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DROIT PUBLIC

SCIENCE POLITIQUE

Institutions

politiques

et sociales

de l'Antiquité

6e édition

Michel Humbert

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Institutions

politiques

et sociales

de l'Antiquité
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Institutions

politiques

et sociales

de l'Antiquité

6e édition
1997

Michel Humbert
Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II)

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Le pictogramme qui figure ci-contre mérite une explication.
Son objet est d'alerter le lecteur sur la menace que représente
DANGER pour l'avenir de l'écrit, particulièrement dans le domaine de l'édi-
tion technique et universitaire, le développement massif du pho-
PHOTOCOPILLAGE tocopillage.
TUE LE LIVRE Le Code de la propriété intellectuelle du l" juillet 1992 interdit
en effet expressément la photocopie à usage collectif sans auto-
risation des ayants droit. Or, cette pratique s'est généralisée dans
les établissements d'enseignement supérieur, provoquant une baisse brutale des achats de livres et de
revues, au point que la possibilité même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire
éditer correctement est aujourd'hui menacée.
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dite sans autorisation de l'auteur, de son éditeur ou du Centre français d'exploitation du droit de copie
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©ÉDITIONS DALLOZ - 1997
SOMMAIRE
(Une table des matières détaillée figure à la fin de l'ouvrage)

Introduction — LE DÉCOR ET LES ACTEURS DE LA VIE PO-


LITIQUE EN GRÈCE ET À ROME t

PREMIÈRE PARTIE — LA GRÈCE 23

Chapitre 1. — L'éveil de la Grèce : du roi Minos aux eu-


patrides 27
Chapitre 2. — L'aube de la démocratie (650-501) 43
Chapitre 3. — Le démos au zénith : le siècle de Périclès
(5e siècle) 80
Chapitre 4. — Le crépuscule : la république des avocats
(431-322) 119
Chapitre 5. — Si le grain ne meurt : de la cité grecque aux
monarchies hellénistiques 145

DEUXIÈME PARTIE — LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET


SOCIALES DE ROME 173

Titre 1. — La naissance et l'épanouissement de la cité


républicaine (du 8e s. à 150 av. J.-C.) 175
Chapitre 1. — Des sept collines à la domination univer-
selle 176
Chapitre 2. — Les organes du gouvernement républi-
cain 239

Titre 2. — La crise de la république et l'empire (150 av.


J.-C. — fin du 3e s. ap. J.-C.) 267
Chapitre 1. — La faillite de la république (150-30 av.
j.-c.) 268
Chapitre 2. — Le régime impérial (de 27 av. j.-c. à la fin
du 3e s. ap. j.-c.) 300

Titre 3. — L'antiquité tardive (284-565) 365

Index alphabétique 409


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AVANT-PROPOS

1 L'utilité de l'histoire est autre 0 Un cours d'histoire ? D'histoire de


l'Antiquité ? Inutile ! Deux fois inutile ! L'affaire est entendue.
Cette réflexion abrupte n'est pas discutable. De fait, l'histoire n'a
aucune prétention pratique. L'histoire du droit n'a pas même pour
vocation de fournir aux divers cours de droit positif leur entrée en
matière souvent nécessaire ; une présentation historique du thème. La
rétro-projection dans un passé plus ou moins proche du contentieux
administratif, des finances publiques ou de la technique bancaire n'est
pas, a priori, une démarche qui s'impose d'elle-même. Aussi l'histo-
rien du droit ne réclame-t-il pas le rôle majestueux de l'appariteur
introduisant le cours d'une discipline fondamentale. Plus modeste et
plus espiègle, l'enseignement historique dessine sur la carte des études
un détour. Il est une incitation à partir, pour un court moment, vers
l'école buissonnière.

2 Histoire et esprit critique 0 L'histoire invite au dépaysement, ce qui


ne veut pas dire au délassement. Grâce au recul que ménage le temps
écoulé, l'histoire offre à l'esprit d'analyse et au sens critique, les deux
vertus d'un juriste accompli, un excellent terrain d'exercice.
L'histoire convainc vite qu'aucun « langage » n'est neutre. Un texte
normatif, ou un système de recrutement des juges sont porteurs
d'idéologie, exactement comme l'ouverture d'une place publique à des
débats populaires, ou une refonte communale ou le choix d'un type
nouveau de combattant. Les slogans d'apparence pure cachent sou-
vent des falsifications et il n'est pas dans le passé (mais a-t-on
changé ?) d'histoire qui ne veuille « prouver ». La poésie même tient
son rôle dans le combat politique quotidien. Pratiquer l'histoire convie
donc à un art : celui de soulever les masques et de démêler les éche-
veaux. Or, ce jeu de décryptage incite à lire le document avec vigi-
lance ; à l'assaillir de questions ; à l'interpréter ; à le soumettre au trai-
tement qui convient à sa nature : le plaidoyer d'un avocat, le songe
d'un philosophe utopiste, une propagande flatteuse sur le revers d'une
monnaie, la convention internationale gravée sur un bloc de marbre
ne seront pas lus et déchiffrés de la même manière. Mais tous ces
témoignages trouvent leur place dans l'analyse politique d'une société
donnée. Ce n'est pas, finalement, la solution technique qui donne son
prix au texte qui la rapporte, mais la signification politique qui la sous-
tend.

5 Antiquité gréco-romaine 0 Les programmes officiels proposent un


très vaste terrain d'étude. Les empires orientaux auraient pu nous en-
traîner en Egypte, en Mésopotamie, de la Perse à l'Assyrie ou en Pa-
lestine. Mais nous avons renoncé à l'Orient.
VIII AVANT-PROPOS

Il ne pouvait être question d'élargir démesurément un manuel des-


tiné avant tout à servir un enseignement semestriel. En outre, entre les
pharaons et Périclès, la Perse et Rome, le royaume et la cité, que tout
sépare, il est malaisé de procéder à des comparaisons fructueuses. Le
rapprochement risque de ne rester que trop superficiel ou formel.
Puisqu'il fallait choisir, nous avons préféré privilégier deux « échantil-
lons », deux types de cités antiques, la grecque et la romaine. Pour quel
genre d'étude ?

4 Institutions politiques et sociales 0 Entre le politique et le social, la


liaison a été maintenue en permanence — aussi n'a-t-il pas paru utile
de ponctuer chaque phase de l'évolution par une partie consacrée aux
« classes sociales ». Bien des mutations politiques tendent avant tout à
précipiter l'avènement d'un nouvel ordre social : c'est le cas de la
phase tyrannique à Athènes. Réciproquement, pas de crise ou de rup-
ture politique qhi ne trouve sa raison d'être dans une mutation de la
société à la recherche d'un nouvel équilibre. La radicalisation démo-
cratique à Athènes' et les brusques sursauts oligarchiques qui secouent
cette longue évolution, ou encore la fraction, en deux groupes rivaux,
de l'élite dirigeante sous la République romaine finissante ne sont ex-
plicables que par des mutations sociales : dans chaque cas, la dispari-
tion d'une classe moyenne, victime de bouleversements économiques.

5 Les faits économiques 0 Ce volume ne prétend pas fournir une His-


toire des faits économiques. Ce genre d'étude existe ; son intérêt est de
rassembler les éléments d'une réflexion (plus que d'une théorie dont
l'Antiquité ne s'est jamais souciée) sur les phénomènes d'économie, de
production et d'échanges, et de reconstituer les structures économi-
ques de l'Antiquité. Néanmoins, nous n'avons pas négligé cette dimen-
sion des deux civilisations choisies : car, amputé de l'économique, le
politique ne se ramène-t-il pas le plus souvent à un triste catalogue de
formules de gouvernement ? La tâche de l'historien est d'expliquer le
pourquoi des modes de gouverner, les raisons de leur succès (ou de
leur échec), bien plus que les décrire avant de les classer. Ainsi, un
formidable bouleversement économique, contrecoup de la conquête
romaine, aura finalement raison de la constitution oligarchique la plus
méditée ; c'est, de même, une crise économique qui poussera le pou-
voir, sous l'Antiquité tardive, à renforcer son autorité par des initiati-
ves dirigistes et contraignantes.

6 Relations privées 0 N'entrent pas, en revanche, dans les limites de ce


manuel les liens de parenté ni les rapports contractuels. Il faut s'en
expliquer.
Il est vrai que dans le régime de la cité, où le citoyen n'est pas
protégé en tant qu'individu mais comme un élément de la commu-
nauté civique, l'idée d'une sphère privée — disons, d'un droit privé —
est contestable. La puissance du père, son autorité sur l'épouse, l'or-
dre, voulu par la loi, des héritiers par le sang, l'organisation de la
tutelle, les droits du maître sur son esclave, les obligations du débiteur
pourraient très légitimement trouver leur place dans l'organisation de
AVANT-PROPOS IX

l'Etat. Mais le bon sens lié à une solide et respectable tradition réser-
vent ces questions à des cours spécifiques ; les cours de droit privé
romain (obligations, propriété, famille...) feront découvrir — expé-
rience passionnante — l'extraordinaire perfection atteinte par l'esprit
juridique romain.

7 La leçon de la Grèce et de Rome 0 Avec sa démocratie, Athènes a


donné le jour à une expérience unique. Très brève, elle ne tire pas son
prix de sa durée, mais de l'effort rationnel et intellectuel qui la fit
naître. La démocratie athénienne est une œuvre élaborée par une ré-
flexion consciente, dirigée vers la nature de la Cité, son essence et son
efficacité. D'où la séduction de cette construction, où le hasard n'a pas
sa part et qui ne doit rien non plus à la victoire d'un groupe de pres-
sion soucieux d'aménager le pouvoir pour sa propre utilité. En outre,
au moment où l'expérience se déroulait et sa théorie (ou conceptuali-
sation) s'élaborait, une opposition acharnée a pu lancer, dans un cli-
mat de relative liberté, les premiers accents de la critique politique.
La leçon de Rome est différente. La longue durée — donc le succès
— compense ici l'absence d'un tempérament spéculatif. Mais la timi-
dité devant la théorie n'est pas l'indice d'une construction tâtonnante
et sans perspective. La science du gouvernement est au moins aussi
évidente à Rome qu'à Athènes : simplement la noblesse politique ro-
maine n'a pas éprouvé le souci de révéler les lois de sa société politi-
que. Plus secrète — l'oligarchie n'aime pas dévoiler l'art du gouverne-
ment ni ses principes — l'œuvre politique de Rome doit être
découverte. Et l'on trouve un chef-d'œuvre d'unité et de rigueur ; la
ténacité de générations de gouvernants, instruites par l'expérience, a
dessiné une politique rectiligne, tendue vers la construction d'un Em-
pire. C'est dans le cadre de celui-ci qu'un Etat moderne répandra,
grâce à une paix durable, les bienfaits de la romanisation des mœurs
et des coutumes.

8 Bibliographie 0 A chaque fin de chapitre, une bibliographie succincte


donne une première orientation. Les ouvrages cités, par leurs propres
références, permettent de pousser la recherche. De brefs conseils de
lecture expriment aussi le vœu de rapprocher, pour quelques moments
heureux, le lecteur et les sources antiques.
Deux ouvrages auraient pu être souvent cités. Nous en évoquons
les mérites une fois pour toutes : pour la Grèce G. Glotz, La Cité Grec-
que (1928, Albin Michel ; réédité), dont l'érudition est parfois dépassée
mais non l'allant, l'intelligence, la passion. Pour Rome : l'incompara-
ble synthèse d'Ernst Meyer, Rômischer Staat und Staatsgedanke' (Zu-
rich, 1974), méditation pénétrante sur la constitution romaine (la Ré-
publique surtout), vivement conseillée aux étudiants germanistes.
Tous doivent connaître l'existence d'excellents manuels ; dans la
collection Thémis (P.U.F.), J. Ellul, Histoire des Institutions, 1.1 ; dans la
série Précis Domat, Les Institutions de l'Antiquité*, par J. Gaudemet
(546 p.), 1994 ; publié par Sirey, Institutions de l'antiquité2, 1982, 909 +
44 p., par J. Gaudemet avec une très riche bibliographie ; pour les faits
économiques : J. Imbert et H. Legohérel, Histoire économique (Thé-
X AVANT-PROPOS

mis) ; H. Richardot et B. Schnapper, Histoire des faits économiques


jusqu'à la fin du XVIIIe s. {Précis Dalloz).
En achevant ces mots de présentation, je ne saurais oublier l'ami-
cale sollicitude de Frédéric Bluche et de Jean-Pierre Coriat qui ont
accepté de prolonger une responsabilité partagée d'enseignement par
la lecture de mon manuscrit. Merci à eux deux, ainsi qu'à ceux, très
proches, qui m'ont aidé dans la mise au point de ce modeste instru-
ment de travail.
Paris, mars 1984.

Cette sixième édition a permis, de tenir compte des principaux tra-


vaux parus en France et, en nombre toujours plus important, à l'étran-
ger, et d'en donner les références. Les étudiants y trouveront le moyen
dé satisfaire leur envie d'en savoir plus.
Paris, septembre 1996.
INTRODUCTION

LE DÉCOR
ET LES ACTEURS
DE LA VIE POLITIQUE
EN GRÈCE ET À ROME

La présentation sommaire dix décor donne une idée du lien fonda-


mental, qui s'établit entre les données naturelles, climat, relief, nature
du sol, et les formes du pouvoir. Des constantes géographiques expli-
quent bien des originalités des diverses sociétés politiques antiques,
qu'il s'agisse des types de gouvernement, du rôle du citoyen ou de cette
relation de l'homme au territoire qui se trouve au coeur de la concep-
tion antique de l'Etat. Puis l'entrée en scène des acteurs permettra
surtout d'évoquer ceux que, par la suite, on ne verra jamais jouer un
rôle politique : les femmes, les étrangers, les esclaves, ces composantes
numériquement, religieusement, économiquement majeures du corps
social, mais que la Grèce et le monde romain ont exclues par définition
et sans aucun état d'âme de la communauté civique.
La Grèce et Rome, toujours distinguées dans le corps de cet ou-
vrage, seront, par exception, confrontées dans cette introduction : en
guise d'invitation à une comparaison nécessaire que l'étudiant est ap-
pelé à tenter lui-même à chaque instant, dans la conviction que seul
un rapprochement permanent fera saisir la spécificité de ces deux ex-
périences si différentes mais intellectuellement si complémentaires :
celles de la Grèce et de Rome.

SECTION 1
QUELQUES CONSIDÉRATIONS
DE GÉOPOLITIQUE

§1
LE CADRE DE LA CITÉ GRECQUE

On parlera, à propos de la Grèce, d'Athènes surtout. On lui oppo-


sera fréquemment le régime de Sparte. Mais il faut savoir qu'il a existé
un monde grec, beaucoup plus large, dont ces deux cités ne sont qu'un
2 LE DÉCOR ET LES ACTEURS DE LA VIE POLITIQUE EN GRÈCE ET À ROME

élément, même si elles sont, chacune en son genre, les plus caracté-
ristiques. Ce monde grec forme un ensemble géographiquement limité
et homogène.

9 Les frontières naturelles 0 Que l'on se représente schématiquement


trois cercles concentriques. Au coeur, la péninsule, ou Grèce propre-
ment dite, est formée, de part et d'autre de l'isthme de Corinthe, de la
Béotie et de l'Attique au Nord ; du Péloponnèse au Sud. Puis, en une
couronne extérieure, viennent les tles, éparpillées autour de la mer
Egée et au bord de la mer Ionienne, barrées au Sud par la plus grande,
l'île de Crète. Enfin, plus au-delà, la Grande-Grèce (ou Italie Méridio-
nale) et la Sicile ferment à l'Ouest l'horizon grec ; et, en symétrie, à
l'Est, on trouve la côte de l'Ionie ou frange maritime de l'Asie Mineure.
Des frontières naturelles aident à délimiter ce monde grec : à l'Est, les
plateaux de l'Anatolie (au coeur de l'actuelle Turquie), difficilement
franchissables1; au Nord, la chaîne des Balkans (actuelle Bulgarie), à
l'Ouest, au large de la Sicile, la mer et, au Sud, entre la Grèce et
l'Egypte ou la Libye, la mer encore.
Or, ce monde physiquement limité est marqué de plusieurs facteurs
d'unité. La vie politique, les structures sociales, le cadre économique
des cités grecques en seront fortement marqués et y puiseront une
grande part de leur originalité.

10 a) La mer omniprésente ô Grâce à des côtes très découpées, la mer,


et pas seulement autour d'une poussière d'îles, s'infiltre partout. Elle
joue, sauf quand les étendues deviennent un obstacle trop vaste, le rôle
d'un trait d'union et figure ainsi comme le premier facteur de cohésion
et d'unité du monde grec. Partout, sauf à Sparte isolée à l'intérieur des
terres, elle stimule le commerce maritime : la mer forme alors une
source de richesse d'appoint qui, cumulée avec la culture du sol, ac-
corde suffisamment de loisir pour qu'une politique intense puisse se
développer. Mais la mer est aussi un véhicule d'influence, favorisant
la circulation des hommes et par là des idées. Le Grec, curieux de tout,
court le monde et ce n'est pas un hasard si c'est la Grèce qui vit naître
le premier historien (Hérodote, originaire d'Halicarnasse) et le pre-
mier comparatiste (Aristote, né à Stagire), qui, chacun, ont cherché à
travers le temps et l'espace les leçons de l'expérience.
L'ouverture vers la mer, pour y trafiquer ou combattre, donne une
importance décisive à la flotte et aux marins qui l'arment. L'épanouis-
sement de la démocratie, au 5e s., est à Athènes l'œuvre des rameurs
du Pirée, comme le déclenchement de la révolution bolchevique fut
celle des marins de Kronstadt. Point d'espoir, en revanche, pour un
coup d'état oligarchique si la flotte croise à proximité de la ville (ainsi
en 411) ; car la démocratie et le peuple des matelots, animés d'un so-
lide esprit d'équipage et de solidarité ne font qu'un tout.

11 b) La pauvreté du sol 0 La terre est généralement pauvre et sa cul-


ture ingrate. La sobriété du Grec en est une heureuse conséquence, qui
ne l'entraînera jamais vers des guerres de razzia ou de pillage, qui le
détournera des séductions d'un impérialisme de type lucratif ou spo-
LE DÉCOR ET LES ACTEURS DE LA VIE POLITIQUE EN GRÈCE ET À ROME 3

liateur. L'accumulation démesurée de richesse, l'entassement de tré-


sors stériles ne tenteront pas davantage les Grecs. Pourtant, malgré le
peu d'aisance qu'elle procure, l'agriculture jouit d'un grand prestige ;
la raison en est évidemment non pas économique, mais politique et
morale à la fois. Pour les Grecs, le petit paysan, propriétaire de sa
terre, jouit seul de la véritable liberté, car seul dans la cité, il peut vivre
sans dépendre d'autrui. Alors que toute autre forme de travail — le
travail salarié notamment — soumet à autrui et donc aliène, la culture
du sol est au sommet de la hiérarchie. Le travail solitaire d'une terre
aux dimensions modestes exclut le développement de la grande pro-
priété, de type latifundiaire, avec son recours systématique à un mode
de production de forme exclavagiste ou coloniaire. Les liens de clien-
tèle, inséparables de vastes exploitations en partie concédées, ne sont
pas même nécessaires : s'ils ont existé (à l'époque homérique ?), ils
disparurent vite en Grèce.
Quant aux contraintes d'une terre soumise à un régime d'irrigation,
comme ce fut le cas en Egypte, il est évident que le paysan grec y
échappa. Là-bas, dans les « monarchies hydrauliques » de la vallée du
Nil, l'autorité du maître de l'eau et de la vie est implacable sur les
sujets-fellahs. L'irrigation vitale exige une autorité centrale indiscu-
tée ; elle assure selon un plan intangible la répartition de l'eau, l'en-
tretien des canaux, la rotation même des cultures. Un soulèvement
local, en Egypte, est aussi grave qu'une révolte au Palais : l'anarchie
compromet l'existence des milliers d'hommes qui, des chutes d'As-
souan au Delta, travaillent au même rythme le long ruban fertile que
le Nil dessine à travers le désert. Au contraire, ici, en Grèce, l'autono-
mie du petit paysan, entière, a développé précocement le sens de ses
responsabilités. Le petit paysan propriétaire restera, pour cette raison,
l'idéal civique, gage de liberté et de stabilité, que les penseurs politi-
ques ne perdront jamais de vue.
A cela s'ajoute la valeur morale du travail qu'exige un sol avare.
C'est le propre des sauvages que d'attendre, tels les Cyclopes, que les
ondées de Zeus viennent, sans labours ni semailles, gonfler froment et
grosses grappes (Odyssée 9, 106-125). Une terre donc qui donne le goût
de l'indépendance au prix d'un labeur qui condamne et l'oisiveté et le
confort matériel.

c) Le morcellement du paysage 0 Une multitude d'îles, des plaines


côtières minuscules, partout des barrières constituées par des monta-
gnes ou des plateaux coupés par l'érosion : le paysage est découpé à
l'extrême. Avec le poète thébain Pindare, on peut parler de l'insularité
des cités de l'intérieur : « sur la colline au coeur de la plaine, la cité est
un peuple insulaire» (Pyth. 9, 95). Le nombre des cités-Etat pour la
Grèce classique (6e-4e s.) est incroyablement élevé ; plus de 750 pour
la Grèce péninsulaire, 100 pour la seule île de Crète. Plus de 300 cités
ont été fondées, sous forme de colonies (infra, n" 68 s.), du 8e au 61' s.
tout autour de la Méditerranée et de la Mer Noire. La plupart de ces
cités ont un territoire minuscule, moins de 100 km2, et sont peuplées
de moins de 1 000 citoyens (adultes mâles). La Thrace, au nord de la
Grèce, ne compte pas moins de 72 cités. Des cités puissantes comme
4 LE DÉCOR ET LES ACTEURS DE LA VIE POLITIQUE EN GRÈCE ET À ROME

Corinthe n'occupent que 900 km2, pour une population de 10 à 15 000


citoyens. Athènes, la plus peuplée de toute la Grèce (environ 60 000
citoyens au 5e s.) s'étend, en Attique, sur un territoire équivalent à celui
de l'actuel Grand-Duché du Luxembourg (2 650 km2). Avec 8 400 km2,
Sparte fait exception par sa taille.
Ces cités, qui constituent un Etat au sens moderne et international
du terme, peuvent être comparées aux cités médiévales italiennes
(Florence, Venise, Gênes, Pise et une quantité de communes plus res-
treintes) ou aux villes d'Empire allemandes (Reichsstâdte), véritables
Etats indépendants jouissant de tous les attributs de la souveraineté.
De cette insularité naturelle découlent de nombreuses incidences ;
— le nombre de citoyens doit, par force, rester limité. Non suscep-
tibles d'extension territoriale, les cités grecques se sont toutes mon-
trées particulièrement avares de leur citoyenneté. La tentation d'un
numerus clausus est restée permanente ; elle explique des expulsions
programmées ^du surnombre, sous forme de colonies, l'adoption de
critères très rigoureux pour l'accès à la citoyenneté (naissance d'un
père et d'une mère appartenant tous deux à la cité, infra, n0135), le
refus — sauf pour motifs exceptionnels de reconnaissance — d'ouvrir
la citoyenneté à des étrangers même résidents stables ou à des escla-
ves affranchis ;
— tout déploiement de force poursuivant des fins d'annexion ter-
ritoriale est impossible (sauf pour Sparte) : les barrières naturelles s'y
opposent. La Grèce n'offrira donc pas d'exemple d'impérialisme terri-
torial, ni d'extension par absorption de cités voisines. Les velléités de
domination devront recourir à d'autres formes, celles de ligues, d'al-
liances, de confédérations qui toutes devront concilier le respect d'une
autorité supérieure et le maintien d'une indélébile autonomie locale.
Mais ces solutions fédérales, sans alternative, seront toujours mar-
quées par une extrême fragilité. Ou la ligue tisse des liens pesants et
impose des obligations lourdes : elle heurte par trop la volonté indéra-
cinable d'autarcie et d'indépendance — et c'est la révolte. Ou la ligue
est trop respectueuse de la souveraineté des cités membres : le lien,
trop lâche, se dissout facilement et les efforts d'union, par exemple
contre un agresseur commun, se disloquent au premier choc.
On trouve ici l'une, sans doute la principale, des faiblesses congé-
nitales de la cité grecque. Mais ce qu'elle perdait en efficacité externe,
la cité grecque le gagnait, en revanche, dans l'approfondissement du
lien, intime, qui unit les citoyens et définit à lui seul, politiquement et
philosophiquement, la cité grecque.

d) La définition de la cité grecque 0 Analysons la plus remarquable,


celle qu'a donnée Aristote dans son traité de la Politique, laissé ina-
chevé à la mort du penseur et philosophe en 322 avant J.-C. : « La cité
est une sorte de communauté (koinônid) et la participation commune
des citoyens à un système de gouvernement (politeia) » (3, i275-1276).
Après avoir évoqué les deux éléments constitutifs d'une cité, le terri-
toire et la population, Aristote met tout particulièrement en relief un
élément nullement matériel ou concret, mais psychologique et abs-
trait : la volonté des individus de se placer sous une loi commune (une
LE DÉCOR ET LES ACTEURS DE LA VIE POLITIQUE EN GRÈCE ET À ROME 5

sorte de constitution) afin de vivre en communauté. Tel est, pour Aris-


tote, l'élément, ou le critère fondamental, le seul retenu dans sa défi-
nition finale. La polis, ou cité, ne se définit donc ni par un noyau
urbain, ni par un territoire, ni par un peuplement homogène, mais par
la soumission d'un groupe à une loi commune. Sans doute cette vie
commune implique-t-elle territoire, ville et peuplement : mais ceux-ci
n'entrent en jeu que comme les moyens de la réalisation de cette vie
commune. Car la volonté collective est essentielle ; c'est elle qui donne
sens et vie au groupe, par là à la ville et au territoire qu'il peuple. On
remarquera que, officiellement, la cité-Etat d'Athènes n'apparaît ja-
mais que comme « les Athéniens » ; on parle de même des « Corin-
thiens » et non de Corinthe ... La collectivité est au premier plan.

Vivre ensemble 0 La vocation de la cité grecque est fondamentalement


communautaire. Formant un tout, la cité ignore par définition l'idée de
droits individuels, conçus comme des droits subjectifs originaires et
antérieurs à toute organisation politique. Sous ce rapport, l'attitude des
Anciens et des Modernes est diamétralement opposée. Pour Aristote,
l'homme se définit comme un zôon politikon, comme un être fait pour
vivre au sein d'une organisation politique, ou d'une communauté ci-
vique. Cela veut dire immédiatement que la cité n'est pas une création
seconde faite pour permettre aux hommes d'affirmer leurs droits indi-
viduels (rôle que les Modernes, depuis Hobbes et Rousseau affectent à
l'Etat), mais au contraire que l'homme, dans la cité, ne jouit de droits
que dans la mesure où il est de l'intérêt du groupe d'assurer la protec-
tion de ces droits. Schématiquement on peut dire que l'homme est fait
pour la cité et non la cité pour l'homme, car l'homme n'a d'existence
ou de raison d'être qu'en tant que membre d'une organisation politi-
que.
Ces conceptions qui valent pour la cité antique en général (en par-
ticulier pour la Rome républicaine) n'impliquent pas la négation d'une
sphère privée ou intime ; la démocratie athénienne affirmera avec
fierté, au 5e s., que mieux que tout autre régime, elle assure le respect
de ce domaine au seuil duquel s'arrête l'intervention de la Cité. Mais
les droits privés sont perçus comme les éléments d'une construction
dominée par l'intérêt collectif et placés au service de celui-ci. Il ne peut
y avoir de conflit entre l'intérêt collectif et l'intérêt privé, puisque ce-
lui-ci est subordonné à celui-là. L'ordre des valeurs est exactement
inversé par rapport à non conceptions modernes, où les droits de
l'homme, antérieurs et inaliénables, sont la justification de toute orga-
nisation sociale et politique. Affirmer que l'Etat est au service des
droits de l'individu, voilà qui eût paru incompréhensible à un Grec, ou
à un Romain. L'ostracisme en fournira un exemple (infra, n0117 s.) ;
la liberté des Anciens n'a rien à voir avec la liberté des Modernes.
6 LE DÉCOR ET LES ACTEURS DE LA VIE POLITIQUE EN GRÈCE ET À ROME

§2
DE LA CITÉ ROMAINE
AU MONDE ROMAIN

a) Le site de Rome, lieu de passage convoité 0 Le Romulus de la


légende a judicieusement choisi le berceau de la future Rome : sept
collines surplombant le passage du Tibre, cette rivière qui coupe l'Ita-
lie péninsulaire en deux. Il faut s'y arrêter un peu. L'Italie péninsu-
laire, l'Italie au sens propre du terme (la Gaule, en effet, commence au
Sud de la plaine du Pô), est d'une géographie relativement simple : une
longue et très étroite plaine côtière court sur toute la longueur de l'Ita-
lie de part et d'autre d'une épine dorsale difficilement franchissable.
La plaine occidentale, vers la mer Tyrrhénienne, est coupée par le
Tibre. Au Nord, un pays dominé par la confédération des cités étrus-
ques ; au Sud, un pays largement occupé par la colonisation grecque.
Or, qui tient le Tibre est maître du verrou de l'Italie occidentale. Ce
site, vital, était destiné à être soit l'enjeu de luttes répétées, lieu de
batailles incessantes entre les puissances du Nord et celles du Sud, soit
le lieu d'implantation d'une cité qui, s'emparant de cette position-clé,
dominerait la totalité de l'Italie.
Par nature, ce site est un lieu de passage permanent, un lieu
d'échanges, ouvert, qui ne pourra donner naissance à une cité à voca-
tion autarcique, repliée sur elle-même et fermée aux autres. La con-
ception romaine de la citoyenneté en sera profondément marquée. On
y reviendra. Mais ce site, au coeur d'une terre féconde (la plaine du
Latium), sans port naturel, au pied de la chaîne de l'Apennin, explique
encore bien des aspects originaux de la société politique romaine.
— Rome sera une cité de laboureurs-éleveurs, un peuple de la
terre et non de marins. L'aristocratie foncière donne à la cité républi-
caine les traits d'une cité oligarchique, jamais menacée par une masse
uniformément pauvre de marins ou de rameurs.
— Sur ces terres susceptibles, on va le voir, d'extensions en perpé-
tuelle progression, les liens de dépendance personnelle (liens de clien-
tèle) s'épanouissent. La grande propriété peut s'y développer, source
naturelle d'inégalités et, par là, d'une hiérarchie des fortunes. La struc-
ture inégalitaire de la société romaine, divisée en states rigides et sta-
bles — à la mesure de la stabilité des propriétés foncières — nous
place donc très loin du ferment égalitaire d'une flotte de marins.
— La plaine du Latium est soumise à des menaces d'invasion per-
pétuelle : du Nord ou du Sud, mais surtout de l'Est, venant des peuples
montagnards (les Samnites), à la démographie excessive que les terres
arides ou même la transhumance ne peuvent nourrir. Entre ces popu-
lations à l'habitat dispersé, ignorant le concept de cité-Etat, et Rome,
enrichie au contraire du contact civilisateur de FEtrurie et de la Grèce,
c'est une lutte sans merci qui se déroulera. Parler d'attaque ou de dé-
fense n'a guère de sens : l'un des deux adversaires devra disparaître
au profit de l'autre — ce qui se produira progressivement au profit de
Rome. Par nécessité, la cité de Rome, pour survivre, devra entretenir
LE DÉCOR ET LES ACTEURS DE LA VIE POLITIQUE EN GRÈCE ET À ROME 7

une lutte vitale avec le Nord, le Sud, l'Est : une lutte qui ne peut trouver
de solution que dans l'absorption de l'ennemi défait.

b) La citoyenneté romaine : une citoyenneté ouverte 0 Nous reve-


nons aux institutions. Pour défendre sa position stratégique, Rome a
besoin de forces. Dès ses origines, la cité s'affirme comme un lieu
d'asile, accueillant indistinctement tous ceux, même étrangers, qu'atti-
rent le site, sa citoyenneté, le commerce qui s'y pratique. L'appétit de
Rome se révélera insatiable, jamais tenté par un numerus clausus. A la
fin de l'époque royale, au 6e s., on parle déjà d'une population civique
de 80 000 hommes. Au début de l'ère chrétienne, on compte plus d'un
million et demi de cives Romani. A la différence des cités grecques,
Rome a recouru à tous les procédés pour s'étendre numériquement :
le mariage, la résidence prolongée, les concessions massives à des
étrangers, l'absorption des territoires et des populations conquis, l'af-
franchissement des esclaves.
Il en résulte une conception originale de la citoyenneté. La civitas
(ou citoyenneté) implique certes une communauté civique marquée
par la soumission à une loi commune ; mais cette citoyenneté, par son
contenu, est beaucoup plus abstraite — ou juridique — que la citoyen-
neté grecque qui implique une communauté permanente de vie. La
civitas se limite à une même communauté de droit : ainsi peut-elle être
accordée ou imposée à des populations vivant à des centaines de km
de la ville de Rome, ne partageant avec les Romains ni la même lan-
gue, ni le même droit privé, ni les mêmes cultes : mais n'ayant en
partage que les droits et les obligations politiques des citoyens.
La citoyenneté romaine, de la sorte, tolère une grande autonomie
locale : les peuples incorporés, bien que devenus romains, conservent
leur administration locale, leurs cultes indigènes, leur langue (étrus-
que, grec, italique ...). Par là encore, la citoyenneté romaine est indéfi-
niment extensible : le monde entier peut devenir romain si l'on
n'oblige pas chacun à vivre dans la même ville, à obéir aux mêmes
magistrats, à honorer les mêmes dieux dans les mêmes sanctuaires.
Plus lâche que la citoyenneté grecque, la civitas Romana peut devenir
universelle. C'est ce qui se produira, au terme d'une longue et natu-
relle évolution, en 212 ap. J.-C. avec l'édit de Caracalla. Mais il s'agit
d'un processus amorcé dès la fondation de la cité. De Romulus à Ca-
racalla, la politique romaine de la citoyenneté s'affirme dans une re-
marquable unité.

SECTION 2
LES CITOYENS
DU MONDE ANTIQUE

Il y a les citoyens et les autres. Tout cet ouvrage est consacré aux
citoyens. Dans ce chapitre préliminaire, ce sont les « autres » qui mé-
ritent quelque attention, les exclus. 11 s'agit des femmes, des esclaves
8 LE DÉCOR ET LES ACTEURS DE LA VIE POLITIQUE EN GRÈCE ET À ROME

et des étrangers. Dans quelle mesure et pourquoi les femmes, aussi


bien en Grèce qu'à Rome, sont-elles restées aux portes de la cité ?
S'agit-il d'une exclusion consciente de la part des hommes et d'une
exclusion contestée de la part des femmes ? Mêmes questions pour
l'esclave et l'étranger qu'il est possible d'étudier regroupés.

§1
LES FEMMES,
EXCLUES DE LA CITÉ ANTIQUE

[Â] LA LEÇON D'ATHÈNES

On cherchera des éléments de réponse à la fois dans le vécu (la


place des femmes dans la société politique) et dans l'imaginaire (l'en-
seignement des mythes).

a) La réalité politique athénienne ignore l'Athénienne

Trois groupes de témoignages donneront une idée de la profondeur


de l'exclusion féminine.

17 La leçon du vocabulaire 0 Athènes, d'abord, à toute époque, ignore


non seulement l'idée d'une femme citoyenne, mais même le nom et le
concept d'« athénienne ». Le nom-adjectif athénien (athènaias) est ré-
servé aux hommes, membres de la communauté civique. L'équivalent
féminin athènaia n'existe pas. L'Athénien n'a pas son double féminin
— alors que c'eût été parfaitement concevable, même en n'admettant
pas les femmes au partage des droits politique. Pour qualifier une
femme athénienne on recourt à un qualificatif d'ordre géographique
(gunè attikè, une femme de l'Attique), parfaitement dépréciatif, car
c'est de la même façon que l'on définira un objet de fabrication artisa-
nale locale (fait en Attique) ou un animal originaire de la même ré-
gion.

18 Le témoignage de la comédie 0 On comprend dans ces conditions que


les femmes ne jouent à Athènes aucun rôle politique officiel. L'idée en
était même si saugrenue que le répertoire du théâtre comique exploi-
tera avec un succès jamais démenti le thème des « femmes jouant à la
politique ». Car le ressort efficace du rire est bien dans ce monde in-
versé, ainsi lorsque la femme divague hors de son statut. Lorsque la
comédie, à la fin du 5e s., prend le relais de la tragédie, Aristophane
multiplie les effets faciles : les femmes décident de prendre l'Acropole
d'assaut, dans la tradition tyrannique, et affirment posséder Vandreia
(la virilité civique), dans la comédie de Lysistrata (413). Dans les Thes-
mophories (411), les femmes se constituent en assemblée constituante,
LE DÉCOR ET LES ACTEURS DE LA VIE POLITIQUE EN GRÈCE ET À ROME 9

forment le Conseil de la République, proclament des décrets ... Le tra-


vestissement atteint son comble avec V Assemblée des femmes (592), où
le canular débouche sur une démocratie féminine radicale et un com-
munisme total, impliquant le partage égalitaire des terres, des esclaves
et des époux.
Il est sûr qu'Aristophane ne se faisait là le porteur d'aucune reven-
dication de type féministe : la société masculine athénienne n'y est
point critiquée. On précisera aussitôt que ce genre de grosse farce est
parfaitement admis de la part des femmes elles-mêmes qui assistaient
aux spectacles et dont le rire devait être aussi franc, aussi immédiat,
aussi direct que celui de leurs compagnons. Aucun penseur n'aura
d'ailleurs l'idée de prendre le contre-pied de ce monde civique orga-
nisé. Platon admet, sans doute, dans la République, que l'âme juste
puisse se glisser dans un corps de femme, à l'égal de l'homme. Mais il
s'agit d'une utopie, vision d'un monde idéal et parfait, à l'existence
duquel Platon ne croit pas. Exclue du monde politique, la femme athé-
nienne trouve-t-elle dans l'organisation de l'espace social une place
spécifique ?

La fonction sociale des femmes 0 La distinction homme-femme dé-


termine l'organisation de l'espace. L'espace privé ou domestique (l'oi-
kos, ou maison) est spécifiquement féminin ; il est intimité, obscurité,
honte à la limite. L'espace public regroupant l'agora, les espaces de
culture (physique et intellectuelle : la palestre), l'assemblée, les activi-
tés judiciaires, les sanctuaires peut être qualifié de masculin, symboles
de lumière, d'extériorité, d'honneur. Beaucoup de délits sont sanction-
nés à Athènes par l'interdiction de participer à l'ecclesia, à la justice,
aux tâches cultuelles : ils valent déchéance, car l'homme est alors ré-
duit au rang de femme ou d'enfant. De même, selon ce code de va-
leurs, l'homme qui refuse de tenir sa place et de jouer un rôle public,
donc d'avoir une activité politique, préférant une vie contemplative,
est dénoncé comme une femmelette retirée dans sa maison. L'homme
doit même ne rien avoir à cacher : il n'a pas de vie privée.
L'exclusion des femmes de la sphère du pouvoir est donc, à Athè-
nes, totale et, qui plus est, non contestée. Mais est-il sûr qu'il ne s'agit
pas d'une spécificité proprement athénienne ni d'un phénomène tar-
dif, somme toute accidentel ?

b) Place de l'Athénienne dans ltmaginaire mythique

Que l'on voie dans le mythe l'expression d'un désir collectif, une
sorte d'émergence de l'inconscient d'un groupe, comme le rêve est la
brusque irruption de l'inconscient chez un individu, ou que l'on inter-
prète aussi (car les deux approches sont complémentaires) le mythe
comme le premier effort d'une société pour expliquer scientifiquement
le monde extérieur et pour comprendre rationnellement la Nature, en
toute hypothèse, le mythe aide à décrypter le regard des Grecs porté
sur les femmes et à comprendre la place qu'ils leur ont donnée dans
leur univers mental. Deux mythes apportent ici leur concours.
LE DÉCOR ET LES ACTEURS DE LA VIE POLITIQUE EN GRÈCE ET À ROME

20 hrichthonios et l'autochtonie des Athéniens 0 Tout tourne autour de


la naissance du premier Athénien, le héros Erichthonios dont préten-
dent descendre tous les Athéniens. Poursuivie par Hephaistos-Vulcain,
Athéna parvient en s'enfuyant à échapper à l'étreinte du dieu boiteux.
Mais c'est la terre (chthôh), le sol de l'Attique, qui, fécondée par le dieu,
enfanta le jeune héros. Erichthonios est donc né de la terre, né sans
mère : Athéna acceptera seulement d'aider à sa naissance (les peintres
la montrent hissant l'enfant des entrailles de la terre), puis de l'élever.
Mythe remarquable, dont la vocation est, dans une société d'hommes,
d'éliminer avec la première mère, la première femme. L'exclusion pri-
mordiale se perpétuera, inexorable, par l'exclusion politique (et so-
ciale pour une large part). En dehors d'Athènes le mythe se retrouve
sous d'autres vêtements. A Thèbes, en Béotie, les héros fondateurs de
la cité sont également nés sans mère : issus de l'union fabuleuse des
dents du dragon tué par Cadmos et du sol même de la Béotie où les
dents dn monstre avaient été enfouies.

21 Athéna, divinité poliade d'Athènes 0 Le choix d'Athéna comme divi-


nité protectrice de la cité (ou divinité poliade) a toutes les apparences
d'un paradoxe. Rares en effet sont les cités à s'être placées sous la
garde d'une divinité féminine, d'autant plus qu'à Athènes la compéti-
tion fut rude entre Poséidon et Athéna pour s'emparer du rocher de
l'Acropole : le dieu de la mer dut finalement s'avouer vaincu. N'au-
rait-on pas ici les preuves d'une revanche féminine, rééquilibrant l'ex-
clusion des femmes d'Athènes? Mais le paradoxe s'estompe vite de-
vant les traits d'Athéna, qui n'ont rien de vraiment féminin. Elle n'a
pas de mère (née du front de Zens, elle n'a qu'un père) ; elle n'est ni
épouse, ni mère, mais une vierge guerrière, armée comme un hoplite,
avec casque, cuirasse, lance, bouclier ... De cet ensemble disparate, les
explications varient, mais la leçon du mythe reviendra toujours aux
mêmes conclusions. On peut voir en Athéna une image rassurante de
la femme, car entièrement annexée au service de la force masculine.
La femme, amputée de sa vraie valeur (épouse et mère), est récupérée
par la société masculine et placée au service de la vertu militaire.
Encore une façon d'exclure les femmes, mais après avoir détourné
leur énergie et l'avoir captée au profit des valeurs masculines. On peut
y voir aussi une image inversée de l'homme — car il n'est pas rare que
les mythes, pour être décryptés, doivent faire l'objet d'une lecture in-
verse. Mais on peut tout aussi bien — et c'était la lecture de Hegel
comprendre Athéna comme l'incarnation asexuée de la cité, dans la
confusion des fonctions à la fois maternelle et paternelle ; car la déesse
nourrit Erichthonios comme s'il était son fils (fonction maternelle),
mais après l'avoir tiré du sol et soulevé dans un geste de reconnais-
sance de paternité qui n'appartient qu'au père. La féminité d'Athéna
s'estompe ainsi : à la fois homme et femme, mère et père.
L exclusion de la femme est donc totale ; consciente et incons-
ciente, organisée par le droit, acceptée par les mœurs, entretenue par
a( l< 1
,' ''. éducative des mythes. La cité s'affirme comme une confrater-
nité d hommes, d'hommes-soldats, nés du lieu. La non-participation
des femmes à la vie politique de la cité n'est pas propre à Athènes. Elle
LE DÉCOR ET LES ACTEURS DE LA VIE POLITIQUE EN GRÈCE ET À ROME 11

est commune à tout le monde grec, quel que soit le régime politique,
aristocratique, oligarchique, démocratique. Pour un Grec, cette non-
participation va de soi. On se gardera donc de l'anachronisme cho-
quant (hélas fréquent) qui consisterait à dénoncer le caractère partiel
ou inachevé de la démocratie athénienne ... parce que les femmes n'y
auraient pas joui des droits politiques ; remarque aussi dénuée de si-
gnification, que si l'on voulait lier l'exclusion des femmes à une cons-
tante des régimes oligarchiques.

B L'ATTITUDE ROMAINE

a) L'enseignement des mythes et des cultes primordiaux

22 Les enfants de la louve 0 Point de mère non plus pour les héros
fondateurs, Romulus et Rémus. Abandonnés et destinés à disparaître,
une louve les nourrit. L'élimination symbolique des femmes se pour-
suit jusqu'à la fondation de la cité qui n'appelle d'abord que des hom-
mes, exilés, bannis, sans feu ni heu, jusqu'au rapt des Sabines. Rome
partage donc avec les cités de Grèce le même rejet des femmes, mais
le mythe de l'autochtonie ne s'y retrouve pas, au contraire. Le pre-
miers Romains ne prétendent pas être nés du sol : ils viennent de par-
tout et de nulle part, préfigurant (et c'est ici que le mythe trouve sa
signification) la conception d'une citoyenneté non attachée au terri-
toire, mais douée d'une perpétuelle puissance d'attraction et d'assimi-
lation.

25 Les Vestales, prêtresses publiques 0 « Dehors, l'étranger, le captif, la


femme, la jeune fille ! » Le cri solennel de l'appariteur (licteur), pre-
nant soin, avant l'ouverture de nombreux sacrifices publics, d'écarter
toute assistance rituellement vicieuse, est un témoignage explicite. Si
les femmes, en la compagnie des étrangers et de certains esclaves, sont
rituellement exclues des sacrifices, à plus forte raison ne peuvent-elles
être elles-mêmes prêtresses, ni manier le couteau sacrificiel, verser ou
boire le vin pur, piler la farine rituelle. Les Vestales pourtant, dont le
rôle dans l'organisation des cultes publics est aussi fondamental que
dans l'histoire de Rome, forment une exception. L'exclusion politique,
sociale, religieuse des femmes ne connaît-elle pas avec les Vestales un
cinglant et réparateur démenti ? A vrai dire, par son extrême com-
plexité, le statut des Vestales, tolère schématiquement une triple inter-
prétation.

24 L'idéalisation du foyer domestique 0 Les six Vestales, arrachées


(captaé) dès leur plus petite enfance à leur famille par le Grand Pon-
tife, confiées à la conduite de la Vestalis Maxima, consacrent leur vie,
durant au moins trente années, à l'entretien du feu sacré et à la con-
servation (ou la préparation) des objets et substances nécessaires aux
sacrifices. L'on y verra, en une première lecture, une idéalisation du
foyer domestique, dans la transposition exemplaire, à l'échelle de la
12 LE DÉCOR ET LES ACTEURS DE LA VIE POLITIQUE EN GRÈCE ET À ROME

cité, des vertus féminines-type : pudeur, chasteté, retrait du monde,


garde du foyer. Dans cette intériorité sublimée, se trouve confirmée, et
même renforcée, l'idée d'une division des tâches : l'intimité de la do-
mus, confiée aux femmes, tandis que les hommes s'arrogent la vie
publique et les droits politiques.

25 L'ambiguïté, porteur de sacré 0 Mais une autre interprétation , plus


complexe, a l'avantage d'intégrer plusieurs autres éléments, à pre-
mière vue déroutants du statut de ces prêtresses sacrées. Sous bien des
aspects, en effet, les Vestales s'écartent du modèle de la jeune fille ou
de la matrone idéale1. Les Vestales jouissent de privilèges variés qui
les rapprochent des hommes et les assimilent aux plus hautes autori-
tés publiques de la cité. Leur capacité juridique est parfaite : comme
des hommes adultes et libérés de la puissance paternelle, ces jeunes
filles — ou même fillettes —, peuvent disposer de leurs biens et faire
seules un testament — ce qu'aucune femme ne put jamais faire sous
la République. Comme les magistrats, elles sont précédées d'un lic-
teur ; mais mieux qu'un magistrat, elles jouissent de prérogatives de
droit public exorbitantes ; un droit de grâce régalien en faveur de tout
condamné à mort croisé sur leur chemin, et le privilège (partagé seu-
lement avec l'assemblée supérieure du peuple romain) de voir s'incli-
ner devant elles, les symboles du pouvoir de commandement, les fais-
ceaux des licteurs {infra, n0279). Cet amoncellement d'honneurs
disparates et hétéroclites fait des Vestales une catégorie inclassable :
leur statut emprunte autant aux qualités féminines que masculines par
excellence, aux vertus privées et publiques, sacrées et profanes. Une
étude comparative récente a pu démontrer que Vambiguïté fondamen-
tale qui caractérise les Vestales se retrouve dans d'autres civilisations,
avec la même fonction rituelle : l'ambigu est porteur de sacré, inter-
médiaire ou médium tout désigné dans la communication des mondes
humain et divin. L'explication est tout à fait acceptable — mais sans
doute pas exclusive.

26 Le sacrifice expiatoire des Vestales 0 Car il reste place encore pour


une autre lecture. Les Vestales sont astreintes, on le sait, à une chasteté
exemplaire, dont tout manquement serait sanctionné par la mort de la
«coupable», enterrée vive ou précipitée du haut de la Roche Tar-
péienne. On a longtemps cru à la culpabilité, au moins probable, des
quelques Vestales dont le Grand Pontife prononça le châtiment. Mais
le rapprochement, récent, avec des prescriptions cultuelles venues de
la Grande Grèce suggère une lecture neuve de tabou. Les Vestales
apparaissent plutôt comme les victimes toutes prêtes de sacrifices hu-
mains, dont la mise à mort tente d'apaiser la colère des dieux frappant
la cité d'une catastrophe extrêmement grave. L'accusation de crime
d'impureté (qualifié d'inceste : in-castum, infraction à la chasteté) est
évidemment un prétexte, destiné à masquer, sous les apparences
d'une faute, l'horreur qui n'aurait pu échapper aux Romains du sacri-

1. Bien que vouées à une chasteté perpétuelle, les Vestales portent le costume et la
coiffure réservés aux femmes mariées, aux matrones.
LE DÉCOR ET LES ACTEURS DE LA VIE POLITIQUE EN GRÈCE ET À ROME 13

fice délibéré de victimes rituellement pures et naturellement innocen-


tes. Ces immolations, décidées après la consultation érudite des spé-
cialistes de la science des présages, correspondent exactement aux
moments où la panique collective atteint son paroxysme : en 216 (en-
tre les défaites de Trasimène et de Cannes, alors qu'Hannibal se rap-
proche de Rome), entre 230 et 228 (guerres d'Illyrie), entre 114 et 113
(défaites de Macédoine, guerres contre les Cimbres), années mêmes
où, en plein désarroi, les Romains ajoutent à ces sacrifices humains
qui nous terrifient, ceux de couples de Gaulois et de Grecs enterrés
vivants au Forum Boarium.
La cité masculine n'a donc guère laissé de place aux organisations
cultuelles féminines. Celles-ci ne jouissent d'aucune autonomie. Entre
le rejet et l'intégration complète, il n'y a pas de moyen terme. Les
Vestales nous mettent en présence d'une récupération totale, de l'an-
nexion suprême des vertus féminines complètement confisquées (mi-
ses en réserve, dans l'attente d'une éventuelle offrande aux dieux
courroucés) au service de la communauté civique.

b) Les femmes, absentes de la scène politique et de la vie juridique

La femme et le droit 0 La femme romaine n'est naturellement pas


comprise parmi les citoyens romains, même si les juristes de l'Empire,
pour qualifier son statut par opposition à une étrangère, parlent d'une
civis Romana. A aucune période elle ne jouit — et ne prétend jouir —
de droits politiques : elle n'est pas comprise parmi les chiffres du cens.
Dans le domaine du droit privé, l'exclusion est aussi complète, à
l'image de l'onomastique féminine. Alors que les citoyens mâles por-
tent trois noms (le prénom, le gentilice ou nom de famille, et le sur-
nom qui isole une branche au sein d'une liguée : ex. Marcus Tullius
Cicero), les, femmes n'ont droit qu'à un nom, celui de leur famille
(Tullia, la fille de Cicéron). La femme n'est donc pas individualisée ;
elle est fondue ou confondue au sein de sa lignée comme un élément
anonyme et interchangeable. Au regard du droit, sa capacité juridique
est également fortement amputée. Lorsqu'elle accède à la capacité de
jouissance (par la mort de son pater, comme pour un fils, ou à la mort
de son époux), sa capacité d'exercice est entravée par l'autorité de son
tuteur, choisi parmi ses plus proches parents. Jeune fille, mariée,
veuve, elle ne peut, sous la République du moins, tester ni disposer de
ses biens sans l'assistance de son tuteur. L'accès aux tribunaux, privi-
lège viril par excellence comme celui de la guerre, lui est également
fermé.
11 est vrai que sous l'Empire la capacité juridique des femmes pro-
gresse. Le mariage n'a plus pour effet de frapper les épouses d'une
incapacité de jouissance ; en outre, la tutelle des femmes décline, soit
par l'effet de dispenses, méritées par exemple par la naissance de trois
enfants, soit simplement par l'évolution des mœurs. Mais cette intégra-
tion progressive dans la communauté juridique se produit — et ce
n'est pas une coïncidence fortuite — au moment précis où la citoyen-
neté a pratiquement perdu tout contenu politique. Lorsque Gains" (au
milieu du 2e s. ap. J.-C.) qualifie de civis Romana la femme née d'un
14 LE DÉCOR ET LES ACTEURS DE LA VIE POLITIQUE EN GRÈCE ET À ROME

couple de Romains, il ne prend guère de risque : le citoyen romain


n'est plus, politiquement parlant, que le sujet d'un Empire. Il ne se
définit plus que par un statut de droit privé qu'il partage, sans incon-
vénient, avec les femmes, sa femme on ses enfants.

§2
L'EXCLUSION DES ESCLAVES
ET DES ÉTRANGERS

Ils restent aussi aux portes de la Cité ; la communauté des citoyens


leur est interdite. A cela, rien de surprenant ; l'étranger est, par défini-
tion, l'Autre, le non-citoyen, membre d'une communauté politique
étrangère — et le cumul de citoyennetés est inconnu. Quant à l'es-
clave, dénué de personnalité juridique et en principe d'origine étran-
gère, il ne saurait avoir accès aux droits politiques. Constater cette
nécessaire exclusion ne présente en soi pas d'intérêt. Il est en revan-
che éclairant de voir fonctionner cette exclusion : en analysant ses
formes et sa profondeur, d'une part ; en marquant, d'autre part, ses
limites, que dessinent l'affranchissement des esclaves et les modes de
naturalisation des étrangers.

[Âl LA CONDITION DES ESCLAVES,


ET DES MÉTÈQUES ET PÉRÉGRINS

a) Les trois paradoxes de l'esclavage

La condition servile porte en son sein une triple contradiction, qui


la condamne théoriquement et pratiquement, et qui devait la conduire
à disparaître nécessairement.

0 L'esclave dans la cité : juridiquement exclu


mais économiquement intégré

L'intégration économique 0 L'esclavage joue un rôle majeur dans le


développement économique des cités antiques. L'artisanat, notamment
les fabriques d'armes, de céramique, de tissus, l'exploitation minière,
le commerce et, à Rome du moins, l'agriculture quand elle joue le rôle
d'un investissement productif et non d'une activité de subsistance, re-
posent entièrement sur le recours systématique à la main d'œuvre ser-
vile. De même en est-il pour la construction : de la pierre des carrières
aux tuiles ou briques, des aqueducs jusqu'aux maisons d'habitation,
les esclaves fournissent les ouvriers, les contremaîtres et très souvent
les architectes. On peut ainsi parler, dès le 2" s. av. J.-C. à Rome, d'une
LE DÉCOR ET LES ACTEURS DE LA VIE POLITIQUE EN GRÈCE ET À ROME 15

économie de type esclavagiste : esclavagiste, rigoureusement, dans la


mesure où l'utilisation massive et systématique d'esclaves agit direc-
tement sur les formes de la production. Il est certain que la présence
en Italie au 1er s. av. J.-C. d'environ 3 millions d'esclaves actifs devait
bouleverser profondément les structures de l'économie. La production
se caractérise alors par des rendements peut-être faibles, mais surtout
peu onéreux, car l'esclave non rémunéré ne coûte que son prix d'achat
et la nourriture qu'il consomme : d'où l'absence de recherche du pro-
grès technique, perçu comme inutile ; d'où une production en grande
série, dans des établissements de type préindustriel ; d'où une concur-
rence fatale à la petite entreprise ou à la petite propriété et un phéno-
mène essentiel de concentration des terres et des fortunes. On voit
ainsi émerger une économie de type capitaliste, de rendement et non
de subsistance, qui dégage d'un côté d'énormes fortunes, et de l'autre
une paupérisation croissante, contraignant l'Etat, à partir du 2e s. av.
J.-C., à prendre à sa charge une population civique assistée, pour la
nourrir par des distributions de plus en plus importantes.

29 L'exclusion juridique 0 Mais plus l'esclave occupe une place impor-


tante dans une économie donnée, plus sa situation juridique empire et
plus sa marginalisation, au regard du droit, s'affirme. L'intégration
économique et l'exclusion juridique s'appellent l'une l'autre. Ainsi,
aux époques archaïques, à l'âge homérique (9e - 8*' s.) ou, à Rome, du
7e au 3e s., les esclaves, peu nombreux, ne constituent qu'une force
économique d'appoint : c'est pourquoi leur situation juridique et so-
ciale, alors, apparaît sous bien des points comme enviable. Inséré dans
le groupe familial élémentaire (Voikos - m/m, n0 56 ou la domus), l'es-
clave est un membre de la familia {fa mu lus), un domestique (oikelés),
que seul son statut juridique — il n'est pas libre — distingue des en-
fants du pater, qualifiés pour cette raison de liberi ; socialement, en-
fants, esclaves et affranchis jouissent de la même protection, ou de la
même infériorité, sous l'autorité du paterfamilias.
Mais dès que l'exploitation des mines argentifères du Laurion ap-
pelle, à Athènes, des milliers d'esclaves, dès que les guerres de con-
quête livrent sur les marchés de Rome des dizaines de milliers d'es-
claves, le poids économique des esclaves se confirme, au détriment de
leur condition juridique. L'esclave est alors défini comme une valeur
économique, une marchandise, que l'on vend, loue, achète et dont le
prix est fixé par les lois du marché en fonction des services attendus.
Objet et non sujet de droit, l'esclave n'a pas de famille, pas de pro-
priété, pas de patrimoine. Les premières mesures dictées par le souci
d'une certaine protection individuelle ne datent que du 3e s. de notre
ère. Devant un déséquilibre aussi flagrant, on attendrait de la part des
esclaves qu'ils eussent développé une attitude globale de rejet : or, on
ne trouve que résignation, voire acceptation.

30 L'absence d'idéologie servile 0 H y eut, certes, de brusques mouve-


ments de révolte, épisodiques. En 134, puis de nouveau sous la con-
duite désespérée de Spartacus dans les années 70, Rome dut affronter
deux terribles guerres serviles. Mais ce qui frappe, c'est la rareté de
16 LE DÉCOR ET LES ACTEURS DE LA ViE POLITIQUE EN GRÈCE ET À ROME

ces explosions et finalement leur échec complet : le système d'exploi-


tation n'en a pas été affecté, bien au contraire. Pourquoi ? Deux raisons
émergent.
Les esclaves romains n'ont pas développé cette conscience de
classe sans laquelle il ne pouvait y avoir de lutte durable et décisive.
Isolés au sein de domus, d'ateliers, de lieux de production distincts,
séparés par des barrières linguistiques, ethniques, religieuses, les es-
claves ne pouvaient forger une idéologie spécifique commune, ni
prendre ainsi conscience de leur condition collective. Ils n'ont, par
exemple, pu inventer une formule d'exploitation alternative. Isolé-
ment, ils ont donc accepté la réalité de l'esclavage et si bien adhéré à
l'idéologie de leurs maîtres que lorsqu'ils parvenaient à la liberté, ils
s'empressaient d'acquérir un esclave, perpétuant ainsi sur d'autres la
condition d'exploitation dont ils émergeaient à peine.
A ce premier motif il s'en ajoute un second, sans doute plus essen-
tiel. Si, en efet, le système a tenu tant de siècles, jusqu'à ce qu'il prît
fin de lui-même par le tarissement des sources de la servitude et l'ap-
parition d'un colonat de substitution, c'est sans doute du fait du carac-
tère radical de l'exclusion juridique. Au contraire les situations inter-
médiaires et ambiguës de semi-liberté (tels les Hilotes, à Sparte, infra,
n0 82) fomentent contestations et révoltes. Or, l'esclave grec ou romain
n'a pas connu cette position hybride, car il est enfermé dans une ex-
clusion sans concession, et toute velléité pour en sortir serait châtiée
avec la plus extrême brutalité. Auguste, dans ses lies Gestae, se vante
d'avoir rendu à leurs maîtres respectifs quelque 30 000 esclaves qui
tentèrent, en fuyant leur condition, de profiter des troubles exception-
nels des Guerres Civiles, entre 44 et 30 ; rendus à leurs maîtres pour
subir le supplice de la croix. La condition est absolument négative
(exclusion juridique complète), mais, à Rome du moins, on peut en
sortir par l'affranchissement. Et cet espoir légitime ouvre avec la
même logique et la même rigueur, une intégration juridique complète
dans les droits des citoyens.

2° L'esclave, personne et chose à la fois

Res et persona 0 Ce second paradoxe concerne la nature même de


l'esclave, viciée par une contradiction interne insurpassable. Que l'es-
clave soit une res, les juristes l'affirment sans hésitation, rejoints par
les économistes. Dans son Traité sur l'Agriculture, Varron, au 1er s. av.
notre ère, distingue trois types d'outillage inséparable d'un fonds : les
instruments muets comme les charrues ; les instruments à moitié
doués d'une voix, comme les bœufs ; enfin les ontils munis de la pa-
role (instrumentum vocale) : les esclaves. De même, dans le jeu de la
responsabilité délictuelle, les esclaves sont assimilés aux choses et les
dommages qu'ils subissent sont réparés en tant que dommages causés
aux biens ; au contraire, les atteintes subies par une personne libre ne
créent aucune obligation de réparer, car la personne libre est, elle,
inestimable.
LE DÉCOR ET LES ACTEURS DE LA VIE POLITIQUE EN GRÈCE ET À ROME 17

Mais malgré tout, et malgré les efforts des juristes, on ne pouvait


sérieusement nier que l'esclave ne fût aussi une personne humaine.
La philosophie stoïcienne ne cessa de l'affirmer. Mais la contradiction
ne fut jamais dépassée ; l'esclave resta enfermé dans cette impasse,
personne et chose à la fois. On comprend ainsi que la réflexion ro-
maine sur le concept de persona n'ait jamais pu être prolongée et
qu'elle soit restée bloquée à une stade élémentaire aux yeux des mo-
dernes : elle butait sur la réalité de l'esclavage. L'obstacle empêcha la
reconnaissance des droits de la personne humaine (elle eût nécessai-
rement englobé l'esclave), alors que, avec la disparition de la notion
d'une Cité exclusive et cloisonnée et la mise en place d'un empire
universel, à partir du 2e s. ap. J.-C., toutes les conditions étaient réunies
pour que Rome réalisât cet apport significatif à l'histoire de l'humanité.
Il faudra attendre le second millénaire, la philosophie thomiste, celle
des Lumières et la Révolution française pour que l'idée de droits indi-
viduels de l'homme l'emporte définitivement.

La nature de l'esclavage
dans la pensée des philosophes

L'esclavage à la fois conforme et contraire à la nature humaine 0


Aristote (dont la pensée nous servira d'exemple) apporte, en appa-
rence, les arguments les plus graves en faveur d'un esclavage « natu-
rel », au sens de conforme à la nature. Naturel, car l'esclave, sorte de
robot humanisé, est nécessaire au développement économique de la
cité ; il est la condition du loisir politique, donc de la vie en société.
Mais naturel aussi car il y a dans la nature deux catégories d'êtres : les
hommes libres par nature et les esclaves par nature, aussi différents
les uns des autres que les hommes des animaux. Or, ignorer cette
donnée naturelle et laisser, par exemple, libre une nature d'esclave, ce
serait agir contre la loi de la nature (Aristote, Politique, 1, 1254 b). On
reste atterré. Mais Aristote n'a pas encore dit ce qu'il entendait par
« esclaves par nature ».
Uesclave par nature se définit par son âme et non par sa condition.
Une âme d'esclave est celle qui, librement, accepte de plein gré sa
soumission, celle qui appelle de ses vœux sa condition servile par
l'agrément qu'elle peut y trouver. Au contraire, n'est pas esclave par
nature mais libre par nature celui qui a subi malgré lui sa condition,
parce qu'elle a sa source dans la naissance, dans la guerre, dans les
dettes. Celui-ci est devenu esclave par accident : le maintenir en ser-
vitude serait contraire à la nature. Il est clair que Aristote a condamné
par là la quasi-totalité des sources de la servitude : les pillages, razzias
ou guerres, la servitude pour dettes et la naissance d'une mère esclave.
Il ne reste comme conforme à la nature que le cas tout à fait excep-
tionnel (chez les juristes romains, il fait figure d'hypothèse d'école) de
l'individu qui troque sa liberté et sa citoyenneté pour se réfugier dans
une servitude volontaire (Aristote, Politique 1, 1255 a). La pensée du
philosophe apparaît largement « subversive » puisqu'elle aboutit à con-
damner le système d'exploitation sur lequel était fondée la cité antique.
18 LE DÉCOR ET LES ACTEURS DE LA VIE POLITIQUE EN GRÈCE ET À ROME

Le noeud de contradictions qui lie la condition de l'esclave, intégré


et exclu, homme et chose, conforme et contraire à la nature, ne trou-
vera sa solution qu'avec la disparition même de l'esclavage.

b) Les étrangers : métèques et pérégrins

53 Les Métèques 0 Etymologiquement le terme signifie « celui qui s'ins-


talle parmi » : cohabitant donc ou, aussi bien, immigrant, le métèque
est l'étranger, originaire d'une autre cité grecque (il ne s'agit pas d'un
« barbare », au sens propre d'un étranger parlant un idiome inaccessi-
ble à un Grec) qui, de manière provisoire ou stable, voire définitive,
décide de vivre dans une autre cité que sa cité d'origine. Le terme n'a
rien du sens péjoratif qu'un emploi récent et vulgaire voudrait lui don-
ner aujourd'hui. Les métèques, qui conservent dans leur cité d'origine
tous leurs droits, notamment politiques, doivent, en particulier à Athè-
nes, se faire enregistrer au-delà d'une résidence de plus d'un mois. Ils
y trouvent un statut qui les soumet à des obligations et les frappe de
certaines infériorités, mais en échange d'avantages définis. Ils sont
ainsi astreints au paiement d'un impôt particulier et à un service mi-
litaire ; ils doivent se placer sous la protection ou le patronage d'un
citoyen d'Athènes, et il leur est interdit d'acquérir une terre et ne peu-
vent contracter une union légitime avec un citoyen du lieu ; ils n'ont,
cela va de soi, aucun accès aux fonctions publiques ou judiciaires, ni
aux assemblées politiques. Mais toutes les activités intellectuelles (en-
seignement, éducation sophistique, philosophie), artisanales, commer-
ciales, bancaires, artistiques ... leur sont ouvertes et il n'est pas rare
qu'ils y fassent fortune (Lysias, fabricant d'armes). Les tribunaux
d'Athènes et la protection de ses lois leur sont accessibles, à l'égal des
citoyens. Des cultes spécifiques leur permettent, s'ils le souhaitent, de
se regrouper.
Des conditions d'accueil aussi favorables expliquent le nombre des
métèques : ils durent approcher, à Athènes, les deux tiers du nombre
des citoyens, soit 20 000 métèques adultes mâles pour 30 000 citoyens
à la fin du 4e s. La seule véritable infériorité tient à la perpétuité de
leur statut ; très fermée, on va y revenir, la cité grecque n'a pas orga-
nisé de « naturalisation ». Aucune procédure n'assure le passage dans
la citoyenneté athénienne d'un résident étranger et de sa famille,
même si son installation remonte à plusieurs générations.

