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BADSI

MOHAMED
MEMOIRES
Mémoires

Préface

Cet ouvrage est le fruit d’une vie pleine


d’expériences souvent amères mais aussi
remplie d’espoir.

Né en 1902 à Tlemcen (Algérie), mon


père Badsi Mohamed, a traversé les trois
quarts du 20ème siècle au gré des
évènements historiques qui ont
bouleversé sa vie, celle de sa famille
ainsi que celle de millions de personnes.

Il a vécu des moments intenses qui ont


forgé son caractère et sa personnalité. De
simple enfant des quartiers de Tlemcen,
il se retrouve confronté très vite à la lutte
du prolétariat.
En premier lieu dans sa vie ou plutôt sa
survie, ayant été exploité par les plus
nantis, puis dans son activité syndicaliste
en milieu ouvrier et paysan.

Il n’a eu de cesse de militer pour


améliorer les conditions de travail et les
conditions sociales des ouvriers. Grâce

3
Mémoires

aux enseignements du Marxisme-


Léninisme, il a très vite compris que le
« capital » se nourrissait de la sueur du
prolétariat et que le seul moyen de
résistance était l’union.

Il fut face au terrain et apporta son grain


de sable. Il fut exilé, emprisonné,
exploité, mais son chemin était tracé.

Sa lutte pour l’indépendance et la


souveraineté de l’Algérie inspira
Mohamed Dib, auteur algérien de renom,
qui dans son roman « L’incendie », lui
attribua le nom de « Hamid Serraj »,
révolutionnaire œuvrant dans la
clandestinité.

Mohamed Badsi est resté sensible à la


misère humaine, loin des projecteurs. Il a
insufflé à bon nombre de syndicalistes sa
hargne de battant.
Son seul regret est d’avoir fondé une
famille au crépuscule de sa vie.

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Mémoires

L’histoire retiendra qu’il fut un soldat de


l’ombre ; nous ses fils et filles
retiendrons qu’il fût un papa
exceptionnel.

Remerciements
Un grand merci à Lisa Ruthner pour le
travail fourni pendant deux ans à
corriger le manuscrit de papa, à Kaceme
qui a su sauvegardé ce précieux
témoignage et enfin à Aziz sans qui ce
manuscrit n’aurait jamais été publié.

Ilhane

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Mémoires

A notre frère Mohamed Bourhane …


A notre sœur Khadidja …

Nous ne vous oublierons jamais.

« Là où il y a une volonté, il y a un chemin. »


Lénine
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Mémoires

I. PROLOGUE

L'émigration des musulmans


algériens et l'exode de
Tlemcen en 1911
En 1908, à Paris, le Parlement fut
saisi afin de réexaminer un projet sur
l'incorporation des indigènes algériens
dans l'armée française. Il s'agissait du
projet Messimy1, du nom de son créateur.
Celui-ci avait déjà été rejeté plusieurs
fois. Sa réapparition s'expliquait par la
crise politique en Europe.

En effet, le traité de Berlin de 1878,

1 Depuis le début de l’Empire, les troupes indigènes,


particulièrement en Algérie, ont été recrutées jusqu’en 1912,
uniquement par la voie du volontariat, alors que la loi du 21
mars 1905 a déjà imposé le service militaire à tous les
citoyens français y compris ceux nés dans les colonies. Afin
de pallier la déficience attendue des effectifs de l’armée,
Adolphe Messimy, officier de réserve et ministre de la Guerre
en 1911 puis en juin et juillet 1914, se fait dès 1906 le
promoteur du recrutement par la voie de la conscription des
Indigènes algériens, dont le texte de loi est voté en 1912.

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Mémoires

favorable à certains États, en lésait


d'autres. C'est pourquoi celui-ci avait été
révisé plusieurs fois.

C'est dans ce contexte favorable pour le


projet que celui-ci fut rediscuté.
La France avait gaspillé toute la fleur de
sa jeunesse dans les guerres
napoléoniennes.
Aux guerres entreprises par Napoléon Ier
au début du 19ème siècle s'étaient
ajoutées celles que Napoléon III avait
menées en Crimée de 1854 à 1856, en
Chine de 1859 à 1863, au Mexique en
1862. Puis la guerre franco-prussienne
de 1870 s'était achevée sur la défaite à
Sedan.
Il fallait combler le vide des pertes par
l'incorporation des coloniaux. En
Algérie, les colons (Morinaud en tête)
n'étaient pas d'accord car les Algériens
incorporés demanderaient des droits
politiques d'autant plus que le Décret
Crémieux conférait aux Israélites la
citoyenneté française.

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Mémoires

L'Emir Khaled, à la tête de l'élite


algérienne, menait une résistance ardente
contre la colonisation française. Pour le
Parlement, l'obstacle principal était cette
résistance.

Georges Clemenceau, ministre de la


guerre, se chargea d'aplanir cet obstacle
en promettant aux colons que les
Algériens ne bénéficieraient pas de
droits politiques même s'ils venaient à
combattre dans une guerre future.
Une fois les représentants de la
colonisation rassurés, le projet fut voté
par le Parlement. Mais en 1905,
Guillaume II visita Agadir et encouragea
la résistance marocaine face aux droits
concédés à la France. L'Europe se
dirigeait donc infailliblement vers une
guerre. L'élite algérienne, consciente du
danger qui menaçait la jeunesse
algérienne lança le mot d'ordre de
l'Hijra 2 en 1911.

2 Exil ou résistance passive

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Mémoires

Dans les pages qui vont suivre, nous


évoquerons, à travers l'histoire de ma
famille, les cinq mille personnes qui
émigrèrent depuis Tlemcen. La
résistance passive coûta cher au pays en
retardant le déclenchement du processus
révolutionnaire de 43 ans.

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Mémoires

L’Emir Khaled
II. SEJOUR EN
TURQUIE 1911-1920

Tlemcen, en langue berbère veut dire


« Sources ». La cité est une ville
verdoyante et fraîche en été. Ses
cascades font la fierté de l'Algérie.
Résidence des arts et de la culture, elle
abrite des monuments, tels que la grande
mosquée et le tombeau de Sidi
Boumediene, qui rappellent un passé de
gloire ineffaçable.

C'est une ville laborieuse, active et


commerçante. La plupart de ses
habitants pratiquent le tissage, la
broderie.
Cette ville de nature pacifiste fut
pourtant le théâtre d'un terrible
événement qui bouleversa l'opinion en
1911.
En effet, le parlement français venait

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Mémoires

d'adopter une loi incorporant les


Algériens dans l'armée française malgré
l'opposition de la population locale.

Le muphti 3 Hadj Djelloul Chalabi, dont


l'influence spirituelle rayonnait chez les
musulmans, encouragea la population à
laisser ses enfants émigrer vers l'Orient
(Syrie, Égypte, Turquie) pour fuir la
conscription obligatoire dans l'armée
française.
Il donna l'exemple en se séparant de ses
propres fils, Abdelkader et Brahim
Chalabi qui furent les premiers à s'exiler.
Ce départ des jeunes gens ne passa pas
inaperçu et encouragea d'autres départs
vers la même destination. C'est ainsi que
350 familles prirent le chemin de
l'émigration vers le mois d’août 1911.

Sur une population de 25000 habitants,


5000 quittèrent la ville clandestinement
en août 1911. Pour raconter l'odyssée des
fugitifs, nous avons choisi l'une des

3 Grand Imam

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Mémoires

nombreuses familles dont le témoignage


est authentique: LA MIENNE

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Mémoires

Début août, à l'aube, une voiture


s'arrêta à l'entrée de l'impasse Sidi-El-
Habek devant le bain BENDRIS, situé à
Bab-Zin pour prendre des clients jusqu'à
la gare.
Le cocher sauta à terre et alla frapper à la
troisième porte à gauche de
l'impasse. Un long couloir menait à la
maison. Les occupants ne tardèrent pas à
ouvrir la porte qui laissa échapper quatre
enfants suivis d'une femme voilée
portant un nourrisson de six mois. Cette
famille, qui s'apprêtait à entamer un long
voyage, c'est la mienne.

Dès que nous fûmes installés dans la


calèche, le cocher prit la direction de la
gare et nous y déposa. Vers six heures, le
train s'ébranla en direction de l'est et
deux heures après, il rentra en gare de
Maghnia. Peu de monde sortit du train
car pendant ce mois de Carême, les
musulmans ne voyageaient

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Mémoires

qu'exceptionnellement.

Un jeune homme nous attendait sur le


quai. Nous ayant aperçu, il s'empressa de
nous rejoindre pour nous aider à
descendre et à sortir de la gare. C'était
mon frère aîné.

A l'extérieur de la gare, un peu à l'écart,


une voiture à trois chevaux stationnait
dans laquelle mon frère avait pris soin de
charger nos affaires ce qui rendit plus
rapide notre installation dans la voiture.
Après une brève vérification, il se plaça
près du conducteur et donna le signal de
départ en direction d'Ahfir. La journée
s'annonçait chaude, le chemin long à
parcourir.

Le conducteur était un homme d'âge


mûr. Dès le début, il inspira à mon frère
aîné une grande confiance par sa
maîtrise des chevaux, sa connaissance
parfaite de la route, son courage et son
habileté. Mon frère ne manqua pas de le
récompenser une fois que nous fûmes

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Mémoires

parvenus à Ahfir 4 juste à l'heure du


Meghreb 5.
A Ahfir, ma famille logea dans une pièce
d'un fondouk 6 . Ma mère ne ferma pas
l’œil de la nuit. Elle veillait sur ses cinq
enfants présents et s'inquiétait pour mon
frère aîné, qui n'avait que 16 ans. Celui-
ci n'était pas avec nous car il se chargeait
des démarches pour le lendemain.

Elle regrettait mille fois d'avoir consenti


à suivre son fils dans cette aventure
pleine de dangers. Toute la nuit, elle se
tourmenta en se représentant des spectres
lugubres.
« Si par malheur, des inconnus venaient
à faire irruption dans la pièce, se disait-
elle, ils nous égorgeraient tous et
emporteraient toutes nos économies ! »
Mais avec le lever du soleil, une autre
inquiétude la hanta: elle craignait que les

4 Ahfir, est une ville du nord-est du Maroc, de la


province de Berkane, dans la région de
l'Oriental. (Wikipédia)
5 Moment de rupture du jeûne.
6 Hôtel

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Mémoires

gendarmes viennent pour arrêter son fils


et qu'ils emprisonnent notre famille.

Quant à mon frère aîné, après avoir payé


le conducteur, il chercha et trouva
d'honnêtes montagnards rifains
(berbères) avec lesquels il s'entendit
pour le voyage du lendemain. Il était
habité par la peur du gendarme car Ahfir
se trouvait dans la zone française.

Avant d'aller plus loin, quelques mots sur


mon frère aîné.
Hadj M'hamed était né en 1895, bon
élève des écoles coraniques, grand
lecteur d'ouvrages de théologie réputés,
il connaissait par cœur les soixante Hizb
7
. Il parlait également le dialecte rifain
pour l'avoir appris au contact des
Berbères qui venaient moissonner à
Tlemcen et dormaient dans le café tenu
par le père Badsi avant sa mort.

A Ahfir, Hadj M'hamed se trouvait dans

7 Chapitre du Coran

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Mémoires

son élément. Malgré son jeune âge, il


réussit rapidement à inspirer confiance et
obtenir le concours des rifains pour
acheminer sa famille jusqu'à El Hadjra,
minuscule port de pêche.
Ainsi, dès l'aube, tout fut fin prêt pour la
route que la famille devait entreprendre.
Six mulets furent loués et nous avions un
brave guide pour nous conduire à bon
port.
Au départ, les enfants étaient
enthousiastes mais les pleurs succédèrent
bien vite aux cris de joie lorsqu'ils
commencèrent à ressentir la douleur
causée par le frottement de leurs cuisses
contre le dos des bêtes.

Vers midi le convoi atteignit la fameuse


rivière qui porte le nom de « Moulouya »
dont les eaux coulent du sud au nord
toute l'année.
Elle servit aux états-majors franco-
espagnols de ligne de démarcation
frontalière.
Elle est large mais en été son courant
moins fort permet le passage sans

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Mémoires

embarcation.
Dès que nous l'eûmes traversée, mon
frère, tout joyeux, nous déclara que nous
n'avions plus rien à craindre des
gendarmes français du fait que nous
nous trouvions en zone espagnole.
Le conducteur ordonna une courte halte,
le temps que les enfants se reposent et se
restaurent car ils ne faisaient pas carême
contrairement à nous qui jeûnions depuis
plusieurs jours. Puis il fallut reprendre la
marche pour atteindre El Hadjra avant la
tombée de la nuit. Les bêtes, malgré sept
heures de marche, continuèrent à obéir
au conducteur qui les pressait. Le plateau
sur lequel nous marchions était nu et
exposé au soleil ardent de l'été. La
marche y était pénible, sans arbre, sans
point d'eau. C'est ici qu'eut lieu le
combat sanglant entre les troupes
espagnoles et les patriotes.

Vers cinq heures, une brise fraîche


commença à nous caresser les cheveux.
Elle ne nous quitta plus jusqu'au village
de destination.

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Mémoires

Alors que nous approchions du but, les


bêtes durent puiser dans leurs réserves
pour franchir un dernier escarpement.
Mais après cet ultime effort, la vue sur la
mer nous fit pousser un cri de surprise
générale.

Je me souviendrai toute ma vie du choc


que j'ai éprouvé en découvrant la mer.
Mille questions assiégèrent mon esprit à
ce moment-là. Nous longeâmes celle-ci.
Comment franchir ce monstre bleu ?
Tandis que je méditais là-dessus, le
convoi s'approchait du but.
Les bêtes enfoncèrent leurs sabots dans
le sable de cette plage immense et
atteignirent bientôt le premier chalet de
la plage. Une femme espagnole accourut,
munie d'un joli pichet. Celui-ci contenait
du lait frais. Elle le présenta à ma mère
qui le but avec délice en remerciant la
généreuse inconnue.
A la limite de la plage, il y avait le poste
de police espagnole devant lequel un
groupe nous attendait. La police

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Mémoires

espagnole se retira. Le groupe était


composé de gens de Tlemcen qui nous
avaient précédés. Mon frère, en qualité
de chef de famille, entra en contact avec
eux immédiatement. Ma mère fut dirigée
vers une vaste pièce où elle installa ses
enfants et ses bagages. Puis, elle fit la
connaissance des femmes arrivées la
veille à El Hadjra. Pendant que les
hommes s'entretenaient du lendemain à
la lueur de la lune devant la plage, les
femmes préparaient le repas du Ramadan
éclairées par les bougies.

Profitant de l'obscurité, je me glissai


discrètement vers le rivage qui se
trouvait à une centaine de mètres. Je
voulais être au contact de la mer
(assombrie par la nuit) qui m'avait
fasciné lorsque que je l'avais découverte
depuis la colline. En entrant dans
l'unique pièce, mon frère, rassuré par ses
compagnons, nous fit savoir que tout le
monde partirait le lendemain, dans la
nuit, pour Melilla. En l'absence du navire
côtier (celui-ci ne passait qu'une fois par

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Mémoires

semaine), le voyage se fit sur une


grande embarcation de pêche. La
traversée se déroula comme convenu et
nous débarquâmes au petit matin sur les
quais de Melilla.

Là-bas, nous fûmes accueillis par des


enfants de pêcheurs. Curieux et
espiègles, ces derniers furent intrigués
par notre aspect. Nos mères étaient
habillées d'une manière toute différente
des femmes espagnoles car elles
portaient de longues robes et avaient le
visage voilé par un mouchoir percé de
deux trous à la hauteur des yeux. Ce
spectacle ne manqua pas de provoquer
l'hilarité des petits mélilliens. Nos
enfants, honteux, baissaient leurs yeux
cernés par ce voyage éprouvant.

A Melilla, notre séjour fut de courte


durée. 24 heures après, nous prîmes le
bateau côtier pour Tanger.
Les adultes, qui venaient de prendre
contact avec l'étranger, réalisèrent les
nombreux obstacles qu'ils allaient devoir

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Mémoires

surmonter et décidèrent de ne compter


que sur le seul moyen dont ils
disposaient : l'or comme moyen de
négociation.
C'est dans cet esprit que ces hommes
franchirent Tanger, ville pleine de pièges
et de dangers pour les pauvres. Nous
fûmes obligés d'attendre longtemps le
passage d'un navire.

Après une angoissante attente de 45


jours, des courtiers signalèrent la
présence d'un navire hollandais mais qui
n'avait ni équipement adéquat ni confort
pour recevoir des passagers à son bord.
Comme il n'y avait pas d'alternative, les
émigrés acceptèrent de s'embarquer dans
ce rafiot bon gré mal gré. Il fallait
absolument quitter Tanger au plus vite à
cause des intrigues du Consulat français
très dangereuses pour des êtres sans
défense tels que les gens de Tlemcen
voyageant illégalement, sans passeport.
Les passagers, entassés dans des
embarcations de fortune, n'arrivèrent que

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Mémoires

difficilement jusqu'au navire qui


stationnait dans la rade.
Qui sur le pont, qui dans la cale, les
passagers furent installés tant bien que
mal. Après de multiples démarches faites
par les responsables de la communauté
émigrante, le commandant consentit
finalement à éviter les ports français en
se dirigeant vers Malte.

Il était le seul maître à bord. Son autorité


n'était pas contestée par son équipage.
En revanche la mer, rebelle, ne lui
obéissait pas. De grosses vagues,
furieuses, assiégèrent le navire. Le
passage du détroit de Gibraltar fut
particulièrement difficile étant donné le
puissant courant venant de l'Atlantique
vers la Méditerranée.
L'équipage, habitué, ne s'en inquiétait
pas, mais les passagers inaccoutumés,
commençaient à souffrir sérieusement du
mal de mer. Les femmes et les enfants
tombèrent malades. Leurs visages étaient
cadavériques. Peu de personnes
résistèrent au tangage du bateau. A la

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Mémoires

souffrance réelle des passagers


s'ajoutèrent les avaries du navire déjà
usé. En effet, chaudières et machines
défectueuses donnèrent du fil à retordre
aux hommes d'équipage.
Plusieurs fois, le navire fut immobilisé
en raison des défaillances mécaniques
qui obligèrent les matelots à hisser les
voiles.
Mais ces dernières, obéissant aux vents,
détournèrent le navire de sa direction.
C'est la raison pour laquelle nous mîmes
deux fois plus de temps pour parvenir à
Malte puis à Alexandrie.

L'île de Malte fut pour nous tous une


planche de salut. Là, les stocks de
charbon, d'eau et de vivres furent
reconstitués.
Les trois jours de stationnement dans ce
port servirent aux passagers à se soigner,
à reprendre des forces afin de se préparer
pour la nouvelle épreuve que constituait
la traversée de Malte à Alexandrie. Les
Maltais présents à l’accostage du navire,
parlaient l'arabe. Ils nous vendirent des

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Mémoires

vivres et des souvenirs.


Dans ce port, nous remarquâmes la
présence d'une armada britannique prête
à se servir de ses canons pour préserver
les intérêts de l'Empire anglais. A
l'approche d'Alexandrie, un drapeau
jaune fut hissé au mât du navire. Le
commandant signalait ainsi aux autorités
maritimes le décès de passagers dont il
avait fait jeter les corps à la mer. Celles-
ci ordonnèrent au commandant de se
diriger vers l'île qui servait de lieu
d'isolement sanitaire. Cet endroit
ressemblait à une prison.

Les fonctionnaires de l'île alignèrent les


femmes séparément des hommes et des
enfants. Puis tout ce monde fut
individuellement enregistré, fouillé,
marqué d'un numéro, déshabillé et dirigé
vers la douche. Quant aux habits, après
désinfection, ils furent consignés jusqu'à
la fin et remplacés par une longue et
large robe de toile grossière.
Le premier jour, le jeûne nous fut
imposé. Chaque personne devait fournir

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Mémoires

son urine, ses selles, son crachat.


