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MARIVAUX DANS SON SIECLE

Débats littéraires et controverses philosophiques


Notes issues de l’ouvrage de Nicolas Fréry et Mathieu Berman

LE PARTI DES MODERNES

Dans La Fausse Suivante, Marivaux présente sous un jour burlesque une querelle qui a marqué son entrée
dans le monde des lettres, dix ans plus tôt : la deuxième querelle des Anciens et des Modernes : « Frontin. Et
qu’est-ce que c’est que les anciens et les modernes ? / Trivelin. Les anciens…, attends, il y en a un dont je
sais le nom, et qui est le capitaine de la bande ; c’est comme qui dirait un Homère. Connais-tu cela ? ».
Cette seconde querelle est en effet centrée sur une traduction d’Homère (on parle de « querelle
d’Homère »).
La première querelle date de 1694, se clôt avec la réconciliation Boileau-Perrault. La seconde éclate en
1714 lorsque La Motte publie, en réponse à la tradition d’Homère de Mme Dacier de 1711, une
transposition des poèmes homériques, précédé d’un Discours sur Homère, où il se montre peu déférent
envers le « divin Homère ».
Mme Dacier réplique avec un plaidoyer pour les Anciens (Des causes de la corruption du goût) et les
manifeste se multiplient, en faveur d’un camp ou d’un autre.
Marivaux s’engage, et signe L’Homère travesti (réécriture burlesque à la façon de Scarron, dont il ne
revendique pas spécialement la parenté), il y entreprend de démystifier Homère et ses « adorateurs ». Avec sa
préface, il rejoint avec éclat, mais non sans quelques réserves, le camp des Modernes.

Cet engagement auprès des Modernes se retrouvent en filigrane de toutes son oeuvre (notamment dans
les textes tardifs comme Le Miroir), et ce pour trois raisons :
1) Marivaux s’érige contre le culte du grand homme, et les partisans des Anciens sont à ses yeux des
« dévots », des « adorateurs », qui refusent tout « sacrilèges » pour parler comme Christelle Bahier-
Porte. La notion de « grand homme » est selon Marivaux un leurre, dans la mesure où « il n’y a ni petit
ni grand homme pour le philosophe, il y a seulement des hommes qui ont des grandes qualités mêlées de
défauts ».
2) Marivaux croit au progrès de l’esprit humain, dans la préface de Télémaque Travesti, il écrit que le
« progrès des temps, les « expériences de plus » développent et enrichissent l’esprit.
3) Maître-mot de la réflexion esthétique de Marivaux : la singularité. Or, rien ne s’oppose plus à cette
singularité que l’immigration servile des auteurs grecs et latins : « eh bien ! Un jeune homme doit-il être
le copiste de la façon de faire de ces auteurs ? Non, cette façon a je ne sais quel caractère ingénieux et
fin, dont l’imitation littérale ne fera de lui qu’un singe ».

La traduction de cet engagement dans son oeuvre :

Dans La Seconde Surprise de l’amour, Hortensius (seul personnage pédant du théâtre de Marivaux) est un
risible défenseur des Anciens : « dans dix tomes, pas la moindre citation de nos auteurs grecs ou latins,
lesquels, quand on compose, doivent fournir tout le suc d’un ouvrage ; en un mot, ce ne sont que des livres
modernes, remplis de phrases spirituelles ; ce n’est que de l’esprit, toujours de l’esprit, petitesse qui choque
le sens commun ».
Dans La Fausse Suivante, point de partisan mis en scène mais le procédé du regard ingénu, peu informé :
la querelle est présentée du point de vue de Trivelin, fier d’exhiber son vernis de culture. Il multiplie
toutefois les amalgames, spatio-temporels et confond les écrivains, les personnages historiques et ceux de
fictions (« lui et tous les honnêtes gens de son temps, comme Virgile, Néron, Plutarque, Ulysse et
Diogène »). Une des répliques les plus savoureuses de bêtise naïve : il dit d’Homère qu’il « parlait bien
grec ». R. Joly le souligne : « on songe à la blague traditionnelle sur le benêt qui rentre émerveillé
d’Angleterre parce qu’il a observé que les enfants déjà y parlaient couramment anglais ». La querelle y est ,
du reste, prosaïsée, à coup de trivialités, et de comparaisons douteuses au vin, meilleur ancien que nouveau.
L’analogie est burlesque, et présente également dans L’Indigent philosophe.
Notons que c’est une femme l’apôtre des Modernes, et cela n’est pas anecdotiques quand on sait que
« dans la querelle, les femmes étaient traditionnellement du côté des Modernes, ainsi Mme de Lambert ou
la duchesse du Maine, qui protégeaient Fontenelle et La Motte, amis de Marivaux » (Frédéric Deloffre et
Françoise Rubellin).
Il est manifeste que les passéistes, chez Marivaux, sont davantages tournés en dérision.
LA NOUVELLE PRÉCIOSITÉ