34 Les pérégrins 0 Tel est le nom que les Romains donnent aux habitants
des territoires conquis : pour l'essentiel, les Italiens sous la Républi-
que, puis les provinciaux sous l'Empire. Le principe qui guide ici la
politique de Rome est celle de la tolérance, longtemps de l'indifférence.
Les communautés pérégrines consentent leurs lois, leur organisation
administrative, leurs traditions locales, leur droit privé. Le statut des
pérégrins ne soulève de question qu'à deux occasions. Lorsqu'ils en-
trent en relation juridique avec les citoyens romains, premier cas, quel
droit leur sera-t-il applicable ? Les Romains ont élaboré deux groupes
de normes de droit privé ; le ius civile et le lus gentium.
LE DÉCOR ET LES ACTEURS DE LA VIE POLITIQUE EN GRÈCE ET À ROME 19

Le ius civile est un droit d'essence et d'application strictement ro-


main, réservé par définition aux citoyens romains. Mais il peut être
étendu par exception à certains pérégrins privilégiés qui, grâce à une
concession, jouiront en commun avec les citoyens romains de certains
actes formalistes du ius civile. Ainsi, le privilège du commercium per-
met à un pérégrin de contracter avec un citoyen romain et de recourir
à un acte du ius civile (contrat, transfert de propriété ...) dont l'efficacité
sera reconnue par Rome. De même, la concession du conubium (ou
droit d'intermariage) permet à un Romain et à une pérégrine (ou à un
pérégrin et à une Romaine) de contracter une union juridiquement
valide, de fonder ainsi une famille légitime placée sous la loi du père
(loi romaine, dans le premier cas ; loi locale pérégrine dans le second).
Quant au ius gentium, il s'agit d'un droit privé, lui aussi romain
dans son essence et par sa sanction (l'édit du préteur ; infra, n0491),
mais dont l'application est, par définition, commune aux Romains et à
tous les pérégrins. Les actes juridiques indispensables aux opérations
de commerce élémentaires (la vente consensuelle, le louage, le man-
dat, le contrat de société) ressortissent au ius gentium. Rome les a
voulus et conçus comme communs aux Romains et aux pérégrins.
La deuxième occasion d'un contact romano-pérégrin se présente
lorsque le pérégrin souhaite accéder à la citoyenneté romaine. A quelle
politique d'intégration a-t-il alors affaire ?

B L'INTEGRATION A LA CITE DES ESCLAVES,


MÉTÈQUES ET ÉTRANGERS

35 La cité grecque fermée 0 L'opposition entre Grèce et Rome est sans


nuance. Le mythe de l'autochtonie, en Grèce, a livré son enseigne-
ment : il n'y a pas de création possible d'un citoyen (sauf quelques
décrets individuels exceptionnels) ; il n'y a pas, non plus, d'extension
juridique possible de la citoyenneté au profit d'un étranger ou d'un
ancien esclave. Les métèques restent donc enfermés dans leur statut
de résidents privilégiés ; quant aux esclaves affranchis, ils constituent,
aux côtés des métèques étrangers, un groupe de résidents non-
citoyens. La même politique de fermeture absolue vaut pour les exten-
sions territoriales que les cités grecques n'ont jamais pratiquées : elles
eussent impliqué des gonflements subits et intolérables du nombre des
citoyens.

36 La cité romaine ouverte aux affranchis ô Ici, ait contraire, et dès les
origines, tout a été aménagé pour faciliter la propagation civique {in-
fra, n0 358). Les formes d'affranchissement n'ont cessé de s'assouplir ;
multiples, elles ont pour effet de permettre à un acte privé, expression
de la seule volonté du maître de l'esclave, de créer un citoyen romain.
Le cas de l'affranchissement testamentaire illustre à merveille cette
politique d'ouverture, comme si l'autorité publique avait même re-
noncé à contrôler les accès de la Cité. Le testament, étalage de puis-
sance et manifestation de générosité, permettait aux plus riches d'af-
20 LE DÉCOR ET LES ACTEURS DE LA VIE POLITIQUE EN GRÈCE ET À ROME

franchir leurs esclaves par centaines. Des lois de l'âge d'Auguste ont
tenté de mettre un frein à la générosité incontrôlée des testateurs, qui
menaçait les patrimoines, et d'autant pins déchaînée que son poids
retombait en réalité sur l'héritier et non sur le testateur. L'âge des
esclaves susceptibles d'être affranchis, l'âge auquel on put valable-
ment affranchir par testament furent limités l'un et l'autre ; le nombre
d'affranchissements le fut aussi : un pourcentage fixé en fonction du
nombre d'esclaves possédés, avec, pour limite extrême, le chiffre de
cent. Mais, par des affranchissements entre vifs, il restait toujours pos-
sible de dépasser ce chiffre déjà énorme. Les incidences démographi-
ques de ces affranchissements constants et moralement attendus sont
incalculables. Les Modernes ont tenté de chiffrer la part des citoyens
romains d'origine servile, sans pouvoir s'accorder bien entendu. Mais
que l'on estime, avec les minimalistes, que la majorité des habitants
de Rome, ou, avec les maximalistes, que la plupart des habitants de
Rome étaien l d'ascendance servile, il est certain que le renouvellement
et le brassage de la population civique furent profonds et permanents.

57 La cité romaine accessible aux pérégrins 0 Envers les pérégrins, les


capacités d'accueil, d'intégration et d'assimilation de la citoyenneté ro-
maine ont été tout aussi remarquables. On rencontrera plus loin de
nombreux exemples de cette politique rationnelle d'extension progres-
sive de la citoyenneté par l'absorption globale de peuples entiers. Mais
les individus ne sont pas pour autant négligés. Le droit d'émigrer à
Rome et d'y acquérir la citoyenneté et l'exercice des droits politiques
fait partie de la condition des « colons latins » (infra, n" 329) ; sous
l'Empire, sur place cette fois et sans qu'il y ait émigration à Rome, les
élites provinciales sont incitées à gérer les magistratures locales par
l'octroi, à titre de prime, de la citoyenneté (infra, n0 481). L'empereur
Claude se flatte, en 44 de notre ère, de bousculer les réticences crain-
tives des sénateurs romains en ouvrant la Haute Assemblée à des no-
tables lyonnais, de la Gaule Chevelue (infra, n0 487). Partout, ainsi, des
foyers de romanisation prennent racine et préparent ce grand acte
final que constitue, en 212, la concession de la citoyenneté romaine à
tous les habitants de l'Empire. Mais ce fameux édit de Caracalla n'est
au fond que l'aboutissement d'une politique vraiment romaine, incon-
cevable pour un Grec, qui était née à l'aube de la cité, quand le Romu-
lus de la légende avait ouvert toutes grandes les portes de son lieu
d'asile.
Le décor est planté. Les acteurs sont présentés. L'histoire de la cité
peut commencer.

38 Bibliographie-lectures 0 La place des femmes dans la religion et les


mythes : N. Loraux, Les enfants d'Athéna, Paris, 1981 ; M. Lefkowitz,
Women in Greek Myth, Londres, 1986. — Sur les Vestales : G. Radke, v0
Festa, Der Kleine Pauly (Lexikon der Antike), (979; M.Beard, The
sexual status of Vestal Virgins, Journal of Roman Studies 70, 1980,
p. 12-27 ; G. de Cazanove, Exesto. L'incapacité sacrificielle des femmes à
Rome, Phoenix 41, 1987, p. 159-174.
LE DÉCOR ET LES ACTEURS DE LA VIE POLITIQUE EN GRÈCE ET À ROME 21

Esclaves et esclavage : le nombre des esclaves, à Rome, et l'écono-


mie esclavagiste: P. Brunt, Italian Manpower, Oxford, 1971, p. 121,
377, 386 ; R. Hopkins, Conquerors and Slaves, Sociological Studies in
Roman History, Cambridge, 1978, p. 115-130; Th. Pekary, Die JVirt-
Schaft der griechisch-rômischen Antike, Wiesbaden, 1976, p. 78-91 ;
F. De Martino, Storia economica di Roma antica I, Naples, 1980,
p. 69-85 ; pour la Grèce : Y. Garlan, Les esclaves en Grèce ancienne, Pa-
ris, 1982.
La littérature consacrée à l'esclavage à Rome est considérable. Pour
une approche plus sociale que juridique : J.-Chr. Dumont, Serras.
Rome et l'esclavage sous la République, Rome, 1987. La condition ser-
vile à partir des sources juridiques a été étudiée par M. Morabito, Les
réalités de l'esclavage, Paris, 1981.
Etrangers et métèques : M.-F. Basiez, L'étranger dans la Grèce anti-
que, Paris, 1984 ; Ph. Gauthier, Symbola : les étrangers et la justice dans
les cités grecques, Nancy, 1972 ; E. Lévy, Métèques et droit de résidence,
dans VEtranger dans le monde grec, Nancy, 1988 ; M. H. Hansen, La
démocratie athénienne (trad. fr.), Paris, 1993, p. 122-3, p. 147-150.

.
PREMIERE PARTIE

LA GRECE

Plan 0 La richesse de la documentation archéologique, relayée à partir


du 8e s. par l'incomparable témoignage des poèmes épiques, permet de
faire remonter très haut l'histoire de la Grèce : dès le 2e millénaire
avant J.-C. Certes, de cette époque jusqu'à la date de la conquête de la
Macédoine par Rome, on ne peut dissimuler des lacunes. Pourtant
l'histoire politique du monde grec apparaît bien comme un long ruban
continu. De la Crète minoenne aux orateurs du 4e s., on peut reconsti-
tuer cette prise de conscience individuelle et populaire qui éclaire,
comme un trait de génie, l'histoire de l'Antiquité.
Laissons le poète dévoiler le jour : « Pallas Athéna, la déesse aux
yeux pers, eut alors son dessein ... Elle éveilla l'Aurore en son berceau
de brume et, sur son trône d'or, l'aube, pour apporter aux hommes la
lumière, monta de l'Océan... » (Od. 23, 345-9). Sa course sera notre
guide :
1. L'éveil de la Grèce : du roi Minos aux Eupatrides. — 2. L'aube
de la démocratie : Solon et Clisthène. — 3. Le démos au zénith : Péri-
clès. — 4. Le crépuscule : la république des avocats. —- 5. Si le grain
ne meurt : les monarchies hellénistiques.
24 LA GRÈCE

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CHAPITRE 1

L'ÉVEIL DÉ LA GRÈCE :
DU ROI MINOS
AUX EUPATRIDES

Naissance du monde grec 0 Le monde grec est né d'un triple foyer de


civilisation dont la mer Egée constitua le centre. Dans ce monde
égéen, où tout n'est pas grec, on peut isoler trois foyers distincts. Sur la
côte de l'Asie Mineure, en Troade, un peuplement « méditerranéen »
d'origine inconnue et parlant une langue incomprise (apparentée au
foyer crétois) connaît une civilisation brillante à Troie notamment, où
neuf villes se sont succédé du 3e millénaire à l'époque hellénistique.
Une guerre célèbre, chantée par l'Iliade, mettra fin à ce foyer auto-
nome vers 1250, conquis par les Achéens alors au sommet de leur
puissance. La frange maritime de l'Asie Mineure devient grecque et les
cités ioniennes de Milet, Halicarnasse, Ephèse compteront parmi les
plus puissantes du monde grec.
Avec la Crète pour foyer, la civilisation minoenne connaît son apo-
gée de 2000 à 1400. La langue de cette population d'origine inconnue
reste incomprise. Au 19e ou 18e s., l'influence crétoise déborde les li-
mites de l'île et atteint la Grèce péninsulaire, où les Achéens, ancêtres
directs des Grecs, sont installés depuis le 2e millénaire. Vers 1450 la
Crète est à son tour conquise dans sa moitié par ces mêmes Achéens
qui, pour la deuxième fois, vont profiter du contact et de l'influence de
la civilisation crétoise. Mais vers 1350, sous l'effet d'une catastrophe
naturelle (explosion de l'île de Santorin ?), la culture mino-achéenne
disparaît du sol de la Crète.
La péninsule balkanique, en troisième lieu, est le théâtre de deux
civilisations successives. La période achéenne que l'on peut faire re-
monter au début du 2e millénaire et qui correspond, historiquement, à
l'âge du bronze, est connue et brillante à partir de 1500. La langue, lue
et comprise depuis le déchiffrement du linéaire B (infra, n0 42), est un
dialecte grec ancien. Ces Achéens, après avoir éliminé la présence
crétoise au Sud de la Grèce, envahi vers 1450 la Crète, puis conquis et
détruit (vers 1250) le site de Troie, subissent à leur tour l'effet destruc-
teur d'un formidable mouvement migratoire. Parties d'Europe Cen-
trale, des vagues successives d'émigrants touchent les pays Baltes
l'Europe Centrale, l'Italie ; elles emportent les royautés achéennes et
l'empire hittite (en Asie Mineure) ; elles parviennent en Syrie où une
victoire de Ramsès III, en 1191, réussit à stopper cette irrésistible pous-
sée. Le déclin brutal du monde achéen à partir de 1200 en est un des
effets directs.
28 LA GRÈCE

Pendant un siècle ou plus la culture a déserté le sol de la Grèce.


C'est alors que, profitant du vide laissé par le passage des Peuples du
Nord, les Doriens, installés jusque-là au Nord de la Grèce, prennent, à
partir de 1100-1050, possession durable de la Grèce. Ils contribuent à
repousser une partie des Achéens vers les îles de la mer Egée et vers
la côte ionienne de l'Asie Mineure. La phase dorienne correspond aux
débuts de l'âge du fer ; les progrès sont lents. Il faudra trois siècles (de
1100 à 800) à l'écriture, disparue en 1200, et au commerce pour renaî-
tre. Trois siècles que les historiens, en butte à bien des difficultés, ont
qualifiés d'« obscurs », mais dont l'importance est pourtant capitale ;
car c'est sur ce fond nouveau, mais qui n'a pas fait sombrer tout sou-
venir achéen, que les institutions grecques se développeront. A ce titre,
la civilisation minoenne, celle des Achéens, puis la société homérique
méritent un temps d'examen.

■ SECTION 1
LE ROI MINOS ET SON PALAIS

L'âge d'or de la Crète se situe vers l'an 2000 avant J.-C., au moment
où, à Cnossos, règne la dynastie des rois Minos. Cette royauté traduit,
par rapport aux monarchies orientales qui l'entourent, une originalité
sensible. Le pouvoir central du roi est modéré, par son cadre, par ses
aspects religieux et surtout par le rôle qu'une interprétation purement
archéologique permet de reconnaître au peuple et à un « Conseil d'An-
ciens ».

§1
UNE ROYAUTÉ URBAINE

« Dans la mer vineuse est une terre aussi belle que riche... ; c'est la
terre de Crète aux quatre-vingt-dix villes ; parmi elles, Cnossos, grand-
ville de ce roi Minos que le Grand Zeus, toutes les neuf années, prenait
pour confident... » {Odyssée, 19, 172 s.). Tout l'important est dit : une
civilisation urbaine ; une pluralité de principautés ou de petits monar-
ques, mais qui s'inclinent devant le prestige du roi de Cnossos. L'ar-
chéologie le confirme. De multiples palais ont été mis au jour ; aucune
forteresse ni enceinte ne les protège. Ce climat de paix et de sécurité
implique l'autorité incontestée d'un roi plus puissant qui seul entre
périodiquement en contact avec la divinité. Quels sont les caractères
de ce pouvoir royal ?

Une royauté de type féodal ? 0 Le palais de Cnossos l'emporte sur les


autres par sa splendeur et sa richesse. 11 n'est sans doute pas abusif de
songer à une sorte de suzeraineté, qui maintint les royautés vassales
dans l'obéissance par les liens d'un serment de fidélité, et assura à
DU ROI MiNOS AUX EUPATRIDES 29

Cnossos l'exploitation de vastes domaines ou de fructueux monopoles.


Une autorité à la fois souple et efficace, capable de tolérer des monar-
chies inférieures s'identifiant à des villes.

42 Une royauté centralisée 0 Ateliers et magasins, bureaux et archives


mettent en présence, à Cnossos, de toute une bureaucratie qui n'est
pas sans évoquer l'Orient. Une découverte remarquable la sert : un
syllabaire crétois1 permet de recenser les multiples produits affluant
au Palais. Tout fait l'objet d'une énumération méticuleuse, personnels
et rations, des matières premières aux produits finis ; jusqu'aux moin-
dres détails, une foule de scribes devait, de la cour, organiser le fonc-
tionnement de l'économie et canaliser l'afflux des richesses. L'année
où une partie du palais de Cnossos succomba sous les flammes qui
cuisirent des milliers de tablettes et sauvèrent les comptes de l'oubli,
100 000 têtes de moutons figuraient à l'inventaire : le monopole de la
laine devait recouvrir près de la moitié de l'île.

43 Un pouvoir renforcé par le contact éplsodique de la divinité 0 S'il


est incontestablement efficace, le pouvoir n'a rien de la majesté orien-
tale. Aucune représentation monumentale, aucune nécropole majes-
tueuse n'en présente une figure imposante. C'est surtout dans ses rap-
ports avec le divin que le caractère humain et modéré du pouvoir
s'affirme. Aux côtés du roi, point de temple ; au-dessus du roi, point de
divinité permanente et omniprésente. Les lieux de culte consacrés ou
fixes sont d'une modestie surprenante : une grotte, un autel, une figu-
rine. Le roi n'apparaît donc pas comme l'ombre soumise de la divi-
nité ; rien qui évoque la nature divine de la royauté égyptienne (es-
sence divine, sang divin, allaitement divin de Pharaon) ni la mission
divine de la monarchie babylonienne (vicaire de Dieu, à l'écoute de
son inspiration). La divinité n'est pourtant pas absente : la légende du
Minotaure et les vers de l'Odyssée que l'on vient de citer sont explicites.
A intervalles réguliers, tous les neuf ans, la divinité est sollicitée
pour confirmer en une entrevue solitaire le pouvoir royal. Cette épi-
phanie investit le roi, et pour une nouvelle période, d'une force surna-
turelle qui s'épuise à la longue ; mais après son apparition, la divinité
s'efface, sans qu'un culte assuré d'une manière constante vienne en
rappeler quotidiennement le souvenir. On a récemment soutenu que
dans un rite d'initiation et de confirmation, le roi devait vaincre, en
l'immolant, le taureau du sacrifice et recueillir la force de son sang.
Cette interprétation du mythe du Minotaure est séduisante ; dans la
relation avec la divinité le côté humain est au premier plan. Le roi-
homme triomphe de l'animal divin pour en capter la force.
Par sa nature, la royauté minoenne est à l'échelle de l'homme. La
centralisation n'est pas le fait d'une appropriation des terres. Les sujets

1. Une écriture syllablque originale servit à transcrire le crétois (linéaire A) et, par la
suite, le mycénien (linéaire B). En 1952, deux anglais, J. Chadwick et M. Ventris utilisant
les procédés de décryptage de l'armée ont percé le mystère de cette écriture Mais leur
découverte ne permet de comprendre que les textes recourant au linéaire B (dont la
langue est du grec archaïque) et non les tablettes crétoises, dont la langue reste incom-
prise.
30 LA GRÈCE

du roi sont eux-mêmes de petits rois. La divinité ne vient que renforcer


un pouvoir essentiellement laïque. Vexercice du pouvoir confirme à
son tour sa dimension humaine.

§2
LE CONSEIL ET LE PEUPLE À MALLIA

L'apport de l'archéologie 0 Les fouilles françaises poursuivies depuis


1957 à Mallia, centre d'une royauté urbaine comparable à celle de
Cnossos, complètent notre connaissance de la royauté minoenne. Le
palais royal, au début du 2e millénaire, est lié à un complexe architec-
tural, où se reconnaissent les édifices suivants :
d) Aii centre, une vaste place rectangulaire. Cadre pour des specta-
cles, pour des cérémonies organisées du Palais ? Certainement pas.
L'espace est autonome, clos, percé seulement de quatre portes monu-
mentales et bordé d'une tribune. Il s'agit, à l'évidence, d'un lieu de
réunion populaire, à vocation politique : c'est l'ancêtre de V agora. Par
deux de ses côtés, la place mène directement à la ville : on en déduira
qu'à Mallia, comme à Cnossos (où l'existence d'une place comparable
est plus que vraisemblable), le roi ne gouverne pas seul. Il convoque
un rassemblement populaire aux dimensions respectables.
b) Par l'un de ses accès, la place mène au Palais. Mais, et c'est
important, la place n'est pas contiguë au palais et ne peut servir de
« salle du trône », lieu solennel d'où le roi aurait administré la justice
devant le peuple témoin. Rien, ici, qui incline à se figurer une assem-
blée soumise à l'autorité royale : l'indépendance des deux fonctions —
la délibération populaire et le gouvernement royal — semble sûre.
c) Par son dernier accès, l'agora communique avec un ensemble
intriguant, dégagé à Mallia seulement — sans que l'on puisse affirmer
qu'il n'existait pas aussi auprès d'autres royautés urbaines de la Crète
— ; il s'agit d'un vaste bâtiment, à demi souterrain comme une crypte,
de fonction civile, situé à l'opposé du palais, donc indépendant de l'au-
torité royale. Les archéologues ont suggéré de voir dans cet édifice
délibérément clos, servant de lieu de réunion (banquette circulaire) et
non dénué d'apparat (l'ensemble est stuqué), le lieu où se réunirait à
l'abri des pressions et indiscrétions et d'une manière quasi perma-
nente un conseil de gouvernement. Le prytanée de l'Athènes démocra-
tique n'est pas sans rappeler, jusque dans les détails, cet organe de
conseil où Anciens et compagnons (ou vassaux) du roi tenaient
séance. Le couple boulè-agora tout à fait spécifique du monde grec
apparaît en filigrane sur ce fond encore incertain des institutions cré-
toises.
« Il y eut une royauté crétoise, mais ce ne fut pas une monarchie »
(H. Van Effenterre). De fait, dès le début du 2e millénaire, le pouvoir est
partagé. Le palais n'est pas le centre unique de la vie politique. Les
peuples qui recueillirent l'influence de la Crète ne l'oublieront pas.
DU ROI MINOS AUX EUPATRIDES 31

SECTION 2
L'OR DE MYCÈNES
ET LES CASEMATES DE TIRYNTHE
(1550-1200)

45 L'influence crétoise 0 C'est après la conquête de la Crète par les


Achéens, en 1450, qu'elle se fit sensible. On la retrouve dans l'art : les
fresques de Mycènes, celles de Pylos rappellent celles de Cnossos ; on
la constate dans l'écriture (le linéaire B est fils du linéaire A) ; on va la
relever dans les institutions. L'archéologie, complétée par le témoi-
gnage récent, souvent révolutionnaire, des tablettes d'argile retrouvées
en nombre à Pylos (plus de 1200) et à Cnossos (plus de 3000 pour la
phase achéenne), projette quelques lueurs. La royauté a évolué ; il n'y
a pas, comme à Cnossos, une royauté centralisatrice capable de faire
régner sur les territoires achéens (Béotie, Attique, Péloponnèse) un
climat de paix et d'autorité respectée. Le pouvoir s'isole, se replie, mais
se renforce aussi : il devient militaire, tout en consentant une tradition
d'administration centralisée.

§1
DES MONARCHIES MILITAIRES

46 Neutralité armée 0 Les palais se sont complètement transformés. Ils


ne sont plus ouverts, mais retranchés derrière des enceintes formida-
bles, comme à Tirynthe, — où les murs, cyclopéens, ont six mètres
d'épaisseur. Perchés sur des acropoles, les palais sont devenus forte-
resses. On y verra la preuve d'un climat de rivalité — au mieux de
neutralité armée — entre des rois égaux, indépendants, jaloux de leur
autorité. Les territoires sont devenus exigus ; Mycènes et Tirynthe ne
sont distants que de 15 km — à moins qu'il ne faille, mais c'est dou-
teux, considérer Tirynthe comme la vassale bien redoutable et étran-
gement défendue, de sa voisine Mycènes.

47 Une hiérarchie d'officiers 0 Dans les limites d'un territoire restreint


le pouvoir royal est incontestablement efficace. Le monarque (wanax)
affirme sa supériorité par la masse de son palais et la majesté des
tombes (Mycènes) qui sont certainement dynastiques. A ses côtés, ré-
vélé par les comptes de la Cour (notamment à Pylos), il y a tout un
personnel d'officiers. A leur tête, le « meneur du peuple » (lawagetas),
en qui l'on verra une sorte de connétable ou de comte du palais, chef
militaire entraînant la masse au combat. Ce grand officier, sans doute
membre de la maison du roi, est un grand propriétaire (mais ses biens
ne dépassent pas le tiers de la fortune royale). Sous ses ordres, les
« compagnons » du roi forment une suite de nobles. Aristocrates' (ils
ont le privilège d'ajouter le nom de leur père à leur propre nom),
32 LA GRÈCE

grands propriétaires — mais il est possible qu'une partie de leurs pos-


sessions leur soit concédée à titre de fief—, ils commandent l'infante-
rie (avec uniforme et char de combat). Cette aristocratie guerrière a
pu, sous une forme plus bruyante, prolonger le Conseil des sages mi-
noen. Mais le peuple des paysans, dans une campagne isolée et sur-
veillée, ne joue certainement plus aucun rôle.

§2
LA TRADITION
DE L'EXPLOITATION CENTRALISÉE

48 Les archives de Pylos 0 Prenons l'exemple de Pylos, le mieux connu


grâce!a ses archives. Le territoire du royaume est divisé en seize dis-
tricts, contrôlés chacun par un gouverneur choisi parmi les grands
propriétaires. Entre le palais et tous ceux qui produisent, il est le relais
nécessaire. Il canalise les informations, établit la liste des tenanciers et
sous tenanciers exploitant les terres du secteur libre, tient à jour le
rôle de ceux qui travaillent la « terre du peuple ». Sans que l'on puisse
a coup sur parler d'un monopole royal du bronze, il est remarquable
d avmr retrouvé le recensement des 400 forgerons du royaume avec
1 indication du poids de métal qu'ils travailleront et livreront. Dans un
souci d efficacité, la division des tâches est poussée ; la production tex-
tile, concentrée aux abords du palais, est l'œuvre d'une troupe de fem-
mes (esclaves), souvent accompagnées d'enfants, dont on connaît le
chinre exact : les comptables du palais avaient dressé la liste de leurs
rations.
On ignore si la production de la céramique obéit elle aussi à une
bureaucratie aussi minutieuse. Un commerce très actif l'exporta à tra-
vers toute la Méditerranée : Angleterre, Espagne, Italie, Mer Noire, Sy-
ne. C est sans doute l'une des sources de la richesse de ces royautés ■
les tombes de Mycènes ont, à elles seules, livré plus d'or que la Grèce
n en fournira jamais.
Y ers 1200, le déferlement des Peuples du Nord met fin brutalement
a 1 éclat de cette opulente civilisation.

SECTION 3
LE ROI HOMÉRIQUE
ET SES COMPAGNONS (1050-700)

49 Les poèmes homériques et les Achéens 0 L'âge obscur, qui succède à


la destruction de la civilisation achéenne et vit s'installer les Doriens
dmu mUVit nnn0ubli ''T'les Poèmes homériques. Où et quand VIliade,
V r ban,
Troie
ie, ^vn
ou ett quand! InT
Odyssée, ^uerre
y"!le long des rois de
Mycènes
voyage d'Ulysse roi contre
d'Ithaque en
DU ROI MINOS AUX EUPATRIDES 33

12 000 vers, ont-ils vu le jour ? Après bien des discussions, l'accord


peut aujourd'hui être fait autour des points suivants. L'Iliade, poème
épique le plus ancien, a pris sa forme définitive en lonie, aux environs
de l'an 800. Œuvre, comme Y Odyssée, d'un aède — un poète ambulant
composant et chantant à la fois un texte de son inspiration —, VIliade
évoque un thème achéen, mais la société qu'elle décrit est en fait bien
postérieure au monde achéen. L'idée longtemps défendue selon la-
quelle l'épopée homérique chanterait le monde mycénien d'avant 1200
a été dénoncée comme un « mythe insoutenable ». C'est en réalité la
civilisation « intermédiaire » des 10f-9e s. que Y Iliade fait vivre dans un
décor volontiers archaïsant. C'est une société un peu plus récente que
l'Odyssée (dont la cristallisation est placée entre 750 et 700) et les Hym-
nes, dits Homériques, (les plus anciens sont de la fin du 7e siècle) dé-
crivent à leur tour.
Cette œuvre épique, attribuée traditionnellement à Homère, est
d'un très grand intérêt historique. On assiste, grâce à elle, au passage
de la tradition monarchique centralisée, qu'illustrèrent les Achéens, au
gouvernement aristocratique, qui nous introduit dans la cité grecque.
Le roi de la société homérique subit en effet la concurrence rivale des
nobles, ses compagnons. Non seulement, ils partagent son pouvoir
(§ 1), mais ils dominent la richesse et l'organisation sociale (§ 2),
jusqu'au moment où, avec beaucoup de douceur, ils absorbent, par
une véritable, phagocytose, l'institution royale elle-même (§ 3).

§1
LE ROI HOMÉRIQUE
ET LE PARTAGE DU POUVOIR

Le roi conserve des signes apparents de force, mais son pouvoir est
considérablement affaibli par rapport à la période antérieure.

[Â"| DES SIGNES APPARENTS DE FORCE

50 Origine divine et principe dynastique 0 Le roi n'est pas un roi-dieu,


mais son pouvoir vient des dieux, car il est lui-même d'origine divine :
« le roi de la cité est celui dont l'origine céleste est la mieux établie ».
Tout le monde connaît sa généalogie. Les uns descendent de Zeus
(Achille, par Pélée ; Ulysse par Laërte), d'autres d'Apollon ou de Poséi-
don. L'autorité royale tire une partie de sa légitimité de cette filiation
rappelée à tout instant. Il est probable que l'idée, constatée en Crète,
d'un contact épisodiquement nécessaire avec la divinité s'est mainte-
nue dans la société homérique. En pleine époque historique, à Sparte,
les deux rois continuent, tous les neuf ans, à scruter dans la nuit claire
l'étoile filante qui marquerait leur déchéance : recherche symbolique
d'une investiture divine périodiquement nécessaire.
34 LA GRÈCE

Le caractère dynastique de la royauté est un autre signe de vigueur.


Même à une époque où la royauté décline, où derrière le personnage
du compagnon du roi s'affirme l'ambition du prétendant, le droit hé-
réditaire de l'aîné est respecté (ainsi Télémaque dans VOdyssée). Si l'on
veut se débarrasser d'un roi, le seul moyen est d'entrer dans sa famille
pour se rattacher à la dynastie, en épousant, par exemple, la femme
du dernier roi (ainsi les manœuvres des prétendants dans VOdyssée).

51 Prérogatives royales : guerre, richesse et justice 0 Les privilèges du


roi restent substantiels. Le roi est le chef guerrier, qui mène ses com-
pagnons au combat, prélève la meilleure part du butin, exploite à son
profit les terres communes (mais non considérées comme sa pro-
priété). Il accumule des richesses, en fait grand étalage — même si les
entassements entr aperçus par Homère dans la chambre du trésor des
rois sont quelque peu exagérés. Surtout, inspiré, le roi est le juge su-
prêmes
Le sceptre est le symbole de cette autorité qui fait du roi le justicier
« celui qui administre la thémis » {basileus thémistopolos, Hymne à De'
meter, 103 ; 473). Le concept doit être défini. On ne peut plus au-
jouid hui définir la thémis comme la justice familiale, clanique, fondée
sur des précédents apocryphes, et dont l'autorité serait restée enfer-
mee au sein d'un groupe familial de type gentilice. Il est démontré
depuis peu, en effet, que ce type de grande famille n'est, dans la Grèce
homérique, qu'un phénomène tardif et second. Il faut donc rétablir au
profit du roi le rôle primordial, voulu par Zeus, de dire le droit et à
1 occasion d'un différend, de « poser la loi ».
Il est évident qu'à une époque qui ignore l'écriture, le concept de
loi écrite (ce que l'on trouvera plus tard sous le terme de nomos)
n existe pas. C'est en prononçant le jugement que le roi établit ce qui
est permis. La thémis répond exactement au licite, au droit objectif
proclamé par le roi. Concrètement, cette thémis est constituée par les
précédents judiciaires (les « thémistes »), dont la conservation est con-
fiée a des spécialistes, des « mémoires » (mnémones). Le roi est donc à
la fois juge et législateur, juge donc législateur. Mais précisons aussitôt
que cette fonction royale est partagée avec le Conseil, et que la notion
de dikè, sur laquelle on va revenir, empêche de poser l'équation cho-
quante thémis = volonté arbitraire du roi.
Devant l'ensemble de ces prérogatives, on reconnaîtra avec Télé-
maque qu'« il ne fait pas mauvais d'être roi » ... Pourtant, et c'est le
phénomène nouveau, le pouvoir s'est considérablement affaibli.

fël LA FAIBLESSE RÉELLE DU POUVOIR ROYAL

11 subit la concurrence de deux forces politiques, qui ne sont pas


nouvelles en elles-mêmes, mais ont profité de l'évolution.

52 Le Conseil des compagnons (ou boule) 0 On y retrouve les nobles


ou compagnons du roi. Ils sont très proches de lui : ascendance divine
DU ROI MINOS AUX EUPATRIDES 35

chez eux aussi, grandes propriétés et commandements militaires. Mais


le plus curieux est qu'ils s'intitulent eux-mêmes rois ; on est en pré-
sence de royautés multiples et susceptibles de degrés. L'un est plus roi
que l'autre (basileuteros), mais un seul, « le roi » est tout à fait roi (ba-
sileutatos). Ces nobles entourent constamment le roi et forment son
conseil. En son sein, les Vieux (dont Nestor est le plus fameux exem-
ple) sont particulièrement écoutés. Ils se réunissent dans le palais
royal, où se trouve le Prytanée (ou foyer sacré). C'est dans le domaine
de la justice que le rôle du Conseil se révèle le plus nettement : ainsi
ce passage de Y Iliade (9,99 s.) où Nestor s'adresse au roi, Agamemnon :
« Protecteur de ton peuple ..., tu es seigneur de milliers d'hommes,
et Zeus t'a mis en main et le sceptre et les lois (thémistes), afin que,
pour eux, tu avises. C'est pourquoi il te faut, encore plus que d'autres,
parler et écouter et, au besoin, agir d'après l'avis d'un autre, lorsque
son cœur l'aura poussé à parler pour le bien de tous ; c'est à toi, en ce
cas, qu'appartient l'avis qu'il aura ouvert ». Le roi a le pouvoir de dé-
cision certes, mais il doit écouter l'avis des sages et le suivre. Le droit
(thémis) est certes une souveraineté dynastique (Zeus et le sceptre),
mais il ne doit pas s'agir d'une justice divinatoire ni arbitraire. L'âge
homérique, déjà, a dénoncé la distorsion possible — et toujours mena-
çante — entre la juridiction royale, ou thémis, et la justice droite, ou
dikè\
C'est en écoutant les Anciens exprimer chacun selon son cœur
quelle est la solution juste (celle de la dikè : ainsi sur la célèbre scène
du bouclier d'Achille, II. 18, 497-508) que l'arrêt royal se conformera à
l'idéal supérieur de la justice. On admirera une découverte si précoce ;
il faudra en revanche au génie romain de longs siècles et l'influence
de la pensée grecque pour admettre, en un principe fondamental, que
le licite ou le droit {ius) n'équivaut pas nécessairement au juste {ius-
tum).
Ce pouvoir de justice du Conseil se prolongera dans l'Aréopage
post-monarchique. Pour le moment, les comtes du royaume sont par-
venus à un partage, à leur profit, d'une des principales tâches de gou-
vernement.

Le peuple 0 Le peuple (/nos ; plus tard démos) se réunit sur l'agora.


Qui participe à ces assemblées ? Selon les vers de l'Odyssée, « la masse
de ceux qui n'ont point pris part au Conseil ». C'est vague ; on peut
penser aux démiurges (ou artisans libres), aux paysans libres et aux
combattants (dans la suite des nobles). Quel est leur rôle ? Institutions
curieusement indéterminées, les assemblées s'illustrent avant tout par
leur inertie. Le peuple ne dit jamais rien ; ne décide jamais rien. Mais
c'est un témoin qui observe ; c'est un public qui accorde ou refuse sa
confiance, une conscience collective qui assiste, parfois, à la haute ju-

1. Ainsi nettement II. 16, 385 s. ; « Zeus ... manifeste sa colère aux mortels à qui il en
veut, à ceux qui sur la grand-place (agora), brutalement, prononcent des sentences (thé-
mistes) torses et bannissent la justice (diké) ». La juridiction royale s'exerce ici devant le
peuple, sur l'agora.
36 LA GRÈCE

ridiction royale {II. 16, 387). Même passive, l'assemblée du peuple est
un fort élément de contrepoids.
Si l'on veut apprécier l'importance et du Conseil et de l'Assemblée,
il faut relire les vers {Od. 9, 112 s.) qui, par les mœurs des Cyclopes,
définissent la sauvagerie ; « Chez eux, pas d'assemblées qui jugent ou
délibèrent, pas de lois (thémistes), mais, au haut des grands monts, au
creux de sa caverne, chacun, sans s'occuper d'autrui, dicte sa loi à ses
enfants et femmes ». La civilisation, au contraire, confie à des assem-
blées {agora et boulé) le soin de « porter conseil » au roi, de l'empêcher
de « dicter sa loi », d'établir une norme asociale et arbitraire.

§2 —
STRUCTURE
DE LA SOCIÉTÉ HOMÉRIQUE

Le monde des poèmes homériques fait l'objet d'une double stratifi-


cation, à la fois sociale et juridique.

A UNE STRATIFICATION HORIZONTALE

Les classes sociales 0 Horizontalement, on peut distinguer un certain


nombre de classes qui se définissent par leur degré de fortune, leur
liberté juridique et leur activité économique. Au sommet, les grands
propriétaires fonciers, les nobles compagnons du roi ; ils concentrent
l'occupation des meilleures terres (qu'ils font exploiter par d'autres),
le prestige et le pouvoir. Leurs activités guerrières leur donnent droit
au partage du butin. Puis, selon une marche régressive, on trouve le
monde de la paysannerie libre, qui travaille essentiellement la terre du
noble : petits exploitants, pâtres, bergers ... habitant avec leur famille
leur propre maison. Puis les démiurges {demioergoi : « qui travaillent
pour le peuple»), artisans spécialisés (forgerons, charpentiers), plus
ou moins ambulants, payés à la tâche ; viennent alors les thètes (éty-
mologie inconnue), qui ne possèdent que leur capacité de travailler.
Libres, ces anciens étrangers et ces paysans déclassés, se placent à la
saison' payés à la tâche. On ne peut les confondre avec les esclaves.
Ceux-ci sont qualifiés chez Homère d'andrapoda (équivalent d'« ani-
mal à deux pattes ») ; ce sont surtout des femmes (la guerre, source de
la servitude, ne fait pas grâce de la vie aux hommes vaincus) qui,
concubines ou servantes, ne subissent pas un destin trop infamant. Le
statut des enfants qu'elles procréent est ambigu ; rejetons du maître,
ils ne sont certainement pas considérés comme des non-libres.
DU ROI MINOS AUX EUPATRIDES 37

B UN CLIVAGE VERTICAL

Un clivage vertical se superpose à cette première stratification et


lui donne sa signification. La société homérique est dominée par un
groupe, qui est à la fois une unité de production économique et l'une
des bases du pouvoir politique. Il s'agit de Voikos\

55 Définition de l'oikos 0 L'oikos (exactement la maison) est un cadre


plus large que la parenté, mais infiniment moins vaste qu'un clan pa-
triarcal. Ce ne sont pas en effet, à la différence du clan, les liens de la
parenté que l'on trouve à la base de Voikos, mais l'unité économique
de production. L'oikos regroupe autour du chef de la maison et de sa
proche parenté un nombre plus ou moins imposant de familiers —
mais non parents — : toux ceux qui, installés sur le domaine, partici-
pent à son exploitation. L'ensemble des biens (consacrés à l'agricul-
ture et l'élevage) et des serviteurs (paysans libres, pâtres, esclaves)
doit être suffisamment vaste pour que l'unité vive en autarcie. Occa-
sionnellement il peut être fait appel à des étrangers à Voikos ; thètes et
démiurges. L'oikos s'étend enfin à des fidèles, suite aristocratique, qui,
camarades de combat ou conseillers, entoure le noble chef (ainsi Pa-
trocle auprès d'Achille).

56 Oikos et ordre juridique 0 Le chef de Voikos tire incontestablement


puissance et prestige de ceux qui sont sous sa dépendance. Mais, réci-
proquement Voikos est, au profit de ses membres, la source d'un droit
à la défense : protection juridique — le chef exerce un pouvoir de ju-
ridiction domestique sur son domaine (seules les affaires graves mon-
tent jusqu'au roi et son Conseil) — et protection individuelle, dans une
société où l'individu isolé ne compte pas. C'est ainsi que la vie maté-
rielle d'un individu dépend beaucoup plus de son appartenance à un
oikos, ou non, que de sa condition libre ou pas. Parce qu'il est oikétès
(« membre de la maison ») l'esclave jouit d'une condition plus enviable
que le thète dont le sort est si précaire qu'il n'a aucun droit à percevoir
une rémunération qui, tout compte fait, dépend de la seule bienveil-
lance du noble qui l'emploie. La condition du démiurge n'est pas, en
droit, plus confortable. Il est très probable enfin que Voikos se trouve
à la base d'une organisation plus vaste : plusieurs oikos sont regroupés
en phratries (des « fraternités » d'armes). Il y en aurait 12, elles-mêmes
réparties en 4 tribus pour l'Attique (II. 2,362). Ces solidarités présen-
tent certainement un caractère militaire ; religieux, vraisemblable-

1. Le célèbre ouvrage de G. Glotz, La Cité Grecque (1928), avait donné à l'institution


du génos (à rapprocher du latin gens) une place essentielle dans les origines de la cité
grecque. Glotz pensait que, précédant la cité, se trouvait le clan, grande famille patriarcale
et vaste tribu, plaçant sous l'autorité d'un chef, juge, prêtre et chef militaire, un territoire
étendu et la population nombreuse des descendants d'un même ancêtre lointain Cette
organisation précivique aurait survécu, amoindrie, lors des premiers siècles obscurs et
se retrouverait aux origines de la cité aristocratique. La thèse est merveilleusement bâtie
mais souffre d'un défaut ; il est aujourd'hui démontré — notamment par F. Bourriot
Recherches sur la nature du Génos, Paris, 1976 — que le monde homérique ignore le
génos et la grande famille patriarcale.
38 LA GRÈCE

ment ; économique (sous forme de terres collectives), c'est possible.


Toute la société homérique est donc zébrée par cette ligne de démar-
cation fondamentale : oikétès ou isolé ; elle chevauche le clivage hori-
zontal par lequel on commençait.

Oikos et pouvoir politique <) Uoikos est la condition du pouvoir. C'est


Voikos puissant qui soutient et fait le noble (les aristoi, les agathoi,
selon Homère1), de même que Voikos royal sera le plus remarquable.
Le rôle de Voikos ne cesse pas de s'affirmer. La structure foncière très
stable de Voikos fait qu'il est impossible à un nouveau venu d'acquérir
la surface foncière et de se hisser au niveau d'une maison prestigieuse.
Le système s'érige alors en caste. Primitivement aristocratie foncière,
la noblesse devient une noblesse de sang. La noblesse se ferme totale-
ment. L'oikos, qui donna aux compagnons du roi les moyens (richesse
et prestige) d'accéder au pouvoir, leur permet, à la fin de la période
homérique, de s'assurer le monopole du pouvoir. On devine comment
le conflit entre nobles et royauté allait se terminer.

§3
L'ÉVICTION DU ROI (8G s.) ET
L'AVÈNEMENT D'UN GOUVERNEMENT
ARISTOCRATIQUE

La mise à l'ombre du roi se fit en grande douceur. Les sources


historiques n'en ont pas gardé le souvenir, alors qu'à Rome c'est un
épisode violent et glorieux qui a jeté au sol une monarchie en pleine
puissance. Le roi, tombé comme un fruit parvenu à maturité, a perdu
la réalité de son pouvoir au 8e s. Cette éviction de la royauté est un
moment essentiel de l'histoire institutionnelle. Un système de sélection
et de rotation s'instaure, prend la place d'un pouvoir dynastique et
viager, mais il reste limité à un cadre restreint.

UN SYSTEME DE SELECTION
ET DE ROTATION

Des charges diversifiées et limitées dans le temps se substituent


aux pouvoirs jusque-là concentrés entre les mains d'un roi viager. Ces
premières magistratures ne représentent pas l'intérêt commun par op-
position à l'arbitraire monarchique, mais le partage entre quelques
aristocrates de prérogatives excessives chez un seul. Mais en même
temps, des organes formels, dont beaucoup sont nouveaux, soumettent
les puissants à des règles d'autorité. Même réservé aux nobles, le pou-
voir apparaîtra donc comme contrôlé et plus limité. Les archontes, le

t. Aristoi ; les « meilleurs ». Agathoi : les « bous ».


DU ROi MINOS AUX EUPATRIDES 39

Conseil ou Aréopage et l'assemblée du peuple sont les trois éléments


de cette « constitution » aristocratique des 8e-7" s.

Le collège des archontes 0 Au T s., l'ancien pouvoir royal est réparti


entre neuf archontes ; au 6e s., ils forment un collège. Mais la transi-
tion, du roi unique au collège des archontes, s'est faite par étapes. Au
témoignage d'Aristote {Ath. Pol. 3)1, voici comment se seraient passées
les choses :
a) an cours d'une première étape, le roi se transforme en nn ma-
gistrat élu, mais viager. Au même moment, ses fonctions militaires lui
sont enlevées, confiées à un second magistrat, le polémarque, dont la
charge est, elle aussi, confiée à vie.
b) une deuxième étape (milieu du 8'' s.) voit l'apparition d'un troi-
sième personnage, Varchonte (« le chef»), qui videra la fonction royale
de sa réalité. Son titre, indifférencié, marque d'étendue de ses pou-
voirs : il est le chef de la cité dans les affaires intérieures, convoque
l'assemblée, préside probablement le Conseil, veille à l'alimentation
du Trésor, maintient, par ses fonctions de juge, la permanence de la
famille quand elle se trouve privée de son chef naturel (juge des or-
phelins, des veuves, des filles héritières). Par contrecoup, le roi est
refoulé vers des fonctions surtout religieuses. Comme pour le rex sa-
crorum de la Rome républicaine, le maintien du roi obéit à des exigen-
ces rituelles. La présidence de «tous les sacrifices dont l'institution
remonte aux ancêtres » lui revient de droit. Mais il n'a pas tout perdu
de ses hautes prérogatives justicières des temps passés. Les implica-
tions religieuses de tous les meurtres qui souillent la cité et son terri-
toire lui ont assuré la présidence des nombreuses cours criminelles,
créées au moment où il perdait son pouvoir de juge suprême : prési-
dence de l'Aréopage (assassinat), du tribunal des éphètes (meurtre in-
volontaire) ... ; mais il a conservé le jugement des accusations de
meurtre intentées contre un objet ou nn animal.
La création de l'archonte a dû coïncider avec une réduction de la
durée des charges : roi, polémarque et archonte sont élus pour dix ans.
c) Autour des années 680, la division des pouvoirs s'accentue et la
rotation s'accélère. La durée des charges est réduite à une année — et
dès lors l'annualité sera un des principes d'organisation des magistra-
tures à Athènes. L'archonte, véritable chef de la cité, donne son nom
à l'année (archonte éponyme).
Peu après, six nouveaux magistrats voient le jour : les thesmothètes
(« ceux qui établissent le droit »). Leur fonction est, en l'absence d'un
recueil de lois écrites, de déclarer le droit, de l'interpréter et d'en as-
surer le respect. Ils conservent les jugements, principale source du
droit, et rendent la justice en matière civile. Cette double fonction de
gardiens du droit et de juges se maintiendra les siècles suivants ; la

I. Une magnifique découverte, en 1890, a permis de retrouver, copié sur un papyrus


l'ouvrage d'AniSTOTE, Àthenaion Politeia ou Constitution d'Athènes (abrégé par la suite en
A.P.). C'est un exposé sur l'histoire de la constitution et sur ses principaux organes au
4e s. Edition et traduction Les Belles Lettres (G. Budé).
40 LA GRÈCE

procédure de révision des lois fera nécessairement appel à la première


(contrôle de la légalité de toute disposition nouvelle) et la seconde leur
conférera la présidence naturelle des tribunaux populaires (infra,
n0 165).
d) L'évolution est achevée au début du 6e s. Les neuf magistratures
progressivement écloses forment le collège des neuf archontes (ar-
chonte éponyme, archonte polémarque, archonte roi...). Ils se réunis-
sent fréquemment dans le même édifice et représentent à la tête de la
cité l'exécutif collégial. Mais au sein du collège, chacun conserve sa
sphère d'activité spécifique et la juridiction qui en découle. Les neuf
archontes sont élus « d'après la noblesse et la richesse » (Arist., À. P. 3,
6), certainement par le conseil des nobles, ou Aréopage.
L'évolution que connaît Athènes au 8e s. est commune à l'ensemble
du monde grec. Les modalités varient quelque peu ; mais on observe
le même passage de la royauté à des magistratures aristocratiques. A
Sparte, une royauté viagère et dynastique subsiste, mais partagée sur
deux têtes,- deux familles rivales (les Agiades et les Eurypontides), et
surtout cinq magistrats annuels (les éphores) tiennent la royauté dans
une obéissance docile. Ailleurs, en lonie ou dans les îles, le roi se
maintient d'une façon ou d'une autre, mais toujours comme un per-
sonnage sacerdotal, dominé par des magistrats, eux-mêmes sous l'au-
torité d'un conseil de nobles.

59 L'Aréopage 0 Sous ce nom nouveau, il est l'héritier direct du conseil


des compagnons du roi. Sa composition, longtemps, n'est fixée par
aucune règle précise ; avant le moment (début du 6e s.) où les anciens
archontes y entreront de droit, c'est l'élite de la richesse et de la no-
blesse que l'on y trouve. Les membres du conseil sont et resteront
toujours inamovibles. Ses fonctions ont gagné en étendue, par rapport
à l'époque antérieure, et en indépendance : il ne se réunit plus dans le
palais du roi, mais sur la colline d'Arès, d'où son nom : conseil (sous-
entendu) « de la colline d'Arès ». Conservatoire des traditions, l'Aréo-
page contrôle les archontes, examine leur gestion, prépare peut-être
les votes de l'assemblée, et, gardien de l'ordre public, exerce une haute
justice criminelle (assassinat) sous la présidence de l'archonte-roi, en
une collaboration qui est encore un souvenir de l'âge précédent.

60 L'Assemblée du peuple 0 Peu ou pas de progrès par rapport à l'époque


antérieure. Le peuple ne profite pas des transformations politiques ; la
rivalité, à laquelle il assista entre le roi et ses compagnons, n'a pas
accru son influence, ni au sein de l'assemblée, ni par la voie oblique
des magistratures. En effet, le système de sélection et de rotation est
resté limité à un cadre restreint.

[¥] LA VICTOIRE DES EUPATRIDES

61 L'émergence des lignages nobles 0 A travers l'Aréopage et les archon-


tes, ce sont les mêmes familles qui occupent le pouvoir. L'aristocratie
DU ROI MINOS AUX EUPATRIDES 41

militaire et foncière, devenue par hérédité une noblesse de sang, a dé-


veloppé avec le temps les bases de sa puissance. Sur l'oikos des âges
anciens se sont greffés aux 8e-7e s. les multiples réseaux d'une parenté
plus vaste. De puissantes solidarités familiales voient le jour. C'est à
ce moment précis que le terme de génos apparaît chez les historiens
grecs pour qualifier les lignages nobles qui ont peu à peu émergé de la
société homérique et sont nés de la faiblesse croissante du pouvoir
royal. Une fois bien admis que le génos n'est pas (comme Glotz le
croyait) une donnée primitive, il n'y a pas d'abus à qualifier de génos
— ou de clan familial — les lignages et les solidarités nobles qui, à
partir du 7 s., s'intitulent eux-mêmes les « Biens nés » ou les Eupalri-
des.
L'exercice du pouvoir, la richesse, le prestige ont donné aux famil-
les les plus puissantes des traditions, une cohésion et une ampleur qui
domineront longtemps la vie de la Cité. A partir du 7e s., à Athènes du
moins, le clan politico-familial est devenu une -idéalité certaine.
La religion, par l'importance des cultes domestiques casés sur la
terre des nobles ; la justice, car la plainte quotidienne est affaire fami-
liale et les affaires graves veulent de puissantes solidarités ; l'armée,
qui ne s'ouvre qu'aux nobles et à leurs clients ; le pouvoir, enfin ; tous
n'ont de sens qu'à l'intérieur d'un lignage, qu'avec l'appui solidaire
d'un lignage illustre.
Même la culture, redécouverte, servira les intérêts de la noblesse.
Au 8e s., l'écriture est réapprise. Elle ne sert pas, comme dans la tradi-
tion de l'Egypte ou d'Israël, à composer des livres religieux, ni, confiée
à des scribes, à dresser les comptes publics, comme à Cnossos ou à
Mycènes ; mais à diffuser un manuel d'éducation aristocratique, les
poèmes homériques. Ils offraient à une aristocratie heureuse le spec-
tacle rassurant d'un monde privilégié. La noblesse aime ces tableaux
qui exaltent les qualités de l'intelligence et du cœur. Elle se reconnaît
dans la vertu héroïque de Patrocle, vainqueur en des combats singu-
liers {II. 16, 399 à 414), dans le raffinement du prince sédentaire à
l'abri du palais d'Hector {II. 22, 500 à 510) ou dans la courtoisie che-
valeresque sensible aux grâces d'une Nausicaa {Od. 6, 149 à 175). Un
monde optimiste, encore admis au début du 7e s.

Bibliographie 0
M. I. Finley, Les premiers temps de la Grèce (L'âge du bronze et l'épo-
que archaïque), trad. franç., Paris, 1973, 183 p. (sur la Crète, Mycènes
— mais sans l'apport des tablettes —, la Grèce archaïque).
Sur les fouilles de Mallia : H. Van Effenterre, Politique et religion
dans la Crète minoenne, Revue Historique 1963, p. 1-18 ; Le Palais de
Mallia et la cité minoenne, Rome, 1980, notam. tome I, p. 189 s.
Sur le monde dit mycénien, J. Chadwick, The Mycenaean World
Cambridge, 1976, 201 p. (l'apport des tablettes, dont J. Chadwick fut
l'un des déchiffreurs et traducteurs).
Pour la période homérique : M.-I. Finley, Le monde d'Ulysse) trad.
franç. Paris, 1978, 243 p.
42 LA GRÈCE

G. Vlachos, Les sociétés politiques homériques, Paris, 1974, 399 p. (Oi~


kos et la justice chez homère).
G. Glotz, La cité grecque, Paris, 1928 (rééd. ensuite). Remarquable
ouvrage, vivant, animé d'une puissante conception évolutive. Pour
cette raison au moins, sa lecture est recommandée, même si la thèse
de Glotz est en partie faussée par la place que ce savant reconnaissait
pour l'époque homérique à une structure clanique qui, de fait, n'appa-
raît que tardivement.
A signaler la remarquable synthèse (enrichie d'états de la question
et d'une abondante bibliographie critique) de D. Musti, Storia Greca2,
Rome-Bari, 1990, p. 25-100 ; le problème homérique y est tout particu-
lièrement exposé et analysé, p. 105-116.
Lecture : Iliade ; Odyssée ; Lfymnes Homériques (Traduction Les Bel-
les Lettres, G. Budé).
CHAPITRE 2

L'AUBE DE LA DÉMOCRATIE
(650-501)

63 L'oligarchie menacée 0 L'oligarchie est, avec la tyrannie, le moins


stable des gouvernements : « l'inégalité crée le mécontentement :
quand il est durable, il provoque un état de crise» (Arist., Politique,
VIII, 9, 21). La noblesse s'est maintenue aussi longtemps qu'ont duré
les conditions qui l'ont fait naître : la richesse foncière. Mais le jour où
le commerce créa une autre source de richesse, du jour où le monde
paysan prit conscience de son existence et n'accepta plus une réparti-
tion du sol qui ne lui laissait guère les moyens de survivre, le Conseil
et le peuple entrèrent en conflit. Les remèdes n'ont pas manqué. Les
réformateurs ont songé à déporter matériellement le peuple, à le dé-
capiter politiquement, à composer avec lui. Les cités du monde grec
offrent toutes ces expériences. En insistant particulièrement sur celle
de Sparte, puis d'Athènes, on examinera la crise générale du 7e s.,
Veunomia Spartiate, Yeunomia athénienne, puis, après l'intermède né-
cessaire de la tyrannie, la révolution isonomique de Clisthène (508).

SECTION 1
LA CRISE DU 7e SIÈCLE

§1
DE L'ESPRIT CHEVALERESQUE
AUX TRAVAUX DES CHAMPS

64 Hésiode 0 Né en Béotie vers 700, dans un « bourg maudit, méchant


l'hiver, dur l'été, jamais agréable », Hésiode travaille une terre ingrate
dans une société rude. A lire les poèmes didactiques de ce laboureur,
c'est une face de la société grecque complètement différente de celle
des poèmes homériques qui apparaît. Hésiode décrit un monde non
pas contemporain, mais postérieur de peu : le 7e siècle. Période de
troubles politiques, où le prestige des aristocrates semble s'être
émoussé. A la bienveillance aurait succédé l'arrogance, à une certaine
justice, l'injustice. Quoi qu'il en soit de ces griefs, il est clair que les
privilèges des aristocrates ne sont plus acceptés. Un phénomène très
neuf est perceptible : une « conscience de classe » apparaît chez les
44 W GRÈCE

paysans libres : la même lutte quotidienne, un pessimisme profond et


la révolte contre l'injustice des puissants aident le monde paysan à
prendre conscience de son identité spécifique.
a) Les Travaux et les Jours. Le titre du poème est caractéristique.
Le héros d'Hésiode se situe à l'opposé de celui d'Homère, et c'est
voulu. Ce n'est plus la geste des exploits guerriers, ni les rivalités de
palais qui inspirent le poète, mais un héroïsme nouveau : celui du
travail le plus humble, dans sa lutte tenace et silencieuse avec la terre
dure. C'est le travail qui fait vivre (à son frère ; « va, souviens-toi tou-
jours de mon conseil : travaille, Persès, pour que la faim te prenne en
haine et que tu te fasses chérir de l'auguste Déméter au front cou-
ronné, qui remplira ta grange du blé qui fait vivre » — Travaux, vers
298 et suivants). Voilà la vertu de cette petite paysannerie libre se
rassemblant chaque jour au marché, discutant de tout avec une remar-
quabledndépendance spirituelle. Mais ce petit peuple encore libre, an-
cêtre direct de Vagora démocratique, est cependant pessimiste.
h) Pandore. Le mythe de Prométhée, dans la Théogonie d'Hésiode
(de même : Travaux^ 70 et suiv.) exprime ce pessimisme. Prométhée
qui voulut soustraire les hommes à la volonté de Zeus (en leur révé-
lant le feu, dérobé aux dieux) fit retomber sur eux le châtiment de son
crime. Zeus leur envoya Pandore la première femme, source de cette
« engeance maudite », « parasite insatiable », chargée, de plus, du vase
où chaque divinité, en don, avait glissé une calamité — l'Espérance,
mais synonyme chez Hésiode d'illusion, mise à part —. Le monde est
devenu un âge de fer, antiféministe, où l'homme ne connaîtra que
souffrance et fausse espérance. L'injustice des nobles n'est qu'un fléau
de plus.
c) Révolte contre l'injustice des puissants: «rois mangeurs de pré-
sents », tels apparaissent les magistrats nobles de la cité béotienne
d'Hésiode {Travaux, 220 ; 264 ...). A travers le mythe de l'épervier qui
retient entre ses griffes l'existence du rossignol chantant {Travaux, 204
et suiv.), il n'est pas difficile de voir dénoncées la vénalité, les senten-
ces torses, l'impudence de ces « rois » qui bafouent la Justice {dikë).
Avec Hésiode, le monde de la terre entame son acculturation.

§2
TRANSFORMATIONS ÉCONOMIQUES
ET CRISES SOCIALES AU 7e SIÈCLE

65 Essor commercial 0 Le commerce lointain se développe très rapide-


ment, à Athènes et un peu partout dans le monde grec à partir du 7e s.
La fabrication de la céramique (polychrome, puis à figures noires), à
Corinthe, à Athènes, dans les îles, est servie par de remarquables pro-
grès techniques : l'apparition d'une monnaie d'argent et l'organisation
industrielle d'une production de haute qualité. Ainsi, à Athènes, ces
artisans-démiurges, qui, jusque-là, travaillaient sur commande et dans
L'AUBE DE LA DÉMOCRATIE (650-501) 45

le sillage d'un puissant, se regroupent en un quartier distinct (le « Cé-


ramique »), avec tradition et cultes spécifiques. Or ces fabricants — de
même que ceux qui vivent du commerce qu'ils alimentent — accèdent
à la richesse mais restent en dehors du jeu politique tenu par les no-
bles. C'est une première source de tension.

La réforme hopïitique 0 Les incidences politiques d'une importante


réforme militaire aggravent la tension. Au début du T s.1, sous l'in-
fluence peut-être de l'Orient, la tactique de la phalange, armée de
masse, armée « nationale », refoule définitivement l'ancien combat du
héros, champion d'un duel donné en spectacle à ses gens. Désormais,
en rangs serrés, au coude à coude, combattent les hoplites, fantassins
lourdement armés. Seuls les riches supportent l'équipement coûteux :
casque, cuirasse, jambières, bouclier, lance, sans oublier le cheval qui
conduit le fantassin au lieu de la bataille, ni le valet à qui en sera
confiée la garde ni la propre monture de celui-ci. D'où plusieurs con-
séquences :
a) La société fait l'objet d'une classification censitaire, afin de ré-
partir selon la fortune la charge militaire. On distingue dès lors à Athè-
nes, les pentacosiomédirnnes, ceux dont les biens produisent un revenu
annuel de 500 médimnes (capacité de mesure pour les solides ; un
équivalent était prévu pour les liquides). C'est la première classe. Au-
dessous, les cavaliers (300 médimnes) et, peut-être dès cette époque,
les zeugites (revenu de 200 médimnes, qui correspond à la fortune du
propriétaire « d'un attelage de bœufs » — d'où leur nom —). Plusieurs
remarques sont nécessaires. Le système de division est encore primi-
tif : on ne se trouve pas en présence d'une économie de marché, car
on attribue la même valeur à des productions aussi différentes que le
vin et l'huile ; seul le volume compte. En second lieu, on ne tire pas
encore de cette répartition censitaire toutes les conséquences politiques ;
seule la charge de l'équipement militaire est en vue. Enfin, même si
on en ignore le détail, il est nécessaire de prévoir — cela va de soi —
un système d'équivalence pour les fortunes mobilières, distribuées el-
les aussi selon cette même échelle.

b) Une prise de conscience nationale s'est fait jour. Entraînés en-


semble, combattant ensemble dans une proximité toute fraternelle, ces
soldats d'un type nouveau connaissent un brassage que les clivages
nobles rendaient jusqu'alors impossible. Du même lignage aristocrati-
que ou non, nobles ou pas, tous les hoplites ne font qu'un tout. Mais si
les structures aristocratiques sont atteintes, le sentiment d'exclusion
n'a pu être ressenti que plus intensément par les riches non-nobles,
soumis aux charges militaires mais n'accédant pas au pouvoir. Au
mécontentement de ces classes aisées s'ajoute celui des classes
moyennes.

1. Les représentations figurées d'hoplites au combat apparaissent dès le milieu du


7° s. Voir, par exemple, l'Olpè Chigi, corinthienne, du musée de la Villa Giulia de Rome
(in La Grèce archaïque, Univers des Formes, 1968, p. 30).
46 LA GRÈCE

67 La crise agraire 0 La paysannerie libre, que les charges militaires


contribuent à ruiner, s'enfonce, au T s., dans une demi-servitude. Un
déséquilibre démographique, inexpliqué mais certain dès le 8e s., grève
le sol de bouches qu'il ne peut nourrir ; le morcellement des héritages
là où les solidarités familiales n'établissent pas un frein salvateur fait
le reste. Obérés de dettes, hypothéquant leurs terres, obligés de travail-
ler un jour sur six (plutôt que cinq jours sur six, bien que les deux
interprétations soient possibles) pour le puissant à qui ils ont été con-
traints de céder leur bien, les petits paysans ne parviennent pas à lut-
ter contre l'accaparement des terres par les nobles, ni même, au témoi-
gnage d'Aristote, à sauvegarder leur liberté :
«... Après cela, il arriva que les nobles et la foule furent en conflit
pendant un long temps. En effet, le régime politique était oligarchique
en tout ; et, en particulier, les pauvres, leurs femmes et leurs enfants
étaient les esclaves des riches. On les appelait « clients » et « sizeniers »
(hectémores) ; c'était en effet selon ce loyer (l/6e ou 5/6e ?) qu'ils tra-
vaillaient les terres des riches (infra n0 90). Toute la terre était dans un
petit nombre de mains ; et si les paysans ne payaient pas leurs ferma-
ges, on pouvait les emmener en servitude, eux et leurs enfants... »
(A.P. 2, 2).
Tout le 7e s. retentit de revendications réclamant le partage des ter-
res et la libération des personnes. Crises politiques et crise agraire qui
appellent des remèdes : l'expulsion coloniale, l'appel à un tyran, le
recours à un réformateur.

§3
LA COLONISATION :
ESSAIMAGE OU EXPULSIONS

68 Le mouvement migratoire 0 En deux vagues successives, la Grande-


Grèce, la Sicile, l'Asie Mineure et tout le pourtour de la mer Noire
subissent l'arrivée massive d'émigrants venant d'un peu tout le monde
grec. Un tableau, incomplet, donnera une idée de l'ampleur du mou-
vement et de sa forte cohésion dans le temps. En Sicile, les colons de
Chalcis (principale cité de l'Eubée) fondent Naxos (734), Leontinoi
(728), Catane (728), Zancle (720) et, en face, Rhégion (720) ; ceux de
Mégare (Péloponnèse) s'installent à Megara (727), les Corinthiens à
Syracuse (708) et des Rhodiens, fuyant leur patrie à la suite de luttes
civiles, trouvent refuge à Gela (688). En Grande-Grèce, des Eubéens,
s'établissent à Locres (678) ; des émigrants en provenance du Pélopon-
nèse, en bordure du golfe de Corinlhe, fondent Crotone, Sybaris et Mé-
taponte (709-8) ; les Trézéniens, Posidonia (670) et des Ioniens d'Asie
Mineure, Héraclée (vers 675). L'origine (encore mystérieuse) de Ta-
rente (706-5) revient à Sparte. L'installation autour de la mer Noire
s'échelonne du T au 6e s.
L'AUBE DE LA DÉMOCRATIE (550-501) 47

69 Une expulsion organisée 0 Comment expliquer cette explosion ? On


a longtemps pensé à la recherche, par les cités-mères, de débouchés
commerciaux. Mais l'explication est insoutenable. La colonie n'est pas
un comptoir (emporion) — à quelques exceptions près —, ni un relais.
La colonie {apoikia = émigration) est un établissement de peuple-
ment choisissant un site à vocation nourricière ; ce sont les régions
avec un arrière-pays fertile, propices à l'installation massive et durable
qui sont préférées et non les lieux d'échanges ou les meilleurs mouil-
lages (pas de colonie sur le site de la future Brindisi). L'emblème, un
épi gras, des monnaies de Métaponte s'explique ainsi.
On découvre sans peine la finalité politique, et non mercantile, de
départs qui ont tout d'une expulsion organisée. C'est une réaction aris-
tocratique contre un excédent du peuple, écarté de la richesse, impos-
sible à contenir, et que l'on embarque selon une procédure caractéris-
tique.
La contrainte n'est pas niable. Dans chaque famille, un frère sur
deux est tiré au sort ; ceux qui ne veulent pas pàrtir sont mis à mort
(fondation de Cyrène ; Hérodote 4, 153). Ailleurs, on recourt à la déci-
mation ; Chalcis consacre, après une disette, un homme sur dix à
Apollon ; l'oracle leur désigne le site de Rbégion (Strabon 6, 1, 6). La
métropole fournit vaisseaux, armes, équipements et arpenteurs ; ils
dessineront les lots que répartira le fondateur (oikistès), à qui le feu
sacré et les lois sont confiés. S'il est vrai que les liens ne sont pas
rompus avec la cité-mère, les retours ne sont pas possibles. La colonie
vivra en complète autarcie.

