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La politique sahélienne de la France puise en grande partie ses racines dans l’histoire coloniale.

Dans une région qui a été conquise et longtemps gouvernée par des militaires, elle a toujours été
guidée par des impératifs sécuritaires [Bisson, 2003]. La grosse différence est que le colonisateur
avait le temps pour lui. Occupé à gérer des territoires dans la durée, il jouait de la carotte et du
bâton pour coopter ses opposants... ou les écraser. Les officiers en poste savaient évaluer les
rapports de force et ne tenaient pas seulement leurs informations du renseignement militaire.
Certains se piquaient même de recherche. Au début du xxe siècle, tant le gouverneur du Niger
français, François Clozel, que son homologue britannique dans le Borno nigérian, Herbert Palmer,
collectionnaient ainsi les manuscrits anciens, étudiaient l’islam et avaient entrepris d’écrire
l’histoire des contrées qu’ils administraient. En comparaison, les ambassadeurs d’aujourd’hui
présentent un profil personnel et un parcours professionnel très différents car ils sont désormais en
poste pour des périodes relativement courtes. Chargés de dossiers prioritairement économiques et
sécuritaires, ils doivent en outre obéir à des injonctions gouvernementales qui les enferment dans
des bunkers et réduisent considérablement leur capacité à sortir de leurs bureaux et à s’affranchir
des récits officiels des pouvoirs en place.

Les diplomates ne sont certes pas seuls à écrire la politique extérieure de la France, et ce depuis
longtemps. Au Sahel, celle-ci a parfois été influencée par les points de vue de quelques
personnalités qui ont occupé le devant de la scène médiatique ou les coulisses du pouvoir. Il y eut
par exemple l’écrivain Bernard-Henri Lévy pour encourager l’Élysée à intervenir en Libye en
2011, ou bien des gens moins connus comme le consul de Benghazi, Eugène Ricard, qui se
démena pour inciter les militaires à partir en guerre contre les soufis de la confrérie senoussi à la
fin du xixe siècle [Triaud, 1995, vol. 1, p. 129]. Fondamentalement, cependant, la politique
sahélienne de la France a largement transcendé les querelles de personnes et les clivages partisans.
D’une époque à l’autre, elle s’est surtout caractérisée par sa continuité et une vision très militaire
de problèmes locaux qui ont systématiquement été replacés dans une perspective globale et mis
sur le compte d’une « radicalisation » de l’islam, quitte à surestimer les causes religieuses des
mouvements de révolte. C’est plus récemment, dans les années 2000, que l’Élysée a aussi assimilé
la lutte contre le terrorisme à la lutte contre la pauvreté et l’émigration illégale.

De telles représentations des menaces en provenance du Sahel ont eu des conséquences


directement opérationnelles. En effet, l’image fort prisée d’un « arc de crise » a occulté la question
fondamentale de la faisabilité des interventions militaires et politiques de Nicolas Sarkozy en
Libye en 2011 ou de François Hollande au Mali en 2013 pour résoudre les problèmes locaux des
États défaillants de la région. Les engagements sur le terrain ont aussi mis en évidence les
contradictions et les limites de la lutte contre le terrorisme. D’un côté, les discours officiels de
l’Élysée insistent sur le caractère transnational d’une menace qui puiserait ses racines dans le
monde arabe et qui verrait s’implanter au sud du Sahara des groupes affiliés aux deux principales
franchises mondiales du « djihadisme sans frontières », à savoir al-Qaïda et l’État islamique
(Daech). De l’autre, l’armée française a exclusivement été déployée dans des pays francophones
d’Afrique de l’Ouest, en l’occurrence ceux avec qui avaient été signés des accords de défense.
Elle a complètement négligé la partie orientale du Sahel, nonobstant de brèves incursions en
direction de la Somalie, de Djibouti et de la mer Rouge.
En pratique, les militaires de l’opération Barkhane, qui a démarré en 2014, concentrent maintenant
leurs efforts sur quelques zones frontalières des États membres du « Groupe des Cinq », le G5, qui
regroupe le Mali, la Mauritanie, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad. Leur aire d’opération ne
correspond pas du tout au récit anxiogène d’un djihad global et omniprésent. Le décalage est
d’autant plus flagrant que les décideurs politiques et militaires français parlent désormais du Sahel
comme d’une région réduite à la Mauritanie, au Burkina Faso, au Mali, au Niger et au Tchad. Une
telle définition est unique au monde et ne correspond pas aux usages historiques et géographiques
du terme. Pour les alliés britannique et américain de la France, par exemple, le Sahel est en réalité
un espace qui longe le Sahara, allant du Cap-Vert jusqu’à la Corne de l’Afrique.