1726 : nouvelle offensive contre les Modernes. Un ouvrage à succès, le Dictionnaire néologique, où
l’abbé Desfontaines relève et tourne en dérision les « néologismes » goutés des « beaux esprits modernes »,
notamment La Motte, Marivaux et Fontenelle ; il cite aussi des tours qu’ils jugent fautifs, inélégant et
obscurs.
Nicolas Beauzée, dans L’Encyclopédie, écrira du néologisme qu’il « ne consiste pas seulement à
introduire dans le langage des mots nouveaux » (il faut noter l’ironie : néologisme est un néologisme de
Desfontaines). Une phrase de La Double Inconstance incriminée : « la nature ne vous a rien épargné de tout
ce qui peut inviter l’amour-propre à n’être pas modeste ».
Jusqu’à son élection à l’Académie française (1742), Marivaux sera cible de critiques. Son « jargon »
étendu et son vocabulaire trop recherché sont tenus pour une entorse aux canons classiques.
Marivaux, lui, n’a cessé de défendre le naturel de son écriture, et la nécessaire adéquation entre
tempérament et style. Il soutient, dans le Cabinet du Philosophe, qu’un style original est indispensable à
l’expression d’idées nouvelles.

Un qualificatif revient souvent sous la plume des adversaires de Marivaux, celui de précieux : on trouve
dans ses écrits « un certain air précieux » écrit d’Argens.
Dans son Dictionnaire néologique, Desfontaines compare les Modernes aux précieuses ridicules de
Molière.
Frederic Deloffre situe Marivaux au sein d’une « nouvelle préciosité » qui « présente avec la première
préciosité (des années 1650) de nombreux traits communs ».
Un esprit précieux dont la diffusion se fait par l’intermédiaire des salons de Mme de Lambert et Mme de
Tencin, protectrices de Marivaux auxquelles il rend hommage dans La Vie de Marianne. Manifestation de
cette préciosité nouvelle ? Le marivaudage.
Du vivant de l’auteur, marivaudage et marivauder étaient encore inusités, et apparaissent pour la
première fois sous la plume de Diderot (« la belle occasion de marivauder ! » écrit-il à Sophie Volland en
1760) ; peu d’écrivains, note Sainte-Beuve, ont donné leur nom à une manière, à un type de discours ou
d’écrit. Notons toutefois que c’est au prix de nombreux contresens que l’oeuvre de Marivaux fut réduite à
cette galanterie spirituelle et délicate dont marivaudage est devenu synonyme.

La signature stylistique de Marivaux : la reprise lexicale. Marmontel évoque les dramaturges chez qui
« c’est sur le mot qu’on réplique et non sur la chose », il estime que ces jeux d’échos ne servent qu’à
« allonger tant qu’on veut une scène oisive ». Mais ces reprises de terme sont au coeur d’un complexe art
du dialogue et font la saveur de bien des scènes marivaudiennes, tout en étant riches d’implications :
loin de relever du babil ou du verbiage, elles permettent d’analyser les labyrinthes de l’âme et la
complexité du réel, et témoignent d’une réflexion, sur les vertus ou les écueils de la langue (« sentir est
trop, c’est connaitre qu’il faudrait dire », La Fausse Suivante, II, 2) — « la notion de marivaudage
implique la conscience de l’existence du langage » (Deloffre, 1967).

