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Conférence du philosophe Alexandre Jollien sur « 

La sagesse espiègle » - Emergences, le


21/02/2019

Je vous invite d’abord à vérifier si vous êtes vraiment là. Si vous êtes comme moi, souvent mes fesses
sont à un endroit, et ma tête se trouve ailleurs. Je vous propose une minute de centrage : ceux qui
aiment méditer respirent et se concentrent sur leur respiration ; ceux qui n’aiment pas méditer ne
respirent pas 😉

J’oublie souvent de me présenter. C’est difficile de savoir qui on est, donc je résume. Je m’appelle
Alexandre Jolien, et je suis espiègle. Certains me disent sage : est-ce parce que je suis espiègle que je
suis sage, ou parce que je suis sage que je suis espiègle ?

Je suis venu vous parler de la « sagesse espiègle ». Par où commencer ?

Depuis quelques jours, j’aide mon fils de 13 ans à faire des résumés de ses cours en vue des
examens. C’est dur. Le soir, pour passer le cap, il me demande de lui raconter mon enfance. Je
raconte des trucs rigolos. Associées, à cela, des saloperies affectives, une enfance de merde.
L’exercice que m’offre mon fils, c’est d’aller revisiter tout ça avec le sourire. La vie est tragique ; on
ne maîtrise pas grand-chose. Et au plus on veut maîtriser, au plus on morfle. Moi j’aime l’image d’un
bonhomme zen. Relax : nothing is onder control.

Le fait qu’on ne contrôle pas grand-chose entraîne à la philosophie du « non sérieux ». « Il faut
encore porter du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse », disait Nietzsche.

Il y a deux visions de la spiritualité. La première est une vision « corrective » : « Comment est ‘‘plus’’
ceci, ou ‘‘moins’’ cela ? ». La seconde est une vision de pacification : « Comment faire la paix avec le
monde tel qu’il existe, avec son enfance telle qu’elle est ?, comment se réconcilier avec le Grand
Tout ? » Je préfère de loin la seconde. La sagesse n’est pas une orthopédie de l’âme. Elle n’a pas
vocation à nous « corriger ». Elle ne nous tape pas sur les doigts. La sagesse, c’est l’art de danser dans
le chaos. D’être totalement là avec ses blessures, ses traumatismes, en plein dans le chaos. Depuis
que je suis rentré de Corée, complètement traumatisé, je me dis tout le temps : « C’est le bordel,
mais il n’y a pas de problème ». C’est devenu mon mantra, ma règle de vie.

Il faut s’attacher à distinguer ce qui dépend de moi et ce qui n’en dépend pas. Et pas une fois pour
toutes ; tout le temps. Le tragique de l’existence, ce sont les psychodrames qu’on s’invente, les
ruminations, la colère, tout ça.

Tous les gens que j’admire – le maître tibétain Chögyam Trungpa (écrivez-le comme ça se
prononce 😉), Maître Eckhart, Nietzsche, Spinoza – défendent l’idée qu’il n’y a pas de salut. C’est
vachement détendant ! Trungpa dit que la sagesse se trouve partout. Il n’y a pas de concessionnaires,
de revendeurs agréés de la sagesse. La sagesse, c’est l’art de jouir de la vie, de danser dans le chaos.

Moi j’ai appris la méditation zen « à fond », pendant trois ans : je méditais 3 heures par jour ! Je me
disais qu’après ça, je serais un handicapé « royal », que j’allais impressionner tout le monde. Je
n’avais rien compris ! J’étais tombé dans le matérialisme spirituel : quand on fait quelque chose « à
fond », on tombe dans une logique de compensation : on « compense » quelque chose avec énergie,
pour soigner son ego. Or l’ego, c’est ça, la souffrance ! Tout projet de l’ego est voué à l’échec. Et
évidemment, au sortir de ma « cure » de méditation zen, je me suis retrouvé avec les mêmes
blessures, les mêmes problèmes, les mêmes traumatismes. De quelque chose de complètement
boiteux au départ, on peut faire quelque chose de beau. C’est ça le merveilleux de la vie : le travail
spirituel « tranquille » nous délivre même d’un départ boiteux.
Gamin, je vivais dans une institution pour handicapés. Il y avait là une joie absolue. La joie est
immense quand elle accompagne la création de soi. La joie, c’est l’idée de se mettre en progrès,
d’inscrire sa vie dans une dynamique. Quel progrès j’ai accompli aujourd’hui ? De quoi je me suis
libéré ? Le bonheur, c’est de l’ordre de la libération. L’éveil, c’est le relâchement total du psychisme ;
du physique et du spirituel. Ce n’est pas quelque chose qui se construit, mais plutôt quelque chose
qui se libère, qui se désentrave. Quelque chose qui est déjà là, présent, sous les traumatismes.

