurs
auxquels celui qui y est confronté ne peut souvent pas échapper,
constituent selon lui le véritable changement positif, ici et
maintenant, pour les êtres engagés dans un cycle d’existence.
Les Jātaka sont fréquemment le lieu d’événements
exceptionnels, d’interventions divines telles que celles de Sakka 11,
le roi des devas, ces êtres célestes généralement bienheureux et
vertueux. Dans certains cas, un deva, un être humain ou un autre
être, intervient pour aider le Bodhisatta à atteindre son but. Ces
interventions occupent parfois une place centrale dans le
déroulement du récit, souvent pour tester et mettre au défi le
Bodhisatta, afin de mesurer ou développer ses qualités. Il peut
sembler au premier abord que ces interventions divines soient en
contradiction avec le principe selon lequel le Bodhisatta ne fait
appel qu’à ses qualités propres pour atteindre le but qu’il s’est fixé
dans le conte. En réalité, il n’y a jamais de véritable contradiction
avec ce principe, car chaque fois que le Bodhisatta reçoit de l’aide,
c’est parce que celui qui intervient a reconnu en lui certaines
qualités, telles que la générosité, la bienveillance, etc. 12.
Sources et structure des Jātaka
Certains des Jātaka ont été et continuent d’être une source
florissante d’inspiration artistique pour la production de peintures,
de fresques murales, de sculptures, de mises en scène théâtrales ou
encore de célébrations dans le cadre de festivités traditionnelles,
sans oublier les récits des actes héroïques du Bodhisatta racontés
lors de veillées. À notre époque, des Jātaka parmi les plus connus
sont adaptés en bandes dessinées, en dessins animés et en contes
illustrés, destinés particulièrement à un jeune public. Il s’agissait
d’ailleurs, à notre connaissance, de la seule possibilité de découvrir
des Jātaka dans une traduction française contemporaine, jusqu’à la
très sérieuse traduction commentée du Vessantara Jātaka par
Jacques Osier 13. D’autres Jātaka, considérés comme étant d’un
moindre intérêt, tels que ceux empreints d’une morale sociale
datée et contestée, sont tombés en désuétude.
Les événements qu’ils mettent en scène se déroulent dans un
cadre semblable à celui de l’Inde antique, époque correspondant
aux premières traces écrites des Jātaka. Les manuscrits les plus
anciens dateraient du Ier  siècle et constitueraient les premières
transcriptions d’une tradition orale qui remonterait au-delà du
e
IV   siècle avant J.-C. Les textes des Jātaka, présents dans les écrits
canoniques et leurs commentaires, auraient été fixés dans leur
forme actuelle vers le Ve  siècle. Il existe cependant de multiples
représentations des Jātaka qui se différencient essentiellement par
la forme qui aura été adaptée aux différentes cultures régionales.
Ainsi, en Thaïlande ou au Sri Lanka, le Bodhisatta sera représenté
en peinture avec une physionomie et les habits traditionnels du
pays. Cette appropriation permet de rendre les contes plus
sensibles au public à qui ils vont s’adresser, et indique par là même
que leur intérêt essentiel réside dans les messages de sagesse
universelle qu’ils véhiculent. La permanente actualité de ces
messages, indépendante des considérations d’espace et de temps,
importe plus pour le public que la recherche d’une hypothétique
réalité historique sur les vies antérieures du Bouddha.
Les Jātaka apparaissent sous forme écrite dans le Tipiṭaka,
recueil de textes parmi les plus anciens sur l’enseignement du
Bouddha. Le Tipiṭaka, qui signifie en pāli «  Les Trois Corbeilles  »,
est composé du Vinaya Piṭaka, qui présente le code de conduite
éthique destiné aux moines et aux nonnes ; du Sutta Piṭaka qui est
une compilation des discours donnés par le Bouddha et de
l’Abhidhamma Piṭaka 14, qui présente une analyse détaillée du
fonctionnement complexe de l’esprit, du corps et de leurs
interactions.
Certains Jātaka font même partie des textes les plus anciens du
Tipiṭaka. Un grand nombre, parmi les 550 Jātaka, est notamment
inclus sous forme de versets de longueur variable dans le Khuddaka
Nikaya, un recueil appartenant au Sutta Piṭaka. Ils sont considérés
comme la partie canonique des contes. Cependant, les récits
complets des Jātaka, tels qu’ils nous sont parvenus sous forme
écrite, apparaissent majoritairement dans la partie des
commentaires de ces textes canoniques. Les Jātaka sont le plus
souvent rédigés en prose, forme qui paraît la plus adaptée à la
diffusion de ces contes populaires. Cependant, presque tous
possèdent des passages en versets. Ceux-ci correspondent à des
moments clés du récit où le Bodhisatta, ou un autre personnage du
conte, fait une déclaration solennelle, livre son analyse ou bien
encore pose une question déterminante pour la suite du récit. Ces
versets constituent en quelque sorte un condensé du principal
enseignement ou événement de chaque Jātaka.
Chaque Jātaka est composé de deux parties, tout d’abord une
histoire dite «  du présent  », qui indique les circonstances dans
lesquelles le Bouddha fait le récit d’une vie antérieure, puis une
histoire dite « du passé », qui est le Jātaka proprement dit, le récit
d’événements d’une de ses vies antérieures. L’histoire du présent
met généralement le Bouddha lui-même en scène, racontant à un
auditoire, souvent constitué de ses disciples, l’histoire d’une de ses
existences passées. Cela en réponse à une question qui lui est posée
ou bien afin d’illustrer un aspect de son enseignement, ou encore
pour exhorter son auditoire à développer certaines qualités. Cette
partie introductive est parfois l’occasion d’exposer certains points
doctrinaux. Dans l’histoire du présent, le Bouddha est souvent
amené à faire le rapprochement entre le comportement actuel de
certaines personnes et leur comportement similaire dans une vie
antérieure, l’histoire du passé. Dans la traduction que nous
proposons ici, les histoires du présent ont été omises ou
condensées, afin de privilégier le récit des vies antérieures qui
relatent le développement des pāramī.
Compte tenu des deux mille cinq cents ans qui nous séparent de
l’époque du Bouddha et du mode de diffusion des Jātaka, il est
difficile d’établir dans quelle mesure ils sont fidèles aux récits livrés
par le Bouddha lui-même. La forme du conte populaire laisse une
latitude non négligeable à l’interprétation personnelle du conteur,
et l’on constate immanquablement aujourd’hui qu’il existe parfois
plusieurs versions d’une même histoire. Les Jātaka n’en demeurent
pas moins une remarquable illustration de la loi du kamma. D’une
existence du Bodhisatta à l’autre, on établit la corrélation entre la
conséquence d’une action physique, verbale ou mentale et le
dessein qui l’a guidée. Ces contes sont également une incitation à
pratiquer le détachement par rapport à l’esprit et au corps, qui
sont en état de changement perpétuel, se transformant au cours
des cycles d’existence, passant d’une forme de vie à une autre,
animale, humaine ou céleste. Étant donné la multitude de formes
d’existence que prend le Bodhisatta dans les Jātaka, ce sont ses
qualités exceptionnelles qui apparaissent comme sa marque
distinctive, permettant de le reconnaître d’un récit à l’autre.
Une des grandes forces des Jātaka est leur capacité à montrer
l’intérêt qu’ont tous les êtres, y compris dans des états d’existence
les plus inférieurs tels que l’état animal, à développer leurs vertus.
Ce développement progressif des pāramī, aussi lent et difficile soit-
il, donne un sens réel à leur existence en créant les conditions
karmiques pour atteindre la libération dans le futur, au cours d’une
existence humaine ou céleste.

1. Au cours de l’ère cosmique actuelle, dénommée Baddha Kappa en pāli, d’une durée
incommensurable se chiffrant en milliards d’années, la tradition indique qu’il y a cinq
Bouddhas, dont Gautama et Kassapa qui l’a précédé, le prochain à venir étant Metteya.
Certaines ères cosmiques seraient sans aucun Bouddha. Le pāli est une langue proche
du dialecte parlé dans le nord de l’Inde à l’époque du Bouddha, aux environs de
600 av. J.-C.
2. Le terme pāli Nibbāṇa, synonyme du sanskrit Nirvana, signifie « extinction du moi ».
Ce concept ne doit pas être confondu avec celui de néant.
3. Le Bouddha Dīpaṃkara serait apparu dans une ère cosmique antérieure à la nôtre.
4. D’après René Guénon, toutes les doctrines authentiquement traditionnelles doivent
être comprises comme présentant l’évolution de l’être d’un cycle d’existence à un
autre, sans aucune répétition de conditions identiques, car cela serait contradictoire
avec le principe de l’infini des possibilités universelles. Voir René Guénon, L’Erreur
spirite, Saligny, Éditions traditionnelles, 2013.
5. Le Mahā Brahmā, par exemple, que le Bouddha décrit comme un être céleste qui
manifeste une immense compassion pour tous les autres êtres, mais est dans l’illusion
qu’il est le créateur de l’univers. Voir le Sūtta Brahmajāla, premier sūtta de la
collection du Dīgha Nikāya, du Sūtta Piṭaka.
6. Les plans d’existence immatériels sont appelés arūpa loka en pāli.
7. Les êtres qui ont atteint l’état de libération totale après avoir reçu l’enseignement d’un
Bouddha sont appelés des Arahant en pāli. Outre les Bouddhas (Sammasam-Buddha
en pāli), les Bouddhas solitaires (Pacceka-Buddha en pāli) ont découvert par eux-
mêmes la voie de la libération et se sont totalement libérés. On les appelle ainsi car ils
ne disposent pas de la capacité à l’enseigner aux autres. Tous ces cas sont, selon la
tradition, extrêmement rares.
8. Titre attribué au conte présenté dans cet ouvrage.
9. Voir infra, « Le vœu de Sumedha », p. 27.
10. Voir la présentation de la méditation Vipassanā dans William Hart, L’Art de vivre, Paris,
Seuil, « Points Sagesses », 2012.
11. Sakka est aussi connu sous le nom sanskrit d’Indra.
12. Ce principe n’est pas sans rappeler l’adage biblique « Aide-toi, le ciel t’aidera ».
13. Voir bibliographie, p. 151.
14. L’Abhidhamma Piṭaka fut mis par écrit plus tardivement que les deux autres Piṭaka.
Le vœu de Sumedha

Ce récit de l’une des vies antérieures du Bouddha ne fait pas


véritablement partie des Jātaka, mais est plutôt considéré
traditionnellement comme leur introduction 1. Il constitue en quelque
sorte l’origine de la traversée des différentes existences racontées dans
les Jātaka. C’est au cours de cette existence que le jeune homme du
nom de Sumedha prend la résolution de devenir un Bouddha, dans un
futur lointain.
On apprend au cours de ce récit que Sumedha bénéficiait de tous les
avantages que lui procurait la naissance dans une famille de haute
noblesse  : l’éducation, la beauté physique, un caractère aimable et la
richesse matérielle. Cependant, alors qu’il n’était encore que dans sa
prime jeunesse, ses parents vinrent à mourir et il hérita de toute la
fortune accumulée par sa famille depuis plus de sept générations.
L’histoire de Sumedha, d’après le récit qu’en a fait le Bouddha, nous
éclaire sur la profondeur du vœu du Bodhisatta, qui le portera au
travers d’un nombre incommensurable d’existences avant de devenir un
Bouddha.
 
Considérant sa situation avec sagesse, Sumedha se dit que ses
parents, grands-parents et autres ascendants, qui avaient amassé
cette fortune, n’avaient rien emporté avec eux, pas même une pièce
de cuivre, lorsqu’ils quittèrent ce monde. Il décida alors qu’il agirait
afin d’emporter avec lui le bénéfice de cette richesse.
Après avoir demandé la permission au roi, il fit proclamer à
travers la cité l’annonce qu’il allait réaliser pour le bienfait du
peuple un grand acte de charité. Par ce geste, Sumedha fit donc
usage de sa richesse dans son propre intérêt, après l’avoir
considéré avec une profonde sagesse. Il appliqua en effet le
principe selon lequel une action méritoire engendre, pour celui qui
l’a accomplie avec l’intention juste, des bénéfices plus grands
encore. Ces bénéfices sont obtenus ici et maintenant, mais dans le
futur également. Son acte de charité accompli, il fit vœu de
renoncement pour adopter une vie ascétique, vivant reclus à
l’étage supérieur de sa résidence.
Dans la solitude de sa quête spirituelle, Sumedha songea aux
souffrances de l’existence que sont la naissance, le déclin, la
maladie et la mort. Il se mit à envisager, à l’aide d’analogies, la
voie qu’il lui faudrait emprunter pour s’en échapper, en
considérant que, dans le monde, chaque fois qu’une qualité, un
état ou une caractéristique existe, son opposé existe également.
Il considéra tout d’abord la jouissance, qui est diamétralement
opposée à la souffrance, et se dit que si le devenir 2, qui est
immanquablement accompagné de son lot de souffrances, existe,
alors son opposé, le non-devenir, doit également exister.
Puis, réfléchissant sur la nature de la chaleur et de son opposé,
le froid, il en vint à penser qu’il doit exister un état tel que le
Nibbāṇa, qui éteint le feu de la passion et les autres formes du désir
et de l’avidité qui entretiennent la roue du devenir.
Constatant qu’il existe un état noble et irréprochable,
diamétralement opposé à l’état vil et malfaisant, il en conclut que,
si l’on considère l’état malfaisant de la naissance au monde et son
lot de misères, il doit également exister l’état du Nibbāṇa dans
lequel il n’y a plus de naissance, car il met fin au devenir 3.
Après ses premières réflexions sur l’existence et la nature du
Nibbāṇa, Sumedha poursuivit son raisonnement sur les actions qu’il
devait entreprendre.
Considérant un homme qui serait tombé dans un tas d’ordures
et qui voit au loin un grand lac couvert de lotus, cet homme
devrait se demander quel est le chemin qui mène à ce lac. S’il ne
cherche pas ce chemin, on ne peut en imputer la faute au lac. Par
conséquent, si le grand lac de l’immortalité du Nibbāṇa qui élimine
toute souillure mentale 4 existe, le fait qu’il ne soit pas recherché
n’est pas la faute de ce grand lac qu’est l’état immortel du Nibbāṇa.
Sumedha se dit également que, si un homme entouré de
bandits ne s’échappe pas lorsqu’une opportunité se présente à lui,
la faute n’est pas dans l’opportunité, mais dans l’homme lui-même.
Il en déduit que si le chemin béni qui mène au Nibbāṇa existe pour
l’homme qui subit l’oppression des souillures mentales, mais que
celui-ci ne le recherche pas, le tort n’est pas à imputer au chemin,
mais à l’homme lui-même.
Il poursuivit en considérant l’état d’un homme malade qui ne
consulterait pas un médecin, capable de le guérir. Aucun reproche
ne peut être fait au médecin. De même, si quelqu’un est affligé par
la maladie des souillures mentales mais qu’il ne s’adresse pas à
l’enseignant qui est disponible et compétent pour montrer la voie
qui conduit à l’extinction de ces souillures, la faute incombe à cette
personne et non à l’enseignant.
Sumedha se dit alors, considérant un homme qui souhaiterait
être bien habillé, que celui-ci serait satisfait de se débarrasser des
oripeaux accrochés à son cou. De la même manière, il devrait lui-
même abandonner tout attachement à ce corps putride et pénétrer
dans la cité du Nibbāṇa. En effet, les hommes et les femmes qui
rejettent leurs excréments ne les emportent pas avec eux dans
leurs vêtements, mais s’en débarrassent avec dégoût, sans désir ou
attachement d’aucune sorte. De même, Sumedha se dit qu’il lui
faudra abandonner ce corps putride 5 pour pénétrer dans la cité du
Nibbāṇa.
Considérant des marins qui abandonnent un navire qui se
désagrège, en ne manifestant aucun attachement, Sumedha se dit
qu’il lui faudra de même abandonner ce corps qui rejette de la
matière par ses neuf orifices 6 purulents pour pénétrer dans la cité
du Nibbāṇa.
Par ailleurs, considérant un homme qui porterait sur lui
plusieurs biens précieux mais qui aurait emprunté la même route
que des brigands, Sumedha se dit que cet homme aurait dû
prendre une route plus sûre afin d’éviter de perdre ses joyaux. De
la même manière, le corps fétide peut être comparé à un brigand
qui pille les biens précieux, car pour celui qui s’y attache d’une
quelconque manière, le joyau de l’enseignement bienfaisant, qui
mène au noble chemin, sera perdu. Par conséquent, Sumedha se
dit qu’il devra abandonner ce corps qui est comme un brigand pour
pénétrer dans la cité du Nibbāṇa.
À la suite de tous ces raisonnements par analogie, Sumedha
s’étant forgé une conviction sur les bienfaits du renoncement total
aux attachements pour le monde, il prit la décision de faire don de
la totalité de sa fortune aux mendiants et aux vagabonds, de
renoncer à tous les plaisirs matériels et sensuels et de partir pour
les montagnes de l’Himalaya afin de vivre dans le dénuement.
Un jour, Sumedha quitta son ermitage dans les montagnes, où il
passait l’essentiel de ses journées, engagé dans une méditation
profonde, où il subsistait de cueillette dans la nature, pour partir à
la recherche de sel et d’agrumes. Il apprit alors l’existence du
Bouddha Dīpaṃkara lorsqu’il rencontra des hommes qui étaient
affairés à préparer la venue du Bouddha dans leur région.
Sumedha voulut prendre part aux préparatifs et on lui confia alors
une portion de chemin inondé à remettre en état. Cependant, il
n’eut pas le temps de finir son travail que déjà Dīpaṃkara et ses
disciples arrivaient. À leur approche, Sumedha décida de s’allonger
en travers du chemin inondé afin qu’ils marchent sur lui plutôt que
de les laisser se mouiller les pieds. Ainsi allongé, Sumedha
contempla Dīpaṃkara et se dit que, s’il le souhaitait, il pourrait être
accepté comme novice dans les ordres de la communauté
monastique de Dīpaṃkara pour travailler à l’élimination de toutes
les souillures de son esprit. Cependant, il prit conscience que son
souhait profond n’était pas uniquement d’éliminer toutes ses
entraves mentales et d’atteindre le Nibbāṇa. Ce qu’il voulait, en
réalité, c’était atteindre l’illumination totale en retrouvant par lui-
même le chemin qui mène au Nibbāṇa, à une époque où il aura été
oublié, et ce afin d’aider les autres à se libérer de la même façon.
C’est ainsi qu’il prit la résolution de devenir lui aussi un Bouddha,
et s’allongea à nouveau de tout son long.
Lorsque Dīpaṃkara arriva à sa hauteur, il contempla Sumedha et
vit que l’ascète allongé devant lui avait pris la résolution de
devenir un Bouddha. Contemplant le futur avec la faculté d’un
Bouddha, Dīpaṃkara sut que l’aspiration de Sumedha serait
couronnée de succès après qu’il aura vécu un nombre
incommensurable d’existences. Dīpaṃkara en fit l’annonce à
Sumedha qui fut rempli d’une joie immense.
Désormais, certain que sa résolution de devenir un Bouddha
était juste, Sumedha s’interrogea profondément sur les conditions
nécessaires pour atteindre son but. Il eut alors la révélation, l’une
après l’autre, des dix qualités requises, les pāramī, qui avaient été
développées à la perfection par les Bodhisattas et les sages du
passé, et qu’il lui faudrait à son tour établir progressivement.
Il s’exhorta tout d’abord sur le perfectionnement de la
Générosité :
«  Ô sage Sumedha, à partir de maintenant engage-toi
fermement et mets-toi à l’œuvre pour atteindre la première
Perfection de la Générosité. Comme un pot rempli d’eau qui serait
retourné et vidé de tout son contenu, ne retenant plus rien, il te
faut tout donner à ceux qui viennent te demander la charité, quels
qu’ils soient, selon le souhait de chacun, sans aucune retenue  ;
ainsi tu atteindras l’illumination. »
Considérant que cette première condition n’était pas suffisante,
il sut qu’il lui fallait également atteindre le perfectionnement de la
Moralité. Il s’exhorta alors :
«  Ô sage Sumedha, à partir de maintenant engage-toi
fermement et mets-toi à l’œuvre pour atteindre la deuxième
Perfection de la Moralité 7. Comme la vache sauvage Camari 8 qui
est prête à risquer sa vie pour protéger sa queue qu’elle considère
comme son bien le plus précieux, de même il te faut préserver ta
moralité, même au péril de ta vie, et ainsi atteindre l’illumination. »
Considérant que ces conditions n’étaient pas suffisantes, il sut
qu’il lui fallait également atteindre le perfectionnement du
Renoncement. Il s’exhorta alors :
«  Ô sage Sumedha, à partir de maintenant engage-toi
fermement et mets-toi à l’œuvre pour atteindre également la
troisième Perfection du Renoncement. De même qu’un homme
condamné à une longue peine de prison, tourmenté par la
souffrance, n’y est nullement attaché mais souhaite au contraire en
être libéré, de même il te faut développer la volonté d’échapper à
tous les états d’existence, en les percevant comme des prisons, et
prendre la voie du renoncement pour atteindre l’illumination. »
Considérant que ces conditions n’étaient pas suffisantes, il sut
qu’il lui fallait également atteindre le perfectionnement de la
Sagesse. Il s’exhorta alors :
«  Ô sage Sumedha, à partir de maintenant engage-toi
fermement et mets-toi à l’œuvre pour atteindre également la
quatrième Perfection de la Sagesse. De même qu’un moine
mendiant quémandant sa nourriture l’obtient en n’évitant ni les
maisons riches, ni les pauvres, ni les moyennes, de même il te faut
approcher tous les hommes sages, sans distinction, pour leur poser
des questions et atteindre l’illumination. »
Considérant que ces conditions n’étaient pas suffisantes, il sut
qu’il lui fallait également atteindre le perfectionnement de l’Effort.
Il s’exhorta alors :
«  Ô sage Sumedha, à partir de maintenant engage-toi
fermement et mets-toi à l’œuvre pour atteindre également la
cinquième Perfection de l’Effort. Tout comme le lion, roi des
animaux, qu’il soit assis, debout ou en marche, fait preuve d’une
vigueur constante et d’un cœur plein de courage, toi aussi tu dois
déployer une énergie vigoureuse dans tous tes états d’existence. »
Considérant que ces conditions n’étaient pas suffisantes, il sut
qu’il lui fallait également atteindre le perfectionnement de la
Tolérance. Il s’exhorta alors :
«  Ô sage Sumedha, à partir de maintenant engage-toi
fermement et mets-toi à l’œuvre pour atteindre également la
sixième Perfection de la Tolérance. De même que la terre supporte
indifféremment tout ce qu’elle reçoit de pur ou d’impur, sans le
rejeter ni s’y attacher, de même il te faut supporter avec patience
les louanges et les reproches de tous indifféremment et ainsi
atteindre l’illumination. »
Considérant que ces conditions n’étaient pas suffisantes, il sut
qu’il lui fallait également atteindre le perfectionnement de la
Vérité. Il s’exhorta alors :
«  Ô sage Sumedha, à partir de maintenant engage-toi
fermement et mets-toi à l’œuvre pour atteindre également la
septième Perfection de la Vérité. De même que l’étoile de Vénus
parcourt son orbite circulaire sans en dévier quelles que soient les
saisons, en aucun cas il ne te faut dévier de la poursuite de la
vérité dans tes paroles ou dans tes actes, et ainsi atteindre
l’illumination. »
Considérant que ces conditions n’étaient pas suffisantes, il sut
qu’il lui fallait également atteindre le perfectionnement de la
Ferme Détermination. Il s’exhorta alors :
«  Ô sage Sumedha, à partir de maintenant engage-toi
fermement et mets-toi à l’œuvre pour atteindre également la
huitième Perfection de la Ferme Détermination. De même qu’une
montagne de roche demeure inébranlable malgré le souffle des
vents puissants, de même il te faut établir une ferme détermination
dans les résolutions que tu prends et atteindre ainsi
l’illumination. »
Considérant que ces conditions n’étaient pas suffisantes, il sut
qu’il lui fallait également atteindre le perfectionnement de la
Bienveillance. Il s’exhorta alors :
«  Ô sage Sumedha, à partir de maintenant engage-toi
fermement et mets-toi à l’œuvre pour atteindre également la
neuvième Perfection de la Bienveillance. Sois sans pareil dans la
bonté. De même que l’eau diffuse sa fraîcheur aussi bien au
vertueux qu’au malfaisant, nettoyant la poussière et les impuretés,
de même il te faut développer de la bienveillance de manière égale
aussi bien pour l’ami que pour l’ennemi. »
Considérant que ces conditions n’étaient pas suffisantes, il sut
qu’il lui fallait également atteindre le perfectionnement de
l’Équanimité. Il s’exhorta alors :
«  Ô sage Sumedha, à partir de maintenant engage-toi
fermement et mets-toi à l’œuvre pour atteindre également la
dixième Perfection de l’Équanimité. Préserve un esprit égal dans
toutes les situations, demeure imperturbable aussi bien dans la
prospérité que dans l’adversité. De même que la terre est libre de
toute haine ou de tout désir et supporte avec équanimité tout ce
qu’elle reçoit de pur ou d’impur, de même il te faut conserver un
esprit équilibré dans la joie et la tristesse, et atteindre ainsi
l’illumination. »
Examinant en détail chacune de ces Perfections, Sumedha en
vint à la conclusion qu’il n’en existait aucune autre. Le
perfectionnement de ces dix pāramī serait la condition nécessaire et
suffisante pour atteindre l’illumination. Sumedha établit alors ces
qualités au plus profond de son cœur et prit la résolution de les
développer au cours d’un nombre incommensurable d’existences.