MARIVAUX ET LES PHILOSOPHES DES LUMIÈRES

Marivaux est délicat à situer au sein du siècle des Philosophes. Peut-on le compter parmi les représentants
de la pensée des Lumières ?
Certains estiment que l’oeuvre marivaudienne ne porte aucune empreinte de l’idéologie des Lumières
(Bonhôte, 1974), d’autres soutiennent que des liens étroits se nouent parfois entre les textes de Marivaux et
la pensée des philosophes.
Il convient de poser prudemment cette question pour mesurer combien Marivaux est dans son siècle un
auteur à la fois marginal et emblématique.

Par sa temporalité, pour ce qui est des Lumières au sens strict, il n’a pu y participer qu’en qualité de
précurseur. Si les années 20-50 pendant lesquelles il écrit sont celles « d’essors des Lumières », ce n’est
qu’après 50, avec l’aventure encyclopédique, que s’imposent les Lumières militantes (Martin, 2017).
À l’époque de LDI et de LFS, Montesquieu a déjà écrit ses Lettres Persanes auxquelles Marivaux
consacre un développement dans Le Spectateur français, en 1722. Pour autant, La Dispute, en 1744, parait
dans un moment où l’esprit des Lumières commence à se diffuser. Cette comédie, « la plus métaphysique »
selon Frédéric Deloffre, ne saurait se comprendre indépendamment de ce contexte de renouveau intellectuel.
Marivaux ne se revendique pas nécessairement du philosophe. L’indigent philosophe et celui du Cabinet
du Philosophe peuvent bien passer pour des portes-paroles de l’auteur, ceux de l’Île de la raison, de la
Seconde Surprise de l’amour et du Triomphe de l’amour sont fort peu ménagés.
Il n’est pas le bienvenu au sein du « parti philosophiques » dont les chefs de file n’ont pas cherché à
l’accueillir. Voltaire aura des traits sarcastiques contre l’artificialité prétendue des comédies de Marivaux.
Dans Le neveu de Rameau, Diderot écrit de Marivaux qu’il est un « auteur menacé de survivre à sa
réputation ».
Un seul l’appréciait, et cela n’étonne guère, c’est Rousseau, qui admirait son oeuvre. On sait combien la
position de Rousseau au sein des Lumières était complexe.

Certes, pour ce qui est des philosophes des Lumières, il n’est pas l’un des leurs. Pourtant, des
convergences existent entre l’oeuvre marivaudienne et certains credo des Lumières. Le thème du
triomphe de la raison sur les préjugés, intellectuels ou sociaux, est au coeur de certains textes de Marivaux
(Le Préjugé vaincu, 1746, le titre annonce la couleur).
Les appels à l’exercice du sens critique ne sont pas rares sous la plume de Marivaux, et il faut évoquer les
trois pièces insulaires, dites parfois « utopiques » ( L’Île des esclaves, L’Île de la raison, La Colonie),
Marivaux y fait preuve certes de circonspection dans les remèdes (chacun retrouve in fine sa place)
mais aussi d’une indéniable audace dans la lucidité critique et la deconstruction des discours
dominants.
Marivaux a un positionnement double : au sein et en marge des Lumières.
Cela apparait de façon évidente dans La Dispute. Le cadre est celui des Lumières : le goût est à
l’expérimentation, à la quête de l’origine, à la réflexion sur l’éducation — sujets au coeur de la réflexion
contemporaine. Mais voilà une illustration critique des aspirations des Lumières. La curiosité qu’elles
valorisent (« vous excitez ma curiosité, je l’avoue », dit Hermiane, sc. 2) a un versant inquiétant,
Christophe Martin l’a montré : la libido sciendi interfère avec la libido dominandi.
Pour Martin, c’est une « perversion des Lumières » que pourrait bien avoir mis en scène Marivaux. Du
père du Prince, l’organisateur énigmatique de l’expérience, on sait simplement qu’il est « naturellement assez
philosophe » : un qualificatif, selon les éditeurs de la Pléiade, à entendre, peut-être, ironiquement, comme
une pique dirigée contre certains de ceux qui se réclament de la Philosophie.

Dates majeures :
1711, 1714, 1723, 1742, 1744
Figures majeures :
Parti des Anciens : Mme Dacier, l’abbé Desfontaines, d’Argens, Nicolas Beauzée, Palissot
Parti des Modernes : La Motte, Fontenelle, duchesse du Maine, Mme de Lambert
Philosophes des Lumières : Grimm, Diderot, Voltaire, Montesquieu, Rousseau

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