Le contexte stratégique
Dans les régions où elle s’est déployée, l’armée française n’est certainement pas la seule à
combattre la nébuleuse djihadiste, essentiellement la mouvance de Boko Haram, qui opère autour
du lac Tchad, et le Groupe de soutien pour la victoire de l’islam et des musulmans (Jamaat Nosrat
al-Islam wal-Mouslimin), une plateforme qui a repris le flambeau d’Aqmi (al-Qaïda au Maghreb
islamique) en 2017 et qui rassemble cinq factions actives, principalement, dans le nord et le centre
du Mali. Aux côtés des forces spéciales de l’opération Sabre, qui agissent plus discrètement, les
troupes régulières de Barkhane côtoient en l’occurrence de nombreux autres acteurs militaires et
miliciens, à tel point que certains observateurs parlent désormais d’« embouteillage sécuritaire »
dans la zone.

Les armées nationales des pays concernés sont évidemment en première ligne, parfois avec le
soutien financier et logistique de l’Union européenne. Certaines se sont coalisées dans des
groupements régionaux. Autour du lac Tchad, la MNJTF (Multinational Joint Task Force)
regroupe ainsi les troupes du Nigeria, du Niger, du Tchad et du Cameroun pour lutter contre Boko
Haram. Officiellement lancé à Nouakchott en février 2014, le G5 Sahel réunit quant à lui cinq
pays francophones, à savoir la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad. Deux ans
plus tard, il s’est doté d’une force conjointe qui, poussée par Paris, a été présentée comme une
initiative africaine et qui, nonobstant les dénis officiels, pourrait en fait servir à justifier un
désengagement progressif de l’armée française.

Mais ces coalitions se heurtent aux habituels problèmes de coordination entre des États qui
poursuivent chacun leur propre agenda politique. Concernant la MNJTF, par exemple, le Tchad a
retiré ses troupes du Cameroun fin 2015 puis du Niger fin 2017 car il est surtout préoccupé par la
situation sur sa frontière avec la Libye au nord. Pour des raisons financières, l’armée
camerounaise a par ailleurs cessé d’exercer un droit de poursuite au Nigeria tout au long de
l’année 2017. Les réticences de son ancien ennemi nigérian, qu’elle avait autrefois combattu à
propos d’une frontière disputée, n’y sont pas pour rien non plus, même si les deux pays ont des
intérêts communs et ont mené ensemble une opération d’envergure contre Boko Haram dans la
forêt de Sambisa début 2018.

La force conjointe du G5 Sahel, elle, est parfois décriée comme un G3 plus un G2 avec, d’un côté,
le Mali, le Burkina Faso et le Niger et, de l’autre, la Mauritanie et le Tchad [5]
[5]
Elle s’inspire en l’occurrence d’une force conjointe qui avait…. Le Sénégal, qui comptait l’armée
la plus professionnelle de la région, en est resté à l’écart, peut-être pour préserver le leadership de
Nouakchott. Quant à l’Algérie « socialiste », sa Constitution lui interdit de projeter ses forces à
l’étranger et elle n’a pas souhaité se joindre aux efforts du G5 Sahel, considérant qu’elle finançait
déjà le Cemoc (Comité d’état-major opérationnel conjoint, basé à Tamanrasset et créé en 2010
avec le Mali, la Mauritanie et le Niger). Toujours marquée par des relations difficiles avec l’ancien
colonisateur, elle n’a pas caché son hostilité à l’installation de bases françaises au Sahel, sans
parler de la présence militaire américaine à Agadez. De plus, elle craignait qu’une offensive dans
le nord du Mali ne renvoie vers l’Algérie les djihadistes qui, justement, l’avaient fuie pour aller
s’installer à Tombouctou.

Dans la région, les casques bleus engagés au Mali constituent en fait la seule force véritablement
multinationale, en l’occurrence sous la houlette des Nations unies. Mais cette opération de paix est
touchée par de nombreux attentats terroristes et connaît un des plus forts taux de pertes au monde.
Des sources sécuritaires et anonymes estiment ainsi que, pour un djihadiste tué en 2016, la
coalition antiterroriste aurait perdu trois hommes, soit un des plus mauvais ratios jamais
enregistrés dans une guerre asymétrique opposant des groupes insurrectionnels à des troupes
régulières composées, en l’occurrence, de casques bleus, de soldats français et de forces
africaines, notamment maliennes. Une rapide comparaison avec la Centrafrique illustre bien les
difficultés des Nations unies à cet égard.

A priori, la Minusma (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la


stabilisation au Mali) et la Minusca (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour
la stabilisation en Centrafrique) semblent obéir à des logiques semblables. Créées à un an
d’intervalle en avril 2013 et avril 2014, elles disposent chacune d’une bonne dizaine de milliers
d’hommes. Dotées d’un mandat musclé qui les autorise à ouvrir le feu sur les belligérants en vertu
du chapitre vii de la Charte des Nations unies, elles ont toutes deux pour objectif de protéger les
civils, de contribuer au rétablissement de l’autorité de l’État, d’accompagner les processus
électoraux, de faciliter le dialogue national, de défendre les droits de l’homme, d’aider à
acheminer l’assistance humanitaire, de veiller au respect des embargos sur les armes et de soutenir
les efforts de justice transitionnelle. Sur le plan purement formel, les différences paraissent assez
minimes, la Minusma ayant en plus pour tâche de sauvegarder le patrimoine culturel du Mali,
essentiellement les tombeaux et les manuscrits soufis menacés de destruction par les djihadistes à
Tombouctou en 2012.