1. Le récit est développé dans un texte de commentaires des Jātaka daté du Ve siècle, le
Nidanakatha, qui signifie en pāli « Histoire des origines ».
2. Il est ici fait référence à la roue du samsara, la succession perpétuelle des cycles
d’existences.
3. Dans ce raisonnement, la mort n’est pas considérée comme opposée à l’existence, mais
comme un instant de passage d’une existence à une autre.
4. Ces souillures mentales auxquelles il est fait référence sont l’avidité, l’aversion et
l’ignorance (en pāli : raga, dosa, moha).
5. L’abandon du corps ne doit pas ici être confondu avec sa destruction qui aurait pour
conséquence la mort de l’individu. Il s’agit de l’abandon de l’attachement de l’individu
à son corps, par nature impermanent et qui est un des liens essentiels qui rattache
l’individu à l’existence. L’attitude mentale de détachement total de l’existence est
considérée ici comme l’une des dernières étapes avant d’atteindre l’état du Nibbāṇa.
6. Les neuf orifices du corps humain sont la bouche, les narines, les yeux, les oreilles,
l’anus et l’appareil génito-urinaire.
7. Le principe de la moralité se résume ici à ne pas nuire aux autres, et par là même à ne
pas se nuire à soi-même. Les cinq préceptes d’une vie éthique auxquels il est fait
référence ici sont  : ne pas tuer volontairement  ; ne pas prendre ce qui n’a pas été
donné ; pratiquer la parole juste, sans mensonge ni parole blessante ; ne pas avoir de
comportement sexuel inconvenant, tel que le viol ou l’infidélité  ; ne pas prendre de
substances toxiques tels que l’alcool et les drogues.
8. La Camari est une race de vache sauvage indienne, possédant une longue queue qui lui
est nécessaire pour chasser les insectes et les parasites. Si sa queue se retrouve
prisonnière, plutôt que de la sacrifier, il est dit que la vache préfère souvent perdre la
vie.
Les vertus d’un roi

Rājovāda Jātaka

Un jour que le roi de Kosala venait rendre visite au Bouddha, il


arriva avec beaucoup de retard. Lorsque ce dernier lui en demanda la
raison, le roi répondit qu’il avait été retenu pour rendre la justice dans
un cas complexe et difficile. Pour l’exhorter à rendre la justice de façon
équitable et impartiale, le Bouddha lui raconta alors l’histoire suivante.
 
Il était une fois, lorsque Brahmadatta était roi de Bénarès, le
Bodhisatta qui fut conçu dans le sein de la reine. Après que les
cérémonies appropriées à son état furent accomplies, celle-ci
donna naissance à un fils. Le jour de la cérémonie d’attribution
d’un nom, il fut appelé prince Brahmadatta.
Le prince grandit, et à l’âge de 16  ans se rendit à Takkasilā 1
pour son éducation. Au bout de quelques années d’étude, il
maîtrisait parfaitement tous les enseignements qui lui avaient été
prodigués et, à la mort de son père, il lui succéda sur le trône. Il
régnait avec honnêteté et rectitude, rendant la justice sans égard à
son propre intérêt ou ses humeurs. Comme il régnait avec justice,
ces ministres exerçaient également leurs fonctions avec justice, et
personne ne portait devant la cour de demande indue. Le flot des
plaideurs s’était tari au palais. Des journées entières s’écoulaient
sans que les ministres n’en voient venir un seul. Les cours de justice
étaient vides.
Le Bodhisatta se fit alors la réflexion suivante  : «  C’est parce
que mon gouvernement est juste que les plaideurs ne viennent plus
essayer de défendre leur cause. Le vacarme habituel a cessé, les
cours de justice sont vides. À présent je dois chercher si j’ai moi-
même quelque défaut. Lorsque je l’aurais trouvé, je l’éliminerai et
pourrai ainsi poursuivre une existence bienfaisante. »
À partir de ce jour, il se mit en quête de quelqu’un qui pourrait
lui trouver un défaut. Cependant, parmi tous ceux qu’il
l’entouraient à la cour, il n’en trouva aucun. Il n’entendait que des
louanges à son propos. Il pensa : « Peut-être me craignent-ils tant,
qu’ils n’osent pas dire ce qu’ils pensent ? »
Il décida alors de sortir de l’enceinte de son palais. Mais là
encore, il n’y avait personne pour lui trouver de défaut. Il entreprit
cette fois d’enquêter auprès des habitants de la cité. Mais personne
ne lui trouva de défaut, et au contraire tout le monde le couvrait
d’éloges. Il sortit donc de la cité et interrogea les habitants des
quartiers en périphérie des quatre portes de la cité. Là encore,
personne pour lui trouver de défaut, et il n’entendit que des
louanges à son sujet. Finalement, décidé à parcourir l’arrière-pays,
il confia la direction du royaume à ses ministres. Il monta dans son
carrosse, accompagné de son seul cocher. Puis il se déguisa en
courtisan, et quitta la cité, sa périphérie et traversa tout le pays.
Mais même en allant jusqu’à ses frontières, il ne put trouver
quiconque pour lui faire des reproches. Tout ceux qu’il rencontrait
l’encensaient. Il décida donc de faire demi-tour et de retourner à
Bénarès par la route principale.
Il se trouva qu’au même moment, Mallika, le roi de Kosala,
avait entrepris un voyage pour des raisons similaires. Il était lui
aussi un roi juste, à la recherche de fautes qu’il aurait pu
commettre. Seulement, parmi son entourage, il n’y avait personne
pour lui trouver de défaut. N’entendant que louanges à son
propos, il avait lui aussi mené son enquête à travers tout le pays.
Les deux rois se rencontrèrent sur la route qui conduisait à
Bénarès. Dans un virage étroit, bordé de chaque côté par deux
flancs de coteaux abrupts, leurs deux carrosses ne pouvaient se
croiser.
– Écarte ton carrosse de la route ! cria le cocher du roi Mallika
à celui du roi de Bénarès.
–  Écarte plutôt le tien  ! rétorqua le cocher du roi de Bénarès.
Dans ce carrosse se trouve le grand monarque Brahmadatta,
souverain du royaume de Bénarès !
–  Peu m’importe, cocher  ! répondit l’autre. Dans ce carrosse se
trouve le grand roi Mallika, souverain du royaume de Kosala  !
C’est à toi de t’écarter et de laisser passer le carrosse de notre roi !
–  Eh bien, voilà qu’il y a un roi ici également, pensa le cocher
du roi de Bénarès. Que devons-nous faire à présent ?
C’est alors qu’une pensée lui vint à l’esprit : il devait s’enquérir
de l’âge des deux rois, afin que le plus jeune laisse place au plus
âgé. Il demanda donc l’âge du roi au second cocher. Mais les deux
souverains avaient exactement le même âge ! Il eut alors une autre
idée. Il interrogea le second cocher sur l’étendue du pouvoir de son
roi, sur sa fortune, sur sa gloire, ainsi que sur tous les détails
concernant sa lignée, son clan et sa famille. Mais il découvrit que
les deux souverains possédaient un royaume de la même taille, que
leur pouvoir, leur fortune et leur gloire étaient équivalents et que
leur lignée, leur clan et leur famille avaient les mêmes
caractéristiques. Il se dit alors que le meilleur des deux hommes
devrait avoir la priorité. Il demanda donc au cocher du roi de
Kosala de citer les vertus de son maître. Le cocher prononça les
vers suivants, faisant état des défauts de son roi comme s’il
s’agissait de qualités :

Brutal avec la brute, le roi Mallika conquiert le doux avec


douceur,
Il maîtrise le bon par la bonté et traite le mal avec
rigueur.
Fais place, fais place, ô conducteur  ! Telles sont les
qualités de ce roi !

–  Oh  ! l’interpella le cocher du roi de Bénarès, est-ce tout ce


que tu as à dire sur les qualités de ton roi ?
– Oui, répondit l’autre.
– Eh bien si telles sont ses vertus, que doivent être ses défauts !
–  Pense ce que tu veux, répondit l’autre. Mais dis-nous plutôt
quelles sont les vertus de ton roi !
– Écoute donc, répondit le cocher du roi de Bénarès.
Et il prononça les vers suivants :

Il soumet la haine par la douceur, le mal est conquis par


la bonté,
Par la générosité, l’avare est vaincu et aux mensonges il
répond par la vérité.
Fais place, fais place, ô conducteur  ! Telles sont les
qualités de ce roi !
En entendant ces paroles, le roi Mallika et son cocher
descendirent du carrosse, détachèrent les chevaux et s’écartèrent
pour laisser passer le roi de Bénarès. Puis celui-ci livra ses conseils
au roi Mallika.
Il retourna ensuite à Bénarès où il continua à donner l’aumône.
Après avoir accompli des bonnes actions pour le restant de sa vie,
le roi de Bénarès partit rejoindre les sphères célestes.
Le roi Mallika, quant à lui, prit à cœur la leçon reçue. Après
avoir parcouru son royaume en long et en large sans trouver
quiconque pour lui faire des reproches, il retourna dans sa cité. Il
donna alors l’aumône et accomplit de bonnes actions pour le
restant de sa vie, tant qu’à la fin, il partit lui aussi rejoindre les
sphères célestes.

1. Takkasilā était, à l’époque des récits des Jātaka, la capitale du royaume de Gandhara,
région située dans le nord-ouest de l’actuel Pakistan et l’est de l’Afghanistan. Cette
cité universitaire et commerciale était réputée pour la qualité de ses maîtres. Ceux-ci
dispensaient tous les enseignements jugés nécessaires à la formation des jeunes gens
issus en particulier des castes royale et sacerdotale, notamment les trois vedas, les arts
martiaux et la médecine.
L’éléphant et le chacal avide

Sigāla Jātaka

Une nuit dans le monastère de Sāvatthi, à une heure avancée, le


Bouddha se rendit compte que cinq cents moines, issus de familles au
rang social élevé et ayant rejoint l’ordre monastique, se débattaient
avec des pensées de désir. Celles-ci prenaient sur eux, les incitant à
vouloir retourner dans le monde. Le Bouddha décida alors de leur venir
en aide. Il demanda à son assistant, le vénérable Ananda, de rassembler
tous les moines du monastère, de crainte que les cinq cents concernés ne
se doutent qu’il connaissait leurs pensées et que, saisis par la honte, ils
ne soient pas réceptifs à ses propos. Le Bouddha leur raconta l’histoire
suivante, les encourageant à abandonner tout attachement à l’avidité, à
la haine et à la violence, telle l’eau qui s’écoule sur la feuille du lotus.
 
Il y a fort longtemps, le Bodhisatta fut conçu dans le sein d’une
femelle chacal, puis il trouva demeure en forêt aux abords d’un
fleuve, le Gange.
Un jour, un vieil éléphant vint à mourir sur les bords de ce
fleuve. Le chacal, à la recherche de nourriture, vit le grand corps
gisant et se dit  : «  Quelle abondance de nourriture pour moi
aujourd’hui  !  », puis il saisit la trompe. Cependant, c’était comme
mordre le timon d’une charrue. Il se dit alors  : «  Il n’y a rien à
manger ici  » et saisit les défenses  ; mais c’était comme mordre un
pilier de pierre. Il saisit alors les oreilles  ; mais c’était comme
mordre un vieux panier défait. Il saisit alors le ventre  ; c’était
comme mordre un silo à grains. Il saisit les pattes  ; c’était comme
mordre un mortier. Il saisit la queue  ; c’était comme mordre un
pilon. Ne trouvant rien d’appétissant nulle part, il pensa : « Il n’y a
rien à manger ici non plus  » et saisit l’arrière-train. Ce fut alors
comme mordre un gâteau moelleux. Il se dit avec satisfaction  :
«  Ah  ! J’ai enfin trouvé un endroit tendre et savoureux sur ce
cadavre  », et il se mit à dévorer la chair jusqu’à l’intestin,
mangeant les rognons et le cœur, buvant le sang quand il avait soif
et s’allongeant dans le ventre de l’éléphant quand il voulait dormir.
Une pensée lui vint alors  : «  Ce cadavre est une demeure plus
confortable pour moi que n’importe quelle autre et la viande y est
abondante. Pourquoi aller ailleurs  ?  » Et ainsi, sans prendre la
peine de se déplacer, il s’installa dans la panse de l’animal, se
nourrissant de sa chair selon son appétit.
Peu à peu, sous l’effet du vent de la saison chaude et de la
chaleur des rayons du soleil, le sang du cadavre cessa de couler,
puis la chair commença à se dessécher et à se racornir. L’entrée par
laquelle le chacal avait pénétré se refermait peu à peu et, dans les
entrailles où il demeurait, il fit bientôt aussi sombre que dans
l’entre-deux-mondes. Ne trouvant plus de sortie et prenant peur, le
chacal se jeta alors de droite et de gauche à la recherche d’une
issue, se heurtant ici et là contre les parois de l’estomac de son
hôte. Il passa plusieurs jours ainsi, s’agitant dans le ventre du
mammifère comme une boule de pâte dans un récipient d’eau
bouillante.
C’est alors qu’un grand nuage apparut et fit tomber de la pluie.
En s’humidifiant, le cadavre retrouva rapidement sa forme
originelle. L’orifice arrière, à nouveau ouvert, apparut dans la
pénombre comme une petite étoile scintillante. Apercevant cette
pointe de lumière, le chacal se dit  : «  Voici enfin une chance de
m’en sortir sain et sauf  !  » Alors, reculant jusqu’à la tête de
l’éléphant, il s’élança de toutes ses forces et fonça vers le trou, tête
la première, pour s’extirper de l’orifice arrière de l’éléphant. Mais le
passage était si étroit qu’il y perdit toute sa fourrure. Devenu
chauve comme le tronc d’un palmier, il en fut tout honteux et se
mit à courir en tous sens. Puis il finit par s’asseoir et contempla son
corps. Dans son cœur devenu humble, il se dit  : «  Cet état
misérable n’est que le fruit de ma propre action  ; c’est par avidité
que j’ai fait cela. À partir de maintenant, je ne laisserai plus mon
avidité me contrôler et ne pénétrerai plus jamais dans le cadavre
d’un éléphant ! » Pensant ainsi, il prononça ces vers :

Plus jamais, jamais, au grand jamais


Je ne pénétrerai le cadavre d’un éléphant, tellement je
fus terrorisé.

Après ces paroles, il s’enfuit pour ne plus jamais revenir, sans


même se retourner sur le cadavre de l’éléphant, ni sur aucun
autre. À partir de ce jour, il ne laissa plus jamais son avidité
prendre le dessus.
La tolérance d’un buffle d’eau

Mahisa Jātaka

Au monastère de Savatthi, un singe impertinent avait perdu la vie.


Il avait été tué par un éléphant violent qu’il harcelait, l’ayant confondu
avec un autre éléphant qui, lui, était vertueux. Les moines en firent
part au Bouddha, qui leur raconta alors l’histoire suivante, explicitant
les vertus de la patience et de la tolérance.
 
Il y a fort longtemps, le Bodhisatta prit naissance dans le sein
d’une bufflonne dans la région de l’Himalaya. En grandissant, il
devint fort et puissant. Il aimait à se promener sur les sentiers,
franchissant collines, ravins, bois et forêts.
 
Un jour, un endroit agréable au pied d’un arbre l’attira et il s’y
installa pour prendre son repas. C’est alors qu’un singe malfaisant
descendit de l’arbre, sauta sur son dos et fit ses besoins sur lui.
Accroché à ses cornes ou se balançant sur sa queue, le singe
s’amusait à ses dépens. Le Bodhisatta avait développé de grandes
qualités de patience, d’amour pour autrui et de compassion ; il ne
prêta aucune attention aux méfaits du singe, bien que celui-ci
répétât, encore et encore, les mêmes actions irritantes.
Un matin, la divinité qui habitait l’arbre apparut près du tronc
et interpella le Bodhisatta  : «  Roi des buffles, comment peux-tu
supporter les affronts de ce vil singe  ? Fais-le cesser  !  » Puis elle
prononça les vers suivants :

Pour quelle raison supportes-tu les insultes de ce frivole


fauteur de trouble, qui se laisse aller à tous ses caprices ?
Mets-le à terre d’un coup de corne et écrase-le avec ton
sabot.
Si nul ne l’arrête, d’autres inconscients viendront mettre
du désordre.

Entendant cela, le Bodhisatta répondit : « Ô divinité de l’arbre,


étant supérieur par nature, noblesse et force, si je ne puis tolérer
les méfaits de ce singe, comment pourrais-je réaliser le vœu le plus
cher à mon cœur 1 ? Je sais cependant que s’il fait la même chose à
des buffles de nature féroce, ils le tueront. Quand il aura été ainsi
tué par un buffle, je demeurerai pour ma part libre du tourment et
sans la culpabilité d’avoir pris la vie d’un autre 2.  » Il prononça
alors ce vers :

Me confondant avec d’autres, ce singe les traitera comme


moi. Ils le tueront sur-le-champ, et moi je demeurerai
libre et sans tache.

Après quelques jours, le Bodhisatta quitta les lieux. Un autre


buffle, féroce, lui, vint et demeura près de l’arbre. Le vil singe le
prit pour le Bodhisatta, monta sur son dos et commit ses habituels
méfaits. Alors le buffle, furieux, se secoua violemment et fit tomber
l’animal. Puis il lui transperça le cœur d’un coup de corne et le
réduisit en bouillie sous ses sabots.

1. Il fait ici référence au vœu d’atteindre l’illumination.


2. Le premier précepte de la conduite éthique enseignée par le Bouddha est parfait
lorsqu’il est accompli dans ses trois dimensions  : ne pas tuer, ne pas encourager
d’autres à tuer, ne pas se réjouir quand d’autres tuent. On peut constater ici
l’imperfection du Bodhisatta sur ce troisième point.
Le salut est dans la concorde

Sammodamāna Jātaka

Il était une fois, lorsque Brahmadatta était roi de Bénarès, le


Bodhisatta qui prit naissance sous la forme d’une caille. Il vivait
dans la forêt à la tête d’une colonie de plusieurs milliers de cailles.
Un jour, un chasseur d’oiseaux découvrit l’endroit où elles
vivaient. Il vint alors régulièrement en attraper. Il les attirait en
imitant leur cri, et une fois qu’elles étaient rassemblées, il jetait sur
un elles un large filet dont il resserrait ensuite les bords afin de les
y emprisonner. Puis il plaçait le piège dans son panier et, de retour
chez lui, il vendait ses proies.
Un matin, après les avoir toutes rassemblées, le Bodhisatta
s’adressa aux cailles :
–  Ce chasseur est en train de décimer nos semblables. J’ai une
technique grâce à laquelle il lui sera impossible de nous attraper. À
partir de maintenant, dès qu’il jettera son filet sur nous, chacune
mettra sa tête entre les mailles. Puis vous prendrez votre envol
toutes ensemble pour emporter le filet avec vous. Ensuite vous vous
poserez dans un buisson épineux et n’aurez plus qu’à dégager
votre tête du filet pour vous libérer. Les mailles resteront prises
dans les épines.
–  Très bonne idée, approuvèrent toutes les cailles d’une même
voix.
Le lendemain, dès que le chasseur jeta le filet, les cailles firent
exactement ce que le Bodhisatta leur avait expliqué  : elles
s’envolèrent toutes ensemble entraînant le filet qu’elles déposèrent
dans un buisson épineux, puis s’en dégagèrent. Lorsque la nuit
tomba, le chasseur était encore en train de dégager son filet des
épines. Il rentra chez lui son panier vide.
Le surlendemain et les jours suivants, les cailles appliquèrent la
même technique. Ainsi, jour après jour, le chasseur démêlait son
filet jusqu’à la tombée de la nuit et rentrait chez lui les mains vides.
Sa femme commençait à perdre patience et se mit en colère :
–  Jour après jour, tu rentres bredouille  ! As-tu donc un second
foyer à entretenir ?
–  Non, lui répondit le chasseur, je n’ai pas d’autre foyer que le
nôtre. Le fait est que ces cailles se sont entendues entre elles. Dès
que je jette mon filet sur elles, elles s’envolent toutes en même
temps et l’emportent. Puis elles le déposent sur un buisson
épineux, d’où il faut que je le décroche maille par maille, et s’en
vont. Mais elles n’agiront pas longtemps ainsi unies. Ne t’en fais
pas, dès qu’elles commenceront à se chamailler, je les emporterai
toutes. Et toi, tu retrouveras le sourire.
Puis il prononça ces vers :

Quand la concorde règne, les oiseaux emportent le filet.


Mais dès qu’ils se disputent, de moi ils sont la proie.

