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BERNARD DE MANDEVILLE

LA FABLE DES ABEILLES

CINQ TEXTES DE MANDEVILLE


Édition revue et commentée par
Dany-Robert Dufour
BRÈVE NOTICE BIOBIBLIOGRAPHIQUE

Bernard de Mandeville, héritier d’une famille de médecins d’origine française, naît à Rotterdam en
1670. Il suit des études de médecine à Leyde et obtient son doctorat en 1691. Il fait également des études
en philosophie et soutient une dissertation discutant la doctrine cartésienne selon laquelle les corps
animaux sont de simples automates dépourvus d’âme. Puis il part s’installer à Londres, se marie et devient
père de deux enfants. Il est rapidement connu comme spécialiste des maladies nerveuses, c’est-à-dire
« médecin de l’âme », comme on disait depuis l’Antiquité.
Il sait assez de français pour traduire et publier en 1704 une trentaine de fables de La Fontaine. Le
genre lui plaît puisqu’il écrit aussitôt, en 1705, une fable intitulée La Ruche mécontente ou les Fripons
devenus honnêtes. Ce texte décrit une ruche florissante où prospèrent non seulement tous les métiers, mais
aussi et surtout tous les vices. Cependant, les habitants de la ruche, qui se sentent coupables, décident
d’opter pour l’honnêteté. Résultat : plus les vices disparaissent et plus les abeilles deviennent contentes,
plus les métiers disparaissent et plus la ruche dépérit.
Mandeville développera pendant vingt-quatre ans, sur des dizaines de textes et des centaines de pages,
toutes les implications de ce qu’il appellera son « espèce de conte mis en mauvaises rimes », constitué à
l’origine de 433 octosyllabes. À terme, cela donnera un texte en plusieurs volumes intitulé La Fable des
abeilles ou Vices privés, vertus publiques.
Mandeville s’offre aussi des excursions vers des questions connexes. C’est ainsi qu’en 1711 il publie
un ouvrage médical, Le Traité des passions hypocondriaques et hystériques, dans lequel il recommande
aux médecins la méthode de l’entretien avec le patient, seul le moyen pour le libérer des contraintes
morales qui pèsent sur lui et le font souffrir.
Mais il revient à la fable originale en la commentant partie par partie, ce qui donne des Remarques
classées et identifiées selon les lettres de l’alphabet, suivies de Recherches sur l’origine de la vertu
morale. Ces textes seront réunis dans une première édition en 1714 de La Fable des abeilles.
En 1720, il publie Pensées libres sur la religion, l’Église et le bonheur national.
En 1723, sort une deuxième édition de La Fable des abeilles avec de nouveaux textes : Recherche sur
la nature de la société, quelques Remarques supplémentaires et un Essai sur la charité et les écoles de
charité. Ce dernier texte provoque un véritable tollé, car Mandeville y dénonce les écoles de charité
recueillant les jeunes pauvres, alors qu’elles sont fort appréciées dans l’opinion et qu’elles correspondent
à la forme la plus populaire de la bienveillance dans l’Angleterre du XVIIIe siècle. Mandeville, arguant
entre autres considérations moqueuses à l’endroit de la charité, que l’industrie (qui se développe
rapidement) à besoin de bras jeunes et vigoureux, recommande tout simplement leur fermeture.
C’est alors que La Fable est mise en accusation par le Grand-Jury du Middlesex. Mais Mandeville
persiste et signe puisqu’il publie en 1724 d’autres textes polémiques et une apologie des maisons de joie
(Modeste défense des maisons publiques). Le texte est ironiquement précédé d’une préface où l’auteur,
qui se désigne sous le pseudonyme narquois de Phil-Pornix, s’adresse aux « membres » d’une société pour
la « réformation des mœurs ».
Il publie ensuite, en 1729, une deuxième partie de La Fable des abeilles composée de six dialogues
entre Cléomène (porte-parole de Mandeville) et Horace (disciple de Shaftesbury, fameux philosophe
moraliste anglais). Mandeville y aborde des thèmes comme l’origine du langage, de la société et des
valeurs et, alors même que l’industrie se développe, la question de la division du travail qu’il sera le
premier à étudier. Il publie ensuite, en 1732, une troisième partie de La Fable des abeilles, qui contient un
texte intitulé Enquête sur l’origine de l’honneur, où il entreprend de démontrer que l’honneur, prôné par
la religion, ne répond en fait qu’à des intérêts privés.
Mandeville meurt en janvier 1733.
Il exercera une influence philosophique fondamentale sur les penseurs anglais de la génération
suivante : David Hume, Adam Smith, Jeremy Bentham et John Stuart Mill.

Certains de ses textes sont très tôt traduits en français. Son apologie des maisons de joie est
immédiatement disponible sous le titre Vénus la Populaire.
Voltaire, qui a lu Mandeville et l’a diffusé dans ses relations (ce qui a beaucoup contribué à le faire
connaître des Lumières françaises en général et de Montesquieu, Rousseau et Helvétius en particulier),
pousse sa maîtresse, Mme du Châtelet, à traduire La Fable en français. Elle en donne en 1735 une
traduction quelque peu désinvolte qui devra être entièrement reprise en 1740 par Jean Bertrand,
littérateur, agronome et pasteur suisse. Quatre volumes en sortiront qui correspondent aux deux premières
parties de l’édition originale anglaise. La Fable est aussitôt mise à l’index et brûlée par le bourreau en
1745.
Une nouvelle édition et traduction française paraîtra aux éditions philosophiques Vrin sous l’égide de
Lucien et Paulette Carrive à partir de 1990.
Il faudra attendre 2012 pour que sorte en français la traduction du Traité des passions
hypocondriaques et hystériques1.

Œuvres de Mandeville publiées de son vivant

Bernandi a Mandeville de Medicina Oratorio Scholastica. Rotterdam : Typis Regneri Leers, 1685.
Disputatio Philosophica de Brutorum Operationibus. Leyden : Apud Abrahamum Elzevier,
Academiae Typograph, 1689.
Disputatio Medica Inauguralis de Chylosi Vitiata. Leyden : Apud Abrahamum Elzevier, Academiae
Typograph, 1691.
The Pamphleteers : A Satyr. London, 1703.
Some Fables after the Easie and Familiar Method of Monsieur de la Fontaine. London, 1703.
Aesop Dress’d ; or a Collection of Fables Writ in Familiar Verse. By B. Mandeville,
M.D. London : Printed for Richard Wellington, 1704.
Typhon : or The Wars Between the Gods and Giants ; A Burlesque Poem in Imitation of the
Comical Mons. Scarron. London : Printed for J. Pero & S. Illidge, and sold by J. Nutt, 1704.
The Grumbling Hive : or, Knaves Turn’d Honest. London : Printed for Sam. Ballard and sold by
A. Baldwin, 1705.
The Virgin Unmask’d : or, Female Dialogues Betwixt an Elderly Maiden Lady, and Her Niece, On
Several Diverting Discourses on Love, Marriage, Memoirs, and Morals of the Times. London :
Sold by J. Morphew & J. Woodward, 1709.
A Treatise of the Hypochondriack and Hysterick Passions, Vulgarly call’d the Hypo in Men and
Vapours in Women… By B. de Mandeville, M.D. London : Printed for the author, D. Leach,
W. Taylor & J. Woodward, 1711.
Wishes to a Godson, with Other Miscellany Poems, By B.M. London : Printed for J. Baker, 1712.
The Fable of the Bees : or, Private Vices, Publick Benefits. London : Printed for J. Roberts, 1714.
The Mischiefs that Ought Justly to be Apprehended from a Whig-Government. London : Printed for
J. Roberts, 1714.
Free Thoughts on Religion, the Church and National Happiness, By B.M. London : Sold by
T. Jauncy & J. Roberts, 1720.
A Modest Defence of Publick Stews… by a Layman. London : Printed by A. Moore, 1724.
An Enquiry into the Cause of the Frequent Executions at Tyburn… by B. Mandeville,
M.D. London : Sold by J. Roberts, 1725.
The Fable of the Bees. Part II. By the Author of the First. London : Sold by J. Roberts, 1729.
An Enquiry into the Origin of Honour, and the Usefulness of Christianity in War. By the Author of
the Fable of the Bees. London : Printed for J. Brotherton, 1732.
A Letter to Dion, Occasion’d by his Book call’d Alciphron or The Minute Philosopher. By the
Author of the Fable of the Bees. London : Sold by J. Roberts, 1732.

L’édition de référence des écrits originaux de Mandeville est celle de F.B. Kaye, Commentary and
Introduction to The Fable of the Bees, 2 volumes, Clarendon Press, Oxford, 1924.

1. Mandeville, Un traité sur les passions hypocondriaques et hystériques, édité et traduit par Sylvie Kleiman-Lafon, Éditions littéraires
et linguistiques de l’université de Grenoble, 2012.
CINQ TEXTES DE MANDEVILLE
CINQ TEXTES DE MANDEVILLE

Nous avons choisi de publier cinq textes de Mandeville : la Préface à La Fable de 1723 (légèrement
augmentée par rapport à celle de 1714), La Fable elle-même (intitulée La Ruche mécontente ou les
Fripons devenus honnêtes), des extraits choisis de ses Remarques, l’Essai sur la charité et les écoles de
charité et Vénus la Populaire ou l’Apologie des maisons de joie1.
Les trois premiers textes correspondent au contenu du tome premier du livre publié à Londres en 1714
et réédité en 1723. Quant aux deux derniers textes, leur choix procède de l’idée qu’ils gagnaient à être mis
en regard l’un de l’autre. En effet, dans le premier, Mandeville demande la fermeture des institutions
charitables pour enfants pauvres cependant que, dans le second, il plaide pour l’ouverture de bordels
gérés par le gouvernement.

Pour Vénus la Populaire, nous nous sommes appuyés sur la traduction française anonyme parue dès
1727. Pour les textes composant La Fable, nous avons repris la traduction de Jean Bertrand (non rééditée
depuis lors, sauf La Ruche mécontente) intitulée La Fable des abeilles et publiée en 1740 et en 1750 à
Londres, chez « Jean Nourse2 ».
Ces traductions gardent une fraîcheur et une saveur primesautière que les traductions plus récentes, à
force de vouloir être plus précises et plus explicites, nous semblent avoir perdues. Pourquoi faudrait-il,
par exemple, remplacer les mots « larron », « scélérat » ou « filou » par le mot « voleur », beaucoup plus
plat ? Pourquoi faudrait-il traduire en pseudo-vers, sans rime, ni métrique, les octosyllabes originaux de
La Ruche mécontente ?
Le passage du fac-similé des éditions anciennes à une transcription en typographie actuelle a été
l’occasion de revoir en profondeur ces traductions pour en expulser maintes obscurités, beaucoup
d’imprécisions et pas mal d’erreurs, subsistant depuis trois siècles. C’était la condition pour pouvoir nous
replonger dans cette délicieuse langue du XVIIIe siècle qui parle encore au fond de nous, car elle recèle
toutes les constructions de la modernité, dont cette utopie mandevillienne qui allait bientôt devenir réalité.

1. À ces cinq textes-clés, le lecteur pourra ajouter un important texte de dix pages de Mandeville datant de 1714 : An Enquiry into the
Origin of Moral Virtue. Mandeville y explique en substance ceci : l’homme est le seul, parmi les êtres vivants, que l’on puisse civiliser. Mais il
faut pour cela le régler par des Lois. Or, il n’aurait pas été possible de le convaincre qu’il était plus avantageux de dompter ses appétits que de
les satisfaire si on ne lui avait offert un équivalent pour le sacrifice qu’on exigeait de lui. On le paie donc de flatteries qui agissent comme autant
de récompenses imaginaires. L’homme se voit alors comme grand, probe, vertueux. Ce sont ces flatteries qui sont la source et l’origine des
vertus. Ce texte a été traduit dans le tome II de l’édition française de 1740. Nous n’avons pas reproduit ce texte car on en trouve aisément une
transcription en typographie actuelle dans une édition en ligne de l’Institut Coppet (www.institutcoppet.org/).

2. À noter que Jean Nourse est un libraire imaginaire dont le pseudonyme usurpe l’identité du libraire londonien John Nourse (1705-1780).
Le nom de ce libraire imaginaire a été utilisé de 1739 à 1793, puis en 1866, pour dissimuler de nombreuses éditions, de Paris principalement,
mais aussi d’Amsterdam, de La Haye, de Bruxelles, de Berlin et de Lyon. C’est assez dire que publier alorsLa Fable des abeilles n’était sans
danger.
LA FABLE DES ABEILLES

OU
LES VICES PRIVÉS FONT LA VERTU PUBLIQUE1

Traduction de Jean Bertrand (1740),


révision de Dany-Robert Dufour

1. Le sous-titre de La Fable évoque clairement ce passage des Essais de Montaigne : « De mesme, en toute police [au sens de
« organisation politique et administrative »], il y a des offices necessaires, non seulement abjects, mais encores vicieux : les vices y trouvent leur
rang et s’employent à la cousture de nostre liaison comme les venins à la conservation de nostre santé. […] Le bien public requiert qu’on
trahisse, et qu’on mente et qu’on massacre » (Essais, III, 1). (N.D.É.) (À noter que, sans autre indication, les notes sont soit de Mandeville, soit
du traducteur original, Jean Berrtand. Les notes de l’éditeur actuel [DRD] seront suivies de N.D.É.)
Préface

Les lois et le gouvernement sont aux corps politiques des sociétés civiles ce que les esprits animaux
et la vie même sont aux corps naturels des créatures animées. Ceux qui s’appliquent à l’anatomie peuvent
voir, en considérant un cadavre, que les os durs, les muscles et les nerfs robustes, la peau douce et
blanche qui couvre le corps avec tant d’agrément, ne sont point les principaux organes, ni les ressorts les
plus délicats requis immédiatement pour mouvoir notre machine1. Des membranes très déliées, de très
petits conduits auxquels on ne fait aucune attention, ou qui paraissent de peu de conséquence aux yeux du
vulgaire : voilà ce qui sert principalement à l’organisation du corps. De même, ce qui dans l’état de nature
rend l’homme sociable, n’est point le désir qu’il a d’être en compagnie, ni le bon naturel, ni l’affabilité,
non plus que les autres grâces qui accompagnent le bel extérieur de l’homme. En fait, ses qualités les plus
viles, souvent même les plus haïssables, sont les plus nécessaires pour le rendre propre à vivre avec le
plus grand nombre. Ce sont elles qui, suivant la constitution présente du monde, contribuent le plus au
bonheur et à la prospérité des sociétés. Ceux qui font des recherches sur la nature de l’homme, en faisant
abstraction de ce que l’art et l’éducation y ont joint, peuvent aisément faire ces observations.
La fable suivante, où ce que je viens de dire est présenté, parut il y a plus de huit ans2. Cette brochure
de six sols eut pour titre La Ruche murmurante ou les Fripons devenus honnêtes. Une contrefaçon en fut
aussitôt faite, réimprimée et criée dans les rues à un demi-sol la feuille.
J’ai rencontré, depuis la première édition de cet imprimé, plusieurs personnes qui, se trompant soit à
dessein, soit par ignorance sur le but que je m’y étais proposé, s’imaginaient que j’avais eu en vue de faire
une satire de la vertu et de la morale et d’encourager le vice. Dès lors, je formai le dessein, lorsqu’on
réimprimerait cette brochure, d’informer le lecteur du vrai but de ce petit poème.
On ne doit point s’attendre d’y trouver du poétique, quoique je l’annonce sous le nom de poème et de
fable. Les pensées sont mises en rimes, voilà la seule raison qui m’a engagé à lui donner ce titre de fable.
Ce n’est ni de l’héroïque, ni du pastoral, ni de la satire, ni du burlesque, ni de l’héroïcomique. La
vraisemblance, qui doit se rencontrer dans un conte, ne s’y trouve point. La pièce est même trop longue
pour avoir le nom de fable. On peut cependant dire que c’est une espèce de conte mis en de mauvaises
rimes. Sans chercher à faire le bel esprit, j’ai tâché de m’exprimer de la manière la plus aisée et la plus
familière. Qu’il soit permis au lecteur de lui donner tel nom qu’il jugera à propos.
On dit de Montaigne qu’il connaissait fort bien les faiblesses du genre humain, mais qu’il ignorait les
perfections de la nature humaine. Je croirai qu’on en use ainsi très galamment avec moi lorsqu’on ne me
maltraite pas davantage.
Il est évident que ce qui est dit dans ce poème des lois, de la constitution, de la gloire, des richesses,
de la puissance et de l’industrie des habitants de la ruche, ne peut s’appliquer qu’à une nation grande,
opulente, belliqueuse et gouvernée par un monarque dont l’autorité est heureusement limitée.
Ce qu’il peut donc y avoir de satirique sur les différentes professions et vocations, et sur chaque
condition des hommes, n’a point été destiné à offenser quiconque, ni à désigner qui que ce soit en
particulier. Mon dessein a été uniquement de faire sentir la bassesse de tous les ingrédients qui composent
le véritable mélange d’une société bien réglée. Et cela, dans le but d’exalter le pouvoir étonnant d’une
sagesse politique qui a su élever une si belle machine sur les plus méprisables fondements.
Le but principal de la fable est exposé dans la moralité qui la suit. On a eu dessein de montrer qu’il
est impossible de jouir des plaisirs les plus délicats de la vie, qui se trouvent nécessairement dans une
nation industrieuse, opulente et puissante, et d’y voir en même temps fleurir l’innocence et les vertus qu’on
pourrait souhaiter dans un siècle d’or. Je me propose de faire sentir qu’il y a de l’absurdité et même de
l’extravagance de la part de ceux qui, souhaitant que leur patrie soit dans un état d’opulence et de grandeur
et qui empressés à se procurer tous les avantages qu’ils peuvent tirer de cette prospérité publique, ne
cessent de murmurer et de déclamer contre ces vices et ces inconvénients alors qu’ils sont inséparables
depuis le commencement du monde jusqu’à présent, de tous les royaumes et de tous les États célèbres par
leurs forces, leurs richesses et leur politesse.
Pour remplir mon but, je parle d’abord de la corruption et des fautes dont on accuse ordinairement les
différentes professions et les différentes vocations. Je fais voir ensuite que les vices auxquels les
particuliers s’abandonnent servent en fait à la grandeur et au bonheur présent de la société. Enfin, en
exposant les conséquences de l’honnêteté et de la vertu, de la tempérance d’une nation, du contentement et
de l’innocence des particuliers, je démontre que, si tous les hommes étaient délivrés des vices dont ils
sont naturellement souillés, ils cesseraient par là même d’être capables de former des sociétés vastes,
puissantes et polies. Dès lors, on ne verrait plus de ces peuples célèbres, tels qu’ont été ces grandes
républiques et ces monarchies qui ont fleuri depuis la Création.
Si l’on me demande le cui bono de tout cela, quels biens et quels avantages on retirera de toutes ces
notions, je répondrai ingénument que je n’en sais rien, si ce n’est peut-être qu’elles serviront à la
récréation du lecteur. Mais, si l’on me demandait quel effet mon livre devrait réellement produire, je
répondrais que ces idées pourraient naturellement produire quelques réflexions.
Premièrement, ceux qui trouvent toujours des vices dans les autres hommes apprendront en lisant cette
fable à jeter les yeux sur eux-mêmes, à examiner leur conscience et à rougir de ce qu’ils blâment toujours
les choses dont ils se sentent eux-mêmes plus ou moins coupables.
En second lieu, ceux qui aiment passionnément les aises et les plaisirs et qui recherchent avec tant
d’empressement tous les avantages qui accompagnent la grandeur et la prospérité d’un peuple apprendront
à supporter plus patiemment des défauts auxquels aucun gouvernement sur la terre ne peut remédier. Ils
verront qu’il est impossible de jouir de ces avantages qu’ils recherchent sans avoir part aux maux qui
s’ensuivent.
Telles sont les réflexions utiles que je devrais naturellement attendre de la publication de mes idées
si, du moins, les hommes pouvaient devenir meilleurs par ce qu’on pourrait leur dire. Mais puisqu’ils sont
demeurés les mêmes malgré tant d’ouvrages instructifs et ingénieusement tournés, je ne suis pas assez vain
pour espérer un meilleur succès d’une bagatelle aussi peu considérable.
Après avoir dit les petits avantages que cet ouvrage pourrait produire, je me crois aussi obligé de
faire voir qu’il ne peut pas faire de mal à qui que ce soit. Si ce que l’on publie ne peut pas faire de bien,
cela ne peut pas non plus faire de mal. C’est dans cette vue que j’ai fait quelques remarques qui servent
d’éclaircissement aux passages qui paraissent autoriser les reproches qu’on pourrait me faire.
Le critique qui n’aura jamais lu La Ruche murmurante assurera que, quoi que j’en puisse dire, cette
fable qui ne fait pas la dixième partie du livre, a été imaginée pour donner lieu aux Remarques. Il ajoutera
peut-être qu’au lieu d’éclaircir les endroits douteux et obscurs j’ai choisi uniquement ceux sur lesquels
j’avais envie de donner carrière à mon imagination. Loin d’exténuer, dira-t-il, les erreurs où vous étiez
tombé auparavant, vous avez dans ces notes fait mille fois pis que vous n’aviez déjà fait dans la fable
même. Dans ces digressions où vous passez incessamment d’un sujet à l’autre, on voit avec la dernière
évidence que vous êtes un défenseur du vice.
Je n’emploierai point mon temps à répondre à ces accusations. Puisqu’on est prévenu contre moi, c’est
en vain que je publie des apologies, elles ne servent à rien. Je n’ignore pas que ceux qui croient qu’il est
criminel de supposer la nécessité du vice dans quelque cas que ce soit, n’acquiesceront jamais à aucune
partie de l’ouvrage. Si cependant on daigne examiner la chose à fond, tout le scandale qui pourra en
résulter apparaîtra comme venant de conclusions erronées qu’on en a tirées, contre mon avis. Quand donc
je dis que les vices sont inséparables des grandes sociétés et que leur opulence, leur grandeur et leur
puissance ne peuvent subsister sans eux, je ne veux point dire que les particuliers coupables des vices ne
doivent point être censurés, encore moins qu’ils ne doivent pas être punis lorsqu’ils poussent leur
dérèglement jusqu’au crime.
Il y a, je crois, peu de personnes dans Londres, comme ceux qui sont obligés d’aller quelquefois à
pied, qui ne souhaitassent que les rues fussent plus propres qu’elles ne le sont généralement. Ils feront ce
souhait toutes les fois qu’ils auront égard à leurs habits et à ce qui leur convient. Mais s’ils viennent à
considérer que ce qui les choque est une suite nécessaire de l’abondance, des richesses et du commerce de
cette puissante ville, s’ils prennent quelque part à sa prospérité, il ne leur arrivera presque jamais de
souhaiter voir les rues moins sales. Puisque, si nous faisons attention aux matériaux de toute espèce qu’il
faut à ce nombre infini de négoces et de métiers différents qui augmentent toujours, si nous réfléchissons à
cette grande quantité de vivres, de boissons et de denrées qu’on y consomme journellement, nous verrons
que chaque moment doit produire de nouvelles ordures. Une multitude de chevaux et d’autres animaux sont
continuellement occupés à salir les rues. Nous voyons toujours une infinité de charrettes, de carrioles et de
voitures pesantes user et rompre le pavé des rues. Plus que tout cela, une foule innombrable se fatigue et
foule aux pieds les rues à chaque instant. Les grandes rues sont par ailleurs très éloignées des bords de la
rivière ; éloignement qui empêche qu’on puisse, sans des peines et des dépenses extraordinaires, enlever
ces immondices qui naissent du luxe et de l’opulence de cette capitale.
Je demande donc si un bon citoyen, en considération de ce que nous venons de dire, s’avisait
d’assurer que la malpropreté des rues est un mal nécessaire et inséparable de la félicité de Londres,
pourrait-on dire qu’il désapprouve qu’on balaie les rues ? Fait-il quelque tort à ceux qui gagnent leur vie à
de si basses fonctions ?
Si on me demandait en quel endroit je trouverais agréable de me promener, nul doute que je
préférerais un jardin odoriférant ou un ombreux bocage aux rues puantes de Londres. De même si, mettant
à part toute grandeur terrestre et toute vaine gloire, on me demandait où je crois que les hommes jouiraient
le plus vraisemblablement d’un bonheur véritable, je répondrais aussitôt que c’est dans une petite société
tranquille où les habitants, contents du produit des terres qu’ils cultivent, ne seraient ni trop enviés ni trop
honorés par leurs prochains. Je préférerais sans hésiter ce commerce délicieux à celui d’une grande
multitude qui se distingue par ses richesses et par son pouvoir et qui, les armes à la main, devrait toujours
être prête à aller conquérir les nations étrangères et à corrompre tout, en introduisant chez elle le luxe des
peuples voisins.
Telle fut la préface que je mis à la tête de la première édition. Je n’y ajoutai rien dans la seconde3.
Mais depuis il s’est élevé une grande rumeur contre cet ouvrage. Je n’en attendais pas moins de la justice,
de la sagesse, de la charité et de la bonne foi de quelques personnes dont je connaissais déjà les
dispositions. Dès longtemps, je n’avais rien à espérer de leur bonne volonté. Mon livre, dénoncé par les
grands-jurés4, fut condamné par mille personnes qui n’en avaient jamais lu un mot. On a parlé contre mon
livre devant le lord-maire5. On attend tous les jours, de la part d’un révérend théologien, une réfutation
complète. Elle a déjà été précédée par un torrent d’injures en forme d’avertissement. Depuis cinq mois
consécutifs, on annonce cette réfutation comme devant paraître dans deux jours.
Il est enfin paru une dénonciation des grands-jurés et une lettre écrite à milord C… On apercevra dans
cette dernière pièce une éloquence par trop véhémente. L’auteur y fait paraître d’heureux talents pour les
invectives et une grande sagacité à découvrir l’athéisme où d’autres ne peuvent l’apercevoir. Cet écrivain
caustique fait éclater son zèle contre les livres impies. La Fable des abeilles est mise à ce rang et il paraît
extrêmement irrité contre l’auteur de cet ouvrage. Il donne quatre grosses épithètes à l’énormité de son
crime. Enfin, par des accusations élégamment tournées, et par des présomptions ingénieuses sur le danger
qu’il y a de laisser de tels auteurs jouir de la vie et sur la crainte de la vengeance céleste sur toute la
nation, il me recommande fort charitablement à la multitude des damnés [l’enfer]6.

1. À noter que, dès les premières lignes de La Fable, Mandeville affecte de prendre la voix du médecin qui ausculte les corps politiques et
sociaux. (N.D.É.)

2. Ce fut en 1706 que parut séparément ce petit poème. En 1714, l’auteur le publia de nouveau, accompagné d’un ample commentaire.

3. Elle parut en 1723.


4. Ce furent les grands-jurés du comté de Middlesex qui firent cette dénonciation au Banc du roi. Les jurés de la province qu’on appelle
the Grand-Jury, les grands-jurés, sont pour l’ordinaire au nombre de vingt-quatre gentilshommes, ayant du bien et étant de bonne réputation.
C’est le shérif de la province qui les choisit.

5. Ce fut devant le lord-maire de Londres. Il n’y a que le maire de Londres et celui d’York qui portent le titre de lord (seigneur).

6. Dans les parties du texte entre crochets, l’éditeur (DRD) précise le sens actuel de termes ou d’expressions usitées au XVIIIe siècle.
LA RUCHE MURMURANTE
OU
LES FRIPONS DEVENUS HONNÊTES

Un nombreux essaim d’abeilles habitait une ruche spacieuse. Là, dans une heureuse abondance, elles
vivaient tranquilles. Ces insectes, célèbres par leurs lois, ne l’étaient pas moins par le succès de leurs
armes et par la manière dont ils se multipliaient. Leur domicile était un séminaire parfait de science et
d’industrie. Jamais abeilles ne vécurent sous un plus sage gouvernement. Cependant, jamais il n’y en eut
de plus inconstantes et de moins satisfaites. Elles n’étaient pourtant ni les malheureuses esclaves d’une
dure tyrannie, ni exposées aux faiblesses d’une versatile démocratie. Elles étaient conduites par des rois
qui ne pouvaient guère errer parce que leur pouvoir était sagement borné par des lois.
Ces insectes, imitant tout de qui se fait à la ville, à l’armée ou au barreau, vivaient parfaitement
comme les hommes et exécutaient, quoique en petit, toutes leurs actions. Les merveilleux ouvrages,
construits par l’adresse incomparable de leurs petits membres, échappaient à la faible vue des humains ;
cependant il n’est parmi nous, ni machine, ni ouvriers, ni métiers, ni vaisseaux, ni citadelles, ni armes, ni
artisans, ni ruses, ni science, ni boutiques, ni instruments, en un mot, il n’y a rien de tout ce qui se voit
parmi les hommes dont ces animaux industrieux ne se servissent aussi.
Comme leur langage nous est inconnu, nous ne pouvons parler de ce qui les concerne qu’en employant
nos expressions. L’on convient assez généralement que, entre autres choses dignes d’être remarquées, ces
animaux ne connaissaient point l’usage des cornets ni des dés. Mais puisqu’ils avaient des rois, et par
conséquent des gardes, on peut naturellement présumer qu’ils connaissaient quelque espèce de jeux. Vit-on
en effet jamais officiers et soldats qui s’abstinssent de cet amusement ?
La fertile ruche était remplie d’une multitude prodigieuse d’habitants dont le grand nombre contribuait
même à la prospérité commune. Des millions étaient occupés à satisfaire la vanité et l’ambition d’autres
abeilles qui étaient uniquement employées à consommer les travaux des premières. Mais, malgré une si
grande quantité d’ouvriers, les désirs de ces abeilles n’étaient pas satisfaits. Tant d’ouvriers, tant de
travaux, pouvaient à peine fournir au luxe de la moitié de la nation.
Quelques-uns, avec de grands fonds et très peu de peines, faisaient des gains très considérables.
D’autres, condamnés à manier la faux et la bêche, ne gagnaient leur vie qu’à la sueur de leur front en
épuisant leurs forces par les occupations les plus pénibles.
L’on en voyait cependant d’autres qui s’adonnaient à des emplois très mystérieux, qui ne demandaient
ni apprentissage, ni fonds, ni soins. Tels étaient les chevaliers d’industrie [affairistes], les parasites, les
courtiers d’amour, les joueurs, les filous, les faux-monnayeurs, les charlatans, les devins et en général tous
ceux qui, haïssant la lumière, tournaient à leur avantage, par de sourdes pratiques, le travail de leurs
voisins qui, incapables eux-mêmes de tromper, étaient moins méfiants.
On appelait ces gens-là des fripons : mais ceux dont l’industrie était plus respectée, quoique dans le
fond peu différents des premiers, recevaient un nom plus honorable. Les artisans de chaque profession,
tous ceux qui exerçaient quelque emploi, ou quelque charge, disposaient de quelque espèce de friponnerie
qui leur était propre. C’était les subtilités de l’art.
Comme s’ils n’eussent pu, sans l’instruction d’un procès, distinguer le légitime d’avec l’illégitime, ils
avaient des jurisconsultes occupés à entretenir des animosités et à susciter de mauvaises chicanes. C’était
le fin du fin de leur art. Les lois leur fournissaient des moyens pour ruiner leurs parties et pour profiter
adroitement des biens engagés. Uniquement attentifs à tirer de précieux honoraires, ils ne négligeaient rien
pour empêcher qu’on terminât par voie d’accommodement les difficultés. Pour défendre une mauvaise
cause, ils épluchaient les lois avec la même exactitude et dans le même but que les voleurs examinent les
maisons et les boutiques. C’était uniquement pour découvrir l’endroit faible dont ils pourraient se
prévaloir pour agir.
Les médecins préféraient la réputation à la science et les richesses au rétablissement de leurs malades.
La plupart, au lieu de s’appliquer à l’étude des règles de l’art, s’étudiaient à prendre une démarche
composée. Des regards graves, un air pensif, étaient tout ce qu’ils possédaient pour se donner la
réputation de gens doctes. Peu préoccupés de la santé des patients, ils travaillaient seulement à acquérir
les louanges des accoucheuses, des prêtres et de tous ceux qui vivaient du produit des naissances ou des
funérailles. Attentifs à ménager la faveur du sexe babillard, ils écoutaient avec complaisance les vieilles
recettes de la tante de Madame. Les chalands1 et toute leur famille étaient soigneusement ménagés. Un
sourire affecté, des regards gracieux, tout était mis en usage et servait à captiver ces esprits pourtant
prévenus. Il n’y avait pas même jusques aux gardes dont ils ne souffrissent les impertinences.
Entre le grand nombre des prêtres de Jupiter, gagés pour attirer sur la ruche la bénédiction d’en haut,
il n’y en avait que bien peu qui eussent de l’éloquence et du savoir. La plupart étaient même aussi empotés
qu’ignorants. On découvrait leur paresse, leur incontinence, leur avarice et leur vanité malgré les soins
qu’ils prenaient pour dérober aux yeux du public ces défauts. Ils étaient fripons comme des tailleurs et
intempérants comme des matelots. Quelques-uns à face blême, couverts d’habits déchirés, priaient
mystiquement pour avoir du pain. Ils espéraient recevoir de plus grosses récompenses, mais à la fin ils
n’obtenaient que du pain. Et tandis que ces sacrés parasites mouraient de faim, les fainéants pour qui ils
officiaient étaient bien à leur aise. On voyait sur leurs visages la prospérité, la santé et l’abondance dont
ils jouissaient.
Les soldats, qui avaient été mis en fuite, étaient comblés d’honneur, s’ils avaient eu le bonheur
d’échapper à l’épée victorieuse, quoiqu’il y en eût plusieurs qui fussent de vrais poltrons et n’aimassent
point le carnage. Si quelque vaillant général mettait en déroute les ennemis, il se trouvait quelque
personne qui, corrompue par des présents, facilitait leur retraite.
Il y avait bien des guerriers qui, affrontant le danger, paraissaient toujours dans les endroits les plus
exposés. D’abord ils y perdaient une jambe, ensuite ils y laissaient un bras et, enfin, lorsque toutes ces
diminutions les avaient mis hors d’état de servir, on les renvoyait honteusement à la demi-paye, tandis que
d’autres, si prudents qu’ils n’étaient jamais allés au combat, recevraient double paye pour rester
tranquilles chez eux.
Leurs rois étaient à tous égards mal servis. Leurs propres ministres les trompaient. Il y en avait à la
vérité plusieurs qui ne négligeaient rien pour avancer les intérêts de la Couronne ; mais, en même temps,
ils pillaient impunément le trésor en travaillant à s’enrichir. Ils possédaient l’heureux talent de faire de
très belles dépenses, quoique leurs appointements fussent très chétifs ; et encore se vantaient-ils d’être fort
modestes. Donnaient-ils trop d’étendue à leurs droits ? Ils appelaient ces prélèvements illicites des
« commissions pour services rendus ». Et, comme ils craignaient qu’on ne comprît leur jargon, ils se
servaient du terme d’« émoluments », sans qu’ils voulussent jamais parler naturellement et sans
déguisement de leurs gains. Car il n’y avait pas une seule abeille qui ne se fût très bien contentée je ne dis
pas de ce que gagnaient effectivement ces ministres, mais seulement de ce qu’ils laissaient paraître de
leurs gains. Ils ressemblaient à nos joueurs qui, quoiqu’ils aient joué beau jeu, ne diront cependant jamais
en présence des perdants tout ce qu’ils ont gagné.
Qui pourrait détailler toutes les fraudes qui se commettaient dans cette ruche ? Celui qui achetait des
immondices pour engraisser son pré les trouvait falsifiés d’un quart de pierres et de mortier inutiles et
encore, quoique dupe, il n’aurait pas eu la bonne grâce d’en murmurer, puisque à son tour il mêlait parmi
son beurre une moitié de sel.
La justice même, si renommée pour sa bonne foi, quoique aveugle, n’en était pas moins sensible au
brillant éclat de l’or. Corrompue par des présents, elle avait souvent fait pencher la balance qu’elle tenait
dans sa main gauche. Impartiale en apparence, lorsqu’il s’agissait d’infliger des peines corporelles, de
punir des meurtres et d’autres grands crimes, elle avait même souvent condamné au supplice des gens qui
avaient continué leurs friponneries après avoir été punis du pilori. Cependant on croyait communément
que l’épée qu’elle portait ne frappait que les abeilles qui étaient pauvres et sans ressources et que même
cette déesse faisait attacher à l’arbre maudit des gens qui, pressés par la fatale nécessité, avaient commis
des crimes qui ne méritaient pas un pareil traitement. Par cette injuste sévérité, on cherchait à mettre en
sûreté le grand et le riche.
Chaque ordre était ainsi rempli de vices, mais la nation même jouissait d’une heureuse prospérité.
Flattée dans la paix, on la craignait dans la guerre. Estimée chez les étrangers, elle tenait la balance des
autres ruches. Tous ses membres à l’envi prodiguaient pour sa conservation leurs vies et leurs biens. Tel
était l’état florissant de ce peuple. Les vices des particuliers contribuaient à la félicité publique. Dès que
la vertu, instruite par les rusés politiques, apprenait mille heureux tours de finesse et se liait d’amitié avec
le vice, les plus scélérats faisaient quelque chose pour le bien commun.
Les fourberies des différents Corps conservaient le tout, quoique chaque citoyen s’en plaignît.
L’harmonie dans un concert résulte d’une combinaison de sons qui sont directement opposés. Ainsi les
membres de la société, en suivant des routes absolument contraires, s’aidaient comme en dépit d’eux-
mêmes. La tempérance et la sobriété des uns facilitaient l’ivrognerie et la gloutonnerie des autres.
L’avarice, cette funeste racine de tous les maux, ce vice dénaturé et diabolique, était corrélé au noble
défaut de prodigalité. Le luxe fastueux des uns occupait des millions de pauvres pour le satisfaire. La
vanité, cette passion si détestée, donnait de l’occupation à un plus grand nombre encore. L’envie même,
l’amour-propre et la vanité, fers de lance de l’industrie, faisaient fleurir les arts et le commerce. Les
extravagances dans le manger et dans la diversité de mets, la somptuosité dans les équipages et dans les
ameublements, malgré leur ridicule, faisaient la meilleure partie du négoce.
Toujours inconstant, ce peuple changeait de lois comme de modes. Les règlements qui avaient été
sagement établis étaient annulés et on leur en substituait bientôt de tout opposés. Cependant en altérant
ainsi leurs anciennes lois et en les corrigeant, ils prévenaient des fautes qu’aucune prudence n’aurait pu
prévoir.
C’est ainsi que le vice produisant la ruse, et que la ruse se joignant à l’industrie, on vit peu à peu la
ruche abonder de toutes les commodités de la vie. Les plaisirs réels, les douceurs de la vie, l’aise et le
repos étaient devenus des biens si communs que les pauvres même vivaient plus agréablement que les
riches ne le faisaient auparavant. On ne pouvait rien ajouter au bonheur de cette société.
Mais hélas ! quelle n’est pas la vanité de la félicité des pauvres mortels ? À peine ces abeilles
avaient-elles goûté les prémices du bonheur, qu’elles éprouvèrent qu’il est même au-dessus du pouvoir
des dieux de rendre parfait le séjour terrestre. La troupe murmurante avait souvent témoigné qu’elle était
satisfaite du gouvernement et des ministres ; mais d’un subit revers, elle changea d’idées. Comme si elle
eût été perdue sans retour, elle maudit les politiques, les armées et les flottes. Ces abeilles réunissant
leurs plaintes, on entendait de tous côtés ces paroles : « Maudites soient toutes les fourberies qui règnent
parmi nous. » Cependant que chacune se les permettait encore, toutes avaient la cruauté de ne vouloir
point en accorder l’usage aux autres.
Un personnage qui avait amassé d’immenses richesses en trompant son maître, le roi et le pauvre,
osait crier de toute sa force : « Le pays ne peut manquer de périr pour toutes ses injustices ! »
Et qui pensez-vous que fût ce rigide sermonneur ? C’était un gantier qui avait vendu toute sa vie et qui
vendait encore des peaux de mouton pour des cabrons. Il ne faisait pas la moindre chose dans cette société
qui ne contribuât au bien public. Cependant tous les fripons criaient avec impudence : « Bons dieux !
Accordez-nous seulement la probité ! »
Mercure, le dieu des Larrons, ne put s’empêcher de rire à l’ouïe d’une prière si effrontée. Les autres
dieux dirent qu’il y avait de la stupidité à blâmer ce que l’on aimait. Mais Jupiter, indigné de ces prières,
jura enfin que cette troupe criailleuse serait délivrée de la fraude dont elle se plaignait.

*
C’est ce qu’il fit : au même instant l’honnêteté s’empara de tous les cœurs. Tel le fruit de l’arbre de la
Connaissance, elle dessilla les yeux de chacun, elle leur fit apercevoir ces crimes qu’on ne peut
contempler sans honte. Ils se confessaient coupables par leurs discours et surtout par la rougeur qu’excitait
sur leurs visages l’énormité de leurs crimes. C’est ainsi que les enfants qui veulent cacher leurs fautes,
trahis par leur couleur, s’imaginent que dès qu’on les regarde, on lit sur leur visage mal assuré la
mauvaise action qu’ils ont faite.
Mais grands dieux ! Quelle consternation ! Quel subit changement ! En moins d’une heure le prix des
denrées diminua partout. Chacun, depuis le ministre d’État jusqu’au villageois arracha le masque
d’hypocrisie qui le couvrait. Quelques-uns, qui étaient très bien connus auparavant, parurent des étrangers
quand ils eurent pris des manières naturelles.
Dès ce moment, le barreau fut dépeuplé. Les débiteurs acquittaient volontairement leurs dettes, sans en
excepter même celles que leurs créditeurs avaient oubliées. On les cédait généreusement à ceux qui
n’étaient pas en état de les satisfaire. S’élevait-il quelque difficulté, ceux qui avaient tort restaient
modestement dans le silence. On ne voyait plus de procès où il entrât de la mauvaise foi et de la vexation.
Personne ne pouvait plus acquérir des richesses. La vertu et l’honnêteté régnaient dans la ruche. Qu’est-ce
donc que les avocats y auraient fait ? Aussi tous ceux qui avant la révolution n’avaient pas eu le bonheur
de gagner du bien pendaient leur écritoire à leur côté et se retiraient.
La justice qui, jusqu’alors, avait été occupée à faire pendre certaines personnes, avait donné la liberté
à ceux qu’elle tenait prisonniers. Mais dès que les prisons eurent été nettoyées, la déesse qui y préside
devenant inutile, elle se vit contrainte de se retirer avec tout son train et tout son bruyant attirail. D’abord
paraissaient quelques serruriers chargés de serrures, de verrous, de grilles, de chaînes et de portes garnies
de barres de fer. Ensuite venaient les geôliers, les guichetiers et leurs suppôts. La déesse paraissait alors
précédée de son fidèle ministre, l’écuyer Carnifex, le bourreau, grand exécuteur de ses ordres sévères. Il
n’était point armé de son épée imaginaire2 ; à la place il portait la hache et la corde. Dame Justice aux
yeux bandés, assise sur un nuage, fut chassée dans les airs, accompagnée de ce cortège. Autour de son char
et derrière il y avait ses sergents, huissiers et domestiques de toute espèce qui se nourrissent des larmes
des infortunés.
La ruche avait des médecins, tout comme avant la révolution. Mais la médecine, cet art salutaire,
n’était plus confiée qu’à d’habiles gens. Ils étaient en si grand nombre et si bien répandus dans la ruche
qu’il n’y en avait aucun qui eut encore besoin de se servir de voiture. Leurs vaines disputes avaient cessé.
Le soin de délivrer promptement les patients était ce qui les occupait uniquement. Pleins de mépris pour
les drogues qu’on apporte des pays étrangers, ils se bornaient aux simples que produit le pays. Persuadés
que les dieux n’envoient aucune maladie aux nations sans leur donner en même temps les vrais remèdes,
ils s’attachaient à découvrir les propriétés des plantes qui croissaient chez eux.
Les riches ecclésiastiques, revenus de leur honteuse paresse, ne faisaient plus servir leurs églises par
des abeilles prises à la journée. Ils officiaient eux-mêmes. La probité dont ils étaient animés les engageait
à offrir des prières et des sacrifices. Tous ceux qui ne se sentaient pas capables de s’acquitter de ces
devoirs ou qui croyaient qu’on pouvait se passer de leurs soins, se démettaient sans délai de leurs
emplois. Il n’y avait pas assez d’occupation pour tant de personnes, si même il en restait pour quelques-
uns. Le nombre en diminua donc considérablement. Ils étaient tous modestement soumis au grand prêtre
qui, uniquement occupé des affaires religieuses, abandonnait aux autres les affaires de l’État. Le chef
religieux, devenu charitable, n’avait pas la dureté de chasser de sa porte les pauvres affamés. Jamais plus
on n’entendit dire qu’il retranchait quelque chose du salaire de l’indigent. C’était au contraire chez lui que
l’affamé trouvait de la nourriture, le mercenaire du pain, l’ouvrier nécessiteux sa table et son lit. Le
changement ne fut pas moins considérable parmi les premiers ministres du roi et tous les officiers
subalternes.
Devenus économes et tempérants, leurs pensions leur suffisaient pour vivre. Si une pauvre abeille fut
venue dix fois pour demander le juste paiement d’une petite somme et que quelque commis bien payé l’eût
obligée, ou de lui faire présent d’un écu, ou de ne jamais recevoir son paiement, on aurait auparavant
appelé cela la commission du commis pour services rendus, au lieu que cela s’appelait maintenant une
friponnerie manifeste dans l’exercice d’une fonction.
Une seule personne suffisait pour remplir les places qui en exigeaient trois avant l’heureux
changement. On n’avait plus besoin de surveiller les collègues pour contrôler les actions de ceux à qui
l’on confiait le maniement des affaires. Les magistrats ne se laissaient plus corrompre et ils ne cherchaient
plus à faciliter les larcins des autres. Un seul faisait alors mille fois plus d’ouvrage que plusieurs n’en
faisaient auparavant.
Il n’y avait d’honneur qu’à honorer les dettes contractées aux dépens de ses créditeurs. Les livrées
étaient pendues dans les boutiques des fripiers. Ceux qui brillaient par la magnificence de leurs carrosses
les vendaient pour peu de choses. La noblesse se défaisait de tous ses superbes chevaux si bien appariés
et même de ses châteaux de campagne pour payer ses dettes.
On évitait la vaine dépense avec le même soin qu’on fuyait la fraude. On n’entretenait plus d’armée
dehors. Méprisant l’estime des étrangers et la gloire frivole qui s’acquiert par les armes, on ne combattait
plus que pour défendre la patrie contre ceux qui en voulaient à ses droits et à sa liberté.
Jetez présentement les yeux sur la ruche glorieuse. Contemplez l’accord admirable qui règne entre les
commerces et la bonne foi. Les obscurités qui couvraient ce spectacle ont disparu. Tout se voit à
découvert. Que les choses ont changé de face !
Ceux qui faisaient des dépenses excessives et tous ceux qui vivaient de ce luxe furent forcés de se
retirer. En vain ils tentèrent de nouvelles occupations ; elles ne purent leur fournir le nécessaire.
Le prix des fonds de commerce et des bâtiments tomba. Les palais enchantés dont les murs semblables
à ceux que Thèbes avait élevés pour la musique, l’opéra et la comédie étaient déserts3. Les grands qui
auraient mieux aimé perdre la vie que de voir effacer les fastueux titres gravés sur leurs superbes
portiques, se moquaient désormais de ces vaines inscriptions. L’architecture, cet art merveilleux, fut
entièrement abandonnée. Les artisans ne trouvaient plus personne qui voulut les employer. Les peintres ne
se rendaient plus célèbres par leur pinceau. Le sculpteur, le graveur, le ciseleur et le statuaire n’étaient
plus nommés dans la ruche. Le peu d’abeilles qui restèrent vivaient chétivement. On n’était plus en peine
de savoir comment on dépenserait son argent, mais comment on s’y prendrait pour vivre. En payant leur
compte à la taverne, elles prenaient la résolution de n’y remettre jamais le pied. On ne voyait plus de
salope cabaretière qui gagnât assez pour porter des habits de drap d’or. Torcol ne donnait plus de grosses
sommes pour avoir du bourgogne et des ortolans. Le courtisan qui se piquant de régaler le jour de Noël sa
maîtresse de pois verts, dépensait en deux heures autant qu’une compagnie de cavalerie aurait dépensé en
deux jours, plia bagage et se retira d’un si misérable pays.
La fière Cloé dont les grands airs avaient autrefois obligé son trop docile mari à piller l’État, vend à
présent son équipage composé des plus riches dépouilles des Indes. Elle retranche sa dépense et porte
toute l’année le même habit. Le siècle léger et changeant est passé. Les modes ne se succèdent plus avec
cette bizarre inconstance. Dès lors, tous les ouvriers, qui travaillaient les riches étoffes de soie et d’argent
et tous les artisans qui en dépendent, se retirent. Une paix profonde règne alors dans ce séjour où
l’abondance se trouve réduite au strict nécessaire. Toutes les manufactures qui restent ne fabriquent que
les étoffes les plus simples ; cependant elles sont toutes fort chères. La nature bienfaisante n’étant plus
contrainte par l’infatigable jardinier, elle ne donne plus ses fruits que dans sa saison ; mais elle ne produit
plus ni raretés ni fruits précoces.
À mesure que la vanité et le luxe diminuaient, on voyait les anciens habitants quitter leur demeure. Ce
n’était plus ni les marchands ni les compagnies qui faisaient fermer les manufactures. C’est que tous les
métiers et tous les arts étaient négligés. Le contentement, cette peste de l’industrie, les poussait à se
satisfaire d’une abondance réduite à presque rien. Ils ne recherchaient plus la nouveauté, ils
n’ambitionnaient plus rien.
C’est ainsi que la ruche étant presque déserte, ils ne purent se défendre contre les attaques d’ennemis
cent fois plus nombreux. Ils se défendirent cependant avec toute la vaillance possible, jusqu’à ce que
quelques-uns d’entre eux eussent trouvé une retraite bien fortifiée. C’est là qu’ils résolurent de s’établir ou
de périr dans l’entreprise. Il n’y eut aucun traître parmi eux. Tous combattirent vaillamment pour la cause
commune. Leur courage et leur intégrité furent enfin couronnés de la victoire.
Ce triomphe leur coûta néanmoins beaucoup. Plusieurs milliers de ces valeureuses abeilles périrent.
Le reste de l’essaim, qui s’était endurci à la fatigue et aux travaux, crut que l’aise et le repos qui mettaient
si fort à l’épreuve leur tempérance était un vice. Voulant donc se garantir tout d’un coup de toute rechute,
toutes ces abeilles s’envolèrent dans le sombre creux d’un arbre où il ne leur reste de leur ancienne
félicité que le contentement et l’honnêteté.

MORALITÉ

Quittez donc vos plaintes, mortels insensés ! En vain vous cherchez à associer la grandeur d’une
nation avec la probité. Il n’y a que des fous qui puissent se flatter de jouir des agréments et des
convenances de la terre, d’être renommés dans la guerre, de vivre bien à leur aise et d’être en même temps
vertueux. Abandonnez ces vaines chimères. Il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent, si nous
voulons en retirer les doux fruits. La faim est sans doute une incommodité affreuse. Mais comment sans
elle pourrait se faire la digestion d’où dépend notre nutrition et notre accroissement ? Ne devons-nous pas
le vin, cette excellente liqueur, à une plante dont le bois est maigre, laid et tortueux ? Tandis que ses
rejetons négligés sont laissés sur la plante, ils s’étouffent les uns les autres et deviennent des sarments
inutiles. Mais si ces branches sont étayées et taillées, bientôt devenues fécondes, elles nous font part du
plus excellent des fruits.
C’est ainsi que l’on trouve le vice avantageux, lorsque la justice l’émonde, en ôte l’excès et le guide.
Que dis-je ! Le vice est aussi nécessaire dans un État florissant que la faim est nécessaire pour nous
obliger à manger. Il est impossible que la vertu seule rende jamais une nation célèbre et glorieuse.
Quant à ceux qui voudraient faire revivre l’heureux siècle d’or, il faudrait aussi qu’ils reprennent,
outre l’honnêteté, le gland qui servait d’unique nourriture à leurs premiers pères.

1. Au sens littéral, les chalands sont ceux qui « s’intéressent » (de chaloir, du verbe impersonnel « intéresser, importer »). (N.D.É.)

2. On ne se sert dans les exécutions en Angleterre que de la hache pour trancher la tête, jamais de l’épée. C’est pourquoi Mandeville
qualifie d’imaginaire cette épée attribuée au bourreau. (N.D.É.)

3. Amphion, dieu poète et musicien, comme Orphée, a créé les remparts de Thèbes uniquement à l’aide de sa flûte et de sa lyre. (N.D.É.)
Je suis dans la pensée que ces mouvements tumultueux des passions dont nous nous piquons d’avoir honte sont le soutien
d’une nation florissante.
Mandeville, Introduction aux Remarques

REMARQUES SUR LA FABLE DES ABEILLES


(EXTRAITS1)

REMARQUE (A.)
« L’on en voyait cependant d’autres qui s’adonnaient à des emplois très mystérieux, qui ne
demandaient ni apprentissage, ni fonds, ni soin2. »

Quelque riche et puissante que puisse être une république, quelques soins qu’un gouvernement sage
puisse prendre, il n’est pas possible de prévenir ou de toujours empêcher ces inconvénients. Qu’est-ce
donc que deviendra cette foule de personnes qui sont sans vocation ? Le monde, il est vrai, est rarement
sans guerre. C’est même parfois une ressource. Il y en aura quelques-uns qui seront occupés à ce métier
sur terre et d’autres sur mer. Ceux qui, par leur tempérament laborieux, sont propres à être d’honnêtes
esclaves, travailleront à la journée chez les maîtres qui exercent des métiers ou ils entreront au service de
quelques autres personnes. Ceux qui auront étudié et qui auront hanté l’université pourront exercer les
pénibles fonctions de régents d’école et de gouverneurs [précepteurs]. Il y en aura un petit nombre
d’autres qui attraperont quelque emploi. Mais que deviendra ce paresseux qui ne s’embarrasse en aucune
manière de travailler ? Que deviendra ce volage qui ne sait se fixer à quoi que ce soit ?
Ceux qui ont toujours fait leurs délices des pièces de théâtre et de la lecture des romans et qui, avec
cela, ont la moindre teinture de politesse, tourneront leurs vues du côté du théâtre. Si leur mine est
supportable, s’ils s’expriment bien, nous les verrons bientôt acteurs. Ceux qui aiment leur ventre au-
dessus de tout, s’ils ont le goût fin et un peu d’habileté dans ce qui regarde la cuisine, tâcheront de gagner
l’amitié des gloutons et des épicuriens. Ils apprendront à ramper et ils mettront tout en usage pour devenir
parasites. Toujours occupés à flatter les maîtres de la maison aux dépens du reste de la famille, non
contents d’entretenir le chef dans tous ses défauts, ils gâteront encore les enfants en leur inspirant de
l’orgueil par de basses adulations.
D’autres, jugeant de l’incontinence des autres par leur propre libertinage et par celui de leurs
compagnons de débauche, seront naturellement portés à donner dans les intrigues amoureuses. Bientôt, ils
tâcheront de gagner leur vie par le métier le plus vil. Ils fourniront à ceux qui manquent de loisir ou
d’adresse pour parler en leur faveur, des objets pour assouvir leur brutale passion.
Ceux qui ont abandonné tout principe d’honneur et d’équité deviendront, s’ils ont assez d’adresse et
de dextérité, chevaliers d’industrie ou, si leur habileté et leur capacité le leur permettent, ils se mettront
filous et faux-monnayeurs.
Ceux qui ont eu occasion de remarquer la crédulité des femmelettes et d’autres personnes qui n’ont
pas plus de sens s’érigeront en docteurs et ils feront les empiriques [guérisseurs]. Une grande impudence
et peu d’habileté suffisent. D’autres se vanteront de pouvoir dire la bonne fortune.
C’est ainsi que chacun tourne à son propre avantage les vices et les faiblesses d’autrui. C’est ainsi que
les hommes mettent en œuvre leurs talents et leur habileté, pour tâcher d’amasser de quoi vivre par le
chemin de plus aisé et le plus court.
Ces gens-là sont sans contredit la peste de la société civile. Mais il n’y a que des fous qui, sans faire
attention à ce que j’ai dit, puissent s’emporter contre le relâchement des lois qui laissent vivre de telles
gens. Les personnes sages, contentes de prendre des précautions pour n’être point la dupe de ces fourbes,
ne se plaignent jamais de ce que la prudence humaine ne saurait prévenir.
« Ce que l’on appelle : la gnose zen »

REMARQUE (B.)
« On appelait ces gens-là des fripons : mais ceux dont l’industrie était plus respectée, quoique
dans le fond peu différents des premiers, recevaient un nom plus honorable. »

C’est là un trait qu’on lance très communément contre toute cette partie du monde occupée dans le
commerce. Mais si l’on prend le terme de « fripon » dans toute son étendue et qu’on s’en serve pour
désigner toute personne qui n’est pas sincèrement vertueuse, bref celui qui fait à autrui ce qu’il ne
voudrait pas qu’on lui fasse, j’ose promettre de prouver ce que j’avance dans La Ruche murmurante.
Dans ce dessein, je ne parlerai point d’une infinité de ruses et d’artifices dont se servent le vendeur et
l’acheteur pour se tromper mutuellement : artifices que les négociants approuvent et que mettent tous les
jours en usage ceux-là mêmes qui passent pour être de bonne foi. Où est, par exemple, le marchand qui a
jamais déclaré les défauts de sa marchandise à ceux qui avaient dessein de l’acheter ?
Que dis-je ! Montrez-m’en un qui, dans un temps ou dans un autre, n’ait pas su cacher adroitement ces
défauts au détriment de l’acheteur ? J’ose encore le demander avec confiance. Où est le commerçant qui
n’a jamais évalué contre sa conscience ses marchandises au-delà de leur juste valeur afin de les mieux
débiter ?
Décio était un marchand qui faisait belle figure. Chargé de diverses commissions de sucre pour
différents endroits au-delà de la mer, il s’adressa à Alcandre qui était toujours richement pourvu de toutes
les marchandises qui viennent des Indes occidentales. Il entra en marché pour une partie considérable de
cette denrée. Tous deux fort compétents dans le commerce, ils n’étaient pas destinés à s’accorder. Décio,
homme riche, se flattait que personne ne pouvait acheter à meilleur marché que lui. Alcandre, semblable à
cet égard à Décio, ne voulait rien rabattre du prix qu’il avait demandé. Persuadés que le vin est très
propre à terminer les différends, ils entrèrent dans un cabaret vis-à-vis de la Bourse. Occupés-là à
conclure leur marché, le garçon de course d’Alcandre apporta une lettre à son maître. On lui donnait avis
des Indes occidentales, qu’il était parti une grande quantité de sucre pour l’Angleterre. Dès lors, charmé
de vendre sa marchandise au prix que lui en avait offert Décio, il résolut de conclure avant que la nouvelle
fusse publique. Mais, pour ne point perdre un chaland avantageux par une précipitation trop marquée, il
interrompit le discours. Prenant une humeur plus gaie, il parla des agréments de la saison, des délices de
la campagne et il invita Décio à venir les partager avec lui dans une maison de campagne qu’il avait à
douze milles de la ville. On était dans l’agréable saison du mois de mai, c’était un samedi après-midi.
Décio qui vivait encore dans le célibat, débarrassé de toute affaire jusqu’au mardi suivant, profita de la
politesse du marchand. Ils partirent ensemble le jour même et ils passèrent agréablement de reste de la
journée. Le dimanche matin, Décio, pour gagner de l’appétit, alla prendre l’air, monté sur un des chevaux
d’Alcandre. Prêt à revenir joindre son ami, il fit rencontre d’un monsieur de sa connaissance qui lui apprit
que la flotte marchande des barbares avait fait naufrage. Il ajouta que la nouvelle en avait été confirmée au
Café de Lloyd avant son départ et qu’on y croyait que le prix du sucre hausserait de vingt-cinq pour cent à
cause de cet accident. Décio, de retour de sa promenade, alla rejoindre son ami et reprit aussitôt le
discours interrompu au cabaret. Alcandre, se croyant sûr de son coup, charmé de se voir si heureusement
prévenu, ne crut pas devoir renvoyer l’accord à l’après-dîner. Quelque envie qu’il eût de vendre, l’autre
sans le paraître n’était pas moins disposé à acheter. Cependant, ces deux rusés ne laissèrent pas de
témoigner beaucoup d’indifférence. Décio cependant, frappé de ce qu’il venait d’apprendre, pensa que les
délais pouvaient devenir dangereux et, jetant une guinée sur la table, il conclut le marché sur le pied
qu’Alcandre avait proposé. Arrivé le lendemain à Londres, la nouvelle se trouva véritable et Décio eut
cinq cents livres sterling de profit sur ce sucre. C’est ainsi qu’Alcandre, cherchant à duper son
correspondant, fut payé de la même monnaie. On ne regarde point une telle conduite comme contraire à la
probité, quoique aucun d’eux n’eût souhaité qu’on lui fît ce qu’il avait fait à l’autre.