§4
LA TYRANNIE DES RÉPUBLIQUES
COMMERÇANTES

70 La tyrannie archaïque 0 Le mot tyran n'est pas d'origine grecque. Il


vient de l'Orient, probablement de Lydie, la patrie du premier tyran de
l'histoire, le fameux Gygès, aussi célèbre par son anneau que par ses
mines d'or. Puis très vite, dès le 7e s., la tyrannie, formule politique
originale, se répandit dans une partie du monde grec, appelée par les
cités en crise. Deux types, deux moments doivent être soigneusement
distingués dans l'histoire de la tyrannie. La tyrannie archaïque, celle
des 7e-6e s., étudiée ici (et que l'on retrouvera bientôt à Athènes : infra,
n"s97 s.), d'une part; et, de l'autre, la tyrannie « récente », celle que
connaîtront certaines cités de Sicile aux 5e et 4° s. Cette dernière for-
mule est en fait un despotisme qui consacre le délabrement interne de
la cité ; exaspération d'un pouvoir personnel issu d'une confiscation,
elle est une monarchie corrompue, faite d'égoïsme et de mépris des
lois. Les penseurs politiques (Platon, Aristote) stigmatiseront cette dé-
générescence de la constitution, régression selon eux dans l'évolution
cyclique des formes de pouvoir : ils s'accorderont à y voir la pire forme
de régime politique.
48 LA GRÈCE

Au contraire, la tyrannie archaïque fut appréciée par les mêmes


penseurs, Aristote notamment, qui la considéra comme bonne : car la
tyrannie des premiers temps marque une étape nécessaire dans la li-
quidation d'aristocraties surannées. Cette tyrannie première aide la
communauté civique à entamer une mutation que celle-ci serait inca-
pable d'opérer par elle-même. Alors que les privilèges de caste fondés
sur l'hérédité ont fait leur temps, le tyran provoque une brusque re-
mise en cause et, au terme d'un rejet salutaire, donne à cette crise de
croissance une issue heureuse et définitive. Partout où elle apparaîtra,
la tyrannie refoule les aristocraties traditionnelles et prépare la masse
civique soit à se choisir quelques élus concentrant le pouvoir (régime
oligarchique), soit à exercer elle-même le pouvoir (régime de type dé-
mocratique). Issue du climat de crises, la tyrannie fut l'une de ces
formules qui évita de nouvelles expulsions coloniales et qui, pour le
futur, remit le gouvernement à la cité elle-même. La tyrannie s'appuya
sur la richesse et elle s'affirma contre la noblesse.

[a"| la tyrannie et la richesse

Le lien entre richesse et tyrannie est double. Le développement de


la richesse est le terrain le plus favorable à l'éclosion de la tyrannie ;
mais le tyran, par son œuvre, contribue aussi à développer la richesse.

L'accès à la tyrannie par la richesse 0 « Comme la Grèce s'occupait


encore plus qu'auparavant d'acquérir la richesse, on vit d'une manière
générale s'établir des tyrannies dans les cités, avec l'augmentation des
rentrées en argent ; et la Grèce mettait au point ses forces navales, en
s'attachant davantage à la mer» (Thucydide, Hist. de la Guerre du Pé-
loponnèse 1, 18). Le lien est ainsi reconnu par les historiens de l'Anti-
quité entre la richesse mobilière, le commerce, le progrès des échan-
ges maritimes et l'avènement des tyrannies locales. De fait, les
exemples qui suivent vont montrer que : 1) Partout et au même mo-
ment, les nouveaux riches, amers ou révoltés devant l'exclusion du
pouvoir détenu par les aristocraties foncières traditionnelles, ont sou-
tenu la tyrannie ; 2) Les tyrans sont eux-mêmes de très riches person-
nages, utilisant leur fortune (récente) pour accéder au pouvoir ; 3) Les
bouleversements sociaux qui ont accompagné l'apparition de cette
nouvelle forme de richesse ont donné naissance à un climat de tension
entre la masse déshéritée et pauvre et les riches : l'éruption tyrannique
s'en trouva facilitée.
Tontes les citées qui ont connu cette phase tyrannique, Corinthe,
Mégare, Epidaure, Sicyône, Ephèse, Samos, sont toutes situées en un
lieu d'intense trafic commercial, surtout maritime. Corinthe est dès 700
une très riche cité commerçante (céramique, chantiers navals) ; le
pouvoir reste entre les mains de la grande famille noble des Bacchia-
des, grands propriétaires fonciers qui, grâce à une stricte endogamie,
gardent le monopole du pouvoir. Mais les Bacchindes contribuent
aussi^ à l'essor économique de leur cité ; ils profitent de la fondation,
en 733, des colonies de Corfou et de Syracuse pour intensifier les re-
L'AUBE DE LA DÉMOCRATIE (550-501) 49

lations commerciales avec ces nouvelles cités : ils stimulent une ri-
chesse mobilière dont ils perdent le monopole. C'est en 657 qu'est por-
tée à son comble la tension rivale entre les tenants du pouvoir et les
nouveaux enrichis : un métèque, Rypsélos, à la fortune aussi récente
qu'elle est importante, supprime la famille des Bacchiades, s'empare
du pouvoir. Prolongée par son fils Périandre, la tyrannie des Rypséli-
des durera jusqu'en 585. Ce pouvoir personnel, aidé par les riches
« bourgeois », s'appuie, au moins dans un premier temps, sur le prolé-
tariat urbain. A la même époque, vers 650, à Mégare, à Epidaure, à
Ephèse, des tyrans jouissant d'un monopole (la fabrication de la laine
pour Mégare ; le trafic maritime pour Ephèse) conquièrent par la force
le pouvoir. A Sicyône, vers 670 encore, ce sont les hoplites (encore les
nouveaux riches) qui portent à la tyrannie leur commandant militaire
(un archonte polémarque, fils d'un cuisinier). Le commerce maritime,
rival des revenus du sol, était la source de l'essor local. A Samos, un
demi-siècle plus tard, l'essor commercial (laine, chantiers navals, mé-
taux précieux) incite un grand capitaine, Polykratès, propriétaire d'une
flotte considérable, à évincer le pouvoir aristocratique.
En revanche, on ne constate aucune tyrannie dans la Grèce de l'in-
térieur (Sparte, par ex.), ou du Nord (Thèbes, par ex.). Ces régions,
exclusivement agricoles, seront pourtant frappées par de graves crises
sociales et économiques ; mais il y manquera la condition nécessaire
à la germination d'une tyrannie : une forme nouvelle de richesse, celle
qu'apporte le commerce, seule capable de saper les hases de la puis-
sance politique des nobles.

La richesse, ressort de la politique des tyrans 0 Le tyran donne au


commerce les moyens de se développer. Périandre dote Corinthe, vers
600, d'une monnaie d'argent ; le même, afin de développer les échan-
ges maritimes, projette de percer l'isthme de Corinthe. Le tyran de
Samos bâtit un port et construit un môle. Les colonies anciennes (de
peuplement) sont utilisées comme des comptoirs ou des colonies-
relais : à Corfou, Rypsélos installe un proche parent pour veiller à
l'intensité des échanges.
L'industrie n'est pas en reste : il suffit d'évoquer le prodigieux dé-
veloppement de la céramique de Corinthe, dont on oublie trop souvent
que la fabrication n'était pas le but premier. Ces récipients étaient
avant tout destinés à contenir l'huile, les parfums, les cosmétiques pro-
duits à Corinthe et exportés dans tout le monde méditerranéen.

fil LA TYRANNIE ET LA NOBLESSE

« Quand la noblesse est devenue toute puissante et arrogante le


démos et la masse installent un tyran qui doit représenter leurs pro-
pres intérêts ». Dans la remarque d'Aristote, il y a un côté négatif, la
liquidation de l'aristocratie, et un aspect positif, les bienfaits apportés
au peuple.

50 LA GRÈCE

73 Liquidation de l'aristocratie 0 Eliminées physiquement ou expul-


sées, partout les familles au pouvoir sont évincées. Au profit de quelle
formule constitutionnelle ? Peut-on parler d'un mépris de la loi ? Sans
doute pas : la tradition du gouvernement aristocratique ne formait pas,
dans l'esprit des Anciens, une loi ; le concept de nomos (proche d un
constitution) n'apparaît que plus tard. 11 serait plus exact de parler
d'un effondrement de l'ordre aristocratique, dont les valeurs moi aies,
spirituelles, religieuses ont perdu leur pmssancedescducion de co-
hésion et d'autorité. Les cadres nobles, hentes de la tiadition, s eya
nouissent : les tribus ethniques disparaissent, remplacées par des tri-
bus locales. Ainsi en fut-il à Sicyône, par l'œuvre d" dernier tyran,
Clisthène (oncle de Clisthène l'Athénien ; infra, n 105) ; de même a
Corinthe, les vieilles tribus doriennes s'effacent au profit de eirccms
criptions territoriales qui répudient toute distinction d origine dans
définition nouvelle du citoyen.

74 Les bienfaits destinés au peuple 0 Ils ne sont pas d'ordre politique,


car le peuple n'a pas encore la maturité suffisante pour assumer lui-
même le gouvernement de la cité ; les tyrans préparent seulement la
relève Mais ils sont d'ordre économique ou social. Pour briser état
de dépendance du travail demi-libre, le tyran cree un courant d appel
vers la ville, où les possibilités d'une activité remuneree seront une
source de libération. Craignant même la concurrence du travail ser-
vile, Périandre interdit aux citoyens d'acquérir des esdaves ^ceux-c
ne retrouveront leur place dans l'économie qu au 5 s.). Le goût d un
urbanisme fastueux, voire grandiose, transforme la ville ; elle devient
un lieu d'attraction, prête, l'heure venue, à devenir le centre de la vie
politique. En outre, cette attirance veut aussi provoquer le relâchement
du lien jusqu'ici dominant entre la terre et le citoyen. Mais ces édifices
monumentaux, dont la « démesure » est si typique du grand boulever-
sement tyrannique, n'ont aucune vocation personnelle : le tyran ne
construit pour lui ni palais, ni mausolée ; mais pour 1 utilité de tous, il
fait venir l'eau dans la ville (Corinthe, Samos), et y eleve temples et
théâtres.

75 Ephémères tyrannies 0 Leur durée fut en général brève : deux géné-


rations ou trois générations jamais plus d un siec e (Sicyône, 650-570).
Une fois son œuvre achevée, une fois disloquée la contusion du pou-
voir et des privilèges nobles, la tyrannie devient parasitaire, oppres-
sive insupportable Ceux qui l'avaient soutenue sont les premiers a la
rejeter alors. Mais pour quel type de gouvernement . A Corinthe, pour
une oligarchie marchande ou, si l'on veut, une république censitaire ;
à Sicvône et peu après à Samos, pour une démocratie modeiee. Mais
nulle part lesVml^ nobles ne seron!
de l'être. La tyrannie s'msere ainsi comme une phase nécessaire^
comme une étape dans le processus inéluctable de dislocation de la
formule aristocratique.

76 Conclusion: Sparte et Athènes épargnées 0 Le phénomène d'essai-


mage colonial a épargné deux cités. Il n'a pas touche Athènes et n a fai
L'AUBE DE LA DÉMOCRATIE (650-501) 51

qu'effleurer Sparte (le départ pour Tarente des Parthénies, « enfants


des vierges », reste obscur). Ces deux mêmes cités n'ont pas non plus,
à cette même époque, connu l'irruption d'une tyrannie (celle d'Athè-
nes est décalée d'un siècle). Comment expliquer que ces deux puissan-
tes cités soient ainsi restées à l'écart des deux principaux remèdes
appelés à résorber les crises ?
Songer au commerce qui, à Athènes, aurait fourni une soupape de
sûreté n'explique pas le fond des choses. La raison est autre, et plus
belle. Sparte et Athènes, pour contenir les crises sociales et politiques,
auxquelles elles n'échappent pas, ne recourrent pas à ces terribles am-
putations du corps civique que sont les explusions coloniales ; elles
échapperont définitivement (Sparte) ou retarderont (Athènes) la vio-
lence tyrannique : grâce au génie politique des réformateurs qui l'a
emporté. C'est par des refontes institutionnelles que l'explosion, à
Sparte et à Athènes, fut évitée.

SECTION 2
L'EXPÉRIENCE SPARTIATE :
L'EUNOMIA

77 La réforme de Lycurgue 0 Sparte, ou Lacédémone, au centre d'un


vaste territoire (trois fois l'étendue de l'Attique) subit au 7e s. une grave
crise sociale. Une partie des régions soumises, la Messénie, se soulève
entraînant dans sa révolte une fraction de la population vivant sur les
terres des nobles. C'est le début d'une guerre longue. La noblesse, qui
cumulait fortune foncière et noblesse du sang et partageait le pouvoir
avec la royauté sous une forme très proche du régime aristocratique
athénien du 8e s., ne sauve son existence et la cité qu'au prix d'une
réforme constitutionnelle en tout point remarquable. Par son origina-
lité et son extraordinaire longévité. Une tradition tardive attribue à
Lycurgue cette constitution, qualifiée de rhétra. Légende ou non, peu
importe. Un fait demeure : au 7e s. une constitution, probablement non
écrite, est élaborée ; elle marque un tournant décisif dans l'histoire de
la cité lacédémonienne.
Le fil directeur de cette loi nouvelle tient tout entier dans le concept
d'ordre, d'eunomia. L'ordre compris en ce sens que la vie politique, les
relations familiales, les classes sociales seront soumises à la loi. L'or-
dre juste réduit au silence le mécontentement, l'égoïsme, les privilè-
ges, sources des révolutions et du désordre. Ueunomia, règne souve-
rain de la loi, implique la soumission constante de l'individu à une
règle établie dans l'intérêt de la collectivité. En un mot, Veunomia, c'est
la discipline. Elle n'a pu être obtenue qu'au prix d'une série de renon-
cements. Les sacrifices ont atteint tous les éléments de la cité.
52 LA GRÈCE

§1
POUR L'EUNOMIA, LA NOBLESSE
RENONCE AUX PRIVILÈGES
DE LA NAISSANCE ET DE LA FORTUNE.
L'ÉGALITÉ ABSOLUE
DE TOUS LES CITOYENS

78 Le sacrifice des nobles 0 La crise du T s. n'a pu être surmontée


qu'avec l'aide d'une vaste armée de fantassins, équipée en hoplites. Il
est clair qu'en échange de la contribution décisive de cette masse,
l'aristocratie foncière, minorité nantie, renonça à ses privilèges : elle
s'est fondue dans cette masse de citoyens. Les chiffres du 6e s. donnent
un ordre de grandeur : la cité compte de 7 000 à 8 000 citoyens. Ce sont
les Spartiates au sens strict, dont l'égalité intégrale, l'un des points les
plus spectaculaires de la « constitution de Lycurgue » leur vaudra dé-
sormais le nom d'homoioi (les « Egaux »).

79 a) Egalité par la fortune 0 Les nobles ont abandonné leurs terres, les
plus fertiles, pour les mettre au service de la communauté des Egaux.
A chacun est attribué un lot (cléros), inaliénable et non susceptible
d'être engagé. Cultivé par un serf de l'Etat (hilote), le cléros produit un
revenu invariable — que seules les dimensions de la famille peuvent
modifier—, payé en nature. Cette rente alimentaire constituée sur une
terre redistribuée probablement à chaque génération permet au Spar-
tiate de payer sa quote-part pour la table commune, de nourrir ses fils
en bas âge et ses filles, mais non de s'enrichir. Le commerce, de même
que la culture, est interdit aux Egaux ; une monnaie impraticable, en
fer, les condamne à une économie de troc. Leur occupation unique et
permanente se déploie sans entraves : la guerre. L'égalitarisme radical
se maintiendra immuable de génération en génération.

80 b) Egalité par l'éducation 0 La vie collective et une éducation uni-


forme ont effacé les privilèges d'une formation aristocratique. Dès sa
naissance, l'enfant appartient à l'Etat : un conseil décide souveraine-
ment s'il sera élevé ou si, privé de l'espérance de faire un jour un bon
soldat, il sera précipité dans un gouffre. A sept ans, arraché à sa mère,
il subit une éducation collective qui se confond avec un dressage.
Après une adolescence marquée d'initiations successives et d'épreuves
d'endurance — dont la célèbre cryptie, retour solitaire à l'état sauvage
avec, dit-on, chasse à l'hilote —, il devient soldat à l'âge de 18 ans.
Après trente ans, le Spartiate doit se marier, mais sa vie familiale sera
quotidiennement entrecoupée par le repas commun au «mess».
L'éducation intellectuelle, durant ce temps, s'est réduite à peu de cho-
ses ; à retenir un catéchisme moral, dont les sentences, brèves, sont un
bel exemple de laconisme.

81 c) Egalité par les droits politiques 0 Tous les citoyens participent à


l'assemblée {apella). Elle désigne, choisis parmi les Egaux sans au-
L'AUBE DE IA DÉMOCRATIE (650-501) 53

cune condition de cens ou de naissance, les cinq éphores, magistrats


annuels ; elle se prononce, selon une procédure que l'on va retrouver,
sur le choix des citoyens qui, parvenus au terme de leurs obligations
militaires actives, sont dignes d'entrer au Conseil des Anciens {Gérou-
sid). A l'exception des deux rois, viagers, appartenant aux deux dynas-
ties des Agiades et des Eurypontides, l'éthique aristocratique a été to-
talement effacée. L'éthique de l'Etat guerrier l'a partout emporté. Le
radicalisme de ce nivellement permit à certains penseurs (dont Platon)
d'affirmer que Sparte fut la cité la plus démocratique de la Grèce. C'est
douteux, si on ne néglige pas les autres composantes de la cité lacédé-
monienne, à qui les sacrifices demandés furent énormes.

POUR L'EUNOMIA,
LES CASTES DE PARIAS

Entre les guerriers, seuls citoyens, et les paysans, commerçants ou


artisans, la constitution a établi une effrayante séparation.
82
Les Hilotes 0 Ce ne sont pas exactement des esclaves, car ils possèdent
une famille et des biens (la différence entre la rente du cléros et sa
production leur revient). Ils sont plutôt des serfs de l'Etat, cultivant les
lots auxquels un lien perpétuel les attache : « comme des ânes accablés
d'énormes fardeaux, contraints par une nécessité terrible, ils portent à
leurs maîtres la moitié des fruits que porte leur terre » (Tyrtée — chan-
tre au 7e s. de l'eunomia Spartiate —, fragin. 5). Rarement, si le péril
l'exige, ils combattent dans des troupes d'appoint et, pour les plus vail-
lants, connaissent le « bonheur suprême » de l'affranchissemenL Mais
que l'on ne s'y méprenne pas ; le courage d'une population toujours
prête à rejeter par la révolte son ignoble condition est, pour Sparte, la
pire des menaces. La récompense promise se résout alors en une cé-
rémonie sinistre : « couronnés de fleurs, les affranchis firent le tour des
sanctuaires. Peu après, on les fit disparaître, et nul ne sut comment
chacun avait été exterminé » (Thucydide, 4, 80, 1-4).
On n'expliquera pas par un accident de l'histoire, mais par une
volonté politique bien réfléchie l'origine de leur condition. Les hilotes
ne sont pas le reliquat d'autochtones soumis par le conquérant dorien,
ni des messéniens asservis. Ethniquement, linguistiquement, rien ne
sépare le Spartiate de l'hilote. Ces parias sont nés pour l'essentiel de
serfs travaillant pour les nobles et de paysans plus ou moins libres,
mais déclassés, qui ont fait les frais de la réforme constitutionnelle!
L'ordre, ennemi du grand nombre, ennemi du surnombre, a sacrifié
cette classe nombreuse — numériquement plus importante que celle
des citoyens — en l'écartant des droits politiques et civiques. La déca-
pitation" de la masse ne fut pas physique, comme dans le phénomène
colonial, mais politique. Par une terreur systématique (chaque année
les éphores déclarent une guerre solennelle aux hilotes), par un avi-
54 LA GRÈCE

lissement méthodique, par une condition immuable, l'ordre est par-


venu à protéger la minorité des citoyens.
Alors qu'Athènes réintroduira dans la cité les laboureurs à moitié
asservis et en fera la base nécessaire d'une démocratie, Sparte les a
définitivement exclus.

83 Les Périèques (=« habitants du pourtour ») 0 Leur condition, moins


dure, répond politiquement au même dessein. Ils représentent la
masse de ceux que l'aristocratie avait chassés des bonnes terres, re-
foulés vers l'extérieur, et qu'elle n'a pas tenu, lors des réformes, à
réintroduire dans le corps des citoyens. Ces Lacédémoniens, libres
dans des communes autonomes, mais sans droits politiques ni civi-
ques ont recueilli les activités proscrites à la minorité des guerriers :
monopole du commerce, de la navigation, de l'industrie et de l'artisa-
nat ; agriculture aussi, sur les terres de rendement médiocre. Ils sem-
blent s'être satisfaits de cette condition de dépendance.

§3
L'EFFICACITÉ DANS L'ORDRE :
L'EXERCICE OLIGARCHIQUE
DU POUVOIR

84 Une discipline militaire 0 Une structure hiérarchisée et disciplinée


tient la masse des Egaux en dehors du pouvoir de décision. « Dans les
conseils, en tête, les rois aimés des Dieux, ces rois qui ont souci de
Sparte, cité charmante. Et les vieillards, puis les hommes du peuple
qui doivent obéir aux justes lois (à l'cunomia) ». Renversons la hiérar-
chie du cortège que Tyrtée (fragm. 9, 37 et suiv.) a dessiné et commen-
çons par la masse des Egaux, définie par le devoir d'obéissance.
a) L'apella. L'assemblée des citoyens, convoquée à dates fixes par
les éphores, n'a pas le droit d'initiative : "elle se prononce sur des pro-
jets mis en forme par la Gérousia et dont l'initiative appartient à ce
conseil et aux éphores. Des amendements peuvent être proposés par
les éphores — et non par l'assemblée, car aucun individu n'y prend la
parole — et acceptés par Yapella. Mais son vote (par acclamation) ne
lie pas la Gérousia qui peut toujours déclarer qu'« elle s'est prononcée
de travers ». Magistrats et gérantes sont élus par l'assemblée, mais la
procédure a été critiquée comme puérile par Aristote. Quelques indi-
vidus enfermés dans un lieu clos à proximité de l'assemblée mesurent
l'intensité des acclamations dont chaque candidat (mais leur liste n'ap-
partient pas à l'assemblée) a été salué. Des fraudes faussent le sys-
tème, au demeurant fort niais.
b) La Gérousia. Le conseil est composé des deux rois et de 28 An-
ciens (ou gérantes), nommés à vie par l'assemblée. Les critères du
choix sont l'âge (plus de 60ans) et la vertu militaire; l'organe sera
donc un bastion du traditionalisme et du conservatisme. Or les pou-
L'AUBE DE LA DÉMOCRATIE (650-501) 55

voirs sont importants : préparation des projets de loi et initiative ; ju-


ridiction criminelle souveraine (peine de mort, perte des droits civi-
ques : les accusés sont traduits devant le conseil par les éphores) et
Haute Cour chargée, avec la collaboration des éphores, de juger les
rois ; pouvoir de décision dans toutes les affaires de politique inté-
rieure. La Gérousia constitue, dans le gouvernement, l'élément de con-
tinuité.
c) Les éphores. Elus par l'assemblée, ils concentrent à eux cinq la
totalité du pouvoir d'exécution pendant un an. Fondamentalement, ils
sont les antagonistes des rois. Créés d'abord contre eux (dès avant le
8e s.) au profit de l'aristocratie, ils se sont maintenus contre l'aristocra-
tie au service de l'égalitarisme Spartiate. Ils représentent alors l'élé-
ment « populaire » et c'est en ce sens que Cicéron put les comparer aux
tribuns de la plèbe de la république romaine (créés par la masse con-
tre les privilèges politiques de la noblesse patricjcnne). Leur pouvoir
de tutelle sur la royauté en fait des surveillants impitoyables : dans le
domaine militaire ou civil — avec, pour sanction, le pouvoir de frapper
les rois d'une amende — et même religieux, puisque la confirmation
(ou la déchéance) périodique des rois se fait en présence des éphores.
A l'égard des Egaux, les éphores, gardiens de la discipline sociale,
exercent un pouvoir d'accusation. Au sommet des serviteurs de l'Etat,
ils contrôlent tous les fonctionnaires qui leur rendent compte. Mais
eux-mêmes, censeurs des mœurs, juges et policiers, ils ne rendent des
comptes qu'à leurs successeurs. Les éphores, choisis le plus souvent
parmi les citoyens obscurs, furent l'instrument de l'égalitarisme et
l'obstacle le plus ferme à la résurgence d'une noblesse.
d) Les rois. Choisis dans les deux dynasties (rivales) des Agiades et
des Eurypontides, leur rôle est surtout religieux et militaire. Capables
(par ex. Cléomène) de dominer la politique de Sparte lorsqu'ils en ont
les qualités, ils sont dominés cependant par les éphores devant qui ils
doivent jurer, peut-être chaque mois, de gouverner selon la tradition.

85 La leçon de Sparte 0 L'expérience de Sparte offre, en un sens, l'exem-


ple d'une merveilleuse réussite. Du 7e s. au 3e s., au moment où le
régime se dégrade en une oligarchie ploutocratique, Sparte ne connut
ni crise sociale ni crise politique grave. De la naissance à la mort, le
Lacédémonien, qu'il soit citoyen Spartiate, hilote ou périèque, est sou-
mis à l'ordre intangible de la loi.
Mais à quel prix ! La sclérose intellectuelle et artistique fut à peu
près complète. La céramique laconienne, d'une remarquable élégance
au 6e s. encore, cède la place à une production grossière et commune,
digne du fameux brouet noir. La sculpture ? Si l'on admire le torse du
« Léonidas » de la fin du 6e s., le schématisme progresse ; deux poutres
verticales et une traverse suffisent, sur les ex-voto, à rappeler le culte
des Dioscures (Castor et Pollux). Après Tyrtée, au T s., la littérature
disparaît ; le laconisme tient lieu d'éloquence. La sclérose politique est
aussi flagrante.
Ce n'est qu'à partir de la crise de la démocratie athénienne au 4e s
que des penseurs comme Platon feront partiellement l'éloge de Sparte
de la division efficace des tâches, de la discipline militaire de l'ordre
56 LA GRÈCE

surtout. Mais ce ne fut pas la leçon de cette expérience, on peut s'en


réjouir, qui inspira Athènes. Pour résoudre une crise du même ordre,
Athènes n'exigera pas l'abnégation de ses citoyens, mais réclamera des
droits pour eux. Au lieu d'une atmosphère de tyrannie collégiale et
militaire, un esprit de liberté. A Athènes, l'individu sera d'abord une
intelligence et non un automate, et l'on n'ira pas, pour obtenir son
dévouement, jusqu'à éteindre les liens de parenté.

SECTION 3
L'EUNOMIA ATHÉNIENNE :
DRACON ET SOLON (630-593)

86 La découverte de l'individualisme 0 A Athènes, après 640, les privi-


lèges des nobles ne sont plus acceptés. Les plus riches des non-nobles,
déçus dans leur espoir de gouverner la Cité, se heurtent à la cohésion
des lignages nobles, des génè solidaires, édifiés sur les ruines de l'âge
homérique et renforcés depuis. La justice à laquelle recourent les non-
nobles, riches ou pauvres, paysans ou artisans, est une justice étran-
gère. C'est une justice de clans auxquels les non-nobles ne s'agrègent
pas, et non la justice de la Cité. C'est une justice rendue avec arbitraire
selon des coutumes non écrites ; une justice dont la protection n'est
sûre qu'au profit des membres d'un lignage puissant, une justice ar-
chaïque, imprégnée de sacré et ignorant la responsabilité individuelle.
Or l'individualisme naissant s'accommode mal de cette oppression sé-
crétée par des privilèges dépassés.
Le renouveau prend d'abord le chemin de la poésie. L'épopée di-
dactique s'efface devant une forme neuve : la poésie lyrique. L'émotion
personnelle ou l'intime expérience politique inspire des élégies mélan-
coliques (Mimnerme, d'Ionie), des odes amoureuses (Sapho, de Les-
bos) ou une satire féroce (Archiloque, de Paros). A cette libération des
sentiments font écho — car derrière le poète se profile le réforma-
teur —, l'irruption d'un tyran, l'inspiration d'un « législateur », la sa-
gesse d'un médiateur. En une brusque explosion, Athènes fut, en cette
fin du 7e s., frôlée par la première (Cylon), réformée par la seconde
(Dracon) et, pour un temps, sauvée par la troisième (Solon).

§1
LE PUTSCH DE CYLON
ET LES RÉFORMES DE DRACON

87 Cylon : un coup manqué 0 La tentative du noble Cylon, gendre du


tyran de Mégare, ne dura que le temps d'un échec. Profitant en 632 (ou
636 ?) de l'absence de la noblesse athénienne retenue par les Grands
Jeux, Cylon s'empara de l'Acropole. Qu'il voulût remplacer par une
L'AUBE DE LA DÉMOCRATIE (650-501) 57

tyrannie le gouvernement et les privilèges des nobles ne fait aucun


doute. Seulement, pour n'avoir pas su (l'origine étrangère de l'usurpa-
teur y est pour beaucoup) s'attacher les classes populaires qui, partout
ailleurs en Grèce, soutenaient la tyrannie, sa défaite était certaine.
L'archonte Mégaclès (du génos des Alcméonides) donna le signal du
massacre. Mais, pour avoir violé l'asile sacré des temples auprès des-
quels les compagnons de Cylon avaient cherché refuge, Mégaclès sera
ensuite accusé de sacrilège et condamné avec tout son clan à la peine
effroyable de l'atimie {infra, nos 105 et 118). Les nobles, malgré tout,
sauvaient leur régime en échappant à la tyrannie. Des promesses, on
le devine, leur avaient acquis l'appui des paysans. Et comme elles
tardaient à prendre corps, le conflit avec la foule reprit de plus belle
(Arist, A. P. 2, 1) jusqu'au moment où Dracon ouvrit l'ère des réfor-
mes.

88 Dracon, le réformateur (624 env.) 0 La tradition en fait l'auteur d'un


code et même d'une constitution. C'est excessif. Simplement, dans le
mouvement général de l'époque (Zaleucos à Locres en 663 ; Charon-
das à Catane en 633 ; à Gortyne en Crète au 6e s.), un individu inspiré
s'élève au-dessus des traditions et, par la publication du droit, du droit
pénal surtout, brise l'un des pouvoirs les plus redoutables des nobles :
la connaissance, l'interprétation, la sanction du droit qu'ils possédaient
sans partage depuis des siècles.
a) La loi dévoilée. Les génè, pour les petits délits ou les disputes
familiales, l'Aréopage et les archontes, pour les crimes et la justice
civile, composaient alors le paysage judiciaire. Mais quel que fût le
juge, le droit était rendu selon des traditions non publiques, s'inspirant
des thémistes {supra, n0 51) dont la science était restée, comme ce sera
le cas pour la Rome archaïque, le privilège noble par excellence. Dra-
con ne toucha pas au cadre de la justice, mais publia la loi. La loi
pénale avant tout, d'où la réputation de rigueur restée attachée à son
nom, mais pas uniquement. Le droit familial, la dévolution successo-
rale, la condition de certains débiteurs insolvables (dont il semble que
Dracon, cédant aux nobles, ait juridiquement organisé la servitude)
sont réformés et mis au grand jour. On saluera en cette mesure si
importante la victoire de la loi (ce n'est pas encore la loi votée, le
nomos), de la loi égale et connue de tous, sur les traditions d'une
classe ; le progrès de la communauté, polis, sur les lignages ; le succès
remporté par la masse, pléthos, sur une culture restée jalousement
aristocratique.
b) La naissance de la peine individuelle. Le lignage s'efface alors
que les traits de l'individu s'affirment. Dès que disparaît la notion ar-
chaïque de responsabilité collective du groupe, la recherche de l'inten-
tion coupable et personnelle devient possible. C'est le progrès voulu
par Dracon. Le meurtre ne se confond plus avec l'assassinat, ni par la
juridiction compétente, ni par la peine applicable. La sanction du
crime sera modulée selon la gravité de l'intention. Elle punira la vo-
lonté criminelle d'un coupable et non plus, comme avant le clan soli-
daire du délinquant ; le châtiment des Alcméonides souillés collective-
ment par les meurtres de l'Acropole appartient désormais au passé
58 LA GRÈCE

Enfin le droit d'agir est reconnu à chaque victime pour obtenir répa-
ration ou vengeance, alors même que, isolée, elle ne pourrait compter
sur le soutien d'un clan : l'action est devenue individuelle — avec Se-
lon elle sera « populaire » ( ouverte à tous les citoyens, meme etran
ger's à l'infraction). Sous tous ces aspects, les éléments d'un droit cri-
minel moderne sont esquissés.

§2
SOLON LE MÉDIATEUR : L'EUNOMIA

Seule une exceptionnelle autorité morale put se placer en arbitre


entre les excès des nobles, qui se refusaient après Dracon à toute autre
concession, et les pauvres, dont la révolte accusait le principe meme
des privilèges aristocratiques. Seul un génie politique profond parvint
à établir, même pour peu de temps, l'eunomia, 1 ordre ou la discipline,
en imposant à chaque parti rival sa part des sacrifices mutuels.

89 Solon, père de la causalité en politique 0 Né vers 640/630 d'une fa-


mille de grande noblesse, Solon préféra au confort de la naissance la
richesse de l'expérience. Après avoir refusé l'héritage paternel, il vécut
modestement, fit du commerce, voyagea. Ce caractère original, qui se
fit apprécier en récitant sur l'agora des poemes composes sur le
rythme court et incisif de l'iambe, proche du dialogue, devint vite po-
pulaire par ses prises de positions en faveur des paysans. Il tut ainsi
tout naturellement appelé à exercer l'archontat en 594/3 et à jouer,
dans la Cité divisée, le rôle d'un arbitre (diallaktès). Une reflexion
politique très neuve le décide à agir.
a) L'hybris, cause première des crises. Au moment où, en lonie, Tha-
lès et Anaximandre découvrent les lois permanentes qui régissent
l'univers Solon, convaincu qu'il existe aussi des lois gouvernant le
monde social, s'attache à les dégager : « du nuage, viennent neige et
grêle • à l'éclair fait nécessairement suite le tonnerre et, du lait d hom-
mes trop puissants, une cité va à la ruine et le démos tombe entre les
mains d'un despote ». Le principe de la causalité est découvert. C est le
déséquilibre l'excès (la notion fondamentale d'hybris) des groupes ri-
vaux qui menacent la Cité. Démesure des riches dans leur recherche
irrationnelle, folle, du gain (« c'est le propre de la richesse de n'avoir
ni but ni mesure »). Déraison du peuple aussi qui, dans sa faiblesse et
son immaturité, est toujours prêt à abdiquer pour un tyran ; excès du
neunle encore dans son désir immodéré de s'emparer de la richesse
des riches et de fouler aux pieds les privilèges des Eupatrides. Car,
nour Solon, ces nobles doivent servir de contrepoids a la pression po-
pulaire ; leurs privilèges, une fois justement contenus, retiendront
d'accorder trop à une masse politiquement non lormee.
b) L'issue de la crise est dans l'homme. Une fois le diagnostic pro-
noncé, que faire? S'en remettre au déterminisme en avouant son im-
puissance à agir ? S'abandonner à la volonté divine ? l'as davantage ,
L'AUBE DE LA DÉMOCRATIE (650-501) 59

car l'homme est seul responsable de son destin. « Notre cité ne périra
pas par un décret de Zens ... Mais ce sont les citoyens eux-mêmes, par
leur avidité d'argent, par leur sottise, qui veulent envoyer la Cité à la
ruine ». Le devenir de la société politique n'est pas le fruit du hasard.
L'Homme est maître de ce monde cohérent. Les réformes sociales et
politiques que proposera Solon sont la première affirmation de la ca-
pacité, chez l'individu, de trouver une solution globale aux crises qu'il
a lui-même produites.

[Â"| LES RÉFORMES SOCIALES

La « seisachtheia » 0 La petite propriété et la paysannerie libre étaient


sur la voie de la disparition. Solon décréta l'éjut de seisachtheia, le
« rejet du fardeau », contre l'appétit des nobles. La réforme, digne d'af-
fronter le jugement du « tribunal du temps » (Arist, A. P. 12, 4), tou-
chait au passé, au présent, à l'avenir.
Pour le présent : les débiteurs sont libérés de leurs dettes, qu'elles
soient publiques (la Cité donne l'exemple) ou privées (les propriétaires
nobles, créanciers, ne recevront aucune indemnité). La condition mi-
sérable que bien des débiteurs, à la solvabilité douteuse, avaient con-
sentie en garantie de leurs dettes se trouve du même coup effacée.
Ainsi, les terres mises en gage sont libérées de ces bornes qui mar-
quaient publiquement leur quasi-aliénation : « la vénérable mère des
Olympiens, la Terre Noire, dont j'ai alors arraché les bornes (horoî)
enfoncées en tout lieu, esclave autrefois, maintenant elle est libre »
(Solon, cité par Arist, A. P. 12, 4). Mais, plus encore, ces débiteurs que
le poids de leurs dettes contraignait à exploiter des terres qui n'étaient
plus véritablement les leurs, subissant « une servitude indigne et trem-
blant devant l'humeur de leurs maîtres », ces hectémores obligés de
verser, dans l'espoir illusoire de libérer leur terre, un sixième de la
récolte1, recouvrent eux aussi avec la propriété libre de leur bien la fin
de leur obligation écrasante et humiliante.
Pour le passé : bien des hectémores n'avaient pu tenir leur obliga-
tion. Pour eux, d'une insolvabilité définitive, le dénouement était soit
dans l'esclavage, vendus à un maître étranger, soit dans l'exil, fuyant
leur patrie et l'infamie. La loi de Solon, rétroactive, n'oublie pas ces
anciens citoyens ; « j'ai rendu à Athènes, dans leur patrie fondée par
les dieux, bien des gens vendus plus ou moins justement... ». Avec

t. L'interprétation d'Aristote {A.P. 2, 2 ; 6, 1 ; 12, 4) est discutée. On peut reconstituer


ainsi l'engrenage de la servitude : le petit paysan emprunte et donne en gage sa terre, sur
laquelle sont fixées les bornes. Il continue à l'exploiter. Mais pour libérer sa terre (i'en-
gagernent du sol est proche d'une aliénation) et éteindre sa dette, il s'engage à verser au
créancier 1/6' de la récolte (ou 5/6' ? Le mot hectémore, ou « sizenier » admet les deux
interprétations. Mais la seconde est peu vraisemblable ; le sol pauvre de l'Attinue n'eût
pas permis, en ce cas, au débiteur de survivre). Si, à terme, il ne tient pas son ohlisatinn
(s'il doit, par exemple, recevoir de nouveau à crédit des semences) c'est sa nronre ner
sonne et celle de ses proches qui deviennent le gage du créancier: la vente comme
esclave aux frontières de 1 Attique est l'inexorable issue. Cf. M. Fim kv Ui.t lil
Droit, 1965, p. 159-84 ; V. Ehrenberg, From Solon to Socmtes, 1973, p. 59 et suiv
60 LA GRÈCE

quel argent les racheta-t-on ? Les créanciers, auteurs et profiteurs de


la vente, fournirent-ils les fonds ? On l'ignore. Réaliste, enfin, cette loi,
dont l'inspiration a évoqué l'idée de l'habeas corpus, a songé à l avenir.
L'engagement de la personne du débiteur, de celle de ses enfants ou de
sa famille est désormais prohibé, et sous toutes ses formes ; de la plus
odieuse (comme esclave) à la moins extrême : soumission au travail
compensateur de l'hectémore dont, de fait, Athènes ne connaîtra plus
par la suite l'existence. Avec Solon, Athènes prenait une avance formi-
dable dans l'histoire de la liberté individuelle.

91 Les autres mesures sociales 0 Solon savait que la liberté ne peut se


développer en dehors du cadre de la famille restreinte. Çuelques lois
nouvelles en protègent la stabilité (lois sur l'adultère, sur la moralité)
et surtout la permanence. Pour le maintien du foyer, l'adoption est
facilitée. De même, en l'absence d'un fils, l'héritage échu à la fille
héritière (dite épiclère) fera retour à la famille du père et ne parvien-
dra pas aux héritiers de son époux. Mais en même temps, une auda-
cieuse réforme du droit successoral affirme les droits de la petite fa-
mille contre le maintien de la propriété collective du clan. Restait le
sort de ceux qui, rappelés sur la terre-mère, retrouvent leur citoyen-
neté mais non les biens dont ils ont été chassés. Solon, on y reviendra,
refusera de confisquer, par une disposition qu'il juge contraire à la
justice et à la mesure, les terres des nobles pour les distribuer aux plus
pauvres. C'est vers d'autres solutions qu'il se tourne. En faisant d'Athè-
nes une nouvelle place de marché, en favorisant par une réforme des
poids et mesures (et peut-être du monnayage) une économie d'expor-
tation concurrençant les centres de Corinthe, Egine, Mégare, en inter-
disant la sortie des produits de première nécessité (blé), mais facilitant
la vente de l'huile et de la céramique, Solon offre à cette nouvelle
population, urbaine par nécessité, des emplois et profits suffisants.
Economiquement, socialement, l'accueil était assuré. Sur le plan poli-
tique, ces démunis ne devaient pas non plus être déçus.

FI LES RÉFORMES POLITIQUES :


LA PARTICIPATION POPULAIRE
AU GOUVERNEMENT DE LA CITÉ

92 Le démos dans Vecclésia 0 L'ecclésia s'ouvre aux thêtes. Ces individus,


par définition sans fortune, exempts d'obligations militaires et dépour-
vus jusque-là de droits politiques accèdent à l'assemblée et aux pou-
voirs nouveaux que Solon lui reconnaît. Le démos participe à l'élection
des magistrats, dont le principe, certes limité par des critères censitai-
res étroits, rejaillit sur la composition de l'Aréopage ; surtout, il profite
d'une réforme judiciaire de la première importance, qui tend à dépla-
cer des magistrats vers le peuple la fonction du jugement.

95 La création d'une Justice populaire 0 L'unité de pensée est certaine,


que l'on considère l'organe de juridiction, sa compétence ou les
l'AUBE DE W DÉMOCRATIE (650-501) 61

moyens de la mettre en action. Il s'agit d'une des mesures « les plus


démocratiques » (au sens de populaire), au témoignage d'Aristote, car
« quand le peuple est maître du vote (judiciaire), il est le maître de la f(
cité » {A. P. 9, 1). Un tribunal nouveau voit le jour ; l'Héliée. Il est formé fr
d'une très ample émanation de l'assemblée populaire {Haliaia, en do-
rien, signifie « peuple rassemblé »), désignée par tirage au sort et riche,
peut-être dès cette époque, de 6 000 citoyens. Cette vaste cour de jus-
tice (dont l'organisation est mal connue à cette date) marque la parti-
cipation directe du peuple, de tout le peuple, toutes classes confon-
dues, à la justice. L'Héliée peut donc être définie comme l'assemblée
populaire dans sa fonction nouvelle de juge. Sa compétence est décrite
de façon elliptique par Aristote {A. P. 9, 1) : « le droit de porter (éphèsis)
l'affaire devant le tribunal (dikastérion : le tribunal populaire) ». Il faut
comprendre ; il ne s'agit pas d'un droit d'appel au sens strict, mais du
droit — plus important et général — de dessaisie avant qu'il ait rendu f
sa sentence, tout magistrat prêt à juger, pour porter l'affaire à l'Héliée. .V
Le rôle éminent que jouaient les archontes, tous Eupatrides, dans la ' >
justice est battu en brèche. Sans doute faut-il situer dès cette réforme
la fonction singulièrement réduite attestée plus tard pour les six ar-
chontes thesmothètes : ils instruisent l'affaire, président la cour popu-
laire, mais ils ne jugent pas. Rendre la sentence est devenu un droit
souverain que le peuple exprime collectivement, en se prononçant par
un vote sur la culpabilité et sur la peine.
Encore fallait-il assurer le succès de cette nouvelle justice. Pour
lever l'hésitation des victimes à agir selon ces formes neuves, le prin-
cipe de l'action est bouleversé. Le tort fait à chacun devient l'affaire de
tous. Ce principe, qu'il n'est pas abusif de qualifier de révolutionnaire,
sert de base à tout le système judiciaire athénien. Tout délit contre un
homme ou une femme ou un enfant, un proche ou un étranger, un être
libre ou un esclave, permet au premier venu d'agir pour que la victime
obtienne réparation, pour que le délinquant soit châtié. L'Etat montre
qu'il cherche au delà de l'intérêt de la victime, en dépit de ses réticen-
ces à agir éventuellement contre un puissant, à faire régner la justice.
Chaque individu, car il n'y a pas de ministère public, est personnelle-
ment responsable de cette mission, qui tient du droit et du devoir. L'ère
des solidarités familiales est close. Poursuivant l'œuvre de Dracon,
Solon donne à la victime isolée le moyen de trouver en chacun le
défenseur efficace. L'action devient populaire.

94 Les premières atteintes portées à l'Aréopage 0 Jusqu'à Solon, les ma-


gistrats étaient désignés par l'Aréopage, dont le choix se portait sur des
nobles. C'est la nouvelle ecclésia solonienne qui recueille ce pouvoir et
élit1 les principales magistratures. Le choix populaire rejaillit sur la
composition de l'Aréopage où se retrouvent les anciens archontes.
Mais Solon encadre ce pouvoir et fixe comme critère d'éligibilité la

1. Selon ARISTOTE, A. P. 8, 1, le choix se serait lait par tirage au sort : vue troc récente
qui aurait trop atteint le prestige des archontes. L'élection permet au peunle de choisir e
meilleur candidat, qui, de fait, se trouve être le plus souvent un noble le Fnlns ante F
à
gouverner la Cité. '
62 LA GRÈCE

fortune en plaquant sur l'organisation des magistratures la grille cen-


sitaire appliquée jusqu'ici à la population civique (cf. supra n0 66). Les
archontes doivent appartenir à la classe des pentacosiomédimnes. Le
quantitatif (la fortune) remplace le qualitatif (la naissance), mais,
comme les deux sont encore le plus souvent inséparables, la réforme
de Solon, très souple, n'entraîne pas de rupture. La porte reste cepen-
dant ouverte à une évolution future (apparition de nouvelles formes
de richesse, non aristocratiques).
La seconde mesure est plus discutée. Selon des témoignages con-
cordants (Aristote et Plutarque), Solon aurait doublé l'Aréopage par un
conseil de 400 membres (« la Boulé solonienne »), à raison de 100 con-
seillers par tribu, désignés au tirage au sort. Il est possible que cet
organe, « une deuxième ancre pour tenir le vaisseau de l'Etat» (Plut.,
Vie de Solon), ait effectivement existé ; il aurait joué un rôle de conseil
dans la préparation des quelques lois votées par l'assemblée.

|"c"| L'ESPRIT DES RÉFORMES DE SOLON :


EUNOMIA

Eunomia 0 Les thètes dans Vecclésia, une justice populaire, les privi-
lèges politiques des nobles émoussés, les débiteurs libérés : autant de
mesures « démocratiques » au sentiment d'Aristote. Mais la « constitu-
tion » de Solon n'est pas une démocratie. On y chercherait vainement
l'idée d'une égalité dans la loi, d'une loi distribuant à chacun, riche ou
pauvre, noble ou non, une part égale des droits politiques. Non, Solon
n'en a pas voulu : il l'a fort nettement dit lui-même.
La société athénienne des années 595 reste inégalitaire : sociale-
merit, économiquement, politiquement. Solon a refusé, quelles que fus-
sent les pressions et l'ardeur des appétits, de procéder à un nivelle-
ment révolutionnaire ; car, prématuré, il aurait engendré désordres et
violences. Pour Solon la société reste répartie entre les bons ou nobles
(les kaloi kagathoi : « les beaux et les bons ») d'une part, et les vilains
(les kakoi : « les mauvais ») de l'autre. Les premiers, parce qu'ils pos-
sèdent la vertu politique, ne partageront pas leur richesse foncière
avec les pauvres, « car la satiété engendre la démesure, quand une trop
grande fortune échoit à ceux qui n'ont pas une sagesse suffisante »
(Solon, cité par ArisL, À. P. 12, 2). Les nobles ne subiront pas de con-
fiscations, « car il ne me plaît pas de donner aux bons et aux mauvais
une part égale de la terre grasse de la patrie ».
En réalité la ligne de conduite dont Solon ne s'est jamais départi
tient en un mot, titre de l'un de ses poèmes : Y eunomia. L'ordre et la
mesure. Y?eunomia impose aux nobles qu'ils abandonnent leur orgueil
et la force brutale, et au peuple qu'il se contente de la puissance nou-
velle qu'il a reçue, sans demander plus. Il ne doit y avoir, en ces partis
rivaux, ni vainqueur ni vaincu. C'est en cela que Solon s'est montré un
arbitre et non un partisan. « Aussi ferme qu'une borne », « comme un
loup au milieu d'une meute de chiens ... j'ai rédigé des lois égales (non
pas identiques, mais justes) pour le bon et pour le méchant, fixant pour
chacun une justice droite ». Souci de l'ordre, comme à Sparte, mais par
L'AUBE DE LA DÉMOCRATIE (650-501) 63

la concorde et le respect des uns et des autres. La médiation de Solon,


dans sa sagesse, allait-elle être accueillie ?

SECTION 4
L'INTERMÈDE NÉCESSAIRE
DE LA TYRANNIE :
LES PISISTRATIDES (561-511)

96
L'anarchie après Solon 0 Dans l'immédiat, l'arbitrage de Solon aurait
dû réconcilier : il divisa plutôt. Les aristocrates dénoncent une réforme
qui a trop cédé au peuple ; mais les plus humblefKplament leur décep-
tion d'avoir recueilli si peu. Très vite, trois factions divisent l'Attique,
dont la cohésion restait encore fort douteuse. Le « parti de la Plaine »
(ou Pédion) rassemble, avec les riches propriétaires de l'intérieur ou
Eupatrides, les partisans de l'oligarchie ; les réformes de Solon, en
supprimant leurs créances, les auraient « ruinés » (Arist., A. P., 13, 3) ;
mais c'est, en réalité, l'ouverture politique qui les fait se dresser contre
son œuvre. Face à eux, le « parti de la Montagne » (de la Diacria :
collines de l'intérieur de l'Attique) regroupe tous les mécontents, dépi-
tés de ne pas avoir reçu de Solon les terres qu'ils réclamaient ; bergers,
citoyens revenus d'exil, anciens hectémores, tous sont favorables à
une révolution agraire — ou à un salariat urbain. Seuls les « gens de
la Côte » (ceux 'de la Paralia) ne rejettent pas une constitution dont ils
espèrent profiter. On verra parmi eux les commerçants et les artisans
qui, en dépit d'une fortune mobilière et récente, mais grâce à Solon,
peuvent accéder aux magistratures et aux conseils.

97 L'établissement de la tyrannie 0 Ces trois factions luttent au point


d'empêcher fréquemment l'élection des archontes (Arist., A. P. 13),
jusqu'au moment où, en 561, un noble, Pisistrate, qui avait su habile-
ment prendre la tête des Diacriens, profite de sa charge de polémarque
et s'empare de l'Acropole. Chef de file du mécontentement populaire,
Pisistrate devient officiellement tyran le jour où un décret de l'assem-
blée lui octroie une garde personnelle. Ensuite, contraint deux fois à
l'exil, par deux fois, jouant de la force ou de la ruse, il reconquiert le
pouvoir. A part ces interruptions, Pisistrate détient tous les pouvoirs
pendant quelque vingt ans. Au témoignage unanime des Anciens, ce
fut une tyrannie douce. Aristote souligne qu'il gouverna plutôt en bon
citoyen qu'en tyran {A. P. 16, 2) et Hérodote, partisan décidé du régime
démocratique, évoque au 5e s. son « excellente administration » (Hist.
1, 59). A sa mort (528/7), ses fils, Hipparque puis Hippias, conservent
le pouvoir. Mais le régime se durcit, devient arbitraire, impopulaire
Hipparque succombe en 514, sous les poignards de deux conjurés
Harmodios et Aristogiton, victime soit d'une rivalité amoureuse /selon
la tradition la plus ancienne; Hérodote, Thucydide Aristote) «nit He
deux héros de la liberté (l'idéologie démocratique'développera plus
64 LA GRÈCE

tard la version du tyrannicide). Hippias à son tour est chassé en 511


par la révolution qui établira la constitution démocratique.
Tout oppose l'action des Pisistratides à l'œuvre de Solon. Pour
celui-ci, l'ordre civique repose sur le respect de la loi et de la raison,
sur la participation de chacun, selon ses capacités, au gouvernement
de la Cité. C'est au contraire par la suspension de la loi que le tyran
impose l'ordre. Chassé de la Cité, l'individu est autoritairement ren-
voyé à ses affaires privées ; la population, privée par une mesure très
grave de ses armes et du droit de combattre, n'accède plus au pouvoir
de décision. Et pourtant, sans ce demi-siècle de tyrannie, l'apport de
Solon n'aurait pu s'épanouir en une démocratie équilibrée. Pour briser
l'opposition oligarchique et ses privilèges — matériels, culturels —, il
fallut cet intermède violemment antiaristocratique. Par un égalita-
rismç rigoureux, le tyran a fait naître une classe moyenne ; proche des
aspirations du peuple, il a su, démoticotatos, lui donner la conscience
de son identité. Seul, en fin de compte, l'exercice du pouvoir, solitaire,
sépare la tyrannie de la démocratie.

§1
LA TENDANCE ÉGALITAIRE
DE LA TYRANNIE

Pisistrate a compris que donner des droits politiques à des misé-


reux ne signifie rien. Une classe de petits propriétaires, nombreuse et
stable, est certaine à la fin du 6'' s. ; elle est l'œuvre bienfaisante de la
tyrannie.

98 Le tyran et la campagne 0 Profitant de l'exil de nombreuses familles


nobles, Pisistrate a confisqué de bonnes terres : elles sont distribuées
aux pauvres. Mais le retour à la terre doit être durable. Aussi, puisant
dans sa fortune personnelle, exploitant les riches mines d'argent du
Laurion, multiplie-t-il, en tyran populaire sensible au progrès techni-
que, les distributions d'argent et les prêts. Il favorise l'extension de
cultures productives à long terme, coûteuses en investissement —
l'olive, la vigne —, fournit les instruments de culture, l'attelage. La
population désarmée, donc libérée des contraintes du service armé,
jouit d'une longue paix propice ; les lois de Solon sur la liberté indivi-
duelle ne sont pas remises en cause. Les bienfaits d'une telle politique
ont été immédiatement ressentis. La production se développe au point
qu'une taxe sur les récoltes, du vingtième probablement (Thuc. 6, 54 ;
la dîme que mentionne Arist, A. P. 16, 4, paraît excessive), est perçue
sans soulever de mécontentement. Le « siècle de la tyrannie » laissera,
chez les paysans de l'Attique, le souvenir d'un âge d'or. Le régime
parvient à ses fins : en assurant l'indépendance matérielle du monde
rural, il le détache de l'emprise noble.
L'AUBE DE LA DÉMOCRATIE (650-501) 65

99 Le tyran et la ville 0 La population urbaine n'est pas négligée pour


autant. De grands travaux marquent la naissance, au sens urbanisti-
que du terme, de la ville. Elle s'affirme comme le centre d'un territoire
qui accède à l'unité, le cœur d'un Etat centralisé. Cette dimension po-
litique de l'urbanisme, œuvre d'un pouvoir tyrannique, n'est pas spé-
cifique à Athènes. La Rome étrusque, à la même époque, en fournira
un autre exemple. Matériellement, ces vastes chantiers ouverts sur
l'Acropole (le fameux Hécatompédon, temple aux cent pieds que les
Perses détruiront en 480 et auquel se substituera le Parthénon actuel),
à ses pieds (temple de Dionysos) ou dans la ville basse (la Fontaine
aux Neuf Sources) procurent travail et salaires aux démunis de la ville.
La fabrication de la céramique (à figures noires, puis rouges) reçoit
une impulsion remarquable. Une politique dynamique et expansion-
niste (des relais se placent autour de la mer Noire) ouvre à cette pro-
duction, sinon industrielle, élaborée cependant par un artisanat nom-
breux, de larges débouchés à l'extérieur. Artisanat actif et commerce
brillant ; richesse et tyrannie font, on le voit, bon ménage.
A la campagne, à la ville, Pisistrate travaille à un égalitarisme qui
tourne le dos aux principes de Veunomia solonienne. Pour le tyran, il
n'y a ni vilains ni nobles. Le tyran de Milet, Thrasybule, n'avait-il pas
donné à la fin du T s., comme ultime conseil au messager de Périan-
dre (tyran de Corinthe) venu l'écouter : « couper tous les épis qui dé-
passent les autres » (Hérodote, 5, 92) ? Entendue à Corinthe, la leçon
le fut aussi à Athènes. Ainsi les bases matérielles d'une classe popu-
laire se trouvaient mises en place. Il fallait encore lui donner cons-
cience de son existence.

§2
UNE PRISE DE CONSCIENCE POPULAIRE
ET « NATIONALE »

Il faut élargir un moment le cadre strict des institutions pour saisir


l'ampleur des bouleversements spirituels qui remuent l'âme de l'Atti-
que sous la tyrannie de Pisistrate. Devant les autels, sur la scène du
théâtre, à l'abri des ateliers, la culture aristocratique cède devant une
volonté consciente d'ouverture populaire : c'est le levain de la démo-
cratie que Pisistrate dépose ici dans le cœur des Athéniens.

Dionysos le Libérateur et la vocation panhellénique d'Athéna 0


Lorsque Dionysos reçut son temple et ses mystères, Pisistrate ouvrait
la Cité à une divinité étrangère (pré-grecque ?), inconnue de l'aristo-
cratie et de la culture homérique. L'intention n'était pas neutre I e
culte de cette divinité des campagnes — celui du vin, de la musiaue
de la fertilité —, libérateur (eleuthéros) des passions et des instincts'
violent et exubérant, est accueilli pour les masses. Il doil cniurohninn'
cer la religion officielle de l'Olympe. enatan-
66 LA GRÈCE

L'appel à l'enthousiasme collectif ne veut pas cependant détrôner


les divinités olympiennes traditionnelles : le tyran fait construire, en
l'honneur d'Athéna, l'Hécatompédon et met en chantier l'Olympieion
(qu'achèvera sept siècles plus tard l'empereur Hadrien). Mais le maî-
tre de la Cité impose une vocation nouvelle à ces cultes officiels et non
populaires. Ils s'affirment d'abord comme l'expression d'une religion
nationale, lien d'unité pour tout le territoire de la cité et moyen pour
la ville d'assurer sa prééminence sur la campagne. Mais il s'y ajoute
une dimension nationaliste et panhellénique. Le tyran donne aux
Grandes Panathénées une solennité nouvelle ; par leur éclat, par les
concours qui s'y dérouleront et les prix distribués, elles doivent riva-
liser avec les grandes fêtes, quadriennales aussi, qui, autour du sanc-
tuaire d'Olympie, rassemblent les représentants du monde grec.
L'Athènes de Pisistrate a choisi Athéna comme le signe de ralliement
de toutes les cités grecques. En proposant sa divinité poliade — dont
le symbole, la chouette, ornera, sous les fils du tyran, un monnayage
à vocation panhellénique —, Athènes avoue le désir naissant de pren-
dre la direction spirituelle (et politique!) des cités grecques. Il faut
reconnaître que le moment n'était pas mal choisi : en 545, les Grecs
d'Ionie passaient d'un coup sous l'autorité de l'empire perse. Le flam-
beau de l'hellénisme était trouvé.
Populaire avec Dionysos, nationale et nationaliste avec Athéna, les
deux panneaux de la politique religieuse du tyran se rejoignent pour
former un tableau unique : les cultes privés et ancestraux, ceux que les
familles aristocratiques honoraient sur leurs terres sont atteints. La
dimension civique et communautaire de la tyrannie s'affirme.

101 Innovations au théâtre 0 Tragédie et comédie ne sont pas séparables


du programme populaire de Pisistrate. Le théâtre est un signe de ré-
conciliation. Lieu de rencontre (l'un des rares que le tyran tolère) en-
tre la campagne et la ville, il est l'occasion, par la comédie, de pousser
jusqu'au cœur de la cité la résonance de ces cortèges, danses et chants
dont les symboles vifs doivent apporter la fertilité aux campagnes. En
534, la tragédie est à son tour touchée. Pour la première fois (dans une
œuvre de Thespis) un acteur se détache du chœur anonyme et s'isole.
Les schémas conventionnels et les procédés rituels sont bousculés par
l'audace nouvelle d'émouvoir. La tragédie laisse aux passions la force
de s'exprimer librement. Le théâtre devient un moyen d'expression et
d'éducation populaires.

102 La création artistique 0 L'impression qui domine est celle d'un art
tourné vers l'intérêt commun. Posons un regard sur les rapports entre
l'artiste, son œuvre et son public. L'architecture se confond avec l'ur-
banisme des Pisistratides ; or on y chercherait en vain une trace de la
vanité des maîtres du pouvoir. Ni palais, ni tombe majestueuse pour
rappeler un souvenir fier à la postérité, mais des édifices au service de
tous : temples, fontaine, travaux d'adduction d'eau ... Rien dans les
sculptures du 6e s. qui évoque un portrait ou une héroïsation indivi-
duelle. Ces kouroi (ou ko rai), jeunes hommes ou divinités, sont un
idéal proposé à tous et non un personnage hors du commun que l'on
L'AUBE DE LA DÉMOCRATIE (650-501) 67

veut exalter. L'art du peintre est en partie conservé sur les vases. Les
premières œuvres signées, il est vrai, apparaissent à cette époque.
Mais jamais l'artiste ne prend le devant. Il entend servir un art dont la
perfection répond à des canons stricts, et non le snobisme d'un client
soucieux d'exclusivité, ni sa propre vanité d'artiste par une originalité
provocante. L'art ne sert pas l'esthétisme. L'art est au service des goûts
de la communauté (mais il n'a rien d'un « art » officiel !).
Sous tous ces aspects, la tyrannie a donné au peuple une fonda-
rnentale conscience de son existence. Sa sensibilité, ses émotions, ses
goûts entrent officiellement dans la cité. Etait-ce l'avènement de la
démocratie ? Un grand pas vers elle, assurément, mais guère plus, car
l'exercice du pouvoir est solitaire.

L'EXERCICE SOLITAIRE DU POUVOIR

Des maîtres absolus 0 Athènes eut l'expérience du pouvoir personnel


(réformateurs comme Solon, puis Clisthène ; chefs inspirés comme Pé-
riclès). Mais l'essence de la tyrannie est tout autre. Deux graves déci-
sions donnent le ton monarchique de la tyrannie de Pisistrate. Pisis-
trate, imité par ses fils, affirma un droit personnel sur tout le sol de
l'Attique. C'est l'invention d'une véritable propriété éminente (in-
fluence orientale ?), inouïe. Sous la forme d'une « dîme » (1/20'' en fait),
elle permet au Maître de prélever sa part des revenus de « sa terre ».
Quant à l'ordre donné à la population de se désarmer (Hérod., 1, 64 ;
Thuc., 6, 54, 5 ; Arist, A. P. 15, 3-4) il est aussi d'une exceptionnelle
gravité. Avec la confiscation du droit de combattre, avec le remplace-
ment du citoyen-soldat par une troupe de mercenaires à la solde du
tyran, c'est la liberté et la dignité du citoyen qui sont détruites. L'es-
sentiel du régime tyrannique se ramène à ces deux audaces.
Pour le reste, si Pisistrate gouverna « plutôt en bon citoyen qu'en
tyran » — sans arbitraire ni cruauté excessifs —, la constitution fut
pratiquement suspendue. Les hautes magistratures sont peuplées de
familiers et, à l'occasion, de nobles soumis. Par contrecoup, l'Aréopage
est entièrement acquis au régime. L'ecclésia n'eut pas l'occasion de se
réunir souvent et l'Héliée probablement jamais. Il fallut trouver une
autre forme de justice. Ne pouvant, au cours de ses tournées d'inspec-
tion, trancher à lui seul tous les différends, Pisistrate créa des juges de
dèmes (villages parsemant l'Attique) en une sorte de justice populaire
décentralisée. Le motif retenu, « afin qu'au lieu de passer leur temps à
la ville, les paysans restassent dispersés à la campagne ... et n'eussent
ni le loisir ni le désir de s'occuper des affaires de l'Etat » (Arist., A. P
16, 3) est sûr, mais partiel. La justice des dèmes doit aussi supplanter
la justice que les nobles rendaient encore sur leurs terres réglant les
litiges de leurs fermiers et protégés.

L'œuvre de la tyrannie 0 Le démos, tenu à l'écart de la vie nolitimie


sous Pisistrate, n'a pu profiter des réformes constitutionnelles de So-
68 LA GRÈCE

Ion. Mais en aurait-il été capable au début du 6e s. ? Sans doute pas. Le


sentiment de former une communauté, d'être la Cité, lui manquait
encore. C'est à cette indispensable maturation qu'œuyra, et avec suc-
cès, Pisistrate. Le démos accède matériellement au mieux-être, condi-
tion de la liberté individuelle ; spirituellement, il vient au monde et,
politiquement, la discipline radicale que lui impose le pouvoir person-
nel fortifie sa cohésion contre les tendances centrifuges d'une oligar-
chie habile à exploiter les clivages naturels du territoire. L'aristocratie,
en revanche, fut la victime du régime. Touchée par une forme nou-
velle de richesse qui l'ignore, elle assiste impuissante à la ruine de ses
privilèges et des sources de son prestige (cultes, armée, justice). Elle
qui, par l'oligarchie, détenait la réalité du pouvoir, est totalement évin-
cée durant l'intermède tyrannique. Sauf à envisager le retour des émi-
grés èn 510, lorsque Hippias fut contraint à l'exil, le passage d'un Etat
bicéphale, solonien, partagé entre les bons et les vilains, à un gouver-
nement par le peuple devenait possible. Le démos était mûr.

SECTION 5
LA RÉVOLUTION ISONOMIQUE
DE CLISTHÈNE (507-501)

La chute des tyrans et la tentative de récupération oligarchique 0


Quel que fût le véritable motif qui inspira Harmodios et Aristogiton
{supra, n" 97), la noblesse, une fois Hipparque tué en 514, s'empara de
l'événement. Les aristocrates n'offrent d'abord qu'un front uni. Par une
habile propagande, le mythe du héros tyrannicide est diffusé ; des
chants circulent, qui réclament pour les Athéniens plus d'égalité. Bref,
une campagne aux accents populaires dissimule la réaction aristocra-
tique, discrédite le pouvoir personnel, lui enlève le soutien que la
masse n'avait jamais songé jusque-là à lui ménager. Mais, privés de
leurs clients, appauvris, exilés, les nobles sans secours extérieur ne
pourraient rien : Sparte, hostile à toute tyrannie suspecte de trop ac-
corder au peuple, ne refuse pas son concours. En 510, la coalition fait
merveille. Les hoplites Spartiates et les chefs nobles athéniens, avec
Isagoras, d'une vieille noblesse, et Clisthène1, à la tête du prestigieux
génos des Alcméonides, chassent le second fils de Pisistrate, Hippias,
et mettent un terme à la tyrannie. Au profit de quel régime ? Dans l'im-
médiat, les rivalités entre nobles se déchaînent.
Isagoras, tendu vers la restauration oligarchique, fait bannir par un
décret d'atimie Clisthène, son génos et ses partisans. Le prétexte : la
souillure collective (700 familles sont atteintes !) que les Alcméonides
auraient contractée par le meurtre en 638 des compagnons de Cylon.
La réalité : le programme d'ouverture populaire que Clisthène vient

1. Clisthène : pelit-fils de Clisthène de Sicyône, tyran ; fils de Mégaclès, chef du parti


des Paraliens « gens du milieu » ; grand-oncle de Périclès ; arrière-grand-père d'Alcibiade.
L'AUBE DE LA DÉMOCRATIE (650-501) 69

d'esquisser. Une constitution éphémère confie le gouvernement à trois


cents nobles ; mais, face à la résistance de l'Aréopage (qui devait ne
compter que les créatures des tyrans) et au soulèvement populaire, le
régime n'avait aucune chance de survie. Sous l'archontat d'Isagoras
(508), Sparte retire son appui, Clisthène revient en force, bannit à son
tour Isagoras et son clan (300 familles).
De 507 à 501, sans avoir, semble-t-il, exercé de magistrature, en
citoyen inspiré, Clisthène proposera à l'assemblée les éléments d'une
des réformes les plus profondément originales que l'Histoire ait con-
nue. C'est sur elle que repose la démocratie des 5e et 4(' siècles.
En 510, la tyrannie s'effondre. Exactement au même moment ù
Rome (509), la royauté, tyrannie étrusque à la grecque, disparaît aussi.
Dans les deux grandes cités méditerranéennes, c'est un brusque sur-
saut aristocratique — et non un réveil populaire — qui met brutale-
ment fin au pouvoir personnel. Mais les correspondances (elles n'ont
rien de fortuit) s'arrêtent là. A Rome, l'aristocratie, auteur du coup de
force, parvint à contenir l'élément populaire. A Athènes, au contraire,
le parti oligarchique ne réussit pas à conserver l'avantage, ni à étouffer
l'audace de Clisthène.