Peu de temps après, une des cailles marcha par erreur sur la
tête d’une autre en prenant son envol.
–  Qui donc ose me marcher sur la tête  ? cria la seconde en
colère.
–  C’est moi, dit la première. Mais ne sois pas fâchée, je ne l’ai
pas fait exprès.
Mais cette réponse ne suffit pas à apaiser la seconde caille. Tout
en se disputant, les cailles se mirent à se lancer des railleries : « Je
suppose que c’est toi toute seule qui soulèves le filet, n’est-ce
pas ? »
Les voyant se quereller, le Bodhisatta se dit  : «  Il n’y a pas de
sécurité parmi ceux qui se querellent. Il viendra bientôt un temps
où elles ne soulèveront même plus le filet  : par là même, elles
périront. Le chasseur va saisir sa chance. Si je veux au moins
sauver ma famille, je ne peux plus rester ici. »
C’est ainsi que le Bodhisatta décida de partir avec tous ses
proches, laissant derrière lui les cailles querelleuses.
Quelques jours plus tard, le chasseur revint sur les lieux avec
son filet. Les ayant rassemblées en imitant le cri d’une caille, il le
jeta sur elles.
L’une des cailles dit alors à l’autre :
– Il paraît que la dernière fois, au lieu de soulever le filet tu t’es
pris la tête dedans comme une maladroite et y a perdu des plumes.
C’est à ton tour à présent de le porter !
– Et toi, on m’a dit que tes ailes se sont déplumées au moment
de t’envoler avec le filet, répliqua l’autre. C’est plutôt à toi de le
soulever !
Mais pendant que chacune disait à l’autre de soulever le filet, le
chasseur resserra les mailles et emporta tous les oiseaux dans son
panier.
De retour chez lui, sa femme l’accueillit avec le sourire.
L’ignorance à la racine du mal

Arāmadūsaka Jātaka

Il était une fois, lorsque Brahmadatta était roi de Bénarès, un


festival dans la cité. Aux premiers sons de tambours, tous les
citoyens se joignirent aux festivités. À cette époque, une colonie de
singes demeurait dans le jardin royal. Le jardinier du roi se dit  :
«  Ils sont tous en train de profiter des festivités. J’aimerais y aller
moi aussi. Je vais demander aux singes d’arroser les plantes à ma
place et je pourrai ainsi me joindre aux réjouissances. »
Il alla donc trouver le roi des singes et commença par lui faire
part de tous les avantages dont sa majesté et ses sujets profitaient
dans les jardins royaux. Il évoqua les fleurs et les fruits, ainsi que
les jeunes pousses qu’ils pouvaient manger, puis conclut :
– Aujourd’hui il y a un festival dans la ville. J’aimerais vraiment
y aller. Auriez-vous l’obligeance, ô roi des singes, d’arroser les
jeunes arbres et les plantes pendant mon absence ?
– Oui, bien sûr, répondit le singe.
–  Je vous en suis reconnaissant, dit le jardinier. Cependant,
prenez le plus grand soin de ces jeunes plants, le roi doit
prochainement visiter le jardin avec toute sa cour et celui-ci doit
être resplendissant.
Puis il confia les arrosoirs aux singes et s’en alla, insouciant.
Alors que les singes arrosaient les plantes, leur roi, perché en
haut d’un arbre, prit la parole avec autorité :
–  Écoutez-moi tous, nous devons faire bien attention à ne pas
gaspiller l’eau. Avant d’arroser, déracinez chaque plante et
mesurez la taille de ses racines. Ensuite vous donnerez beaucoup
d’eau à celles dont les racines sont profondes et seulement un peu
à celles qui en ont des petites. C’est bien compris ?
– D’accord, approuvèrent les singes, obéissants.
Et ils firent selon les instructions de leur roi.
À ce moment-là, un homme sage, voyant les singes ainsi
affairés, leur demanda pourquoi ils déracinaient arbres et plantes
les uns après les autres.
–  C’est parce que notre roi nous a ordonné de faire ainsi,
répondirent les singes.
En entendant leur réponse, l’homme se fit la réflexion que,
même avec la plus grande volonté de faire le bien, les ignorants et
les inconscients ne parviennent qu’à faire le mal. Il adressa alors
les vers suivants au roi des singes :

Ce n’est qu’avec la connaissance


Que l’effort est couronné de succès,
Les ignorants sont trompés par leur ignorance,
Voyez les singes qui ont tué les plantes du jardin royal.
La sagacité du marchand

Apaṇṇaka Jātaka

Il était une fois, dans la cité de Bénarès du pays de Kāsi, un roi


du nom de Brahmadatta. À cette époque, le Bodhisatta était né
dans une famille de commerçants. Lorsqu’il fut en âge, il devint lui
aussi commerçant et se mit à voyager régulièrement avec une
caravane de cinq cents charrettes d’est en ouest et d’ouest en est. Il
y avait alors à Bénarès un autre jeune marchand, obstiné et d’une
intelligence limitée.
Un jour, alors que le Bodhisatta avait chargé ses cinq cents
charrettes avec des produits de valeur afin de partir les vendre, il
vit que le jeune marchand écervelé avait fait de même.
Le Bodhisatta se dit alors  : «  Si ce jeune inconscient
m’accompagne tout le long et que nous voyageons avec nos mille
charrettes, le trajet sera trop difficile. Nous n’arriverons pas à
trouver suffisamment de bois, de nourriture et d’eau pour les
hommes, ni d’herbe pour les bœufs. L’un de nous deux doit partir
d’abord. »
Le Bodhisatta alla donc trouver le jeune marchand pour lui
faire part de ses réflexions.
– Nous ne pouvons pas voyager tous les deux ensemble, l’un de
nous doit prendre la route en premier. Préférez-vous partir avant
ou après moi ?
L’autre pensa : « J’ai tout à gagner à partir en avance. La piste
n’aura pas encore été parcourue, et mes bœufs trouveront de
l’herbe fraîche, mes hommes pourront choisir les plantes qu’ils
préfèrent pour assaisonner leurs repas, l’eau n’aura pas été
troublée et je pourrai négocier le prix qui me convient pour vendre
mes produits. » En conséquence, il répondit :
– Je partirai avant vous, cher monsieur.
Le Bodhisatta, en revanche, voyait de multiples avantages à
partir en dernier. Il se dit : « Ses bœufs aplaniront la piste là où elle
est irrégulière, et je profiterai de leur tracé. Ils auront brouté la
vieille herbe coriace, alors que les miens vont paître sur les jeunes
pousses tendres qui auront poussé à leur place. Mes hommes
trouveront des plantes fraîches pour assaisonner leurs plats, alors
que les anciennes auront été cueillies. Là où il n’y a pas d’eau, la
première caravane devra creuser des puits pour s’abreuver et nous
en profiterons à notre tour. Marchander les prix est un travail
exténuant. En arrivant après ce jeune homme, je n’aurai qu’à
vendre mes produits aux prix qu’il aura déjà négociés. »
Ayant considéré tous ces avantages, le Bodhisatta dit à l’autre :
– C’est entendu, cher monsieur, partez avant moi.
– Très bien, dit le jeune écervelé.
Il attela ses charrettes et se mit en route.
Après plusieurs jours de voyage, il quitta les terres habitées et
parvint en bordure de territoires sauvages. Il existe cinq types de
territoires sauvages  : ceux qui sont infestés de voleurs, ceux où
vivent des animaux dangereux, ceux qui subissent la sécheresse,
ceux qui sont hantés par les démons et ceux où règne la famine. Le
territoire sauvage que la caravane s’apprêtait à traverser était de
ceux qui sont hantés par les démons et qui subissent la sécheresse.
C’est pourquoi, avant de traverser la grande étendue de désert qui
était devant lui, le jeune marchand installa sur ses charrettes de
grandes jarres à eau et les remplit.
Lorsqu’il parvint au milieu du territoire sauvage, le démon qui y
habitait se dit : « Je vais convaincre ces hommes de se débarrasser
de leurs réserves d’eau, et une fois qu’ils seront assoiffés et affaiblis,
je pourrai les dévorer sans mal. »
Grâce à ses pouvoirs magiques, il fit apparaître un magnifique
attelage tiré par deux jeunes taureaux blancs de race. Accompagné
d’une douzaine de gobelins tous équipés d’arcs et de flèches,
d’épées et de boucliers, il se dirigea vers eux, tel un puissant
seigneur. Sa tête était ornée de lotus bleus et de nénuphars blancs,
ses cheveux et ses vêtements étaient mouillés et les roues de
l’attelage étaient maculées de boue. Ses aides, placés devant et à
l’arrière, avaient aussi les cheveux et les vêtements mouillés, et ils
portaient des lotus bleus et des nénuphars sur la tête, ainsi que de
grands bouquets de lotus blancs dans les mains. Ils mastiquaient
leurs succulentes tiges qui dégoulinaient d’eau et de sève.
Le jeune marchand conduisait la caravane en tête, avec le vent
de face. Lorsque le gobelin le vit, il arrêta son attelage sur le bord
de la piste et l’accueillit cordialement :
– D’où venez-vous, par cette longue piste, marchand ?
Le chef de la caravane arrêta à son tour son attelage au bord
de la piste afin de laisser passer les autres charrettes et lui
répondit :
–  Nous arrivons de Bénarès, monsieur. Je vois que vous portez
des lotus et des nénuphars et que les roues de votre attelage sont
détrempées et maculées de boue. Dites-moi, je vous prie, a-t-il plu
pendant que vous étiez sur la route et avez-vous rencontré des
mares recouvertes de lotus et de nénuphars ?
–  Vous l’avez dit  ! Apercevez-vous la bande vert sombre de la
forêt devant vous ? Au-delà, il y a de l’eau partout. Là-bas, il pleut
sans cesse, les mares sont pleines, et de chaque côté de la route on
voit des étangs recouverts de lotus et de nénuphars.
Alors que les charrettes passaient, le gobelin demanda quelle
était leur destination et ce que chacune transportait, puis il
demanda ce que pouvait bien transporter la dernière, qui semblait
chargée d’un lourd fardeau.
– C’est de l’eau, répondit le jeune marchand.
–  Vous avez bien fait d’apporter de l’eau pour cette partie du
voyage, mais pour la suite vous n’en aurez pas besoin, car il y en a
partout en abondance, dit le gobelin. Mieux vaut briser les jarres et
jeter l’eau, vous voyagerez plus léger.
Puis il ajouta :
–  Poursuivez à présent votre route, nous vous avons retenus
assez longtemps.
Puis le gobelin retourna à la cité des gobelins où il habitait.
La bêtise du jeune marchand était telle qu’il suivit les conseils
du gobelin. Il brisa toutes les jarres et jeta toute l’eau sans même
en garder une gorgée, puis il donna l’ordre à toutes les charrettes
d’avancer.
Malheureusement, ils ne trouvèrent pas une goutte d’eau sur la
route et la soif exténua les hommes. Ils poursuivirent néanmoins
leur chemin jusqu’au coucher du soleil, puis détachèrent les
charrettes pour former un cercle et attachèrent les bœufs aux
roues. Il n’y avait pas d’eau à donner aux bœufs et les hommes
n’en avaient pas non plus pour cuire le riz. L’équipée s’écroula au
sol, à bout de forces. Dès que la nuit fut tombée, les gobelins
quittèrent leur cité et tuèrent les hommes et les bœufs. Ils les
dévorèrent jusqu’au dernier, ne laissant que les os. C’est ainsi que
le jeune marchand inconscient fut cause de la mort de ses
compagnons et de ses bêtes, dont les squelettes avaient été
dispersés de part et d’autre du campement par les gobelins qui les
avaient dévorés. Les cinq cents charrettes et leur chargement, en
revanche, étaient restés intacts.
 
Le Bodhisatta, quant à lui, laissa passer six semaines avant de
prendre la route. Il quitta la cité avec cinq cents charrettes et
arriva aux abords du territoire sauvage. Ses jarres étaient pleines
d’eau et il en avait fait une réserve abondante. Il fit battre le
tambour pour rassembler ses hommes et les avertit en ces termes :
«  Certaines plantes sur cette piste sont empoisonnées et nous
devons être vigilants à préserver nos réserves d’eau. Par
conséquent, que nul ne boive une gorgée d’eau sans mon
autorisation, ni ne mange une feuille, une fleur ou un fruit sans me
demander mon avis. »
Après avoir ainsi mis en garde ses hommes, il poursuivit sa
route en territoire sauvage. Lorsqu’il fut bien avancé, le gobelin fit
son apparition auprès du Bodhisatta comme il l’avait fait auprès du
jeune marchand inconscient. Mais dès qu’il vit le gobelin, le
Bodhisatta devina ses intentions. Il se dit : « Il n’y a pas d’eau dans
ce territoire désertique. Cet individu avec ses yeux rouges et son air
belliqueux ne m’inspire aucune confiance. Il est fort probable qu’il
ait convaincu le jeune marchand irréfléchi qui m’a précédé de se
débarrasser de toute son eau. Puis, il aura attendu que lui et ses
hommes soient à bout de forces pour les dévorer jusqu’au dernier.
Par chance, il ne se doute pas de ma présence d’esprit et de ma
sagacité. »
Il cria alors au gobelin  : «  Allez, partons, nous avons fort à
faire. Nous ne jetterons pas l’eau que nous possédons avant d’avoir
vu où l’on peut s’en procurer ailleurs. Lorsque nous en trouverons,
nous pourrons nous débarrasser de celle que nous avons pour
alléger nos charrettes. »
Faisant mine d’être surpris, le gobelin retourna dans sa cité.
Agités, les hommes du Bodhisatta se rassemblèrent autour de lui et
lui dirent  : «  Monsieur, nous avons appris par ces hommes que,
plus loin, là où se trouve la bande de forêt sombre, il pleut en
abondance. Ils portaient des lotus sur leurs têtes et avaient des
nénuphars à la main dont ils mastiquaient les tiges. Leurs
vêtements et leurs cheveux étaient trempés. Débarrassons-nous de
notre eau pour alléger nos charrettes, et nous pourrons avancer
plus vite ! »
En entendant ces paroles, le Bodhisatta fit arrêter la caravane
et regroupa ses hommes. Il s’adressa à eux en ces termes :
–  Dites-moi, y a-t-il un homme parmi vous qui ait jamais
entendu parler d’étang ou de mare dans ce territoire sauvage ?
–  Non, monsieur, ce territoire est réputé pour être un désert
sans eau.
– Des hommes viennent de vous dire qu’il pleut à la lisière de la
forêt, un peu plus loin. À quelle distance peut-on ressentir un vent
de pluie ? demanda encore le Bodhisatta.
– À une lieue, monsieur.
– Et ce vent de pluie a-t-il atteint un seul homme ici ?
– Non, monsieur, lancèrent-ils d’une seule voix.
– À quelle distance peut-on apercevoir les premiers nuages d’un
orage ?
– À une lieue, monsieur.
– Et l’un d’entre vous a-t-il aperçu le sommet d’un seul nuage ?
– Non, monsieur, s’exclamèrent-ils tous en chœur.
– À quelle distance peut-on apercevoir les éclairs d’un orage ?
– À quatre ou cinq lieues, monsieur.
– Et l’un d’entre vous a-t-il aperçu un seul éclair ?
– Non, monsieur, assurèrent-ils tous.
–  À quelle distance peut-on entendre le grondement du
tonnerre ?
– À deux ou trois lieues, monsieur.
–  Et l’un d’entre vous a-t-il entendu un seul grondement de
tonnerre ?
– Non, monsieur, répondirent les hommes.
Puis le Bodhisatta ajouta :
– Ce ne sont pas des hommes que nous avons rencontrés, mais
des gobelins. Ils attendent que nous jetions toute notre eau pour
nous affaiblir et pouvoir ainsi nous dévorer pendant la nuit. Le
jeune marchand qui est passé avant nous n’était pas un homme
avisé. Il se sera fort probablement laissé convaincre de se
débarrasser de son eau, puis lui et ses hommes, exténués, auront
sans doute été dévorés. Il faut s’attendre à trouver leurs cinq cents
charrettes avec tout leur chargement dès aujourd’hui. Avançons
aussi vite que possible, sans jeter une seule goutte d’eau.
Après avoir ainsi encouragé ses hommes à avancer, le
Bodhisatta poursuivit son chemin jusqu’à atteindre les cinq cents
charrettes et leur chargement. Il trouva les squelettes des hommes
et des bœufs dispersés de part et d’autre du campement. Le
Bodhisatta fit détacher les charrettes pour former un solide
campement circulaire avec les hommes et les bêtes au milieu. Il
s’assura que les uns et les autres prennent leur repas tôt, puis fit
reposer les bœufs au centre du bivouac, encerclés par les hommes.
Puis, lui-même et les meneurs de la caravane, armés d’épées,
montèrent la garde toute la nuit jusqu’au lever du soleil. Le
lendemain, à l’aube, après avoir nourri les bœufs et accompli tous
les préparatifs, il échangea ses charrettes les plus fragiles contre les
plus robustes parmi celles du jeune marchand, ainsi que ses
produits les plus ordinaires contre ceux de plus grande valeur qu’il
trouva parmi les chargements laissés à l’abandon. Il se rendit alors
à sa destination, où il négocia tous ses biens contre d’autres d’une
valeur deux ou trois fois supérieure, puis revint dans sa propre cité
sans avoir perdu un seul homme.
Les ruses du cerf

Tipallattha-Miga Jātaka

Le Bouddha raconta cette histoire aux moines afin de leur expliquer


l’importance de prendre soin du bien-être et de la formation des
novices. Ces derniers devaient apprendre auprès des moines comment
pratiquer l’équanimité afin de ne pas se laisser captiver par les objets
des cinq sens, au risque d’être tenté de retourner dans le monde.
 
Il était une fois, à l’époque où le roi de Maghada régnait à
Rājagaha, le Bodhisatta, qui dans cette existence était un cerf,
vivait dans la forêt à la tête d’une harde.
Un jour, sa sœur lui amena son fils et lui dit :
– Frère, enseigne à ton neveu les ruses du cerf.
–  Certainement, lui répondit le Bodhisatta. Qu’il revienne
demain au lever du jour.
À l’heure précise indiquée par son oncle, le jeune cerf se
présenta et le Bodhisatta lui apprit avec joie toutes les ruses du
cerf.
Un jour, alors que le jeune cerf parcourait les bois avec la
harde, il fut pris dans un piège tendu par un chasseur et poussa le
cri du captif. La harde s’enfuit et avertit la mère que son fils était
prisonnier. Très inquiète, elle se rendit chez son frère et lui
demanda si le jeune cerf avait bien appris ses enseignements.
«  N’aie pas peur, ton fils n’a pas commis d’erreur, répondit le
Bodhisatta. Il a très bien appris les ruses du cerf et reviendra très
vite auprès de toi. »
Puis il prononça ces vers :

Dans les trois postures, sur le dos ou sur les flancs,


Ton fils est bien instruit ; il sait faire usage de ses sabots,
Il n’étanche sa soif qu’au beau milieu de la nuit ;
Allongé sur le sol, il paraît sans vie,
Sachant respirer uniquement par sa narine inférieure.
Mon neveu connaît six ruses pour tromper l’ennemi.

Ainsi le Bodhisatta consola-t-il sa sœur, en lui expliquant à quel


point son fils maîtrisait les ruses du cerf.
Pendant ce temps-là, le jeune cerf pris au piège ne se débattait
pas. Au contraire, il s’était entièrement allongé sur le flanc, les
jambes bien tendues afin d’éviter que le piège ne le blesse. Puis il
remua la terre et l’herbe autour de lui avec ses sabots comme s’il
s’était débattu. Ensuite, il maquilla entièrement son corps avec de
la terre, laissa tomber sa tête, laissa pendre sa langue et se gonfla
d’air. Pour achever son déguisement, il fit apparaître le blanc de
ses yeux  ; ne respira que par sa narine inférieure, en bloquant la
respiration de la narine supérieure ; et se raidit tout entier afin de
ressembler à un corps mort. Mêmes les mouches commençaient à
voler autour de lui et des corbeaux approchaient çà et là.
Le chasseur vint alors vérifier ses pièges. Il s’approcha et tapota
le ventre du cerf en se disant : « Il a dû être pris au piège très tôt
ce matin, car il commence déjà à pourrir. »
Puis il ouvrit le piège dans l’intention de découper et de faire
cuire le cerf sur place, avant de rapporter la viande cuite chez lui.
Cependant, alors qu’il s’affairait à ramasser des branches et des
feuilles pour faire un feu, le jeune cerf se remit sur ses jambes, se
secoua et étira son cou. Puis, tel un petit nuage chassé par un vent
puissant, il s’enfuit pour retrouver sa mère.
La persévérance dans la vertu
du roi Sīlava le Grand

Mahāsīlava Jātaka

Le Bouddha raconta cette histoire à un moine qui avait perdu le


goût de l’effort, afin de lui faire prendre conscience des avantages que
procurent la ferme résolution de préserver ses principes éthiques et la
persévérance.
 
Il y a fort longtemps, lorsque Brahmadatta régnait sur Bénarès,
le Bodhisatta fut conçu dans le sein de la première reine du roi. Le
jour de la cérémonie d’attribution d’un nom, il fut appelé prince
Sīlava.
À l’âge de seize ans, il maîtrisait déjà tout le savoir-faire d’un
monarque. Ainsi, au décès de son père, il fut installé sur le trône
pour régner sous le nom de Sīlava le Grand, roi juste et sage.
Ayant ordonné la construction de six salles à aumône 1, à
chacune des quatre entrées de la cité, en son centre et à l’entrée
du palais royal, il dispensait la charité aux voyageurs et aux
pauvres. Il portait haut la vertu et respectait les jours de jeûne.
Doté de qualités d’extrême tolérance, de concorde et de
compassion, il régnait avec sagesse, réjouissant tous les êtres
comme on réjouit un enfant que l’on prend sur ses genoux.
 
Un jour, l’un de ses ministres commit un acte répréhensible et
fut découvert. Les autres ministres en informèrent le roi. Après
avoir mené sa propre enquête pour comprendre les faits, celui-ci fit
venir le coupable et lui tint ces propos : « Tu as commis une faute,
ô, aveugle et inconscient que tu es  ! Tu ne mérites pas de vivre
dans mon entourage. Prends tes affaires, ton épouse et tes enfants,
et va-t’en. » Puis il le bannit de son royaume.
 
Le ministre quitta le royaume de Bénarès et se mit au service du
roi de Kosala, dont il devint progressivement le confident.
Peu de temps après, il lui dit :
–  Sire, le royaume de Bénarès est comme un gâteau de miel
qu’aucune mouche n’aurait touché et son roi est très doux. Il
suffirait de peu d’hommes pour l’envahir.
À ces mots, le roi pensa : « Le royaume de Bénarès est grand, et
pourtant cet homme prétend qu’il pourrait être pris avec peu de
moyens. Peut-être est-ce un espion ou un mercenaire ? »
– Vous semblez être un espion, dit-il à son confident.
–  Sire, je ne suis pas un espion, je dis la vérité. Si vous ne me
croyez pas, envoyez des hommes piller un village près de la
frontière. Quand ils seront capturés et conduits devant le roi, celui-
ci leur offrira de l’argent et les relâchera.
Le roi réfléchit un instant : « Voici des propos bien audacieux. Je
dois les vérifier. » Et aussitôt il envoya des hommes piller un village
près de la frontière.
 
Les hommes furent capturés puis amenés devant le roi, comme
le confident l’avait prédit. En les voyant, Sīlava le Grand leur
demanda :
– Mes enfants, pourquoi avez-vous pillé ce village ?
–  Sire, c’est parce que nous n’avions aucun moyen de
subsistance.
Le roi répondit :
– Pourquoi n’être pas venus me voir ? À partir de maintenant ne
commettez plus de telles actions.
Puis il leur donna de l’argent et les relâcha.
Les hommes, de retour, firent le récit de cette rencontre au roi
de Kosala. Mais, même après cet événement, ce dernier n’osait
toujours pas se lancer à l’assaut de son voisin. Il fit donc piller une
autre ville, au centre du royaume de Bénarès. De la même
manière, le roi de Bénarès donna de l’argent aux pilleurs et les
relâcha. Mais, une fois encore, le roi de Kosala ne se décidait pas. Il
envoya donc des hommes piller le centre de la cité où se trouvait le
palais royal. À nouveau, le roi de Bénarès leur offrit de l’argent et
les relâcha.
C’est alors que le roi de Kosala, constatant à quel point ce roi
était fidèle au Dhamma 2, mit son armée en marche dans l’intention
de lui prendre son royaume.
À cette époque, le roi de Bénarès avait sous son commandement
mille guerriers, braves et puissants, invincibles et sans égal. Des
hommes qui n’auraient reculé devant rien, pas même devant un
éléphant en furie  ; des hommes qui ne se seraient pas découragés
même si un éclair leur était tombé sur la tête. Lorsqu’ils apprirent
que le souverain de Kosala arrivait, ils dirent à Sīlava le Grand  :
«  Sire, nous avons entendu dire que le roi de Kosala avait
l’intention de prendre Bénarès. Allons le trouver et écrasons son
armée dès qu’elle posera le pied sur la frontière. » Sīlava le Grand
les retint et leur dit  : «  Mes enfants, je ne permettrai pas que
quiconque souffre à cause de moi. Ceux qui convoitent le royaume
peuvent le prendre ! N’y allez pas. »
Le roi de Kosala traversa la frontière et pénétra à l’intérieur du
pays. Une nouvelle fois, les ministres implorèrent le roi de Bénarès.
Une nouvelle fois, Sīlava le Grand les retint.
Le roi de Kosala, posté hors les murs de la cité, fit transmettre
un message à Sīlava le Grand  : «  Livrez le royaume ou livrez
bataille. » À ces mots, le roi répondit : « Il n’y aura pas de bataille,
prenez le royaume. »
Les ministres intervinrent à nouveau auprès de Sīlava le
Grand  : «  Sire, nous ne permettrons pas au roi de Kosala de
pénétrer dans Bénarès. Écrasons-le là où il est, à l’extérieur.  » Le
roi les retint avec les mêmes paroles, fit ouvrir les portes de la ville
et s’assit sur son trône, au centre de la grande salle, entouré de ses
mille ministres.
Le roi de Kosala, déterminé à prendre le royaume, entra dans
Bénarès à la tête d’une grande armée. Sans rencontrer la moindre
résistance, il atteignit l’entrée du palais royal, dont les portes
étaient grandes ouvertes. Il captura sans hésiter ce roi
irréprochable, assis parmi ses mille ministres au milieu d’une salle
magnifiquement décorée, et dit  : «  Allez, prenez ce roi et ses
ministres, et attachez-leur fermement les mains dans le dos  ; puis
amenez-les au cimetière où vous creuserez des fosses profondes.
Vous les y enterrerez jusqu’au cou afin qu’aucun ne puisse lever un
bras. Que les chacals viennent faire leur besogne cette nuit  !  »
Obéissant aux ordres de leur souverain, les hommes attachèrent le
roi de Bénarès et ses ministres en leur liant les mains dans le dos,
puis les emmenèrent.
Même à cet instant, le roi Sīlava le Grand ne ressentait aucune
inimitié envers l’usurpateur. Et aucun des mille ministres ne fut
capable de rompre son serment d’allégeance au grand Sīlava,
quand bien même ils étaient attachés et emmenés. Telle était la
perfection de la conduite de l’assemblée du roi de Bénarès.
 