REMARQUE (C.)
« Les soldats, qui avaient été mis en fuite, étaient comblés d’honneurs, s’ils avaient eu le
bonheur d’échapper à l’épée victorieuse… »

[…]
L’honneur, dans sa signification propre et véritable, n’est autre chose que la bonne opinion que les
autres hommes ont de notre méprise : opinion qu’on considère comme plus ou moins réelle, suivant le
bruit et le fracas que les hommes ont faits pour en donner des témoignages publics.
[…]
Le contraire de l’honneur, c’est le déshonneur ou l’ignominie. Ce sera donc la mauvaise opinion et le
mépris que les autres ont pour nous. Comme l’honneur est compté parmi les récompenses qui suivent les
bonnes actions, le déshonneur est aussi regardé comme une punition des mauvaises.
[…]
Il est donc utile de s’arrêter un peu sur ce sujet, par là nous mettrons dans un plus grand jour les
notions que le monde se forme de l’honneur et du déshonneur.
[…]
Les règles dont je parle consistent dans la manière de se conduire adroitement en étouffant nos
appétits ou en cachant aux autres les vrais sentiments de notre cœur, sitôt qu’ils peuvent nous faire rougir.
Si l’on n’est pas instruit de ces règles dès la plus tendre jeunesse, on pourra rarement les suivre
parfaitement ou, dans la suite, y faire quelques progrès. L’orgueil et le bon sens sont les plus grands
secours qui puissent nous conduire à cette perfection. Avides de l’estime d’autrui, nous éprouvons des
sentiments de joie inexprimables en pensant que nous sommes approuvés et peut-être admirés des autres
hommes. Ces deux sentiments nous dédommagent et nous paient de la peine que nous avons à dompter nos
passions les plus violentes. Et, par conséquent, ils nous détournent de toutes les paroles et de toutes les
actions qui peuvent nous causer de la honte. Les passions que nous devons cacher avec le plus de soin
pour le bonheur et l’embellissement de la société sont l’impudicité, l’orgueil et l’humeur intéressée. C’est
pourquoi le nom de modestie a trois sens différents, suivant les passions qu’il couvre.
[…]
La honte et l’éducation sont la base de la politesse. Un homme qui, sans avoir jamais fait aucun autre
mal, manquerait assez de pudeur et d’éducation pour dire sans détour la vérité et tout ce qu’il sent
intérieurement, serait la créature la plus méprisable qu’il y eût sur la terre. Si un homme disait à une dame
qu’il ne trouve personne qui lui convienne mieux pour la propagation de son espèce et qu’il sent un violent
désir d’y travailler sur l’heure ; si en même temps il lui offrait de la prendre dans ce dessin, on appellerait
un tel homme une brute. La femme confuse et irritée prendrait la fuite et cet effronté, regardé comme un
dangereux sauvage, serait banni de toute compagnie honnête. Tout homme qui est susceptible de sentiments
de honte, préférera d’assujettir les plus fortes passions plutôt que de les laisser paraître et de s’exposer
par là à l’ignominie. Mais pour l’éviter, l’homme n’a pas besoin de se rendre tout à fait maître de ses
passions, il suffit qu’il ne les fasse pas connaître. La vertu nous commande de mortifier nos appétits, mais
l’éducation requiert seulement que nous apprenions à les celer.
Un cavalier bien élevé peut avoir pour une femme une inclination aussi violente que pourrait l’avoir le
plus brutal des hommes, mais, instruit de ce qu’exige la coutume, il se conduira tout autrement. Il
s’adressera d’abord aux parents auxquels il fera voir qu’il a de quoi entretenir splendidement leur fille. Le
père lui donnera ensuite permission de la fréquenter. La flatterie, la soumission, les présents, l’assiduité,
l’empressement… il mettra tout en usage pour se faire aimer de la belle. S’il réussit, la dame peut sans
scrupule se donner à lui en présence de témoins et, de la manière la plus solennelle. Les cérémonies
finies, ils iront au lit où la fille la plus réservée souffrira avec toute la soumission possible qu’il fasse ce
qu’il veut. C’est ainsi que le cavalier amoureux obtient, sans l’avoir jamais demandé, ce dont il avait
besoin.
Le jour suivant ils reçoivent des visites. Personne ne raille. On ne dit pas un mot de ce qui s’est passé.
Les époux, toujours modestes, agissent ensemble comme le jour précédent – je parle des personnes bien
élevées. Sans honte, sans confusion, ils mangent, boivent ensemble et se divertissent comme à l’ordinaire.
N’ayant rien fait qui puisse leur faire honte, ils sont regardés, et ils peuvent l’être effectivement, comme
les personnes les plus modestes qu’il y ait sur terre.
Je prétends prouver par là que, pour être bien élevé, nous ne nous privons d’aucun des plaisirs
sensuels. Occupés simplement à travailler à notre bonheur mutuel, nous nous aidons l’un l’autre pour jouir
voluptueusement des plaisirs terrestres. Le cavalier poli, dont j’ai parlé, n’est pas plus obligé de renoncer
à lui-même qu’un sauvage qui agit conformément aux lois de la nature et de la sincérité. Celui qui satisfait
ses appétits de la manière que la coutume du pays l’exige, n’a point de critique à craindre. Quelque vif et
quelque emporté qu’il soit dans ses passions, dès que la cérémonie est achevée, on lui permet de se
satisfaire. Il peut s’épuiser et se fatiguer à force de plaisirs et de ravissements de joie. Tour à tour il peut
aimer et satisfaire ses appétits d’une manière aussi extravagante que sa vigueur et ses facultés corporelles
peuvent le lui permettre. Il peut en toute sûreté se moquer de ces personnes modérées qui s’aviseraient de
le blâmer. Toutes les femmes et de dix hommes du moins neuf loueront sa valeur. Que dis-je ! Il peut
même librement s’estimer davantage à cause de la fureur de la passion effrénée. Plus il se plonge dans la
volupté, plus il s’abandonne au plaisir, plus il gagnera l’affection et la bienveillance des femmes, non
seulement des jeunes, des orgueilleuses et des lascives, mais encore des matrones graves et modestes.
De ce que l’impudence est un vice, il ne s’ensuit pas que la modestie est une vertu.
[…]
Si la modestie était une vertu, elle aurait la même force sur nous dans les ténèbres que dans la lumière.
C’est cependant ce qui n’arrive pas. Les libertins ne l’ignorent point. Peu inquiets sur les obstacles que la
vertu d’une femme peut mettre à leurs criminels desseins, ils s’efforcent seulement de surmonter leur
modestie. C’est pour cela qu’ils ne font point d’attaque en plein jour. Mieux avisés, ils ne montent à la
tranchée que la nuit.
[…]
Je dois encore examiner cette espèce de modestie par laquelle nous voudrions faire croire aux autres
que l’estime que nous avons pour eux surpasse le cas que nous faisons de nous-mêmes. Cette louable
qualité est ordinairement conçue sous le nom de civilité et de belle éducation. C’est une habitude
conforme à la coutume, contractée par les préceptes et par l’exemple, qui est occupée à flatter l’orgueil et
l’humeur intéressée des autres et à cacher avec art la nôtre.
Remarquez cependant que ceci n’a lieu que dans le commerce que nous avons avec nos égaux et nos
supérieurs, et seulement dans le temps que nous vivons en paix et en amitié avec eux. Il ne faut pas que
notre complaisance choque jamais les règles de l’honneur ; il ne faut pas qu’elle nous fasse refuser les
hommages qui nous sont dus de la part de ceux qui sont à notre service et, en général, de la part de ceux
qui dépendent de nous.
[…]
Un homme qui, sans aucune considération, demande à un autre qui lui est étranger une grande faveur
est appelé un impudent parce que, sans égard à l’intérêt d’autrui, il donne une preuve de son humeur
intéressée. Par là, nous découvrons aussi pourquoi un homme doit parler et louer avec beaucoup de
ménagement sa femme, ses enfants et que ce qui lui est cher et pourquoi il ne doit parler de lui-même que
lorsqu’il y est forcé. Un homme bien élevé peut souhaiter, et même avec passion, les louanges, l’estime
d’autrui, mais, si on louait cette personne en sa présence, on choquerait sa modestie, persuadé comme il
est que tous les hommes, avant que d’être civilisés, ressentaient un plaisir sans égal à s’entendre donner
des louanges. Sitôt que nous voyons un homme se réjouir publiquement et nager dans la joie pour une
chose où nous n’avons aucune part, notre humeur intéressée se réveillant, nous commençons aussitôt à lui
porter envie et à le haïr. Pour cette raison, une personne bien élevée doit cacher sa joie, soutenir même
qu’il n’en ressent point. Ménageant et flattant par ce déguisement notre humeur intéressée, il prévient
l’envie et la haine qu’il aurait eu à craindre sans cette conduite.
Remarquant dès notre enfance le ridicule de ceux qui tranquillement, sans rougir, peuvent ouïr leur
panégyrique, il se peut que nous fassions de si grands efforts pour éviter ce ridicule plaisir et que, dans la
suite, nous ne puissions sans être mal à l’aise voir approcher le moment où l’on parlera de nous. Cette
apparence de modestie n’est point un mouvement de la nature, elle dépend de l’éducation et de la coutume.
Car, si la plupart des hommes n’avaient point de plaisir à être loués en face, il n’y aurait point de
modestie à refuser d’entendre ces éloges.
Un homme poli, loin de choisir ce qu’il y a de meilleur, se sert de ce qui y a de moindre dans un plat.
À moins qu’il n’y soit forcé, il ne se servira que du morceau le moins estimé.
[…]
S’il y a dans un plat sept ou huit pommes ou pêches pour six personnes polies qui sont à peu près du
même rang, celui qui choisira le premier prendra celle qui paraît visiblement la moins bonne. Par cette
attention discrète, il insinue qu’il considère les personnes avec lesquelles il se trouve d’être d’un mérite
supérieur au sien et il leur souhaite plus de plaisir qu’à lui-même.
La coutume et l’usage général nous rendent familière cette tromperie à la mode. Nous ne sommes plus
choqués de son absurdité. Si les hommes jusqu’à l’âge de vingt-trois ou vingt-quatre ans avaient été
accoutumés à parler très sincèrement et à agir conformément aux sentiments naturels qu’ils éprouvent, ils
ne pourraient assister à ces comédies de civilité sans éclater de rire ou sans en être indignés. Il est
cependant très sûr que cette manière de vivre nous rend plus supportables les uns aux autres.
On ne pourrait disconvenir qu’il ne soit très avantageux, pour nous connaître nous-mêmes,
d’apprendre à distinguer les bonnes qualités et les vertus. Le lien de la société exige que chacun des
membres qui la composent ait certains égards les uns pour les autres. Les plus grands ne sauraient même
pas s’en dispenser envers les plus petits, même dans les États monarchiques. Mais, rendus à nous-mêmes,
seuls et éloignés de toute compagnie, les mots de modestie et d’impudence ne sont rien et n’ont plus de
signification. Retiré dans un désert, un homme peut bien être un scélérat, mais, dès qu’il est hors de la
portée des autres hommes, il ne peut plus être ni modeste ni impudent. Jamais on ne pensa appeler
impudent un solitaire qui n’a jamais communiqué avec autrui. Une personne extrêmement vaniteuse peut
cacher sa passion avec tant d’art qu’il sera impossible que qui que ce soit s’en aperçoive. Il y en a même
qui font consister toute leur vanité à savoir la dérober avec dextérité aux yeux du public. Cette passion
procure plus de satisfaction à un tel homme qu’à un autre qui prend plaisir à la faire connaître à tout le
monde. Il goûte les doux plaisirs de passer pour modeste tandis qu’on prend soin de se mortifier le
dernier.
Les belles manières, je le répète, n’ont rien de commun avec la vertu et la religion. Loin d’éteindre les
passions, elles ne servent qu’à les enflammer davantage. Jamais un homme d’esprit, un homme bien élevé,
ne triomphe avec plus de délectation dans son orgueil que lorsqu’il le cache avec plus de dextérité.
Assuré que tout bon juge paiera sa manière de vivre de justes éloges, il nage voluptueusement dans ces
applaudissements. Satisfait et charmé, il jouit d’un plaisir que les orgueilleux, qui ont eu moins de
pénétration, ne peuvent goûter.
[…]
Parcourez ainsi les différents états et les circonstances diverses de la vie, vous trouverez que l’homme
qui a le plus de discernement ne goûte du plaisir dans son orgueil qu’aussi longtemps qu’il peut le cacher
aux yeux du public.

REMARQUE (D.)
« Car il n’y avait pas une seule abeille qui ne se fût très bien contentée je ne dis pas de ce que
gagnaient effectivement ces ministres, mais seulement de ce qu’ils laissaient paraître de leurs
gains. »

Remplis d’estime pour nous-mêmes et de mépris pour les autres, nous sommes dans tout ce qui nous
regarde des juges très iniques. Quelque grands que soient leurs gains, peu de personnes peuvent se
persuader qu’elles gagnent trop sur ceux avec qui elles commercent. D’autres fois, celui qui achète
enviera au vendeur le profit qu’il a fait, même peu considérable. Rien ne détermine davantage l’acheteur
que la petitesse du profit de celui qui vend. C’est aussi pour cette raison que les marchands sont
généralement obligés de mentir et d’inventer mille contes, souvent peu vraisemblables, plutôt que de
découvrir le profit réel qu’ils font sur leurs marchandises. On voit quelques-uns de ces vieux piliers de
magasin qui prétendent avoir plus de bonne foi que les autres et qui vraisemblablement sont seulement
plus fiers que leurs voisins. Accoutumés avec leurs chalands à ne pas souffrir qu’ils marchandent, ils
refusent constamment de vendre à un prix moindre que celui qu’ils ont déjà proposé. Seulement plus fiers
que les autres, ils savent que les marchands qui sont riches gagnent souvent plus par leur fierté que
d’autres par leur complaisance. Le vulgaire s’imagine trouver plus de sincérité dans la mine grave et
renfrognée d’un vieux renard que dans l’air soumis et attirant d’un jeune marchand établi depuis peu.
[…]

REMARQUE (E.)
« Ils ressemblaient à nos joueurs qui, quoiqu’ils aient joué beau jeu, ne diront cependant jamais
en présence des perdants tout ce qu’ils ont gagné. »

Puisque cette manière d’agir est si générale que tous ceux qui ont vu jouer quelquefois ont pu
l’apercevoir, il faut qu’il y ait dans la constitution de l’homme quelque chose qui l’y dispose. Bien des
personnes regarderont la recherche de cette disposition comme inutile. Je prie donc le lecteur de passer
cette remarque, à moins que, déchargé de toute occupation, il ne soit encore avec cela de bonne humeur.
Cette disposition des joueurs à tâcher de cacher leurs gains aux perdants me paraît venir d’un mélange
de gratitude, de pitié et de cette partie de l’amour-propre qui nous porte à la conservation de nous-mêmes.
[…]
Il est certain que notre amour-propre nous oblige, et même avec tyrannie, à estimer toutes les
personnes qui nous procurent quelque avantage à dessein ou sans y penser. Souvent même, notre affection
s’étend jusqu’aux choses inanimées lorsque nous croyons qu’elles contribuent à notre réussite présente. Si
nous faisons attention à cette vérité, on s’apercevra aisément pourquoi j’attribue notre complaisance pour
ceux dont nous gagnons l’argent à un principe de reconnaissance. Charmés d’avoir gagné, nous avons
quelques sentiments de reconnaissance pour celui qui a perdu. Convaincus que la vue de sa perte ne lui
ferait pas plaisir, la gratitude nous empêche de lui donner ce chagrin.
J’ai dit encore que la pitié était un motif qui nous portait à cette conduite.
[…]
Pour prouver ce que j’avance, examinons ce qui se passe entre deux joueurs. Celui qui gagne est
toujours complaisant et il sera même encore plus complaisant si seulement celui qui perd veut bien garder
son calme. Toujours prêt à s’accommoder à l’humeur de celui-ci, il tâche de le faire revenir de ses fautes
avec toutes les précautions possibles et avec toute la politesse imaginable. Le perdant est mal à son aise,
querelleur, chagrin, quelquefois il tempête, souvent il jure. Cependant, tant qu’il ne fait rien à dessein
d’offenser directement celui qui gagne, toujours patient, il prend tout en bonne part, sans le contredire ni
se moquer. Il est permis, dit le proverbe, à celui qui perd de dire des injures. On a donc trouvé que celui
qui perd avait droit de se plaindre et que, pour cette même raison, on devait en avoir pitié.
Fâchés nous-mêmes contre ceux qui nous gagnent, nous devons en conclure que nous devons craindre
la mauvaise volonté de ceux que nous dépouillons. Lorsque nous gagnons et que nous nous croyons plus
heureux que les autres, nous craignons encore leur envie, pour avoir nous-mêmes éprouvé de pareils
sentiments. Le but de celui qui gagne, c’est donc de prévenir des malheurs qu’il appréhende et de se
conserver soi-même en cherchant à couvrir son gain avec soin. Ces soins continuent à nous occuper aussi
longtemps que subsistent les motifs qui les ont d’abord produits.
[…]

REMARQUE (F.)
« Dès que la vertu, instruite par les rusés politiques, eut appris mille heureux tours de finesse et
qu’elle se fut liée d’amitié avec le vice… »

On peut dire que la vertu se lie d’amitié avec le vice lorsqu’on voit d’honnêtes gens, qui se mettent en
état de soutenir leur famille, de donner une bonne éducation à leurs enfants, de payer leurs impôts et d’être
en plusieurs manières des membres utiles à la société, gagner en grande partie leur vie en fondant leurs
gains sur les vices des hommes. Ils ne sont point entachés de ces vices dont ils profitent. Ils n’y participent
que par le commerce qu’ils font : ils ne sont pas complices de ces crimes sauf dans le sens où l’on dit
qu’un droguiste peut être complice d’un empoisonneur ou un armurier d’un homicide.
Ainsi le marchand qui envoie du grain et des draps dans les pays étrangers d’où il tire en échange du
vin et de l’eau-de-vie, encourage les manufactures de son pays et contribue à l’agrandissement de sa
patrie. Promoteur de la navigation, il fait fleurir le commerce, dont le public tire des avantages infinis. La
prodigalité et l’ivrognerie soutiennent ce commerce et y ont la meilleure part. Puisque, assurément, si
personne ne buvait de vin que ceux qui en ont absolument besoin pour leur santé, la quantité de marchands
de vin, de taverniers, de tonneliers qu’il y a dans Londres serait dans une déplorable situation. On peut
dire quelque chose de pareil des faiseurs de cartes et de dés qui sont les ministres immédiats d’une légion
de vices. De même, les merciers, les tapissiers, les tailleurs et une multitude d’autres ne pourraient pas
subsister six mois si la vanité et le luxe bannis de la société ne les soutenaient plus.

REMARQUE (G.)
« … les plus scélérats faisaient quelque chose pour le bien commun. »

Je ne doute point que plusieurs personnes regardent cette proposition comme un monstrueux paradoxe.
Quel profit, me demandera-t-on, le public retire-t-il des voleurs qui détroussent les passants ou qui
percent les maisons ?
Cette espèce de gens, je l’avoue, pernicieuse à la société, doit être extirpée avec soin. Cependant, si
tous les hommes n’attentaient jamais au bien d’autrui, la moitié des ouvriers qui travaillent en fer [serrures
et fers forgés de protection] manqueraient d’occupation. Combien de pièces aussi belles qu’utiles ne voit-
on pas dans la capitale et dans les provinces dont on ne se serait jamais avisé si l’on n’eût pas eu besoin
de ces précautions contre les filous et les voleurs ?
Si ce que j’ai dit paraît encore trop recherché, si le paradoxe n’est pas encore suffisamment éclairci,
je prie le lecteur de jeter les yeux sur la consomption [consummation, consommation] qui se fait d’une
multitude de choses. On trouvera que l’homme le plus paresseux, le moins actif, le plus débauché, le plus
scélérat, est comme forcé de faire quelque chose pour le bien public. Tant que leurs bouches ne seront pas
cousues, tandis qu’ils continueront à user et à détruire ce que les industrieux sont toujours occupés à faire,
à chercher ou à procurer, malgré qu’ils en aient, ils seront obligés d’aider à entretenir le pauvre et à
soutenir les charges publiques. Le travail d’un million de personnes serait bientôt fini, s’il n’y avait pas un
autre million, comme je le dis dans La Fable, qui fût uniquement employé à consommer leurs travaux.
On ne doit pas juger les hommes par les conséquences qui peuvent résulter de leurs actions, mais par
les faits mêmes et par les motifs suivant lesquels ils paraîtront avoir agi. Si l’on vole cinq cents ou mille
guinées à un vieil avare qui, riche de près de cent mille livres sterling, n’en dépense que cinquante par an,
quoiqu’il n’ait aucun parent qu’il puisse faire hériter de ses biens, il est certain qu’aussitôt que cet argent
volé vient à circuler dans le commerce, la nation gagne à ce vol3. Elle retire le même avantage que si la
même somme venait d’un pieux archevêque qui l’eût léguée au public. La justice cependant et la
tranquillité de la société demandent que celui ou ceux qui auront volé ce sordide avare soient pendus avec
tous leurs complices4.
Les fripons et les voleurs dérobent pour avoir de quoi vivre, soit que ce qu’ils gagnent honnêtement ne
suffise pas à leur entretien, soit qu’ils aient une extrême aversion pour le travail, soit enfin qu’ils n’aient
pas de quoi satisfaire leurs voluptés. Le cuisinier qui leur vend à manger sait d’où vient leur argent et le
prend pourtant à bon compte. Peu s’en faut qu’il ne soit aussi fripon que ceux qui ont détroussé les autres.
Cependant cet indigne aubergiste, en plumant ces pigeonneaux qui plument les autres, fait bien ses affaires,
amasse de l’argent avec quoi il paie ce qu’il doit et fait de nouvelles provisions de bière. Le commis du
brasseur, charmé de conserver cette pratique à son maître, fournit toujours sa cave sans examiner d’où lui
viennent ces espèces ; il lui suffit qu’elles soient bonnes et que celui à qui il fournit de la bière ait de
l’argent. Il ne croit pas être obligé d’examiner comment il le gagne. Le riche brasseur à son tour, qui se
décharge de tout sur ses gens, ne se fait pas le moindre scrupule sur les sommes qu’il fait entrer dans ses
coffres. Il roule en carrosse, régale ses amis, amasse du bien, bâtit des maisons, élève ses enfants en
grands seigneurs. Dans la tranquillité de sa conscience, il ne songe pas seulement que son bien est grossi
du sang des malheureux, de l’imprudence des sots et des tours des fripons.
Un voleur de grand chemin revient chargé d’un riche butin. Charmé des attraits d’une nymphe [une
prostituée], il lui donne dix livres sterling pour se nipper. Y a-t-il un marchand assez consciencieux pour
refuser de lui vendre une pièce de satin, quoiqu’il sache qui elle est ? Elle a dessein d’acheter des
souliers, des bas et des gants. La faiseuse de corsets et de manteaux, la lingère, le marchand de toiles, tous
gagneront quelque chose par son moyen. Cent autres marchands qui ont des relations avec ceux chez qui
elle fera ces emplettes toucheront une partie de cet argent avant la fin du mois.
[…]
Rien n’est plus pernicieux à la santé et plus nuisible à l’activité et à l’industrie du peuple que l’infâme
liqueur dont le nom hollandais de genever5 a été raccourci dans le monosyllabe gin pour la commodité de
ceux qui en font un si fréquent usage et par l’esprit laconique de la nation. Cette boisson enchanteresse
charme dans chaque sexe le paresseux, le désespéré et l’infirme. Elle fait que le gueux contemple ses
haillons et sa nudité avec une stupide indolence. Remplis de cette liqueur dangereuse, l’un et l’autre sexe
s’abandonnent à des joies insensées et aux railleries les plus insipides. Ce breuvage est un lac enflammé
dont l’usage met le cerveau en feu, brûle les entrailles et consume les organes intérieurs. Semblable aux
eaux du Léthé – le misérable, plongé dans cette boisson, noie dans ce fleuve d’oubli ses soucis les plus
rongeants et les réflexions inquiétantes de sa raison. Ses enfants crient après la nourriture qui leur manque,
pleurent pour le froid rigoureux qui les gèle ; la vue de leur maison vide de meubles et de provisions
excite leurs plaintes. Ce père abruti et sourd à leur voix est devenu insensible à ce touchant spectacle.
Les tempéraments vifs, échauffés par cette liqueur, sont querelleurs. L’excès de ce breuvage les rend
brutaux et sauvages. On les voit se battre pour rien. Souvent leur brutale ivresse a été la cause de plusieurs
meurtres. Les tempéraments les plus forts sont affaiblis et détruits par ces intempérances dont les suites
naturelles sont la consomption, l’apoplexie, les frénésies et quelquefois même la mort subite. Comme ces
derniers malheurs n’arrivent que rarement, on les méprisera ou au moins on y fera peu attention. Mais les
maladies réelles que cette cruelle boisson produit sont trop fréquentes et trop fâcheuses pour qu’on puisse
les mépriser. Chaque jour, à tout moment, elle ôte l’appétit, elle cause diverses sortes de fièvres, la
jaunisse et l’atrabile, des convulsions, la pierre et la gravelle, l’hydropisie et les leucophlegmacies.
Parmi les indignes admirateurs de ce poison liquide, plusieurs de moindre rang, déterminés par
l’affection sincère qu’ils ont pour cette marchandise, charmés de procurer aux autres ce qu’ils aiment eux-
mêmes avec tant d’ardeur, en deviennent vendeurs. C’est ainsi que les femmes, après avoir exercé elles-
mêmes l’infâme métier de prostituée, deviennent ensuite maquerelles des plaisirs d’autrui. Ces marchands
altérés, buvant ordinairement au-delà de leurs gains, améliorent rarement la misérable condition dans
laquelle ils gémissaient pendant qu’ils n’étaient que simples acheteurs. Dans les extrémités et les environs
de Londres, dans toutes les places fréquentées par la plus vile populace, à peine trouverez-vous une
maison où l’on ne vende cette liqueur empoisonnée, souvent dans les caves, quelquefois dans les greniers.
Les petits marchands de cette liqueur infernale sont fournis par d’autres d’un rang un tant soit peu plus
élevé, qui ont des cabarets pour vendre des liqueurs fortes. Ces gens-là sont aussi dignes de mépris que
ceux qu’ils assortissent. Que dis-je ! Je ne connais point parmi le peuple de plus misérable moyen
d’existence que celui de ces marchands.
[…]
Le grand nombre de marchands de gin dont la ville et les faubourgs sont remplis sont tous autant de
séducteurs qui, par une occupation permise, contribuent à augmenter la paresse, la sottise et la stupidité.
Ils multiplient les besoins et les misères dont l’abus des liqueurs fortes est la cause immédiate. Ces
boutiques servent peut-être à élever au-dessus de la médiocrité la moitié de ceux qui trafiquent en gros de
cette marchandise, pendant que la plupart des petits marchands qui vendent en détail, quoique ornés de
toutes les « belles qualités » dont j’ai parlé, tombent et se ruinent. Incapables de s’abstenir de cette
dangereuse coupe de Circé qu’ils tendent aux autres, ils ne gagnent que pour s’en entretenir journellement,
obligés pour si peu de souffrir toutes les duretés choquantes et tous les désagréments dont j’ai fait mention.
Le vulgaire peu pénétrant, incapable d’apercevoir l’enchaînement des causes et des effets, ne peut que
rarement remonter au-delà d’un chaînon. Mais ceux qui avec plus de sagacité veulent se donner la peine
d’étendre leur vue et de la fixer sur la suite et la liaison des événements peuvent voir le bien sortir en cent
endroits du mal même, tout comme les poulets sortent des œufs6. Une partie considérable des revenus de
la nation anglaise vient des droits établis sur le malt et la drèche [résidu de l’orge]. Si on ne distillait
point, le Trésor public en souffrirait beaucoup. Les avantages qu’on retire de cette distillation, et qui sont
une suite de maux dont j’ai fait l’énumération, sont considérables à tous égards : ils sont en grand nombre,
faisons-en sentir quelques-uns.
Les fermes prospèrent : la terre à malt est cultivée avec plus de soin, les instruments nécessaires à ces
différentes opérations occupent un grand nombre d’ouvriers, une grande quantité de bétail y est employée.
Et plus que tout cela : une multitude de pauvres y sont entretenus par la diversité du travail requis pour
faire croître le grain, pour le moudre, pour le voiturer, pour le distiller. Ces opérations sont requises pour
tirer du grain les différentes liqueurs fortes que l’industrie des hommes a inventées.
Un homme pénétrant et qui sera d’assez bonne humeur pour entrer dans le détail d’une infinité de
minuties que j’ai négligées découvrira encore divers autres avantages. Il dira, par exemple, que quoique
les liqueurs qu’on tire de la drèche occasionnent des désordres et des infamies, l’usage modéré de ces
eaux est d’un prix infini pour le pauvre, hors d’état d’acheter un cordial [fortifiant] d’un plus haut prix.
C’est un consolateur universel pour un misérable qui est exposé au froid et accablé par la lassitude. Il sert
aux nécessiteux pour adoucir les afflictions attachées à leur triste sort. Souvent même cette boisson leur
tient lieu de manger, de boire, d’habits et de logement.
Je me suis plaint de cette stupide indolence causée par l’usage fréquent de cette liqueur. Mais on me
répondra que l’indolence est utile à cette multitude de gens qui croupissent dans la condition la plus
misérable. Car ceux-là sont certainement les plus heureux, qui ressentent le moins leurs peines et leur
situation.
Si j’objecte les maladies, on me répondra que si l’eau-de-vie de grain a procuré des maladies à
quelques personnes, elle en a guéri d’autres. Si l’abus de cette liqueur a été la cause de la mort subite de
quelques personnes, l’habitude d’en boire chaque jour a prolongé les jours de plusieurs autres à qui elle
convenait.
Les querelles, ajoutera-t-on, qui s’élèvent dans les villes entre les personnes échauffées par cette
boisson ne signifient rien. Et, à supposer même qu’elles eussent entraîné quelques désordres, on en serait
dédommagé par le courage dont elle anime les soldats à l’armée. C’est à cette agissante liqueur que nous
sommes redevables des glorieuses victoires remportées dans les dernières guerres7.
[…]
Si j’insistais en disant que le nombre des distillateurs considérables et riches qu’on trouve dans le
royaume est trop petit pour compenser les ressources basses, l’indigence extrême et la misère durable de
ces pauvres malheureux qu’il faut pour faire la fortune des premiers, on pourrait fort bien me répondre que
je ne suis pas en état de juger de cette compensation. Que je ne connais point les grands avantages qui
peuvent dans la suite revenir à la société de la fortune de ce petit nombre de particuliers. Peut-être me
répondrait-on que ces personnes qui se sont ainsi enrichies, devenues juges de paix ou ayant obtenu
d’autres commissions, poursuivront avec une activité et un zèle infinis les débauchés et les
malintentionnés. Conservant leur tempérament actif, ils seront tout aussi industrieux à répandre la loyauté
et la réformation des mœurs dans tous les recoins d’une ville fort peuplée qu’ils l’étaient autrefois à la
fournir en liqueurs fortes. Ils deviendront ainsi à la fin la terreur des prostituées, des vagabonds, des
gueux, des séditieux, de la canaille mécontente, des bouchers qui violent le jour du repos. Ici, mon
contradicteur triompherait dans sa bonne humeur, s’il pouvait surtout m’alléguer quelque exemple d’un
distillateur si fortuné et si utile. Voyez, s’écrierait-il, le bonheur sans égal que cet homme procure à la
patrie ! Contemplez, si vous pouvez, tout l’éclat de sa sublime vertu ! Pour justifier ses exclamations, il
me démontrerait qu’il n’est pas possible de trouver dans un cœur rempli de reconnaissance un témoignage
plus marqué du renoncement à soi-même que cet homme en donne dans toute sa conduite. On le voit en
effet négliger son repos, exposer sa vie, sa santé et ses richesses pour inquiéter incessamment et même
pour persécuter sur la plus légère faute des gens à qui il doit toute sa fortune. Rien ne peut le faire agir de
cette manière que l’aversion qu’il a pour la fainéantise et l’intérêt qu’il prend à la religion et au bonheur
public.

REMARQUE (H.)
« Ainsi les membres de la société, en suivant des routes absolument contraires, s’aidaient comme
en dépit d’eux-mêmes8. »

Rien n’a plus contribué à l’avancement de la Réforme que l’oisiveté et la stupidité du clergé romain.
Cette réformation les a réveillés de cette fainéantise et de cette ignorance où ils croupissaient. On peut
donc dire avec raison que les sectateurs de Luther, de Calvin et des autres n’ont pas réformé uniquement
ceux qui ont embrassé leurs sentiments, mais même ceux qui sont demeurés leurs plus grands adversaires.
Le clergé d’Angleterre, par sa sévérité à l’égard de ceux qu’il regardait comme schismatiques et par ses
reproches sur leur peu de savoir, s’est attiré des ennemis si formidables qu’il n’est pas aisé de leur
répondre. Les non-conformistes, par d’exactes recherches sur la vie de leurs puissants contradicteurs et
par une attention continuelle sur leurs actions, ont engagé ceux de l’Église anglicane à être plus sur leurs
gardes pour ne donner aucune prise ni aucun sujet de scandale. Vraisemblablement, ils n’auraient pas été
si attentifs s’ils n’avaient eu à craindre les reproches fâcheux de leurs malicieux surveillants. La France
doit beaucoup aux huguenots qu’elle a toujours eus dans son sein, même depuis les derniers efforts qu’on a
faits pour les en extirper totalement. Ce royaume peut se glorifier de nourrir un clergé moins débauché et
plus éclairé que dans aucun autre pays catholique romain. Quant à l’Italie, il n’y a point de pays où les
ecclésiastiques aient plus de pouvoir et d’autorité, aussi n’y a-t-il point de lieu où ils soient plus libertins.
Leur doctrine n’est nulle part moins contredite qu’en Espagne, aussi n’y a-t-il point de pays où le clergé
soit plus ignorant que dans ce royaume.
Qui s’imaginerait que les femmes vertueuses pussent servir, sans le savoir, d’instrument pour soutenir
les intérêts des femmes de mauvaise vie ? Qui croirait que l’incontinence servît à préserver la chasteté ?
Lequel, je vous prie, de ces deux paradoxes vous paraît le plus grand ? Il n’y a cependant rien de plus
vrai. Un jeune débauché, après avoir été une heure ou deux à l’église, au bal ou dans quelque autre
assemblée où il y avait plusieurs belles femmes mises à leur avantage, en sort avec une imagination plus
échauffée que s’il fût allé voter à l’hôtel de ville ou se promener à la campagne parmi un troupeau de
brebis. Animé par ce feu et cherchant à l’éteindre, il rencontre une femme vertueuse qu’il ne peut gagner ;
aussitôt il se hâte d’aller vers des femmes moins difficiles. Qui aurait jamais soupçonné que les femmes
vertueuses fussent la première cause de cette faute ? Elles ne pensaient point aux hommes, ces bonnes
âmes, en se mettant à leur toilette. Elles étaient uniquement occupées du soin de se mettre décemment et
avec propreté, chacune suivant sa qualité.
Fort éloigné d’encourager le vice, je crois que ce serait un bonheur inexprimable pour un État si on en
pouvait totalement bannir l’impureté, mais je crains fort que la chose ne soit impossible. Les passions de
quelques personnes sont trop violentes pour être réprimées par des maximes ou par des lois. Il est de la
sagesse d’un gouvernement éclairé de tolérer un moindre mal pour en prévenir un plus grand. Si l’on
poursuivait les filles de joie avec autant de rigueur que le souhaitent quelques sots, quelles barres, quelles
serrures, quelles grilles seraient assez fortes pour mettre à couvert l’honneur de nos femmes et de nos
filles ? Les femmes seraient exposées à de plus violentes et de plus fréquentes tentations. Les hommes les
plus sages se feraient le moins de scrupule de séduire de jeunes innocentes. Ces personnes devenues
furieuses, le viol et le rapt seraient plus communs9.
Il débarque dans certaines villes, par exemple à Amsterdam, six ou sept mille gens de mer qui depuis
longtemps n’ont vu que des personnes de leur sexe. Combien d’honnêtes femmes oseraient-elles encore se
montrer dans les rues si, pour un prix raisonnable, ces marins échauffés ne pouvaient aisément en trouver
certaines d’un autre caractère ? C’est pour éviter ces affreux désordres que le sage magistrat de cette ville
si bien policée tolère toujours des maisons où l’on trouve des femmes à louer, comme des chevaux dans
une écurie où l’on pratique le louage.
[…]
Malgré le bel ordre et l’exacte discipline qui s’observent dans ces maisons, le lieutenant de police,
appelons-le Schout, et ses officiers sont toujours occupés à les inquiéter au moindre sujet de plainte par
des interdictions et par des amendes. Cette politique est à deux usages.
Elle donne l’occasion de créer divers officiers employés à quantité d’autres choses, dont les
magistrats ne sauraient se passer : officiers qui vivent aux dépens d’une profession dont les profits sont
immenses, quelque honteuse qu’elle soit. Ces officiers servent encore à infliger certaines punitions à ces
putains si utiles, à ces femmes d’intrigue et à ces infâmes maquerelles de la volupté, qu’on ne souhaite
surtout pas réduire entièrement, quoiqu’on les ait en abomination. De plus, il serait dangereux à plusieurs
égards que le public fût informé du secret de la connivence parce que le vulgaire en conclurait qu’une
profession tolérée n’a rien de criminel. Aussi, par ces sévères procédures, exécutées de temps en temps,
les magistrats se conservent dans la bonne opinion de la multitude, par la feinte qu’ils font de vouloir
interdire des lieux qu’ils tolèrent en fait. Car si leur dessein était de les exterminer, leur pouvoir est si
étendu, et ils savent si bien la manière de s’y prendre qu’une semaine, que dis-je, une seule nuit suffirait
pour en venir à bout.
[…]
Il a été un temps, dit M. Bayle10, où l’on permettait aux prêtres et aux moines en Allemagne
d’entretenir des concubines, moyennant un certain tribut qu’ils payaient au prélat. On croit ordinairement
que la seule avarice était la cause de cette indigne tolérance. Mais il est plus apparent qu’on voulait
empêcher par là que la pudicité des honnêtes femmes ne fût trop sollicitée et calmer les inquiétudes des
maris, dont il est bon que le clergé ne s’attire pas le ressentiment.
De tout ceci, concluons qu’il y a une nécessité de sacrifier une partie du beau sexe à la conservation
de l’autre et de prévenir, par des impuretés, des impuretés d’une nature encore plus abominable 11. La
chasteté peut donc être soutenue par l’incontinence. C’est ainsi que la plus belle vertu a besoin pour se
défendre du secours du plus indigne vice. C’était là le paradoxe que je m’étais proposé d’éclaircir.

REMARQUE (I.)
« L’avarice, cette funeste racine de tous les maux, ce vice dénaturé et diabolique, était corrélé
au noble défaut de prodigalité. »

J’ai donné à l’avarice un grand nombre d’épithètes odieuses pour me conformer à l’usage qui, pour
désigner ce vice, se sert d’expressions beaucoup plus fortes pour que pour tout autre. Il les mérite sans
doute car on peut à peine nommer une espèce de mal dont il n’ait été la cause dans un temps ou un autre.
Cependant, ce n’est point la véritable raison d’où vient qu’il est si fort décrié. Le discrédit général dans
lequel il est tombé vient de ce que chacun en souffre puisque, plus il y a d’argent accumulé chez quelques
personnes, plus il devient rare parmi les autres. Ceux donc qui s’emportent avec le plus de vivacité contre
cette ténacité n’ont généralement en vue que leurs propres intérêts.
On ne peut vivre sans argent, l’expérience apprend cette vérité à tous les humains. Ceux donc qui n’en
ont point ou qui n’en reçoivent de personne se trouvent obligés pour en gagner de servir la société. Mais
chacun estimant son travail comme lui-même – c’est-à-dire beaucoup –, pense que son ouvrage n’est
jamais suffisamment payé. Or, la nature ordonne aux hommes de manger sans s’embarrasser de savoir s’ils
ont de quoi payer leur manger ou non. De là vient qu’ils ne peuvent s’empêcher de regarder le nécessaire
de la vie comme une chose qui leur est due et ils cherchent à l’acquérir par la voie la plus facile. Donc
lorsque les hommes trouvent que la peine qu’ils ont à gagner de l’argent est grande, selon que ceux de qui
ils voudraient l’avoir sont plus ou moins tenaces, il est naturel d’être fâché contre l’avarice en général.
Obligés de se passer de ce dont ils ont besoin ou de prendre pour l’obtenir plus de peine qu’ils ne
voudraient, il est difficile qu’ils ne murmurent pas contre la passion des autres, qui les met dans cette
cruelle alternative.
L’avarice, qui occasionne bien des maux, est cependant très nécessaire à la société. C’est ce vice qui
accumule, qui amasse tout ce que la profusion disperse et dissipe. Sans l’avarice, les prodigues aux abois
manqueraient bientôt de matériaux pour satisfaire leur passion. Il y en aurait peu qui pussent dépenser plus
qu’ils ne gagnent si l’avare n’avait pas thésaurisé et amassé plus de biens qu’ils n’en peuvent dissiper.
J’ai dit que l’avarice était esclave de la prodigalité. Qu’on suive un avare pour s’en convaincre. Je le
vois qui sue sang et eau, il se refuse le nécessaire, il se laisse mourir de faim pour enrichir un héritier
prodigue. C’est ainsi que ces deux vices, quoique opposés, s’assistent mutuellement ; mais de manière que
l’avare se fait esclave en faveur du prodigue.
L’avarice n’est le contraire de la prodigalité que lorsqu’elle désigne ce sordide amour pour l’argent,
cette bassesse d’âme qui empêche l’avare de faire part de ce qu’il a et qui l’engage à toujours thésauriser
davantage. Mais il y a une autre espèce d’avares qui désirent avec ardeur les richesses : dans le but de les
dépenser. Ce dernier vice peut se rencontrer avec la prodigalité chez un même individu. Tels sont la
plupart des gros seigneurs, des courtisans et des grands officiers, soit dans le civil, soit dans le militaire.
Cette profusion paraît dans leurs bâtiments superbes, dans leurs équipages magnifiques, dans leurs fêtes
splendides et dans leurs riches ameublements. Malgré ces dépenses excessives, on les appelle avares. Les
actions basses qu’ils ont faites pour amasser cet argent, la quantité de fraudes et de supercheries dont ils
se sont rendus coupables décèlent leur sordide avarice et la font remarquer. Ce mélange de vices qui
paraissent opposés revient exactement au caractère que Salluste nous donne de Catilina. Appetens alieni,
sui profusus ― Avide du bien d’autrui, il prodiguait le sien.

REMARQUE (K.)
Le « noble défaut de prodigalité ».

La prodigalité, que j’appelle un noble défaut, n’est point celle qui a l’avarice pour compagne, qui rend
l’homme prodigue d’un bien injustement acquis. J’entends par là ce vice agréable et bénin qui fait sourire
le marchand et fumer les cheminées d’un grand nombre d’autres personnes. Je parle de cette prodigalité
sans mélange d’un homme qui, élevé dans l’abondance, uniquement occupé de ses plaisirs, content de
dépenser ce que les autres ont pris la peine d’amasser, abhorre toutes ces pensées intéressées qu’il
regarde comme viles et méprisables. Je veux parler de ces hommes qui satisfont leurs inclinations à leurs
propres frais, de ceux qui ont continuellement la satisfaction de changer leur or moisissant contre des
plaisirs toujours nouveaux et dont l’excessive générosité et l’élévation d’âme sont tout le crime. Ils osent
mépriser des objets dont la plupart des hommes font trop de cas.
La même raison qui m’a obligé à donner des épithètes si odieuses à l’avarice m’engage à parler
honorablement de la prodigalité et à me servir d’expressions douces et polies. Le même intérêt qui doit
nous faire souhaiter qu’il n’y ait point d’avares doit nous engager à souhaiter que tous les riches héritiers
soient prodigues. L’avare, uniquement occupé de sa passion, ne fait du bien qu’à son coffre-fort, pendant
qu’il fait tort à tout le monde, excepté à son héritier. Le prodigue au contraire fait du bien à toute la société
et ne fait tort qu’à lui-même. La plupart des premiers sont des fripons et tous ceux-ci ne sont que des sots,
mais des sots qui ne laissent pas d’être de délicieuses figures dont le public se régale. […] Rien ne peut
mieux nous indemniser des extorsions de l’avare que la profusion de l’étourdi. Lorsqu’un ministre d’État,
avare engraissé des dépouilles de la nation, chargé d’immenses trésors qu’il a acquis en se privant du
nécessaire et en pillant les peuples ; lors, dis-je, qu’il meurt, chaque bon membre de la société doit être
rempli de joie en contemplant la prodigalité excessive de son fils. L’héritier restitue au public ce que son
père avait pris. Aussi y aurait-il une barbarie extrême à le dépouiller en lui faisant restituer les larcins
dont son héritage est rempli. […] Laissez-le seulement faire et, en peu d’années, vous le verrez ruiné sans
que vous vous en soyez mêlé. Dès que la nation a rattrapé ce qui lui appartient, il ne faut pas disputer sur
la manière dont on a repris le butin.
[…]
Il en est de la frugalité comme de la probité. Un homme pauvre, vertueux et frugal n’est propre que
pour les petites sociétés, composées tout entières d’hommes qui, contents d’être pauvres, pourvu qu’ils
soient libres, n’ont de désirs que pour la paix. Mais dans une grande nation composée d’hommes inquiets,
vifs et d’un moindre degré de vertu, la frugalité ne convient pas. Elle est une vertu indolente et fainéante
qui ne met point les gens à l’ouvrage et qui est par conséquent inutile dans un pays de commerce où il y a
un grand nombre d’habitants qu’il faut occuper de quelque manière.
pauvreté
[…]
Pour résumer ce que j’ai dit dans cette remarque et dans la précédente, j’ajouterai seulement que
j’envisage la prodigalité et l’avarice par rapport à la société, comme on regarde dans la médecine deux
poisons opposés. Tous deux mortels pris séparément, leurs mauvaises qualités se corrigent mutuellement
mêlés ensemble, et composent souvent une bonne médecine.

REMARQUE (L.)
« Le luxe fastueux des uns occupait des millions de pauvres… »

Tout ce qui n’est pas absolument nécessaire pour la subsistance de l’homme mérite le nom de luxe.
[…] On se récriera sans doute contre cette définition. On dira qu’elle est trop rigide. J’en conviens : mais
si nous concédons quoi que ce soit à sa sévérité, je crains que nous ne sachions plus où nous arrêter.
Lorsqu’une personne nous dit qu’elle veut se tenir propre et nette, on ne sait au juste ce qu’elle veut dire.
Si elle prenait ces termes dans leur sens littéral, elle pourrait aisément se satisfaire. Il lui suffirait de ne
point manquer d’eau. Mais ces deux petits adjectifs propre et net, surtout dans la bouche de quelques
dames, comprennent un si grand nombre de choses qu’on ne peut aisément deviner quelle étendue elles
leur donnent. Les plaisirs sont de même si différents et si étendus qu’on ne peut déterminer ce que l’on
entend par les plaisirs de la vie, à moins qu’on ne sache déjà quelle sorte de vie le monde mène. Je trouve
la même obscure équivoque dans les mots de décence et de convenance, à moins que je ne connaisse la
qualité de ceux qui les emploient.
[…]
On croit communément que le luxe est autant préjudiciable à la prospérité de tout le corps politique
qu’il l’est à chacun des individus qui s’y abandonnent. On s’imagine de même que la frugalité d’une nation
enrichit un pays à mesure que le bon ménagement augmente les biens des particuliers. J’ai trouvé, je
l’avoue, des personnes incomparablement plus habiles que moi qui étaient ce sentiment. Ce n’est pas ma
faute si je n’y puis souscrire. Voici comment ils raisonnent.
Nous envoyons, par exemple, en Turquie, disent-ils, des étoffes de laine et d’autres marchandises de
notre cru pour la valeur d’un million par an. À la place, nous en retirons douze cent mille [soit un million
deux cents mille] livres sterling en soies, en moires, en remèdes, etc. ; marchandises qui se consomment
entièrement dans le pays. Supposant ceci, il n’entre donc point d’argent en Angleterre par le commerce.
Mais, si la plupart des habitants voulaient se contenter de ce qui se fait dans le pays et ne consommer que
la moitié de ces marchandises étrangères, alors les Turcs, par ce qu’ils reçoivent de nos manufactures,
seraient obligés de payer la moitié en argent comptant. Ce seul commerce ainsi établi apporterait donc six
cent mille livres sterling de profit à la nation par an.
Pour examiner la force d’un tel raisonnement, je suppose avec ces personnes qu’on ne consommât en
Angleterre que la moitié des marchandises de Turquie qu’on en consomme aujourd’hui. Supposons encore
que les marchands de Constantinople ne puissent ou ne veuillent pas être sans la même quantité de
marchandises qu’ils en tirent à présent et qu’ils en payassent la moitié en argent. Nous supposons même
que ce refus de prendre plus de la moitié des marchandises que nous avions coutume d’en tirer ne les
engageât point à demander des rabais sur les marchandises qu’ils tireront toujours de nous. Par
conséquent, ils nous donneront autant d’or ou d’argent que la valeur qu’ils reçoivent de nous excède la
valeur de ce que nous achetons d’eux. Quelques suppositions que nous fassions, il est impossible qu’un tel
commerce dure. C’est déjà beaucoup s’il pouvait subsister une année sur ce pied-là. […] Nous savons que
nous ne pourrions pas continuer longtemps à nous pourvoir des marchandises des autres nations si elles ne
prenaient des nôtres en paiement. Pourquoi donc jugerions-nous autrement les autres nations ? Dès que la
Turquie manquera d’argent, il n’y en tombera pas plus du ciel qu’il n’en tombe ici. Voyons alors quelle
sera la suite des suppositions que nous avons faites.
D’abord les six cent mille livres sterling en soies, en moires, etc. qu’on leur a laissées sur les bras la
première année feront tomber considérablement ces marchandises. Les Hollandais et les Français
profiteront de ce rabais autant que nous. Si nous continuons à refuser de prendre ces marchandises en
paiement, ils ne sauraient longtemps négocier avec nous. Ils aimeront mieux acheter ce dont ils ont besoin
à ceux qui voudront prendre en paiement les marchandises que nous rejetons, quand bien même leurs
marchandises seraient inférieures aux nôtres. C’est ainsi que notre commerce avec la Turquie tombera
infailliblement en peu d’années. […] Bientôt les autres nations trouveront le moyen de fournir aux Turcs
ce que nous leur enverrons de moins et ils leur fourniront des moyens pour se défaire de ce que nous
refuserons. Nous débiterons donc en Turquie la moitié moins de marchandises de nos fabriques et ce sera
le seul effet de notre frugalité et de notre retenue par rapport au luxe. Au lieu qu’à présent nous les
encourageons à travailler la soie en employant leurs marchandises, consommation qui seule peut les mettre
en état de négocier avec nous12.
[…]
Si on observe toutes ces maximes, si en particulier l’entrée des marchandises étrangères ne surpasse
jamais en valeur la sortie de celles du pays, jamais aucune nation ne pourra s’appauvrir par le luxe qui
proviendra des marchandises étrangères. On peut même en laisser entrer tant qu’on voudra pourvu
seulement qu’on puisse faire des marchandises du pays transportées chez l’étranger un fonds proportionné
à celui qu’il faudra pour payer les marchandises que nous ferons venir de dehors.
[…]
Pendant tout le temps que les hommes auront les mêmes appétits, les mêmes vices subsisteront. Dans
chaque société considérable, les uns aiment Vénus, les autres se rangent sous les étendards de Bacchus. Le
lubrique, qui ne peut se procurer des femmes belles et propres, se contentera d’une infâme salope.
D’autres, qui ne peuvent se procurer de l’hermitage ou du château-pontac seront charmés de boire du vin
rouge de France le plus commun. Plusieurs, peu en état de se payer du vin, se saisiront des liqueurs les
plus mauvaises et s’enivreront tout aussi bien avec de la bière forte ou avec de l’eau-de-vie que le
seigneur le plus riche avec du bourgogne, du champagne ou du tokay. Assouvir ses passions à très bon
compte et de la manière la plus basse fait autant de tort à la santé que de les assouvir délicatement et à
grands frais.
Les plus grands excès du luxe paraissent dans les bâtiments, les ameublements, les équipages et les
habits. Mais le linge blanc n’affaiblit pas plus les forces de l’homme que la flanelle. Une haute-lice, de
fines peintures, ou de superbes boiseries ne sont pas plus malsaines que de simples murailles. Un lit de
repos fort riche, un carrosse doré n’énervent pas plus que le simple plancher ou un chariot de paysan.
Les personnes d’esprit savent se procurer les plaisirs les plus raffinés, sans qu’ils leur soient
beaucoup préjudiciables. On voit de fameux épicuriens qui refuseront de boire ou de manger plus que leur
tête et leur estomac ne peuvent le supporter. Les plus voluptueux prennent autant de soin de leur chère
personne qu’aucun autre. Ce qui énerve [épuise] surtout ceux qui sont le plus adonnés au luxe est une
fréquente répétition des débauches nuisibles et des excès dans le boire ou dans le manger.
[…]
Supposons que l’aise et les plaisirs dans lesquels les grands et les riches vivent les mettent hors d’état
d’endurer les fatigues et les travaux de la guerre, et convenons que la plupart des personnes qui composent
le conseil commun de la ville ne feraient pas de fort bons soldats. Si la cavalerie n’était montée que par
des échevins, quelques pétards suffiraient pour les mettre en déroute. Mais qu’ont à faire avec la guerre
des échevins, les membres du conseil commun et même tous les riches ? Ils n’ont qu’à payer les taxes. Les
travaux, les fatigues les plus pénibles de la guerre tombent sur les souffre-douleur de la nation, sur la
partie la plus indigente, sur le peuple en un mot qui travaille en esclave. Quelque excessifs que soient
l’abondance et le luxe d’une nation, il faut toujours qu’il y ait des personnes capables des pénibles travaux
pour bâtir des maisons, pour construire des vaisseaux, pour remuer, pour transporter les marchandises et
pour cultiver la terre13. Cette diversité prodigieuse de travaux dans chaque nation considérable demande
une multitude de mondes, parmi lesquels il y en a toujours assez de libertins, de fainéants, d’extravagants
pour recruter les armées. Ceux qui sont assez robustes pour faire des haies et des fossés, pour labourer la
terre et pour battre le blé, ou ceux qui ne sont pas trop excités pour être forgerons, charpentiers, scieurs,
ouvriers en drap, portefaix ou charretiers auront toujours assez de forces et de courage pour être bons
soldats après une campagne ou deux, pourvu que pendant ce temps-là, ils soient tenus sous une sévère
discipline. Ces gens vivent rarement dans une abondance trop grande, capable de les affaiblir.
[…]
Par tout ce que je viens de dire, je crois avoir prouvé ce que je m’étais proposé dans cette Remarque
sur le luxe. Premièrement, que dans un sens il n’y a presque rien à quoi ce nom ne convienne, tandis que
dans un autre il n’y a réellement presque aucune chose qui le mérite. En second lieu, le peuple peut nager
dans le luxe et consommer pour cela des marchandises étrangères sans en être appauvri pourvu que ses
dépenses ne surpassent pas ses revenus et que le gouvernement soit sagement administré. Enfin que dans
les pays florissants où l’on exerce le métier de la guerre comme il faut, où les soldats sont bien payés et
tenus dans une bonne discipline, toute la nation peut sans rien craindre vivre dans toute l’aise et dans tout
le luxe imaginables. Quand bien même dans plusieurs endroits du pays, on donnerait tête baissée dans tout
l’éclat et dans toute la délicatesse que le débauché le plus raffiné pourrait imaginer, la nation ne laisserait
pas d’être formidable à ses voisins. On pourrait dire d’elle ce qui est dit des abeilles dans La Fable.