Le bouddhisme dit que la passion peut devenir objet de méditation. La gloutonnerie elle-même peut
être objet de méditation. Quand on pète les plombs, on croit que la spiritualité n’est plus de notre
domaine. C’est faux : il faut se départir de la sagesse programmée, écolée. Il n’y a pas de menu, pas
de carte de la sagesse. C’est faire corps avec le réel tel qu’il est, avec ses passions, avec ses
pulsions.On peut méditer avec ses soucis, être « avec » ses soucis. Le souci est avec moi, mais je ne
suis pas « dans » le souci. Je me tiens à ses côtés, bien présent.

Trungpa sera notre premier guide de cette soirée. Il dit en substance qu’il faut regarder la spiritualité
avec le regard d’un garagiste. Quand on amène sa voiture au garage, le garagiste ne juge pas le
conducteur : il retrousse ses manches et se demande comment remettre la voiture en état de
marche.

A l’inverse, quand on écoute quelqu’un qui souffre, on est souvent dans le conseil, le blabla : « Si
j’étais à ta place, etc. » (et moi, quand on me dit ça, je me dis toujours : « si ce type était à ma place,
où serais-je, moi ? ») Ramener l’histoire de l’autre à ses propres catégories, à ses projections, cela
s’appelle le « complexe d’équivoque ».

Pour Trungpa, aimer l’autre, c’est l’aimer dans sa différence. Quand j’aime ma femme, je n’aime pas
un clone de moi-même. On fait souvent ménage à trois : on vit avec sa femme ou son mari, et aussi
avec celle/celui qu’on aimerait avoir. Il faut sortir de ses représentations, de ses projections.

Je me souviens d’une réunion de parents à l’école de mon enfant. Il fallait écrire un petit mot pour
son enfant. Avec mon handicap, je ne savais pas bien écrire. J’ai donc demandé à l’institutrice de
cacher mon mot, pour que mon fils ne soit pas gêné. Plus tard, j’ai retrouvé ce mot dans la chambre
de mon fils. « Tu n’as pas eu honte ? », lui ai-je demandé. « Au contraire, je le regarde tous les
jours » », m’a-t-il répondu. J’étais en plein dans mes projections, et lui était tout à fait ailleurs. On est
super équipés pour analyser le réel (on fait des liens sans arrêt, des comparaisons). On est sujet aux
biais, aux interprétations. Nietzche insiste, lui, sur le « pathos de la distance » : l’autre ne se réduit
pas à mes catégories de pensées. La sagesse espiègle, c’est un déménagement intérieur : on s’en va
loin de ses terres de représentation et de projections.

J’ai appris la méditation au pas de charge. J’ai été au service militaire de la méditation (3h/jour en
toutes circonstances). Je respirais tant bien que mal. J’étais complètement à côté de mes pompes.
Quand je suis sorti de cette retraite, j’ai rencontré un gars bien viril, avec un physique de
camionneur. On est partis en Corée ensemble. Pour ne pas dépenser trop, on logeait dans des
bordels complètement glauques. Lui buvait ses bières et jouait à ses jeux électroniques avec un
sourire banal. Cela a été un choc énorme pour moi. Quand j’ai vu un jour ce corps sous la douche, j’ai
vu ce que j’aurais voulu être. Cette vision a déclenché la pire période de ma vie : la dépendance,
l’attachement. Ce qui m’a sauvé, c’est l’intuition de Trungpa et de Spinoza : il ne sert à rien de se
blâmer, de se condamner. Il faut dire, avec bienveillance : « Qu’est-ce qui se passe là ? » Tout peut
devenir objet de progrès. Rien n’est condamnable. Alors que j’étais complètement dépendant, la
liberté se faisait jour en moi.
J’aime l’image du caravanier qui traverse le désert, étape par étape. L’état mental dépressif, le
psychisme, ça peut désespérer. On peut se trouver dans le brouillard total. Et, en même temps, c’est
une étape dans la vie, et cela peut déboucher sur des progrès intérieurs énormes.

Il faut avoir le regard d’un garagiste sur sa propre vie : quel est mon état intérieur ?, quelle est
l’étape de ma vie que je traverse ? Il faut avoir de vrais amis. C’est quoi, un ami ? C’est l’ami de tes
emmerdes. Aristote disait qu’un ami était quelqu’un qui nous aidait à progresser dans la vie. Un ami,
pour moi, c’est un peu comme une polyclinique, c’est-à-dire un endroit où on peut aller quelles que
soient ses pathologies, quel que soit son état : on vous y accepte toujours. La polyclinique, c’est aussi
l’idée que le regard que l’on porte sur l’autre peut guérir. L’inverse est vrai aussi : « L’enfer c’est les
autres », disait Sartre. Le regard de l’autre nous constitue dans notre intimité.