Les hommes de Kosala conduisirent les prisonniers jusqu’au
cimetière. Puis, ayant creusé des fosses profondes, ils y poussèrent
l’un après l’autre le roi et ses ministres et les ensevelirent jusqu’au
cou. Ils ne partirent qu’après avoir tassé vigoureusement le sol
autour d’eux. S’adressant à ses ministres, le roi Sīlava déclara  :
«  Mes enfants, ne ressentez aucune inimitié envers le roi
usurpateur, cultivez uniquement la bienveillance. »
À minuit les chacals arrivèrent, avec l’intention de se nourrir de
chair humaine. Lorsque le roi et ses ministres les virent, ils se
mirent à crier tous ensemble. Effrayés, les chacals prirent la fuite.
S’apercevant que personne ne les poursuivait, ils revinrent. À
nouveau, les hommes crièrent. Après leur troisième débandade, ne
voyant toujours personne les poursuivre, les chacals se dirent  :
«  Ces hommes crient certainement parce qu’ils sont blessés.  » Ils
devinrent alors plus audacieux et revinrent près des prisonniers. Et
cette fois, ils ne s’enfuirent pas en entendant les cris. Le chef des
chacals se dirigea vers le roi et les autres vers les ministres. Le roi,
voyant que l’animal approchait, tendit le cou comme pour le lui
offrir. Dès que le chacal voulut le saisir à la gorge, le roi coinça la
tête de l’animal sous sa mâchoire d’acier et la maintint ainsi
fermement au sol.
Le chacal, incapable de se soustraire à la prise du roi et terrifié
à l’idée de mourir, se mit à pousser un hurlement assourdissant.
Les autres chacals, à ce cri de détresse, pensèrent que leur chef
avait été capturé. Ils furent pris de panique et s’enfuirent. Alors
que le chef des chacals se débattait frénétiquement, tenu
énergiquement contre terre par la mâchoire inférieure du roi, la
terre autour de lui commença à bouger. Terrorisé, le chacal tentait
désespérément de se libérer en prenant appui sur ses pattes,
labourant ainsi le sol autour du roi. Voyant que la terre était
devenue meuble, le puissant roi relâcha le chacal et, avec une
force immense, parvint à extraire ses bras, puis, prenant appui sur
les bords de la fosse, il s’en extirpa et émergea de terre, comme la
pleine lune émerge d’un nuage balayé par le vent. Il dégagea ses
ministres, puis après les avoir tous libérés et réconfortés, il se tint
parmi eux.
Au même moment, deux gobelins se disputaient le corps d’un
homme qui avait été déposé au cimetière 3, à la frontière de leurs
territoires respectifs. Ils espéraient pouvoir se nourrir de sa chair,
mais ne parvenaient pas à s’entendre pour partager le corps
équitablement. Ils s’approchèrent alors du roi pour lui demander
assistance. Sīlava, si sage et si accompli, se disaient-ils, saurait
certainement faire le partage. Tirant le mort par le pied, ils
s’adressèrent au souverain :
–  Sire, pourriez-vous diviser ce cadavre qui a été déposé à la
frontière de nos deux territoires, afin que nous puissions chacun
nous en repaître à parts égales ?
–  Amis gobelins, je le partagerai pour vous avec plaisir, mais
permettez-moi auparavant de me laver car je ne suis pas dans un
état convenable pour le moment.
Les gobelins, grâce à leurs pouvoirs magiques, apportèrent
l’eau parfumée qui avait été préparée pour le roi usurpateur et
l’offrirent à Sīlava pour son bain. Après qu’il se fut lavé, ils lui
apportèrent les vêtements du roi usurpateur, qui avaient été pliés
et mis à sa disposition. Après que Sīlava se fut habillé, ils lui
apportèrent un coffret en or rempli de fleurs différentes, posées sur
des éventails en feuilles de palmier serties de pierres, destiné au roi
usurpateur. Après qu’il se fut paré, les gobelins lui demandèrent ce
qu’ils pouvaient faire de plus. Le roi leur fit comprendre par des
gestes qu’il avait faim. Ils allèrent chercher les mets délicats
préparés pour le roi usurpateur.
Sīlava, baigné, oint et paré de toute sa splendeur, prit part au
repas. Les gobelins lui apportèrent de l’eau parfumée à la rose
dans une carafe et un gobelet en or préparés pour le roi
usurpateur. Quand il eut fini de boire l’eau, de se rincer la bouche
et de se laver les mains, ils lui apportèrent les feuilles de bétel
parfumées aux cinq épices, préparées pour le roi usurpateur.
Quand Sīlava eut fini de les mastiquer, ils lui demandèrent ce qu’ils
pouvaient faire de plus. Il leur demanda de lui apporter l’épée qui
se trouvait à la tête de lit du roi usurpateur. Les gobelins la lui
apportèrent. Saisissant l’arme et tenant devant lui le corps du
défunt, Sīlava le frappa vigoureusement de sa lame en plein milieu
de la tête et le trancha en son centre, partageant ainsi le cadavre
en deux parts égales pour les gobelins. Puis il essuya son épée et la
ceignit à son côté.
Les gobelins, heureux et repus de chair humaine, lui
demandèrent :
–  Votre Majesté, y a-t-il autre chose que nous puissions faire
pour vous ?
Sīlava leur dit alors :
–  Ayez l’obligeance, grâce à vos pouvoirs magiques, de bien
vouloir déposer mes ministres dans leur chambre respective, et
moi-même dans celle du roi usurpateur, afin que nous passions
outre la surveillance des gardes.
– Très bien, Sire.
Et ils firent ainsi.
À ce moment-là, le roi usurpateur était allongé sur le lit royal,
dans la chambre somptueusement décorée. Profondément
endormi, il ne s’était aperçu de rien. Sīlava le Grand lui assena
alors un coup sur le ventre avec le plat de l’épée. L’usurpateur se
réveilla en sursaut, effrayé, et reconnut Sīlava le Grand à la
lumière de la lampe. Il sortit du lit, se redressa et demanda  :
«  Votre Majesté, comment est-ce possible  ? Comment êtes-vous
parvenu, cette nuit même, jusqu’à mon lit, entièrement paré et
armé d’une épée, dans cette chambre impénétrable entourée de
gardes, dont les portes sont fermées à double tour et constamment
surveillées ! »
Sīlava le Grand lui fit alors le récit des événements de la nuit.
Après l’avoir écouté, le roi usurpateur laissa parler son cœur plein
d’angoisse  : «  Moi, un être humain doué de raison, je n’ai pas su
reconnaître votre grandeur, alors que ces vils et monstrueux
gobelins, qui se nourrissent de chair et de sang, en ont été
capables. Votre Altesse, jamais plus je ne trahirai un être aussi
vertueux que vous ! »
Puis, après avoir prêté serment sur son épée et imploré le
pardon de Sīlava le Grand, il l’installa dans le lit royal et se coucha
par terre sur un petit tapis.
À l’aube, il fit battre les tambours royaux et réunit tous les
soldats, ministres, prêtres et laïcs, afin de leur révéler les vertus de
Sīlava le Grand, comme la pleine lune se révèle dans un ciel
nocturne et dégagé. Rétablissant le roi sur son trône devant toute
l’assemblée, il déclara  : «  À partir de ce jour, l’horreur de ma
trahison envers vous sera le fardeau de ma vie. Je vous suis
redevable à jamais  : régnez sur votre royaume sous la garde
constante du mien. » Puis après avoir condamné le fourbe ministre
pour trahison, il prit son armée et retourna en son royaume.
Ainsi, Sīlava le Grand, assis sur son trône doré, orné de pieds
de cerfs et paré de toute sa splendeur sous le parasol royal de soie,
contempla le fruit de ses mérites et se dit  : «  Toute cette bonne
fortune et le bénéfice de la vie sauve pour mes mille ministres ne
seraient certainement pas arrivés si je n’avais pas persévéré. Par le
pouvoir de la persévérance j’ai retrouvé ma gloire perdue et
préservé la vie à mes mille ministres  : ne jamais perdre espoir,
toujours il nous faut persévérer. Celui qui persévère sera couvert de
gloire. » Pensant ainsi, il prononça ces vers :

L’homme doit persévérer : le sage n’abandonne jamais ;


J’en suis moi-même la preuve  : ainsi je l’ai voulu, ainsi il
advint.

C’est en ces mots que le Bodhisatta exprima sa profonde


conviction. Par ces vers, il établit comment les hommes de grande
vertu obtiennent avec certitude les fruits de leur persévérance.
Agissant pour son bien et celui d’autrui, à la fin de sa vie, il reprit
naissance selon le fruit de ses actions.

1. Afin de développer leur pāramī de générosité, il était de coutume pour les rois de
l’Inde antique d’établir des lieux où l’aumône, offerte généralement sous forme de
nourriture et d’autres biens de première nécessité, était distribuée aux moines,
mendiants, pauvres et nécessiteux.
2. Loi ou sagesse universelle, telle qu’enseignée par un Bouddha.
3. En Inde, les défunts peuvent, dans certaines situations ou coutumes, être simplement
déposés à l’air libre dans un lieu dédié, où ils se désintègrent par l’action de la
putréfaction et des charognards qui s’en nourrissent.
Harita le Sage en proie au désir
sensuel

Haritaca Jātaka

Il y a fort longtemps, lorsque Brahmadatta régnait à Vārāṇasī,


le Bodhisatta prit naissance dans une famille brahmane fortunée
qui résidait dans la cité. À cause de la couleur dorée de sa peau, il
fut nommé Haritaca-kumāra, le Garçon à la couleur dorée.
Ayant atteint l’âge d’étudier, il se rendit à Takkasilā, puis
s’installa dans la vie en exerçant les arts qu’il avait appris. Au décès
de ses parents, il contempla les richesses dont il avait hérité  : «  Il
ne me reste plus que des biens matériels, ceux qui les ont générés
ne sont plus de ce monde. Je serai moi-même un jour réduit en
poussière par les mâchoires de la mort. »
Cette perspective le glaça d’effroi. Il décida de faire don de tous
ses biens, de faire vœu de renoncement au monde et de se rendre
dans l’Himalaya pour suivre une voie d’ascèse, dans la tradition
des sages ancestraux 1. Après une seule semaine de pratique de la
méditation, il avait déjà développé des facultés supranormales et
atteint des états méditatifs élevés 2.
S’étant nourri pendant longtemps de fruits et de racines trouvés
en forêt, il redescendit des montagnes afin de se procurer du sel et
des agrumes. C’est ainsi qu’il arriva à Vārāṇasī. Passant la nuit sur
les terres du roi, il se rendit le lendemain à la cité pour demander
l’aumône, et parvint ainsi à l’entrée du palais royal.
À la vue de ce moine, le roi fut saisi d’une joie immense. Il le fit
venir, le fit asseoir sur un palanquin abrité sous le parasol royal
blanc. Puis il lui fit apporter les mets les plus délicats et se réjouit
plus encore lorsqu’il entendit ses paroles d’appréciation. Il lui
demanda alors :
– Où allez-vous, ô moine ?
– Votre Majesté, je suis à la recherche d’un lieu approprié pour
effectuer ma retraite pendant la saison des pluies 3.
– Très bien, ô moine, répondit le roi.
Après qu’Harita eut fini son petit déjeuner, il lui demanda de
l’accompagner jusqu’au parc du palais. Là, il fit construire à son
intention un lieu d’ermitage approprié pour le jour et un autre
pour la nuit, et confia ensuite au gardien du parc la responsabilité
d’assister le moine. Puis il présenta ses hommages à ce dernier et
s’en alla. Le Grand Être prit demeure dans le parc, se rendant
régulièrement à la résidence du roi pour y prendre ses repas.
Douze années s’écoulèrent ainsi.
 
Un jour, alors que le roi devait partir pacifier une région
frontalière en révolte, il confia à la reine la responsabilité de
prendre soin du Grand Être. Il lui dit  : «  Ne néglige pas notre
source immense de mérite 4 », puis s’en alla. Et ce fut elle qui veilla
sur Harita.
Un soir, après avoir fait disposer le repas du moine et alors qu’il
tardait à venir, la reine décida de prendre un bain d’eau parfumée
et de s’habiller de vêtements soyeux et délicats. Puis elle ouvrit
grand la fenêtre et s’allongea sur le divan, laissant la brise balayer
son corps. À ce moment-là, le Grand Être, bol à aumône en main
et vêtu de sa robe en tissu d’écorce, arriva en volant à travers les
airs. En entendant le bruissement de sa robe de moine lorsqu’il
traversa la fenêtre grande ouverte, la reine se leva brusquement.
Ses vêtements glissèrent sur sa peau parfumée et tombèrent dans
un frémissement, révélant toute la beauté féminine de son corps
nu. Cette vision frappa le Grand Être aux tréfonds de son cœur.
C’est alors que la trace de désirs avides, profondément enfouis en
lui et contenus pendant un nombre incommensurable d’années,
émergea tel un serpent endormi au fond d’un panier, qui se
réveillerait et dresserait la tête. Son intense concentration
méditative 5 disparut sur-le-champ. Incapable de rassembler ses
esprits et de se maîtriser, il s’approcha de la reine et la prit par la
main. Ils tirèrent un rideau et il se laissa aller avec elle aux plaisirs
de ce monde. Puis le Grand Être prit son repas, et retourna dans le
parc royal. Alors, chaque jour, il refit de même.
 
La nouvelle que l’ascète Harita s’adonnait avec la reine aux
plaisirs sensuels se répandit rapidement dans toute la cité. Les
ministres décidèrent d’envoyer un message au roi pour l’en
informer. Mais celui-ci ne put le croire, il pensa qu’il s’agissait d’une
médisance pour retourner Harita contre lui. Ayant restauré la paix
dans la région frontalière, il revint à Vārāṇasī. Puis, après avoir
effectué une marche solennelle autour de la cité, il rendit visite à la
reine et lui demanda :
– Est-il vrai que mon maître, l’ascète Harita, s’est laissé aller aux
plaisirs du monde avec vous ?
– Oui, Monseigneur, répondit-elle.
Mais le roi n’y croyait toujours pas. Il se dirigea donc vers le
parc du palais pour interroger directement son maître Harita.
Après lui avoir présenté ses hommages, il s’assit à son côté et
prononça ce vers :

Voici ce que j’ai entendu, ô Grand Sage  : Harita se livre


aux plaisirs sensuels.
Cette affirmation n’est-elle pas fausse  ? Votre conduite
n’est-elle pas irréprochable ?

Harita réfléchit : « Bien que le roi me croirait certainement si je


lui affirmais le contraire, en ce monde il n’existe pas de fondation
plus certaine que la vérité. Ceux qui ont renié la vérité sont
incapables de s’asseoir au pied de l’arbre de la Bodhi et d’atteindre
l’Illumination. Je ne dois dire que la vérité. »
Il arrive en certaines occasions que le Bodhisatta se laisse aller 6
à tuer, voler, avoir une conduite sexuelle inconvenante, consommer
des substances et des boissons enivrantes. Cependant, formuler des
mensonges dans le but de tromper et de nuire à autrui ne lui arrive
jamais. Ainsi, n’affirmant que la vérité, il prononça ce second vers :

Il en est ainsi, ô Grand Roi, tel que vous l’avez entendu.


J’ai emprunté un chemin néfaste, perdant mon esprit
dans la distraction des plaisirs sensuels.

À ces mots, le roi répondit par ce troisième vers :

Votre sagesse si perspicace à discerner le bon, de quel


usage est-elle
Si votre esprit n’a pu s’en servir pour écarter le désir
naissant ?

Afin de faire comprendre au roi la puissance des entraves


mentales à la perception de la vérité, Harita énonça alors ce
quatrième vers :

Quatre choses, ô Grand Roi, ont une force immense, sont


puissantes dans le monde des hommes :
L’avidité, l’aversion, l’orgueil et l’illusion. Parmi elles, la
sagesse ne peut s’établir.

Le roi répliqua :

Un être noble, accompli en vertu, d’une conduite


irréprochable, Harita ;
Un homme de sagesse et d’intelligence  : nous pensions
que vous étiez tout cela.

Harita l’écouta puis répondit par ce sixième vers :

Des pensées impropres, ô Roi, à l’égard de belles choses,


se mêlant à l’avidité,
Sont nuisibles même pour un homme intelligent et un
sage dévoué aux principes de la vertu.

Afin d’inciter Harita à se défaire de ce désir passionnel, le roi


énonça ce septième vers :
Cette avidité qui est apparue en vous et qui entache la
beauté de votre noble cœur, rejetez-la !
Vous avez été considéré comme un sage par des
multitudes. Puissiez-vous être heureux.

C’est alors que le Grand Être, retrouvant dans son esprit la


faculté de conscience attentive et percevant la souffrance inhérente
aux plaisirs sensuels, dit :

Ces plaisirs sensuels qui rendent aveugles, dont le poison


est puissant et engendre de multiples souffrances,
Je trouverai leurs racines. J’éliminerai l’avidité et
l’attachement à l’avidité.

Puis il demanda au roi la permission de partir.


De retour dans son ermitage du parc du palais, il observa son
objet de méditation 7 et retrouva l’état de concentration méditative
élevé qu’il avait perdu. Assis en tailleur dans les airs, il vola ensuite
jusqu’au roi et lui dit : « Ô Grand Roi, en demeurant dans un lieu
inapproprié j’ai attiré sur moi, à la vue de tous, les foudres de
l’opprobre. Cultivez vous-même la conscience et la vigilance. Pour
moi, je retourne auprès des arbres de la forêt, dans la solitude du
célibat. »
Tandis que le roi l’implorait de rester, Harita repartit pour
l’Himalaya. Plus jamais il ne laissa faiblir sa concentration
méditative. À sa mort, il reprit naissance dans le plan d’existence
brahmanique 8.
1. Celui qui décide de suivre cette tradition spirituelle millénaire fait tout d’abord vœu de
renoncement au monde. Il se sépare de tous ses biens matériels et quitte sa situation
de laïc afin de se dédier entièrement à la quête spirituelle en tant que moine. Il vit
alors de l’aumône offerte par les hommes ou de cueillette dans la nature sauvage.
2. Avant de devenir un Bouddha, les états et facultés obtenus par le Bodhisatta grâce à
des techniques de méditation ne peuvent lui permettre d’atteindre la libération et ne
purifient l’esprit que de façon superficielle, bien qu’il s’agisse de niveaux de
concentration très élevés. Une des facultés supranormales dont il est ici question est
de voler.
3. C ’est une tradition ancestrale, également suivie par le Bouddha, d’effectuer une
retraite de méditation pendant la saison des pluies, peu propice aux déplacements.
4. Traditionnellement, il est considéré que prendre soin d’un ascète, en subvenant à ses
besoins de nourriture et de première nécessité, est une action méritoire qui porte ses
fruits ici et maintenant, ainsi que dans le futur. C ’est une des façons de développer la
pāramī de générosité.
5. Désigné par le terme jhāna en pāli, qui signifie un état où l’esprit est absorbé par
l’objet de sa contemplation méditative. Le Bouddha avait répertorié huit jhāna,
correspondant chacun à un état croissant de concentration. Chaque jhāna met l’être
qui en fait l’expérience en relation avec l’une des sphères célestes du monde matériel
subtil (rupa-loka) ou immatériel (arupa-loka) pour les quatre jhāna les plus élevés.
6. Il est ici fait référence aux cinq préceptes d’une vie éthique enseignés par le Bouddha.
Suivre ces préceptes constitue le développement de la pāramī de sīla, la «  conduite
éthique ».
7. Dans le cas de pratiques de méditation qui développent la concentration, il est courant
d’utiliser un objet tel qu’un disque en terre, qui, à force d’observation, devient une
image mentale sur laquelle l’esprit se concentre.
8. Un des plans d’existence céleste où les êtres génèrent une immense compassion et
demeurent dans la béatitude pendant un très long cycle d’existence, qui n’est
cependant pas éternel.
Le courage du Sage Petit Archer

Bhīmasena Jātaka

Il était une fois, à l’époque où Brahmadatta régnait à Bénarès,


le Bodhisatta qui naquit au sein d’une famille brahmane dans une
ville commerciale du Nord du pays. Lorsqu’il fut en âge d’étudier, il
partit à Takkasilā afin d’acquérir un savoir auprès d’un enseignant
de grande renommée. Ayant parfait son éducation, tout
particulièrement dans le maniement de l’arc, il fut connu sous le
nom de Sage Petit Archer. Il quitta alors Takkasilā et se rendit dans
le pays d’Andhra, cherchant à mettre en pratique ses compétences.
Il se trouvait que, dans cette existence, le Bodhisatta avait
l’apparence d’un nain quelque peu difforme. Il se fit un jour la
réflexion suivante  : «  Si je me présente devant le roi pour lui
proposer mes services, il est certain qu’il se demandera en quoi un
nain pourrait lui être utile. Il faudrait que je trouve un homme de
paille qui soit de haute stature et que je gagne ma vie à l’ombre de
son physique imposant. »
Il se rendit alors dans le quartier des tisserands, et repéra un
homme immense du nom de Bhīmasena. Il le salua et lui
demanda :
–  Comment se fait-il qu’un homme aussi imposant que toi en
soit réduit à exercer un tel métier ?
–  C’est parce que je n’ai rien trouvé de mieux pour gagner ma
vie, lui répondit l’homme.
– Le tissage est fini pour toi, mon ami. Sur tout le continent, il
n’existe pas de meilleur archer que moi, mais les rois me
dénigreront car je suis un nain. C’est pourquoi toi, mon ami, tu
dois vanter tes qualités d’archer. Ainsi le roi te prendra à son
service et fera appel à toi régulièrement. Quant à moi, je serai
derrière toi pour accomplir les ordres qui te seront donnés et
gagnerai ainsi ma vie dans ton ombre. De cette façon, nous allons
tous deux croître et prospérer. Il te suffira de suivre mes
instructions.
– Eh bien, c’est d’accord ! dit l’autre.
C’est ainsi que le Bodhisatta emmena le tisserand avec lui à
Bénarès, se faisant passer pour son petit serviteur et il ne manquait
jamais de mettre en avant les aptitudes d’archer de son
compagnon. Une fois arrivés aux portes du palais, il demanda à
Bhīmasena de se faire annoncer au roi. Admis tous deux à se
présenter devant lui, ils entrèrent et s’inclinèrent.
– Qu’est-ce qui vous amène ici ? demanda le souverain.
– Sire, je suis un archer exceptionnel, dit Bhīmasena, il n’y a pas
de meilleur archer que moi sur tout le continent.
– Combien veux-tu pour entrer à mon service ?
– Mille pièces par jour, Sire.
– Qui est cet homme avec toi ?
– C’est mon petit serviteur, Sire.
– Très bien, je te prends à mon service.
Et Bhīmasena entra au service du roi, mais c’était le Bodhisatta
qui accomplissait tout son travail.
 
Un beau jour, un tigre, qui avait pris goût à la chair humaine,
s’attaqua aux voyageurs qui traversaient la forêt de Kasi par une
route très fréquentée. Il fit de nombreuses victimes. Lorsque le roi
apprit la nouvelle, il fit venir Bhīmasena et lui demanda s’il pouvait
mettre cet animal féroce hors d’état de nuire.
–  Comment pourrais-je m’appeler archer, Sire, si je n’étais pas
capable de tuer un tigre ? répondit Bhīmasena.
Le roi le paya généreusement et l’envoya accomplir son devoir.
Bhīmasena vint en avertir le Bodhisatta.
– Très bien, dit ce dernier, tu vas y aller, mon ami.
– Comment ça, tu ne m’accompagnes pas ?
– Non, je n’irai pas, mais je vais te donner des instructions.
– Dis-moi, je t’écoute.
–  Tout d’abord, ne sois pas imprudent, n’approche pas seul
l’abri du tigre. Commence plutôt par rassembler mille ou deux
mille paysans armés d’arcs afin de l’encercler. Lorsque tu auras
constaté que le tigre les a repérés et s’est déplacé à leur approche,
jette-toi dans un bosquet et mets-toi à plat ventre. Les paysans
s’attaqueront eux-mêmes au tigre. Une fois qu’il sera bien mort,
attrape une liane et approche-toi de la dépouille en la traînant
derrière toi, bien visiblement. Quand tu verras le tigre sans vie,
mets-toi à hurler : « Qui a tué le tigre ? Je devais le conduire vivant
au roi, attaché à cette liane.  » À ce moment-là, les paysans
prendront peur et te soudoieront fortement pour que tu ne les
dénonces pas, et la mort du tigre te sera attribuée. Et tu verras, le
roi te donnera beaucoup d’argent.
– Très bien, dit Bhīmasena, et il partit.
Bhīmasena tua le tigre exactement comme le Bodhisatta le lui
avait indiqué.
Ayant ainsi rendu la route sûre pour les voyageurs, il revint à
Bénarès suivi d’une foule heureuse et soulagée que le danger ait
été écarté et il annonça au roi : « J’ai tué le tigre, Sire. La forêt est
de nouveau sûre. » Très satisfait, le roi le couvrit de présents.
 
