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Dossier documentaire n°3

Bonjour. Je tenais à partager avec vous cette longue retranscription de mes entretiens avec
Serpouhi Hovaghian qui raconte les massacres dans l’Empire ottoman dont elle a été victime.

Constance, votre photographe-reporter depuis les ruines de l’Empire ottoman à la fin de l’année 1919 ! Les Ottomans ont signé
l’armistice le 30 octobre 1918 dans le port de Moudros sur l’île grecque de Lemnos. Si la guerre est finie, les victimes sont nombreuses comme
vous pourrez le découvrir dans ce témoignage déchirant…

Serpouhi est née le 22 juin 1893 à Samsun une grande ville des rives de la mer Noire dans l’Empire
ottoman. Son père, Agop, était ingénieur à la compagnie de chemin de fer chargée de la construction
de la ligne devant relier Berlin à Bagdad. Sa mère Ani a eu trois autre enfants. Elle a 13 ans lorsqu’un
son père meurt de maladie… Trois ans plus tard, en 1909, sa mère la pousse à épouser Karnit un
négociant de tabac, issu d’une famille riche. Arrangé, ce mariage se révèle cependant heureux. Un an
plus tard, le couple donne naissance à un petit garçon, Jiraïr, puis, début 1915, à une petite fille, Aïda.
La famille s’installe alors à Trébizonde, au bord de la mer Noire à 300 km à l’est.

Au début de la Grande Guerre, le gouvernement du Comité Union et Progrès (le parti des Jeunes-
Turcs), au pouvoir depuis 1913 a enrôlé plusieurs dizaines de milliers d’Arméniens âgés de 20 à 40 ans
dans la 3e armée. Karnit a échappé à cette mobilisation. Voyageant pour ses affaires, il se trouve en
Roumanie quand il entend des rumeurs à propos de violences commises contre les Arméniens. Il rejoint
Serpouhi et leurs enfants quand le processus d’extermination totale est déjà engagé par les Jeunes-
Turcs). Il se décompose en quatre phases :

Première étape : En février 1915, les militaires arméniens combattant dans les rangs turcs sont
désarmés et envoyés dans des « bataillons de travail ». Dans la plus grande discrétion, des
groupes de 50 à 100 hommes sont régulièrement emmenés à l’écart et exécutés.

Deuxième étape : Une campagne de propagande prépare l’opinion publique ottomane


affirmant que des Arméniens soutiennent les troupes russes dans le Caucase. Accusés d’être des
traîtres à la solde de la Triple-Entente, les Arméniens sont victimes de violences : leurs maisons
sont saccagées, leurs boutiques pillées, des notables sont lynchés en place publique. Face à cette
flambée de haine, Ani, la mère de Serpouhi, ses frères et sœurs, choisissent de quitter l’Empire
ottoman pour se réfugier en France.

Troisième étape : Les cibles sont les élites arméniennes qui sont raflées et exécutées. Ainsi, le 24
avril 1915, 650 intellectuels sont interpellés à Constantinople et assassinés. Partout où vivent les
Arméniens, les mêmes atrocités se répètent. Le 26 juin, 42 notables arméniens sont arrêtés à
Trébizonde. Ils sont noyés au large du port de la ville. Karnit, est au nombre des victimes…

Quatrième étape : Toute la population arménienne restante, femmes, enfants et vieillards (la
grande majorité des hommes ont été tués) se mettent en route, à pied, n’emportant avec eux que
le strict minimum, pour une destination inconnue.

Dans la nuit du 2 au 3 juillet, une semaine après le meurtre de son mari, Serpouhi, son fils Jiraïr, la
mère et la grand-mère de son mari, sont réveillés et jetés hors de chez eux. Profitant du chaos qui
règne dans la rue, la jeune femme, son garçon de 4 ans dans les bras, se précipite vers l’hôpital où
Aïda, son bébé âgé de 6 mois, a été admise quelques jours plus tôt. Elle ne reverra jamais sa belle-
famille. Et arrivée à l’hôpital, Serpouhi découvre l’indicible : Aïda est morte. Comme le sont tous les
enfants arméniens qui séjournaient à l’hôpital.

Serpouhi est finalement arrêtée et déportée. […]


[…]

Des longs convois se mettent en marche pour se rendre


vers les déserts de Syrie ou d’Irak. Le périple est
interminable raconte-t-elle : « Nous marchons sans but,
six heures par jour, sans manger ni boire. Une route,
marche et marche encore, jusqu’à ce que tu mettes fin à
ta vie, une souffrance indescriptible. » La malnutrition
fait tomber les prisonniers comme des mouches. D’autres
sont abattus par les gardes qui les escortent. Ils font des
étapes dans des contrées désertiques où ils sont parqués
comme des animaux, ou dans des bourgades où ils sont
soumis aux violences des villageois. Après des jours et
des jours de ce régime inhumain, Serpouhi comprend
qu’elle ne pourra pas sauver Jiraïr. Elle profite d’une
halte dans un hameau pour confier son petit garçon à
une paysanne musulmane.