On va tous claquer, mais il y a une possibilité d’aller vers plus de solidarité. La solidarité, c’est une
attitude de non jugement total. Et ça commence avec soi. Le regard d’envie est violent. Tôt ou tard, il
te pète à la figure. L’amour, ce n’est pas mièvre. C’est tout le contraire. Tant que l’on est dans la
logique de plaire, tant que nos sourires ne sont que des « aimez-moi », on est soumis au regard de
l’autre.

Les deux dangers, c’est la tyrannie du « Je » (on n’obéit qu’à soi), et la tyrannie du « on » (on est
soumis au regard de l’autre).

La sagesse espiègle, c’est un déménagement intérieur. Il s’agit d’apprivoiser le chaos pour que la
violence ne soit jamais à l’origine de nos actes. Oser un équilibre, se débarrasser d’un chaos
tyrannique.

Trungpa et Nietzsche, je me les administre tous les soirs. Ils me réconcilient avec le réel, avec le
chaos. Tant qu’on croit qu’il faut se protéger du chaos, on est mal barre.

La souffrance est généralisée, de la naissance à la mort. Le Bouddha dit qu’il y a trois types de
souffrances : la souffrance physique et mentale ; la souffrance causée par le changement ; la
souffrance causée par le conditionnement.

Spinoza dit, lui, que le malheur et le bonheur des hommes viennent d’une seule et même chose : de
ce à quoi nous sommes attachés par amour. Or tout est éphémère, tout passe ; il ne faut donc
s’attacher à rien. L’idée de s’accrocher à quelque chose pour moins souffrir engendre déjà une
souffrance : on construit des murs, des digues, pour se protéger.

Même la paix et la joie, si l’on s’y accroche, deviennent souffrance. Vouloir un ego qui ne souffre pas,
c’est mal barré.

La grande réconciliation, c’est faire la paix avec le réel, tel qu’il est, tel qu’il vient.

L’amour consiste à aider l’autre à relâcher ses tensions. A l’aider à se détendre. Qu’est-ce qui nous
relâche intérieurement ? Renoncer à l’esprit de sérieux, renoncer à la maîtrise.

Spéculer, calculer sur l’avenir, c’est une logique d’expert-comptable.

Ce qui m’a aidé à me débarrasser de cette idolâtrie du corps de mon ami, c’est le retour au corps.
C’est de me réconcilier avec le réel.

La sagesse espiègle se résume à une seule question : est-ce que j’aime la vie, ou pas ? Est-ce que j’ai
besoin d’illusions, d’idéaux, pour accepter le réel ?
Suis-je capable d’aimer la vie dans un monde où je peux perdre un enfant du jour au lendemain ?
Dans un monde où il y a tant d’injustice et où je ne maîtrise rien ? La vie c’est comme une agence de
voyage : on vous promet une île paradisiaque tout en vous disant : « Bon, c’est vrai, parfois il y a des
bêtes sauvages qui dévorent les touristes… »

On peut se mentir et se dire qu’ « un jour, ça ira mieux ». Mais ce n’est pas nécessairement vrai. La
vie, c’est la crève, la toux, le mal au crâne.

La sagesse espiègle, c’est un grand « Oui ». Comment dire « oui » au tout de la vie. C’est différent de
la résignation. Le sage est un homme d’action. Pas quelqu’un qui met un grand couvercle sur le réel.
Pour cheminer, la question importante, c’est de se demander « qu’est-ce qui me met éminemment
en joie ? » Il faut renouer avec ses désirs profonds, s’y abreuver comme à une source. Et se
demander après quoi on court du matin au soir.

Pourquoi je suis si insatisfait ? Pourquoi suis-je si éloigné du sentiment de plénitude ? Si je suis dans
la joie, je me dis « ça ne va pas durer » (et c’est vrai, puisque tout est éphémère), et si je suis dans la
tristesse, je suis sûr d’avoir pris perpète (ce qui est faux, mais on est conditionné au pessimisme,
donc on croit au malheur).

Nos chemins sont à improviser chaque jour, avec nos blessures, nos carapaces, nos peurs de l’avenir,
nos origines, et tout cela qui mijote dans une grande marmite.