Clisthène ou l'harmonie du rationnel 0 A la recherche d'une perfec-


tion géométrique, la révolution se fait globale. Il est très vraisemblable
(cf. les recherches lumineuses de P. Lévêque et P. Vidal-Naquet) que
l'influence de Pythagore explique cet esprit d'ordonnance. Cosmique,
la révolution de Clisthène l'est au sens d'universelle. L'espace politique
(le territoire ; les structures qui encadrent et définissent le corps civi-
que) et le temps politique (l'exercice du pouvoir ; le fonctionnement,
rythmé, des organes de gouvernement) sont redéfinis. Ils sont soumis,
chacun, à la loi de chiffres entre lesquels s'établissent de subtiles cor-
respondances. Mais cosmique aussi au sens de cyclique (à l'image du
système solaire, dont Pythagore vient de découvrir les lois) : par la
constitution nouvelle, le citoyen entre dans un cycle parfait, passant
alternativement de l'obéissance de l'individu au commandement du
magistrat. C'est dans cet esprit que Clisthène « remit l'Etat (la politeia)
entre les mains du peuple (plèthos : la masse des citoyens) » (Arist,
D. P. 20, 1). Il donna le pouvoir à tout le peuple (révolution spatiale) ;
il donna le pouvoir en permanence au peuple (révolution temporelle).
Et afin de protéger le gouvernement populaire du retour, toujours à
craindre, d'un tyran, il inventa la procédure de l'ostracisme.

§1
LE NOUVEL ESPACE POLITIQUE

Athènes en 507 0 En dépit des réformes de Dracon, de Solon nuis de


Pisistrate, Athènes est restée en 507 un agrégat de solidarités familiale
ou religieuses. Entre l'individu et la Cité, il n'y a pas de lien direct
mais s'intercalent des cadres nécessaires, lourds de traditions accumu
lées. Les quatre tribus, dites ioniennes, présidées par un « roi de tribu »
70 LA GRÈCE

couronnent l'édifice ; elles n'ont probablement aucun caractère terri-


torial. A chacune se rattachent trois des douze phratries qui tiennent il
la fois de la confrérie avec cultes et sacrifices communs et de l'organi-
sation militaire, fiscale et civique. La noblesse a trouvé dans la phra-
trie les conditions les plus favorables à son jeu politique ; par la force
de ses clientèles, le prestige de ses traditions, l'éclat de sa culture,
l'aristocratie domine les phratries. Hors génos ou membre d'une fa-
mille obscure, l'individu, isolé dans sa phratrie, ne peut avoir d'ambi-
tion politique. Même riche, sa voix à l'assemblée est privée d'autorité ;
ses chances de gérer une magistrature ou d'accéder à l'Aréopage sont
nulles. C'est à cette réalité politique que se heurte Clisthène. La ré-
forme communale libérera une fois pour toutes les citoyens de ces
réseaux de solidarité tissés par le passé. Dème, trittye, tribu sont les
trois éléments superposés de la nouvelle géopolitique.

a) Le dème, cellule locale de base 0 Clisthène divise le territoire de


la Cité en une centaine de circonscriptions, les dèmes, également ré-
partis entre trois masses : la ville, la côte, l'intérieur. Les trente dèmes
qui morcellent la ville sont l'effet d'un découpage artificiel ; le dème
tient ici de notre arrondissement ou quartier. En revanche, pour la
campagne, Clisthène s'est appuyé sur les communautés rurales
préexistantes. Ici, pour maintenir tels quels les dèmes antérieurs ; là,
pour regrouper les plus modestes en un dème unique ; ailleurs en
scindant un gros bourg en deux unités administratives nouvelles. Le
nombre d'habitants, d'un dème à l'autre, oscille entre trois cents et un
millier de personnes — soit de cent à trois cents citoyens mâles adul-
tes. Cela donne, pour l'Attique, une population totale de 25 000 à
30 000 citoyens, 80 000 à 100 000 avec leurs familles, auxquels on ajou-
tera quelque 15 000 métèques et un nombre d'esclaves qui doit avoir
dépassé le total des hommes libres (peut-être entre 40 et 50 000) f
Par sa structure, le dème se définit comme une véritable commune ;
il regroupe tous les individus qui y résident, quelle que soit leur ori-
gine ethnique ou sociale. Désormais, la qualité de citoyen se confond
avec le lien communal : le citoyen ne se définira plus par la suite que
comme partie d'un dème. La réforme de Clisthène voulut que l'attache
au dème fût générale, indélébile et exclusive. Générale : la création des
dèmes permit d'accueillir nombre d'anciens métèques (étrangers rési-
dant en Attique de manière permanente), d'affranchis, d'individus au
statut civique flou. La démocratie s'élargit de la sorte. Indélébile : de
génération en génération quel que soit le domicile futur, la répartition
clisthénienne devra être en principe maintenue ; les regroupements

1. Ces chiffres, qui restent des approximations proposées par les Modernes, évolue-
ront pour atteindre leur maximum à l'époque de Périclès, à la veille de sa loi imposant
une fermeture très rigoureuse de l'accès à la cité par le mariage (infra,n° 151). Athènes
pouvait iilors compter 60000 citoyens mâles adultes et 30 à 40 000 métèques (soit une
population civique de 200 000 âmes et une population étrangère de 100 à 120 000e âmes).
Ces chiffres retomberont après la Guerre du Péloponnèse et stagneront, au 4 s., aux
alentours de 30000citoyens et 15000métèques (population totale, respectivement:
100 000 et 50/60 000 ; pour les esclaves : 150 000 environ). Cf. M.H. Hansen, Démocratie
Athénienne 1993, p. 78-79 ; 119-123.
L'AUBE DE LA DÉMOCRATIE (550-501) 71

par affinité politique ou solidarités familiales sont condamnés par une


distribution purement géographique. Exclusive ewfiïv. chacun reçoit
du dème plus que sa qualité de citoyen ; il reçoit son nom. Le patro-
nyme (notre nom de famille), ce nom hérité des aïeux, si riche de
référence au passé, est aboli. Tous les habitants du même dème por-
teront le même nom, calqué sur le nom du dème « afin de les empê-
cher de s'appeler par le nom de leur père » (Arist, A. P. 21, 4). Le nom
individuel (ou idionyme : l'équivalent de notre prénom) suffira à iden-
tifier l'individu parmi ses compagnons de voisinage. Le corps civique
a été soumis à une redéfinition radicale ; les bases matérielles des
lignages nobles et de leur force sont brisées. Enée n'est plus le fils
d'Anchise.
Le dème doit remplir dans la Cité une double fonction. Locale
d'abord : unité administrative de base, le dèmexforme une assemblée
(agora du dème), élit son « maire » (le démarque), gère les finances
locales et les biens communaux, surveille les cultes, tient les listes
d'état civil et le cadastre, exerce la police. C'est l'assemblée du dème
qui élit ceux qui, par tirage au sort et en proportion de la population
du dème, formeront pour une année le Conseil de la Cité (la Boulé,
infra, n" 160). Les affaires locales sont une excellente initiation : la
vocation politique du dème, seconde fonction, apparaît ici. Sur place,
les citoyens suivent une véritable école de civisme, qui n'est pas sans
évoquer le rôle comparable que Turgot et Dupont de Nemours au 18e s.
avaient voulu donner à leurs municipalités nouvelles.

1119 b) Les trittyes 0 Leur rôle est d'éviter qu'au sein de chaque dème un
particularisme excessif ne fasse perdre de vue l'intérêt général. Aussi
chaque trittye regroupe-t-elle trois ou quatre dèmes contigus. On ob-
tient de la sorte 30 trittyes, 30 circonscriptions homogènes : 10 pour la
ville, 10 pour l'intérieur et 10 pour la côte. Toutefois, pour éviter la
naissance de structures locales trop puissantes, car politiquement et
sociologiquement cohérentes, la trittye ne dispose que d une faible or-
ganisation. Sans assemblée ni magistrat, elle sert surtout à coiffer les
dèmes et à former la tribu.

'm c) La tribu clisthénienne 0 C'est ici que s'affirme la raison d être du


remodelage clisthénien. Le réformateur a créé dix tribus. Elles n ont
rien à voir avec les quatre tribus anciennes. Les nouvelles sont des
circonscriptions purement territoriales, mais non homogènes, car cha-
que tribu est formée de trois trittyes prises chacune à l'une des trois
grandes masses entre lesquelles la société athénienne est restée clivée
en dépit du passage des tyrans : la Ville, la Paralia (ou Côte), le Méso-
gée (ou plaine, pédion, de l'Intérieur). La tribu devient un cadre terri-
torial, certes. Mais ce cadre est artificiel. Il n'a pas de contenu sociolo-
gique ou historique, puisqu'il est formé d'éléments disparates, sans
continuité géographique (cf. le schéma infra n" 111). C'est à cette con-
dition qu'il réussira, à la longue, le brassage d'une population compo-
site. On relèvera un ultime avantage. La tribu prend un caractère na-
tional, car en chacune, c'est un peu de toute l'Attique que l'on trouve ;
elle empêche la ville de prendre une place excessive, en rupture
74 LA GRÈCE

Les pouvoirs de la Boule furent probablement étendus dès son acte


de naissance. Aucune décision ne peut être prise par l'assemblée —
accédant à la souveraineté, elle dispose, maintenant, de l'initiative —,
sans que la Boulé, organe de pondération et de réflexion, ait exprimé
son avis.
La Boulé gère en permanence les affaires de la Cité : jour et nuit.
Elle incarne la conscience collective, toujours en éveil à l'image du feu
sacré entretenu auprès du bouleuterion par les prytanes. Mais il était
peu utile d'exiger de 500 citoyens le sacrifice d'une année entière au
service de la Cité. Le système de la tribu donna la solution. Pendant
un dixième de l'année (fraction de temps appelée « prytanie »), les cin-
quante bouleutes de l'une des dix tribus résideront sans discontinuer
au quartier des prytanes, prêts chaque jour à se réunir au bouleuterion
que Clisthène fait édifier sur l'agora. Durant ce « mois politique », les
cinquante bouleutes prennent le nom de « prytanes » (les « chefs » ; les
« premiers ») et, chaque jour, tirent au sort en leur sein leur président,
l'épistate des prytanes. Environ 560 bouleutes sur 500 tirent ainsi, tous
les ans, la fierté d'avoir été un jour — mais un seul — le chef de l'Etat.
Des séances plénières sont régulièrement prévues : la totalité des bou-
leutes y participe alors.

114 b) Les stratèges 0 Le sort des archontes est exactement comparable à


celui de l'Aréopage. Ils ne souffrent d'aucune atteinte directe ; leur
nombre passe simplement à dix (création d'un secrétaire), puisqu'ils
sont désormais élus par les tribus. Mais un nouveau collège, parallèle,
les double dans un esprit de concurrence. Dix stratèges sont élus : un,
par chaque tribu. Ils n'ont qu'un pouvoir subordonné — le comman-
dement de l'un des dix régiments — sous les ordres, pour le moment
encore, de l'archonte polémarque qui conserve le commandement su-
prême.

115 c) L'ecclésia 0 Par étapes, l'assemblée accède à la souveraineté. Clis-


thène la libère de la présidence de l'archonte èponyme et confie la
direction des débats à l'épistate des prytanes éphémère. Un nouveau
lieu de réunion est édifié pour elle : la Pnyx, où l'on aménage des
gradins permettant aux citoyens d'écouter, assis, les discours pronon-
cés à la tribune située en contrebas. Cadre confortable pour que s'épa-
nouisse l'un des grands principes, introduit par Clisthène, de la démo-
cratie, antique ou moderne : Visegoria, ou le droit égal pour tous de
" prendre la parole avant de participer au vote.

116 d) Les cultes et la Cité 0 Un calendrier neuf — il n'est pas sans évo-
quer celui de la Révolution — achève le bouleversement du temps
politique. La Cité change de rythme ; elle ne vivra plus selon celui des
douze mois lunaires ponctués des fêtes traditionnelles, mais en har-
monie avec les dix prytanies qui voient se succéder assemblées res-
treintes et solennelles, élections, redditions de comptes ... Ce n'est pas
que le sacré fût pour lui-même rejeté. Simplement la vie politique oc-
cupe le devant de la scène. Mais la réforme, une fois de plus, respecte,
en apparence au moins, le passé. Les sacerdoces repliés sur certains
L'AUBE DE LA DÉMOCRATIE (650-501) 75

génè, les cultes ancestraux entretenus auprès des phratries et des an-
ciennes tribus sont maintenus, à côté des formes nouvelles juxtapo-
sées. Clairvoyance dans le jugement de l'avenir, certes ; mais souci
chez Clisthène d'éviter les ruptures brutales, révélatrices d'une ambi-
tion tyrannique.
Originalité. Mais longévité? Le gouvernement de la Cité vient
d'être donné an peuple. Clisthène veut encore que le peuple lui-même
monte la garde, assure avec vigilance la défense de sa constitution,
dénonce, avant d'avoir reçu les premiers coups, les oligarques nostal-
giques, les partisans de la tyrannie, les ambitieux, bref tous les enne-
mis du peuple et de son organisation.

§3
L'OSTRACISME

C'est la dernière des grandes innovations de Clisthène. On a long-


temps mis en doute l'attribution à Clisthène (contre le témoignage for-
mel d'Aristote, A. P. 2, 2, 1), sous le prétexte que le premier vote d'os-
tracisme n'eut lieu qu'en 488, ce que Aristote reconnaît également. 11
est aujourd'hui démontré que ce dispositif d'auto-défense populaire,
empreint de confiance dans le bon sens commun et marqué d'un
grand esprit d'humanité, tant dans la procédure suivie que dans la
peine prononcée, est l'œuvre du grand réformateur1.
117
a) La procédure, ou l'ostracophorie 0 Deux traits la caractérisent :
une stricte ponctualité et des précautions particulières entourant le
vote. Chaque année, selon un calendrier intangible, k la sixième pryta-
nie (entre janvier et février : au moment où, les récoltes engrangées,
le peuple peut se rendre en nombre à la ville), une première assem-
blée, qualifiée de principale, décide par un vote préalable si 1 on pro-
cédera, ou non, à une résolution d'ostracisme. Le vote se fait à main
levée ; il n'y a pas de débats et on ne lance pas le nom de suspects. La
date est fixe (et unique dans l'année) : il s'agit d'amener le peuple à
procéder périodiquement, et avec le calme que confère 1 habitude, à un
examen de confiance. S'il avait fallu poursuivre un crime (ce qui n'est

1- Le mot ostracisme vient d'ostrocon, tesson de ceramîcjue servant de bulletin de


vote,
d
sur lequel chacun inscrit le nom de celui qu'il dénonce comme ennemi des intérêts
u peuple Le premier oslracon découvert fut publié en 1883, peu avant le témoignage
fondamental de la Constitution d'Athènes-, en 1909 (étude de J. Carcopino), 62 ostraca
étaient mis au jour • en 1972 (synthèse de R. Thomsen), plus de 11 000, provenant de
vastes dépotoirs situés dans les faubourgs (quartier du Céramique), ou aux abords de
l'agora (les bulletins, une fois le dépouillement achevé, étaient enfouis). Les résultats
atteints aujourd'hui confirment le témoignage d'Aristote. Les citoyens incisaient avec une
Pointe, chez eux, (ou faisaient inscrire par un autre ; les analphabètes n'étaient pas exclus
de la décision populaire) le fragment de vase et l'apportaient à l'assemblée. Cf. Plutarque
De d'Aristide, c. 7, non historique pour le fond, mais exact pour les détails. Le principe
de l'ostracisme fut imité hors d Athènes : à Syracuse (a partir de 454), sous le nom de
Pétalisme — c'est sur une feuille [pélalon) d'olivier que le nom de « l'ostracisable » était
écrit.
76 LA GRÈCE

pas le cas pour le vote d'ostracisme), n'importe quelle occasion aurait


été saisie (cf., infra, n" 159, la procédure d'eisangélie). Si le premier
vote est positif, une deuxième assemblée est convoquée la prytanie
suivante. De multiples précautions sont une garantie d'équité. L'assem-
blée compétente pour décider cette fois d'ostraciser est une assemblée
solennelle (calecclésia) qui doit atteindre le quorum, fort important, de
6 000 votants. La présidence n'est pas confiée comme à l'ordinaire à
l'épistate et aux prytanes, mais au collège des archontes entouré de la
Boule en son entier. C'est que les multiples contrôles pour déjouer les
fraudes lors du vote, puis le dépouillement immédiat de plus de 6 000
tessons avaient de quoi occuper un bureau aussi nombreux !
Pas plus lors du deuxième vote qu'au cours du premier, il n'y a de
débat. « Vous privez un citoyen de sa patrie, sans qu'une accusation ait
été produite, sans qu'une défense ait été présentée » (Pseudo-Andocide
4, 3). Visiblement l'intervalle séparant les deux assemblées est amé-
nagé pour que chaque conscience passe isolément au crible les per-
sonnalités politiques menaçantes et prenne sa décision à l'abri de toute
pression. Mais il faut reconnaître qu'au cours du 5 e s., par une dévia-
tion certaine, les clubs politiques fausseront la liberté dn jugement
individuel. L'important demeure qu'il faut se garder d'assimiler le vote
d'ostracisme à un jugement. Uecclésia n'exerce ici aucune fonction ju-
ridictionnelle ; elle procède à un simple vote de défiance politique.

118 b) La mesure, ou l'ostracisme 0 En quoi consiste-t-il ? Celui dont le


nom aura été gravé sur la majorité absolue des ostraca devra quitter
la Cité. Dans les dix jours et pour dix ans. Mais la sanction n'a rien
d'une condamnation pénale ; Fostracisé ne subit anciine peine pécu-
niaire, conserve capacité civile et droits civiques (ils sont seulement
suspendus). La décision n'entache pas son honneur et ne rejaillit pas
sur sa famille. Un rappel anticipé est non seulement possible (par un
décret contraire), il sera, en fait, de règle. Retour de relégation, Fostra-
cisé ne fait l'objet d'aucun opprobre et peut, s'il l'oriente différemment,
retrouver une autorité dans la Cité. L'exemple d'Aristide suffira : os-
tracisé en 482 pour avoir combattu l'effort d'équipement maritime sou-
tenu par Thémistocie, rappelé dès 480, il exerce un commandement
militaire et emporte la victoire à Platées en 479.
La modération de la sanction tranche sur l'implacable rigueur des
peines antérieures qui, atimie ou exil, frappaient avant la réforme de
Clisthène les rivaux malheureux. L'atimie, encore pratiquée en 508
puisque Clisthène et son clan en furent victimes, était une des derniè-
res survivances de la solidarité familiale, abolie pour les crimes privés
depuis le 7e s. mais non lorsque l'intérêt de la Cité était en jeu. Avec
l'individu, toute sa race était touchée (« il faut détruire sa race en pous-
sière ») et de quelle peine ! « Que l'on fasse une outre avec sa peau »,
clamait Solon. Interdit de sépulture, privé de ses biens, frappé de mort
civile, la fuite éternelle est pour Ferrant soumis à Fatimie la seule
chance de survivre. L'ostracisme n'est pas non plus l'exil ; le premier
ignore une assignation à résidence fixe ; il n'est qu'une interdiction de
séjour et provisoire, tandis que le second est perpétuel.
L'AUBE DE LA DÉMOCRATIE (650-501) 77

Durant la majeure partie du 5e s., l'ostracisme répondra exactement


aux intentions du réformateur. Après vingt ans d'hésitation, le peuple
enhardi et confiant (cf. Aristote, A. P. 22,,3) utilisa, en 488, l'arme qui
lui avait été donnée. Il la brandit ensuite fréquemment, à la fois pour
protéger l'équilibre démocratique contre les ambitions des démago-
gues (conservateurs ou populaires), à la fois pour dénoncer les mau-
vais choix politiques1. A partir du dernier tiers du 5e s., le recours à
l'ostracisme se raréfie et après la « farce » dont fut victime Hyperbolos,
en 417, il disparut2. Si l'on accepte de faire abstraction des procédures,
non comparables, l'ostracisme évoque les motions de censure des ré-
gimes parlementaires, moyen pacifique et contrôlé de défaire une po-
litique et de briser une majorité contestée, et l'on verra dans l'ostra-
cisme un des gages de la stabilité contre les déviations ou les menaces
de coups de force.

§4
DÉMOCRATIE ?

1
19 L'isonomie 0 « Clisthène a établi chez les Athéniens les tribus et la
démocratie» (Hérodote, 6, 131, 1). L'éloge est prématuré. Le mot dé-
mocratie est encore ignoré à l'époque de Clisthène ; 1 idée d une égalité
Pour tous des droits politiques, l'idée d'un pouvoir résidant exclusive-
ment dans le peuple n'est pas encore connue. Certes, par l'ecclésia,
l'Héliée ou la Boulé, le peuple accède au gouvernement. Mais des « iné-
galités » subsistent ou plutôt une autre conception de l'égalité s'af-
firme : égalité des droits, mais proportionnels aux charges. Cette con-
ception clisthénienne d'une certaine égalité -— et que la démocratie
florissante fera peu à peu disparaître pour une égalité plus radicale,
« arithmétique » —, porte le nom à'isonomie. C'est une égalité « géomé-
trique ». Vérifions-le d'un mot : les classes censitaires, conservées par
Clisthène, permettent aux seuls plus riches d'accéder aux magistratu-
res supérieures (archontes, stratèges) ; l'Aréopage, refuge des anciens

1. Les trois premiers ostracisés (488, 487, 486) l'ont été en tant qu « amis des tyrans ».
Par la suite c'est « contre des citoyens qui paraissaient trop grands » que les votes se
Prononcent ■ Xanthippe (chef du parti du peuple, père de Périclès), 485 ; Aristide (chef du
Parti conservateur ; pour le motif: supra n" 118) en 482 ; Thémistocle (adversaire d'Aris-
tide), en 472 ■ Cimon (chef du parti des riches, infra n" 127) 462 ou 459 ; Thucydide (fils
de Mélésias, du dème d'Alopékè ; il ne s'agit pas de l'historien, mais du principal adver-
saire de Périclès ; cf. infra n" 173), ostracisé en 444, rappelé en 441 et élu stratège cette
année même. Sur l'affaire d'Hyperbolos, v. infra, n" 118, n. 2. On connaît par la tradition
littéraire une dizaine d'ostracisés sûrs, dont on a retrouvé les ostraca, mais de manière
fort inégale : 4650 pour Mégaclès, 49 pour Thucydide. Les fouilles, de plus, ont révélé 136
noms de «candidats à l'ostracisme», dont plusieurs, souvent, pour la même année. La
Plupart, faute d'une majorité suffisante, ne partirent pas. Mais il est certain que le peuple
Prit au sérieux son examen de confiance ; il dut procéder chaque année, ou presque, à
une ostracophorie.
2. « Démagogue roturier », Hyperbolos tente, en 41 /, de faire ostraciser son adversaire
Alcihiade. Mais celui-ci retourne si bien l'assemblée que le nom d'Hyperbolos sort de
l'urne... Sur cet ostracisme « truqué » qui discrédita l'institution, voir Ed. Will Le Monde
Grec et l'Orient, cité infra, n" 167, p. 344 et suiv.
78 LA GRÈCE

archontes, contrôle ceux-ci et conserve des pouvoirs de justice crimi-


nelle. Pour les héliastes, pour les bouleutes, aucune indemnité n'est
prévue. Seuls les riches, en revanche, par le système de la liturgie (cf.
infra n0 157) supportent les charges de la Cité. Ce qui est fondamental
— et nouveau — dans l'isonomie, c'est que l'autorité, même si elle
n'appartient pas systématiquement à la multitude, est exercée pour
l'intérêt commun (et non dans celui d'une classe ou d'un individu).
« Toutes les délibérations sont soumises au public ; on y rend compte
de l'autorité que l'on exerce ; c'est dans le nombre que tout réside »
affirme Hérodote (3,80) célébrant les mérites de l'isonomie. Démocra-
tie ? Pas encore, mais Aristote vit juste : Clisthène « rendit la constitu-
tion bién plus favorable au peuple » (À. P. 22, 1).

120 Bibliographie et lectures 0 Crise du 7e s. et colonisation : outre les


ouvrages de M.I. Finley {supra, n0 62), J. Bérard, L'expansion et la co-
lonisation grecques, Paris, 1960 ; Hésiode, Travaux et les Jours ; E. Le-
pore, Colonie greche delTOccidente antico, Rome, 1989 ; Les Grecs et
l'Occident (Actes du Colloque Villa Rérylos 1991), Rome, 1995 ; G. Val-
let, Le monde grec colonial d'Italie du Sud et de Sicile, Rome, 1996.
Les Tyrannies : H. Berve, Die Tyrannis bei den Griechen, 2 vol., Mu-
nich, 1967, notamm. II, p. 521-540 ; et bibliogr. complémentaire dans
D. Musti, Storia Greca2, Rome-Bari, 1990, p. 220-222.
Sparte : P. Roussel, Sparte?, Paris, 1960 ; W.G. Forrest, A History of
Sparta2, Londres, 1980 ; D.M. Mac Dowell, Spartan Law, Edinburgh,
1986 ; D. Musti, cit., p. 141-149 et 216-218 (bibliogr.). Sur la cryptie,
H. Jeanmaire, La cryptie lacédémonienne, Rev. des Etudes Grecques, 26,
1913, p. 121-150 ; Couroi et Courètes. Essai sur l'éducation Spartiate et
les rites d'adolescence dans l'antiquité hellénique, Lille-Paris, 1939 ;
P. Vidal-Nacquet, Le chasseur noir. Formes de pensée et formes de société
dans le monde grec, Paris, 1981, notam. p. 151-174 ; E. Lévy, La kryptie
et ses contradictions, Ktèma, 13, 1988, p. 245-252. Articles de G. Mossé,
E. Lévy, A. Roobaert, C.D. Hamilton sur les périèques, les hilotes, la
grande rhètra, dans Ktèma, 2, 1977. Pour les Hilotes (Hilotes et Messé-
niens ; l'hilote dans la cité), J. Ducat, Les Hilotes (Bull. Corresp. Hel-
lén., Suppl. XX), 1990. Le « mirage » Spartiate et l'extraordinaire séduc-
tion exercée, depuis l'expérience Spartiate, par le principe d'une
éducation entièrement et rationnellement prise en main par l'Etat a
fait l'objet de deux ouvrages : F. Ollier, Le mirage Spartiate, Paris, 1933
et E. Rawson, The spartan Tradition in European Thought, Oxford,
1969 (remarquable). Comme lecture : Plutarque, Vie de Lycurgue ; Vie
d'Agi s IV.
Dracon-Solon-Pisistrate : C. Hignett, A History of the Athenian Cons-
titution, Oxford, 19521 ; E. Lévy, Réformes et dates de Solon, Purola del
Passato, 28, 1973, p. 88-91 ; V. Ehrenberg, From Solon to Socratei, Ox-
ford, 1973, p. 30-90; H. Berve, cit., 1, p. 47-77 et II, p. 539-554 ; A. An-
drewes, The Tyranny of Pisislratus, Cambridge Ancieut History 3, 1982,
p. 392-416; D.M.Lewis, The Tyranny of the Pisistralidae, Cambridge
Ane. Hist. 5, 1988, p. 287-302. Lectures : Hérodote, Histoires 1, 59-64 ;
5, 66-77 et 92 ; Aristote, Ath. Pol. 13-19 ; Plutarque, Vie de Solon.
L'AUBE DE LA DÉMOCRATIE (650-501) 79

Clisthène : P. Lévêque et P. Vidal-Naquet, Clislhènes l'Athénien, Pa-


ris, 1964 (fondamental) ; P.J. Rhodes, The Athenian Boule, Oxford,
1972 ; sur le découpage de l'Attique : R. Osborne, Demos : thc discoverj
of Classical Atlica, Cambridge, 1985 ; J.S. Traill, Demos and Trittys. Epi-
graphical and Topographical Studies in the organization of Attica, To-
ronto, 1986 ; M.H. Hansen, La démocratie athénienne à l'époque de Dé-
mosthène (trad. fr.), Paris, 1993 (cf. infra, n0174) : p. 131-136 : donne le
chiffre de 139 dèmes, mais il s'agit sûrement d'une extension posté-
rieure à l'époque de Clisthène. Lecture : Aristote, Ath. Pol. 21-22.
Sur l'ostracisme : J. Carcopino, L'ostracisme athénien2, Paris, 1935,
à compléter nécessairement par R. Thomsen, The origin of ostracism,
Copenhague, 1972. .
La pensée politique des temps archaïques (Tyrtée, Solon, les ty-
rans) a fait l'objet de développements lumineux de W. Jaeger, Plai-
deial (trad. fr. 1967).
CHAPITRE 3

LE DÉMOS AU ZÉNITH :
LE SIÈCLE DE PÉRICLÈS
(5e SIÈCLE)

Démokratia 0 La pensée politique athénienne, à la fin du 6e s., ignore


donc le terme et le concept de démocratie, même si, pratiquement, la
réalité du pouvoir est dans le peuple. Mais dès les années 465, au
témoignage d'une des premières tragédies d'Eschyle, les Suppliantes
(vers 604 et 698 et sniv.), l'expression de démocratie est forgée : « la
main souveraine du peuple » (dèmou kratousa kheir) est la transposi-
tion poétique du pouvoir souverain de voter la loi (à main levée). La
manière dont le mot fut construit est instructive. Ce n'est pas en cal-
quant mon-archia, alors en usage, ou olig-archia, probablement déjà
connu. Archein exprime le pouvoir de commandement sur un antre,
sur un sujet : le terme convenait mal au peuple, dont on ne peut dire
qu'il est lui-même le maître du peuple. Kratein, en revanche, ouvrait
un champ sémantique plus riche : on y trouve l'idée d'un pouvoir qui
a sa source en soi-même, donc d'un pouvoir que l'on détient d'une
manière absolue. Démo-kratia exprime ainsi la notion de pouvoir sou-
verain résidant dans le peuple. Alïïrmation, à l'antique, de la souverai-
neté populaire1.
Voilà pour le mot. Pour l'institution, il s'agira de reconstituer sous
une forme dynamique quelles heureuses conditions, matérielles et in-
tellectuelles, ont porté à maturité cette prodigieuse expérience du pou-
voir populaire (section 1). L'aspect juridique marquera ensuite un
temps de pause. En une analyse plus statique (section 2), on démon-
tera les rouages de la constitution démocratique en un moment, le
milieu du 5e s., où le système, équilibré, ne s'est pas encore altéré en
devenant radical.

1. Article fondamental de V. Eiirf.nbehg, dont'le mérite fut d'avoir «découvert» le


témoignage d'Eschyle ; dans Historia 1, 1950, p. 515 et suiv. Cet apport est, depuis, repris
par tous (v. par exemple, Ed. Will, Le Monde grec et l'Orient, cité infra n" 167, p. 445 et
suiv.).
LE SIÈCLE DE PÉRICLÈS (5' SIÈCLE) 81

SECTION 1
LE SUPPORT MATÉRIEL
ET INTELLECTUEL
DE LA CITÉ DÉMOCRATIQUE

Trois événements, au cours du 5e s., ont permis à la démocratie de


s'épanouir : la guerre maritime, la richesse d'un empire créé par Athè-
nes, l'enseignement, enfin, de philosophes itinérants, géniaux et pro-
vocateurs. Où l'armée joue un rôle encore ; où l'argent joue un rôle
plus grand encore ; mais où, sans les philosophesj\Ja Cité n'est rien.

Sous-section 1
Où l'armée joue un rôle encore

La révolution hoplitique avait, à Sparte, instauré une oligarchie


égalitaire et, às Athènes, retiré à l'aristocratie une partie de ses privilè-
ges {supra, n" 66 et 78). Un simple déplacement des champs de ba-
taille, au début du 5e s., fait basculer, à Athènes le pouvoir du côté du
Peuple.

a
) Un dernier combat : Marathon, 490 0 En 499, une révolte éclate
chez les Grecs d'Ionie. Placées depuis 546/540 sous la domination
Perse, ces cités supportent mal l'autorité des satrapes et des tyrans
locaux dont le Grand Roi, Darius, a un peu partout favorisé l'installa-
tion. L'appel à la liberté, s'il laisse sourds les Spartiates, éveille à Athè-
nes un mouvement de solidarité. Mal lui en prit. Les vingt vaisseaux
fiu'elle envoie en 498, « absurde coup d'épingle au flanc de 1 empire
Perse » (Ed. Will), repartirent piteusement après l'incendie de la ville
he Sardes. Ce geste, que blâmera après coup Hérodote, n'allait pas, on
8
en doute, briser l'expansionnisme perse. Athènes, devinant des re-
présailles, guette les signes d'une invasion. Ils se précisent en 493.
Thémistocle, élu archonte, prépare la fortification du Piiée, pressen-
tant que la tentative de conquête se ferait par la mer. L'idéal démocra-
tique le soutient. N'y a-t-il pas, chez les Perses, un conseiller écouté de
Darius, Hippias, le dernier tyran d'Athènes, qui, depuis son exil de 511,
ressasse les mêmes rêves de rétablissement ? Lorsqu'en 490 la flotte
Perse cingle vers l'Enbée, puis de là, guidée par Hippias, vers l'Attique,
l'archonte Miltiade fait triompher à Yecclésia le parti de la résistance :
l'armée de fantassins partira seide (puisque les Spartiates sont « rete-
nus par les fêtes d'Apollon ») à Marathon, à une course d'Athènes,
couper la route aux Perses qui débarquent. Ce fut une victoire. Inespé-
rée. D'Athènes seule. Mais Marathon, c'est aussi une fin de siècle. Der-
nier combat hoplitique, dernier combat aussi commandé par un ar-
chonte polémarque. Après cette date, à l'armée des paysans, classe
82 LA GRÈCE

moyenne et relativement lortunée (1" et 2' classes), va succédei 1 ai-


mée des prolétaires, l'armée des rameurs.

125 b) Salamine, ou l'appel aux thètes 0 Après 490, le parti des nostal-
giques est défait. Deux ou trois ostracismes chassent de la Cité les
« amis des tyrans ». Mais une seconde offensive perse contraint à s'ar-
mer. Thémistocle reste persuadé que l'effort doit porter sur la mer et
parvient à convaincre ses concitoyens de consacrer à la construction
d'une flotte de guerre les lingots d'argent que les mines du Laurion
livrent à profusion. Deux cents trières sont mises en chantier. A raison
de 174 matelots chacune, ce ne sont pas moins de 34 800 rameurs que
l'on appelle pour les équiper, alors que 6 000 à 8 000 hoplites seule-
ment combattaient à Marathon. On recourt aux thètes et même à des
métèques : la république paysanne cède la place à la république popu-
laire. Non sans résistances ; mais les opposants sont réduits au silence.
Aristide, partisan de la classe moyenne et des conservateurs inquiets
de cette ouverture populaire, est ostracisé en 483/2.
L'intuition de Thémistocle sauva Athènes et la Grèce. En 480, le
choc avec le rouleau compresseur perse (on évalue à 150 000 combat-
tants et à plus de 1 200 navires les forces médiques) se produit. Pen-
dant qu'un détachement de Spartiates commandés par leur roi Léom-
das ralentit, par son sacrifice, l'invasion par voie de terre, Thémistocle
attire par une ruse l'imposante flotte perse dans le détroit de Salamine.
Coincés dans ce goulet, les navires ne peuvent se déployer. Sur leurs
propres unités les Perses « sont massacrés comme des thons » (au té-
moignage d'Eschyle, présent au combat, rapporté dans les Perses, au
vers 424). Le Grand Roi, Xerxès, fuit. Certes les dégâts sont impor-
tants : l'Attique ravagée, Athènes pillée, ses sanctuaires incendiés ; une
partie des troupes perses occupe encore le terrain (elles seront battues
à Platées en 479). Mais la menace perse est repoussée. La flotte d'Athè-
nes a joué un rôle décisif, fruit d'une révolution militaire engagée dès
les lendemains de Marathon, et qui rejaillit aussitôt sur la politique
intérieure et extérieure.

124 c) Le prestige des archontes en déclin 0 En 487/6, l'archontat subit


une nouvelle atteinte. Elus jusqu'ici, les archontes vont être désignés
par le sort à partir de listes établies par les dèmes. Qu'ils restent re-
crutés dans les deux premières classes censitaires n'enlève rien à la
portée de l'innovation. Seules des personnalités non choisies, de se-
cond plan, accéderont à cette charge. Les stratèges, élus, profitent de
cette volonté de déplacer l'autorité. A la tête de l'armée (de mer ou de
terre) les stratèges commanderont à la place de l'archonte polémar-
que. Par contrecoup l'Aréopage est touché. Et là encore, la Boulé re-
cueille tout le prestige dont on prive le conseil des Anciens.
A l'extérieur, la préparation de la défense a rapproché les cités
grecques. En 481, une confédération militaire voit le jour sur l'isthme
de Corinthe. Mais, au lendemain de la victoire, Athènes, forte de la part
qu'elle y prit, prolonge l'alliance, la détourne a son avantage, la dé-
forme jusqu'à bâtir sur sa ruine un empire où la démocratie puisera
les forces matérielles nécessaires à son développement.
LE SIÈCLE DE PÉRICLÈS (5e SIÈCLE) 83

Sous-section 2
Où l'argent joue
un plus grand rôle encore :
l'impérialisme athénien

Au lendemain de Platées, l'alliance de l'Isthme, sa mission accom-


plie, eût dû être dissoute. Or Athènes reconstitue dès 478 sur une base
élargie une nouvelle ligue, dite Ligue de Délos ou Première confédéra-
tion athénienne, dont l'histoire est à plusieurs titres extrêmement im-
portante. Un intérêt d'ordre institutionnel d'aboèd. On passe d'une
structure fédérative à une hégémonie, puis d'une hégémonie à un vé-
ritable impérialisme. Le droit international public y trouve une de ses
premières expériences. Importance, en second lieu, des motifs de cet
impérialisme ; ses liens avec le régime démocratique sont étroits. L'ar-
mée des rameurs coûte cher et la démocratie plus encore. Il faut finan-
cer une politique d'emploi pour les plus démunis, trouver de quoi
Payer les indemnités allouées à ceux qui se consacrent à la chose pu-
blique. Sans l'argent des « Alliés », la démocratie n'aurait pu devenir
adulte. Intérêt enfin de cette puissance athénienne, œuvre en grande
partie de Périclès, et qui se développe paradoxalement au moment où
Athènes veut donner au monde grec une leçon de liberté. Difilcile
conciliation qui enrichit l'histoire des idées politiques.
C'est en se plaçant successivement devant la phase hégémonique,
Puis devant celle de l'empire que l'on saisira le mieux ces multiples
aspects.

: :—;
DE LA FÉDÉRATION À L'HÉGÉMONIE
ATHÉNIENNE (478-462)

a
^ ) La ligue de 481 0 Hâtivement jurée sur les bords de l'isthme de
Corinthe, elle concilie parfaitement l'union de tous et l'autonomie de
chacun. Devant le péril perse, l'obéissance sans condition aux impé-
ratifs d'une guerre défensive n'est pas marchandée i et il est évident
que face à une nécessité si immédiate, ni Sparte, investie de la direc-
tion de l'alliance, ni Athènes n'ont eu le souci de détourner à leur
Profit la force de tant de cités assemblées. Celles-ci furent près de 200
à s'unir, à nommer chacune un député au Synode en un système stric-
tement égalitaire : une cité, une voix. L'organe est permanent. Sa com-
pétence (organisation de la défense ; répartition des charges financiè-
res exigées pour les combats communs) ne peut s'évader de sa
wission urgente, mais provisoire. Et pour renforcer les obligations
nées de l'alliance, un châtiment menace, terrible : la décimation, con-
sacrée au sanctuaire delphique, des hommes et du territoire de la cité
fini, contre le serment des conjurés, ferait défection.
84 IA GRÈCE

126 b) La ligue de Délos, ou première Confédération athénienne 0


Après Salamine, Sparte quitte la ligue pour rétablir dans le Pélopon-
nèse une autorité menacée. Mais Athènes, dénonçant dans l'Egée des
foyers ennemis et le danger d'un Pont-Euxin tenu par les Perses, prend
en 478 la tête d'une ligue nouvelle.
La ligue, dite de Délos — lieu sacré où le trésor est déposé et où se
réunit le conseil (Synode) — rassemble encore quelque 150 cités. Son
titre, « les Athéniens et leurs Alliés », montre qui détient le pouvoir de
décision. Chaque cité entre dans la ligue en jurant d'« avoir les mêmes
amis et les mêmes ennemis », sous-entendu que les Athéniens. Cette
forme implique — quoi que l'on ait affirmé — des traités bilatéraux
attachait directement chaque cité à Athènes et imposant, dans une
alliance devenue défensive et offensive et non soumise à un terme
quelconque, le ralliement aux options politiques d'Athènes. Il était, en
revanche, interdit aux cités d'établir entre elles, avec des traités parti-
culiers, les bases d'une politique indépendante. L'acte d'adhésion fixait
probablement la contribution de chacun. Athènes prit très au sérieux
— on devine pourquoi — cette répartition, dont l'étendue et les formes
(en espèces ou en nature) tenaient compte des capacités, soigneuse-
ment recensées, de chaque membre. Les « Trésoriers des Hellènes »
chargés de collecter ce tribut n'ont jamais été, malgré leur nom, que
des magistrats athéniens. En argent ou sous forme de navires, les
charges des Alliés ont très vite tourné au profit d'Athènes : rétablir la
sécurité de routes commerciales dont elle profitait la première, ou,
plus audacieusement, développer l'équipement de sa propre flotte.
Thucydide (1, 99) stigmatisera la crédulité, puis l'aveuglement des Al-
liés qui ne surent pas, dès son origine, puis ne voulurent pas ensuite
dénoncer une hégémonie qui se transformait tout doucement en une
situation de domination. Des tentatives de défection voient le jour (dès
474/1) ; mais ces premiers signes de tension sont, comme à Naxos, vite
réprimés. Cette île, « la première cité à être asservie contre la loi éta-
blie » (Thuc. 1, 98, 4) avait eu le tort de vouloir quitter la ligue qui, sans
autre but désormais que de développer les forces des Athéniens, devait
dans leur esprit être perpétuelle. L'« autonomie » garantie à chaque
cité ne devait pas être prise au sens propre sous peine de représailles
cruelles.

127 c) L'évolution démocratique : les réformes d'Ephialte 0 L'inspira-


teur de cette thalassocratie, l'aristocrate Cimon, crut longtemps pou-
voir négliger les aspirations de ses artisans : refuser les réformes po-
pulaires que la masse des rameurs, les thètes, conscients de leur rôle,
réclamait. Après quinze années marquées par le gouvernement et le
commandement naval de Cimon, l'occasion, en 462, se présente. Pro-
fitant du départ de Cimon qui emmène 4 000 hoplites — les meilleurs
garants d'une politique conservatrice — aider Sparte à réprimer une
terrible révolte d'hilotes, Ephialte, « chef du parti démocratique » dé-
cide d'abolir une fois pour toutes le rôle politique de l'Aréopage. L'an-
cien Conseil, au dire d'Aristote, grâce à des fonctions surajoutées (ré-
centes ? dues à Cimon ?), aurait encore été « le gardien de la
constitution » ; il avait conservé, c'est certain, une juridiction adrninis-
LE SIÈCLE DE PÉRICLÈS (5e SIÈCLE) 85

trative de tout premier plan (l'examen des comptes des hauts magis-
trats : archontes, stratèges) et une juridiction criminelle remontant aux
origines de la Cité. C'est cet ensemble qu'attaque Ephialte, attribuant
aux uns (l'Héliée), la justice des crimes de sang sans résonance reli-
gieuse, aux autres (la Boulé), l'examen des comptes des magistrats
(avec appel devant l'Héliée). Sa réforme achevée, Ephialte fut assas-
siné par un métèque armé par les oligarques ; mais, à son retour, Ci-
mon fut ostracisé comme ennemi du démos. Il est fort probable que
parmi les inspirateurs de sa chute on trouve Périclès.

\
§2
DE L'HÉGÉMONIE À L'IMPÉRIALISME ;
PÉRICLÈS (460-430)

Périclès, le premier des citoyens 0 Né vers 490, emporté par l'épidé-


mie de 429, Périclès, fils de Xanthippe, petit-neveu de Clisthène, est
l'une des personnalités les plus intelligentes de son siècle. Il le domine.
Très jeune, il se range du côté de Thémistocle, prend, contre Cimon,
le parti d'Ephialte et, de sa vie, ne s'écartera de la voie qui mène à la
Puissance d'Athènes sur ses Alliés et à la puissance du peuple sur
Athènes. L'existence « publique » de Périclès commence en 443, lors-
due, débarrassé par un vote d'ostracisme de son rival tenace Thucy-
dide 111s de Mélésias (dit encore du dème d'Alopékè, pour éviter la
confusion avec l'historien du même nom), il est élu, puis réélu treize
fois de suite stratège. Sa carrière est à tout point de vue exceptionnelle.
Une si longue stratégie lui assurait le commandement militaire, le
gouvernement des Alliés, la direction financière ; en tant que stratège,
il accédait en permanence à la Boulé et surveillait de près l'élaboration
des décrets.
On a pensé que ces réélections successives, donc sans intervalle,
impliquaient que Périclès eût été dispensé, contrairement aux lois, de
rendre les comptes pour chaque stratégie écoulée. Il arriva même sou-
vent que Périclès fût l'élu, non pas de sa propre tribu, mais du peuple
tout entier — et cette année-là, la tribu de Périclès était doublement
représentée : par lui-même et par un autre stratège. Où l'on a pu dé-
duire de tant de faveurs qu'elles étaient autant d'entorses constitution-
nelles que le démos aurait acceptées, victime de l'ascendant de Périclès.
Mais ces conclusions sont erronées. Il est maintenant démontré que la
réélection immédiate est relativement fréquente au 5e s. — elle ne dis-
pensait certainement pas de la reddition des comptes — ; et l'honneur
d'être l'élu de tout le peuple, honneur insigne, fut aussi partagé par
d'autres que par Périclès. Le stratège Phormion, ami de Périclès et
spécialiste des affaires militaires, fut 7 fois élu stratège, dont quatre
années consécutives, et deux fois il fut distingué par les suffrages de
tout le peuple. L'oligarque Cimon avait occupé, avant 460, plusieurs
années de suite la stratégie et, après son retour d'ostracisme, en 450,
86 LA GRÈCE

il avait aussi, en signe de réhabilitation, bénéficié du vote de tous les


citoyens1.
Ces marques d'estime et de confiance soulignent le prestige im-
mense (il ne s'agit pas de popularité) du personnage. Une autorité que
le démos accepta, car il comprit qu'elle était nécessaire. Contradiction
interne ? Démocratie illusoire ? Nullement. L'idéal démocratique, qui
est alors à son zénith, ne s'offusque pas de l'obéissance de la masse au
gouvernement du « premier des citoyens » (protos aner: deux fois chez
Thucydide, l'historien2). Découvrir un talent, se confier à un génie
politique, accepter l'ascendant de celui qui incarne le mieux les inté-
rêts de tpus : ce n'est pas, pour le démos, renoncer à sa souveraineté,
mais se donner les moyens de s'affirmer.
Le principal de Périclès ne se limite pas pourtant à ces années
443/430. De 460 à 443 la politique d'Athènes est d'inspiration péri-
cléenne. C'est celle-ci qui, en 457, mène la construction de ces Longs
Murs qui souderont pour toujours Athènes, son port et la mer. C'est
Périclès qui, sitôt le trésor « fédéral » déplacé à Athènes (en 454), y
puise, alloue aux héliastes une indemnité (Arist, A. P. 27, 3) et com-
mence à partir de 450 les grands travaux de l'Acropole. Or ce sont là
les décisions clés, celles dont toutes les autres dépendent. Elles furent
prises sous l'inspiration de Périclès. Sans fonction officielle, il infléchit
par un art consommé de la persuasion les grandes options votées.
Citoyen avant d'être stratège, qu'il s'agisse de la mer, des Alliés — donc
de l'empire — ou du peuple, c'est bien Périclès, qui, de 460 à 430, est
la source de la décision.

A AFFIRMATION DE L'IMPERIALISME

129 L'impérialisme d'Athènes : une définition 0 Né sous Périclès des dé-


bris de la ligue de Délos, l'impérialisme athénien n'est pas comparable
à celui de Rome, issu de la réalité brutale d'une conquête, puis juridi-
quement mûri et structuré après des siècles de tâtonnement et d'expé-
rience. L'empire d'Athènes n'est pas non plus un Etat fédéral : il n'y a
pas de structures fédérales, Athènes a tout absorbé. Ce n'est pas da-
vantage un Etat unifié : il n'y a pas d'organisation centrale spécifique
(assemblée, magistrats, Haute Cour), pas de provinces, mais tout juste
des zones fiscales. En réalité l'impérialisme d'Athènes, comparable à
la domination d'une puissance moderne sur des Etats satellites, est un
détournement de ressources et une usurpation d'autorité. L'un et l'autre,
l'économique et le politique, et non l'un pour l'autre, la domination
politique pour l'exploitation économique. Athènes n'a pas forgé cet im-
périalisme pour s'enrichir ; mais lorsque la supériorité d'Athènes lui
assura la maîtrise des biens de ses sujets, elle cultiva cette exploitation
comme le signe le plus décisif de sa supériorité politique.

1. Cf. les listes de stratèges reconstiluées et disculées pur V. Eiirenbehg, Sophodes und
Perikles, Munich, 1956, p. 92-99.
2. Thucydide, 1, 139, 4 et 2, 65, 9.
LE SIÈCLE DE PÉRICLÈS (5' SIÈCLE) 87

a) Le tribut des « Alliés » et leur sujétion économique

Le Phoros 0 Que reste-t-il de la ligue de Délos ? Les raids punitifs à la


poursuite des Perses ? Un prétexte. L'obligation de fournir des navi-
res ? Toutes les cités, ou presque, ont été obligées par précaution de
désarmer. Le Synode ? Il ne s'est plus réuni après 460, et n'existe plus
depuis 454. Le cœur de la confédération a cessé de battre. A la place,
on découvre la pièce maîtresse de la puissance athénienne ; un tribut
annuel, le phoros, fixé par la Boulé et alimentant un Trésor placé en
lieu sûr, à Athènes, à la disposition de ses magistrats. Vétablissement,
la perception, la destination de ce tribut constituent le seul appareil
administratif que l'impérialisme d'Athènes ait élaboré.
1" Tous les quatre ans, la Boulé (à la place du Synode) entame une
longue procédure, la taxation des cités. Les stratèges fixent les besoins
Par une estimation, alors que la Boulé dresse la liste des cités appelées
a contribuer. Leurs députés, convoqués, peuvent contester le montant
de leur charge. S'ouvre alors un procès, mais devant l'Héliée... Athè-
nes est donc juge et partie.
2° Même soumission à l'autorité d'Athènes pour les opérations, an-
nuelles cette fois, de perception. Le décret, dit de Cleinias (du nom de
celui qui le proposa, vers 448), nous en informe. Le texte, acte unila-
téral imposé à une cité tributaire, place sous le contrôle d'agents athé-
niens (les episcopoi : infra, n" 133) la collecte et le convoi des sommes
d Athènes. Et comme si cet acte d'allégeance ne suffisait pas, le décret
en ajoute un autre. La date de la remise des sommes coïncidera avec
ies fêtes annuelles des Grandes Dionysies : les députés sont invités à
s
'nssocier à ces fêtes purement nationales et à y sacrifier avant de s'en
retourner. Grave contrainte : on ne l'exigeait jusque-là que des seuls
colons pour que les cultes de la cité-mère ne tombassent pas dans
' oubli. La propagande religieuse se glisse à travers les mailles du ré-
seau fiscal.
3" Impérialiste, ce tribut l'est enfin et surtout par l'emploi qu'il re-
put. L'essentiel tient en une date : 454, lorsque le trésor quitta Délos
Pour Athènes. Il fallait bien donner un refuge sûr à ces richesses que
autres convoitaient ! De fait, Athènes puisera dès lors à pleines
atains dans les caisses, régulièrement pour servir... à Athéna la quote-
Part qui lui était due et, lorsque le besoin s'en faisait sentir, par des
" emprunts » massifs dont Périclès prit l'initiative.
11,1
impérialisme économique ? 0 L'expression est excessive ; elle
Apposerait une forme d'économie dirigée dont Athènes ignorait
jusqu'à l'idée. Mais pourtant une tendance se dessine à s'emparer de
Positions stratégiques. Ainsi, au lendemain de la confiscation du tré-
Sor
> le décret « monétaire » de Cléarque (449) impose aux « Alliés » les
Poids et mesures et la monnaie d'Athènes. La fermeture des ateliers
'ocaux et la disparition des espèces non frappées à la chouette d'Athè-
ne
s n'ont pas seulement rabaissé les orgueils nationaux. La vocation
commerciale d'Athènes et sa production se trouvaient stimulées par
Une
monnaie dont le cours devenait obligatoire. Les «Alliés», dit-on
88 IA GRÈCE

parfois, auraient trouvé leur profit dans la disparition de monnaies de


mauvais aloi. Ce n'est pas sûr : car il faudrait expliquer pourquoi Sa-
mos, l'une des plus puissantes cités de l'empire, conserva par excep-
tion la sienne. Il est bien vraisemblable que l'importance de sa force
mit cette cité à l'abri d'une uniformisation qui ne lui aurait guère pro-
fité. Si l'on ne peut sans excès parler d'impérialisme économique, l'es-
prit de monopole est du moins certain : les forces « alliées » ouvrent
aux produits d'Athènes des routes commerciales plus longues, plus
sûres ; elles fondent des entrepôts et dégagent, pour les matières pre-
mières dont manque Athènes, les voies de pénétration nécessaires (en
Thrace pour le bois, par exemple).

b) La suprématie politique d'Athènes

132 Des traités aux clauses léonines 0 Le vocabulaire a changé. Sans


provocation ni cynisme, Athènes donne à ses alliés d'hier le nom de
sujets (hypèkooi), affirme une souveraineté (arkhe) que Périclès analy-
sera lui-même comme une tyrannie (Thuc., 2,63)1. Les décrets conser-
vés par les inscriptions jettent toute la lumière sur cette évolution. Le
décret de Chalcis (voté en 446 après une révolte de cette cité de l'Eu-
bée) remet les Chalcidiens au bon vouloir des Athéniens. Tout, dans
le double serment prononcé par les deux parties au traité, n'est que
déséquilibre. D'un côté, chaque bouleute et chaque héliaste (mais non
chaque citoyen : le serment n'engage pas le démos) jurent ; « je ne pro-
noncerai de condamnation capitale, ne confisquerai les biens d'un
Chalcidien, ni ne le priverai de liberté... sans l'avoir entendu (c'est
bien la moindre des garanties !), à moins d'une décision du peuple athé-
nien (son arbitraire reste donc entier)... Je ne maintiendrai ces droits
aux Chalcidiens qu'autant qu'ils obéiront au peuple des Athéniens ».
De l'autre côté, chaque citoyen de Chalcis (c'est tout le peuple qui
s'engage par le serment individuel) jure, et par deux fois, « d'obéir en
tout au peuple d'Athènes, de ne jamais me séparer d'eux et de leur
payer le tribut comme je les aurai persuadés de le faire ». Un dévoue-
ment si empressé surprend ... Mais les moyens de contrainte n'ont pas
manqué.

133 Une tutelle rigoureuse 0 Athènes, tout à la fois, doit monter la garde,
enquêter et surveiller, se réserver le privilège de châtier, favoriser les
régimes populaires. C'est à ce prix qu'elle put imposer sa suprématie.
1° Monter la garde : des hoplites en détachement. Mille, deux mille
garnisaires, les clérouques, partent occuper les lots (cléros) dont les
cités suspectes ont été amputées par une grave spoliation. Les clérou-
qnies ne sont pas des colonies ; elles n'en ont pas l'autonomie. Ces
corps expéditionnaires conservent leur citoyenneté athénienne. Ils vi-
vent en parasites entretenus sur le sol des cités sujettes. 450, 447,446 ...
le système fait ses preuves, puis se généralise.

t. De même, Thucydide 3, 37 ; 6, 85.


LE SIÈCLE DE PÉRICLÈS (5e SIÈCLE) 89

2° Enquêter et surveiller : des agents de renseignements. Sous le nom


évocateur (Eepiscopoi (« observateurs »), des magistrats d'Athènes sont
détachés auprès de presque toutes les cités soumises. Sans pouvoir de
coercition, ils s'informent et informent, évaluent les ressources, veil-
lent à l'application des décrets, dénoncent les intrigues douteuses.
3° Le privilège de châtier: l'évocation des jugements. L'impéria-
lisme, militaire ou policier, se fait ici judiciaire. Le Conseil fédéral
disparu, la Boulé et l'Héliée ont recueilli le contentieux fiscal. Puis,
comme en témoigne le décret de Chalcis (446), le glissement de com-
pétence s'est aggravé. Les tribunaux locaux sont dépouillés des pour-
suites contre leurs propres magistrats à leur sortie de charge, et l'Hé-
liée s'empare de ces affaires passibles de l'exil, de la mort ou de
i'atimie. Le privilège régalien s'étend : à toutes les affaires criminelles,
même de caractère privé. Pourquoi d'aussi constantes usurpations ?
Passons pour le tribut. Pour le reste, Athènes, en se réservant les juge-
ments, se donnait les moyens de mettre ses partisans, surtout s'ils
étaient magistrats de la cité sujette, à l'abri d'accusations lancées par
haine de son oppression. Et elle brisait, grâce au pouvoir de condam-
ner, l'opposition de ses adversaires. Le pamphlet antidémocrate dit du
* Vieil oligarque » (de Thucydide fils de Mélésias ? ) dénonce durement
ces arrière-pensées ; « Les Athéniens dirigent les cités alliées en res-
tant chez eux... protégeant les démocrates et perdant leurs adversaires
du fond de leurs tribunaux ». De fait, rendant une « justice » plus poli-
tique que juste, l'Héliée aidera à maintenir l'obéissance des sujets et
même, à l'occasion, à diffuser les régimes démocratiques.
4° Des démocraties d'exportation. Profitant d'une révolte (ainsi à
Vil et, vers 445, pour ne donner qu'un exemple), Athènes implante un
schéma démocratique. Ailleurs, s'infiltrant dans la politique interne,
elle favorise un coup d'Etat ou, plus simplement, inspire des réformes
et assure le succès du régime qu'elle préfère. Sans doute ne s'agit-il
Pas là d'une politique systématique ; mais, la force et la propagande
aidant, les Athéniens, dans la conviction de la supériorité de leur cons-
htution, ont bien souvent mêlé les deux idéologies : l'impérialiste et la
démocratique ou populaire.

L'IMPERIALISME
AU SERVICE DE LA DÉMOCRATIE

Impérialisme et démocratie 0 La démocratie ne s'est pas nourrie, en


Parasite, de l'empire d'Athènes. Antérieure à l'empire, elle se main-
hendra,
no
au 4'' s., après la fin de toute menée impérialiste. Mais il est
n moins certain que les deux phénomènes sont liés. La démocratie
atteignit sa forme la plus achevée et donna à Athènes l'orgueilleuse
conscience d'avoir découvert un gouvernement idéal au moment
jnême où ]
1
ont bien
Pouvoir qu us aeiesiem. « uc ^cupic ac ucanuuurc en misant transpor-
te de Délos à Athènes l'argent de toute la Grèce... La Grèce ne peut
90 IA GRÈCE

se dissimuler que, par la plus injuste et la plus tyrannique malversa-


tion, les sommes qu'elle a déposées pour les frais de la guerre servent
à dorer notre ville comme une coquette ... » Ces propos acides, recueil-
lis par Plutarque (Vie de Périclès 12, 2) et qu'il laut attribuer, peut-être,
à Thucydide llls de Mélésias, ne sont pas inspirés par un élan géné-
reux envers les Alliés mais par la haine de la démocratie. Pour acca-
bler le démos, c'est l'empire que l'on flétrit. Les ultimes conquêtes,
matérielles, institutionnelles, idéologiques de la démocratie ne sont pas,
à coup sûr, séparables de l'empire triomphant.

135 a) L'impérialisme, support matériel de la démocratie : le misthos,


les grands travaux, les clérouquies 0 Entre 454 et 450, Périclès intro-
duit le principe de la rémunération des activités publiques. Les bouleu-
tes, d'abord, perçoivent une indemnité de fonction (misthos houleuti-
cos), puis les 6 000 héliastes (misthos héliasticos) en proportion du
temps qu'ils ont passé à juger ; enfin bien d'autres, archers, gardes ou
fonctionnaires. Pour chacun, ces quelques oboles quotidiennes ne re-
présentaient que le minimum vital prévu pour un soldat. Mais cette
compensation versée pour le temps donné à la Cité était, dans son
principe, une mesure capitale : ce fut l'une des règles de la démocratie.
Elle marque l'avènement de Y égalité arithmétique, l'égalité des chan-
ces pour tous à exercer les mêmes droits politiques. Or, beaucoup vi-
vant de leur travail (l'esclavage n'était pas si répandu et plus de la
moitié des citoyens d'Athènes n'avait pas d'esclaves), sans le misthos,
l'égalité de principe fût demeurée inégalité de fait. Seules quelques
magistratures supérieures (dont les stratèges) ne percevront pas d in-
demnité. i-
Le financement de ces allocations1, au moins au début, lut assure
grâce à l'argent des Alliés. Les ennemis de la démocratie condamne-
ront la mesure, dénonçant en vrac les mobiles démagogiques de son
inventeur, la source de la corruption des juges, le déclin du civisme,
l'accès des plus pauvres, donc des plus ignorants, au gouvernement de
la Cité. Ces critiques qui visent la démocratie bien plus que la maigre
récompense journalière manqueront leur cible. Le misthos durera.
Le tribut des Alliés finance aussi de grands travaux: les Longs
Murs (458-456), le Parthénon et les édifices annexes commencés en
450 à l'aide d'un « emprunt » au Trésor fédéral. Ces chantiers Jont vi-
vre une main-d'œuvre nombreuse. La vie politique profite de cette
stabilité sociale (Plut., Vie de Périclès 12, 4-6). Les clérouquies ont joué
le même rôle, en écartant de la Cité la menace des indigents et du
surnombre, ennemi-né d'une démocratie modérée. Partis démunis, les
clérouques, à leur retour, accéderont à la classe des zeugites et à l'ai-
sance rassurante d'un hoplite. L'empire apporte le bien-être, reconsti-

1. A la même époque, Périclès créa, avec la Caisse du Théorique, un Fonds d éduca-


tion populaire. La caisse versait une indemnité d'assistance aux spectacles en faveur des
citoyens les plus modestes et compensait ainsi le manque à gagner qui les aurait, sinon,
détournés de ces heures (tragédie, comédie) d'inslruction publique. L institution dura
jusqu'à la fin de la démocratie, mais évolua au 4" s. L'opposition oligarchique critiqua son
inspiration ; elle heurtait de front le monopole de l'éducation jalousement réservée à
quelques privilégiés.
LE SIÈCLE DE PÉRICLÈS {5e SIÈCLE) 91

tue les fortunes moyennes. Même, une volonté égoïste de réduire le


nombre des citoyens n'aurait-elle pas inspiré à Périclès cette limitation
(en 451) de la qualité de citoyen aux seuls enfants de père et de mère
athéniens ? On prête traditionnellement à Périclès cette mentalité de
rentier de l'empire. C'est douteux. Les quelque dix mille clérouques
auraient suffi à répondre à ces préoccupations. De pins, on constate
que la résidence des métèques n'est pas affectée par cette mesure. Or,
il est certain que si c'était le poids économique du surnombre que
Périclès avait craint, il aurait commencé par contenir le nombre des
étrangers résidents. La portée de cette loi, qui ne fut pas éphémère
(elle est restée en vigueur jusqu'à la fin du 4e s.), est certainement
politique : Périclès a pris conscience du danger, pour le fonctionne-
ru ent du jeu démocratique, d'un nombre excessif de citoyens. Les
60 000 citoyens que comptait alors Athènes avaient de quoi inquiéter1.

^6 b) L'impérialisme et les dernières conquêtes politiques du démos 0


Trois derniers progrès. En 458, au moment où, par les Longs Murs,
Athènes se tourne définitivement vers la mer, le recrutement des ar-
chontes s'abaisse d'un degré. La classe des zeugites accède, par le sort,
a cette dignité ancienne, dernière étape dans l'abolition des privilèges
de la naissance et de la richesse. Entre 454 et 450, l'institution du mis-
thos a marqué une grande victoire du peuple. Celui-ci s'est rendu maî-
tre de tous les obstacles sauf un : l'excès de sa propre puissance. Péri-
més sentit le danger et, forgeant la cuirasse, mit le peuple à l'abri de
l'excès d'un pouvoir que l'impérialisme exalte.
Troisième progrès, l'action d'illégalité, ou graphè paranomôn, est
une procédure destinée à protéger le démos contre une décision qu'il
serait tenté de prendre, trompé ou mal informé. L'action, populaire
(donc ouverte à chacun), est dirigée contre le citoyen auteur d'un pro-
jet de loi contraire à la démocratie [infra, n" 156). La souveraineté
Populaire est-elle atteinte? Nullement. Au contraire même: elle est
ren forcée par ce garde-fou, qui empêche le pouvoir du démos de bas-
culer dans l'abus ou la tyrannie. En outre, techniquement, c'est d'un
self-control que l'on doit parler puisque, sous la forme de l'Héliée, c'est
jp Peuple lui-même qui juge de la légalité de la mesure proposée à
assemblée ou votée par elle.

c
) L'impérialisme et l'idéologie démocratique 0 Le démos, sous Pé-
ftclès, ressent un attachement indéfectible pour une formule de gou-
vernement qui lui permit tour à tour de triompher du barbare, de
•avaliser avec Sparte et de placer sous sa domination la moitié du
•fonde grec. Les adhésions tardent-elles ? Qu'importe. Dans un para-
doxe qui a été relevé, la plupart des œuvres littéraires, à Athènes
'fême, sont réservées (qu'il s'agisse du théâtre : Sophocle, Euripide,
Aristophane, ou de l'histoire : Thucydide) envers une formule politi-
que trop neuve à leur goût et choquante par sa volonté de rupture avec
le
Passé. A l'extérieur, l'opposition à la démocratie (Sparte et ses satel-

1- Sur cette loi, C. Patterson, Pericles'Citizenship Law 0/4> l-JO-li.C., New-York, 1981.
92 LA GRÈCE

lites) est plus évidente. Mais le temps aura raison de cette malveil-
lance. Le peuple oppose à ses détracteurs sa confiance en un système
qui le comble de puissance et, qui plus est, est son œuvre.
La démocratie est une œuvre humaine. Par elle, l'homme, sans l'ap-
pui des dieux (c'est toujours eux qui parlent dans la tradition reçue des
ancêtres), affirme son pouvoir de décision : face aux dieux, face à la
nature, face aux autres hommes. Phidias, l'ami de Périclès, a chanté
sur la frise du Parthénon et ses métopes cette victoire du démos athé-
nien sur la nature et l'Olympe. Le combat des Lapithes et des Centaures
évoque crûment le triomphe d'Athènes sur les « Alliés » : le sculpteur
n'aurait-il pas donné à son Thésée, adversaire glorieux des Centaures,
les traits de Périclès ? Avec une surprenante audace (elle lui coûtera,
en 438, ses propres droits de citoyen), Phidias pose comme un défi la
grandeur du citoyen vis-à-vis du monde des dieux ; il admet des Athé-
niens vivants (la procession des Panathénées) en la présence des
dieux, réunis en rond dans l'attitude patiente d'un modeste conseil
d'administration de cité (frise Est du Parthénon). Fière de sa démocra-
tie, consciente de sa victoire, Athènes s'olfre en modèle. Vers 380, le
Panégyrique d'Isocrate le rappelle : « Nous avons établi chez les autres
cités la même constitution que la nôtre. ... Quelques mots suffisent à
en faire l'éloge. Nous avons vécu sous ce régime pendant soixante-dix
ans, ignorant les tyrans, libres en face des barbares, à l'abri des que-
relles intestines, apportant la paix à tous les hommes » (§ 106). L'em-
pire a donné à la démocratie ses lettres de noblesse.

