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Chapitre 7

La scène
d’énonciation

7.1. Les trois scènes


7.1.1. Une triple interpellation
Un texte n’est pas un ensemble de signes inertes, c’est la trace
d’un discours où la parole est mise en scène.
Reprenons notre publicité pour préparations amaigrissantes
(voir chap. 6, p.  76). Elle est associée à une petite photo placée
dans le coin gauche : celle d’une jeune femme en tailleur-­pantalon
qui téléphone, assise, sur l’accoudoir d’une chaise de bureau.

Quelle est la scène d’énonciation de ce texte ? À une telle


question on peut donner trois réponses, selon le point de vue
auquel on se place :
–– la scène d’énonciation est celle d’une publicité (type de
discours) ;
–– la scène d’énonciation est celle d’une publicité pour pro-
duits amaigrissants dans un magazine féminin (genre de
discours) ;
–– la scène d’énonciation est celle d’une conversation télépho-
nique où, de son bureau, une femme en tailleur-­pantalon
appelle une personne familière.
La lectrice du magazine où figure ce texte se trouve prise si-
multanément dans ces trois scènes. Elle est interpellée à la fois
comme consommatrice (scène publicitaire), comme lectrice de maga-
zine soucieuse de rester mince (scène du genre de discours) et comme
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interlocutrice et amie d’une femme au téléphone (scène construite


par le texte). On parlera pour le premier cas de scène englo-
bante, pour le second de scène générique, pour le troisième de
scénographie.

7.1.2. Scène englobante et scène générique


La scène englobante est celle qui correspond au type de discours.
Quand on reçoit un tract dans la rue, on doit être capable de dé-
terminer s’il relève du type de discours religieux, politique, publi-
citaire…, autrement dit sur quelle scène englobante il faut se pla-
cer pour l’interpréter, à quel titre il interpelle son lecteur, en fonc-
tion de quelle finalité il est organisé. Une énonciation politique,
par exemple, implique un citoyen s’adressant à des citoyens.
Caractérisation, minimale certes, mais qui n’a rien d’intemporel :
elle définit le statut des partenaires et un certain cadre spatio-­
temporel. Dans de nombreuses sociétés du passé il n’existait pas
de scène englobante spécifiquement politique. On ne peut pas
parler non plus de scène administrative, publicitaire, religieuse,
littéraire, etc., pour n’importe quelle société et n’importe quelle
époque.
Dire que la scène d’énonciation d’un énoncé politique est
la scène englobante politique, celle d’un énoncé philosophique
la scène englobante philosophique, etc., est insuffisant : un co-­
énonciateur n’a pas affaire à du politique ou du philosophique
non spécifié, mais à des genres de discours particuliers. Chaque
genre de discours définit ses propres rôles : dans un tract de cam-
pagne électorale il va s’agir d’un candidat s’adressant à des élec-
teurs, dans un cours il va s’agir d’un professeur s’adressant à des
élèves, etc.
Ces deux « scènes » définissent conjointement ce qu’on pour-
rait appeler le cadre scénique du texte. C’est lui qui définit l’es-
pace stable à l’intérieur duquel l’énoncé prend sens, celui du type
et du genre de discours. Le lecteur de la publicité pour les sachets
« Week-­End » ne la lit qu’avec ce cadre présent à l’esprit.
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7.2. La scénographie
7.2.1. Une boucle paradoxale
Ce n’est pas directement au cadre scénique qu’est confronté le
lecteur, c’est à une scénographie. Les auteurs de cette publicité
auraient très bien pu vanter leur produit à travers une tout autre
scénographie : de la poésie lyrique, un mode d’emploi, une devi-
nette, une description scientifique, etc. La scénographie a pour
effet de faire passer le cadre scénique au second plan ; la lec-
trice de notre publicité est ainsi prise dans une sorte de piège,
puisqu’elle reçoit le texte d’abord comme une conversation télé-
phonique, et non comme une publicité d’un genre déterminé.
Tout discours, par son déploiement même, prétend convaincre
en instituant la scène d’énonciation qui le légitime. La marque qui
donne la parole à une employée de bureau au téléphone impose
cette scénographie en quelque sorte d’entrée de jeu ; d’un autre
côté, c’est à travers cette énonciation même qu’elle peut légitimer
cette scénographie qu’elle impose ainsi : si elle touche son public,
si elle parvient à faire accepter aux lectrices la place qu’elle prétend
leur assigner dans cette scénographie. Toute prise de parole est en
effet, à des degrés divers, une prise de risque ; la scénographie
n’est pas simplement un cadre, un décor, comme si le discours
survenait à l’intérieur d’un espace déjà construit et indépendant
de ce discours, mais l’énonciation en se développant s’efforce de
mettre progressivement en place son propre dispositif de parole.
La scénographie implique ainsi un processus en boucle para-
doxale. Dès son émergence, la parole suppose une certaine situa-
tion d’énonciation, laquelle, en fait, se valide progressivement à
travers cette énonciation même. La scénographie est ainsi à la fois
ce dont vient le discours et ce qu’engendre ce discours ; elle légitime un
énoncé qui, en retour, doit la légitimer, doit établir que cette scé-
nographie dont vient la parole est précisément la scénographie
requise pour énoncer comme il convient, selon le cas, la poli-
tique, la philosophie, la science, ou pour promouvoir telle mar-
chandise… Plus on avance dans la lecture de la publicité « Week-­
End » et plus on doit se persuader que c’est le coup de téléphone
d’une amie qui constitue la meilleure voie d’accès à ce produit.
Ce que dit le texte doit permettre de valider la scène même à
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travers laquelle ces contenus surgissent. Pour cela, la scénogra-