En pratique, cependant, l’ONU a beaucoup moins de prise sur le gouvernement au pouvoir à


Bamako, contrairement à la Minusca à Bangui. Ainsi, la Minusma n’a pas réussi à s’emparer
pleinement du dossier de la réforme des appareils sécuritaires et de la démobilisation des
combattants. Son rôle d’observation de l’application d’un cessez-le-feu est tout aussi limité. En
principe, l’accord de paix d’Alger, signé en juin 2015 à Bamako, prévoyait de désarmer et
démobiliser quelque 10 000 rebelles touareg en facilitant leur réinsertion à la vie civile s’ils ne
souhaitaient pas intégrer l’armée malienne. Huit camps de cantonnement étaient censés les
accueillir. Leur construction a démarré en décembre 2016 mais ils étaient toujours vides plus d’un
an après. Comme dans d’autres pays d’Afrique, les programmes de démobilisation des Nations
unies ont plutôt créé un effet d’aubaine : les insurgés se sont empressés de recruter des jeunes pour
gonfler leurs effectifs, tandis que des civils ont acheté des armes au marché noir pour essayer
d’être éligibles à un emploi dans les forces de sécurité [O’Neil et Van Broeckhoven, 2018, p. 173].

La mauvaise volonté du gouvernement malien n’a pas non plus facilité les efforts de réconciliation
et de résolution des conflits. À Bamako, le président Ibrahim Boubacar Keïta, souvent désigné par
ses initiales IBK, s’est surtout préoccupé d’assurer sa réélection en août 2018. Soucieux de
satisfaire ses clientèles dans le Sud, il n’a jamais soumis l’accord d’Alger au Parlement malien et a
tenté du mieux qu’il a pu de résister aux demandes des autonomistes touareg au nord, sans même
parler des groupes djihadistes, qui ont été tenus à l’écart du processus de paix alors même qu’ils
menaçaient tout autant l’intégrité nationale du pays et qu’ils entretenaient des relations étroites
avec les mouvements rebelles conviés à la table des négociations. Le médiateur algérien, quant à
lui, a régulièrement été accusé de conflits d’intérêts et de double jeu pour sécuriser sa frontière au
sud et déporter ses propres islamistes vers le Mali. Aujourd’hui, peu d’observateurs parient sur la
réussite de l’accord d’Alger.

Dans un tel contexte, l’intervention française engagée depuis 2013 présente un bilan assez mitigé,
pour ne pas dire mauvais. Sur le plan strictement militaire, elle a été mise en œuvre rapidement et
s’est révélée bien moins coûteuse que dans le cas d’engagements similaires de la part des États-
Unis, ainsi que le reconnaissent des experts américains du contre-terrorisme [Chivvis, 2016].
Force est pourtant de constater qu’avant 2013 les djihadistes circulaient plutôt au Sahara, entre le
sud de l’Algérie, de la Tunisie et de la Libye et le nord du Mali, du Niger et de la Mauritanie.
Aujourd’hui, ils ont étendu leur rayon d’action au Sahel, opèrent désormais dans le centre du Mali,
débordent au Burkina Faso et ont même mené des attaques jusqu’à Grand Bassam sur la côte
atlantique en Côte d’Ivoire. Les sondages disponibles révèlent ainsi une montée du sentiment
d’insécurité qui, dans le cas du Mali, s’accompagne d’une perte de confiance dans les autorités, de
pair avec un manque d’information criant sur l’accord d’Alger, les révisions constitutionnelles, les
efforts de réconciliation et la mise en place du G5 Sahel. Autre défaut, les opérations Serval en
2013 puis Barkhane à partir de 2014 ont conduit à disperser les djihadistes que l’on pouvait
autrefois localiser à Tombouctou ou Gao et qui sont désormais cachés dans les dunes du désert, de
la Libye au Soudan en passant par la Mauritanie. Enfin, la répression militaire a poussé les
insurgés à se radicaliser et à brutaliser leurs attaques : dorénavant, celles-ci visent à faire un
maximum de morts dans les rangs des Occidentaux ou des Africains, et non plus simplement à
prendre des otages pour les négocier contre des rançons ou la libération de prisonniers.