["cl L'APOLOGIE DE L'IMPÉRIALISME


CHEZ PÉRICLÈS

Hiver 431 : les premiers combats s'achèvent de cette longue guerre,


dite du Péloponnèse où, durant un quart de siècle, Sparte et Athènes
s'affronteront. Périclès honore ces premiers morts : ils ont combattu
pour l'impérialisme et la liberté. Une année encore : le fléau de la
peste, en 430, rend la guerre plus meurtrière. Pour la seconde fois,
Périclès harangue le peuple, fustige le défaitisme et fait de nouveau
l'éloge de l'impérialisme. Grâce à Thucydide, on a conservé ces deux
extraordinaires documents. Quelques indications, celles qui suivent,
jalonneront le déroulement de la pensée, mais elles ne remplacent pas
la lecture des passages eux-mêmes.

138 L'oraison funèbre de 431 : l'impérialisme est une puissance noble


(Tbuc., 2, 34,8 à 2,45) 0 Noble, parce qu'elle est fondée sur le meilleur
des régimes (2, 37), celui qui à chacun assure la liberté et l'égalité de
droit et offre à tous la tolérance. Noble aussi, parce qu'elle est un levain
de démocratie : à Athènes, l'impérialisme crée cette autarcie sans la-
quelle il n'est pas de vraie liberté (« nous avons mis la Cité en état de
se suffire pleinement en tout, pour la guerre comme pour la paix », 2,
36, 3 ; 2, 38) ; et en Grèce, l'empire permet la diffusion du régime dé-
mocratique : « Nous sommes nous-mêmes des exemples... Notre cité
est pour la Grèce une vivante leçon... » (2, 41,1)- M'1'8 une telle puis-
LE SIÈCLE DE PÉRICLÈS (5e SIÈCLE) 93

sance ne bafoue-t-elle pas la liberté des cités qui la subissent ? Non ;


car, noble, la puissance d'Athènes les honore. « Seule de tous les Etats
actuels, notre puissance ne suscite jamais chez ses sujets la protesta-
tion qu'un maître indigne les commande » (2, 41, 3).

L'impérialisme, une puissance nécessaire et belle 0 Dans son


deuxième discours (Thuc., 2, 59 à 2, 64), Périclès dégage la loi de l'im-
périalisme : pour survivre, il doit toujours être dépassé. Le mot tyran-
nie est lancé : « cet empire, vous ne pouvez plus vous en démettre...
D'ores et déjà, il constitue entre vos mains une tyrannie, dont l'acqui-
sition semble injuste, mais l'abandon dangereux » (2, 63, 2). L'impéria-
lisme ne peut connaître de halte ; pacifique, il se détruit. La tyrannie
appelle la tyrannie. Devant tant de lucidité, on craint la brutalité du
cynisme. Mais — et l'habileté est prodigieuse —, d'un bond, Périclès
rétablit l'image d'un impérialisme intellectuellement défendable. On
attendait d'inévitables et odieux excès ; on retrouve une puissance
belle. Parée de cette beauté pure des natures infinies, absolues : « vous
croyez ne commander qu'à vos alliés ; mais je vous montre, moi...
qu'il n'est personne qui, si vous mettez à la mer les forces dont vous
disposez, puisse vous barrer le passage , ni le Roi (de Perse), ni aucun
autre peuple ... » (2, 62, 2). Parée de la beauté dont s'orne une domina-
don qui exige la vertu de l'action, le goût du risque et le sacrifice (2,
64).
Périclès fustige le parti de la tranquillité et du confort qui, de l'em-
pire, n'attend qu'une rente. L'empire ne vaut que par la volonté de
Puissance qui le sous-tend et le dévouement qu'il impose. La sincérité
de l'orateur surprend. Son appel à l'énergie ne passe par aucune allu-
sl
on démagogique ; il répugne à ces prétextes fallacieux (mais si fré-
quents ! ) qui invoquent, pour justifier la force, menaces d'encercle-
J^cnt ou nécessité de la défense. Un éloge de l'impérialisme comme
Histoire en produira tant ? Celui-ci, vraiment, semble bien unique.

Sous-section 3
Où, sans les philosophes,
la Cité n'est rien : la sophistique

^es Sophistes 0 A part le théâtre, la Cité n'avait rien prévu pour se


donner les moyens d'une éducation politique. Cela parut insuffisant.
Du lit appel à des maîtres privés ; ils affluèrent, surtout de l'étranger,
et c'est à eux que fut confié, à partir de 450, l'apprentissage de la sa-
gesse {sophia). Il en résulta un extraordinaire mouvement intellectuel,
la
sophistique, bouleversant les notions acquises. Ce mouvement, qui
recouvre la seconde moitié du 5e' s., ne constitue pas une doctrine au
sens d'une morale philosophique, ni même une école. 11 est un mode
de raisonnement, une attitude qui renverse les notions reçues.
94 W GRÈCE

Leur méthode 0 La fin en soi de la méthode sophistique est de faire


triompher le rationalisme sur le poids de la tradition ou des croyances
religieuses. L'homme est exalté. Par un à priori généreux, il est défini
comme la source ou la mesure de toute chose. Voici un exemple. L'idée
de justice, au début du 5e s., évoquait une notion supérieure à l'homme
(transcendante), extérieure à l'homme et permanente (immanente).
Les sophistes rejettent ces valeurs pour une définition humaine : créa-
tion de l'homme, la justice devient relative et changeante selon les
temps ou les lieux. L'homme est devenu la source et la mesure de la
justice. Il est évident qu'en exaltant l'homme, la sophistique a aidé à
donner au démos, à la masse des individus, une place souveraine dans
la définition de la loi et du juste. Mais, répétons-le : ne se voulant pas
une doctrinq politique, la pensée sophistique n'a privilégié aucune
forme spécifique de gouvernement. Si, par l'éducation individuelle,
elle a servi la démocratie, en revanche, en ruinant parfois ses bases
traditionnelles, elle lui a porté des coups très durs.
Dans ce courant nous relèverons trois de ses découvertes les plus
fécondes pour l'histoire de la démocratie athénienne : la nature de la
loi positive ; les techniques de formation du citoyen ; les rapports entre
l'utile et le juste. La nature de la loi renvoie à l'homme, qui en est la
source : il importe de veiller à sa formation (ou comment, dans une
assemblée, gagner la majorité à son projet) ; une fois votée, que reflète
la loi ? Le juste ? Ou l'intérêt de la majorité ?

§1
LA NATURE DE LA LOI POSITIVE

Au cœur de la loi, les sophistes trouveront l'homme. Mais on ne


peut comprendre cette découverte si on la détache de la longue évolu-
tion qui la prépare. La Grèce a toujours ignoré l'idée d'une loi reli-
gieuse révélée (à l'instar des Hébreux). Si haut que l'on remonte, la
règle de conduite sociale est toujours d'expression laïque. Mais ses
liens avec l'ordre supérieur n'ont pas toujours été les mêmes.

a) L'âge de la thémis : d'Homère à Solon 0 L'époque homérique


ignore la notion de loi, au sens de loi écrite ou de décision de formu-
lation générale. On ne connaît que la thémis : ce que le roi établit,
« pose » par son jugement {supra, nos 51 et 52). Cette thémis, laïque, n'a
rien d'arbitraire ; car en jugeant, le roi, sous le contrôle des Anciens,
s'inspire de la justice supérieure {dikê) voulue par les dieux. Le roi ne
crée donc pas le droit ; il le déclare, il le « dit » (comme à Rome le juge,
le iudex, cpii lus dicit). Cette valeur se maintint longtemps. Dracon,
Solon en sont les porteurs les plus récents. Les « lois » de Solon ne sont
pas des nomoi, mais des thesmoi ; la permanence du terme montre que
Solon, en se plaçant au-dessus des autres, n'a fait qu'interpréter les
prescriptions d'un ordre transcendant. Solon n'a pas créé la loi ; il l'a
saisie dans ce monde supérieur et l'a « déposée » entre les mains de ses
concitoyens.
LE SIÈCLE DE PÉRICLÈS (5e SIÈCLE) 95

43 b) L'apparition du nomos 0 Le concept technique de loi (nomos)


apparaît à la fin du 6e s., avec la cité démocratique. Le nomos c'est le
droit positif, c'est la détermination par écrit de la part qui revient à
chacun. Or ce nomos, création humaine, n'est plus conçu comme la
projection de l'ordre immanent. La différence avec la thé mi s ou les
thesmoi est là : un conflit pourra toujours naître entre la justice divine
et la loi humaine. C'est le thème d'Antigone (de 442) : Sophocle dresse
contre la décision de Créon les lois non écrites inébranlables qui or-
donnent aux vivants de respecter les morts. La loi de la Cité ne s'iden-
tifie plus nécessairement avec la justice supérieure. Mais, jusqu'au re-
lativisme des sophistes, la conviction de l'existence de cet ordre
supérieur reste ferme.

' 44 c) La loi positive selon les Sophistes 0


1° La négation d'une justice permanente. Destructeur et libérateur à
la fois, le doute est systématique. Comment croire à la permanence de
la loi et des valeurs qu'elle exprime (le bien, le juste), quand l'expé-
rience démontre qu'elle change dans le temps (l'histoire constitution-
nelle d'Athènes le prouve) et varie tellement dans l'espace (l'histoire
comparative d'Hérodote en apporte la leçon) ? Les premières observa-
tions scientifiques confirment la relativité de notions que l'on croyait
jusque-là
cr
immanentes. Archelaos le Physicien, l'un des maîtres de So-
ate, avoue au milieu du 5e s. n'avoir nulle part découvert dans la
nature le bien ou le mal : « le juste et le honteux ne le sont pas par
nature, mais d'après les conventions que l'homme crée ». Les croyan-
ces religieuses ne sont pas épargnées ; le grand sophiste Protagoras
(né à Abdère en Thrace vers 490, mort en 410 à Athènes où il exerça
nne influence décisive) professe un athéisme raisonné : « les dieux, je
ne peux savoir s'ils existent ou pas ni à quoi ils ressemblent, car il y a
ne nombreux obstacles à un tel savoir, le manque de certitude et la
brièveté de la vie humaine » (cité par Sinclair, Hist. pensée politique
grecque, p. 59). Tout ce qui échappe à la connaissance empirique et au
monde rationnel est rejeté. Les mythes, en bloc, sont condamnés avec,
Parmi eux, la croyance reçue du passé en l'existence d'une justice
divine inspirée aux hommes.
2" La conception nouvelle de la loi. La loi devient œuvre humaine,
ar certains côtés, son éclat est terni. N'étant plus le reflet de valeurs
immortelles, elle est mouvante : « quelles que soient les choses qui
apparaissent à chaque cité comme justes et bonnes, elles demeurent
Pistes et bonnes pour la cité aussi longtemps que celle-ci conserve
Ce
tte opinion » (Protagoras, selon le Théétète, 172 a, de Platon). Le juste
en
soi n'existe plus. Le juste se ramène au légal, et le légal n'est plus
lue l'opinion du moment. Mais ce que la loi perd en prestige, le peuple,
uriisan de la loi, le gagne en puissance. Le formidable renversement
de valeur auquel on assiste a finalement pour but de donner au citoyen
Ja
maîtrise d'une loi dans laquelle il coule sa Vérité.
.30 La justification théorique de la démocratie. Puisqu'il n'y a que des
upinions individuelles dont aucune n'est plus vraie que les autres,
Pourquoi permettre aux uns et refuser aux autres d'exprimer une opi-
96 LA GRÈCE

nion toujours subjective ? Pour nos philosophes, l'avis du puissant ne


pèse pas plus que celui du pauvre. Chacun, à Vecclésia, doit jouir d'un
droit égal d'expression : c'est la confirmation logique du principe iV ise-
goria. Mais comment, entre mille, choisir l'opinion la meilleure ? C'est
la majorité qui l'exprimera. Selon la belle formule du démocrate syra-
cusain Athénagoras (cf. Thuc., 6, 39), « c'est en fait le grand nombre
qui, une fois informé, prend les meilleures décisions ». La volonté ma-
joritaire, parce qu'elle est la convergence du plus grand nombre de
vérités identiques, est érigée en principe de gouvernement. En procla-
mant, comme le fit Protagoras, l'homme mesure ou critère de toutes
choses, la sophistique a placé l'homme à la source de la loi et du débat
politique. Le potentiel démocratique s'enrichit brusquement. Encore
fallait-il veiller à l'éducation politique des citoyens.

§2
LA FORMATION POLITIQUE
DU PEUPLE SOUVERAIN

C'est précisément ce qu'offrent les leçons des sophistes. A qui sont-


elles destinées et quel art enseignent-elles ?

145 L'égalité de tous devant l'art politique 0 Les sophistes ont en


l'homme une confiance inébranlable et généreuse. Protagoras s'aide
du mythe de Prométhée et l'adapte : si Zeus n'a distribué qu'entre
quelques uns des arts comme la médecine (peu d'experts suffisent
pour chaque cité), c'est entre tous les hommes qu'il a réparti le sens
moral qui leur permet de participer au gouvernement de la cité. Tous,
quelles que soient leur origine, leur fortune, leur profession sont aptes
par nature à acquérir l'art politique (technè ou arétè politikë). La vertu
politique n'est pas, comme l'affirmait encore Pindare, innée ou héré-
ditaire. Elle n'est pas un don ou un privilège de naissance. Elle s'ac-
quiert, grâce à l'éducation appropriée des sophistes. La démocratie
atteint ici les principes de l'éducation mais non parfaitement ; car les
sophistes vendaient... et fort cher leurs leçons.

146 L'art politique 0 II est art de la persuasion. A celui qui le possède, de


dominer les débats qui précèdent le vote à Vecclésia, de former ou
transformer l'opinion majoritaire, de ruiner les arguments de l'adver-
saire, de convertir les opposants. Les sophistes, éminemment scepti-
ques, n'apprendront pas la manière de faire triompher le « bon » ou le
« juste » (qui n'existent pas en soi pour eux), mais la manière de faire
triompher n'importe quelle cause, semblât-elle perdue d'avance1. Par
leur enseignement, les sophistes ont développé le sens critique des

1. La valeur péjorative rapidement attachée au terme de sophiste vient de leur habi-


leté à prouver n'importe quoi, à l'aide d'artifices oratoires, de syllogismes trompeurs,
d'une connaissance encyclopédique.
LE SIÈCLE DE PÉRICLÈS (5' SIÈCLE) 97

citoyens. Même si leurs leçons n'ont pas dans l'immédiat touché de


larges masses, tous y ont finalement trouvé profit, mieux armés contre
la naïveté, la docilité, la crédulité. Mais, inversement, si ces maîtres
ont libéré les esprits du poids de traditions non vérifiées, ils ont intro-
duit dans la Cité un facteur délétère. Les masses se défendront mal
contre la technique trop habile de leurs élèves immédiats (Alcibiade,
par exemple), h'ecclésia ne saura pas toujours faire le choix entre les
démocrates et les démagogues : les uns et les autres avaient eu les
mêmes maîtres.

§3
LE JUSTE ET L'UTILE

Les sophistes de la seconde génération (430/410 ; la première est


représentée par Protagoras), Antiphon, Thrasymaque ou le Calliclès de
Platon, partent tous de la découverte de Protagoras, la relativité de la
justice, et l'aménagent. Mais c'est pour la dépasser aussitôt en une au-
dacieuse progression qui, d'une manière toujours plus violente, op-
pose la loi de la nature à la loi humaine. En une hiérarchie jusque-là
mconnue, ils renversent les valeurs traditionnelles et affirment la su-
périorité de l'intérêt individuel sur l'obéissance à la loi ou le respect
de la justice : une apologie de la force, aux dépens du droit, qui trouva
dans les sujets de l'impérialisme athénien ses premières victimes.

[A~| L'UTILE ET LE JUSTE EN THÉORIE

Alntiphon, Thrasymaque et Calliclès 0 A partir d'une constatation


banale, la démarche d'Antiphon se développe, rigoureuse. « L'observa-
don de la justice est tout à fait conforme à l'intérêt de l'individu, si c'est
pn présence de témoins qu'il respecte la loi ; mais s'il est seul, son
mtérôt est d'obéir à la nature » (Sur la Vérité, cité par J. de Romilly, La
0
' dans la pensée grecque, p. 80 s.). En violant la loi — pourvu que
Personne ne dénonce mon comportement injuste —, en suivant mon
mtérêt, je me conforme à la loi de la nature, supérieure (car elle est
nécessité) à la loi humaine (qui n'est qu'accident). L'utile l'emporte
otc sur le juste (au sens de conforme à la loi), de la même façon que
a
mi de nature l'emporte sur la loi humaine.
Thrasymaque (connu surtout par la République, 338 b-e de Platon)
■mt un pas de plus. Il démontre par un syllogisme que la justice n'ex-
prime jamais que l'intérêt du plus fort. Ainsi dans une démocratie : la
loi exprime la volonté du démos ; or le démos légifère dans son intérêt ;
donc la justice contenue dans la loi reflète l'intérêt du plus fort. Mais
Ihrasymaqne n'en reste pas là. Doit-on obéir à la loi? Respecter la
justice (ou l'intérêt du plus fort), n'est-ce pas avouer sa propre fai-
blesse ? Thrasymaque alors, plus qu'Antiphon, s'élève franchement et
systématiquement contre la loi. Il recommande l'injustice. « L'injustice
98 LA GRÈCE

est plus forte, plus digne d'un homme libre, plus royale que la justice »
{Rép. 344 c). Le mépris de la loi est une preuve de force. La leçon vaut
autant pour les individus dans la cité que pour les cités entre elles.
Le personnage que Platon a présenté dans le Gorgias sous le nom
de Calliclès (il s'agit peut-être en réalité de Polycratès) donne une dé-
finition de la loi en apparence opposée à celle de Thrasymaque. Mais
c'est, finalement, pour atteindre un résultat comparable, seulement
plus excessif. Pour lui, la loi ne représente pas l'intérêt du plus fort,
mais du plus faible. Elle est une convention, imposée par la coalition
majoritaire des faibles cherchant à se protéger elle-même par l'effet
dissuasif de la sanction de la loi. Pourquoi respecter la loi, cette morale
des faibles ? La loi de la nature l'interdit aux forts ; l'impérieuse néces-
sité de la nuiure enjoint aux surhommes de suivre leur propre utilité et
de mépriser la loi. « Selon la nature, ce qui est le plus laid, c'est tou-
jours le plus désavantageux : c'est subir l'injustice. Selon la loi, c'est la
commettre » {Gorgias, 482 e). Il y a deux justices, mais elles n'ont pas
la même valeur. L'une supérieure, la justice selon la nature, veut la
satisfaction immédiate de l'intérêt du plus fort, au mépris de la loi ;
l'autre, la justice selon la loi humaine, pose l'obligation de se soumet-
tre à la loi.
Après avoir donné à l'homme — au démos — la maîtrise du juste
et de la loi, les sophistes lui donnaient les moyens de détruire la loi. Il
ne pouvait y avoir pour le peuple d'arme plus redoutable : il risquait,
en la maniant, d'en être lui-même la victime. Mais dans l'immédiat
c'est sur les « Alliés » d'Athènes que retombèrent les premières inci-
dences pratiques de ce courant si neuf.

L'ECCLESIA PARTAGEE
ENTRE LE JUSTE ET L'UTILE

A deux reprises, la volonté de puissance a séduit le démos. A deux


reprises la souveraineté du démos s'est sentie réconfortée par le mé-
pris affiché de la loi.

148 L'affaire de Mytilène : 428/7 (Thuc., 3, 2-31) 0 Au cours de la guerre


du Péloponnèse (infra, n" 175), la ville de Mytilène, l'une des principa-
les cités de l'île de Lesbos, tente de quitter l'empire d'Athènes et de
passer du côté de Sparte. La cité est prise et, après une séance passion-
née, Vecclésia prononce la condamnation à mort de tous les Mytilé-
niens et la réduction en servitude des femmes et des enfants. Puis, en
proie au doute, alors que le navire porteur de l'effroyable sentence est
déjà parti l'annoncer, l'assemblée se réunit de nouveau et remet en
discussion (cela n'avait rien d'illégal) l'ordre de la veille. Deux ora-
teurs s'affrontent. L'un, Cléon le conservateur, dénonce le crime com-
mis par les Mytiléniens ; ils ont violé les lois de l'empire, bafoué l'au-
torité d'Athènes (ce qui n'était pas contestable, ni contesté). Ils doivent
donc être punis et la condamnation à mort portée contre eux est juste,
car conforme à la loi (Thuc., 3, 40, 4). Même si cette loi n'est pas
parfaite (ou conforme à la morale), elle doit être respectée. Face à lui,
LE SIÈCLE DE PÉRICLÈS (5e SIÈCLE) 99

Diodote le sophiste, démontre avec infiniment d'habileté que les argu-


ments de Cléon, fondés en justice, ne le sont pas en utilité pour la Cité
(3, 44 2-4). L'inutilité ici comme ailleurs de la peine de mort, les dan-
gers pour la cohésion de l'empire d'une excessive rigueur, l'avantage
de maintenir en vie une cité qui payera encore le tribut : l'intérêt, en
un mot, d'Athènes s'oppose résolument au châtiment. « Notre utilité est
de subir de plein gré l'injustice». Calliclès ou Thrasymaque n'auraient
mieux dit : la loi doit être méprisée si tel est notre intérêt. Diodote a
convaincu. Vecclésia donne l'ordre de rapporter la sentence, et, en
hâte, une trière part l'annoncer. Elle atteint Mytilène au moment où le
sinistre décret était lu. La sophistique, de justesse, venait de sauver la
vie des Mytiléniens. Car tel était, cette fois, l'intérêt d'Athènes.

Le châtiment de Mélos : 416 (Thuc., 5, 84-116) 0 Huit ans plus tard,


a
u cours de la même guerre, Athènes tente de s'emparer de l'île de
Mélos alors dans une neutralité favorable à Sparte, et, au cours d'un
siège dont l'issue n'était pas douteuse, veut arracher aux Méliens une
soumission consentante. Thucydide a reconstitué les éléments d'un
dialogue d'une rare intensité dramatique entre les représentants des
Méliens et « les Athéniens » (figurant sans doute Vecclésia : elle eut cer-
tainement à choisir entre les thèses en présence).
Il ne fait aucun doute que le droit — la loi, le juste — était du côté
des Méliens. Athènes le reconnaît, mais affiche avec insolence la su-
périorité
s
de sa puissance qui lui permet de faire triompher son utilité
ur la justice (5, 89). Or cet intérêt est de manifester une autorité ty-
r
annique, de mépriser le droit, de révéler à tous, Alliés ou non, sa force
afin d'empêcher la défection des Alliés. Mais les Méliens refusent de
céder; ils se réfugient dans ces valeurs traditionnelles de liberté,
d honneur et de piété : « la divinité ne nous laissera pas le désavantage,
car nous nous dressons en hommes pieux contre un parti sans jus-
hce ». Conduite irrationnelle, rétorquent les Athéniens ! Que peut va-
hfir la loi divine (qui n'est qu'une opinion) contre la loi de la nature
(qui est une certitude), elle qui « fait que toujours si l'on est le plus fort,
on commande » (5, 105) ?
Pour la seconde fois le système de valeur des sophistes fait triom-
pher l'intérêt du plus fort sur la loi. En 427, ç'avait été pour sauver
jlytilène. Mais en 416, l'intérêt d'Athènes a changé. Après une courte
PataiJle, Mélos est prise ; tous les adultes sont passés par les armes, les
cmmes et les enfants sont vendus comme esclaves.

150
Conclusion 0 L'apologie de la force débouche sur l'horreur. Mais l'ex-
ces ne doit pas masquer l'extraordinaire réflexion qui précède. La so-
phistique a gratifié l'homme d'une confiance sans bornes et systéma-
fiUe ; elle démontre que le peuple mérite rationnellement le
gouvernement dont l'histoire l'a rendu maître ; avec une lucidité sans
Précédent, elle affirme que dans toute cité l'intérêt du moment et la
ffistice tendent à se confondre. C'est bien une puissance infinie qui est
reconnue ici à la démocratie, avec tous les risques qu'elle impliquait.
L
organisation des pouvoirs s'est-elle souciée d'éléments de contrôle
et
de pondération ?
100 IA GRÈCE

SECTION 2
L'ORGANISATION DES POUVOIRS
DANS LA CITÉ DÉMOCRATIQUE

Le tableau, pour l'ensemble, date de Périclès. Autour de Vecclésia,


où naît l'inspiration et s'affirme la décision, s'ordonnent la Boule, con-
trepoids à la toute-puissance du peuple, les magistrats, agents dociles
d'exécution, et VHéliée, vaste ensemble de cours où le peuple souve-
rain juge et châtie.

§1
L'ECCLÉSIA

Son étude se décompose ainsi : son règlement, son pouvoir (ou le


principe de la souveraineté), ses pouvoirs (ou l'exercice de la souve-
raineté).

A LE REGLEMENT DE L'ASSEMBLEE

a) Composition 0 La cité athénienne se définit elle-même comme


« les Athéniens » (et non comme l'Etat athénien ou le territoire de l'At-
tique). Cela signifie très clairement que seuls, à Athènes, les citoyens
mâles jouissent des droits politiques à l'exclusion des femmes, des
esclaves, des étrangers résidents (métèques), qui, bien que juridique-
ment protégés, ne partagent pas la communauté politique des droits.
On se gardera donc bien, comme il arrive souvent, de faire le reproche
à la démocratie athénienne d'être restée partielle. C'est un faux-sens
juridique et historique que de juger Athènes selon nos propres concep-
tions. Athènes fut une démocratie aussi complète que le suffrage fut
universel en France avant le vote des femmes (1944)1 ou avant le vote
des jeunes gens âgés de 18 ans (1978).
Participent ainsi à Vecclésia tous les citoyens mâles de plus de dix-
huit ans, nés d'un père athénien et, depuis Périclès {supra, n" 155),
d'une mère athénienne également. IJccclésia est un organe de gouver-
nement direct : il n'y a pas d'assemblée de mandataires élus. Le nom-
bre des citoyens actifs oscille, vers 450, autour de 60 000. Le système
ne fonctionne que grâce à un absentéisme prononcé. De fait, l'assem-
blée ordinaire n'attire pas plus de 2 à 3 000 citoyens ; pour les réunions
plus importantes un quorum de 6 000 a été fixé. Mais quels sont ces
Athéniens assidus ? Certainement pas les petits paysans, trop éloignés,

1. Ordonnance d'Alger du 21 avril 1944, qui reçut application pour la première fois le
21 octobre 1945.
LE SIÈCLE DE PÉRiCLÈS (5e SIÈCLE) 101

ni les plus riches, tout entiers à leurs affaires. En réalité, ne se déran-


gent que les habitants du centre ou des faubourgs, badauds ou oisifs
« roulant dans les marchés et les rues de la ville » (Aristote, Pol. 7, 2,
7), dont Aristophane, qui n'aime pas le régime, s'est plu à faire la
caricature. Mais il faut certainement corriger cette approche trop cri-
tique, que l'on a tendance à privilégier non sans abus. L'ordre du jour,
connu par avance, joue un rôle décisif dans la composition de l'Assem-
blée. Ne viennent que ceux qui ont conscience d'avoir par leur com-
pétence, par leur expérience ou par leur intérêt de la question, une
place à tenir lors de la prise de décision. Des milliers de voix passives
n'enrichiraient pas le débat. Il s'introduit de la sorte une rotation na-
turelle ; et l'on a tendance à dénoncer comme le signe irréfutable d'un
désintérêt civique, d'un disfonctionnement structurel, le sens lucide et
rationnel en réalité de la participation politique.

b) La procédure des réunions 0 Au début du 5e s., l'assemblée est


convoquée une fois par prytanie ; mais, dès Périclès, les réunions, en
moyenne, ont lieu quatre fois par prytanie, soit tous les neuf jours. La
fréquence, énorme, montre bien l'absolue priorité de la vie publique.
Sans que le calendrier des séances soit absolument rigide, le pro-
gramme de la plupart des assemblées est déterminé en principe une
fois pour toutes (telle date pour la rémission des peines ; telle autre
Pour l'ostracisme ou les affaires religieuses ...). C'est pour l'assemblée
une garantie d'indépendance : sa convocation n'est pas abandonnée à
"arbitraire du président. Et, en cas d'urgence, des séances exception-
uelles sont toujours possibles.
, Le cadre du rassemblement est la Pnyx, amphithéâtre naturel face
a
l'Acropole, où le peuple, assis, participe aux assemblées ordinaires,
ou l'agora pour les réunions plénières. Dans les deux cas, il est très
important de connaître comment se répartissent localement les ci-
toyens : l'existence de groupes de pressions, de partis, peut-elle être
onvisagée ? On sait par le détail des opérations de contrôle (confiées à
trente « rassembleurs du peuple ») que l'identité des participants était
vérifiée à l'aide des listes de trittyes et de tribus. C'est donc par groupes
oe 200 à 300 (chiffre moyen par tribu), subdivisés en lots de 70 à 100
(voisins de la même trittye) que les citoyens se rassemblent. On en
déduira que :
no
— A la différence des assemblées modernes où le parlementaire,
yé dans son parti, recherche la discipline de groupe, à Athènes, au
contraire, l'individu est isolé: il n'est entouré que de ses immédiats
compagnons de voisinage. Le cadre hétérogène de la tribu, qui frac-
tionne Vecclésia, rend impossible la réunion des citoyens par affinités
Politiques. 11 n'y a pas de partis à l'assemblée.
. — La différence avec les assemblées romaines, tributes ou centu-
riates, est encore plus nette. A Rome, les citoyens sont répartis et vo-
tent au sein d'unités électorales qui constituent, chacune, des solidari-
tés nettement différenciées les unes des autres. Qu'il s'agisse des tribus
(circonscriptions territoriales homogènes — à la différence des tribus
ehsthéniennes) ou des centuries (groupes de citoyens classés par tran-
ehes d'âge et de fortune), la volonté individuelle, à Rome, est étouffée,
102 LA GRÈCE

dominée par la discipline très stricte qui règne au sein de chaque unité
de vote. Le système y est encore aggravé par le principe du vote à deux
degrés (majorité dans la tribu ou la centurie ; puis majorité des unités
de vote). A Athènes, au contraire, non seulement le citoyen est néces-
sairement affranchi de tout cadre politique ou censitaire, de toute ré-
partition fondée sur des critères d'âge ou de domicile, mais la majorité
de l'assemblée correspond exactement à la majorité des votants. Les
avantages du système athénien (liberté individuelle absolue) sont évi-
dents. Mais il y a une contrepartie : l'assemblée non morcelée en uni-
tés homogènes risque, plus qu'ailleurs, d'être la proie de mouvements
passionnés et irréfléchis.
I
c) Le mécanisme du vole 0 Une triple procédure selon le type de vote.
Lorsque la liberté d'un individu est en cause (ostracisme, eisangélie),
on recourt au vote secret (bulletins déposés dans une urne). Lorsqu'il
s'agit de choisir des magistrats, c'est, sauf exception, le tirage au sort
qui est pratiqué. Jusqu'au 5e s., c'est le choix par la fève. Dix candidats
pour une charge : neuf fèves blanches et une noire sont déposées dans
une urne. Celui qui « tire » la noire est désigné. Par suite de l'extension
considérable du tirage au sort (6 000 héliastes ; plus d'un millier de
magistrats chaque année), des machines à désigner par le sort furent
inventées. Les archéologues en ont retrouvé aux abords de Vagora.
Le vote à main levée est employé pour les affaires courantes. La
procédure semble heurter le principe de la liberté, puisque le choix de
chacun se manifeste publiquement. En réalité cette procédure, qui est
la seule praticable pour une assemblée dont l'ordre du jour est très
chargé, qui doit voter rapidement sur de nombreux projets et confir-
mer une série de charges, est en outre beaucoup plus discrète que la
procédure archaïque qui l'a précédée ; le vote au moyen de cailloux.
Selon le système ancien (il a donné son nom au « décret », psèphisma,
de psèphos, caillou) connu par des vases, chaque citoyen votait en dé-
posant isolément et devant tous une pierre, soit sur le trépied de droite,
soit sur celui de gauche selon le sens de son vote. Le vote à main levée,
exprimé collectivement, est finalement plus anonyme et bien plus res-
pectueux de la liberté de chacun. A Rome, la technique employée
jusqu'au 2e s. sera plus ostentatoire. Là, chacun proclame son intention
devant le rogator responsable de l'unité de vote, en présence du ma-
gistrat et de bien des observateurs intéressés. Les pressions les plus
manifestes font partie du jeu politique romain.

[il LA SOUVERAINETÉ DE L'ECCLÉSIA

En s'aidant de la Boulé et de l'Héliée, Vecclésia a évité le piège de sa


propre puissance. La Boulé, de son côté, donne à l'assemblée son bu-
reau et son président et collabore à toutes ses décisions (vote des dé-
crets). L'Héliée, pour sa part, intervient chaque fois que Vecclésia ris-
que, à son insu, d'être entraînée à voter une motion contraire à la loi.
Dans les deux cas, on ne peut, sans faire erreur, parler d'atteinte à la
LE SIÈCLE DE PÉRICLÈS (5e SIÈCLE) 103

souveraineté du démos. Ce sont, bien au contraire, des précautions


mises au point afin d'assurer au démos l'exercice de sa souveraineté.

^4 a) ^ bureau de l'assemblée 0 L'assemblée n'élit ni son bureau, ni


son président. Le premier est formé des cinquante bouleutes, prytanes
durant un dixième de l'année ; le second est celui que le sort a choisi
parmi les prytanes pour en être le chef (épistate) durant une journée
et prendre la tête de la Cité. C'est l'épistate qui convoque, préside l'as-
semblée et organise les débats. Son rôle reste cependant modeste. Non
seulement il est éphémère, mais la décision de convocation est le plus
souvent déjà déterminée par le calendrier politique. Il veille surtout au
respect du principe de Visegona (liberté et égalité de parole). Un rôle
restreint donc — aucun magistrat, remarquons-le, ne peut, à la diffé-
rence de Rome, présider l'assemblée —, mais qui sera pourtant jugé
excessif au 4e s., et réformé (infra, n0 197).

'^ b) Initiative et amendement: le vote des décrets 0 L'assemblée est


maîtresse de son ordre du jour. L'initiative lui appartient. De la tri-
bune, un citoyen ou un magistrat présente un projet. Une discussion
s'ouvre immédiatement, mais l'assemblée ne peut, en première lec-
ture, se décider par un vote. Le projet doit impérativement (seconde
Phase) être transmis à la Boulé, qui rédige un rapport ou probouleuma.
Favorable, la Boulé se bornera à mettre en forme le projet. Si, en re-
vanche, la Boulé est hostile au projet, elle s'en expliquera dans le pro-
bouleuma, qu'elle conclura par ces mots : « le démos se prononcera
comme il le décidera ». Derrière la formule, courtoise, se cache la dé-
faveur. Mais la Boulé ne dispose d'aucun droit de veto. La discussion
bu projet devant le peuple (troisième phase) commence par la lecture
(par l'épistate) du probouleuma, base nécessaire des débats. Mais le
droit d'amendement (chaque citoyen peut prendre la parole) s'exerce
en toute plénitude. Article par article (pas de vote groupé), on discute,
amende, corrige et vote. Le texte finalement adopté pourra être très
cloigné du projet connu par la Boulé, mais il n'y aura pas de navette
entre celle-ci et Vecclésia. La Boulé, on le voit, ne réduit pas les pou-
voirs de Vecclésia ; elle prépare la prise de décision. Celle-ci, à tous les
niveaux, appartient aux citoyens. On ne trouvera, à Rome, rien de
comparable.
c
® ) La graphè paranornôn : le contrôle de VHéliée 0 « Le premier
Çniploi que la démocratie fit de sa souveraineté fut de lui fixer une
borne infranchissable » (G. Glotz). Telle est la finalité de l'action pu-
bbque d'illégalité, imaginée par Périclès pour protéger le pouvoir de
1
nssemblée. Son but est clair : empêcher qu'un citoyen maladroit ou
ntalveillant n'inspire un projet, ne suggère un amendement qui soit
contraire aux lois. Pour cela, toute proposition engage la responsabilité
de sou auteur, aussi bien au moment où elle est énoncée (le premier
venu peut intenter, avant le vote et avec effet suspensif, l'action d'illé-
galité), qu'après le vote de l'assemblée (la décision adoptée peut, pen-
dant un an, être rapportée et déclencher la condamnation de son ins-
pirateur). L'accusation peut aussi rejaillir sur l'épistate qui aurait mis
104 LA GRÈCE

aux voix un projet violant la légalité soit par un vice de forme (les
règles de procédure du vote ; l'obligation du probouleuma...) soit par
un vice de fond (conflit avec une loi antérieure...).
L'action est portée devant une cour de l'Héliée d'au moins mille
jurés, présidée par les six thesmothètes. C'est donc le peuple — mais
dans sa fonction de juge — qui juge de la légalité du projet, voire
annule le vote populaire si le projet attaqué a été mis aux voix et voté'.
Mais il ne s'agit pas de mettre le peuple en accusation. L'fféliée n'est
pas une cour supérieure à Vecclésia. Elle arbitre avec pondération (les
héliastes doivent avoir plus de trente ans ; ils ont prononcé un serment
rigoureux) un conflit entre la « Loi » et la volonté d'un jour ou l'inspi-
ration d'un 'seul. La sanction prononcée contre l'auteur malheureux
varie : une amende, exceptionnellement la mort, mais, en cas de dou-
ble récidive, la déchéance du droit d'accéder de nouveau à la tribune
du démos, ou même la perte des droits politiques.
La graphè paranomôn fut, au 5e s., le palladium de la démocratie.
Elle évita à l'assemblée bien des faux pas contre les dangers d'une
législation enchevêtrée et mal connue ; elle déjoua les atteintes à la
démocratie, qu'elles fussent de veine oligarchique (telle la restauration
de privilèges) ou démagogique (ainsi un projet qui eût ouvert la Cité
à des esclaves et à des métèques). Les oligarques ne s'y sont pas trom-
pés. En 411, en 404, les deux coups d'Etat qu'ils réussirent pour une
durée pourtant si brève, prirent le soin, immédiat, de supprimer l'ac-
tion d'illégalité. Rétablie ensuite, l'institution déclinera au même
rythme que la démocratie elle-même (infra, n0 195), dont elle resta
toujours le reflet fidèle.

fc] LES POUVOIRS DE L'ECCLÉSIA

L'assemblée gouverne, légifère et, plus exceptionnellement, juge.


Souveraine, elle ignore l'idée d'une séparation des pouvoirs.

a) Le gouvernement 0 En désignant les magistrats, en les révoquant


ou les contrôlant, Vecclésia participe au gouvernement indirect de la
Cité. Mais surtout, tant en politique étrangère que pour les affaires
intérieures, le gouvernement direct lui appartient : guerre et paix, ter-
mes d'une alliance, conduite de l'impérialisme et charges des Alliés,
d'une part ; remise des récompenses, de l'autre (ces couronnes ou dé-
crets honorifiques dont l'attribution agitera tant la vie d'Athènes, tou-
jours prompte à en suspecter le mérite), et surtout finances. Finances
au demeurant rudimentaires. Jusqu'à la fin du 5e s., où une contribu-
tion de guerre « exceptionnelle » (eisphord) taxera le capital de tous
(sauf les thètes) sous la forme d'un impôt direct, la fiscalité athénienne
s'est limitée au système des liturgies. Désignés chaque année par l'as-

1. Au cours des débats devant les jurés composant l'Héliée, c'est révélateur, accusation
et défense disent « vous y lorsqu'elles font allusion à Vecclésia. Politiquement, celle-ci n'est
pas distincte de l'Héliée. L'une et l'autre sont le peuple.
LE SIÈCLE DE PÉRICLÈS (5" SIÈCLE) 105

semblée, les plus riches (ou présumés tels : ils peuvent se défendre en
dénonçant plus riche qu'eux) sont chargés, qui de l'armement d'une
trière, qui de l'organisation d'une tragédie, qui encore des frais d'un
culte. La tradition de l'évergétisme est encore vivante au S" s. : les plus
riches aiment manifester leur générosité. Ils supportent de bon gré un
système qui, grevant les plus riches des charges de la Cité, répond par
ailleurs aux principes de la démocratie.
158
b) La législation 0 « Aucun décret, ni du Conseil ni du peuple, ne
prévaudra contre une loi » (Andocide, Sur les mystères, 87). Le prin-
cipe, qui remonterait à Solon, pose une distinction fondamentale.
D'une part, les lois (ou nomot) qui organisent la vie de la Cité (telles
celles de Dracon, Solon, Clisthène...) ; de l'autre, les décrets (psèphis-
mata), œuvre ordinaire de l'assemblée, hiérarchiquement inférieurs.
La graphe paranomôn, sentinelle efficace, veille au respect de la supé-
riorité de la loi. Unanimes, les Athéniens (Isocrate, Eschine, Démos-
ffiène, Aristote)1 affirment que le règne souverain de la loi supérieure
au peuple est un des principes de la démocratie. L'anarchie, la déma-
gogie surviennent dès que « la masse, c'est-à-dire les décrets et non les
lois décident souverainement » ou que « les intrigants agissant en dé-
magogues rendent le peuple souverain même des lois... Dès que le
Peuple rejette le règne de la loi, il devient un despote » (Arist, Pol 4,
1292 a ; 5, 1305 a).
Conclura-t-on que le peuple, face à la loi, est frappé d'impuis-
sance ? Non : le pouvoir de réformer la loi ne lui échappe pas. Mais
une procédure lourde et solennelle s'impose alors. La Boule désigne
un comité d'experts ; sur leur rapport, elle rédige un probouleuma. Cet
avis mis en forme est soumis à une assemblée globale (quorum spé-
cùdj qui se prononcera, non sans avoir au préalable proclamé l'immu-
nité de celui qui a pris l'initiative de la révision.
c
^ ) L'ecclésia et la justice : Veisangélie 0 Normalement, Vecclésia ne
luge pas. Arbitrer les litiges ou punir, c'est l'affaire de l'Héliée. On
n'insistera pas sur l'ostracisme qui n'est pas un jugement {supra, n"s
87~88), ni sur le vote d'amnistie (adeid) qui rétablit dans ses droits un
citoyen puni. Le quorum particulier et la procédure secrète du vote,
nans les deux cas, s'expliquent par l'idée d'une « unanimité » néces-
s
aire afin que le peuple, par exception, vote une loi « particulière » (un
" Privilège »). Quant à Veisangélie (« message d'urgence »), qui seule
nous retiendra, si elle s'apparente au pouvoir judiciaire, elle rejoint,
an fond, la compétence législative de l'assemblée.
En cas d'atteinte grave à la sûreté de l'Etat (trahison, malversation,
vi
olation de la confiance populaire) et en l'absence d'une loi réprimant
spécialement l'acte incriminé, l'Héliée, incompétente, ne peut se pro-
noncer. On revient alors tout naturellement vers Vecclésia, source de
la
loi, pour lui demander de qualifier le crime et, éventuellement, le
Punir. Par son fondement, l'eisangélie se rattache au pouvoir normatif

L Isocrate, Àréopagitique 20 ; Eschine, Contre Ctésiphon 6 ; Démostiiène, Contre Lep-


t'ne 91-92 ; Contre Timocrate 75.
106 LA GRÈCE

de l'assemblée, mais, dans son exercice, Vecclésia peut être conduite à


juger directement l'affaire. La procédure est la suivante1 : 1) L'accusa-
tion (ouverte à tous), contre un particulier ou un magistrat, est lancée
devant Vecclésia. 2) Un vote préalable a lieu ; si la poursuite est ac-
cueillie, elle est 3) transmise à la Boulé pour la rédaction de l'indis-
pensable probouleuma ; cet avis, rédigé sans que les parties aient été
entendues, propose à l'assemblée une qualification du crime (détermi-
nation de la culpabilité) et suggère une peine. 4) L'assemblée, infor-
mée, ou renvoie l'affaire devant l'Héliée, éclaire les juges sur la quali-
fication du crime et les charge de prononcer la peine, ou bien (et c'est,
au 5e s., le cas le plus fréquent) juge elle-même, sans être liée (elle ne
l'est jamais) par le probouleuma2. Accusateur et accusé se défendent
selon le cas devant l'Héliée ou devant Vecclésia. Les peines sont très
lourdes : amendes écrasantes, et surtout la mort. Sur 140 affaires con-
nues, 100 se sont achevées par une condamnation capitale — mais
dont l'exécution fut fréquemment devancée par l'exil. Périclès, en 430,
fut condamné par l'assemblée à une très lourde amende. L'accusation,
en fait, était politique.

§2
LE CONSEIL OU BOULÉ

On peut négliger l'Aréopage. Certes, il n'a pas disparu, et conserve


même un certain prestige. L'archontat, qui en ouvre l'accès, reste re-
cherché, bien qu'il ne confère plus de véritable pouvoir politique (or-
ganisation des jeux et des fêtes ; instruction des procès). De son nau-
frage, l'Aréopage n'a sauvé qu'une juridiction criminelle religieuse. La
Boulé de Clisthène a définitivement vaincu son rival.

160 Structure et fonctions 0 La structure de la Boulé : un « raccourci du


corps civique ». L'expression (de Glotz, puis Ed. Will) rappelle excel-
lemment le système de désignation qui, par un tirage au sort à deux
degrés, donne, en miniature, le reflet exact (beaucoup plus que Vecclé-
sia) du peuple athénien. Toutes les couches sociales, tous les niveaux
de culture ou de fortune, tous les clivages politiques se retrouvent chez
cinq cents citoyens âgés de plus de trente ans qui, pas plus de deux fois
dans leur vie, figurent un an durant le bon sens populaire. Une sagesse
dont on apprécie la pondération face à la passion de la masse, comme
la réflexion assagit l'imagination; un bon sens commun qui se dé-
tourne de l'art, en général opaque, d'une oligarchie de professionnels,
tel que le pratiquait l'ancien Aréopage ; une conscience collective au
sein de laquelle tourne le pouvoir, chaque jour pour l'épistate, chaque

1. A titre d'exemple, on se reportera à la célèbre accusation, par eisangélie, des stra-


tèges vainqueurs aux Arginuses (en 406). Cf. XfiNOPFiON, Helléniques 1, 7 et iq/ra, n0 177.
2. Il y a un autre type d'eisangélie ; devant la Boulé (contre un magistrat seulement) ;
le Conseil instruit et juge, mais avec appel devant l'Héliée.
LE SIÈCLE DE PÉRICLÈS (5e SIÈCLE) 107

mois pour les prytanes, de sorte qu'aucune influence personnelle ne


dévie l'organe de sa mission.
Les fonctions de la Boulé. Par sa fonction probouleutique, le Conseil
prépare le travail de Yecclésia. Tout projet aboutit au dépôt, sur le bu-
reau de l'assemblée, d'un rapport écrit. Pour rompre l'isolement voulu
des magistratures (infra, n0 163), il fallait un organe qui coordonnât
leur action : ce fut aussi l'une des tâches essentielles de la Boulé. Elle
entend les rapports des magistrats, leur adresse des instructions, con-
trôle l'emploi des fonds qui leur sont confiés, a compétence pour les
juger sur dénonciation même d'un particulier (eisangélie devant la
Boulé et appel à l'Héliée) et surtout travaille quotidiennement avec les
stratèges. L'absence de hiérarchie menaçait l'autorité des magistrats
d'une redoutable dispersion : l'unité d'action fut établie par la Boulé.
Elle fit même plus. Elle joua, entre l'ecclésia et les diverses magistratu-
res, un rôle de liaison, comblant encore un vide voulu par les réforma-
teurs d'Athènes. Les décisions de l'ecclésia sont transmises pour exé-
cution aux magistrats par la Boulé ; par cette dernière encore bien des
projets inspirés par les magistrats parviennent au bureau de l'assem-
blée.

§3
LES MAGISTRATS

Avec humour, « entre frères nés d'une mère commune, il n'est ni


esclaves, ni maîtres » (Platon, Ménexène, 239 a), avec sérieux, « dans la
démocratie, nul n'est tenu d'obéir s'il ne peut commander à son tour »
{Politique, 7, 1,8, d'Aristote), c'est bien le caractère dominant qui est
ccis en relief. Des magistratures ouvertes, éminemment accessibles,
111
''lis, par contrecoup, étroitement soumises au contrôle populaire.

L'ORGANISATION DES MAGISTRATURES

n
) Innualité et collégialité 0 L'annualité est de règle avec, pour co-
rollaire, l'interdiction du cumul et, sauf l'exception notable de la stra-
jcgie, de la réitération. Du fait, en outre, des formalités pointilleuses de
la
reddition des comptes, il était pratiquement impossible d'exercer
coup sur coup deux magistratures différentes. De la sorte une rotation
rapide évitait les inconvénients du professionnalisme. La collégialité
est de règle. Elle fait respecter l'égalité des tribus (dix stratèges — un
Par tribu — ; dix archontes ...) ; mais elle fractionne surtout le pouvoir
des membres du collège, soit en assurant à chacun, à tour de rôle, la
responsabilité [tour tous, soit (et c'est le plus fréquent) en plaçant le
Pouvoir de décision dans la majorité, chacun, dans le collège, ne déte-
nant qu'une fraction du pouvoir. Rome aura, on le verra, une idée
mute différente de la collégialité.
108 LA GRÈCE

La multiplicité des magistrats et la rigoureuse égalité des divers col-


lèges sont une autre originalité du système démocratique. Toute occu-
pation publique fait naître une magistrature, donc un nouveau col-
lège : le service des eaux, la préparation des jeux panathénaïques, les
ambassades, la garde des arsenaux... Près d'un millier de magistrats
sont désignés chaque année'. Or, mis à part les divers collèges militai-
res (coiffés par le commandement des stratèges), tous ces collèges sont
indépendants. Il n'y a pas entre eux de hiérarchie ; donc pas de car-
rière à parcourir — autre différence fondamentale avec Rome — pour
accéder à une magistrature réputée supérieure. Les charges s'équiva-
lent et la loi|de la rotation veut que l'on quitte la plus modeste pour la
plus haute et réciproquement.

162 b) Nomination 0 Le recrutement des magistrats obéit à quelques


principes cohérents. Dans le souci d'éviter la brigue, la corruption ou
la cooptation, afin de ne pas donner à la fortune ou à la naissance trop
de poids, la démocratie a introduit la règle du tirage au sort. C'est, à
coup sûr, une invention de la démocratie' et non, comme le pensaient
Fustel de Coulanges et Glotz après lui, le vestige d'une tradition ar-
chaïque qui, primitivement, aurait confié aux dieux (décidant derrière
les apparences du sort) le choix des magistrats. Le principe du « choix
par la fève » sera critiqué (par Socrate, par exemple) ; il étonne ou
choque aujourd'hui. Mais pour bien le comprendre, il faut tenir
compte d'un certain nombre de tempéraments. Les moins doués, par
crainte du ridicule, ne se portaient pas candidats ; la collégialité corri-
geait, en moyenne, les inconvénients d'un choix malheureux ; les ma-
gistrats ne travaillaient pas seuls : un personnel subalterne, mais sta-
ble et compétent, les aidait ; pour les magistratures les plus techniques
(telles les fonctions d'officier, celles d'architecte ou d'ingénieur) ou les
plus importantes (la stratégie notamment), l'élection remplaçait le ti-
rage au sort. Enfin, l'examen de la docimasie écartait du pouvoir les
candidats d'une honnêteté douteuse.
Tous les magistrats en effet subissent avant leur entrée en charge
un contrôle sévère, exercé par une cour de l'Héliée. Introduite sans
doute par Périclès, la docimasie n'est pas un examen de compétence
mais de moralité seulement. Elle vérifie — et sur les trois générations
qui ont précédé — si le futur magistrat a respecté les devoirs religieux
et ceux dus aux ancêtres, a payé les liturgies qui lui incombaient, a
combattu avec civisme.
En principe aucune condition de cens n'est requise pour être dési-
gné comme magistrat : la charge est donc accessible même aux plus
démunis. Et l'on sait que Périclès, décidé à faire sortir cette règle d'éga-

1. Aristote, dans la seconde partie de la Constitution d'Athènes (la description de la


constitution actuelle), s'est plu, en une longue litanie, à énumérer un grand nombre de
magistrats (chap. 50-69).
2. Ainsi Hérodote, dans le célèbre discours d'Olanès (3,80) ; de raeme Aristote (Fol
4, 1294 b et 6, 1317 b : « le tirage au sort est considéré comme démpcralique, l'élection
comme oligarchique » ; Hhél. 1, 1, 1365 b : « la démocratie est le régime où l'on se partage
les magistratures par le sort » ; et encore Platon, Rép, 8, 557 a. De manière caractéristique
toute révolution oligarchique rétablit le principe de l'élection.
LE SIÈCLE DE PÉRICLÈS (5e SIÈCLE) 109

lité de l'inefficacité ordinaire des grands principes, introduisit une


nouvelle loi de la démocratie (la « neuvième », selon la classification
d'Aristote, Pol. 6,1317 b et 4, 1299 b) : l'indemnité de fonction (misthos).
Tous y ont droit, sauf quelques exceptions justifiées. Ni les stratèges ni
les trésoriers ne perçoivent de salaire, mais ils doivent, en revanche,
appartenir à la première classe censitaire. Il s'agissait de fournir des
garanties de solvabilité et ne pas rendre illusoire leur lourde respon-
sabilité.

CONTROLES POPULAIRES
SUR LES MAGISTRATURES

lies pouvoirs restreints 0 Isolé, le magistrat ne peut communiquer ni


avec l'assemblée, ni avec les autres collèges. L'intermédiaire néces-
saire d'une action concertée est la Boulé. Mais surtout le magistrat est
soumis à l'autorité despotique de Vecclésia et de la Boulé. Sans s'enfon-
cer dans la complexité des procédures, il suffit de savoir que : 1) Tous
les mois, par un vote à main levée {épicheirotonie), Vecclésia se pro-
nonce sur la gestion des magistrats ; celui qui est désavoué est destitué
et passe en jugement devant l'Héliée. 2) Tous les mois aussi, les ma-
gistrats financiers présentent leur comptabilité à une section de la
ttoulè. 3) A tout instant, la procédure d'eisangélie menace ; aucune
immunité ne protège le magistrat contre l'accusation d'un particulier.
Mais c'est en fin de charge que les vérifications s'abattent, drues. Véri-
fication des comptes par un collège spécial (et renvoi devant l'Héliée) :
ions doivent s'y soumettre. Mise en accusation systématique de l'acti-
Mté politique par un détachement de la Boulé : plusieurs jours durant,
Ul
ie fraction de la Boulé se met à la disposition des particuliers qui
souhaiteraient dénoncer l'action d'un magistrat.
Acharnement du peuple, maître méfiant, tourmenté par la crainte
excessive d'être volé ou trompé. Et la pratique dépassa encore les prin-
cipes. La notion de magistrat, celle de deniers publics ou de reddition
Çe comptes (cf. Eschine, Contre Ctésiphon 17-21) sont extrapolées pour
mspecter davantage. Les condamnations abondent. Le mot de la fin
appartient à Xénophon {Mémorables, 2, 1, 9) ; « les cités en usent avec
ics magistrats comme moi avec mes domestiques. Je veux que mes
serviteurs
11
me fournissent tout ce qu'il me faut en abondance et qu'ils
r
c touchent à rien. Les cités entendent que les magistrats leur procu-
ent le plus d'avantages possible et qu'ils s'abstiennent de toucher à
fiuoi qlJe ce soq

§4
LA JUSTICE

Au 5e s., l'évolution est achevée. L'Aréopage a conservé quelques


mlaires d'homicide ; les magistrats ont perdu leurs fonctions judiciai-
110 -lA GRÈCE

res primitives. L'Héliée, symbole de la justice populaire et de la sou-


veraineté du peuple, a tout accaparé.

164 a) Un tribunal populaire 0 Six mille citoyens tirés au sort chaque


année forment l'Héliée : autant dire que c'est le peuple, réuni pour
juger. Dix cours composées de 201 tà i 501 juges-jurés selon l'impor-
tance de l'affairese répartissent cette foule considérable, occupée, et
combien, pendant quelque trois cents jours par an à trancher les in-
nombrables litiges qu'une cité, aimant la chicane, a fait naître. L'idée
de consacrer régulièrement une année à juger ses concitoyens avait
de quoi fairb reculer ceux pour qui le travail était une nécessité ; mais
l'indemnité (misthos héliasticos) de deux oboles versées après chaque
journée d'audience consacrera, dans l'esprit de son créateur, Périclès,
la loi de l'égalité démocratique. Le serment solennel qu'il prononce
avant son entrée en charge fait réfléchir l'héliaste sur la gravité de sa
fonction : « Je ne voterai ni pour un tyran, ni pour un oligarque ; si
quelqu 'un veut renverser le gouvernement populaire d'Athènes, on
fait une proposition hostile à ce gouvernement, ou la met aux voix, je
ne le suivrai pas. Je ne voterai ni l'abolition des dettes privées, ni le
partage des terres et des maisons des citoyens athéniens. Je ne rappel-
lerai ni les bannis, ni les condamnés à mort et je ne prononcerai pas
contre ceux qui demeurent dans le pays un bannissement contraire
aux lois... Je ne recevrai pas de présents à titre d'héliaste, ni moi, ni
un autre que moi... J'ai atteint l'âge de trente ans. J'écouterai avec une
égale attention l'accusateur et l'accusé, et je ferai porter mon vote sur
l'objet précis de la poursuite. Si je me parjure, que je périsse, moi et
ma maison ; si je suis fidèle à mon serment, puissé-je prospérer » (Dé-
mosth., Contre Timocrate 149-151). Une justice intègre et impartiale,
respectueuse des droits de l'individu, de l'autorité de la chose jugée,
des lois en vigueur. Et une justice qui a l'audace de se reconnaître
franchement comme démocratique, d'avouer, avec un courage si rare,
son caractère politique. Telle elle, devait être. Fut-elle tout cela à la
fois ?

165 b) La procédure devant l'Héliée : une justice populaire 0 La procé-


dure (restons-en, pour le moment, aux principes) est rigoureusement
démocratique.
1" L'accusation : il n'y a pas de ministère public. L'optimisme est
évident. Il n'est pas digne de confier l'application des lois à un profes-
sionnel. Les lois seront donc placées sous la garde de tous, et la Cité
compte sur le civisme de chacun pour que les crimes soient dénoncés
avec zèle. Ainsi, toutes les actions, qu'elles soient privées (intéressant
les particuliers : civiles ou pénales) ou publiques (touchant les intérêts
de l'Etat : telle la graphe paranomôn) sont « populaires » ; laissées à
l'initiative du premier citoyen venu.
2° L'instruction : elle appartient aux magistrats qui président les
différentes cours formant l'Héliée. Ce sont, pour les affaires criminel-
les, les Onze ; pour les délits économiques et les affaires commerciales,
des magistrats «maritimes»; pour les questions de discipline mili-
LE SIÈCLE DE PÉRICLÈS (5e SIÈCLE) 111

taire, les stratèges ; mais la plupart des affaires ressortissent aux ar-
chontes. Au terme de l'évolution, on le voit, ils ne jugent plus, mais,
chacun dans le domaine de compétence qui est resté le sien (le droit
privé pour l'archonte éponyme ; les affaires des étrangers pour le po-
'émarque ; le culte pour l'archonte - roi ; l'intérêt public pour les thes-
mothètes)1, ils instruisent les procès. Les magistrats établissent le dos-
sier, rassemblent les témoignages, produisent l'état du droit applicable,
éclairent les juges-jurés mais se garderont d'exercer sur ceux-ci une
Pression quelconque (cf. Lysias, Contre Alcihiade 2,1 s.). L'aspect tech-
nique a été dissocié de l'aspect politique, l'instruction détachée de l'ac-
cusation.
3° Les débats : Vqffrontement de deux consciences. C'est le principe :
accusateur et accusé se défendent et attaquent personnellement sans
•'intervention de spécialistes. Mais il fallut rapidement en revenir et
Protéger les accusés contre l'habileté d'accusateurs professionnels, les
s
ycophantes, en tolérant des logographes, avocats rédigeant sur com-
mande d'émouvantes et efficaces défenses.
4° L'absence de voies de recours. Les jugements (condamnations pé-
cuniaires ; parfois la mort) sont sans appel. Les juges-jurés représen-
tent l'Héliée (pour les affaires importantes, plusieurs cours se regrou-
pent), donc le peuple. Les décisions du peuple n'admettent pas l'idée
'l'un recours.
5° Les dénonciateurs : une occupation publique. L'accusateur qui
échoue et n'obtient pas au minimum le cinquième des voix est frappé
d'une amende. Mais, s'il l'emporte, il partage avec le Trésor le montant
de la condamnation. On devine que l'appât du gain a prévalu sans
tarder sur la sincérité des sentiments patriotiques ; le principe démo-
ccatique de l'accusation populaire fit naître rapidement une nouvelle
Profession, mal inévitable ; celle d'accusateur ou délateur. Les syco-
Phantes (exactement — on ne sait au juste pourquoi — les « dénoncia-
teurs de figues ») ont contribué à vicier très vite le jeu normal d'une
lustice qui n'a pas répondu à tous les espoirs mis en elle.
100
L'Héliée, entre les sycophnnlcs et les démagogues 0 En 422, la
comédie des Guêpes — le titre est éloquent — stigmatise les héliastes
cl leurs jugements. Aristophane ne dénonce pas la justice démocrati-
lue en tant que telle, mais la manière dont les tribunaux et le peuple
Se
sont abaissés an niveau d'instruments aux mains des démagogues
Profiteurs. Le système a mal tourné. Pourquoi ? Le mis t ho s a été dévié,
'^indemnité, qui aurait dû appeler des représentants de toutes les cou-
M'cs populaires, qui aurait dû n'être qu'une juste compensation et un
testrument d'égalité politique, est très vite devenue un subside pour les
P'us pauvres. Après que le démagogue Cléon l'eut fait passer, en 425,
Pc 2 à 3 oboles, sa nature est devenue économique. La fonction si pres-
ogieuse de juge, jadis éclatante victoire populaire, n'est plus qu'un
teoyen de vivre aux dépens de l'Etat. Et ce sont les vieux qui envahis-

Les thesmothètes, notamment, répartissent les jurés entre les difTérentes cours de
liée et président (seuls, ou tous ensemble pour les grosses affaires) ces mêmes cours.
112 ■ LA GRÈCE

sent les bancs des juges-jurés, tout heureux d'occuper leur inactivité
en percevant une pension de vieillesse. La composition des tribunaux
allait fausser les choses. Quelle impartialité attendre d'une masse uni-
formément pauvre, pleine de revanche et d'amertume, « de ces cœurs
de vieillards n'aimant qu'une chose : mordre avec la pierre de leur
vote » (Aristoph., Les Acharniens, v. 375-6) ? Mais la responsabilité des
démagogues est lourde.
A la recherche d'une popularité toujours renouvelée, ils excitent ce
penchant mauvais. Par l'intermédiaire des sycophantes, leurs compli-
ces, ils n'hésitent pas, par des dénonciations calomnieuses, des faux
témoignagès, des accusations non fondées, à livrer des riches à la ran-
cœur des jurés. L'accusation partisane devient la servante de la politi-
que. Les difficultés financières qui saisissent la Cité dès la mort de
Périclès poussent même la Boulé à fermer les yeux : « Quand le Conseil
a assez d'argent pour l'administration, alors il respecte la justice. Mais
quand il est dans des moments de détresse financière, il est bien obligé
d'accepter des dénonciations, de confisquer des propriétés, de céder
aux suggestions les plus malhonnêtes des orateurs (= les démago-
gues) ».
L'observation de Lysias (Contre Nicomaque, 22), d'une lucidité ter-
rible, porte sur la fin du 5e s. Avec la guerre du Péloponnèse, les con-
ditions matérielles d'une démocratie équilibrée se sont effondrées.
« L'essaim des guêpes au dard menaçant» (Guêpes, 1102 s.) en est un
signe avant-coureur.

§5
CONCLUSION : LA DÉMOCRATIE
ATHÉNIENNE,
JUGÉE PAR LES ATHÉNIENS

Nous avons vu naître le régime, nous l'avons vu fonctionné, nous


l'avons ausculté. Le moment est venu d'en proposer une lecture syn-
thétique : mais il y a un danger. La démocratie est aussi un système
moderne de gouvernement et une idéologie actuelle. Comment se dé-
faire d'une approche immanquablement subjective et déformante ? En
demandant aux Athéniens eux-mêmes, partisans et adversaires de la
démocratie, de juger leur œuvre.

S LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE
N'EST PAS UNE APPARENCE

167 Dèmokratia 0 Les Athéniens ont fabriqué de toutes pièces un type de


constitution dont ils ont saisi immédiatement, non sans fierté, l'origi-
i::;.

LE SIÈCLE DE PÉRICLÈS (5e SIÈCLE) 113

nalité absolue. S'ils ont suscité l'imitation, ils n'ont emprunté à per-
sonne « leur » démocratie, la démocratie, dont ils restent les inven-
teurs. Ils ont accueilli dans l'euphorie ce régime nouveau, appelant
leur fils Dèmokratès comme les Révolutionnaires de la première gé-
nération se nommèrent Brutus ou Gracchus, et baptisant Dèmokratia
les navires construits à leurs frais. Engouement éphémère ? Nulle-
ment. Durant tout le 5e s. et surtout au 4e s., après le rétablissement de
la démocratie en 403 (infra, nos 184 s.), l'attachement à la démocratie
ne se relâche pas un instant. Chaque année les 6 000 Héliastes jurent
d'observer la constitution démocratique ; chaque année, les stratèges
sacrifient à la déesse Dèmokratia, dont la statue s'élève sur l'agora
depuis 333. Un relief de même époque représente la déesse couron-
nant un vieillard barbu : on y a reconnu le Démos. Il ne peut donc se
glisser aucune ambiguïté : dans les conversations privées aussi bien
hue dans les actes officiels, les Athéniens ont qualifié de dèmokratia
leur régime.

fie
Périclès et la démocratie 0 On cite, il est vrai, mais dans une hâte
suspecte, un jugement porté par Thucydide sur le principal de Péri-
clès : « Sous le nom de démocratie, c'était en fait le premier citoyen qui
gouvernait » (Thuc. 2, 65, 9). Faut-il comprendre que la démocratie ne
fut qu'apparence et qu'elle put tolérer, précisément durant ses années
du plus incontestable éclat, d'être mise en sommeil ? Ce serait un
grave contresens. Car jamais Thucydide n'a voulu dire — ni affirmer
dans son œuvre — que le prodigieux ascendant exercé par Périclès se
m au détriment de la démocratie. Rien, dans les multiples stratégies
de Périclès, n'a porté atteinte aux principes démocratiques, pas plus
dans ses élections ou réélections répétées que dans les décrets qu'il fit
voter. Le démos a gardé intacte sa souveraineté : il en fit amplement
'ea démonstration lorsqu'il retira brusquement sa confiance à Périclès
u 430. Thucydide porte au crédit de son grand homme, Périclès, une
autorité et un prestige considérable, puisque ceux-ci lui permirent
d inspirer au démos ses propres choix ; mais il porte aussi au crédit de
Ja démocratie d'avoir, sans reniement ni abdication, permis au démos
ue se laisser conduire par celui qui servait au mieux ses propres inté-
fets. fi n'est sans doute pas, au fond, plus bel éloge du régime démo-
Ofatique : grâce à cette constitution, le peuple a choisi la voie le con-
u
isant à la grandeur et à la puissance.
Quelques années après la mort de Périclès, le poète tragique Euri-
jude dans les Suppliantes (422) place dans la bouche de Thésée, figure
er
oïsée de Périclès l'éloge du régime démocratique. Durant plus de
Jreut cinquante vers (v. 350-510), Thésée-Périclès se vante d'avoir
. tdé la démocratie : ... « J'appelai ce peuple au pouvoir sans partage,
t*? fis la cité libre et le suffrage égal... » (v. 350-1), de s'être ainsi fait le
champion de la liberté, de l'égalité, du gouvernement par les lois ;
Cette ville n'est pas au pouvoir d'un seul : Athènes est libre. Le peu-
ple y règne ; tour à tour, les citoyens, magistrats annuels, administrent
1
Ctat... » (v. 400-406) ; « Sous l'empire de lois écrites, pauvre et riche
oui mêmes droits. Le faible peut répondre à l'insulte du fort, et le petit,
' a raison, vaincre le grand. Quant a la liberté, elle est dans ces
114 IA GRÈCE

paroles : "Qui veut, qui peut donner un avis sage à sa patrie ?"' Alors
à son gré, chacun peut briller... ou se taire. Peut-on imaginer plus
belle égalité ? » (v. 433-441). Périclès, le fossoyeur de la démocratie ?
On aura peine à le croire !