phie doit être adaptée au produit : il doit exister une convenance
entre téléphoner à une amie entre deux rendez-­vous et les carac-
téristiques attribuées aux sachets Week-­End.
Une scénographie ne se déploie pleinement que si elle peut
maîtriser son propre développement, maintenir une distance
à l’égard du co-­énonciateur. En revanche, dans un débat, par
exemple, il est très difficile pour les participants d’énoncer à tra-
vers leurs scénographies : ils n’ont pas la maîtrise de l’énonciation
et doivent réagir sur le champ à des situations imprévisibles sus-
citées par les interlocuteurs. En situation d’interaction vive, c’est
alors bien souvent la menace sur les faces (voir chap. 2, p.  76)
et l’ethos (voir chap. suivant) qui passent au premier plan.

7.2.2. Scénographie et genre de discours


En prenant pour exemple un texte publicitaire nous avons choisi
un genre de discours qui, du point de vue de la scénographie, a un
statut privilégié. Le discours publicitaire est en effet de ces types
de discours pour lesquels on ne peut pas préjuger à l’avance de
la scénographie qui va y être mobilisée. Il existe, en revanche, des
types de discours dont les genres impliquent des scènes énoncia-
tives en quelque sorte figées : le courrier administratif ou les rap-
ports d’expert se développent en règle générale sur des scènes très
contraintes, ils se conforment aux routines de la scène générique.
D’autres genres de discours sont davantage susceptibles de
susciter des scénographies qui s’écartent d’un modèle préétabli.
Ainsi, dans un genre que l’on pourrait penser très contraint, le
guide touristique, le Guide du routard a pris le parti d’innover, en
mettant en scène le « style parlé » (voir chap. 6, p.  76) d’un
énonciateur jeune qui s’adresserait à un co-­énonciateur jeune :

Cattedrale di San Lorenzo


(…) Elle affiche une belle façade gothique en marbre polychrome
à bandes noires et blanches alternées, motif typique de la ville.
Au tympan, ce pauvre saint Laurent dans les flammes. Jetez un
coup d’œil sur le flanc droit pour admirer le portail latéral de
style roman avec ses colonnes sculptées. Intérieur majestueux
et sobre. Saint Jean Baptiste, patron de Gênes, a été particuliè-
rement gâté : la façade de sa chapelle est des plus réussies. Elle
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abrite une châsse contenant les reliques du saint. À noter, dans


un mur, une bombe anglaise de la dernière guerre qui s’est encas-
trée sans exploser. Un vrai miracle !
(Le Guide du routard, Italie du nord, Paris, Hachette, 2009,
p. 265)