Le prisme d’une idéologie républicaine


Malgré l’ensablement du conflit, le principe d’un engagement militaire continue de faire l’objet
d’un relatif consensus au sein de l’opinion publique et de la classe politique en France. Le rejet
viscéral des valeurs des groupes djihadistes n’y est certainement pas pour rien dans un pays qui se
caractérise par son idéologie républicaine et laïque. Le contraste est saisissant. Lors de la première
crise du Golfe en 1991, des Français étaient descendus dans la rue pour manifester contre
l’intervention militaire des États-Unis au Koweït. L’Élysée avait ensuite pris officiellement
position contre Washington au moment de l’invasion de l’Irak en 2003. Au Mali, en revanche, le
déploiement de l’armée française n’a guère suscité de protestations en 2013. Le silence fut
assourdissant. Autant les journalistes américains s’étaient empressés de questionner les raisons de
l’intervention militaire en Irak, où il n’existait pas d’armes de destruction massive, autant la presse
parisienne n’a guère poussé bien loin ses investigations au nord de Bamako. Sans risquer d’être
contredit, le président François Hollande pouvait par exemple prétendre en 2013 que la France
était intervenue pour mettre un terme à de prétendus massacres de femmes et d’enfants que les
djihadistes du Mali n’avaient en réalité jamais commis 

Il y avait pourtant lieu de s’interroger sur les mobiles du plus gros déploiement de troupes
françaises en opérations extérieures depuis la guerre d’Algérie. En 2012, les groupes djihadistes
alliés à des rebelles touareg s’étaient emparés des villes du nord du Mali, notamment Tombouctou
et Gao. Ils avaient aussi pris en otages quelques Occidentaux, un phénomène qui n’a rien de
particulièrement exceptionnel si l’on en juge par le développement général de l’industrie du
kidnapping dans les pays non musulmans d’Amérique latine ou d’Afrique subsaharienne. Sur le
plan stratégique et global, en revanche, les insurgés n’avaient jamais mené d’attentats terroristes
en France. En quoi menaçaient-ils donc directement l’intérêt national ? Début 2013, la réponse de
l’Élysée a été que les djihadistes de Tombouctou et Gao étaient en train de descendre vers le sud.
Ils risquaient en conséquence de prendre Bamako pour transformer l’ensemble du Mali en
Afghanistan sahélien et y installer une base arrière du terrorisme international.

Une pareille hypothèse semblait cependant peu probable. En effet, la minorité touareg avait peu de
chances de contrôler au sud des espaces urbains densément peuplés et foncièrement hostiles aux
anciens seigneurs esclavagistes du Nord [Pérouse de Montclos, 2013]. Le scénario d’une victoire
des insurgés à Bamako tranchait en fait avec les précédentes analyses du Quai d’Orsay, qui avaient
sous-estimé la capacité des rebelles à s’emparer du pouvoir dans les capitales du Rwanda en 1994
ou du Zaïre en 1996 [Servenay, 2018]. Indéniablement, les conflits du « Sahelistan », comme
certains aiment désormais appeler la région, ont été dramatisés en insistant sur leur dimension
globale et sur le rôle de la propagande islamiste dans la production d’une menace djihadiste
transnationale [Pérouse de Montclos, 2018].

Ce travers est très ancien. Très engagée en faveur de la laïcité, la classe politique française s’était
ainsi inquiétée historiquement des possibilités de complots menés par des « congrégations »
religieuses, des jésuites ou des ligueurs royalistes. Dans un tel contexte, les agents coloniaux
avaient vite assimilé à des sociétés secrètes les confréries soufies qui sont à présent décrites
comme un allié de l’Occident et un rempart efficace contre l’idéologie djihadiste. En Algérie, par
exemple, on a commencé à parler de « péril confrérique » dès 1845. Dans un premier temps, c’est
surtout la Senoussiyya qui a retenu l’attention des autorités coloniales. Considérée comme une
organisation politique et occulte, celle-ci a tour à tour été suspectée d’avoir conclu des alliances
avec les Allemands en 1872, les Turcs contre les Russes en 1876, les Italiens contre les Français
en Tunisie en 1881, les mutins d’Ahmed Urabi Pacha en Égypte en 1882 et les combattants du
Mahdi soudanais contre les Britanniques en 1884. Sans craindre l’exagération, certains devaient
même affirmer que la Senoussiyya comptait jusqu’à trois millions de fidèles, de Ségou au Mali
jusqu’à la Corne de l’Afrique en Somalie, quitte à lui imputer systématiquement (et à tort) les
assassinats d’explorateurs occidentaux.
À l’instar des Mourides au Sénégal, les Senoussi ont ainsi été investis par le colonisateur et les
colonisés d’une fonction de résistance qui dépassait très largement leurs programmes et leurs
discours [Triaud, 1995, vol. 1, p. 220, 257, 335-336]. Cette dramatisation excessive du potentiel
subversif et global de l’islam reposait en l’occurrence sur une forte tendance à l’extrapolation qui
se nourrissait d’assimilations hâtives et de rapprochements arbitraires entre différents groupes
musulmans. Elle n’est pas sans rappeler les spéculations hasardeuses d’aujourd’hui à propos des
connexions internationales de Boko Haram depuis les marais du lac Tchad ou des insurgés peul
depuis le delta intérieur du fleuve Niger. La description de la bande sahélo-saharienne à travers
l’image d’un « arc de crise » en proie à un « croissant de la terreur » est révélatrice à cet égard car
elle laisse entendre que tous les conflits de la zone seraient interdépendants, voire semblables.