Il ne faut pas donner la télécommande de sa vie et de son bonheur à une source extérieure à soi. Il
ne faut pas de « maître ». Que les maîtres aillent se faire « maître » ailleurs 😉

La leçon de la Corée, pour moi, elle est là : je me suis libéré du besoin d’avoir un maître. La Corée m’a
aussi libéré de l’idée de « guérison » : je pensais avoir un chemin tout tracé là-bas, et tout a merdé,
dès le début. Quand on n’imagine plus qu’on va guérir, ça enlève un poids énorme. Quoi qu’on fasse,
tout va toujours foirer : de savoir cela, ça met dans un état de disponibilité totale !

La confiance, ce n’est pas du tout croire qu’il y a une bouée de sauvetage quelque part. La vraie
confiance, peut-être plus inconfortable mais aussi plus belle, c’est de voir et d’expérimenter qu’on
flotte, qu’il n’y a pas de bouée et qu’on boit parfois la tasse, mais que quand même on flotte. Je me
suis tapé trois ans de méditation pour finalement boire la tasse. Et l’amour, c’est ça aussi : aider
l’autre à voir qu’il flotte. Il ne faut pas lancer l’autre dans piscine hein ! Il faut faire preuve de
délicatesse.

Et puis, aussi, en Corée, j’ai été habité par ce profond sentiment d’être « étranger ». Depuis lors, je
ne regarde plus les étrangers de la même façon : quand on est dans le métro, et qu’on n’a aucune
idée de comment se diriger dans la ville, on se sent complètement vulnérable. En Corée, le seul
endroit où je me sentais bien, c’était aux bains publics : là, tout le monde se trouve sur pied d’égalité.

Un enseignement spirituel, on peut en recevoir partout, y compris dans les faubourgs les plus
déglingués. Car l’enseignement spirituel, c’est la vie qui le délivre. Les surprises de la vie m’ont
permis des révélations beaucoup plus fortes que toutes celles que j’ai pu vivre quand j’avais le cul sur
mon zafu.

Quand j’étais dépendant de mon copain, qu’il prenait sa douche devant moi et que j’en étais
subjugué, j’étais dépossédé de moi-même car je croyais qu’en étant quelqu’un d’autre, je serais
libéré. Heureusement que durant toute cette période j’ai continué d’être aimé par des gens qui ne
me jugeaient pas.
J’ai bien connu les affres du corps imparfait (d’où ma subjugation pour le corps parfait de mon
copain), les angoisses, la tristesse, la mélancolie ? Le premier pas vers la sagesse espiègle, pour moi,
ça a été de me poser la question suivante : « C’est quoi mon maître ?, quel est le lien avec
l’enseignement de la vie ? » Chez moi, la réponse était claire : mon maître, et le lien avec
l’enseignement de la vie, c’est le handicap. Qu’est-ce qui me libère de moi-même ? Qu’est-ce qui me
met en progrès ? C’est là tout le paradoxe : pour devenir soi-même, il faut en même temps se libérer
de soi-même. Pour devenir moi-même j’ai dû m’accepter avec mon handicap et ne plus me rêver
autre. Et en m’acceptant tel que j’étais, je me suis libéré du poids de mon handicap : il n’est plus un
frein.

Cette acceptation de moi tel que je suis, et du monde tel qu’il est, ce n’est pas de la résignation, ni de
l’indolence. Savoir dans quel monde on vit, et surtout ne pas en rajouter : c’est ça la bonne attitude.
Le côté irrémédiable du tragique nous lessive des faux espoirs, mais nous fait aussi bander nos
énergies pour soulager les autres. Quand on est conscient que la vie est tragique, on n’a plus de
temps à perdre. On s’engage à chaque instant, mais libéré de toute volonté de maîtriser quoi que ce
soit. Quand on s’aperçoit qu’il n’y a rien auquel on peut s’accrocher, alors on peut vraiment faire le
don de soi. Quand on réalise qu’il n’y a rien de solide, alors on est dans la solidarité totale et
désintéressée. On n’a pas besoin de thésauriser ; on peut passer à l’action au risque de tout perdre.
Le don de soi, quand on n’y met pas d’ego, est purement gratuit. Il ne faut surtout pas se regarder
donner. Il faut être le don. Quand on est le don, il n’y a pas de donateur. Le don de soi, c’est oser
compter pour zéro.