Quelque temps après, la nouvelle parvint au palais qu’un buffle
sauvage parcourait une autre route du pays. Plus personne n’osait
l’emprunter de peur de se faire attaquer. Le roi envoya Bhīmasena
tuer l’animal. Appliquant à nouveau les instructions du Bodhisatta,
Bhīmasena tua le buffle selon le même stratagème que pour le
tigre, et le roi lui offrit encore beaucoup d’argent.
Bhīmasena était désormais un puissant seigneur. Grisé par
toutes les largesses que lui avait accordées le roi, il se mit à traiter
le Bodhisatta avec condescendance et refusa de suivre ses conseils.
« Je peux bien mener mes affaires tout seul. Crois-tu en être le seul
capable ? » lui disait-il. Et bien d’autres paroles ingrates encore.
 
Quelques jours plus tard, le monarque d’une contrée ennemie
marcha sur Bénarès et assiégea la ville. Il fit porter le message
suivant au roi de Bénarès  : «  Roi, je te somme de renoncer au
royaume ou de livrer bataille. » Cette fois encore, le roi eut recours
à Bhīmasena.
Bhīmasena fut armé et revêtu d’une armure de la tête aux
pieds, puis monté sur un éléphant de combat, lui aussi entièrement
protégé par une armure. Le Bodhisatta, qui craignait sérieusement
pour la vie de Bhīmasena, s’arma à son tour et s’assit modestement
derrière lui.
L’éléphant passa les portes de la cité, entouré de l’armée royale,
et arriva sur le front de la bataille. Au premier son du tambour de
guerre, Bhīmasena fut saisi d’une peur incontrôlable. «  Si tu
tombes maintenant, tu seras tué  », lui dit le Bodhisatta, et il
l’attacha à l’éléphant avec une corde qu’il noua fermement. Mais la
vue du champ de bataille se révéla insoutenable pour Bhīmasena
et la peur de la mort fut telle qu’il déféqua sur le dos de sa
monture. «  Eh bien  ! remarqua ironiquement le Bodhisatta, le
présent n’est pas en accord avec le passé. Hier, tu prétendais être
un guerrier et, aujourd’hui, tes prouesses se résument à faire tes
besoins sur le dos de ton éléphant ! » Il prononça alors ces vers :

Fier de tes prouesses, vantant fort tes mérites ;


Tu jurais auparavant de vaincre l’ennemi,
Mais face à son armée, tu n’as pas même réussi à vaincre
tes émotions.

Puis cessant ses sarcasmes, il lui dit  : «  Mais n’aie pas peur,
ami  ! Ne suis-je pas là pour te protéger  ?  » Il fit descendre
Bhīmasena de l’éléphant, lui conseilla de se laver et le renvoya au
palais.
«  À présent, je dois combattre et revenir glorieux  !  » dit le
Bodhisatta. Et en lançant un cri de guerre, il se jeta corps et âme
dans la bataille. Il pénétra avec fracas le camp adverse et lutta
avec la force et le courage d’un lion contre leur armée. Le
Bodhisatta, dans un combat acharné, parvint à atteindre le roi
ennemi et à le capturer vivant. Puis, après s’être défait des
guerriers à ses trousses, il s’en retourna victorieux à Bénarès afin de
livrer son prisonnier au roi Brahmadatta.
Immensément réjoui et impressionné par sa maîtrise, le roi le
couvrit d’honneurs.
Depuis ce jour, l’Inde tout entière résonne du nom célèbre du
Sage Petit Archer. Quant à Bhīmasena, le Bodhisatta fut généreux
avec lui et le renvoya dans sa famille.
Après cela, le Grand Être accomplit la charité et d’autres
bonnes actions avec ferveur, puis, à la fin de sa vie, il reprit
naissance selon le fruit de ses actions.
Le chien qui enseigna
au roi à rendre justice

Kukkura Jātaka

Il était une fois, alors que le roi Brahmadatta régnait à Bénarès,


le Bodhisatta qui, en conséquence d’actions passées, vint à la vie
sous la forme d’un chien. Il vivait dans un grand cimetière, et il
était le chef d’une meute de plusieurs centaines d’individus.
Un jour, le roi partit en promenade dans son carrosse doré, tiré
par des chevaux blancs comme du lait. Il se divertit toute la
journée dans le parc royal, et ne revint au palais qu’à la nuit
tombée. Cependant ses serviteurs oublièrent de rentrer le carrosse
et son attelage, qui restèrent dans la cour toute la nuit. Ainsi,
lorsqu’il se mit à pleuvoir, l’équipement tout entier fut trempé. C’est
alors que les chiens du roi, attirés par l’odeur du cuir mouillé,
sortirent du palais et déchiquetèrent de toutes parts le harnais et
les sangles.
Le lendemain, les serviteurs du roi, pensant que c’était des
chiens venus de l’extérieur qui avaient commis ce méfait, vinrent
trouver le roi pour l’en informer  : «  Sire, des chiens ont pénétré
dans la cour en passant par les bouches d’égout et ont mangé le
harnais et les sangles de l’attelage de Sa Majesté. » Furieux contre
les chiens, le roi ordonna  : «  Tuez tous les chiens que vous
trouverez ! »
C’est alors que débuta un immense massacre. Les pauvres
créatures étaient mises à mort partout où elles allaient. Les
survivants se rendirent donc au cimetière pour demander de l’aide
au Bodhisatta.
–  Pourquoi êtes-vous rassemblés ici en si grand nombre  ?
interrogea-t-il.
–  Le roi est tellement furieux d’avoir appris que des chiens ont
mangé le harnais et les sangles de son attelage, qu’il a donné
l’ordre de tuer tous les chiens, répondirent-ils. Partout, nous
sommes massacrés. Un grand malheur s’est abattu sur nous.
Le Bodhisatta réfléchit  : «  Aucun chien étranger au palais ne
peut pénétrer dans un lieu aussi bien gardé. Seuls les chiens de
race du roi ont pu pénétrer dans la cour et abîmer l’attelage. Les
véritables coupables sont laissés en paix alors que les innocents
sont mis à mort. Et si je dévoilais les coupables au roi afin de
sauver la vie de mes semblables ? »
Il rassura les siens en leur disant :
–  N’ayez crainte, je vais vous sauver. Attendez-moi ici, je vais
parler au roi.
Puis, guidé par des pensées d’amour fraternel et en se
remémorant les dix pāramī, il se rendit jusqu’à la cité. Il se dit
intérieurement : « Que personne ne lève la main pour me jeter une
pierre ou un bâton  !  » En conséquence, lorsqu’il apparut aux
portes du palais, personne ne se mit en colère contre lui ni ne le
chassa.
Entre-temps, le roi avait pris place dans la salle où il rendait la
justice. Le Bodhisatta se dirigea vers la salle, mais lorsqu’il se
trouva face au roi, il fut pris d’une peur incontrôlable et se réfugia
sous son trône. Les serviteurs tentèrent de l’y déloger, mais le roi
les retint.
Ayant retrouvé un peu de courage, le Bodhisatta quitta sa
cache. Puis, se tenant face au roi, il s’inclina et demanda :
–  Est-ce vous, Sire, qui avez ordonné que les chiens soient
massacrés ?
– Oui, c’est moi, répondit le roi.
– Quel est leur crime, Roi des hommes ?
– Ils ont mangé le cuir et les sangles de mon attelage.
–  Connaissez-vous véritablement les chiens qui ont réalisé ces
méfaits ?
– Non, je ne les connais pas.
– Mais, Votre Majesté ! Si vous ne connaissez pas avec certitude
les vrais coupables, il n’est pas juste d’ordonner que tous les chiens
soient condamnés.
– C’est parce que des chiens ont mangé le cuir de mon attelage
que j’ai ordonné qu’ils soient tous tués.
–  Vos serviteurs tuent-ils tous les chiens sans exception ou bien
certains sont-ils épargnés ?
– Certains sont épargnés : les chiens de race qui demeurent en
mon palais.
–  Sire, un instant auparavant vous affirmiez avoir ordonné le
massacre de tous les chiens où qu’ils se trouvent  ; à présent vous
dites que les chiens de race qui demeurent en votre palais
échappent à la mort. Ainsi vous vous laissez aller aux quatre
sentiments néfastes que sont la partialité, l’aversion, l’ignorance et
la peur. Une telle attitude est impropre et indigne d’un roi.
Quand ils rendent la justice, les rois devraient être impartiaux
comme une balance de pesée. Si les chiens royaux sont épargnés
alors que les chiens communs sont tués, il ne s’agit pas d’une
condamnation impartiale, mais du massacre des chiens communs.
Puis, d’une voix douce et pénétrante, le Bodhisatta ajouta :
– Sire, ce n’est pas la justice que vous rendez.
Et il enseigna au roi la sagesse par ces vers :

Dans le palais royal, les chiens de race pure,


Si forts et beaux à voir, sont épargnés.
Nous seuls sommes condamnés à mourir,
Il n’y a là nulle justice impartiale,
Mais un massacre de chiens communs qui est ordonné.

Le roi écouta les paroles du Bodhisatta, puis demanda :


–  Toi qui es si perspicace, sais-tu qui a mangé le cuir de mon
attelage ?
– Oui, Sire.
– Qui est-ce ?
– Les chiens de race qui vivent en votre palais.
– Comment peux-tu en être si sûr ?
– Je vais vous le prouver.
– Fais-le, Sage.
–  Envoyez chercher vos chiens et faites amener du petit-lait et
de l’herbe de kusa 1.
Le roi suivit les instructions du Bodhisatta, qui demanda
encore :
–  Que l’herbe soit mélangée au petit-lait et que vos chiens le
boivent.
Le roi donna le breuvage aux bêtes. Aussitôt, les chiens se
mirent à vomir, et tous recrachèrent des morceaux de cuir.
–  Incroyable  ! C’est comme si un parfait Bouddha avait rendu
justice ! s’exclama le roi, rempli de joie.
Reconnaissant les qualités du Bodhisatta supérieures aux
siennes, il lui offrit son parasol blanc, symbole de sa souveraineté.
Le Bodhisatta enseigna alors au roi ses devoirs et les cinq
préceptes de moralité, l’exhortant à s’y tenir fermement. Puis il lui
rendit le parasol.
Après avoir entendu les paroles du Bodhisatta, le roi ordonna
que toutes les créatures vivantes soient protégées. À partir de ce
jour, il fit donner à tous les chiens sans exception la même
nourriture que celle qu’il mangeait lui-même. Puis, conformément
aux instructions du Bodhisatta, il se consacra aux œuvres de
charité et à d’autres bonnes actions. C’est ainsi qu’à la fin de sa vie
il reprit naissance dans le plan d’existence céleste des devas.
« L’enseignement du chien » fut appliqué pendant près de dix mille
ans. Le Bodhisatta vécut quant à lui jusqu’à un âge avancé et, à la
fin de sa vie, il reprit naissance selon le fruit de ses actions.

1. Plante indienne utilisée comme herbe médicinale, comme fourrage pour le bétail et
lors de certains rituels.
Le sacrifice du destrier du roi

Bhojājānīya Jātaka

Il était une fois, lorsque Brahmadatta régnait à Bénarès, le


Bodhisatta qui menait l’existence d’un cheval pur-sang. En tant que
destrier du roi, il était l’objet de tous les honneurs et de toutes les
attentions. Il était nourri d’un riz exquis de trois ans d’âge, qui lui
était servi dans un bol en or de grande valeur. Le sol de son étable
était parfumé de quatre parfums différents. L’étable elle-même était
entourée de rideaux pourpres et au-dessus de sa tête était
suspendue une canopée sertie d’étoiles d’or. Des guirlandes de
fleurs odorantes ornaient les murs et une lampe à huile était
maintenue allumée en permanence.
Or, tous les rois des royaumes alentour convoitaient celui de
Bénarès. Un jour, sept d’entre eux décidèrent de s’unir et
assiégèrent la cité. Ils adressèrent la missive suivante à
Brahmadatta  : «  Livrez-nous votre royaume ou bien livrez
bataille. »
Le roi de Bénarès réunit ses ministres afin de leur demander
conseil. Ceux-ci lui répondirent  : «  Sire, pour l’heure, vous ne
devriez pas vous engager vous-même dans la bataille. Dans un
premier temps, envoyez plutôt l’un de vos chevaliers réputés pour
conduire votre armée et combattre l’ennemi. S’il échoue, nous
verrons quelle décision prendre. »
Le roi fit donc venir un chevalier réputé. Il lui demanda :
– Noble chevalier, pouvez-vous combattre ces sept rois ?
–  Confiez-moi votre noble destrier et je pourrai combattre non
seulement les sept rois mais tous les rois de l’Inde, répondit
l’homme.
– Chevalier, prenez mon destrier, ou tout autre cheval qu’il vous
plaira, et livrez bataille, déclara alors le roi.
– Très bien, mon souverain, répondit-il.
Et après s’être incliné devant le roi, il rejoignit la cour du palais.
Là, il fit préparer le destrier avec sa cotte de mailles, revêtit lui-
même son armure et prit son épée. Ainsi monté sur le noble étalon,
il passa les portes de la cité suivi de l’armée royale et, à peine face
aux assiégeants, lança une charge rapide comme l’éclair qui lui
permit de prendre le campement du premier roi. Le chevalier fit ce
dernier prisonnier et le confia à ses soldats. Puis il retourna sur le
champ de bataille et prit le campement du deuxième roi, qu’il fit
prisonnier, puis celui du troisième roi, qu’il prit également, et ainsi
de suite jusqu’au cinquième. Après avoir pris le sixième campement
et fait prisonnier le sixième roi, son destrier fut blessé. Le sang
coulait à flots et sa blessure faisait terriblement souffrir le noble
animal. Le chevalier le fit s’allonger près des portes du palais,
desserra sa cotte de mailles et demanda qu’un autre cheval soit
préparé pour le combat. Le Bodhisatta, allongé au sol sur le flanc,
ouvrit les yeux et comprit ce que le chevalier était en train de faire.
«  Mon cavalier, pensa-t-il, est en train d’équiper un autre
cheval. Celui-ci sera incapable de renverser le campement du
septième roi. Il va perdre tout ce que j’ai pu accomplir. Ce preux
chevalier sera tué et notre roi tombera aux mains de l’ennemi. Moi
seul, et nul autre cheval, peux capturer le septième roi. »
Allongé au sol, le Bodhisatta dit alors au chevalier  : «  Noble
chevalier, nul autre cheval que moi ne peut prendre le septième
campement et capturer son roi. Je ne te laisserai pas perdre ce que
j’ai déjà accompli. Fais-moi remettre sur pied et équiper à nouveau
de mon armure. » Et il prononça les vers suivants :

Bien que couché à terre, blessé par une flèche,


Je suis le seul à pouvoir accomplir cette mission,
Alors, ô chevalier !
Ne revêts l’armure sur nul autre que moi.

Le chevalier l’écouta en silence, profondément touché par ses


paroles. Bien que réticent à l’envoyer de nouveau sur le champ de
bataille, il fit redresser le Bodhisatta, banda sa blessure et l’équipa
pour le combat. Monté sur le noble destrier, le chevalier parvint à
faire tomber le campement du septième roi qu’il captura vivant et
confia à la garde de ses soldats.
Le Bodhisatta fut amené aux portes du palais et le roi vint à sa
rencontre. C’est alors que le Grand Être lui dit : « Ô Grand Roi, ne
condamnez pas à mort ces sept rois, faites-leur prêter serment
d’allégeance et laissez-les partir. Que tous les honneurs qui nous
sont dus, au chevalier et à moi-même, ne soient rendus qu’à lui,
car un soldat qui a, comme lui, capturé sept rois mérite d’être
dignement célébré. Quant à vous, pratiquez la charité, respectez
les préceptes de moralité et dirigez votre royaume avec concorde et
justice. »
Après que le Bodhisatta eut fini d’exhorter le roi, il s’effondra au
sol. On eut à peine le temps de lui enlever sa cotte de mailles qu’il
mourut de ses blessures.
Le roi le fit respectueusement incinérer et rendit les plus grands
honneurs au chevalier. Puis, après avoir fait prêter serment à
chacun des sept rois qu’ils ne lui livreraient plus jamais bataille, il
les renvoya dans leurs royaumes respectifs.
Dès lors, le roi régna avec concorde et justice. Puis à la fin de sa
vie, il reprit naissance dans une nouvelle existence selon le fruit de
ses actions.
L’ascète qui maîtrisa sa colère
naissante

Culla-Bodhi Jātaka

Il était une fois, lorsque Brahmadatta était roi de Bénarès, dans


une ville du nom de Kāsi, un riche brahmane qui possédait une
immense fortune, mais qui n’avait pas d’enfant. Sa femme désirait
ardemment avoir un fils. Le Bodhisatta descendit alors du monde
de Brahma et fut conçu dans le sein de cette femme. Le jour de la
cérémonie d’attribution d’un nom, il fut appelé Bodhi-Kumāra  : le
Jeune Sage.
Lorsqu’il fut en âge d’apprendre, il partit pour Takkasilā où il
étudia assidûment les sciences. De retour chez lui, ses parents le
marièrent, contre son gré, à une jeune fille de même rang social.
Elle était également descendue du monde de Brahma et elle était
d’une beauté incomparable, telle une nymphe céleste.
Les jeunes gens furent donc mariés alors qu’aucun ne le
désirait.
Leur pureté était telle que jamais ils ne s’étaient laissés aller
aux plaisirs de la chair, pas même dans leur sommeil. Ils n’avaient
jamais eu l’un pour l’autre ne serait-ce qu’un regard de convoitise.
Quelques années plus tard, alors que ses parents étaient tous
deux décédés et qu’il avait accompli les cérémonies funéraires, le
Grand Être s’adressa à sa femme et lui tint les propos suivants :
–  À présent, chère épouse, prends toute notre fortune et vis
heureuse.
– Je n’en ferai rien, noble époux, garde-la pour toi, répondit sa
femme.
– Je n’ai que faire des richesses matérielles, insista le Bodhisatta.
J’ai décidé de rejoindre l’Himalaya et d’y mener une vie d’ermite
dans un refuge.
–  Eh bien, Noble Être, la vie ascétique est-elle réservée aux
hommes ?
– Non, elle est ouverte aux femmes également.
–  Alors je ne prendrai pas ce que tu rejettes, car je ne suis pas
plus intéressée que toi par les biens matériels. Je vivrai moi aussi
comme un ermite, déclara l’épouse.
– Très bien, conclut le Bodhisatta.
Tous deux firent l’aumône de leurs biens jusqu’à ce qu’ils n’aient
plus rien. Puis, après avoir fait vœu de renoncement au monde, ils
partirent pour l’Himalaya afin d’y trouver un endroit propice à
l’ascèse et y établir un ermitage. Ils demeurèrent là pendant plus
de dix ans, vivant des fruits sauvages qu’ils ramassaient. Même s’ils
connurent tout au long de ces années le bonheur de la vie
spirituelle, ils ne parvinrent cependant pas à atteindre un état
élevé de concentration méditative. Ils quittèrent alors l’Himalaya
pour parcourir le pays à la recherche de sel et d’épices et
arrivèrent ainsi à Bénarès, où ils s’établirent dans le parc royal,
passant leur temps dans la béatitude de l’ascèse.
Un jour, alors que le gardien du parc arrivait les mains chargées
de présents pour le roi, celui-ci annonça  : «  Nous allons tenir des
festivités dans mon parc. Faites-le préparer ! » Le parc fut nettoyé
et somptueusement décoré. Quand tout fut prêt, accompagné de
toute sa cour, le roi entra dans les jardins et aperçut les ermites.
Ses yeux furent aussitôt captés par le visage de cette femme à la
sublime beauté, telle celle d’une nymphe céleste. Il en tomba
immédiatement amoureux. Tremblant de désir, il interrogea
l’ascète sur sa relation avec elle. «  Ô roi, il n’y a aucun lien entre
nous, répondit le Bodhisatta. Elle était mon épouse lorsque je
vivais dans le monde, et aujourd’hui, elle partage simplement ma
vie d’ascèse. »
À ces mots, le roi pensa  : «  Il prétend qu’il n’y a aucun lien
entre eux, bien qu’elle ait été son épouse dans sa vie mondaine. Et
si je la prenais en usant de mon royal pouvoir, que ferait-il ? »
Il se rapprocha des ascètes et leur adressa les vers suivants :

Que ferais-tu, brahmane, si l’on venait à enlever cet être


cher,
Cette femme aux yeux sublimes et au sourire doux et
radieux ?

Le Grand Être dit calmement :

Si ma colère venait à se réveiller, elle ne me quitterait


plus,
Pendant toute la durée de mon existence.
Comme la pluie abondante fait retomber la poussière,
Il me faut rapidement la maîtriser tandis qu’elle est
encore naissante.
C’est ainsi que le Grand Être fit entendre sa réponse, puissante
comme le rugissement du lion. Mais le roi, aveuglé par ses
sentiments, était incapable de contrôler son cœur épris. Emporté
par son désir, il ordonna à l’un de ses serviteurs de conduire la
belle ascète au palais. Celle-ci criait et protestait contre ce monde
sans foi ni loi, mais le serviteur la saisit fermement par les bras et
exécuta l’ordre royal, imperturbable devant sa révolte. Le
Bodhisatta, quant à lui, posa un regard sur la scène, puis se
détourna sans laisser paraître le moindre sentiment. Pleurant et se
lamentant, la jeune femme fut emmenée de force.
Le roi de Bénarès quitta aussitôt le parc pour la rejoindre au
palais. Il la fit venir près de lui et lui manifesta tous les honneurs
dus à un hôte royal. Mais la belle ascète n’avait que faire de tous
ces honneurs sans valeur, et vanta les mérites de la vie solitaire.
Lorsque le roi comprit qu’il ne parviendrait pas à la faire changer
d’état d’esprit, il ordonna qu’on l’installe dans une chambre, puis
se mit à réfléchir  : «  Voici une ascète qui n’a que faire de tous les
honneurs que je lui offre et un ermite qui n’a pas exprimé la
moindre colère à mon égard quand je lui ai enlevé cette femme à
la beauté incomparable. Profonde est la perfidie de ces ermites qui
ont renoncé au monde. Nul doute qu’ils fomentent un complot
pour me nuire. Je vais retourner auprès de l’homme pour découvrir
ce qu’il manigance. »
Et, incapable de rester en place, le roi retourna dans le parc.
Le Bodhisatta était occupé à repriser sa robe. Le roi s’approcha
de lui à pas feutrés. Sans même lui adresser un regard, l’ascète
poursuivait son ouvrage. «  Cet homme, pensa le roi, ne veut pas
me parler parce qu’il est en colère contre moi. Cet ermite n’est
qu’un imposteur. Il commence par déclarer  : “Je ne laisserai pas
monter la colère, et si elle monte, je l’étoufferai pendant qu’elle est
encore naissante”, et le voilà à présent si obstiné dans la colère
qu’il ne veut même pas me parler ! »
Convaincu de la justesse de son interprétation, il lui lança alors
les vers suivants :

Il y a peu de temps encore, vous vous vantiez de votre


force.
À présent vous demeurez obstiné en silence, assis en train
de coudre.

Lorsque le Grand Être entendit ces paroles, il comprit que le roi


le croyait silencieux car sous l’emprise de la colère. Afin de lui faire
comprendre qu’il n’en était rien, il prononça ces mots :

Si ma colère s’était réveillée, elle ne m’aurait pas quitté


Pendant toute la durée de mon existence.
Comme la pluie abondante qui fait retomber la poussière,
Je l’ai maîtrisée pendant qu’elle était encore naissante.

Le roi, se demandant s’il parlait vraiment de la colère ou s’il


s’agissait d’autre chose, l’interrogea :

Qu’est-ce qui ne vous aurait pas quitté,


Pendant toute la durée de votre existence ?
Comme la pluie abondante qui fait retomber la poussière,
Qu’avez-vous maîtrisé pendant qu’il était encore
naissant ?