REMARQUE (M.)
« La vanité, cette passion si détestée, donnait de l’occupation à un plus grand nombre encore. »

La vanité est cette qualité naturelle qui engage chaque mortel ayant quelques lumières à s’estimer à
l’excès. C’est cette passion qui le porte à s’estimer lui-même plus qu’un juge impartial, connaissant toutes
les bonnes qualités et les circonstances où il se trouve, ne le ferait.
La nature ne nous a donné aucune passion qui puisse être plus utile et qui soit plus nécessaire pour
rendre la société riche et florissante. C’est cependant la passion la plus généralement détestée. Ceux même
qui sont les plus orgueilleux la souffrent avec impatience chez les autres. Phénomène singulier qui n’a lieu
que par rapport à cette passion. Dans tout autre cas, les vices les plus énormes sont excusés par ceux qui
en sont le plus coupables. L’homme chaste a en horreur l’impureté et l’ivrognerie est abhorrée par un
homme tempérant, mais personne n’est plus choqué de l’orgueil des autres que le plus présomptueux de
tous. Si quelqu’un excuse ce vice, c’est le plus humble des mortels.
J’en conclus que, puisque ce défaut est si généralement détesté, il faut qu’il incommode tous les
humains. Il n’est point d’homme d’esprit qui n’avoue sans peine qu’il n’en est point exempt et qu’il a en
général de la vanité. Mais essayez de descendre dans quelque détail, osez nommer quelqu’une de ses
actions particulières et vous en rencontrerez fort peu qui veuillent convenir que telle action que vous aurez
désignée parte de ce principe.
Plusieurs personnes encore avoueront volontiers que, dans les nations corrompues, le luxe et la vanité
sont propres à faire fleurir le commerce ; mais vous ne pourrez leur faire convenir que ces vices sont
absolument nécessaires pour procurer et pour maintenir cet état florissant. Ils nient constamment que, dans
un siècle vertueux tel qu’il serait si la vanité en était bannie, le commerce irait en décadence.
Dieu, disent-ils, nous a donné une entière domination sur toutes les choses que la terre et la mer
produisent et renferment. Tout a été fait pour l’usage des hommes. Ils ont été doués d’une adresse et d’une
industrie supérieures à celles des animaux afin de pouvoir se servir de la terre et de la mer et de tout ce
qui est à la portée de leurs sens. Ils regardent donc comme une impiété de croire que l’humilité, la
tempérance et les autres vertus dussent empêcher les hommes de jouir de ces plaisirs que la nature ne
refuse point aux nations les plus impies. D’où ils concluent que, sans que le luxe ou la vanité s’en mêlent,
les mêmes choses pourraient être mangées, utilisées et consommées. Que le même nombre de métiers
fleurirait. Que les mêmes ouvriers seraient employés. En un mot, qu’une nation pourrait être aussi
florissante que lorsque ces deux passions dominantes l’animent.
[…]
Pour rendre la chose plus évidente et pour démontrer que rien ne contribue plus à soutenir le
commerce que la vanité, j’examinerai les différentes vues que les hommes ont à ce propos. J’exposerai
pour cet effet ce que chacun peut apprendre par une expérience journalière.
Notons d’abord que la nourriture et le vêtement sont les deux objets principaux auxquels s’étendent
tous les soins des mortels. […]
À l’origine, deux raisons engagèrent les hommes à se couvrir d’habits. La première fut de cacher leur
nudité et l’autre, de défendre leur corps contre les variations de l’air et les injures des saisons. À ces deux
fins s’ajouta une troisième. On se servit des habits comme d’un ornement. C’est notre vanité sans bornes
qui a produit cette dernière raison. Quel autre principe que cette stupide passion aurait pu nous engager à
aimer ces ornements qui devraient plutôt nous faire nous souvenir de notre misère ? État qui est d’autant
plus humiliant que la nature elle-même a pris soin des vêtements des animaux tandis qu’elle nous les
refuse. Que dis-je ! L’homme, pour se couvrir, n’a-t-il pas besoin d’appeler à son secours les animaux des
champs ? Comment est-il donc possible qu’un être qui a tant de sensibilité et qui fait un si grand cas de
lui-même ait jamais pu se résoudre à tirer vanité de ce qu’il a enlevé à un animal sans défense et aussi
innocent que la brebis, ou à un insecte mourant, qui est regardé comme si peu de chose ? […]
C’est en vain qu’on ferait de nouvelles réflexions sur ce sujet. Depuis longtemps les humains ont
décidé de la question. Un ajustement brillant est un article essentiel puisque la belle plume fait le bel
oiseau, comme dit le proverbe. Tout homme est honoré dans un endroit où il n’est point connu, selon les
habits et les autres équipages qu’il a. Nous le jugeons par la richesse de ses ornements et par la manière
dont ils sont rangés. Nous en faisons des conjectures sur son esprit. De là vient que ceux qui sentent leur
peu de mérite se couvrent autant qu’ils le peuvent d’habits qui sont au-dessus de leur rang. […]
Quant à la femme du plus pauvre artisan de la paroisse, dédaignant de porter une frise [veste de laine]
forte et salutaire, elle laisserait presque mourir de faim elle et son mari pour avoir de quoi acheter chez le
fripier une robe et une jupe plus jolies, mais qui ne peuvent lui faire la moitié de l’usage que la frise lui
aurait fait.
[…]

REMARQUE (N.)
« L’envie même, l’amour-propre et la vanité, fers de lance de l’industrie, faisaient fleurir les
arts et le commerce… »

L’envie est une bassesse d’esprit qui nous porte à nous chagriner de douleur lorsque nous voyons les
autres hommes jouir de certains objets que nous regardons comme la source de leur bonheur. Je ne crois
pas qu’il y ait une créature humaine qui, parvenue à un certain âge avec cette sensibilité naturelle, n’ait
jamais ressenti cette passion. Cependant je n’ai trouvé personne qui ait osé, si ce n’est peut-être en
badinant, avouer qu’il s’était rendu coupable de ce vice.
La honte qu’on a si généralement pour ce vice vient de la forte habitude d’hypocrisie qui, dès notre
berceau, nous a appris à nous cacher à nous-mêmes la vaste étendue de notre amour-propre et de toutes
ses ramifications. Il est impossible qu’un homme souhaite plus de bien à un autre qu’il ne s’en souhaite à
lui-même si ce n’est peut-être dans les cas où il suppose une impossibilité d’obtenir pour lui-même
l’accomplissement de ses souhaits. De là, nous pourrons aisément découvrir comment cette passion s’est
formée et a été excitée chez nous.
Dans ce dessein, nous considérerons premièrement que nous pensons aussi avantageusement de nous-
mêmes que nous pensons désavantageusement de notre prochain, et cela en parfaite injustice. Quand donc
nous percevons que les autres jouissent de ce dont nous ne les jugeons pas dignes, nous en sommes affligés
et nous nous mettons en colère contre la cause de ce désordre. Nous devons considérer en second lieu que
nous sommes toujours occupés à nous souhaiter du bien à nous-mêmes, chacun selon son bon goût et son
inclination. Lorsque donc nous remarquons entre les mains des autres quelques-unes des choses que nous
aimons et dont nous sommes encore privés, nous sommes aussitôt affligés de ce que nous n’avons pas ce
que nous trouvons si fort à notre gré. Ce chagrin ne peut être dissipé tant que nous continuons d’estimer la
chose dont nous sommes privés. Mais, comme la défense de soi-même est active, elle nous oblige à mettre
en usage tous les moyens possibles pour éloigner de nous le mal que nous ressentons. Or, l’expérience
nous apprend que rien dans la nature n’est plus propre à adoucir ce chagrin que de nous mettre en colère
contre ceux qui sont en possession à notre préjudice de ce que nous estimons. Et, par conséquent, si nous
entretenons et si nous nourrissons cette dernière passion, ce n’est que pour adoucir et pour nous délivrer
au moins en partie de ce malaise où le chagrin nous avait malheureusement plongés.
L’envie est donc un composé de chagrin et de colère. Les degrés de cette passion dépendent
principalement de la proximité, ou de l’éloignement des objets, par rapport aux circonstances dans
lesquelles se trouve l’envieux.
[…]
Les symptômes de l’envie sont aussi différents et aussi difficiles à décrire que ceux de la peste.
Quelquefois, l’envie paraît sous une forme, et d’autres fois sous une autre tout à fait différente. Parmi les
belles jeunes femmes, cette maladie est fort commune. Les indices en paraissent fort clairement dans les
jugements qu’elles portent et dans les critiques qu’elles font les unes sur les autres. On voit cette passion
dans toute sa force chez les jeunes femmes que la nature a ornées de beauté. Ainsi, elles pourront se haïr à
mort au premier coup d’œil sans autres motifs que ceux que leur fournit l’envie. Vous pouvez lire cette
aversion et ce mépris dans leur contenance si, du moins, elles n’ont pas encore acquis l’art de dissimuler.
Chez la multitude grossière et impolie, cette passion paraît à découvert lorsque les biens de la fortune
sont l’objet de leur envie. Ils invectivent leurs supérieurs, ils médisent de leurs fautes et s’efforcent de
donner un mauvais tour à leurs actions les plus louables. Ils murmurent contre la Providence et se
plaignent hautement que les bonnes choses de ce monde sont principalement entre les mains de ceux qui ne
les méritent pas. La plus grossière partie de la multitude est souvent si violemment agitée par cette passion
que si ces gens n’étaient pas retenus par la crainte des lois, ils iraient ouvertement attaquer ceux qui sont
les objets de leur envie, sans rien consulter d’autre que leur passion.
Les gens de lettres qui sont saisis de cette maladie ont des symptômes tout à fait différents. Lorsqu’ils
portent envie à un savant pour son esprit, pour ses talents et pour son érudition, leur principal soin est de
cacher adroitement cette faiblesse qui les porterait généralement à nier et à avilir les bonnes qualités
qu’ils envient. Ils parcourent exactement les ouvrages de leurs ennemis. Chaque beau passage qu’ils
rencontrent augmente leur douleur. Aussi capricieux que sévères dans leurs critiques, ils font d’une
mouche un éléphant, ils ne pardonnent pas la moindre ombre de faute, ils exagèrent même la plus petite
omission jusqu’à en faire une bévue capitale.
L’envie est sensible chez les bêtes brutes. Les chevaux la font voir dans les efforts qu’ils font pour se
devancer les uns les autres. Les plus vifs courront jusqu’à se crever plutôt que de souffrir qu’un autre
cheval les devance. Chez les chiens, on peut voir avec la même évidence cette passion. Ceux qui sont
accoutumés à être caressés ne souffriront jamais patiemment qu’un autre chien ait cet honneur. J’ai vu un
petit chien qui s’étranglait à force de manger plutôt que de laisser quelque chose à un compétiteur de son
espèce.
Nous pouvons apercevoir la même conduite chez les enfants qui, étant trop aimés, sont devenus
fantasques et capricieux. Si par humeur ils refusent quelquefois de manger ce qu’ils ont demandé et qu’on
puisse seulement leur faire croire que quelqu’un d’autre, même le chat ou le chien, vient le leur prendre,
ils s’étrangleront pour avaler incessamment le morceau qu’ils ont à la bouche et mangeront même contre
leur appétit ce morceau dont un autre pourrait profiter.
Si l’envie n’était pas comme imprimée dans la nature humaine, elle ne serait pas si commune parmi
les enfants et l’on ne pourrait pas si généralement aiguillonner la jeunesse par l’émulation. Ceux qui
prétendent que tout ce qui est utile à la société vient d’un bon principe attribuent les effets de l’émulation
chez les écoliers à une vertu réelle et à une grandeur d’âme. L’émulation, dit-on, exige du travail et de la
peine : il est donc évident que ceux qui se laissent conduire par ce principe renoncent à eux-mêmes.
Mais, si nous examinons la chose de près, nous trouverons que le sacrifice qu’ils font de leurs plaisirs est
uniquement dû à l’envie et à l’amour de la gloire. S’il n’y avait pas quelque chose de fort semblable à
cette passion, mêlé avec cette prétendue grandeur d’âme, il serait impossible de l’exciter et de
l’augmenter par les mêmes moyens qui produisent naturellement l’envie. Le jeune homme qui reçoit une
récompense pour avoir le mieux fait sa tâche sent la mortification qu’il aurait eue s’il en avait été frustré.
Cette réflexion fait qu’il s’anime pour n’être point surpassé par ceux qu’il regarde à présent comme ses
inférieurs. Et plus il a de vanité, plus il oubliera ses inclinations favorites pour conserver la victoire.
Celui-là est en chagrin qui a manqué le prix, malgré la peine qu’il s’est donnée pour bien réussir et par
conséquent il est en colère contre celui qu’il doit regarder comme la cause de son chagrin. Il serait
ridicule et il lui serait même inutile de laisser paraître ses mouvements de colère. Ainsi, ou il sera content
d’être moins estimé que l’autre, ou bien renouvelant ses efforts, il travaillera à devancer le condisciple
qui l’a surpassé. Il y a même dix contre un à mettre que le jeune homme, s’il est désintéressé, s’il aime la
joie et le repos, choisira le premier parti, et qu’il deviendra un indolent et un paresseux. Tandis que celui
qui sera d’un caractère envieux, opiniâtre, avare, hargneux et querelleur prendra des peines incroyables et
deviendra enfin victorieux à son tour.
[…]
Chacun voudrait être heureux, jouir du plaisir et éviter la peine, s’il pouvait. L’amour-propre nous fait
donc envisager chaque créature qui paraît contente comme un rival dans le bonheur. On appelle « aimer le
mal pour le mal » cette satisfaction que nous sentons en voyant la félicité des autres troublée sans que,
cependant, il nous en revienne d’autre avantage que le seul plaisir dont nous jouissons à la vue de cette
félicité troublée. Le principe dont cette disposition est l’effet porte le nom de méchanceté.
[…]
Il se trouve des gens si méchants qu’ils rient lorsqu’un homme s’est cassé la jambe. D’autres sont si
portés à la compassion qu’ils peuvent sincèrement avoir pitié d’un homme qui a fait une très légère tache à
son habit. Mais personne n’a le cœur assez féroce pour ne pouvoir jamais être touché de compassion et
personne n’a un naturel si bon pour ne jamais avoir aucun plaisir malicieux. Que la manière dont nous
sommes gouvernés par les passions est étrange ! Nous portons envie à un homme parce qu’il est riche et
par conséquent nous avons pour lui une haine extrême. Mais si nous devenons son égal, tranquilles pour
lors, la moindre condescendance de sa part peut nous le rendre ami. Et si nous lui devenons visiblement
supérieurs, nous pouvons même plaindre ses malheurs.
[…]
Pour nous, nous croyons aimer la justice et trouver du plaisir à voir le mérite récompensé. Mais si des
personnes occupent longtemps les premiers postes d’honneur, la moitié d’entre nous s’en lasse. Bientôt,
nous épluchons leur conduite pour y découvrir des fautes et, si nous n’en trouvons aucune, nous supposons
qu’ils les cachent avec art. C’est beaucoup si la plus grande partie ne souhaite pas que ce ministre soit
congédié. Les plus grands hommes doivent toujours craindre ces coups dangereux de la part de ceux qui ne
sont pas du nombre de leurs amis intimes parce que rien ne nous fatigue plus que d’entendre répéter des
louanges où nous n’avons aucune part.
Plus le nombre des mouvements qui composent une passion est grand, plus il est difficile de la définir,
plus aussi elle tourmente ceux qui en sont agités et plus grande enfin est la cruauté qu’elle peut leur
inspirer envers les autres hommes.
[…]
Quant à l’amour, il désigne en premier lieu cette affection que les pères, les mères et les nourrices ont
pour les enfants ou celle que des amis ont l’un pour l’autre. Cette passion consiste à trouver à son gré et à
souhaiter du bien à la personne aimée. Portés à donner un bon tour à ses paroles et à ses actions, nous
sentons du penchant à excuser et à pardonner ses fautes. Nous faisons en toute manière de son intérêt le
nôtre, fût-ce même à notre préjudice. Disposés à sympathiser avec lui, nous trouvons de la satisfaction à
partager ses afflictions aussi bien que sa joie. Ce que je dis ici n’est point romanesque. Lorsque nous
prenons sincèrement part aux malheurs d’autrui, l’amour-propre nous persuade que le chagrin que nous
éprouvons doit adoucir et diminuer les souffrances de notre ami. Tandis que cette tendre réflexion flatte
notre douleur, il s’élève chez nous un plaisir secret en considérant que, si nous nous chagrinons, c’est pour
une personne que nous aimons.
L’amour désigne en second lieu quelque chose de différent de tout ce dont nous venons de parler. Ce
n’est ni amitié, ni sentiment de gratitude, ni l’affection qui naît des liaisons de parentage. Deux personnes
de différent sexe se trouvent à leur gré ; ce sentiment qu’ils ont l’un pour l’autre se nomme « amour ».
C’est dans ce dernier sens que j’ai dit que l’amour entrait dans le singulier composé de la jalousie. C’est
encore cet amour et un heureux déguisement de cette passion qui nous portent à la conservation de notre
espèce. Ce dernier appétit est naturel et commun aux hommes et aux femmes qui n’ont rien de défectueux
dans la formation de leurs organes. Ce sentiment est aussi naturel que celui de la faim ou de la soif
quoiqu’on l’éprouve rarement avant l’âge de puberté. Si nous pouvions déshabiller la nature et sonder ses
replis les plus secrets, nous découvririons les principes de cette passion avant qu’elle se fasse sentir :
nous apercevrions ces semences imperceptibles aussi distinctement que nous voyons les dents dans un
fœtus quoique les gencives ne soient pas encore formées. Il y a peu de personnes saines sur qui cet appétit
n’ait point fait quelque forte impression avant l’âge de vingt ans.
La tranquillité et le bonheur de la société demandent que cet appétit fût caché avec soin et qu’il n’en
fût jamais parlé en public. Aussi regarde-t-on parmi les personnes bien élevées comme très criminel de
parler en termes clairs devant le monde de ce qui a quelque rapport au mystère de la propagation. De là
vient que le véritable nom de cet appétit, si nécessaire pour la conservation du genre humain, est devenu
honteux et que les épithètes propres, qu’on joint ordinairement à la concupiscence, sont sales et
abominables.
Ces mouvements de la nature troublent et agitent souvent le corps de ceux qui veulent suivre les règles
d’une morale sévère et d’une modestie rigide longtemps avant qu’ils comprennent ce que c’est. C’est une
chose à remarquer que les personnes qui sont les mieux élevées et les mieux instruites sont généralement
les plus ignorantes sur cette matière.
Je dois observer ici la différence qu’il y a à cet égard entre l’homme dans le simple état de nature et la
même créature placée dans la société civile. Premièrement, les hommes et les femmes, si on les laissait
dans la simplicité grossière de la nature, sans les instruire des sciences, des modes et des règles de la
politesse, trouveraient sans peine la cause de ce trouble. Semblables aux autres animaux, ils ne
manqueraient point d’user d’un remède toujours présent. D’ailleurs, il est improbable qu’ils manquassent
de trouver des préceptes ou des exemples chez les plus expérimentés. En second lieu, comme on doit
suivre et obéir aux règles de la décence et à celles que les lois et la religion nous prescrivent plutôt qu’à
aucun de ces mouvements de la nature, les jeunes gens des deux sexes sont armés et fortifiés contre ces
mouvements dès leur plus tendre enfance. On emploie la crainte pour les éloigner, autant qu’il est
possible, de cet appétit. On l’étouffe même avec soin et sévérité, aussi bien que tous ses symptômes,
lorsqu’il ose se montrer tant soit peu.
Les femmes surtout doivent constamment désavouer ces sentiments. Si même l’occasion s’en
présentait, elles doivent opiniâtrement nier qu’elles les eussent jamais ressentis quand bien même elles
auraient tous les symptômes qui les font découvrir. Si cette passion les jette dans des maladies, contentes
de chercher leur guérison dans la médecine, elles doivent supporter en silence leurs maux. Il est de
l’intérêt de la société que l’on conserve la décence et la politesse, que les femmes languissent, dépérissent
et meurent plutôt que de se soulager elles-mêmes de manière illégitime. Aussi la partie du genre humain
qui suit le plus exactement la mode, je veux parler des gens de naissance et de fortune, ne doivent jamais
contracter de mariage sans faire une attention particulière à la famille, aux richesses et à la réputation de
la personne dont ils ont dessein de faire leurs épouses. L’invitation de la nature doit être la dernière
considération qui les détermine à conclure leur mariage.
Ceux donc qui regardent les termes de concupiscence et d’amour comme synonymes confondent l’effet
avec la cause. Cependant, telle est la force de l’éducation et de l’habitude que nous pensons toujours
comme on nous a enseigné. Aussi arrive-t-il quelquefois que des personnes de l’un et de l’autre sexe
s’aiment réellement sans ressentir aucun désir charnel ou sans pénétrer dans les intentions de la nature et
sans réfléchir à la fin qu’elle s’est proposée en rendant la créature humaine susceptible d’une passion
vive.
Il est certain qu’il y a encore des personnes de ce caractère. Mais le plus grand nombre de ceux qui
défendent ces notions épurées cachent leur véritable sentiment par l’art et par la dissimulation. Ceux qui
sont véritablement de ces amants à la platonicienne ont pour l’ordinaire un visage pâle, un air caduc qui
n’annoncent rien de fort vigoureux. Ce sont de ces tempéraments froids et flegmatiques qui ne sont point
nés pour l’amour. Le tempérament fort et robuste du bilieux et du sanguin est incompatible avec des
sentiments si spirituels. Les personnes de cette constitution ne sauraient exclure de l’amour toutes les
pensées et tous les désirs charnels.
Faisons connaître aux amants les plus séraphiques l’origine de leurs inclinations. Pour cet effet,
supposons seulement qu’un tiers ait la jouissance corporelle de la personne qu’il aime. Quels tourments ne
souffrira-t-il pas de cette idée ? Cependant les parents et les amis goûtent une satisfaction réelle en
réfléchissant sur les joies et sur les plaisirs qu’un heureux mariage procurera à ceux auxquels ils
souhaitent du bien.
Le curieux qui est habile à anatomiser l’intérieur de l’homme peut observer que plus cet amour est
sublime et exempt de toutes pensées sensuelles, plus il est corrompu, et plus il dégénère de sa pureté
originelle et de sa primitive simplicité.
[…]
C’est ainsi qu’on nous a appris à si bien cacher la concupiscence que nous la connaissons à peine
quand nous la rencontrons en notre sein. Tromperie, dissimulation, nous mettons tout en usage pour nous en
imposer à nous-mêmes et pour surprendre les autres sur cet article.
Mais pour quel prix, dans quelle vue sacrifions-nous ainsi nos plaisirs et nos inclinations ? Peut-il y
avoir quelqu’un d’assez sérieux pour s’empêcher de rire en considérant que, pour tous ces soins
hypocrites, nous ne remportons d’autre récompense que la vaine satisfaction de faire paraître notre espèce
plus sublime et plus supérieure à celle des autres animaux qu’elle ne l’est réellement et que nous ne
savons l’être dans nos consciences ? Cependant rien n’est plus vrai. Par là, nous apercevons clairement
pourquoi il était nécessaire de rendre odieuse chaque parole ou chaque action par laquelle nous pouvions
manifester le désir naturel que nous sentions de perpétuer notre espèce. C’est pour cela encore qu’on
déshonore par le nom ignominieux de « brutal » la personne qui succombe et qui s’abandonne à la
violence d’un appétit furieux auquel il est difficile de résister. On donne ce nom infâme à celui qui,
comme les autres animaux, obéit sans fourberie et sans hypocrisie à la demande la plus pressante que la
nature puisse lui faire.
Ce que nous appelons donc « amour » n’est pas un appétit naturel mais un sentiment corrompu ou
plutôt un composé, un amas de différentes passions contradictoires confondues dans une seule. C’est bien
une production de la nature, mais elle est pliée et changée par la coutume et par l’éducation. […] C’est
pour cela que les effets de cette passion sont si différents, si bizarres, si surprenants et si inexplicables.
[…] C’est cette passion qui rend la jalousie si incommode et cette espèce d’envie souvent si fatale. Ceux
qui croient qu’on peut être jaloux sans aimer ne connaissent pas cette passion. […] Ce qui les affecte dans
de tels cas, ce n’est point la jalousie, mais leur vanité et l’intérêt qu’ils prennent à leur propre réputation.
[…] C’est pourquoi il est très difficile, même pour un homme de bon sens, d’abandonner une maîtresse
bien aimée, quelles que soient les fautes dont elle puisse être coupable. Si, dans sa colère, il la frappe, il
est fâché de s’être laissé aller à cet excès. Son amour le fait réfléchir sur la manière dont il l’a traitée et
sur la nécessité où il est de se réconcilier avec elle. Il peut parler de la haïr et souhaiter plusieurs fois
dans son cœur qu’elle soit pendue, mais s’il ne peut venir à bout de se défaire entièrement de sa faiblesse,
il ne pourra jamais se débarrasser de cette fille importune, quand bien même son imagination la lui
représenterait comme coupable du plus monstrueux des crimes. En un mot, quoiqu’il ait résolu et juré
mille fois de plus la revoir, ne vous fiez pas à ces serments, quand bien même il serait pleinement
convaincu de son infidélité. Tandis que son amour subsiste, son désespoir n’est jamais de si longue durée.
Au milieu des plus vifs transports de son affreux désespoir, il s’attendrit et il aperçoit de temps en temps
des lueurs d’espérance. Son esprit lui fournit des excuses pour sa maîtresse et dès qu’il pense à lui
pardonner, il se torture pour trouver des possibilités qui puissent la faire paraître moins criminelle à ses
yeux.

REMARQUE (O.)
« Les plaisirs réels, les douceurs de la vie, l’aise et le repos étaient devenus des biens si
communs… »

Le souverain bien consiste dans le plaisir selon la doctrine d’Épicure. Ce philosophe fut cependant
toute sa vie un modèle de continence, de sobriété et des autres vertus. Cette apparence de contradiction a
fait naître dans les siècles suivants des disputes sur le sens que ce grand homme attachait au mot
« plaisir ». Ceux qui ont fait attention uniquement à la tempérance de ce philosophe ont dit que les plaisirs
dont il avait voulu parler consistaient à être vertueux. C’est ainsi qu’Érasme, dans ses Colloques, nous dit
qu’il n’y a point de plus grands épicuriens que les chrétiens pieux. D’autres, qui ont fait attention aux
mœurs dissolues de la plus grande partie de ses sectateurs, ont voulu qu’Épicure n’ait pu entendre par les
plaisirs qu’il recommandait que ceux des sens et l’assouvissement de nos passions. Je ne déciderai point
de la dispute, mais je crois que le plaisir d’un homme, qu’il soit bon ou méchant, consiste dans les choses
dont il fait ses délices. Ainsi, sans chercher plus loin dans le langage savant une étymologie, je crois qu’un
Anglais peut appeler avec justice « plaisir » toutes les choses qui lui plaisent14. Selon cette définition, il
serait tout aussi absurde de disputer des plaisirs des hommes que de leur goût : Trahit sua quemque
voluptas (Virgile) : Chacun a son penchant qui l’entraîne.
L’homme mondain, voluptueux, bien qu’il soit sans mérite, ambitionne la préséance partout et il
souhaite d’être honoré plus que ses supérieurs. Il aspire à posséder des palais superbes et des jardins
délicieux. Son plaisir principal est de surpasser les autres hommes par le nombre et par la beauté de ses
chevaux, par la magnificence de ses carrosses, par une nombreuse suite et par des meubles de grand prix.
Pour satisfaire ses désirs, il doit avoir des maîtresses aimables, qui soient jeunes et belles. Elles doivent
être de tempéraments distincts et avoir des attraits différents pour satisfaire ses plaisirs. Il faut de plus
qu’elles adorent sa grandeur et qu’elles aiment réellement sa personne. Il faudrait aussi que ses caves
fussent fournies de ce que chaque pays produit de plus excellent en vin. Sa table devrait être décorée de
plusieurs services dont chacun serait composé d’une variété choisie des mets les plus exquis et les plus
difficiles à trouver. Le bon goût doit y régner et donner des preuves sensibles d’une cuisine parfaite.
Pendant le repas, une musique harmonieuse et des flatteries bien tournées entretiennent successivement les
oreilles des convives. Il n’emploie jamais, fût-ce même pour les moindres bagatelles, que les ouvriers les
plus capables, les plus expérimentés et les plus ingénieux afin que son jugement et son bon goût paraissent
aussi évidents dans les moindres choses qui le regardent que ses richesses et sa qualité se manifestent
dans les choses plus considérables.
Il souhaiterait avoir diverses personnes d’esprit, également facétieuses et polies, avec lesquelles il
pût converser. Il voudrait avoir à sa disposition quelqu’un qui fût fameux par sa science et par une
connaissance universelle. Pour ses affaires sérieuses, il demanderait de trouver des personnes habiles et
expérimentées qui fussent en même temps distinguées par leur diligence et par leur fidélité. Il exige de
ceux qui doivent l’accompagner qu’ils soient de belle allure et qu’ils aient bonne mine. Il demande d’eux
des soins respectueux pour ce qui lui appartient, de l’activité sans précipitation, de la promptitude sans
fracas et une obéissance sans bornes à tous ses ordres. Rien ne lui paraît plus incommode que d’être
obligé de parler à ses domestiques. Il voudrait qu’en faisant attention à ses coups d’œil ils apprissent tous
à connaître sa volonté par ses mouvements les plus légers. La délicatesse lui plaît dans tout ce qui
l’approche et dans tout ce qui est employé autour de sa personne. Il exige qu’on y observe religieusement
une propreté extraordinaire. Les principaux officiers de sa maison doivent être des personnes de
naissance, d’honneur et de distinction. Il aime qu’ils aient de l’ordre, de l’économie et de l’invention.
Quoiqu’il aime à être honoré de tout le monde et qu’il reçoive avec joie les respects du commun peuple,
l’hommage qui lui est rendu par des personnes de qualité lui fait infiniment plus de plaisir.
Pendant qu’il nage ainsi dans une mer de délices et de vanité, il s’occupe tout entier à exciter et à
satisfaire ses appétits. Dans cet état, il ose encore désirer que le monde le croie tout à fait exempt de
vanité et de sensualité et qu’il donne un favorable tour à ses vices les plus éclatants. Que dis-je ! S’il
pouvait, il voudrait même nous faire croire que la pompe et le luxe qui l’accompagnent ne lui causent que
de l’embarras et que la grandeur avec laquelle il paraît lui est un pesant fardeau ; grandeur cependant qui,
malgré ses désagréments, est inséparable de la haute sphère où il doit se mouvoir. Il tâche de nous
persuader que son noble esprit, si fort élevé au-dessus des capacités vulgaires, bute à des fins beaucoup
plus sublimes, et qu’il ne saurait se plaire dans la jouissance incommode des choses inutiles. Il ose nous
assurer que le plus haut point de son ambition est de faire avancer le bien public et que son plus grand
plaisir est de voir son pays florissant et de rendre chacun de ses concitoyens heureux.
Telles sont les choses que les vicieux et le mondain honorent du nom de « plaisir ». Quiconque est
capable par son adresse ou par sa fortune de jouir avec tous ces raffinements du monde sans rien perdre
de sa bonne opinion est regardé comme un homme extrêmement heureux par cette partie du genre humain
qui se pique d’être le plus à la mode.
D’un autre côté, la plupart des anciens philosophes et des graves moralistes, surtout les stoïciens, ne
regardaient comme un bien réel aucune des choses qui pouvaient leur être enlevées. Ils ont sagement
considéré qu’il y avait de l’instabilité dans l’honneur et dans les applaudissements du peuple, et peu de
solidité dans les richesses et tous les objets dont on peut jouir ici-bas. D’où ils ont conclu que le véritable
bonheur devait être placé dans la tranquille sévérité d’un esprit content et exempt de faute et d’ambition.
C’est-à-dire dans un esprit sublime qui, ayant soumis tous les appétits sensuels, méprise également et les
faveurs et les revers de la fortune. Selon eux, personne ne peut être mis au rang des mortels fortunés que
ceux qui, faisant consister tous leurs plaisirs dans la contemplation, ne détiennent rien que ce que chaque
personne est capable de se procurer par soi-même. Un homme grand et élevé qui, armé de force et de
résolution, a appris à soutenir les plus grandes pertes sans peine, à endurer les souffrances sans affliction
et à supporter les injures sans ressentiment, est le seul qui selon eux puisse prétendre au bonheur. Il y en a
plusieurs qui se sont vantés d’être arrivés à ce haut point de renoncement à soi-même et qui, si nous les
en croyons, se sont élevés au-dessus des mortels ordinaires et ont étendu leurs forces beaucoup plus loin
que la nature ne les leur avait accordées. Capables de considérer sans terreur la colère des tyrans
menaçants et sans effroi les plus éminents dangers, ils ont pu conserver leur tranquillité au milieu des
tourments. Prêts à aller à la mort avec intrépidité, ils ont quitté ce monde avec tout aussi peu de
répugnance qu’ils avaient témoigné de joie en y entrant.
Cette espèce de philosophie a été la secte dominante parmi les anciens. Cependant d’autres, qui
n’étaient point fous, ont rejeté ces préceptes comme impraticables : ils ont appelé ces notions des
« principes romanesques » et ont tâché de prouver que cette sublimité que les stoïciens assuraient
procéder d’eux-mêmes excédait toutes les forces humaines. D’où ils ont conclu que les éclatantes vertus
dont les stoïciens se glorifiaient n’étaient fondées que sur les idées pleines d’orgueil, d’arrogance et
d’hypocrisie qu’ils avaient eux-mêmes conçues.
Cependant, malgré ces critiques, la partie du genre humain la plus grave et la plupart des hommes
sages qui ont vécu même depuis ce temps-là jusqu’à ce jour se sont accordés avec les stoïciens dans les
points essentiels. On dit communément qu’on ne peut trouver de véritable félicité dans ce qui dépend des
choses périssables. Que la paix intérieure est le plus grand de tous les biens. Qu’il n’y a point de victoire
aussi glorieuse que celle que nous remportons sur nos passions. Que la science, la tempérance, la force,
l’humilité et les autres ornements de l’esprit et du cœur sont les meilleures acquisitions. Que nul ne peut
être heureux, excepté celui qui est bon. Et que l’homme vertueux est le seul qui puisse jouir des vrais et
solides plaisirs.
On me demandera sans doute pourquoi j’appelle dans La Fable « plaisirs réels » ceux qui sont
directement opposés aux plaisirs qui ont été mis au plus haut rang par les sages de tous les siècles. Je
réponds que je n’appelle point « plaisirs » les choses que les hommes trouvent les meilleures, mais
seulement celles qui leur plaisent le plus. Comment puis-je croire que le principal plaisir d’un homme est
d’ordonner son esprit, lorsque je le vois toujours occupé à poursuivre les plaisirs qui sont contraires à ce
but ?
[…]
Je pourrais me vanter de témoigner autant de désintéressement et de mépris pour les richesses que
Sénèque. Je voudrais même entreprendre d’écrire en faveur de la pauvreté deux fois plus de volumes que
ce philosophe n’en a jamais écrit, pourvu seulement que j’eusse la dixième partie de ses revenus. Je
pourrais dans cet état enseigner le chemin à ce summum bonum, à ce souverain bien, aussi exactement que
j’enseignerais celui qui conduit à ma maison. Je dirais aux hommes que, pour se dégager de tout
attachement mondain et pour purifier son esprit, il faut se dépouiller de ses passions comme on ôte les
meubles d’une chambre qu’on veut nettoyer parfaitement. Je suis très persuadé, dirais-je, que les plus
rudes coups de la fortune ennemie ne peuvent pas faire de mal à un esprit ainsi vide de toutes craintes, de
tous désirs et de toutes inclinations qu’un cheval aveugle ne pourrait en faire s’il était dans un grand
espace où il n’y eût rien contre quoi il pût heurter. J’ai une idée fort nette de la théorie de toutes ces belles
maximes, mais la pratique en est très difficile. Si vous vous avisiez de venir vider mes poches ou
d’enlever le manger devant moi lorsque j’ai faim, ou que vous fissiez seulement le moindre mouvement
pour me cracher au visage, je n’oserais promettre de me conduire en philosophe.
Mais, de ce que je sois forcé de me soumettre à chaque caprice de ma nature déréglée, vous ne devez
pas conclure que les autres sont peu maîtres de leurs passions. Aussi est-ce pour cela que vous devez être
disposés à rendre hommage à la vertu partout où vous pourrez la rencontrer : à condition cependant que
vous ne soyez pas obligés de recevoir comme vertueuses seulement ces actions où l’on peut apercevoir du
renoncement à soi-même et qu’il vous soit permis de ne pas juger des hommes par leurs paroles lorsque
vous aurez devant les yeux toute la suite de leurs actions.
Après avoir examiné tous les états et toutes les conditions des hommes, j’avoue qu’il n’en est aucune
où j’aie trouvé plus d’authenticité dans les mœurs et plus de mépris pour les plaisirs terrestres que dans
certaines maisons religieuses. J’y ai vu des personnes qui quittent et abandonnent volontiers le monde
pour se faire la guerre à elles-mêmes. Dans leur solitude, elles s’occupent tout entières à subjuguer leurs
appétits. Quelle plus grande preuve les hommes et les femmes peuvent-ils donner d’une parfaite chasteté
et d’un amour extraordinaire de la pureté accomplie que de l’exclure eux-mêmes de la compagnie les uns
des autres dans la fleur de l’âge, lorsque les passions sont les plus violentes ? Quel plus grand effort que
de se priver pour toute la vie, par un renoncement volontaire, je ne dirai pas seulement de l’impureté, mais
même des témoignages d’amitié les plus légitimes ? Qui croirait que ceux qui s’abstiennent de viandes, et
souvent même de toutes sortes de nourriture, ne sont pas dans le vrai chemin qu’il faut tenir pour subjuguer
tous ces désirs charnels ? Je jurerais presque que cette personne ne consulte point ses aises, qu’elle étrille
tous les jours son dos et ses épaules nues à grands coups de discipline, qu’elle s’éveille constamment à
minuit et quitte son lit pour faire sa dévotion. Quel plus grand mépris peut-on témoigner pour les richesses
qu’en refusant de toucher de l’or ou de l’argent, fût-ce même avec les pieds ? Quel mortel peut montrer
moins de luxe ou plus d’humilité que celui qui, faisant vœu de pauvreté, se contente des restes des autres
et des morceaux de pain qu’on a la charité de lui donner.
De si beaux exemples de renoncement à soi-même me forceraient à m’aller jeter aux pieds d’une vertu
si sublime si je n’en étais détourné par les jugements d’une grande quantité de personnes savantes et d’un
rang distingué. Ils disent unanimement que je me suis trompé et que tout ce que j’admire là n’est que farce
et hypocrisie. J’entends dire que, malgré l’amour séraphique auquel d’austères religieux prétendent, on ne
voit parmi eux que discorde. On m’assure que, de tant de nonnes et de moines qui me paraissaient de si
bons pénitents dans leurs cloîtres, il n’y en a aucun qui sacrifiât ses passions favorites. On me dit que,
parmi ces femmes, celles-là qui passent pour vierges ne le sont pas toutes. Que, si j’étais initié dans leurs
mystères et que j’examinasse quelques-unes de leurs retraites souterraines, je serais bientôt convaincu par
des scènes d’horreur que quelques-unes de ces religieuses ont certainement été mères. Parmi les moines,
je verrais régner la calomnie, l’envie, la méchanceté, la gloutonnerie, l’ivrognerie et des impuretés d’une
espèce plus exécrable que l’adultère même. On me dit que les religieux mendiants ne diffèrent des autres
gueux que par leurs habits. Les uns et les autres trompent également les gens par le ton pitoyable qu’ils
prennent et par une apparence extérieure de misère. Mais, si ces gueux sortent de la vue des personnes qui
les ont secourus, ils quittent bientôt leur langage hypocrite et courent satisfaire leurs appétits15.
Si les étroites règles qu’on suit dans les cloîtres, si le grand nombre de marques extérieures de
dévotion qu’on observe dans les ordres religieux méritent de telles censures, où pouvons-nous espérer de
trouver cette vertu sévère ? En effet, si nous examinons les actions de zélés contradicteurs et de rigides
accusateurs de ces dévots religieux, nous ne trouverons rien chez eux, même pas l’apparence du
renoncement à soi-même.
[…]
Les hommes aiment à avoir des maisons convenables, de beaux meubles, de bons feux en hiver, des
jardins agréables pour l’été, des habits propres, et assez d’argent pour élever leur famille. Ils
ambitionnent la préséance dans toutes les compagnies, ils exigent de chacun du respect et des égards.
Moins inquiets pour ce qui regarde la religion, ils laissent aller les choses comme il leur plaît. Ces
douceurs que je viens de nommer sont mises au rang des plaisirs les plus nécessaires de la vie : les plus
modestes n’ont pas honte de les réclamer et sans eux ils sont mal à leur aise. Rien n’est plus certain que
les ecclésiastiques et les laïcs sont tous faits au même moule et qu’ils ont tous la même nature corrompue.
Si, avec les mêmes infirmités, on leur voit les mêmes passions, les mêmes tentations les font succomber.
C’est pourquoi si les ecclésiastiques appliqués à leur vocation peuvent seulement s’abstenir du meurtre,
de l’adultère, du jurement, de l’ivrognerie, et d’autres vices odieux, on regarde leur vie comme
exemplaire et leur réputation comme sans tache16. Leur emploi les rend saints : en sorte qu’ils peuvent se
mettre à tel prix que leur vanité et leurs talents le leur permettront, nonobstant le grand nombre d’appétits
charnels qu’ils assouvissent, et les plaisirs les plus délicats dont ils jouissent.
[…]
Mais dire ceci, n’est-ce point faire de tous les hommes tout autant de fous ou d’imposteurs ? Pour
éviter ce reproche, il nous suffira d’indiquer ce que M. Bayle a tâché de prouver dans ses Pensées
diverses sur la comète. Il y a fait voir que l’homme est une créature étrange, qu’il agit le plus souvent
contre ses principes. Ce que je dis, loin d’être injurieux à la nature humaine, est tout ce que je puis
avancer de plus favorable. On est obligé ou de convenir de ce que j’avance ou de recourir à une solution
beaucoup plus injurieuse à l’homme.
Cette contradiction qu’on remarque dans la condition de l’homme est cause que la vertu qui, si bien
connue théoriquement, est si rarement pratiquée.
Si enfin l’on me demandait où il faut donc chercher ces belles et brillantes qualités des premiers
ministres et des grands favoris des princes qui sont si magnifiquement décrites dans les dédicaces, dans
les adresses, dans les épitaphes, dans les oraisons funèbres et dans les inscriptions, je répondrais que
c’est dans leur extérieur qu’il faut les chercher, et pas ailleurs. […] J’ai souvent comparé les vertus des
grands avec de grands vases de porcelaine. Ils se présentent avec éclat et servent même d’ornement à la
cheminée. On croirait, à en juger par leur grosseur et par leur valeur, qu’ils peuvent être fort utiles ; mais
regardez dans mille, vous n’y trouverez que de la poussière et des toiles d’araignée.

REMARQUE (P.)
« Les pauvres même vivaient plus agréablement que les riches ne le faisaient auparavant17. »

[…] « J’ai deux lionceaux, dit le lion, qui sont encore trop jeunes pour trouver le moyen de vivre par
eux-mêmes. Pressés maintenant de la faim, ils doivent actuellement mourir de misère si je ne leur apporte
pas bientôt de quoi les soulager. Quant à tes propres enfants, ils se tireront bien d’affaire sans toi : ils ne
seront pas plus malheureux quand je t’aurai mangé qu’ils ne l’auraient été si tu avais péri dans le naufrage.
» Quant à l’excellence des espèces, la rareté en a toujours haussé le prix : ce sont là vos principes.
Or, pour un million d’hommes, il y a à peine un lion. D’ailleurs, il y a peu de sincérité dans la grande
vénération que l’homme affecte d’avoir pour son espèce. Chacun, il est vrai, pourvu d’un amour-propre
insensé, a pour lui-même beaucoup de considération, mais il n’en a que fort peu pour ses semblables.
C’est une folie que de se glorifier de la tendresse que vous avez pour vos jeunes enfants, du secours que
vous leur donnez et de la peine longue et excessive que vous prenez pour les élever. C’est un simple effet
de l’instinct que la nature vous a imprimé. Or, l’expérience apprend que la nature prévoyante a toujours
proportionné la force de cet instinct à l’imbécilité des petits de chaque espèce. L’homme, étant à sa
naissance le plus démuni et le plus impuissant des animaux, il n’y a que l’instinct pour proportionner la
sollicitude des parents aux faiblesses de sa progéniture18. Si l’homme estimait réellement son espèce,
comment serait-il possible que souvent dix mille hommes, et quelquefois cent mille, fussent détruits pour
satisfaire le seul caprice d’un ou deux mortels ? Tous les hommes de chaque classe méprisent ceux qui
leur sont inférieurs. Si vous pouviez pénétrer dans le cœur des rois et des princes, vous en trouveriez à
peine quelques-uns qui estimassent autant la plus grande partie de la multitude qu’ils gouvernent que la
multitude estime le bétail qui lui appartient. Ce mépris réel que les monarques ont pour leurs semblables,
ils le masquent en se prétendant descendants de dieux immortels, fût-ce au prix de légendes grossièrement
fausses. Pourquoi donc tous les princes demandent-ils qu’on s’agenouillât devant eux ? Pourquoi prennent-
ils tant de plaisir à se voir rendre des honneurs divins ? Si ce n’est pour insinuer par tout cela qu’ils sont
d’une nature plus sublime et plus relevée que leurs sujets ?
» Je suis une bête féroce, je l’avoue, mais je soutiens qu’on ne doit donner l’épithète de cruelles
qu’aux créatures qui, par méchanceté ou par insensibilité, éteignent la pitié naturelle qui leur a été
imprimée. Le lion né sans compassion suit l’instinct de sa nature. Les dieux nous ont ordonné de vivre de
notre proie et de la chair des autres animaux, et tant que nous en pouvons trouver des morts, nous n’allons
jamais à la chasse des vivants. L’homme est le seul qui soit assez méchant pour se faire de la mort des
autres un divertissement barbare. La nature avait appris à votre estomac à ne demander que des végétaux.
Mais votre passion violente pour la variété et votre fureur insensée pour la nouveauté vous ont poussés à
détruire les animaux sans raison et sans nécessité. Vous avez perverti votre nature et vos appétits se sont
tournés, comme votre vanité, votre luxe et vos plaisirs insensés l’ont voulu. Les esprits animaux et la
chaleur intérieure du lion sont tels que la fermentation qu’ils causent dans son estomac est capable de
consommer et de dissoudre la peau la plus coriace, les os les plus durs et par conséquent la chair de tous
les animaux sans exception. Au contraire, votre estomac est si délicat que sa chaleur faible et peu
agissante ne peut digérer que les parties les plus tendres des animaux, encore faut-il qu’elles aient été
auparavant plus ou moins digérées par le feu artificiel. Malgré tout cela, quel animal avez-vous épargné
pour satisfaire les caprices de votre appétit languissant ? Je l’appelle « languissant » car qu’est-ce que la
faim de l’homme si on la compare avec celle du lion ? Votre appétit, lors même qu’il est le plus grand,
vous affaiblit ; le mien me rend furieux. Souvent j’ai essayé de modérer la violence de ma faim avec des
racines et des herbes, mais en vain. Rien ne peut absolument l’apaiser que beaucoup de viandes.
» Cependant, malgré la violence de sa faim, le lion a souvent reconnu les bienfaits qu’il avait reçus ;
mais l’homme, ingrat et perfide, se nourrit de la brebis qui l’habille sans même épargner ses petits
innocents qu’il a pris sous sa garde. Vous dites que les dieux ont fait l’homme maître de toutes les autres
créatures. Quelles ne sont donc pas sa tyrannie et sa cruauté de les détruire gratuitement ? Dites plutôt,
animal perfide et lâche, que les dieux vous ont fait pour la société et qu’ils ont voulu que ces millions
d’hommes réunis ensemble composassent le puissant Léviathan19. Un lion, quoique seul, a quelque
pouvoir dans la création, mais qu’est-ce qu’un homme seul ? Ce n’est qu’une très petite particule, qu’un
atome négligeable d’une grande bête.
» La nature exécute constamment tout ce qu’elle s’est proposé. Ainsi on ne court aucun risque de se
tromper en jugeant de ce que la nature s’est proposé par les effets qu’elle produit. Si la nature avait eu
intention que l’homme en tant qu’homme et par la supériorité de son espèce dominât sur tous les autres
animaux, le tigre, la baleine et l’aigle… auraient obéi à sa voix.
» Mais, puisque vous nous surpassez par rapport à l’esprit et à l’entendement, le lion ne doit-il pas,
par déférence pour cette supériorité, suivre les maximes établies parmi les hommes ? Eux pour qui la
règle la plus sacrée est que la raison du plus fort est toujours la meilleure 20. Des multitudes entières ont
conspiré en vue de détruire un homme seul que les dieux, à ce qu’elles disaient, leur avaient donné pour
supérieur. Et on a souvent vu un seul homme ruiner et faire périr toute une multitude qu’il avait juré par
ces mêmes dieux de défendre et de protéger. L’homme n’a jamais reconnu la supériorité d’un être qui
n’avait pas le pouvoir. Pourquoi agirais-je donc autrement ? L’excellence dont je me vante est visible ;
tous les animaux effrayés tremblent à la vue du lion, et ce n’est point par terreur panique. Les dieux m’ont
donné de la célérité pour atteindre ma proie et des forces pour vaincre tout ce que j’attrape. Où est la
créature qui ait des dents et des griffes comme moi ? Considérez l’épaisseur de ces solides mâchoires,
regardez-en la largeur et sentez la fermeté de ce cou charnu et robuste. La bête fauve la plus légère, le
sanglier le plus féroce, le cheval le plus vigoureux et le taureau le plus furieux sont ma proie. »
Le lion parla ainsi. Et le marchand s’évanouit.
Le lion, à mon avis, a poussé trop loin ces conséquences. J’avoue cependant qu’on peut nous
reprocher notre cruauté. Pour amollir la chair des animaux mâles, nous empêchons par une opération fort
commune mais fort barbare la fermeté que leurs tendons et leurs fibres auraient eue sans cela. Je crois que
toute créature humaine doit être émue en réfléchissant sur les soins cruels avec lesquels on engraisse ces
bêtes pour la tuerie. Peut-on, sans être touché de compassion, se représenter un bœuf déjà grand, quoique
encore jeune, renversé et tout étourdi d’une dizaine de grands coups qu’il a reçus de son bourreau ? Sa tête
armée est liée avec des cordes contre la terre. On lui fait au gosier une plaie large et profonde. Quel
mortel peut entendre sans compassion les douloureux mugissements, interrompus par le sang qui coule à
grands flots ? Qui peut ouïr les soupirs amers qui marquent la violence de ses angoisses et les
gémissements profonds qu’il pousse ? Voyez son cœur encore vif palpiter. Jetez les yeux sur ses membres
qui par de violentes convulsions tremblent et s’agitent. Son sang fumant ruisselle, ses yeux deviennent
obscurs et languissants. Contemplez ses débattements, ses abois et les derniers efforts qu’il fait pour
s’arracher à une mort qu’il ne peut éviter ; mouvements qui sont des marques assurées de la fatalité de la
destinée qui approche. Quand une créature donne des preuves aussi convaincantes et aussi incontestables
des terreurs qu’elle éprouve, des douleurs et des tourments qu’elle ressent, peut-il y avoir de sectateur de
Descartes si endurci à la vue du sang qui, saisi de compassion, n’abandonne la ridicule philosophie de ce
vain raisonneur ?
REMARQUE (Q.)
« Devenus économes et tempérants, leurs pensions leur suffisaient pour vivre. »

[…]
Examinons ce qui peut agrandir et enrichir une nation. Les premiers biens que chaque société désire
sont un terroir fertile, un climat heureux, un gouvernement doux et plus de terrain qu’il n’y a d’habitants.
Ces avantages sont propres à rendre les citoyens sociables, bons, aimables, honnêtes et sincères. Dans cet
état, ils peuvent être aussi vertueux que leur nature le permet. Leurs vertus ne feront pas le moindre tort au
public et ils peuvent donc être aussi heureux qu’il leur plaît. Mais, privés des arts et des sciences, ils ne
peuvent être tranquilles qu’aussi longtemps que leurs voisins les laisseront jouir de leur innocent repos.
Ils doivent nécessairement être pauvres, ignorants et presque entièrement destitués de ce que nous
appelons les douceurs de la vie. Un justaucorps simple, une nourriture passable, voilà tout ce que leurs
vertus cardinales les engageront à se procurer. Des plaisirs indolents, une stupide innocence, voilà ce que
vous trouverez parmi eux. Comme vous n’aurez pas à craindre des vices éclatants, aussi ne devez-vous
pas y chercher des vertus brillantes. Or, jamais l’homme ne s’anime avec tant de vigueur que lorsqu’il est
excité par des désirs. Tant que ses désirs sont tranquilles et qu’il n’y a pas quelque objet considérable qui
les excite, l’excellence de l’homme et sa capacité demeurent cachées. Sans l’influence des passions, cette
lourde marche est semblable à un vaste moulin dans un moment de calme.
Voulez-vous rendre une société considérable et puissante ? Mettez en jeu les passions de ceux qui la
composent. Partagez le terrain, quand bien même ils n’auraient pas assez d’épargne, la possession de ces
biens les rendra avides. Réveillez-les de leur oisiveté, ne serait-ce qu’en les raillant ou par des louanges,
leur vanité les fera bientôt travailler avec ardeur. Instruisez-les dans le commerce et dans les arts, vous
leur donnerez en même temps de l’envie, de la jalousie et de l’émulation. Pour augmenter le nombre des
habitants, érigez diverses manufactures et ne laissez aucun terrain en friche. Que tous les peuples,
tranquilles et possesseurs de leurs biens, soient inviolablement défendus contre d’injustes agresseurs. Que
les privilèges soient égaux pour tous les particuliers. Ne laissez personne rien faire que ce qui est légal et
surtout qu’il soit permis à chacun de penser comme il veut. Un pays où ceux qui travaillent sont protégés,
où toutes ces maximes sont observées, sera toujours suffisamment peuplé et ne pourra manquer d’habitants
aussi longtemps qu’il y en aura sur la terre.
Si vous voulez avoir des peuples guerriers et courageux, tournez leur esprit et leurs exercices du côté
de la discipline militaire ; profitez avec adresse de leurs alarmes ; flattez leur vanité avec art et sans vous
relâcher jamais.
Voudriez-vous de plus rendre la nation opulente, savante et polie ? Apprenez-lui d’abord à
commercer avec les peuples étrangers et, s’il est possible, à aller sur mer. Pour parvenir au but,
n’épargnez ni le travail ni l’industrie ; qu’aucune difficulté ne vous rebute. Favorisez la navigation, choyez
le marchand, encouragez le négoce dans toutes ses branches, voilà les moyens de rendre une nation
opulente. Là où les richesses abondent, bientôt les arts ingénieux et les sciences y fleuriront. Par le
secours de ces maximes employées avec adresse, un politique habile rendra bientôt une nation puissante,
fameuse et florissante.
Mais souhaiteriez-vous avoir une société où les règles de la frugalité et de l’honnêteté fussent
observées ? Le meilleur moyen que la politique puisse employer pour y réussir est d’entretenir les
hommes dans leur simplicité naturelle. Ne faites aucun effort pour augmenter le nombre des habitants.
Resserrez-les dans leur pays, ne souffrez pas qu’ils aient quelque communication avec les étrangers, de
crainte qu’ils ne connaissent le superflu qui y règne. Éloignez-les de tout ce qui pourrait exciter leurs
désirs, empêchez-les de perfectionner leur entendement. L’avarice et le luxe ainsi bannis, les richesses
étrangères et les trésors dédaigneront d’aborder dans une terre où l’on ne connaîtra pas leur prix et d’où
leurs fidèles adorateurs sont exclus. Là où le commerce fleurit, la fraude s’y fourre avec ses perfides
compagnes. Être élevé avec art et être sincère sont deux choses incompatibles. À mesure que l’homme
avance en connaissance et que ses manières se polissent, ses désirs augmentent à proportion, les vices se
multiplient de même. Devenu plus ingénieux, on apprend le dangereux art de raffiner les appétits. […]
REMARQUE (R.)
« Il n’y avait d’honneur qu’à honorer les dettes contractées aux dépens de ses créditeurs. »

[…]
La crainte est de toutes les passions des hommes celle qui contribue le plus à la tranquillité de la
société. Plus vous augmenterez cette passion, plus ils seront aisés à gouverner. Quelque utile que puisse
être la colère à l’homme dans l’état de simple nature, il n’en a cependant plus besoin dès qu’il vit en
société. Mais la nature, qui est uniforme dans la formation des animaux, produit toutes les créatures
semblables à celles qui les engendrent et qui les portent, proportionnées à la place où elle les forme et aux
diverses influences du dehors. De là vient que tous les hommes sont susceptibles de colère, qu’ils soient
nés à la cour ou dans les forêts. Quand cette passion surmonte toute crainte, comme l’on en voit des
exemples parmi les personnes de tout ordre, c’est alors seulement que l’on a véritablement du courage et
que l’on se battra aussi hardiment qu’un lion ou qu’un tigre. Je tâcherai donc de prouver que tout ce qu’on
appelle courage dans l’homme, lorsqu’il n’est pas en colère, est dû à l’art et qu’il ne mérite pas le nom de
courage.
Un bon gouvernement peut toujours tenir l’intérieur de la société tranquille, mais personne ne peut se
promettre de maintenir au-dehors une paix ininterrompue. Des circonstances peuvent se présenter où il
sera utile d’étendre plus loin ses limites et d’augmenter son territoire. Des ennemis peuvent envahir nos
possessions lorsqu’on s’y attend le moins. Il peut arriver en un mot des choses qui engageront l’État à
entreprendre une guerre. Quelque civilisés que les hommes puissent être, ils n’oublient jamais que la force
doit l’emporter sur le droit. Les politiques doivent donc pour cette raison modérer les soins qu’ils doivent
prendre pour détruire la colère et pour diminuer la force de quelques-unes des craintes dont l’homme est
susceptible. Ils ne doivent rien négliger pour le persuader que tout ce qu’on lui dit de la barbarie qu’il y a
à tuer ses semblables cesse dès que ses semblables sont ennemis du public et que ses adversaires ne sont
ni si bons ni si puissants que lui. Toutes ces idées bien ménagées engageront le plus souvent au combat les
plus hardis, les plus querelleurs et les plus méchants. Si cependant ces personnes n’étaient pas ornées de
meilleures qualités, je ne voudrais pas répondre de la manière dont elles se conduiraient dans une bataille.
Mais si vous pouvez leur faire mépriser leurs ennemis et exciter leur colère, j’ose bien promettre que
pendant qu’elle durera, ils se battront avec plus d’opiniâtreté qu’aucune troupe disciplinée. Mais s’il
arrivait quelque chose d’imprévu, comme un grand bruit, une tempête ou quelque accident étrange qui
parût les menacer, la peur les saisirait, la colère les abandonnerait et ils prendraient infailliblement la
fuite.
Le courage naturel, effet de la colère, doit donc perdre beaucoup son crédit auprès des gens qui ne
s’en laissent pas imposer si aisément. En premier lieu, ceux qui ont senti les premiers efforts de l’ennemi
ne veulent pas toujours croire ce qu’on leur dit pour l’avilir et souvent on ne peut pas les mettre aisément
en colère. En second lieu, la colère, qui consiste dans une ébullition des esprits animaux, n’est pas une
passion de longue durée, Ira furor brevis est ― La colère est une courte folie. (Horace, Épitres 1, 2, 62.)
Si donc les ennemis soutiennent le premier choc de ces soldats furieux, ils remportent ordinairement la
victoire. En troisième lieu, aussi longtemps que les gens sont en colère, tout conseil et toute discipline leur
deviennent inutiles. On ne peut jamais les engager à user d’art et de conduite dans la manière dont ils
livrent le combat. La colère, sans laquelle nul animal n’a de courage naturel, est donc absolument inutile
dans la guerre où l’on doit employer des stratagèmes et les règles de l’art. Aussi les politiques ont-ils été
obligés de chercher quelque chose qui à défaut puisse porter les hommes à se battre.
Quiconque a dessein de civiliser les hommes et d’en former un corps politique, doit parfaitement
connaître toutes leurs passions et tous leurs désirs, aussi bien que la force et la faiblesse de leur
constitution. Il doit aussi savoir comment il s’y faut prendre pour tourner leurs plus grandes faiblesses à
l’avantage du public. Dans mes Recherches sur l’origine de la vertu morale, on verra avec quelle facilité
les hommes sont portés à croire ce qu’on dit à leur louange. Si donc un législateur ou un politique, pour
qui ils ont une grande vénération, leur disait : « Les hommes ont pour l’ordinaire un principe intérieur de
valeur, distinct de la colère ou de quelque autre passion, qui leur fait mépriser le péril et envisager la mort
même avec intrépidité » ; s’il ajoutait que « Ceux qui ont une plus forte dose de valeur sont considérés
comme les plus estimables de leur espèce », il est très probable, vu ce qui a été dit, que la plupart des
hommes le croiraient quoiqu’ils ne sentissent rien de ce principe. Les plus vains, sensibles à cette flatterie
et peu accoutumés d’ailleurs à distinguer les passions, pourraient s’imaginer qu’ils se sentent enflammés
par ce principe en confondant les mouvements de leur vanité avec le vrai courage. Si seulement de dix
personnes il y en a une que l’on puisse persuader de déclarer ouvertement qu’elle est ornée de ce principe
et de le défendre contre tous les contredisants, bientôt on verra la moitié du genre humain assurer la même
chose. Quiconque a une fois fait cet aveu est comme lié. Le politique n’a qu’à prendre tous les soins
imaginables pour flatter la vanité de ces braves qui se vantent de leur valeur et qui offrent de la défendre
contre le tout-venant. La même vanité, qui les a portés à estimer la réalité de ce principe, les obligera à
l’avenir à défendre ce qu’ils ont avancé jusqu’à ce que la crainte de découvrir ce qui se passe
véritablement dans leur cœur vienne enfin à être si grande qu’elle surpasse même la crainte de la mort.
Travaillez seulement à augmenter la vanité de l’homme et vous verrez constamment la crainte de la honte
croître à proportion. La raison en est évidente. Plus le cas que l’homme fait de lui-même est grand, plus
aussi il prendra de peine et se donnera de mouvement pour éviter la honte.
[…]
Dès que les notions d’honneur et de honte sont reçues dans une société, il n’est pas difficile d’engager
les hommes à se battre21. Pour cela, vous n’avez premièrement qu’à tâcher de les persuader de la justesse
de la cause commune puisque celui qui se croit dans le mauvais parti ne se bat jamais avec ardeur. Faites-
leur sentir ensuite que leurs autels, leurs biens, leurs femmes, leurs enfants et que tout ce qu’ils ont de plus
cher est intéressé dans la présente guerre ou du moins qu’elle peut influer par la suite sur tout ce qui leur
appartient. Mettez aussi des plumes à leur bonnet, distinguez-les des autres, ne parlez plus que du bien
public, de l’amour de la patrie, de l’intrépidité avec laquelle il faut faire face à l’ennemi, du mépris qu’il
faut avoir pour la mort, du champ d’honneur où ils reposeront. Si vous vous servez continuellement de ces
expressions ronflantes et d’autres semblables, soyez sûrs alors qu’il n’y aura aucun homme qui ne prenne
les armes et qui ne se batte jusqu’à la mort plutôt que de prendre la fuite, du moins de jour. Car, dans une
armée, l’un sert de bride à l’autre et tels qui, s’ils avaient été seuls et sans témoins, auraient été des
poltrons, se conduisent en hommes vaillants lorsqu’ils sont exposés aux yeux de leurs camarades, tant ils
craignent d’encourir le mépris les uns des autres. Pour entretenir et augmenter ce courage artificiel, il faut
punir d’une manière flétrissante tous ceux qui prennent la fuite. Mais, pour ceux qui ont donné des marques
de valeur dans le combat, soit qu’ils ont été victorieux, soit qu’ils ont été vaincus, il faut les flatter et les
louer d’une manière solennelle. On doit récompenser les personnes qui perdent quelques membres dans
une bataille. Et surtout les tués doivent être l’objet de l’attention des chefs : il faut les pleurer et leur faire
de beaux panégyriques. C’est en rendant de grands honneurs aux morts qu’on peut infailliblement duper les
vivants.
[…]
Les effets que produisent les boissons fortes confirment parfaitement ce que j’avance, à savoir que le
plus ou le moins de fermeté dépend de l’état des esprits animaux. Les particules ignées dont les boissons
fortes sont composées montent au cerveau, elles fortifient les esprits et les mettent en mouvement. De là
résulte la colère qui, comme je l’ai dit ci-devant, n’est autre chose qu’une ébullition des esprits. C’est
aussi pour cette raison que la plupart des personnes qui sont ivres sont d’abord émues et qu’on les voit
beaucoup plus portées à se mettre en colère qu’en d’autres temps. Il s’en trouve même qui entrent en fureur
sans qu’on leur en donne aucun sujet. Chacun peut observer qu’un homme qui s’est enivré d’eau-de-vie est
plus querelleur que s’il s’était enivré au même point de vin. D’où vient cette différence ? C’est que les
esprits des eaux distillées renferment une grande quantité de particules ignées que le vin n’a pas.
Il se trouve cependant des personnes qui sont incapables de surmonter leurs craintes, étant donné que
leurs esprits animaux restent tranquilles malgré toute la vanité qu’on peut leur inspirer et tout l’art qu’on
peut employer pour les porter au combat. C’est là un défaut qui naît de la nature des fluides qui entrent
dans la composition du corps, tout comme les difformités extérieures viennent de la mauvaise constitution
des solides. Quoi qu’on fasse, on ne saurait jamais provoquer à la colère ces lâches, même lorsqu’il y a
quelque danger. Une forte dose de liqueur forte les rend un peu plus hardis qu’ils ne sont naturellement.
Mais il serait bien difficile de les engager à attaquer d’autres personnes que des femmes ou des enfants, ou
en général des gens qui n’oseront pas leur résister. La santé ou la maladie et en particulier les pertes de
sang considérables altèrent souvent la constitution, mais on peut quelquefois la corriger par la diète. C’est
ce que le duc de La Rochefoucauld entend, quand il dit : « La vanité, la honte et surtout le tempérament,
font souvent la valeur des hommes et la vertu des femmes. » Rien ne perfectionne davantage le courage
martial dont je parle que la pratique : preuve certaine que cette qualité si utile est due à l’art. Dès que les
hommes sont disciplinés et qu’ils se sont vus quelque temps au milieu des instruments mortels et des
machines destructives, dès que les acclamations, les cris, le feu et la fumée, les gémissements des blessés,
les regards enflammés des mourants et toutes les différentes scènes qu’offrent à la vue les corps estropiés,
les membres ensanglantés et mis en pièces, dès que tous ces objets affreux, dis-je, commencent à leur
devenir familiers, on voit diminuer leur crainte. Ce n’est pas qu’ils aient moins peur de mourir
qu’auparavant, mais accoutumés à voir les mêmes dangers, ils appréhendent moins qu’auparavant d’en
être les victimes. D’ailleurs, l’estime et les louanges qu’ils ont acquises par les différents sièges et par les
différentes batailles où ils se sont trouvés et par les diverses actions où ils ont eu part, doivent
nécessairement augmenter à l’excès leur vanité et par conséquent leur inspirer toujours plus d’horreur
pour la honte qui, comme je l’ai montré ci-dessus, est toujours proportionnée à la vanité. Cette horreur
pour la honte croissant ainsi à mesure que la crainte du danger diminue, il n’est pas étonnant qu’il se
trouve tant de personnes qui apprennent à déguiser la frayeur dont elles sont remplies. C’est par là qu’on
peut expliquer la présence d’esprit, le sang-froid que fait paraître un grand général au milieu de tout le
fracas, de l’horreur et de la confusion qui accompagnent une bataille.
L’homme est si ridicule qu’il peut dès qu’il est étourdi par les fumées de la vanité, penser aux
louanges que les siècles à venir donneront à sa mémoire, avec de si vifs transports de joie que cette idée
l’engagera à négliger sa conservation. Que dis-je ! On le verra même rempli de cette idée chimérique,
affronter la mort et la rechercher, si seulement il se met dans l’esprit que sa mort contribuera à confirmer
la gloire qu’il a déjà acquise. Non, il n’est point d’acte de renoncement à soi-même qu’on ne puisse
attendre d’un homme rempli de vanité qui a, outre cela, une bonne constitution. Il peut toujours sacrifier
une passion très violente à une autre, pourvu cependant que celle-ci soit plus forte que la première.
[…]
En faisant ces digressions, j’ai eu principalement dessein de faire connaître les forces de la nature
humaine et les grandes choses que l’homme dans l’état de nature est capable d’exécuter pourvu qu’il soit
soutenu par la vanité et par le tempérament. La colère n’excite pas le lion avec plus de violence que la
vanité n’excite l’homme. Que dis-je ! L’avarice, la vengeance, l’ambition et presque toutes les passions
sans excepter même la pitié peuvent, lorsqu’elles sont violentes, dissiper toute espèce de crainte et imiter
si bien la valeur qu’on pourra aisément s’y tromper. C’est là ce que l’expérience de tous les jours
enseignera à tout homme qui prendra la peine de réfléchir, et d’examiner les motifs qui font agir certaines
personnes. […]

REMARQUE (S.)
« Les peintres ne se rendaient plus célèbres par leur pinceau. Le sculpteur, le graveur, le
ciseleur et le statuaire n’étaient plus nommés dans la ruche. »

Il est incontestable que, dans une nation qui serait également vertueuse et frugale, on ne rebâtirait plus
que les vieilles maisons, qu’on resserrerait ses appartements et que l’on n’emploierait jamais de
matériaux neufs tant que les vieux pourraient servir. Dès lors, les trois quarts des maçons, des
charpentiers, des menuisiers, etc. manqueraient d’occupation. Mais surtout, que deviendrait l’art de
peindre en détrempe ou en miniature, aussi bien que celui de ciseler, de graver ou de découper ?
Resterait-il quelqu’un de ces métiers qui ont été soigneusement défendus par les législateurs qui préfèrent
la justice et l’honnêteté aux richesses et à l’opulence et qui ont plutôt cherché à rendre leurs sujets
vertueux que riches ? C’est ainsi que Lycurgue statua que les planchers des maisons de Sparte seraient
faits avec la hache seule et que l’on ne polirait les portes grandes et petites qu’avec la scie simple. Ces
règlements, comme dit Plutarque, n’étaient pas destitués de fondement. Puisque si Épaminondas pouvait
dire à quelques amis qu’il invitait à dîner, « Venez, messieurs, soyez sûrs que la trahison ne sera point
tentée, de vouloir partager un aussi chétif repas que celui que je vous offre », pourquoi ce grand
législateur n’aurait-il pas pensé que des maisons bâties avec tant de simplicité devaient nécessairement
exclure le luxe et le superflu ?
On disait, comme le même Plutarque nous l’apprend, que le roi Léotychide, premier de ce nom, était si
peu accoutumé de voir des ouvrages de sculpture qu’introduit à Corinthe dans une salle magnifique, il
demanda à son hôte si c’était ainsi que les arbres poussaient dans son pays.
Mais ce ne seraient pas là les seuls artisans qui manqueraient d’occupation. Il y en aurait un nombre
infini d’autres qui auraient tout lieu de gémir du changement et entre autres tous les ouvriers (comme dit
La Fable) « qui travaillaient les riches étoffes de soie et d’argent, et tous les artisans qui en dépendent, se
retirent ». Puisque, après la grande quantité d’habitants qui ont déjà abandonné la ruche, il est assuré que
les terres et les maisons n’aient extraordinairement baissé ; et toutes ces abeilles ayant en horreur toute
espèce de gain illégitime, aussi bien que la vanité et la prodigalité, il est naturel de conclure qu’il n’y aura
plus personne dans la ruche qui porte des draps d’or ou d’argent ou de riches brocards. Que feront alors
tous les ouvriers subalternes, les fileurs d’or et d’argent, les tireurs, les affineurs, etc. ? Ne souffriront-ils
pas cruellement de la frugalité qui s’y est introduite ?