La peur de l’immensité du désert


Les effets de grossissement s’expliquent en partie par les particularités géographiques de la région.
L’immensité du désert effraie. Elle est souvent considérée comme un espace « nomade » et « lisse
» par opposition à l’espace des paysans sédentaires, qui est « strié » par des murs et des clôtures.
Traditionnellement, le Sahara est aussi réputé ingouvernable car il est traversé de groupes rétifs au
contrôle de l’État. Au moment de la colonisation de l’Afrique, la Grande-Bretagne se targuait ainsi
d’avoir mis la main sur les territoires utiles de la côte et d’avoir laissé à la France les « arpents de
sable » d’un arrière-pays sahélien supposé « vide » et sans intérêt sur le plan économique. Dans
les années 1890, le Premier ministre Lord Robert Salisbury moquait en conséquence la vanité du «
coq gaulois » au milieu des dunes du Sahara, l’invitant « à creuser la terre autant qu’il lui plaira »
[Porch, 1984, p. 127].

De fait, les Français ne sont pas les seuls à avoir entretenu une vision très militaire d’une zone
considérée comme fondamentalement dangereuse. Historiquement, la bande sahélo-saharienne a
été le terrain d’expérimentation des premières guerres aériennes, en l’occurrence au moment de la
conquête italienne de la Tripolitaine en 1911 puis de la répression britannique de l’insurrection du
« Mollah Fou » au Somaliland en 1920. Les Français n’ont pas été en reste. En 1916, par exemple,
leurs avions lançaient des bombes asphyxiantes pour atteindre des « djihadistes » réfugiés dans
des boyaux troglodytes du sud de la Tunisie [Manchon, 2016, p. 162]. Au sortir de la Seconde
Guerre mondiale, le péril communiste a ensuite pris le relais, quitte à occulter les soubassements
religieux des contestations anticoloniales. Après les indépendances, les Français ont ainsi continué
d’amplifier la portée réelle des menaces en provenance de l’URSS ou de la Libye du colonel
Mouammar Kadhafi [Debos et Powell, 2017, p. 223].

À présent, les autorités s’inquiètent de la prétendue « radicalisation » d’un islam importé des pays
du Golfe, notamment d’Arabie saoudite. Leur approche surdétermine le rôle du fanatisme
religieux. Mais elle ne correspond pas aux réalités locales. Les études disponibles montrent en
effet que l’embrigadement des djihadistes doit très peu à des efforts d’endoctrinement religieux.
Les jeunes des régions du Macina, de Sikasso et du Nord au Mali, par exemple, ont surtout
participé aux hostilités pour protéger leur famille, leur communauté ou leurs activités
économiques, licites ou non [Théroux-Bénoni et al., 2016]. De l’aveu même d’un leader du
Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (Mujao), 80 % de leurs combattants
étaient ainsi des trafiquants de drogue et des contrebandiers, plutôt que des fous de Dieu [Raineri
et Strazzari, 2015, p. 266]. Très opportuniste, la faction menée par Yoro Ould Dadah devait
d’ailleurs rallier le gouvernement malien en 2015 et aider à reprendre la ville de Ménaka aux
indépendantistes du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA).

Le cas de Boko Haram n’est pas très différent à cet égard. Des entretiens menés auprès de 168
détenus dans les prisons du Niger en 2017 ont révélé que la majorité d’entre eux avaient rejoint le
groupe soit parce qu’ils avaient été enlevés par les insurgés, soit pour fuir la répression de l’armée,
soit encore pour protester contre les injustices du gouvernement. Parmi les combattants, plutôt que
parmi les « complices », seulement un sur cinq citait des arguments religieux pour expliquer son
engagement dans la lutte [10]
[10]
Rapport de visite confidentiel, en possession de l’auteur.. De même au Nigeria, des sondages ont
montré qu’entre 0 % et 25 % des mineurs embrigadés dans le groupe disaient avoir été motivés
par des raisons religieuses ; la plupart avaient rejoint les insurgés pour suivre un ami, gagner de
l’argent et s’élever dans la hiérarchie sociale [O’Neil et Van Broeckhoven, 2018, p. 185]. En
matière de recrutement, la brutalité des répressions militaires a en fait joué un rôle plus important
que l’endoctrinement islamiste, un constat confirmé par une étude plus large des Nations unies
auprès de 573 combattants issus des djihadistes chebab de Somalie dans la Corne de l’Afrique, de
Boko Haram au Nigeria et, dans une moindre mesure, d’Aqmi au Mali [UNDP, 2017].