Le deuxième jour, nous eûmes droit à
une prise de sang.
Durant quinze jours, médecins et
infirmières nous passèrent au peigne fin.
Quant à la nourriture, elle venait des
boîtes de conserve que nous achetions à
la cantine à un prix exorbitant.
A la sortie de la quarantaine, nous fûmes
contraints de verser une somme plus
élevée que celle qui avait financé notre
voyage à bord du navire hollandais. Ce
dû était censé rétribuer le traitement
dégradant que nous avions subi dans des
locaux infects !
Les autorités sanitaires nous livrèrent
aux autorités de la police maritime qui
nous notifia notre départ quinze jours
après notre sortie de la quarantaine.

La déception fut grande car notre


naïveté nous avait fait croire
qu'Alexandrie faisait partie intégrante de
l’Égypte, réputée sous un gouvernement
musulman. Nous croyions avoir à faire à
des frères de race arabe et de religion

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Mémoires

musulmane. Nous nous attendions donc


à être traités en amis et non en ennemis.
La pilule fut amère car le personnel
sanitaire, renseignements pris, était
composé de chrétiens maronites (=
chrétiens d'Orient) dressés en garde-
chiourme par les Anglais. En effet,
l’Égypte vivait sous le régime des
capitulations au profit de la couronne
anglaise. L'administration de l'état
d’Égypte, tout en opérant en langue
arabe, servait les intérêts de
l'impérialisme anglais.
Bref, au bout de quelques jours, nous
quittâmes Alexandrie sur un paquebot
confortable pour Beyrouth, un vrai port
grouillant d'activités dans lequel les
navires étaient alignés côte à côte. La
plupart des émigrés envisageaient d'aller
à Damas mais un obstacle imprévu
surgit : un certain Kasboura, pèlerin
maraboutique, bien connu des gens de
Tlemcen, vint pour « accueillir » les
nouveaux venus. Plus tard, nous
apprîmes que ce sinistre individu n'était
autre que l'agent du consul de France à

28
Mémoires

Beyrouth.
Au contact de ce dernier, les hommes,
hier encore unis comme les cinq doigts
de la main, se divisèrent en quatre
factions.

La première, la plus démoralisée, fut


conduite par Kasboura au consul de
Beyrouth et rapatriée sans délai.
La deuxième, ayant accepté la
proposition du Wali, prit le chemin
d'Adana pour cultiver la terre.
La troisième, la plus aisée, se rendit à La
Mecque et visita l'Orient arabe avant de
réintégrer l'Algérie.
La quatrième, à laquelle notre famille
appartenait, qui était résolue à ne plus
réintégrer l'Algérie, s'embarqua sur un
paquebot, à destination d'Izmir.
Après une courte escale à Mersine, nous
achevâmes enfin notre périple qui dura
trois mois environ. Par un soleil radieux,
éclairant une ville splendide, notre
navire entra dans le port d'Izmir arborant
un pavillon aux couleurs ottomanes.
Malgré cette vue réjouissante, les

29
Mémoires

émigrés restaient soucieux du devenir de


leur famille. Les enfants, en revanche,
manifestaient leur joie à la vue d'un
tramway qui circulait le long des quais,
tiré par un cheval joliment harnaché pour
la circonstance.

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Mémoires

Les autorités de la ville nous logèrent les


premiers mois dans le quartier latin puis
dans une medersa (école coranique)
désaffectée située à Pazar-Yeri au beau
milieu de la population turque. Trois
pièces furent attribuées au père Dib,
deux pièces à Bouchnak, deux pièces
aux Badsi et le restant des pièces à des
personnes dont j’ai oublié les noms.

Nous ne fûmes oubliés ni par les


autorités qui nous assistèrent
matériellement durant trois ans pour
nous allouer ensuite une prime
importante d'établissement, ni par la
population dont la générosité nous
permit de traverser la première période
difficile de notre séjour.

Dans les premiers jours nous fûmes


traités humainement et bénéficiâmes de
toutes les lois du pays à l'égal des
citoyens: la nationalité ottomane
octroyée, nos enfants scolarisés, les fils
du Muphti Chalabi admis à l'université et

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Mémoires

des emplois pour ceux qui avaient déjà


une profession.
L'assistance nous fut accordée jusqu'à ce
que nous puissions voler de nos propres
ailes. Par contre, un certain Ismail Bey,
originaire d'Alger, établi à Izmir en 1900
et qui avait bénéficié de l'assistance du
consul de France, ne manqua pas de se
lier à nos familles dans le but de nous
influencer.

Plus tard, nous apprîmes qu'Ismail Bey


était un agent du consulat français. C'est
tout dire. Au contact des populations,
nous les jeunes, apprîmes vite la langue
turque et même le grec mais nos aînés
s'adaptèrent avec difficulté. Nous
constatâmes qu'Izmir et ses environs
possédaient trois fabriques de textile : la
première, située à Daragatch, appartenait
à une société ecclésiastique belge. C'est
dans celle-ci que ma mère, mon frère
aîné et moi-même fûmes employés.
Toute la famille fut logée dans la cité
appartenant également à la société. Les
deux autres firmes se trouvaient à Halka-

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Mémoires

Bounou. L'une, propriété française, était


spécialisée dans le tissage de draperies.
L'autre, propriété anglaise, fabriquait des
cotonnades. A Daragatch, nous
travaillions dix heures par jour et même
le samedi et le dimanche matin. C'était
épuisant !
Aucune organisation syndicale n'existait
à cette époque à Izmir de sorte que les
travailleurs étaient livrés à eux-mêmes.

Ainsi, tout en étant employé dans cette


société, chacun des 400 ouvriers
cherchait un meilleur emploi. Mon frère
fut engagé à la compagnie française des
chemins de fer Izmir-Casaba. Là, il
retrouva ses « compatriotes » : Baba
Ahmed, dit « le philosophe », Touati
Belkaceme, Bouchnak, Abdelkader et
Kahouadji.
Quant à moi, je travaillais à la
compagnie anglaise des cotonnades et
mon jeune frère à Chayak Fabricasi,
draperie de Halka-Bounou.
Il y avait une deuxième compagnie
anglaise de chemin de fer qui reliait

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Mémoires

Izmir à Aydine. Les actionnaires étaient


les mêmes et possédaient les tramways,
les banques. Ils contrôlaient toute
l'économie du pays depuis la parution du
traité des capitulations signé par le sultan
Abdel- Hamid.
La banque ottomane avait le monopole
de l'émission des pièces de monnaie et
des billets. Elle avait l'exclusivité des
prêts à l’État turc. Les banques
industrielles, commerciales et agricoles
contrôlaient la production, l'échange à
l'importation comme à l'exportation des
matières premières. Les douanes aussi
étaient contrôlées par les banques
étrangères. Izmir possédait des
entreprises de transformation telles que
des moulins, des raffineries, des
savonneries mais de moindre
importance.

La Turquie fut livrée à des états


étrangers eux-mêmes régis par des
monopoles financiers. La souveraineté
nationale n'existait qu'en théorie car en
pratique la nation était bâillonnée. Avec

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Mémoires

le contrôle des finances, il y avait des


commissions mixtes qui constituaient
une sorte d'état dans l'état dictant des
ordres afin de durcir le régime fiscal,
politique, social et culturel. En effet,
l'état turc ne pouvait augmenter ses
soldats, son armement et former ses
cadres. Il ne pouvait investir dans
l'industrie, dans le commerce ou dans
l'agriculture sans accords préalables des
états suzerains.

Les états européens cherchaient à


transformer la Turquie en colonie et à
installer sur la quasi-totalité du littoral
des réseaux semblables à une chaîne
autour du pays et notamment autour
d'Izmir. C'est ainsi que les résidences
diplomatiques, consulaires et financières
s'installèrent le long du quai appelé
« Cordon-Boyou ».

A la faveur des capitulations et par esprit


d'insubordination, toute la population
gréco-latine échappait au contrôle de
l'état turc. Cette population s'installa

35
Mémoires

entre la mer et la montagne en


constituant librement ses écoles, ses
églises, ses hôpitaux, ses magasins, ses
bureaux. Il y eut donc deux villes : la
ville européenne, maîtresse des richesses
et la ville turque, pauvre, tributaire de la
première.

Cette situation ne manqua pas de dresser


les deux populations l'une contre l'autre,
opposées par la religion et la race. Les
véritables responsables, eux, restaient
dans l'ombre. Pendant que la ville
européenne entretenait des relations avec
l'extérieur, la ville turque se morfondait
dans l'isolement. Point de parti politique
actif, point de syndicat combatif à
l'exception des confréries aux rites
morbides dignes de l'époque médiévale.
Le capitalisme cosmopolite surexploitait
une main d’œuvre désorganisée et
restée inemployée du fait du sous-
développement du pays. Le luxe insultait
la misère, l'étranger se comportait en
maître dans le pays d'accueil.

36
Mémoires

Pour le grand malheur du peuple turc,


Erver Pacha décréta la guerre sans
consulter personne. Les rares journaux
présentèrent au pays la guerre comme la
meilleure des solutions. Ahenk, « les
échos », « Tanine », « Ikdam » ,
« Taswir-Efkar » justifièrent celle-ci par
la volonté d'indépendance de la Turquie.
Ils désiraient l'annulation pure et simple
des traités de capitulation, la restitution
des territoires spoliés. La loi martiale fut
proclamée. Les consuls, les
établissements financiers, les écoles des
états belligérants fermèrent. Les
ressortissants italiens, grecs, anglais,
français furent placés en résidences
surveillées dans les quartiers populaires
afin d'éviter des bombardements
éventuels. L'escadre anglaise n'en tint
pas compte et entreprit le pilonnage des
châteaux forts. J'ai assisté aux
bombardements maritimes du haut de la
falaise de « Iki- Tchechma », j'ai vu des
éclairs jaillir suivis du grondement de
l'explosion. Les navires de guerre
tiraient, les défenseurs répliquaient.

37
Mémoires

Aucun n'eut le dessus et quelque temps


après la flotte disparut.

Je fus également témoin d'un autre acte


barbare. Un ouvrier portant sur le dos un
sac de farine de cent kilogrammes, fut
assommé à coups de nerf de bœuf par un
marin qui considérait qu'il n'avançait pas
assez vite.
A partir de ce moment, je perdis
toutes mes illusions sur l'américain dont
la propagande vantait les qualités. Au
contraire, il devint pour moi la figure de
la brutalité sauvage. Les actes ignobles
de la police municipale confirmèrent
mon sentiment. En effet, elle se
comportait d'une manière intolérable
avec les malheureux réfugiés faméliques
qui venaient mendier la soupe restante à
leurs cuisines roulantes.
Sans pitié pour les grands comme pour
les petits, la police militaire américaine
distribuait des coups de nerf de bœuf au
lieu d'un bout de pain ou d'une louche de
soupe.
De gigantesques navires de guerre

38
Mémoires

étaient amarrés le long du quai. On


pouvait observer un va-et-vient
incroyable d'hommes, de voitures, qui
embarquaient des vivres et des
munitions.
Il en était de même dans la zone
anglaise. Le soir, sur le pont de Galata
comme au quartier latin, les marins des
états occupant Constantinople se
conduisaient en maîtres, bousculant et
maltraitant les civils.

Avant de quitter Istanbul – La


Traversée

Istanbul, autrefois capitale


majestueuse, résidence des monarques et
des sultans de Turquie se retrouvait
réduite à la captivité et devenait le
théâtre de malheurs impensables. Les
réfugiés s'entassaient par milliers sous
les ponts. Leurs enfants mouraient de
faim et de maladies sous le regard
indifférent des soldats.
Des mamans éplorées, désespérées,

39
Mémoires

versaient des larmes de sang sur leur


sort.
Moi, parmi la jeunesse errante, tel un
chien égaré, je me trouvais réduit à
ramasser des épluchures d'orange et des
morceaux de pain moisis. Un soldat
sénégalais en faction me surprit un jour
en train de voler une biscotte dans une
caisse destinée au ravitaillement
militaire. Il me serra le poignet comme
dans un étau et m'entraîna dans son
cabanon de garde. Là, à ma grande
surprise, il me donna une louche de son
riz bouilli à l'eau (aliment d'habitude
réservé aux soldats sénégalais) tout en
me disant : « pas voler ! Défendu !
Compris ? Va-t-en ! »

Je me souviens d'un autre événement qui


m'avait conduit chez un adjudant
français.
J'avais trouvé une veste abandonnée.
Souffrant du froid, je l'avais revêtue. Elle
portait l'inscription P6 (prisonnier de
guerre). L'adjudant français, sans
m'interroger sur la provenance du

40
Mémoires

vêtement, me donna des coups de nerfs


de bœuf jusqu'à me laisser mourant.
On peut voir ici la différence entre un
sénégalais « sauvage » et un adjudant
« civilisé » !

D'autres bombardements eurent lieu tous


les jours à huit heures du matin à Halka
Bounou. J'étais alors apprenti dans les
ateliers de réparation des locomotives.
A l'approche de l'heure fatale, les
ouvriers, sous des prétextes divers, se
dirigeaient discrètement vers la sortie.
Un homme, perché sur la toiture de
l'atelier, nous tenait informé de la
situation. Dès que les avions étaient en
vue, la sirène se mettait à hurler et le
personnel s'échappait pour se coucher
dans les champs voisins. Un jour que
j'affûtais mes grattoirs, la sirène hurla.
La meule était à dix pas de la sortie. Je
bondis immédiatement mais je fus
rattrapé, renversé et piétiné par les
fuyards. Je criai de toutes mes forces
sans être secouru. Dès cet instant, je pris

41
Mémoires

conscience du danger que la panique


pouvait occasionner. Le bombardement
n'avait d'effet que psychologique car il
ne produisait pas de dégât. Un rail
sautait par ci par là. Rien de plus. Il faut
dire que les avions français n'auraient
pas bombardé une compagnie française
surtout s'ils avaient la certitude de la
victoire finale.

Le peuple épuisé par les privations,


épouvanté par les innombrables morts
sur les champs de bataille et le nombre
considérable de blessés encombrant les
hôpitaux, souhaitait ardemment la paix.
Pendant ce temps, les hommes de moins
de 50 ans, continuaient à se diriger vers
le front. Parfois, nous assistions aux
exécutions des insoumis sur la plaine de
Daragatsch. C'est le moyen qu'avait
trouvé l'Etat-Major pour envoyer des
milliers de jeunes à la boucherie.
« La guerre ? Pour qui ? Pour quoi ? » se
demandait le peuple d'autant plus que les
allemands commandaient en maîtres
dans la plus grande indifférence. Des

42
Mémoires

convois de vivres partaient vers


l'Allemagne de jour et de nuit pendant
qu'Izmir était affamée.
Les spéculateurs pullulaient et réalisaient
de gros bénéfices grâce aux trafics des
denrées de première nécessité. A l'atelier,
le contremaître, un italien, m'obligeait à
laver à la potasse les grandes roues des
locomotives en réparation malgré ma
répugnance.
J'en eus les mains lardées et crevassées.
A la fin, je quittai sans regrets les ateliers
où, loin d'apprendre un métier, j’endurais
des souffrances indicibles.

Le combat pour la survie poussait les


gens à faire n'importe quoi. Je fis moi-
même le marché noir dans le but de
nourrir les miens. Un jour,
j'accompagnai mon frère alors contrôleur
dans le train Izmir-Bandirma. Je
m'arrêtai à Akhisar et après avoir acheté
cent litres de « Petmez », miel de raisin
très demandé à Bandirma, je le revendis
avec 50 % de bénéfice. Cette première
opération m'encouragea à tel point que la

43
Mémoires

fois suivante, je doublai la quantité


vendue. Le contrôle était extrêmement
sévère mais j'étais jeune et insouciant :
rien ne me faisait peur.
Un jour, je rencontrai dans le même
compartiment un voleur sympathique
qui, loin de s'en cacher, se vantait de ses
exploits à ses voisins. Grisé par le succès
obtenu, il raconta ce qui se passait en
Union Soviétique.

D'après ce filou, le communisme


consistait à partager d'une manière telle
que votre part serait toujours plus grosse
que celle des autres.
« Suppose, dit-il, qu'une bande de
Bolcheviks, arrête le train et qu'un
homme de cette bande armée jusqu'aux
dents, fasse irruption dans notre
compartiment. Suppose que sous la
menace de son pistolet, il vous oblige à
crier : « Vive le bolchevisme ! » après
quoi il vous demande de déposer votre
argent, en déposant également son
propre argent mais amoindri à l'avance.
Une fois mélangé et partagé entre les

44
Mémoires

présents, l'homme armé obtient neuf fois


sur dix une plus grosse part.

Un auditeur interpella le raconteur :


« L'homme armé n'avait pas à se gêner
avec les voyageurs des armées. Il n'avait
qu'à tout prendre ! »
Le voleur répondit : « Les Bolcheviks
agissent ainsi pour déplumer les gros
gibiers en associant tout le monde à leur
opération. »
Les compagnons du compartiment ayant
compris qu'ils avaient à faire un voleur
doublé d'un farceur changèrent de
conversation en attendant de se séparer
car le train entrait déjà en gare terminus
de Bandirma.

Vers décembre 1918, les pénuries se


généralisèrent dans le pays, notamment
dans les bourgs de Soma, Akhisar,
Balikesir où j'avais l'habitude de me
ravitailler. Le bénéfice s'amincissait à tel
point que mon capital de roulement fut
menacé de s'effriter. Accident ou vol ? Je
ne sais comment sept colis sur dix

45
Mémoires

disparurent au cours du dernier voyage.


Ce fut le coup de grâce dans mon petit
capital. Je résolus de changer de métier.
Mais où ? Réflexion faite, je décidai de
visiter Istanbul en utilisant
parcimonieusement le reste de l'argent :
dix-sept livres turques en tout.
La distance par mer n'était pas très
grande entre Bandirma et Istanbul. Un
petit bateau assurait le service
hebdomadaire. Je le pris et après avoir
traversé la mer de Marmara, nous
arrivâmes en vue de Constantinople.

Mais comment faire pour débarquer sans


papiers ? Je cherchai la solution.
Profitant du mouvement, je priai mon
voisin de me confier sa valise pour
l'aider. Au passage de la douane, le
contrôleur me prenant pour un portefaix
occasionnel, me frappa de deux coups de
cravache et me poussa violemment au
beau milieu de la capitale. En
comparaison du sort qui m'attendait sans
papiers, deux coups de cravache étaient
un moindre mal.

46
Mémoires

Le jour baissait, il me fallut un abri pour


la nuit qui ne tardait pas à venir. Pour
passer le pont de Galata, il fallait payer
le « dorte metelic 8 » Je le traversai en
m'orientant au hasard vers la ville
européenne et entrai dans le premier
hôtel. Je m'enfermai dans une chambre
minable et je comptai mon argent. Il ne
me restait que neuf livres, de quoi vivre
six jours chichement étant donné la vie
chère de la capitale à une époque
difficile. Les jours suivants, je me mis à
la recherche d'un travail. Il y avait
comme moi des milliers de pauvres âmes
errantes, sans pain, sans gîte.

Les jours suivants, la nouvelle du


débarquement fit le tour de l'Anatolie.
Les travailleurs turcs réussirent à briser
les portes du dépôt d'armes. Ils
s'armèrent pour se défendre.
Mon jeune frère Ahmed, âgé de 13 ans,
s'empara d'un Mauser et le traîna sur le
pavé du Konak (siège du gouverneur)

8 Dorte metelic : droit de passage qui s’élevait à 20


centimes de la monnaie turque

47
Mémoires

mais un passant lui reprit en lui donnant


pour récompense un pain tout chaud. Le
débarquement eut lieu dans la même
semaine. Trente cargos anglais
amenèrent des troupes grecques.
Pour les recevoir, tous les Grecs résidant
en Anatolie vinrent ce jour-là les
accueillir sur les quais. L'occupation
s'opéra sans résistance. Les pelotons,
guidés par des truands, dévastèrent
toutes les bijouteries et les orfèvreries
appartenant à des Turcs puis ce fut le
tour des magasins et des maisons riches.
En plus du butin, d'innocentes jeunes
filles furent capturées et vendues à la
traite des blanches internationale.
Le nombre des victimes fut considérable.
La Croix rouge internationale, arrivée
quinze jours après le massacre, ne put
s'approcher à cause de l'odeur des
cadavres en putréfaction. Des citernes,
chargées de chaux liquide, arrosèrent le
charnier pour nettoyer le lieu.