REMARQUE (T.)
« La fière Cloé, dont les grands airs avaient autrefois obligé son trop docile mari à piller
l’État… »

On remarque que les criminels qu’on conduit au supplice se reprochent ordinairement, comme cause
de leur malheureuse fin, la négligence du jour du repos et le commerce qu’ils ont eu avec des femmes de
mauvaise vie. Je crois aussi qu’effectivement il peut se trouver, même parmi les personnes qui n’ont pas
renoncé à toute vertu, bien des gens qui risquent leur vie pour satisfaire et assouvir leurs sales amours.
Les deux lignes de La Fable que j’ai citées au commencement de cette remarque peuvent nous rappeler
que, dans le monde, c’est souvent la femme qui a lancé son mari dans des entreprises dangereuses et l’a
forcé à prendre des décisions plus funestes que jamais les ruses de la plus subtile maîtresse eussent pu lui
inspirer. J’ai déjà eu l’occasion de montrer que les femmes les plus mauvaises, contribuant à la
consommation du superflu et du nécessaire de la vie, sont très utiles dans la société. Elles aident par leur
luxe à entretenir le laborieux ouvrier qui, chargé d’une famille nombreuse, cherche à lui procurer le
nécessaire par des moyens honnêtes. « Il faut malgré cette utilité bannir toutes les débauches, dit cependant
l’homme de bien, et lorsque les putains ne souilleront plus cette terre, le Tout-Puissant versera sur nous
des bienfaits infiniment plus considérables que les avantages que nous retirons aujourd’hui de ces indignes
créatures. »
Je ne nie point le fait : peut-être cet auteur a-t-il raison. Mais je puis démontrer que, catins ou pas, il
serait impossible de remédier à la perte que le commerce souffrirait si toutes les femmes qui vivent dans
l’heureux état du mariage se conduisaient comme les gens sages le souhaitent.
La variété des ouvrages qu’on fait et le nombre de mains qu’on emploie aujourd’hui pour satisfaire
l’inconstance et le luxe des femmes sont prodigieux. Mais tout cela serait assurément diminué d’au moins
un quart si, écoutant seulement les justes remontrances de leurs maris, elles n’insistaient pas après qu’on
leur eut refusé et qu’elles dépensaient seulement les sommes que leurs maris leur accordent.
[…]
Il y a des maris qui aiment véritablement leurs femmes et qui même en sont passionnés. On en voit
d’autres qui, n’ayant pour elles que de l’indifférence, ont à leur égard de la complaisance et qui les aiment
par vanité. Ils trouvent le même plaisir à posséder une belle femme qu’un sot en trouve à avoir un beau
cheval. Ce n’est pas qu’il s’en serve, mais il a la douce satisfaction de pouvoir dire qu’il est sien. L’idée
qu’on ne saurait lui disputer la passion de cet objet et qu’on le croit très heureux, fait tout son bonheur.
Ces deux espèces de maris peuvent être fort prodigues pour les femmes et leur donner de nouveaux habits
et quantité d’ornements précieux, avant même qu’elles aient paru les souhaiter.
[…]
Elle est incroyable la quantité de colifichets et d’ajustements achetés et employés par des femmes qui
n’auraient jamais pu se les procurer si elles n’eussent fait de honteux trafics ou qu’elles n’eussent trompé
leurs maris par d’autres moyens. D’autres ne cessent de harceler leurs maris pour en arracher de l’argent
afin de satisfaire le goût qu’elles ont pour les babioles et pour la parure. Il arrive même souvent que, par
leur persévérance, par leur assiduité à demander et par leur complaisance, elles tirent avantage des avares
les plus obstinés. Une troisième sorte de femmes entrent en fureur à l’ouïe d’un refus, et par un vacarme
affreux, et par leurs criailleries, ces fourbes font condescendre leurs benêts de maris à toutes leurs
fantaisies. Enfin, il y en a une infinité qui, déployant tout ce que l’art a inventé de plus propre à parvenir à
leurs fins, surmontent les raisons les plus légitimes et les refus les plus positifs. Celles en particulier qui
ont de la beauté et de la jeunesse se moquent de toutes les remontrances et de tous les refus. On en voit
même très peu d’entre ces dernières qui se fassent scrupule d’employer les plus tendres moments du
mariage pour avancer un intérêt bas et sordide.
Si le temps me le permettait, je déclamerais ici avec chaleur contre ces indignes femmes qui
emploient leur adresse et leurs charmes trompeurs pour séduire notre prudence et pour vaincre nos justes
refus et qui ont assez peu d’honneur pour se conduire avec leurs maris comme d’infâmes filles publiques
agissent avec ceux qui les fréquentent. Que dis-je ! Ne sont-elles pas pires que ces putains puisqu’elles
profanent et prostituent honteusement les cérémonies sacrées de l’amour aux fins les plus indignes ?
D’abord, elles nous excitent à la passion et nous invitent au plaisir avec une ardeur apparente, mais
ensuite ces insignes séductrices se refusent aux désirs qu’elles ont fait naître afin qu’au milieu des doux
transports qui nous mettent hors d’état de rien refuser, elles nous extorquent des présents qui les mettent en
état de satisfaire à leurs folles dépenses.
[…]. Qu’on assemble toutes ces idées, qu’on tire sans préjugés les conséquences qui découlent
naturellement de ce qui se voit dans les affaires ordinaires de la vie, et j’ose me flatter que l’on
conviendra qu’une des principales causes de la prospérité du commerce de Londres doit être cherchée
dans les fourberies et dans les vils stratagèmes des femmes. D’où l’on devra certainement conclure que si
le beau sexe possédait l’humilité, la modestie, le contentement, la douceur, l’obéissance à un mari
raisonnable, en un mot toutes les vertus, il ne contribuerait pas pour la millième partie à rendre un
royaume opulent, puissant et florissant qu’il y contribue aujourd’hui par les haïssables qualités qui le
déshonorent.
[…]
Après ces éclaircissements, je n’aperçois pas quelle immoralité il pourrait y avoir à développer
l’origine et le pouvoir tyrannique des passions qui offusquent la raison, sans même que l’homme s’en
aperçoive. Quelle impiété y aurait-il à le mettre en garde contre son propre cœur et contre les rusés
stratagèmes de son amour-propre ? Puis-je être blâmé de ce que je lui apprends la différence qu’il y a
entre les actions qui découlent de la victoire que la raison a remportée sur ses passions et celles qui
partent de la conquête qu’une passion a obtenue sur une autre ? Quel est mon crime en un mot si je montre
la grande différence qu’il y a entre une vertu réelle et une vertu qui est contrefaite ? Un grand homme a dit
avec beaucoup de raison que : « Quelque découverte que l’on ait faite dans le pays de l’amour-propre, il y
reste encore bien des terres inconnues22. » Quel mal fais-je donc à l’homme si je lui donne de lui-même
une connaissance plus étendue qu’il n’en avait auparavant ? Assurément je n’en fais aucun.
[…]
Mais j’en appelle à toute personne raisonnable. Quand je dis que les sociétés ne peuvent pas être tout
à la fois exemptes de vices et riches, ordonné-je aux hommes d’être vicieux ? Non sans doute. […] Mais
je ne m’embarrasse point si je trouve des contredisants. […] Je n’écris point pour la multitude, je ne me
ménage point de protecteur parmi les chefs. Je m’adresse uniquement à ce petit nombre de gens choisis qui
savent réfléchir et s’élever au-dessus du vulgaire. Quoique j’aie indiqué la route qui conduisait à la
grandeur mondaine, j’ai toujours donné sans hésiter la préférence à la route qui mène à la vertu.
Voulez-vous bannir la fraude et le luxe, prévenir l’impiété et l’irréligion ? Vous proposez-vous de
rendre les hommes généralement charitables, bons et vertueux ? Renversez les presses. Fondez les
caractères. Abolissez les imprimeries. Brûlez tous les livres qui ont inondé notre île. N’épargnez que ceux
qui sont dans nos universités et ne permettez aux particuliers la lecture d’aucun autre livre que la Bible.
Défendez tout commerce étranger. Ne permettez pas qu’aucun citoyen ait une fréquentation avec les autres
nations. Qu’il n’y ait sur nos mers aucun vaisseau qui soit plus grand que les barques des pêcheurs.
Rendez au clergé, au roi et aux barons leurs anciens privilèges, prérogatives et fonctions. Construisez de
nouvelles églises. Convertissez en ustensiles sacrés tout l’argent que vous pourrez vous procurer. Fondez
des monastères et des maisons de charité dans toutes les paroisses. Faites des lois somptuaires.
Endurcissez votre jeunesse à la fatigue. Inspirez-lui les idées les plus raffinées de l’honneur et de la honte,
de l’amitié et de l’héroïsme. Introduisez dans la nation une grande variété de récompenses imaginaires.
Que le clergé prêche l’abstinence et le renoncement à soi-même tandis qu’il se donne toutes les libertés
qu’il voudra ; qu’il ait la plus grande part dans l’administration des affaires d’État et qu’on statue que la
charge de Grand-Trésorier soit toujours entre les mains d’un évêque.
Bientôt de si pieux efforts et de si saints règlements changeront la scène. La plus grande partie des
avares, des mécontents, des esprits remuants, des ambitieux cruels, quitteront la ville pour se retirer à la
campagne. Les artisans apprendront à tenir les cornes de la charrue. Les marchands deviendront fermiers
et ainsi la Jérusalem qui, dans son état florissant, était corrompue sera dépeuplée sans qu’il y ait eu ni
famine, ni guerre, ni peste, sans même qu’on y ait employé la violence. Après une si grande réforme, cette
capitale ne saurait plus être redoutable à ses souverains. Aucun membre du royaume ne sera plus assiégé
de maux. Tout ce qui est nécessaire pour la subsistance de l’homme sera à bon marché et abondant.
L’argent au contraire, cette racine de tous les maux, y sera fort rare. Aussi n’en aura-t-on pas besoin dans
un pays où chacun jouira du fruit de ses mains. Le seigneur et le paysan ne porteront plus que les étoffes
les plus simples de nos manufactures.
[…]

REMARQUE (U.)
« Le contentement, cette peste de l’industrie… »

J’ai ouï dire par bien des gens que ce n’était pas le contentement qui était la peste de l’industrie, mais
que c’était la paresse. Il est donc à propos que je m’arrête pour établir le paradoxe que j’avance dans La
Fable des abeilles et que je rapporte au commencement de cette remarque. Dans ce but, je parlerai
séparément de la paresse, du contentement et de l’industrie afin que le lecteur puisse juger si c’est la
paresse ou si c’est le contentement qui anéantit le plus couramment l’industrie.
La paresse est un éloignement et une aversion pour le travail. D’ordinaire cette aversion pour les
affaires est suivie du désir déraisonnable de rester oisif. On donne le nom de paresseux à toute personne
qui, sans être empêchée par aucune occupation tant soit peu considérable, refuse de faire quelque chose,
ou traîne en longueur quelques affaires qu’elle doit exécuter pour elle-même ou pour les autres.
[…]
Apprenons à ne pas confondre des gens qui demeurent oisifs parce qu’ils ne trouvent pas d’occasions
d’être suffisamment dédommagés de leurs peines d’avec ces stupides qui s’applaudissent dans leur
inaction et qui, par paresse, mourraient plutôt de faim que de se remuer pour se procurer de la nourriture.
Si nous ne distinguons pas ces deux espèces de gens, nous serons obligés de convenir que tous les hommes
sont plus ou moins paresseux et que, même ceux qui mettent à plus haut prix leur travail, c’est-à-dire les
plus industrieux, sont les plus entichés de ce défaut.
Je passe à l’article du contentement. Je donne ce nom à cette calme sérénité d’esprit dont jouit un
homme qui se croit heureux et qui est satisfait de la situation où il se trouve. Un homme qui possède ce
contentement, sentant le bonheur de son état présent, est dans une tranquillité que ne connaît jamais un
homme qui pense à améliorer sa fortune. Les applaudissements que l’on donne à cette vertu sont peu
durables. Suivant les circonstances où se trouvent les hommes, on les loue ou on les blâme de la posséder.
Un artisan pauvre qui travaillait sans relâche pour vivre, hérite un revenu de cent livres sterling d’un
parent qui vient de mourir. D’abord il quitte le métier pénible qu’il avait. Cependant, n’ayant pas assez de
talents pour se pousser dans les affaires, il se résout à vivre tranquillement de ses revenus. Cet homme ne
fait de mal à personne, il paie exactement ce qu’il doit, on l’appellera un honnête homme qui n’aime pas le
bruit. Son boucher, son boulanger, son hôtesse, son tailleur et toutes les personnes qui partagent entre eux
ses revenus, la société même, en profitent. Personne ne souffre de son oisiveté et, s’il eut continué de
travailler de son métier, tout ce qu’il y aurait gagné aurait été tout autant retranché sur le gain de ses
confrères. Il est vrai qu’il est l’homme le plus paresseux qu’on puisse imaginer. Il passe au lit quinze
heures des vingt-quatre, son unique occupation est d’user le pavé. Cependant personne ne le blâme. Que
dis-je ! Son esprit inactif est même honoré du nom de « contentement ».
Supposons à présent que ce même homme s’étant marié continue à vivre du même train après qu’il a
trois ou quatre enfants et qu’ainsi, parfaitement satisfait de qu’il possède, il ne cherche pas à gagner la
moindre autre chose. D’abord ses parents, et ensuite toutes ses connaissances alarmées de cet excès de
paresse, réfléchiront que ses enfants ne pouvant recevoir de bonne éducation, leur feront honte un jour et
que peut-être même ils en seront chargés si leur père n’abandonne sa honteuse indolence.
On se dira tout cela à l’oreille, mais bientôt Harpagon son oncle venant le trouver lui tiendra le
discours suivant : « Quoi, neveu, vous ne faites encore rien ? Fi, n’avez-vous point de honte ? Comment
peut-on vivre si désœuvré ? Si vous ne voulez pas reprendre votre ancien métier, il y a cinquante autres
moyens de gagner quelques sous. Je sais que vous avez un revenu de cent pièces, mais ne vous apercevez-
vous pas que vos dépenses augmentent chaque jour ? Et que ferez-vous quand vos enfants seront grands ?
J’ai bien plus de bien que vous et je suis seul, cependant je ne suis pas assez fou pour abandonner mes
affaires. Que dis-je ! Je proteste que, quand même j’aurais les richesses de Crésus, je ne voudrais pas
mener la vie fainéante que vous menez. Ce ne sont pas là mes affaires, je l’avoue. Mais chacun crie qu’il
est honteux à un jeune homme en bonne santé et vigoureux de ne pas s’occuper à quelque chose. »
Si, insensible à tous ces avertissements, il reste encore six mois dans cette indolence, tout le voisinage
le blâme. C’est ainsi que les mêmes qualités qui lui ont autrefois attiré le nom d’homme content et paisible
lui font désormais donner le nom du plus méchant des maris et du plus paresseux des mortels. De tout cela,
il résulte évidemment qu’en jugeant de la bonté ou de la méchanceté des actions on fait uniquement
attention au bien ou au mal que la société en ressent, sans faire aucune réflexion sur l’effet que ces mêmes
actions produisent sur celui qui en est l’auteur. C’est là une pensée que je développerai dans mes
Recherches sur l’origine de la vertu morale.
Les termes de diligence au travail et d’industrie se confondent très souvent. Cependant, il y a une
grande différence entre les choses qu’ils désignent. Un pauvre misérable peut ne manquer ni d’application
au travail ni d’adresse, être un homme économe et laborieux et cependant être si bien content de sa
situation qu’il ne se donnera aucun mouvement pour l’améliorer. Un tel homme n’est pas industrieux :
l’industrie, entre autres qualités, implique une soif pour le gain et un désir ardent de rendre son état
meilleur.
Lorsqu’un homme croit que les profits qu’il retire de sa vocation sont trop petits ou que la part qui lui
revient de quelque occupation est trop chétive, il peut mériter le nom d’industrieux en deux manières.
Premièrement, on lui donnera ce titre s’il découvre des moyens extraordinaires et praticables pour
augmenter ses affaires et ses profits. Il l’obtiendra s’il étend davantage ses occupations et son commerce.
Si un marchand a soin de bien assortir sa boutique et qu’il sert comme il faut ceux qui achètent chez lui, on
dira que cet homme est diligent. Mais si, outre cela, il se met à même par ses soins de vendre au même
prix des marchandises meilleures que celles qu’on trouve chez ses voisins, si par sa complaisance ou par
quelque autre bonne qualité il fait des connaissances et qu’il augmente ses pratiques, il méritera dès lors
le nom d’industrieux. Un savetier, même s’il est inoccupé la moitié de son temps, pourrait être appelé
diligent pourvu qu’il ne néglige pas ses affaires et qu’il se dépêche quand il en a. Mais si, outre cela, il
fait le garçon de course lorsqu’il n’a point d’ouvrage ou que seulement il fait le guet pendant la nuit, il
méritera le nom d’industrieux.
Qu’on pèse exactement ce que j’ai avancé dans cette remarque et l’on sera obligé de convenir, ou que
la paresse et le contentement sont fort parents, ou que, s’il y a quelque différence entre les deux, le
dernier, c’est-à-dire le contentement, est plus contraire à l’industrie que la première23.

REMARQUE (X.)
« En vain vous cherchez à associer la grandeur d’une nation avec la probité. »
J’avoue que, peut-être, on pourrait vouloir une nation vertueuse, mais il faudrait nécessairement que
les individus se contentassent d’être pauvres et endurcis au travail. Car s’ils voulaient vivre à leur aise,
jouir des plaisirs de la vie et former une nation opulente, puissante, florissante et guerrière, la chose est
absolument impossible.
J’ai bien ouï parler de la grande figure que les Spartiates vertueux ont montrée autrefois par-dessus
tous les États de la Grèce. Mais on doit convenir qu’il n’y eut jamais de nation dont la grandeur fut plus
creuse. Leur grandeur était au-dessus de celle du théâtre et l’unique chose dont ils pouvaient se glorifier,
c’est qu’ils ne jouissaient de rien. Ils étaient à la vérité craints et estimés au-dehors. Leur valeur et leur
habileté dans la guerre étaient si célèbres que leurs voisins ne recherchaient pas seulement leur amitié,
mais qu’ils se croyaient sûrs de la victoire s’ils avaient à la tête de leur armée un général lacédémonien.
Mais qu’est-ce qui les rendait tels ? N’était-ce pas une discipline si sévère, une vie si austère et si
destituée des agréments de la vie que l’homme le plus tempérant parmi nous ne pourrait se résoudre à s’y
soumettre ? Il y avait une parfaite égalité entre eux. L’or et l’argent étaient décriés. Leur monnaie courante
était de fer. On voulait qu’elle fût pesante, et de peu de prix. Pour amasser la valeur de vingt ou trente
livres sterling, il fallait une chambre d’une grandeur considérable. Et, pour transporter cette somme, on
aurait eu besoin d’une bonne paire de bœufs. Ce n’est pas le seul moyen qu’ils eurent pour prévenir le
luxe. Ils obligeaient encore tous les citoyens à manger en commun de la même viande, sans qu’aucun en fût
dispensé. L’histoire nous apprend que même Agis, un de leurs rois, revenant victorieux des Athéniens,
demanda à manger en particulier avec la reine, mais que les polémarques lui refusèrent cette grâce. Leur
principal soin en élevant la jeunesse, dit Plutarque dans la Vie de Lycurgue , était de les rendre bons
citoyens, de les mettre en état de souffrir les fatigues de la guerre et les longues marches et, par
conséquent, de ne jamais revenir sans être victorieux. Dès qu’ils avaient atteint l’âge de douze ans, on les
faisait coucher par bandes sur des lits faits de joncs qui croissaient sur la rivière Eurotas. Mais, comme
ces joncs avaient des pointes aigües, ils devaient les rompre avec quelque instrument. Pendant les froids
de l’hiver, ils mêlaient parmi ces joncs du coton de chardon pour se tenir au chaud.
Par toutes ces circonstances, on voit évidemment qu’il ne fut jamais sur la terre de peuple moins
efféminé. Ils ne jouissaient d’aucun des plaisirs de la vie et n’avaient pour prix de leur vertu que la gloire
d’être un peuple belliqueux et endurci au travail. Avantage dont peu de personnes ne voudraient à ce prix.
Lors même qu’ils ont été les maîtres du monde, ils ont cependant refusé de s’en servir. Je doute que les
Anglais leur envient jamais cette grandeur. J’ai suffisamment détaillé dans la Remarque (O.), en parlant
des plaisirs réels, les objets dont les hommes ont besoin aujourd’hui.

REMARQUE (Y.)
« … jouir des agréments et des convenances de la terre, etc. »

J’ai déjà eu l’occasion de remarquer24 que les termes de décence et de convenance sont si ambigus et
si équivoques qu’on ne saurait les comprendre si l’on ne connaît pas la qualité et les circonstances où se
trouvent les personnes qui s’en servent.
À l’orfèvre ou au drapier qui a trois ou quatre mille livres sterling de fonds, il suffit sur la table de
deux services ordinaires et d’un petit extra pour les dimanches. Sa femme doit avoir un lit de damas
lorsque ses couches approchent et deux ou trois pièces proprement meublées. Le printemps suivant, il
convient qu’elle ait un logement de campagne ou tout au moins un appartement commode hors de la ville.
Dès qu’un marchand a une position hors de Londres, il doit avoir un cheval pour lui et un pour son valet.
Si son commerce est un peu en train, il compte avoir dans huit ou dix ans un carrosse. Ainsi, après s’être
échiné vingt-deux ou vingt-trois ans, il espère posséder un revenu de mille livres sterling qu’il laissera à
son aîné, agrémenté de deux ou trois mille livres sterling qu’il donnera à ses autres enfants pour leur
établissement. Lors même que des personnes qui se trouvent dans cette passe, priant pour leur pain
quotidien, se bornent à ces articles, elles sont réputées très modestes.
Appelez cela vanité, luxe, dépenses superflues ou donnez-lui tel nom injurieux qu’il vous plaira, cela
est inséparable de l’état florissant d’une nation25. Ceux d’une condition inférieure devront à la vérité se
contenter de convenances moins chères. Alors que ceux d’un rang plus élevé pourront jouir de
convenances plus dispendieuses. On en voit qui donnent le simple nom de décence à la vaisselle d’or et
d’argent dont ils se servent et qui comptent un carrosse à six chevaux au rang des plaisirs nécessaires à la
vie. Si un pair du royaume n’a pas au-delà de trois ou quatre mille livres sterling de revenu, il est compté
pour un seigneur pauvre.
Depuis la première édition de cet ouvrage, plusieurs personnes se sont élevées contre moi et se sont
efforcées de démontrer que le luxe porté à l’extrême est la ruine infaillible d’un peuple. On se serait
aisément épargné cette peine si l’on avait daigné faire attention aux bornes dans lesquelles j’ai renfermé
mon opinion. Pour qu’à l’avenir il soit impossible à un lecteur de donner un mauvais sens à mon livre, je
vais rassembler ici les limitations que j’avais marquées dès le commencement et les nouvelles précautions
que j’ai prises dans cette édition. J’espère que si on veut bien prendre la peine de lire cet article, on
sentira que je préviens toutes les objections que l’on pourrait faire contre mon système.
J’ai posé comme des principes dont il n’est jamais permis de s’écarter que le pauvre doit être occupé,
qu’il est sage de le secourir dans ses besoins, mais fou de l’en guérir.
L’agriculture et la pêche, selon moi, doivent être encouragées à tous égards. Par là, on rendra les
denrées, et par conséquent les ouvriers, bon marché. De plus, j’ai assuré que l’ignorance était un
ingrédient nécessaire dans la société. De tout cela il paraît manifestement que mon système ne suppose
point que le luxe soit général dans tous les rangs de la société.
On doit avoir un soin particulier pour conserver et mettre en sûreté la propriété, pour administrer
impartialement la justice et pour faire tout servir au bonheur et à l’intérêt de la nation. J’ai surtout
extrêmement insisté sur l’attention que les chefs du royaume doivent avoir pour maintenir la balance du
commerce, de manière que les entrées annuelles n’excèdent jamais les sorties. J’ai soutenu et je soutiens
encore que les pays où l’on observe cette précaution et les autres ne sauraient être ruinés par les
marchandises qu’on tire du dehors pour satisfaire le luxe. Ce n’est que dans les pays extrêmement peuplés
que se voit le luxe, encore que réservé à ceux qui sont du rang le plus élevé. Or, comme la base doit être
proportionnée au sommet, il est évident que plus grand est le nombre de ceux qui, placés au sommet,
donnent dans le luxe, plus aussi doit être considérable le nombre de ceux qui doivent être placés au bas
pour supporter tout l’édifice, je veux parler de la multitude des pauvres qui travaillent.
Ceux qui sont assez fous pour vouloir imiter ceux qui sont plus riches qu’eux ne doivent s’en prendre
qu’à eux-mêmes s’ils se ruinent. Je soutiens même que c’est les traiter trop doucement que de dire qu’ils
donnent dans le luxe. Car quiconque veut se résoudre à dépenser au-delà de son revenu est un vrai
insensé26. Quelques personnes de qualité peuvent avoir trois ou quatre carrosses à six chevaux et être
encore en état malgré cette dépense de donner à leurs enfants une éducation convenable. Tandis qu’un
jeune marchand se ruinerait de fond en comble s’il tenait seulement un misérable cheval. La première de
ces personnes donne dans le luxe, mais la seconde donne dans la prodigalité. J’avoue qu’il n’est pas
possible qu’une nation riche ne renferme point de prodigues, mais il n’y en eut jamais qui n’eût assez
d’avares pour contrebalancer les prodigues. Si un vieux marchand fait faillite pour avoir été négligent
dans ses affaires pendant bien des années, on voit s’élever un jeune commerçant qui, plus assidu ou plus
économe que le premier, se trouve riche avant qu’il ait atteint l’âge de quarante ans. N’a-t-on pas souvent
éprouvé que les faiblesses des hommes produisent des effets qui leur paraissent contraires ? Ainsi il y a
des âmes si basses qui ne peuvent amasser des richesses parce qu’elles sont trop intéressées pendant que
des personnes d’un génie plus relevé amassent de grands biens en faisant belle dépense et en paraissant
mépriser l’argent. D’ailleurs, les vicissitudes de la fortune sont nécessaires dans la société. Les chutes les
plus terribles ne font pas plus de mal à un royaume qu’il n’en reçoit de la mort de ses individus. Les
baptêmes contrebalancent exactement les enterrements. Ceux qui se trouvent enveloppés à quelques égards
dans la chute d’un autre sont tristes, pestent et enragent de leur infortune, mais ceux qui y gagnent, et il y en
a toujours quelques-uns, se taisent parce qu’il serait odieux d’entendre quelqu’un dire qu’il tire parti des
pertes et des malheurs de son voisin. Les hauts et les bas de la fortune ressemblent à une roue qui, en
tournant, met en mouvement toute la machine. Les philosophes qui savent pénétrer la nature des choses
considèrent les vicissitudes qu’on remarque dans la société civile du même œil qu’ils envisagent
l’élèvement et l’abaissement des poumons27. Ils remarquent que ce dernier état fait tout aussi bien partie
de la respiration que le premier et qu’ainsi le souffle inconstant de la fortune, qu’on ne saurait fixer, est au
corps politique ce que l’air est : facile à être mis en mouvement par une créature vivante. L’avarice et la
prodigalité sont donc également nécessaires à la société.
[…]

1. On trouvera ici des extraits choisis des Remarques – le texte original étant beaucoup trop long pour tenir dans le cadre de cette édition
(les crochets […] indiquent les endroits où certaines parties du texte original ont été retranchées). Le choix de ne publier que des extraits des
Remarques s’explique aussi, d’une part, par le fait que le lecteur curieux de l’ensemble peut se reporter à l’édition en ligne reprenant le texte
original de 1740, mais difficilement lisible. Et, d’autre part, par le fait qu’il s’agit un texte copieux (environ deux cent cinquante pages) où
Mandeville répond à ses détracteurs un peu comme le pêcheur noie un poisson pris à l’hameçon. Il explique, illustre, digresse, saute à une
question connexe, bifurque, revient à la précédente, engage une discussion avec tel ou tel philosophe, reprend une démonstration… Bref il
virevolte en usant d’un humour léger, volontiers provocateur. C’est une écriture virtuose, un patchwork élégant, mais qui peut lasser le lecteur
soucieux de saisir l’argument principal. C’est pourquoi nous avons pris le parti de resserrer le texte en sélectionnant les extraits les plus
significatifs où est soutenue avec verve et de toutes les façons possibles la thèse paradoxale de l’auteur : arriver à la vertu par le vice. (N.D.É.)

2. Dans les Remarques (notées de A à Y), Mandeville commente La Fable proposition par proposition – ces propositions figurent en
italiques en tête de chaque remarque. (N.D.É.)

3. À noter que Mandeville fait mine de rester dans les limites de la morale usuelle en affirmant, en début de phrase, qu’il faut juger les
hommes non sur les conséquences, mais sur les motifs de leurs actes. En fait, en disant en fin de phrase que la nation gagne finalement à ce vol,
il choisit clairement de juger les hommes sur les conséquences et non sur les motifs de leurs actes. Cette perspective sera bientôt largement
développée par les utilitaristes pratiquant le conséquentialisme (voir sur ce point : Introduction, p. 83 et sq.) (N.D.É.)

4. C’est un trait de la rhétorique mandevillienne : l’auteur cherche à sauver les apparences morales. C’est ainsi qu’après avoir affirmé que
la nation gagnait à ce vol, Mandeville demande à ce que les voleurs soient pendus. Ce qui ne l’a pas empêché, entretemps, d’affirmer l’utilité du
vol. (N.D.É.)

5. Le mot hollandais genever, ainsi que celui de gin en anglais, désigne de l’eau-de-vie de grain.

6. À partir d’ici, Mandeville développe à nouveau une claire perspective conséquentialiste : la conséquence de ce mal (le gin), c’est… un
bien. (N.D.É.)

7. On dirait probablement aujourd’hui que le médecin Mandeville est ici très suspect de conflit d’intérêt : après avoir listé tous les
dommages causés par cette industrie des alcools forts… il donne une expertise très favorable aux vrais bénéficiaires de cette industrie.
(N.D.É.)

8. Mandeville inaugure ici un tour de pensée promis à un bel avenir : le raisonnement holistique selon lequel, dans un ensemble, le
résultat est supérieur à la somme des parties. Ce qui s’énonce ainsi : la société, comme tout harmonieux, résulte du cumul du désordre des
parties. (N.D.É.)

9. Mandeville développera longuement cet argument dans Vénus la Populaire (texte présenté à la fin de cet ouvrage). (N.D.É.)

10. Pierre Bayle, Pensées diverses sur la comète, CLXV, t. II. Quoique l’auteur ne cite Bayle que deux fois, il le copie dans bien
d’autres endroits.

11. À noter l’apparition du thème sacrificiel. (N.D.É.)

12. Mandeville est un des premiers à prôner ce qui deviendra un credo des politiques libérales à venir : pas de protectionnisme et ouverture
des frontières à la plus grande circulation des biens possible.

13. Nouvelle occurrence du thème sacrificiel. (N.D.É.)

14. Ici se trouve la source d’un éminent principe pragmatique, celui de l’utilitarisme hédoniste (maximisation des plaisirs) qui sera
développé, une génération plus tard, par Jeremy Bentham, puis, une autre génération plus tard, par John Stuart Mill. (N.D.É.)

15. À noter dans ce passage un bel exemple de rhétorique mandevillienne. Il commence par souscrire à un principe moral fort (il salue le
mépris pour les plaisirs terrestres existant dans les communautés religieuses) avant d’encenser la proposition inverse (cela n’est que farce et
hypocrisie car il règne parmi les moines la calomnie, l’envie, la méchanceté, la gloutonnerie, l’ivrognerie et des impuretés plus exécrables que
l’adultère même). (N.D.É.)

16. Après plusieurs accusations lourdes, Mandeville semble revenir à de meilleurs sentiments sur les religieux, mais il reste qu’il a dit qu’ils
n’étaient pas plus capables de contrôler leurs passions que les autres hommes. (N.D.É.)

17. De cette Remarque (P.), nous avons extrait la prosopopée du lion qui s’adresse à l’homme, représenté en l’occurrence par un
négociant romain jeté sur la côte d’Afrique après un naufrage. Si cet animal fascinait beaucoup Mandeville, c’est parce que, « né sans
compassion, il suit l’instinct de la nature » au contraire de l’homme, oublieux de l’« esprit animal ». La remarque se termine par une attaque en
règle contre Descartes et sa théorie de l’animal-machine. (N.D.É.)

18. À remarquer ici que cette notation montre que Mandeville était de ceux qui connaissaient la thèse de l’inachèvement de l’homme à la
naissance – ce qu’on appelle aujourd’hui « néoténie de l’homme ». (N.D.É.)

19. Le Léviathan, dans la mythologie phénicienne, est un monstre colossal qui peut prendre toutes les formes : dragon, serpent,
crocodile… Mandeville connaît à l’évidence la forme que lui a donné Hobbes en 1651 : l’État souverain composé de tous les individus. (N.D.É.)

20. Mandeville se souvient de la fable de Jean de La Fontaine,Le Loup et l’Agneau, qu’il a traduite en anglais. Mais le constat
douloureux de La Fontaine sur le triomphe de la loi du plus fort est devenu chez Mandeville vérité indépassable. De sorte que Mandeville
anticipe sur ce qui deviendra, au XIXe siècle, la maxime principale du darwinisme social. (N.D.É.)

21. La visée de Mandeville apparaît ici clairement : puisque les passions existent, pourquoi ne pas les tourner « à l’avantage de la société
civile », c’est-à-dire à l’avantage… de ceux qui savent en tirer profit ? Ce que Mandeville anticipe ici, ce sont les différentes formes de
psycho-pouvoirs telles qu’elles apparaîtront au début du XXe siècle, avec le consumérisme et le marketing qui se mettront à lire et à exploiter
les désirs et les appétences des individus, ou encore avec la propagande dans la manipulation de l’opinion publique. (N.D.É.)

22. Maxime 3 de La Rochefoucauld.

23. Cette Remarque (U.) est beaucoup moins anodine qu’elle paraît. Elle met au jour un ressort essentiel de l’industrie : il fautvouloir
toujours plus. Il s’agit donc d’une promotion de la « pléonexie » (de pleon, « plus », et de echein, « avoir »). Soit exactement ce que les Grecs
en général et Platon en particulier prohibaient pour que les cités soient justes. Voir Dany-Robert Dufour, Pléonexie : [dict. : « Vouloir
posséder toujours plus »], Éd. Le Bord de l’eau, 2015. (N.D.É.)

24.Mandeville est un des premiers à prôner ce qui deviendra un credo des politiques libérales à venir : pas de protectionnisme et ouverture
des frontières à la plus grande circulation des biens possibl.

25. Ici encore, Mandeville fait la promotion de la pléonexie. (N.D.É.)

26. Cette défense et illustration de la société de classes est évidemment capitale. Elle révèle là aussi un mécanisme sacrificiel. Non
seulement il faut beaucoup de pauvres pour « supporter tout l’édifice », mais encore,ceux des pauvres qui veulent devenir riches ne sont que
des insensés. Le bon docteur Mandeville, médecin de l’âme, invite donc, clairement, à leur enfermement. (N.D.É.)

27. Mandeville anticipe ici sur un thème qui deviendra hautement caractéristique des formes libérales modernes : « la société du risque ».
(N.D.É.)
ESSAI SUR LA CHARITÉ
ET LES ÉCOLES DE CHARITÉ