L'ANALYSE JURIDIQUE
DE LA DÈMOKRATIA :
SES TROIS PRINCIPES

169 La liberté 0 "« Le principe fondamental du régime démocratique, c'est


la liberté ; voilà ce qu'on a coutume de dire, sous prétexte que, dans ce
régime seul, on a la liberté de parler : c'est là, dit-on le but de toute
démocratie. Une des marques de la liberté, c'est d'être tour à tour gou-
verné et gouvernant» (Aristote, Poi, 5, 1317a). L'alternance dn pou-
voir et de la soumission : les penseurs, d'Hérodote (llist. 3, 80) à Aris-
tote, jusqu'aux poètes (Euridipe, Suppliantes, v.404) y ont perçu le
fondement de la liberté, par opposition à la confiscation durable du
pouvoir par une minorité. Tous y ont vu le premier principe de la
démocratie. Les opposants au régime ne l'ont pas contesté. Les clubs
oligarchiques qui commencent à déployer contre Périclès une opposi-
tion systématique, à partir de 445, partagent cette analyse ; ils sont les
derniers à nier cette liberté, car c'est bien elle qui les a privés du
pouvoir, en ouvrant un système de rotation qui leur fut fatal.

170 L'égalité 0 Egalité de parole f isègoria) ou égalité de droits entre riches


et pauvres, égalité de naissance, le concept d'ison est au coeur de la
démocratie. Où le saisira-t-on mieux que dans l'appel solennel que
lance le héraut, au seuil de toute discussion, pour inciter « le premier
venu » {ho bouloménos) à monter à la tribune et parler selon sa cons-
cience ? Là encore les opposants oligarques apportent une confirma-
tion précieuse ; car ils ont aussi perçu dans une égalité qu'ils abhor-
rent le succès du régime qu'ils combattent. Une égalité radicale a
donné aux rameurs le pouvoir, car jouissant, dans l'assemblée, de la
supériorité du nombre, ils y ont acquis la force.

171 La souveraineté des lois 0 « Voici ce que l'on entend toujours dire : il
y a dans le monde trois genres de gouvernement : la monarchie, l'oli-
garchie, la démocratie. Les deux premières formes sont régies par
l'humeur des chefs, les Etats démocratiques le sont au contraire par
les lois, établies... Lorsque les lois sont respectées dans l'Etat, la sou-
veraineté dn peuple est, elle aussi, sauvegardée » (Eschine, Contre Cté-
siphon 6).
On a déjà rencontré le paradoxe, plus apparent que réel, de ces
deux souverainetés qui semblent se heurter : la souveraineté du dé-

1. C'est textuellement, la formule employée par le héraut, appelant les individus, au


début des séances à l'assemblée, à s'exprimer.
LE SIÈCLE DE PÉRICLÈS (5e SIÈCLE) 115

mos et la souveraineté de la loL Le peuple est maître de la loi, mais il


affirme simultanément qu'il doit obéir aux lois qu'il s'est données. Or
il ne s'agit pas d'une habile formule, d'une parade sans consistance
pratique. Il suffit d'évoquer le serment des Héliastes, rappelés à cette
tâche impérative de servir la loi ; ou encore la graphe paranomôn,
exemple-type de l'obligation pour le peuple législateur de respecter
une hiérarchie des normes qui place les nomoi au sommet de la cons-
titution. Mais comment oublier les procédures si nombreuses et com-
plexes, progressivement montées pour soumettre les comptes des ma-
gistrats à un contrôle scrupuleux ? Les magistrats, les prêtres, les
familles sacerdotales, les particuliers astreints à une liturgie ou au
financement d'une charge publique, tous sont considérés comme au
service de la loi, astreints à la reddition des comptes, en signe de sou-
mission et de respect à une loi faite pour tous (cf. Eschine, Contre
Ctésiphon 17-21).
Les adversaires de la démocratie ont donné, ici encore, leur point
fie vue. Ils ont déploré la tyrannie de la loi ; c'était rendre un hommage
à son omniprésence. Ils l'ont, bien sûr, critiquée ; mais ce n'était pas
Parce que la loi aurait été incertaine, mouvante, arbitraire, inégale,
fans le regret nostalgique de leurs privilèges dépassés, ils ont au con-
traire cherché à rejeter en bloc une loi souveraine, avec l'ensemble du
r
égime.

[cl L'APPROCHE IDÉOLOGIQUE


DE LA DÉMOCRATIE

, L'unité de pensée entre adversaires et partisans de la démocratie a


pé jusqu'ici sans faille. Cette convergence rassure, car dans une ana-
'yse qui se voulait juridique, il ne doit y avoir de place pour le désac-
cord. Mais quand on en vient aux jugements de valeur, les idéologies
divergent et retrouvent leur irréductible vitalité.

L éloge de la démocratie selon Périclès 0 La célèbre oraison funèbre,


Prononcée en 430 en l'honneur des premiers morts de la Guerre du
c'oponnèse associe démocratie, bonheur, tolérance, égalité et liberté :
« Pour le nom, comme les choses dépendent non pas du petit nom-
re
. mais de la majorité, c'est une démocratie. S'agit-il de ce qui revient
^e chacun ? La loi, elle, fait à tous, pour leurs différends privés, la part
Sale, tandis que pour les titres, si l'on distingue en quelque domaine,
n
'est pas l'appartenance à une catégorie, mais le mérite, qui vous
mt accéder aux honneurs ; inversement, la pauvreté n'a pas pour effet
fit un homme, pourtant capable de rendre service à l'Etat, en soit em-
Pêché par l'obscurité de sa naissance. Nous pratiquons la liberté, non
seulement
est
dans notre conduite d'ordre politique, mais pour tout ce qui
suspicion réciproque dans la vie quotidienne : nous n'avons pas de
colère envers notre prochain, s'il agit à sa fantaisie, et nous ne recon-
ro
ns pas à des vexations, qui, même sans causer de dommage, se pré-
scntent au dehors comme blessantes. Malgré celte tolérance, qui régit
tus rapports privés, dans le domaine public, la crainte nous retient
116 LA GRÈCE

avant tout de rien faire d'illégal, car nous prêtons attention aux magis-
trats qui se succèdent et aux lois ... » (Thuc. 2, 37, 3-1).

175 L'opposition oligarchique : le pamphlet du « Vieil Oligarque » 0 Le


libelle, d'authenticité incontestée, concentre en quelque vingt pages
une opposition remarquable de lucidité et de virulence contre la dé-
mocratie d'Athènes. Il circula à Athènes entre 440 et 430 et son auteur,
inconnu, que l'on a appelé conventionnellement le Pseudo-Xénophon
puis le Vieil Oligarque, se situe dans l'entourage des nostalgiques, au-
tour de Thucydide, fils de Mélésias. Dans ce pamphlet, appelé Consti-
tution d'Athènes, le régime est très intelligemment analysé dans sa
structure, mais il est catégoriquement rejeté pour des raisons de valeur.
La démocratie est présentée comme un régime parfaitement adapté
à ses fins : donner le pouvoir au peuple, sertir le peuple. Car, dispo-
sant du nombre à l'assemblée et disposant de la force (les marins,
instrument de l'impérialisme), le démos jouit de puissance, de ri-
chesse, de prestige. Mais dans l'impossibilité de condamner le régime
en termes de pertinence, le pamphlet se place sur le terrain de la jus-
tice, pour démontrer que la démocratie est mauvaise en soi. Mauvaise,
car le peuple d'Athènes a confondu la Justice et son intérêt : le gouver-
nement de la cité est subordonné à la recherche de l'utile ou du profit
pour le peuple. Mais lorsqu'il fournit quelques illustrations de cette
conception déviée de la justice, le Vieil Oligarque se trahit : au fond,
l'injustice démocratique consiste à avoir liquidé les privilèges cultuels
des nobles, à avoir ouvert à tous les citoyens les temples et les lieux
d'éducation, à avoir confondu, au sein d'une masse uniforme, les
« bons et les mauvais », « les gens bien » et les « bougres », les riches et
les pauvres ; à avoir ainsi radicalement lésé l'utilité des riches. Car la
justice de l'oligarque est exactement de même nature que la justice
démocratique qu'il dénonce : pour l'oligarque, serait juste la loi qui
s'identifierait à l'intérêt ou à l'utilité de la minorité des riches, la loi
qui rétablirait leurs divers privilèges.
« Le peuple ne veut pas d'un régime politique harmonieux, où il
serait esclave ; ce qu'il veut, c'est être libre et avoir le pouvoir, et peu
lui importe que le régime politique soit dépourvu d'harmonie. En effet,
ce que, toi, tu considères comme un régime dépourvu d'harmonie,
c'est précisément celui qui donne au peuple la puissance et la liberté.
Or, si c'est d'une constitution harmonieuse que tu es en quête, tu ver-
ras d'abord les plus habiles établir des lois dans leur intérêt. Puis les
honnêtes gens maintiendront à leur juste place les méchants et ce sont
les honnêtes gens qui décideront des affaires de la cité et qui interdi-
ront à ceux qui n'ont aucune maîtrise d'eux-mêmes de prendre des
décisions, de parler et de se réunir en assemblée. Ainsi, à la suite de
ces excellentes mesures, le démos ne tarderait pas à tomber en escla-
vage ». {Const. d'Athènes, attribuée au Vieil Oligarque 1, 8-9).
Mais le Vieil Oligarque sait se montrer résigné, tant il est convaincu
qu'entre le démos et la démocratie le lien est indéfectible. Non sans
amertume, il a compris que l'opposition oligarchique n'a aucune
chance d'inverser le rapport des forces, sauf dans l'espoir qu'une aide
extérieure (Sparte) prête main forte aux oligarques défaits.
LE SIÈCLE DE PÉRICLÈS (5e SIÈCLE) 117

Peut-on encore parler entre les oligarques et les démocrates d'une


opposition ? Ils sont à peu près d'accord sur tout : sur la structure de
la démocratie, sur ses caractères fondamentaux, sur son harmonie
(dans la mesure où elle correspond exactement aux aspirations du
peuple). Même accord, en dépit des apparences, sur la conception de
la Justice qui, en plein contexte dominé par la Sophistique, s'identifie
fondamentalement à l'intérêt ou à l'utile. La divergence n'est plus que
superficielle, même si elle conduira à des choix dramatiques pour
l'avenir de la cité : pour s'emparer du pouvoir, les oligarques iront-ils
jusqu'à prendre le parti de Sparte en guerre contre leur propre cité ?

bibliographie et lectures 0
Périclès et l'impérialisme ; J. de Romilly, Thucydide et Timpéria-
Hsme athénien, Paris, 1951 ; Ed. Will, Le Monde grec et l'Orient I
(510-403), Paris, 1972, not. p. 171-218 (excellente synthèse) ; R. Meiggs,
The Athenian Empire, Oxford, 1972, 620 p. (ouvrage définitif sur l'em-
Pire d'Athènes et son « organisation» ). Voir, pour les oraisons funèbres
lui ont conservé les principaux discours de Périclès, N. Loraux, L'in-
v
ention d'Athènes : histoire de l'oraison funèbre dans la cité classique,
Paris-La Haye, 1981. Périclès: F. Châtelet, Périclès, Bruxelles, 1982;
C.W. Weber, Perikles. Das goldene Zeitalter von Athen, Munich, 1985.
Le courant sophistique : T. A. Sinclair, Histoire de la pensée politique
Srecque (trad. frse), Paris, 1953 (not. pour Antiphon, Archelaos, Prota-
goras) ; J. de Romilly, La loi dans la pensée grecque, Paris, 1972 ; Ed.
Will, Le Monde grec, cit., p. 470-505 ; J. de Romilly, Les grands sophistes
dans l'Athènes de Périclès, Paris, 1988 ; G. Farrar, The Origins of Demo-
cratic Thinking. The invention of politics in classical Alhens, Cambridge
Univ. Press, 1988 (influence de Protagoras, Thucydide, Démocrite sur
idée de démocratie).
Les affaires de Mytilène (l'orthographe Mitylène ne se rencontre,
su
r des inscriptions, qu'à partir du 1er s. de notre ère) et de Mélos : la
lecture de Thucydide, 3, 35-50; 5, 84-114 est recommandée. Analyse
détaillée dans J. de Romilly, Thucydide..., cit. p. 137 et suiv., 230 et
suiv. et résumé dans E. Will, cit., p. 502-505.
Sur la constitution démocratique ; essentiel, G. Glotz, La Cité Grec-
We, Paris, 1928 (Coll. Evolution de l'Humanité), réimprimé en 1968 ;
■ PL M. Jones, Athenian Democracy, Oxford, 1975 ; M. I. Einley, Démo-
cratie antique et démocratie moderne (trad. frse), Paris, 1976, ouvrage
'.(;s éclairant, précédé d'un essai de P. Vidal-Naquet, Tradition de la
démocratie grecque. L'étude de J. de Romilly, Problèmes de la démocra-
de grecque, Paris, 1975, est une approche critique de la démocratique
athénienne. L'ouvrage de M.H. Hansen, La démocratie athénienne à
! 'Toque de Démosthène (trad. fr.), Paris, 1993, doit être consulté pour
wute étude de détail, mais avec certaines précautions : l'auteur, cons-
udant que nos sources, pour le 5e s., sont largement lacunaires, fut
l^duU, parfois, à rajeunir certaines institutions, souvent de façon in-
justifiée (par ex. pour la graphè paranomôn). Mais l'ouvrage s'impose
Son ob
m
me
nt, les p.jectivité rigoureuse
95-114 sur et scientifique.
la démocratie, système etVoir, tout particulière-
idéologie.
118 LA GRÈCE

Sur des points particuliers de la constitution démocratique : la pro-


tection de la constitution par l'action d'illégalité : J. Bleicken, Verfas-
sungsschutz im demokratischen Atlien, Hernies 112, 1984, p. 383-402 ;
P.J. Rhodes, Eisangelia in Athens, Journal of Hellenic Studies 99, 1979,
p. 103-114 ; l'élaboration de la loi : D.M. Mac Dowell, Law making at
Athens in the fourth century BC, Journ. of Hellenic Studies 95, 1975,
p. 62-74 ; l'ecclesia : R.K. Sinclair, Democracy and participation in
Athens, Cambridge, 1988; C.-G. Starr, The Birth of Athenian Demo-
cracy. The assembly in the fiflh century B.C., Oxford Univ. Press, 1990
(réunions, participation, fonctions).
L'opposition oligarchique : A. Andrewes, The opposition to Perikles,
Journ. of Hellenic Studies 98, 1978, p. 1-8 ; la Constitution d'Athènes,
attribuée au Pseudo-Xénophon ou au Vieil Oligarque, est un témoi-
gnage de tout premier plan, trop négligé. Nous avons utilisé l'édition
et la traduction de Cl. Lednc, Paris, 1976 (Annales Univ. Besançon, Les
Belles Lettres) ; sur ce texte, v. encore E. Flores, Il sistema non riforma-
bile. La pseudo-senofontea costituzione degli Ateniesi et l'Atene periclea,
Naples, 1982.
La démocratie comme système et idéologie : M. Ostwald, From po-
pular Sovereignty to the Sovereignty of Law, Univ. of California Press,
1986 (voit, selon son point de vue, dans la souveraineté de la loi une
réaction contre la souveraineté du peuple et place son origine à la fin
du 5e s., dans une réaction oligarchique modérée autour de l'idéologie
de la constitution des ancêtres — la patrios politeia —).
Le fonctionnement des institutions : E. S. Staveley, Greek and Bo-
man Voting and Elections, Londres, 1972; M. H. Hansen, The sove-
reignty of the People's Court in Athens in the fourth century B. C.,
Odense : un volume (1974) est consacré à la graphe paranomôn ; un
autre (1975) à Veisangélie. V. encore sur l'eisangélie et les incursions
de l'assemblée dans le domaine de la justice politique, R.-A. Bauman,
Political Trials in Ancient Greece, Londres - New-York, 1990.
Choix de textes réunis et présentés par C. Mossé, Les Institutions
politiques grecques, Paris (U 2), 1967.
CHAPITRE 4

LE CRÉPUSCULE :
LA RÉPUBLIQUE
DES AVOCATS (431-322)

Deux crises, dès la fin du principal de Périclès, frappent Athènes. La


première, très violente, déclenchée par la Guerre du Péloponnèse
(431-404), secoue par deux fois la démocratie. Mais si elle fut la plus
brutale,
e
l'alerte ne fut pas la plus grave. Deux fois vaincu, en 411, puis
n 404, l'idéal démocratique par deux fois se ressaisit. La seconde crise,
e
n revanche, plus lente, fut plus profonde. Le régime se radicalise ; la
souveraineté
v
du peuple, incontrôlée quand elle n'est pas dévoyée,
erse dans l'excès. On constatera les lézardes ; on relèvera les tentati-
Ve
s de colmatage ; mais cela ne suffira pas. L'aspect le plus captivant
de ce siècle de décadence politique se trouve dans l'attention passion-
née que les penseurs portent à un régime dont ils réprouvent l'évolu-
bon, mais dont ils ne peuvent se passer. Les uns, tels Isocrate, Xéno-
Phon, Aristote, aimeraient retrouver les conditions de naguère, celles
lui rétabliraient l'équilibre d'une démocratie modérée. D'autres,
^oiurne Platon qui proposera des formules utopicpies, irréalisables
donc, montrent à leur tour qu'ils ne voient pas de solution de rechange
a
démocratie même condamnée. Sur le point de succomber, la sou-
VR,,
ainelé du démos continue à accaparer le génie politique grec :
Preuve éclatante de l'attachement que continuent à lui porter même
oeux que l'on présente comme ses détracteurs. Pour tous, la fragilité
lri
l
riitutionnelle (section 1) conduit à la recherche d'un pouvoir
déal (section 2).

SECTION 1
LES INSTITUTIONS
DÉMOCRATIQUES EN DECLIN

A choc de la Guerre du Péloponnèse, puis la radiealisation du


système politique au 4" s. sont pour la constitution d'Athènes une rude
120 LA GRÈCE

§1
LA DÉMOCRATIE MENACÉE (411-404)
ET LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE

Jalouse de la puissance d'Athènes, envieuse de son empire, Sparte,


en 431, engage les combats. Ils dureront près de vingt-cinq ans, ruine-
ront l'économie de l'Attique, saperont ses structures sociales (A), ris-
queront d'qiriportcr le régime, accusé à deux reprises d'inefficacité (B).

[Âl LA GUERRE
— ET LA CRISE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE

175 a) La première occupation de l'Attique (431-421) 0 « Laisser les ho-


plites Spartiates s'enfoncer en Attique, afin de garder, sur mer, les
mains libres » : la tactique de Périclès fut respectée. Mais ce fut un
échec. Les campagnes d'Athènes sont soumises au pillage ; la popula-
tion est décimée par une épidémie (de peste, dit-on) qui fait disparaître
le tiers des combattants. La revanche navale n'aura pas lieu. Désa-
voué, Périclès quitte le pouvoir en 430 (il meurt l'année suivante),
laissant la place à deux personnes qui ne le remplaceront pas. L'une,
Nicias, médiocre et timoré ; l'autre, Cléon, image-type du politicien
inculte, violent et démagogue.
Malgré ces revers, la Cité échappe à la guerre civile sauvage qui
ravage alors plusieurs cités, déchirées entre oligarques (ou riches) et
démocrates (artisans, paysans et pauvres). Pourquoi cette cohésion
maintenue ? D'abord, au moment où la guerre avec Sparte prend les
aspects et les dimensions d'une guerre idéologique entre le clan des
cités démocrates (derrière Athènes) et celui des oligarques (sous l'hé-
gémonie lacédémonienne), il est clair qu'en bloc Athènes reste fidèle
à son gouvernement populaire. A cela s'ajoute un rapide redressement
des ressources qui efface à Athènes les effets ruineux de l'invasion. En
425, l'impérialisme belliqueux de Cléon (on l'a vu s'affirmer en 428
dans l'affaire de Mytilène, supra, n" 148) impose aux « Alliés » un effort
accru. Le tribut est doublé. L'afflux d'argent soulage les charges et les
plaintes des riches, accroît le salaire des héliastes, émousse l'envie des
pauvres et même permet de poursuivre l'édification de l'Erechthéion
sur l'Acropole. La première phase de la guerre n'a pas engendré les
effets destructeurs d'un dualisme exacerbé entre riches et pauvres ;
l'impérialisme les a écartés — ou retardés —. Mais en même temps
l'évolution démagogique (impérialisme brutal ; misthos renforcé) s'est
confirmée.

176 b) L'expédition de Sicile (415-411) 0 La trêve, dite Paix de Nicias,


jurée en 421, suspend les hostilités — mais, de lait, par cités interpo-
sées (ainsi l'atroce répression de Mélos en 416, supra, n" 149), le foyer
de la guerre n'est pas éteint — jusqu'au moment où le peuple est saisi
d'un rêve fou : la conquête de Syracuse. Le mirage a été monté de
LA RÉPUBLIQUE DES AVOCATS (431-322) 121

toutes pièces par un aventurier de la politique, ambitieux et doué, dis-


ciple douteux de Socrate et des sophistes, le beau et noble Alcibiade.
Le démagogue fait miroiter à une foule crédule d'immenses richesses
à portée de la main. Après Syracuse, la ville la plus peuplée de l'Anti-
quité, n'ira-t-on pas de Sicile à Carthage dans l'intention de dominer
la Méditerranée ? Cet espoir éveille la « fureur de partir ». Mais, après
une brève campagne, la catastrophe, en 413, est totale. Alcibiade im-
pliqué dans le sacrilège des Hermès fuit et offre ses services (appré-
ciés) à Sparte ; les autres stratèges ont été anéantis avec leurs troupes
(40 000 hommes) et 200 trières. La déraison du peuple lui coûtera très
cher. Sparte s'installe au Nord de FAttique, ravage systématiquement
une terre qu'elle ne lâchera qu'après la victoire en 404 ; vingt mille
esclaves en profitent pour abandonner leur dur labeur : les mines d'ar-
gent du Laurion ne produisent plus. Avec l'entrée en guerre du Roi de
herse, les « Alliés » commencent à faire défection : l'Eubée, puis Rho-
des, puis Byzance ... Mais surtout, accusée, la démocratie est renversée
en 411 par le premier coup d'Etat oligarchique, la révolution des
Quatre-Cents.

c
) Le procès des Arginuses et la défaite d'Athènes (407-404) 0 La
s
ecousse fut brève ; après quelques mois, la constitution démocratique
est rétablie en 410. Mais les revers militaires s'accumulent, l'économie
s effondre. Alors la puissance du peuple, à la fois inquiet et flatté, s'en-
lonce dans l'excès. Un exemple tristement célèbre suffira (d'après Xé-
no
Phon, Helléniques 1, 7).
En 406, une victoire navale inespérée clôt un affrontement avec
^Parte. Mais la tempête empêche les stratèges vainqueurs de recueillir
Plusieurs milliers de naufragés qui, délaissés, périrent. Aussitôt l'as-
semblée (excitée par l'un des auteurs déçus du coup d'Etat manqué en
,L Théramène) traîne devant elle six des huit stratèges (deux avaient
pris les devants et fui) accusés par une eisangélie. Mais au lieu de
Procéder à une accusation et à un jugement individuels (il eût fallu six
jours), le probouleuma propose à l'assemblée une procédure collec-
,lVe, sommaire (accusation et défense groupées pour tous) et publique
IPas de vote secret). Et lorsqu'un citoyen conscient de la triple illéga-
1 e
menace l'auteur du projet et les prytanes d'une graphe parano/nôn,
e
Peuple, hors de lui, s'écrie « que c'est une chose abominable si l'on
'jjpèche le peuple de faire ce qu'il veut», et menace de frapper du
ente châtiment que les stratèges le citoyen soucieux de la loi. Pour-
'j.j, "ne autre procédure est proposée : un décret qui, ou renverrait
! "'' "ire à l'Héliée, ou s'en remettrait à un jugement par Vecclésia, mais
miividuel et respectueux des droits de la défense. L'auteur convainc,
je décret est voté, mais une nouvelle accusation d'illégalité est lancée
1
frappe d'effet suspensif le décret voté. On en revient au probouleuma
Primitif. Bafouant toute légalité, cédant aux menées des adversaires de
e,1' de
me tifs ^semblée déclare
Périclès) et, coupables
en vertu les six
d'un arrêt de stratèges démocrates
mort global, (dont
les fait exécu-
IY'- Abus criminel, que les adversaires de la puissance populaire n'ou-
ïront pas. Moins de deux ans plus tard, la démocratie était liquidée.
122 LA GRÈCE

En 405 les forces navales s'effondrent à Aigos Potamos ; puis c'est


le siège et la capitulation d'Athènes. Le traité de paix stipule que « les
Athéniens auront les mêmes amis et mêmes ennemis que les Lacédé-
moniens, et les suivront sur terre et sur mer là où ils les conduiront ».
Les Longs Murs sont abattus, la flotte livrée, les exilés rappelés. La
deuxième révolution oligarchique, dite des Trente (404/403), tente, mais
sans un succès plus durable, de rétablir comme en 411 la constitution
oligarchique « des ancêtres ». En 403 la démocratie est restaurée. Elle
subsistera jusqu'à la fin de l'indépendance de la Grèce, en 322.

178 d) Les bases économiques et sociales d'une démocratie équilibrée


disparaissent 0 La ruine de la petite propriété est certaine en 403. La
guerre a anéanti les efforts conjugués de Solon, de Pisistrate, de Clis-
thène. Les raids et les pillages, les exils politiques, le désastre de Sicile
ont dépeuplé les campagnes, dévasté les cultures (la vigne et l'olivier
surtout dont la reconstitution serait si longue et coûteuse), désagrégé
la classe moyenne des paysans-propriétaires, celle des zeugites et ho-
plites. Un élément d'équilibre entre riches et pauvres a disparu. Il ne
sera pas reconstitué.
Les conséquences politiques en seront lourdes et marqueront la fin
du 5e s. et tout le 4t■ s. On tient là la cause du déclin des institutions
démocratiques : il ne s'explique pas autrement. En effet, avec la classe
moyenne s'éteint une garantie de stabilité qu'incarnait la Boulé, con-
trepoids à la masse populaire représentée par Vecclésia et l'fféliée.
Dans l'immédiat, la minorité nantie tire du bouleversement social
quelques profits (acquisition de terres) ; mais elle ne tarde pas à pren-
dre du recul envers un gouvernement qu'elle réprouve. Déçue après
son double échec de 411 et de 404, l'oligarchie riche s'isole et place son
espoir dans l'intervention salvatrice d'un homme providentiel, dût-il
être étranger et briser, pour régner, l'autonomie de la Cité. Les pau-
vres, de leur côté, séparés des riches par un fossé qui ne cesse de se
creuser, grossis de toutes les victimes de la guerre, sont frappés en
pleine face par la ruine de l'empire.

179 e) L'écroulement de l'Empire 0 II n'en reste plus rien en 403. La


défaite d'Athènes sonne le glas des clérouquies, libératrices jadis du
trop-plein des classes pauvres et pépinières de fortunes moyennes re-
constituées aux dépens des « Alliés ». La source des tributs est tarie :
plus de misthoi, ni de blé à bon marché. Les mines du Laurion, aban-
données, n'alimentent plus la vente, chez les Alliés, de monnaies d'ar-
gent — trafic substantiel pour Athènes —. On en vient, pour la pre-
mière fois, à frapper une monnaie de cuivre.

[il LA CRISE IDÉOLOGIQUE ET POLITIQUE


DE LA FIN DU 5e SIÈCLE

C'est l'impérialisme qui est d'abord mis en accusation, puis, à son


tour, la démocratie elle-même.
LA RÉPUBLIQUE DES AVOCATS (431-322) 123

a) Ltdéologie de puissance désavouée

Dès les premiers revers, l'ambition impérialiste d'Athènes est con-


damnée. N'est-ce pas sa soif excessive de puissance qui a soulevé
Sparte contre elle ? Qu'il soit poète, philosophe ou historien, chacun
Participe à ce combat nouveau : abattre de son orgueilleuse hauteur la
domination impérialiste.

Les comédies d'Aristophane (de 424 aux premières années du 4° s.),


jouant de la transposition burlesque, ruinent l'impérialisme en le tour-
nant en ridicule. La rivalité entre Sparte et Athènes pour la domination
du monde ? Le rêve insensé (« régner ou mourir ») de deux oiseaux, le
ooq et le coucou ! Mené par des démagogues fanfarons (chacun, sous
les sobriquets du marchand de cuir ou du marchand de boudin, recon-
naît Cléon et autres leaders du moment), le peuple, avec des allures
de Poséidon, croit tirer de sa puissance admiration et respect ; pitoya-
ble vanité ; pour de misérables satisfactions d'amour-propre (« rendre
In justice à Ecbatane — en Perse — en suçant des biscuits salés »), le
démos n'a fait lever que la haine. Sa volonté de puissance est grotes-
que, digne d'une mare ou d'une basse-cour — les Grenouilles, les Oi-
seaux sont des comédies au titre explicite —. Elle est dérisoire, comme
Ie prouvent les échecs récoltés. Et surtout, elle est illusoire : le peuple
qui se voudrait maître au dehors est en fait, au dedans, esclave entre
Jns mains des démagogues.
La satire n'épargne pas les sources philosophiques de l'idéologie de
Ja force. A un fils qui découvre, en apprenti sophiste, « la supériorité
de
la loi de nature sur la loi humaine », son père propose de dormir
comme le coq sur un perchoir, et de se nourrir sur un tas de fumier
(les Nuées). Pourtant Aristophane ne rejette pas toute idée d'empire,
Pas plus qu'il ne condamne la démocratie en elle-même. Dans l'appel
b une paix qui « referait des Grecs une pâte intimement liée par un snc
u amitié » (la Paix) il fixerait à l'empire les limites raisonnables qui
v
oraient vivre, dans un bonheur tranquille, une démocratie ni trop
aste, ni trop forte.

La sophistique à l'assaut de la sophistique 0 Le renversement est


''Cttiarquable. On sait le rôle joué par les sophistes de la « deuxième
génération », Antiphon, Thrasymaque, Calliclès dans le raidissement
l'idéologie impérialiste. Sans leur doctrine de la force et le mépris
uu droit, Mélos n'eût pas été aussi sauvagement punie, ni l'agression
contre la Sicile aussi facilement décidée. Or les sophistes de la troi-
sième génération, vers les années 400, prennent leurs prédécesseurs
uumédiats au piège de leur propre logique, rejettent la dépréciation
l s valeurs morales et de la loi, démontrent au contraire la supériorité
Ue la légalité sur la force et sur la loi dite de la nature. Ces derniers
Lha tes renversent
idéologie rationnellement les bases philosophiques de
de puissance.
L
essentiel dans cette nouvelle étape est fourni par un ouvrage ano-
•yme, composé vers 400 et que, par tradition, on appelle « Anonyme de
124 LA GRÈCE

Jatnblique » ou que l'on attribue au « Pseudo-Jamhlique »'. Simplifiée et


résumée, la démonstration se décompose ainsi : 1) les hommes sont
incapables, par nature, de vivre isolés ; ils doivent vivre en société. 2)
Sans ordre légal et sans respect des lois, la vie en groupe est impossi-
ble. 5) Ces deux « nécessités » (vie en société et soumission du groupe
à la loi) obligent l'homme par nature à obéir à la loi ; c'est un principe
immuable, éternel et supérieur, car il est voulu par la nature elle-
même. Ainsi, on le voit, pour le Pseudo-Jamblique, l'état de nature (qui
avait poussé1 Athènes aux pires excès dans la domination de ses sujets)
n'est pas naturel. C'est, au contraire, l'état de droit, ou respect des con-
ventions, qui est naturel, car conforme à la loi qui régit la nature hu-
maine. La légalité est juste, par définition. Pour ce nouveau courant de
pensée, dont Socrate sera aussi le partisan, puisqu'il affirmera que
l'obéissance à une loi même injuste est juste, la doctrine de la force
n'est plus théoriquement soutenable.

182 Thucydide, l'empire et la fatalité de la guerre 0 L'Histoire de la


guerre du Péloponnèse, la grande œuvre que Thucydide laissa presque
achevée lorsqu'il disparut vers 400, aurait pu être une histoire comme
les autres : une chronique bien documentée. C'est exactement ce
qu'elle ne voulut pas être. VHistoire de Thucydide ne raconte pas ;
l'historien n'est pas un témoin qui dépose. Ebranlé par une guerre
désastreuse qui met sa cité en péril, Thucydide, avec la rigueur d'un
physicien, part à la recherche, selon ses termes, « de la cause la plus
vraie ».
Son enquête le conduit aux guerres médiques, plus précisément
aux débuts de la ligue de Délos. C'est là qu'Athènes, avide des deux
sources de la puissance, l'argent et une flotte, a mis en branle l'engre-
nage de l'impérialisme. Dès lors, Athènes fut soumise aux lois inéluc-
tables de la domination qui, pour survivre, doit toujours se dépasser.
Athènes ne pouvait échapper à cette logique interne de l'impéria-
lisme ; celui-ci porte un germe destructeur. L'effondrement de la Cité
n'a pas d'autres causes ; l'analyse méthodique de l'historien rejoint les
sarcasmes d'Aristophane et les déductions des philosophes. Mais si les
responsabilités sont aussi clairement dévoilées, elles remontent très
haut. Thucydide, par là, déculpabilisait ses contemporains — personne
n'aurait pu freiner l'implacable et nécessaire progression de l'impéria-
lisme — ; il libérait leurs consciences et mettait hors de cause la dé-
mocratie elle-même. C'est celle-ci pourtant qui deux fois, en 411 et 404,
fut mise en accusation.

b) Les coups d'Etat oligarchiques : 411 et 404

183 La révolution des Quatre-Cents (411-410) 0 Décidés, après l'échec de


Sicile, à liquider son compte à la démocratie, les clubs oligarchiques

1. Jamblique est un philosophe néo-platonicien du 4'' s. après J.-C. L œuvre donl il est
ici question figura longtemps en annexe aux écrits de Jamblique — mais sans lien direct
avec eux, puisque sept siècles les séparent. La découverte de /'«• Anonyme de Jamblique »
et son attribution au tout début du 4'' s. avant J.-C. remonte au début du 20'' s.
LA RÉPUBLIQUE DES AVOCATS (431-322) 125

montent un coup d'Etat. Une poignée de commissaires convoque près


d'Athènes, à Colone où la pression populaire n'est pas à craindre, une
assemblée déjà acquise, nomme un gouvernement provisoire de style
nettement oligarchique et élabore, pour l'avenir, une constitution beau-
coup plus modérée. Il est probable que dans l'esprit de ses auteurs le
provisoire était destiné à durer, alors que la réforme pour l'avenir res-
terait à l'état de projet. Quoi qu'il en soit, ces deux innovations forment
un document essentiel où l'on verra, dans l'une, l'antithèse d'une dé-
mocratie radicalement condamnée ; dans l'autre, l'elîort mesuré pour
mettre sur pied un régime démocratique équilibré.
La Constitution à venir : 1) Le corps civique se rétrécit. Seuls dis-
poseront des droits politiques et formeront Vecclésia les citoyens âgés
de plus de 50 ans, capables physiquement et financièrement de com-
battre. C'est l'assemblée des hoplites, vieux rêve dépassé depuis Sala-
niine. Le chiffre optimum se situerait autour de 5 000 citoyens-soldats.
2) Le nouveau Conseil ne percevra plus d'indemnité ; il émanera par
tirage au sort de l'assemblée, et celle-ci élira parmi ces conseillers les
Principaux magistrats. Le nombre des conseillers devrait osciller au-
tour de 500. 3) Les magistrats n'ont plus droit au misthos ; le principe
de l'élection est introduit (au lieu du tirage au sort) ; un cens élevé est
requis pour la plupart des hautes charges. 4) Les actions d'illégalité
(graphè paranomôn) sont supprimées (aucune réforme n'aurait, si-
tion, été possible) et les dénonciations des sycophantes sont interdites.
Le gouvernement provisoire. Son inspiration : la nostalgie de l'oli-
garchie ; sa mission : « rétablir la constitution des ancêtres » (Arist.,
4.P. 31) ; sa méthode : ne laisser aucune responsabilité à l'assemblée
des 5 000. Tous les pouvoirs, de fait, sont entre les mains d'un Conseil,
dit des Quatre-Cents : ce sont les quelque cent adversaires les plus dé-
cidés de la démocratie, passés, par cooptation, à quatre cents mem-
bres. Le Conseil, ainsi, choisit les magistrats et les nomme, rédige le
s
erment qui dressera la liste de leurs obligations, examinera leurs
comptes en fin de charge. C'est le Conseil encore qui, en une jolie
0r
mule, préparera les lois tout en les déclarant inamovibles : une ma-
nière d'elfacer l'initiative populaire, de supprimer toute velléité de la
Pnrt des 5 000 à participer à l'élaboration de la loi. Pendant quelques
niois en 411, le Conseil des Quatre-Cents a gouverné, seul. L'assera-
"ee durant ce temps n'est restée qu'une liste de noms.
^ Le régime ne dure pas. Les Quatre-Cents se divisent, puis ils cèdent
c terrain à Théramène qui tente, durant quelques mois, de donner vie
Li constitution modérée des Cinq-Mille. Mais la fiotle athénienne, qui
Pienait à Samos ses quartiers d'hiver, n'avait en rien perdu sa foi dans
^ démocratie. Apprenant les événements, elle se mutine et exige le
établissement de la démocratie. Le retour des rameurs, en 410, met
terme à cette courte parenthèse oligarchique. L'intermède n'a duré
(U
J cm an ; mais il a laissé du régime démocratique une contre-épreuve
ex
cellente et dessiné chez ses adversaires un double courant : les op-
posants irréductibles d'une part, les modérés de l'autre. On les re-
couve bientôt dans un nouvel affrontement.
La Tyrannie des Trente (404) 0 Athènes muselée par les troupes d'oc-
opation de Sparte l'oligarchique ; l'empire anéanti et la mer interdite ;
126 LA GRÈCE

la masse des équipages renvoyée de force à ses foyers ; les Longs Murs
démantelés « au son de la flûte » : voilà de quoi convaincre les plus
rétifs qu'Athènes doit renoncer à la mer, la cité à son port et le démos
à ses marins. Voilà aussi l'occasion belle pour les ennemis de la dé-
mocratie de vider leur rancœur accumulée depuis deux siècles, rappe-
ler leurs exilés et prendre leur revanche sur l'échec de 411,
La lassitude de tous aidant, trente ambitieux s'emparent du pou-
voir, mais, bien vite rivaux, se divisent. Critias (oncle de Platon) prend
la tête des extrémistes ; violent, animé du mépris le plus profond pour
le peuple plus encore que pour la démocratie, le personnage, resté
mauvais et inculte malgré les leçons de Socrate qui fut son maître,
souhaite établir un régime d'exception qui lui laisserait le premier
rôle. Face à lui, un réformiste, Théramène, dont on connaît l'inspira-
tion.
Autour du « rétablissement de la constitution des ancêtres », idéal
dont l'imprécision tolère toutes les interprétations, l'accord se fait
d'abord. 1) L'Aréopage retrouve la puissance dont la réforme
d'Ephialte, en 462, l'avait dépouillé (n0127) ; c'est de nouveau la haute
juridiction administrative, souveraine ; il reprend à l'Héliée le contrôle
des magistrats (reddition de comptes et plaintes déposées contre lem
activité). 2) Une Boulé nouvelle voit le jour ; ses cinq cents membres
sont arbitrairement choisis par les Trente, probablement parmi les
couches aisées de la population terrienne, parmi les cavaliers (= la
deuxième classe). Mais ses pouvoirs, au demeurant, sont modestes ;
car si le Conseil juge (à la place de l'Héliée, supprimée) et délibère, il
ne le fait qu'en la présence des Trente ; en outre, du fait de l'Aréopage
réhabilité, la vocation politique de la Boulé ne pouvait conduire très
loin. Elle ne mène certainement pas à l'élaboration de la loi. 3) Très
peu de magistrats devaient être désignés, choisis par les Trente dans
la même classe que les bouleutes. Dix cependant furent immédiate-
ment affectés au gouvernement du Pirée, chargés de tenir une popu-
lation profondément démocrate de cœur et de l'isoler d'Athènes. 4) Les
choses en seraient restées là, sans l'insistance de Théramène, brusque-
ment inquiet d'une telle concentration de pouvoir entre les mains
d'une tyrannie collective. Critias lui concéda une assemblée de 3 000
citoyens, la fleur de l'armée hoplitique. Mais la liste en resta toujours
secrète, car Critias se réservait de la modifier au gré des événements.
Attribuer à l'assemblée des pouvoirs définis, il ne faut pas y songer. Et
pourtant, la qualité de citoyen, si chichement reconnue, n'est pas
vaine. Seuls les Trois-Mille sont juridiquement protégés, ont accès aux
tribunaux, conservent leurs armes. Le reste, libres ou esclaves, Athé-
niens ou métèques, est livré sans défense aux meurtres, aux confisca-
tions, à tous les abus qui déferlent. Dès lors, le régime s'enlise dans
l'horreur ; il se condamne lui-même après l'assassinat de 1 héramène
— que Critias avait, par précaution, exclu au préalable du groupe des
Trois-Mille. Sparte abandonne Critias ; l'ultime tentative de gouverne-
ment oligarchique ne survit pas au départ de la garnison Spartiate.
Ce deuxième échec est aussi flagrant que le premier. Il convainc
que, malgré les imperfections du gouvernement populaire, Athènes ne
tolère pas une solution de rechange à la démocratie.
LA RÉPUBLIQUE DES AVOCATS (431-322) 127

§2
LA DÉMOCRATIE DÉBRIDÉE (403-322)

8e! La
r cité éclatée 0 Le 4e s., à Athènes, est marqué par une cassure. La
communauté civique s'est définitivement brisée entre les riches et les
pauvres. Il est évident que la raison s'en trouve dans le déclin de l'éco-
îiomie athénienne. En dépit des tentatives, dès 395, pour ranimer de
Pâles espoirs hégémoniques, en dépit surtout de la reconstitution, à
Partir de 377, d'une seconde Confédération athénienne orientée vers
âes profits égoïstes violant des engagements solennels, la pauvreté ga-
gne en nombre et en profondeur. Dès lors, plus que jamais, le jeu
démocratique est faussé ; la cause n'en est pas dans le système lui-
même, mais dans le milieu où il a continué de vivre.
v
L'esprit civique déserte la masse inquiète : elle abuse de ses pou-
oirs, radicalise sa puissance, fuit les appels à l'énergie pour se réfu-
gier dans un parasitisme à courte vue. Après deux siècles de décou-
v
ertes politiques fécondes, l'imagination de la masse a fini par se
s
s
cléroser. Le peuple ne rougit pas d'un conformisme étroit qui le ras-
ure et cautionne la médiocrité de ses ambitions.
Les riches, de leur côté, ne se singularisent pas davantage par l'ar-
deur de leur civisme. Qu'ils se détournent d'une vie politique dont ils
ji espèrent plus la conversion, ou qu'ils flattent, comme bien d'autres,
m puissance outrancière du démos pour la capter à leur avantage, il
11
Y a plus, chez eux, d'idéal démocratique. De tous côtés les regards se
murnent vers des chefs providentiels, soit en la personne de stratèges
Populaires, soit en celle d'un sauveur venu de l'extérieur, même de la
Macédoine étrangère.
,, En quatre mots : conformisme, égoïsme, radicalisme, providentia-
hsme, comme en un : tous fuient devant le sens individuel ou collectif
ae
la responsabilité.

UNE VICTIME DU CONFORMISME,


SOCRATE (399)

Le procès
m
. em Vamnistie etSocrate
suivent,0selon
De retour en «403,
Aristote, les démocrates
la conduite procla-
la plus belle et
a plus civique à l'égard des malheurs précédents ». Nul n'aura le droit,
ous peine de mort, de reprocher son passé à quiconque. Et pourtant
,,, .victime, tardive et stupéfiante, rompt brutalement en 399 la con-
corde retrouvée. Anytos, l'un des auteurs du rétablissement de la dé-
'0cralie, lance, sous le nom du jeune Mélétos, une action publique
JmPiété, dont les archives conservaient encore aux premiers siècles
( notre ère l'acte d'accusation : « Socrate est coupable parce qu'il ne
div'1 ■,)as aux dieux auxquels croit la Cité et parce qu'il introduit des
ionUn 'tés nouvelles ; il est coupable également parce qu'il corrompt les
es. Estimation ; la mort ».
128 LA GRECE

Le traditionalisme religieux n'en était pas à sa première victime.


Anaxagore en 432, Protagoras vers 416 après que l'on eut procédé sur
l'agora à l'autodafé de son Sur les Dieux, avaient dû s'exiler. Mais il
s'agissait de deux étrangers, dont l'expulsion, de surcroît, n'était pas
libre d'arrière-pensée politique. En visant Anaxagore, on atteignait Pé-
riclès, son protecteur et ami ; Protagoras le sophiste, de son côté, su-
bissait le contrecoup de la guerre et des soupçons qui pesaient sur
l'impérialisme au moment de l'aventure sicilienne. Mais avec Socrate,
rien de tel. Comment alors expliquer que cet Athénien, citoyen irrépro-
chable, ait été conduit devant 501 héliastes puis, après l'instruction de
son procès par l'archonte-roi, ait été déclaré coupable et condamné à
boire la ciguë ? Où sont, au fond, les raisons de sa mort ? Il est clair
que le grief de la corruption de la jeunesse, allusion évidente à deux
disparus, Critias et Alcibiade, qui avaient été élèves de Socrate, « l'un,
le plus ambitieux, le plus violent et le plus sanguinaire des hommes
du régime oligarchique, l'autre, le plus déréglé, le plus insolent et le
plus violent des hommes de la démocratie » (Xénophon, Mémorables
1, 11, 12), n'était qu'un prétexte, couvert par l'amnistie. C'est la révo-
lution spirituelle, dont fut porteur ce sage, qui inquiéta bien davantage.
C'est beaucoup plus grave.

187 Les convictions de Socrate 0 Né vers 469, Socrate se refusa toujours


à écrire une ligne et laissa à ses disciples le soin de diffuser son ensei-
gnement. C'est par Xénophon et surtout Platon, les évangélistes socra-
tiques, que l'on peut reconstituer son message. Socrate fut d'abord
marqué par la sophistique. Il s'initia aux progrès de la science, décou-
vrit que les astres, faits de terre ou de feu, n'ont rien de ce caractère
on divin ou mystérieux auquel on croyait encore. Mais surtout il ac-
complit à Delphes une visite au dieu, et se convertit. La réponse de
l'oracle, « le plus savant parmi les hommes, c'est celui qui sait en fin
de compte que son savoir est nul », lui révèle la sagesse. Il faut rame-
ner l'âme au degré zéro de l'inscience, il faut briser l'illusion de la
connaissance pour saisir les vérités qui éclairent l'âme. Au fameux
« Connais-toi toi-même » inscrit au fronton du temple d'Apollon, So-
crate donne un sens neuf. L'on y voyait, en une mise en garde, le
rappel à l'homme de sa nature humaine qui devait se garder d'empié-
ter sur le divin. Socrate y trouve plutôt l'écho de l'oracle : il n'est pour |
l'homme de connaissance que celle de son intériorité. Pour atteindre
l'âme, il faut rejeter le corps, ses illusions, sa vanité, et « s'occuper non
de ce qui est à soi, mais de ce qui est en soi » (Platon, Alcibiade 1,
131 b).

188 Le daimon 0 Socrate ne songe plus alors qu'à découvrir l'âme, la


sienne et celle de ses concitoyens. Dans cette recherche, son attitude
sera plus religieuse que rationnelle. Il tient compte de ce qui dépasse
sa raison (il ne reconnaît pas comme seulement valable ce que sa
raison lui permet d'atteindre) ; surtout, il est à l'écoute de son daimon.
C'est une sorte de voix divine, d'oracle personnel ou de souffle mysté-
rieux qui guide ses pas vers la quête intérieure. Chez les autres aussi,
inlassablement, Socrate fait œuvre de conversion. Il recourt pour cela
LA RÉPUBLIQUE DES AVOCATS (431-322) 129

au dialogue, instrument de sa maïeutique (ou art de l'accouchement).


Mieux que la dialectique des sophistes, trop chargée de polémique et
tendue vers l'anéantissement de l'adversaire, le dialogue aide l'âme de
l'interlocuteur à se révéler sans heurts, à découvrir elle-même son
ignorance absolue et à trouver la justice.

b) La condamnation de Socrate 0 Où est le danger pour la démocra-


tie rétablie ? Il faut bien voir que la restauration de 403 est perçue
comme une entreprise de régénération morale. Elle fut confiée à des
esprits consciencieux mais bornés, à des tempéraments pragmatiques
et positifs qui n'ont que faire de ces chimères, telles que le bien de
l'âme. Pour ces hommes, dont Anytos est le plus exact représentant, il
convient avant tout par la bigoterie et le conformisme de réconcilier
la Cité et ses dieux qui semblent l'avoir abandonnée. La condamnation
de Socrate prend alors son sens ; on ne peut l'excuser comme un ma-
lentendu tragique.
Socrate est mort parce qu'il condamnait la religion traditionnelle. Il
cidiculisa une mythologie immorale et naïve ; il dénonça l'usage mes-
quin de la prière, instrument d'un donnant-donnant mercantile et non
conçue comme acte de reconnaissance. Il irrita, plus que l'agnosti-
cisme intellectuel des sophistes. Plus encore, il fit peur. Le peuple, en
Rotant sa mort, avoue sa crainte de l'innovation, son désarroi devant
le dieu nouveau (le daimon).
L'imagination a quitté la Cité. Elle s'est fermée religieusement,
comme, à son tour, son expérience politique se fige. La démocratie, en
116
se renouvelant plus, ne pouvait que se corrompre.

il ÉGOÏSME : LE RETOUR DE L'IMPÉRIALISME

Les charges de la Cité deviennent considérables et le peuple ne


Peut les supporter. Alors la tentation est forte et, pour la deuxième fois,
011
se tourne vers les « Alliés ».

a) LE misthos ecclésiasticos et le théoricon

Rosîtes ou assistés ?0 Au 4e s., l'enthousiasme est tombé. Les soucis


b'otidiens
es
tiennent chez chacun plus d'importance que la vie de l'Etat.
prytanes ne peuvent nier l'évidence ; convoquée, l'assemblée n'at-
,re Plus personne ; la Pnyx reste vide. Des deux maux, punir les inci-
p dues ou récompenser ceux qui se dérangent, on préfère le second.
393, la mesure extrême est prise, si révélatrice du déclin de l'esprit
démocratique. Trois oboles, un appât maigre et pourtant efficace, sont
ffisiribuées aux premiers arrivés. L'innovation est grave. Alors que les
UHIemnités qu'avait crêpes Périclès (elles subsistent au 4e s.) s'inspi-
caient d'un principe d'égalité positive en écartant l'obstacle de l'indi-
^"ce, ce misthos dernier-né tâche de masquer le désintérêt pour l'Etat
ne 5 Unérant le premier devoir du citoyen. Les effets de la mesure
urent guère heureux. Plus que jamais, vu sa composition nouvelle,
130 LA GRÈCE

Vecclésia, masse homogène des plus pauvres, se conduit en instable et


irresponsable, complice de tous les démagogues qui se livrent, sans
scrupule mais avec succès, à la surenchère des distributions gratuites
pour conserver l'adhésion de la foule. Et la charge, on le devine, fut
très lourde pour les finances publiques.
Les finances eurent à supporter une autre invention du siècle : la
caisse du théorique (ou théoricon). Créée au 5e s. pour ouvrir aux plus
démunis l'accès gratuit aux représentations théâtrales, la caisse du
théorique se mue au 4e s. en un bureau d'aide sociale. Elle distribue
des subsides .quotidiens ; ils sont sans cesse augmentés. Tous les es-
prits clairvoyants dénoncent cette étrange et perverse politique, qui
vide les fonds nécessaires à la défense nationale pour encourager l'oi-
siveté et le parasitisme. « Glu de la démocratie », pour les uns, « ton-
neau sans fond de la cupidité » pour d'autres, comme Aristote. Pour
une fois du même avis, Démosthène et Eschine, les deux orateurs ri-
vaux, la jugent avec sévérité. Le premier plaint une cité courbée sous
le poids d'une obligation alimentaire écrasante comme si « la Cité avait
pour père tous les citoyens » et devait les nourrir ; le second compare
les réunions de l'assemblée à autant de conseils d'administration, tout
occupés à répartir des dividendes entre les actionnaires.
Mais où trouver l'argent ? La fin de l'empire du 5'' s. a brisé l'essor
commercial. La source de revenus qu'alimentaient les douanes du Pi-
rée est tarie ; les entrepôts ne stockent plus de blé à bon marché. Les
riches n'admettent pas qu'on les taxe au moyen d'une eisphora perma-
nente. Mais la nostalgie de l'impérialisme entretient des illusions.

b) La Seconde Confédération athénienne : 377-355

191 Athènes et le monde grec au 4e s. 0 La diplomatie d' Athènes, de


Sparte, de Thèbes, évoque au 4t' s. un jeu de bascule. Les règles en sont
simples. Tour à tour l'alliance provisoire de deux contre un brise les
velléités hégémoniques du troisième. Puis le pacte se défait et le par-
tenaire d'hier se retrouve l'ennemi de demain. Ces alliances se font et
se défont à un rythme déconcertant, pour la plus grande satisfaction
de deux puissants témoins. Le Grand Roi (de Perse), le premier, tire
profit de cette désunion viscérale des cités grecques, à long terme sui-
cidaire ; puis, à partir de 359, ce sera le royaume de Macédoine qui en
ramassera les fruits.
Ainsi, après une phase d'union avec Sparte (contre I hèbes), un
renversement subit, en 379, rapproche Athènes et Thèbes. La seconde
Confédération athénienne en est née. Son but, officiel, est de « con-
traindre Sparte à laisser les Grecs vivre libres et autonomes et avoir la
jouissance complète de leur territoire ». Mais, avertis par l'expérience
de la première Confédération athénienne, les Alliés multiplient les
précautions. Tout, par les clauses de l'alliance, semble avoir été prévu
pour empêcher Athènes de ressusciter un impérialisme détesté. Les
structures fédérales sont à cet égard rassurantes. Pourtant, rapidement,
dès 371, une grave défaite de Sparte libère Athènes de tout scrupule.
La ligue, qui n'a plus de raison d'être, se prolonge. Athènes détourne
LA RÉPUBLIQUE DES AVOCATS (431-322) 131

à son profit des forces qui étaient destinées à contenir les ambitions de
Sparte. C'est l'histoire qui se répète.

1" Les clauses de l'alliance 0 « Si quelqu'un des Grecs ou des Barba-


res, sous réserve qu'il n'appartienne pas au Grand Roi, veut être l'allié
d'Athènes et de ses Alliés, il le pourra : — en demeurant libre et auto-
nome ; — en conservant la constitution qu'il voudra ; — sans recevoir
de garnison ; — sans être soumis à un magistrat supérieur ; — sans
Payer de tribut... Il n'y aura aucune propriété ni publique ni privée des
Athéniens sur le territoire des Alliés, et il ne leur sera pas permis
d'acquérir ni maison ni terre ... Si un bien est acheté, les Alliés auront
la possibilité, s'ils le veulent, de porter l'affaire devant le Conseil des
Alliés ».
Les engagements sont clairs. Derrière chaque clause l'allusion est
évidente aux déviations du siècle passé : les clérouquies, les episcopoi,
la justice retenue. Le tribut même a disparu. A sa place, il est prévu
une contribution en nature (vaisseaux, marins), fixée par les organes
fédéraux, répartie, perçue et gérée par le Conseil fédéral.

2" Les structures fédérales 0 La volonté d'équilibre qui les inspire en


lait une construction très originale. La Confédération se présente sous
u
ne forme bicéphale. D'un côté la grande puissance, Athènes ; de l'au-
lre, en contrepoids, la multitude des petites cités alliées, seules à dépu-
te
f au Conseil fédéral (ou Synédrion) et à y disposer d'une voix. Point
t'est à craindre, de la part d'Athènes, une influence excessive : elle
J'este à la porte du Conseil. Mais en revanche, toute décision engageant
la politique commune doit recevoir l'accord et du Synédrion et des
0r
ganes délibérants d'Athènes. Le Synédrion ne peut rien sans Vecclé-
Sla
, ni l'ecclésia sans le Synédrion.
Concrètement, on se représentera ainsi le fonctionnement de cette
heureuse harmonie. La Boule (d'Athènes) prépare la question soumise
la décision du Synédrion-, puis celui-ci vole ; si sa décision est posi-
1Ve
i la Boule— troisième étape — prépare un probouleuma qui sera
Soumis, en dernière phase, au vote de l'ecclésia. L'admission de nou-
e
aux membres, la gestion du trésor, la politique extérieure, une haute
I ralietion arbitrale occupaient en permanence le Synédrion, installé à
uenes. S'il était convoqué par les prytanes, son président, choisi en
Se n
cAti l ' était
lé, s'était à chaque
réservé réunion désigné
le commandement de par le sort.
l'armée Athènes, de son
fédérale.
. ^ Conçu dans un esprit loyal, propre à apaiser les soupçons justifiés
cp sC(Te nouveaux Alliés, le système fonctionna bien, tant que les mena-
' Sparte continrent les ambitions d'Athènes.

^ ^'interprétation athénienne 0 Mais en 371, tout change. Athènes


lte
.ur «ussitôt favorable
oiaite) devenue une situation (Thèbes
au retour délaisse
de ses la ligue
errements. ; Sparte
On pare est
au plus
r
gent : soulager les finances athéniennes en encaissant la contribu-
on des Alliés. L'ecclésia, qui s'est attribué la haute direction politique,
sorni
la< ni
Place à un"es à payer.
tribut perçuPartout
par et la contribution
pour Athènes. navale en nature
Mais personne necède
dé-
132 LA GRÈCE

passe en férocité les stratèges ; pour nourrir leurs armées de merce-


naires, ils plient les Alliés à leur bon plaisir, tels des esclaves, selon les
termes mêmes d'Isocrate : « Nous pressurons chacun de nos alliés
pour verser leur solde aux ennemis communs de toute l'humanité
(= les mercenaires) » (Sur la Paix, 46).
Les défections se profilent à l'horizon. L'occasion est bonne pour
installer des clérouques (362), envoyer des gouverneurs, imposer des
régimes d'inspiration démocratique. L'Héliée grignote, par une série
d'usurpations, la compétence du Synédrion, tandis que Vecclésia, avec
plus de désinvolture, prend à elle seule des décrets exécutoires.
En 357, tant d'aveuglement trouve la fin qu'il méritait. La guerre de
sécession achève de désagréger cette malheureuse et peu noble tenta-
tive de répétition. Il ne restera de cet impérialisme-bis que quelques
débris, d'irréductibles fidèles que la conquête macédonienne empor-
tera dans son tourbillon.

fël RADICALISME:
— LA TOUTE-PUISSANCE DU PEUPLE

« On est arrivé au régime actuel en attribuant toujours de plus


grands pouvoirs à la foule. Car le peuple s'est rendu maître de tout, et
tout est dirigé par les décrets et par les tribunaux où le peuple est
souverain ». Ne changeons rien au diagnostic d'Aristote (J.P. 41, 2).
Point par point il se vérifie au cours de ce 4e s., où s'accumulent les
preuves d'une souveraineté populaire radicale. Il laisse, cependant, en
suspens la vraie question : que trouve-t-on derrière cette puissance ?
L'efficacité ou la faiblesse ?

195 a) La graphe paranomôn 0 Vecclésia, qui ne supporte plus aucune


entrave, renverse l'une après l'autre les bornes les plus sacrées de
l'équilibre démocratique. C'est d'abord le sort de celle où le principe
de la supériorité de la loi sur le décret était inscrit. Sa sanction, la
graphè paranomôn, n'intimide pas plus qu'un sabre de bois. Pour avoir
été souvent brandie à tort et à travers, l'arme a perdu son tranchant.
Eschine ne cite-t-il pas dans le Contre Ctésiphon l'exemple scandaleux
d'un stratège des années 360, Aristophon, qui tirait fierté des quelque
soixante-quinze actions d'illégalité lancées contre lui — et apparem-
ment sans grand dommage — ? Le non-respect des règles de procé-
dure lors du vote, la proposition de motions illégales, une législation
incohérente qui, égarée par la multitude des lois, modifie constam-
ment les règles en vigueur, donnent une triste idée de la souveraineté
affranchie de toute contrainte.
Il y eut pourtant une tentative pour circonscrire ce vagabondage
législatif. A une date discutée (vers 355) on déplaça de Vecclésia vers
l'Héliée le remaniement des lois en vigueur. Chaque année, à date fixe,
le peuple passera ses lois en revue. Si, à l'appel d'une des lois, une
volonté de correction se manifeste, un tribunal de 501 ou 1001 nomO'
thètes est désigné parmi les héliastes. Sa mission, selon une procédure
fort curieuse, sera de yuger laquelle des deux lois, l'ancienne et la non-
LA RÉPUBLIQUE DES AVOCATS (431-322) 133

velle, a sa préférence. Naturellement aucune de ces lois ne devait être


Privée des droits de la défense. Pour l'ancienne, des avocats (synégo-
res) désignés par Vecclésia plaideront ; pour le projet nouveau, son
propre auteur s'en chargera. Si ce dernier l'emporte, la loi nouvelle est
adoptée. Et elle l'est sans que Vecclésia soit intervenue. Ainsi la réforme
aboutissait tout uniment à transférer à l'Héliée la fonction majeure de
Vecclésia. Le remède, si énergique bien que très tardif, indique à quelle
Profondeur l'assemblée avait laissé s'abîmer sa puissance incontrôlée.

96 b) L'eisangélie 0 Son histoire tardive est exactement parallèle à celle


l'action d'illégalité. Les prétextes les plus futiles (un soupçon
^'adultère, par exemple) déclenchent la terrible procédure. Jadis pen-
sée pour la défense de l'Etat, l'accusation, maintenant, participe à la
lutte politique quotidienne ; car tous les moyens sont bons pour faire
trébucher l'adversaire. Mais ces appétits ont inquiété. L'Héliée, à la
longue, voyait sa compétence minée par l'assemblée, non qualifiée
Pour s'ériger en tribunal de droit commun. D'où des efforts sains pour
rétablir cette procédure dans la fonction exceptionnelle que ses créa-
tours avaient voulue. Pour y parvenir, une loi de 403 définit le domaine
d'application de l'eisangélie. Le paradoxe est évident, puisque, par
Principe,
Ce
l'eisangélie, c'est tout ce qui n'est pas légalement défini ! Mais
tte loi était d'une grande sagesse ; en s'appuyant sur les cas d'eisan-
gélie précédents, elle trace des jalons qui éviteraient au peuple d'errer.
malheur est que l'assemblée ne supporta point ce cadre et s'en
ochappa sitôt qu'elle le put. La loi de 403 fut oubliée.

97
él La Boulé 0 Elle résiste mal au déséquilibre croissant qui ne profite
(
ina la masse. On en verra un signe dans la réforme complexe qui
(nodifia en 380 le bureau de l'assemblée. Les prytanes cèdent la place
f rjpuf proèdres, tirés au sort parmi les bouleutes de toutes les tribus,
1 exception des bouleutes de la prytanie du moment. Le souci
a
moindrir l'homogénéité, donc l'autorité du bureau, et, du même
sjup, l'intention d'accroître l'indépendance de l'assemblée semblent

Malgré les quelques appels à la raison, trop tard venus ou mal


Perçus, le pouvoir du peuple s'enfle. A cette volupté (Aristophane parle
1
ivresse) s'ajoute l'attachement du démos pour un gouvernement qui
P Me à vivre (misthos, caisse du théorique). C'est bien le décret (ou
ec
e
«&m) et non la loi (ou la constitution) qui gouverne. Mais finale-
m avec quelle efficacité ?
L
n re ! es décrets de l'assemblée ressemblent à ceux de gens ivres, em-
' mts de démence » {Assemblée des femmes, en 391). L'histoire donne
Mson à la charge d'Aristophane. Ballotté par des impulsions désor-
. ^ nées, esclave de ses illusions, manœuvré par les démagogues, le
i eupie ne s'est posé sur la tête qu'une couronne en clinquant.
* La foule est chose redoutable, lorsque ses chefs sont des pervers ;
ne Mrsqu'elle en trouve de bons, ses décisions sont toujours bon-
1-; (Euripide, Oreste, v. 772 s., en 408). On retrouve, en dernière ana-
'la Perversité des chefs.
lUiJ'iMi.'Jl-.-. .!!l'I H' IMIl'!' muIHIW

134 LA GRÈCE

PROViDENTIALISME :
STRATÈGES ET AVOCATS

C'est finalement entre les mains de deux types de flatteurs que le


peuple se démet. Il renonce à payer pour se battre ; il renonce à se
battre ; il renonce à tout. Au profit de qui ?

198 Les stratèges du 4e s. 0 Ils n'ont plus grand-chose de commun avec


leurs ancêtres du temps de Périclès. Ces hommes de guerre, qui
n'exercent plus de fonction civile, ont acquis une totale indépendance.
Depuis que les citoyens refusent de porter les armes qui firent leur
fierté, les stratèges lèvent leurs propres troupes chez tous ceux (pau-
vres citoyens, étrangers, métèques) qui font de l'armée un métier.
Puisque les riches n'acceptent pas d'acquitter leur contribution, c'est
au moyen de leur fortune personnelle et des sommes qu'ils extorquent
aux Alliés que les stratèges payent les soldes. Double fléau. Les mer-
cenaires sont d'une discipline douteuse. Ils ne remplacent pas l'armée
civique que Démosthène s'efforce, en vain, de restaurer (en 551) : « Ne
me parlez pas de dix mille, vingt mille mercenaires ; j'en veux une qui
soit l'armée de la Cité et qui que vous choisissiez pour la commander,
un ou plusieurs stratèges, je veux une armée qui lui obéisse et le
suive » ! {lre Philippique 19). Mais ces stratèges, qui n'ont de compte à
rendre à personne puisqu'ils ne touchent pas à l'argent de l'Etat, se
sont placés hors de l'atteinte du peuple. Comble du mal, la réciproque
n'est pas vraie : le peuple est leur victime. Très populaires, portées par
une habile propagande, leurs campagnes font rêver, rapportent quel-
ques bribes de butin, bercent le peuple de l'illusion qu'il est défendu.
Or il n'en est rien. Philippe II de Macédoine le prouvera.

199 Orateurs ou avocats 0 Leur puissance n'est sanctionnée par aucun


contrôle ; n'étant pas magistrats, ils sont politiquement irresponsables
et leur immunité décuple leurs forces. C'est par la magie de leurs dis-
cours que ces hommes publics — bien que privés — exercent une
influence décisive sur l'assemblée. Certains les détestent, comme Iso-
crate qui les compare à des sycophantes et voudrait les chasser de
l'assemblée. L'action de ces orateurs fut capitale, surtout après 350
quand la Cité fut écartelée entre deux talents, deux politiques. Démos-
thène représente l'appel à l'énergie. Dans des harangues sans complai-
sance, il fustige le renoncement et la fuite devant l'effort militaire ou
financier ; il espère, en provoquant un sursaut de volonté nationale,
donner à Athènes le courage de résister au Macédonien. Mais Eschine,
son rival, soutient exactement l'inverse. Pacifiste, il vante les avanta-
ges de la sécurité sous l'autorité de Philippe II et tous les bienfaits de
la collaboration. Séduit par l'un comme par l'autre, le peuple ne sut
qui suivre. Il resta sur place et ne fit rien.

200 Conclusion 0 La dernière image est celle d'une cité divisée ; entre
pauvres et riches. Tout le mal vient de la disparition de la classe
moyenne. Celle-ci ne s'est pas rétablie au 4" s. Les penseurs politiques
IA RÉPUBLIQUE DES AVOCATS (431-322) 135

jugeront sévèrement la crise de la démocratie. En rejetant dos à dos


l'oligarchie des riches et la tyrannie des pauvres comme deux systè-
mes aussi peu défendables, ils ont avec clairvoyance démasqué les
coupables ; l'égoïsme des riches, la démesure des pauvres. Ils décou-
vriront, en théorie, les vertus de la démocratie équilibrée, celle qui, en
réalité, un siècle plus tôt avait fait la grandeur d'Athènes.