L’autre lui répondit : « Ô Grand Roi, la colère apporte son lot de
misère et mène à la ruine. Elle est tout juste apparue en moi, mais
en cultivant des pensées de bienveillance, je l’ai éteinte. »
Puis il prononça les vers suivants afin d’éclairer le souverain sur
les misères de la colère :

Lorsqu’elle apparaît, elle rend aveugle ;


Lorsqu’elle n’apparaît pas, on perçoit clairement.
Elle est apparue en moi,
Mais n’a pas eu libre cours, la colère dont la racine est
l’ignorance.
Celle-là même qui comble de satisfaction vos ennemis,
Ceux qui veulent vous voir souffrir.
Elle est apparue en moi,
Mais n’a pas eu libre cours, la colère dont la racine est
l’ignorance.
Celle qui, lorsqu’elle apparaît,
Ne nous permet pas de percevoir notre intérêt profond.
Elle est apparue en moi,
Mais n’a pas eu libre cours, la colère dont la racine est
l’ignorance.
Lorsqu’elle nous domine,
Nous sommes poussés à abandonner toute conduite juste
Et à détruire tout le bien accumulé.
Telle une armée puissante, sonore et destructrice ;
La colère, ô Grand Roi, n’a pas voulu me quitter !
Si le bois est remué, les flammes prennent de l’ampleur,
Puis ce bois est lui-même consumé par ces flammes
croissantes.
De cette manière, l’homme inconscient, sans
discernement
Laisse monter la colère par ignorance
Et se retrouve ainsi brûlé lui-même.
Celui dont la colère s’intensifie, tel le feu fourni en bois et
herbe sèche,
Perd son honneur, comme la lune qui décroît.
Celui qui calme sa colère, comme un feu sans combustible
se réduit,
Voit son honneur grandir, comme la lune qui croît.

À ce discours, le roi fut comblé et réjoui. Il demanda à l’un de


ses serviteurs de ramener la belle ascète à son ermitage. Puis il
invita l’ermite à rester auprès d’elle dans le parc, dans la béatitude
de leur vie solitaire. Il leur promit également de garantir leur
protection comme il se doit. Et après avoir imploré leur pardon, il
se retira respectueusement. Ainsi le couple d’ermites poursuivit-il sa
vie d’ascèse dans le parc royal.
Après quelques années, la jeune femme vint à mourir. Le
Bodhisatta retourna alors dans l’Himalaya. Là, il pratiqua
assidûment la méditation et parvint à atteindre un état de
concentration méditative élevé qui lui permit de rejoindre la sphère
céleste brahmanique.
Une vie d’ascèse torturée

Lomahaṃsa Jātaka

Le Bouddha raconta l’histoire suivante à Sariputta, son disciple le


plus avancé, afin de lui montrer en quoi certaines pratiques ascétiques
détournent de la voie de la libération, telles celles des fatalistes. Ceux-ci
croient en l’idée d’un destin immuable auquel il n’est pas possible
d’échapper. Faire souffrir le corps et l’esprit est alors, selon eux, l’unique
façon d’atteindre la rédemption et l’éveil.
 
Il y a plus de quatre-vingt-onze Kappa 1, le Bodhisatta,
souhaitant expérimenter des pratiques spirituelles extrêmes,
s’engagea dans une tradition d’ascètes fatalistes. Il allait nu,
recouvert de poussière et de boue, vivant reclus dans la solitude.
Tel un craintif chevreuil, il fuyait les humains. Il mangeait des
nourritures impropres, comme de la bouse de vache, et demeurait
dans un bosquet au milieu d’une forêt. Il se forçait à l’insécurité
afin de rester toujours vigilant et alerte dans sa pratique. En hiver,
il quittait son bosquet, et passait les huit nuits les plus rigoureuses
de l’année à ciel ouvert. Quand le soleil se levait, il regagnait son
abri. La nuit, la neige dont il ne se protégeait pas le trempait, et, le
jour, il ruisselait de l’eau glacée qui gouttait des branches d’arbres.
Ainsi, et le jour et la nuit, il voulait éprouver la souffrance causée
par le froid. Lors du dernier mois le plus chaud de l’été, il restait
de très longues heures sous le soleil écrasant. Le soir, il regagnait
la forêt. Brûlé par le soleil, il étouffait la nuit dans la moiteur du
bosquet sans air, la sueur dégoulinant de son corps. Il prononça
alors ce vers, qui n’avait jamais été entendu :

Brûlé et détrempé, seul dans l’insécurité de la forêt, nu,


loin d’un foyer, le sage reste fidèle à sa quête.

Ayant vécu une vie d’ascète composée de ces quatre pratiques,


le Bodhisatta vit apparaître devant ses yeux, au moment de sa
mort, le signe d’une renaissance en enfer. Il comprit alors que ces
pratiques ascétiques étaient inutiles et, à cet instant précis, il
abandonna ses convictions fatalistes. Adoptant un point de vue
juste, il prit alors naissance dans le monde des devas.

1. Voir note 1, p. 121.


La promesse faite à un ogre

Jayaddisa Jātaka

Il était une fois un roi de Pañcāla, dont l’épouse donna


naissance à un fils. Or, au cours d’une existence antérieure de la
reine, sa rivale, sous l’emprise de la rage et de la jalousie, s’était
juré de dévorer tous les enfants auxquels la souveraine donnerait
le jour. En conséquence de ce vœu néfaste, la rivale prit naissance,
dans une existence future, sous la forme d’une ogresse.
Douée de pouvoirs magiques, l’ogresse pouvait apparaître et
disparaître à sa guise. Peu de temps après la naissance du
nouveau-né, elle apparut dans la chambre de la reine. En un
instant, elle s’empara de l’enfant et le dévora comme un simple
morceau de viande, sous le regard horrifié de sa mère, démunie et
terrorisée.
La reine eut un second fils, que l’ogresse dévora de la même
façon. Lorsque la reine fut sur le point de donner naissance à un
troisième fils, le roi ordonna qu’elle soit entourée de gardes armés
qui veilleraient sur elle en permanence. Cependant, à peine
l’enfant vint-il au monde que l’ogresse apparut. Elle fut si rapide
que les gardes ne purent l’empêcher de s’emparer du nouveau-né.
Mais afin d’échapper à leurs armes, l’ogresse s’enfuit, emportant
l’enfant pour le dévorer plus tard. Alors qu’elle le tenait contre
elle, celui-ci, la prenant pour sa mère, se mit à téter son sein.
Immédiatement, elle fut envahie d’amour maternel.
L’ogresse éleva l’enfant royal comme son propre fils. Elle le
gardait auprès d’elle dans une grotte et le nourrissait de chair
humaine. Il croyait être son fils, mais il ne possédait pas, comme
elle, le pouvoir d’apparaître et de disparaître à volonté. Pour y
remédier, l’ogresse lui confia une plante dont la racine avait la
propriété magique de rendre invisible celui qui la consommait.
Après quelques années, elle vint à mourir et le jeune garçon
s’installa dans un cimetière où il se nourrissait de la chair des corps
qui y étaient déposés 1. Il négligea cependant de prendre soin de la
plante magique, et bientôt ne put plus se rendre invisible. Lorsque
les habitants des environs l’aperçurent, ils prirent peur et
avertirent le roi  : «  Sire, un ogre, qui a pris une forme visible, se
nourrit de chair humaine dans le cimetière. Si on le laisse continuer
ainsi, il viendra bientôt en ville pour assassiner des gens et les
manger  !  » Consentant à leur demande, le roi envoya
immédiatement une troupe de soldats capturer le monstre pour le
mettre hors d’état de nuire. Arrivés au cimetière, les hommes
l’encerclèrent, puis s’approchèrent peu à peu, prêts à le faire
prisonnier. Se sentant pris au piège, l’ogre bondit sur les soldats, et
ceux-ci, terrorisés par cet assaut soudain, le laissèrent s’échapper. Il
courut longtemps, jusqu’à atteindre une forêt aux abords d’une
route fréquentée par de nombreux voyageurs. Il s’y cacha. Lorsqu’il
avait faim, il capturait un voyageur isolé et l’emmenait dans la
forêt pour le tuer et le manger.
Pendant ce temps-là, au palais, la reine donna naissance à un
quatrième enfant. Ayant échappé aux griffes de l’ogresse, il
grandissait sain et sauf et on le nomma Jayaddisa, le Prince
Victorieux. Lorsque son père vint à mourir, Jayaddisa accéda au
trône. Puis il eut lui-même un fils, le prince Alīnasattu, qui était en
réalité le Bodhisatta.
Un jour, un brahmane érudit du nom de Nanda, venu de
Takkasilā, ville célèbre pour ses sages et savants, arriva au palais
du roi Jayaddisa dans l’intention de délivrer à celui-ci un
enseignement spirituel de grande valeur. Le roi écouta avec
recueillement et émerveillement les vers que lui récita l’homme.
Puis comblé par ses paroles de sagesse, il le fit installer dans son
jardin royal pour la nuit. Avec respect et gratitude, il lui promit
solennellement de revenir le voir le lendemain pour lui donner
l’aumône et veiller à ce que l’on pourvoie à tous ses besoins.
Sur ces faits, il partit chasser, accompagné d’un groupe de
soldats. Aux abords de la forêt, il poursuivit un magnifique
chevreuil. L’animal était rapide, et bientôt le roi distança ses
hommes, s’enfonçant seul dans la forêt, aux trousses du chevreuil
qui courut longtemps, vif et apeuré. Mais, peu à peu, ses forces
diminuèrent, et il commença à perdre de la vitesse. Profitant de sa
faiblesse, le roi gagnait du terrain. Alors qu’il n’était plus qu’à
quelques mètres de lui, il parvint à le viser et le tua d’une flèche.
Puis, exténué par cette chasse, il s’assit au pied d’un arbre pour se
reposer. Et soudain, alors qu’il se levait pour prendre le chemin du
retour, l’ogre apparut et le saisit par le bras en criant : « Halte-là !
Tu es ma proie. » Puis il prononça ces vers :

Voilà sept jours que je jeûne, et enfin ma proie apparaît.


Quel est ton nom et d’où viens-tu, dis-moi qui tu es ?

Le roi, pétrifié, fut incapable de s’échapper. Puis, retrouvant un


peu de présence d’esprit, il déclara :
Mon nom est Jayaddisa, je suis le roi de Pañcāla,
chassant le gibier à travers bois,
Mange à ta faim de ce chevreuil que j’ai tué, et laisse-moi
partir, je te prie.

Mais l’ogre poursuivit :

Pour sauver ta vie tu m’offres ce gibier,


Sache que j’apprécie aussi cette chair-là,
Mais m’en délecterai après t’avoir mangé toi !
À présent, il suffit, nous avons assez parlé.

En entendant ces paroles, la promesse que le roi avait faite à


Nanda le brahmane lui revint à l’esprit. Il demanda alors à l’ogre :

Ne crois pas que je cherche un artifice pour m’échapper,


Mais j’ai une dette importante à honorer.
Laisse-moi partir, et le devoir accompli,
Je te promets d’être de retour ici.

L’ogre lui répondit :

Au seuil de la mort, qu’y a-t-il, ô roi, qui puisse ainsi


troubler ton cœur ?
Dis-moi la vérité, afin que je puisse considérer de te
laisser partir pour une courte journée ?

Le roi lui expliqua ce qui le tourmentait :


Vois-tu, j’ai fait une promesse solennelle à un brahmane,
n’ayant pu l’honorer, ma dette envers lui reste entière.
Laisse-moi, je te prie, accomplir mon devoir. L’honneur
sauf, je te promets de revenir ici à l’aube.

Touché par le sens de l’honneur du roi, l’ogre accepta de le


laisser partir afin qu’il puisse accomplir son devoir et être de retour
le lendemain matin. Le roi l’assura de son côté qu’il n’avait pas à
s’inquiéter de son retour et qu’il tiendrait sa promesse. Afin d’être
certain de retrouver son chemin le jour suivant, il prit des repères
dans la forêt, puis rejoignit ses hommes et s’en retourna au palais.
Là, il rendit à Nanda tous les honneurs qui lui étaient dus et lui
donna l’aumône généreusement. Puis il fit préparer son propre
carrosse afin de le reconduire jusqu’à Takkasilā. Et pendant tout ce
temps, il ne lui souffla mot de la situation tragique dans laquelle il
se trouvait. Mais après le départ du brahmane, il fit venir son fils et
lui dit :

Cher fils, jamais je ne t’ai vu commettre un acte indigne


ou prononcer une parole inconvenante.
À présent, c’est à ton tour de monter sur le trône.
Règne avec justice, soit aussi équitable avec l’ami qu’avec
l’ennemi.
Ne laisse aucune injustice commise à ton égard troubler
ton bonheur.

Le prince pressa son père de lui expliquer pourquoi il lui cédait


le trône aussi précipitamment. C’est alors seulement que le roi lui
révéla la promesse faite à l’ogre. Le prince s’écria :
Il n’en sera rien, c’est à toi de rester ici pour régner.
Il est de mon devoir d’honorer ta promesse,
Car si tu pars, je te suivrai aussi et nous serons deux à
périr.

Reconnaissant les vertus de son fils et son sens du devoir, le roi


accepta à contrecœur sa proposition et lui dit  : «  Alors va, cher
fils. » Il lui donna les repères nécessaires pour retrouver l’ogre, puis
le prince fit des adieux douloureux à ses parents, son épouse et sa
sœur, désespérés à l’idée de vivre sans la présence du Grand Être.
En le voyant prendre la route, sa mère perdit connaissance et son
père, les bras tendus vers le ciel, pleurait sans retenue.
Le jeune homme suivit consciencieusement les instructions de
son père, et parvint au pied de l’arbre qu’il lui avait décrit.
Lorsqu’il le vit arriver, l’ogre se dit  : «  Le fils a dû empêcher son
père de venir et a pris sa place. Il ne laisse pourtant paraître
aucune peur. »
L’ogre s’adressa alors au prince :

Qui es-tu donc, toi qui es si jeune et si beau ? Sais-tu que


cette forêt est mon repère ?
Et que ceux qui s’y aventurent font peu de cas de leur
vie ?

Le prince lui déclara :

Je suis le fils du roi Jayaddisa et te connais, ogre cruel


qui vit dans cette forêt.
Nourris-toi donc de mon corps à volonté et délivre mon
cher père de sa promesse.
Ce à quoi l’ogre répondit :

En effet, ton apparence me laisse penser que tu dis vrai,


Quelle calamité cela doit être pour toi que de sacrifier ta
vie pour sauver celle de ton père !

Mais le prince le contredit :

Ce n’est pas un fardeau pour moi de mourir, laissant


derrière moi un père et une mère aimante,
Pour atteindre la béatitude du paradis.

L’ogre lui demanda alors :

Il n’existe pas de créature sur terre, prince, qui n’ait pas


peur de mourir.
Comment se fait-il que la mort ne t’effraie pas ?

Le prince répondit :

De toute ma vie, je n’ai jamais accompli volontairement


d’acte qui nuise à autrui,
De la vie et de la mort j’ai bien pesé les conséquences,
l’existence future est, j’en suis certain, pour moi radieuse.

En entendant ces mots, l’ogre fut saisi d’une peur profonde. Il


se fit la réflexion qu’il était impossible de manger la chair d’un tel
homme sans conséquence terrible pour soi-même. Il réfléchit alors
à un stratagème pour le faire partir :
Si tel est ton souhait de sacrifier ta vie, jeune prince, pour
celle de ton souverain,
Alors va donc ramasser du bois, pour préparer un feu.

Le prince s’exécuta et, après avoir ramassé beaucoup de bois,


prépara un immense bûcher. Voyant cela, l’ogre se dit : « Ce jeune
homme a un cœur de lion. La mort ne l’effraie pas. Jusqu’à présent
je n’avais jamais rencontré un homme aussi brave.  » Et il s’assit,
abasourdi, en regardant de temps à autre le prince affairé.
Puis le prince s’adressa à lui :

Ne reste pas là le regard vide et les bras ballants,


Prends-moi, tue-moi et mange-moi, je te prie.
Tant que je serai vivant, je m’assurerai que tu manges à
ta faim.

L’ogre lui dit en retour :

Si juste, si aimable et si plein de vérité,


Certainement nul ne peut te manger,
Sans risquer d’avoir la tête qui éclate en sept morceaux.

En l’entendant parler ainsi, le prince lui demanda :


–  Si tu n’avais pas l’intention de me manger, alors pourquoi
m’as-tu fait apporter du bois ?
–  C’était pour t’éprouver. J’ai pensé que tu en profiterais pour
t’enfuir, dit l’ogre.
–  Et à présent, comment comptes-tu me mettre à l’épreuve,
sachant que, dans une existence animale antérieure 2, Sakka lui-
même a pu vérifier ma vertu ? demanda le prince.
Et il prononça alors ces vers :

Sache que par le passé je fus un lièvre et offris ma propre


chair
Pour nourrir Sakka, déguisé en brahmane mendiant, qui
en guise d’hommage,
Imprima sur la face lunaire la marque des oreilles d’un
lièvre.

Entendant cela, l’ogre lui dit :

Telle la pleine lune libérée des nuages brille de son éclat


resplendissant,
De même, libéré de l’ogre, par ta présence retrouvée,
Tu iras irradier de bonheur tes proches endeuillés,
Et ramener la joie au fond du cœur de tes chers parents.

– Va-t’en d’ici, âme de héros, lança-t-il au jeune homme.


Mais avant de partir, le prince prit soin d’enseigner à l’ogre
assagi les cinq préceptes d’une vie éthique. Ce faisant, il pénétra le
regard de l’ogre, et perçut la vérité sur sa nature :
« Cet être n’est pas un ogre, car les yeux d’un ogre sont rouges
et ne clignent pas. De plus, les ogres n’ont pas d’ombre et rien ne
les effraie. Il s’agit d’un homme. Mon père m’a raconté qu’il avait
eu trois frères, dont deux avaient été dévorés par une ogresse sous
les yeux de leur mère, et que l’ogresse s’était enfuie avec le
troisième. Peut-être un amour maternel l’a-t-il envahie et a-t-elle
élevé l’enfant comme son propre fils ? Il faut qu’il vienne avec moi.
Il est l’aîné, c’est à lui que revient le trône. »
Il s’adressa alors à lui :
–  Sire, vous n’êtes pas un ogre, vous êtes le frère aîné de mon
père. Venez avec moi et exercez votre droit de souveraineté sur le
royaume.
– Non, je ne suis pas un humain, protesta-t-il.
–  Vous doutez de ce que je dis… Y a-t-il quelqu’un que vous
pourriez croire ? demanda le prince.
– Oui, un ascète, qui a la réputation de posséder un pouvoir de
vision surnaturel.
Tous deux partirent alors trouver l’ascète. À peine ce dernier les
vit-il qu’il leur demanda :
–  Pourquoi êtes-vous venus me consulter, vous qui descendez
des mêmes ancêtres ?
Puis il leur expliqua en détail quels étaient leurs liens. L’homme
cannibale croyait le prince à présent. Il lui dit :
–  Cher prince, retourne chez toi. Quant à moi, j’ai développé
une double nature. Je n’ai aucune envie de devenir roi. Je vais
adopter le mode de vie ascétique.
Le prince, après l’avoir salué respectueusement, s’en retourna
au palais, le laissant, auprès de l’ascète, se consacrer à la vie
spirituelle.
La nouvelle du retour du prince se répandit rapidement dans
tout le royaume et il arriva au palais accompagné d’une large
foule. Après l’avoir salué, le roi lui demanda :
–  Cher fils, comment as-tu fait pour échapper à un ogre aussi
terrible ?
–  Cher père, ce n’est pas un ogre, c’est ton frère aîné, et mon
oncle. Tu dois aller le voir.
Et il lui raconta toute l’histoire.
Aussitôt, le roi fit battre le tambour de rassemblement et,
accompagné de toute sa cour, se rendit auprès des deux ascètes.
S’adressant à son frère aîné, il lui dit :
– Viens, frère, régner sur le trône. Il te revient.
– Non, je te remercie. Je n’en ai pas le désir.
–  Alors viens au palais établir ta demeure dans le jardin royal,
je t’assurerai de tout ce dont tu as besoin.
Mais son frère refusait toujours de venir.
C’est ainsi que le roi décida de construire plusieurs villages à
proximité du lieu de vie des ascètes et d’y établir la coutume de
leur donner l’aumône.

1. Voir note 1, p. 69 sur les cimetières indiens.


2. Voir « Le lièvre sur la lune », p. 115.
Le lièvre sur la lune

Sasa Jātaka

Il était une fois, lorsque Brahmadatta régnait à Bénarès, le


Bodhisatta qui prit naissance sous la forme d’un jeune lièvre. Il
vivait dans une forêt bordée d’un côté par une montagne, d’un
autre par une rivière et le troisième côté était aux abords d’un
village.
Le lièvre avait trois amis : un singe, un chacal et une loutre. Ces
quatre créatures avisées vivaient ensemble. Chacune trouvait sa
nourriture sur son propre territoire, puis elles se retrouvaient à la
fin de la journée. Le lièvre partageait sa sagesse avec ses
compagnons  : il leur enseignait les principes d’un comportement
juste et bénéfique. Il leur apprit ainsi qu’il était bon de donner
l’aumône, de respecter les préceptes de moralité et de consacrer
certains jours entiers à cette pratique. Ses compagnons étaient
réceptifs à son enseignement, et après l’avoir écouté attentivement,
ils retournaient chacun dans leur demeure.
Un jour, le lièvre, après avoir observé le ciel et la lune, comprit
que le jour suivant serait propice au jeûne 1. Il en informa ses
compagnons  : «  Demain est un jour de jeûne. Que chacun d’entre
vous observe scrupuleusement les préceptes de moralité. Pour celui
qui agit ainsi, donner l’aumône apporte de grands bienfaits. Offrez
donc de la nourriture de vos propres réserves à tous les mendiants
qui viendront à vous.  » Ses compagnons acceptèrent de bon cœur
ses instructions, puis rentrèrent chez eux.
Tôt le lendemain matin, la loutre descendit sur les bords de la
rivière et se mit en quête d’une proie. Un pêcheur venait d’attraper
sept poissons de couleur rouge qu’il avait attachés ensemble et
enterrés dans le sable. Puis il était descendu un peu plus bas le
long de la rivière pour continuer à pêcher. La loutre flaira les
poissons enterrés. Elle creusa le sable jusqu’à les atteindre, les
sortit du trou, puis cria  : «  Ces poissons appartiennent-ils à
quelqu’un  ?  » Elle répéta la question trois fois, puis, comme
personne ne se manifestait, elle emporta les animaux chez elle,
dans l’intention de les manger lorsqu’elle aurait faim. Puis elle
s’allongea et se dit, fière d’elle-même, qu’elle était très vertueuse.
Le chacal aussi était parti en quête de nourriture. Sur son
chemin, il trouva la cabane d’un garde champêtre où il dénicha
deux tournebroches, un lézard mort et un pot de lait caillé. Il cria :
«  Ces provisions appartiennent-elles à quelqu’un  ?  » Il répéta la
question trois fois, puis, n’ayant obtenu aucune réponse, il mit une
corde autour de son cou pour porter le pot et cala les
tournebroches et le lézard entre ses dents. Il déposa le tout dans sa
tanière en pensant : « En temps opportun, je les mangerai. » Puis il
s’allongea et se dit, content de sa personne, qu’il était très
vertueux.
Le singe, de son côté, s’était mis à grimper aux arbres et avait
récolté des mangues. Il les conserva en lieu sûr, avec l’intention de
les manger le moment venu. Puis, il s’allongea avec satisfaction et
se dit qu’il était très vertueux.
Le Bodhisatta avait lui aussi quitté son gîte dans l’intention de
brouter de l’herbe. Alors qu’il était allongé, il se fit la réflexion
suivante  : «  Si un mendiant venait me trouver, je n’aurais que de
l’herbe à lui offrir. Je n’ai ni huile, ni riz, ni quoi que ce soit de
convenable à lui proposer. »
Puis, le cœur débordant de charité, le Bodhisatta prit la
résolution suivante  : «  Si jamais un mendiant venait à moi, je lui
offrirais ma propre chair pour le nourrir. »
En écho à cet immense élan de générosité, le trône en marbre
blanc de Sakka, le roi des devas, se mit à chauffer 2. Sakka, après
avoir identifié la cause de la chaleur, décida de mettre ce noble
lièvre et ses compagnons à l’épreuve.
Il se déguisa en brahmane et se rendit auprès de la loutre.
Celle-ci, étonnée, lui demanda pourquoi il se tenait ainsi debout
devant elle. Il lui dit :
–  Je viens chercher de la nourriture après avoir jeûné  : je
pourrai alors accomplir mes devoirs spirituels.
La loutre lui répondit :
– Très bien, je vais vous offrir de la nourriture.
Et elle lui adressa alors les vers suivants :

Sept poissons de couleur rouge ai-je trouvés


Au bord de la rivière et amenés ici,
Ô brahmane, mangez à votre faim,
Et demeurez dans ce bois, je vous prie.

Ce à quoi Sakka répondit :


– Reportons cela à demain, je reviendrai au moment opportun.
Il se rendit alors auprès du chacal qui lui demanda pourquoi il
se tenait ainsi debout devant lui. Sakka lui fit la même réponse. Le
chacal lui offrit de la nourriture et lui adressa les vers suivants :

Un lézard et un pot de lait caillé,


Deux tournebroches aussi j’ai trouvés,
Tel est le repas du soir destiné au gardien, que j’ai à tort
volé,
Ce que je possède, je vous l’offre à présent,
Ô brahmane, mangez, je vous prie,
Et daignez demeurer pendant un temps auprès de moi
dans ce bois.