Pendant mon séjour dans la capitale

48
Mémoires

occupée par les armées anglo-franco-


italo-américaine, j'appris le terrible
drame de la nation turque. En effet,
immédiatement après la défaite de
l'Allemagne, l'Autriche, la Bulgarie et la
Turquie déposèrent les armes à leur tour
en signant l'armistice. Les puissantes
flottes des états victorieux qui se
trouvaient devant le détroit des
Dardanelles, envahirent la capitale
jusqu'alors inviolée et se partagèrent la
ville en secteurs.
Il ne restait de l'appareil étatique que les
agents de police sans armes à qui
personne n'obéissait. Un simple soldat
ou un simple marin des puissances
victorieuses avait davantage d'autorité
qu'un Pacha turc. La loi martiale
dominait la vie, le marché noir régnait en
maître. Le «Ekmek 9 » valait 1 lira, la
chambre d'hôtel 3ème catégorie coûtait 1
lira 10la nuit.
Certes, cela faisait beaucoup mais il
valait mieux dormir à l'abri car la nuit, la

9 Pain
10 Lira = 100 sequizlik, 1 sequizlik = 40 centimes

49
Mémoires

vie d'une personne avait moins de valeur


que les frais de son enterrement.

L'armée grecque, en prenant possession


de la ville d'Izmir et en détruisant l'état
turc, avait occupé toutes les positions
stratégiques.
Avec l'armée, l'autorité civile était
assurée par les Grecs. Le danger
grandissait chaque jour forçant mes
parents à prendre une décision : fallait-il
rester ou partir ?
Sans hésitation, ils se prononcèrent pour
le départ et demandèrent au consul de
France notre visa. Nous quittâmes le
pays adoptif la mort dans l'âme. Nous
laissions derrière nous des amis chers.
Qu'allaient-ils devenir ?

En 1911, nous avions quitté l'Algérie


pour ne pas accepter une soumission. Fin
1919, nous devions quitter la Turquie
pour ne pas vivre le cauchemar grec plus
cruel encore. La Grèce était depuis
longtemps vassal de l'impérialisme
anglais. Nous l'avions vue en 1908 se

50
Mémoires

joindre à la coalition bulgaro-serbe. Dès


1908, l'armée grecque avait été équipée
par l'Angleterre.

Sous les quais, les femmes, les vieillards,


les enfants réfugiés, venant de partout,
moisissaient dans une affreuse misère.
L'humanité n'avait jamais vu un
spectacle aussi navrant. J'eus vraiment
peur de crever comme un chien dans la
rue. Plusieurs fois, j'essayais de quitter
Istanbul vers laquelle je m'étais
empressé quelques mois auparavant.
Une fois, je passai un jour et une nuit à
bord d'un navire qui ne put pas prendre
la mer car il ne parvint pas à lever
l'ancre, faute de vapeur.
A l'occasion de l'arrivée d'un remorqueur
sur le pont duquel il y avait grand
monde, les désœuvrés s'approchèrent
pour gagner quelques guerches11. Je me
trouvais parmi eux. Dès que tout ce
monde débarqua, je me précipitai vers
une valise pour la porter. La propriétaire

11 Un guerche= 4 centimes.

51
Mémoires

me frappa le nez d'un coup de sac tout en


jurant : «Dik Tchortou» 12.
Mes camarades de misère m'apprirent
que c'étaient des fuyards, des blancs
venus d'Odessa.

J'avoue que je n'ai rien compris car à


cette époque j'étais apolitique, profane à
tous les points de vue. Le besoin de
trouver du travail me conduisit vers le
quai de Sirkedji. Un jour où les
dockers avaient fait grève, ne doutant de
rien, je me promenais le long du quai
lorsqu'un homme m'interpella en me
demandant si je voulais gagner un lira et
demi. Il va sans dire que je sautai
naïvement sur l'occasion. Ce fut une
aubaine car à partir de ce moment, je fus
régulièrement embauché comme docker.
Je venais de faire le jeune inconscient.
C'est ainsi qu'un matin, en m'approchant
d'un gros navire battant pavillon
français, j'entendis crier mon prénom du

12 « Va au diable » en russe.

52
Mémoires

haut de ce bateau. D'en bas, je ne


distinguais que des hommes tout petits
habillés en bleu, portant sur la tête des
chachia13 rouges. L'un d'eux me fit signe
d'attendre qu'il descende. Un quart
d'heure après, je reconnus mon ami
d'enfance, Bitiza de surnom, qui en
réalité s'appelait Bel Attar Ahmed. Avec
Bitiza, nous avions fait autrefois des
escapades vers Saf-saf14 et El Ourite. La
Tebbana du quartier de Bab-zir nous
servait de refuge et les meurtrières
barrées de fer de voies de
communication avec Sidi-Elhaloui.

13 Calotte servant de couvre-chef des soldats


algériens sous le colonialisme.
14 Petite mare où nous nagions.

53
Mémoires

III. RETOUR AU PAYS


NATAL 1920-1922

Quitter Izmir signifiait pour notre


famille s'arracher, se déraciner du pays
d'accueil, du pays d'adoption où nous
avions un gîte, un gagne-pain, des amis
et où nous avions l'habitude de nous
mouvoir, de parler la langue turque, de
rire et pleurer, souffrir et jouir avec les
travailleurs turcs.
Quitter la Turquie en 1919 alors que les
troupes grecques s'emparaient du
territoire provoqua chez nous le même
déchirement qu'en 1830, lorsque les
troupes françaises mirent pied sur le sol
algérien. Il fallait choisir entre la peste et
le choléra. Néanmoins il nous parut

54
Mémoires

préférable de réintégrer le pays d'origine,


relativement en paix plutôt que d'être
massacrés par une troupe et une
population grecque assoiffées de
vengeance. Mes parents firent certaines
démarches auprès du consul de France à
Izmir. Après des adieux à nos chers amis
turcs, nous nous embarquâmes sur un
navire de la compagnie mixte de
navigation maritime.
A Marseille, l'accueil fut des plus
mauvais. La municipalité de cette ville
nous dirigea vers un quartier malfamé en
attendant le bateau pour Alger. Ma belle-
sœur, dont la beauté naturelle fascinait,
ne manquait pas d'attirer les regards de
convoitise. Mon frère dut faire preuve
d'une grande vigilance afin d'empêcher
les délinquants de l'approcher. Marseille
avait la réputation d'une ville où la traite
des blanches était presque légale.
Consciente du danger, la famille resta
sur ses gardes.

En nous embarquant pour Alger,

55
Mémoires

nous étions sur le qui-vive.


A Marseille, nous avions eu l'impression
d'être des intrus, tout juste tolérés. C'est
avec ce ressenti négatif que nous
rentrâmes en Algérie. Fort
heureusement, l'oncle maternel vint nous
attendre au port d'Alger pour nous
conduire chez lui à Oran où il habitait et
où il remplissait la fonction de trésorier
payeur de la Banque d’État du Maroc
(Lisez « française »).
D'après mon oncle et les algériens vivant
au Maroc, les algériens bénéficiaient de
traitements préférentiels : priorité
d'emploi, promotion rapide, bons
traitements.
Les marocains voyaient d'un mauvais
œil ces privilèges d'où des frictions entre
algériens et marocains. Il s'agissait de
diviser pour régner. En effet, la France
dirigeait le Maroc en 1920. Le ministre
plénipotentiaire délégué à la résidence de
la république française au Maroc
contrôlait pratiquement la vie marocaine.
Le sultan et son administration servait
d'instrument politique à la France. Mon

56
Mémoires

oncle, du fait de sa haute fonction, était


respecté mais il n'était qu'un pion sur
l'échiquier. Cela contrariait peu, ses deux
filles étant sa préoccupation principale.

Après trois mois de vacances,


chez l'oncle Dali à Oujda, nous reprîmes
le tram pour Tlemcen. Alors qu'en 1911
nous avions quitté la maison paternelle
sans espoir de retour, nous la retrouvions
en 1920 comme une planche de salut.
Nous ne la retrouvâmes pas intacte car
l'oncle paternel Badsi Mohamed El
Kebir qui l'avait occupée pendant neuf
ans sans payer un centime, n'avait guère
songé à l'entretenir : les gouttières, les
canalisations d'eau, la terrasse, les
plafonds, l'escalier avaient beaucoup
souffert et demandaient à être réparés.
Il fallait également payer l'hypothèque et
les intérêts de ces neuf ans or nous étions
revenus de Turquie sans argent. Notre
installation se fit donc dans des
conditions difficiles mais nous avions un
toit et nous commençâmes à chercher du

57
Mémoires

travail.
Mon frère aîné n'avait pas de métier, il
ne connaissait pas le français et ses amis
avaient disparu. De mon côté, âgé de 18
ans en 1920, j'étais apte au travail. Mais
où ? Sur recommandation de mon oncle
Dali – Monsieur A. Bendimered voulut
bien me prendre dans son camion aux
côtés de « Baba » le chauffeur.

« Baba » crut que j'étais un concurrent et


au lieu de m'initier il se servit de moi
comme débardeur 15 . Je manipulais les
sacs et les lourds colis.
J'usais de toute ma diplomatie et de toute
mon amabilité sans succès. Je fus donc
obligé de le quitter pour me faire
embaucher chez M. Stambouli,
fabriquant de pâte alimentaire. Chez ce
dernier, le travail ne manquait pas car il
fournissait la troupe en campagne du
Maroc.
Le vermicelle était pris à la sortie de la

15
Personne qui charge ou décharge un bateau, un camio
n... syn : Docker

58
Mémoires

presse sans être passé au séchoir. La


troupe le mangeait moisi. Stambouli père
et fils s'appuyaient sur l'ouvrier le plus
ancien de la maison, surnommé
« Tchato » par le personnel en raison de
son nez aplati. Tchato commandait en
maître en l'absence du patron. Il nous
faisait travailler entre 10 et 12 heures par
jour, y compris le samedi et quelquefois
le dimanche. Nous recevions nos salaires
avec un retard systématique de deux
semaines c'est à dire que l'ouvrier faisait
crédit au patron d'une semaine.
Lorsqu'on lui réclamait la paye,
Abdelkrim le plus jeune des fils
Stambouli répondait aux
ouvriers : « Prenez des vermicelles en
attendant ! »

Dans la fabrique, nous étions trois


ouvriers. Boukhalfa, le plus costaud,
Oudjdi à la voix féminine et moi. Oudjdi
prétendait se mesurer à Boukhalfa dans
la manipulation des sacs de farine de 100
kilogrammes.

59
Mémoires

Tchato , ce perfide, était toujours prêt à


exciter les antagonismes pour obtenir un
haut rendement.
Le retard de la paye fut la revendication
essentielle mais comme il n'y avait pas
d'accord entre nous, le patron abusait en
protestant que l'administration militaire
ne le réglait que trimestriellement.
En réalité, d'après Boukhalfa qui
connaissait bien la maison et les patrons,
ceux-ci étaient cupides, dépravés à
l'extrême et gaspillaient l'argent. Le père
comme le fils dépensaient plus qu'ils ne
gagnaient dans les boîtes de nuit d'Alger.
C'est d'ailleurs ce qui provoqua leur
faillite.
Ainsi, un jour nous apprîmes que M.
Stambouli avait vendu sa fabrique à un
adjudant à la retraite, associé de M.
Evrard, mécanicien de la rue de Sidi-
Bel-Abbes. Evrard fils succéda au père
décédé et fit fortune en exploitant les
ouvriers et ouvrières, rouleurs de
couscous.
La maison Evrard avait le monopole du
marché de la région. Il y avait deux

60
Mémoires

camps : d'un côté les ouvriers comme


nous, ayant trimé durant toute leur vie et
ne ramassant même pas de quoi payer
leur propre tombe. De l'autre, le patron
comme Evrard fils, déjà possesseur d'une
fortune à la sortie du lycée et qui passa
sa vie à s'enrichir sur le dos du
personnel.

Je ne cherchai pas de travail chez Evrard


mais j'allai chez Pons mécanicien dans le
but d'apprendre le métier. La Maison
Pons me donnait un tout petit salaire en
échange d'un travail colossal. Le patron
ne me montra jamais comment on
pouvait dépanner ou effectuer une
réparation si petite soit-elle. Par contre,
il me brûla souvent les mains lors des
soudures des fenêtres de son garage. En
effet, Pons avait acheté un terrain sur la
route de Metchkara où il avait fait
construire une maison et un garage.

Pons était un artisan. Il travaillait lui-


même avec son frère. Deux apprentis

61
Mémoires

faisaient les travaux subalternes


(nettoyage, grattage...) que le patron
méprisait.
Les frères Pons, français de souche,
étaient estimés par les colons pour leur
travail soigné, surtout l'aîné.
Tous les colons de la région s'adressaient
à lui pour réparer leur automobile.
Gaston entretenait des rapports étroits
avec les colons et il allait chasser avec
eux tous les dimanches. Je
l'accompagnais deux ou trois fois pour
gagner son estime en vain.

Un jour, j'écoutai une conversation à


l'atelier à propos du gibier rare. Il était
question de colons qui avaient soudoyé
des marabouts. Ceux-ci avaient organisé
des zerdas 16 suivis de la construction
d'une gouba17 qui avaient donné de bons
résultats. Autrement dit, pour que le
gibier ne soit pas mangé par les

16 Zerda : rituel, cérémonie sacrificielle qui se termine


par un repas
17 Gouba : coupole

62
Mémoires

indigènes affamés mais gardés pour eux-


mêmes, les colons exploitent à leur profit
la religion et ses préjugés. Il est fort
probable que le maraboutisme ait été
créé de cette façon, dans le but de
protéger les intérêts des envahisseurs
colons.
À l'âge de vingt ans, je reçus ma
convocation pour me présenter devant la
commission militaire. Celle-ci me
déclara apte au service mais dès ce jour,
je cherchai à intégrer une formation
technique. Un ami de Mascara, qui se
trouvait à l’État Major du sixième
tirailleur à Tlemcen me conseilla de faire
mon service en France dans une
formation d'aviation. Je n'hésitai pas une
minute pour adresser une demande
d'engagement. Très peu de temps après,
je reçus l'autorisation qui devait me
permettre de faire le voyage aux frais de
l’État, d'Oran à Paris.

Nous étions deux apprentis, un d'origine


israélite et moi. Nous avions sans doute
été choisis en fonction de nos différences

63
Mémoires

communautaires afin d'éviter une


alliance contre le patron. Celui-ci,
raciste, nous traitait avec mépris. Pour
apprendre le métier, il fallut supporter
les insultes et les vexations.
Après avoir été déclaré apte pour le
service armé au conseil de révision
j'adressai une demande d'autorisation en
France au ministère des armées en vue
d'être engagé. L'autorisation me fut
remise un mois plus tard. Muni de ce
document, je partis le 13 octobre 1922 à
Paris où je fis la connaissance de M.
Hadjali chez qui mon frère était
employé. M. Hadjali avait une
quincaillerie rue de l'arbre sec. Le
magasin était géré par une femme
blonde, originaire du nord de la France.
J'appris plus tard qu'elle était l'épouse de
M. Hadjali. Elle était correcte, polie mais
froide avec son mari et ses amis.

Accompagné de mon frère, le 22 octobre


1922, je me présentai au Bourget où était
installé le camp d'aviation du 34è

64
Mémoires

RAO18.

Tout en étant soldat, je continuais à


fréquenter Hadjali et ses amis. Entre
temps, mon frère était retourné à
Tlemcen. Après l'école du régiment, je
fus envoyé à l'école supérieure de
mécanique d'aviation de Bordeaux au
camp Gynemer où je suivis un stage d'un
an. À mon retour, je fus désigné comme
mécanicien du lieutenant Defournau. Ce
dernier ne volait pas souvent, une fois ou
deux par semaine. Mais quand il en
exprimait le désir, son avion devait être
prêt sans délai. Pour cette raison, je
veillais à tout vérifier : delco, bougies,
carburateur, démarreur, fuselage,
appareil de bord et tout le reste.
Un jour, alors que j'étais plongé
dans mon travail, un officier vint me
chercher pour me présenter au
commandant du régiment. Mauvais
présage. En chemin, je m'interrogeai sur
les raisons de cette convocation si

18 RAO : Régiment d’Aviation d’Observation

65
Mémoires

brutale et soudaine. Je n'avais même pas


eu le temps de me laver et de m'habiller
convenablement.

L'officier m'introduisit directement chez


le commandant de régiment. Celui-ci
m'ordonna de vider mes poches. Je sortis
des goupilles, des rondelles, des écrous
et les déposai sur la table. Puis il me
questionna sur mes proches tout en
m'examinant de la tête aux pieds. Il
voulait tout savoir sur ma famille en
Algérie et mes amis à Paris.
Il me renvoya ensuite à mes occupations.
Une fois entré au dortoir de mon
escadrille, je sus que mon paquetage
avait été fouillé par des officiers. Mes
camarades, étonnés de ce qui m'était
arrivé, finirent par comprendre le
stratagème des supérieurs.
Cela devait être pour un motif politique.
Le dimanche suivant, j'informai mon ami
Hadjali. « Attention, me dit-il, sois
prudent, ne viens plus directement chez
moi la prochaine fois. » Et il m'indiqua

66
Mémoires

un petit café, pas loin de la rue de


l'Arbre-sec. Ce serait le lieu des
prochaines rencontres.

Il m'expliqua : « Ils se méfient de toi à


cause de moi qui suis militant de l’Étoile
nord-africaine et du PCF. Sais-tu que la
France et l'Espagne sont en guerre contre
le peuple rifain 19 ? L’Étoile nord-
africaine et le PCF soutiennent le
mouvement de libération rifain contre les
envahisseurs impérialistes français et
espagnols. »
J'étais loin de réaliser la gravité de la
situation et le rôle important joué par
Hadjali dans la communauté algérienne
en France. Je ne me sentais pas concerné
par la politique. Je m'intéressais à la
mécanique et à l'aviation ainsi qu'à la
littérature classique. Il me fallut du
temps et de l'expérience pour
comprendre l'enjeu politique et les

19 Le rif : région du Nord du Maroc, bordée par la mer


Méditerranée au nord, l'Algérie à l'est, le Moyen
Atlas au sud et l'océan Atlantique à l'Ouest.

67
Mémoires

répercutions internationales du conflit.


Je me promis d'interroger mon ami
Hadjali à ce sujet mais je n'en eus pas le
temps car le commandant du régiment
m'envoya en stage au camp Gynemer où
était implantée une école secondaire de
formation dans la mécanique d'aviation.

68
Mémoires

Je fus confronté à une autre affaire d'une


gravité exceptionnelle. Mon engagement
au titre du 34è régiment d'aviation
d'observation fut résilié par le ministre.
Cette nouvelle surprit le capitaine et mon
chef d'escadrille. Le motif en était :
« indigène musulman non naturalisé, n'a
pas besoin de servir dans un régiment
métropolitain. » Même dans l'armée il y
avait une distinction. Dès réception de
ma résiliation, je ne me présentai plus à
l'appel. Je pouvais donc disposer de mon
temps en attendant qu'on disposât de
mon sort en haut lieu.

