Vous êtes sur la page 1sur 2

UN MEC GÉNÉREUX

- Les gars, c’est ma tournée !


- Merci, Jo !

Il s‘appelait Joseph mais on l’appelait Jo. Il disait que ‘Joseph’ était trop long à prononcer, qu’on devait
économiser nos salives. Jo avait des jolies qualités. Il était drôle, fraternel, et puis il avait cet
appartement immense, joliment décoré. On peut dire sans se tromper que ça marchait fort pour lui,
et il nous le rendait bien. Je ne compte plus les soirs où il nous a invités, nous et nos petites amies. Il
nous laissait le canapé et se réservait un tapis sur le parquet, tout effiloché et bien poussiéreux. À force
de s’y poser, son cul avait fini par l’user.

- Gardez vos places fétiches les gars ! Je l’adore mon vieux tapis !

Inutile d’épiloguer, Jo était un mec généreux, toujours prêt à rendre service. Il nous aurait donné sa
montre si on lui avait demandé l’heure, et sa sœur s’il en avait eu. Une fois, entre deux tequilas, il nous
a appris qu’il avait perdu son travail et alors on était tous dépités. Lui restait optimiste.
- Je ne voulais pas rester toute ma vie agent immobilier ! Ne faites pas cette tête,
et venez trinquer – j’invite !

Il faut dire que son salaire était loin d’être mérité. Le bruit courait qu’en matière d’immobilier, Jo
n’était pas une pointure. Plutôt que de vanter la surface du salon, la proximité avec les commerces ou
le calme de la rue, il confiait aux clients qu’ils pouvaient trouver mieux, plus spacieux, plus central et
bien moins chère. Il n’était peut-être pas fait pour ça en somme.

La semaine d’après, il nous invitait tous à dîner. Depuis sa fenêtre, il nous a demandé de monter au
sixième étage et non au cinquième.

-Et pourquoi ça Jo ? avons-nous crié.

Pour une surprise, c’était une surprise. Jo-le-chômeur, comme on l’appelait depuis son licenciement,
avait délaissé son appartement pour le studio du dessus, une chambre de bonne avec toilette sur le
palier. Il aurait pu nous prévenir, au moins le dire à Max, car Max a un gros bide, et un gros bide ça
prend de la place. Pour se rattraper, Jo nous a préparé dans sa cuisine de poupée un vrai festin : bifteck
sauce roquefort, pommes de terre sarladaises, Saint-Nectaire, le tout arrosé de Ventoux. Jo était un
sacré cuisinier, mais mauvais bricoleur. Après le repas, il nous a montré de quelle manière il avait
construit sa mezzanine en bois. La structure brinquebalait au possible si bien qu’un petit coup de pied
à la base aurait suffi à ce que tout s’écroule.

Deux mois plus tard, Jo ne m’avait donné aucune nouvelle. J’étais d’autant plus inquiet qu’il avait un
téléviseur à me prêter, et c’est le genre de promesse qu’on tient. J’ai tapé à la porte de son taudis mais
cette loque n’a pas répondu. C’est à quelques rues de son immeuble que je l’ai retrouvé, assis en
tailleur, couvert d’un gros manteau. Il m’a tout de suite rassuré, affirmant que c’était provisoire, qu’il
ne fallait pas s’alarmer, précisant qu’il n’était pas clochard mais dans une galère de rien du tout. J’ai
eu beau lui proposer une place sur mon canapé, il n’a rien voulu savoir. Il faut dire que ça m’aurait pas
mal dérangé de l’avoir dans les pattes du matin au soir.
-Tu fumes toujours ? qu’il m’a demandé
-Oui, pourquoi ?
-Prends mes cigarettes, j’ai arrêté, ça me fait un bien fou.

Toujours généreux ce Jo, même dans un caniveau. Pour vous dire, il refusait même les pièces et les
casse-croûtes que les passants voulaient bien lui donner. Son histoire m’a quelque peu désolé quand
même, et je suis passé le voir le lendemain. Il y avait une carcasse de pigeon sanguinolente à ses pieds
– un drôle de spectacle. L’œil du volatile me fixait atrocement.

- Qu’est-ce que c’est que ce cadavre à côté de toi ? je demandais


- T’en veux un bout ?

Jo m’a bien fait rire sur ce coup-là. Pour un peu j’avais pensé qu’il venait de manger le pigeon tant il
avait faim. Je lui ai ensuite donné une couverture, de quoi manger et lire. Il a refusé – sauf la
couverture, une belle couverture épaisse, un joli cadeau en fin de compte.

- Merci pour la couverture, à part ça, j’ai tout ce qu’il me faut. D’ailleurs, j’ai trop de livres,
prends les miens, ils m’encombrent.

J’ai voulu tenir le reste de la bande au courant, il fallait qu’ils sachent dans quel pétrin Jo s’était fourré.
À peine ai-je eu le temps de commencer l’histoire que tous ont eu la même réponse, comme quoi Jo
était un sacré égoïste, qu’il n’organisait plus de dîner, qu’il nous invitait plus au bar, qu’il nous avait
abandonné comme de vulgaires papiers de sandwich. Ils m’avaient presque convaincu. Aussi Jo avait
oublié deux anniversaires ces derniers jours – et vivre dans la rue n’excuse pas tout.
J’avais arrêté de lui rendre visite pendant plus d’un mois quand un détail m’a alerté au hasard d’une
rue : un clochard portait sur ses épaules la couverture que j’avais offerte à Jo – précisément la même,
imprimée de motifs bleus. J’ai tourné dingue et suis passé le voir. Il n’avait pas bougé d’un poil de cul,
il était là, dans le même quartier, sans chemise – vêtu de son seul slip – la tête dans les épaules.

- Dis-donc Jo, que tu nous fasses plus de cadeaux, je peux comprendre, passons, mais accepte
au moins ceux qu’on te fait. On se l’est dit avec les autres. Tu sais ce que t’es ? Un ingrat !
Après lui avoir dit ça, je suis allé chercher au fond de la gorge un gros mollard que j’ai craché lentement,
avec la précision d’un chirurgien, au milieu de sa tronche. Il s’est confondu en excuses avant de
s’essuyer le visage. C’est à ce moment-là que j’ai vu sa main, amputée de trois doigts, pleine
d’hématomes. Ce n’était pas ragoûtant, il avait fini par bouffer ses propres doigts. D’un coup de canif
bien appuyé, il s’est sectionné le pouce sans douleur avant de me le proposer.

-T’en veux un bout ?


-Non, je n’en veux pas de ta chaire dégueulasse, lui ai-je dit avant de balancer son doigt au milieu de
la route.

C’est la dernière fois que j’ai vu Jo. J’ai appris plus tard qu’il avait été transféré à l’hôpital. Le personnel
soignant a fait preuve de beaucoup de patience. Ils ont accepté toutes les requêtes de Jo-la-diva
comme on l’appelait là-bas. Jo souhaitait dormir à-même le sol et refusait les plats qu’on lui préparait.
Il préférait ramper sur ses membres arrachés pour apporter son plateau aux chambres d’à côté. Par sa
faute, le service de nettoyage devait passer la serpillière chaque jour tout au long du couloir.
Heureusement, leur calvaire a été de courte durée : Jo a finalement été retrouvé sans vie. De lui il ne
restait plus qu’un corps démembré et ce petit mot mal écrit sur un bout de papier : « sans fleur ni
couronne ».

Vous aimerez peut-être aussi