Ce à quoi Sakka répondit :


– Reportons cela à demain, je reviendrai au moment opportun.
Il se rendit ensuite auprès du singe qui lui demanda pourquoi il
se tenait ainsi debout devant lui. Sakka lui fit la même réponse
qu’à la loutre et au chacal. Le singe s’empressa de lui offrir de la
nourriture et il lui adressa ces vers :

La fraîcheur d’un ruisseau,


Des mangues bien mûres
Et l’ombre plaisante des arbres,
Tout cela est à votre disposition,
S’il vous convient de demeurer dans cette clairière.

Ce à quoi Sakka répondit :


– Reportons cela à demain, je reviendrai au moment opportun.
Il se rendit enfin auprès du lièvre qui lui demanda pourquoi il
se tenait ainsi debout devant lui. Sakka lui fit la même réponse
qu’à la loutre, au chacal et au singe. Le Bodhisatta en fut
extrêmement réjoui, car il entendait ce qu’il souhaitait entendre. Il
dit à Sakka :
–  Brahmane, vous avez bien fait de venir me trouver. Je vous
fais aujourd’hui une offrande que je n’ai jamais faite auparavant.
Mais n’ayez crainte, vous n’enfreindrez pas vos préceptes en
prenant la vie d’un animal. Allez, ami, ramasser du bois, et lorsque
vous aurez allumé un feu, venez me prévenir. Je me sacrifierai en
me jetant dans les flammes. Et une fois que mon corps sera bien
rôti, vous pourrez vous nourrir de ma chair et accomplir ensuite
vos devoirs spirituels.
Et il lui adressa ces vers :

En guise de nourriture je n’ai ni huile,


Ni lentille, ni riz à donner,
Mais si auprès de moi vous demeurez,
La chair de mon corps rôti vous recevrez.

En entendant ces paroles, Sakka fit apparaître un grand tas de


braises grâce à ses pouvoirs magiques, et vint en informer le
Bodhisatta. Le lièvre quitta alors son gîte et se posta près du feu.
Puis il se secoua trois fois afin de faire tomber de sa fourrure tout
insecte qui aurait pu mourir dans les flammes. Il bondit et retomba
avec une joie exaltée sur le tas de charbons ardents, tel un cygne
royal qui se pose sur un parterre de lotus, s’offrant au feu de son
plein gré. Mais les flammes ne parvinrent même pas à chauffer les
poils de la fourrure du Bodhisatta. C’était comme s’il avait atterri
sur du givre. Il s’adressa alors à Sakka :
–  Brahmane, le feu que vous avez allumé est glacé. Il ne
parvient même pas à chauffer les poils de ma fourrure. Qu’est-ce
que cela signifie ?
–  Être plein de sagesse, lui répondit-il, je ne suis pas un
brahmane. Mon nom est Sakka et je suis venu mettre ta vertu à
l’épreuve.
Le Bodhisatta s’exclama :
–  Sakka  ! Sachez que si tous les habitants du monde venaient
me défier de faire l’aumône, aucun ne trouverait en moi une
quelconque réticence à donner.
Et le Bodhisatta poussa alors un cri d’exaltation, puissant
comme le rugissement d’un lion.
Sakka lui dit alors :
– Ô sage lièvre, que ta vertu soit connue pendant toute la durée
de cette ère cosmique.
Sakka saisit alors la montagne aux abords de la forêt, qu’il
utilisa pour marquer à jamais la sphère lunaire en y gravant deux
oreilles de lièvre 3. Il rendait ainsi hommage, à la vue de tous, à
l’incomparable acte de générosité de l’animal. Puis, après avoir
déposé le lièvre sur un lit d’herbe, il retourna dans sa demeure
céleste.
La loutre, le chacal, le singe et le lièvre poursuivirent leur
existence commune en ce lieu, heureux et en harmonie, respectant
les préceptes de moralité ainsi que les jours consacrés à la pratique
spirituelle. À la fin de leur vie, ils reprirent naissance selon le fruit
de leurs actions.

1. Il est fait ici référence à l’Uposatha, journée consacrée à la pratique spirituelle dans la
tradition Theravada. Il y a environ quatre Uposatha par mois, selon le calendrier
lunaire.
2. Il s’agit là d’un signe conventionnel qui indique à Sakka, roi des devas, qu’un acte de
grande vertu est sur le point de s’accomplir. Sakka, qui est parvenu à cet état par
l’excellence de sa vertu, risque en quelque sorte d’être détrôné par la vertu d’un autre
être, ce dont il se réjouit. Les devas, d’après la tradition, seraient dotés de pouvoirs
ayant une influence sur le monde des humains.
3. Le conte livre ici une interprétation fantastique de certaines formes évoquant les deux
oreilles d’un lièvre, que l’on peut apercevoir en observant la surface de la lune
lorsqu’elle est pleine.
L’Acte de Vérité d’une jeune caille

Vaṭṭaka Jātaka

Un jour, alors que le Bouddha était en pèlerinage accompagné d’un


groupe de moines, un feu de forêt vint à se déclarer. Certains moines
prirent peur. Le Bouddha les rassura en leur affirmant que le feu ne
pourrait atteindre le lieu où ils se trouvaient. Ces moines en conclurent
que le Bouddha arrêterait les flammes grâce à ses pouvoirs surnaturels.
Il leur expliqua cependant qu’il n’en était rien  : si le feu ne pouvait
venir jusqu’à eux, c’était grâce à un miracle accompli dans une vie
antérieure par un Acte de Vérité, qui durerait pendant tout le Kappa 1.
Il révéla aux moines le pouvoir de la vérité en leur relatant l’histoire
suivante.
 
Il y a fort longtemps, en ce lieu même, dans le pays de
Magadha 2, le Bodhisatta fut conçu dans le sein d’une caille. Quand
il sortit du ventre de sa mère et brisa sa coquille pour naître au
monde, il n’était pas plus gros qu’une petite boule. Sa mère et son
père, après l’avoir déposé dans le nid, lui donnaient la becquée
tour à tour. L’oisillon n’avait pas la force d’étendre ses ailes pour
voler, ni de lever ses pattes pour marcher.
Or, chaque année, un incendie dévastait l’endroit où les oiseaux
avaient fait leur nid. Cette année-là encore, il approchait dans un
grand rugissement. Tous les oiseaux s’échappèrent de leur nid.
Terrifiés, ils s’envolèrent en piaillant. Les parents du Bodhisatta
firent de même, abandonnant leur petit à son sort. L’oisillon, blotti
dans son nid, tendait le cou et regardait les flammes avancer. Il
examina sa situation : « Si j’avais la force d’étendre mes ailes et de
voler, je partirais loin d’ici. Si je pouvais lever mes pattes pour
marcher, je fuirais. Terrorisés par la mort, mes parents se sont
sauvés et m’ont laissé seul. Me voilà sans protection, sans abri, sans
refuge. Que dois-je faire à présent  ?  » Il se fit alors la réflexion
suivante  : «  Le pouvoir de la vertu et de la vérité existe en ce
monde. Par le passé, il y a eu des Bouddhas omniscients, qui ont
perfectionné les pārāmi. Ils se sont assis au pied de l’arbre de la
Bodhi pour méditer, ils sont devenus totalement éveillés,
parfaitement accomplis en vertu, en méditation et en sagesse. Ils
étaient exaltants de vérité, de miséricorde, de compassion et de
patience, ils cultivaient un amour bienveillant envers tous les êtres.
Les vertus du Dhamma 3 qu’ils ont pénétrées existent et elles ont un
pouvoir. En moi-même également, de toute évidence, une vérité
existe  : la réalité de ma condition actuelle. Par conséquent, me
rappelant les Bouddhas du passé et gardant à l’esprit le pouvoir
des vertus qu’ils ont acquises, il me faut pénétrer la vérité de ma
condition. Je dois accomplir une déclaration solennelle de vérité
afin de repousser le feu et sauver les autres oiseaux.  » Il déclara
alors :

Il y a dans le monde l’excellence de la vertu, de la vérité,


de la pureté et de la miséricorde.
Par leur pouvoir, j’accomplirai un Acte de Vérité suprême.
Faisant appel à la force du Dhamma et me rappelant les
victorieux du passé,
Par la puissance invincible de la vérité, j’accomplis un
Acte de Vérité.

Le Bodhisatta, ayant porté toute son attention sur le pouvoir


des vertus des Bouddhas du passé qui ont atteint le Nibbāna,
accomplit un Acte de Vérité en considérant la réalité de sa
condition. Il prononça alors ces vers :

Mes ailes ne peuvent voler, mes pattes ne peuvent trotter,


Mes parents sont partis ; ô feu, retourne en arrière !

C’est ainsi que le Grand Être accomplit un Acte de Vérité alors


qu’il était blotti dans son nid :

Si en effet c’est une vérité naturelle que je suis dans un


état où je ne peux déployer mes ailes pour voler, ni lever
mes pattes pour trotter, et que j’ai été abandonné dans
un nid par des parents qui se sont enfuis, alors, par cette
vérité, ô feu, tu dois repartir d’ici.

Par cet Acte de Vérité, le feu, qui avait couvert un territoire de


six hectares, recula. Ainsi repoussé, il ne put s’étendre à d’autres
lieux. Au contraire, telle une torche plongée dans l’eau, il s’éteignit
sur-le-champ.
Et comme la forêt ne fut plus endommagée par le feu pendant
toute la durée d’un Kappa, l’événement fut connu sous le nom de
«  miracle du Kappa  ». Après avoir accompli cet Acte de Vérité, le
Bodhisatta, à la fin de sa vie, reprit naissance selon le fruit de ses
actions.

1. Un Kappa est une ère cosmique d’une durée incommensurable.


2. L’un des seize royaumes de l’Inde ancienne situé dans la région nord-est, où vécut
Gautama le Bouddha.
3. Cf. note 1, p. 66.
Le prince aux Cinq Armes

Pañcāvudha Jātaka

Il était une fois, lorsque Brahmadatta régnait à Bénarès, le


Bodhisatta qui prit naissance comme enfant de la reine.
Le jour de la cérémonie d’attribution d’un nom, ses parents
demandèrent à huit cents brahmanes, qu’ils avaient comblés de
généreuses offrandes, quelle serait la destinée de l’enfant. Les
habiles brahmanes, tous experts en divination, examinèrent
attentivement les signes de la nature profonde de l’enfant. Puis ils
se consultèrent et prédirent qu’à la mort du roi, il deviendrait un
monarque puissant doté de toutes les vertus. Les exploits qu’il
réaliserait avec cinq armes feraient sa renommée dans tout le pays
et il serait sans égal sur tout le continent. Confiants dans la
prophétie des brahmanes, les parents appelèrent leur fils Prince
aux Cinq Armes.
Lorsque le prince eut gagné en maturité et atteint sa seizième
année, le roi l’invita à partir étudier.
– Auprès de qui, Sire, devrais-je étudier ? demanda le prince.
–  Tu iras trouver l’enseignant de grande renommée qui
demeure à Takkasilā dans le pays de Gandhāra. Voici de quoi le
payer, dit le roi, en donnant à son fils mille pièces de monnaie.
Le prince se rendit donc à Takkasilā pour y recevoir pendant
plusieurs années une éducation digne d’un futur monarque. Au
moment de repartir, son enseignant lui offrit cinq armes. Le prince
lui fit ses adieux et s’en retourna à Bénarès, équipé de son
armement.
Sur le chemin, il arriva aux abords d’une forêt habitée par un
ogre féroce du nom de Poils-Collants. Lorsque le jeune homme
voulut y pénétrer, des hommes tentèrent de l’en dissuader  :
« Jeune brahmane, ne traverse pas cette forêt, c’est le territoire de
l’ogre Poils-Collants et il assassine tous ceux qu’il rencontre sur son
chemin. » Mais le Bodhisatta ne tint pas compte de leurs conseils. Il
était courageux comme un lion et ne comptait que sur lui-même. Il
poursuivit donc son chemin. Cependant, au beau milieu de la forêt,
il se trouva tout à coup face à l’ogre.
Celui-ci avait l’allure d’un monstre sanguinaire. Il était aussi
haut qu’un palmier, avait une tête grosse comme une hutte et des
yeux immenses comme deux grandes écuelles. Deux défenses en
forme de banane encadraient son visage, au milieu duquel
s’incurvait un bec de faucon. D’affreuses taches violettes
recouvraient son ventre, et il avait les paumes de main et les
plantes de pied d’une étrange couleur bleu foncé.
– Alors, on est égaré ? cria-t-il. Halte-là, tu es ma proie !
–  Ogre, répondit le Bodhisatta, je savais ce que je faisais en
pénétrant cette forêt. Je te déconseille vivement de m’approcher,
car si tu approches, je te tuerai sur-le-champ avec une flèche
empoisonnée.
Et pour contrer l’ogre qui se dirigeait vers lui, il arma son arc
avec une flèche trempée dans un poison puissant, et la décocha.
Mais au lieu de pénétrer dans la chair du monstre, elle resta collée
à ses poils touffus. Le Bodhisatta en décocha alors une autre, puis
une autre encore, mais aucune ne blessait l’ogre. Il en décocha
encore cinquante, mais toutes restaient collées à sa fourrure.
Finalement l’ogre se secoua vigoureusement, et toutes les
flèches tombèrent à ses pieds, puis il s’approcha de nouveau du
Bodhisatta. Mais celui-ci, loin de céder à la peur, le défia à
nouveau. Il poussa un cri assourdissant, brandit son épée et frappa
le monstre d’un grand coup de sa lame acérée. Mais tout comme
cela s’était produit pour les flèches, l’épée resta collée à l’épaisse
fourrure. Le Bodhisatta sortit alors sa lance, mais celle-ci resta
collée de la même façon. Il tenta alors d’assommer l’ogre d’un coup
de massue, mais comme toutes ses autres armes, celle-ci resta
collée aux poils denses de son adversaire.
Le Bodhisatta se mit alors à crier : « Ogre, n’as-tu encore jamais
entendu parler de moi ? Je suis le prince aux Cinq Armes ! Quand
je me suis aventuré dans cette forêt, je ne comptais pas sur mes
armes de combat, mais seulement sur moi-même ! À présent je vais
te frapper d’un coup qui te réduira en poussières.  » Et tout en
prononçant ces mots, il frappa l’ogre de sa main droite. Mais celle-
ci resta collée à la toison visqueuse du monstre. Alors le Bodhisatta
le frappa avec sa main gauche, puis avec son pied droit et avec son
pied gauche. Mais chacun d’eux resta englué. Obstiné, il cria à
nouveau  : «  Je vais te réduire en poussières  !  », et sur ces mots il
asséna un puissant coup de tête à l’ogre. Mais celle-ci aussi resta
collée.
Bien qu’empêtré de la tête aux pieds, le Bodhisatta ne perdait
pas courage et restait indomptable. Le monstre se dit alors : « Voici
un lion parmi les hommes, un héros sans égal. Ce n’est pas un
simple humain. Depuis que je me suis mis à tuer des voyageurs sur
cette route, jamais je n’ai rencontré un homme tel que lui. Il n’a
même pas un tremblement. Comment cela est-il possible ? »
L’ogre n’osait pas dévorer le Bodhisatta. Il lui demanda :
– Comment se fait-il, jeune brahmane, que tu n’aies pas peur de
la mort ?
–  Pourquoi devrais-je en avoir peur  ? répondit le Bodhisatta.
Chaque existence est destinée à s’achever par la mort. De plus, en
moi se trouve une épée de diamant. Si tu me dévores, tu ne
pourras pas la digérer. Elle te découpera de l’intérieur et ma mort
entraînera la tienne. C’est pour cela que je n’ai pas peur.
À ces paroles, l’ogre se mit à réfléchir. « Ce jeune brahmane ne
dit que la vérité et rien d’autre que la vérité, pensa-t-il. Je ne
pourrai pas digérer le moindre morceau d’un tel héros. Mieux vaut
le relâcher. »
Ainsi, craignant pour sa vie, il laissa partir le Bodhisatta, en lui
disant :
–  Jeune brahmane, tu es un lion parmi les hommes. Je ne te
mangerai pas. Pars d’ici et poursuis ton chemin, comme la lune qui
sort de l’éclipse. Retourne réjouir le cœur de tes proches, de tes
amis et de tes compatriotes.
– Ogre, je vais partir, répondit le Bodhisatta. Mais sache que ce
sont les crimes que tu as commis par le passé qui t’ont fait renaître
sous la forme d’un ogre vorace, assassin et mangeur de chair. Si tu
persistes à commettre des crimes dans cette existence, tu iras des
ténèbres vers les ténèbres. Mais maintenant que tu m’as rencontré,
tu ne pourras plus vivre comme un criminel. Tu sais désormais que
celui qui prend la vie est assuré de renaître en enfer, comme un
monstre, un fantôme ou un démon. Même si la renaissance est
dans le monde des hommes, de tels crimes réduisent la durée de
l’existence.
De cette manière et par d’autres encore, le Bodhisatta expliqua
les terribles conséquences d’une conduite nuisible et les bienfaits
d’une conduite éthique. Et peu à peu, il parvint à convaincre le
monstre de l’intérêt du sacrifice de soi et des cinq préceptes de
moralité 1.
Puis il établit l’ogre comme gardien de la forêt et lui accorda le
droit de recevoir des offrandes en guise de gratitude pour la
protection qu’il offrirait aux voyageurs. Enfin, il l’exhorta à
demeurer inébranlable dans son engagement.
Puis le Bodhisatta poursuivit son chemin. Au sortir de la forêt, il
alla trouver les habitants des villages voisins. Il annonça aux
hommes et aux femmes, stupéfaits de le revoir vivant, que l’ogre ne
les menacerait plus, car il avait renoncé à vivre comme un monstre
sanguinaire. Au contraire, il serait leur protecteur lorsqu’ils
traverseraient la forêt.
Il retourna à Bénarès équipé de ses cinq armes et se présenta
devant ses parents. À la mort de son père, il devint roi et régna
avec justice et concorde. Après une vie consacrée à la charité et
d’autres bonnes actions, il mourut puis reprit naissance selon le
fruit de ses actions.

1. Les cinq préceptes sont  : ne pas tuer, ne pas voler, ne pas mentir ou prononcer de
paroles blessantes, ne pas avoir d’inconduite sexuelle et ne pas consommer de
substances toxiques.
Le vœu de renoncement
du Grand Roi Janaka

Mahājanaka Jātaka (extrait)

Un jour, le jardinier du roi lui apporta des fruits mûrs et des


fleurs fraîchement cueillies en abondance. Le roi s’en réjouit et
félicita chaleureusement le jardinier devant la cour assemblée, puis
demanda que les jardins royaux soient préparés pour une
prochaine visite.
Lorsque ceux-ci furent prêts, le roi, monté sur un éléphant,
quitta la cité, suivi de toute sa cour, et se dirigea vers l’entrée des
jardins. Il vit là deux magnifiques manguiers bleus. L’un n’avait
aucun fruit et l’autre en était couvert. Bien que ces fruits eussent
sans doute été savoureux, personne n’avait osé en cueillir tant que
le roi n’y avait pas lui-même goûté. Assis sur son éléphant, il
attrapa une mangue. À peine l’extrémité de sa langue en toucha-t-
elle la chair qu’un divin et subtil parfum l’enveloppa. Ravi, il se dit
qu’il reviendrait pour s’en délecter abondamment.
Or, dès que la nouvelle se répandit que le roi avait goûté aux
premiers fruits, tous ses gens, depuis son intendant royal jusqu’au
palefrenier de ses écuries, vinrent les goûter à leur tour. Ceux qui
ne pouvaient les atteindre se saisirent de bâtons pour les attraper
et cassèrent les branches du manguier. Bientôt, il ne resta même
plus de feuilles sur l’arbre. Fendu et défraîchi, il n’était plus qu’un
tas de bois. Le second manguier, sans fruits, était au contraire plus
resplendissant que jamais, se tenant là, semblable à une tour de
diamant.
Lorsqu’il revint visiter les jardins, le roi en fit le constat et
interrogea ses ministres :
– Que signifie ceci ?
Les ministres lui répondirent :
– Après que votre altesse eut goûté aux premiers fruits, l’arbre a
été pris d’assaut par tous ceux qui sont à votre service.
–  Mais voyez celui-ci, il n’a perdu ni feuille ni couleur  !
s’exclama le roi.
– Sire, c’est parce qu’il n’avait aucun fruit qu’il n’a rien perdu.
Entendant cela, le roi fut saisi d’un sentiment d’urgence : « C’est
parce qu’il est dépourvu de fruits que cet arbre a conservé tout son
lustre et son teint bleu. Et celui-ci, à cause de ses fruits, a été brisé
et abattu. Ce royaume est comme l’arbre aux fruits  ; renoncer au
monde est comme l’arbre sans fruits. Le danger est pour celui qui a
des attaches  ; celui qui n’en a pas ne craint rien. Ainsi, je dois
devenir comme l’arbre sans fruits, et non comme celui qui en est
pourvu  : abandonnant les richesses de ce monde, je ferai acte de
renoncement pour m’engager dans la voie spirituelle. »
Une fois que cette décision fut fermement établie dans son
esprit, il regagna la cité. Se tenant devant les portes de son palais,
il fit appeler son général et déclara : « À partir de ce jour, général,
faites venir un intendant pour m’apporter mes repas et mes soins
de bouche. Ne permettez à nul autre de me voir. Réunissez autour
de vous les doyens de la cour et gouvernez le royaume. Je
demeurerai désormais à l’étage supérieur de ma résidence,
accomplissant le devoir d’un ascète. »
La chèvre qui pleurait
bruyamment et riait aux éclats

Matakabhatta Jātaka

Cette histoire fut racontée par le Bouddha à des moines afin de leur
expliquer les conséquences néfastes des rituels de sacrifices d’animaux
réalisés à leur époque dans certaines traditions spirituelles.
 
Il était une fois, à l’époque où Brahmadatta régnait à Bénarès,
un brahmane érudit dans les trois Vedas 1.
Cet enseignant de grande renommée eut un jour l’intention
d’organiser un sacrifice animal pour honorer ses ancêtres.
Il fit donc venir une chèvre, et s’adressant à ses disciples leur
dit :
–  Prenez cette chèvre et emmenez-la à la rivière pour la laver,
puis parez-la d’un collier de fleurs. Puis nourrissez-la, brossez-la et
ramenez-la ici.
– Très bien, dirent les disciples.
Et ils emmenèrent la chèvre à la rivière, la lavèrent et la
remontèrent sur la rive.
La chèvre, retrouvant tout à coup le souvenir des actions de ses
vies antérieures, fut folle de joie à l’idée qu’elle serait libérée le jour
même de sa misère, et se mit à rire aux éclats. Elle riait si fort que
tout le monde se tourna vers elle. Puis, l’instant suivant, elle se mit
à pleurer et à gémir tout aussi bruyamment.
– Amie chèvre, demandèrent les jeunes brahmanes, ta voix s’est
fait entendre aussi bien en rires qu’en pleurs. Pourquoi t’es-tu mise
à rire et pourquoi t’es-tu mise à pleurer ?
–  Posez-moi la question en présence de votre maître, répondit
la chèvre.
 
C’est ainsi que la chèvre fut amenée devant le brahmane à qui
ses disciples racontèrent son étrange comportement. Après avoir
écouté leur histoire, le maître demanda à la chèvre pourquoi elle
avait ri et pourquoi elle avait pleuré.
C’est alors que l’animal s’adressa au brahmane :
– Par le passé, j’étais comme toi un brahmane érudit en matière
de textes védiques. Afin d’honorer mes ancêtres, j’ai moi aussi
sacrifié une chèvre. Et pour avoir tué une seule chèvre, j’ai dû
endurer d’avoir la tête coupée quatre cent quatre-vingt-dix-neuf
fois. C’est à présent ma cinq-centième et dernière naissance. Je me
suis mise à rire à l’idée que je serai aujourd’hui soulagée de ma
misère. En revanche, je me suis mise à pleurer lorsque j’ai pris
conscience qu’il te faudrait à ton tour avoir la tête coupée cinq
cents fois pour m’avoir tuée. C’est par compassion pour toi que je
me suis mise à pleurer.
– Ne crains rien, chèvre, dit le brahmane. Je ne te tuerai pas.
–  Que dis-tu là, brahmane  ? dit la chèvre. Que tu me tues ou
non, je ne pourrai échapper à la mort aujourd’hui.
– N’aie crainte, chèvre, je veillerai à ce qu’il ne t’arrive rien.
–  Bien faible est ta protection, brahmane, et puissante est la
conséquence de mes méfaits.
Tout en libérant la chèvre, le brahmane dit à ses disciples  :
«  Veillons à ce que personne ne prenne la vie de cette chèvre.  »
Puis, accompagné des jeunes gens, il surveilla la chèvre de près. À
peine libérée, celle-ci tendit le cou pour manger les feuilles d’un
arbuste qui poussait sur un rocher. À cet instant précis, la foudre
tomba du ciel et s’abattit sur le rocher qui vola en éclats. L’un d’eux
retomba sur l’encolure de la chèvre et lui sectionna le cou.
À cette époque, le Bodhisatta menait dans ces mêmes lieux
l’existence d’une divinité sylvestre. Grâce à ses pouvoirs
surnaturels, il apparut assis en tailleur, flottant dans les airs. En
observant la foule attirée par son apparition, il se fit la réflexion
suivante  : «  Si seulement ces créatures en connaissaient la
conséquence, peut-être renonceraient-elles à tuer ? »
D’une voix douce, il déclara :

Si seulement les hommes savaient


La peine et la misère à endurer
En conséquence de prendre la vie,
Certainement s’abstiendraient-ils de tuer,
Car sévère est le destin du meurtrier.