Je me fis embaucher à la maison


Wortington. C'était une fonderie
moderne située au Bourget à 300 mètres
du lieu de mon régiment. Pendant deux
mois, je ne fus pas inquiété puis un beau
jour, deux gendarmes d'Aubervilliers se
présentèrent pour enquêter sur mon
absence alors que je n'avais pas
découché une seule nuit. D'ailleurs mes
camarades témoignèrent de ma présence

69
Mémoires

au régiment. Mon chef, le capitaine W.


alla voir le ministre de l'air, Laurent
Eynac, et obtint mon maintien au 34ème
RAO. Je dus cependant résilier mon
engagement le 1er et en signer un autre
pour le 36ème RAO, stationné à
Hussein-Dey, en Algérie. Voilà comment
était la mentalité à l'époque du
colonialisme : un algérien, même soldat
de l'armée n'était pas considéré l'égal de
son camarade de la même escadrille.

Mes camarades de l'escadrille furent


indignés par la résiliation de mon
engagement. J'eus l'occasion de leur
expliquer notre situation de citoyens
mineurs. Mon discours modifia leur
jugement vis à vis de mon engagement.
Alors qu'ils le désapprouvaient au
départ, ils le trouvèrent justifié compte
tenu de l'atmosphère des régiments
coloniaux.
Mais la préoccupation générale, c'était la
quille, attendue par les soldats avec
impatience. Ne pouvant rentrer chez moi

70
Mémoires

comme mes camarades de France, je


passais mes permissions dans les usines
ou dans les ateliers.

J'ai gardé un très bon souvenir du


contremaître de la maison Latekoer qui
avait ses ateliers au Bourget et assurait la
liaison aérienne entre Paris et les
colonies de l'Afrique. Au terme de ma
deuxième année, je fus envoyé à l'école
des spécialistes de la mécanique de
l'aviation de Bordeaux. Dans celle-ci,
j'étais le seul à ne pas posséder de
diplômes. J'éprouvais beaucoup de
difficultés à suivre les cours.

Conscient de mes lacunes, je travaillais


de toutes mes forces même les nuits, à la
lueur de la bougie.
Le surmenage, la promiscuité (nous
étions quarante dans la même chambre)
et la mauvaise nourriture finirent par
avoir raison de ma santé : je fus terrassé
par une grave crise d'appendicite. On
m'hospitalisa et on m'opéra de justesse.

71
Mémoires

À la sortie de l'hôpital, j'eus une


permission de trois mois que je passai
dans ma famille à Tlemcen. Mes
camarades m'attendaient, impatients de
savoir ce que j'avais vu et appris en
France.
Zellam, un ami et un frère inoubliable,
mort depuis d'une hernie étranglée et
Bekhoucha, instituteur, furent pour moi
de précieux compagnons au cours des
promenades à Manssourah. À la fin de
ma permission, je réintégrai le régiment
pour être libéré quelques mois plus tard.

Tlemcen (1922-1925)

Libéré et muni d'une


recommandation du capitaine W, devenu
plus tard général, je commençai à
travailler à la maison Farmane où je
restai jusqu'à octobre 1926. Elle assurait
la liaison entre Paris et les Pays-Bas.
J'abandonnai le travail pour aller chez
Abdelkrim 20 . Le projet n'ayant pas été

20Abdelkrim El Khattabi : leader marocain, président


de la république du Rif

72
Mémoires

réalisé, faute de possibilité, je pris le


chemin de l'est pour apprendre l'art de
servir mon pays en me rendant solidaire
de tous ceux qui luttent dans le monde.
Jusque-là, ce sont les sentiments de
panislamisme qui me guidaient

73
Mémoires

IV. VOYAGE DANS L'EST


EUROPE EN 1927-1928

Mon ardeur patriotique n'avait pas


échappé à mon ami Hadjali, le vaillant
militant révolutionnaire, fondateur de
l’Étoile nord-africaine qui m'avait
proposé un jour de m'orienter vers les
pays de l'est pour apprendre l'art de lutter
pour la liberté.
Vers octobre 1926, Hadjali m'offrit donc
un billet pour l'express international à
destination de Varsovie puis à
destination de Moscou.

À Berlin, un couple monta dans


le compartiment où j'avais pris place à
Paris. Une jolie jeune fille voyageait
avec eux. Tous les trois parlaient le
français avec un accent polonais. Pour

74
Mémoires

passer le temps, mes voisins me


demandèrent poliment mes journaux
parisiens. Curieux et intéressés, ils me
questionnèrent sur la vie parisienne, sur
mes origines et ma destination car ils
aimaient, disaient-ils, la France comme
leur pays natal. Ils me trouvaient très
jeune pour entreprendre un voyage aussi
long.
Une fois à Varsovie, je fus invité par le
couple à attendre chez eux le départ de
mon train pour Moscou douze heures
plus tard. Très prudent, je déclinai
l'invitation en les remerciant.

La voie ferrée russe étant plus étroite, le


changement de train s'imposait aux
voyageurs à destination de Moscou. En
franchissant la limite pour pénétrer dans
la zone soviétique, je lus sur l'arc
d'entrée « Prolétaires de tous les pays,
unissez-vous, soyez les bienvenus au
pays des soviets ». Je fus saisi d'émotion.
En pénétrant dans les locaux de la
douane soviétique, impeccable de
propreté, aux parquets en bois ciré et

75
Mémoires

brillants, je fis immédiatement la


comparaison avec les locaux de la
douane polonaise malpropre.
Les voyageurs furent reçus par des
femmes fonctionnaires extrêmement
affables et diligentes. À partir de cet
instant, le voyageur n'avait plus de souci
car les bagages étaient pris en charge par
la douane soviétique.
Le train démarra. Auparavant, j'avais
goûté à la cuisine russe pour la première
fois. C'était un fameux plat de Borsche.
Après deux nuits et un jour, le train
entrait en gare de Moscou sous une
tempête de neige.

À la sortie de la gare, une tempête de


neige m'assaillit et me transforma en
père noël. À un mètre de distance, je ne
voyais pas mon voisin tant les flocons
m'aveuglaient. Mes pieds et mes mains
étaient glacés car mon accoutrement
n'était pas adapté pour affronter Moscou
en octobre.
Je passai ma matinée à rechercher le

76
Mémoires

KUTV21 situé à la Tverskaia Plochad. Je


le trouvai enfin et y fus admis sans
aucune difficulté. Je reçus un accueil
bienveillant. Des camarades tunisiens,
Bachir et Farid, me conduisirent chez le
magasinier qui me remit des vêtements
chauds, des galoches, un manteau et un
passe-montagne en fourrure, le tout
conçu pour supporter les rigueurs du
froid. Le soir, après un repas moscovite
très consistant et des stakane de thé, on
me conduisit dans un dortoir.
Je pris le temps de faire plus ample
connaissance avec les deux camarades
qui m'avaient accueilli : Bachir était
élève en troisième année de sciences
économiques et Farid, élève en troisième
année de philosophie. Les soirs suivants,
un camarade égyptien m'invita chez lui
avec une douzaine d'autres camarades
arabes, originaires de Tunisie, d'Algérie
et de Palestine.

21 Abréviation donnée à l'université des peuples


d'Orient.

77
Mémoires

N'ayant pas une instruction élevée, on


me plaça dans la classe primaire. En
deux ans, l'élève doit apprendre :
1/ Le mouvement syndical international
2/ Les premiers éléments de l'économie
politique marxiste
3/ Les principes de l'édification du
socialisme (léninisme)
4/ Les premières notions fondamentales
de la philosophie marxiste
5/ Le russe
6/ L'impérialisme

La discipline librement consentie était la


règle essentielle. Tout manquement
majeur faisait l'objet d'une assemblée de
classe où le contrevenant devait
s'expliquer devant ses juges qui étaient
ses camarades de classe avec l'assistance
des professeurs (enseignants en
français).
Durant deux ans, aucune exclusion ne fut
prononcée. On privilégia l'indulgence à
la sanction. Le rectorat encouragea ce
climat de solidarité et de fraternité des
élèves.

78
Mémoires

L'université comprenait quelques


centaines d'étudiants venus de tous les
pays d'Orient. Il y avait des Chinois, des
Hindous, des Indonésiens, des
Indochinois, des Afghans, des Perses,
des Turcs, des Égyptiens, des Syriens,
des Palestiniens, des Tunisiens, des
Algériens, des Grecs et des représentants
de tous les continents, les républiques
d'Asie soviétique, y compris la Mongolie
intérieure et extérieure.

L'université était une vraie ruche et ses


étudiants, mus par un même idéal,
débordaient d'énergie.
De profane je devins avisé, d'ignorant
relativement instruit, d'impulsif je devins
patient, méditatif et sage. C'est le contact
des soviétiques qui me fit évoluer ainsi.
Grâce à eux, j'appris le sens de la lutte
des classes et de la lutte anti-
impérialiste, notions inestimables si l'on
veut s'affranchir de ces servitudes.
En effet, la première leçon que je retins à

79
Mémoires

la faveur de ma propre expérience de


prolétaire c'était que le mot d'ordre de
Karl Marx lancé en 1848 « Prolétaires de
tous les pays, unissez-vous » était le
fondement de toutes les actions et le
gage du triomphe des opprimés sur les
forces rétrogrades.
Sous ce mot d'ordre, les combattants de
la commune parisienne soutinrent
héroïquement des combats contre les
Versaillais en 1871. De même, la
révolution d'octobre 1917, sous la
conduite du parti du grand Lénine
triompha définitivement et servit
d'exemple au monde opprimé en lutte
pour son émancipation.
La seconde leçon que je retins fut le
moyen de bâtir la meilleure société
socialiste réelle tout en évitant les
embûches du néocapitalisme et du
néocolonialisme.

La troisième leçon que je retins des


préceptes de Lénine fut la façon de
détruire l’État oppresseur et le moyen
d'édifier l’État des travailleurs en

80
Mémoires

déracinant le mal et en construisant une


société harmonieuse sans exploiteur ni
oppresseur.
En somme, voici ce que j'appris afin de
défendre le mouvement ouvrier et
paysan et d’œuvrer pour le mouvement
de libération nationale.
La conception marxiste-léniniste a
conquis depuis l'humanité progressiste.
Celle-ci, inspirée par l'exemple de la
Révolution d'octobre, lutta et arracha de
nombreux territoires à l'oppression
capitaliste.
Une fois ma formation terminée, rajeuni
physiquement et moralement, je repris le
chemin de Paris où de dures épreuves
m'attendaient ; En 1928, Doriot et ses
vassaux me reçurent comme un
mendiant. Pendant des semaines, je
parcourus le tout Paris pour répondre
aux convocations impératives du bureau
de la compagnie coloniale et pour subir
leurs réflexions blessantes.
Je tins bon grâce à mon idéal de
communiste. Les traîtres de la
compagnie coloniale en eurent pour leurs

81
Mémoires

frais. Grâce à ce voyage miraculeux,


d'homme égaré, je devins un militant
combattant pour un idéal de paix et de
liberté.

Durant deux ans, je n'ai pas rencontré un


seul chômeur, un seul mendiant, un seul
voleur, un seul criminel.
Hommes et femmes soviétiques
travaillaient et savaient que le fruit de
leur travail n'allait pas aux parasites.
Chaque citoyen avait le droit au repos, à
la sécurité sociale, à accéder à la
propriété personnelle d'un jardin, d'une
maison, d'une voiture, avait le droit
d'hériter, d'avoir des soins gratuits, de
bénéficier des œuvres sociales et avait
droit à l'instruction gratuite. En un mot,
du berceau jusqu'à la mort, la vie du
citoyen soviétique était assurée par la
société de sorte que les citoyens libérés
du souci quotidien s'épanouissaient à vue
d’œil.
Dans ces conditions, le parti communiste
qui guidait l'état trouvait dans les
citoyens de fervents collaborateurs pour

82
Mémoires

l'édification du pays et pour la défense


des acquis de la révolution d'octobre.
Qui côtoie la société soviétique se rend
compte qu'il s'agit d'un mode d'existence
totalement différent du mode capitaliste
où tout se vend et s'achète y compris la
conscience.
Quiconque quitte le pays de Lénine reste
dans la nostalgie jusqu'à la fin de ses
jours.

83
Mémoires

V. TUNISIE 1929
Mon premier banc
d'essai

En 1881, la France imposa son


protectorat à la Tunisie par le traité du
Bardo22.
Fin 1928, des parents, les Dali-Yahia
établis à Hamam-lif et dont l'aîné était
professeur de français au collège Alaoui
m'invitèrent chez eux pour que je puisse
voir ma mère qui s'y trouvait. J'acceptai
avec empressement. Un certain M.
Berte, qui m'avait rencontré à la
compagnie coloniale me revit à la gare.
Il me confia une valise très lourde pour
un court moment. M. Berte ne réapparut
pas au départ du train ni à l'arrivée du
bateau à Tunis. Le transport de la valise
me causa de grandes difficultés. Je dus

22 Le traité du Bardo, appelé aussi traité de Ksar Saïd,


est un traité signé entre le bey de Tunis et
le gouvernement français le 12 mai 1881

84
Mémoires

me glisser parmi la colonne des


nouvelles recrues au départ de Marseille
et à l'arrivée afin de me soustraire au
contrôle des douaniers. La dite valise ne
me fut réclamée qu'une semaine plus
tard.
À mes interrogations sur les raisons qui
l'avaient poussé à agir ainsi, M. Berte me
répondit qu'il était étroitement surveillé
par la police et qu'étant donné le contenu
précieux de son bagage, il avait préféré
me la confier pendant le trajet Paris-
Tunis, me considérant comme un homme
fiable. Voilà comment à cause de cet
homme je faillis me faire arrêter par la
police. Il est facile d'être révolutionnaire
quand on risque la peau des autres !

Après une semaine de repos, sur les


conseils d'amis, je me présentai aux
ponts et chaussées et je commençai à
travailler le jour-même.
À la fin de la semaine, ma paye comme
mon travail me donnèrent satisfaction.
Au commencement de la seconde

85
Mémoires

semaine, lorsque je présentai mon livret


militaire, l'attitude du chef de personnel,
un italien naturalisé français changea.
Sur son ordre, le chef d'atelier, prétextant
le retour de congé d'un ouvrier dont
j'aurais pris la place, me désigna un
grand chaudron désaffecté à nettoyer.
Tâche que je refusai bien entendu. Je
quittai donc les ponts et chaussées dont
100% du personnel n'était pas tunisien.
Entre temps, je fis la connaissance de
nombreux amis étudiants de l'école
professionnelle Alaoui qui me
conseillèrent de me présenter au port
comme grutier.

À Tunis, je fis la connaissance du


secrétaire de la jeunesse communiste
tunisienne, d'un militant nationaliste
emprisonné à cette époque et qui devint
par la suite secrétaire général du PCT
(parti communiste tunisien). Le
camarade s'appelait Ali-Djezzader.

Après les grèves des ouvriers briquetiers,

86
Mémoires

des traminots, des minotiers, de l'arsenal


de Sidi Abdellah et de la parution du
journal Bouchkara 23 , la police me
soupçonna d'être un meneur, auteur de
Bouchkara, organisateur des grèves. Les
renseignements de la police française à
Tunis auraient indiqué que j'entretenais
des relations suspectes avec les
briquetiers et les traminots.

Après ma première et dernière visite à


Ali Djerad qui était un militant du Neo
Destour emprisonné pour son action
révolutionnaire, la police française
protectrice du Bey de Tunisie m'expulsa
sans prendre de gants.

J'entendis parler de Bourguiba comme


animateur du Neo Destour mais on disait
qu'il ne s'intéressait guère à la classe
ouvrière.
Sur ce chapitre, une conclusion
s'impose :

23 Journal illégal édité par le Parti communiste


tunisien.

87
Mémoires

1. le contexte de 1928-1929 est le


prolongement de la politique impérialiste
sous une forme hypocrite : le protectorat
Anecdote : un tunisien arrêté dans une
rafle et interrogé par les agents de la
préfecture de Paris sur sa nationalité
répondit : « je suis protégé français ».
L'agent de police prit cette déclaration
pour une offense et menaça le tunisien
de lui casser les reins ce qui amena ce
dernier à répondre : « curieuse manière
de protéger ».

2. le colonialisme français acquit une


grande expérience en Algérie, ce qui fit
dire au cardinal Lavigerie, prima
d'Afrique : « Le protectorat a économisé
à la France une guerre sainte en
Tunisie. »

3. Mais ce protectorat n'a pas empêché la


Tunisie d'accéder grâce à sa lutte, à son
autodétermination.

1930 à 1932 furent des années de crise

88
Mémoires

générale obligeant un grand nombre


d'ouvriers algériens à émigrer en France.
Je fus de ce nombre. Paris était mon port
d'attache et c'est à l'usine des meules que
je me dirigeai à nouveau.
Là je fis la connaissance des dirigeants
de la CGTU, Ali, Monjovice, Henri
Raynaud et les chômeurs de cette époque
menèrent de multiples luttes contre le
gouvernement Tardieu. Je me trouvais
moi-même parmi mes compagnons de
Paris. Plus tard, je travaillai à la
chocolaterie « Le Gourmet » dans le
15ème arrondissement de Paris. Le
patron me renvoya séance tenante pour
avoir servi d'interprète à mes camarades
kabyles qui étaient en grève contre un
garde-chiourme.

Tunis fut pour moi un banc d'essai où je


fis mes premières armes. J'y ai vu la
même misère, la même oppression, les
mêmes injustices et la même colère
populaire.
Lucien Saint, résident général de France

89
Mémoires

en Tunisie, avait-il toutes les qualités de


protecteur ?
Des intérêts de la colonisation
européenne et des banques françaises,
oui certes, mais pas du peuple tunisien
accablé de besognes mal payées.
Un seul syndicat était légal, le syndicat
qui livrait les masses ouvrières de
Tunisie pieds et poings liés au patronat.
Des partis politiques étaient légaux tant
qu'ils ne faisaient pas de mal aux
politiciens et à la Résidence. Le
« Destour » comme son antipode le
« Neodestour » n'étaient tolérés que
parce qu'ils étaient inoffensifs. Par
contre, quiconque osait défendre les
exploités et les opprimés était
immédiatement emprisonné ou expulsé.
C'est ainsi qu'en 1929, je fus moi-même
expulsé de Tunisie, protectorat français,
vers la France.

90
Mémoires

VI. SEJOUR EN
TURQUIE de 1930 a
1933

Embauché à l'usine des


meules Emzi du 19ème arrondissement
de Paris, je ralliai les ouvriers portugais
à leurs camarades en grève à Bobigny.
La direction de l'usine en ayant pris
connaissance me congédia.
Le lendemain, en distribuant des tracts
remerciant les ouvriers de s'être
solidarisés au mouvement gréviste de
Bobigny, la police m'arrêta et je fis six
mois de prison à Fresnes.
À ma sortie, mon hôte me signifia de ne
plus m'approcher de sa maison si je ne
voulais pas réintégrer la prison. Le
patron chez qui j'avais travaillé une

91
Mémoires

semaine me menaça également lorsque


je lui réclamai mon salaire hebdomadaire
que je n'avais pas perçu six mois
auparavant. Le secours rouge ne pouvait
m'aider faute d'argent.
Ma situation était intenable. Mon frère,
résidant en Turquie, m'invita. Mais
comment m'y rendre ? Et avec quel
argent ? Fort heureusement un camarade
employé à L'Humanité vint à mon
secours et me paya les frais de voyage de
Marseille à Istanbul. Du reste, lui aussi
séduit par les réclames sur les portes
d'Orient, prit le même bateau.

Nous restâmes une semaine à Istanbul et


nous visitâmes la rive est du côté de
l'Europe et la rive ouest du côté de
l'Asie, le Bosphore et la Corne d'or.
Nous préparions nos randonnées dans la
chambre d'un petit hôtel situé dans un
quartier turc. De notre fenêtre, on
découvrait un panorama pittoresque avec
des minarets, des toitures de tuiles
rouges couvrant des maisons à un étage

92
Mémoires

de hauteurs inégales. Notre calendrier de


promenades était soigneusement réglé :
réveil à 7 heures du matin, petit déjeuner
à la turque composé d'un bol de soupe
légère, d'une grappe de raisins sans
pépins et d'un petit pain exquis le tout
arrosé d'un moka. Le départ se faisait à 8
heures jusqu'à 17h. Nous rentrions à
l'hôtel vers 19h et mangions une soupe à
19h30.
Nous vécûmes ainsi en touristes une
bonne semaine avant de prendre un
bateau côtier pour Izmir.
Mon second passage à Istanbul en 1933
raviva le souvenir de mon premier
passage en 1919. Aucune comparaison
possible entre le séjour d'un jeune
chômeur dans une ville telle qu’Istanbul
où il n'avait ni parents ni amis et celui
d'un touriste dans une Istanbul libérée et
rendue à la vie normale.