Traduction de Jean Bertrand (1750),


révision de Dany-Robert Dufour
DEVELOPPEMENT DE
LA FABLE

La charité est cette vertu qui nous engage à transporter sur les autres une partie de cet amour sincère,
pur et sans mélange, que nous avons pour nous-mêmes1. Mais il faut que ceux à qui nous accordons cette
faveur n’aient avec nous aucune liaison ni d’amitié ni de parenté. Ils doivent nous être absolument
étrangers ; nous ne devons leur avoir aucune obligation antérieure, il ne faut même pas que nous en
attendions ou que nous en espérions.
Il n’est pas permis de retrancher quoi que ce soit de la rigueur de cette définition, autrement cette vertu
perdra une partie de son mérite. Ce que nous faisons pour nos amis et pour nos parents, nous le faisons en
partie pour nous-mêmes. Lorsqu’un homme rendant quelque service à ses neveux ou à ses nièces dit : « Ce
sont les enfants de mon frère, je m’emploie pour eux par charité », il vous trompe. On attend de son devoir
qu’il leur rende les services dont il est capable et il le remplit en bonne partie pour l’amour de soi-même.
S’il fait quelque cas de l’estime du public, s’il est tant soit peu délicat sur le point d’honneur et qu’il veut
ménager sa réputation, il doit absolument avoir plus de soin de ces personnes que si c’étaient des
étrangers. La crainte de faire tort à son caractère oblige à protéger les gens qui nous sont si intimement
liés.
Nous pouvons exercer cette vertu par l’idée que nous avons des autres et par les choses que nous
ferons pour eux.
Par rapport à l’idée que nous devons avoir de ceux envers qui nous exerçons notre charité, cette vertu
nous oblige à interpréter leurs actions le plus favorablement qu’il est possible. Un homme, par exemple,
bâtit une maison : il ne donne, il est vrai, aucun signe d’humilité, il la meuble magnifiquement, il fait des
dépenses considérables en vaisselle d’or et d’argent et en peintures : la charité nous défend de soupçonner
qu’il fasse tout cela par vanité. Son but unique dans toutes ces dépenses est d’encourager les arts, de
donner de l’occupation aux artistes, de faire vivre le pauvre et de faire fleurir le négoce et les
manufactures de la nation. On voit de même une personne qui dort à l’église : nous devons croire, pourvu
qu’elle ne ronfle pas, qu’elle ferme simplement les yeux afin d’être plus attentive. Pourquoi cela ? Parce
que nous avons besoin à notre tour qu’on appelle « frugalité » notre crasse avarice et « vraie dévotion »
notre hypocrisie.
Nous manifestons cette vertu en second lieu en employant pour les autres, sans aucune espérance de
retour, notre temps et notre peine, en nous servant de notre crédit en faveur de quelqu’un qui naturellement
ne devait attendre cette protection ni de notre amitié ni de notre proximité de sang.
Enfin, la charité nous appelle à faire part, pendant que nous sommes en vie, des choses que nous
estimions aux personnes indifférentes que j’ai déjà nommées plusieurs fois. Un homme charitable aime
mieux se priver de quelque chose que de ne pas secourir librement et sans y être contraint les personnes
qui ont besoin de son secours.
On confond souvent cette vertu avec la pitié ou la compassion, passion qui en a effectivement
plusieurs marques. Elle nous oblige à prendre part aux malheurs des autres et à nous affliger des calamités
qui leur arrivent. Tous les hommes sans exception sont susceptibles de ce sentiment, quoique dans
différents degrés. Les esprits faibles y sont les plus sujets.
Elle s’excite chez nous lorsque les misères et les souffrances des autres nous touchent si vivement que
nous en sommes mal à notre aise. Elle entre dans notre cœur par les yeux ou par les oreilles, ou par l’un et
l’autre de ces sens en même temps : aussi remarque-t-on qu’elle est plus ou moins forte suivant que l’objet
de compassion est plus près de nous, qu’il affecte seulement un de ces sens ou qu’il les affecte tous les
deux en même temps. Le trouble que cause ce sentiment est souvent capable de nous inquiéter et de nous
faire une vraie peine.
Supposons que quelqu’un près de nous, enfermé dans une chambre basse, vît un enfant bien nourri et
de bonne humeur, âgé de deux ou trois ans, jouer dans la cour, et si près de nous que nous pourrions
presque le toucher au travers des barreaux. Occupé à cet innocent spectacle, nous nous amuserions à
entendre le babil imparfait de cette pauvre créature. S’il entrait une grosse et vilaine truie, qui vînt à cet
enfant, le fît crier et le mît hors de lui-même. Ces cris ne nous mettraient-ils pas mal à notre aise ?
Pourrions-nous nous empêcher de faire du bruit et de menacer cet animal pour le faire sortir ?
Mais supposons de plus que cette truie affamée fût entrée dans cette cour pour y trouver de la
nourriture et que, rencontrant cette innocente créature sans défense, elle se jetât dessus pour la dévorer
malgré nos cris et nos gestes menaçants. Quels mouvements ne s’élèveraient pas dans notre âme, saisie
d’horreur à la vue de ces mâchoires destructives ouvertes et de cet infortuné en proie à la voracité de cet
animal ! Quelles inquiétudes affreuses ne ressentirions-nous pas en contemplant les membres délicats de
cet enfant foulés aux pieds, mis en pièces et dévorés, sans que nous puissions lui porter secours ! Quels
tourments horribles n’éprouverions-nous pas en voyant le détestable groin de cette truie cruelle fouir dans
les entrailles encore vivantes de cette pauvre créature et sucer son sang encore fumant, en entendant le
craquement des os et le barbare animal grogner à cet abominable festin avec un plaisir féroce ! Qui serait
capable de décrire tous les mouvements d’horreur qui se succéderaient à une semblable vue ? Qu’on me
présente la vertu la plus brillante que jamais les moralistes aient célébrée, qui ait paru telle à celui qui en
était orné et à ceux qui en étaient les heureux témoins ! Montrez-moi par exemple la bravoure ou l’amour
de la patrie, vertus qui paraissent avoir le plus d’éclat. Que la première soit autant qu’il vous plaira
séparée de la vanité et de la colère, et celle-ci de l’amour de la gloire et de l’intérêt. Cependant ces vertus
ne seront jamais si pures ni si distinctes que cette pitié le serait de toute autre passion. Est-il besoin de
vertu ou de renoncement à soi-même pour être ému à la vue d’une scène aussi tragique ? Je le dis sans
détour. Un homme plein de sentiments d’humanité et de probité, aussi bien que le voleur qui perce les
maisons, ou le meurtrier éprouveraient tous également d’affreuses angoisses en pareille occasion. Quelque
malheureuses que pussent être les circonstances d’un homme, il oublierait dans ce moment tous ces
malheurs, uniquement saisi du triste sort de l’infortuné objet qui frappe ses yeux. La passion la plus
violente céderait à cette pitié et il n’est point de cœur si endurci, ni si occupé d’une autre passion, qui
puisse s’empêcher de souffrir à une telle vue, mille fois plus touchante qu’on ne peut la décrire.
On s’étonnera peut-être de ce que j’ai dit que la pitié entre par les yeux et par les oreilles. Mais on se
convaincra de cette vérité si l’on considère que plus l’objet est proche, plus nous souffrons et que, plus
nous en sommes éloignés, moins nous en sommes incommodés. La vue de gens qu’on exécute pour crimes
ne nous émeut que peu si elle ne nous frappe que de loin. Mais si nous sommes assez proches pour voir
dans leurs yeux les mouvements de leur âme, pour observer leurs craintes et leur agonie et pour connaître
par les traits de leur visage les assauts que la mort leur livre, nous nous sentons agités2.
Quand l’objet est tout à fait hors de la portée de nos sens, le récit ou la lecture de ce malheur ne peut
jamais exciter chez nous cette passion qu’on nomme pitié. Nous pouvons prendre quelque part à une
fâcheuse nouvelle, à la perte et aux malheurs d’un ami ou de ceux dont nous avons embrassé le parti : mais
c’est alors chagrin, déplaisir, et pas pitié : c’est la même passion que nous éprouvons à la mort de ceux
que nous aimons et que nous estimons.
Lorsque nous entendons dire que trois ou quatre mille hommes avec qui nous n’avons aucune relation,
ayant été mis en fuite, ont péri par l’épée, ou que forcés près de quelque rivière ils s’y sont tous noyés,
nous disons, et nous le croyons peut-être, que nous en avons pitié : mais nous nous trompons très
certainement.
L’humanité nous ordonne d’avoir compassion des souffrances d’autrui, et la raison nous dit que les
sentiments que nous devons avoir des choses indépendamment des lieux, doivent être toujours les mêmes,
soit qu’elles soient éloignées, ou qu’elles se fassent en notre présence. Enfin nous aurions honte d’avouer
que nous n’éprouvons point de sentiment de pitié lorsqu’une chose le demande. C’est être cruel que de
n’avoir pas un cœur tendre et des entrailles de compassion. Tous ces mouvements, toutes ces réflexions
sont une suite de la raison ou des sentiments d’humanité : mais la nature ne déguise point. Si les objets ne
frappent point les organes, le corps n’en ressent point les impressions et, quand les hommes parlent
d’avoir pitié de gens qui ne frappent point leur vue, ils sont autant à croire que quand ils nous assurent
qu’ils sont nos très humbles serviteurs. Deux personnes qui ne se sont pas vues quelques jours, en se
payant les civilités ordinaires, sont souvent fâchées ou joyeuses cinq ou six fois dans l’espace de quelques
minutes : cependant en se séparant, ils n’emportent aucun de ces mouvements de chagrin ou de joie. Il en
est de même de la pitié dont on veut parler. Sa vivacité ne dépend pas plus de notre choix que la peur ou
la colère. Ceux qui avec une imagination vive et forte peuvent se représenter les choses comme si elles
leur étaient présentes peuvent, il est vrai, produire chez eux quelques mouvements qui ressemblent à ceux
de la pitié. Mais ces sentiments sont une simple imitation de la pitié, produite par l’art et souvent par le
secours d’un petit enthousiasme ; le cœur s’en ressent peu, et ils sont aussi faibles que ceux que nous
éprouvons à la représentation d’une tragédie. Alors notre jugement laisse une partie de notre esprit dans
l’ignorance et pour satisfaire une disposition au badinage et à la paresse, il souffre qu’on le jette dans une
erreur qui est nécessaire pour que la représentation puisse exciter dans notre âme une passion dont les
mouvements ne sont point désagréables quand l’âme est dans une disposition peu active.
Il nous arrive souvent dans les cas qui nous regardent, de prendre la pitié pour la charité : comme elle
en prend la figure, souvent elle en emprunte le nom. Un gueux vous prie d’exercer à son égard la charité
pour l’amour de Jésus-Christ : mais le grand but de cette oraison est d’émouvoir votre pitié. Il présente
pour cet effet à votre vue le plus mauvais côté de ses indispositions corporelles. Il vous fait, avec des
mots choisis dans ce but, un abrégé de ses maux réels ou imaginaires et, tandis qu’il paraît occupé à prier
Dieu, il s’efforce de faire impression sur vos yeux. Le plus scélérat appelle la religion à son secours et
accompagne son dévot jargon de gestes affectés, souvent affreux. Mais ce gueux, plus habile qu’on ne
pense, ne se contente pas de mettre une de vos passions en jeu. Il flatte votre vanité par des titres
d’honneur et par des noms distingués. Il caresse encore habilement votre avarice en vous répétant souvent
la petitesse du don qu’il demande si instamment et en vous faisant des promesses conditionnelles d’une
récompense future, dont l’intérêt extraordinaire doit payer avec usure votre générosité.
Les personnes peu accoutumées au séjour des grandes villes, ainsi attaquées de tous côtés, sont
souvent forcées de céder et ne peuvent s’empêcher de donner souvent plus qu’elles ne peuvent tant le
pouvoir de l’amour-propre est étrange ! Cet amour, toujours occupé à veiller à notre défense et pour nos
intérêts, nous oblige souvent, pour favoriser une passion dominante, à agir contre notre propre avantage.
Car dès que la pitié nous saisit, si seulement nous pouvons nous flatter que nous contribuerons au
soulagement de celui qui est l’objet de notre compassion et que nous diminuerons ses chagrins, cette idée
flatteuse nous fait plaisir et, souvent dans ces cas, une personne compatissante fait des aumônes,
quoiqu’elle sente des mouvements d’une volonté qui tâche de l’en détourner. Lorsque les infirmités ou les
plaies d’un mendiant sont de nature à pouvoir être exposées à l’air, si elles sont extraordinaires, cette vue
choque diverses personnes : « C’est une honte, s’écrient-ils, qu’on souffre que de tels objets soient ainsi
exposés. » Résolus de ne rien donner, soit par avarice, soit parce qu’ils regardent ces dons comme de
folles dépenses, ils voudraient qu’on éloignât ou qu’on cachât ces objets qui les mettent mal à leur aise. Ils
détournent les yeux et, si le patient jette des cris, ils fermeraient volontiers les oreilles s’ils osaient. Ils
doublent donc le pas, irrités de ce que l’on souffre de tels mendiants dans les rues.
Il en est de la pitié comme de la frayeur. Plus nous fréquentons les objets qui excitent l’une ou l’autre
de ces passions, moins leur impression nous trouble : ceux mêmes à qui ces scènes sont familières n’en
sont plus touchés du tout. Il ne reste alors à ce gueux industrieux aucune ressource pour ébranler ces cœurs
aguerris, à moins qu’il ne puisse marcher. Il n’a donc, à l’aide de ses jambes et de ses béquilles, qu’à les
suivre de près, les tourmenter, les importuner par un bruit continuel, afin de toucher leur vanité, ou les
obliger à acheter leur tranquillité. C’est ainsi qu’une infinité de personnes font de prétendues aumônes
dans le même but qu’ils paient bien leur cordonnier, je veux dire pour être à leur aise : on donne nombre
de demi-sous à d’insolents faquins qui nous persécutent à dessein et à qui on donnerait plus volontiers des
coups de canne si on osait. Cependant la coutume et la politesse veulent que nous appelions cela
« charité ».
Le contraire de la pitié, c’est la méchanceté. J’ai déjà eu l’occasion d’en parler lorsque j’ai traité de
l’envie3. Ceux qui savent ce que c’est que s’examiner soi-même avoueront qu’il est très difficile de
remonter à la source et à l’origine de cette odieuse passion. C’est une de celles dont nous avons le plus
honte : aussi la partie nuisible de cette passion peut être réprimée et corrigée par une sage éducation.
Lorsque quelqu’un trébuche près de nous, un mouvement naturel, indépendant de la réflexion, nous oblige
à étendre le bras pour empêcher ou pour interrompre la chute. Cela fait voir que tandis que nous sommes
tranquilles, nous sommes plus naturellement portés à la pitié : mais quoique la méchanceté en elle-même
soit peu à craindre, si cependant elle est assistée de l’orgueil, elle devient pernicieuse et plus terrible
encore lorsqu’elle est poussée par la colère. Il n’y a rien qui éteigne plus promptement et plus
efficacement la pitié que ce mélange de passion qu’on appelle « cruauté ». Pour faire donc une action
méritoire, il ne suffit point de dompter une passion, à moins que cette victoire ne procède d’un principe
réellement louable. Ainsi nous apprenons de là que c’est avec raison qu’on a ajouté cette clause à la
définition qu’on a donnée de la vertu, à savoir qu’une action vertueuse doit partir d’une ambition
raisonnable d’être bon.
J’ai dit quelque part que la pitié est de toutes nos passions la plus aimable : il est même peu
d’occasion où il soit nécessaire de la dompter et de la réprimer. Un chirurgien peut même être
compatissant, pourvu que la pitié lui ôtant les forces ne l’empêche pas de finir une opération qu’il est en
train de faire. Les juges même, sensibles à ses mouvements, peuvent s’y livrer pourvu que cette sensibilité
ne les engage pas à enfreindre les lois. Mais il n’est point de pitié plus fatale dans le monde et qui
produise de plus mauvais effets, que celles qui naît de cette aveugle tendresse que les parents ont pour
leurs enfants : pitié qui les empêche de les gouverner avec l’exactitude et la sévérité qu’un amour
raisonnable prescrirait et qu’ils le souhaiteraient eux-mêmes. L’ascendant que cette passion a sur les
femmes surtout est plus grand qu’on ne peut se l’imaginer. Tous les jours elles commettent des fautes,
qu’on attribue à la concupiscence et à la faiblesse de la chair, mais qui sont en grande partie dues à une
pitié excessive.
La pitié n’est pas la seule passion qui, en se jouant de nous, revêt les apparences de la charité.
L’orgueil et la vanité ont plus bâti d’hôpitaux que toutes les vertus ensemble. Les hommes, naturellement
tenaces, se dessaisissent si difficilement de leurs possessions, l’humeur intéressée est si naturelle à
l’homme que quiconque peut, de quelque manière que ce soit, remporter une victoire sur son avarice et
peut s’assurer de l’applaudissement du public qui l’admire. Dès lors, on lui fournit tous les moyens
imaginables pour cacher sa fragilité et pour flatter quelque autre appétit qu’il aura envie de satisfaire.
Un homme qui, de son bien privé fait des établissements qui, utiles au tout, auraient dû être faits par le
public, oblige chaque individu de la société. Le public donc, prêt à témoigner sa reconnaissance à ces
bienfaiteurs, se croit, par devoir, obligé à regarder de semblables actions comme vertueuses, sans
examiner les motifs par lesquels elles ont été faites.
Cependant il n’est rien de plus nuisible à la vertu, ni de plus pernicieux à la religion même, que de
faire croire aux hommes que celui qui donne de l’argent aux pauvres, bien que ce ne soit qu’après sa mort,
obtiendra par là dans la vie à venir une pleine expiation des crimes qu’il a commis dans celle-ci.
Un scélérat qui s’est rendu coupable d’un meurtre affreux peut, par le moyen de quelques faux témoins,
éviter la punition qu’il mérite. Il prospère, il amasse de grands biens et, par l’avis d’un sage confesseur, il
laisse ses enfants gueux, en léguant tous ses biens à un monastère. Je le demande, quelle satisfaction est-ce
que ce bon chrétien, dont on vante la charité, a faite pour ses crimes ? Et quelle est l’équité de ce prêtre
qui a dirigé la conscience de ce pénitent ? Celui-là seul donne ce qui est sien, abandonne tout ce qu’il a,
quel que soit le principe qui l’ait déterminé à cette action. Le riche avare, qui refuse d’assister ses plus
proches parents durant la vie, bien qu’ils ne l’aient désobligé en quoi que ce soit de propos délibéré et
qui, après sa mort, fait de son argent des œuvres pies, peut aussi avoir de sa pitié telle idée qu’il voudra :
cependant, il vole sa postérité. Il me vient à l’esprit un exemple de charité qui a fait beaucoup de bruit
dans le monde. Il mérite d’être mis au jour. Qu’il me soit permis de le traiter rhétoriquement pour plaire
une fois en ma vie aux pédants.
Qu’un homme, avec peu d’habileté dans la médecine et très peu de savoir, ait pu se mettre en vogue
par de vils moyens et qu’enfin il ait ainsi amassé de grands biens, il n’y a rien de fort étonnant. Mais qu’il
ait eu assez d’adresse pour gagner l’estime générale d’une nation éclairée et pour s’établir une réputation
plus belle qu’aucun de ses contemporains, sans posséder d’autre qualité qu’une parfaite connaissance des
hommes et un heureux talent à en profiter pour augmenter sa fortune, c’est ce qui est extraordinaire, et tel
est le médecin4 dont il s’agit.
Cet homme, après avoir acquis cette haute réputation, donnait quelquefois ses soins officieux à un
domestique ou à quelque autre personne de cette condition pour rien, tandis qu’il négligeait un riche
seigneur qui le payait généreusement ou qu’il refusait de quitter sa bouteille pour des affaires pressantes,
sans égard ni à la qualité ni au danger des personnes qui l’envoyaient chercher. Fier et fantasque, il traitait
ses patients comme des chiens, quoique ce fussent des gens de distinction et il n’estimait que ceux qui,
assez lâches ou assez ignorants, le déifiaient et ne révoquaient jamais en doute la certitude de ses oracles
sacrés. Que penserons-nous de lui ? Insultant tout le monde, affrontant la plus haute noblesse, il a fait
étendre son insolence jusque sur la famille royale. Pour maintenir aussi bien que pour augmenter l’opinion
de sa suffisance, il dédaignait de consulter ses supérieurs dans les conjonctures même les plus imprévues
et les plus délicates. Il ne voulait jamais conférer avec d’autres médecins qu’avec ceux qui, disposés à
rendre hommage à son génie supérieur, s’accommodaient à son humeur et ne l’approchaient jamais
qu’avec cette complaisance servile qu’un flatteur de cour emploie auprès de son prince. Si, durant sa vie,
un homme découvrait d’un côté des symptômes si peu équivoques d’une avidité insatiable pour les
richesses et, de l’autre, peu d’égards pour la religion, point d’affection pour ses parents, nulle compassion
pour les pauvres et à peine quelque humanité pour ses semblables ; si, jusqu’à sa mort, il n’avait donné
aucune preuve d’un véritable amour pour sa patrie, pour le bien public, pour les arts et pour les sciences,
que devons-nous penser du motif qui l’a engagé à agir lorsque, après sa mort, nous trouvons qu’il n’a
laissé qu’une bagatelle à ses parents qui étaient dans l’indigence, mais un immense trésor à une université
qui n’en avait pas besoin ?
Quelque charitable que vous supposiez une personne qui conserverait encore quelque reste de raison
ou de bon sens, elle ne pourrait point porter de jugement favorable à ce fameux médecin. Ne serait-elle
pas plutôt obligée de conclure que ce docteur en faisant cette donation a cherché, comme dans toutes les
autres actions de sa vie, à assouvir sa passion favorite et qu’il a satisfait à la vanité par un moyen très
heureusement inventé ? Quand il pensait aux monuments, aux inscriptions et à tous les sacrifices de
louange qu’on lui offrait, mais surtout aux tributs annuels de remerciements, de respect et de vénération
qu’on rendrait avec tant de pompe à sa mémoire ; quand il considérait que dans toutes ces solennités,
l’esprit, l’art et l’éloquence mettraient tout en usage pour composer des panégyriques convenables à
l’affection pour le public, à la magnificence et à la générosité qu’avait fait paraître en cela ce bienfaiteur
de la société ; quand il réfléchissait aux témoignages solennels de gratitude que lui rendraient ceux qui
seraient les objets de ses faveurs ; quand, dis-je, il envisageait toutes ces choses, son cœur ambitieux se
sentait entraîné par de douces extases de plaisir. La durée de la gloire surtout et l’immortalité qu’il
procurait ainsi à son nom lui causaient des ravissements capables de lui faire oublier toute autre
considération.
La stupidité et la fausseté paraissent souvent dans les jugements charitables que nous portons sur les
autres. Cependant, la raison exigerait qu’on jugeât des actions des hommes morts et enterrés comme nous
jugeons des livres. Nous ne devons faire aucun tort ni à leur entendement ni au nôtre. L’esculape anglais
dont j’ai parlé fut sans contredit un homme d’esprit. Mais s’il eût été animé par la charité, par l’affection
pour le bien public et par l’amour des sciences, s’il eût eu en vue le bien des hommes en général ou celui
des personnes de sa profession en particulier ; si, dis-je, il eût agi suivant quelques-uns de ces principes,
il ne lui serait jamais venu à l’esprit de faire un pareil testament. Tant de richesses auraient pu être mieux
employées et il n’était pas nécessaire d’avoir autant de capacité qu’il en avait pour trouver d’autres
moyens de placer cet argent d’une manière plus utile. Mais, si nous considérons qu’il n’avait pas moins de
vanité que d’esprit et si l’on nous permet seulement de soupçonner que cette passion a été le motif qui l’a
déterminé à faire ce don extraordinaire, bientôt nous découvrirons la profondeur de son génie, la justesse
de ses vues et la parfaite connaissance qu’il avait du monde. Si un homme voulait se rendre immortel ; si
après sa mort il cherchait à être loué et déifié par la postérité la plus reculée ; s’il se proposait de jouir de
toute la reconnaissance, de tous les honneurs, et de tous les éloges que la vaine gloire peut souhaiter, je ne
crois pas que l’esprit humain puisse inventer de méthode plus efficace. Aurait-il suivi le parti des armes ?
Dans vingt-cinq sièges et dans autant de batailles se serait-il conduit avec la bravoure d’un Alexandre ?
Aurait-il exposé sa vie et ses membres aux plus grands dangers ? Aurait-il essuyé toutes les fatigues et
tous les périls de la guerre pendant cinquante campagnes de suite ? Voulez-vous que, se dévouant aux
Muses, il eût sacrifié son plaisir, son repos et sa santé à la littérature, et qu’il eût passé tous les jours dans
une étude pénible et dans les travaux qui accompagnent la science ? Ou bien voulez-vous qu’abandonnant
tous les intérêts mondains et que, distingué par sa probité, par sa tempérance et par l’austérité de la vie, il
eût toujours marché dans les sentiers les plus pénibles de la vertu ? Ce n’aurait certainement pas été un
moyen d’éterniser son nom aussi sûrement que celui de disposer de son argent comme il l’a fait quand il a
quitté le monde, après avoir mené une vie voluptueuse et assouvi luxueusement ses passions, sans aucun
trouble et sans nul renoncement à lui-même.
Si un riche avare, extrêmement intéressé, souhaitait tirer encore après sa mort l’intérêt de son argent,
il n’a qu’à frauder ses parents et qu’à laisser ses richesses à quelque fameuse université. C’est ainsi
qu’avec peu de mérite, on achète l’immortalité à bon marché, Hac itur ad coelum via – Ainsi, nous allons
au ciel. Dans ces universités fleurissent la connaissance, l’esprit et la pénétration ; j’avais presque dit que
c’était le lieu où se fabriquaient toutes ces qualités. C’est là où il y a des gens qui, habiles dans la
connaissance du cœur humain, savent ce que leurs bienfaiteurs souhaitent en retour pour leurs bienfaits.
C’est là où les présents extraordinaires obtiendront toujours des récompenses extraordinaires. La mesure
du don est toujours la règle de leurs louanges. Il n’importe guère que le donateur soit médecin ou
drouineur [colporteur] : lorsque les témoins qui pourraient s’en moquer seront morts, ils n’ont pas à
craindre qu’on parle jamais de leur basse origine.
Je ne puis jamais penser à l’anniversaire du jour d’action de grâces décerné à ce grand homme que je
ne réfléchisse sur les cures miraculeuses et sur les autres choses surprenantes qu’on lui attribuera dans
cent ans d’ici. J’ose même prédire qu’avant la fin de ce siècle on aura déjà forgé des contes à sa louange,
tout aussi fabuleux qu’aucun de ceux qu’on trouve dans les légendes des saints. Jamais les poètes ni les
rhéteurs ne furent mis sous serment.
Notre subtil bienfaiteur n’ignorait rien de tout ce que je viens de dire. Il connaissait les universités, le
génie des membres qui les composent et leur politique. Aussi prévit-il qu’au bout de quelques générations
on ne cesserait point de lui offrir de l’encens. Que dis-je ! Il sut bien non seulement qu’on lui rendrait
hommage durant le court espace de trois ou quatre cents ans, mais encore qu’on continuerait à l’encenser
malgré tous les changements et toutes les révolutions qui pourraient arriver au gouvernement et à la
religion. En un mot, il vit fort bien qu’on l’honorerait aussi longtemps que la nation subsisterait et que
l’île, même, existerait.
Il est très fâcheux que les tentations de la vanité soient assez fortes pour engager un homme à faire tort
à ses légitimes héritiers. Dès qu’un homme qui vit à son aise et dans l’abondance brûle du désir de la
vaine gloire et qu’il se voit approuvé dans sa vanité par un grand nombre de suffrages d’une nation
éclairée, il a en main un moyen infaillible pour s’attirer des hommages éternels. Quoi qu’il fasse, il peut
compter qu’on rendra à ses mânes une adoration sans bornes. Il est comme un héros dans une bataille, dont
l’imagination lui procure toute la félicité que peut procurer l’enthousiasme. Cette idée le soutient dans la
maladie, le soulage dans la douleur, le garantit de toutes les frayeurs de la mort et fait disparaître de sa
vue les plus terribles appréhensions sur l’avenir.
Dira-t-on que toutes ces critiques et toutes ces scrupuleuses recherches dans les actions et dans les
consciences des hommes pourront les décourager d’employer leur argent à faire des fondations et des
établissements de cette espèce ? Que ne laisse-t-on, ajouteront-ils, et les fonds et les donateurs être ce
qu’ils voudront. Celui qui reçoit le présent n’en profite-t-il pas également, quels que soient les motifs qui
font agir le bienfaiteur ?
Ces reproches paraissent fondés, mais je suis d’avis que ce n’est pas faire tort au public que de
détourner les hommes de la vanité de faire entrer trop de trésors dans un fonds mort du royaume. Pour que
la société soit heureuse, il faut qu’il y ait une grande disproportion entre les richesses actives et celles qui
sont inactives, celles qui circulent et celles qui restent enfouies et mortes. Et, si l’on n’y prend garde, la
multitude des donations et des établissements peut aisément devenir pernicieuse à la nation.
Lorsque la charité est trop étendue et trop grande, elle manque rarement de porter à la paresse et à la
fainéantise : elle n’est presque d’aucun autre usage qu’à élever des gens stupides et à détruire l’industrie.
Plus vous bâtissez de collèges et de maisons de charité et plus vous contribuez à avancer ces désordres.
Leurs premiers fondateurs et leurs bienfaiteurs peuvent avoir eu de justes et de bonnes intentions. Peut-être
qu’en travaillant pour leur propre réputation ils se sont proposé d’autres vues plus louables, mais les
exécuteurs de leurs volontés, ainsi que les directeurs qui leur ont succédé ont ordinairement des vues
entièrement différentes. Nous voyons rarement les charités appliquées pendant longtemps suivant les
premières intentions qu’on avait eues.
Je n’ai pas dessein de prêcher la cruauté et je n’ai aucun but qui ressemble à de l’inhumanité. Avoir
assez d’hôpitaux pour les malades et pour les blessés, c’est un devoir indispensable, soit en paix, soit en
guerre. Les jeunes orphelins, les vieillards dénués de secours et tous ceux qui sont incapables de travailler
doivent être soignés avec tendresse et avec empressement. Mais si d’un côté je ne voudrais pas qu’on
négligeât aucun de ceux qui sont destitués de tout secours et qui, réellement nécessiteux, sont hors d’état de
subsister par eux-mêmes, de l’autre côté, je ne voudrais pas encourager la gueuserie ou l’oisiveté parmi
les pauvres. Selon moi, il faut obliger de travailler tous ceux qui sont en quelque manière capables de
faire quelque chose, tandis qu’on fera des recherches exactes pour découvrir les infirmes5. On peut même
trouver des occupations pour la plupart de nos estropiés, pour plusieurs de ceux qui ne sont point propres
à un travail pénible, et même pour les aveugles6, aussi longtemps que leur santé et leurs forces le leur
permettront. Ces réflexions me conduisent naturellement à une espèce de désordre qui, depuis quelque
temps, s’est répandu dans la nation : je veux parler de l’enthousiasme que l’on a depuis quelque temps
pour les écoles de charité7. Un grand nombre de personnes sont si enchantées de l’utilité et de l’excellence
de ces fondations que quiconque ose ouvertement s’y opposer est en danger d’être lapidé par la canaille.
Les enfants, dit-on, sont instruits dans les principes de la religion et, en les mettant en état de lire la
parole de Dieu, on leur donne certainement plus de moyens pour se perfectionner dans la vertu, dans les
bonnes mœurs et dans la politesse, qu’à tant d’autres qu’on laisse errer à l’aventure et sans que personne
en ait soin. Combien ne serait donc pas pervers le jugement de ceux qui n’aimeraient pas plutôt voir des
enfants habillés décemment, qui dans la semaine mettent au moins du linge blanc et qui, dans un ordre
convenable, suivent leur maître à l’église, que de trouver dans toutes les places publiques une compagnie
de goujats qui n’ont point de chemise, couverts de haillons déchirés et qui, insensibles à leur misère,
l’augmentent continuellement par des serments et par des imprécations ! Quelqu’un peut-il douter que ces
vagabonds ne soient la plus grande pépinière de voleurs et de filous ? Chaque session8, ne voyons-nous
pas examiner et reconnaître un grand nombre de criminels et de scélérats méritant la mort ? Or, les écoles
de charité sont très propres à prévenir ces inconvénients. Si on donne une meilleure éducation aux enfants
pauvres, dans peu d’années la société en retirera un grand avantage. On purgera ainsi la nation de ce grand
nombre d’incrédules et d’impies qui inondent aujourd’hui cette grande ville et tous ses environs.
Tel est le cri général. Quiconque ose dire le moindre mot contre ces suppositions passe pour inhumain
et pour barbare. C’est même bien de la grâce qu’on lui fait si on ne lui donne pas les noms odieux de
scélérat, de profane et de misérable athée. Cependant, je demande qu’on daigne m’accorder un moment
d’attention.
Personne ne nie qu’il ne soit plus beau de voir des gueux couverts d’habits que s’ils étaient crasseux
et à demi nus. Mais je voudrais que la nation ne payât pas trop cher un plaisir si mince et si passager. Car,
à dire le vrai, si nous en exceptons cet ornement et la parade dans tout ce beau discours populaire, je n’y
vois rien de solide. J’y répondrai fort aisément.
Par rapport à la religion, ce sont les personnes plus savantes et les plus polies d’une nation qui ont
constamment le moins. L’habileté est beaucoup plus propre à faire des fripons que la stupidité. Le vice en
général ne porte nulle part la tête plus levée que dans les lieux où les arts et les sciences fleurissent le
plus. L’ignorance, dit le proverbe, est la mère de la dévotion. Aussi est-il certain que l’on ne trouvera
nulle part l’innocence et la probité plus généralement répandues que parmi les paysans les plus ignorants
et les plus idiots. Voilà ma première réponse.
Il faut encore considérer comment, dans les écoles de charité, on greffe pour ainsi dire les bonnes
mœurs et la civilité sur la grossièreté et la rusticité des pauvres de la nation. Selon moi, rien n’est plus
inutile pour le pauvre qui est destiné à travailler que de posséder dans quelque degré cette politesse, si
même elle ne leur est pas nuisible. Au moins, c’est une des qualités dont il a le moins besoin. Nous
n’exigeons point de l’indigent qu’il sache faire des compliments, mais qu’il travaille et qu’il soit assidu à
son ouvrage.
Je veux bien encore développer ce point. Je me joins avec plaisir à la foule de ceux qui conviennent
unanimement que les bonnes manières sont nécessaires à tout le monde. Mais quelle espèce de politesse,
je vous prie, apprend-on aux pauvres dans les écoles de charité ? Les enfants peuvent y être instruits à
tirer leur bonnet indifféremment à tous ceux qu’ils rencontrent, excepté aux mendiants. On ne peut guère
leur inspirer d’autre espèce de civilité. Du moins, je ne conçois pas qu’ils puissent en acquérir davantage.
Voici mes raisons.
On peut facilement conjecturer par les petits appointements qu’on donne au maître qu’il ne doit point
être orné de grandes qualités. À supposer même qu’il fût capable d’apprendre la politesse à ses disciples,
il n’en a certainement pas le temps. Tandis que ces enfants sont à l’école, ils sont toujours occupés à
apprendre et à réciter leurs leçons auprès du maître, à écrire et à chiffrer. Dès que l’école est finie, ils
sont aussi libres que les autres enfants pauvres. Qui est-ce qui a de l’influence sur l’esprit tendre et
flexible des enfants ? Ce sont les préceptes et les exemples des parents et des autres personnes qui
mangent, boivent et conversent avec ces petites créatures. Les méchants parents qui, sans égard à
l’éducation des enfants, vivent mal, ne sauraient avoir des descendants bien morigénés et civilisés quand
bien même ils les enverraient dans une école de charité jusqu’à ce qu’ils fussent mariés. Les honnêtes gens
laborieux ont beau être pauvres, s’ils ont quelques idées de la bonté et de la décence, ils tiendront leurs
enfants dans la crainte et ils ne souffriront jamais de les laisser courir les rues et de passer les nuits hors
de la maison. Dès que les personnes qui travaillent elles-mêmes pour se procurer le nécessaire de la vie
auront quelque ascendant sur leurs enfants, ils les occuperont à quelque ouvrage lucratif, aussitôt qu’ils
seront capables de faire la plus petite chose.
Mais il y en a de si indociles que ni le raisonnement ni les coups ne peuvent faire aucune impression
sur eux. Ce ne sont point ceux-ci qu’on pourra corriger dans une école de charité. Que dis-je !
L’expérience nous apprend que parmi ces enfants qui vont dans ces écoles de charité, il y en a un très
grand nombre de mauvais qui jurent, qui font des imprécations, et qui, à part leurs habits, paraissent tout
aussi garnements que jamais Tower Hill ou St James9 en aient produit.
Je passe à présent aux crimes énormes et à la grande multitude de malfaiteurs qu’on attribue à ce
manque d’éducation que l’on reçoit dans les écoles de charité. Qu’on commette tous les jours, et dans les
villes, et dans les environs, quantité de vols et de brigandages, rien n’est moins contestable. Il n’est pas
moins vrai qu’on fait mourir chaque année un grand nombre de personnes coupables de ces crimes. Mais,
parce qu’on objecte toujours ce renversement du repos public quand il s’agit de rendre compte de l’utilité
des écoles de charité, tout comme si elles pouvaient remédier à ces désordres et les prévenir, j’ai dessein
d’examiner quelles sont les causes réelles de ces malheurs dont on se plaint avec raison.
Ne doutez point que les écoles de charité et tout ce qui favorise la fainéantise éloignent le pauvre du
travail et contribuent plus à augmenter le nombre des scélérats que le manque de secours pour apprendre à
lire et à écrire, et même plus que la plus crasse et la plus stupide ignorance.
Je dois ici, avant toutes choses, prévenir les clameurs de quelques personnes impatientes qui, en lisant
ce que je viens de dire, s’écrieront que, loin d’encourager le vice, les écoles de charité élèvent les enfants
à des métiers, aussi bien qu’au commerce et à toutes sortes de travaux honnêtes. Je leur promets
d’examiner cette assertion par la suite et d’y répondre sans rien omettre de tout ce qu’on peut dire en sa
faveur.
Dans une ville peuplée, il n’est pas difficile à un jeune fripon placé au milieu d’une foule de faire
usage de la légèreté de ses mains et de la dextérité de ses doigts en prenant pour son coup d’essai un
mouchoir ou une tabatière à un homme qui pense à ses affaires et qui ne prend point garde à ses poches. Le
succès dans de petits crimes manque rarement d’exciter à de plus grands. Celui qui, à douze ans, vide
impunément les poches, percera vraisemblablement les maisons à l’âge de seize, il sera par conséquent un
scélérat consommé longtemps avant que d’avoir atteint sa vingtième année. Les fripons qui, prudents et
hardis, ne sont point ivrognes, peuvent commettre une infinité de maux avant qu’on les ait découverts.
C’est là un des plus grands inconvénients auxquels sont sujettes les villes aussi grandes et aussi peuplées
que Londres ou Paris. Ces endroits sont les demeures des fripons et des scélérats comme les greniers sont
celles des rats. Ils fournissent toujours une retraite aux plus insignes malfaiteurs et ce sont des places de
sûreté pour mille criminels qui, tous les jours, commettent des vols et enfoncent les portes des maisons. En
changeant souvent de quartier, ils peuvent se cacher durant plusieurs années et éviter, peut-être pour
toujours, les bras de la Justice, à moins qu’ils ne soient par hasard pris en flagrant délit. Et, quand on les a
saisis, les preuves manquent quelquefois de clarté, d’autres fois elles sont insuffisantes ; les dépositions
ne sont pas assez fortes ; les jurés et souvent les juges sont touchés de compassion ; les personnes qui
poursuivent ces fripons en justice, quoique d’abord ardentes, se ralentissent souvent avant que le temps où
l’on juge les criminels soit venu. Peu de personnes font passer la sûreté publique avant leur propre aise.
Celui qui a le naturel bon ne se résout pas facilement à contribuer à arracher la vie d’un autre, quoiqu’il
ait mérité le gibet. Être la cause de la mort de quelqu’un, quoique la justice le demande, c’est ce que la
plupart des gens ne peuvent envisager sans frayeur, surtout ceux dont la conscience est délicate et qui
manquent de fermeté et de résolution. Ce sont là autant de causes qui font que mille scélérats échappent à
la punition due à leurs crimes. C’est aussi à cela qu’il faut attribuer le grand nombre de délinquants, qui
risquent hardiment leur vie dans l’espérance que, s’ils sont pris, ils auront aussi le bonheur de se tirer
d’affaire10.
Mais si les hommes croyaient et étaient aussi pleinement persuadés d’être pendus qu’ils sont assurés
d’avoir commis une action qui mériterait la corde, le plus désespéré scélérat irait se pendre presque aussi
volontiers qu’il irait forcer une maison, ou qu’il se rendrait coupable de quelque autre crime capital. Il est
rare qu’un filou soit stupide et ignorant. Ce sont ordinairement des personnes ingénieuses qui volent sur
les grands chemins et qui commettent d’autres crimes hardis. Les voleurs de quelque réputation sont le
plus souvent des compagnons fins et subtils qui, très versés dans les formalités, dans les procédures et
dans les rubriques des lois qui les regardent, s’aperçoivent du plus petit défaut de forme commis dans une
accusation. Pour se tirer d’embarras, ils sont toujours habiles à profiter du moindre défaut qui se rencontre
dans la déposition des témoins et dans les autres preuves que l’on peut avancer contre eux.
Il vaut mieux que cinq cents coupables échappent à cette juste punition que de faire souffrir à un
innocent une peine qu’il ne mérite point : c’est une maxime généralement reçue. J’avoue qu’elle est vraie
par rapport à la vie à venir ; mais elle est très fausse à l’égard du bonheur temporel de la société. Il est
triste qu’un homme soit mis à mort pour un crime dont il n’est point coupable. Dans la variété infinie des
accidents de la vie, il peut cependant se rencontrer des circonstances si étranges qu’il n’est pas
impossible que la chose arrive malgré toute la prudence des juges et la bonne conscience des jurés. Mais,
si malgré les efforts des hommes pour ne négliger aucune des précautions que la prudence humaine fait
prendre, il arrivait une fois ou deux en dix ans qu’on fît mourir un innocent, je crois cependant que ce
serait un grand avantage pour une nation qu’aucun coupable ne demeurât impuni pourvu que, durant tout ce
temps-là, la justice fût administrée avec rigidité et sévérité11. Par là, non seulement on assurerait le bien
de chaque particulier et la paix de la société en général, mais encore on sauverait la vie à cent, si ce n’est
pas à mille, misérables nécessiteux : gens qu’on pend tous les jours pour des bagatelles et qui n’auraient
jamais rien entrepris contre la loi ou qui, du moins, ne se seraient pas risqués à commettre des crimes
capitaux, si l’espérance de se tirer d’affaire une fois pris n’avait pas été un des motifs qui eût animé leur
résolution. C’est pourquoi, dès que les lois sont claires et sévères, le relâchement dans leur exécution, la
douceur des jurés et la fréquence des pardons causent réellement des maux plus cruels à un État ou à un
royaume peuplé que l’usage de la torture et celui des plus rudes tourments qu’on puisse inventer.
On doit chercher une seconde cause de ces maux dans le manque de précautions de ceux qui sont volés
et dans le grand nombre de tentations qui se présentent. Quantité de familles sont fort peu soigneuses à
veiller à la sûreté de leurs maisons ; quelques-uns sont volés par la négligence de leurs domestiques ;
d’autres pour avoir négligé la valeur des barreaux et des volets de fenêtre. Dans les maisons, on trouve
partout du cuivre et de l’étain, c’est de l’argent comptant. Peut-être serre-t-on mieux la vaisselle d’or ou
d’argent et renferme-t-on dans des coffres-forts l’argent en monnaie. Mais une serrure ordinaire est bientôt
ouverte dès que le voleur est une fois entré dans la maison.
Concluons donc que plusieurs causes différentes et que plusieurs maux presque inévitables contribuent
à produire parmi nous des escamoteurs, des fripons et des voleurs : malheur qui dans tous les pays a et
aura toujours plus ou moins lieu, surtout dans les villes considérables qui sont grandes et peuplées.
L’occasion fait le larron, dit le proverbe. Le peu de soin et la négligence à bien fermer les portes et les
fenêtres, l’excessive indulgence des jurés et les délateurs trop compatissants, le peu de difficultés qu’ont
les criminels à obtenir une surséance d’exécution et la fréquence des pardons, mais surtout le grand
nombre d’exemples de fripons reconnus qui marchent cependant tête levée et qui, quoique destitués et
d’amis et d’argent, en imposent aux jurés, confondent les témoins ou, qui par d’autres ruses et d’autres
stratagèmes, trouvent moyen d’éviter la corde : telles sont les fortes tentations qui amorcent le nécessiteux
qui manque de principe et d’éducation.
Ajoutez à cela l’oisiveté et la fainéantise que tous les jeunes gens contracteront, de même que la forte
aversion qu’ils prendront pour le travail et l’assiduité si on ne les élève pas à travailler de leurs mains ou
si, du moins, on ne les occupe pas la plupart des jours de la semaine et durant la plus grande partie du
jour. Tous les enfants paresseux, même les meilleurs de l’un et de l’autre sexe, font des mauvaises
compagnies les uns aux autres. Toutes les fois qu’ils se rencontrent, ils se corrompent réciproquement.
Ce n’est donc pas le manque de secours pour apprendre à lire et à écrire, mais la concurrence et la
complication de maux plus réels qui, dans de grandes et d’opulentes nations, produisent et multiplient ces
pépinières de scélérats. Si quelqu’un regarde l’ignorance, la stupidité et la lâcheté comme la cause
première ou la cause procatartique [la cause qui prédispose], comme les médecins l’appellent, de tous ces
désordres, qu’il examine, pour se convaincre du contraire, la vie de ces fripons. Qu’il considère de près
les conversations et les actions des scélérats ordinaires et de ceux que nous voyons communément se
rendre coupables de crimes qui méritent la mort, il trouvera qu’on doit plutôt attribuer ces malheurs à
l’excessive adresse, à la subtilité et au trop de connaissances en général dont les plus mauvais incrédules
et la lie du peuple sont en possession.
La nature humaine est partout la même. Or l’on voit constamment que le génie, l’esprit et le jugement
s’augmentent par l’art et par l’application. D’où il suit que ces talents peuvent être tout autant
perfectionnés par les crimes les plus affreux que par l’exercice de l’industrie ou de la vertu la plus
héroïque. Dans la vie, il n’y a point d’état où la vanité, l’émulation, et l’amour de la gloire ne puissent
avoir lieu. Un jeune filou, qui raille son délateur irrité et qui flatte adroitement un vieux juge pour se faire
regarder comme innocent, est envié par ses égaux et admiré par toute la confrérie. Les fripons ont les
mêmes passions à satisfaire que les autres hommes. Ils s’estiment réciproquement ; ils ont entre eux des
principes d’honneur ; ils se piquent d’être fidèles l’un à l’autre ; ils se prisent mutuellement, à proportion
de la bravoure, de l’intrépidité et des autres vertus courageuses qu’ils font éclater, aussi bien que les gens
qui ont embrassé une profession plus honnête. Dans les entreprises hardies, la vanité ne soutient pas moins
un filou qu’un soldat qui se bat pour défendre sa patrie.
Il faut donc attribuer les maux dont nous nous plaignons à des causes toutes différentes de celles qu’on
indique communément. Tantôt on dit que la connaissance et le savoir sont les moyens les plus propres à
faire avancer la religion ; d’autres fois, on assure que l’ignorance est la mère de la dévotion. Je voudrais
que les hommes ne fussent pas si inconsistants dans leurs sentiments pour ne pas dire qu’ils ne fussent pas
en contradiction avec eux-mêmes.
Mais, si les raisons alléguées en faveur de cette éducation générale ne sont pas fondées, comment se
peut-il que, dans tout le royaume, les grands et les petits soient autant infatués. Parmi nous, on ne voit plus
de conversion miraculeuse ; on n’y découvre plus de pente universelle à la bonté et à la probité ; la
corruption et l’impiété y règnent plus que jamais ; la charité est aussi refroidie que la vertu réelle est rare.
L’an 1720 a été aussi fertile et aussi remarquable en méchantes actions qu’il y en ait eu dans quelque
siècle que ce soit. Ces crimes n’ont point été commis par des fripons pauvres qui ne sussent ni lire ni
écrire, mais par des gens qui, la plupart, entendaient parfaitement bien l’arithmétique, qui avaient leur
réputation établie et qui vivaient même avec quelque splendeur. Tout cela pour dire qu’il faut interroger
cette fureur pour l’établissement de ces écoles12. Lors donc qu’une chose est une fois en vogue, la
multitude suit le courant. Ainsi les écoles de charité sont à la mode, de la même manière que les jupes à
paniers, c’est-à-dire qu’elles sont dues au caprice puisqu’on ne peut pas alléguer de meilleures raisons
pour l’une que pour l’autre. Aussi ai-je bien peur que ce que j’avancerai ne satisfasse pas les curieux et je
doute beaucoup qu’il fasse quelque impression sur le gros de mes lecteurs.
Il est certain que la véritable raison de cette manie qui règne aujourd’hui pour cette espèce
d’établissement est fort absurde et très difficile à découvrir. Mais, en répandant la moindre lumière sur
des matières fort obscures, on rend un bon office aux personnes qui aiment à entrer dans la nature des
choses. Ainsi je vais donner un échantillon de mes conjectures. Je veux accorder qu’au commencement le
premier but qu’on s’est proposé en fondant ces écoles a été bon et charitable.
Mais, pour découvrir pourquoi on en augmente si excessivement le nombre et quels en sont
aujourd’hui les principaux promoteurs, il faut porter nos vues d’un autre côté et en chercher la cause dans
les chefs de nos funestes partis, tant parmi les épiscopaux que parmi les presbytériens. Mais comme ceux-
ci ne sont que de pitoyables mimes des premiers, nous nous bornerons à l’Église nationale et nous verrons
ce qui se passe dans une paroisse qui n’est pas encore bénie et sanctifiée par une école de charité.
Si le lecteur a l’intention de me suivre, je crois être obligé en conscience de lui demander pardon pour
les ennuyeuses recherches que je vais lui offrir. Je le prie donc de jeter le livre et de me laisser ou bien de
s’armer de la patience de Job pour endurer toutes les impertinences qu’il rencontrera dans la description
que je vais donner du caractère et de la conduite des gens de basse extraction dont je serai obligé de
parler.
D’abord, examinons la conduite de ces boutiquiers établis depuis peu, qui, n’ayant pas la moitié des
affaires qu’ils souhaiteraient, ont par conséquent bien du temps de reste. Si un de ces commerçants a
seulement un peu plus de vanité que l’on en a ordinairement et qu’il aime les affaires, il se verra bientôt
mortifié à l’assemblée des principaux paroissiens qui se tient dans la sacristie. C’est là où dominent
ordinairement les personnes riches et établies depuis longtemps ou plutôt les criailleurs impertinents, les
chicaneurs et les opiniâtres qui ont obtenu le titre d’hommes notables. Quoique le fonds et peut-être le
crédit de ce boutiquier soient fort peu considérables, il sent cependant au-dedans de soi une forte envie de
primer. Un homme orné de semblables qualités, voulant se donner un certain relief, se persuade aisément
que sa paroisse sera toujours dans un état déplorable tandis qu’il n’y aura pas d’école de charité. D’abord
il communique ses pensées à deux ou trois de ses connaissances, celles-ci en parlent à d’autres, et bientôt
on ne s’entretiendra que de cela dans la paroisse. Chacun invente des discours et des arguments
conformément à son savoir et à ses facultés. « N’est-ce pas une grande honte, dit l’un, de voir parmi nous
un si grand nombre de pauvres, incapables d’élever leurs enfants et même de se procurer le plus
nécessaire de la vie tandis que nous avons tant de riches ? — Que dites-vous des riches ? répond l’autre.
Hélas ! ce sont aujourd’hui les personnes les moins charitables. S’ils ont de l’argent, ils s’en servent pour
entretenir un grand nombre de domestiques, de carrosses et de chevaux. Ils peuvent mettre cent livres
sterling, même quelques-uns en consacreront mille, à des joyaux et à des meubles, sans qu’ils épargnent un
seul shilling pour une pauvre créature qui est dans la dernière nécessité. Quand on parle des modes, ils
écoutent avec beaucoup d’attention, mais ils sont sourds aux cris du pauvre. — Il n’est que trop vrai,
voisin, réplique le premier, vous avez bien raison. Je ne crois pas que, dans toute l’Angleterre, il y ait une
paroisse où l’on soit moins charitable que dans la nôtre. Ce serait gens comme vous et moi qui
exerceraient le bien, s’il était en notre pouvoir. Mais, parmi ceux qui sont en état de pratiquer cette noble
vertu, il y en a fort peu qui en aient la volonté. »
D’autres, plus violents, tombent sur les particuliers et s’occupent à médire de tous les riches qu’ils
n’aiment point. Ils font mille contes sots sur la charité qu’ils ont soin de faire passer de bouche en bouche,
pour diffamer leurs supérieurs.
Pendant que ceci se passe dans tout le voisinage, celui qui a le premier débité cette pieuse pensée se
réjouit d’entendre qu’un si grand nombre de personnes soient entrées dans son projet et il ne croit pas
qu’il y ait peu de mérite à être le premier auteur de cette grande rumeur qui court dans la paroisse. Mais,
comme ni ses amis intimes ni lui ne sont assez considérés pour mettre un tel établissement sur pied, il faut
découvrir quelqu’un qui ait plus de crédit. C’est alors à ce grand qu’on s’adresse. On lui fait voir la
nécessité, l’utilité et le christianisme qu’il y a à faire réussir un si pieux dessein. Et pour achever de le
déterminer à entrer dans ce projet, on fait usage de la flatterie : puissant motif pour diriger toutes nos
actions. « En vérité, monsieur, lui dit-on, si vous vouliez bien prendre cette affaire en main, personne n’a
un plus grand ascendant sur les plus huppés de la paroisse que vous. Je suis assuré qu’un seul mot de votre
part engagerait Untel. Ah ! monsieur, si vous preniez une fois la chose à cœur, je la regarderais comme
faite. » Si, par cette espèce de rhétorique, on peut gagner quelque vieux fou ou quelque glorieux intrigant
et riche ou du moins réputé tel, la chose commence à devenir faisable. On en discourt dans les premières
familles. Le curé ou son vicaire et le lecteur prônent partout ce pieux projet. Pendant ce temps-là, les
premiers promoteurs ne se donnent aucune relâche, ils sont infatigables. S’ils sont sujets à quelques vices
de notoriété publique, ils les sacrifieront pour établir désormais leur réputation ou du moins ils se
tiendront mieux sur leurs gardes et apprendront à jouer le rôle de l’hypocrite. Les œuvres de
surérogation13 qu’ils recommandent et la piété qu’ils célèbrent dans leurs discours seront le meilleur
moyen de dérober aux yeux du public leurs vices et leurs dérèglements.
Le nombre de ces petits pères de la patrie augmentant, ils forment une société et fondent des
assemblées réglées où chacun, cachant ses vices, a la liberté de déployer ses talents. La religion est le
sujet de la conversation. On y discourt de la misère du temps qu’on attribue à l’athéisme et à l’impiété. On
y voit rarement des personnes de mérite qui vivent dans la splendeur et des gens qui, occupés à se pousser
dans le monde, ont beaucoup d’affaires. Quand des personnes de sens et bien élevées n’ont rien à faire,
elles cherchent généralement de meilleurs amusements. Tous ceux qui ont des vues tant soit peu élevées se
feront pour l’ordinaire de la peine de se trouver dans ces conférences, mais ils doivent contribuer à ces
établissements ou se résoudre à mener une vie ennuyeuse dans la paroisse. Deux sortes de gens viennent
volontairement dans ces assemblées : les véritables membres de l’Église anglicane et les rusés pécheurs.
Les premiers s’y rendant pour de très bonnes raisons, mais qu’ils n’ont garde de dire. Les derniers s’y
trouvent parce qu’ils regardent cette action comme si méritoire qu’ils espèrent d’expier leurs crimes. Ils
croient ainsi obliger Satan à céder les prétentions qu’il a sur eux en considération des petites sommes
qu’ils donneront pour le fonds charitable. Quelques-uns y viennent pour augmenter leur commerce et faire
des connaissances. Plusieurs même vous avoueront, s’ils osaient ouvrir leur cœur, qu’ils n’auraient jamais
eu aucune part dans ce projet s’ils n’avaient pas eu envie d’être mieux connus dans la paroisse. Les
personnes judicieuses, qui sentent la folie de ce pieux dessein et qui n’ont rien à craindre de ces gens, se
laissent persuader de contribuer à la fondation afin de ne pas passer pour gens singuliers qui ont la
témérité de s’opposer à tout le monde. Ceux mêmes qui d’abord étaient résolus à refuser d’y entrer sont si
fort tourmentés et importunés qu’ils sont obligés de se rétracter. Après avoir calculé les frais de cet
établissement, on voit ce qu’il en coûtera aux principaux paroissiens. Cette somme, par une juste
répartition, devient si peu considérable que c’est un nouveau motif qui engage plusieurs personnes à
contribuer à cette fondation : gens qui sans cela se seraient obstinés et vivement opposés à ce plan.
Les directeurs des écoles de charité sont ordinairement des gens de condition moyenne. Plusieurs
même sont pris du nombre de ceux de moindre condition lorsque l’ardeur de leur zèle supplée à la
bassesse de leur état. Demandez à ces dignes directeurs pourquoi ils se donnent tant de mouvements,
même au préjudice de leurs propres affaires. Chacun en particulier, ou tout le corps, vous répondra
unanimement que c’est par égard pour la religion et pour l’Église. Tous vous diront que le seul motif qui
les fait agir, c’est le plaisir qu’ils goûtent à contribuer au bien et au salut éternel de pauvres innocents qui,
selon toutes les apparences, auraient couru à la perdition surtout dans ces temps impies où les moqueurs et
les esprits forts sont en si grand nombre. Aucune de ces personnes, si vous les croyez, n’a pensé à son
intérêt particulier, même ceux qui fournissent à ces enfants les choses dont ils ont besoin n’ont jamais eu le
moindre dessein de gagner sur ce qu’ils vendent pour l’usage de ces écoles. Dans toutes les autres
occasions, leur avarice et leur avidité insatiable pour le gain paraissent à la vérité d’une manière très
visible : dans celle-ci, ils ont renoncé à leur humeur intéressée et ils ne s’y sont proposé aucune fin
terrestre. Un motif surtout, qui n’est nullement celui qui contribue le moins à les exciter, mais qui doit être
soigneusement caché, c’est la satisfaction qu’ils goûtent à régler et diriger. Il y a dans le nom de
« directeur » un son mélodieux, qui charme les gens d’un moyen état. Chacun admire l’autorité et envie les
droits de la supériorité. Imperium in belluas – l’empire sur les bêtes féroces – a même ses délices. Il y a
du plaisir à avoir quelque chose à gouverner et c’est surtout ce plaisir qui donne à la nature humaine la
force de supporter l’ennuyeux esclavage d’un maître d’école. Si donc on ressent la moindre satisfaction à
gouverner des enfants, quels ne doivent pas être les ravissements de ceux qui dirigent le maître d’école
lui-même ! Combien de belles choses ne dit-on point et n’écrit-on pas à un directeur lorsqu’il s’agit
d’élire un maître d’école ! Qu’il est agréable de recevoir des louanges, surtout lorsqu’on ne s’aperçoit ni
de ce qu’il y a de dégoûtant dans les flatteries, ni de dureté dans les expressions, ni de pédanterie dans le
style !
Ceux qui peuvent examiner la nature humaine trouveront toujours que les vues que ces personnes
déclarent sont celles auxquelles ils pensent le moins et que celles que ces directeurs nient formellement
sont les plus réelles. Il n’est point d’habitude ou de qualité qui s’acquière plus aisément que l’hypocrisie.
Rien ne s’apprend autant que de nier et de déguiser les sentiments de notre cœur et les principes qui nous
font agir.
Les semences de chaque passion nous sont si naturelles que personne ne vient au monde sans en être
en possession. Or, si nous considérons les amusements et les récréations des petits enfants, nous
observons que généralement tous ceux à qui on le permet prennent plaisir à badiner avec des petits chats
ou des jeunes chiens. Pourquoi sont-ils si généralement portés à élever et à nourrir ces pauvres créatures ?
C’est qu’ils peuvent leur faire tout ce qu’il leur plaît et les mettre dans la posture et dans l’état qu’ils
veulent. Le plaisir qu’ils ressentent dans ces sortes d’amusements vient originairement de cet amour pour
la domination et de ce penchant naturel que nous avons à usurper et à exercer quelque autorité sur les êtres
qui nous environnent.
Revenons à notre école. Quand ce grand ouvrage est fini, on voit la joie et le contentement peints sur
le visage de tous les paroissiens. Pour découvrir la cause qui produit ce plaisir, je me crois obligé de
faire une petite digression.
Partout il y a des hommes pauvres et malpropres qui, couverts de sales haillons, blessent notre vue.
Nous regardons en général ces gens comme de misérables créatures et, à moins qu’ils n’aient quelque
chose de fort remarquable, nous n’y faisons presque pas attention. Cependant, il se trouve souvent parmi
ces gueux de beaux hommes qui ont la taille bien faite. Mais si l’un de ces hommes devient soldat, quel
changement n’observe-t-on point chez lui dès qu’il a endossé son justaucorps rouge ! Quelle révolution
n’aperçoit-on pas dans ce guerrier lorsque, la tête ornée d’un bonnet de grenadier et armé de sa grande
épée de Catalogne, il nous regarde fièrement ! Ainsi harnaché, il nous plaît. Tous ceux qui l’ont connu ont
d’autres idées de ses qualités qu’ils n’en avaient pendant qu’il était dans ses haillons. Le jugement que
l’un et l’autre sexe forment sur son compte est bien différent de celui qu’ils avaient porté auparavant. Il y a
quelque analogie entre ce cas et celui des enfants des écoles de charité. Dans l’uniformité qui fait plaisir à
la plupart des gens, il y a une beauté naturelle. Il est agréable à l’œil de voir des enfants, tant garçons que
filles, propres et uniformément équipés marcher deux à deux et en bon ordre. Il est certain qu’on promène
avec plaisir ses yeux sur des enfants ainsi parés. Mais ce qui rend encore plus généralement sensible à ce
plaisir, c’est la part imaginaire que, même les domestiques et les moindres membres de la paroisse, ont à
tout cela. On dit, sans qu’il en coûte rien, « notre école de la paroisse, nos enfants de charité ». Dans tout
ceci, il y a une espèce, une ombre de propriété qui chatouille tous ceux qui croient avoir quelque droit de
faire usage de ces mots : mais plus spécialement ceux qui contribuent effectivement et qui ont eu une
grande part à cette œuvre pie.
Il est presque inconcevable, sauf pour les hommes qui connaissent si peu leur propre cœur, de prendre
la faiblesse, la passion et l’enthousiasme pour la bonté, la vertu et la charité. Et pourtant, ces juges
aveugles prennent la satisfaction, la joie et les transports qu’ils ressentent pour des principes de piété et
de religion. Quiconque, considérant ce que j’ai dit dans les deux ou trois dernières pages et permettant à
son imagination de réfléchir sur ce qu’il a entendu et vu sur ce sujet, découvrira suffisamment pourquoi les
écoles de charité sont si en vogue, si unanimement approuvées et si admirées par des personnes de tout
ordre, de tout sexe et de toute condition. Pour exprimer ce phénomène, on n’a pas besoin de recourir à
l’amour de Dieu et au christianisme. C’est une matière dont tout le monde peut parler et que chacun peut
comprendre parfaitement. C’est un fonds inépuisable pour babiller, qui sert à entretenir les personnes qui
se trouvent en voyage, soit dans les heux [bateaux], soit dans les coches [diligences]. Si un directeur,
après s’être plus animé que d’ordinaire au sujet de l’école ou du sermon, se trouve par hasard en
compagnie, quelles louanges ne lui seront pas données par les femmes ! Son zèle et ses dispositions
charitables sont élevés jusqu’au firmament. « Sur ma parole, monsieur, dit une vieille dame, nous vous
sommes toutes bien obligées. Je ne crois pas qu’aucun de vos collègues eût été assez accrédité pour nous
procurer la visite de l’évêque. On m’a assuré que mylord14 était venu pour l’amour de vous, quoiqu’il fût
un peu incommodé. — Je n’ai fait que mon devoir, réplique fort gravement le directeur. Je n’épargne ni la
peine ni la fatigue dès qu’il s’agit d’être utiles à ces enfants, à ces pauvres agneaux. J’étais bien résolu
d’avoir une paire de manches de linon15 quand bien même j’aurais été obligé d’être toute une nuit en
chemin. Aussi suis-je ravi de n’avoir point échoué. »
Quelquefois, on s’entretient du bâtiment où se tient l’école et de savoir à quel paroissien il incombera
d’en ériger un. « La vieille chambre où l’on fait école et celle où l’on s’assemble présentement sont prêtes
à tomber en ruine. Untel a hérité de son oncle un très grand bien, sans compter beaucoup d’argent
comptant. Mille livres sterling de plus ou de moins sont pour lui un très petit objet. »
D’autres parlent de la grande foule d’auditeurs qu’on voit dans quelques églises et des sommes
considérables qu’on y amasse. D’où, par une facile transition, ils viennent à s’entretenir de l’habileté des
différents talents et de l’orthodoxie des ecclésiastiques. « Le docteur N… est une personne d’un esprit peu
commun et d’un savoir profond. Je le crois même fort affectionné à l’Église : cependant il ne réussit point
lorsque, dans ses sermons, il traite de la charité. Mais il n’y a point au monde d’homme plus merveilleux
pour cela que S… Il force les avares à tirer de l’argent de leurs poches. Quand il prêcha dernièrement
pour nos enfants, je suis assuré que plusieurs personnes donnèrent au-delà de ce qu’ils s’étaient proposé
en venant à l’église. Je le vis sur leurs visages, et je m’en réjouis véritablement. »
Un autre charme qui joue extrêmement en faveur des écoles de charité, c’est l’opinion généralement
établie parmi la plupart des hommes que ces écoles ne sont pas simplement utiles à la société, par rapport
à son bonheur temporel, mais encore que le christianisme ordonne et exige qu’on fasse de ces sortes
d’établissements pour avoir part au bonheur à venir. Ces écoles sont vivement et ardemment
recommandées par tout le corps ecclésiastique. Le clergé a plus employé de peine et d’éloquence sur ce
sujet que sur aucun autre point du christianisme que ce soit. Ce ne sont point des jeunes gens ou des
pauvres écoliers sans crédit qui exaltent ces fondations, mais les plus savants de nos prélats, les plus
éminents par leur orthodoxie, ceux mêmes qui ne se fatiguent pas souvent pour d’autres sujets se sont
donné de grands mouvements dans cette occasion. Par rapport à la religion, il est certain qu’ils
connaissent ce qu’elle exige principalement de nous et ce qui est par conséquent le plus nécessaire pour
obtenir le salut. Et par rapport aux affaires du monde, qui connaîtrait mieux les intérêts du royaume que les
sages de la nation, dont les lords spirituels sont une branche si considérable ?
On tire de ces décisions sacrées plusieurs conséquences. Premièrement, ceux qui contribuent de leurs
bourses ou par leur crédit à augmenter ou à maintenir ces écoles sont tentés de regarder ces actions comme
plus méritoires qu’ils les auraient envisagées s’ils n’y avaient eu aucune part. En second lieu, tous ceux
qui ne peuvent ou qui ne veulent en aucune manière y contribuer sont obligés d’en parler avec éloge.
Quoiqu’il soit difficile de se bien conduire dans les choses qui sont opposées à nos passions, il est
cependant toujours en notre pouvoir de souhaiter que les bienfaits des autres soient utiles. Il n’en coûte
pas beaucoup de faire de pareils souhaits. Parmi le vulgaire superstitieux, à peine trouve-t-on une
personne assez impie pour ne pas s’imaginer que la simple approbation qu’elle donne aux écoles de
charité ne doive lui faire naître la douce espérance de voir un jour expier par là tous ses péchés. C’est par
le même principe que les plus vicieux font servir à leur consolation l’amour et la vénération qu’ils ont
pour l’Église. Les plus insignes scélérats trouvent ainsi l’occasion de démontrer la droiture de leurs
inclinations, sans qu’ils fassent aucuns frais pour cela.
Mais, si toutes les choses que j’ai avancées ne sont pas des motifs suffisants pour engager les hommes
à maintenir l’idole dont je parle, il y en a un autre qui portera infailliblement la plupart des gens à la
défendre. Nous aimons tous naturellement à triompher. Quiconque prendra donc parti pour ces écoles est
sûr de la victoire, du moins dans neuf compagnies sur dix. Qu’il dispute avec qui que ce soit, apitoyé de
ce qu’il y a de spécieux dans cette opinion et dans la pluralité des suffrages, il défend un château ou une
forteresse imprenable où il ne saurait être forcé. Fût-ce même l’homme le plus sage et le plus vertueux
qui, pour prouver le mal que la société reçoit des écoles de charité, ou du moins de leur multiplicité,
produisît tous les arguments que j’avancerai dans la suite et d’autres encore plus forts, l’opinion ne serait
jamais pour lui. Disputât-il contre le plus grand faquin du monde qui ferait seulement usage du jargon
particulier à cette espèce de charité et de religion, il perdrait toujours sa cause dans l’avis du vulgaire.
La source donc et l’origine de tous les bruits et de toutes clameurs qui se sont élevés en faveur des
écoles de charité doit être cherchée principalement dans les faiblesses et dans les passions humaines. Du
moins est-il très possible qu’une nation ait la même tendresse et brûle du même zèle pour ces écoles qu’on
en remarque parmi nous, sans que ce fût cependant par aucun principe de vertu ou de religion. Encouragé
par cette considération, j’attaquerai avec plus de liberté cette erreur vulgaire et je tâcherai de prouver
clairement que cette éducation forcée, bien loin de lui être utile, est pernicieuse au public. Le bien de la
société exige de nous des égards supérieurs à toute autre loi et à toute autre considération. Je ne chercherai
donc point d’autre excuse pour me justifier de ce que j’ose ainsi différer des sentiments que professe
aujourd’hui le savant et révérend corps de nos théologiens. Ce sera là ma seule apologie pour me
disculper de ce que je me hasarde à nier pleinement, à savoir ce qui est affirmé par la plupart de nos
évêques et des membres du clergé inférieur. Puisque notre Église ne prétend même pas être infaillible
dans le spirituel, quoique les matières en soient directement de son ressort, on ne fera point d’injure au
clergé lorsqu’on croira qu’il peut errer dans le temporel, qui dépend moins de ses soins immédiats…
Mais je reviens au sujet que je me suis proposé.
La terre étant devenue maudite, et puisque nous sommes devenus incapables d’avoir d’autre pain que
celui que nous mangeons à la sueur de notre front, il est manifeste qu’il faut bien du labeur et bien des
soins avant que l’homme, considéré dans le simple état de nature, puisse être pourvu de tout ce qui lui est
absolument nécessaire pour la subsistance et pour le simple entretien de sa nature corrompue. Mais ces
soins, ces peines et ces fatigues augmentent infiniment si l’on veut se rendre la vie agréable. Il faut devenir
membre de la société civile, recevoir quelque éducation et surtout se lier ensemble par un accord mutuel
pour former un corps politique. Dans cet État, plus les lumières de l’homme augmentent, plus est grande la
variété des travaux nécessaires requis pour le mettre à son aise. Une société ne pourrait subsister
longtemps si, plusieurs de ses membres vivant dans l’oisiveté et jouissant de toute l’aise et de tous les
plaisirs qu’ils peuvent inventer, il n’y avait en même temps une multitude proportionnée de gens qui
suppléassent à ce défaut en faisant l’ouvrage que les premiers devraient faire. Par la coutume et par la
patience, ils endurciront ainsi leurs corps en travaillant pour les autres et pour eux-mêmes.
L’abondance et le bon marché des denrées dépendent beaucoup du prix et de la valeur qu’on met à ce
travail. Ainsi le bonheur de toutes les sociétés, même avant que d’être infectées du luxe étranger, exige
premièrement que le travail soit exécuté par ceux de ses membres qui, forts et robustes, ne se sont jamais
accoutumés à l’aise, à la paresse et à l’oisiveté. Il faut en second lieu que ces mêmes ouvriers soient
faciles à contenter par rapport au nécessaire de la vie. Charmés seulement d’être vêtus, ils ne se feront
aucune peine de porter les étoffes les plus grossières. Ne se proposant que de se nourrir sans aucun égard
au goût, ils ne prendront qu’une nourriture saine, qui puisse apaiser la faim et ils ne demanderont pour
boisson que ce qui peut éteindre la soif.
Comme toutes les occupations basses et serviles doivent presque se faire pendant le jour, ce n’est que
par cette partie du temps que les ouvriers mesurent réellement leur travail, sans songer en aucune manière
ni aux heures qu’ils y ont employées ni à la lassitude qu’ils pourraient ressentir. Si le mercenaire qui vit à
la campagne doit se lever de bon matin, ce n’est point qu’il se soit assez reposé, mais parce que le soleil
va se lever. Or, ce dernier article seul serait d’une dureté insupportable à ces adultes de moins de trente