Assurément, les résultats de ces enquêtes auraient mérité d’être discutés en France avant
d’envisager purement et simplement d’y interdire le salafisme. En effet, ils mettent en évidence
l’importance des dynamiques locales dans l’émergence de rébellions exprimées au nom du Coran.
Le sentiment d’injustice, les inégalités sociales, les exactions des forces de l’ordre, la
déliquescence des services publics de base et la profonde corruption des appareils d’État ont tous
contribué à alimenter les révoltes djihadistes en Afrique subsaharienne... Le problème est qu’un
pareil constat est difficile à entendre lorsqu’il s’agit d’accuser des régimes alliés à la France. Pour
mobiliser l’opinion publique et justifier une intervention militaire, il est évidemment plus facile
d’agiter l’épouvantail d’un djihad global importé du monde arabe et menaçant l’Europe.

Une vision très militaire


Résultat, la lutte contre le terrorisme menée par la France au Sahel continue de s’appuyer sur des
armées défaillantes, corrompues et très largement responsables du succès des forces djihadistes,
soit activement parce que leurs exactions ont légitimé les résistances islamiques, soit passivement
parce que leur absence a permis aux rebelles de gagner du terrain et de proposer leur protection à
des populations démunies ou victimes de la stratégie de terre brûlée des coalitions antiterroristes.
Comme au Nigeria, où les exécutions extrajudiciaires et les tortures en prison ont légitimé Boko
Haram, les forces de sécurité du Mali se caractérisent ainsi par leur incapacité à défendre les civils
et à résoudre les conflits agropastoraux qui alimentent l’insurrection. Les éleveurs touareg, arabes
et peul, notamment, se sentent stigmatisés car ils sont régulièrement soupçonnés de complicité
avec les insurgés et donc particulièrement ciblés par les forces gouvernementales, ce qui les
pousse assez logiquement dans les bras des djihadistes [O’Neil et Van Broeckhoven, 2018, p. 143,
160 ; Human Rights Watch, 2017 ; Armstrong, 2013].
Dans la région, de nombreux antécédents montrent pourtant que, historiquement, la brutalité des
répressions militaires a pu aliéner les populations civiles et finir par devenir contre-productive en
légitimant les insurrections et en prolongeant les conflits. Autrefois, les leaders de la protestation
islamique ont même gagné en prestige à force d’être pourchassés et accusés à tort par les autorités
coloniales. Dans le cas de la confrérie senoussi, par exemple, les Français d’Algérie ont vainement
arrêté le chef du groupe à Mostaganem en 1851 puis 1864 avant de s’en aller perquisitionner en
1877 une grotte qui était censée receler des armes et qui s’est révélée vide. Quand la confrontation
est devenue inévitable, la stratégie de guerre économique a ensuite relancé le conflit, qui avait été
contenu en Libye en 1916 mais qui a connu une seconde vie au sud vers le Tchad, où la fermeture
des frontières et la ruine du commerce caravanier ont poussé les populations dans la misère [Le
Naour, 2017, p. 88]. Pour achever d’écraser la révolte des Touareg et des Senoussi du Niger en
1917, l’armée française a finalement décidé de massacrer indistinctement les oulémas d’Agadès
qui avaient trouvé refuge dans les mosquées de la ville après le départ des rebelles, alors qu’un
bon nombre d’entre eux s’étaient justement opposés à leur djihad [Triaud, 1995, vol. 2, p. 884].

Dans une moindre mesure, la répression des prédicateurs islamiques qui contestaient l’autorité
coloniale a également eu des effets contre-productifs ailleurs en Afrique de l’Ouest. Au Sénégal,
par exemple, les Français ont déporté le fondateur de la confrérie des Mourides au Gabon en 1895
puis en Mauritanie en 1902. Ce faisant, ils ont très largement contribué à la célébrité de celui qui
n’était initialement qu’un petit prêcheur et qui est revenu au pays en 1907 avec l’aura d’un
résistant. À l’époque, le conflit n’a certes pas provoqué de bain de sang. Mais il n’en a pas
toujours été ainsi à l’ère postcoloniale. Dans le cas du Nigeria, le fondateur de Boko Haram est en
l’occurrence revenu dans sa ville de Maiduguri acclamé en héros lorsqu’il a été relâché sous
caution en janvier 2009, après avoir été arrêté en novembre 2008. Quelques mois après, son
exécution extrajudiciaire par la police a ensuite précipité le groupe dans la clandestinité et la
violence terroriste. Loin de calmer le jeu, la répression militaire et l’instauration d’un état
d’urgence en juin 2013 ont alors aggravé l’insécurité et provoqué une situation de guerre civile.
De l’avis même de stratèges américains, les opérations de l’armée nigériane ont en fait augmenté
la fréquence et la probabilité d’attaques terroristes [Stevenson, Pate et Asiamah, 2017, p. 206].