La Turquie de Mustafa Kemal Atatürk


24
avait pris ses distances vis à vis de

24 Fondateur de la république de Turquie 1923-1938

93
Mémoires

l'Europe après avoir chèrement conquis


son indépendance : Le régime des
capitulations avait été aboli à la suite de
la victoire remportée par les armées
turques sur les armées grecques. Le traité
de Lausanne avait reconnu la
souveraineté de la Turquie sur la partie
européenne.

Après notre séjour à Istanbul, nous


prîmes un petit bateau turc à destination
d'Izmir. Pour atteindre cette destination,
nous dûmes passer par le fameux détroit
des Dardanelles qui avait joué un rôle de
première importance pendant la
Première Guerre mondiale en 1915. À
cette date, les escadres anglo-françaises
essayèrent de faire sauter le verrou du
détroit en le bombardant jour et nuit
pendant un an sans réussir. Après quoi
elles se retirèrent à Salonique, port grec.
Après le retrait des agresseurs, des
milliers de soldats furent enterrés à
Tchanak-Ka L'âa.

À Izmir, nous fûmes accueillis par mon

94
Mémoires

frère aîné. Il s'était marié à une turque et


n'avait pas su s'adapter à la vie
algérienne, c'est pourquoi il était revenu
à Izmir en 1924.
Mon compagnon, dépaysé, reprit le
chemin du retour peu de temps après en
me laissant chez mon frère. Moi aussi,
j'eus du mal à m'adapter en Turquie.
Alors que j'allais retenir ma place pour
Marseille, un événement inattendu
m'obligea à prolonger mon séjour de six
mois. Ma belle-sœur m'avait bien
accueilli les premiers jours mais ayant
appris la décision préfectorale, elle
menaça de quitter sa maison dans le cas
où je remettrais les pieds chez elle.

En faisant un tour dans la ville, je


remarquai combien la misère était
grande. Les paysans venus de
Roumélie25, échangés avec les grecs en
1927-1928, attendaient en vain des terres

25 Terme utilisé à partir du XVe siècle pour désigner la


partie de la péninsule balkanique sous
domination ottomane.

95
Mémoires

qu'on leur avait promises lors de leur


arrivée dans la « mère-patrie ».
La moitié de la ville habitée par les
gréco-latins, située du côté nord,
disparue dans les flammes en 1929
n'avait toujours pas été reconstruite. Par
contre, une grande avenue reliait le port
à la gare. L'exode des gréco-latins de
1923 priva le pays d'ouvriers qualifiés.
Ce qui expliquait la non reconstruction
des quartiers disparus.
Comme le dit le proverbe, « à toute
chose malheur est bon », la guerre fut
catastrophique mais le pays respirait
librement maintenant que la 5ème
colonie qui avait aidé au massacre de la
population en Anatolie lors de l'invasion
n'existait plus.
Je me souviens de l'assassinat du
directeur du dépôt de Halka- Bonou.
C'était une organisation illégale
qui l'avait organisé ainsi que l'évasion du
meurtrier, un ajusteur outilleur avec
lequel j'avais travaillé. Il s'appelait
« Artemi ».

96
Mémoires

Lorsque du dirigeant du parti du peuple


me demanda mon opinion, je lui
expliquai que le régime capitaliste
conduisait fatalement, comme en
Allemagne, vers le fascisme destructeur
des valeurs humaines. Il me salua en me
serrant bien la main avant de me quitter.
Le lendemain, contrairement à son
habitude, mon frère revint me voir sans
doute sur les conseils du chef politique
des cheminots pour me proposer de
l'accompagner chez le Cheikh al-Islam.
Je déclinai la proposition en répliquant
que j'étais majeur et que mon
comportement était irréprochable. Je
rajoutai : « générosité bien ordonnée
commence par soi-même. Si un aîné
désire « redresser » son cadet, qu'il lui
montre l'exemple en cessant de boire et
de se saouler ».

Au contraire des ouvrières et ouvriers de


la fabrique de textile de Daragatch, de
Halka Bounou, je remarquai qu'à l'heure
du déjeuner, les ouvriers mangeaient du

97
Mémoires

pain et une maigre soupe par terre près


de la porte de l'usine, exactement comme
15 ans plus tôt. À proximité, des
gargotes servaient des soupes de fèves et
de haricots sans fruit ni hors d’œuvre.

Le contremaître, une vieille


connaissance, avec qui nous avions failli
être dépecés à Aya Triava en 1919, me
déclara que les ouvriers, tout en
travaillant durement, dix heures par jour,
n'arrivaient pas à gagner de quoi manger
à leur fin. À la gare, je m'assis à côté
d'un paysan qui attendait son train en
cassant la croûte d'un bout de pain et de
sel. J'avais à faire à un ancien combattant
de la guerre d'indépendance de 1922-
1924. Questionné sur la vie à la
campagne, il me répondit que les
paysans étaient complètement
abandonnés à leur misère.

La prolongation de mon séjour souleva


le problème de mon logement, de mon

98
Mémoires

travail et de ma subsistance. Étant donné


le peu d'argent restant, je ne pouvais
payer une chambre d'hôte ni manger au
restaurant. Par conséquent je dus me
contenter de la boutique d'un cordonnier
qui travaillait le jour pour y dormir la
nuit.

Plus tard, je bricolais le jour, je réparais


les machines à coudre et les réchauds à
gaz.
Mon frère qui avait été ulcéré par
l'attitude hostile de sa femme à mon
égard me promit de la faire changer
d'avis mais ce fut peine
perdue. Accompagné de ses collègues
cheminots, il venait me voir de temps en
temps. C'est ainsi que je pus discuter
avec eux sur les questions locales et
internationales. L'un de mes
interlocuteurs occupait le secrétariat de
la direction du parti du peuple chez les
cheminots. Naturellement, il était en
parfait accord avec la doctrine officielle
kamaliste selon laquelle la Turquie, pour
se moderniser, devait choisir la voie de

99
Mémoires

l'occident sur tous les points. Autrement


dit, le capitalisme. S'habiller comme les
européens, écrire en latin au lieu d'écrire
en arabe, ne plus avoir affaire aux états
arabes qui avaient trahi la Turquie en
pleine guerre pour aider les ennemis
mortels de la Turquie et de l'Islam.
L'autarcie comme politique d'état est une
grave erreur : elle suppose que la
Turquie se suffit à elle-même ce qui n'est
pas le cas, l'économie du pays étant une
économie agricole non mécanisée.

Six mois après l'envoi de ma réclamation


à Ankara la réponse de mon expulsion
fut transmise à la préfecture d'Izmir. Je
l'accueillis avec soulagement étant
dépourvu de toutes ressources.
Comment avais-je pu avoir mon billet ?
Et bien je fus obligé de vendre ce que je
possédais et de m'adresser à un bureau
de bienfaisance locale.
Ce deuxième voyage m'édifia sur la
nature capitaliste du régime kameliste
tant vanté en Afrique du nord. Hitler
venait de s'installer en Allemagne quand

100
Mémoires

je réintégrai la France. Une grande


inquiétude régnait à Paris parmi la classe
ouvrière.
Là, en apprenant la mort de l'oncle
maternel, je rentrai immédiatement à
Tlemcen où je pris la direction de la
petite entreprise de transport laissée en
héritage par le défunt Dali à sa sœur.

101
Mémoires

VII. RETOUR A
TLEMCEN en 1933

Pendant deux ans et demi, nous


travaillâmes en bons amis. Inutile de
parler de mon comportement vis-à-vis
des cinq prolétaires qui travaillaient dans
l'entreprise. A la fin de l'année 1935, je
les réunis et j'exposai le bilan de
l'entreprise.
Je ne pouvais pas leur distribuer de
bénéfice car il était pris dans l'engrenage
du système traditionaliste. L'entreprise
ne put survivre à la concurrence.
Je me remis au militantisme actif en
vendant publiquement « La lutte
sociale » et en fréquentant cheminots et
maçons.

102
Mémoires

En 1935, le camarade Barthel me


désigna comme représentant de l'Algérie
au septième congrès de l'International
Communiste avec A. Ouzgane dont la
conception fut déjugée.

En 1934, les commerçants israélites


s'inspirant des foires régionales
organisèrent la première foire de
Tlemcen qui fut sabotée par la jeunesse
musulmane. Avec mon frère, que j'avais
convaincu par mes explications sur le
régime soviétique, nous récupérâmes une
bonne partie des jeunes égarés, ce qui
nous permit de créer la section locale des
amis de l'Union Soviétique.

Le comité comprenait une majorité


d'enseignants, un ouvrier maçon
secrétaire du syndicat du bâtiment et
moi-même. Grâce au dynamisme de la
jeunesse, bientôt le cercle des amis de
l'Union Soviétique devint un centre
culturel d'attraction réunissant 700
adhérents lycéens dont 500 musulmans

103
Mémoires

et 200 israélites. Aux élections des


conseillers municipaux, le parti
communiste me désigna comme
candidat. Au second collège, deux listes
étaient en présence : celle présidée par le
féodal Lachachi soutenue par
l'administration sous-préfectorale et la
liste Bentaleb comprenant des
commerçants, des artisans, des ouvriers,
des paysans, soutenue par Cheikh
Ibrahimi. L'offre de candidature de notre
parti fut repoussée par l'anticommunisme
de cette époque.

Avec des moyens de fortune, notre parti


rassembla autour de son programme et
de son candidat 360 voix sur 1700. M.
Valeur, réélu pour la énième fois à la tête
de la municipalité à l'issue du scrutin,
déclara en guise de menace à l'adresse de
ceux qui avaient voté communiste : « la
ville de Tlemcen compte désormais 360
individus sans foi dont il va falloir
s'occuper. » M. Valeur avait l'appui du
gouvernement général et le soutien de la
franc-maçonnerie. Il lui suffisait de viser

104
Mémoires

une cible pour faire mouche car toutes


les autorités civiles et militaires lui
obéissaient au doigt et à l’œil. Les
rapports de force étaient
disproportionnés en faveur de ce
monsieur, symbole de l'oppression et du
colonialisme. Cependant, la roue de
l'Histoire ne pouvait tourner en faveur du
régime colonial, excroissance du
capitalisme. En 1936, la classe ouvrière
de France et d'Espagne réagirent contre
le fascisme menaçant.

La Front Populaire triompha en envoyant


à la chambre des députés une écrasante
majorité de communistes. La classe
ouvrière, par des grèves et des
occupations d'usines, réussit à arracher
au gouvernement les 40 heures de travail
par semaine pour résorber le chômage,
les congés payés, les augmentations
substantielles des salaires et la sécurité
sociale.

Les conséquences de cette grande


victoire historique se répercutèrent avec

105
Mémoires

une rapidité surprenante en Algérie.


Les ouvriers de Tlemcen déclenchèrent
des grèves spontanées en occupant
usines et chantiers. En l'espace de 48
heures, aucun ouvrier ne travailla sur la
place de Tlemcen. Seules les
administrations restèrent en activité.

Les moulins, les huileries, les chantiers


furent occupés. Des piquets de grève
montèrent la garde pour empêcher les
défections éventuelles pendant qu'au
cercle de la rue de la Paix, on préparait
dans une grande marmite les repas pour
eux.
D'autres équipes faisaient la tournée
chez les commerçants pour collecter des
dons de solidarité en nature et en espèce.
Ainsi, parallèlement à l'action des
grévistes, des pourparlers s'engagèrent
avec le pouvoir et le patronat. Les petites
et moyennes entreprises cédèrent mais
les grosses résistèrent, notamment le
nommé B. entrepreneur des chantiers de
la garde mobile.

106
Mémoires

Les transporteurs ne pouvaient circuler


que munis d'une autorisation du comité
local de grève. Pendant huit jours, tout
fut paralysé sauf la distribution de lait et
les boulangeries qui bénéficièrent d'une
dérogation.
Le collège européen siégeant à la mairie
n'approuvait pas la grève. M. Valeur
prétendit que celle-ci avait été financée
par une caisse alimentée par Moscou. Le
juge d'instruction invita l'union locale à
se présenter à son cabinet pour vérifier
sa comptabilité. Devant cette gestion
saine et sans faille, il dut renoncer aux
poursuites demandées par M. Valeur.
La Tlemcen populaire fit la
démonstration de sa fidélité aux idées du
progrès en célébrant le 2ème
anniversaire de l'avènement du Front
Populaire. Le cortège avait une telle
ampleur qu'aucune salle ne pouvait le
contenir. Aussi les organisateurs
choisirent le grand bassin comme lieu de
rassemblement.

107
Mémoires

Le cortège, encadré par les militants


syndicalistes, défila pendant deux heures
à travers la ville sous les
applaudissements et les poings levés de
la population enthousiaste.
Le maire, le conseiller général
accompagné du délégué financier, tous
les trois membres de la loge maçonnique
de Tlemcen prirent part à la
manifestation contre leur gré.
Sur ces entrefaites, je reçus la visite du
camarade Virgil Barel, député
communiste de Nice. Dès qu'il fut
reparti, je fus inculpé pour incitation des
paysans à la révolte. Incarcéré à la
Casbah, je déclarai au juge que j'allais
faire la grève de la faim. Pendant ma
détention, le mouvement de solidarité se
développa au point qu'il obligea les
autorités à me relâcher. En sortant de la
prison de la Casbah pour aller au palais
de justice, j'eus peine à croire les
changements du monde que je vis.
En un clin d’œil, la voiture dans laquelle
M. Ghozi, M.Aboukaya, le commissaire
M. Romatey et moi-même avions pris

108
Mémoires

place fut enlevée comme une plume.

Le commissaire Romatey me pria


d'intervenir pour que les manifestants
acceptent de nous déposer. N'est-il pas
paradoxal qu'un commissaire qui doit
assurer l'ordre demande à son prisonnier
d'assurer l'ordre à sa place ?

Le pouvoir en Algérie observa une


relative neutralité tant que la situation
politique n'évolua pas en France et en
Espagne. Cependant, il préparait
discrètement la contre-offensive.
L'action hardie de la classe ouvrière
encouragea les classes moyennes. Elles
aussi créèrent un front spécifique en
organisant le congrès musulman.
Tlemcen fut la deuxième ville après
Constantine à créer son comité
d'initiative pour la réunion d'un congrès
à Alger qui prit le titre de « congrès
musulman ». Je m'y trouvai parmi les
délégués avec A. Bouchama. Après les
assises d'Alger, j'accompagnai le Cheikh
Abdelhamid Ben Badis dans sa tournée

109
Mémoires

de propagande à Tlemcen, Béni-Saf,


Aïn-Témouchent, Perregaux. Les
populations nous réservèrent à chaque
fois un accueil des plus chaleureux.
L'attitude antidémocratique de Ben
Melloul et ses lieutenants révoltèrent les
militants. Ce dernier avait instauré
l'indigence dans la C.E du congrès, fait
intolérable à l'époque.

Par son programme, sa composante, le


front était dès le départ vulnérable. Le
PPA (parti populaire algérien), qui
rejoignit le Congrès, le fragilisa par ses
doctrines sectaires.

On accusa injustement les élus indigènes


d'avoir assassiné le Mufti d'Alger Cheikh
Kheoul. Les Oulémas26 auraient armé le
bras de l'assassin. L'arrestation de
Izmirli, trésorier de l'association des
oulémas, ainsi que du cheikh El Oqbi
suffirent à disperser le Congrès.

26 Titre donné par les musulmans aux docteurs de la


loi coranique.

110
Mémoires

Le premier Congrès du PCA fut


chaleureusement salué par la classe
ouvrière, malheureusement, les délégués
de ce congrès ne surent pas allier les
thèses en présence concernant l'anti-
fascisme et l'anti-colonialisme. Si Gitton
27
n'avait pas laissé de côté la question du
colonialisme, le parti aurait largement
emporté l'adhésion de tous. Les
défenseurs de cette deuxième thèse
partagèrent eux aussi une part de
responsabilité puisqu'ils manquèrent de
précision lors de leur intervention à la
tribune du Congrès.

Gitton déchargea sa haine sur moi en


m'accusant d'avoir désagrégé le Parti et
ceci, devant les délégués du Congrès qui
venaient de m'applaudir quelques
minutes auparavant.
Cet homme était pour les membres du
congrès le représentant du PCF. Il était
aimé et respecté de nous tous parce qu'il

27 Député communiste.

111
Mémoires

nous avait formés. Aucun congressiste


n'osa prendre la parole après lui. Par
souci de discipline et dans l'intérêt de
l'union du parti, je repris la parole pour
faire amende honorable. Malgré cela, il
invita le Congrès à la méfiance à mon
égard.
Après le Congrès, à l'initiative d'Amar
Ouzegane, une opposition fut créée
rassemblant tous les communistes
honoraires pour destituer la direction de
la section et pour la remplacer par une
autre direction composée en majorité
d'instituteurs. Triqui fut nommé
secrétaire, Berber, adjoint, Berhonne
trésorier.

Peu après, Berber manœuvra et réussit à


prendre la tête de la section en reléguant
Triqui au second plan. Il fallait à Berber
une section malléable et obéissante. Pour
cela, l'élimination de Berhonne devait
suivre celle de Triqui.

La police, bien informée, attisa ce feu et


fit naître un faux problème. Un problème

112
Mémoires

bien plus grave divisa la section en deux


parties et nécessita l'intervention du CC
qui envoya la commission d'enquête.

La camarade Sportisse chargée d'enquête


me demanda ce que je pensais de
l'affaire Berhonne et si celui-ci avait un
lien avec la Police. Je répondis par
l'affirmative. Plus tard, je revis l'affaire
Berhonne dans le contexte de l'époque :
l'anti-communisme de M. Valeur
coïncidant avec la haine des colons,
l'influence de l'anti-communisme qui
régnait chez M. Persil, membre de la
SFIO 28 ainsi que par un dirigeant
oulémiste.
Alors je me dis que la section avait été
habilement entraînée dans un conflit qui
l'avait affaiblie.
Un an plus tôt, le cheikh A. Benbadis
voyant le dévouement des sections
communistes en faveur des congrès
musulmans et de l'unité du mouvement

28 La Section française de l’Internationale


ouvrière (SFIO) est un parti politique socialiste français,
qui a existé sous ce nom de 1905 à 1969.

113
Mémoires

pour la libération nationale, déclara à


Perragaux (l'actuelle ville nommée
Mohammadia) :
« Le communisme est le levain
indispensable au peuple algérien. »

Plus tard, Gitton fut démasqué et qualifié


de nazi. Mais ses victimes sont
nombreuses : elles furent éloignées du
parti, emprisonnées voire même
exécutées par la Gestapo.

Sur ce chapitre, nous pouvons


conclure qu'un parti du peuple doit
inscrire à son programme en priorité la
« vigilance ». À mon avis, la vigilance
est une condition essentielle, nécessaire
à la réussite de toute organisation
révolutionnaire. L'ennemi s'infiltre à
l'intérieur des organisations nationales
grâce à des indicateurs qui préviennent
la police sur les dates des grèves, sur les
manifestations, l'informent des
dirigeants, des théoriciens et idéologues
de celles-ci ainsi que sur ses incidents
internes.

114
Mémoires

L'adhérent d'une organisation


révolutionnaire doit fournir des
renseignements précis sur sa biographie
et sur sa profession sur les dix dernières
années qui précèdent son dépôt de
candidature. Il doit également
justifier les motifs de son adhésion.
L'organisation doit vérifier ses
renseignements très sérieusement tout en
soumettant le candidat à un stage de
quelques mois au cours duquel il doit
passer des tests sans que l'adhérent ne
soupçonne qu'une enquête est menée à
son sujet en cachette.