C’est ainsi que le Bodhisatta provoqua chez son auditoire la


peur d’une renaissance en enfer. Comprenant la conséquence de
tels actes, ils renoncèrent tous définitivement à prendre la vie.
Le Bodhisatta, après avoir enseigné aux multitudes les cinq
préceptes de moralité, à la fin de sa vie, il reprit naissance selon le
fruit de ses actions. Le peuple resta également fidèle aux
enseignements du Bodhisatta. Ils consacrèrent leur vie aux œuvres
de charité et à d’autres bonnes actions, puis à la fin de leur vie
vinrent peupler les plans d’existence céleste.

1. Les trois Vedas sont des extraits de recueils de textes anciens rédigés entre 2000 avant
J.-C. et jusqu’à l’ère chrétienne, qui constituent l’une des sources de l’hindouisme.
Les Actes de Vérité qui sauvèrent
la vie d’un jeune garçon

Kaṇhadīpāyana Jātaka (extrait)

Il était une fois, à l’époque où le roi Kosambika régnait sur le


royaume de Vaṃsa, le Bodhisatta qui prit une nouvelle fois
naissance et devint un ascète du nom de Dīpāyana. Après avoir
pratiqué l’ascèse pendant cinquante ans, en se nourrissant de fruits
et de racines glanés dans la forêt, Dīpāyana n’était cependant pas
parvenu à atteindre un état un tant soit peu élevé de
concentration méditative.
Dans une ville du royaume de Vaṃsa vivait un homme du nom
de Maṇḍavya. Il avait été ami de Dīpāyana il y a fort longtemps,
avant que celui-ci ne fasse vœu de renoncer au monde et parte
pratiquer l’ascèse. Dīpāyana avait décidé de revenir pour rendre
visite à son ami. Maṇḍavya fut rempli de joie en le voyant après une
si longue absence et insista pour qu’il demeurât auprès de sa
famille.
Maṇḍavya avait un fils, un jeune garçon du nom de Yañña-
Datta. Un jour, alors que l’enfant jouait avec une balle, il la fit
tomber dans le trou d’une fourmilière où demeurait un serpent.
Sans prendre garde, le garçon plongea sa main dans le trou pour
récupérer sa balle. Furieux d’avoir été dérangé, le serpent le
mordit. Le garçon s’évanouit sur-le-champ, et ses parents le
trouvèrent gisant, sur le sol. Désespérés, ils l’amenèrent aux pieds
de l’ascète en espérant que celui-ci puisse le ramener à la vie.
– Vénérable, je vous en prie, soignez-le, implora Maṇḍavya.
– Je regrette, mais je ne suis pas médecin, répondit Dīpāyana.
–  Alors ayez pitié de lui, et accomplissez un Acte de Vérité,
implora à nouveau Maṇḍavya.
– Très bien, répondit l’ascète, j’accomplirai un Acte de Vérité.
Dīpāyana se concentra et interrogea les tréfonds de son cœur.
Posant ses mains sur la tête de Yañña-Datta, il prononça ce vers :

J’ai pratiqué la vie d’ascèse avec un esprit serein pendant


sept jours seulement, afin d’en obtenir les bienfaits. Après
cela, j’ai pratiqué cette vie à contrecœur pendant plus
cinquante ans. Par cette déclaration de vérité, puisse le
garçon être en bonne santé  ! Le poison éliminé, puisse
Yañña-Datta reprendre conscience !

À peine le Bodhisatta eut-il achevé son Acte de Vérité, que le


poison s’écoula de la poitrine de Yañña-Datta et que la terre
l’absorba. Le garçon ouvrit les yeux, et en voyant ses parents cria
«  Maman  !  ». Mais il retomba sur le dos et resta allongé sans
mouvement. Dīpāyana s’adressa alors à son père :
–  Voyez, j’ai fait usage du pouvoir de ma déclaration de vérité.
À présent c’est à votre tour.
Maṇḍavya répondit :
– J’accomplirai à mon tour un Acte de Vérité.
Puis posant ses mains sur la poitrine de son fils, il prononça ce
vers :

Bien que je n’aie jamais aimé faire des offrandes aux


visiteurs qui se rendent chez moi, les nombreux ascètes et
brahmanes qui sont venus me voir ne s’en sont jamais
douté. C’est toujours contre mon gré que je donne. Par
cette déclaration de vérité, puisse le garçon être en
bonne santé ! Le poison éliminé, puisse Yañña-Datta être
rétabli !

À peine Maṇḍavya eut-il achevé son Acte de Vérité, que le poison


s’écoula du dos Yañña-Datta et que la terre l’absorba. Le garçon
pouvait maintenant s’asseoir, mais restait incapable de se tenir
debout. Alors le père s’adressa à la mère :
–  J’ai fait usage du pouvoir de ma déclaration de vérité, à
présent c’est à toi d’accomplir un Acte de Vérité afin que ton fils
puisse se lever et marcher.
Elle répondit :
– J’ai moi aussi une vérité à déclarer, mais je ne peux le faire en
ta présence.
– Je t’en prie, répondit-il, fais-le tout de même, fais en sorte que
notre fils recouvre la santé.
– Très bien, répondit-elle.
Et elle se mit à accomplir son Acte de Vérité :

Cher fils, à ce jour il n’y a pas de différence entre mon


aversion pour ce serpent qui est sorti de son trou et t’a
mordu, et celle que j’ai pour ton père. Par cette
déclaration de vérité, puisses-tu être en bonne santé ! Le
poison éliminé, puisse Yañña-Datta être rétabli !

À peine l’Acte de Vérité fut-il accompli que le reste du poison


s’écoula des bras de Yañña-Datta, et fut absorbé par la terre.
Yañña-Datta se leva. Le corps purifié du venin, il se remit à jouer
comme si rien ne s’était produit.
 
Lorsque le garçon s’en fut allé, Maṇḍavya voulut savoir pourquoi
Dīpāyana se forçait à une vie ascétique :

L’esprit calme et en paix, ils renoncent au monde pour la


vie ascétique. Sauf exception, ils le font tous de leur plein
gré. Pour quelle raison menez-vous cette vie à
contrecœur ?

Dīpāyana lui répondit par ces mots :

Seul un idiot, un inconscient, dit-on, renonce au monde


puis y retourne. C’est cela qui me rend si réticent à
quitter la vie ascétique et c’est pourquoi je poursuis,
même si l’envie me fait défaut. C’est parce que la vie
spirituelle est vantée par les sages que je m’y astreins.

Ayant ainsi livré ses pensées, il demanda à son tour à


Maṇḍavya :

Vous avez comblé les ascètes, les brahmanes, et tous ceux


qui demandent l’aumône, de nourriture et d’autres
offrandes. Cette demeure fut une véritable auberge,
toujours fournie en victuailles. Pour quelle raison avez-
vous tant donné contre votre gré ?

Maṇḍavya s’expliqua ainsi :

Mon père et mon grand-père furent de fidèles et


généreux donateurs. Je n’ai pas voulu trahir la tradition
familiale. C’est la raison pour laquelle j’ai effectué ces
dons contre ma volonté.

Après avoir prononcé ces paroles, Maṇḍavya demanda à son


épouse :

Tu étais jeune et tendre lorsque tu quittas tes parents


pour devenir mon épouse. Ton esprit était alors peu
mature et pourtant tu ne m’as jamais fait part de ton
aversion à mon égard. Ô, femme si gracieuse, comment
as-tu pu ainsi vivre auprès de moi sans amour ?

Elle lui répondit alors :

Il n’est pas coutume dans mon clan de divorcer ou de se


séparer de son conjoint. Je n’ai pas voulu trahir cette
tradition. C’est pourquoi, contre ma volonté, je suis restée
auprès de toi.

Cependant, après avoir prononcé ces paroles, une pensée


traversa son esprit  : «  Mon secret a été révélé à mon mari, un
secret jamais révélé auparavant ! Il m’en voudra certainement et se
mettra en colère contre moi  ; je vais lui demander pardon en
présence de cet ascète, notre confident. »
Et elle prononça les vers suivants :

J’ai révélé ce qui aurait dû rester secret :


Pour le bien de notre fils, puissé-je être pardonnée.
Il n’y a pas d’amour plus grand que celui pour son
enfant.
Notre Yañña-Datta est revenu à la vie !

–  Lève-toi, ô mon épouse  ! dit Maṇḍavya. Tu es pardonnée. À


partir de maintenant ne me traite pas durement, je ne te ferai
jamais de reproche.
Puis le Bodhisatta déclara, s’adressant à Maṇḍavya :
–  Tu as commis une erreur en agissant contre ton gré et en
pensant qu’il n’y a pas de bénéfice à faire librement l’aumône. À
l’avenir, il te faut croire aux mérites des dons sincères et ainsi
donner de ton plein gré.
Maṇḍavya promit d’agir ainsi et s’adressa à son tour au
Bodhisatta :
–  Vénérable, vous avez vous-même commis une erreur en
acceptant nos dons alors que vous meniez une vie d’ascèse contre
votre volonté. À partir de maintenant, afin que vos actions puissent
produire des fruits abondants, parcourez le chemin spirituel avec
un cœur pur et tranquille, plein d’extase et de joie.
Puis les époux firent leurs adieux au Bodhisatta et s’en allèrent.
 
À partir de ce jour la femme aima son mari. Maṇḍavya, le cœur
léger, faisait l’aumône avec dévotion. Le Bodhisatta, quant à lui,
avait rejeté sa mauvaise volonté et pratiquait l’absorption
méditative, se destinant ainsi à la sphère céleste de Brahma.
Épilogue

La tradition 1 rapporte que lors de sa dernière existence, avant


de devenir le Bouddha Gautama, le Bodhisatta naquit au sein
d’une famille royale dans le Nord de l’Inde. Il fut appelé prince
Siddhattha, et sa mère, la reine Mahāmāyā, mourut peu de temps
après lui avoir donné naissance. Le Bodhisatta renonça à sa vie
laïque et aux privilèges de la royauté afin de s’engager pleinement
dans sa quête spirituelle. Il voulait percer le mystère de l’existence
et s’extraire des souffrances inhérentes de celle-ci, telles que la
maladie, la vieillesse et la mort. Il alla à la rencontre de plusieurs
guides spirituels parmi les plus réputés de son époque. Il étudia
auprès d’eux toutes les doctrines spirituelles alors répandues dans
le Nord de l’Inde et mit en pratique leur enseignement avec un
engagement profond. Cependant il n’obtint pas de réponse à ses
questions les plus essentielles. Il ne trouva personne pour lui
enseigner comment appréhender la vérité ultime sur lui-même, sur
la nature du corps et de l’esprit et leur interaction. Nul n’était en
mesure de lui indiquer l’origine et le sens de l’existence. Nul n’était
en mesure de lui indiquer la cause profonde des souffrances de la
vie ni comment s’en libérer. C’était comme si la voie de la
connaissance de soi avait été perdue. Il avait appris différentes
techniques de méditation auprès de plusieurs enseignants, ce qui
lui avait permis d’atteindre des niveaux très élevés de
concentration mentale. Mais ces facultés de concentration ne
suffisaient pas à éliminer les incompréhensions ou illusions qui
demeuraient dans son esprit, afin qu’il puisse faire l’expérience de
la vérité ultime de l’existence.
Une nuit de pleine lune, armé d’une immense détermination, il
décida alors de méditer sous un arbre jusqu’à atteindre la vérité
par l’éveil total de la conscience. Il avait la conviction que seule
l’introspection, l’observation intérieure de sa propre nature,
pourrait lui apporter les réponses qu’il cherchait. Car celles-ci ne
pouvaient être que le fruit d’une expérience directe des
caractéristiques des phénomènes physiques et mentaux qui se
manifestaient en lui-même, et ne pouvaient être issues de
doctrines.
Cette nuit-là, il explora les profondeurs de sa structure mentale
et physique en faisant usage de ses facultés d’observation
intérieure. Grâce aux pāramī développées au cours des
innombrables existences qu’il avait traversées depuis son vœu de
suivre la voie du Bodhisatta, sa quête fut couronnée de succès. Il fit
l’expérience de la nature ultime des phénomènes physiques et
mentaux et put réaliser qu’il s’agissait de phénomènes en
perpétuelle transformation, ne reposant sur aucune substance – ce
qui signifie que la réalité de l’existence est l’impermanence. Cette
découverte lui permit de transcender le champ de l’esprit et de la
matière et d’atteindre l’état du Nibbāṇa 2. Ainsi parvenu à l’état de
Bouddha, état d’éveil total, il avait brisé les chaînes qui
maintiennent les êtres prisonniers de la roue du devenir. Il avait
mis fin à la quête du Bodhisatta et, après cette dernière existence,
il intégrerait définitivement le Nibbāṇa.
La découverte de l’impermanence est déterminante. En effet,
c’est que tout soit impermanent dans l’existence qui permit au
Bouddha de comprendre que tout y est source de souffrance et
dénué d’essence. Si tout est impermanent, la souffrance ne se limite
pas aux expériences désagréables, mais s’étend aussi aux
expériences agréables, parce qu’elles ont nécessairement une fin et
ne peuvent apporter un bonheur durable. Ainsi notre attachement
aux expériences agréables de l’existence, vouées à disparaître,
porte en germe notre misère.
L’impermanence des phénomènes physiques et mentaux permet
également de comprendre que l’ego est une pure illusion  :
comment parler d’un moi identique à lui-même en l’absence de
substance ?
Désormais, le but du Bouddha jusqu’à la fin de sa vie serait
d’enseigner aux autres comment se libérer progressivement des
afflictions de l’existence, jusqu’à atteindre la libération finale et ne
plus connaître de nouvelle naissance.
À maintes reprises, il fut interrogé sur ce qu’était exactement le
Nibbāṇa. Il répondit que cet état ne pouvait être décrit car il est au-
delà de tout ce qui est connu dans les limitations de l’existence, de
l’espace et du temps. En comprendre la nature nécessite d’en avoir
une expérience directe. Il encourageait ceux qui venaient à lui à ne
pas se perdre en spéculations inutiles sur le Nibbāṇa, mais plutôt de
porter leurs efforts sur la pratique de la voie de la libération afin
de mener une vie de plus en plus heureuse et harmonieuse, avant
même d’avoir atteint le but final. C’est donc sur l’aspect pratique
de son enseignement que le Bouddha, animé d’une immense
compassion, d’après les témoignages de ceux qui l’auraient connu,
porta ses efforts pour le restant de sa vie.
Les bénéfices attendus s’obtiennent tout particulièrement au
travers de la pratique de la méditation 3 qui, en complément d’une
conduite de vie éthique, permet de modifier en profondeur le
comportement habituel de l’esprit. Il s’agit, par une observation
dirigée vers l’intérieur, de réaliser par soi-même la nature des
phénomènes physiques et mentaux et de déraciner les causes
véritables de l’ignorance, de l’avidité et de l’aversion, et finalement
d’éliminer la souffrance qu’elles engendrent. L’objectif immédiat de
cette pratique est d’aider à conserver un esprit équilibré tout en
faisant face aux vicissitudes de l’existence, mais également de
développer une plus grande bienveillance envers tous les êtres. En
effet, par la pratique de la méditation, l’intention de celui qui agit
devient alors moins égocentrique. Selon le Bouddha, la méditation
libère progressivement l’esprit de ses entraves, ce qui permet ainsi
de mieux développer ses pāramī. Ces concepts sur la nature
véritable de l’existence ne furent pas inventés par le Bouddha. À
son époque, ils étaient pour la plupart déjà connus sur le plan
théorique. Cependant, sa contribution essentielle fut de les
expliciter en s’appuyant sur sa propre expérience, de les mettre en
perspective par rapport au but de la libération et surtout de
donner les clés afin de pouvoir, à terme, en faire l’expérience par
soi-même. Selon lui, toute compréhension qui s’appuierait
uniquement sur un raisonnement logique ou une croyance serait
incomplète. Il adressa en ce sens les conseils suivants aux habitants
de Kālāma, qui lui avaient fait part de leurs doutes et perplexité
face à la diversité des croyances et des doctrines dont ils avaient eu
connaissance 4 :

Ne croyez pas en quelque chose, parce que vous l’avez


entendu maintes fois,
Ne croyez pas en quelque chose, parce que c’est une
croyance traditionnelle établie depuis des générations,
Ne croyez pas en quelque chose, parce qu’un grand
nombre de personnes y croit,
Ne croyez pas en quelque chose, parce que c’est en
accord avec un texte d’un sage réputé,
Ne croyez pas en quelque chose, parce que ça vous
paraît logique,
Ne croyez pas en quelque chose, parce que c’est en
accord avec vos convictions,
Ne croyez pas en quelque chose, parce que c’est affirmé
par un enseignant ou une personne d’autorité, pour
lequel vous avez un très grand respect,
Après l’avoir observé et analysé scrupuleusement, si
quelque chose vous semble en accord avec la raison et
bénéfique aussi bien pour vous-même que pour tout un
chacun, alors seulement acceptez-le et appliquez-le dans
votre vie.

1. La tradition la plus connue faisant référence aux textes en pāli des enseignements du
Bouddha est celle du Theravāda, qui signifie « enseignement des anciens » et qui s’est
diffusée notamment en Inde, en Birmanie, au Sri Lanka, en Thaïlande et au
Cambodge. L’autre grande tradition étant celle du Mahayana, qui signifie «  grand
véhicule » en sanskrit et fait référence aux textes des enseignements du Bouddha dans
cette langue. Elle s’est diffusée notamment en Chine, au Tibet, en Mongolie, en Corée
et au Japon.
2. Cf. note 2, p. 9.
3. Voir de S. N. Goenka, Trois Enseignements sur la méditation Vipassanā, Points, « Points
Sagesses », 2009.
4. D’après la traduction et adaptation anglaise de Sayagyi U Ba Khin, publiée dans l’essai
« What Buddhism is » de l’U Ba Khin Journal, Vipassana Research Institute. Le Sūtta
Kālāma fait partie du recueil Aṅguttara Nikāya, du Sūtta Piṭaka.
Remerciements

Cet ouvrage, qui a vocation à mieux faire connaître les Jātaka


auprès d’un public francophone, a suscité l’intérêt de plusieurs
personnes qui m’ont fait bénéficier de leurs compétences diverses et
que je tiens ici à remercier.
Daniel M. Stuart, chercheur et enseignant universitaire
spécialisé dans l’étude des pratiques bouddhistes, mais également
ami de longue date, fut l’un des tout premiers à m’apporter son
aide pour la réalisation de cet ouvrage. Ses recommandations de
références bibliographiques, ainsi que sa contribution à la sélection
et à la traduction des textes en pāli furent tout à fait significatives.
Par ailleurs, sa grande connaissance des textes anciens et des
recherches universitaires récentes, couplée à son opinion franche et
directe sur la façon d’appréhender les doctrines bouddhistes à
l’époque actuelle, m’ont permis d’établir plus distinctement
l’approche que je souhaitais donner à la présentation des concepts
fondamentaux de l’enseignement du Bouddha.
Mes remerciements chaleureux vont aussi à Sean Kerr,
chercheur universitaire et enseignant de pāli, pour sa contribution
à la sélection des Jātaka présentés ici et à la traduction de plusieurs
d’entre eux du pāli vers l’anglais dans un langage fluide et
moderne, qui ont servi de source à la traduction française et à son
adaptation.
Ma reconnaissance s’exprime tout naturellement à Edward B.
Cowell (1826-1903), ainsi qu’à tous les traducteurs des textes
originels en pāli vers l’anglais qui ont travaillé sous sa direction.
Leurs travaux de pionniers sur les Jātaka ont permis à des
anglophones d’avoir accès, dès la fin du XIXe  siècle, à ce trésor
littéraire. La traduction française et l’adaptation de plusieurs
Jātaka du présent ouvrage se sont appuyées sur ces traductions
anglaises.
La remarquable traduction anglaise du Jātaka Nidāna par N. A.
Jayawickrama a permis de rédiger la partie de l’introduction de
l’ouvrage intitulée « Le vœu de Sumedha ». Je remercie la Pāli Text
Society à Oxford de m’avoir donné l’autorisation d’utiliser certains
passages de cette traduction qu’elle a publiée sous le titre de The
Story of Gotama Buddha.
La sélection des textes pour la version définitive de l’ouvrage fut
grandement facilitée par le travail notable de classification des
Jātaka, réalisé par Jane McBride à mon intention.
William Hart et Nadia Helwig, enseignants de méditation
Vipassanā, ont apporté leur regard avisé sur la présentation des
concepts des enseignements du Bouddha, grâce à leur relecture
des premières versions de l’ouvrage, tout particulièrement de
l’introduction.
Les conseils et encouragements, prodigués par Elsa
Rosenberger, directrice de la collection «  Points Sagesses  » aux
Éditions du Seuil, tout au long des cinq années de maturation du
projet, furent déterminants pour permettre à cet ouvrage de voir le
jour. Elle-même, ainsi que les collaborateurs du Seuil, ont fourni un
travail d’édition d’une grande qualité professionnelle, dont je leur
suis tout à fait reconnaissant.
C’est à l’enseignement du pāli dispensé avec dévouement et
perspicacité par S.  N. Tandon et M. Manjappa que je dois la
découverte et l’apprentissage de cette langue ancienne indo-
européenne. Il m’a offert la possibilité d’avoir un accès direct aux
textes parmi les plus anciens sur l’enseignement du Bouddha.
Ann, Sylvia, Adrien et Marion Vu Dinh, par leur présence et leur
soutien au quotidien, ont contribué à créer un environnement
propice à la rédaction de cet ouvrage. C’est vers eux que se
dirigent spontanément mes pensées bienveillantes.
Ma plus profonde reconnaissance s’adresse à S. N. Goenka et à
la lignée des enseignants depuis le Bouddha Gautama, pour le don
du Dhamma, qui est la véritable inspiration ayant guidé
l’accomplissement de ce projet.
 
Bibliographie

Traductions
Les traductions exhaustives des Jātaka en langue occidentale
n’existent qu’en anglais :
The Jātaka or Stories of the Buddha’s Former Births, traductions
depuis le pāli par plusieurs auteurs sous la direction de
Edwards B. Cowell, Oxford, Pāli Text Society (PTS), 1895-1896.
The Story of Gotama Buddha (Jātaka-nidana), traduit par N.  A.
Jayawickrama, Oxford, PTS, 1990.
 
En français, outre la présente sélection, on trouve un conte :
Le «  Vessantara Jātaka  » ou l’avant-dernière incarnation du Bouddha
Gotama. Une épopée bouddhique, présentation et traduction de
Jean-Pierre Osier, Éditions du Cerf, coll.  «  Patrimoines.
Bouddhisme », 2010.

Sur les Jātaka
Ten Jātaka Stories. A Pāli Reader, par I. B. Horner, Luzac (Londres),
1957.
The Jātakas. Birth Stories of the Bodhisatta, par Sarah Shaw,
Penguin Books India, 2006.
Jataka Stories in Theravada Buddhism. Narrating the Bodhisatta Path,
par Naomi Appleton, Ashgate (Farnham, Surey), 2010.

Sur les enseignements du Bouddha
L’Art de vivre, William Hart, Éditions du Seuil, coll. «  Points
Sagesses », 1997.
Les Entretiens du Bouddha. La traduction intégrale de 21  textes du
Canon bouddhique, Môhan Wijayaratna, Éditions du Seuil, coll.
« Points Sagesses », 2001.
L’Enseignement du Bouddha d’après les textes les plus anciens, Walpola
Rahula, Éditions du Seuil, coll. « Points Sagesses », 2004.

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