Aujourd’hui, la stratégie de terre brûlée des coalitions antiterroristes entretient également des
crises économiques qui obèrent la capacité de résilience des populations et qui prolongent les
conflits, en particulier autour du lac Tchad et dans le centre du Mali [Magrin et Pérouse de
Montclos, 2018]. Le décalage entre les aspirations des habitants et la réponse militaire au défi
djihadiste est d’autant plus flagrant que l’engagement de la France et de ses alliés ne répond pas
aux besoins tels qu’ils sont exprimés localement. Au Mali, des enquêtes conduites dans les régions
de Ségou, Mopti et Tombouctou ont ainsi montré que la plupart des résidents n’identifiaient aucun
groupe armé en particulier comme une menace à leur sécurité [Farooghi et Waugh, 2016]. Le
terrorisme dit « djihadiste » n’était pas leur principal problème, sachant qu’à partir de 2014 la
nébuleuse d’Aqmi a pris soin de tuer surtout des militaires, plus que des civils [Hanne, 2016, p. 8].
Selon ces sondages, la population se préoccupait bien plutôt des conflits agropastoraux, des abus
de pouvoir des chefs traditionnels, des exactions des forces de l’ordre, de la petite criminalité au
quotidien, du banditisme de grand chemin, du chômage chronique et de l’absence de perspectives
d’avenir.
De ce point de vue, la force conjointe du G5 Sahel risque de devenir vite impopulaire. Non
contente de vouloir écraser les groupes terroristes, elle veut en effet assécher leurs sources de
revenus en combattant les trafics transfrontaliers qui font vivre une bonne partie de la population
dans des régions sous-développées. Autrement dit, les troupes de la coalition risquent d’aggraver
le chômage avec un mandat qui les autorise à exercer un droit de poursuite dans une profondeur de
50 à 100 km de part et d’autre des frontières. De plus, leur vocation à contrôler les flux
migratoires ne répond pas aux besoins de la population et tend au contraire à fragiliser les
économies locales, notamment à Agadès. Enfin, la force du G5 Sahel devra convaincre les
musulmans, majoritaires dans la région, qu’elle n’est pas engagée dans une guerre de civilisations.
Bien que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis lui aient promis un soutien financier, la tâche
ne sera pas facile : son premier chef, Didier Dacko, était ainsi un général chrétien et malien que la
rumeur a accusé de collusion avec les trafiquants de drogue et d’exécutions de civils du temps où
il commandait la région militaire de Gao en 2012.

Le rôle que la France peut jouer dans un tel dispositif n’est pas non plus évident. L’ancien
colonisateur n’est pas forcément le mieux placé pour intervenir. Localement, il n’est pas perçu
comme un acteur neutre et désintéressé. Au contraire, la vox populi africaine le soupçonne en
permanence de défendre un agenda caché... et laïc. Dans une version économique, on y voit les
manœuvres d’un pays désireux de conserver la main sur des ressources déjà exploitées, telles les
mines d’uranium d’Areva à Arlit au Niger, ou de vouloir s’emparer de richesses plus ou moins
imaginaires, en l’occurrence des gisements de pétrole qui sont explorés par les Algériens dans le
nord du Mali et qui, jusqu’à ce jour, ne présentent aucun intérêt sur le plan commercial. Dans une
version politique, on y voit aussi les ingérences d’une puissance néocoloniale qui s’implique dans
le jeu électoral pour faire gagner « ses » candidats, avec IBK au Mali ou Mahamadou Issoufou au
Niger.

Bien entendu, les djihadistes ne sont pas les derniers à conspuer le soutien de la France laïque à
des régimes « impies » et corrompus. À leur manière, leur discours anticolonial entre ainsi en
résonance avec les susceptibilités nationalistes des citadins de Niamey ou Bamako. Dans la
capitale du Mali, en particulier, on s’inquiète davantage du séparatisme touareg que de la menace
djihadiste [Whitehouse, 2017]. Plus hostiles que les ruraux du Nord à la perspective d’un
prolongement de l’engagement militaire des pays occidentaux, les Bamakois y accusent les
Français et les casques bleus de violer la souveraineté nationale et de faire le jeu des
sécessionnistes. Alors qu’ils avaient pour mandat de restaurer l’intégrité territoriale du pays, les
soldats des opérations Serval puis Barkhane ont en effet sanctuarisé les fiefs indépendantistes de
Ménaka et Kidal en interdisant à l’armée malienne d’y entrer, de crainte qu’elle y commette des
massacres. De plus, l’armée française n’a pas toujours été en mesure de protéger les civils sur le
terrain ; au contraire, sa présence a parfois entraîné des représailles des groupes djihadistes contre
les villageois accusés de collaborer avec des « troupes d’occupation ».

L’aide au développement : une grande illusion ?