Après vingt-cinq jours de marche forcée, le convoi arrive à Erzincan. Après être restée trois jours,
allongée sur une paillasse, Serpouhi est intégrée à un nouveau convoi, composé presque
exclusivement de femmes. « Ils les avaient épousées pendant deux mois avant de les rejeter ». «
Epousées » est évidemment un euphémisme qui dissimule une réalité plus sordide. Lors d’une halte
dans un village, juste avant d’arriver aux gorges de Kemah, elle prend la fuite ! Elle trouve refuge
dans un village voisin et tente de survivre en échange de travaux de couture. Un mois plus tard, elle
retombe entre les mains de ses bourreaux pour être acheminée dans un nouveau convoi, à Agn.
Serpouhi s’évade à nouveau, elle n’est pas reprise cette fois et parvient même à regagner les rives de
la mer Noire à Kirassoun le 25 octobre 1915. Se faisant appeler Marie et se prétendant catholique,
elle est hébergée chez des notables de la ville, puis, en février 1916, dans une famille grecque qui la
cache au péril de sa propre sécurité. En novembre 1916, les Grecs sont à leur tour la cible des attaques
dans la presse turque. Le mois suivant, les déportations commencent, avec leur lot de vols, de viols,
de meurtres. Cette fois, pour Serpouhi, il n’y a plus de refuge possible. En septembre 1917, misant le
tout pour le tout, elle soudoie un marin turc qui accepte de la conduire clandestinement à
Constantinople. Dans la capitale, la présence de diplomates et d’observateurs étrangers empêche les
tueurs d’agir à leur guise. La jeune arménienne en profite pour reprendre des forces mais reste
inquiète quant à son avenir. Elle a survécu aux marches de la mort, à la faim, aux violences, mais
elle a perdu son mari, sa fille Aïda, et elle ne sait pas ce qu’est devenu le petit Jiraïr qu’elle a dû
abandonner dans l’espoir de le sauver.

Fin 1918, à Batoum, en Géorgie, un homme se présente dans un orphelinat où sont rassemblés des
dizaines d’enfants grecs et arméniens. Tous leurs parents ont péri dans les massacres. Ces enfants ont
suivi les troupes russes qui se repliaient vers le Caucase. L’inconnu demande qu’on lui présente les
garçons dont la taille peut laisser penser qu’ils sont âgés de 8 ou 9 ans. Une fois le tri effectué, il leur
présente une photographie d’un couple, en leur demandant s’ils le reconnaissent. « C’est mon père,
déclare un des garçons en désignant l’homme sur le cliché. Il joue du violon. Et là, c’est ma mère,
Serpouhi, qui joue du piano. » Aussi extraordinaire que cela puisse paraître, c’est bien Jiraïr qui
vient d’être retrouvé.

Quand Serpouhi a appris que des centaines d’orphelins avaient suivi les Russes lors de leur repli,
elle s’est prise à espérer. Elle a contacté un de ses oncles qui vivait en Russie pour lui demander de se
mettre à sa recherche. Et le miracle a eu lieu… ». Jiraïr retrouve sa mère à Constantinople. Et c’est
avec elle qu’il embarque le 19 février 1919, sur un bateau qui les conduit d’abord au Pirée, puis à
Gênes, avant de gagner Marseille.

Source : « Génocide arménien : le journal d’une survivante des “marches de la mort" » , Géo.fr
Un petit groupe de déportés arméniens
traversant la région des monts Taurus.au sud
de l’Asie Mineure vers novembre 1915.

Armin Wegner, infirmier et photographe allemand témoin des atrocités.

Des soldats ottomans conduisent des hommes


arméniens vers un lieu d'exécution en dehors de
la ville de Kharpout entre mars et juin 1915.
C’est horrible ce qui se passe dans l’Empire... Je n’ai pas pris cette photographie mais j’ai pu
récupérer une copie par une de mes sources… C’est un charnier dans un village arménien…

Constance, votre photographe-reporter infiltrée chez les Ottomans en 1915.

Salut les Bordelais ; toujours loin du front ? Planqués va ! J’ai rencontré un Poilu ; le
lieutenant d’infanterie Henri Jousseaume. Il tient des carnets sur son expérience au front. Il
souhaite rester anonyme mais ça pourrait vous intéresser ! Il a survécu à Verdun !
Eugène, votre journaliste-reporter sur le terrain (lui) en 1916.