Pour avoir manqué de vigilance, de juin


1937 à octobre 1938 à Ghazaouet, le
parti de la classe ouvrière a souffert
durant son existence des attaques de
l'ennemi et de l'incompréhension des
organisations nationales ainsi que des
malentendus dans le domaine
idéologique.

115
Mémoires

VIII. Syndicalisme actif

Personnellement, j'ai beaucoup


souffert des intrigues d'un certain A. O.
allié à des militants honoraires locaux du
P.C qui considéraient ce parti comme un
club où l'on bavardait et où l'on votait.
Au contraire, dans le P.C de type
léniniste, l'activité du militant est la
condition fondamentale à toute
promotion.

Voyant mon édifice s'écrouler, je dus


malgré mes obligations familiales,
accepter l'offre de l'union locale de

116
Mémoires

Nemours29 et abandonner Tlemcen pour


dix-huit mois.

L'union locale C.G.T comprenait le


syndicat des Ponts et Chaussées et le
syndicat des Dockers.

Une réunion des principaux militants


révéla une grande inquiétude chez leurs
adhérents. Celle-ci provenait de leur
isolement dû à leur statut, de l'agressivité
patronale surexploitant les travailleurs et
du manque de confiance des syndiqués
vis à vis de l'union locale.

L'hebdomadaire local, une feuille de


chou, propagea mensongèrement « la
dilapidation de la caisse syndicale »,
mensonge simplifié par les colporteurs
patronaux et la police qui découragea
momentanément les ouvriers syndiqués.
Il fallait rétablir la confiance
immédiatement. Au cours de la réunion
extraordinaire, il fut décidé :

29 Ghazaouet

117
Mémoires

1. de désigner un trésorier intègre. Ce fut


Mohamed Bekkail. Il fut titulaire d'un
compte.

2. de désigner un trésorier adjoint,


signataire du compte. Le premier pouvait
disposer de l'argent mais pour le retirer,
la présence du second cosignataire était
obligatoire.

3. de faire connaître cette décision à


l'assemblée prochaine des syndiqués.

4. de désigner une délégation pour


assister à la réunion de la commission ad
hoc des ponts et docks d'Algérie qui
devait se tenir à Alger : Mokhademe
Lakhdar (un docker, membre de la C.E)
et le camarade B. furent élus à
l'unanimité.

L'assemblée générale commune des


syndiqués ayant pris connaissance des
décisions prises par la C.E provisoire
ratifia dans l'enthousiasme ce qui avait

118
Mémoires

été arrêté.

Une semaine après notre départ, je


dépêchai Mokhadem Lakhdar pour
annoncer à Nemours la signature de la
convention collective accordant aux
Dockers d'Algérie :

1. la semaine de travail de 40 heures


2. le congé annuel
3. le S.M.I.G des salaires à 38 francs par
jour
4. l'amélioration des conditions de
travail à quai et à bord

Un décret d'application fut prévu pour


une date prochaine.
À mon retour d'Alger, j'appris avec
surprise et grande satisfaction que
Mokhadem Lakhdar avait déjà imposé
au Port de Nemours, l'application de la
convention collective. La parution un
mois plus tard du décret d'application de
la convention collective, amena les

119
Mémoires

armateurs à protester auprès de l'union


locale. Cette protestation fut reçue avec
bonhomie par les responsables et resta
sans effet.
L'amélioration des conditions de vie des
dockers attira beaucoup de candidats
vers ce métier. Le syndicat réussit à
contrôler l'embauche afin d'empêcher le
patronat de diviser les travailleurs.

Grâce au pacte de confiance que sut


instaurer la CGT, une recrudescence
d'adhésions à l'union locale fut
enregistrée. Les chargeurs du minerai
manifestèrent leur volonté de s'organiser
et de présenter leurs doléances à la
compagnie des charbonnages de
l'Oranie. Celle-ci avait son siège à Oran
et son patron se nommait Lasri.
Après les démarches infructueuses et le
dépôt des doléances, tant à la sous-
préfecture de Tlemcen qu'à la direction
des charbonnages, une assemblée
générale de 350 salariés vota la grève.
17 jours de grève obligèrent les
intéressés à convoquer une réunion à

120
Mémoires

Nemours où même les grévistes furent


représentés. Malgré le grand appui de
l'administration, les représentants
patronaux furent dans l'obligation
d'abandonner le travail « à la tâche » et
d'accepter l'application de la convention
collective. Le triomphe fut total et se
répercuta chez les ouvriers mineurs de
Sebabna, située au nord-ouest de
Nemours à la frontière algéro-marocaine.

Vers la fin de 1937, début 1938, un taxi


s'arrêta devant le petit bureau de l'union
locale de la CGT. Un ouvrier portant une
sacoche entra et demanda à voir le chef
des syndicats ouvriers. Il s'appelait Amar
Nadine, il avait travaillé comme mineur
dans le nord de la France et désirait
organiser ses camarades de la mine de
Sebabna dont il était porteur des
cotisations.
« - Voici l'argent, me dit-il, prenez-le et
venez nous installer un syndicat comme
celui que vous avez installé ici.
- Reprenez votre argent et
partons », lui répondis-je.

121
Mémoires

Après trois heures, nous fûmes à


Sebabna.

Pas de maison. Un seul local où siégeait


la direction de la mine dont les
propriétaires anglais étaient représentés
par un directeur également anglais. J'eus
un bref contact avec les ouvriers puis je
me présentai au directeur et voici ce que
j'obtins suite à une négociation d'une
heure :

1. le paiement du carbure d'éclairage par


la mine plutôt que par les ouvriers
2. l'installation de douches pour les
mineurs
3. un salaire minimum de 15 francs par
jour au lieu de 8 francs
4. la réduction de la grille des salaires
de 23 à 9 catégories
5. la reconnaissance des délégués du
personnel et sa réception périodique pour
aplanir les difficultés éventuelles
6. le tout signé par le directeur et
contresigné par le délégué principal qui
est en même temps le secrétaire général

122
Mémoires

des ouvriers mineurs de Sebabna.

Avant de quitter les mineurs, je fis élire


un bureau comme celui de l'union locale
de Nemours comprenant entre autres, un
trésorier et un adjoint. La liaison entre
Sebabna et Nemours devait se faire
trimestriellement, une fois à la charge de
l'union locale, une fois aux frais de
Sebabna. La réaction de l'administration
fut immédiate.
À mon retour, les gendarmes de la
brigade de Tlemcen me mirent les
menottes pour me conduire devant le
juge.
Fort heureusement, les dockers étaient là
et en un clin d’œil la somme d'amendes
pour lesquelles je devais être incarcéré
fut réunie et remise aux gendarmes.

Il y a lieu de revenir un peu en arrière


pour connaître l'origine motivant la
décision du juge. À l'occasion de la
visite de M. Arigui, un renégat du PCF
rallié au PPF de Doriot, je proposai un
traité au comité du Front Populaire de

123
Mémoires

Tlemcen qui l’accepta. Une fois le tract


distribué, monsieur Arigui, engagea un
procès et le gagna contre moi. Mes
cosignataires, membres de la SFIO, tous
fonctionnaires et craignant une
condamnation préjudiciable à leur
fonction se défilèrent. Voilà comment je
fus condamné au paiement d'une amende
avec un sursis d'un mois.

Un autre jour, je fus l'objet de menaces


de mort de la part d'un truand marocain.
Les ouvriers apprirent l'incident- je
l'avais déjoué la veille - et déclarèrent
une grève générale d'une demi-heure.
La grève des ouvriers des travaux
publics suivit celle de Sebabna. Elle dura
neuf jours pendant lesquels les
manœuvres des patrons de
l'administration et de l'armée furent
déjouées. D'abord, pour protéger la soi-
disant liberté du travail, les zouaves
furent postés le long des quais,
baïonnettes aux canons. Un groupe de
dix ouvriers européens prit une barque
pour aller rejoindre le poste de travail au

124
Mémoires

large. Mais sur les indications de l'un de


leur camarade, je notai leur nom. Mon
crayon fit des miracles. Les ouvriers se
sentant visés firent demi-tour. Ainsi la
grève ne fut pas brisée. Le lendemain, le
curé de la paroisse, probablement poussé
par les autorités, fit une tournée chez les
femmes des grévistes européens. Celles-
ci s'en prirent à leur mari en les traitant
de lâches et d'affameurs. Le comité de
grève, dès le troisième jour, commença à
distribuer du lait aux enfants et des
vivres aux foyers européens.

Sur ces entrefaites, M. Lasri me dépêcha


son directeur, M. Wertas, pour me
proposer de l'argent. Je m'indignai :
« Voyons, vous voulez
m'acheter ! Sachez que je suis déjà
vendu corps et âme à la classe ouvrière.
Allez répéter ce que je viens de vous dire
à vos patrons. »

Lasri, en désespoir de cause, fut dans


l'obligation de dépenser une grosse
fortune pour l'achat d'un portique qui

125
Mémoires

remplaça 350 ouvriers.


Le Préfet vint à la rescousse du patronat
de Nemours en influençant le sieur
Bertrand, secrétaire de L'U.D-CGT de
l'Oranie, qui me muta à Oran.

Cette mutation priva L'union locale CGT


de Nemours de mon concours. Je devais
organiser les ouvriers agricoles de l'ouest
mais étant dépourvu d'argent, je fus
paralysé, sans ressources, jusqu'à la
déclaration de la guerre en 1939. Je
passai le Noël de cette année-ci chez un
bon camarade dont je respecte la
mémoire.

La manœuvre est la même pour démolir


les organisations révolutionnaires et pour
paralyser leurs militants. Quand le
patronat n'arrive pas seul à soumettre sa
volonté aux ouvriers, il fait appel à l'état
qui est à son service. Il arrive
quelquefois, que patrons et état se
concertent pour utiliser en même temps
l'intimidation, la corruption et la
répression et même la scission

126
Mémoires

infiniment plus dangereuse.

De 1934 à 1940, je devais connaître


toutes ces formes de l'ennemi. Après
1939, je rentrai chez moi où je fus arrêté
en 1940 et interné à Djenien Bourezg
dans une redoute qui servit aux forçats.

127
Mémoires

IX. Incarce ration a


Djenien Bourezg
1940-1943

Le camp de Djenien Bourezg était situé


dans le sud oranais entre Bechar et Aïn-
Sefra. Il était complètement isolé du
monde des vivants. Nous étions 250
militants communistes, nationalistes et
Oulemistes.
Pour démoraliser les militants, le
commandant fit poser une dizaine de

128
Mémoires

cercueils bien en vue à l'entrée du camp.


Une trentaine de mercenaires, postés
dans le camp, gardait les internés.
Lors du rassemblement, le commandant
en chef, fit connaître le règlement
intérieur du camp.

1. interdiction de communiquer
avec les étrangers au camp,
interdiction de parler aux
hommes de garde, interdiction de
se réunir à l'intérieur, interdiction
de manifester.

2. le travail est obligatoire. Réveil à


5 heures du matin. Café à 5h30
(café appelé aussi « jus de
parapluie » par les internes car il
s'agit d'eau chaude sucrée à la
saccharine). Début du travail à 6
heures. Interruption de 12 heures
à 14 heures. De 14 heures à 18
heures, travail. Extinction des
feux à 20 heures. À 20h30, arrêt
de toute circulation dans le camp.
L'interne qui est pris après 20 h

129
Mémoires

30 aux toilettes est conduit


directement dans une cellule pour
trois jours sans eau ni pain ni
couverture, démuni.

Avec l'arrivée de Derico en 1941, la


situation empira.
L'obligation au travail fut étendue aux
vieillards, aux malades pour lesquels
Derico inventa le travail de l'alfa30.
L'infirmerie, une pièce nue sans
médicaments ni instruments, n'acceptait
pas de malade. Prétexte : pas de
médecin.
Le docteur Bourgeois, un interne envoyé
par mesure disciplinaire du camp de
Bossuet où les révolutionnaires de
France avaient été enfermés, se proposa
comme médecin.
Derico prétendit que le docteur
Bourgeois avait perdu la qualité de
docteur le jour de son arrestation.
Néanmoins, il pouvait exercer le métier

30 Alfa : plante du Sahara

130
Mémoires

d'infirmier. Il accepta et s'installa à


l'infirmerie.
Derico avait ordonné la répartition des
internes comme suit :
 une équipe d'arracheurs de genêts
et son transport d'une distance de dix
kilomètres. Cette équipe fut composée
d'éléments « les plus durs » selon le
commandant du camp,
 une équipe chargée de la cuisine,
 une équipe de jardiniers,
 une équipe d' « alfateurs » qui
devait arracher elle-même l'alfa,
 Une équipe pour le transport et la
vidange des tinettes31.

Les internés virent leur ration de pain
diminuer à 300 grammes par jour, deux
soupes sans matière grasse.
Les colis envoyés par les parents étaient
confisqués et les internés n'avaient pas la
permission de se ravitailler à l'extérieur
de sorte qu'ils étaient réduits à la famine.

31 Tinette : récipient servant au transport des matières


fécales et employé comme fosse d'aisances
mobile.

131
Mémoires

Dans ces conditions d'usure humaine et


de malnutrition, les maladies étaient
inévitables.

Les malades affluaient vers l'infirmerie


pour se faire soigner. M. Derico
n'approuvait pas l'humanité du docteur
Bourgeois qui accordait des dispenses de
travail et envoyait en prison tout le
monde excepté les malades. Cet exploit
du commandant ne manqua pas
d'indigner le camp tout entier. Devant
l'effervescence générale et sur rapport
des mouchards, des sentinelles furent
placées sur la toiture des dortoirs et dans
tous les coins avec ordre de tirer sur
n'importe lequel des internés qui
bougerait.
Malgré ces mesures de pression, les
prisonniers se concertèrent et décidèrent
la grève de la faim. Elle dura quatre
jours. Les autorités furent informées, les
députés communistes eurent
connaissance de la situation d'autant plus
qu'eux-mêmes avaient beaucoup souffert
de la détention à la maison carrée. Le

132
Mémoires

commandant avait, dès la première


heure, enfermé dans les cellules les
internés supposés être les meneurs.
Zanettacci, Bouhali Larbi, Cayet,
Valigna et d'autres militants dont je ne
me souviens plus des noms, furent
enfermés dans les cellules. Derico
croyait avoir décapité le mouvement et
pouvoir manœuvrer à son aise. Ainsi, au
cours du rassemblement des prisonniers
grévistes, se voyant désavoué par la
quasi-totalité à l'exception de l'aveugle le
nommé Kazice dernier, il répéta la leçon
qu'on lui avait faite avant le
rassemblement en prétendant que les
communistes du camp l'avaient menacé
de mort.
Derico déclara qu'aucun de nous ne
sortirait vivant du camp et que les
mesures de clémence prévues pour ceux
qui rompraient le jeûne ne seraient pas
accordées.

Le gouverneur général dépêcha pour


enquête son administrateur D'ain-Sefra.

133
Mémoires

Ce dernier invita les internés à désigner


leur délégué. Un camarade français et
moi-même fûmes nommés. Après
audition de mon camarade qui put
exposer les causes de la grève, je pris la
parole pour demander à l'administrateur
s'il voulait la fin de la grève. Il me
répondit oui. Alors je lui déclarai de
maintenir aux internes le menu qu'on
leur avait présenté aujourd'hui.
L'administrateur fit cette promesse et
quelques jours après Djenien-Bou-Rezg
reçut une délégation du C.C du PFA
composée de trois députés, ex-détenus
de la prison de Maison carrée. Derico fut
relevé de son commandement et
remplacé par un autre qui libéralisa le
régime du camp.
En mars 1943, les internés communistes
furent transférés à Bossuet et les
nationalistes gardés à Djenien.
À Bossuet nous nouâmes de bonnes
relations avec nos camarades du PCF
internés qui avaient lutté, en faveur de la
libération de la France, contre le
Pétainisme, capitulant devant Hitler.

134
Mémoires

Ma libération ne tarda pas.


Malheureusement, après celle-ci, je fus
placé en résidence surveillée jusqu'à la
fin de 1943. Après un bref séjour chez
mon frère à Sidi Bel Abbes, je repris le
chemin de Tlemcen.

135
Mémoires

X. Alger, Tlemcen,
Grenoble 1944-1963

Valigna, ne pouvant rentrer en


France occupée, choisit Tlemcen pour
résidence et comme il était peintre
amateur, le paysage avec les monuments
historiques lui convenait à merveille. Du
reste, il put exposer en ville une
vingtaine de ses tableaux.
Valigna, Bouchama et moi-même
réorganisâmes la section du PCA.
Plus tard, l'union locale fut remise en
place. Elle fut composée de cheminots,
d'instituteurs, d'ouvriers du bâtiment,
d'employés de l'EGEA, de la M.T.O et
ceux de la S.I.P.A.
Le mouvement des paysans des Beni-
Ournide fut la première action que la
section du PCA entreprit avec succès. Il
faut dire que le moment était favorable
puisque le climat anti-fasciste
prédominait dans la sphère officielle. Du
moins, c'est ce qu'on laissait voir à la

136
Mémoires

sous-préfecture et à l'administration des


Eaux et forêts.
Plus de 100000 francs d'amende durent
être payés par les paysans de Beni-
Ournide pour dégâts causés par les
chèvres sur leurs propres propriétés que
l'administration avait soi-disant
confisquées pour planter des arbres
fruitiers et pour remplacer les chèvres
par des vaches.

Le commandant des eaux et forêts était


compréhensif et pas du tout bureaucrate
puisqu'il nous accompagna plusieurs fois
à la montagne chez les paysans. Le sous-
préfet, nouveau dans la région, nous
parut conciliant puisqu'il accepta de
discuter l'accord intervenu entre
l'administration des forêts et les paysans.
Il accepta même d'assister à la fête
organisée par les paysans exonérés du
paiement des 100000 francs d'amende.
La fête se déroula à Aïn Fezza en
présence de M. Taleb , conseiller
général, et du sous-préfet.

137
Mémoires

Aux élections municipales, Valeur fut


battu et Blanc du SFIO le remplaça. Ce
dernier choisit pour premier adjoint un
communiste nouvellement recruté à la
section, un nommé Marius Tirate qui se
montra à la hauteur de sa tâche en
remplaçant avantageusement à la tête de
la municipalité M. Blanc, avocat très
occupé par sa clientèle.
Au même moment, les communistes
siégeaient à Berregaux, avec le camarade
Cayet en tête, Zanettacci à Oran,
deuxième port d'Algérie, Gandara à Ain-
Temouchent, Justerabot à Bel- Abbes.
En 1945, une seconde cabale se
constitua à la section du PCA à Tlemcen.
Cette fois-ci encore, Ouzgane, secrétaire
général du C.C. du PCA, vint à Tlemcen
et me remplaça par une nouvelle
direction.

Même éloigné de la direction, je


contribuai à servir de souffre-douleur,
accusé par ceux de la cabale de fomenter
des oppositions et de vouloir diviser.
Dali bey, dépêché à Tlemcen par O., vint

138
Mémoires

m'accuser et me menaça d'exclusion.


Devant ma fermeté (je suis un militant
unitaire ennemi du travail négatif), il dut
s'en retourner à Alger. Par la suite, le
camarade André Moine vint à Tlemcen.
Me voyant désappointé, il me proposa
d'aller travailler à Alger. J'acceptai
immédiatement et j'y arrivai vers le
milieu de 1945.

Alger, 1945-1950

Là-bas, je fis la connaissance du


camarade Estorge. Nous fondâmes
ensemble la fédération des petits
« fellahs ».
Une fois les statuts élaborés, déposés à la
Préfecture, les cartes à trois volets
imprimées, le timbre conçu par un
sympathisant, je pus enfin me rendre au
Bled.
La ligne Alger-Tenes-Orleansville fut la
première étape. Blida, Ain-Bessem, Bir
Agh Balon, Aumal, Djelfa, Berrouaghia,
Laghouat, Ghadaia fut la seconde étape.