Face à ces difficultés, l’idée est maintenant de gagner les cœurs et les esprits de la population
grâce à un surcroît d’aide publique au développement. Le président Emmanuel Macron a ainsi
lancé avec l’Allemagne une Alliance pour le Sahel dont le mandat recoupe précisément le
périmètre d’action militaire du G5 Sahel. L’objectif est tout à la fois de faire accepter le
déploiement de la force, d’éviter des ralliements aux rebelles et d’endiguer la pression migratoire
vers l’Europe, même si le nombre de départs de Sahéliens n’a pas vraiment augmenté.
L’utilisation de l’aide à des fins stratégiques et militaires est en l’occurrence un procédé fort
ancien et nullement spécifique aux Français ou aux Allemands. Dans la région de Diffa, le long de
la rivière Komadougou à la frontière du Niger et du Nigeria, par exemple, l’agence de coopération
américaine Usaid a d’ores et déjà financé des opérations de communication pour rapprocher le
gouvernement de la population, d’une part, et des travaux de débroussaillage pour empêcher les
combattants de Boko Haram de se cacher dans les fourrés, d’autre part. À présent, elle envisage de
soutenir les tentatives de démobilisation des insurgés par des formations professionnelles [Cole et
al., 2017, p. 28].

L’utilisation de l’assistance de la communauté internationale à des fins militaires se heurte


néanmoins à des limites intrinsèques. En premier lieu, il n’est pas du tout évident qu’un surcroît
d’aide permette d’améliorer la popularité de l’armée française dans la région . L’Alliance pour le
Sahel, elle, ne couvre que les pays francophones alors que les besoins en développement
concernent l’ensemble de la bande sahélo-saharienne, jusqu’aux confins du Darfour et de
l’Érythrée. Autrement dit, l’amplitude géographique de l’aide française ne correspond pas à l’aire
opérationnelle de groupes djihadistes que l’on présente comme tous interconnectés et
interdépendants. De plus, le mandat stratégique de l’Alliance pour le Sahel repose sur l’idée que
les économies de contrebande profiteraient seulement aux insurgés, aux trafiquants et aux passeurs
de migrants. À Paris, les décideurs refusent d’admettre que, par effet de porosité ou de complicité
active, elles bénéficient d’abord et avant tout aux représentants des États alliés à la France. La
question mérite néanmoins d’être posée : pour combattre et délégitimer les rébellions de type
djihadiste, la lutte contre la corruption et la dénonciation de l’impunité des dirigeants ne seraient-
elles donc pas plus efficaces que le recours à la force et le financement d’un énième programme de
formation militaire susceptible de cautionner les abus de l’antiterrorisme ?

Le problème est aussi que l’utilisation de l’aide au développement à des fins contre-
insurrectionnelles repose sur de nombreuses illusions. En effet, elle se nourrit d’idées simplistes
selon lesquelles la misère et l’ignorance seraient la matrice du terrorisme, ce qui est très discutable
si l’on en juge par l’origine sociale et le niveau d’éducation des fondateurs de mouvements
djihadistes [Pérouse de Montclos, 2018]. De plus, elle suppose que les secours et le
développement contribuent efficacement à lutter contre la pauvreté et l’analphabétisme, une
affirmation pour le moins contestée. En outre, elle table sur le fait que l’assistance de la
communauté internationale permet d’acheter la paix sociale. Ce point retient l’attention car les
ressources de l’aide constituent également un enjeu de compétition pour les groupes en lice.
Partant, elle peut prolonger, exacerber, voire créer de nouveaux conflits. Enfin, il s’avère que la
coopération entre humanitaires et militaires est fort difficile à mettre en œuvre dans le cadre
d’interventions destinées à combattre des groupes insurrectionnels.

Conclusion
Dans tous les cas, l’aide n’est jamais qu’un pis-aller et ne remplacera pas les efforts à long terme
de construction des États. La solution de la crise du Sahel est d’abord politique. Elle viendra en
grande partie de l’amélioration de la gouvernance de régimes corrompus et souvent autoritaires.
Les Américains le savent bien et sont d’autant plus respectés qu’ils ne se gênent pas pour critiquer
les errements de leurs alliés africains, par exemple au Nigeria et au Cameroun, où ils ont
récemment invité le président Paul Biya à se retirer après trente-six ans de pouvoir. Mais la France
a choisi la voie inverse. Sous prétexte de ne pas froisser les sensibilités nationales et de ne pas
s’ingérer dans les affaires intérieures de ses anciennes colonies, elle préfère ne pas se prononcer
publiquement, au risque de se rendre complice d’exactions que son silence semble approuver. De
nombreux diplomates français qui critiquaient les engagements militaires au Sahel, le soutien à
des régimes corrompus ou la validation d’élections frauduleuses ont dû quitter leur poste, qu’il
s’agisse de Jean-Christophe Rufin au Sénégal en 2010, de Laurent Bigot, de Christian Rouyer et
d’Évelyne Decorps à propos du Mali depuis 2013, d’Antoine Anfré au Niger en 2016 ou de
Christian Bader en Centrafrique en 2018. Dans cette région du monde, la politique extérieure de
l’Élysée continue ainsi d’être marquée par le poids du passé sur la base du pacte postcolonial
conclu au moment des indépendances.

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