Un passage comme celui-­ci satisfait aux obligations qu’im-


pose le genre « guide touristique ». Mais il le fait en imposant une
scénographie qui tranche sur les autres textes du même genre. Au
lieu de se contenter de l’énonciation de type didactique qui est
habituelle dans ces guides où l’énonciateur efface les marques de
sa présence, le Guide du routard développe une scénographie ori-
ginale, qui introduit dans un texte qui relève de l’écrit normé des
marques de style parlé et de registre familier : emploi d’un adjec-
tif évaluatif affectif (“pauvre”), d’une locution familière (“a été
gâté”), présence de plusieurs phrases sans verbe…. Cette scéno-
graphie n’a pas été choisie au hasard, elle est censée conforme
à l’ethos (voir chap. 8) du “routard” et ressemble par bien des
aspects à celles que privilégie le quotidien Libération.

7.2.3. Scénographies diffuses et spécifiées


Avec cette publicité pour les produits Week-­End nous avons affaire
à une scénographie spécifiée de manière précise par le texte : une
conversation téléphonique avec une amie. Mais ce n’est pas toujours
le cas ; ainsi dans cette autre publicité pour les produits Week-­End :

Week-­End est un nouveau repas minceur qui vous permet de


doser vos efforts.
Selon les kilos que vous avez à perdre et la vitesse à laquelle vous
voulez les perdre, vous choisissez une cure d’une journée, de
trois jours ou de cinq jours.
Week-­End existe en deux versions : salée (goût légumes) et su-
crée (goût vanille).
Il contient des fibres et tous les éléments nutritionnels néces-
saires à votre équilibre, c’est pourquoi votre médecin ou votre
pharmacien vous le conseilleront en toute tranquillité.

L’énonciateur commence par faire entrer le produit dans une


catégorie (« un nouveau repas minceur »), puis il donne son
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mode d’emploi (« selon les kilos… ») et enfin sa composition


(« Week-­End existe en deux versions… »). Ce schéma évoque à la
fois le mode d’emploi, l’article d’encyclopédie, le cours, etc. On
notera d’ailleurs que le texte s’achève sur l’évocation du médecin
et du pharmacien, figures par excellences du détenteur de savoir en
matière de santé. La scénographie de ce texte est diffuse : elle
renvoie à un ensemble vague de scénographies possibles d’ordre
scientifique et didactique et non à un genre de discours précis.

7.3. Scènes validées
7.3.1. La « Lettre à tous les Français »
Ces trois plans de la scène d’énonciation, on peut les voir à
l’œuvre dans la « Lettre » rédigée par François Mitterrand lors de
la campagne présidentielle de 1988. Pour favoriser sa réélection
on publia dans la presse et on adressa par la poste à un certain
nombre d’électeurs cette « Lettre à tous les Français ».
Le sens de cet énoncé politique ne se réduit pas à son seul
contenu, il est inséparable de sa mise en scène épistolaire, sou-
lignée par le fait que la formule d’adresse (« Mes chers compa-
triotes ») ainsi que la signature (« François Mitterrand ») sont
manuscrites. La mise en page renforce cet effet de correspon-
dance privée : à gauche du texte est laissée une marge matériali-
sée par un trait, un peu comme dans un cahier d’écolier :