SECTION 2
LA PENSÉE POLITIQUE
AU CHEVET DE LA DÉMOCRATIE

Xénophon, Isocrate, Platon et Aristote vivent intensément le désé-


quilibre social et la crise politique. Jamais remèdes ne furent plus di-
yers. Pour les uns, Xénophon et Isocrate, il faut revenir à la tradition,
à tort abandonnée. De ses connaissances encyclopédiques, Aristote tire
une autre vérité, fondée sur l'expérience : la loi de l'équilibre, ou du
juste milieu, alors que Platon place dans la monarchie de la sagesse le
gouvernement idéal. D'une pensée à l'autre, pas de points communs,
sauf un : les remèdes proposés furent sans effet. Jusqu'à son terme
(322), la démocratie resta radicale, et impuissante.

§1
XÉNOPHON ET ISOCRATE :
LA VERTU DE LA TRADITION

Xénophon (430-355), homme de guerre, historien, écrivain politi-


que et économiste, passe une grande partie de sa vie en exil (il a servi
P0ur Sparte). Isocrate (436-338), maître d'éloquence, ne quitte pas
Athènes, dont il suit (et critique) de près la politique.

T* Les remèdes à la crise sociale 0 Xénophon et Isocrate placent dans


yes formules radicales d'exclusion le remède à la pauvreté. On re-
'0 uve les expériences oligarchiques qu'avaient pratiquées les 8l et
s,
10
La colonisation. Dès le début du 4e s., Xénophon suggère l'envoi
Çu Thrace (actuelle Bulgarie) de ceux qui manquent du nécessaire,
jsocrate partage ces idées. Il voit dans la colonie (en Asie Mineure, en
ualie) un correctif à la crise sociale et un substitut à l'écroulement de
1 lm
Périahsme du 5e s., dont il a d'ailleurs réprouvé les abus.
,,, 2" L'impérialisme panhelléniquc. La naissance de la Seconde Con-
jPuération donne vigueur aux projets d'Isocrate. Les précisant, il déve-
'?PPe le concept, riche d'avenir, du Panhellénisme. L'impérialisme qui
8 e
6auche en 380 doit avoir une vocation « nationale grecque » et non
136 LA GRÈCE

athénienne. Toutes les cités, soudées par leur langue, leur sang et leur
culture, doivent s'unir contre la Perse, son Grand Roi et ses posses-
sions : c'est sur ces terres (et non sur les terres des Alliés) que devront
s'installer les pauvres. Le Panégyrique (380) d'Isocrate est le support
intellectuel de cette conception. Mais Athènes a trahi la cause des Al-
liés1 : à partir de 355, Isocrate cherche ailleurs le chef (hegemonj ca-
pable d'unir toute la Grèce, d'assurer sa défense et de soutenir son
expansion coloniale. Le discours J Philippe (346) fait appel au roi de
Macédoine pour qu'il prenne contre les terres du Grand Roi la direc-
tion d'une guerre de défense et de conquête à la fois. Les colonies
panhelléniques y seraient fondées. L'erreur fut énorme. Philippe ré-
pondit à l'appel des Grecs mais non à leur espoir. Le Panhellénisme
ne vit pas naître ces colonies, mais il hâta la domination macédo-
nienne et fournit à Alexandre le support idéologique de sa conquête du
monde et de la Grèce.

202 b) Les remèdes à la crise politique 0 Une fois les pauvres expulsés,
à qui devra appartenir le pouvoir ? Aux riches. Nostalgiques, Xéno-
phon et Isocrate font le procès de la démocratie du 5e s. La suprématie
navale d'Athènes lui a été fatale ; elle a accru les pouvoirs de la masse
et ruiné ceux de l'Aréopage. Thémistocle et Ephialte se rejoignent dans
la même condamnation. Le discours VAréopagitique, prononcé par Iso-
crate en 354, réunit les pièces de l'accusation.
Il faut revenir à la constitution de Solon et de Clisthène ; il faut
rendre à l'Aréopage le contrôle de l'application des lois par les magis-
trats. Il faut surtout supprimer tous les misthoi et restituer à la richesse
son pouvoir. Le discours, qui connaît le principe de l'égalité propor-
tionnelle des droits politiques (Aristote en fera la théorie), donne un
très bel exemple du principe timocratique : en n'allouant aux magistra-
tures aucune indemnité, en les rendant même onéreuses, en ne les
ouvrant qu'aux riches (élection et conditions de cens), les candidats ne
seront pas motivés par l'appât du gain, mais par l'ambition (en grec :
timè) et l'amour des honneurs (Aréop. 24-27).
La pensée n'est pas révolutionnaire, mais raisonnable. Son idéal,
entre Solon et Clisthène, est celui d'une démocratie ou d'une oligar-
chie modérée. Il ne fut pas suivi.

§2
PLATON :
LA MONARCHIE DE LA SAGESSE

Né en 427, Platon reçoit l'enseignement de Socrate ; après la con-


damnation de son maître, il quitte Athènes pour Mégare puis gagne

1. Dans le discours Sur la Paix (355), prononcé après l'effondrement de la Confédé-


ration, Isocrate fustige l'égoïsme des Athéniens. Mais face à la faiblesse des cités
grecques, la colonisation de l'Asie perse n'est plus d'actualité. Isocrate suggère alors l'ins-
tallation de colonies panhelléniques en Thrace, « avec l'accord du roi de Macédoine».
LA RÉPUBLIQUE DES AVOCATS (431-322) 137

Syracuse, accueilli par Denys le Tyran. Revenu à Athènes vers 387, il


fonde une école, l'Académie. Après deux autres courts séjours auprès
de Denys le Jeune, qui n'est pas séduit par ses projets de constitution,
il revient à Athènes, où il meurt en 347. De son œuvre, immense, on
ne présentera que deux traités : la République et les Lois.

fÂI LA RÉPUBLIQUE (vers 375)

a) L'utopie d'un Etat au service de l'âme 0 « La République, le plus


beau livre sur l'éducation, et non un livre de science politique ». Le
jugement, si fondé, de J.-J. Rousseau doit être accueilli comme une
mise en garde : il évitera bien des contresens. L'ouvrage n'est pas un
traité de droit constitutionnel, ni de l'art du gouvernement. On n'y
cherchera pas les convictions politiques de Platon ; on n'y trouvera pas
une soi-disant admiration pour l'oligarchie Spartiate ni une soi-disant
répugnance
So
pour la démocratie athénienne. L'éducation de l'âme est le
uci exclusif de Platon : il voit dans l'Etat l'instrument privilégié ap-
pelé à enseigner la justice. En une pure utopie, il dessine une épure,
l'Idée de cité construite sur le modèle de l'âme juste.
b
) L'Etat, projection agrandie de l'âme juste 0 L'Etal ne remplira sa
mission d'éducateur d'âme que s'il reproduit, dans le cadre plus vaste
qui est le sien, la structure intime de l'âme juste. Entre l'âme et l'Etat,
la corrélation est si étroite que l'Etat juste sera l'image agrandie, donc
Plus lisible {Rép. 368 c-e), de l'âme juste.
L'âme est formée de trois parties : la raison, qui délibère ; la force,
«lui combat et obéit ; l'instinct, qui produit et acquiert. L'ordre dans
l'âme (hiérarchie des parties) est justice ; le désordre, injustice. C'est
s r
u ce modèle que Platon construit son Etat, non dans l'idée qu'il fût
Un jour réalisable, mais pour atteindre l'Idée de l'Etat juste, donc par-
lait. Trois parties rigoureusement indépendantes et hiérarchisées for-
me
nt l'Etat.
1° Les trois parties de l'Etat. Les chefs (ou bergers) détiendront la
connaissance suprême ; ce seront des philosophes ; ils gouverneront
a Cité. Les guerriers (ou chiens de garde) incarneront le courage ; ils
défendront la Cité. Enfin les producteurs (ou le troupeau), travailleront
Puur la Cité.
Une abnégation totale sera requise des deux premières fonctions,
près avoir subi une éducation (ou un dressage) à base de poésie
moralisante,
Slr
chefs et guerriers renonceront à tout ; métier, loisir, plai-
- Ils n'auront pas de famille, car elle flatterait l'instinct de posses-
ston. Pourtant, il faut assurer le maintien de l'espèce. Convaincu de
'nérédité des dons, mais ne voulant rien laisser au hasard, Platon
es
quisse une méthode de reproduction soumise à la loi des nombres
Parfaits et à l'eugénisme. A leur naissance, les enfants seront retirés à
mur mère (qu'ils ne connaîtront pas) et élevés en commun. S'ils sont
mtifs à l'éducation qui les attend, ils grossiront le rang des produc-
urs. L'utopie apparaît devant celte mise en commun des hommes,
138 LA GRÈCE

des femmes et des enfants : rien de comparable avec Sparte, où les


enfants conservent leurs parents. Elle se renforce devant l'affirmation
de l'égalité des sexes (incongrue dans l'Antiquité) ; à égalité de dons,
les femmes seront également aptes à diriger la Cité.
La masse des producteurs se partagera les richesses. Mais il n'y
aura ni riches, ni pauvres. Les propriétés seront équivalentes, leurs
revenus serviront à nourrir les chefs et les combattants. Ces travail-
leurs auront une famille, pratiqueront le commerce et toutes les acti-
vités nuisibles à l'harmonie parfaite de l'âme et du corps.
2" L'Etat sans loi. Puisque les chefs ont la connaissance de ce qui
est bon et juste, puisque leur capacité politique est totale, l'autorité
qu'ils incarnent ne peut être abusive. Les lois seront inutiles ; elles
seraient même mauvaises. Pour que l'Idée du Bien triomphe, il faut
balayer toutes les lois et « faire de l'âme de la Cité une toile nue » {Rép.
501 b). Face au chef qui peut tuer ou exiler, purger la Cité comme on
essaime des abeilles ou importer des citoyens1, la liberté individuelle
n'existe pas. Ou elle se confond avec la Justice et se dissout en elle, ou
elle s'en écarte et devient licence. Ainsi bâti à l'image de l'âme juste,
l'Etat juste remplira sa fonction : éduquer les âmes.

205 c) Pathologie de l'âme et de l'Etat : les constitutions dégénérées 0


La corruption commence dès que la perfection cesse. Mais le mal
(commun à l'âme et à l'Etat) est susceptible de degrés. Platon en dis-
tingue quatre, de gravité croissante.
1° La timocratie (la passion de la guerre, sans la sagesse). L'ambi-
tion, et non la sagesse, y pousse les guerriers à commander. Une seule
qualité, la discipline : ainsi Sparte des temps anciens. Mais l'appétit de
richesse conduit immanquablement à :
2" L'oligarchie (la passion de l'argent) — synonyme de ploutocra-
tie. Deux vices : la Cité est divisée entre deux cités rivales, riches et
pauvres. En outre, pour Platon, richesse et vertu sont antinomiques
{Rép. 551 c).
3" La démocratie (l'instinct de liberté). Le gouvernement du peuple
est « une foire aux constitutions ». C'est un régime de désordre, puis-
que les trois fonctions sont confondues ; est soldat, qui le veut ; juge ou
magistrat, qui le veut. Régime de tolérance aussi, donc de mollesse, où
les condamnés à mort et à l'exil restent dans la cité « et se promènent
comme des revenants ». Un régime « charmant, anarchique et bigarré,
qui dispense une sorte d'égalité aussi bien à ce qui est inégal qu'à ce
qui est égal ».
4° La tyrannie (le réveil des instincts bestiaux). Le pire des régi-
mes.

1. Pouvoirs reconnus sans limite au chef dans le Politique (composé vers 165). Mais
dans ce traité, après avoir prolongé les conséquences logiques de la sagesse du chef de
la République, Platon s'empresse d'ajouter qu'un individu parlait de ce genre n'existe pas :
il revient alors à une légalité nécessaire, absente totalement, et par principe, de la Répu-
blique.
LA RÉPUBLIQUE DES AVOCATS (431-322) 139

' d) Conclusion 0 La construction est d'une audace extrême. Aucun


souci de bon sens pratique ne la déforme. Mais, au fond, cette pure
création de l'esprit n'intrigue-t-elle pas ? La crise politique qui l'a vu
naître attendait à coup sûr autre chose. Indilîérence du sage envers les
malheurs de son temps ? Certainement pas. En refusant de quitter le
monde céleste, en rejetant sommairement, comme des formes corrom-
pues, toutes les constitutions possibles et vécues, Platon renonce tout
simplement à réformer celle de sa cité. Ou il la jugeait incapable de
s'améliorer. Ou il était convaincu que les solutions de rechange ne
valaient pas plus que la démocratie : alors, autant la conserver. La
République contraint de poser la question : mais, dans sa vocation uto-
Pique, elle ne permet pas d'y répondre avec certitude. Attendons le
traité des Lois ; car c'est une cité terrestre que Platon s'engage mainte-
nant à construire.

[¥] LE TRAITÉ DES LOIS (entre 366 et 347)

Dernier ouvrage (inachevé) de Platon. L'intention a changé : on


quitte l'utopie pour la réalité terrestre. « Maintenant, c'est d'hommes
que nous parlons et non de dieux » {Lois, 732 e). Pour quel résultat ?
207 (l
) La légalité-refuge 0 Puisque l'on se place dans la réalité, il faut
reconnaître l'imperfection humaine : « aucun esprit humain n'est ca-
pable de diriger complètement les affaires humaines sans devenir pro-
fondément atteint de démesure et d'injustice» (Lois, 713 c). Le chef
divin n'existant pas, il faut recourir à un code de Lois (d'où le titre de
i ouvrage).

^ b) La cité-modèle 0 1° Son cadre : sa population est fixée à 5 040 ci-


toyens, choisis selon des préoccupations raciales. Ils seront originaires
do même pays, qu'ils auront quitté comme un essaim pour fonder la
dhé neuve : l'unité par le sang sera source de cohésion. Dans le choix
du territoire, on s'éloignera des mers ; car la cité, qui vivra en com-
plète autarcie, doit être à l'abri des influences extérieures, du com-
thorce et de la marine, que Platon déteste : il y voit l'âme de la démo-
cr
atie. Seuls quelques privilégiés pourront, le temps d'une enquête, se
fondre à l'extérieur. Dans cette cité idéale, tous les citoyens jouissent
c,e
droits politiques. Tous sont propriétaires : à la tête de lots rigoureu-
sement égaux et inaliénables. Chacun transmet son lot à son héritier,
qm sera unique. Si plusieurs fils sont nés, le surnombre sera donné en
ddoption aux couples stériles. L'or et l'argent sont proscrits, et la ri-
ehesse aussi, « car le riche est mauvais citoyen ». Il n'y aura que quel-
ques modestes inégalités de fortune, nécessaires pour former les qua-
(>
classes censitaires que prévoit Platon. Activités manuelles et
dulture sont abandonnées aux esclaves et aux métèques.
2" Les organes de la cité. Sparte fournit un modèle : la constitution
7 est équilibrée selon Platon ; car le pouvoir monarchique, divisé sur
eilx
têtes, est contrebalancé par les éphores et la Gérousia. Régime
nnumwMi
sjiw mwfimummm

140 LA GRÈCE

préférable à la licence (en politique et en art) que le déséquilibre des


pouvoirs a introduite à Athènes. Les magistrats et les citoyens seront
dominés par 37 gardiens des lois (nomophylaques), eux-mêmes sou-
mis à des contrôleurs, inspectés à leur tour. La surveillance est totale
et mutuelle. Elle assure l'uniformité et la permanence. Enfin, au som-
met de la cité, le Conseil Nocturne (les yeux et les oreilles de la cité)
incarne le savoir religieux et le pouvoir judiciaire. Il transpose la loi
divine en loi humaine. Car Dieu est la mesure universelle: c'est le
contre-pied iie l'enseignement de Protagoras. Ainsi, la cité des lois se
définit comme un Etat théocratique. L'orthodoxie religieuse est une
nécessité, puisque les lois divines gouvernent la condition humaine.
L'athéisme et le mépris des devoirs religieux traditionnels (culte aux
dieux de l'Olympe) sont réprimés. Platon, comme on l'a dit très juste-
ment, a trahi Socrate.
Si la République avait construit une cité séculière dans le ciel, les
Lois fondent une cité religieuse sur la terre.

209 c) Conclusion 0 On espérait un modèle transposable : on trouve une


cité divine, dénuée d'utilité pratique, non viable. L'admiration platoni-
que pour Sparte implique la critique de la démocratie athénienne.
Mais, trop radicale, la condamnation ne débouche sur rien. Or Platon
n'a rien d'un déserteur. Attaché à sa cité, qu'il ne quitte pas, attentif
jusqu'au bout à sa tâche d'éducateur d'âmes comme le fut son maître
Socrate, il ne peut s'être désintéressé du régime ni avoir souhaité l'ef-
fondrement de la Cité. En refusant, et pour la deuxième fois, de pro-
poser une solution de rechange à la démocratie, Platon lui est finale-
ment resté fidèle.

§3
ARISTOTE : LA LOI DE L'ÉQUILIBRE

Grec originaire d'Ionie, mais né près de la Macédoine, à Stagire en


384, Aristote vient à Athènes en 367. Pendant vingt ans, il étudie, puis
enseigne dans l'Académie de Platon. Entre 343 et 340, il séjourne au-
près du roi de Macédoine, Philippe, qui lui confie l'éducation de son
lils, le futur Alexandre le Grand. Vers 335, il regagne Athènes — dont
il n'est pas citoyen, mais métèque — et y fonde sa propre école, le
Lycée, futur foyer des Péripatéticiens (qui discutent « en se prome-
nant »). C'est alors (entre 335 et 323) qu'il compose la Politique, son
principal ouvrage de science morale et politique.
Ce fils de médecin est passionné par les sciences exactes et l'obser-
vation. Il pratique la comparaison de ce qui existe pour l'améliorer:
d'où une œuvre politique infiniment plus concrète que celle de Platon.
Son expérience et ses lectures immenses l'ont conduit à dégager un
certain nombre de principes, qui, réunis, formeront la meilleure consti-
tution possible.
LA RÉPUBLIQUE DES AVOCATS (431-322) 141

A LES BONS PRINCIPES DE GOUVERNEMENT

a) Le principe de l'égalité géométrique 0 II doit y avoir « égalité pour


ceux qui sont égaux et non égalité pour les égaux et les inégaux ».
Aristote rejette donc le principe de l'égalité arithmétique, tel que le
pratiquait la démocratie athénienne. « Ceux qui, par leur capacité mo-
rale supérieure, renforcent le bien commun de tous » méritent de re-
cevoir des droits politiques supérieurs à ceux de leurs concitoyens.
Mais comment apprécier cette « capacité supérieure » ?

b) La vertu de la richesse (bu principe timocratique) 0 Réaliste,


Aristote ne croit pas qu'une cité puisse choisir les meilleurs en fonc-
tion de critères purement moraux (la justice, la sagesse ...). Pratique, il
s
c prononce en faveur du critère de la richesse, et s'en explique. Ce
c'est pas parce que les riches paient des impôts et arment des soldats
qu'ils doivent recevoir des droits supérieurs : la cité n'est pas une so-
ciété de commerce. Mais les riches seront privilégiés parce que la ri-
chesse est :
s
• source de liberté : l'aisance confère l'indépendance. D'où l'exclu-
ion, par principe, des pauvres, mais aussi de tous ceux (même riches)
qui, travailleurs professionnels et manuels, sont sous la dépendance
he leur salaire ou de leur travail. L'un et l'autre aliènent la liberté.
• source de loisir: donc de disponibilité pour la cité.
• garantie de moralité : riche, le magistrat ou le juge ne servira pas
ju cité pour qu'elle lui procure ce dont il dispose. Il ne cherchera que
1
honneur. C'est la timocratie. Selon ce principe, plus les responsabili-
tcs seront grandes, plus le cens exigé sera élevé. Mais confier le pou-
Vo
h" à une minorité riche ne va pas sans danger. 11 faut compléter le
Principe timocratique.

La vertu du nombre (bu principe majoritaire) 0 1° L'utilité du


no
'nbre. Elle est double. A la différence de Platon, Aristote croit a la
Sa
gesse de la masse. « La multitude, composée d'individus qui, pris sé-
parément,
e sont des gens sans valeur, est néanmoins susceptible, prise
n corps, de se montrer supérieure à l'élite, non pas à titre individuel,
"lais collectif» (Politique, 3, 1281 a). En outre « la multitude est moins
""cessible à la corruption, de même qu'une grande quantité d'eau est
"ins sujette à se corrompre qu'une petite» (Poi, 5, 1286)'. Plus en-
'.'" c» la masse, par la vertu du nombre, doit servir de contrepoids à
, aidorité des riches et empêcher la minorité de tourner la constitution
a So
n avantage (on tomberait dans la forme dégénérée de l'oligarchie).
2
" Majorité et principe censitaire. Les deux principes semblent con-
"adictoires. On ne peut à la fois donner le pouvoir de décision à la
Ç'chesse et au nombre, car les pauvres, par leur nombre, écraseront
les
riches. Aussi, avec une grande logique, Aristote va-t-il poser une

on v 0n connaît la formule percutante de Lamartine : « on empoisonne un verre d'eau,


" empoisonne pas un fleuve ».
142 LA GRÈCE

condition à la loi du nombre. Il faut que ce nombre permette de déga-


ger «une majorité de revenus qui, réunis, dépassent le revenu des
magistrats qui exercent individuellement ou en collèges restreints les
grandes charges de l'Etat » {PoL 3, 1281 a).
De la sorte, le nombre et la fortune se concilient. Par l'accumula-
tion de nombreuses fortunes individuelles, on donnera à la masse des
citoyens (pas tous, on va y revenir) le pouvoir de contrôler, châtier,
révoquer le^ magistrats et de les élire.

213 cl) La nécessité d'un cens civique 0 Multiplier par un grand nombre
des fortunes inconsistantes ou infimes ne permettrait pas de dégager
la majorité censitaire. D'où une nouvelle condition posée : une fortune
moyenne sera exigée du corps civique. Mais comment la fixer ? Si la
barre est trop haute, les privilégiés (les plus riches, qui ont accès aux
magistratures) seront relativement plus nombreux que les citoyens,
eux-mêmes peu nombreux tà répondre à l'exigence du cens civique. Le
principe majoritaire sera alors mis en échec. Si, inversement, le cens
est trop faible, la masse civique ne représentera pas un total de reve-
nus dépassant les revenus des privilégiés, et le principe timocratique
ne sera plus respecté [Pol, 6, 1320 b). Il faudra donc déterminer le
cens civique de façon qu'il assure en nombre et en revenus, une ma-
jorité très faible à la masse civique. Tous les citoyens qui n'atteindront
pas le chilfre fixé seront exclus des droits politiques — ou seront ame-
nés par l'accès à la fortune et à la petite propriété, à s'intégrer aux
citoyens « actifs ».

[¥] L'APPLICATION CONCRÈTE :


— DÉMOCRATIE OU OLIGARCHIE MODÉRÉE

214 Typologie et classement des constitutions 0 En fonction de ces critè-


res, Aristote porte un jugement de valeur sur les constitutions qu'il
classe, conformément à la tradition, en trois types : monarchie, aristo-
cratie, politeia (la « constitution » par excellence, la meilleure). Cha-
cune connaît une forme dégénérée, tyrannie, oligarchie, démocratie :
chaque fois que le pouvoir s'exerce dans l'intérêt égoïste des gouver-
nants.
1° La monarchie: «si un citoyen a une telle supériorité de mé-
rite ..., il ne faudra plus le regarder comme faisant partie de la cité. Il
semble qu'un être de cette espèce doive être considéré comme un dieu
parmi les hommes ... 11 n'y a point pour lui de loi ; il est lui-même sa
propre loi » {Pol. 3, 1284 a). Aristote ne croit pas à cette éventualité —
son élève Alexandre, en revanche, y croira (Cf. infra, n"221 ; 237).
2" L'aristocratie: fondée sur la vertu morale (et non sur la ri-
chesse). C'est une hypothèse d'école. Aristote n'y croit pas non plus.
3" L'oligarchie et la démocratie : sont à rejeter. Notamment la dé-
mocratie, ou pure loi du nombre. C'est le cas d'Athènes. Les pauvres
LA RÉPUBLIQUE DES AVOCATS (431-322) 143

y régnent en maître ; jaloux des biens des riches minoritaires, ils s'en
emparent. Le rnisthos n'a fait qu'empirer les choses. En donnant des
loisirs aux pauvres, il leur a fourni l'occasion de s'occuper des affaires
de la cité.

4° La politeia (démocratie modérée ou oligarchie modérée). La


nasse civique sera formée des citoyens-laboureurs. Propriétaires, ils
répondent à l'exigence d'un cens modeste. Laboureurs, ils sont libres
et indépendants. Mais retenus par leur travail, ils disposent de peu de
loisirs et ne se réuniront pas souvent en assemblée. Ils éliront les ma-
gistrats, contrôleront leurs comptes, les traduiront en jugement. Ils for-
meront les tribunaux de la cité. En revanche seront exclus de la cité
les hommes de métier et les non-propriétaires : autrement dit la masse
Ur
baine. Les magistratures seront confiées par l'élection aux plus ri-
ehes de la cité {Pol. 6, 1317 a-1318 b) ; ce sont les privilégiés, répon-
dant à des conditions censitaires particulières.
Un véritable remède est offert. Théoriquement fondé, il est prati-
quement
0
transposable. N'est-ce pas le retour à la constitution de Solon
u aux réformes, prématurées, de Théramène ? C'est, en tout cas, une
constitution de ce type dont s'inspira Antipatros, lieutenant d'Alexan-
dre, et qu'il imposa ... en 322 à Athènes défaite. Par la force, puisqu'elle
d'avait, encore libre, voulu se réformer, ni entendre l'ultime conseil
d'Aristote.

bibliographie et lectures 0
La guerre du Péloponnèse : Ed. Will, cit., {supra n" 174) p. 315-403.
La crise idéologique : E. Lévy, Athènes devant la défaite de 404 (His-
0,r
>' d'une crise idéologique), Paris, 1976.
Sur les coups d'Etat oligarchiques, P. Cloché, La restauration démo-
Cr(
'tique à Athènes, Paris, 1915.
. Athènes an 4e s. : C. Mossé, La fin de la démocratie athénienne, Pa-
3 1962 ; Ed. Will, C. Mossé, P. Gonkowski, Le Monde grec et l'Orient
le e
T\ ( 4 siècle), Paris, 1975 (avec le monde hellénistique) ; P. Cloché,
(n
' iostliène et la fin de la démocratie athénienne, Paris, 1937 ; C. Mossé,
.■^biè/ne de la patrios politeia dans la pensée grecque du 4e s., Eirene 16,
.e'S, p. 81 s. (la constitution des Ancêtres). Pour les institutions au
]'jU essentiel, M.H. Hansen, La démocratie athénienne à l'époque de
Jêr
nosthène, Paris, 1993.
Sur la pensée politique : T.A. Sinclair, cit. (supra n" 174) ; J. Hum-
m*t, Sacrale, Paris, 1967 ; W. Jaeger, Paideia II (paru en allemand,
le sous-titre, Die Formung des griechischen Menschen ; pour ce
ymme, seule existe une trad. italienne, 1954) : essentiel pour la Répu-
"f/uede Platon (p. 339-645 de l'éd. italienne) ; R. Weil, Politique d'Aris-
' e Oextes et présentation), Paris, 1966.
Lectures; une comédie d'Aristophane; le Contre Ctésiphon d'Es-
Ine
(Pris sur le vif, le fonctionnement des institutions au 4e s.) ; Hel-
jyucs (1, 7 et suiv.) de Xénophon (procès des Arginuses : cf.
' Hansen, 1974, p. 29 s. cit, supra, n" 174. V. de même une interpré-
144 LA GRÈCE

tation nouvelle et séduisante de ce même procès, par A. Mehl, Fur eine


neue Bewertung eines Justizskandals, Zeitschrift der Savigny Stiftung 99,
1982, p. 32-88). Première Philippique de Démosthène (harangue contre
la politique de ralliement à Philippe de Macédoine).
CHAPITRE 5

SI LE GRAIN NE MEURT:
DE LA CITÉ GRECQUE
AUX MONARCHIES
HELLÉNISTIQUES

En politique extérieure, l'expérience de la Cité fut, il faut bien le


reconnaître, un échec. Malgré son obstination, Athènes avec ses deux
eonfédérations
u
successives ne réussit pas à bâtir un empire, pas même
ne alliance durable. Quant à la stratégie défensive, la Cité ne s'y fit
Pas reconnaître comme un outil mieux adapté ; la guerre du Pélopon-
nèse sous la conduite d'Athènes a mené les cités alliées à la défaite, et
'a résistance du monde grec aux appétits de la Macédoine ne parvien-
dra pas à sauver son indépendance. Les raisons en sont trop claires.
Ee régime de la Cité exalte l'autonomie jalouse, l'égoïsme sacré ; dé-
mocrate ou oligarque, le citoyen ne tolère pas d'autre loi que celle qu'il
Se
donne. Dès lors toute entreprise collective imposant tà plusieurs
pdés la même volonté offensive ou défensive est vouée à l'échec, à
brève échéance.
La Macédoine exploitera cette faiblesse congénitale. Sous les appa-
rottces d'une ligue, le roi Philippe II réussira une domination qui con-
de a muait, en fait, la Cité. Son fils Alexandre le Grand poursuit l'œuvre
l 1 achève en un empire : la Cité, absorbée, a disparu. Et elle ne renaît
Pas des débris de cet empire éphémère, partagé entre les diadoques en
autant de monarchies peu après la mort d'Alexandre.

SECTION 1
LA FIN DE LA CITÉ LIBRE :
PHILIPPE ET ALEXANDRE

INTRODUCTION
LES MACÉDONIENS ET L'HELLÉNISME

Trt Macédoine: une monarchie militaire 0 La Macédoine est tou-


'lrs restée étrangère au régime de la Cité. Le pouvoir y est d'essence
Uarchique, mais d'un type archaïsant qui évoque la Grèce des
146 LA GRÈCE

temps homériques. Le roi, en principe élu par l'assemblée du peuple


en armes, en fait choisi selon le principe dynastique sauf quand un
usurpateur s'impose, détient un pouvoir surtout militaire. A ses côtés,
ses compagnons, chefs de familles nobles, servent dans des corps
d'élite ; ils sont ses conseillers-nés. Véritables seigneurs féodaux, ils
ont longtemps fait obstacle à la formation d'une monarchie centralisa-
trice. Philippe II, roi depuis 369, y parviendra, et par une double ré-
forme.
A l'intérieur, il mate la fronde perpétuelle de son entourage en at-
tirant comme pages de cour — autant d'otages éventuels — les fils des
principaux nobles et en versant les plus fidèles d'entre eux dans sa
garde personnelle. Mais il sait aussi raffermir les vertus guerrières de
cette monarchie personnelle en lançant sur les champs de bataille une
espèce de phalange tout à fait remarquable. Compacte comme une
forteresse mais assez souple pour envelopper l'adversaire, invulnéra-
ble de près (par la courte épée) et mortelle de loin (grâce à la sarisse,
de plus de 6 mètres de long), la phalange macédonienne, carré mobile
de 20 000 hommes, sera la reine des batailles jusqu'au 2e s., détrônée
seulement par la légion romaine — et uniquement sur terrain acci-
denté. Alexandre détiendra, avec cette arme excellente, l'un de ses
atouts majeurs.

217 Macédoine et culture grecque 0 Plus que la différence de langue ou


de mœurs, c'est la structure du pouvoir qui, pour les Grecs, les séparait
si profondément des Macédoniens. Mais ces « Barbares » sont attirés
par la civilisation grecque et s'y convertissent rapidement. Us sont par-
venus, non sans fierté, à se faire admettre dès le 5e s. aux Jeux Olym-
piques ; ils rappellent descendre du même dieu Héraklès ; ils cultivent
assidûment l'art des poètes, des philosophes, des artistes grecs qui ont
trouvé une chaleureuse hospitalité auprès des rois macédoniens. Et
l'on sait trop bien qu'Alexandre adolescent fut confié à l'éducation
d'Aristote. Or ces demi-Grecs, à la culture récente, se sentent tout na-
turellement investis de la haute mission de défendre l'hellénisme.
C'est à eux qu'il appartiendra de prêcher la croisade contre les Perses,
de plier sous leur autorité les Grecs divisés, les vrais Grecs vraiment
divisés.

§1
PHILIPPE II ET LA LIGUE DE CORIIMTHE
(359-337)

Les intentions officielles sont pures ; le roi de Macédoine, dans un


élan de générosité, ne veut que libérer les cités d'Ionie, soumises à la
Perse depuis deux siècles. Mais, sous l'enthousiasme du néophyte,
plus grec que les Grecs, perce la ruse. La guerre d'émancipation veut
le ralliement du monde grec derrière un étendard commun, donc
l'obéissance à une autorité unique et le renoncement aux divisions
LES ROYAUMES HELLÉNISTIQUES 147

yoluptueuseraent entretenues. La Macédoine s'y emploiera, et en deux


étapes. Elle isole d'abord Athènes et abat sa prétention, toujours vaine,
à fédérer les cités rêvant de liberté et de démocratie ; puis elle la fait
entrer dans le rang en l'absorbant au sein d'une ligue.

[A] ISOLER ATHÈNES (359-338)

La défaite de Chéronée0 Diplomate-né, Philippe, maniant avec un art


consommé l'astuce et le cynisme, alternant la dissimulation et la fran-
chise la plus insolente, commence, en ces dernières années de la Se-
conde Confédération, par prendre le parti d'Athènes. Il châtie les cités
r
cbelles que celle-ci ne parvient pas à maintenir sous sa domination
mais il se garde bien ensuite de les restituer. Puis il disloque les
hgues mineures formées sous Athènes, telle la confédération des cités
hc l'Eubée. La progression programmée s'achève enfin par l'émanci-
Pation des derniers fidèles, Byzance, Chios et Rhodes, qui abandon-
nent Athènes en 355. A la faveur de mille intrigues, déployant une
activité prodigieuse, l'insatiable Philippe, flatteur et brutal, s'approche
de la Thrace et convoite les Détroits (Hellespont). Athènes, isolée, en
Jluète de répit, croit, en signant en 346 la fameuse Paix du Roi, obtenir
1
engagement sincère du Macédonien à l'arrêt de toute extension fu-
ture et promet donc sa neutralité. Mais la trop crédule Athènes ne tira
aucun profit de ce véritable « Munich ». Pour Philippe, l'essentiel était
de
ro
gagner du temps et de tromper. Dès que l'occasion s'en présenta, il
mpit la trêve fallacieuse.
Ses visées éclatent alors au grand jour. Il guette le passage de l'Hel-
tespont, vital pour les arrivages de blé à Athènes, encore tenu par des
cués hostiles à la Macédoine. II tente de réduire au silence Athènes, la
Protection naturelle des démocraties. II multiplie les contacts avec les
cités oligarchiques, sûr de trouver des alliés solides dans des gouver-
nements fondés sur le principe d'autorité. Le Péloponnèse voit circuler
Ses
émissaires ; partout — même à Athènes — ils trouvent des parti-
i^us ou achètent des consciences. L'attaque de Byzance provoque Ful-
uue affrontement avec Athènes. 11 a lieu à Chéronée en 338. Les défen-
kiUly de l'indépendance grecque sont défaits. La victoire de la
ucédoine fit de son roi plus que l'arbitre, le maître de la Grèce. La
lte
indépendante avait vécu.
19
yu'ienes désunie : Eschine et Démosthène 0 Quelles furent les attitu-
~es face à cette politique d'encerclement ? Le monde grec révéla une
ois de plus sa déplorable désunion, nourrie de défiances mutuelles,
vnant à Athènes plus particulièrement, elle manqua de cohésion,
jyopinion publique s'était partagée à la suite de trois talents. Isocrate,
e
chantre du panhellénisme et du pacifisme, crut, avec trop de naï-
' recod'Athènes
l auvres nnaître en l'espace
Philippe colonial
et l'homme providentiel
vital, quiindiscutée
et l'autorité ouvrirait aux
qui
opandrait dans la paix la communauté culturelle hellénique. Mais en
oveloppant de belles paroles un rêve absurde de réconciliation, en
148 LA GRÈCE

faisant croire à la possibilité d'un chimérique arbitrage, alors que Phi-


lippe voulait avant tout conquérir la Grèce, Isocrate ne réussit qu'à
amollir l'esprit de résistance et endormir une méfiance salutaire.
L'orateur Eschine, par ses discours violents, incarne la collabora-
tion pro-macédonienne active. Son patriotisme est suspect et on a pu
le soupçonner légitimement de s'être laissé acheter par For de Phi-
lippe. Il accumule les obstacles pour entraver l'action de Démosthène.
Sous le prétexte d'une récompense imméritée, il tente de ruiner le
crédit de son adversaire par un abus criant de la graphe paranomôn
{Contre Ctésiphon). Mais le peuple, qui n'est pas dupe, repousse l'ac-
cusation à une majorité telle qu'Eschine doit quitter Athènes.
Démosthène, au contraire, incarne le parti national, celui de la dé-
mocratie et de la résistance. Par ses harangues, notamment les quatre
Philippiques prononcées devant Vecclésia entre 551 et 340, il dévoile les
ruses de la Macédoine et dénonce la crédulité, l'aveuglement, la trahi-
son criminelle de certains concitoyens. Persuadé que la Perse est
moins dangereuse que son menaçant voisin, il trouve auprès du Grand
Roi renforts et subsides ; ils serviront, mais sans suffire, à Chéronée.
Surtout, il prêche l'union. Il incite, ambassadeur inlassable, les cités à
se regrouper sous la direction d'Athènes. Mais celle-ci, par les abus
dont elle ne sut jamais se retenir, n'alimente-t-elle pas les plus natu-
rels des soupçons ? Aussi Démosthène vante-t-il une formule de son
invention ; une ligue de ligues, assez puissante pour contenir, par le
nombre, les ambitions de la Macédoine, mais assez forte, par sa struc-
ture doublement fédérale, pour résister aux débordements hégémoni-
ques d'Athènes. Ce dernier raidissement, pourtant si original dans sa
conception, arrive trop tard; les forces conjuguées d'Athènes, de la
ligue des cités d'Eubée et de la ligue de Béotie ne l'emportent pas à
Chéronée.

INTEGRER ATHENES :
LA LIGUE DE CORINTHE DE 337

220 Le vainqueur à son tour récupère la tradition fédéraliste. Philippe II


monte une ligue, la baptise symboliquement du nom glorieux de Ligue
de Corinthe, souvenir de la première alliance contre la Perse (481) et
s'en réserve habilement la direction.
Par son esprit, la ligue, offensive et défensive, est dirigée contre la
Perse. Elle s'est donné pour objectif de venger les crimes de Xerxès,
de laver l'affront du barbare, perpétré en 480 et jamais expié, lorsqu'il
profana au cours des guerres médiques les sanctuaires de l'Acropole.
La haute mission veut sans aucun doute une unité indéfectible. Aussi
toutes les cités, à l'exception de Sparte qui préserve une toute provi-
soire indépendance, sont-elles contraintes de jurer « la paix commune
entre les Grecs ». Obtenue à l'extérieur, la paix est aussi garantie à
l'intérieur même des cités. Gravement amputées de leur autonomie
interne, elles'vivront désormais sous des constitutions figées ou subi-
ront des réformes imposées. Les mouvements sociaux, d'inspiration
démocratique, qui accompagnent d'ordinaire les réformes libérales
LES ROYAUMES HELLÉNISTIQUES 149

sont pour toujours bloqués, qu'il s'agisse du partage des terres, de


l'abolition des dettes, de la libération des esclaves. La Cité a abdiqué ;
il ne reste plus que des villes, dont la simple personnalité communale
sera la consolation.
Par sa structure, la ligue respecte les apparences du fédéralisme. Le
Conseil, permanent, regroupe les représentants que chaque cité y dé-
putera en proportion de sa population civique et de sa contribution
financière. Le Conseil, de plus, ne prétend pas à la souveraineté. II
ménage la fierté des Etats-membres, dont les organes, réputés souve-
r
ains, auraient le pouvoir de ratifier les propositions de l'institution
fédérale. Mais la réalité sera tout autre ; car le chef de là ligue, son
hegemôn, n'est pas une cité, mais un roi et c'est Philippe. A lui, le
Pouvoir sans partage de convoquer le Conseil, de le présider, de lui
dicter ses résolutions. A lui, l'autorité suffisante pour réduire le Con-
Se
il à la modeste fonction de liaison, transmettant aux cités, pour une
a
Pprobation formelle, les volontés du roi de Macédoine. A lui enfin
d'incarner le « panhellénisme libérateur et unificateur » en prenant la
tête de l'expédition punitive... si un obscur poignard n'avait, en 336,
{misé net l'élan de générosité. Dans l'ombre des intrigues du Palais, les
historiens ont cru deviner la silhouette criminelle de la reine Olympias
à moins que ce ne fût celle de son fils. Alexandre n'a que vingt ans,
tnais les vastes ambitions paternelles ont trouvé un successeur.

§2
L'EMPIRE D'ALEXANDRE (336-323)
2l , .
'm héros bienfaiteur : toute puissance et générosité 0 Le « petit jeune
fiomme » recueille le pouvoir et la mission trop vite interrompus de
son père. L'espoir tente plusieurs cités et les pousse à la délection :
finement. Le châtiment exemplaire qu'Alexandre inflige à Thèbes,
.ayant de la carte de la Béotie le nom de sa capitale, ramène Athènes
0
fiéissance. Sous le choc, la cité s'incline et confirme à Alexandre
/m titre û'hegemûn et sa mission de conduire en Perse l'expédition
Punitive. Le roi de Macédoine part en 334 ; mais il laisse à son lieute-
ant Antipatros la moitié de son armée pour surveiller la péninsule
d'A lanique et n'accepte qu'une faible participation grecque. La flotte
mènes, notamment, n'est pas mise à contribution.
.0n doit, sans abus, parler d'une conquête foudroyante. Partout
ai
nqueur, Alexandre ne s'arrêtera qu'en 325 sur les bords de l'Indus.
fit ! retour
n défaut,
à
Babylone,
de sorte qu'il neil put
meurt brusquement
léguer à ceux quiense323. Le temps son
partageront lui
mniense empire des structures administratives durables ni des solu-
0ris
c de gouvernement spécifiques. Mais si l'aspect institutionnel man-
4ue d'épaisseur, il reste toute la dimension idéologique de la conquête.
" e®t elle qu'il faut tenter de percevoir dans son ambiguïté.
, 1 our expliquer la puissance, on a invoqué l'exaltation de la force, à
ple de ]!1
ùu monarchie militaire macédonienne, où le roi, primas
" Puces, commande à ses vassaux. On a aussi montré du doigt le
150 LA GRÈCE

despotisme oriental, dont Alexandre aurait subi la contagion en Egypte


ou en Perse, sitôt la Méditerranée traversée. Mais ce ne sont là qu'ex-
plications partielles. C'est bien plus en Grèce même, si paradoxal que
cela paraisse, qu'Alexandre reçut la formation décisive ; là, il trouva
l'idéal du héros bienfaiteur, dont il pensa être (et fut peut-être) l'exacte
incarnation.
Etre surhumain, transcendé par ses qualités personnelles, Alexan-
dre emprunte au sage platonicien sa vertu infaillible. De même — et
ici le rôle du précepteur doit être rappelé — trouva-t-il chez Aristote
la figure du roi, le concept du héros à qui sa sagesse confère le pouvoir
illimité et mérite l'obéissance absolue. L'épopée d'Alexandre ne doit
donc pas être cassée en deux étapes successives, au cours desquelles
le champion de la liberté aurait progressivement succombé à la séduc-
tion du despotisme monarchique. L'apport de l'Orient n'est pas niable
— on le verra —, mais, apprécié à sa juste mesure, il ne fit que confir-
mer une mission dont Alexandre s'était convaincu dès son départ. On
la résumera ainsi : Alexandre sera à la fois bienfaiteur et tout puissant ;
tout puissant, car bienfaiteur. Le pouvoir sans limite est la dimension
constante de son action, inséparable de la figure héroïque du sauveur
dont l'œuvre tend vers le Bien, qu'il s'agisse d'une guerre de libération,
d'une entreprise de pacification ou de la fondation d'une monarchie
universelle.

A LE HÉROS LIBERATEUR

222 Le nouvel Achille 0 A peine débarqué sur le rivage de l'Asie, Alexan-


dre, théâtral, enfonce sa lance dans le sol et s'en aHlrme le maître —
pour mieux libérer les cités grecques de la puissance barbare qui leur
avait, depuis 545, ravi l'autonomie. Puis il accomplit à Troie un pèle-
rinage « aussi romantique que publicitaire » (P. Goukowski), sacrifie à
son ancêtre Héraklès et à Athéna, pose une couronne sur les tombeaux
d'Achille et de Patrocle. Pénétré de patriotisme hellénique, gonflé de
vengeance, le « nouvel Achille » sent revivre une seconde épopée ho-
mérique. Commence alors le démantèlement de l'Empire Perse, qui
perd progressivement tous les éléments de sa façade maritime : après
l'Asie Mineure, la Syrie, la Phénicie, la Palestine, l'Egypte.
Victoire facile pour le libérateur-bienfaiteur. Les cités d'Asie recou-
vrent leur autonomie — mais dans une sujétion qui les contraint de
payer tribut à Alexandre — ; en Lydie, en Carie, les nouveaux satrapes
macédoniens, installés à la place des gouverneurs perses, ont des com-
pétences plus réduites. Dans cette attitude libérale, rien ne laisse per-
cevoir une bienveillance particulière en faveur des cités grecques. Les
Babyloniens acquirent les mêmes libertés que les cités d'ionie ; le tem-
ple de Jérusalem est épargné ; les traditions nationales, les cultes lo-
caux émergent partout au terme d'une longue période d'étoufiement
L'Egypte accueille en Alexandre celui qui mit fin à la domination
perse ; d'où la reconnaissance des prêtres qui l'introduisent auprès de
l'oracle de Siva (à la limite du désert de Libye) ; il y est acclame
comme fils de Ammon-Râ, fils vivant du Dieu.
LES ROYAUMES HELLÉNISTIQUES 151

Après une dernière défaite, à Arbélès (531), Darius s'enfuit. Il perd


sa capitale, Suse ; il abandonne Persépolis, la cité du couronnement, à
une soldatesque ivre de destruction qui la ravage par le feu ; puis il
succombe en Arménie, égorgé par d'obscurs rebelles au moment où le
rejoignait Alexandre, acharné à le poursuivre. Darius III, ainsi, a payé
pour les crimes perpétrés par ses lointains prédécesseurs Darius Ier et
Xerxès. L'ennemi héréditaire est éliminé. Sur les ruines de son empire,
une monarchie nouvelle est fondée, mais à vocation universelle.

fil L'IDÉOLOGIE DE LA MONARCHIE

Choisissons d'emblée pour l'analyser un point de vue orienté et


P'U'tial : celui des cités grecques. Par sa nature divine et autoritaire, la
uionarcliie d'Alexandre présente une face négative, car elle affaiblit ou
Co
ndamne l'autonomie de la cité. Mais, d'un autre côté, éminemment
Positif, par sa vocation universelle, elle prépare l'éclosion et la diffusion
''o l'hellénisme, cette culture restée jusque-là confinée au cadre étroit
de la cité.
a
ra
) Une monarchie divine et autoritaire 0 La divinisation du souve-
in s'est nourrie et de la tradition grecque du héros et des conceptions
0r
ientales du pouvoir. Alexandre joua à merveille de ces multiples
Possibilités. Des légendes dynastiques rattachaient sa lignée à Héra-
Wès et à Dionysos : c'était un modèle tout préparé, offert au jeune
ddfos. L'Orient fournit le climat propice à l'épanouissement de ces
tendances ; il suffisait d'accepter puis de collectionner habilement les
diverses traditions rencontrées. L'Egypte apporta sa contribution ; une
018
salué comme fils vivant du dieu, identifié à Zeus, Alexandre se fil
couronner à Memphis comme pharaon, lui-même dieu vivant. En
ciLse, il recueille sans réticences le titre de son rival défait, Grand Roi,
e
d d'Ahoura Mazda. II ne se coule pas seulement dans le pouvoir du
j1' dont il a pris le sceau et authentifie de la sorte les documents
^dressés aux provinces orientales, mais il récupère l'essence divine du
Pouvoir et ses manifestations les plus douteuses. Il exige de tous, Ira-
dons, Macédoniens ou Grecs, le rite de la prosternation, ou prosky-
St:
'' emprunté au cérémonial de la cour perse,
i, 0d discutera indéfiniment sur la nature divine du monarque
exandre ; mais il n'y a pas de réponse uniforme, car s'il est probable
! d Alexandre lui-même eut assez de sagesse pour ne point y croire, il
^ 0Pta partout la variante locale qui servait le mieux un pouvoir mo-
'«rchique. La Grèce ne fut pas épargnée. De Babylone, en 324, il exige
de chaque cité de la ligue de Corinthe, dans un culte public, les hon-
jeurs divinisants réservés aux héros dont les vertus égalent celles des
dieux invaincus». Les opposants (dont Démosthène) furent con-
trai nt
r s au silence.
I u mission bienfaisante du héros ne tolère pas l'opposition. En 327,
Propre neveu d'Aristote, Callisthène, qui accompagnait partout le roi
du historiographe officiel, osa dénoncer la coloration tyrannique
Pouvoir et l'odieux symbole, pour un Grec, de la génuflexion. II le
152 LA GRÈCE

paya de sa vie. En 324, Antipatros proclama à Olympie, devant les


représentants des cités réunies pour les Grandes Fêtes, un édit rédui-
sant à rien le peu d'autonomie qui leur restait. Sans que le Conseil de
la ligue eût été consulté, sans qu'il fût même mentionné, le « Roi
Alexandre » imposait le retour des exilés dans leur patrie et la restitu-
tion de leurs biens. Pour Athènes, l'ordre, politiquement humiliant,
était économiquement ruineux ; il impliquait l'abandon immédiat de
vastes terres confisquées et possédées depuis près d'un demi-siècle par
des clérouques, installés notamment à Samos dont une partie de la
population' avait été expulsée. Mais la mesure, surtout, voulait imposer
une fois pour toutes la paix entre les cités, malgré elles ou contre elles.
Par cet édit de tolérance réciproque, Alexandre supprimait l'écran que
formait la polis entre l'individu et le roi. L'Asie venait d'être libérée de
l'arbitraire perse ; la Grèce se trouvait, de force, libérée de l'arbitraire
de la polis. Mais en s'effaçant, la Cité entraînait avec elle le citoyen et
ne laissait plus entre les mains du roi, tout puissant et libérateur, que
des sujets.

224 b) La monarchie universelle 0 Maître de la Perse, Alexandre rêve


d'une domination bienfaisante étendue à l'échelle du monde, intégrant
Macédoniens, Grecs et Iraniens. Pour la première fois, une volonté de
fusion, de tolérance et d'ouverture prend le relais d'une tendance pres-
que pathologique, chez la cité antique, au repli sur soi, à l'autarcie, au
mépris de l'Autre. Rêve éphémère de synthèse, qui devait laisser à
l'élément perse sa part légitime au sein d'un empire à vocation uni-
verselle — mais sans que son créateur eût à renier ses origines macé-
doniennes ou à désavouer le panhellénisme de ses premières conquê-
tes.

225 1" Diffusion de la culture urbaine, ou progrès de l'hellénisme 0 La


politique d'Alexandre se veut coloniale. Plutarque lui attribue quelque
70 Alexandries. Même s'il faut le réduire sans doute de moitié, le chif-
fre, énorme, est révélateur. En procurant des terres à ses mercenaires
grecs et macédoniens, Alexandre rejoint les vœux d'Isocrate et con-
firme la destination de la terre conquise par la lance ; propriété du
vainqueur, ses soldats y ont leur part. Mais ces cités répondent à bien
d'autres vocations encore. Stratégique : elles surveillent les satrapies,
assurent les cols, protègent les routes caravanières. Commerciale:
ports ou carrefours de pistes, elles seront des centres d'échange. Cul-
turelle : c'est l'aspect dominant.
Çu'il s'agisse d'Alexandrie d'Egypte, destinée à donner une capitale
à l'Empire et sera, de fait, la principale cité du monde antique et le
phare de la culture hellénistique, ou qu'il s'agisse de telle Alexandrie
d'Afghanistan dont les 20 0()() colons répandront la culture grecque
jusqu'à l'Inde, il est clair que, pour Alexandre, le véhicule de la civili-
sation est avant tout la cité. Or les cités qu'il sème sont de type grec —
avec l'autonomie externe en moins —, au peuplement gréco-
macédonien homogène, isolé d'une campagne où sont refoulés les in-
digènes chargés de nourrir la ville. L'expansion de la culture hellénis-
LES ROYAUMES HELLÉNISTIQUES 153

tique passera par ces villes — et celles qui seront fondées ensuite à
leur imitation.

Fusion des races et syncrétisme 0 Alexandre a très vite oublié le


Préjugé de la supériorité de la race hellénique. Il en donne l'exemple,
épousant successivement Roxane, princesse iranienne, puis la fille de
Darius pour mieux s'affirmer successeur du Grand Roi. Lors d'une fête
symbolique, en 327, il fait célébrer en une seule journée et dote lui-
même l'union de 10 000 Gréco-macédoniens avec des Iraniennes. Le
même esprit d'ouverture et d'universalité fait appeler auprès de lui des
sages orientaux, des prêtres égyptiens, des mages iraniens, des fakirs
indiens ... et des philosophes grecs.

Une économie d'échange à l'échelle du monde 0 La mort aurait


interrompu des projets plus vastes encore, car Alexandre aurait songé
n l'Afrique et avait établi des contacts avec l'Italie et les Etrusques. Or
a
ces conquêtes immenses et disparates, seule une politique d'échan-
ges aurait apporté une élémentaire unité. En ordonnant de fondre les
énormes trésors stérilement entassés par ses prédécesseurs orientaux,
Dexandre crée un nouveau système monétaire, trimétallique ; il fait
fapper, en concurrence avec les dariques perses, une monnaie d'or,
Alexandrin, qui circulera jusqu'à la conquête romaine. Il réveille des
Ce
ntres de production assoupis, tels l'Egypte ou la Mésopotamie, au
PDx de gros travaux d'irrigation. A l'exploitation unilatérale et spolia-
Ace, à fin de thésaurisation, succède maintenant une volonté dynami-
se d'échanges, qui accorde une place aux savants : géographes, astro-
nomes, botanistes ont suivi les campagnes, explorant, s'informant,
expérimentant.
„ Du fait de sa brièveté, l'œuvre ne peut être appréciée à ses résultats,
^es ambitions seules peuvent être jugées. Sans doute l'unité de l'Em-
Pme n'était-elle pas tenable. De fait, dès la mort d'Alexandre, il se mor-
j lera. Mais Alexandre laissa à ses successeurs une double et durable
oçon. I] a reconnu en l'homme grec le zoon politikon par excellence,
e
h'c qui ne peut s'épanouir qu'au sein d'une cité. 11 a créé aussi une
'"uirchie militaire, personnelle et charismatique, méritée par la vic-
0lre
et établie sur des terres acquises par une victoire qui fait du mo-
> ar(iue l'égal d'un dieu. Cité et monarchie sont désormais inséparables.
a
monarchie se superpose à la cité, soumise politiquement, mais
ocile-ci demeure le cadre de vie idéal ; l'esprit s'y forme, la culture s'y
Panouit et les tâches d'administration locale s'y accomplissent dans
n
climat d'autonomie.

SECTION 2
LES ROYAUMES HELLENISTIQUES

c, Les royaumes : le pluriel annonce l'échec. L'empire d'Alexandre,


st Vr
ai, n'a pas passé le cap de la succession. Il a été dépecé. Mais
154 LA GRÈCE

si l'appétit des diadoques eut raison de l'unité territoriale, il n'a pas


gêné l'épanouissement d'une même parenté de culture. Tous ces
royaumes, nés de l'après-Alexandre, sont dits pareillement hellénisti-
ques. On montrera en quoi. L'analyse ensuite de la fonction royale,
celle enfin de la relation maître-sujets au sein d'un Etat en rupture
avec le régime de la Cité classique, illustreront à leur tour cette com-
munauté culturelle, l'Hellénisme.

1
§1
DES ROYAUMES, DITS HELLÉNISTIQUES

A LE PARTAGE DES HERITIERS

A Perdiccas, qui lui demandait à qui il léguait la royauté, Alexan-


dre, sur le point d'expirer, aurait répondu : « au plus fort ». Le mot,
sans doute inventé après coup, n'en est que plus révélateur. Il restitue
exactement le climat de luttes sanglantes, de trahisons fratricides,
d'ambitions déréglées que la mort brutale du Roi, sans autres héritiers
qu'un demi-frère idiot et l'enfant à naître de Roxane, déchaîna pendant
plus de quarante ans.

228 a) Athènes: la dernière illusion et la constitution oligarchique


d'Antipatros (322) 0 La requête des honneurs divins avait excité l'es-
prit de révolte ; le retour inévitable des exilés l'amplifia. Mais la mort
d'Alexandre souleva à Athènes une folle espérance. Le parti anti-ma-
cédonien se reconstitue par le rappel de Démosthène et d'Hypéride.
Aristote, craignant le pire, s'enfuit. On s'arme, on recrute à la hâte des
mercenaires, on expulse la garnison macédonienne. Mais ce sont les
dernières lueurs d'indépendance jetées par un feu de paille. Le général
macédonien Antipatros met en déroute, au cours de la courte « guerre
lamiaque», les forces d'Athènes. En 322, le clan des oligarques est
enfin comblé par une constitution octroyée par Antipatros. Quelque
dix mille citoyens — tous ceux qui ne possèdent pas le revenu mini-
mum de 2 000 drachmes — sont privés de leurs droits de citoyens et
installés d'autorité en Thrace.
Le corps civique, réduit à 9 000 possesseurs, approche le chiffre
idéal des constitutions censitaires. L'organisation des magistratures se
plie aux mêmes exigences : le tirage au sort disparaît et des conditions
particulières de cens sont introduites. L'aréopage redevient, comme
avant Ephialte ou plutôt comme avant Clisthène, le principal conseil,
alors que, parmi les stratèges, c'est le commandant des hoplites qui,
très symboliquement, devient le magistrat suprême. Les indemnités de
fonction sont abolies et la caisse du théorique est vidée. Hypéride suc-
combe dans les supplices et Démosthène échappe, en se donnant la
mort, à un sort identique.
Rétablissement de la constitution des ancêtres ? Retour à cette pa-
trios politeia que réclamaient, de plus en plus nombreux au 4e s., les
LES ROYAUMES HELLÉNISTIQUES 155

modérés ? Certains l'ont cru. Mais c'est à tort. S'il est possible que la
réforme d'Antipatros se soit servie du haut patronage de Solon (ce
qu'affirme l'historien Diodore de Sicile), l'on n'y verra qu'une usurpa-
tion et un détournement tendancieux. Certes, la suppression des mis-
thoi ou la cooptation du Conseil ou le recrutement des magistrats par
élection et sur critères censitaires trouvent leurs précédents dans la
Constitution de Solon. Mais l'essentiel n'est pas là.
Pour la première fois dans l'histoire d'Athènes, un cens est fixé en
numéraire, qui détermine la qualité1 de citoyen. Pour la première fois,
un tiers du corps civique est déchu . Pour la première fois est rompu
le lien immémorial du citoyen et de sa terre nourricière, et dénoncé
Par l'expatriation le mythe enraciné de l'autochtonie. L'expulsion des
Pauvres et des endettés qu'Athènes au d1' s., grâce à Solon, sut éviter,
le Macédonien la décide. L'influence d'Aristote sur Antipatros a été
Invoquée ; elle n'est pas niable, mais il est non moins certain que les
idées du philosophe ont été défigurées. Jamais Aristote, pourtant sou-
eieux d'équilibrer le nombre par la fortune, n'avait suggéré un chiffre
eensitaire : le critère de la fortune (sauf pour l'accès aux fonctions
supérieures) s'identifiait pour le philosophe à la possession d'une très
jnodique propriété foncière. Jamais Aristote n'avait envisagé le rejet,
hors de la communauté civique, d'une fraction importante de ses
'nombres pour des raisons de fortune. La distinction entre citoyens
actifs et passifs (supra n" 215) est d'un tout autre ordre d'idées : elle
correspond à la suppression des misthoi, par là au souhait que les plus
pauvres, tout en restant citoyens, soient détournés en fait (et non in-
terdits en droit), par le manque de liberté, de loisirs, de disponibilité,
do l'exercice des droits politiques (juger et délibérer). Telle était la
démocratie modérée ou la politeia d'Aristote, très proche au fond de la
Constitution de Solon2, de la constitution des ancêtres. La véritable
tature de la réforme d'Antipatros est autre : c'est d'une oligarchie qu'il
s
agit.
„ Jusqu'au dernier moment, Athènes a combattu pour « la liberté des
rocs ». Ce cri de guerre deviendra par la suite le slogan de tous les
Politiques qui interviendront dans les affaires troublées du Pélopon-
IJcse. La domination romaine au début du 2e s. relèvera, avec ce mot
c passe, la domination macédonienne. Avec ou sans garnison, Athé-
es a dû renoncer, après 322, à ses ambitions internationales — mais
Profit de la plus belle des vocations : celle d'une ville universitaire
Prestigieuse.

^ La guerre des diadoques 0 Le régent Perdiccas rapidement éli-


p 'ué, la ronde des prétendants ensanglante le tour de la Méditerranée.
y ' en 306, ils renoncent définitivement à l'illusoire monarchie uni-
Cselle, et chacun des rivaux, pour la part qu'il contrôle, se donne le

et innnh recensement fiable donne pour 319 à Athènes 30 000 citoyens (mâles adultes)
'00 métèques.
n flt entr
dont' er tous les citoyens dans l'assemblée et n'en exclut aucun des fonc-
pau^ "enveUes de délibérer et de juger. Mais, en refusant consciemment de donner aux
les
Plus Pauvres'erres des riches,
de l'exercice des ildroits
écarta, par une véritable condition censitaire de fait, les
politiques.
156 LA GRÈCE

titre de roi. Démission salutaire qui annonce les grandes lignes d'un
partage qui n'apparaît comme définitif qu'aux alentours de 280. En
voici l'essentiel :
— L'Egypte, possession du Macédonien Ptolémée, fils de Lagos,
sera le berceau de la dynastie des Lagides — dont l'autorité s'étendra
aussi sur la Cyrénaïque, Chypre et la Palestine. Leur pouvoir se main-
tient jusqu'à la conquête romaine, avec la capitulation de Cléopâtre en
31 av. J.-C.
— Autour de la Syrie, la dynastie des Séleucides (où alternent régu-
lièrement les prénoms de Séleucos et d'Anliochos) fonde le royaume
le plus vaste': de l'Asie Mineure à l'Afghanistan, du Pont à la Syrie.
Mais les princes, trop médiocres pour un domaine trop vaste, le lais-
sent partir en morceaux. Ainsi les royaumes du Pont, de la Bilhynie,
de la Cappadoce s'affirment entre les mains de rois non-grecs mais
hellénisés et indépendants (tel le fameux Mithridate VI Eupator, roi du
Pont, l'irréductible adversaire des Romains) ; à l'Est, les Parthes ramè-
nent bientôt la frontière du royaume au lit du Tigre ; à l'Ouest, le
royaume de Pergame se détache rapidement. La conquête de la Syrie
par Pompée en 64 marque le terme de la dynastie.
— L'Asie Mineure, séparée du royaume des Séleucides par une
sécession traîtresse vers 280 forme le royaume des Attalides avec Per-
game comme capitale. La dynastie joua souvent les intérêts de Rome
contre ceux des royaumes hellénistiques jusqu'à l'étrange disposition
testamentaire de 133, par laquelle Attale 111 léguait son royaume au
peuple romain — qui l'accepta et créa la province d'Asie en 129 —.
— L'Europe, enfin, domaine des Antigonides, maîtres de la Macé-
doine grossie de l'Epire et dn Péloponnèse. Rome s'en empare entre
168 (victoire de Paul Emile à Pydna) et 148.

B UNE COMMUNAUTE DE CULTURE,


L'HELLÉNISME

Entre ces quatre royaumes, tous quatre dits hellénistiques, il y a


une unité. Or elle n'est ni géographique, ni ethnique, ni religieuse ; pas
davantage économique ou administrative. Elle est culturelle : il faut
définir l'hellénisme.

a) La culture grecque exportée

230 Une définition 0 L'hellénisme est le mode de vie de type grec trans-
planté hors de son milieu traditionnel, hors de la cité grecque classi-
que, qu'il s'agisse de la culture véhiculée par les Grecs en Orient ou
des mœurs grecques adoptées en Orient par les Orientaux. Ainsi le
verbe hellenizein signifie « parler grec » de la part d'un non-Grec et les
termes hellenismos ou hellenistès serviront à qualifier un Juif, par
exemple, qui a reçu une éducation grecque ou parle grec. La culture
hellénistique se distingue de la culture hellénique. La première évoque
LES ROYAUMES HELLÉNISTIQUES 157

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158 LA GRÈCE

une nécessaire transplantation ou conversion ; la seconde, en revan-


che, définit le patrimoine culturel grec en Grèce stricto sensu.
Dans toutes les royautés issues de l'empire d'Alexandre, la pré-
sence disséminée de Grecs ou de Gréco-macédoniens a produit un
même phénomène d'importation ; la surimposition d'une culture
étrangère partout identique, la culture hellénistique. Partout le conqué-
rant, monarque ou haute administration, cadres militaires ou petit
peuple de colons, étranger à la population indigène des Egyptiens, Per-
ses, Syriens, Juifs, Phéniciens, Arabes, Arméniens, Babyloniens ... ap-
porte une culture cà dominante grecque. Les conditions d'un heurt sont
chaque fois, d'un royaume à l'autre, réunies et le même dilemme se
pose. Quelle attitude de la part de la puissance dominante ? Raidie par
la volonté colonialiste d'imposer sa propre culture ou, à l'opposé, con-
ciliante dans le respect de la culture de l'Autre ? A moins qu'une troi-
sième voie ne se dessine : la solution médiane d'une politique de fu-
sion.

b) Entre le colonialisme et la tolérance : l'indifférence

231 Une culture de synthèse ? 0 II y a un siècle et demi, l'historien alle-


mand Droysen soutenait magistralement la thèse de la fusion. Dans le
sillage d'Alexandre, de ses mariages mixtes, de son syncrétisme, les
souverains hellénistiques auraient travaillé à la naissance d'une cul-
ture composite, gréco-orientale, synthèse formée de la confrontation
de deux civilisations antithétiques. Mais cette vision optimiste n'a plus
la faveur de la critique moderne. Trop teintée de « romantisme hégé-
lien » (Cl. Préaux), la vision de Droysen suppose une perméabilité ré-
ciproque, une ouverture mutuelle que ni les mœurs, ni la langue, ni le
droit ne permettent de constater chez aucun peuple de l'Orient. La
volonté de fusion n'a pas, de fait, débordé les quelques tentatives
d'Alexandre. Pourquoi ?

232 Le complexe de la supériorité grecque 0 De la part des Gréco-


macédoniens, la fermeture à l'Autre s'explique avant tout par leur iné-
branlable conviction en la supériorité de leur propre culture. En quit-
tant leurs cités d'Europe, en essaimant de par le monde, les Grecs ont
veillé à emporter les outils de leur spécificité, leurs gymnases, foyers
d'éducation intellectuelle et physique. Il n'est pas de ville grecque
d'Orient ni de concentration importante de peuplement grec (poli-
teuma) qui n'ait pris la précaution de se munir de ce conservatoire de
traditions. Cette fidélité remarquable explique à elle seule l'imperméa-
bilité des Gréco-macédoniens cà toute influence indigène — phéno-
mène d'autant plus notable qu'aucune discrimination juridique n'est
venue la renforcer. Grecs et Orientaux sont tous sujets du roi ; on ne
trouve donc pas, dans les monarchies hellénistiques, cette distinction
entre citoyens et pérégrins qui, dans l'Empire romain, assurera le
maintien, puis la diffusion, enfin le triomphe des institutions romaines.
Ce complexe de supériorité aurait pu engendrer, dans un réflexe
colonialiste, le prosélytisme et, avec les meilleures intentions du
monde, l'esprit missionnaire. Mais ce ne fut pas le cas. Les Grecs n'ont
LES ROYAUMES HELLÉNISTIQUES 159

Pas tenté de propager leur propre culture (surtout en Egypte) ; ils ont
Plutôt, dans un réflexe de défense, voulu la protéger en se la réservant.
En Egypte, les moyens d'éducation qu'offrent les gymnases sont fer-
nés aux indigènes — mais cela, il semble, n'a pas été le cas chez les
Séleucides —. L'infériorité numérique de l'élément grec expliquera
Pour partie son attitude de fermeture.