C’est comme dans le film « Zorba le Grec ». Basil, un jeune écrivain britannique, va en Crète pour
prendre possession de l’héritage paternel. Il rencontre Zorba, un Grec exubérant qui insiste pour lui
servir de guide. Les deux hommes sont différents en tous points : Zorba aime boire, rire, chanter et –
surtout - danser, il vit légèrement alors que Basil en est empêché par son éducation. Zorba explique à
Basil que la danse peut tout exprimer, y compris le chagrin et la colère. Bien que différents, ils
deviennent amis et s’associent pour exploiter une mine. Zorba entreprend de construire un
téléphérique, Basil lui fait confiance, mais c’est un échec. Zorba choisit de s’en moquer. Il rit et court
sur la plage. Vaincu et conquis, Basil lui demande alors de lui apprendre à danser le sirtaki. Tout foire,
tout se casse la gueule, et Zorba danse : c’est ça, la liberté totale. On est détaché du résultat. On
n’est pas dans une logique de gain.

Toute ma vie, j’ai rêvé d’apprendre à danser. C’est con, avec ma mécanique. Eh bien, contre toute
attente, j’ai appris ! Le don de soi est passé au plus profond de mon corps. J’ai dû apprendre que ce
corps handicapé pouvait être gracieux avec ses séquelles. Pour moi, danser, ça a été apprendre à
tomber en rigolant. Je suis sorti de mon premier cours léger, ancré, libre, avec le sentiment de ne
plus être handicapé. J’étais totalement dans mon corps. Je suis passé près d’un groupe d’ados, et j’ai
entendu une des jeunes filles dire à ses amis : « Vous avez vu ?! Il est 11h du matin et ce gars est déjà
complètement torché ! » J’étais content : mon apprentissage commençait ! 😉

La tragédie et la comédie sont intimement entremêlées. Les deux se confondent. La conscience du


tragique appelle à l’abandon, à la non maîtrise. Etre libéré du désir d’être libéré, c’est un moteur
exceptionnel ; ce n’est pas une fuite ni la négation du réel. Je ne crois pas au bonheur, mais bien à la
joie. La joie, c’est plus léger que le bonheur, ça sent moins l’injonction.

Que faire quand le tragique est complètement et trop tragique ? Quand un enfant meurt, quand on
perd son propre enfant, quand un tétraplégique vous dit : « Je veux mourir car bientôt je ne pourrai
même plus faire bouger mes lèvres » ? Comment on fait pour danser comme Zorba, quand on est
face à cela ? Evidemment, là, j’ai un peu de mal, mais plus la vie me donne de ces choses-là à voir ou
à vivre, et plus je vois qu’il y a en moi quelque chose de résolument inconsolable, mais que ce truc
inconsolable n’empêche pas moi joie profonde. Il y a des gens pour qui ça pète tout le temps, des
gens sur qui les malheurs s’abattent à répétition. Il y a des existences lessivées. Et pourtant, ces gens
restent habités par une joie profonde, plus profonde que leurs souffrances. Nietzche fait partie de
ces gens-là : il a connu la maladie, la solitude, il avait des douleurs physiques à en crever, il était
profondément seul. Et pourtant, c’est lui qui vient nous dire d’aimer la vie ! Trungpa, que j’aime tant,
était un alcoolique invétéré. Et c’est lui qui vient nous dire qu’il faut rester léger ! Le contact avec ces
gens qui sont au cœur de la souffrance et qui rayonnent, ça vaut tout l’or du monde. Surtout pas
besoin d’être parfait pour rayonner. On est impactés par la vie, on est brassés dans les souffrances,
on a des antennes qui nous font vibrer aux souffrances de l’autre. On n’est pas des modèles
d’équilibre, on tangue, c’est inconfortable. Mais ça n’empêche pas la joie, ni le repos de l’âme. La
paix de l’âme, ce n’est pas le contraire du tourment : la paix de l’âme, c’est quand on danse malgré le
tourment. Quand on est au cœur du tourment, dans une souffrance monumentale, et que cette
souffrance n’a pas le dernier mot, alors on est libre. On comprend qu’on va morfler, mais on ne
cherche plus à s’en protéger.

Retrouvons le chouette enfant en nous. Pas l’enfant tyrannique, capricieux, qui réclame son jouet.
Mais l’enfant abandonné, confiant, innocent, qui n’est jamais dans le calcul, qui est dans le moment
présent. Un enfant, ça ne s’écoute pas parler, ça ne se regarde pas agir ; ça ne porte pas de regard
narcissique sur soi. Un enfant danse, et vit le jeu, de manière sérieuse (« Papa ne ris pas, c’est
sérieux, on joue ! »). C’est sérieux, le jeu. Les jeux des enfants, on les appelle « jeux ». Les jeux des
adultes, on les nomme « affaires ». A quoi jouons-nous ? A quoi sommes-nous tout le temps
affairés ?

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