139
Mémoires

La Kabylie, avec Tizi Ouzou, Fort


National, Draâ-Elmizan, Bouira, Tablat
fut la troisième étape.

Je passais le plus clair de mon temps


dans la nature à organiser la paysannerie
pour qu'elle puisse se défendre contre la
colonisation qui venait de massacrer la
population du Constantinois. Pendant ce
temps-là, le camarade Boudiaf organisait
les fellahs du Constantinois et l'UD-CGT
s'efforçait de faire la même chose dans
l'ouest algérien.

La C.E, dans sa séance avant la tenue du


premier congrès des paysans de 1948,
chiffrait le bilan de la façon suivante :
70000 cartes données avec 250000
timbres aux trois unions dont 20000
cartes et 70000 timbres placés et réglés
dans l'Algérois.
Le congrès fut un très grand événement
pour notre peuple. André Marty, l'un des
députés emprisonnés à Maison Carrée,
prit la parole et prononça un discours au
cours duquel il affirma que bientôt les

140
Mémoires

paysans algériens récupéreraient leurs


terres expropriées par la grosse
colonisation.
Cette prophétie devait se réaliser 14 ans
plus tard. Après le congrès,
l'administration créa une fédération
agricole réactionnaire pour contrecarrer
la nôtre. En l'absence de Boudiaf, nous
examinâmes, Marouf (au nom de la
CGT) et moi-même, la position que la
fédération des « petits fellahs » devait
adopter en réponse à l'ultimatum de la
fédération réactionnaire, bénéficiant du
soutien officiel.
Après la réunion de la C.E de L'U.D
d'Alger, il fut décidé de rejeter purement
et simplement l'ultimatum. Coïncidence
bizarre, chaque fois que l'ennemi relevait
la tête, des difficultés internes
apparaissaient. Ces difficultés, au lieu de
trouver leur solution par la voie
démocratique, étaient réglées par des
partisans avec des moyens expéditifs qui
intervenaient en ne solutionnant rien.

141
Mémoires

Mohammedi, responsable du travail


syndical, trouvant que nous ne
travaillions pas assez, menaça de sévir
en prononçant à mon adresse «Koum
oula talaq », proverbe arabe qui signifie :
« donne ou divorce ».
En recoupant cela avec mon élimination
des postes de confiance, j'en déduisis
que j'étais de trop et j'abandonnai Alger
pour Tlemcen.

Tlemcen, 1950-1952

Après une année de chômage, je


pus être employé dans l'entreprise qui
construisait le barrage du Mafrouche.
Un différend entre la CGT et la direction
de l'entreprise me conduisit à Paris pour
plaider la cause de la délégation du
personnel frustré par la direction, elle-
même soutenue par le tribunal.
Renseignements pris à Paris, il fallait
avoir 10000 francs pour pouvoir
affronter le conseil d’État avec un avoué
et un avocat. Or je ne possédais que ma
paye du mois diminuée des frais de

142
Mémoires

transport. Entre temps, l'entreprise


m'adressa une lettre me faisant savoir
que, n'ayant pas repris mon travail après
le congé annuel réglementaire, j'étais
considéré comme ne faisant plus partie
du personnel. Ce fut le coup de grâce.
Comment faire ? À Paris, rue de la
Huchette, M. Mohammed Bestaoui avait
un magasin d'articles indigènes. Par
amabilité, ce dont je lui suis
reconnaissant, il m'offrit un petit emploi
avec un modeste salaire mais avantageux
parce que j'étais logé, ce qui était
appréciable.

143
Mémoires

Grenoble, 1952 à 1963

Au quartier latin, je rencontrai un


ami, élève de l'université de Grenoble. Il
s'informa de ma situation discrètement.
Une fois à Grenoble, il me pressa de
prendre le train de toute urgence pour le
rejoindre. Sur place, je fis la
connaissance de généreux compatriotes
qui me procurèrent un emploi à la
sécurité sociale de Grenoble. J'y fus
employé pendant 10 ans.

Que mes bons compatriotes


m'excusent de les avoir négligés au
bénéfice d'un travail éducatif des
ouvriers.

Je comprends leur animosité à


mon égard. Ce qui est certain, c'est qu'à
leur insu – de 1956 à 1962 j'ai fait, avec
ma femme et d'une autre façon, le
même travail qu'ils auraient aimé me
faire faire eux-mêmes.

144
Mémoires

J'ai accompli mon devoir de


syndiqué et d'internationaliste
jusqu'au bout. Même au-delà de 1962,
à l'âge de 74 ans, je suis toujours sur
la brèche sans le crier sur les toits.

145
Mémoires

Table des matières

L’emigration des musulmans algeriens


et l’exode de Tlemcen en 1911 … 5
Sejour en Turquie 1911- 1920 …9
Retour au pays natal 1920-1922 … 52
Voyage dans l’est europeen
1927-1928 … 72
Mon premier banc d’essai :
Tunisie 1929 … 82
Sejour en Turquie de
1930 a 1933 … 89
Retour a Tlemcen en 1933 … 100
Syndicalisme actif
1934-1940 …114
Incarceration a Djenien Bourezg
1940-1943 … 126
Alger, Tlemcen, Grenoble
1944-1963 … 133

Annexe … 144

Temoignages … 155

146
Mémoires

Annexe

Liste des noms cités dans ces mémoires :

Employé de la compagnie des chemins


Abdelkader de fer Izmir - Casaba avec le frère aîné
de Mohamed Badsi
Employé de la compagnie des chemins
Baba Ahmed de fer Izmir - Casaba avec le frère aîné
de Mohamed Badsi
Compagnon de travail chez A. Bendi-
Baba mered
Camarade tunisien, élève de l'Université
Bachir des Peuples d'Orient
Badsi Hadj M'Hamed Frère aîné de M. Badsi

Badsi Ahmed Frère cadet de Mohamed Badsi

Badsi Mohamed El Kebir Oncle paternel

Barel Virgil Député communiste de Nice

Sénateur communiste de la Seine (1948-


Barthel 1958) ; exclu du PCF en 1962 ; commu-
niste oppositionnel
Bekhoucha Ami de M. Badsi

Bekkail Mohamed Trésorier de l'Union Locale


dit :"Bitiza", ami d'enfance de Mohamed
Bel Attar Ahmed Badsi

Fondateur de l'Association des oulémas


Ben Badis Abdelhamid musulmans algériens.
Bendimered A. Propriétaire d'un camion à Tlemcen

147
Mémoires

Candidat aux élections municipales de


Bentaleb Tlemcen en 1934, soutenu par le Cheikh
Ibrahimi
Berber Adjoint de la section communiste

Berhone Trésorier de la section communiste


Propriétaire d'un magasin d'articles
Bestaoui Mohammed indigènes à Paris
Bouchama A. Délégué du Congrès Musulman
Employé de la compagnie des chemins
Bouchnak de fer Izmir - Casaba avec le frère aîné
de Mohamed Badsi
Boudiaf Camarade communiste du constantinois
Interné au camp de Djenien Bourezg
Bouhali Larbi

Boukhalfa Employé chez Stambouli


Interné au camp de Djenien Bourezg
Cayet

Chalabi Abdelkader Fils du Muphti Hadj Djelloul Chalabi

Chalabi Brahim Fils du Muphti Hadj Djelloul Chalabi

Cheik Ibra- il a créé, avec son compagnon


himi cheikh Ben Badis, l'association des
oulémas musulmans algériens
Dali Oncle d'Oujda

Dali-Yahia Des proches de M. Badsi


Directeur du camp d'incarcération de
Derico Djenien Bourezg
Djerad Ali Militant du Néo Destour
Secrétaire général du PCT (parti com-
Djezzader Ali muniste tunisien
Infirmier au camp de Djenien Bourezg
Docteur Bourgeois

148
Mémoires

Doriot Homme politique et journaliste français,


communiste puis fasciste.
Estorge Camarade communiste d'Alger

Evrard Mécanicien à Tlemcen


Camarade tunisien, élève de l'Université
Farid des Peuples d'Orient
Gitton avait collaboré au Cri du peuple,
journal du Parti populaire français (PPF)
Gitton Marcel de Jacques Doriot, lui aussi ancien
dirigeant communiste, devenu fasciste et
farouchement anticommuniste
Fondateur cde l'Etoile Nord-Africaine
Hadjali

Employé de la compagnie des chemins


Kahoudji de fer Izmir - Casaba avec le frère aîné
de Mohamed Badsi
Kasboura Pèlerin maraboutique
Féodal, tête de liste des élections muni-
Lachachi cipales de Tlemcen en 1934
Marty André Député emprisonné à Maison carrée

Mohammedi Responsable syndical

Moine André Communiste français

Mokhedame Lakhdar Délégué des dockers

Oudjdi Employé chez Stambouli


Délégué de l'Internationale Communiste
Ouzgane Amar avec Mohamed Badsi
membre de la SFIO (Section Française
Persil de l'Internationale Ouvrière
Pons Mécanicien

Romatey Commissaire de police

Stambouli Fabricant de pâte alimentaire

149
Mémoires

Stambouli Abdelkrim Fils de M. Stambouli

Taleb Conseiller général, sous-préfet


Contremaître dans la fabrique de pâte
Tchato alimentaire de Stambouli
Employé de la compagnie des chemins
Touati Belkacem de fer Izmir - Casaba avec le frère aîné
de Mohamed Badsi
Triqui Secrétaire de la section communiste

Valeur Maire de Tlemcen


Membre de la section du PCA à Tlem-
Valigna
cen
Zanettacci Interné au camp de Djenien Bourezg

Zellam Ami de M. Badsi

150
Mémoires

Liste des communes et villes citées dans


ces mémoires :

Ville située sur la côte atlantique sud du Maroc dans


Agadir les contreforts de l'Anti-Atlas, capitale de la pro-
vince d'Agadir Ida-Outanane.
Adana est une ville de Turquie, préfecture de la
Adana province du même nom, située à 30 kilomètres de la
côte méditerranéenne. La ville comprend quatre
districts, Yüreğir, Çukurova, Sarıçam et Seyhan.
Ahfir Ville du nord-est du Maroc, de la province de
Berkane, dans la région de l'Oriental.
Aïn Bessem Aïn Bessem est une commune de la Wilaya de
Bouira en Algérie.
Aïn Fezza Commune algérienne de la wilaya de Tlémcen
stiuée à 174 km d'Oran,
Aïn Sefra Aïn Sefra est une commune de la wilaya de Naâma
en Algérie, située dans le Nord-Ouest du pays.

La wilaya d'Aïn Témouchent, située à l'ouest de


Aïn Témouchent l'Algérie entre les wilayas d'Oran, Tlemcen et Sidi-
Bel-Abbès, est une collectivité publique territoriale
et une circonscription administrative de l'état algé-
rien dont le chef-lieu est la ville d'Aïn Témouchent.
Akhisar est un district et son centre-ville de la
province de Manisa, dans la région égéenne de
Akhisar la Turquie occidentale . Akhisar est aussi l'ancienne
ville de Thyatire (également connue sous le nom
de Thyateira ).
Alexandrie Alexandrie est une ville portuaire égyptienne sur la
Méditerranée.

151
Mémoires

Actuellement Sour El Ghozlane, Sour El-Ghozlane


est une commune algérienne située dans la Wilaya
Aumal de Bouira au sud de la Kabylie. De 1845 à 1962, la
ville était rebaptisée Aumale en hommage au duc
d'Aumale, fils de Louis-Philippe
La province de Balıkesir est une des 81 provinces de
la Turquie. Son territoire occupe la plus grande
Balikesir partie de l'ancien sandjak ottoman de Karesi et du
vilayet du même nom. Sa préfecture se trouve dans
la ville éponyme de Balıkesir.
Béchar, anciennement Colomb-Béchar pendant la
colonisation française, est une commune de la
Bechar wilaya de Béchar dont elle est le chef-lieu, située à 1
150 km au sud-ouest de la capitale Alger, à 852 km
au nord-est de Tindouf et à environ 80 km à l'est de
la frontière marocaine
Bendirma Districts de la province de Balıkesir dans la ré-
gion de Marmara
Béni Saf est le nom d'une commune algérienne et de
Béni Saf la ville côtière qui en est le chef-lieu, dans la wilaya
d'Aïn Témouchent.
Berrouaghia est une commune de la wilaya de
Berrouaghia Médéa en Algérie. Située à 96 km au sud-ouest de la
capitale Alger, elle est caractérisée par sa nature
agricole.
Beyrouth Beyrouth est la capitale du Liban et la ville la plus
importante du pays.
Bir ghbalou Bir Ghbalou est une commune de la wilaya de
Bouira en Algérie
Blida, surnommée « La Ville des Roses », est une
Blida commune de la wilaya de Blida, dont elle est le
chef-lieu, en Algérie.
Bouira Bouira est une commune algérienne, située dans la
région de Kabylie

152
Mémoires

Djelfa est une ville d'Algérie située à 300 km au sud


Djelfa d'Alger, dans la partie centrale de l'Algérie du Nord,
chef-lieu de wilaya du même nom
Djeniene Bourezg, également orthographié Djenien
Djenien Bourezg Bourzeg est une commune de la wilaya de Naâma
en Algérie
Draâ El Mizan est une commune de la wilaya de
Draâ Elmizen Tizi Ouzou en Algérie, située à 42 km au sud-ouest
de Tizi Ouzou et à 110 km au sud-est d'Alger, dans
la région de la Grande Kabylie.
El Hadjra Petit port de pêche
Larbaâ Nath Irathen, anciennement Ichariwen, à
Fort National l’époque coloniale française Fort-National, est une
commune de Grande Kabylie, dans la wilaya de Tizi
Ouzou, en Algérie
Ghardaïa est une commune de la wilaya de Ghardaïa
Ghardaia en Algérie, dont elle est le chef-lieu, située à 600 km
au sud d'Alger, elle est la capitale de la Vallée du
Mzab.
Ghazaouet (Nemours), est une commune algérienne
de la wilaya de Tlemcen, proche de la frontière
Ghazaouet marocaine, située à 72 km au nord-ouest de Tlem-
cen, à 50 km au nord de Maghnia et à 34 km à vol
d'oiseau à l'est de la ville marocaine de Saïdia.
Grenoble, ville de la région Rhône-Alpes du sud-est
Grenoble de la France, se trouve au pied des montagnes entre
le Drac et l'Isère
Istanbul est une grande ville turque à cheval entre
l'Europe et l'Asie, séparée par le détroit du Bos-
Istanbul phore. Sa vieille ville reflète les influences cultu-
relles des nombreux empires qui ont régné sur
Istanbul.

153
Mémoires

Izmir est une ville turque située sur la mer Égée.


Connue sous le nom de Smyrne dans l'Antiquité,
Izmir elle a été fondée par les Grecs, conquise par les
Romains et reconstruite par Alexandre le Grand
avant d'intégrer l'Empire ottoman au XVe siècle.
Laghouat Laghouat est une ville algérienne située au centre du
pays à 400 km au sud de la capitale Alger,
Melilla est une ville autonome espagnole située sur
la côte nord-ouest de l'Afrique, en face de la pénin-
Melilla sule Ibérique, appartenant à la région géographique
du Rif oriental, en périphérie de l'agglomération de
Nador, et formant une enclave dans le territoire
marocain.
Mersin est une ville de Turquie, préfecture de la
Mersine province du même nom, située au bord de la mer
Méditerranée
La Moulouya aussi appelé Marwacht en berbère, est
Moulouya un fleuve marocain qui prend naissance à la jonction
du massif du Moyen et du Haut Atlas dans la région
d'Almssid dans la province de Midelt.
Oran Oran est une ville portuaire au nord-ouest de l'Algé-
rie.
Orléansville à l'époque française, puis El-Asnam
Orléanville après l'indépendance, est une commune de la wilaya
de Chlef dont elle est le chef-lieu, située à 200 km
au sud-ouest d'Alger et à 210 km au nord-est d'Oran.
Actuellement Mohammadia, est une commune de la
Perregaux wilaya de Mascara, située à 80 km au sud-est
d'Oran, à 35 km au nord de Mascara, à 40 km de
Mostaganem et à 57 km de Relizane.
Sebabna Sebabna est une commune algérienne de la wilaya
de Tlémcen, proche de la frontière marocaine
Soma Soma est une ville et un district de la province
de Manisa dans la région égéenne en Turquie.

154
Mémoires

Port marocain situé dans le détroit de Gibraltar,


Tanger Tanger constitue depuis l'époque des Phéniciens un
point stratégique entre l 'Afrique et l'Europe.
Ténès, parfois orthographiée Tenez au XIXᵉ siècle,
Ténès est une ville et une commune de la wilaya de Chlef
en Algérie
Tizi Ouzou est une commune algérienne de la
wilaya de Tizi Ouzou dont elle est le chef-lieu. La
Tizi Ouzou ville est située à 100 km à l’est de la capitale Alger,
à 125 km à l'ouest de Béjaïa et à 30 km au sud des
côtes méditerranéennes.

Ville située au nord de l'Algérie. Elle est célèbre


pour ses bâtiments mauresques, tels que la
Grande Mosquée du XIe siècle avec son haut mina-
ret et son mihrab (niche indiquant la direction de
Tlemcen La Mecque) élaboré. Le mausolée de Si-
di Boumediene, maître soufi du XIIe siècle, est un
lieu de pèlerinage. Sa mosquée adjacente est un
exemple d'architecture almoravide, avec ses pan-
neaux de stuc sculpté. Dans le centre-ville, le palais
El Mechouar datant du XIIe siècle, est protégé par
de hauts murs.

(Sources
Wikipédia)

155
Mémoires

Cartes géographiques :

Algérie et Maroc

156
Mémoires

Turquie :

157
Mémoires

Témoignages…
Fiche Maitron :

BADSI Mohamed
René Gallissot

Né le 19 janvier 1902 à Tlemcen (Algérie),


mort le 21 février 1979 à Oran ; après émigra-
tion en Turquie, formé à l’École d’Orient à
Moscou (1926-1928), envoyé en 1929-1930 à
Tunis pour relancer le syndicalisme tunisien ;
ouvrier militant à Paris dans les années 1931-
1933 ; devenu membre du Comité dirigeant de
la Région communiste Algérie en avril 1934,
animateur des grèves en Oranie et du parti
communiste à Tlemcen avant et après le
double mouvement du Congrès musulman et
du Front populaire ; en conflit avec les res-
ponsables communistes PCF puis PCA, sus-
pect de nationalisme depuis 1934, et avec lui,
la cellule de Tlemcen, dissoute en 1937 ;
après 1945, organisateur pour le PCA, de la
Fédération des petits paysans autour de
Tlemcen.

Tisserand ruiné, le père de Mohamed Badsi te-


nait à Tlemcen un petit café maure fréquenté par
des Rifains. Il eut cinq enfants : deux filles et trois
garçons. L’un, Hadj M’hamed, partisan du réfor-
misme musulman, rejoint l’association des oulé-
mas ; les deux autres deviennent des militants
communistes actifs, en premier lieu Mohamed.

158
Mémoires

Après la mort du père en 1909, la famille est en


difficulté, et suivant un courant d’exode important
vers l’Orient, Mohamed Badsi passe au Maroc
traversant la Moulouya, rêvant de partir pour
Damas. Il arrive en fait à Izmir (Smyrne) avec sa
mère et un de ses frères et ses sœurs. La révolu-
tion Jeune turque secoue alors l’empire ottoman
qui est allié de l’Empire allemand. Tandis que son
frère travaille comme cheminot, M. Badsi est
assez longuement ouvrier dans des usines tex-
tiles puis dans l’atelier d’un dépôt de chemin de
fer.
Après l’ouverture de la guerre de 1914, quand
l’armée française, dite d’Orient, occupe Istanbul,
il devient docker sur le port sous la surveillance
des soldats sénégalais, baïonnette au fusil, et
des gendarmes français armés. Il revient ensuite
en famille à Izmir ; la ville est attaquée par
l’aviation alliée puis occupée par l’armée
grecque.