Vers le 20 mai 1916 : Nous fûmes embarqués pour la région de Verdun où se livrait depuis deux mois une bataille
gigantesque. Nous reçûmes la mission d’attaquer la côte 304 pour dégager deux compagnies encerclées par les
Allemands.
Le 21 mai 1916 : A 23 heures, des fusées nous éclairaient comme en plein jour. J’eus l’impression que les balles
passaient juste derrière. Dans la tranchée ennemie c’était infernal. Les grenades, les mitrailleuses et les fusils rivalisaient
pour répandre la mort. Deux jours après, nous avions perdu 75% de notre effectif.
Juin 1916 : Nous arrivâmes au saillant Keifer, dominant le ravin de la Mort et le Mort-Homme. Ces noms se passent
de commentaires. Je n’insiste pas sur ces pauvres cadavres quelquefois retirés d’une flaque d’eau pour permettre d’y puiser.
Des faces grouillantes de vers, l’odeur de la mort partout, la faim, la soif, les obus, les balles dans un chaos dantesque ; cela
dépasse l’imagination et donne une idée de ce que peut être l’enfer.
Dimanche 25 juin 1916 : Nous étions ensevelis, les effets brûlés, le sang giclant de partout, horribles à voir. Je fus
transporté sur un brancard au poste de secours du régiment. En cours de route, nous fûmes bombardés par des obus qui
éclataient tout près. Plaies multiples aux genoux, pieds, main et bras droit par éclats d’obus, un tympan perforé et bon
nombre de petits éclats dans la poitrine.
Blessés de la Somme à l’entrée d’un poste de secours. Frantz Adam, photographe ; juillet 1916.

Les gaz toxiques sont utilisés par les Allemands


depuis 1915 en Russie, puis en Belgique, à Ypres
puis par tous les combattants. Ce 22 juin 1916 à
Verdun, les nuages de gaz menacent les
combattants au centre et à droite. Munis Fosse commune dans l’Aisne lors de
d’équipements de protection, les soldats ont la reprise de la guerre de mouvement.
pour mission d’assaillir les tranchées ennemies. Frantz Adam, photographe ; juillet 1918.
La guerre est impitoyable aussi pour les civils … Ci-dessus le camp de prisonniers de Holzminden pour
les civils emprisonnés car originaire d’un pays ennemi. Si les conditions de vie ne sont pas
dramatiques, les prisonniers souffrent quand même du froid, de la faim et de l’isolement. D’autres
camps sont bien plus meurtriers : en janvier 1918, 600 Français sont déportés comme otages. Seules les
femmes sont internées à Holzminden. Les hommes sont déportés dans les camps de Jewie, Milejgany et
Roon, dans des conditions bien plus dures : 26 meurent.

Photographie de la délégation des « gueules cassées » au traité de Versailles en juin 1919. C’est
Clémenceau le chef du gouvernement français depuis 1917 qui demande leur présence et qui a déclaré :
« Vous avez souffert mais voici votre récompense. » Et ses mains ont montré le traité de paix placé sur
une petite table. Deux cents mutilés du visage se trouvent encore à l’hôpital parisien du Val-de-Grâce.
Trois témoignages des abominables massacres infligés par les Ottomans pendant la « Grande Guerre ».
Constance, votre photographe-reporter depuis les ruines de l’Empire ottoman !

« Le gouvernement, qui a ordonné le transfert des Arméniens à Deir ez-Zor [dans le désert syrien],
s’est-il demandé comment ces malheureux pourraient survivre sans habitation et nourriture, au milieu
des tribus nomades arabes ? [...] Il n’est point possible de nier ou de tourner autrement la question. Le
but était l’extermination et ils ont été exterminés. »
Témoignage en 1918 du gouverneur Celal Bey qui s’opposa au transfert des populations
arméniennes placées sous son autorité.

« La longue rivière coulait toujours à nos côtés. Nous pensions qu’à chaque instant, ils allaient nous y
jeter. Ils ont lancé deux chariots pleins de petits garçons dans la rivière. Cette scène ne sort pas de mes
pensées et je pense qu’elle ne sortira jamais. Quand j’ai vu les corps de ces garçons dans l’eau, et que
leurs bras, leurs jambes remuaient encore, j’ai été profondément choquée, plus encore quand j’ai vu ces
monstres les regarder avec un sourire sarcastique ».
Témoignage de la rescapée Serpouhi Hovaghian dans son journal intime.
Un petit message d’Anatolie ! Malgré la volonté de dissimulation des autorités
ottomanes, les preuves commencent à sortir... Ci-joint en haut un extrait d’une
correspondance secrète des commanditaires des massacres des Arméniens et en dessous
des télégrammes bien incriminants.

Marcel, votre journaliste-reporter sur le terrain en Asie Mineure en 1919.

Cratère d’une bombe après le bombardement allemand de Paris le 11 mars 1918.

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