Mes chers compatriotes,


Vous le comprendrez. Je souhaite, par cette lettre, vous parler
de la France. Je dois à votre confiance d’exercer depuis sept ans
la plus haute charge de la République. Au terme de ce mandat,
je n’aurais pas conçu le projet de me présenter de nouveau à vos
suffrages si je n’avais eu la conviction que nous avions encore
beaucoup à faire ensemble pour assurer à notre pays le rôle qu’on
attend de lui dans le monde et pour veiller à l’unité de la Nation.
Mais je veux aussi vous parler de vous, de vos soucis, de vos es-
poirs et de vos justes intérêts.
J’ai choisi ce moyen, vous écrire, afin de m’exprimer sur tous les
grands sujets qui valent d’être traités et discutés entre Français,
sorte de réflexion en commun, comme il arrive le soir, autour de
la table, en famille.
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La scène englobante est celle du discours politique, dont les par-


tenaires sont liés dans l’espace-­temps d’une élection.
La scène générique est celle des publications par lesquelles un
candidat présente son programme à ses électeurs.
La scénographie est celle de la correspondance privée, qui
met en relation deux individus qui entretiennent une relation
personnelle.
Or cette scénographie invoque au troisième paragraphe
la caution d’une autre scène de parole : « sorte de réflexion en
commun, comme il arrive le soir, autour de la table, en famille ».
Ainsi, ce n’est pas seulement une lettre que l’électeur est censé
lire : il doit participer imaginairement à une réflexion en famille
autour de la table, le président endossant implicitement le rôle
du père et affectant aux électeurs celui des enfants. Cet exemple
illustre un procédé très fréquent : une scénographie peut s’ap-
puyer sur des scènes de parole qu’on dira validées, c’est-­à-­dire
déjà installées dans la mémoire collective, que ce soit à titre de
repoussoir ou de modèle valorisé. La conversation familiale au
repas est l’exemple d’une scène validée valorisée dans la culture
française. Le répertoire des scènes disponibles varie en fonction
du groupe visé par le discours : une communauté de conviction
forte (une secte religieuse, une école philosophique…) possède sa
mémoire propre ; mais, de manière générale, à tout public, fût-­il
vaste et hétérogène, on peut associer un stock de scènes qu’on
peut supposer partagées. Si nous parlons de « scène validée » et
non de « scénographie validée », c’est parce que la « scène validée »
n’est pas à proprement parler du discours mais un stéréotype
autonomisé, décontextualisé, disponible pour des réinvestisse-
ments dans d’autres textes. Elle se fixe aisément en représenta-
tions archétypiques popularisées par les médias. Il peut s’agir
d’événements historiques (l’appel du 18 juin) comme de scènes
génériques (la carte postale, la conférence…).

7.3.2. Les tensions entre les scènes


Le lecteur de la « Lettre à tous les Français » reçoit ainsi à la fois
un échantillon de discours politique (scène englobante), un pro-
gramme électoral (scène générique) et une lettre personnelle
(scénographie) qui se présente elle-­même comme une discussion
en famille (scène validée). Mais les relations entre ces diverses
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scènes peuvent s’avérer potentiellement conflictuelles. Ainsi, la


scène générique du programme électoral s’harmonise a priori mal
avec une correspondance privée ; quant à la scène validée de la
discussion en famille, elle constitue une interaction vivante entre
plusieurs énonciateurs, alors qu’un programme électoral et une
lettre supposent des énonciations monologales (= où il n’y a qu’un
seul énonciateur). Ces tensions ne peuvent être totalement réso-
lues, mais le texte s’attache à les atténuer, à les faire oublier. C’est
ce que l’on voit dans la dernière phrase, qui introduit une scène
validée pour justifier la conversion de la scène politique en scène
épistolaire :

J’ai choisi ce moyen, vous écrire, afin de m’exprimer sur tous les
grands sujets qui valent d’être traités et discutés entre Français,
sorte de réflexion en commun, comme il arrive le soir, autour de
la table, en famille.

En fait, cette résolution de la contradiction est purement ver-


bale. Le groupe nominal « réflexion en commun » joue sur deux
tableaux : « réflexion » va dans le sens de la pensée personnelle et
« en commun » dans le sens de la discussion. Mais comment une
lettre peut-­elle être une « réflexion en commun » ? En fait, c’est
le mouvement du texte, la dynamique de la lecture qui résout
pratiquement la difficulté. On le voit, énoncer n’est pas seulement
avancer des idées, c’est aussi essayer de mettre en place, de légi-
timer le cadre de son énonciation.

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