ans si durant leur bas âge ils s’étaient accoutumés à rester au lit aussi longtemps qu’ils pouvaient dormir.
Mais ces trois conditions réunies forment un tel genre de vie qu’un homme élevé plus mollement voudrait
à peine s’y résoudre, quand bien même il pourrait par là se délivrer d’une dure prison, ou même d’une
femme grondeuse.
Il faut que dans une nation il y ait un grand nombre de gens de cette espèce. Des lois sages doivent
donc cultiver et entretenir des personnes de cette sorte avec tout le soin imaginable. Il faut prévenir la
rareté de ces gens avec la même attention qu’on prévient la rareté des denrées. Personne ne serait pauvre
ni ne se fatiguerait pour gagner sa vie s’il pouvait faire autrement. Le besoin qui force les hommes à se
résoudre à tout souffrir, c’est celui qui consiste dans le manger et dans le boire. Dans les climats froids, il
faut de plus se procurer des habits et un logement. Sans ces besoins, on ne trouverait qui que ce soit qui
voulût se donner de la peine et travailler. Mais les occupations les plus pénibles sont considérées comme
des plaisirs réels dès qu’elles empêchent un homme de mourir de faim.
Dans une nation libre où il n’est pas permis d’avoir des esclaves, les plus sûres richesses consistent à
pouvoir disposer d’une multitude de pauvres laborieux. C’est une pépinière intarissable pour les flottes et
pour les armées. Sans ces sortes de gens, on ne jouirait d’aucun plaisir et on n’estimerait point ce qu’un
pays produit. Pour rendre la société heureuse et pour que les particuliers soient à leur aise, lors même
qu’ils n’ont pas de grands biens, il faut qu’un grand nombre de ses membres soient ignorants, aussi bien
que pauvres. Les lumières augmentent et multiplient nos désirs et, moins l’homme souhaite de choses, plus
il supplée aisément à ses nécessités.
La prospérité et le bonheur de chaque état exigent donc que les connaissances du pauvre laborieux se
terminent à ses seules occupations et que, par rapport aux choses de ce monde, elles ne s’étendent jamais
au-delà de ce qui regarde sa vocation. Un berger, un laboureur ou quelque autre paysan, plus il connaît le
monde et les choses qui sont étrangères à son travail ou à son occupation, moins il sera propre à supporter
les fatigues et les peines avec joie et avec contentement16.
Lire, écrire et chiffrer sont des talents absolument nécessaires à ceux qui en ont besoin pour leurs
affaires. Mais ces connaissances sont fort pernicieuses aux gens pauvres qui, ne vivant pas de ces arts,
sont obligés de travailler pendant les six jours de la semaine pour se procurer leur pain quotidien. Peu
d’enfants font quelques progrès à l’école avant qu’ils soient parvenus à un âge qui les mettrait en état de
s’occuper à quelque autre ouvrage utile. Ainsi chaque heure que les enfants pauvres emploient sur les
livres, c’est tout autant de temps perdu pour la société.
Il est moins fatigant d’aller à l’école que de travailler. Plus les enfants continueront dans ce genre aisé
de vie, moins ils seront propres à travailler comme il faut. Devenus grands, les forces et l’inclination leur
manquent pour cela. Les hommes destinés à finir leurs jours dans un genre de vie laborieux, ennuyeux et
pénible s’y soumettront toujours plus patiemment lorsqu’on les y mettra de bonne heure. Un travail pénible
et une nourriture des plus grossières sont des punitions qu’on inflige aux malfaiteurs coupables de certains
crimes. Mais, lorsqu’on les impose à des personnes innocentes qui n’y ont point été accoutumées ni
élevées, c’est une des plus grandes cruautés.
On n’apprend pas à lire et à écrire sans qu’il en coûte quelques efforts et quelque application. C’est
ce qui fait qu’à peine ces jeunes gens y ont-ils fait quelques progrès, ils s’estiment infiniment supérieurs à
ceux qui n’en connaissent rien. Souvent même on voit leur vanité les aveugler si ridiculement qu’ils se
considèrent comme des êtres d’une autre espèce. Tous les hommes ont naturellement de l’aversion pour la
peine et pour le travail. Il est donc naturel qu’ils fassent un grand cas des qualités qu’ils n’ont acquises
qu’aux dépens de leurs aises et de leur repos pendant plusieurs années.
Ceux qui consomment une partie de leur jeunesse à apprendre à lire, à écrire et à chiffrer se flattent
avec raison d’être employés dans des occupations où ces talents peuvent être de quelque usage. Ainsi la
plupart regarderont avec le dernier mépris le travail pénible. Ils croiraient se mécaniser s’ils entraient au
service d’autrui et s’ils s’occupaient de quelque métier vil pour quelque légère récompense. Un homme
qui a reçu de l’éducation pourra par choix s’appliquer à l’agriculture et même s’acquitter avec
empressement de l’ouvrage le plus bas et le plus pénible. Mais, pour cela, il faut qu’il s’agisse de son
propre ouvrage et que l’avarice, la nécessité, le soin d’une famille ou quelque autre motif pressant, l’y
sollicite. Pour l’engager à être simple mercenaire ou à servir un fermier, on devrait lui donner des gages
extraordinaires. Il ne serait même pas aussi propre à remplir ces pénibles fonctions qu’un ouvrier qui a
toujours travaillé à la journée, qui a été élevé autour d’une charrue ou d’un tombereau, et qui ne se
souvient pas d’avoir jamais vécu d’une autre manière.
Remarquons de plus qu’il n’est personne qui soit plus empressé à rendre quelque service bas à
quelqu’un que l’inférieur à l’égard de son supérieur. Et, lorsque je parle d’inférieurs, j’entends non
seulement ceux qui ont moins de richesses, de crédit ou de qualité, mais aussi ceux qui ont moins de
naissance ou d’esprit que ceux que je nomme supérieurs. Jamais un domestique n’aura de respect pour un
maître s’il a assez d’esprit pour s’apercevoir qu’il sert un fou. Nous obéissons sans presque nous en
apercevoir à ceux qui doivent nous apprendre quelque chose. Plus nous croyons habiles et sages ceux qui
nous enseignent ou qui nous dirigent, plus nous avons de déférence pour leurs instructions et pour leurs
ordres. Personne n’est soumis avec plaisir à ses égaux. Je suis même persuadé que, si le cheval avait
autant de connaissance que l’homme, il ne serait pas très sûr de se hasarder à le monter17.
Jamais je ne me sentis moins d’envie de faire une digression, cependant je dois en faire une ici. Mille
verges trempent dans le vinaigre, toute la méchanceté des petits pédants est préparée contre moi, de ce que
je me suis assez enhardi pour m’opposer à l’abécédaire et aux éléments des belles lettres.
Ce n’est point ici une terreur panique, le lecteur même conviendra que mes craintes sont très fondées,
s’il considère quelle armée de tyranneaux j’ai à combattre qui, tous, usent réellement et sans relâche de
verges ou sollicitent d’avoir la même permission ! Mais n’eussé-je d’autres ennemis que les crève-la-faim
de l’un et de l’autre sexe de la Grande-Bretagne qui, ayant dégoût pour les occupations manuelles,
n’ambitionnent que d’être maîtres ou maîtresses d’école, leur nombre monterait à cent mille au minimum.
De quel œil peuvent-ils regarder une personne qui cherche à faire aller leurs espérances en fumée ?
Il me semble que je les entends crier, que jamais on n’a débité de doctrine plus dangereuse, qu’il faut
être fou ou un franc papiste pour l’enseigner. On demandera quelle brute de sarrasin peut employer ces
cruelles armes pour détruire le savoir. Ils m’accuseront, suivant toutes les apparences, de travailler de
concert avec le Prince des ténèbres pour introduire dans ce royaume plus d’ignorance et de barbarie que
jamais les Goths et les Vandales n’en ont occasionné depuis que la lumière évangélique a paru dans le
monde. Quiconque ose s’exposer à la haine publique doit s’attendre à se voir accuser de crimes dont il ne
fut jamais coupable. On soupçonnera que j’ai conspiré pour effacer de la mémoire des hommes les saintes
Écritures. Peut-être même soutiendra-t-on que ce fut à ma requête que les petites bibles qu’on publia par
privilège en l’an 1721, pour être distribuées aux écoles de charité, furent rendues illisibles par la pauvreté
des caractères et du papier. Cependant, je proteste que j’en suis tout aussi innocent qu’un enfant encore à
naître. Mon cœur est agité de mille craintes. Plus je réfléchis à la situation où je me mets et plus je la
trouve triste. Une seule chose me rassure. Je suis presque persuadé qu’on ne trouvera personne qui se
souvienne de ce que je dis ici, ou qui y fasse la moindre attention. Mais si je soupçonnais que ce que
j’écris serait envisagé comme étant de quelque poids auprès d’une partie tant soit peu considérable de la
société, je n’aurais ni la force ni le courage de désobliger tous les protagonistes. Je ne puis m’empêcher
de rire lorsque je réfléchis à la variété des rudes souffrances qui me seraient préparées par ces gens, que
le désir de la vengeance rendrait ingénieux. Chacun sans doute inventerait quelque supplice qui
désignerait emblématiquement mon crime. Si je n’étais pas subitement poignardé par les canifs qu’on
m’enfoncerait jusqu’aux manches dans tout mon corps, la compagnie des libraires me saisirait pour
m’enterrer vivant dans leur salle sous un tas d’alphabets et de syllabaires et d’autres livres dont les
enfants se servent pour apprendre à épeler et à orthographier, parce que j’aurais été cause que ces livres
leur seraient restés sur les bras. Ou bien on me mettrait dans un moulin à papier pour y être moulu pendant
une semaine au point qu’il serait obligé de rester inactif à cause de mes écrits. Les faiseurs d’encre,
animés pour le bien public, s’offriraient en même temps à me tourmenter avec leurs astringents, et à me
noyer dans la noire liqueur que je les aurais empêchés de débiter. Et il pourrait peut-être même y en avoir
une assez grande quantité pour me faire mourir en moins d’un mois. Si j’échappais à la cruauté de cette
foule d’ennemis réunis, j’aurais encore à essuyer le ressentiment redoutable d’un monopoleur. Bientôt je
me verrais accablé et assommé avec les petites bibles déjà garnies de laiton pour mon malheur, qui
deviendraient inutiles à toute autre chose dès que les instructions charitables viendraient à cesser. Les
exercices feraient véritablement polémiques.
Cette digression, quelque extravagante qu’elle puisse paraître à un sévère censeur, qui traite tout
enjouement d’impertinence, n’est point encore finie. J’ai à me disculper très sérieusement de l’accusation
réelle qu’on fera contre moi. Je me propose de prouver que je n’ai aucun dessein de détruire ni les arts ni
les sciences. Par là, je dissiperai les craintes des directeurs de collège et des autres personnes qui,
cherchant à défendre les lettres, pourraient avoir conçu que je regarde l’ignorance comme un ingrédient
nécessaire à la société civile.
Je déclare donc premièrement que je voudrais qu’il y eût dans chaque université le double des
professeurs qu’il y a aujourd’hui. La théologie est assez bien pourvue de docteurs, mais les deux autres
facultés sont très mal enseignées18. La médecine surtout manque de professeurs. Chaque branche d’un art si
utile devrait avoir deux ou trois docteurs qui prissent la peine d’enseigner ce qu’ils auraient découvert. Un
homme vain a beaucoup d’occasions de faire briller son génie dans les leçons publiques ; mais, d’un autre
côté, les leçons particulières sont plus utiles aux étudiants. Les professeurs doivent négliger ces premières
fonctions et ne s’appliquer qu’aux secondes. La pharmacie et la connaissance des simples sont aussi
nécessaires que l’anatomie et l’histoire des maladies. Il est honteux que des gens qui ont reçu le doctorat,
et le droit sur la vie de leurs concitoyens, soient obligés de venir à Londres pour s’instruire des drogues et
de la composition des remèdes, jusqu’à recevoir des instructions de personnes qui n’ont jamais fréquenté
l’université. Quel désordre n’est-ce point que, dans cette capitale, on trouve dix fois plus d’occasions de
se perfectionner dans l’anatomie, dans la botanique, dans la pharmacie et dans la pratique de la médecine
que l’on n’en pourrait avoir dans nos deux universités prises ensemble ? Ira-t-on chez un vendeur d’huile
acheter des étoffes de soie ? Les merciers négocieront-ils en jambons et en marinade ? Si les choses
étaient bien réglées, les hôpitaux seraient aussi utiles aux étudiants en médecine pour se perfectionner dans
leur profession qu’ils pourraient l’être aux pauvres pour y recouvrer leur santé.
Le bon sens doit servir à diriger les hommes dans les sciences, aussi bien que dans les arts. Personne
ne sera assez fou pour mettre son fils chez un orfèvre s’il doit avoir dessein d’en faire un marchand de
toiles. Pourquoi donc donner un théologien pour précepteur à un jeune homme qu’on destine à être avocat
ou médecin ? Les langues, il est vrai, la logique et la philosophie sont les premiers principes requis
également dans les trois professions. Mais il y a si peu de secours pour un médecin dans nos universités
qui sont si riches et qui entretiennent tant de ventres paresseux pour boire, manger et avoir des
appartements également magnifiques et commodes que, si ce n’était les livres (avantage qui est commun
aux trois facultés), on pourrait tout aussi bien acquérir à Oxford ou à Cambridge les qualités requises pour
être marchand en Turquie que pour être médecin. Or, selon mon petit sentiment, c’est là une forte preuve
qu’une bonne partie des grandes richesses que possèdent ces universités ne sont pas aussi bien appliquées
qu’elles pourraient être.
Les professeurs, outre les appointements qui leur sont donnés par le public, devraient avoir des
gratifications de tous les étudiants qu’ils enseignent afin que, l’intérêt se joignant à l’émulation et à
l’amour pour la gloire, ils fussent plus efficacement animés au travail. Il faudrait qu’on appelât aux chaires
professorales les personnes qui, ayant les qualités nécessaires pour enseigner, excelleraient dans quelque
science ou seulement dans quelque partie d’une science, sans s’embarrasser de quel parti, de quelle secte
ou de quel pays il serait. N’importe qu’il fût blanc ou noir, il suffirait que son habileté fût connue. Les
universités seraient alors des espèces de foires où l’on trouverait toutes sortes de sciences. Aux foires de
Leipzig, de Francfort et des autres endroits d’Allemagne établies pour se pourvoir des différentes
marchandises ou denrées dont on a besoin, on ne s’embarrasse point de savoir si les marchands sont
étrangers ou citoyens. Les gens s’y rendent de toutes les parties du monde, tous y ont les mêmes privilèges.
Je serais d’avis qu’on exemptât tous les étudiants destinés au saint ministère de payer ces
gratifications. Il n’y a pas de faculté qui soit aussi immédiatement nécessaire au gouvernement d’une
nation que celle du ministère de l’Évangile. Il doit d’ailleurs y avoir un grand nombre de théologiens dans
cette île et je ne voudrais pas qu’on décourageât qui que ce soit de se vouer à cet emploi. Je sais qu’il y a
des personnes riches, même parmi la noblesse, qui ayant plusieurs enfants en destinent un pour l’Église.
On voit aussi des personnes de bon sens, surtout parmi les théologiens, qui par un principe de prudence
élèvent leurs enfants à cette profession lorsqu’ils peuvent espérer que, par leurs amis et par leur crédit, ils
pourront leur procurer une bonne place d’agrégé dans quelque collège, qui pût les faire vivre honnêtement.
Mais il faut avouer que ce n’est pas de ces familles que nous viennent ces recrues de théologiens qui
reçoivent les ordres chaque année. Nous sommes redevables à une classe de gens toute différente du gros
des ecclésiastiques de ce royaume, comme on en conviendra dans l’instant.
Il se trouve parmi les gens de condition moyenne des bigots qui sont remplis d’un respect superstitieux
pour la robe et la soutane. C’est parmi ces personnes qu’on voit tant de pères et de mères qui ont un désir
ardent d’avoir un fils revêtu du caractère sacré. Ils ne s’embarrassent ni des talents de ce fils ni de ce qui
pourra résulter de leurs désirs insensés. Les mères surtout se repaissent chaque jour de l’agréable idée
que leurs fils, qui n’ont pas encore douze ans, seront un jour ministres. L’amour maternel se joignant à la
dévotion, elles entrent dans des extases qui leur font répandre des larmes de joie, en pensant au plaisir
futur qu’elles recevront de les voir dans une chaire, prêcher la parole de Dieu. C’est à ce zèle religieux,
qui est mis au nombre des faiblesses humaines, que nous sommes redevables de ce grand nombre de
pauvres gens qui heureusement étudient parmi nous. Je dis « heureusement » puisque, sans ces désirs des
mères et des pères de basse condition, il ne serait pas possible que ce royaume, où les bénéfices
ecclésiastiques sont si chétifs, pût être fourni du quart des ministres dont il a besoin. D’où voudrait-on en
effet les tirer, sinon de ces familles ? Y a-t-il quelque mortel qui pût vivre des chétives pensions attachées
aux cures s’il a été seulement élevé dans la médiocrité ? Il faudrait pour cela qu’il possédât une vertu
réelle, ce qu’il serait extravagant d’attendre d’un ecclésiastique plus que d’un laïc.
Les soins que je prendrais pour favoriser cette branche du savoir, qui est plus efficacement utile à la
société, ne m’en feraient pas négliger pour autant les autres parties plus curieuses et plus polies. Si la
chose dépendait de moi, tous les arts libéraux et toutes les parties de la belle littérature seraient beaucoup
plus encouragés qu’ils ne le sont aujourd’hui. Dans chaque comté19, il y aurait un beau collège pour y
enseigner le grec et le latin. Avec six classes ou davantage, chacune avec son maître particulier. Il faudrait
que ces établissements, qui se feraient aux frais du public, fussent sous l’inspection de quelque homme de
lettres élevé en autorité. Leur direction ne serait pas simplement administrative, mais ils devraient prendre
effectivement la peine d’assister, deux fois par an, aux examens qui, dans chaque classe, seraient faits par
les maîtres, sans qu’il leur fût permis de juger des progrès des disciples sur des thèmes et des épreuves
qu’ils n’auraient point vus.
En même temps, j’abolirais cette multitude de petits collèges ou écoles qui n’auraient jamais été
fondés si les maîtres n’avaient pas été réduits à la dernière misère. Ce qui les a conduits à propager une
erreur vulgaire : faire croire que l’on ne peut pas bien orthographier et écrire purement notre langue si
l’on n’a point une teinture de latin. Ce sont des pédants qui soutiennent cette opinion pour leur propre
intérêt. Les plus pauvres d’entre ces petits maîtres en sont les plus zélés défenseurs. On les croit
bonnement, quoique l’absurdité de leur avis soit évidente. Pour moi, j’assure que je connais quantité de
personnes de l’un et de l’autre sexe qui orthographient parfaitement bien, quoiqu’elles n’aient jamais
étudié le latin. Et je ne serais pas fort embarrassé pour nommer bien des prétendus savants et des gens qui
ont fréquenté les écoles latines pendant plusieurs années, qui font les fautes les plus lourdes, et de
grammaire, et d’orthographe.
Il est en revanche absolument nécessaire que ceux qui se destinent à quelqu’une des facultés possèdent
le latin. Ceux mêmes qu’on élève pour être procureurs, chirurgiens ou apothicaires devraient être plus
versés dans cette langue qu’ils ne le sont généralement. Mais n’est-ce pas perdre son temps, son argent et
sa jeunesse que d’apprendre le latin, lorsqu’on est appelé à gagner sa vie dans quelque métier ou quelque
occupation où cette langue est tout à fait inutile ? Dès qu’on entre dans les affaires, on oublie bientôt ce
que l’on a appris dans ces petites écoles et si l’on en conserve quelque chose, c’est un air de fatuité, de
pédantisme et d’impertinence qui ne sert qu’à nous rendre incommodes dans tous les lieux où nous nous
rencontrons. Il est peu de personnes qui aient assez de force et d’attention pour s’empêcher de concevoir
de l’estime pour leur chère personne à l’occasion des connaissances qu’elles ont acquises. De quel fond
surtout de modestie et de discrétion n’ont-ils pas besoin pour empêcher que ces phrases indigestes de latin
dont ils se souviennent ne les rendent ridicules à ceux qui les entendent ?
Selon mon plan, il faudrait traiter la lecture et l’art d’écrire à peu près comme nous traitons la
musique et la danse. Je voudrais qu’on ne les empêchât ni ne les encourageât. Tant qu’il y aura quelque
chose à gagner à professer les arts, il restera toujours assez de maîtres pour les enseigner. Mais rien ne
doit être enseigné gratuitement, sauf à l’église. Encore entendrais-je qu’on payât pour apprendre à lire et à
écrire. Si les pères et les mères sont assez pauvres pour n’être pas en état de donner à leurs enfants ces
premiers éléments, il y aurait une grande imprudence pour eux d’aspirer à quelque chose de plus élevé.
On devrait aussi encourager les gens de la plus basse condition à donner à leurs enfants cette
éducation en préférant constamment ces enfants ainsi élevés à ceux des ivrognes, des fainéants, des fripons
et des scélérats qui n’ont jamais eu d’autre moyen de se procurer de méchants haillons que de mendier. Au
lieu qu’aujourd’hui, si l’on a besoin pour quelque petit service d’un garçon ou d’une fille, on se croit
obligé d’employer un enfant de l’école de charité, préférablement à tout autre. Le choix qu’on fait des
enfants pour être reçus dans ces écoles semble être une récompense qu’on accorde pour l’ordinaire aux
plus vicieux et aux plus paresseux. Des pères et des mères, dont la honteuse négligence devrait leur attirer
des punitions exemplaires, ont la satisfaction de voir qu’on les décharge du soin d’une famille. Ici, vous
entendez un homme à moitié ivre faisant des imprécations contre soi-même qui demande une seconde dose
de liqueur forte. « Parce que, dit-il, on pourvoit son garçon d’habits et qu’il va à l’école pour rien. » Là,
vous verrez une femme qui est réduite à la dernière misère par sa paresse, sans avoir jamais rien fait pour
remédier à ses besoins que de les déplorer dans une boutique où l’on vend des liqueurs distillées. Pour la
récompenser de son affreuse fainéantise, des gens charitables ont soin de son enfant.
Si tous ceux qui par leur industrie peuvent envoyer leurs enfants à l’université sont bien instruits, il y
aura assez de savants pour fournir cette île. J’en dis de même de tous les autres pays de l’Europe. Jamais
on ne manque de personnes qui sachent lire, écrire et chiffrer, quand bien même personne n’apprendrait
ces arts que ceux qui pourraient payer leurs maîtres. Il n’en est pas des belles-lettres comme des dons du
Saint-Esprit. On peut se les procurer par l’argent. Il n’est même pas impossible, si nous en croyons le
proverbe, de se procurer de l’esprit.
J’ai cru qu’il était nécessaire de m’étendre sur cet article afin de prévenir les clameurs de ceux des
ennemis de la vérité et de la probité qui m’auraient représenté comme un homme qui, condamnant toute
espèce de sciences et de connaissances utiles, ne cherchait qu’à répandre d’une manière impie l’ignorance
et la stupidité. J’ai promis de répondre aux objections que pourraient me faire les protecteurs des écoles
de charité, c’est ce que je vais exécuter présentement.
Ils diront qu’en élevant avec soin ces enfants ils se proposent de les mettre en état de vaquer à quelque
occupation pénible, et qu’ils n’ont aucun dessein de leur inspirer l’oisiveté.
Il semble que j’ai suffisamment répondu à cette objection en montrant que l’occupation d’aller à
l’école était une véritable inaction, une oisiveté réelle en comparaison du travail d’un artisan ou d’un
laboureur. Si j’ai rejeté cette espèce d’éducation, c’est qu’elle rend incapables les enfants du pauvre de
s’attacher ensuite à quelque dur travail, ce qui est leur lot véritable dont ils ne doivent ni se plaindre ni
murmurer, pourvu qu’on agisse envers eux avec prudence et avec humanité. Il ne me reste donc plus qu’à
parler de la manière dont on s’y prend pour leur faire apprendre des métiers. Dans ce but, je tâcherai de
prouver que par là on rompt l’harmonie qui doit régner dans la nation et que la plupart de ces impertinents
directeurs se mêlent de choses qu’ils n’entendent point20.
Examinons pour cet effet la nature de la société et les différentes choses qui doivent y entrer pour lui
donner la force, la beauté et la perfection nécessaires. Il est incontestable que, dans une nation, le travail
qu’occasionnent les besoins réels, le luxe, l’amour de l’aise et de la délicatesse est prodigieux.
Cependant, ces occupations, quelque excessives qu’elles soient, ne sont point infinies. Mais si vous y en
ajoutiez une seule, elle serait inutile et superflue. Un marchand qui aurait à Cheapside21 une belle boutique
richement pourvue de turbans n’y ferait sans doute pas fort bien ses affaires. Aujourd’hui que le culte de
Diane est hors de mode, Démétrius et tout autre orfèvre se ruineraient bientôt s’ils ne faisaient que des
chasses de cette déesse. Or, il y a tout autant de folie à un ouvrier de faire plus d’ouvrages que l’on n’en
consomme et qu’il ne s’en débite que d’établir et d’inventer des métiers dont personne ne se servira. Dans
l’état où sont les choses parmi nous, il serait ridicule d’établir autant de brasseries qu’il y a de
boulangeries ; il y aurait de l’extravagance s’il y avait autant de drapiers que de cordonniers. Le nombre
qu’il doit y avoir d’ouvriers dans chaque métier se détermine si bien de lui-même que la proportion n’est
jamais mieux observée que lorsque personne ne s’en mêle.
Les pères qui ont des enfants qui doivent gagner leur vie ne cessent de consulter et d’examiner quel
métier ou quelle occupation ils lui donneront, jusqu’à ce qu’ils aient pris à cet égard une résolution fixe et
déterminée. Il se trouve mille personnes qui, presque incapables de penser à toute autre chose,
réfléchissent mûrement sur celle-là.
D’abord, ils se bornent à l’état où ils sont, ils pensent aux circonstances dans lesquelles ils se trouvent
placés. S’ils ne peuvent consacrer pour leur fils que dix livres sterling, ils ne le destineront pas à un art ou
à un métier dont l’apprentissage seul coûte cent pièces.
Leur attention se tourne ensuite du côté des objets de leur compétence qui sont les plus avantageux. De
sorte que s’il y a quelque occupation qui, pour lors, fournisse plus facilement du travail, il se trouvera dix
pères empressés à y vouer leurs fils.
Or, tous les métiers se plaignent aujourd’hui qu’ils manquent d’occupation et qu’il y a trop de
personnes pour exécuter les commandes qu’on reçoit. Peut-être ont-ils raison. Ne faites-vous donc pas
manifestement tort à ces métiers auxquels vous ajoutez plus d’ouvriers et de membres que la nature et la
société n’en demandent ? C’est là cependant ce que font les directeurs des écoles de charité qui tirent de
ces écoles des recrues pour entrer dans des métiers qui ont déjà plus d’ouvriers qu’il ne leur en faut.
D’ailleurs, ces directeurs ne s’embarrassent point tant de savoir quel est le meilleur métier que de
chercher un artisan qui veuille bien se charger d’un apprenti pour une certaine somme. Remarquez même
que des artisans riches qui sont habiles dans leur métier ne voudront point prendre chez eux des enfants.
Ils craignent trop d’avoir quelque chose à démêler avec leurs proches qui vivent dans la dernière misère.
D’où il suit évidemment que ces enfants ont pour ordinaire des maîtres ivrognes, négligents, pauvres et
peu habiles qui, contents de tirer l’argent de l’apprentissage, ne se mettent pas fort en peine des progrès ni
de la conduite de ceux qu’on leur confie. Ces écoles paraissent donc uniquement propres à entretenir et à
former une pépinière d’indigents qui reviendront les peupler.
Lorsque le commerce et les arts ont trop de mains qui s’y appliquent, c’est une marque certaine qu’il y
a dans le tout quelque dérangement, car il serait impossible qu’il y eût trop de monde dans un pays
capable de le nourrir. Si les provisions et les denrées sont trop chères, d’où en vient la faute ? Ce n’est
pas au terrain qu’il faut l’attribuer puisqu’il y a des terres non cultivées.
Dira-t-on que pour augmenter l’abondance il n’y aurait qu’à ruiner peu à peu les fermiers ou à
diminuer les rentes dans toute l’Angleterre ?
Ce n’est point ainsi que l’on peut remédier à ce mal. On y remédierait bien plus efficacement en
redressant l’inconvénient dont le laboureur se plaint. Les fermiers, les jardiniers et les autres ouvriers qui
s’appliquent à des travaux pénibles et vils ne peuvent plus trouver de domestiques pour le prix qu’ils leur
donnaient autrefois. Un homme qui travaille à la journée trouve qu’il n’a pas assez lorsqu’on lui donne
seize sols pour faire un ouvrage que son père faisait il y a trente ans avec plaisir pour la moitié.
Pour ce qui est des rentes, il est impossible qu’elles tombent tandis que vous augmentez le nombre de
ceux qui consomment les denrées. Le prix des denrées, et tout le travail en général, doit baisser et
diminuer proportionnellement à la diminution de ces bouches.
Un homme qui a cent cinquante livres de rente aurait tort de se plaindre que son revenu a été réduit à
cent livres si, avec cette dernière somme, il peut se procurer autant d’agréments qu’il aurait pu s’en
procurer avec deux cents.
Il n’y a pas dans l’argent de valeur intrinsèque, le prix peut varier suivant le temps. Qu’une guinée
vaille vingt livres ou un shilling, c’est la même chose. Le travail du pauvre, et non la valeur haute ou basse
qu’on donne à l’or et à l’argent, est la seule source de tous les plaisirs et les agréments de la vie. Ainsi,
nous pourrions jouir d’une beaucoup plus grande abondance que celle dont nous jouissons. Il n’y aurait
qu’à cultiver la pêche et l’agriculture. Mais, bien loin d’être en état de nous employer à ces occupations,
nous avons à peine assez de pauvres pour faire ce qui est absolument nécessaire pour notre subsistance.
L’équilibre est rompu dans l’État. Le peuple qui travaille, qui devrait surtout consister en travailleurs
pauvres, est en trop petit nombre en comparaison des autres parties. Pour un marchand, vous trouverez dix
teneurs de livres ou du moins des gens qui se disent tels, tandis qu’à la campagne les fermiers manquent
d’ouvriers. Si vous cherchiez un laquais qui eût servi pendant quelque temps dans une maison de façon,
vous en trouverez dix qui ont été bouteillers. Vous pouvez avoir des femmes de chambre par vingtaines
tandis qu’il faut des gages extraordinaires pour un cuisinier.
Il n’est personne qui, pouvant s’en passer, s’applique jamais à quelque ouvrage bas et servile. Cela
est fort naturel. Mais cela fait voir que les gens du plus bas ordre sont trop savants pour nous être utiles
autant qu’ils le devraient. Les domestiques demandent déjà plus que leurs maîtres et leurs maîtresses ne
peuvent leur donner. Quelle fureur nous possède donc de les y encourager en augmentant avec soin et à nos
frais cette connaissance qu’ils ne manqueront pas de nous faire payer une seconde fois !
Ce ne sont pas les seules personnes qui, élevées à nos dépens, abusent des connaissances que nous
leur avons procurées. Voyez ces paysannes ignorantes et ces paysans grossiers : nous en sommes les
dupes. L’éducation que nous prenons la peine de leur procurer engage ceux-ci à se prévaloir de la rareté
des domestiques et leur fait demander des gages considérables alors qu’on devrait seulement les donner à
ceux qui entendent bien le service et qui ont presque toutes les qualités qu’on peut exiger de ces sortes de
gens.
Dans le monde, il n’y a point d’endroit où les domestiques soient plus habiles à faire passer un
message ou à exercer une commission que le sont quelques-uns de nos laquais. Mais, au fond, à quoi sont-
ils bons ? On ne peut pas s’y fier puisque la plus grande partie sont des fripons. Parmi ceux qui sont
honnêtes, la moitié se trouvera composée de maladroits qui s’enivreront trois ou quatre fois par semaine.
Les valets les plus sûrs et les meilleurs sont généralement querelleurs et insolents. Le courage passe chez
eux pour la qualité la plus estimable. S’agit-il de donner des preuves de leur valeur, aucune considération
ne peut les arrêter, ils ne s’embarrassent point de salir leurs habits, ni de tous les maux que cela peut
occasionner. Pour ceux qui ont le naturel bon, ce sont ordinairement des gens qui courent la gueuse et qui
gâtent toutes les servantes qu’ils approchent. Plusieurs domestiques sont même coupables de tous ces
vices. Ils sont tout à la fois paillards, ivrognes et querelleurs.
Cependant, si ce sont des drôles bien faits et qui sachent servir leurs maîtres avec adresse et avec
respect, on ne fera point attention à tous ces défauts. On croira même fort aisément que ce sont des gens
dont a absolument besoin. Ô folie impardonnable ! Puisqu’elle conduit nécessairement à la perdition totale
des domestiques.
Il y en a fort peu qui, exempts de ces défauts, entendent bien le service. Par là même qu’ils sont rares,
de cinquante, il n’y en a pas un qui ne se taxe à un prix exorbitant. Quoique vous lui donniez des gages
excessifs, il ne trouvera jamais qu’il ait assez. Dans tout ce qui se consomme à la maison, il faudra qu’il
prélève sa commission. Si ses profits ne lui suffisent pas pour entretenir une famille assez considérable, il
ne voudra pas rester chez vous. L’eussiez-vous même ramassé de la boue, tiré d’un hôpital ou d’une
prison, la reconnaissance ne l’engagera jamais à demeurer plus longtemps dans votre maison qu’il n’y
serait resté si vous ne lui aviez point rendu de services. Vous ne pourrez le garder que durant le temps
qu’il tirera du poste qu’il occupe chez vous le profit qu’il croit mériter conformément à la trop bonne idée
qu’il a de lui-même. Que dis-je ? Le meilleur et le plus poli même des domestiques, qui n’aura jamais
donné de preuves ni de pétulance ni d’arrogance, quittera le maître le plus indulgent dès qu’il pourra
trouver mieux. Pour partir de belle façon, il fabriquera cinquante excuses et, pour les rendre plus
vraisemblables, il ne se privera pas de mentir. Un aubergiste qui tient une table d’hôtes où l’on paie un
demi-écu ou douze sous par tête n’estime pas devoir demander à ses clients plus qu’un laquais l’est à
attraper de l’argent de ceux que son maître a invités à dîner ou à souper. Je suis même fort porté à croire
que ce domestique s’imagine que chaque convive, suivant sa qualité, doit lui payer un shilling ou un demi-
écu, aussi bien que s’ils avaient mangé à l’auberge.
Si un maître de maison n’est pas en état de donner souvent des réceptions et n’invite pas souvent des
gens à sa table, il est sûr de ne pouvoir trouver des domestiques qui lui fassent honneur. Il sera ainsi forcé
à se faire servir par quelque nigaud de la campagne ou par quelque autre maladroit qui le plantera là dès
que, déniaisé par ces faquins de valets, il se croira propre à entrer dans le service de quelque autre
personne. Les fameuses auberges et tous les endroits qu’un grand nombre de gentilshommes fréquentent,
soit pour le plaisir, soit pour leurs affaires, surtout ceux qui sont situés dans le terroir de Westminster
Hall22, tous ces lieux sont d’excellentes écoles pour les valets. C’est là où les esprits les plus pesants
peuvent acquérir de la vivacité et apprendre tout à la fois à se débarrasser et de leur stupidité et de leur
innocence. Ce sont de véritables académies pour les laquais. Des professeurs expérimentés dans le
libertinage le plus honteux y font tous les jours des leçons publiques sur ces sortes de sciences. On y
instruit les étudiants dans plus de sept cents arts qui ne sont rien moins que libéraux, comme l’art et la
manière de tromper, d’en imposer et de découvrir le faible de leurs maîtres. Leur application est si grande
qu’en peu d’années ils sont gradués en iniquité. Lorsque de jeunes gentilshommes qui ne connaissent pas
encore bien le monde ont de si habiles fripons à leur service, ils sont ordinairement trop indulgents. Par
crainte de découvrir leur manque d’expérience, ils osent à peine contredire ces faquins ou refuser ce
qu’ils demandent. En leur accordant ainsi des privilèges si déraisonnables, ils manifestent leur ignorance
dans le temps même qu’ils cherchent le plus à la cacher.
« Vos plaintes, diront peut-être quelques personnes, ne sont point fondées. N’avez-vous pas dit que le
luxe ne pouvait faire aucun tort à une nation riche, dès que les marchandises qui entrent dans le pays
n’excèdent jamais en valeur celles qui en sortent ? » Ce que je viens de blâmer ne peut pas être mis avec
raison sur le compte du luxe, puisque c’est réellement un acte de folie. Un homme riche peut prendre ses
aises et ses plaisirs jusqu’à l’excès. Il peut jouir de ce monde, quelque peine et quelque dépense qu’il lui
en coûte, pourvu qu’en même temps il paraisse du bon sens dans tout ce qu’il fait. Mais rien de semblable
ne peut être dit de celui qui a soin de mettre ses domestiques hors d’état de lui rendre les services qu’il en
attend. Le trop d’argent, les gages excessifs et les profits déraisonnables gâtent les domestiques en
Angleterre. Qu’une personne ait vingt-cinq chevaux dans ses écuries, on ne peut pas dire qu’il soit atteint
de folie dès que les circonstances le lui permettent. Mais s’il n’en tient qu’un et si, pour faire parade de
ses richesses, il lui donne trop à manger, je soutiens qu’il a perdu l’esprit23. C’est une extravagance que de
laisser les domestiques prélever trois, ou même cinq pour cent sur ce que leurs maîtres doivent et paient
aux marchands. Les horlogers et les autres marchands qui vendent des bijoux ou des colifichets inutiles ne
l’éprouvent que trop à leur perte. Les personnes de distinction achètent-elles quelque chose de ces
marchands de galanteries, il serait au-dessous de leur qualité de leur donner elles-mêmes l’argent. On peut
tolérer qu’un domestique reçoive un présent quand on le lui offre, mais qu’il le réclame comme une chose
due et que, si on le lui refuse, il dispute pour l’avoir, c’est un impudence impardonnable. Puisqu’on fournit
aux domestiques toutes les choses nécessaires à la vie, ils n’ont donc point besoin d’argent. Il leur est
même nuisible, à moins qu’ils n’en épargnent pour des temps de maladie ou de vieillesse. Mais c’est ce
qui arrive rarement parmi nos galopins. Dans ce cas même, l’argent les rend insolents et insupportables.
On m’a assuré qu’un tas de laquais avaient été assez insolents pour former une société. Je crois même
la chose assez vraisemblable. Ces faquins ont fait des lois par lesquelles ils s’obligent de ne pas servir
pour moins d’une certaine somme, de ne point porter de fardeau ou de paquets excédant le poids de deux
ou trois livres. Je ne fais point mention de plusieurs autres règlements directement opposés à l’intérêt de
ceux qu’ils servent et entièrement contraires à l’usage pour lequel ils sont destinés. Si quelqu’un de ces
valets reçoit son congé pour avoir exactement suivi les ordres de cette honorable confrérie, les autres
devront en avoir soin jusqu’à ce qu’il ait trouvé une autre condition. Si quelqu’un prétend frapper ou
obliger monsieur son laquais à faire quelque chose de contraire aux statuts de la société, ils ont fait un
fonds pour intenter un procès au maître et pour le poursuivre en justice24. Si la chose est réelle, comme
j’ai des raisons de le croire, qu’on leur permette encore de se consulter ensemble afin de pourvoir à leurs
aises et à leurs commodités, bientôt nous pouvons espérer voir représenter dans la plupart des familles
cette comédie française intitulée Le Maître valet25. Si l’on ne prévient de bonne heure leur dessein et
qu’ils continuent à s’assembler impunément, leur nombre augmentera. Alors ils pourront en faire une
tragédie quand ils se trouveront à propos26.
Mais supposons que ces craintes soient frivoles et sans fondement, il est cependant incontestable que
les domestiques en général empiètent tous les jours sur les droits de leurs maîtres et de leurs maîtresses et
qu’ils cherchent à se mettre plus de niveau avec eux27. Extrêmement attentifs à profiter de toutes les
occasions propres à relever la bassesse de leur condition, leurs soins n’ont pas été infructueux. Déjà, la
plupart du monde les estime beaucoup plus que l’on ne devrait naturellement et que le bien public ne
l’exigerait. Je ne dis point que les écoles de charité soient l’unique cause de ces malheurs28. Ils peuvent
être attribués à bien d’autres maux. Londres est une ville trop grande pour le pays et, à plusieurs égards,
elle nous crée des soucis. Mais quand bien même mille vices concouraient à produire les inconvénients
dont nous nous plaignons aujourd’hui, peut-on douter que les écoles de charité n’y contribuent, dès que
l’on réfléchira à ce que j’ai dit ? En tout cas, il est vraisemblable qu’elles servent plus à causer ces sortes
de maux qu’à les prévenir ou à les diminuer.
L’unique raison de poids qu’on puisse alléguer en faveur des écoles de charité, c’est qu’on y élève
plusieurs milliers d’enfants dans la foi chrétienne et dans les principes de l’Église anglicane. Comme je
hais les répétitions, je prie le lecteur de vouloir bien jeter les yeux sur ce que j’ai dit plus haut s’il
souhaite de se convaincre de la faiblesse de ce raisonnement spécieux. D’ailleurs, si, dans ces écoles, on
les instruit de ce qui est nécessaire pour obtenir le salut, le pauvre laborieux ne pourrait-il pas aussi
apprendre ce qu’il doit savoir de la religion en écoutant un sermon ou par le catéchisme ? Le plus pauvre
même de la paroisse qui ne serait point hors d’état de marcher devrait à mon avis aller régulièrement tous
les dimanches à l’église et dans les autres endroits où l’on célèbre le service divin. Le jour du dimanche a
été plus particulièrement consacré entre les sept qui composent la semaine pour être employé au service
divin, aux exercices religieux et pour se reposer de tout travail corporel. Tous les magistrats sont
indispensablement obligés de prêter une attention particulière sur la manière dont il est sanctifié. Il faut
surtout obliger les pauvres et leurs enfants à aller à l’église le matin et le soir puisqu’ils n’ont pas d’autre
temps pour vaquer à ces devoirs sacrés. Dès leur enfance, on doit les y encourager par des exhortations et
par des exemples. Il sera nécessaire de leur faire envisager la négligence volontaire des exercices
religieux comme scandaleuse. Si cependant la contrainte que je propose paraissait trop violente et
impraticable, il faudrait tout au moins pour ces jours-là interdire, sous de rigoureuses peines, tous les
divertissements et empêcher que les pauvres n’aillent prendre dehors des plaisirs qui pussent les séduire
et les détourner de la pratique du devoir que je recommande.
Après que les magistrats auront fait tout ce qui dépend d’eux, les ministres de l’Évangile pourront
inspirer aux esprits les plus bornés des principes de piété, de dévotion, de vertu et de religion qui seront
beaucoup plus solides que ceux des écoles de charité ne l’ont jamais été, ni ne le seront29. Les
ecclésiastiques qui, placés dans ces circonstances, se plaignent qu’ils ne peuvent pas donner à leurs
paroissiens, sans qu’ils sachent lire et écrire, les connaissances qui leur sont nécessaires en qualité de
chrétiens sont des gens fort paresseux ou de francs ignorants qui n’ont aucun mérite.
Les plus savants ne sont certainement pas ceux qui ont le plus de religion. Pour s’en convaincre, on
n’a qu’à examiner les personnes dont les lumières sont bien différentes. Quoique aujourd’hui on n’oblige
pas, comme on le devrait, le pauvre et l’idiot à fréquenter les saintes assemblées, prenons sans faire aucun
choix cent pauvres qui, ayant quarante ans passés, sont accoutumés dès leur enfance à faire des ouvrages
pénibles. Je suppose encore que ces gens-là n’ont jamais été à l’école de charité et qu’ils sont toujours
demeurés dans les lieux éloignés des grandes villes et des endroits où l’on peut acquérir quelques
connaissances. Comparons ces ignorants à un pareil nombre de doctes qui auront tous fait leurs études à
l’université. Que la moitié de ceux-ci soient même, si vous le voulez, des théologiens bien versés dans la
philosophie et dans la dogmatique. Après quoi, examinons sans partialité la vie et la conduite que mènent
ces deux sortes de personnes. J’ose bien assurer que, parmi les premiers qui ne savent ni lire ni écrire, on
trouvera plus d’union et d’amour fraternel, moins de corruption et d’attachement au monde, plus de
contentement d’esprit, plus d’innocence, plus de sincérité, sans compter plusieurs autres bonnes qualités
qui conduisent à la tranquillité publique et à une félicité réelle que l’on n’en rencontrera parmi les
derniers. Au contraire, nous verrons régner parmi les seconds la vanité et l’insolence au suprême degré,
des querelles et des dissensions éternelles, des haines irréconciliables, des contestations, l’envie, la
calomnie et bien d’autres vices tout à fait opposés à une concorde mutuelle : défauts dont le pauvre
ignorant et laborieux n’est presque jamais atteint à un degré tant soit peu considérable.
Je suis très persuadé que ce que je viens de dire dans le dernier paragraphe n’est pas nouveau pour la
plupart de mes lecteurs. Mais, si c’est une vérité, pourquoi donc la celer ? Pourquoi l’intérêt que nous
prenons à la religion sert-il toujours de manteau pour couvrir des menées d’hypocrites et des intentions
terre à terre ? Si les deux parties30 qui divisent malheureusement ce royaume convenaient une fois de
baisser le masque, bientôt nous découvririons que tout ce qu’ils se proposent en fondant les écoles de
charité consiste principalement à fortifier leurs partis. En élevant ainsi les enfants dans les principes de la
religion, les zélés partisans de l’Église ont en vue d’inspirer à ces jeunes plantes tendres et flexibles une
suprême vénération pour le clergé de l’Église anglicane, jointe à une extrême aversion et à une animosité
immortelle pour tous ceux qui auront des sentiments différents. Pour se convaincre de la réalité de ces
intentions, considérons d’un côté quels sont les théologiens les plus ardents à prêcher la charité et ceux
qu’on admire le plus pour ces sortes de sermons. De l’autre côté, faisons attention que les enfants d’un
fameux hôpital de cette ville se sont toujours montrés comme les principaux chefs des émeutes ou des
divisions de parti qui, depuis quelques années, se sont élevées parmi la populace.
Les grands protecteurs de la liberté qui sont toujours occupés à empêcher l’établissement du pouvoir
arbitraire, souvent même lorsqu’il n’y a rien à craindre de semblable, ne sont pas, généralement parlant,
fort superstitieux. Ils ne paraissent pas non plus faire grand cas de ces apôtres modernes. Malgré cela, on
voit quelques-uns de ces illustres défenseurs de la patrie parler hautement en faveur des écoles de charité,
mais les avantages qu’ils prétendent en tirer n’ont aucun rapport avec ce qui concerne la religion ou les
bonnes mœurs. Ils regardent uniquement ces sortes d’établissements comme les moyens les plus propres
pour détruire le pouvoir du clergé et pour empêcher qu’il ne surpasse celui des laïcs. Il est certain que la
lecture et l’écriture servent à augmenter les lumières des hommes et que, plus ils sont savants, mieux ils
sont en état de juger des choses par eux-mêmes. Ils s’imaginent donc que, si le savoir pouvait devenir
universel, jamais les gens ne se laisseraient gouverner par des prêtres ; danger dont ils ont le plus de peur.
Il est probable, je l’avoue, que les premiers, je veux dire les prêtres et tous ceux qui appuient leurs
intérêts, parviendront à leur but et avanceront le crédit du clergé. Mais, pour avancer uniquement
l’ambition et le pouvoir de ces corps, doit-on souffrir ce grand nombre d’inconvénients que les écoles de
charité peuvent occasionner ? C’est ce que ne croient point les personnes véritablement prudentes qui ne
sont ni tout feu pour un parti, ni bigots pour les prêtres.
Pour ces derniers, ils ne doivent point s’embarrasser de ce que le clergé peut produire sur l’esprit de
l’ignorant qui est sans éducation. On n’aura rien à craindre dès lors que toutes les personnes qui peuvent
être élevées aux frais de leurs pères, de leurs mères ou de leurs parents, voudront bien penser par elles-
mêmes. Alors, elles ne s’en laisseront pas imposer par les prêtres. Ce sera en vain qu’ils travailleront.
Que nos écoles soient donc uniquement pour ceux qui paient leurs maîtres31. Il serait ridicule en un mot de
croire qu’en abolissant les écoles de charité, on introduisît dans le royaume quelque ignorance
préjudiciable à la nation.
Je serais fâché de passer dans le public pour cruel. Si je me connais tant soit peu, je suis assuré que
j’abhorre l’inhumanité. Mais c’est une faiblesse impardonnable d’être compatissant jusqu’à l’excès
lorsque la raison nous le défend et que l’intérêt général de la société exige de la fermeté dans nos
sentiments et dans nos résolutions32.
On me fera sans doute cette objection : « N’est-ce pas une barbarie que d’ôter aux enfants pauvres
toutes les occasions de connaître et de s’avancer alors que Dieu ne les a exclus ni du bon sens naturel ni
du génie qu’il a accordé aux riches ? » Il est certain que le pauvre n’a point d’argent, quoiqu’il soit tout
autant porté à le dépenser que les autres. Or, n’est-il pas tout aussi dur d’être privé de richesses qu’on
pourrait dépenser que d’être privé d’une éducation qu’on pourrait mettre à profit ? Pour moi, je le trouve.
Je veux donc bien avouer que les hôpitaux33 nous ont quelquefois donné de grands hommes qui ont été fort
utiles à la société. Mais il est aussi très probable que parmi ceux qui n’étaient point élevés par charité, on
aurait pu en trouver d’aussi capables pour exercer ces mêmes emplois : gens qui, s’ils avaient eu le même
bonheur que les premiers, auraient fait tout autant de bien à la nation.
On peut citer plusieurs exemples de personnes du beau sexe qui ont excellé dans les sciences, et même
dans l’art militaire. Faudra-t-il pour cela que les femmes quittent l’aiguille et abandonnent leur ménage
pour étudier le latin et le grec ou pour apprendre le métier de la guerre ? La vivacité et le sens commun ne
sont point rares parmi nos insulaires. Peut-être n’y a-t-il point de pays ou de climat qui puissent avec plus
de justice se glorifier de posséder des créatures humaines mieux formées tant pour l’âme que pour le
corps que ce que notre île produit ? Aussi n’est-ce point du côté de l’esprit, du génie et de la docilité que
nous manquons, mais du côté de la diligence, de l’application et de l’assiduité.
Si nous avons quantité d’ouvrages également pénibles et sales à exécuter, il faut par conséquent qu’il y
ait parmi nous des gens qui s’accommodent de cette sorte de travail. Où trouverons-nous une meilleure
pépinière de gens pour suppléer à ces nécessités que parmi les enfants des pauvres ?34 D’ailleurs, ce que
j’ai appelé des duretés ne paraît pas tel, comme il ne l’est effectivement pas à ceux qui, en y ayant été
élevés, ne connaissent point d’état plus heureux. Quelles sont parmi nous les personnes les plus
contentes ? Ce sont certainement celles qui, s’occupant aux ouvrages les plus pénibles, connaissent le
moins la pompe et les délicatesses de ce monde.
Quoique ces vérités soient incontestables, je ne connais cependant qu’un très petit nombre de
personnes qui voulussent qu’on les divulguât35. La cause qui rend ces vérités odieuses, c’est que la plupart
du monde, surtout dans cette nation, est porté sans raison à avoir trop d’égard pour le pauvre ; inclination
qui doit son origine à un mélange de pitié, de folie et de superstition. La manière vive dont ce composé
agit sur les hommes fait qu’ils ne peuvent ni entendre ni voir qu’on dise ou qu’on fasse quelque chose
contre le pauvre. Cependant, s’il y a de l’insolence et de la cruauté à faire du mal à ces misérables
créatures, il y a assurément de la justice à manifester leurs fautes et leurs dérèglements.
Ainsi, on ne doit point battre un mendiant, quand même il vous frapperait le premier. Quant aux
garçons tailleurs, ils intentent des procès à leurs maîtres et peuvent même être obstinés dans leurs
mauvaises causes. Il faut cependant en avoir pitié. Les tisserands se plaignent-ils ? On doit les assister et,
pour leur complaire, il faut même faire cinquante choses ridicules, bien que, cernés par la pauvreté, ils
insultent leurs supérieurs et que, dans leurs occupations, ils paraissent plutôt portés à célébrer des jours
de fête dans la débauche et à commettre des désordres qu’à travailler ou à pratiquer la sobriété.
Ceci me conduit naturellement à parler de ce qui concerne nos laines. Considérant d’un côté nos
affaires et de l’autre la conduite que tient le pauvre, je crois que l’on ne doit point permettre que nos
industries partent à l’étranger pour quelque motif que ce soit. Nous pourrions examiner pourquoi il est si
pernicieux à la nation qu’on transporte cette marchandise dans les pays étrangers ; mais les plaintes
amères que nous pourrions faire sur ce sujet ne nous feraient pas grand honneur.
Combien de risques et quels grands périls ne doit-on pas courir avant que notre laine soit embarquée
avant d’arriver en sécurité au-delà de la mer ? Avant que les étrangers puissent la manufacturer, ne doit-
elle pas leur revenir à un prix beaucoup plus haut qu’à nous ? Malgré cette grande différence dans les
frais, ils peuvent cependant donner des étoffes à meilleur marché que nous. Tel est le malheur dont nous
gémissons. Si tous nos pauvres étaient employés comme il faut et que l’on n’envoyât dehors que la laine
que nous ne pourrions pas manufacturer, alors la sortie de cette marchandise ne nous causerait pas plus de
préjudices que le transport de l’étain ou du plomb36.
Il n’y a point de peuples qui, comme nous, aient amené à ce point de perfection les manufactures de
laine, soit par rapport à la qualité de l’ouvrage, soit par rapport à la manière prompte dont nous
l’expédions. Du moins le fait est-il réel dans les principales branches. Si donc nous nous plaignons, c’est
uniquement de la manière donc nous dirigeons le pauvre ; manière qui est différente de celle des autres
nations. Supposons un pays où les ouvriers travaillent douze heures par jour et six jours par semaine37,
tandis que dans un autre ils ne sont occupés que huit heures par jour et pas plus de quatre jours par
semaine. Qu’en arrivera-t-il ? C’est que dans celui-ci on sera obligé d’avoir neuf personnes pour faire ce
que l’on exécute dans l’autre avec quatre. Supposons en second lieu que la nourriture, le vêtement et en
général tout ce que le pauvre industrieux consomme ne coûtent à ces quatre ouvriers que la moitié de
l’argent que les autres neuf doivent payer ; il s’ensuivra que les premiers feront l’ouvrage de dix-huit
hommes sans qu’on leur donne plus d’argent qu’on donnerait ailleurs à quatre ouvriers. Par là, je ne
prétends point dire, et je ne le crois pas non plus, qu’entre nous et quelques-uns de nos voisins, il y ait une
aussi grande différence dans l’assiduité des ouvriers, dans leur manière de vivre et dans la cherté des
denrées. On doit cependant considérer que la moitié de cette différence, beaucoup moins même, suffit pour
emporter la balance, malgré tous les frais qu’ils sont obligés de faire pour se procurer de la laine.
Lorsqu’une nation égale pour le moins ses voisins dans l’adresse, dans la vitesse et dans sa situation
avantageuse pour le travail, je demande ce qui peut permettre à ces voisins de vendre à meilleur marché la
même marchandise, surtout lorsqu’ils sont obligés de l’aller chercher hors du pays pour la manufacturer ?
Pour moi, je ne trouve point d’autres raisons que celles-ci. Il faut qu’ils aient des provisions et tout ce qui
regarde leur subsistance à meilleur marché. Ou que les ouvriers, plus assidus à leur ouvrage, travaillent
plus longtemps. Ou enfin qu’ils se contentent d’une manière de vivre moins dispendieuse et plus grossière
que ceux de cette autre nation. Il est donc certain, toutes choses égales, que plus les ouvriers sont
laborieux, moins il faut de personnes pour faire la même quantité d’ouvrage et que, plus un pays abonde
dans les choses nécessaires à la vie, plus il peut fournir de marchandises aux nations étrangères, et plus il
peut les exporter à bon compte.
Après avoir ainsi prouvé que l’on doit travailler beaucoup, la seconde chose qui me paraît également
incontestable, c’est que plus on fait l’ouvrage gaiement, mieux c’est, tant pour ceux qui l’exécutent que
pour les autres personnes de la société38. Or, moins un homme a d’idées sur une meilleure manière de
vivre, plus il sera content de la situation où il se trouve. Au contraire, plus une personne a de lumières et
d’expérience du monde, plus il a le goût délicat et exquis. Et plus il est juge consommé des choses en
général, plus il sera difficile à contenter. Je serais bien fâché d’avancer quelque chose de barbare ou
d’inhumain. Mais lorsqu’une personne se divertit, rit, chante et que, dans tous ses gestes et dans toute sa
conduite, je remarque un certain air de contentement et de satisfaction, je dis qu’il est heureux, sans
m’embarrasser ni de son esprit ni de sa capacité. Je ne cherche jamais à découvrir si la joie que cette
personne témoigne est raisonnable. Du moins, je ne dois pas en juger par moi-même ni en tirer aucune
conséquence par l’effet qu’aurait produit sur moi l’objet qui le met de si bonne humeur. Ainsi, une
personne qui hait le fromage ne doit pas me donner le nom de fou parce que j’aime celui qui est moisi et
d’une couleur bleuâtre : De gustibus non est disputandum – Il ne faut pas disputer les goûts –, c’est une
sentence aussi vraie dans le sens métaphorique que prise à la lettre. Plus les personnes diffèrent dans leurs
conditions, dans leurs circonstances et dans leur manière de vivre, moins elles sont en état de juger des
peines ou des plaisirs39 les unes des autres.
Supposons qu’un paysan des plus vils et des plus grossiers ait la permission d’observer incognito le
plus grand des rois durant l’espace de quinze jours. D’abord, il verra bien des choses qu’il trouvera à son
goût. Mais aussi il en trouvera un beaucoup plus grand nombre tel que, s’il devait échanger sa condition
avec celle du monarque, il souhaiterait qu’on les changeât ou qu’on les redressât. Aussi serait-il tout
étonné de voir que le roi s’y soumet. Tournons la médaille. Si le souverain examinait le paysan, que
trouverait-il d’insupportable et d’abominable ? Ce serait le travail, la saleté, la malpropreté, la nourriture,
les amours, les amusements et les récréations de ce campagnard. Mais combien ne serait-il pas enchanté
de la tranquillité d’esprit, du calme et de la paix de l’âme dont jouit ce rustre ? Il verrait que dans cette
situation on n’a pas besoin d’user de dissimulation avec aucun de sa famille ni de feindre de l’affection
pour ses plus mortels ennemis ; qu’il n’y a point d’épouses gagnées à une nation étrangère dont on doive
se défier ; qu’il n’y a point de danger à craindre de la part de ses propres enfants ; qu’il n’y a point de
complots à découvrir ; qu’il n’y a point de poison à appréhender ; qu’il n’y a point de ministre populaire
pour qui il doive avoir de la complaisance ; qu’il n’y a point de cour rusée qu’il lui faille ménager ; qu’il
n’y a point de défenseurs apparents de la patrie à acheter ; qu’il n’y a point de favoris insatiables à
satisfaire ; qu’il n’y a point de ministre intéressé dont il faille suivre les volontés ; qu’il n’y a point de
nations divisées à qui l’on doive complaire ; qu’il n’y a point de populace légère à l’humeur de laquelle il
faille condescendre si l’on veut qu’elle ne limite pas nos plaisirs ou qu’elle ne s’y oppose point40.
Si la raison, comme un juge impartial entre le bien réel et le mal réel, faisait un catalogue des
différents plaisirs et des différentes peines que l’on éprouve dans ces deux états si opposés, je doute
beaucoup que l’on trouvât en tout la condition des rois préférable à celle des paysans, quand bien même
on supposerait ceux-ci ignorants et obligés de travailler comme je parais l’exiger41.
D’où vient donc que les hommes en général aimeraient mieux être roi que paysan ? Il faut
premièrement en chercher la cause dans la vanité et dans l’ambition ; passions qui sont profondément
enracinées dans la nature humaine. Pour satisfaire ces deux désirs, nous voyons tous les jours mépriser les
plus éminents dangers et surmonter les plus grandes difficultés. On doit en second lieu l’attribuer à cette
différence de force qu’ont les objets pour se concilier notre affection, suivant qu’ils sont matériels ou
spirituels. Les objets extérieurs qui frappent immédiatement nos sens émeuvent beaucoup plus vivement
les passions que les réflexions et les préceptes fournis par la raison la plus saine. L’un a beaucoup plus de
force que l’autre pour s’attirer notre affection ou notre haine.
On voit donc clairement que ce que j’exige du pauvre ne peut lui faire aucun tort ni diminuer le moins
du monde son bonheur. Que le lecteur sensé juge à présent si en employant les méthodes dont j’ai parlé, on
ne serait pas en état d’envoyer une plus grande quantité de nos produits dans les pays étrangers qu’on ne
leur en fournit aujourd’hui. Du moins est-il plus probable que ce serait un meilleur moyen pour y réussir
que de rester les bras croisés, de pester contre nos voisins et de chercher à les détruire parce qu’ils nous
battent avec nos propres armes. Les uns remportent l’avantage sur nous dans le débit des manufactures
faites avec ce que notre île produit42. Et les autres dans la pêche de ce même poisson que nous négligeons
quoiqu’il soit prêt, pour ainsi dire, à sauter dans nos bouches. Malgré leur éloignement du lieu où on le
prend et les peines qu’il leur en coûte, ils ne laissent pas de s’y enrichir.
On peut engager le pauvre à travailler sans que l’on emploie la force : l’art et la fermeté suffisent pour
l’encourager à quitter une vie oisive. On n’a qu’à élever l’indigent dans l’ignorance et l’on pourra
l’habituer à une fatigue réelle sans que jamais il la considère comme une dureté43. Par élever le
nécessiteux dans l’ignorance, je ne veux dire autre chose sinon, comme je l’ai déjà insinué ci-devant, que
ses lumières dans les affaires de ce monde doivent être bornées à ces seules occupations ou que, du moins
il ne faudrait pas que nous eussions soin de les étendre. Lorsque, par ces deux artifices, nous serons venus
à bout d’avoir en abondance les choses nécessaires à la vie, elles seront par là même à bas prix. Alors les
ouvriers ne nous coûtant pas beaucoup, nous débiterons infailliblement une plus grande quantité de
marchandises que nos voisins et, en même temps, nous peuplerons notre île. Telle est la manière noble et
courageuse dont nous devons combattre nos rivaux dans le commerce. Si nous devons tâcher de les
surpasser, c’est dans la qualité et dans le prix des marchandises que nous vendrons aux étrangers.
En certains cas, nous employons la politique avec succès pour gagner les pauvres. Puisqu’ils se
vantent qu’ils ne veulent pas vivre comme ceux des autres nations, pourquoi négligerions-nous de faire
usage de cette politique dans cet article qui est le plus important ? Si nous ne pouvons changer leur
résolution, pourquoi applaudirions-nous à la justice de ces sentiments puisqu’ils vont contre l’intérêt
commun ? Je me suis souvent étonné qu’un Anglais, qui prétend avoir à cœur l’honneur, la gloire et la
prospérité de la nation, puisse prendre plaisir à entendre en soirée un de ces fermiers paresseux lui devant
la rente de deux années, tourner en ridicule les Français qui portent des souliers de bois tandis que, le
matin même, il avait été mortifié d’entendre Guillaume le Grand, ce monarque ambitieux et habile, se
plaindre avec chagrin et avec colère du pouvoir exorbitant de la France. Ce n’est pas cependant que je
veuille recommander les sabots ni introduire des maximes qui tendent à revêtir une seule personne d’un
pouvoir arbitraire. Je crois que la liberté et la propriété peuvent rester en sûreté quand bien même les
gens pauvres seraient plus occupés qu’ils ne le sont et que leurs enfants useraient leurs habillements en
faisant quelque ouvrage utile, ou qu’ils les saliraient à la campagne en travaillant au lieu de les déchirer
en jouant ou en les barbouillant d’encre pour rien.
Cent mille pauvres de plus que ce que nous avons dans cette île ne suffiraient pas pour faire, dans
l’espace de trois ou quatre cents ans, les ouvrages dont nous avons besoin. Pour tirer parti de tous les
lieux de ce royaume et pour qu’il soit peuplé partout, il faut rendre plusieurs rivières navigables et creuser
des canaux dans cent endroits différents. Il faut saigner certains terrains afin de les préserver à l’avenir de
toute inondation. On peut fertiliser bien des terres stériles. Des milliers d’acres44 rapporteront beaucoup
plus aux propriétaires si on les rend plus accessibles. Dii laboribus omnia vendunt – Les dieux accordent
tout à nos labeurs. Le travail et la patience viendront à bout de surmonter toutes les difficultés de cette
nature45. On peut renverser les plus hautes montagnes dans leurs vallées qui sont, pour ainsi dire, prêtes à
les recevoir. On peut construire des ponts dans des endroits où aujourd’hui nous n’oserions pas même
penser à les y élever. Qu’on examine les ouvrages étonnants que les Romains ont exécutés, mais surtout
leurs grands chemins et leurs aqueducs. Considérons d’un côté la vaste étendue de plusieurs de ces voies,
combien elles étaient solidement construites et quelle en a été la durée. Envisageons d’un autre côté qu’un
pauvre voyageur a le désagrément de se voir arrêté tous les dix milles par une barrière et de payer un sou
pour réparer les chemins durant l’été, quoique chacun sache qu’ils seront déjà gâtés avant la fin de l’hiver
suivant.
Tout le monde doit toujours favoriser ce qui convient au public. L’intérêt particulier d’une ville, ou de
toute une province, ne doit jamais empêcher l’exécution d’un projet qui avantagerait manifestement tout le
royaume. Tout magistrat qui connaît son devoir cherchera plutôt à se conduire sagement qu’à captiver la
bienveillance de ses voisins. Ainsi, il préférera toujours, au plus visible avantage de la place qu’il sert, le
moindre bien qui reviendrait à toute la nation.
Nous avons nos propres matériaux. Les pierres et le bois de charpente ne nous manquent point si nous
voulons élever des bâtiments. Qu’on amasse toutes les années l’argent que l’on donne volontairement à
d’indignes gueux et celui que chaque ménage est obligé de payer aux pauvres de la paroisse, on fera un
fonds suffisant pour occuper plusieurs milliers de personnes. Ainsi, on ferait un meilleur usage de l’argent.
Je ne dis point ceci parce que je crois la chose praticable, mais seulement pour faire voir que nous avons
assez d’argent restant pour employer une grande multitude d’ouvriers et qu’il n’en faudrait peut-être pas
tant qu’on l’imagine. On convient qu’un soldat doit pour le moins être aussi robuste et aussi vigoureux que
qui que ce soit. Or, puisque celui-ci peut vivre avec six sous par jour, je ne puis donc concevoir la
nécessité de donner, la plus grande partie de l’année, seize à dix-huit sous à un ouvrier qui travaille à la
journée.
Les gens craintifs et circonspects qui sont toujours jaloux de leur liberté ne manqueront pas de s’écrier
que la propriété et les privilèges de la nation seraient bien précaires dès que l’on paierait régulièrement
cette vaste étendue d’ouvriers. Mais ne pourrait-on pas faire de tels règlements qu’il fût impossible au
prince et à quelque autre personne que ce fût de faire un mauvais usage de cette multitude ? Ne pourrait-on
pas trouver des moyens assurés de se confier pleinement à ceux qui en auraient la direction ?
Je prévois que plusieurs de mes lecteurs se moqueront avec dédain de ce que j’ai avancé dans les
quatre ou cinq derniers paragraphes. On croira même me faire beaucoup de grâce si l’on ne donne au
projet que je propose que le titre de château bâti en l’air. Mais la question est de savoir si c’est leur faute
ou la mienne. Lorsque l’amour du bien public a délaissé une nation, les habitants ne perdent pas seulement
ce goût d’application et de persévérance, mais ils viennent encore à avoir l’âme si basse que ce leur est
une véritable peine de penser aux ouvrages qui, par leur vaste étendue, exigeraient un très grand espace de
temps. Tout ce qui, dans de semblables conjonctures, est noble ou sublime est mis au rang de chimères.
Lorsqu’une crasse ignorance est entièrement bannie d’une nation et que tout le monde indifféremment
trouve avoir un peu de savoir, l’amour-propre tourne les lumières en ruses. Plus cette dernière qualité
prévaut dans un pays, plus les peuples fixent au temps présent tous leurs soins, toutes leurs peines et toute
leur application sans s’embarrasser de l’avenir. Du moins arrivera-t-il très rarement que l’on pense au-
delà de la génération prochaine46.
Mais comme la ruse, selon milord Verulam [le philosophe Francis Bacon], n’est qu’une sagesse
maladroite, il faut donc qu’un législateur prudent remédie à ce désordre de la société aussitôt qu’il en
paraît des symptômes, dont les plus ordinaires sont les suivants. Les récompenses imaginaires sont
généralement méprisées, chacun veut faire valoir le talent qu’il a, sans avoir à marchander. Celui-là, se
défiant de tout et ne croyant rien que ce qu’il voit de ses propres yeux, passe pour le plus prudent. Dans
toutes les affaires de la vie, il semble que le seul principe qui fait agir les hommes est celui-ci : Chacun
pour soi et que le diable prenne le dernier47. Au lieu de planter des chênes qu’on ne pourrait couper que
dans cent cinquante ans, on bâtit des maisons qui ne subsisteront pas au-delà de douze ou quatorze ans.
Tous les hommes s’exposent à l’incertitude des objets et aux vicissitudes des affaires humaines. Les
mathématiques sont aujourd’hui la seule étude dont on fasse cas. On en fait usage partout, même dans des
cas où elles sont les plus ridicules. Les hommes ne paraissent pas avoir plus confiance en la Providence
qu’en un marchand qui a fait faillite. La puissance publique soit suppléer aux défauts de la société et
prendre en main ce qui est le plus négligé par les particuliers. Les contraires doivent être guéris par les
contraires. Pour corriger les faiblesses communes à toute la nation, l’exemple est d’une beaucoup plus
grande efficacité que les préceptes. Les responsables politiques doivent donc entreprendre quelque grand
ouvrage qui puisse occuper une vaste multitude de gens durant plusieurs siècles48. Ils devront convaincre
le monde qu’on ne fait rien sans beaucoup d’égard pour la postérité. Une entreprise de cette nature aidera
ou du moins contribuera à rendre plus stables le génie volatil et la légèreté d’esprit qui règnent dans le
royaume. Elle nous fera souvenir que nous ne sommes pas uniquement nés pour nous-mêmes. Ce sera le
moyen de rendre les hommes moins défiants, de leur inspirer un véritable amour pour leur patrie et une
tendre affection pour leur pays. Rien n’est plus nécessaire pour grandir une nation. Les formes de
gouvernement, les religions et même les langues peuvent changer, mais la Grande-Bretagne ou, si ce nom
venait à périr, l’île elle-même subsistera et durera, selon toutes les vraisemblances humaines, autant
qu’aucune autre partie de ce globe terrestre. Dans tous les siècles, les hommes ont toujours tendrement
reconnu les bienfaits qu’ils avaient reçus de leurs ancêtres. Le chrétien qui, dans la cité de saint Pierre,
jouit d’une multitude de fontaines et d’une grande abondance d’eau, est un misérable ingrat s’il ne se
souvient pas avec reconnaissance que l’ancienne Rome païenne a pris de si prodigieuses peines pour lui
procurer ces agréments.
Après que cette île aura été cultivée et que chaque pouce de terrain aura été rendu habitable et utile, ce
pays sera sans contredit le plus commode et le plus agréable de tous les États de la terre. La postérité nous
prodiguera un encens qui nous dédommagera glorieusement de tous les frais et de tous les ouvrages que
nous aurons faits. Les personnes qui brûlent de zèle et du noble désir de l’immortalité seront certainement
charmées d’avoir pris toutes ces peines puisque, dans mille et dans deux mille ans, elles vivront encore
dans la mémoire et dans les éloges éternels des siècles à venir qui jouiront de leurs travaux.
J’aurais conclu ici cette rhapsodie de réflexions s’il ne m’était pas venu à l’esprit quelque chose qui
concerne le dessein principal de cet essai : but qui tendait à prouver qu’il est nécessaire qu’il y ait une
certaine portion d’ignorance dans une société bien réglée. Je dois nécessairement en parler, puisque ce qui
aurait paru une forte objection contre moi devient ainsi une preuve en ma faveur. Je conviens avec tout le
monde que la plus louable qualité de feu le tsar de Russie était son application infatigable à tirer ses sujets
de leur stupidité naturelle et à civiliser ses peuples. Mais il faut aussi considérer qu’il en avait un extrême
besoin puisqu’il n’y a pas longtemps que la plus grande partie de ses sujets approchaient fort de l’état de
bêtes brutes. À proportion de l’étendue de ses États et de la multitude de peuples qu’il avait sous sa
domination, on ne trouvait ni cette qualité ni cette diversité de marchands et d’artisans qu’exige la
véritable perfection d’un pays. Pour se les procurer, n’avait-il pas raison de mettre tout en œuvre et de ne
rien négliger ? Mais qu’est-ce que cela fait aux Anglais qui sont attaqués d’une maladie tout opposée ? Les
politiques judicieux sont à l’égard du corps de la société ce que les médecins sont à l’égard du corps
naturel. Aucun de ces derniers ne traitera un léthargique comme s’il était attaqué d’une insomnie ou ne
prescrira pour une hydropisie ce qu’il ordonnerait pour un diabète49. En un mot, s’il n’y a pas assez de
savants en Russie, la Grande-Bretagne en a trop.