De retour en Algérie de 1919 à 1922, il fait un


peu tous les métiers. En 1922, il accepte de faire
son service militaire en France, à la base aé-
rienne du Bourget ; il est mécanicien sur les
avions et envoyé se perfectionner à Bordeaux.
Démobilisé en 1924-1925, il travaille comme
ouvrier dans la région parisienne et fréquente
l’Union intercoloniale, l’organisation communiste
pour la main-d’œuvre coloniale dirigée par Ab-
delkader Hadj Ali* et qui donnera naissance en
1926 à l’Étoile nord-africaine. Distingué pour son
militantisme, adhérent au PC, il est en 1926 en-
voyé suivre les cours de l’École d’Orient à Mos-
cou qui est le centre de formation des cadres

159
Mémoires

communistes pour les pays dominés. Son pseu-


donyme est Lucien Durand.

De retour à Paris à la fin de 1928, il fait partie de


la Commission coloniale du parti communiste.
L’année suivante il est envoyé en Tunisie pour
tenter de faire renaître la CGTT écrasée après le
flamboiement de 1924 ; il travaille comme docker
au port de Tunis et relance des grèves dans des
briqueteries et minoteries. Dans cette période la
plus dure pour le mouvement communiste, il est,
autant dire, laissé à lui-même ; après 18 mois à
Tunis, malade, il fait retour à Paris.

Travaillant à l’usine Emeri du 19e arrondisse-


ment, lançant le journal “les Emeris rouges”,
distribué aussi à l’usine de Bobigny, il est arrêté à
la porte de l’usine pour distribution de journaux et
de tracts en français et en arabe, emprisonné et
licencié ; il trouve du travail dans une chocolate-
rie du 15e arrondissement. À nouveau arrêté et
licencié pour fait de grève, il travaille dans le
bâtiment. Responsable, vraisemblablement pour
la CGTU, des chômeurs nord-africains, il est
aussi membre du bureau de rayon du PCF et
animateur du cercle marxiste du 18e arrondisse-
ment où il réside.

Après un nouveau séjour de six mois à Izmir en


Turquie quand se stabilise la révolution de Mus-
tapha Kemal, mais sans travail, il rentre en cours
ou à la fin de 1933 à Tlemcen où il va devenir
l’animateur du rayon communiste. En 1934, il
entre au comité de la Région communiste

160
Mémoires

d’Algérie et rédige alors sa bio pour l’IC. C’est un


moment de passage difficile pour le parti com-
muniste en France comme en Algérie. Après
l’échec de la création d’un Parti nationaliste révo-
lutionnaire sous l’impulsion du secrétaire de la
Région communiste, Belarbi Sid-Ahmed dit
Boualem*, la région communiste perd ses mili-
tants qui continuent à se réclamer de l’Étoile nord
africaine. Cependant à Tlemcen, M. Badsi réussit
à reconstituer une section communiste d’une
quinzaine de membres, qui diffuse La Lutte So-
ciale et El Ouma qui apparaît comme le journal
de l’ENA continuée par Messali en France avec
l’association des Amis d’El Ouma. Il y a indistinc-
tion entre les mouvements.

Quand il vient reconstituer la Région communiste


d’Algérie, André Ferrat*, s’il écarte Boualem*, a
fait entrer Mohamed Badsi au Comité régional
(conférence d’avril 1934). André Ferrat reste
partisan du Front antiimpérialiste au moins dans
les colonies, et se montre réservé sur la stratégie
de Rassemblement populaire. Il envoie en Algé-
rie comme instructeur, Jean Chaintron sous le
nom de Barthel* qui préconise la mobilisation sur
deux fronts, le Front populaire pour les Euro-
péens et un front anti impérialiste pour les Algé-
riens en maintenant pour l’Algérie colonisée,
l’objectif de l’indépendance nationale (circulaire
Barthel disant que la nation algérienne n’est pas
la France et dénoncée par la presse coloniale qui
la publie avec tapage en octobre 1935).
Or l’Internationale communiste et le PCF ont
changé d’orientation en appelant les commu-
nistes à la défense nationale de la France (ac-

161
Mémoires

cords Laval-Staline) et en faisant campagne pour


un Front populaire rassemblant les courants se
prononçant contre le fascisme. En 1935, l’action
de M. Badsi à Tlemcen, se trouve en porte-à-
faux. La section tomberait à sept membres.
Datée du 22 septembre 1935, une note de com-
mentaire très critique figure dans le dossier Badsi
aux “archives de Moscou” (RGASPI, archives de
l’IC), première mise en cause de M. Badsi pour
“nationalisme” algérien.
“Ce camarade était contre notre politique de front
unique avec les nationaux réformistes qu’il consi-
dérait comme réactionnaires et niait leur in-
fluence de masse”. Jusqu’en 1934, le front
unique anti-impérialiste ne s’adressait qu’aux
“nationalistes révolutionnaires” ; de là en Algérie,
le projet de PNR reposant sur les militants de
l’ENA ; il rejetait l’alliance avec les “réformistes”,
en Algérie : la Fédération des élus composée de
candidats bourgeois partisans de la collaboration
au sein de l’Algérie française. C’est la ligne que
continue à suivre M. Badsi, selon sa formation à
l’École de Moscou. Ce qui explique la remarque,
peut-être juste, sur ses frustrations : “Le cama-
rade semble aigri parce qu’il n’a jamais eu de
poste de fonctionnaire du PC, et considère que
tous ceux qui sortent du KOUTF (école d’orient
de l’IC à Moscou) doivent obligatoirement pour le
PC, être fonctionnaire du parti”.

Mais la question de fond renvoie bien à la ques-


tion nationale sacrifiée par le primat de
l’antifascisme. “Ce camarade semble isolé de
tout le mouvement algérien (ici algérien signifie
en Algérie et n’a pas de sens national algérien),

162
Mémoires

et ne considère que la situation de sa propre


localité. Son attitude est étroitement sectaire vis-
à-vis des éléments européens du PC et des syn-
dicats. Pour lui, tous sont colonialistes et hostiles
aux Arabes.” Et la note conclut sur son carac-
tère : “Tempérament brutal qui fait dresser contre
lui beaucoup de camarades du PC”. Ces accusa-
tions sont identiques, en arguant du sectarisme
brutal, que celles adressées au même moment à
Camille Larribère*, initiateur du parti en Oranie, et
réduit au silence à Saint-Denis du Sig. La note
reconnaît cependant que M. Badsi “a à son actif
un bon travail pendant les élections municipales
de mai 1935”. En fait d’isolement, tout au con-
traire, les frères Badsi conduisent un mouvement
populaire à Tlemcen et dans la région.
Mohamed Badsi applique la double mobilisation
en s’adressant à la fois aux Européens par le
Front populaire et aux Algériens nationaux par le
mouvement parallèle qui prendra le nom de Con-
grès musulman. Délégué pour assister au VIIe
congrès de l’Internationale communiste à Mos-
cou, dans son intervention, M. Badsi se dé-
marque des positions ambigües sur la question
coloniale, de la délégation du Parti communiste
métropolitain. Sur place dans le vignoble
d’Oranie, à Tlemcen et dans sa région, il impulse
le mouvement de grèves qui culmine dans l’été
1936, y compris sur des fermes coloniales. Il
conduit notamment les grèves dans le secteur du
bâtiment et impose l’ouverture de chantiers pour
les chômeurs. Arrêté, libéré à la suite de manifes-
tations de masse, il est porté en triomphe dans
les rues, à sa libération. À la création par auto-
nomisation du Parti communiste algérien en

163
Mémoires

1936, il devient responsable de la section com-


muniste de la ville. Il est aussi, vice-président du
comité local du Congrès musulman, le front algé-
rien qui accompagne le Front populaire et com-
prend communistes et mouvement des Oulé-
mas ; les trois frères Badsi se retrouvent en-
semble.

Au moment où à la fin de 1937, sous la férule de


Robert Deloche*, envoyé du PCF, et suivant
l’orientation de l’Internationale communiste, le
PCA fait de l’union antifasciste du peuple de
France et du peuple algérien, une priorité exclu-
sive, en marginalisant la question nationale, la
cellule de Tlemcen des frères Badsi est frappée
de dissolution ; elle est condamnée pour nationa-
lisme. Aussi le PCA cesse de mettre en avant,
voire tout simplement n’évoque et n’évoquera
plus leur action ; cependant ceux-ci continuent à
animer les luttes syndicales. En 1938, Mohamed
Badsi organise les ouvriers agricoles dans la
CGT et devient secrétaire du syndicat des ou-
vriers agricoles du département d’Oran.

Arrêté et interné dans le sud sous le gouverne-


ment de Vichy, il est libéré comme les autres
prisonniers communistes en 1943, à l’époque où
De Gaulle s’installe à Alger ; il reprend son action
tant à la CGT qu’au PCA. Après-guerre, il se
consacre à l’organisation de la Fédération des
fellahs algériens qui aura quelque importance
dans la région de Tlemcen ; ils seront un certain
nombre à monter au maquis dans la guerre
d’indépendance.

164
Mémoires

SOURCES : Arch. Wilaya d’Oran. — La Lutte


Sociale et presse locale. — Deux bobines
d’enregistrement du témoignage de Mohamed
Badsi à la veille de sa mort, et notes d’A. Taleb-
Bendiab. — J.-L. Planche, "Le parti communiste
d’Algérie entre deux nationalismes (1920-
1962)", Cahiers du GREMAMO, n° 7, Université
de Paris 7, 1990. — O. Carlier, Entre nation et
Jihad, op. cit. — RGASPI (arch. de Moscou),
dossier 495 189 21 : en français, bio de M. Badsi
(écrite au printemps 1934) et note d’un cadre
communiste rédigée juste après mai 1935 (re-
cueilli par Claude Pennetier).

http://maitron-en-ligne.univ-
paris1.fr/spip.php?article15465, notice BADSI
Mohamed par René Gallissot, version mise en ligne le
20 octobre 2008, dernière modification le 22 novembre
2013.

165
Mémoires

«Mes œuvres sont des traces»


Sofiane Zouggar. Plasticien
Walid Bouchakour
Publié dans El Watan le 11 - 03 - 2017

Comment a commencé votre projet Caravan


Serradj ?

Les organisateurs du prix littéraire Mohammed


Dib m'ont invité à réaliser une œuvre autour des
textes de Dib. J'ai décidé de revenir à mon
premier contact avec les œuvres de Dib.
Evidemment, c'était El Hariq (série de Mustapha
Badie adaptée de la Grande maison). J'ai revu El
Hariq et je me suis interrogé sur ce qui m'avait
marqué à l'époque de sa diffusion. Je devais
avoir treize ans… Et c'était Hamid Serradj.

Qui était Hamid Serradj pour vous à


l'époque ?

Pour moi c'était un héros de la guerre de


Libération. Et c'est tout. Je ne m'intéressais pas
aux détails. Au fait qu'il soit communiste, par
exemple. Cela je l'ai perçu en le revoyant
aujourd'hui et puis en lisant l'oeuvre et la bio de
Dib... Dans le roman, après la fameuse scène où
l'instituteur Hassan annonce aux enfants que la
patrie c'est l'Algérie et non la France, l'auteur se
demande qui est le plus militant de Hassan ou
Hamid Serradj. On sait que Dib a été enseignant
à Oujda et on peut établir un parallèle avec

166
Mémoires

Hassan, mais de qui est Hamid Serradj ?

Comment s'est effectuée cette quête de


Serradj ?

J'ai commencé par établir le profil du personnage


: le contexte historique, son âge, un intellectuel,
grand lecteur, qui disparaît souvent, est
recherché par la police… Au début, je ne trouvais
pas grand-chose. C'est une simple discussion qui
m'a ouvert la voie.
C'était avec l'historien Daho Djerbal, que je
remercie encore à l'occasion, ainsi que son
confrère Fouad Soufi. Quand j'ai montré le profil,
ils ont tout de suite pensé Mohamed Badsi. A
partir de là, j'ai cherché dans les ouvrages
d'histoire et les archives pour reconstituer son
parcours. Il est mort le 27 février 1979.
J'ai commencé à interviewer les gens qui l'ont
côtoyé à Oran et Tlemcen. J'ai eu la chance
d'accéder aux archives d'Abdelhamid Benzine,
grâce à Souad et Djaafar Inal, où l'on trouve
beaucoup d'informations sur Badsi. A partir de
multiples fragments, je voulais reconstituer
l'image de ce personnage. Je me suis demandé
si Dib avait rencontré Badsi. C'est possible. Dib a
travaillé comme maquettiste pour les tapis
à Tlemcen et Badsi organisait des meetings avec
les artisans pour créer des syndicats.

Est-ce que votre regard sur l'histoire a


changé ?

Avant, je pensais que les héros algériens d'avant


la guerre c'étaient uniquement Cheikh

167
Mémoires

Bouamama, Mokrani... Mais rien sur les


communistes. Je connaissais Benzine mais c'est
tout. Quand je demande à des jeunes de ma
génération de me donner le nom de militants
communistes contre la colonisation, ils sont
incapables de me donner un nom. C'est un point
flou de notre histoire. Je ne voulais pas non plus
faire de Badsi un super héros. C'était un militant
surtout actif à Tlemcen et Oran. Qui était-il pour
ses contemporains ? J'ai pu reconstituer son
parcours grâce aux archives, articles et
entretiens.

Quelle a été votre intervention d'artiste ?

Il y a un dessin de l'acteur qui a joué le rôle de


Serradj. Mais j'ai laissé une sorte de flou. C'est
comme Dib qui suggère les choses et nous laisse
des indices. J'ai cherché les significations du nom
«Serradj». A priori, ça vient de «serdj» (scelle en
arabe) mais ça ne m'avançait pas. Il n'y avait pas
de famille Serradj à Tlemcen. J'ai exploré
d'autres pistes... Ça pourrait venir de Caravan
Saraj, c'est le nom répandu en Europe de l'Est
pour désigner des hôtels, ou caravansérail, sur le
chemin des caravanes. On retrouve le mot
dans Sarajevo, «jardin autour de la maison ou du
palais». Finalement, Saraj peut se traduire par
«maison» ou plus précisément «grande maison».
En Egypte, on parle de Saraya et de Sraya
à Alger. A côté du dessin, j'ai reproduit le plan
type du caravansérail mais en gravure
repoussée, sans couleur ni trait. Cela reste
caché, suggéré. Dans le triptyque, on a le portrait
de l'acteur, le portrait de Mohamed Badsi et puis

168
Mémoires

cette gravure au milieu qui fait le lien entre


l'histoire et la fiction. Le portrait de l'acteur est
dessiné sur une page de l'autobiographie de
Badsi.

Vous exposez également des documents


d'archives…

Oui, il y a la passation de première à deuxième


année de Mohamed Badsi à l'école d'Orient, en
Russie. Il y était pour se former puis revenir pour
participer à la formation des communistes
algériens. On voit sa photo de 1925. Il y a
également l'ordre de mission du PCF. Ce bout de
tissu était collé à l'arrière de sa veste pour le
montrer à Moscou. Il ne parlait pas le russe.
J'expose également le livre Les montagnes et les
hommes (Ndlr récits de M. Line sur la
transformation de la nature, traduits du russe
vers le français par Elsa Triolet). Dans le roman,
Serradj donne ce livre à Omar. C'est un code
pour suggérer le communisme de Serradj.

Justement, le communisme n'est pas invoqué


directement dans le roman et dans la série.
Pourquoi ?

C'est par rapport au contexte historique et social,


je crois. Pour Dib, il ne voulait pas mettre en
avant le communisme parce qu'il était lui-même
en action comme militant. Cela peut être aussi un
choix esthétique. Probablement les deux. Pour
l'adaptation de Mustapha Badie, la première
diffusion était en 1975. A l'époque, les

169
Mémoires

communistes étaient pourchassés. Je pense que


Badie savait que Serradj était inspiré de
Mohamed Badsi. Pour beaucoup de gens de
l'Ouest que j'ai interrogés, c'est une évidence.

On retrouve également de l'animation et du


dessin dans votre expo…

Oui j'ai redessiné image par image des


séquences de l'adaptation cinématographique,
parce que, pour moi, tout a commencé par là. J'ai
repris la comparaison entre l'instituteur Hassan et
Hamid Serradj. C'est une partie de moi dans le
projet. En dessinant, j'ai essayé de retracer cette
image que j'ai perçue dans mon enfance. Si je
n'avais pas travaillé sur les archives, j'aurais
dessiné autrement. Là, c'est dessiné de manière
un peu floue comme l'a fait Dib. Il faut pousser le
spectateur à tenter de comprendre, à poser des
questions. Si on prend le Radeau de la méduse
de Géricault, l'image a dépassé et effacé le fait
historique. Pour ma part, je veux mettre en avant
l'histoire et ne pas l'écraser avec l'image.

Ce travail sur les archives ne limite-t-il pas


votre marge de créativité ?

Je ne sais pas. C'est au spectateur d'en juger.


Pour ma part, j'ai besoin de revenir à l'histoire, de
fouiller pour mieux comprendre. C'est une
obsession peut-être, la question de la mémoire,
des traces me fascine. L'objet archive change
avec le temps. On ne le perçoit pas de la même
façon selon les époques. Quand j'expose un
objet d'archives, il devient signe et se lit dans le

170
Mémoires

contexte de l'œuvre. J'ai également travaillé sur


les années 1990. J'avais redessiné des
séquences, une façon de retracer cette mémoire.

D'où vient justement cette obsession de la


mémoire, et de son absence ?

Les années 1990. J'ai commencé à travailler sur


le sujet en 2012. Je suis revenu sur des
traumatismes, des faits que j'ai vécus ou qu'on
m'a racontés. C'est la mémoire individuelle et
collective à la fois. Il y a des gens qui n'ont pas
raconté leur vécu : les repentis, les appelés du
service militaire… Il y a une mémoire à retrouver
et à communiquer aux générations à venir. Ce
n'est pas simplement un devoir mais un besoin
de comprendre. Après, mes œuvres s'inscrivent
comme documents qui font émerger de nouveau
le problème.

Beaucoup d'artistes aspirent à créer des


œuvres intemporelles. Quant à vous, vous
aspirez à créer des documents d'archives.
Plutôt inhabituel non ?

Mes œuvres sont des traces. Je ne dirais pas


qu'elles illustrent des faits historiques. Il s'agit de
reconstitution, disons. C'est le travail pour se
projeter dans une période du passé, sans tomber
dans le jugement, qui m'intéresse. Il y a aussi
une partie de moi, de recréation. Il s'agit de ma
vision des choses. Je pars d'un événement. Par
exemple, dans l'expo on a un triptyque entre une
page de l'autobiographie de Badsi (traduite vers
l'arabe par Benzine), un article de L'Humanité et

171
Mémoires

un dessin.
L'article et le manuscrit évoquent, avec quelques
différences, un événement qui s'est déroulé le 19
avril 1937 à Tlemcen. A partir des deux
documents et d'entretiens, j'ai créé un nouveau
document. Dans l'article, on lit que 3000 militants
attendaient la sortie de prison de Badsi et
Koriche. Les ouvriers avaient cotisé pour payer
leur caution.
A la sortie, Badsi était monté dans la voiture du
maire pour aller signer des papiers. Les militants
ont littéralement soulevé la voiture pour le faire
sortir ou la renverser. Il raconte dans son journal
que le commissaire lui demandait de calmer la
foule. Ce fait ne figure pas dans l'article de
L'Humanité. Mon dessin (d'après des photos
d'époque) reconstitue ce fait qui illustre la force
des militants de l'époque et puis l'importance de
la figure de Mohamed Badsi. C'est un nouveau
document qui prend sens grâce à toute la
recherche en amont. C'est comme un puzzle
qu'on reconstitue.

Source :
https://www.djazairess.com/fr/elwatan/540897

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