1. Dès l’entrée de ce traité, Mandeville pose donc la charité comme étant un effet dérivé de l’amour de soi. À partir de cette prémisse, il
se livre en fin analyste à une déconstruction en règle de la charité et des notions associées. (N.D.É.)

2. Tout ce passage indique que Mandeville avait compris, bien avant l’invention des médias correspondants, que les affects liés à la pitié et
à la compassion étaient hautement spectacularisables. Il évoque d’ailleurs, un peu plus bas, la question de l’art, de la tragédie et de la
représentation. (N.D.É.)

3. Voyez Remarque (N.).

4. À divers traits que l’auteur donne de ce médecin, j’ai cru y reconnaître le docteur John Radcliffe qui, en 1714, donna un revenu de six
cents livres sterling pour faire voyager deux docteurs en médecine de l’université d’Oxford, deux cent cinquante livres sterling par an pour la
bibliothèque de la faculté et cinquante-cinq mille livres sterling pour faire élever quelques bâtiments, etc.

5. Le thème de la fraude à l’assistance revient régulièrement (aujourd’hui encore) dans les sociétés libérales qui la pratiquent encore.
(N.D.É.)

6. On peut lire dans le Journal des savants (XX et XXIV, tome VI) la description d’une machine pour faire travailler les invalides. Ceux
qui n’ont ni bras ni jambes et les aveugles peuvent agréablement travailler et faire autant d’ouvrage que les hommes sains et robustes, pourvu
seulement qu’ils puissent faire deux inflexions de corps, l’une en avant et l’autre en arrière, ou bien l’une à droite et l’autre à gauche.
L’intention de Mandeville est claire : il faut que tous les pauves, fussent-ils invalides, travaillent. (N.D.É.)

7. En 1704, on trouva des fonds, par souscriptions et par collectes, tant à Londres qu’à Westminster. Ainsi, à dix milles aux environs, on
trouvait cinquante-quatre écoles de charité, recevant mille trois cent quatre-vingt-six garçons et sept cent quarante-trois filles, dont plus de la
moitié étaient fournis d’habits. L’exemple de la capitale anima si efficacement les autres parties du royaume qu’en 1721 il y avait mille quatre
cent quatre-vingt-douze de ces écoles de charité où plus de trente-deux mille enfants de l’un et de l’autre sexe apprenaient à lire, à écrire, à
chiffrer et étaient instruits dans la religion.

8. Il y a dans chaque comté quatre sessions par an, ou quatre assemblées des juges à paix, devant lesquelles les commissaires d’enquête,
ou les grands-jurés citent les traîtres, les meurtriers, les faux-monnayeurs, les larrons, etc.

9. Deux endroits mal famés.

10. Mandeville aborde ici un thème qui revient très régulièrement (aujourd’hui encore) dans les sociétés libérales : la trop grande
mansuétude des juges envers les délinquants – les pauvres, s’entend. (N.D.É.)

11. C’est là un bel exemple de jugement utilitariste : mieux vaut faire mourir un innocent que de laisser plusieurs coupables impunis.
(N.D.É.)

12. Mandeville laisse entendre, sans toutefois le dire vraiment, que l’augmentation des « méchantes actions » qu’il dit constater pourrait
être due à ces jeunes ayant profité de l’éducation prodiguée par les écoles de charité. (N.D.É.)

13. En religion, la surérogation se rapporte à ce qu’on fait de bien au-delà de ce qu’on est obligé de faire. (N.D.É.)

14. Tous les évêques d’Angleterre, excepté celui de l’île de Man, sont lords-barons. Ils prennent en tant que tels séance dans la Chambre
des pairs. Ces seigneurs spirituels du royaume portent aussi le titre de Right Reverend Fathers in God, de « très révérends pères en Dieu ».

15. C’est une partie de l’habillement des évêques. Il veut dire qu’il avait résolu d’engager l’évêque à venir prêcher dans sa paroisse et la
visiter quand même il lui en aurait coûté beaucoup d’embarras.

16. À noter le retour du thème sacrificiel. L’équation est clairement posée en des termes pragmatiques et utilitaristes : puisqu’il n’y a plus
d’esclaves, il faut des pauvres laborieux rivés aux travaux pénibles afin que soit fourni aux riches tout le luxe auquel ils aspirent. Le secret de la
réussite d’un tel programme est que cette assignation aux travaux pénibles commence très tôt. (N.D.É.)

17. Le grand mérite du discours mandevillien apparaît clairement ici : pour soutenir son propos, il n’hésite pas à affirmer crûment la
nécessité de l’inégalité entre les hommes alors que tant d’autres discours cherchent constamment à la masquer. (N.D.É.)

18. Ces deux autres facultés sont le droit et la médecine. (N.D.É.)

19. Il y a quarante comtés en Angleterre et trente-cinq en Écosse.


20. L’harmonie évoquée par Mandeville sera satisfaite pour peu qu’il y ait assez de pauvres laborieux affectés aux travaux pénibles afin
que soit fourni aux riches tout le luxe qu’ils désirent. (N.D.É.)

21. C’est une des plus belles et des plus spacieuses rues de Londres.

22. C’est le quartier de la cour.

23. À noter l’édifiante comparaison entre les bétails et les domestiques. (N.D.É.)

24. Passage où l’on voit que l’idée de syndicat est ancienne. (N.D.É.)

25. Jodelet ou le Maître valet, comédie de Scarron (1643). (N.D.É.)

26. Une « tragédie » qui, bientôt, s’appellera « grève ». (N.D.É.)

27. En effet, toute la question est là : une quête d’égalité. (N.D.É.)

28. En analyse du discours, on appelle cette formule « Je ne dis pas que… mais… », une dénégation. Laquelle a valeur de confirmation
de ce qui est apparemment dénié. (N.D.É.)

29. Apparaît clairement ici, dans le discours de Mandeville, l’usage politique de la religion : elle sert alors à exhorter les pauvres à subir
leur condition. (N.D.É.)

30. Les épiscopaux et les presbytériens.

31. On voit ici d’où vient l’idée, en Angleterre, d’école gratuite, et l’opposition qu’elle a suscitée dès l’origine. À noter que cette
opposition est toujours en vogue comme en témoigne la vigueur de l’idée de privatisation de l’enseignement, du primaire au supérieur.
(N.D.É.)

32. À noter le sens un peu spécial que Mandeville donne à « intérêt général ». (N.D.É.)

33. « Hôpitaux » ici au sens de « asiles pour enfants pauvres ». (N.D.É.)

34. On notera la réponse très pragmatique de Mandeville. Il dit en quelque sorte qu’éduquer les pauvres est peut-être une belle idée, mais
que sa réalisation ne peut que retirer les bras dont nous avons besoin pour nos « aises ». (N.D.É.)

35. À l’évidence, Mandeville ose affirmer ce que beaucoup préfèrent cacher. C’est pourquoi il faut le lire. (N.D.É.)

36. Ce précepte garde toute son actualité. Il s’énonce à peu près ainsi aujourd’hui : pour éviter les délocalisations, il suffit de payer ses
pauvres aussi peu qu’à l’étranger. (N.D.É.)

37. Nous sommes ici clairement passés de questions liées à la domesticité et au commerce à des questions industrielles (temps de travail,
productivité, compétitivité, salaire…). Bref, Mandeville n’est pas seulement attentif au capitalisme commercial, mais aussi et surtout au
capitalisme industriel qui vient. Quelques années après son Essai sur la Charité, dans ses six dialogues de 1729, il introduira la notion de
division du travail. Il sera en effet le premier penseur à employer cette expression pour désigner cette réalité qui accompagne le
développement du travail industriel : « Nulle société d’hommes […] ne restera longtemps sans apprendre à diviser et à subdiviser leur travail. »
(6e dialogue) (N.D.É.)

38. On voit que l’actuel slogan – « Have Fun, Work Hard ! » – désormais fréquent dans les entreprises de l’époque néolibérale, remonte
à loin. (N.D.É.)

39. Le thème des peines et des plaisirs sera bientôt repris et considérablement développé par les Utilitaristes. (N.D.É.)

40. Mandeville développe une vision des paysans qui ne semble pas très éloignée de celle que l’on pourrait se faire d’un brave bétail sans
histoire, ni personnelle, ni familiale, ni communautaire… (N.D.É.)

41. Mandeville ne lésine pas pour dire que, finalement, le paysan est plus heureux que le monarque… (N.D.É.)

42. Il s’agit ici d’une des premières formulations du benchmarking, technique qui consiste à comparer tous les paramètres de la
production en vue de l’optimiser. (N.D.É.)

43. « On n’a qu’à élever l’indigent dans l’ignorance » – encore une fois, Mandeville a le mérite de la clarté. (N.D.É.)

44. C’est une mesure de terre qui est différente selon les divers pays.

45. Cette idée de maîtrise de la nature vient de Francis Bacon, fondateur de l’empirisme anglais et des sciences expérimentales. Dans son
roman utopiste, La Nouvelle Atlantide (1626), il racontait le voyage imaginaire de navigateurs intrépides qui, après quelques tempêtes, se
retrouvaient dans l’île inconnue de Bensalem, sorte de paradis construit de main d’homme grâce à des sciences et techniques très efficientes.
L’idée sera reprise quelques années plus tard par Descartes. Dans le Discours de la méthode (1637), 6e partie, il invitera les hommes à se
faire « comme maîtres et possesseurs de la nature ». (N.D.É.)

46. Ici encore, Mandeville a le mérite de la clarté : il ne faut pas que toute la crasse ignorante soit entièrement bannie d’une nation. Ce
qu’il énonce ainsi : plus certains sont rusés, plus d’autres doivent ne pas l’être. (N.D.É.)
47. Autrement dit : celui qui ne sait pas ou qui tarde à faire valoir ses propres intérêts sera pris par le diable. (N.D.É.)

48. Après que ces « plusieurs siècles » soient passés, on sait nommer ce grand ouvrage que Mandeville appelait de ses vœux. Cela
s’appelle tout simplement… le capitalisme. (N.D.É.)

49. Flux d’urine.


VÉNUS LA POPULAIRE
OU
APOLOGIE DES MAISONS DE JOIE

Traduction anonyme de 1727,


révision de Dany-Robert Dufour

Nimirum propter continentiam incontinentia necessaria est, incendium ut ignibus extinguitur.


« Assurément l’incontinence est nécessaire à la continence, comme le feu éteint l’incendie. »
Sénèque
Omne adeo genus in terris, hominumque ferarumque, Et genus aequoreum, pecudes pictaeque volucres, In furias ignemque
ruunt Amor omnibus idem.
« Car tous les animaux, les hommes, les bêtes sauvages et domestiques, les poissons, les oiseaux, tout est sujet aux emportements de
l’amour. »
Virgile, Géorgiques, I, 3, v. 244 et sqq.

Aux membres de la Société


établie pour la réformation des mœurs

Messieurs,
Les grands mouvements de votre compagnie pour la défense de la modestie et de la vertu vous donnent
un droit incontestable sur ce traité, de sorte que je ne pouvais sans injustice le dédier à d’autres qu’à vous.
Mais plût à Dieu que je n’eusse pas été dans la nécessité de l’écrire et qu’après tant de réformations qui
sont votre ouvrage, il ne me restât que de vous féliciter sur l’heureux succès de vos travaux ! Quelle joie
c’eût été pour moi, et quel chagrin c’est au contraire, quand je vois que vos efforts pour abolir la
débauche ont seulement servi à la faire régner davantage, que ce vice pullule sous vos mains, que vous ne
lui ôtez que des branches inutiles, dont le retranchement la rend vigoureuse et fertile. Cependant je suis
plus affligé que surpris du malheur de vos entreprises. Pouvions-nous attendre autre chose de votre
attachement à tourmenter ces pauvres demoiselles qui trafiquent de leurs charmes avec le public ? De
votre ardeur à boucher ces ouvertures dans lesquelles la luxure se décharge ?1 De votre acharnement à
démolir ces ouvrages derrière lesquels la pudeur était à couvert et ces retranchements ou fossés dont la
profondeur mettait nos femmes et nos filles en sûreté. En vous voyant persécuter et honnir ainsi les filles
de joie, ne devait-on pas craindre ce qui est arrivé, à savoir que le démon de la luxure, n’ayant plus ses
anciens amusements, d’un coup de sa queue ne renversât le vaisseau de la modestie féminine, vaisseau
toujours plein de fentes, dont le gouvernail est dans une agitation continuelle ?
Un ancien philosophe compare la luxure à un poulain sauvage et fier qu’on ne peut arrêter que
lorsqu’il s’est précipité dans une fondrière et Platon raisonnant sur le même sujet : « Les dieux nous ont
donné, dit-il, un membre désobéissant et indocile. Il ressemble à un animal affamé et glouton ; il devient
furieux, jusqu’à ce qu’il éteigne sa soif et qu’il ait humecté d’une rosée féconde le fond de la matrice. »
C’était là une bonne leçon pour vous.
Mais puisque je suis sur l’article des philosophes, permettez-moi de vous raconter leurs galanteries :
je ne vous demande qu’un moment. Mon récit vous convaincra qu’on résiste en vain à l’amour et qu’on ne
doit point se flatter de le vaincre puisque ces réformateurs du monde ont éprouvé eux-mêmes sa puissance.
Socrate avoua dans un âge avancé qu’il avait senti un chatouillement étrange pendant cinq jours entiers,
pour avoir été touché seulement à l’épaule par une jeune fille. Xénophon ne fit pas mystère de sa passion
pour le beau Clinias. Aristippe de Cyrène écrivit un livre lascif sur l’amour. Il comparait une femme à un
vaisseau, que l’usage ne fait que rendre meilleur, et il assurait que le crime consistait, non à goûter les
plaisirs, mais à en devenir l’esclave. « Je jouis de Laïs, disait-il, mais Laïs ne jouit point de moi. »
Théodore soutenait ouvertement qu’un homme sage peut sans honte fréquenter les femmes publiques. Le
patron des amours pudiques, Platon, propose comme une récompense éclatante des services rendus à la
patrie qu’il sera défendu de refuser « le don d’amoureuse merci2 » à quiconque s’en sera rendu digne par
de grands exploits. Il a décrit les amours de son temps et nous avons encore des vers qu’il adressait à ses
mignons, entre autres à Astérus, à Dion, à Phèdre, à Agathon, auxquels, pour changer de mets, il avait joint
sa chère Archéanasse. En un mot, on connaissait tellement son goût pour la débauche que le cynique
Antisthène le surnomma Sathon, bene mutoniatus – Sathon, le bien membré. Polémon se fit des affaires
avec sa femme par sa pédérastie. Crantor ne cachait point sa tendresse pour Arcéfilas, son pupille.
Arcéfilas à son tour ne rougit point de ses sentiments pour Démétrius et Léocharès. Il voyait publiquement
deux fameuses courtisanes d’Élée, Théodote et Philète, et il s’abandonnait lui-même aux caresses de
Démocharès et de Pythoclès. Bion débauchait ses propres écoliers. Aristote eut un fils nommé Nicomaque
de sa concubine Herpyllis, à laquelle il laissa en mourant un talent d’argent, avec le choix d’une maison
de campagne, afin qu’elle n’eût point sujet de se plaindre, comme il le dit expressément. Il eut aussi un
commerce amoureux avec l’eunuque Hermias, ou selon d’autres avec une certaine Pythaïs qu’il honora
d’un hymne. Ce Démétrius, à qui les Athéniens érigèrent trois cent soixante statues, avait pour Cléon les
mêmes complaisances que Lamia avait pour lui. Il écrivit un ouvrage intitulé L’Amant et on le surnomma
Charito Blespharus – qui charme les dames – et Lampetes – qui vante ses talents pour les travaux
amoureux. Diogène voulait que les femmes fussent en commun. On sait de quelle manière il éteignait dans
sa main les feux qui le dévoraient, au milieu des places publiques, et l’infâme plaisanterie qu’il alléguait
en cette occasion : « Ô que ne puis-je soulager de même ma faim, en me frottant le ventre ? »
Mais doit-on s’étonner que les académiciens, ceux de la secte cyrénaïque, les péripatéticiens, les
cyniques donnassent ainsi dans la débauche, puisque les stoïciens même y donnèrent, eux qui se vantaient
d’avoir dompté les autres passions ? Il est vrai que Zénon, fondateur de cette secte, est remarquable par sa
modération sur cet article, puisqu’il usa rarement des garçons, et qu’il n’admit une fois une servante dans
son lit que pour montrer qu’il ne haïssait point le beau sexe. Mais du reste, il plaide dans sa République
pour la communauté des femmes. Il écrivit un traité, pour régler les mouvements de l’acte conjugal ; il
prouva philosophiquement que l’agent et le patient ont le même plaisir. Ce sont là des choses de
l’humanité. Chrysippe et Apollodore convenaient avec leur maître que les femmes devaient être communes
et ils prétendaient qu’un sage pouvait aimer les beaux garçons. Hérille, disciple de Zénon, fut un fameux
débauché.
Épicure fit de son frère même le ministre de son penchant pour les femmes. Métrodore, son élève,
visitait tout ce qu’il y avait de courtisanes célèbres dans Athènes et entretenait publiquement Léontium,
jadis maîtresse de son maître. Cependant Diogène Laërce rend un témoignage glorieux à sa probité.
Je n’insisterai pas davantage sur les épicuriens ; mais que dirons-nous de Sénèque, de ce Sénèque qui
fait nos délices, et qui malgré sa morale austère, n’a pu acquérir la réputation d’homme chaste ?
D’ailleurs, imitant la fameuse Flora, qui n’accordait ses faveurs qu’à des dictateurs ou à des consuls, sa
délicatesse eût rougi d’une intrigue bourgeoise : il fallait être impératrice pour lui plaire.
Si ces maîtres de vertu ont témoigné tant de fragilité, que devons-nous espérer des hommes de notre
siècle ? Nos étudiants d’Oxford commanderont-ils mieux à leurs passions que les stoïciens ? Nos jeunes
avocats du Temple seront-ils moins sensibles à l’amour que Platon ? Nos officiers d’armée seront-ils
moins chatouilleux à l’épaule que Socrate ?
Mais à quoi bon tant de rhétorique ? Plus on s’efforce de prouver une proposition claire, plus on
l’obscurcit, semblable à ces fenêtres peintes, qui deviennent sombres à proportion qu’on les charge
d’ornements.
Je suppose maintenant que vous avez abandonné les hommes comme incorrigibles, depuis que vous
êtes convaincus par l’expérience que le mariage même ne peut les convertir. Il en est de ses plaisirs
comme d’un excès de table. Mange-t-on trop d’une chose, le dégoût suit la satiété ; on ne peut plus souffrir
ce plat, mais le palais n’en est pas moins friand d’autres mets. C’est pour cette raison que tant de maris
ressemblent aux renards de Samson, qui ne faisaient tant de mal que parce qu’ils étaient attachés par la
queue. Il ne vous reste donc que de tourner vos soins vers vos femmes dont la faiblesse vous promet une
prompte soumission, à ce que vous dites. À la vérité, si vous pouvez les rendre modestes, vous aurez mis
un frein à la débauche. Cependant, ce serait grande pitié que ce projet réussît mal, et je voudrais de bon
cœur voir une de vos converties de Bridewell3. Mais permettez-moi de vous le dire ; il serait à propos
que vous fissiez quelque changement à votre méthode de convertir : l’article du fouet, par exemple, aurait
besoin de réforme. En bonne foi, messieurs, croyez-vous que renvoyer une pauvre fille, manquant ·de tout,
soit un bon moyen de la rendre sage, elle qui n’aurait pas cessé de l’être, si elle avait été mieux à son
aise ? Pensez-vous qu’en la mettant aussi nue que nos premiers parents, vous la mettrez dans l’état
d’innocence ? Sans doute, messieurs, vous concevez bien que la pauvreté doit produire un effet contraire.
Voulez-vous que je vous le dise ? Ce projet de renverser les maisons publiques pour arrêter le cours de la
débauche me rappelle l’histoire d’un bonhomme qui ne pouvait comprendre que son jardin fût beau, tandis
qu’il y laissait subsister dans un coin certaines commodités qui lui blessaient la vue. Il fit donc abattre les
murs qui cachaient ce vilain endroit et qui gâtaient la symétrie du jardin. Mais qu’arriva-t-il ? L’infection
qui en sortit le convainquit bientôt de sa méprise. Profitez de cet exemple. Imitez ceux qui laissent en
proie aux mouches un petit morceau de viande qu’elles ont déjà gâté et qui les empêchent par cet artifice
de s’attacher à la chair fraîche. Faites comme ceux qui engraissent des troupeaux. Il y a un temps où des
humeurs âcres causent des démangeaisons importunes aux animaux. Alors on plante un pieu au milieu de la
campagne où ils paissent, et tandis qu’on leur procure le plaisir de s’y frotter tant qu’il leur plaît, on sauve
par cette complaisance les jeunes arbres qui auraient souffert de la violence de leurs frottements.
Je pourrais vous citer bien d’autres exemples pareils ; mais je vous empêche de profiter de la lecture
de mon livre et je suis impatient de vous assurer que j’ai l’honneur d’être, messieurs, votre compagnon de
réforme, et votre dévoué serviteur,
Phil-Pornix

1. On notera l’ironie mordante de Mandeville qui, d’entrée de jeu, adresse son traité de défense des Maisons de joie aux « membres », en
leur disant que « le vice pullule sous [leurs] mains » et que cela « la rend vigoureuse et fertile » et sert « à boucher les ouvertures dans
lesquelles la luxure se décharge »… La suite est à l’avenant. (N.D.É.)

2. Le traducteur reprend ici le terme de « merci » dans son acception ancienne, comme faveur accordée par la dame. (N.D.É.)

3. Bridewell : probable jeu de mots fait par Mandeville entre le nom d’un bâtiment de Londres recueillant des « femmes indociles » et
bridewell, littéralement : « bien mariée »…
VÉNUS LA POPULAIRE

Rien ne montre plus de petitesse et d’affectation que la coutume en vogue chez les modernes d’égayer
les sujets graves et de traiter les matières sérieuses en plaisantant. Si j’avais voulu faire comme eux, mon
projet m’aurait fourni assez de traits vifs et réjouissants et j’aurais pu divertir ceux qui ne sont sensibles
qu’au plaisir de rire. Mais mon dessein principal étant de procurer un avantage commun aux hommes,
j’espère qu’on voudra bien m’excuser si je ne fais d’efforts pour plaire qu’autant qu’ils conviennent à ce
dessein.
La sale débauche était tellement établie il y a quelques années, et fit tant de mal à la société, qu’on
essaya divers moyens pour y apporter quelque remède. Une société de gens vertueux se distingua dans
cette occasion par un zèle digne de louanges ; mais elle se trompa dans les mesures qu’elle choisit, parce
qu’elle ne connaissait pas bien la nature du mal. J’entreprends à mon tour la même chose : le même zèle
m’anime, seulement ma méthode est différente. J’avoue que la proposition d’ériger des lieux publics, dans
cette vue, paraîtra d’abord ridicule. Cependant c’est le meilleur expédient contre les désordres ; et comme
je ne me propose ici que de les prévenir, j’aurais fait ce que je souhaite si je prouve la proposition
suivante. Le commerce avec les femmes publiques est moins criminel en lui-même, et moins
préjudiciable à la société, que les débauches commises avec d’autres femmes ou filles, de sorte que, si
on l’encourageait en élevant des lieux publics, non seulement on préviendrait les fâcheuses
conséquences de la débauche, mais encore on diminuerait le nombre de ceux qui s’y abandonnent, et
on la réduirait dans d’aussi étroites bornes qu’il est possible. Mais avant que de commencer, nous
devons examiner quels sont les tristes fruits de la fornication pour être mieux en état de juger si nous y
remédierions par notre système.
Des maux que produit la débauche, aucun n’égale celui que nous nommons « vérole de France », qui
depuis deux siècles a fait des ravages étranges [au sens de « hors du commun »] dans l’Europe. Nos
débauchés de Grande-Bretagne, accoutumés à le gagner, le regardent comme une marque honorable ; de
sorte qu’une constitution vigoureuse est considérée comme une preuve de roture et que, si on voit un jeune
homme sain, on en conclut presque qu’il a été élevé dans une cabane. Nos gens de guerre, incapables de se
marier, à cause de leur genre de vie errante, sont tellement affaiblis par ce mal infect, qu’ils en deviennent
impropres à supporter les travaux militaires et à défendre leur patrie. Nos gens de condition en général
semblent moins sains que les autres et sans doute on doit s’en prendre à cette pernicieuse incommodité,
dont à la vérité on peut retrancher l’infection, mais dont on n’enlève jamais la racine, faute de prendre les
moyens convenables : ce qui est cause de l’état languissant et incurable où les gens demeurent. C’est
d’elle probablement qu’est né ce que nous nommons « mal du Roi » qui était inconnu avant l’origine de la
vérole. Ce qu’il y a de pire, c’est que l’innocent ne souffre pas moins de la vérole que le coupable. Les
maris la donnent à leurs femmes ; les femmes à leurs maris ; l’un et l’autre peut-être à leurs enfants ; ceux-
ci à leurs nourrices, et ces femmes à d’autres enfants : tellement qu’il n’y a ni sexe, ni âge, ni condition à
couvert de cette peste.
Une autre conséquence funeste de la débauche est qu’elle inspire la prodigalité, qu’elle entraîne dans
des dépenses excessives. Que ce soit pour la satisfaire, pour entretenir les enfants ou pour contenter les
médecins, on donne souvent dans mille extravagances si bien qu’une âme, une fois dérangée par cette
passion indocile et incurable, tombe dans une molle indolence qui lui fait haïr les affaires et qui émousse
cette industrie, sans laquelle une nation commerçante ne peut se soutenir.
Tant de bâtards, massacrés en naissant, sont encore un effet de ce crime, suite pire que le crime même.
À la vérité, les lois le punissent en supposant, avec raison, que quiconque en est capable n’est pas propre
à vivre parmi un peuple civilisé. Mais il y a tant de moyens d’éviter leur rigueur en faisant périr les
enfants avant qu’ils naissent ou en les laissant mourir ensuite par une négligence indigne, qu’il y a peu
d’exigence à prévenir ce désordre qui fait honte à l’humanité et qui dépeuple la patrie. N’y aurait-il donc
pas nécessité à prendre d’autres mesures puisque la prospérité du gouvernement dépend, pour une grande
part, de la multitude des habitants et de que ce vice est contraire à la propagation de l’espèce ? Combien
de milliers de jeunes gens dans notre île tourneraient leur pensée vers le mariage si la débauche n’usait en
eux la passion qui leur aurait fait souhaiter ce lien ? J’avoue que plusieurs d’entre eux se lassent tôt ou
tard de cette vie irrégulière et qu’ils se bornent enfin à une femme. Mais déjà leurs corps sont énervés et
ils s’achèvent de leurs excès avec leurs épouses : ce qui, joint aux mauvais restes de leurs débauches
passées, est cause qu’ils n’ont que des enfants faibles, malsains et infirmes. L’extinction de tant de
familles nobles parmi nous, depuis peu de temps, ne peut être attribuée qu’à ce que je dis.
Il y a encore une chose à laquelle on doit faire attention, par rapport à ce vice : à savoir le tort qu’il
fait aux particuliers et aux familles ; soit en dérobant aux maris la tendresse de leurs femmes, ce qui
devient souvent préjudiciable à tous deux ou même à des familles entières ; soit en causant la ruine totale
des filles. Ces dernières particulièrement sont dignes de pitié car, si leur faute est découverte, elles
deviennent l’objet du mépris général. Elles ne peuvent plus trouver de parti convenable à leur condition.
Elles perdent par degrés tout sentiment de pudeur. Et, enfin affranchies de la crainte importune du qu’en-
dira-t-on, elles se laissent entraîner de nouveau dans le piège par l’avarice et par le plaisir, jusqu’à ce
qu’il n’y ait plus de différence entre elles et les prostituées.
Telles sont les conséquences pernicieuses de la débauche, c’est-à-dire d’un vice répandu dans tous
les âges, dans tous les lieux et dans toutes les conditions. Mais par bonheur il n’y en a que peu ou point
d’entre elles qui soient une suite nécessaire de ce vice. Et, avec une autre conduite, on pourrait sûrement
les éviter, comme je me flatte de le montrer avec évidence.
Avant tout je demande pardon aux dignes membres de la Société si je ne puis concevoir comment le
découragement qu’ils ont voulu donner aux filles de joie aurait produit l’effet qu’ils se proposaient. Sans
doute, si le penchant, qui porte les hommes vers elles, venait ou de la coutume ou de l’éducation, comme
d’autres vices, il y aurait quelque lieu d’espérer qu’on l’arracherait à la fin. Et, par conséquent, il serait
louable d’attaquer ce vice, sous quelque forme et dans quelque lieu qu’il se présentât. Mais cette
inclination est née et a crû avec nous. Que dis-je ? Nous n’existerions pas sans elle. Et bien que, selon
certaines gens, les plaisirs illégitimes soient contraires à la loi de la nature, néanmoins cette nature nous
donne toujours une portion abondante de cette passion, en même temps qu’elle nous plaint [au sens de « ne
nous donne pas »] ce qu’il nous faudrait de raison pour la dompter. La longue expérience des vertueux
membres de cette Société, expérience qui est d’usage en tant d’autres occasions, a donné lieu à leur
méprise : je veux dire, qu’ayant oublié dans leur vieillesse combien les passions de la jeunesse sont
violentes, ils ont trop compté sur la facilité de les vaincre. Ils devaient considérer, au contraire, que
l’amour des femmes étant produit par une forte impulsion de la nature, elle ne doit pas être resserrée dans
des bornes étroites, de peur qu’elle ne ressemble à une rivière qu’on fait sortir de son lit, et qui déborde
dans les campagnes voisines.
L’histoire nous fournit plusieurs exemples de cette vérité ; mais je me borne à celui de Sixte V qui,
dans ces occasions particulièrement, rendait la justice avec tant de rigueur (si cette rigueur peut être
appelée justice) qu’il condamna un jeune homme aux galères, seulement pour avoir baisé une demoiselle
dans la rue. Néanmoins le rigoureux pontife n’alla jamais jusqu’à vouloir extirper entièrement les plaisirs
illégitimes. Semblable au bon pasteur, il sépara seulement les brebis gâtées d’avec les autres et relégua
les courtisanes dans un quartier de la ville. Lorsqu’il voulut faire quelque chose de plus et que, pour
réprimer un peu les excès de la débauche, il eut banni quelques courtisanes qu’il jugeait de trop, il
reconnut bientôt l’erreur de son calcul. L’adultère et la sodomie se répandirent dans Rome ; ce qui forçat
le saint-père de rappeler les bannies et prouva combien de pareilles entreprises sont vaines.
Prouvons maintenant la première partie de notre proposition, à savoir que la fornication1 est moins
criminelle en elle-même, et moins préjudiciable à la société, que les débauches commises avec des filles
ou femmes de particuliers.
La fornication consiste à avoir affaire avec ces sortes de femmes qui ont renoncé à la modestie [au
sens de « retenue »] et qui pour une somme d’argent font profession de se livrer aux embrassements du
premier venu. Le mal en pareille occasion ne regarde que l’homme ; car pour la femme, il commet envers
elle une action louable parce qu’il lui procure les moyens de subsister, presque de la seule manière
innocente qu’elle puisse se les procurer. C’est donc à lui seul qu’il fait du tort en ce qu’il ruine sa santé ou
sa fortune. Et, par conséquent, la fornication à cet égard peut être comparée avec l’ivrognerie, sur laquelle
d’ailleurs elle a cet avantage qu’elle remet les hommes dans leur sang-froid là où les excès du vin les en
privent.
Véritablement, s’il y avait quelque apparence d’amender ces femmes et d’obtenir d’elles qu’elles
gagnassent leur vie par des voies honnêtes, il y aurait du crime à les encourager par le gain dans leur
profession. Mais on sait que la perte de la chasteté ou, pour mieux dire, les reproches qui suivent cette
perte gâtent tellement ces malheureuses créatures, qu’elles rentrent rarement, ou jamais, dans le chemin de
la vertu2. On sait que leur retour même ne pourrait rétablir leur réputation, sans laquelle néanmoins il est
impossible qu’elles vivent agréablement dans une condition honnête. Une preuve évidente que la nécessité
les fait seule persévérer dans le genre de vie où elles sont entrées malheureusement, c’est qu’elles le
détestent dans l’âme ; et en effet on n’y trouve plus rien d’attrayant lorsqu’on a une fois éteint le penchant à
la débauche qui y faisait trouver des charmes.
Les débauches avec les filles ou femmes de particuliers ont des suites cent fois pires et le crime d’un
homme en ce cas croît à proportion du tort qu’il fait à la société. En premier lieu, il débauche des femmes
mariées ; car je ne compte plus combien il nuit à sa propre santé, à ses biens, à sa réputation. Or quel
préjudice n’est-ce pas pour le public qu’on corrompe l’esprit des femmes et qu’on détruise les nœuds de
la concorde dont les personnes mariées ont tant besoin pour vivre heureuses ? D’ailleurs, on court le
risque que tout se découvre ; auquel cas le moins qui puisse arriver est que la femme perde sa réputation,
et le mari son repos. D’un autre côté, quand bien même les divers intéressés ne renonceraient pas
entièrement à la vertu, du moins l’époux offensé soupçonne sans cesse la fidélité de son épouse. Et celle-
ci craint le changement [la versatilité] de son amant ; ce dernier appréhende la vigilance du mari. Le
malheur de cet état ne peut être compris que par ceux qui l’ont éprouvé.
En second lieu, que dirons-nous de la noirceur qu’il y a à débaucher des jeunes filles ? Outre que cette
action porte plus de préjudices que l’autre et que la tentation de la commettre est bien diminuée par la
crainte d’avoir des enfants, ce qui souvent fait un tort infini aux hommes et empêche que les trois quarts
des jeunes gens ne satisfassent leur passion violente ; les moyens qu’il faut employer pour parvenir à
pouvoir le faire sont criminels et horribles. Il n’y a qu’une âme basse et rampante qui puisse se résoudre à
séduire une jeune personne par mille parjures, pour lui donner bonne opinion de soi, guérir les défiances
et la porter à confier tout ce qu’elle a au monde de plus précieux et de plus cher. Surtout, c’est le comble
de la lâcheté d’employer ces artifices perfides dans l’unique vue de se procurer un plaisir passager qu’on
pourrait bien acheter à moindres frais sans exposer une honnête fille à se perdre et la réduire ainsi à mener
la vie d’une courtisane publique.
Ces considérations générales sur les débauches qu’on peut commettre avec deux sortes de femmes, les
courtisanes et les autres, prouvent que si elles procèdent du même principe, qui est le penchant pour le
sexe, elles diffèrent extrêmement. De même que le vol et le meurtre, par exemple, sont des crimes bien
différents, encore qu’ils puissent avoir la même cause, à savoir l’avarice. Par conséquent, j’ai assez
démontré que la fornication est moins mauvaise et entraîne moins de malheurs que le stupre ou que
l’adultère : ce qui devrait suffire pour que les législateurs s’appliquassent à renfermer la débauche dans
ces espèces de bornes. J’avance maintenant davantage, et j’ajoute que, en encourageant la fornication, non
seulement on préviendrait les mauvais effets de ce vice, mais même qu’on diminuerait le nombre des
débauchés et qu’on bornerait la débauche autant qu’il est possible de le faire.
Quand je dis « encourager la fornication », j’entends que non seulement on bâtirait des temples à
Vénus la Populaire, appelés en latin lupanaria, mais même qu’on leur accorderait des privilèges et
immunités et enfin qu’on découragerait tellement la débauche avec les filles et femmes des particuliers
qu’on serait obligé de se rabattre sur les femmes qui se sacrifieraient à la volupté publique3. Je vais
donner un plan de mon système. Quoiqu’il puisse servir beaucoup à éclaircir ma pensée et à confirmer ma
proposition, néanmoins il ne pourra manquer d’être perfectionné beaucoup en passant par les mains d’un
sénat national, corps auguste composé d’ecclésiastiques et de séculiers qui voudra peut-être bien examiner
cette importante matière. Voici ce projet.
On destinerait à cet usage une centaine de maisons, ou plus, dans un quartier convenable de Londres
où on pût loger deux mille femmes et on ferait de même à proportion dans les autres villes du royaume. Au
cas où cent maisons fussent suffisantes, on nommerait cent matrones, une pour chaque maison. Il faudrait
donner cet emploi à des femmes qui eussent assez d’expérience et de talent pour diriger chacune vingt
demoiselles pour avoir soin qu’elles fussent nettes et propres et pour recevoir les gens d’une manière
civile et obligeante. Pour l’encouragement de ces gouvernantes, chaque maison aurait les accises4 franches
pour une certaine quantité de toutes sortes de liqueurs : tellement qu’elles seraient en état de traiter les
étrangers à un prix raisonnable et sans les engager à des frais exorbitants, comme il arrive dans les lieux
de débauche. Outre ces maisons, il y en aurait une grande à part qui servirait d’infirmerie, à laquelle on
assignerait un fonds pour l’entretien, au moins, de deux médecins et de quatre chirurgiens habiles. Enfin,
on nommerait trois commissaires qui auraient l’intendance du tout. Qui feraient droit sur les plaintes qu’on
leur porterait et qui auraient soin que chaque maison observât exactement les règlements et les statuts
qu’on aurait jugés nécessaires au bon ordre de ces communautés.
Ensuite, pour accommoder selon leur rang les personnes qui fréquenteraient ces lieux, il serait à
propos de diviser celles qui les habiteraient en quatre classes, selon leur beauté, lesquelles pourraient
exiger plus ou moins à proportion de leur mérite. Dans la plus basse, il y aurait huit demoiselles qui
auraient droit d’exiger trente sols pour chaque visite. La troisième classe consisterait en six personnes
qu’on paierait un écu. La deuxième n’en renfermerait que quatre dont le prix serait d’une demi-guinée.
Deux autres personnes composeraient la première classe et ne serviraient qu’aux personnes du premier
rang qui ne refuseraient pas une guinée pour des mets aussi délicats.
Une taxe légère sur chaque classe suffirait pour subvenir aux frais de cet établissement. La dernière
classe ne payant seulement que quarante schillings par an, et les autres à proportion, cette somme
monterait à plus de dix mille livres sterling : ce qui ferait un fonds assez considérable, non seulement pour
payer les appointements des commissaires, des médecins et des chirurgiens, mais aussi pour entretenir les
bâtards orphelins et les courtisanes émérites.
Pour le bon ordre, il serait nécessaire que chaque gouvernante fût maîtresse absolue dans la maison
commise à ses soins. Qu’aucune demoiselle ne pût sortir sans sa permission. Que le mensonge y fût puni
sévèrement. Qu’on n’y admît jamais d’enfants sous aucun prétexte. Qu’on y défendît la musique et autres
choses qui pussent incommoder la communauté. Qu’on n’y laissât point entrer de gens querelleurs ou
ivres, ni à des heures indues, sans le consentement de la maîtresse ; et qu’en cas de violence, elle pût
obtenir main-forte de la justice.
Quant à la santé de la communauté, si quelqu’un se plaignait d’avoir contracté du mal dans le
commerce d’une demoiselle et que, sur la visite qui en serait faite, elle fut convaincue d’une indisposition
qu’elle aurait cachée à la gouvernante, elle serait dépouillée et chassée. Si au contraire elle découvrait
son malheur, on l’enverrait à l’infirmerie où elle serait pansée aux dépens de la société. Une femme qui
aurait eu deux fois le mal de Naples [vérole] ne pourrait plus rentrer dans une maison publique. Notez que
trois de ces moindres maux qu’on gagne dans les plaisirs amoureux seraient censés être équivalents à la
grosse maladie.
On pourrait ajouter ici beaucoup d’autres règlements, mais jamais aucune société ne s’est faite tout
d’un coup un corps complet de lois : c’est aux événements à inciter celles qui manquent. On laisserait
donc à la sagesse des législateurs de suppléer dans l’occasion aux ordonnances, dont nous n’avons pu
prévoir la nécessité.
Après avoir érigé ainsi des lieux publics et leur avoir donné des statuts salutaires [viables], il ne
resterait, pour perfectionner mon projet, que de prendre des mesures efficaces pour décourager la
débauche particulière. C’est ici que je compte sur les dignes membres de la Société pour la réformation
des mœurs. Sans doute ils n’agiront pas froidement dans une affaire où tout leur promet un heureux succès,
eux qui ont témoigné de tant de zèle pour une chose de peu de conséquences. Qu’ils l’entreprennent donc.
Il est bien vrai que les beaux discours qu’ils pourraient faire sur la pureté engageront difficilement une de
ces courtisanes ambulantes à se laisser mourir de faim, mais un petit séjour à Bridewell ou quelques
menaces de la transporter à la Caroline5 sont des arguments d’un grand poids, et bientôt elle serait
convaincue que le mieux pour elle est d’aller se faire inscrire dans une maison publique. Que s’il y en
avait d’assez folles pour s’obstiner à aller vendre leurs charmes de rue en rue au lieu d’en faire un usage
conforme aux lois, on les enverrait peupler les colonies anglaises car, de la manière que Bridewell est
gouverné aujourd’hui, la pénitence involontaire qu’elles y feraient servirait seulement à les appauvrir
davantage, c’est-à-dire à les enfoncer de plus en plus dans la débauche.
Supposons maintenant que les lieux publics soient favorisés et soutenus par le gouvernement autant
qu’il est possible et que les lois aient déployé leur rigueur contre les autres branches de la débauche. Il
s’agit, par conséquent, pour nous de montrer quel avantage il en reviendrait à la nation et comment cet
établissement préviendrait ou diminuerait les maux que nous avons dit être une suite nécessaire de la
débauche. Car pour les objections tirées de la religion ou de la morale qui pourraient m’être alléguées,
j’en réserve l’examen à la fin de ce discours.
En premier lieu donc, je dis que la nation trouverait un profit considérable dans cette institution en ce
qu’elle retirerait du désordre je ne sais combien de personnes déréglées et débauchées. Je m’explique.
Chaque année, un certain nombre de jeunes filles ou femmes tombent dans des fautes contre la pudeur et
parviennent par degrés au comble de l’impudence et de l’infamie. L’incontinence devient bientôt leur
moindre crime : elles commettent toutes sortes d’excès ; rien ne leur cause plus d’horreur ni de honte. La
raison en est claire. Abandonnées par leurs parents, réduites à la dernière misère si leur impudicité ne
fournit pas assez à leurs besoins, il faut bien qu’elles recourent à d’autres moyens, au mensonge, aux
fourberies, au vol, à pis encore. Non que ces crimes soient l’effet nécessaire de la débauche ou qu’ils
aient la moindre connexion avec elle, car il y a une infinité d’honnêtes débauchées.
Mais la manière dont ces malheureuses sont traitées dans le monde est l’occasion de leurs désordres.
Les femmes qui ont conservé leur chasteté, soit par un effet de leur froideur naturelle, soit par le défaut
heureux de tentations ou d’occasions, soit par d’autres causes ; les hommes d’une conduite réglée, les
débauchés même, tous insultent ces infortunées créatures sans distinction. La même marque d’opprobre est
imprimée sur le front de toutes, on leur témoigne le même mépris de sorte que, fissent-elles ensuite des
crimes horribles, on ne peut plus rien ajouter aux affronts qu’elles ont déjà essuyés. Affranchies ainsi de la
crainte des reproches, crainte qui est le meilleur rempart de la vertu, il n’est pas surprenant qu’insensibles
à la honte et sollicitées par l’indigence, elles commettent de méchantes actions quand elles n’ont point à
craindre la sévérité de la justice.
Dans notre système, le cas changerait entièrement. Dès que ces sortes de femmes auraient atteint le
degré nécessaire d’assurance, et avant qu’elles fussent pressées d’une extrême pauvreté, elles entreraient
d’elles-mêmes dans une communauté de personnes comme elles. Là, bien loin qu’elles fussent
nécessairement vicieuses, elles auraient au contraire plus d’engagements à mener une vie honnête qu’en
quelque profession que ce puisse être. L’argent qui corrompt les premiers ministres leur sert à couvrir leur
corruption. L’éclat et l’utilité des dignités ecclésiastiques tentent de commettre des simonies 6. Accusez un
colonel d’injustice, il est jugé par ses pairs et votre information est traitée de fausse, scandaleuse,
malicieuse. Un légiste vous trompe en suivant la loi. Vous devez bien remercier un médecin lorsque vous
vivez pour vous plaindre de lui. La fourberie passe dans le commerce pour prudence et pour savoir-faire.
Il n’en est pas de même d’une pauvre courtisane. Quand elle n’aurait commis qu’une mauvaise action et
qu’elle n’aurait pris, par exemple, qu’une tabatière à un gentilhomme, elle ne peut guère éviter d’être
découverte, auquel cas elle sera ruinée d’abord, bannie des lieux publics, notée d’infamie et le mieux à
quoi elle puisse alors s’attendre sera d’être transportée aux îles. D’un autre côté, il n’y aura pas moins de
motifs de vertu dans les maisons publiques qu’en aucun autre endroit du monde. Il est naturel aux hommes
d’avoir un égard particulier à la bonne opinion de ceux avec lesquels ils vivent et de se négliger avec les
étrangers. Or dans ces communautés, l’acte de la débauche n’étant pas regardé comme honteux mais au
contraire faisant quelque honneur à ces demoiselles, elles n’oublieront rien pour être en bonne odeur
parmi leurs compagnes et elles ne seront pas moins sensibles au point d’honneur que le reste des hommes
puisqu’elles auront la même émulation généreuse et louable et qu’elles seront détournées du mal par des
châtiments plus grands ou plus certains. Outre cette réforme par rapport aux mœurs, le public en retirera
cet avantage important qu’il ne sera plus alarmé pendant la nuit par les désordres, les querelles et les
batteries qu’occasionnent tous les jours les courtisanes vagabondes et les maisons de débauche
particulières, dispersées dans toute la ville, au grand détriment des honnêtes citoyens.
Nous avons déjà parlé du mal français comme d’une pernicieuse conséquence de la débauche et nous
avons eu grande raison puisque dans la vie la santé est une condition sine qua non. Ce mal, terrible en lui-
même, est encore pire quand il est invétéré et il n’est rien sorti de pareil de la funeste boîte de Pandore.
Excepté à un certain âge et dans certains tempéraments particuliers, les autres désordres ne ruinent point la
santé, à moins que l’industrie des médecins ne s’en mêle. Mais pour celui-ci, c’est un ennemi qui a le
loisir de nous abattre si on ne lui résiste d’abord : il n’est pas un moment en repos ; il acquiert chaque jour
de nouvelles forces, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus au patient. On sent trop qu’une exacte discipline dans
les lieux publics préviendrait la communication de cette maladie contagieuse, pour que je m’amuse à en
exposer les preuves : ce qui me donnerait un air de vain et ennuyeux déclamateur. Comme cette maladie
n’a sa source que dans la fornication publique, d’où elle se glisse ensuite dans les familles particulières,
c’est aussi de cette fornication qu’elle continue de tirer des recrues, pour ainsi dire. Quand cette source
sera donc tarie, il sera naturel que la nation recouvre sa première santé et son ancienne vigueur. Or, c’est
ce qui ne peut manquer d’arriver pourvu qu’on ait soin de préserver les lieux publics de cette sorte
d’infection. Car enfin quel est le jeune homme assez ennemi de lui-même pour s’exposer de propos
délibéré à avoir besoin des remèdes fâcheux d’un apothicaire lorsqu’il peut à son aise, sans honte et sans
craindre les officiers réformants, assurer sa santé et satisfaire sa fantaisie avec autant de maîtresses qu’il
lui plaît.
Il est vrai qu’à première vue, l’entreprise de conserver ces lieux publics sains et saufs semble être
difficile ; mais on y trouvera moins d’embarras, pour peu qu’on examine la chose avec plus d’attention.
Cette maladie se communique réciproquement de la femme à l’homme, et de l’homme à la femme. Mais la
première manière est plus commune, pour plusieurs raisons. Nous ne ressemblons point aux coqs ni aux
taureaux, qui ont des sérails de femelles à leur dévotion. Au contraire, une femme industrieuse et
laborieuse, qui se consacre à la débauche publique, est capable de satisfaire une bonne quantité de mâles ;
tellement qu’un nombre choisi de femmes semblables gagnent joliment leur vie à ce métier. Par
conséquent, si la meilleure partie de ces femmes sont malsaines, elles peuvent infecter une grande quantité
d’hommes, au lieu que ces hommes n’ont ni la volonté ni le pouvoir de gâter un pareil nombre de femmes.
Je dis qu’ils n’ont point la volonté. En effet une femme, pour amasser de quoi payer le chirurgien, peut
feindre qu’elle a du plaisir lors même qu’elle ne sent que du mal. Bien plus, elle peut hasarder de se
plaindre qu’on lui cause de la douleur, persuadée que l’homme l’attribuera ou à ce qu’elle est chaste ou à
sa propre vigueur, et il sera bien éloigné de penser qu’il a maltraité un chancre en passant. Les femmes,
étant un sujet purement passif en cette occasion, peuvent aisément contrefaire de la sorte, au lieu que si un
homme n’a pas un plaisir réel, il lui est impossible de faire quoi que ce soit. Je laisse juger à ceux qui ont
de l’expérience, combien l’imagination d’une femme doit être refroidie par une gonorrhée infecte, et si un
homme en pareil cas, au lieu de chercher le plaisir, ne chercherait point à se procurer la guérison. On peut
donc conclure avec toutes sortes de certitude que les hommes attaqués de cette maladie ne songeant à rien
moins qu’à la porter à d’autres, elle ne se répand au loin et ne se communique de toutes parts que parce
que les femmes négligent de se faire guérir. Or, selon mon système, les lieux publics seront réglés avec
tant d’attention qu’une femme ne pourra cacher longtemps son mal et qu’elle aura intérêt de le découvrir,
tellement que les maux que ces sortes de femmes ont causés, seront réparés avec le temps, et qu’enfin on
n’entendra plus parler de cette sale maladie. Mais en voici assez sur cette matière.
La seconde chose qu’on doit considérer dans ce vice est la dépense où il jette et l’indolence qu’il
inspire aux hommes, auxquels il fait négliger leurs affaires et perdre leur temps. Quelles que soient les
occupations d’un homme, elles ne peuvent arrêter la circulation de son sang ni prévenir la sécrétion de la
semence. Qu’il dorme ou qu’il veille, les vaisseaux spermatiques font leur office, même s’il donne ses
pensées à des affaires importantes et s’il ne fait point attention au chatouillement vénérien qu’il sent. À la
vérité, un homme débauché fait son unique étude de la science du plaisir. Sa lubricité force la nature à
fournir des esprits à sa passion, mais alors sa constitution sera bientôt ruinée. Les esprits animaux étant
épuisés par cette anticipation violente, son corps sera affaibli et ses nerfs relâchés, de sorte qu’après une
vie irrégulière et efféminée, il ne pourra plus recouvrer ses premières forces. D’un autre côté, les parties
qui souffrent davantage de la violence de cet exercice sont sujettes à divers accidents et les débauchés,
dont la santé est d’ailleurs vigoureuse et robuste, sont souvent incommodés d’ulcères et de faiblesses qui
viennent ou de l’ulcération précédente des prostates ou de ce qu’ils ont outré la nature : ce qui produit une
relaxation. Il est vrai que ces hommes parleront toujours des femmes avec le même goût ; mais quoi qu’ils
puissent dire, ils n’auront plus ces désirs brulants qu’ils sentaient auparavant, lorsque leurs vaisseaux
n’avaient point perdu leur vigueur naturelle. Il est certain que la débauche ne subsiste plus chez eux que
dans l’esprit et qu’elle ne vit que des images de leurs anciens plaisirs, images qu’ils ne perdent pas avec
autant de facilité qu’ils ont perdu le chatouillement qui les a fait naître. En un mot, cette passion s’affaiblit
en eux à un tel point, qu’avec le temps elle passe de glande penis ad gladem pinealen – du gland du pénis
à la glande pinéale7. Au contraire un homme occupé, ou qui mène une vie régulière, éprouvera rarement
ces accès de luxure ; mais aussi ils se feront sentir avec plus de violence. Car enfin, quoique ce soit une
opinion reçue, plus un homme tient longtemps sa passion sous le joug, plus il est capable de l’y tenir
encore dans la suite. Cette maxime n’est vraie qu’en un sens et revient à ceci que, si un homme a été
capable, par telles et telles raisons, de vaincre sa passion pendant un mois par exemple, il sera capable de
la vaincre pendant un mois encore, si les mêmes raisons subsistent et que la tentation n’augmente point.
Néanmoins ses désirs auront plus de force que ceux d’un autre qui n’ayant point ces motifs d’abstinence
accorde chaque jour à sa passion ce qu’elle exige. S’il y a quelques hommes d’une constitution
particulière, dont trois petits boutons8 puissent aisément réprimer les chastes désirs, ou qui, par une force
extraordinaire de raison, se rendent maîtres de cette passion tyrannique et furieuse, je les félicite de tout
mon cœur de leurs heureuses conquêtes. Ce que je dis ne les regarde en rien, puisque les lieux publics ne
sont point destinés pour de pareilles gens. Je ne parle que des hommes occupés qui, malgré la sagesse et
la régularité de leur conduite, sont réduits quelquefois à chercher les moyens d’éteindre les flammes qui
les consument. Or, je dis que la passion a plus de force dans les personnes de ce caractère que dans des
gens adonnés au plaisir et que leur abstinence contribue à augmenter la violence de leurs désirs et à les
mettre hors d’état d’y résister. Leur imagination, n’étant point refroidie par de fréquentes jouissances,
s’enflamme rapidement. D’un autre côté, leurs vaisseaux spermatiques ne sont point affaiblis par des
évacuations forcées, ils conservent toute leur vigueur et leurs nerfs sont capables des sensations les plus
délicates : de sorte qu’au moindre badinage d’une fille qui a quelques charmes, leurs vaisseaux sanguins
sont prêts à faire leur fonction.
Je demande maintenant ce que sera un pareil homme quand il aura pris la résolution de se satisfaire. Il
faudra qu’il se hasarde dans les lieux publics de débauche où peut-être il gagnera quelque mal qui
épuisera sa bourse et qui l’empêchera de vaquer à ses affaires, lorsqu’elles l’obligeront à sortir. Sinon il
est réduit à faire servir son temps, son éloquence et sa bourse à tromper une fille vertueuse : ce qui lui fera
négliger ses affaires et l’entraînera, selon toute apparence, dans des frais qu’il ne se serait jamais
imaginés auparavant.
Pour remédier à ces inconvénients, il y aura des lieux publics toujours ouverts où un homme selon ses
facultés pourra régler sa dépense, depuis un demi-écu jusqu’à une guinée, sans exposer sa santé le moins
du monde. Ce qu’on doit principalement considérer, c’est que si un homme est surpris d’un accès soudain
de débauche, il pourra, sans se détourner beaucoup, trouver une maîtresse complaisante et disposée à le
satisfaire, qui le mettra à son aise en un clin d’œil. Après quoi, il poursuivra ses affaires avec plus
d’attention, n’étant plus troublé par ces images voluptueuses qui accompagnent toujours des émotions
telles que celles que je décris9.
Ce n’est pas encore tout. Un triste effet du commerce avec les femmes débauchées, c’est qu’il tend à
dépeupler une nation, soit par la destruction des bâtards qui en naissent, soit en ce qu’ils ruinent la
constitution des jeunes gens qui, venant à se marier ensuite, ne peuvent plus avoir d’enfants, ou n’en ont
que des maladifs qui vivent peu. Le premier de ces inconvénients est presque inévitable, surtout chez les
femmes modestes qui seront toujours capables de se porter à cet excès de cruauté tant que la chasteté sera
la gloire de leur sexe, comme il se doit. Cependant ce désordre sera prévenu pour la plus grande partie
par mon système. Car chaque courtisane qui fera profession de débauche, sous la protection des lois, aura
un appartement dans l’infirmerie lorsqu’elle sera près d’accoucher et il faudra qu’elle prenne soin de son
enfant. Ce qui sauvera un nombre considérable de ces petites créatures qui selon toute apparence auraient
péri autrement. De plus, il y a un grand nombre de filles du commun, comme des servantes, qui ne font
mourir leur fruit que par la crainte de ne pouvoir plus trouver de condition et de manquer de pain si leur
maternité devenait publique. Or, cet établissement commode, fait pour leurs pareilles, sera un motif
puissant pour les engager à entrer dans ces lieux plutôt que de commettre une action qui révolte la nature et
qui doit être punie de mort, si on la découvre.
Considérons maintenant ce qui regarde le mariage. Depuis que le monde n’est plus dans l’état de
nature et qu’il est composé de plusieurs sociétés indépendantes les unes des autres, et divisées chacune en
divers ordres ou degrés distingués par leurs titres et possessions, qui descendent de père en fils, il est
indubitable que le mariage est d’une nécessité absolue, non seulement pour la propagation régulière de
l’espèce et pour procurer une éducation sage aux enfants, mais encore pour conserver cette distinction de
rang qui autrement serait confondue à la fin par des successions incertaines. Il n’en est pas moins évident
que toutes sortes de débauches, quelles qu’elles soient, sont ennemies du mariage, en ce qu’elles ruinent la
vigueur naturelle de la constitution et qu’elles épuisent les sources mêmes de l’amour.
Comme cette passion nécessaire au monde est d’une nature chatouilleuse, le trop ou le trop peu lui
nuisent également et il est difficile de tenir un juste milieu sans tomber dans l’une ou l’autre extrémité. La
nature nous donne à notre naissance une provision extraordinaire d’amour. Si les jeunes hommes vivaient
dans une chasteté entière sans dissiper une partie de leur feu, le premier accès d’amour leur renverserait
la cervelle et la nation n’entendrait parler que d’aventures amoureuses et de passions romanesques. Avec
le temps, le fils d’un pair d’Angleterre courrait le risque de devenir chevalier errant et de prendre une
fille de rien pour sa dulcinée. Au contraire, tel qui n’est aujourd’hui qu’un jeune tailleur éveillé,
deviendrait un Roland le Furieux et exposerait sa tête pour obtenir une épouse riche d’une haute naissance.
En un mot, malgré l’intempérance de notre siècle, nous voyons tous les jours tant d’exemples de ces
mariages disproportionnés et ruineux qu’on peut conclure avec raison que, si la nation vivait dans une
sobriété parfaite à cet égard, il n’y aurait point d’homme qui pût répondre de la conduite de ses enfants.
Il est vrai que, sur le pied où sont les choses, l’excès de chasteté est moins à craindre que l’extrémité
contraire, quoiqu’il y ait des exemples de l’un et de l’autre, et que bien des pères qui vivent aujourd’hui
aimeraient mieux avoir vu leurs fils cinquante fois dans une maison publique que de les voir mal mariés,
comme ils sont. Cependant l’autre extrémité est autant ou plus à craindre, car étant plus commune. En effet,
la plupart des jeunes gens accordent trop à leurs passions : ce qui leur fait perdre l’inclination qui les
porterait au mariage ou les rend incapables de répondre aux fins de cet état.
Pour éviter ces deux extrémités dangereuses, des maisons publiques de débauche ne peuvent que
paraître un remède excellent à tout ce qu’il y a de personnes sensées, puisque en premier lieu nous évitons
l’inconvénient d’une continence trop rigoureuse. Quand un homme a acquis quelque expérience en
fréquentant ces sortes de maisons, il est en état de former un jugement de comparaison sur les plaisirs que
l’amour peut lui procurer. La jouissance change bien les idées qu’il avait de la beauté. On ne doit plus
craindre pour lui qu’il se laisse porter à un mariage disproportionné par les notions romanesques et
chimériques de la tendresse qui aveuglent la jeunesse sans expérience et qui lui font croire que l’amour
suffit seul pour rendre un mariage fortuné. C’est sans doute ce qu’on m’accordera sans peine et qui ne
mérite pas que je le prouve davantage.
En second lieu, les maisons publiques dont je parle préviendront les inconvénients de la débauche
excessive en ce qu’elle ne nuira pas à la santé et que, si on diffère de se marier pendant quelque temps
pour sa satisfaction particulière, il restera toujours assez de vigueur aux hommes pour leur faire souhaiter
un jour ou l’autre de quitter l’état joyeux de garçon. Ajoutez que quand ils seront mariés, ils pourront
accomplir les devoirs de cette condition comme s’ils avaient toujours vécu dans une parfaite chasteté, et
mieux même que s’ils avaient été des héros de continence.
Cette proposition pourra sembler hardie et néanmoins la preuve en saute aux yeux. Cependant, pour
procéder avec méthode, je distingue trois manières par lesquelles les jeunes hommes débauchés énervent
leur vigueur naturelle et se rendent impuissants. La première est la manufriction ou masturbation, la
seconde, l’excès et la fréquence des plaisirs, enfin la troisième, les maux qu’on gagne dans la débauche.
Quant à la première cause, lorsque les jeunes garçons ont une fois appris ce jeu criminel, ils n’y
renoncent guère qu’après avoir eu commerce avec les femmes. Ce qui les y fait persévérer plus qu’autre
chose, c’est la sûreté, le secret, la commodité et le bon marché de ce plaisir.
Du moins, si ces onanistes avaient la modération d’attendre les mouvements de la nature, quoique leur
action ne soit point naturelle, elle ne leur causerait pourtant pas plus de préjudices, moyennant cette
prudente discrétion, que ne le fait la débauche avec les femmes. Mais, au lieu de cette réserve, ils outrent
tous les jours la nature. Et, bien qu’ils n’aient ni inclination ni capacité pour s’attaquer aux femmes, ils se
satisfont sur eux-mêmes en suppléant au reste par l’agilité de leurs impudiques mouvements. Par là ils
affaiblissent les parties destinées à la génération et ils les accoutument tellement à cette friction violente
que, quoiqu’ils aient de fréquentes évacuations sans aucune érection, cependant la sensation ordinaire que
le commerce des femmes procure à ces parties n’est point capable de les exciter à l’émission de la
semence : ce qui les met hors d’état d’avoir une postérité.
Pour arrêter ces pratiques clandestines et empêcher que les jeunes gens ne mettent des mains violentes
sur eux-mêmes, nous avons imaginé les maisons publiques de débauche qui ne sauraient manquer de
produire un bon effet. Car enfin quel garçon serait assez brutal pour préférer cet amusement puéril et
solitaire aux caresses d’une belle femme lorsqu’il peut se les procurer avec autant de commodité, de
secret et de sûreté ?
En second lieu, j’ai dit que souvent l’excès et la fréquence des plaisirs vénériens affaiblissent les
hommes et leur causent la plupart du temps des ulcères incurables. C’est ce qui n’arrive que rarement ou
jamais, si ce n’est dans les débauches faites avec les personnes privées, à savoir lorsqu’une maîtresse a
fait une telle impression sur l’imagination d’un homme, qu’il fait des efforts extraordinaires et au-dessus
de ses forces, d’où il contracte une faiblesse dans les vaisseaux spermatiques, dont il est d’ordinaire plus
difficile de guérir que d’une gonorrhée virulente. On préviendra ce danger en encourageant les maisons
publiques de débauche : ce qui détournera les hommes de penser à former des intrigues secrètes. On
m’accordera sans peine qu’on ne doit point appréhender d’excès pareils dans les lieux publics sur
lesquels ce traité roule. Comme chacun n’y agira que par ce principe général d’amour qu’un sexe a pour
l’autre, il n’ira que jusque-là où la nature le conduira et qu’à proportion des mouvements particuliers qu’il
sentira dans cette circonstance.
Pour la troisième cause de l’impuissance, à savoir les maladies vénériennes, j’ai déjà prouvé que mon
projet est le meilleur remède dont on puisse s’aviser pour les prévenir. Je me borne donc à observer avec
combien de bonheur mon système pourvoira aux mauvais effets de la luxure, sans en excepter un quel qu’il
soit, et de quelque biais qu’on envisage la débauche.
C’est pourquoi je crois avoir assez prouvé la première partie de ma proposition, à savoir que les
lieux publics conserveront la santé des hommes en sorte qu’ils auront la capacité et par conséquent l’envie
d’entrer un jour ou l’autre dans l’état du mariage.
J’ajoute maintenant que ces hommes rempliront mieux le but et l’intention de cet état que s’ils avaient
toujours gardé une continence rigoureuse et entière.
Quand un homme et une femme se choisissent l’un et l’autre entre le reste des êtres, ce n’est point la
propagation seule de leur espèce qu’ils ont en vue : d’ordinaire, c’est même la moindre de leurs pensées.
La principale chose qu’ils se proposent, c’est de couler le reste de leur vie dans de doux embrassements
et dans des caresses réciproques l’un de l’autre, de partager leurs joies et leurs chagrins, de répandre dans
le sein l’un de l’autre leurs plaisirs et leurs afflictions, et enfin de contribuer autant qu’il est possible à
leur bonheur réciproque. Pour les enfants, ils viennent d’eux-mêmes et sans qu’on y songe, et les parents
les élèvent naturellement comme ils peuvent.
Mais cette félicité dépendant de l’affection mutuelle des deux parties, dès que cette affection se
refroidit, soit dans l’homme, soit dans la femme, le mariage devient malheureux et on ne peut plus
répondre aux fins sages et vertueuses de cette condition. Pour rendre justice au beau sexe, il a plus de
constance en amour que le nôtre. Les passions des femmes sont moins aisées à exciter et on ne les voit
point se fixer en un moment sur un objet, comme les hommes le font tous les jours. Mais en récompense,
quand la tendresse s’est emparée d’un cœur féminin, elle y acquiert plus de force et elle s’y conserve
mieux que chez les hommes. La jouissance même de ce qu’elles aiment augmente leur amour au lieu de le
diminuer. Soit que les femmes reprennent l’amour qu’elles ont donné et qu’il jette de nouvelles racines en
elles par la conception, au lieu que les sentiments qu’un homme cause ne l’affectent que pendant le temps
qu’il les cause ; soit que cette différence vienne du tour d’imagination différent des hommes, qui sont
susceptibles des moindres impressions que fait sur eux la première beauté qu’ils rencontrent ; soit
qu’occupés de leurs affaires, ils ne prennent de l’amour qu’en passant et comme par divertissement, au
lieu que les femmes en font leur principale affaire ; il est certain par l’expérience de tous les jours qu’une
femme après la jouissance ne conserve qu’une petite partie de l’affection de son époux. Voyons donc qui,
d’un homme chaste avant le mariage ou d’un homme qui en a goûté d’avance les plaisirs, est moins sujet à
se refroidir envers sa femme. En un mot, voyons qui des deux doit être un meilleur mari. La première
chose qui refroidit un homme après le mariage est la disparité des deux parties. Je vais m’expliquer.
Quand on ne s’est marié que par amour et au détriment de sa fortune, dès que les premiers feux sont
éteints, on ne peut s’empêcher de regarder sa femme comme la cause et l’auteur de ses infortunes : ce qui
produit une froideur et une indifférence, qui aboutit peu à peu à une rupture ouverte. Or, s’il y a quelqu’un
qui court le risque de faire un mariage disproportionné, c’est un homme chaste, comme je l’ai déjà prouvé
et il n’y aurait point eu de meilleur moyen de le guérir de sa folie que de lui faire un peu connaître l’amour
par sa propre expérience. D’un autre côté, ces gens réguliers et continents, qui ne se marient que par
amour, se forment des idées extravagantes des plaisirs qu’ils goûteront dans le lit conjugal, de sorte qu’ils
tombent dans une fâcheuse surprise, après les avoir goûtés une fois. Un tel homme ne saurait comprendre
comment les charmes de son épouse ont pu faire tant d’impressions sur son âme. Il ne peut comprendre
qu’elle ait encore les mêmes charmes qui le transportaient hors de lui-même. Il s’imagine avoir découvert
en elle une foule de petits défauts et il attribue à cette découverte sa froideur qui augmente sans cesse, au
lieu que la cause de ce changement est en lui-même et non point en son épouse qui est toujours ce qu’elle a
été. Quand un homme brûle d’amour et que la passion fait battre son pouls avec violence, il se jette une
humeur peccante sur ses yeux : ce qu’on peut observer dans l’instant parce qu’ils deviennent vifs et
brillants. C’est alors que la beauté de chaque trait acquiert de nouveaux charmes en passant par cet organe
vicié, où toute femme devient une déesse. Mais, lorsque cette humeur qui causait son éblouissement vient
à être tirée en bas par une révulsion, comme dans le cas du mariage, alors les yeux de l’homme s’ouvrent.
Quoiqu’il ait encore la vue basse et faible et qu’il ne voit que comme au travers de plusieurs cercles
bleuâtres, il aperçoit pourtant les choses mieux qu’il ne faisait et sa déesse ne lui paraît plus qu’une
mortelle, telle qu’elle est, dépouillée des fausses apparences dont son amour la revêtait.
Dans cette occasion, un mari qui a toujours été chaste rejette sa faute sur sa femme et s’attache à
quelque autre qu’il imagine n’avoir pas les mêmes défauts que la sienne. Alors il ne faut plus espérer de
bonheur dans le mariage.
Au contraire, un homme, qui a de l’expérience par-devers lui et qui a vu plus d’une femme, sait
qu’elles se ressemblent toutes en un point et que la violence de l’amour est toujours suivie d’un calme
profond. Ainsi quand il se marie, préparé contre les inconvénients de cette nature, il est prêt à pardonner
les fautes et les imperfections qui sont inséparables de la condition humaine. Une preuve de cette vérité,
c’est la maxime établie chez les femmes, que les débauchés font les meilleurs maris. Elles sentent qu’il est
bien difficile de posséder seules l’affection d’un homme, qu’un jour ou l’autre il voudra satisfaire sa
curiosité sur ces sortes d’affaires et qu’autant cette expérience est utile avant le mariage, autant elle est
dangereuse dans la suite.
D’un autre côté, pour achever de rendre le mariage heureux ou supportable, il doit y avoir quelque
rapport entre les humeurs, le tempérament et les inclinations des deux parties. Si, par exemple, le mari ne
peut souffrir le séjour dans la capitale et que la femme déteste celui de la campagne, ou que l’un soit
grave, sérieux, ennemi des divertissements tandis que l’autre fait profession d’aimer la joie et le plaisir, il
est impossible qu’ils s’accordent jamais ensemble. Ils seront tous les jours en différends. Or, les disputes
entre gens mariés ressemblent à celles de la religion, je veux dire qu’il est difficile de les apaiser. On en
va juger par cet exemple.
Après la révocation de l’édit de Nantes, plusieurs protestants furent mis à la Bastille où ils
demeurèrent un temps considérable. Ils observèrent durant le séjour qu’ils y firent que ceux qui avaient eu
ensemble quelque dispute ne se réconcilièrent que quelque temps après leur élargissement. Ils en
conclurent alors que, quoiqu’ils fussent compagnons d’affliction, étant toujours dans la compagnie l’un de
l’autre, leurs animosités conservaient leur première vigueur, faute d’une courte absence pour se calmer. Il
en est de même dans le mariage. C’est pourquoi on devrait choisir une femme dont le tempérament revint
au nôtre, autant qu’il est possible.
Or, cette attention est de celles dont un homme chaste et sans expérience ne s’avise jamais. Infatué de
la personne qu’il aime, il s’imagine que son bonheur futur dépend de la possession d’une demoiselle d’une
certaine taille et avec des traits arrangés d’une certaine manière. Quand il a le malheur de ne pas
rencontrer une figure telle qu’il s’est dépeinte, quel surcroît de chagrin se doit être pour lui de se trouver
lié pour toujours avec une femme dont l’humeur ne ressemble en rien à la sienne et dont, par conséquent,
la satisfaction est incompatible avec la sienne propre ? On peut juger de ce qui arrive alors. Lits à part,
tables séparées, séparation de corps et de biens, procès, telles sont les suites de ces beaux mariages. En
un mot, considérons l’état conjugal de quelque côté que ce soit, nous trouverons qu’un homme qui en a
goûté les plaisirs avant que d’en avoir pris le joug, sera meilleur mari et répondra mieux aux fins du
mariage qu’un homme qui a vécu dans la chasteté jusqu’au jour de ses noces.
Ainsi nous voyons par cet heureux établissement des maisons publiques de débauche que, loin
qu’elles soient l’ennemie du mariage, elles lui servent beaucoup et contribuent à le rendre heureux.
Il nous reste maintenant à prouver la dernière partie de ce que nous avons avancé, à savoir que le
projet d’ériger des maisons publiques empêchera, autant que faire se peut, que les honnêtes femmes ne
soient corrompues et réduira la débauche dans des bornes étroites.
Pour éclaircir cette matière, il faut s’arrêter un peu à considérer la constitution du beau sexe tandis
qu’il est dans l’état d’innocence. Quand nous aurons vu les fortifications que la nature a élevées pour
défendre la chasteté des dames, nous verrons pourquoi il arrive tant de fois qu’elles laissent entrer
l’ennemi dans la place et nous serons mieux en état de la défendre.
Toute femme qui est capable de concevoir doit avoir les parties qui y servent conditionnées de telle
manière qu’elles puissent accomplir ce qui est nécessaire dans cette conjoncture. Mais, pour qu’elles
soient propres à l’usage auquel la nature les destine, il faut qu’elles aient une sensation subtile et délicate
et, qu’à l’approche des organes virils, elles excitent dans les femmes un plaisir exquis et au-dessus de tout
ce qu’on peut dire, sans quoi les organes récipients ne peuvent s’évertuer, pour procurer la conception
comme ils font, d’une manière extraordinaire. Il faut que le vagin entier soit un sphincter continué qui serre
et embrasse le pénis, tandis que les nymphes et autres parties voisines ont leurs émissions particulières
dans ce moment critique, soit pour servir le véhicule et pour rendre le passage glissant, soit pour
s’incorporer à l’injection masculine. Ajoutez que les trompes de Fallope doivent se mettre dans une
posture propre à recevoir le fluide fécond et à le conduire dans les ovaires. Or, il est difficile de
s’imaginer que tant de membres alertes, des membres d’une telle délicatesse, des membres enfin qui
agissent avec tant de vivacité en cette occasion soient, en d’autres moments, froids et sans mouvement. Car
outre que l’expérience nous enseigne le contraire, la belle disposition du corps de la femme ne serait
d’aucune utilité si la nature ne leur avait fourni un chatouillement précédent qui les excitât à entrer en
action. Joignez à cette preuve que, malgré tant de découvertes que nous avons faites depuis peu dans
l’anatomie, nous ne trouvons point que le clitoris puisse avoir d’autres usages que d’allumer les désirs des
femmes par ses érections fréquentes, qui produisent sans doute le même effet que celles du pénis, dont le
clitoris est la copie parfaite en miniature10.
En un mot, pour nous convaincre de la violence de la passion des femmes lorsqu’elle est échauffée
jusqu’à un certain point, il ne faut que considérer à combien de risques terribles elles s’exposent pour la
satisfaire. La honte et la pauvreté ne paraissent que des bagatelles une fois que cette passion l’emporte.
Mais ce n’est qu’une partie de ce qu’il y a à dire. Quoique les femmes soient toutes sujettes à ces
sortes de désirs, la variété des tempéraments met une différence considérable entre elles. De même qu’il y
a des hommes dont les nerfs optiques et olfactifs ont moins de vivacité que chez d’autres, certaines
femmes ont les nerfs des parties féminines d’une sensibilité et d’une vivacité particulières. Soit que cette
différence vienne de la formation de leurs nerfs ou de la vélocité du sang qui circule dans ces parties, ou
de la quantité différente, ou peut-être de l’acrimonie de ce fluide qui est séparé du sang par les nymphes et
autres glandes – on peut assurer qu’à proportion de la délicatesse de cette sensation les femmes ont plus
ou moins de chasteté naturelle.
Pour contrebalancer l’impétuosité de ces désirs naturels, on inculque avec soin aux jeunes filles, dès
leur enfance, des notions fortes de l’honneur. On leur apprend à haïr les putains avant qu’elles sachent ce
que ce mot signifie. Quand elles sont venues en âge, elles trouvent que leur intérêt dépend absolument de
passer pour chastes. Ces idées de l’honneur et de l’utilité sont ce qu’on peut appeler une chasteté
artificielle, chasteté qui avec celle que la nature donne composent la chasteté réelle de chaque femme.
Par exemple, il y a des femmes qui ont plus de chasteté naturelle ou moins d’inclinations lascives que
d’autres et qui, en même temps, ont conçu des notions rigoureuses de l’honneur. De telles femmes sont
presque imprenables. On peut les comparer à des villes, que la nature et l’art ont fortifiées également, de
sorte qu’elles ne sauraient être prises d’assaut et qu’à moins d’une trahison il faut les réduire par un siège
long et régulier, pour lequel il y a peu d’hommes qui aient assez de patience et de résolution.
Il y a d’autres femmes qui font le même cas de leur réputation et qui ont la même sensibilité pour ce
qui s’appelle honneur ; mais la nature les a faites d’un tempérament sanguin et amoureux. Une femme de
cette espèce ressemble à une ville qui a une bonne garnison, mais dont les habitants mutins et séditieux ont
un fort penchant à se révolter et à introduire l’ennemi dans la place. Il est vrai qu’avec beaucoup de soin
et de vigilance ces femmes peuvent apaiser des mutineries pareilles et que l’honneur tiendra longtemps la
passion en bride. Néanmoins, la sûreté n’est pas encore parfaite. Il y a certains temps fâcheux, des saisons
critiques, des heures où l’on ne se tient point sur ses gardes, où l’on endort peu à peu l’honneur et
l’intérêt, de sorte que l’amour gagne le dessus. Or, c’en est fait dès ce moment. Quoique nous regardions
l’amour et l’honneur comme des combattants égaux et que nous ajoutions même que, dans une bataille
rangée, où l’un et l’autre paraîtraient avec toutes leurs forces, l’honneur aurait l’avantage, néanmoins il est
impossible dans le cours d’une longue guerre civile que l’amour ne gagne la victoire un jour ou l’autre.
Or, je le dis encore une fois, c’en est fait alors et cette victoire est décisive, car l’inclination a ce
malheureux avantage sur l’honneur, qu’au lieu d’être affaiblie par la sujétion, elle en prend de nouvelles
forces : semblable à la camomille qui s’élève à proportion qu’on la courbe davantage, ou au célèbre
Antée qui recevait une nouvelle vigueur de sa défaite et qui se relevait de terre avec de nouvelles forces.
Au contraire, l’honneur mis une fois en déroute ne se rallie jamais. La moindre brèche à l’honneur des
femmes est irréparable et les blessures faites à la chasteté sont comme les trous qu’on a creusés dans un
jeune arbre et qui s’agrandissent avec lui.
D’un autre côté, l’honneur et l’intérêt ont besoin d’une longue enchaînure de raisonnements forts et
solides avant que de pouvoir disposer leurs troupes en bataille. L’inclination au contraire est d’abord sous
les armes dès que l’amour a levé son étendard. Car enfin comme le moindre regard tendre et amoureux
d’une dame excite une révolution soudaine dans les esprits animaux de l’homme et lui fait bouillonner le
sang, sans doute l’imagination femelle s’échauffe avec la même promptitude.
Par conséquent dans une pareille rencontre entre l’amour et l’honneur, il y a dix contre un à parier que
l’ennemi entrera car la porte de la chasteté, semblable au temple de Janus, demeure toujours ouverte
pendant les guerres de cette espèce. Il est vrai que, si la perte de l’honneur devait suivre sur-le-champ la
perte de la chasteté, la vertu de ces femmes résisterait mieux. Mais elles se flattent de l’espérance du
secret et elles s’imaginent avoir trouvé les moyens de goûter des plaisirs qui ne coûtent rien à leur
réputation. Ainsi, elles concilient leur honneur avec leur inclination ou du moins elles l’engagent à
demeurer neutre : conduite dont les conséquences sautent aux yeux. En un mot, une femme amoureuse et
sensible à l’honneur peut souffrir beaucoup d’attaques et défendre peut-être sa chasteté jusqu’au dernier
moment, mais elle est tous les jours en danger d’être surprise et de se voir réduite à ne se défendre plus
que pour la forme.
Il y a une troisième sorte de femmes qui ne ressemblent en rien aux précédentes et qui n’ont ni honneur
ni penchant à l’amour, c’est-à-dire dont l’honneur et le penchant n’égalent point l’honneur et le penchant
du reste du sexe. Ces sortes de femmes, selon les circonstances où elles se trouvent, sont au-dessus de
l’amour, ou n’y sont point. Quand leur intérêt et leur fortune dépendent de leur réputation, comme il arrive
à toutes celles d’un rang médiocre, elles sont femmes d’honneur. L’intérêt à la vérité est inséparable de
l’honneur des femmes : il en est même la base, et l’honneur et l’intérêt, considérés comme gardiens de la
chasteté, sont des termes synonymes. Le point d’honneur sans l’intérêt n’empêcherait guère les femmes de
s’abandonner à l’amour du plaisir. Ainsi nous voyons que les filles se conduisent avec bien plus de
circonspection lorsque leur fortune dépend encore d’un mariage à faire que quand elle est assurée par la
possession d’un mari.
Les femmes mariées au contraire agissent avec plus de liberté parce qu’elles sont à couvert des
moindres soupçons et de la probabilité seule de l’incontinence. Elles ne peuvent plus être trahies par leur
grossesse et il ne reste pour les convaincre que d’être témoin oculaire de leurs démarches. C’est ce qui
semble être cause que plusieurs se donnent tant de liberté, comme si elles étaient de l’opinion de Falstaff,
lorsqu’il dit : « les yeux seuls peuvent me convaincre ».
C’est pourquoi l’honneur des femmes étant attaché à leurs intérêts, il faut diviser cette classe de
femmes en deux autres. Les premières dont la fortune est indépendante et ne saurait souffrir des censures
du monde. Et les secondes qui sont tellement au-dessous des autres personnes qu’elles échappent à leurs
censures ou qu’elles y sont insensibles. Celles de la première espèce ont ce désavantage que, quelque
chasteté naturelle qu’elles aient, la moindre étincelle d’amour suffit pour les rendre capables de tout,
d’autant que quand une femme est dans un âge mûr, cette portion d’honneur qu’elle a acquise se conserve
avec peine et ne peut plus être augmentée. Les femmes de la seconde sorte sont également sujettes à être
tentées et elles ont de plus ce désavantage que, quoiqu’elles ne puissent rien gagner à conserver leur
chasteté, elles trouveront leur compte à la perdre, pour peu qu’elles aient de la beauté. La vertu de cette
classe de femmes semble ne dépendre que de cet article, car si elles ont assez de charmes pour porter les
jeunes gens à prendre un peu de peine et à faire quelques dépenses, leur chasteté ne saurait tenir : il faut
qu’elles se rendent.
La quatrième et dernière espèce de femmes est de celles qui, avec peu de principes d’honneur, ont
beaucoup de penchant à l’amour. Leur vertu est sans défense et dès qu’un homme leur a fait perdre ces
petites craintes qui sont naturelles la première fois aux jeunes personnes, il peut avancer avec confiance et
conclure que la brèche est praticable car, quelque résistance qu’il rencontre ensuite, elle ne servira qu’à
augmenter le plaisir de sa conquête. La plupart des femmes ont beau être résolues à tout lâcher, elles font
semblant de ne vouloir accorder rien et elles s’arment d’une fausse modestie qu’elles veulent faire passer
pour bonne, mais dont on leur sait peu de gré.
Dès que les femmes ont pris un peu d’amour, elles s’appliquent uniquement à en donner autant aux
hommes et elles sentent que la seule apparence de la modestie leur prêtera de nouveaux charmes. Ce qu’il
leur en coûte pour étouffer leurs désirs est récompensé pleinement par le plaisir secret qu’elles tirent de la
violence de leurs amants qu’elles regardent comme une preuve de la sincérité et de la grandeur de leur
passion. Une femme a raison de craindre que la jouissance ne refroidisse son amant. C’est pourquoi elle
voudrait bien s’assurer de sa constance, par le grand prix qu’elle fait semblant de mettre à sa chasteté,
avant que de lui en faire un sacrifice.
D’un autre côté, pour ne point parler du plaisir actuel qu’une femme sent en se défendant contre son
amant, sa résistance la justifie aux yeux de cet homme et c’est une espèce d’échappatoire pour son honneur
et pour sa conscience, au moyen de quoi elle se dit à elle-même qu’elle a été forcée en quelque manière.
C’est pour cette raison que la plupart des femmes refusent de se rendre par capitulation et veulent être
emportées d’assaut11.
Après cet examen superficiel des diverses classes qui composent les femmes selon les diverses
circonstances où elles peuvent se trouver, on peut conclure, si on préfère la vérité à la complaisance, que
la meilleure partie des femmes ne conservent leur chasteté que précairement et que la chasteté féminine, en
elle-même, porte sur un fondement chancelant.
Hudibras a situé plaisamment l’honneur des hommes dans les parties de derrière, de sorte qu’il est en
sûreté lorsqu’on l’attaque de front. Mais l’honneur des femmes, malgré la bonté apparente de sa situation,
ressemble à la maison d’un débiteur assise sur les limites de deux comtés, je veux dire qu’on peut
l’attaquer de deux côtés, par-devant et par-derrière12.
Ceux qui ont écrit sur cette matière ont tous remarqué que le siège de l’honneur des femmes a deux
faces, ainsi que Janus, et qu’il est par conséquent accessible par deux endroits. Il reste à observer que
Lycurgue pensait sans doute à cette situation lorsqu’il donna les modèles des jupes des Lacédémoniennes.
Car bien que la chaleur du climat obligeât les femmes de ce pays à couvrir peu leurs cuisses, tellement
que, selon Plutarque dans le parallèle de Numa et de Lycurgue, l’habit des filles de Laconie ne leur venait
que jusqu’aux genoux et était ouvert des deux côtés, ce qui laissait paraître leurs cuisses nues quand elles
marchaient ; néanmoins ce sage législateur ne voulut point permettre de faire la moindre ouverture sur le
devant ni sur le derrière de leurs jupes, persuadé que ces deux avenues sacrées de l’honneur des filles
devaient être gardées avec soin.
Pour la même raison, la posture droite a toujours été estimée plus séante qu’aucune autre et c’est une
mode de tous les siècles et de tous les pays, parmi les femmes, de plier les genoux en saluant au lieu de
courber le corps. Car bien que cette dernière posture semble être une inclination modeste et douce du
corps en l’honneur de la personne saluée, elle donnerait occasion de présenter les parties postérieures
d’une manière indécente à ceux qui se trouveraient derrière : ce qui serait surtout ridicule à présent qu’une
dangereuse mode a fait ouvrir les jupes de nos Européennes par-derrière.
Mais pour retourner à notre sujet, il faut que nous prouvions le syllogisme suivant. La seule manière
de conserver la chasteté des femmes est d’empêcher les hommes de l’attaquer. Or, le projet des maisons
publiques de débauche est l’unique moyen de détourner les hommes d’attaquer l’honneur des femmes,
donc ce projet est le seul moyen de conserver la chasteté des femmes.
Je compte que la première partie de cette proposition est assez prouvée. Il est évident, par la simple
considération du naturel des femmes, que, si les hommes cherchent leurs plaisirs comme à l’ordinaire, il
n’y a aucun moyen efficace d’assurer la vertu des femmes, de quelque rang et de quelque âge qu’elles
soient. Si une femme a de la beauté, elle en est plus sujette à être recherchée. Si elle est laide et qu’elle a
peu d’amants, on se fera un plaisir de la nouveauté d’une pareille conquête. Si elle est mariée, ce serait
une merveille qu’elle n’aimât point des plaisirs auxquels elle est accoutumée et qu’elle peut goûter
ailleurs qu’auprès de son mari, sans danger. Si elle est fille, simple et sans expérience, il est aisé de la
tromper et de l’attendrir. Si elle est riche, l’aise et le luxe rendent son sang vif et impétueux et l’amour est
indomptable quand il a fait longtemps abstinence. Si elle est pauvre, il est aisé de la gagner parce que
l’avarice et l’amour se joignent ensemble pour la séduire.
En un mot, il y a dans l’amour une certaine crise fatale à laquelle il n’y a point de femmes qui
échappent. La seule différence qu’il y a entre elles, c’est que celles qui ont plus de vertu se soutiennent
davantage contre cette crise et ne succombent que quand une foule de circonstances fâcheuses s’unissent
contre elles. Pour celles qui n’ont qu’une vertu médiocre, elles ne peuvent échapper que par un bonheur
extraordinaire et incroyable. Mais, vertueuses ou non, il faut absolument qu’elles succombent quand la
passion est parvenue à un certain degré de chaleur.
Puisque, donc, il n’y a qu’un moyen de mettre à l’abri la vertu des femmes, qui est de prévenir les
entreprises des hommes, il faut se demander s’il est possible de retenir ces ennemis de la pudicité
féminine autrement que par la création publique des maisons de débauche et si cette fondation produira
l’effet qu’on en attend.
Personne ne doute que les jeunes gens qui jouissent d’une santé vigoureuse ne préfèrent les plaisirs de
l’amour à quelque autre chose que ce soit. Il est certain que les personnes en question feront tout pour se
satisfaire, à moins que les lois punissent de peines leur action, que la crainte les réprime et les retienne
dans le devoir.
Or, il n’y a que trois choses que l’homme appréhende dans le monde : la honte, la pauvreté et les
châtiments corporels. Quant à la honte, il dépend peu des lois de la répandre sur les hommes, de sorte
qu’elle mérite à peine le nom de punition. Si le pilori par exemple fait plus d’impression sur les hommes
par l’infamie dont il charge leur nom que par le mal qu’il fait souffrir au corps, ce n’est point que la
posture d’un homme qui montre la tête par un trou soit ignominieuse en elle-même ou rendue telle par les
lois. C’est que ce châtiment apprend à tout l’univers qu’on a convaincu le patient d’avoir commis une
certaine action scandaleuse en elle-même et dont il rougit de voir le public informé. Il est certain que
l’honneur et le déshonneur n’étant rien que les opinions différentes des hommes sur la bonté ou la
méchanceté des actions, lesquelles opinions naissent dans l’esprit de la convenance ou de l’inconvenance
naturelle des actions mêmes, elles ne peuvent être changées ou déterminées par aucune puissance
séculière. On en voit un exemple dans ce qui concerne les duels où souvent c’est un honneur pour un
homme d’avoir violé la loi et où il est forcé de la violer pour défendre son honneur. C’est pourquoi ce que
la loi peut faire de pis contre de pareilles actions est de les publier aux yeux de l’univers. Mais il est
évident que cette publicité ne saurait avoir assez d’influence sur les esprits des hommes pour les détourner
d’un crime tel que l’amour, c’est-à-dire d’un crime bien venu dans le monde et dont les jeunes gens se font
gloire d’être coupables.
Il faut donc avoir recours à des amendes ou à des châtiments corporels, ou à ces deux choses
ensemble. Si on emploie les amendes, il faut qu’elles soient d’une de ces trois espèces. Ou elles
consistent en une certaine somme déterminée pour chaque faute, ou on prend une certaine portion des biens
entiers du coupable, ou enfin ce sont aux jurés à exiger telles sommes qu’ils jugeront convenables pour
réparer le dommage de la femme. La première sorte d’amende est impraticable à cause de son inégalité
par rapport aux biens différents des coupables. La seconde ne serait une punition que pour les gens riches.
La troisième serait impossible en plusieurs cas parce que souvent les femmes sont ruinées par des hommes
qui ne sont pas en état de payer des amendes suffisantes. Mais accordons qu’on imaginera une sorte
d’amende avec tant de bonheur qu’elle sera toujours et possible et sensible à toutes sortes de personnes
dans les différents états de la vie. Supposons encore que cette amende sera assez considérable pour
détourner de la faute ceux qui ont tant soit peu de modération et de prudence. Néanmoins, nous nous
trouverons dans un grand embarras par rapport à la preuve du fait. S’il faut des témoins oculaires pour
cette preuve, il n’y aura que les sots qui seront convaincus, outre que le témoin qui jugera qu’il aura vu
reus in re [en flagrant délit] devra avoir de bons yeux et être un hardi jureur. Que s’il suffit, pour
convaincre un homme, du témoignage seul de la femme, l’inconvénient sera encore pire. Car elle recevra
des dédommagements, ou non, pour l’injure qu’on lui aura faite. Si elle n’en reçoit point, une femme
modeste qui a un peu de sens commun aimera mieux cacher sa faiblesse que d’en faire un aveu public qui
se changerait en déshonneur et qui ferait tort à un homme pour lequel il est évident qu’elle conserve
encore de la tendresse. Ainsi, il n’y aura point d’homme acculé si ce n’est par des femmes que les lois
n’ont jamais eu l’intention de favoriser.
Si c’est la femme qui doit recevoir cette amende, soit en partie, soit en tout, par voie de réparation,
sans compter que ce sera un véritable encouragement pour elle de retomber dans la faute, ce sera le moyen
de faire naître une foule d’accusations calomnieuses. Car enfin quel est l’homme qui puisse vivre avec tant
de circonspection qu’une femme ne puisse jamais l’accuser d’un pareil fait et revêtir son accusation de
circonstances probables, quand il n’y a aucun moyen d’en prouver la fausseté. Cette difficulté est sans
réponse et est recevable également contre toutes sortes de punitions corporelles, sans en excepter la mort.
Car s’il y a tant de fausses accusations de rapt où une femme ne tire aucun profit de la poursuite du
criminel, où elle est sujette à tant d’examens embarrassants, où la possibilité du fait est tellement
révoquée en doute qu’elle en perd d’ordinaire contenance et qu’elle est obligée de citer une infinité de
circonstances avant que de gagner créance dans les esprits. Si, malgré ces découragements, il y a tant
d’accusations malicieuses de rapt que bien des gens condamnent le laxisme de la loi à cet égard, à quoi ne
devons-nous pas nous attendre dans le cas où une femme n’aura rien à faire qu’à reconnaître simplement
qu’elle a été gagnée par des persuasions, ce qui fera disparaître toutes sortes de difficulté. D’un autre
côté, une telle loi serait un remède pire que le mal, si même elle était un remède. Car quelle amende
imaginera-t-on qui suffise pour détourner les hommes, eux parmi lesquels il y en a tant qui sacrifient leur
fortune à ce plaisir ? Quelle punition corporelle, excepté la mort, trouvera-t-on, qui soit équivalente à ces
gros maux auxquels un débauché s’expose chaque jour ? À quoi serviront donc des amendes et des
punitions corporelles ?
Il est remarquable d’ailleurs qu’on n’ait jamais ni fait ni même proposé de loi contre la débauche,
bien qu’elle ait toujours été un mal commun et pernicieux. La sagesse seule de nos législateurs devrait
donc nous persuader, sans autre preuve, que puisqu’ils n’ont point conçu cette loi, c’est qu’elle est
impraticable.
Le torrent de la luxure entraîne les hommes avec trop de rapidité pour vouloir l’arrêter à force
ouverte. Voyons donc s’il n’y aurait pas quelque moyen de détourner son cours et de prévenir les mauvais
effets de la débauche puisqu’on ne peut prévenir la débauche même.
Plusieurs de ceux qui ont écrit sur le gouvernement ont exprimé ce qu’ils en pensaient par la
comparaison du corps politique avec le corps naturel. C’est, entre autres, ce qu’a fait le célèbre Hobbes
dans Le Léviathan. Pour faire usage nous-mêmes de cette allégorie, nous pouvons considérer l’esprit de
débauche comme une espèce d’humeur peccante dans le corps politique qui se jette d’elle-même sur les
membres extérieurs qu’elle trouve sujets à l’infection et propres en même temps à emporter la malignité
de cette humeur. Si cette décharge est aidée par une permission publique de fonder des maisons de
débauche, qui sont une espèce d’évacuatif légal, la santé des citoyens s’en trouvera mieux. Si, au
contraire, on se sert des lois pénales, semblables à des astringents violents, elles attireront la maladie
dans le sang où elle assemblera ses forces jusqu’à ce qu’elle en ait corrompu la masse entière et qu’elle le
jette enfin au-dehors avec la dernière virulence et au hasard de corrompre les membres sains qui auraient
autrement échappé à la contagion. On remarque dans une chaude-pisse que la nature jette d’elle-même les
humeurs nuisibles par les mêmes passages par lesquels elle les a reçues. On sait aussi que si on contraint
la nature dans cette évacuation et qu’on repousse le venin au-dedans en se hâtant trop d’appliquer les
styptiques [caractérisés par des propriétés astringeantes], le mal se change en grosse vérole, saisit les
parties vitales, « et semblable à un dard, perce la vie d’outre en outre », comme parle Salomon. Mais,
pour laisser l’allégorie qui convient mieux à la poésie et à la rhétorique qu’à des matières sérieuses
comme celle-ci, puisque le projet des maisons publiques de débauche est le seul expédient qui nous reste
pour préserver la chasteté des femmes, la question est de savoir si cet expédient servira, ou non, à la fin
qu’on se propose.
Pour prouver l’affirmative, il ne faut que nous examiner nous-mêmes et considérer nos passions : car
l’amour a été et sera toujours le même dans tous les hommes et dans tous les âges. Les premières émotions
amoureuses qu’un jeune homme sent sont violentes et ce sont comme autant d’aiguillons qui allument dans
son cœur des désirs véhéments. La passion est forte, mais générale : c’est une envie, mais non un amour.
L’impatience, naturelle à celui qui a des envies, lui fera chercher un chemin court pour se satisfaire. En un
mot, il préférera les caresses faciles et volontaires d’une courtisane à l’espérance incertaine et éloignée
de vaincre les refus d’une modeste demoiselle qu’il ne pourrait fléchir qu’avec bien du temps et de la
peine et qui, même alors, pourrait lui causer plus de chagrin après la jouissance qu’elle ne lui en aurait
coûté auparavant.
D’un autre côté, quand bien même le jeune homme deviendrait amoureux d’une certaine personne en
particulier, ce qui est bien rare, et qu’il serait en son pouvoir d’amener cette personne à son but, ce qui est
moins commun encore, il serait sujet à une certaine honte secrète qui accompagne ses premières saillies.
Ce qui empêche les jeunes gens de déclarer leur passion, jusqu’à ce qu’elle acquière tant de force qu’ils
en soient réduits à recourir aux officieuses courtisanes par le moyen desquelles ils soulagent leurs feux,
sans que leur propre modestie en souffre.
Mais, quoique l’inclination naturelle des hommes les porte dans leurs premières amours à chercher
des plaisirs aisés, celles qui veulent bien les leur procurer sont dans une triste situation. Faute de bons
règlements, elles sont infâmes dans le monde et méritent de l’être. Les endroits où elles choisissent leur
demeure ne peuvent être abordés de ceux qui ont soin de leur réputation. Elles exhibent avec imprudence
ce qu’elles vendent. Leurs demeures sont sujettes à la puissance civile et infectées des visites mercenaires
des connétables. Enfin, pour comble de malheur, certains maux infâmes y sont communs et inévitables à tel
point que bien des gens sont forcés, contre leur inclination, de chercher chez d’honnêtes femmes des
plaisirs moins dangereux, sans vouloir goûter ceux que les femmes publiques leur offrent, ou après en
avoir fait une triste expérience.
Si, malgré ces inconvénients, tant de jeunes hommes ne laissent point de préférer les femmes
publiques aux autres, quel succès ne devons-nous point attendre de l’heureux établissement que nous
proposons quand la conduite de nos jeunes demoiselles sera réglée d’une manière bienséante, qu’on
trouvera toutes sortes de commodités dans leurs maisons, que les choses y seront à un prix raisonnable,
qu’on n’y craindra plus le fléau redoutable de la vérole et que les lois, loin d’être contraires à ces
assemblées, les prendront sous leur protection et les y maintiendront autant qu’il sera possible ? Il est
certain que nous pourrions compter alors sur une réforme entière des mœurs.
Si pourtant ces moyens ne réussissaient pas entièrement et que quelques personnes s’obstinaient
encore à la poursuite des plaisirs défendus, malgré ce qu’on aurait fait pour leur en procurer de légitimes,
il faudrait alors avoir recours à l’autorité des lois pour les punir. Car enfin, bien qu’elles ne puissent
prévenir le penchant des hommes au plaisir, elles peuvent le régler. La chose n’est pas en leur pouvoir,
mais la manière de la chose y est. Il faut qu’un homme mange, c’est une nécessité, mais ce n’en est pas une
qu’il mange ceci ou cela. On peut le diriger quant à la qualité des mets. Il n’est point d’effort qui puisse
arrêter un cheval indompté, mais un rien suffit pour diriger sa course d’un autre côté. Je dis la même chose
d’un ruisseau dont on ne peut arrêter le cours tandis qu’il est facile de le détourner. J’en dis autant de
l’amour qui, indocile et opiniâtre en général, change d’objet particulier par la moindre circonstance. Or,
on m’avouera que les peines infligées par les lois n’ont pas peu de force lorsque ce que les lois
commandent n’est pas impossible.
Mais ce que je viens de dire est une preuve surnuméraire, superflue et ex abundanti [surabondante].
En effet, les maisons publiques établies sur le pied que nous disons auront tant d’avantages sur les plaisirs
qu’on pourrait trouver chez les femmes particulières, soit par rapport à la commodité et à la liberté, soit
par rapport à la beauté et à la variété, que l’inclination naturelle des hommes suffira pour les conduire
dans ces lieux sans que les lois s’en mêlent. S’il y a quelque danger à craindre, il est d’une autre espèce. Il
y aurait quelque raison d’appréhender au contraire que la luxure publique étant une fois tournée de ce
côté-là, on n’eût point assez de sultanes pour peupler ces sérails, ce qui décréditerait d’abord ces maisons
et leur ferait un tort irréparable. Mais cette objection n’est que plausible et, pour peu qu’on y regarde de
près, elle disparaîtra d’elle-même et justifiera notre projet.
Il est constant qu’il y a parmi nous un nombre de jeunes hommes dont les passions ont trop de force
pour souffrir le frein qu’on voudrait y mettre. Il s’agit donc d’imaginer un moyen d’y satisfaire qui coûte à
la vertu des femmes le moins qu’il soit possible. Mais la difficulté gît à ajuster les choses de telle manière
et à borner avec tant d’exactitude les passions des jeunes hommes : qu’on ne sacrifie pas une seule femme
de plus qu’il ne serait nécessaire pour préserver la vertu des autres.
Il est vrai que les galants de notre siècle n’ont point la vigueur de ce lascif empereur de Rome qui
dépucela dix vierges sarmates en une nuit. Mais ce qui nous manque de force, nous y suppléons par la
délicatesse de nos goûts. Semblables à des estomacs malades, il nous faut des mets de toutes sortes
d’espèces. Il y a même quelques-uns de nos jeunes gens dont la délicatesse ne s’accommode que des
pucelles. Ils ressemblent à ces insectes qui détruisent une infinité de fleurs parce que leur palais difficile
n’aime que les jeunes et tendres boutons.
Mais nous ne devons point juger de la force de ces sortes de gens par le nombre des femmes qu’ils
débauchent, pas plus que nous jugeons qu’un homme a beaucoup d’appétit parce qu’il marchande plusieurs
douzaines de pigeonneaux. Ce n’est pas toujours par une imagination luxurieuse et par un goût lascif qu’un
seul homme détruit tant de pucelages. Souvent c’est qu’il cherche sa sûreté personnelle. Les jeunes filles
étourdies, sans soin, sans expérience, aimant le badinage, se conduisent avec tant de légèreté dans leur
première passion qu’elles ne manquent guère d’être prises et qu’un homme ne trouve plus de sûreté à
demeurer fidèle. Ainsi, bien des femmes qui pourraient rendre au public des services profitables lui
deviennent inutiles en peu de temps. Un calcul modeste montrerait que nous perdons en un an assez de
femmes vertueuses pour servir la nation entière pendant six ans.
Les maisons publiques règleront cette affaire avec tant d’exactitude et de précision que, l’un portant
l’autre, nous emploierons chaque année autant de femmes qu’il faudra pour le service public, sans qu’il y
en ait une seule de trop, ou de moins.
Lorsque ce projet sera mis en exécution, la quantité prodigieuse qu’il y a aujourd’hui de ces sortes de
femmes nous mettra en état de faire un choix excellent et portera sans doute pendant quelque temps la
jeunesse à se jeter sur ces victimes de la débauche publique, de sorte que la débauche particulière perdra
d’autant : ce qui diminuera le nombre des femmes que le malheur d’avoir été corrompues réduit à vivre
dans une corruption éternelle. En effet, le corps de notre jeunesse incontinente étant comme une armée sur
pied et se trouvant toujours en action, il n’en restera guère pour faire les recrues nécessaires.
Mais nous n’en souffrirons point d’inconvénients. Car, si des recrues de jeunes femmes venant des
parties méridionale et septentrionale de nos royaumes, ou des endroits éloignés et des pays étrangers, ne
suffisaient pas pour nos besoins au point que la réputation de nos lieux de débauche vînt à déchoir, le pis
qu’il pourrait arriver, ce serait de retomber peu à peu dans l’état où sont les choses aujourd’hui, où il
serait justement nécessaire de recruter pour les maisons publiques, et pour leur rendre leur premier éclat.
Car chaque femme qui est débauchée au-delà du simple nécessaire augmente dans la même proportion la
nécessité des maisons publiques et expie en quelque manière la perte de sa chasteté en ce qu’elle est un
moyen pour conserver celle des autres. Tellement que, quand la débauche des particuliers passe les
bornes justes et nécessaires, elle perd bientôt ce qu’elle a gagné de trop, par l’encouragement qu’elle
fournit aux maisons publiques. Je veux dire qu’elle diminue à proportion des colonies qu’elle envoie dans
ces maisons : ce qui est tout ce qu’il y a de possible dans ce cas.
Je pourrais prendre cette occasion de m’arrêter sur les avantages sans nombre qui reviendront de mon
projet à la nation. Mais je me borne à remarquer qu’il a ceci au-dessus des autres systèmes que,
nécessairement, il s’exécute de lui-même.
Mais comme la nécessité de débaucher un certain nombre de jeunes femmes n’est due qu’à la
nécessité de remplir les maisons publiques, on pourrait avec beaucoup de raison se demander si ce ne
serait pas un avantage considérable, qui mènerait à l’extirpation entière de la débauche avec les honnêtes
femmes, que d’obtenir un acte du Parlement pour encourager le transport des étrangères dans le royaume.
J’avoue que ceci mérite une sérieuse attention car, outre l’honneur de nos concitoyennes, que nous
préserverions par un acte semblable, il nous rapporterait encore cet avantage qu’au lieu que la plupart de
nos jeunes gens riches emploient une grande partie de leur temps et de leur bien à voyager dans l’unique
vue, comme il semble, de connaître par eux-mêmes la galanterie française et italienne, ils pourraient
satisfaire cette curiosité sans sortir de Londres. Cependant, je laisse décider cette matière à de meilleures
plumes, persuadé qu’une vérité de cette nature a trop l’air de nouveauté pour que mon autorité seule soit
d’un poids à la faire recevoir.
Il suffit pour le présent que j’ai pleinement prouvé ce que je me suis proposé en commençant ce traité,
à savoir que la débauche avec les femmes publiques est moins criminelle en elle-même, et fait moins de
tort à la société, que les galanteries particulières ; et qu’en fondant des maisons publiques pour cet effet,
non seulement on préviendra la plupart des conséquences fâcheuses de ce vice, mais encore qu’on
diminuera le nombre de débauchés en général et qu’on réduira la débauche, autant qu’il est possible de le
faire.
Après ce qu’on vient de dire, il y a peut-être quelque chose d’assez bizarre à parler des objections
venues de la religion, comme si le christianisme ou la morale pouvait objecter quelque chose contre un
système qui n’a pour but que le bien-être du genre humain. Mais, puisqu’une infinité de gens parmi nous
ont des notions assez chimériques de la religion pour s’imaginer qu’en certains cas une foi peut être
injuste et criminelle, quoiqu’elle tende manifestement au bien public, comme si on ne pouvait faire un
prudent usage de cette vie sans hasarder le bonheur de l’autre, puisque tant de gens d’esprit se sont laissé
prévenir de ce faux principe, je répondrai avec autant de précision qu’il se pourra aux difficultés qu’ils
m’opposeront.
En premier lieu donc, je m’attends qu’on m’attaquera par cette vieille maxime de morale : « Il ne faut
pas faire du mal afin qu’il en arrive du bien. » Mais on y peut répondre par un autre axiome qui ne lui cède
ni en ancienneté ni en autorité, et qui d’ailleurs convient bien mieux à la matière présente. À savoir que :
« De deux maux, il faut choisir le moindre. » Je m’explique. Un membre particulier de la société peut sans
doute commettre un crime en vue de procurer le bien de cette société, ce qui était en partie le cas de
Felton contre le duc de Buckingham13, une mauvaise action produite par une bonne intention. Mais elle fut
justement condamnée par tout le monde comme une présomption inexcusable, puisqu’il fit un mal certain,
en vue d’un bien incertain. Mais il y a bien de la différence par rapport aux législateurs. Ils sont chargés
seuls du bien-être de la société. Le bien public est ou doit être l’unique but de leurs actions et ils ont plein
pouvoir pour faire tout ce qu’ils jugent propre à cette fin. Si leur intention est nette, c’en est assez pour
acquitter leur conscience. Et, par rapport au monde, leurs actions, c’est-à-dire leurs lois, sont jugées
bonnes ou mauvaises, justes ou injustes, selon qu’on les trouve avantageuses ou pernicieuses à la société
en général. Et, par conséquent, c’est une absurdité grossière et une parfaite contradiction dans les termes
de soutenir que le gouvernement ne peut pas faire un mal pour qu’il en arrive un bien. Car enfin si un acte
public réussit heureusement et produit plus de bien qu’il n’occasionne de mal, il doit être regardé comme
bon14. Quoique, considéré en lui-même, et sans ses conséquences, il fût mauvais et injuste au suprême
degré.
Par exemple, un vaisseau faisant sa quarantaine et connu pour être infecté vient à couler lors d’une
tempête. Quelques-uns de l’équipage se sauvent à la nage avec peine et arrivent à terre : mais au moment
où ils abordent, le gouverneur du lieu leur fait casser la tête. Cette action en elle-même est un meurtre
contraire au christianisme et à l’humanité. Mais, comme le salut d’une nation entière est assuré par cette
sévère précaution, il n’est pas étonnant qu’elle passe pour excusable et même pour juste dans un sens
étroit et rigoureux.
Une autre objection, ou pour mieux dire sous un autre jour la même difficulté, est que si le bien de la
société est ou doit être la fin de toute loi et de tout gouvernement, puisque notre bonheur éternel est le
souverain bien auquel les chrétiens aspirent tous, un gouvernement chrétien ne doit pas autoriser le
moindre péché, quelque avantage temporel qu’il en puisse retirer.
Je réponds que, de l’aveu général, une des principales perfections de la religion chrétienne est que ses
préceptes tendent directement à procurer le bonheur des hommes dans ce monde et dans l’autre. C’est
donc s’en prendre à la sagesse infinie du législateur et se contredire soi-même que de supposer qu’on
peut, en matière de loi et de gouvernement, violer quelque précepte de l’Évangile en procurant le bien
temporel d’une société. Nous osons assurer au contraire qu’aucune loi criminelle ne peut être utile et
qu’aucune loi utile ne peut être criminelle. Or, nous avons assez prouvé l’avantage que le public tirerait de
la fondation des maisons publiques autorisées par les lois. Il s’ensuit donc que cette permission n’aurait
rien d’illégitime ni de contraire à la religion. Mais, de peur que le mal apparent de la fornication ne soit
encore allégué contre la raison générale que je viens d’apporter, examinons cette matière avec plus
d’attention.
Il est certain que la fornication est une transgression directe d’un précepte de l’Évangile, d’où il
s’ensuit que c’est un péché. Mais ce péché, en tant que tel, n’intéresse pas plus le gouvernement que
l’usage des boudins de sang, que la même loi défend également15. La raison en est que ce péché consiste
en une pleine intention de satisfaire un désir criminel : or, les lois ne sauraient empêcher cette intention.
Les peines qu’elles imposent peuvent bien dégoûter les hommes de satisfaire ce désir, cependant elles les
augmentent au lieu de les diminuer. Si on soutient que le péché de l’intention est aggravé par l’exécution,
tant mieux pour notre thèse. Car alors je raisonne de la manière suivante. Puisque le péché de l’intention
n’est point sujet au pouvoir des lois, ce qu’elles peuvent faire de mieux par rapport à ce péché est
d’empêcher qu’il ne soit aggravé par l’acte qui le met à exécution. Or, les maisons publiques
préviendront, autant qu’il est possible, l’exécution actuelle de ce péché ainsi que nous l’avons prouvé ci-
dessus.
Une autre branche de cette objection, sans laquelle l’objection elle-même n’aurait aucune force, est
qu’en autorisant les maisons publiques de débauche, on autorise aussi la débauche du peuple.
Si par « peuple », on entend les habitantes de ces maisons, je compte qu’on ne regardera point comme
un crime d’encourager, ou pour mieux dire de borner à la pratique d’un seul crime, celles qui en auraient
commis des milliers, surtout qu’elles auraient de toute façon commis celui-là, qu’elles fussent encouragées
ou non.
Mais si on croit que cette permission serait un encouragement pour la nation entière, on se trompe fort.
Quant aux hommes, ils sont déjà aussi méchants qu’ils le peuvent être et, si quelque chose les guérit, ce
doit être la satiété. Qu’on les laisse donc se rassasier à leur aise des plaisirs d’un amour illégitime. Ils
apprendront bientôt à préférer les chastes et innocents embrassements de leurs femmes aux caresses
vénales de quelques courtisanes auxquelles ils ne peuvent faire sentir ni plaisir ni amour.
On a observé avec raison que la contrainte ne sert qu’à fortifier les passions, au lieu de les guérir :
Exsuperat magis, agrescitque medendo16 ― « Le remède renforce le mal plutôt qu’il ne le chasse. » C’est
pourquoi un ingénieux écrivain qui avait bien étudié les hommes a dit sur ce sujet que renverser les
maisons publiques, c’est non seulement disperser la fornication en toutes parts, mais encore irriter les
passions indomptées du peuple par la difficulté de les satisfaire.
On a remarqué à Rome que lorsque le divorce était permis, on n’en vit pas un seul exemple en
cinquante années et que Caton soupira de nouveau pour sa femme dès qu’il la vit entre les bras d’un autre.
Un des maîtres dans L’Art d’aimer17 s’est exprimé de la sorte :

Quod licet ingratum est,


Quod non licet acrius urit18.

Et Martial, parlant d’un homme marié, s’exprime en ces termes :

Cur aliena placet tibi, cui tua non placet uxor ?


Numquid fecurus non potes arrigere19 ?

Le même parle de la sorte, dans une autre épigramme :

Nullus in urbe fuit tota qui tangere vellet


Uxorem gratis, Caeciliane, tuam,
Dum licuit : sed nunc positis custodibus ingens
Turba fututorum est : ingeniosus homo es20.

Les maisons publiques encourageront les hommes non point à devenir luxurieux, mais à satisfaire leur
luxure par des moyens convenables sans troubler la paix de la société, en se faisant à eux-mêmes le moins
de tort qu’il est possible. Pour ce qui est des femmes, il n’y a pas dans mon système la moindre ombre
d’encouragement pour elles. En effet, il n’y aura jamais de fille d’honneur qui veuille se perdre, quand
elle n’aura à gagner que le titre de courtisane publique. Et, quant à celles qui s’embarrassent peu du qu’en-
dira-t-on, la protection qu’on accordera aux maisons publiques ne les engagera pas plus à donner dans la
débauche que la permission qu’on donne à un certain nombre de carrosses de louage de rouler les
dimanches n’excite les autres à se mettre sur la place, puisque cette permission même qu’on accorde à
quelques-uns, renferme une défense expresse pour les autres.
Après avoir assez prouvé que l’institution des maisons publiques est avantageuse à la société et avoir
répondu aux objections que le christianisme peut fournir contre moi, j’ajoute que l’exemple des Italiens,
c’est-à-dire d’une nation habile s’il y en a une au monde, favorise la première partie de mon
raisonnement ; que j’ai en faveur de la seconde l’opinion de la Hollande, l’une des Églises réformées les
plus sévères, et enfin que cette institution n’est point nouvelle chez nous et qu’elle subsista en Angleterre
jusque dans le XVIe siècle, et qu’elle fut renversée par le zèle impétueux de nos premiers réformateurs.
Les maisons publiques étaient alors dans le faubourg de Southwark où elles subsistaient par la
permission déclarée du gouvernement, si même ce n’est point par des privilèges exprès. Ce que nous
aurions assez de raison de croire puisqu’elles payaient une taxe réglée au lord-maire et à l’évêque de
Londres. Nous ne trouvons point qu’on les eût jamais inquiétées jusqu’à la vingt-cinquième année du règne
d’Édouard III. Alors le Parlement assemblé à Westminster passa un acte, à la réquisition des bourgeois de
Londres, par lequel les courtisanes publiques furent obligées de se distinguer des autres femmes en portant
des chapeaux rayés de diverses couleurs ou de plusieurs sortes d’étoffes et en tournant leurs robes sens
dessus dessous. Mais ce ne fut qu’une bagatelle, au prix de ce qu’elles souffrirent trente ans après la
persécution de Wat Tyler.
La cinquième année du règne de Richard II, Wat partit de Dartmouth, animé d’un véritable esprit de
réformation et résolu de brûler ou de renverser tout ce qui s’opposerait à ses desseins. Si le palais
archiépiscopal de Lambeth ne put échapper à sa fureur, on ne devait pas s’attendre qu’il fît grâce aux
maisons publiques, outre que la débauche n’était pas un des moindres griefs de Wat. Il avait commencé sa
rébellion en tuant un des collecteurs de la capitation [un impôt], sur ce qu’il témoignait trop de penchant
pour sa fille. Sa haine pour la débauche fut irritée encore par la conduite du lord-maire qui lui ferma les
portes de Londres. Indigné de cet affront, il crut ne pouvoir s’en venger mieux qu’en retranchant une
branche considérable des revenus du maire, à savoir les bordels publics. En un mot, tout concourait à la
destruction de ces maisons, et elles furent démolies. Au reste, cette action coûta la vie à Tyler, car
Guillaume Walworth, maire de Londres, le renversa de dessus son cheval à Smith-Field. Action dont le
roi le récompensa en le faisant chevalier et en lui donnant une pension de cent pièces, en y ajoutant un
poignard aux armes de la ville.
Tandis que les courtisanes étaient dans cette situation incertaine et chancelante, l’évêque de Londres
crut devoir profiter de cette occasion d’augmenter ses revenus en accordant sa protection à ces sortes de
femmes. Cette conduite fit naître de nouveaux troubles. Jean Northampton, successeur de Walworth, piqué
de voir que l’évêque usurpait ses droits, ou peut-être animé par un véritable principe de réformation car il
était wicléfiste [réformateur hérétique], fit souffrir une dure persécution à ces malheureuses. Il avait dans
chaque rue ses espions et ses connétables pour arrêter ces femelles vagabondes. Celles qui n’avaient ni
assez de charmes ni assez d’argent pour corrompre ces officiers étaient promenées par la ville avec les
cheveux rasés, et précédées de trompettes et de fifres. Cette conduite, contraire aux ordres exprès de
l’évêque, fut cause qu’ils eurent souvent des différends ensemble sur cet article. Cependant ce fameux
réformateur, que son esprit inquiet avait fait surnommer Cumber-Touw 21, ne laissa pas que de continuer.
Mais, comme il avait succédé à Tyler dans le dessein de réformer Londres, il lui succéda aussi dans ses
malheurs. Deux ans après, il fut convaincu de haute trahison sans qu’il se défendît le moins du monde,
dépouillé de ses biens qui furent confisqués, condamné à une prison perpétuelle à cent milles de Londres
et enfermé dans la forteresse de Tintagel, dans la province de Cornouaille.
Après la mort du terrible Cumber-Touw, les maisons de joie eurent le loisir de se rétablir sous la
protection de l’Église et elles jouirent d’une tranquillité qui ne fut point interrompue pendant cent
cinquante années. À la vérité, on trouve un acte passé dans Westminster en la onzième année du règne
d’Henri VI, par lequel il est défendu à ceux qui tiennent de pareilles maisons dans Southwark de devenir
jamais jurés ou de pouvoir vendre du vin dans d’autres quartiers. Mais rien ne leur fit tant de tort que la
vérole. Les Espagnols, qui l’avaient prise dans la Floride, l’avaient apportée à Naples et, de là,
Charles VII, au temps de la conquête22, la transporta en France où les Anglais vinrent bientôt la prendre.
Vers le règne d’Henri VII, il y eut un acte passé pour chasser des maisons publiques les femmes qui
l’avaient contractée.
Néanmoins, ces maisons conservèrent toujours leur bonne réputation sous le règne d’Henri VIII et
elles continuèrent de rapporter des revenus considérables à l’évêque de Londres, ainsi qu’il paraît par un
des livres de Bucer où il reproche à Gardiner, comme un crime odieux, de devoir la meilleure partie de
ses richesses au bordel.
Après cette terrible accusation, il est aisé de s’imaginer si les réformateurs firent quartier aux maisons
publiques. Bucer a réussi dans ses desseins : ces lieux qu’il détestait ne subsistent plus. On a détruit ces
obstacles au bonheur public. On attaque la débauche de tous côtés sans miséricorde. Mais quel est le fruit
de cette conduite ? Par notre fureur de réformer, nous avons réduit la débauche à cette extrémité qu’à
peine y a-t-il un jeune homme dans le royaume qui veuille coucher avec une fille, s’il n’est persuadé
qu’elle est sage, et qu’il y a peu de filles sages qui souffrent les caresses d’un garçon, c’est au prix d’une
promesse de mariage. En un mot, c’est une chose sûre que, dans le moment où j’écris, nous sommes aussi
corrompus que nous le pouvons être et que j’ai enseigné un bon moyen de devenir meilleurs.

1. On appelle de ce nom ce que les Italiens nomment « putanisme » et ce que l’auteur appelle public whoring, « prostitution publique »,
pour le distinguer de private whoring, « prostitution privée ».

2. « L’honneur est comme une île escarpée et sans bords ; on n’y peut plus rentrer dès qu’on en est dehors », Boileau, Sat. X.

3. Question : « … qui se sacrifieraient … » ou « … qu’on sacrifierait... » ? (N.D.É.)

4. Accise : impôt indirect perçu sur la consommation.

5. C’est-à-dire dans la province de Caroline, colonie anglaise de peuplement en Amérique du Nord. (N.D.É.)

6. La simonie concerne l’achat et la vente de biens spirituels.

7. Selon Descartes (que Mandeville avait lu), la glande pinéale et le siège de l’âme. Il la situait juste au-dessus de l’« aqueduc de Sylvius »,
siège des « esprits animaux », et pensait que la glande pinéale en recueillait les effets sous forme de sensations reçues dans l’âme. (N.D.É.)

8. Ceux qui servent à bien clore une braguette… (N.D.É.)

9. Comme maints autres endroits de son texte, Mandeville joue ici, avec une belle insolence confortée par son savoir de médecin du corps
et des passions de l’âme, la pragmatique contre la morale. (N.D.É.)

10. Mandeville, médecin du corps et des passions de l’âme, sait manifestement regarder et écouter le féminin puisqu’il y voit ce que
beaucoup d’autres médecins de son époque ne voulaient ni voir ni « entendre » : le clitoris. Rappelons en effet qu’il n’était pas rare, à l’époque
de Mandeville, que des médecins considèrent le clitoris comme une malformation hermaphrodite et pratiquent, purement et simplement, la
clitoridectomie. (N.D.É.)

11. Le moins qu’on puisse dire est que Mandeville, outre ses connaissances approfondies sur l’organe féminin en général et sur le clitoris
en particulier (voir p. 135), sait manifestement mettre à profit ses talents de clinicien lorsqu’il écoute les femmes. Au point de former cette
proposition : il existe, dans la gent féminine confrontée à l’amour, quatre classes (sans compter quelques subdivisions internes). On peut certes
penser de cette classification ce que l’on veut, mais à condition de comprendre que c’est manifestement une des premières tentatives pour
comprendre la femme dans toute sa complexité. (N.D.É.)

12. Il est probable que Mandeville pourrait beaucoup gloser à partir de cette remarque disant que la femme est attaquable de deux côtés.
Cependant, en dépit de son tempérament volontiers provocateur, il ne le fait pas. Probablement parce que cela comportait trop de risques
comme l’illustre le fait que la pratique de la sodomie (avec l’un ou l’autre sexe) a été punie de mort jusqu’en 1861 en Angleterre à la suite du
Buggery Act de 1533 (lequel, contrairement à ce qu’on a tendance à croire aujourd’hui, ne réprimait pas que les pratiques homosexuelles).
(N.D.É.)

13. Le 23 août 1628, John Felton a tué le duc de Buckingham pour éviter qu’il ne jette la patrie dans une expédition risquée. (N.D.É.)

14. Là encore Mandeville anticipe sur le type de propositions qui deviendront des maximes pour les Utilitaristes. (N.D.É.)

15. Actes des Apôtres, 15, 29.

16. Virgile, L’Énéide, livre 12.

17. Ovide.

18. Plaisir permis n’a point de goût ;


La défense fait le ragoût.

19. Tandis que refusant les faveurs de ta femme,


À la femme d’autrui, tu cours en demander,
Que penser d’une telle flamme ?
La peur te fait-elle bander ?

20. Tant qu’avec ta moitié tout accès fut permis,


Cécile, aucun galant gratis
N’eut voulu la toucher dans Rome :
Mais depuis qu’avec soin tu la fais escorter,
Une foule d’amants s’empresse à l’exploiter.
Ô l’habile homme !

21. Ce mot signifie « fâcheux incommode ».

22. En 1495.

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