Indifférence envers les cultures indigènes 0 A l'égard des traditions


indigènes, on ne trouve donc ni le colonialisme culturel, ni exactement
la tolérance. Le mot juste est plutôt l'indifférence. 11 est ainsi frappant
de remarquer que le premier des Ptolémées à avoir appris l'égyptien
So
it... le dernier de la dynastie, la fameuse Cléopâtre. Les autres, pen-
dant trois siècles, se sont suffi de leur grec maternel. Et le phénomène
es
t général dans les couches élevées de la société. Les cas de bilin-
guisme y sont très rares, d'où l'importance et le nombre des scribes
flui rédigent les actes en double version et jouent le rôle d'interprètes,
uien sûr, toute généralisation est abusive. Il y eut des cas où l'osmose
s
'est produite : ainsi dans les milieux ruraux, où le colon grec, isolé en
Co
ntexte égyptien, a, par la force des contacts quotidiens, rompu la
glace avec les indigènes. De même, dans l'Orient séleucide, les classes
élevées indigènes ont très vite saisi que leur intérêt passait par l'assi-
milation de la culture hellénistique. Elles se pressent aux portes des
gymnases et se retrouvent plus tard dans des associations réservées
aux « anciens du gymnase ». Mais là encore pour des raisons religieu-
Ses
re
(on songe aux Juifs non-alexandrins) ou autres, les exemples de
fus ne manquent pas.
Il serait aventureux de proposer un impossible bilan. Disons tout
e
même, et c'est un résultat positif, que l'on n'a constaté ni impéria-
hsrne culturel — pas de culture triomphante submergeant une civili-
sation réputée inférieure — ni une volonté politique de fusion. Une
ar
ge indifférence réciproque a garanti la survie des traditions indigè-
^es. le respect des pratiques culturelles, la vitalité des droits locaux,
ans entraver l'extraordinaire diffusion des moyens de la culture hel-
'mistique. Les centaines de villes fondées notamment par les Séleuci-
p?8 (on en attribue 60 au seul Séleucos Ier), diffusent dans tout l'Orient
aclat de la culture hellénistique, mais sans l'imposer. Aux élites indi-
gènes qui en ressentent l'attrait, l'accès à ces instruments incompara-
.. es (bibliothèques, musées, gymnases) devient possible. L'hellénisa-
011
est offerte et non ordonnée. Elle sera reçue, car non subie.

§2
LE SOUVERAIN HELLÉNISTIQUE

, Engide, séleucide ou attalide, la monarchie hellénistique doit sur-


n "nier un double handicap. Entre le roi et les populations gouver-
es
r ' le sentiment national ne passe pas ; fondamentalement, le roi
C Ul1
hid < étranger. En outre, les lorces qui l'aident à maintenir le pays
"gene et à l'administrer sont, partout, minoritaires. Double faiblesse
160 LA GRÈCE

donc, que les royautés se sont montrées habiles à dominer en s'affir-


mant personnelles, absolues et gratifiées du charisme divin.

A DES MONARCHIES PERSONNELLES

234 a) Ni nationales, ni territoriales 0 Laissons de côté la Macédoine,


moins révélatrice. Mais dans les autres monarchies, l'affirmation des
vertus personnelles du roi est une nécessité. Nulle part il ne peut ex-
ploiter la veine nationale. Bien que Pharaon, Ptolémée ne se saurait
dire, comme ses prédécesseurs, « roi des Egyptiens ». Il ne sera donc
que « le roi Ptolémée ». Les Séleucides, de même, ne sont pas rois des
Assyriens, des Juifs ou des Perses — mais roi Séleucos ou roi Anti-
ochos.
La dimension territoriale de la monarchie n'est pas davantage ac-
cessible. On l'expliquera aisément par la structure disparate de tous
ces royaumes, amalgame hétérogène qui prive l'autorité de sa défini-
tion territoriale. Le roi est certes propriétaire du pays — on retrouvera
cet aspect patrimonial —, comme le seront tous les héritiers de celui
qui conquit le pays par la lance. Mais la fonction monarchique ne
s'identifie pas matériellement à un territoire donné ; elle ne se définit
pas par la maîtrise d'un territoire. De la sorte, impossible pour Ptolé-
mée de s'affirmer « Roi d'Egypte » — ce serait omettre sa maîtrise de
la Cyrénaïque et de Chypre. Impossible de même pour les Séleucides,
ou pour les Macédoniens (ils dominent le Péloponnèse). Il ne reste
plus, pour fonder l'autorité du roi, que ses propres vertus.

235 b) Les vertus personnelles du roi 0 Joyeuse compensation ! Invaincu


(Nicator), Bienfaiteur (Philanthrope et Evergète), Juste, Pieux, Bien-
veillant, le roi accorde le Salut et la Survie (Sôter) et distribue sou
Amitié (Philia). Cette kyrielle de vertus aurait stupéfait un Athénien,
habitué à la rotation de magistrats interchangeables et anonymes.
Pourtant, cette personnalisation exaspérée du pouvoir, proche de l'hé-
roïsation, est bien grecque, tant par sa nature que par sa signification.
L'exaltation des qualités individuelles ne surprend plus si elle est
replacée dans l'esprit typiquement grec des luttes, des concours, des
Jeux, où l'instinct agonistique se donne champ libre. Avec la victoire
se méritent des honneurs qui transcendent l'individu et lui confèrent
une dimension quasi-héroïque, semi-divine. Mais aussi — et c'est fon-
damental pour saisir la nature de la fonction royale hellénistique —>
la gloire du roi, son titre et sa richesse se méritent. Comme dans les
compétitions, le roi doit s'en montrer digne. Ses vertus seules, le qua-
lifient. Rien n'est acquis définitivement : ce qu'il gagne par la victoire,
la délaite l'en dépouillera. Cette conception — à l'opposé du despo-
tisme oriental — contredit, à la limite, une tradition dynastique pour-
tant non contestable. Relevons seulement la discordance : même s'il
hérite du royaume, le monarque hellénistique ne met jamais l'accent
sur la possession héréditaire de ses droits, mais sur son aptitude. D'où
LES ROYAUMES HELLÉNISTIQUES 161

Une tension permanente pour justifier par ses vertus une royauté mé-
ritée.
« Il avait assuré la sécurité du royaume en terrorisant par son au-
dace et son activité inlassable toutes les populations qui lui étaient
soumises. Par ces campagnes, il fit bien voir non seulement aux peu-
ples d'Asie, mais aussi aux peuples d'Europe, qu'il était digne d'occu-
Per le trône » (Polybe XI, 34, pour Antiochos III en 206).
'3fi c
) L'entourage personnel : les amis du roi 0 La Cour et les organes
de conseil ne se définissent pas par un corps de fonctionnaires, dispo-
sant d'un statut, jouissant de la stabilité et intégrés dans une carrière
définie. Très simplement, le roi s'entoure des avis de ses amis. Le
c
aractère personnel de la monarchie en est confirmé. Quelques mots
suffiront
c
pour décrire cet entourage. La Maison du Roi, en sa branche
ivile, est formée de grands officiers et de la proche domesticité ; par
son département militaire, outre les gardes du corps, elle veille à Tins-
datction des cadets. Deux groupes forment à leur tour les organes de
'''niseil Les « Amis du roi », véritable ordre gradué (amis, amis hono-
j-ds, premiers amis, premiers et très honorés amis ...), et les « Parents
du roi » (avec titres de Père ou Frères du roi) sont amovibles, attachés
a
la personne du roi et non à la fonction royale. Ils suivent partout le
roi
. destinés (on condamnés) à partager le même sort. Rome retrou-
^fra, sous l'Empire, la même notion d'organes de conseil. En l'absence
dyne nation, le choix du souverain, en Orient comme en Occident, est
déterminant.

B DES MONARCHIES ABSOLUES

L'influence orientale, une fois encore, est modeste. C'est bien plus
, ers la pensée politique grecque que convergent les fondements idéo-
'dg'ques de l'absolutisme hellénistique et c'est en cette même pensée
due se justifient les trois fonctions spécifiques de la toute puissance
ro
yale.

A L'IMAGE DE DlEU

('h'.lct01 ' co,nme « un dieu parmi les hommes « 0 Certes, l'idéal monar-
11 lue est en rupture totale avec la tradition de la cité grecque. Mais
S 11011
sin er ' ïnoins certain que la philosophie politique grecque sut des-
j,(" , avec une extraordinaire précision, le portrait idéal et abstrait de
"diurne royal, du basilikos ancr. 11 appartiendra aux rois hellénisti-
apes d'animer ces figures toutes prêtes en leur donnant l'étincelle de

Ad courant sophistique remonte le surhomme, personnage que ses


l'abtés personnelles placent au dessus des autres, libèrent de sa cité
"firanehissent de ses lois. Platon donne à la sagesse absolue la di-
"nsid" royale. le roi-philosophe est lui-même sa propre loi. Mais
8
oie trace l'image sans doute la plus séduisante, la plus équivoque
162 LA GRÈCE

aussi, d'où naîtront bien des quiproquos de l'histoire (cf. supra,


n0214) : «Quand donc il est arrivé, soit à une famille entière, soit
même à quelque citoyen isolé, de devenir tellement supérieur aux au-
tres que sa vertu dépasse celle de tous les autres réunis, alors il est
juste que cette famille possède la dignité royale et reçoive le pouvoir
suprême sur toute chose, ou que cet unique citoyen devienne roi »
{Politique III, 1288 a) ou encore ; « Si un unique individu ou un groupe
d'individus se différencie par une vertu transcendante, au point que la
vertu de tous les autres citoyens réunis ne souffre aucune comparai-
son avec la vertu ou la capacité politique de cet homme ou de ces
hommes exceptionnels, alors on ne peut plus les traiter comme une
simple fraction de l'Etat : ce serait commettre envers eux une injustice.
... Un tel être sera naturellement un dieu parmi les hommes » {Politique
III, 1284 a).
Les écoles nouvelles ou les continuateurs récents de systèmes de
pensée plus anciens se joignent à ce courant, mais de manière plus
explicite. Le fondateur de l'école stoïcienne, Zénon de Citiuin
(336-264), d'origine phénicienne mais installé à Athènes, conseiller du
roi macédonien Antigone Gonatas, construit le monde comme une
seule cité {cosmopolis), où tous les êtres, libres et esclaves, communie-
raient dans la même citoyenneté. Or cette cité à l'échelle du monde
appelle une monarchie, absolue et universelle, confiée à un roi-
philosophe pratiquant l'amour des hommes (philanthropia) — condi-
tion et justification de son pouvoir —. Chez le néo-pythagoricien Dio-
togène, le pouvoir, absolu, est une nécessité ; seul il atteint l'harmonie,
cette loi du monde, et évite le chaos. Par là, le roi doit être une image
de Dieu sur la terre : « le même rapport unit Dieu au monde et le roi
à l'Etat. Le roi est à Dieu comme l'Etat est au monde, car l'Etat, cons-
titué par l'accord d'éléments nombreux et divers, imite l'organisation
et l'harmonie du monde. Le roi, parce qu'il exerce un pouvoir absolu
et qu'il est en personne la loi vivante, figure Dieu parmi les hommes »
{Traité de la royauté). Ce dernier extrait, qui se passe de toute para-
phrase, ne reconnaît pas à la personne royale une nature divine (cf
infra, n0242). La divinité ne fournit ici qu'une image : mieux un mo-
dèle. De même que Dieu maîtrise le monde pour en conserver l'har-
monie, de même le roi doit jouir d'un pouvoir absolu pour une mis-
sion de même nature. Le roi est ainsi à l'image de Dieu.

b) Les trois fonctions royales

Absolu en théorie, le pouvoir royal l'est de même dans la plénitude


de son exercice. Par définition le roi exerce « un pouvoir non soumis à
la reddition des comptes » {anhypeuthynos archè), formule qui parvient
exactement à situer la royauté par rapport au régime de la Cité : à
l'opposé.

238 La victoire, bienfait royal 0 La première des fonctions royales est


guerrière. L'autorité est fondée sur la force, la richesse découle de D
conquête, le pouvoir est justifié par la victoire. « Ni la nature, ni le droit
n'octroient les royautés aux hommes, mais la faculté de commander
LES ROYAUMES HELLÉNISTIQUES 163

l'armée et de gouverner l'Etat, comme Philippe et les successeurs


d'Alexandre », dira un chroniqueur anonyme. Et cela est vrai. Des 14
rois Séleucides, 2 seulement mourront dans leur palais et 10 au cours
d'une guerre.

Le royaume, patrimoine privé du roi 0 Vient ensuite l'éminente


fonction nourricière : le roi, protecteur de son peuple, doit nourrir ses
s
ujets. Pour mener à bien cette tâche qui justifie déjà l'énorme ponc-
tion fiscale, pouvoir royal et patrimoine du roi font tout un. Le roi est
Propriétaire de son royaume et tout appartient au roi. Il n'y a aucune
ambiguïté : l'Etat n'a pas d'existence en dehors du roi. Au prix de cette
ronfusion, le royaume est administré comme un domaine privé et ex-
ploité de même, ou directement (la terre royale) ou sous l'affirmation
de la propriété éminente du roi (le reste du sol). En guise de « grands
services publics », on ne perçoit guère que des morceaux du patri-
moine royal. L'armée : les « forces du roi » (basilikai dynameis). Le
Trésor de l'Etat : le bien du roi ou les revenus du roi (basilikon ou
''(isilikai prosodoi). Les affaires de l'Etat : affaires du roi (basilika prag-
m
ata). Bref les notions de res publica, de domaine public ou d'Etat sont
méconnues. Le principe dynastique n'a, de la sorte, jamais été con-
testé.
Propriétaire de son royaume, le roi est bien décidé à en tirer les
^onséquences les plus extrêmes. Il en dotera sa fille, comme Ptolémée
Ptiiladelphe donna la Syrie à Bérénice, épousant le Séleucide Anti-
ochos II en 252. Dans la crainte de mourir sans héritier ou animés de
1 es
l
Prit de vengeance, Séleucides, Lagides et Antigonides recourent à
m acte privé, le testament, pour léguer rien moins que « leur royaume
e
t leurs droits de souveraineté » au Sénat de Rome ou au peuple ro-
main1.
40 r e
.
ti '"m, « loi vivante » 0 Enfin la fonction judiciaire : l'équité est imma-
lei
t ite à tous les actes du roi. Lorsque Seleucos Ier céda saer femme Stra-
mnice, dont il avait déjà un enfant, à son fils Antiochos I , il justifia ce
6este sans précédent par « le principe connu de tous qu'une décision
/Tmie est toujours juste ». Fort de cette inébranlable certitude, le roi
, roit
'énistique s'affirmera maître de la justice et source exclusive du
, . Juge : dans l'impossibilité de retenir l'ensemble de la juridiction,
est du moins au nom du roi, par des juges délégués, que toute sen-
hce est prononcée, au civil comme au criminel. Législateur : le roi
st
« loi vivante », il est « nomos empsychos ». La formule, qui sera ré-
mrnrée par l'absolutisme de l'Antiquité Tardive (infra, n" 572), mérite
'fistant de réflexion.
« i ■ titité avait, en son temps, dégagé la notion de loi souveraine, de
"mreine » (nomos bas il eus), dans la volonté de confier à la loi, ex-
mession de tous, égale pour tous, le gouvernement de la Cité. Or la

Pfe iv 155-mais
la
Cyrénaïque, léguée par Ptolémée VIII Evergète (pour en priver son pro-
K>Vni >de~ le testament resta lettre morte — ; en 153, legs par Attalelll de son
NicnnAÎ!
fede IVPergame ; eu 96,lalegs,
lègue à Rome définitif
Bithynie. Cf.cette
infra,fois, de la Cyrénaïque ; en 74, le Séleucide
n" 322.
164 LA GRÈCE

royauté hellénistique, qui a bien compris l'intérêt politique de la notion


de souveraineté de la loi, la reprend à son compte, mais en place la
source dans la volonté du roi. Au bout du compte, au lieu de la loi-
reine, on trouve le roi-loi : le retournement est complet. L'absolutisme
n'y perdit rien, sans aucun doute ; mais il est bien possible que le roi,
en s'emparant de la fonction normative, ait aussi répondu à l'attente
de ses sujets, notamment grecs. En découvrant une loi animée, vi-
vante, incarnée dans la personne du roi, à la place du concept trop
abstrait de volonté collective, les populations grecques apaisent leur
besoin de contact matériel et trouvent une réponse à cette même quête
de certitude qui allait à son tour faire basculer leur vieille religion
civique et assurer à leurs nouveaux maîtres leur adhésion spirituelle.

[cl LE CHARISME DIVIN

11 ne suffit pas de distinguer les mentalités indigènes et l'attitude


des Grecs ; la volonté politique des souverains ajoute, à une question
déjà singulièrement complexe, une troisième dimension.

241 Cultes indigènes 0 La position des indigènes — on ne s'y attardera pas


— est sous le signe de la permanence. Les Egyptiens, pour se limiter
à cet exemple, ont continué à honorer dans leur pharaon le dieu vi-
vant, fils de Râ, et à reconnaître à la dynastie son caractère divin. Les
Ptolémées se sont naturellement laissés faire et, sans autre scrupule,
ont canalisé vers leur bonne fortune prières, sacrifices et dévotions du
très puissant clergé égyptien. Chacun y a trouvé son profit. Au
Ptolémée-Pharaon, l'appui indispensable des prêtres, intermédiaires
forcés entre la royauté étrangère et les masses indigènes ; au clergé,
d'importantes dotations et le maintien de ses privilèges traditionnels.
Le Pharaon bénéficie ici d'un culte dynastique et officiel, d'origine et
d'expression purement orientales.

242 Le culte grec : les honneurs divins 0 Du côté grec, les choses sont
toutes différentes. Quelles qu'aient pu être les premières réticences, il
semble que, très rapidement, les cités grecques, en Occident comme
en Orient, ont spontanément décerné aux souverains hellénistiques
des honneurs divins. Cette attitude surprenante, qui tient de la volte-
face, ne s'explique pas uniquement par des arrière-pensées où l'intérêt
le disputerait à la flatterie. On y verra aussi une réaction de dépit à
l'égard des divinités poliades traditionnelles, accusées d'avoir failli à
leur mission protectrice. La Cité est vaincue : ses dieux en portent la
responsabilité. Dès lors, on accorde à d'autres, plus méritants, les hon-
neurs dont ne sont plus dignes les dieux de la cité. Le signe le plus
évident, le plus connu de ce véritable transfert, s'est conservé dans
l'hymne composé par Hermoclès en 291 et chanté par les Athéniens
en l'honneur du roi Démétrios Poliorcète ; «... car les autres dieux od
bien sont fort éloignés, ou bien n'ont pas d'oreilles, ou bien n'existent
pas, ou bien ne se préoccupent pas du tout de nous ; mais toi, nous te
LES ROYAUMES HELLÉNISTIQUES 165

voyons présent, tu n'es ni de bois ni de pierre, mais de vérité. Et voici


donc notre prière : avant toute chose, donne-nous la paix, car tu es le
maître ».
Ce faisant, les cités grecques accordent ou promettent des honneurs
divins qui n'emportent pas la divinisation. Les titulaires du pouvoir
sont honorés « comme des dieux » et non « comme dieux ». Ils sont
semblables aux dieux (isotheoi), mais non dieux eux-mêmes. Ainsi
Pour les grandes lignes. Dans le détail, bien des possibilités de confu-
sion se glisseront. Roi ou dieu, les épithètes cultuelles sont les mêmes ;
d l'intérieur du même enclos sacré, la figure du roi bénéfifcie, à côté de
la statue du dieu, de l'hospitalité divine ; sur le monnayage, traits du
foi et portrait du dieu sont si peu dissemblables que la méprise est
inévitable. Insensiblement, subrepticement, les sentiers de la divinisa-
don se dessinent.

Culte dynastique 0 Reste l'attitude des rois eux-mêmes. La force qu'ils


Puisent dans ce charisme les entraîne à vouloir l'étendre avec le
te
mps. Ils y parviennent par le biais d'un culte dynastique, officiel,
oonfié à un clergé desservant des temples. A l'inverse des honneurs
due l'on vient de voir, ces formes de dévotion n'ont aucune sponta-
béité : l'initiative est royale. Mais la marche est prudente. La divinisa-
don n'a d'abord été obtenue qu'au profit d'un roi mort : Ptolémée Ier en
Pénéficia, mais défunt. L'adhésion manqua d'enthousiasme, comme il
?n ressort de la réponse des Cyclades : « attendu que le roi Ptolémée
y
a été cause de nombreux bienfaits, qu'il a restitué les constitutions
ancestrales et allégé les impôts ... », on accepte de participer aux céré-
monies cultuelles. La génération suivante accomplit un pas de plus :
Dolérnée
e
II Philadelphe fait diviniser de son vivant Arsinoè, sa sœur-
Pouse ; puis à la mort de celle-ci (en 270), il s'associe, pourtant vivant,
"b culte rendu à la défunte sous le titre de culte « des dieux Adelphes »
mieux
0
frère et sœur). Ptolémée obtient ainsi les honneurs divins, de
n vivant, et son exemple sera suivi de tous ses successeurs.
Mais ce culte dynastique restera toujours assez figé, sans commune
esure avec les élans, souvent opportunistes mais toujours enflam-
les
, des cités grecques.

§3
LES SUJETS DU ROI

E Tous étaient sujets, mais ils ne le furent pas tous au même degré,
m cédant aux sujets des villes un espace de liberté qu'ils refusaient
sujets des champs, les monarques hellénistiques ont évité la
e
p., né àuniformité
dn qu'engendrent
la distinction les despotismes centralisateurs,
entre la Cité gréco-macédonienne, ou polis, et et
le
ou chora, une importance décisive. L'administration
ji oaie aussi bien que le cadre de vie individuel, les prérogatives réga-
8 de môme ( ue le droU a licab,e aux
tés lu l
Mais, ce faisant, les rois PP . Plaideurs
ne se dépouillaient en furent
d'aucune affec-
parcelle
166 LA GRÈCE

d'autorité et gardaient intacts les moyens d'exploiter, vocation primor-


diale, les ressources de leur patrimoine et les capacités de production
de leurs sujets.

A CITÉS GRECQUES ET PAYS INDIGENE

244 a) La polis hellénistique 0 Vieille cité grecque maintenue par le nou-


veau pouvoir (type Athènes ou Milet) ; création d'une ville nouvelle
pour caser des'vétérans, fixer le nomadisme, stimuler les échanges,
implanter une capitale comme Alexandrie ; ancien centre indigène
que l'on rebaptise après l'avoir doté d'un statut et d'un apport de peu-
plement grecs (Antioche, Laodicée, Séleucie du Tigre, par exemple) ;
ou encore ville-doublet qui s'accole à une cité indigène mais en reste
aussi parfaitement distincte qu'un objet et son reflet (Ptolémaïs, posée
aux portes de la vieille Thèbes égyptienne), la polis hellénistique, par-
delà cette évidente diversité, se définit par quelques traits communs.
Elle constitue un groupe fermé, au sein duquel la population civique se
retranche, à l'abri de remparts juridiques. Souvent protégé par un nu-
merus clausus, le corps des citoyens affirme sa spécificité contre la
menace de submersion que créent, aux portes de la cité, les masses
indigènes et, dans la cité même, de solides colonies de résidents étran-
gers privilégiés. Le réflexe de défense est entretenu par une épigamie
chichement définie : les citoyens de Naucratis, en Egypte, n'ont pas le
« droit de mariage » (définition de Vépigamia) avec les indigènes de la
chora environnante. L'inscription sur les listes d'éphèbes, à Alexan-
drie, n'est offerte qu'aux enfants des 180 000 citoyens (chiffre définitif,
il semble), minorité au sein des quelque 500 000 habitants libres auto-
risés (un million, au début de notre ère). Périodiquement, des édits de
refoulement expulsent les campagnards, glissés frauduleusement
parmi la population urbaine.
Communauté étanche, la polis se caractérise, en second lieu, par
des organes d'autonomie, rescapés de l'indépendance ou concédés par
le roi dans sa charte de fondation. En s'inspirant souvent d'un schéma
démocratique qui ne menace plus guère, les rois ont établi ou confirmé
une ecclésia, en principe juge et législateur, doublée d'une boulé pré-
parant les lois. En fait, l'essentiel du pouvoir de décision, dont l'initia-
tive des lois, revient au conseil des magistrats, élus ou tirés au sort et
la justice est exercée par des tribunaux collégiaux. Grâce à sa person-
nalité juridique, la polis jouit formellement de l'autonomie : enclave
privilégiée, elle échappe à l'autorité des gouvernements provinciaux
(satrapies, nomes). Elle ne paie pas le tribut au roi (mais fournit une
contribution de guerre). Le droit privé que ses juges appliquent lui est
propre ; c'est, plus ou moins mâtiné d'éléments extérieurs, le droit de
la cité d'origine (Milet pour Ptolémaïs ; Athènes pour Alexandrie). Elle
a conservé le droit à l'éponymie (la date officielle des actes munici-
paux est donnée par les magistrats annuels et non par les années de
regne), la frappe monétaire, le droit d'asile et le pouvoir d'envoyer ses
ambassadeurs (ou d'en recevoir) même auprès des cités d'un royaume
adverse.
LES ROYAUMES HELLÉNISTIQUES 167

^ h) La Polis et le roi 0 Tant d'autonomie, pensera-t-on, aura sévère-


ment bridé l'autorité monarchique. Mais l'impression doit s'effacer, si
l'on ne veut prêter aux rois hellénistiques la volonté centralisatrice
d'une monarchie Louis-quatorzième !
Le roi, d'abord, n'est pas sans moyen de contrôle. Sur place, un
stratège, commissaire désigné par le roi ou qui le représente en per-
sonne, veille aux intérêts du diadème. Si la justice de la polis est éten-
due, elle n'est pas souveraine : l'appel au roi, le droit régalien de grâce
et l'arbitrage qu'impose le pouvoir aux conflits entre deux cités, neu-
tralisent les passions locales. Enfin, s'il est vrai que les cités jouissent
du droit d'enregistrer les ordonnances royales, il y eut sans doute peu
de refus.
Mais surtout les rapports entre le roi hellénistique et les cités ne
doivent pas être définis en termes d'hostilité ou de lutte sourde. Roi et
cités ne sont pas deux forces antinomiques mais complémentaires. Le
roi trouve dans les cités des organes de collaboration et réciproque-
ment les cités tiennent dans le roi le plus sûr garant de leur indépen-
dance mesurée. De fait, ce sont bien les rois, Séleucides et Attalides,
fiui, sur le modèle d'Alexandre, ont multiplié à foison des cités neuves
et conservé par principe (comme les Antigonides) les cités anciennes.
Or ces cellules d'autonomie n'avaient pas pour mission de saper l'au-
torité royale ! Ce prodigieux essor urbain — dont l'Egypte put large-
ment faire l'économie, du fait de sa tradition bureaucratique parfaite-
ment rôdée —, méthodiquement entretenu par les rois hellénistiques,
Permit à ces derniers de se décharger de tâches locales telles que la
justice, l'administration (au sens le plus large), la perception fiscale.
Lu prestigieuse fonction culturelle — donc la pénétration de l'hellé-
nisme — est, de même, confiée aux cités qui, toutes, disposent des
mstruments de la culture. Pour la première fois, cité et royaume sont
destinés à vivre durablement en symbiose.
Les cités, de leur côté, surent tirer admirablement parti de leur part
d'autonomie. Cultivant avec une habileté enviable les rivalités entre
les diverses puissances, elles furent toujours prêtes, partagées entre la
séduction et le recours au chantage, à faire défection pour le plus of-
d'ant. Grâce à ce petit jeu des sentiments — où Rome, charmeuse,
e
xcella à son tour —, les cités réussirent à échapper à l'étouffement et
86
garder de la bureaucratie centralisatrice qui, fatalement, finit par
8agner les monarchies.
La municipalisation systématique des royaumes et la décentralisa-
ton par l'urbanisation sont parmi les grandes leçons de l'histoire hel-
«mistique. Rome n'aura qu'à reprendre, sous l'Empire, cette fruc-
Ue
use expérience et en faire la base de son administration provinciale
Pour mériter à son tour la reconnaissance de l'Occident et celle de
Uotre propre civilisation.

Hg ,
CJ
La chora 0 Sur le pays indigène, l'autorité se fait sentir directe-
dicnt : il ri'y a p]us ]a p0iis pour faire écran. Les formules d'adminis-
:.r,'.dion ont pu varier, mais, dans l'ensemble, les souverains, sans trop
« 'uiagination, ont gardé les choses en leur état, se contentant de rele-
er
les hommes ou de doubler les circuits indigènes.
•^Fssag

168 LA GRECE

Chez les Séleucides, une vingtaine de satrapies, d'étendue très va-


riable, découpent le territoire en excluant les cités grecques. A leur
tête, stratèges ou satrapes gréco-macédoniens ont conservé beaucoup
des pouvoirs des satrapes perses.
L'administration de la chora égyptienne, riche d'une lourde tradi-
tion, est infiniment plus complexe. Les clérouques grecs, dispersés
dans le pays et tout occupés à exploiter la dotation qui récompense le
service du roi, se regroupent en des communautés villageoises (poli-
teuma), où ils tentent, avec l'aide d'un gymnase, de maintenir leur
individualité.
La population égyptienne, quant à elle, a conservé ses cadres ad-
ministratifs, dont les noms seuls ont été hellénisés. Quarante nomes
(ou provinces) sont placés sous la responsabilité des nomarques, égyp-
tiens (police, justice administrative, finances, contrôle de l'exploitation
de la terre royale). Les nomes sont divisés en toparchies, ou cantons
(avec toparque), subdivisés à leur tour en cornes, ou villages (avec
comarque, égyptien). Au sommet, le vizir, véritable vice-roi grec, est le
chef de cette hiérarchie. Mais à cet assemblage de découpages vient se
superposer un cadre grec, doublant la hiérarchie égyptienne. A l'éche-
lon du nome, le stratège est la figure essentielle de l'administration
locale ; à fonction d'abord militaire, il a progressivement empiété sur
les fonctions civiles du nomarque et devint une sorte d'agent royal
comparable à l'intendant, avec autorité sur tous les fonctionnaires
égyptiens du nome. A ses côtés, l'économe veille aux intérêts du roi.
Au sommet de l'organigramme grec, le dioecète, maître des finances et
donc, puisqu'on Egypte tout est matière fiscale, maître de tout. C'est le
principal ministre.

247 d) Droits et justices à profusion 0 La pluralité des groupes ethniques


et leur enchevêtrement dissuadèrent les souverains hellénistiques de
tenter une impossible fusion des droits et des juridictions. La plus
extrême diversité fut donc la règle. L'Egypte l'illustre.
1° Un droit multiple. — Chaque groupe vit selon sa propre loi ou
sa coutume. Les Egyptiens contractent, se marient, héritent en usant
d'actes que rédigent en égyptien (ou démotique) des notaires égyp-
tiens, transcrivant les formules du droit indigène. Les habitants des
cités grecques (Alexandrie, Naucratis, Ptolemaïs) vivent de même, ai-
dés de leurs propres notaires appliquant un droit chaque fois différent
{supra n" 244). Quant aux Grecs répandus dans la chora, leur droit est
une sorte de droit grec commun coutumier, alors que les autres com-
munautés ethniques homogènes (Juifs d'Alexandrie, Phéniciens, Ro-
mains ...) conservent leur droit national. Enfin, les ordonnances roya-
les, par leurs dispositions s'imposant à tous, achèvent de former ce
kaléidoscope du droit qu'est l'Egypte.
2" La pluralité des juridictions. — Elle est le prolongement néces-
saire de la pluralité des droits. En effet, les juges de l'Egypte — à la
différence des systèmes de droit contemporains — n'appliquent jamais
que leur loi nationale {lexfort) aux litiges dont ils ont à connaître. On
retrouvera donc, au niveau des juridictions, la môme diversité qu'au
niveau des droits.
LES ROYAUMES HELLÉNISTIQUES 169

Les Egyptiens relèvent des laocrites (« juges du peuple »), prêtres


égyptiens assistés d'un introducteur des causes grec. Les Grecs de la
chora comparaissent devant les dicastères, jurys itinérants de 10 juges
grecs. Mais ce tribunal populaire sera concurrencé, à partir du 5" s.,
par les chrématistes (3 juges grecs), établis auprès de chaque nome
pour les affaires du roi — mais à la compétence constamment élargie.
3" Restent les règles de compétence. — Contrairement à ce que l'on
pourrait croire, ce n'est pas le principe de la personnalité du droit qui
détermine le droit applicable (et la juridiction), mais la langue de l'acte
rédigé. Ainsi si une Grecque a confié à un notaire égyptien la rédaction
de son acte de vente, elle aura pleine capacité (selon le droit égyptien)
pour vendre seule son bien et relèvera des Laocrites. Si, inversement,
elle s'est adressée à un notaire grec, le droit grec s'appliquera sous le
contrôle des chrématistes et exigera, à peine de nullité, que la femme
soit assistée d'un tuteur (mari, frère, fils ...).
Une administration omniprésente quadrille le domaine de la chora,
à l'exception des cités. Quelle est la raison d'être d'une aussi lourde
bureaucratie ? Regardons fonctionner cette « grande machine à drai-
ner les richesses ».

[il L'EXPLOITATION DU ROYAUME :


LE MODÈLE LAGIDE

La terre connaît deux formes de mise en valeur. De la terre royale


Proprement dite (basilikè gè), travaillée par les paysans royaux atta-
chés au sol, le roi perçoit le loyer de la terre (40 %) et l'impôt du sol
(10% de la récolte). Le reste des terres, concédé au clergé égyptien,
A
clérouques, aux serviteurs de la monarchie, ne paie que l'impôt.
, titre de propriété éminente ou comme propriétaire utile, le roi opère
ainsi une énorme ponction que l'on a pu estimer au cinquième de la
Pcoduction totale de l'Egypte, soit l'équivalent du travail de 500 000 à
Un million de travailleurs libres (sur les trois millions d'Egyptiens).
A
Ppétit gigantesque, mais qui s'explique : outre le roi, la cour et les
tonctionnaires, il faut nourrir les cités, parasitaires, notamment
A'exandrie,
lo
et tous ces Grecs qui alourdissent les circuits de produc-
n et la bureaucratie.
248 \
'y Le dirigisme au service de la pression fiscale 0 L'appareil d'Etal
d dans une inquiétude permanente : crainte qu'une récolte clandes-
"'c n'échappe à la perception royale, crainte aussi que les paysans, si
noblement motivés, ne laissent en friche une partie du sol ou ne dé-
passent pas de trop modiques rendements. D'où une surveillance in-
'doyable de minutie qui multiplie les contrôles, procès-verbaux, rap-
ports écrits et comptes rendus d'inspection à toutes les étapes des
'avaux des champs.
Lhaque année, après la crue fécondante, un plan annuel, !'« ordon-
oance d'ensemencement», fixe impérativement la surface qui sera
I antée en blé, principale production. Les fonctionnaires du nome,
170 LA GRÈCE

sous l'œil de l'économe, vérifieront arpent par arpent, parcelle après


parcelle, en suivant le cadastre remis à jour chaque année, que le
programme est exactement obéi, sans être dépassé. Pour cela, les se-
mences sont prêtées aux paysans (moyen renforcé de contrôler la ré-
colte), qui n'ont pu en garder de l'année antérieure. Le temps de la
moisson venu, toutes les opérations (du fauchage au battage, sur une
aire publique) sont faites en présence des fonctionnaires. Puis le blé
est séquestré'et le roi prélève sa part en nature, égale à 60 % (fermage,
impôt et remboursement du prêt). Le reste est restitué aux producteurs
qui le consomment ou le vendent.
Pour nombre de monopoles (lin, papyrus, vin, plantes oléagineu-
ses ...) le roi a préféré le revenu en argent au versement en nature et
affermé la perception du loyer du sol et de l'impôt. Mais alors le
schéma s'alourdit singulièrement car le producteur subira le double
contrôle et des fonctionnaires royaux et des agents de la ferme — char-
gés du même coup de surveiller les agents du roi ! Voici les grandes
lignes du système. Le roi s'engage par contrat, en consignant ses obli-
gations envers le fermier dans un cahier des charges , à garantir à
l'adjudicataire de la ferme une production minimale chiffrée. La pré-
cision est nécessaire — le fermier, sinon, n'aurait aucune certitude de
percevoir effectivement au moins l'équivalent de la somme qu'il pro-
met au roi et lui verse. Les agents royaux vont donc veiller à l'exécu-
tion ponctuelle, par les paysans, des engagements de l'Etat. Mais les
agents de la ferme, à leur tour, pour vérifier que les obligations de
l'Etat sont remplies, contrôlent de leur côté les paysans producteurs.
Toutes les phases de la production seront ainsi doublement surveil-
lées, jusqu'à la vente de la récolte par le fermier — car l'Etat n'en
attend que de l'argent.

249 b) Aux limites de l'absurde 0 Dirigisme étouffant, paroxysme de la


bureaucratie, planification radicale. Tout cela est vrai, et fut dénoncé.
Mais l'exploitation systématique de la chora au profit de la ville qui se
laisse entretenir impliquait cette économie de prédation. Les vices du
système ne tarderont pas à apparaître : la fuite des paysans, négligeant
leurs terres, pousse les autorités dans l'engrenage de la contrainte. On
fixe les individus à leur village par un lien administratif indélébile ; on
grève les villages d'une responsabilité fiscale solidaire ; on rend per-
sonnellement responsables de la rentrée de l'impôt les fonctionnaires,
dont les moyens de pression ou d'extorsion se durcissent à leur tour.
L'Antiquité Tardive découvrira à son tour ces solutions extrêmes (in-
fra, n0 569), probablement aussi vainement. Les campagnes s'appau-
vrissent.

250 Conclusion 0 Menée jusqu'à la période hellénistique, qui en est l'achè-


vement, l'histoire de la Grèce développe un cycle parfait. De la royauté
achéenne à la royauté hellénistique, la révolution est complète. Polybe

1. On a retrouvé de très importants fragments, conservés sur papyrus, du cahier des


charges, relatif à la ferme de plusieurs revenus royaux, pour l'année 259 av. J.-C. Ce sont
les fameux Revenue Laws.
LES ROYAUMES HELLÉNISTIQUES 171

n'aura plus, au 2e s., qu'à fonder sur l'empirisme la loi de l'évolution


cyclique des régimes, dont Hérodote, le père de l'histoire grecque, avait
dès le 5e s., formulé intuitivement la théorie.
Entre Agamemnon et Ptolémée, entre le point de départ et le point
d'arrivée, il y eut l'exceptionnelle invention de la Cité, dont on suivit
l'épanouissement, puis constata le déclin. La Cité disparut à Chéronée.
Le citoyen perdit alors plus qu'un cadre politique ou une formule de
gouvernement : il perdit sa raison d'être et la fin suprême de son exis-
tence. Abandonné, il s'effaça en laissant la place à Y individu.
L'homme, isolé, chercha les voies d'un réconfort. Les nouvelles sa-
gesses, dont la philosophie stoïcienne, lui apprendront à triompher de
lui-même, à vaincre ses passions, à résister à toutes les formes du
pouvoir qui, désormais extérieur à lui-même et donc subi, sera à ja-
mais hostile. Des expressions neuves de religiosité, engouffrées sans
Peine dans le vide laissé par la religion traditionnelle, offriront en re-
mède à l'angoisse de l'isolement et à l'inconfort de l'existence terrestre,
l'enivrement des religions à mystère et la foi en l'au-delà qui rachète
e
t récompense. De multiples formules d'association, funéraires, corpo-
ratives, religieuses, culturelles viendront au secours de l'individu que
les monarchies trouvèrent démuni, mais qu'elles n'écraseront pas.
Ces monarchies, qui ont triomphé des imperfections de la Cité
av
ant de succomber à leur tour (et si facilement !) par leur propre
faiblesse devant Rome, seule puissance qui frôlera l'universalité, ont
Pourtant sauvegardé de la Cité l'essentiel de son message. Les monar-
ques hellénistiques ont laissé les Grecs quittant leur terre natale em-
porter les instruments de leur culture. Les rois ont compris que grâce
a l'urbanisation de leurs domaines, gymnases, écoles, théâtres et bi-
uliothèques sauveraient Homère et un fabuleux héritage.
Jusqu'à la conquête turque l'Orient, avec l'Egypte, la Syrie, l'Asie
Mineure, restera le foyer de la civilisation hellénistique. L'empire
u'Alexandre a donc donné à la culture de la cité grecque son immense
e
largissement. Mais il fallait que le régime politique de la Cité meure,
Pour que le lourd épi de l'hellénisme s'élève sur les bords de la Médi-
forranée.

bibliographie et lectures 0
Sur Athènes sous Philippe de Macédoine, Cl. Mossé, dans Will,
, )Ssé et Goukowski, Le Monde Grec et l'Orient, II, Le IVe s. et l'époque
Ifiénistique,
e
p. 1-240. — Alexandre le Grand a suscité d'innombrables
fudes et portraits: première orientation chez P. Goukowski, cit.,
L 245-333 ; l'aspect bienfaisance-domination a été brillamment mis en
relief par p_ Schachermeyer, Alexander und die unterworfenen Natio-
« dans Alexandre le Grand (Fondation Mardi), 1975, p. 47-79 . La
p rec liographie sur Alexandre n'est pas maîtrisable. V. D. Musti, Storia
a , Rome-Bari, 1990, p.688-692.
Pour l'époque hellénistique, à partir de 323, Ed. Will, cit., p. 337-645.
thèses suggestives de P. Lévêque, L'Aventure Grecque, 1964,
P- 392-523 et Le Monde hellénistique, Coll. U2, 1969. De F. Chamoux, La
^hsation hellénistique, 1981. — Les aspects institutionnels sont par-
c
uuèrement étudiés par V. Ehrenberg, L'Etat grec (trad. frse 1976),
172 LA GRÈCE

p. 219-390; E. Bickerman, Institutions des Séleucides. 1936, 260 p. Les


nombreuses études de Claire Préaux sont indispensables à la connais-
sance des Lagides ; L'économie royale des Lagides, 1939, 646 p. ; Les
villes à l'époque hellénistique (Recueils J. Bodin, VI, 1954, p. 69-133 ; VU,
1955, p. 89-135) ; Le Monde hellénistique, Coll. N;zl;zlc Clio, 2 vol. 1978.
Lectures : Choix de textes commentés par J. Delorme, Le Monde
hellénistique (525-155), 1975, 455 p.
DEUXIEME PARTIE

LES INSTITUTIONS

POLITIQUES

ET SOCIALES

DE ROME

flan 0 En 753 avant notre ère, selon la tradition unanime et légendaire


^es historiens romains, est fondée la Ville. Treize siècles plus tard, en
,65, meurt dans la Deuxième Rome, à Constantinople, l'empereur Jus-
tinien : le dernier à avoir tenté par une reconquête éphémère de réta-
Wir son autorité sur un Occident partagé entre les Vandales, les
hr
ancs, les Burgondes et les Goths. Ainsi s'achevait une expérience
u
nique, dont le déroulement se suit sur près d'un millénaire et demi.
Aux environs du 7e s., la Cité naît d'une fédération d'humbles villa-
SÇs, aux cabanes si modestes qu'elles ont gardé la forme d'une hutte,
autorité appartient à un roi. La cité naissante tire profit de sa situa-
ion de ville-transit ; elle accroît sa puissance et domine ses voisins
"ninédiats, les Latins. En 509, une brusque révolution chasse la mo-
narchie et jette les bases d'un gouvernement qui confie l'Etat, en prin-
Cl
Pe au peuple (lies Puhlica), en fait à l'aristocratie. Sous les apparen-
ces d'une remarquable stabilité, la République se maintient jusqu'au
e
but de notre ère. En 27 av. J.-C. le régime devient impérial : le gou-
vernement d'un seul, imperator ou princeps, relaye le gouvernement
u
j^énat et du Peuple Romain.
,. Mais ce n'est pas la succession, au demeurant assez formelle, de la
^onarchie, de la République, puis de l'Empire qui nous servira de
cadre. Les grandes étapes de l'histoire de Rome sont autres.
La première, des origines au milieu du 21 s. av. J.-C., voit Vaffirma-
"C" de lu Cité-Etal et l'accumulation de conquêtes qui n'affectent pas
■ core un gouvernement resté oligarchique. Mais à partir de 150 av.
p.L-' une distorsion entre la Cité et son empire produit une crise ;
etroitesse du cadre civique est violemment contestée ; mais en même
m
s; Ps, le profil du pouvoir personnel, moyen efficace et durable d'as-
jjl
1
'C'' 'a cohésion d'un territoire immense, se précise. Cette seconde
'se, née dans la crise de la République finissante, conduit à l'Empire
174 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

et se prolonge jusqu'à la fin du 3e s. ap. J.-C. A partir du 4e s. VAntiquité


Tardive (le terme de Bas-Empire, aux connotations péjoratives, mérite
d'être abandonné) livre l'unité de l'Empire à l'assaut de trois forces
centrifuges : l'hellénisme oriental, le christianisme et la division en
deux parts du pouvoir.
Titre 1 : Naissance et épanouissement de la cité républicaine (du
8e s. à 150 av. J.-C.).
Titre 2 ^La crise de la République et l'établissement de l'Empire
(150 av. J.-C. — fin du 3e s. ap. J.-C.).
Titre 3 : L'Antiquité Tardive (4e-6c s. ap. J.-C.).
TITRE 1

LA NAISSANCE
ET L'ÉPANOUISSEMENT
DE LA CITÉ RÉPUBLICAINE

(DU 8e S. À 150 AV. J.-C.)

En deux volets, nous séparerons ce qui ne doit pas l'être : le cadre


historique et politique d'une part, l'organisation des pouvoirs de l'au-
tre.
Chapitre 1 : Des sept collines à la domination universelle : 1. La
Royauté (S'-d1' s.) ; 2. La mise en République (509-367) ; 3. La conquête
hu monde (367-150 av. J.-C.).
Chapitre 2 : La Constitution Républicaine.
CHAPITRE 1

DES SEPT COLLINES


À LA DOMINATION
UNIVERSELLE

SECTION 1
L'ÉPOQUE ROYALE (8e-6e s.)

253 Le roman des origines 0 Le tableau de la Rome royale est enchanteur


de simplicité, d'harmonieuse rigueur et de précision. Comme pour
toutes les créations du monde, le doute n'a pas sa place. Ainsi, aban-
donné nouveau-né sur un site désert, à un coude du Tibre, Romulus,
devenu homme, rassemble un peuple, fonde en 753 une cité, crée un
sénat, une assemblée populaire, une armée, et répartit en « patriciens »
et « plébéiens » ses concitoyens1. Six rois lui succèdent jusqu'en 509.
Les historiens romains, complices d'une tradition qu'ils ménageaient
avec respect, se sont plu à distribuer entre chaque règne les institu-
tions, essentielles, qu'ils ne parvenaient pas à dater vraiment. A Romu-
lus, le fondateur de l'organisation politique, fait pendant Numa, l'orga-
nisateur des cultes, des sacerdoces et du calendrier. Si Tullus Hostilius,
troisième roi, est le conquérant du Sud (maîtrise du Latium et éman-
cipation de Rome de la tutelle d'Albe la Longue), le quatrième, Ancus
Marcius, ouvre Rome à la mer avec la soi-disant fondation d'Ostie. Les
trois derniers rois, d'origine étrusque, sont autant de personnages
symboliques. Tarquin l'Ancien est le grand bâtisseur ; Servius Tullius,
le bon roi populaire ; Tarquin dit le Superbe est, comme il se doit, le
tyran odieux qu'une saine révolution, en 509, contraint à l'exil.
Depuis Niebuhr et le début du 19e s., toutes les ressources de la
science historique, la linguistique, l'archéologie, l'histoire du droit,
l'étude comparative des mythes et des rites, sont appelées en renfort
pour trier l'historique et le légendaire. Il est évident que la succession
des sept règnes est une invention, destinée à combler en sept généra-
lions (7 x 35) le temps royal traditionnel. En dépit de progrès décisifs,
beaucoup d'incertitudes demeurent. Mais il est acquis aujourd'hui que
deux phases sont à distinguer : l'histoire du site de Rome et de son
peuplement avant la fondation de la Cité; puis la création de la ville,
contemporaine de la domination étrusque sur Rome.

1. On trouvera des exemples de ces reconstitutions totalement apocryphes dans


Denys D'Halicarnasse, 2, 7 ; 2, 14 ; Tite-Live, Histoire romaine, 1, 6 et s.
L'ÉPOQUE ROYALE (8e-6e s.) 177

§1
ROME AVANT ROME.
LA ROYAUTÉ PRÉURBAINE

La naissance de Rome, jaillie de la solitude en 753, n'est que lé-


gende. L'occupation du site remonte beaucoup plus haut, alors que la
fondation de la Cité doit être placée beaucoup plus bas. Entre les deux
dates se déroule une phase archaïque, dominée par le système de la
Sens et une royautéfédérale. L'une et l'autre seront déterminantes pour
l'avenir de la Cité.

A L'ORGANISATION GENTILICE

Villages et gentes 0 Dès l'âge du fer (12'' s.), le site de la future Rome
es
t occupé par une pluralité d'habitats. Leurs cabanes rondes, toujours
e
n usage au 7e s., ont laissé sur le tuf vierge une empreinte en creux
v
isible encore aujourd'hui. Périodiquement, des fêtes religieuses ras-
semblent
tr
ces villages. Une liste fort archaïque a conservé le nom des
ente « peuples » participant aux sacrifices des Monts Albains : le nom
de home ne s'y trouve pas, mais, en revanche, celui de la Velia et du
elius, deux modestes centres installés sur le site de la future Rome,
Sllr
deux des sept collines dominant la vallée du Tibre. De même,
entre le Palatin et le Capitole, entre le Ouirinal et le Fagutal, ou au pied
de l'Esquilin, des nécropoles sont ouvertes dans les parties basses ;
e'ies confirment à leur tour, car un tabou immémorial exclut les morts
de la Cité, que la Cité n'est pas encore née.
L'organisation interne de ces communautés villageoises est pres-
fiue totalement assurée par des organismes archaïques et fermés : les
Sentes. La gens se définit comme un agrégat de familles liées par la
cro
yance (mythique) en un ancêtre commun. Tous les membres du
fRoupe (ou gentiles) portent le même nom, alors qu'il n'y a pas entre
nx de consanguinité. Placée sous l'autorité du chef (pater ou princeps,
ans
doute élu), la communauté gentilice détient les moyens de sub-
stance (terres collectives et butin), conserve les traditions religieuses
i' "Les et sépulcres gentilices) et garantit la sécurité juridique. La jus-
"Pe interne y est rendue selon des décréta gentilicia progressivement
fêcrétés,
ls
alors que les conflits externes sont réglés par la guerre privée
qu'à l'avènement de la royauté fédérale. Pas plus que l oikos du
l0
nde homérique, la gens n'exclut la vie libre à l'extérieur ; mais il est
lr
que les familles isolées ne connaissent qu'une existence précaire.

et clientèle 0 Le lien de clientèle résume à lui seul la source et


Rendue de la puissance politique de la gens. Une définition s'impose.
eset client (du verbe cluere, obéir, selon une étymologie vraisemblable)
l^1 un individu libre qui s'est donné en la confiance et s'est placé sous
. Patronage du membre d'une gens (infidem patrociniumque dedilio).
'en né de l'engagement bilatéral est héréditaire et il est réciproque.
178 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

Pour sa part, le client doit des journées de travail (sur une terre qu'il
exploitera d'abord comme colon), mais aussi l'obéissance, le respect,
le service armé et une aide matérielle toute comparable aux quatre cas
du vassal. De son côté, le patron assure la sécurité quotidienne de ses
nombreux clients et leur défense juridique1. Mais contre les violations
de la fides, quelle protection ? La religion veille, terrible. La loi des Xll
Tables {infra, nos 299 et suiv.) reprendra une disposition sans âge, at-
tribuée par la tradition à Romulus (Denys Hal. 2, 10) : elle déclare
sacer le pa'tron oublieux de ses devoirs, c'est-à-dire maudit et voué à
une mort immédiate.
Deux exemples « récents » donnent une idée de l'ampleur du lien
de clientèle. Vers 495, la gens des Claudii quitte les monts Sabins et
émigré sur le territoire de Rome : le clan est suivi de ses quelque 5 000
clients. En 479, la célèbre gens des Fabii décide en un geste désuet de
sauver par son sacrifice la Cité : 306 gentiles, 306 Fabii, partent com-
battre aux portes de Rome accompagnés de 4 à 5 000 clients.
Par la suite, le lien de clientèle évoluera au rythme de la vie politi-
que romaine ; mais il ne se relâchera pas. Il restera pour les puissantes
familles romaines un atout irremplaçable dans le combat politique et
électoral ; il restera héréditaire et réciproque. Bref il perpétuera, vi-
vace, le souvenir de ces solidarités préciviques.

L'ARISTOCRATIE DES PATRES


ET LA ROYAUTÉ FÉDÉRALE LATINE (8e-7e s.)

a) La fédération des gentes et l'origine de la royauté

256 L'aristocratie 0 Au 8e s., le site de Rome connaît de profonds boule-


versements. Dans les nécropoles, un groupe économiquement privilé-
gié l'emporte par la richesse de son mobilier funéraire. Le message esl
clair : une aristocratie est née. Sa fortune n'est pas le fruit d'un type de
culture ; car on ne croit plus aujourd'hui à la traditionnelle opposition
entre les seigneurs-pasteurs et les cultivateurs-dominés. C'est bien
plus l'étendue des exploitations, partagées entre élevage et culture, qui,
vers 750, a produit l'une des données fondamentales de l'histoire poli-
tique et sociale de Rome, le clivage entre, d'une part une aristocratie
foncière et, de l'autre, le reste : les gentes déclassées ou pauvres en
clients et la masse de tous les exploitants isolés. Or c'est précisément
à ce moment que les gentes puissantes s'associent. Elles forment, d'un
village à l'autre, un conseil fédéral (l'ancêtre du Sénat) et se donnent «n
roi.

257 Son roi o Ce roi, dont la date d'apparition correspond en gros à D


royauté légendaire de Romulus, n'est pas le roi d'une cité. Rome n'est

1. Voir Dents Hal. 2, 10; Aulu Celle, Nuits Attbmes 5, 13; Plaute, Menechmes v-
571-598.
L'ÉPOQUE ROYALE (8e-6E s.) 179

Pas encore fondée. C'est le roi d'une fédération d'habitats, choisi par
l'aristocratie et investi par elle d'un pouvoir dont elle est, au fond, le
véritable titulaire. La royauté n'est pas dynastique. Au contraire, à cha-
que fin d'un règne ponctué par le rythme annuel du regifugium (« la
fuite du roi », pendant cinq jours) — le rite souligne l'infériorité du roi
vis-à-vis du conseil des patres —, le pouvoir, qualifié techniquement
d'auspicium, revient entre les mains des patres. Selon un vieil adage,
* les auspices reviennent aux patres », ou les patres « mettent le gou-
vernement (res) en commun » (Cic., Brut. 1, 5, 4 ; Liv., ly 17, 5).

b) Définition de la royauté fédérale latine

L'interrègne 0 Mort, tué, chassé, bref une fois le roi disparu, c'est la
Phase de l'interrègne (interregnum) qui s'ouvre, si caractéristique de
[a royauté primitive. Chacun des patres détient à son tour, pendant le
href délai de cinq jours, et sans qu'une investiture particulière soit
re
quise, la plénitude du pouvoir qu'avait possédé le roi. L'institution,
attestée pour la royauté latine par Tite-Live (1, 17-18 : Numa ; 1, 22 :
fullus Hostilius ; 1, 32 : Ancus Marcius) et Denys d'Halicarnasse (2,
>7
), situe exactement la place du roi au regard des gentes : l'autorité
ro
yale sur les communautés gentilices n'est qu'une émanation provi-
soire du pouvoir inaliénable des patres. L'existence du roi est l'effet
7 Un compromis laborieusement établi par les patres ; ils ont consenti
9 s
o placer sous l'autorité du roi qu'ils se sont choisi.
. L'institution de l'interrègne, après une période d'effacement très
s
jgnificative sous la monarchie étrusque, réapparaîtra, — c'est fort cu-
J?eux —, sous le même nom et se maintiendra presque sous la même
'orme durant toute la République pour combler le vide laissé par la
ls
Parition simultanée des deux consuls.

Le droit d'auspices 0 La notion d'auspicium, fondamentale en droit


Public romain, exprime le pouvoir d'entrer en relation avec les dieux
j^nt toute décision publique pour obtenir leur accord. Matérielle-
1
eut, l'interrogation se fait en «scrutant le vol des oiseaux» (aues spe-
efrL d'où auspices). Partir en campagne, lever un camp, donner le
hùial du combat, tenir une assemblée ... aucune décision ne vaut si
un auteur ne s'est d'abord assuré l'approbation des dieux. Le droit
a
0u
uspices concentre à lui seul le concept de pouvoir, et il en sera
Jours ainsi à Rome.
. 61Mais qui et quel acte confèrent au roi le pouvoir de solliciter le
l:' ? Autrement dit, quelle est la source du pouvoir royal primitif? 11
pnut distinguer deux sources : rituelle ou sacrée, politique ou civile.
Ur
r? ' 'a première : le roi, comme il en sera plus tard du magistrat
upublicain, tient d'une bénédiction jupilérienne son droit permanent
p. e Prendre les auspices. Mais qui autorise cette investiture sacrée ?
st la question de la source laïque ou politique du pouvoir. La tradi-
n
a i antique, brouillant toutes les strates historiques, fait intervenir
^rnativement d'un règne à l'autre, voire cumulativement pour le
e roi, le peuple, un prêtre officiel, les patres, ou même rien du
180 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

tout : le roi, dans ce cas, s'emparerait du pouvoir de sa propre autorité


en se faisant investir par Jupiter sans l'accord de qui que ce soit.
La seule de ces procédures qui convienne à la royauté fédérale
latine est celle qui confie au conseil des patres, chefs des gentes, l'inves-
titure politique du roi. Concrètement, les choses se déroulaient ainsi :
l'interroi choisit le roi et lui « remet le pouvoir royal » (Liv., 1, 18, 5).
Cela veut dire qu'au nom de tous ses pairs, il l'autorise à recevoir de
Jupiter la bénédiction indélébile, base de son pouvoir de décision. Le
peuple n'intervient pas : il ne joue aucun rôle (il n'y a pas l'équivalent
de la loi curiate, bien postérieure : républicaine) dans la collation d'un
pouvoir auquel il ne participe pas. Le roi ne s'empare pas, par un acte
régalien et souverain, de l'intronisation divine. Son pouvoir et ses pré-
rogatives découlent de la volonté des patres. Négliger leur rôle essentiel
aboutirait à confondre la royauté fédérale latine avec la monarchie
étrusque du 6e s.

c) La fonction royale

260 Le roi 0 Chef religieux et politique de la fédération des gentes, le roi


latin est prêtre, général et juge. Mais, simple chef de ligue, il laisse un
rôle important aux patres. Ainsi, deux crimes seulement feront sortir
le roi de sa réserve, les deux crimes publics par excellence. Car le
premier, le parricidium ou meurtre d'un pater, atteint toute l'organisa-
tion gentilice ; et le second, la perduellio ou trahison, lèse l'entière
communauté. Pour le reste, les délits restent des affaires privées que
le roi ne dispute pas à la justice gentilice.

261 Les comices curiates 0 La fonction guerrière royale, au moins à la tête


d'expéditions épisodiques, implique une organisation militaire dépas-
sant le cadre de la gens. Les curies ont répondu à cette nécessité. La
population rassemblée par le roi (on ne parlera pas de populus, car la
cité n'est pas encore) se divise en trois tribus ( Tities, Ramnes, Luceres),
dont les noms de consonance étrusque recouvrent une réalité plus
archaïque, latine et obscure à la fois. Chacune de ces tribus est mor-
celée en dix curies — soit trente en tout. La curie (co-viria) évoque la
fraternité de combat. Le mot, qui donnera ensuite le terme Quirites
qualifiant tous les Romains par excellence (par opposition à l'esclave,
au Latin, à l'étranger), prouve, parmi d'autres indices, que toute la
population (gentilice ou non ; clients ou non) était distribuée dans U
cadre territorial des curies.
Mais l'assemblée des curies, ou comices curiates, est dominée par
l'ascendant naturel des chefs des gentes. Au sein de ces cadres mûris
par une longue tradition, le lien de clientèle manifeste son efficacité:
les comices curiates sont et resteront une assemblée patriarcale. Le
jour où le roi (l'Etrusque) voudra s'émanciper de la puissance des
gentes, il devra créer une nouvelle assemblée concurrente {infrth
n"273), après avoir habilement fait appel aux curies pour qu'elles ap'
prouvent une puissance royale libérée du pouvoir des patres (injrd
n0 269).
L'ÉPOQUE ROYALE (8e-6s s.) 181

Le rôle précis des curies a dû poindre avec une certaine modestie :


approuver les raids du roi ; assurer la permanence des cultes ; main-
tenir l'ordre social en veillant à ce que les gentes ne s'éteignent pas,
notamment par le biais d'une adoption.

Le Conseil des patres ou Sénat 0 Une fois de plus, il faut garder avec
la tradition un recul nécessaire. Lorsqu'elle prête à Romulus la créa-
tion d'une assemblée de Cent membres choisis pour conseiller docile-
ntent le roi (Liv., 1, 8, 7), elle renverse à peu près exactement la réalité
historique. De fait, le Conseil ou Sénat (de seniores, les Anciens) pré-
céda le roi, puis l'installa et le domina. L'interrègne, déjà traité, n'est
Pas un expédient imaginé pour assurer rituellement la continuité des
auspices (ce qu'il finira par devenir beaucoup plus tard) ; il donne la
Mesure
s
exacte de la subordination de la royauté à l'aristocratie ou au
énat. Le pouvoir, souverainement, appartient aux chefs des gentes.

Conclusion : la noblesse patricienne ou patriciat


63 r
patriciat 0 A la fin du 7e s., au moment où Rome va naître, l'aris-
to
cratie des patres domine l'organisation précivique et la royauté
qu'elle a créée. Cette aristocratie s'est même renforcée. Au conseil fé-
déral, elle fait triompher des prétentions à Y hérédité : la composition
'ln Conseil tend à se figer. Ailleurs, elle cumule les sacerdoces, tels les
h lamines majeurs, affirmant par un privilège nouveau le droit exclusif
ue les revêtir. La même aristocratie, riche en terres et en d/ente, fournit
Ses
cadres à l'armée, car c'est elle qui forme la « milice sacrée » des
cavaliers.
"ne noblesse héréditaire est née ; elle se désigne elle-même non plus
seulement du terme de patres mais de patricii (ou « descendants des
Patres »). On peut traduire par patriciat, mais avec une double précau-
ton ; l) Rome connaîtra plusieurs définitions successives du patriciat :
celle-ci n'en est que la première. 2) Très longtemps, en une opposition
J'stématique, les Modernes n'ont jamais parlé de patriciat sans se ré-
j erer, par contraste, à la plèbe. Ce n'est plus soutenable aujourd'hui.
Patriciat apparaît sous la royauté précivique, alors que la plèbe est
n
e donnée très postérieure : une réalité politique du début du 5' s.

§2
LA FONDATION DE ROME
ET LA ROYAUTÉ ÉTRUSQUE
(620 ENVIRON-509)

deesAcités
.la rin du T s., celui
étrusques, les deux morceaux
du Nord dedela lapuissante
autour Toscane,confédération
celui du Sud
W s àf de la Campanie, font leur jonction et absorbent le Latium. Dès
' l'exception de l'Apennin, épine dorsale restée partagée entre
182 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

divers peuples italiques (Ombriens, Samnites, Volsques ...), l'Italie


centrale, de la plaine du Pô à la région de Naples, est le foyer d'une
civilisation nouvelle, celle des Etrusques. L'occupation étrusque du
site de Rome durant un siècle, de 620 environ à 509, sera décisive. Une
cité est fondée ; une monarchie unitaire est importée ; la puissance de
la noblesse patricienne est sapée, sous l'épreuve tant du pouvoir autori-
taire que de son orientation populaire. Un roi populaire face à l'aristo-
cratie traditionnelle : le modèle des tyrannies grecques, contemporai-
nes, apparaît à l'arrière-plan.
I

[a~| la domination étrusque


ET LA FONDATION DE LA VILLE

a) La conquête étrusque

264 Le problème étrusque 0 L'origine précise de ces « mystérieux étran-


gers » échappe encore. Peut-être ont-ils quitté l'Asie Mineure (?) par
vagues successives aux alentours du 2e millénaire, les uns par voie de
terre (ils descendront en Italie par les Alpes), les autres par la mer.
Toujours est-il que ces longs périples, étalés sur plusieurs siècles, en-
trecoupés de haltes prolongées, en Europe centrale pour les uns, dans
les îles de l'Egée pour d'autres, ont altéré par des emprunts disparates
une langue qui ne se rattache pas à un rameau jusqu'ici connu. Le
résultat : des milliers d'inscriptions aujourd'hui conservées, lues par-
faitement — car l'alphabet qu'elles utilisent fut emprunté aux Grecs ;
c'est celui que les Latins apprendront à leur tour —, mais encore lar-
gement incomprises, à l'exception des termes du stock indo-européen
accumulé au contact des peuples rencontrés1.

265 Maîtrise du Latium 0 Ces étrangers prennent pied en Italie à partir


du 10° s. Ils s'imposent par leur audace et leur habileté bien plus que
par leur nombre, au point qu'on put les comparer aux envahisseurs
normands. Sur les côtes qu'ils contrôlent, à l'Est ou à l'Ouest, ils fon-
dent des cités, affirmant très tôt l'un des traits saillants de leur génie
politique. Puis ce peuple de la mer, que les Grecs appellent Tyrrhé-
niens, s'enfonce et crée peu à peu des principautés vers l'intérieur.
Mais au 7e s., ces grands commerçants ressentent le contrecoup de la
colonisation grecque : la mer leur échappe. Alors, pour joindre en sé-
curité les deux masses nord et sud de leur domination, ils ouvrent une
voie de terre, s'emparent du Latium et s'installent au passage le plus
facile du Tibre : sur le site de Rome. Par leur conquête, pendant un
siècle, ils apportent, enrichi par leurs contacts constants avec l'Orient

I. L'épigraphie est surtout de type funéraire : la majorité des inscriptions a donc un


vocabulaire pauvre. Les progrès les plus décisifs ont été réalisés grâce â quelques ins-
criptions bilingues (étruscq-puniques, par ex.). Le problème posé par l'étrusque est un
problème de langue et non de lecture (ou déchiffrement comme ce fut longtemps le cas
pour le mycénien ou les hiéroglyphes de l'Egypte).
L'ÉPOQUE ROYALE (S'-S' s.) 183

et la Grèce, l'éclat de leur civilisation. C'est d'eux que les Romains


apprendront à écrire, à bâtir en dur des maisons à atrium, à construire
un temple, à borner les parcelles. Le système onomastique romain, si
original autour du nom de famille héréditaire, est encore un cadeau
de l'Etrurie. La religion étrusque inspira aussi généreusement les dé-
yotions et cultes romains — sans parler du formidable essor que, grâce
à l'artisanat et au commerce étrusques, Rome connut au 6e s. Enfin et
surtout, c'est de l'Etrurie que Rome est née.
La monarchie urbaine succède à la fédération des génies. Ceux que
lu tradition présente comme les trois derniers rois de Rome sont en
féalité les trois premiers rois de la Cité. Ils sont, comme Tarquin l'An-
cien et le Superbe, étrusques, ou, comme Servius Tullius, rattachés à
lu dynastie étrusque.

b) La fondation de la ville

li'attribuer aux Etrusques ne va pas sans discussion. Deux groupes


d'arguments y conduisent.

j" L'apport de l'archéologie 0 Les archéologues ont minutieusement


démontré que la présence étrusque dans le Latium coïncide chronolo-
giquement avec les bouleversements topographiques qui, d'un agrégat
de villages casés sur des collines distinctes, ont fait une cité. La con-
clusion s'impose : la fondation matérielle de Rome est due à la domi-
I1
ation étrusque. Il faut la situer aux alentours de 620/580. Ainsi, ce
sent les nouveaux maîtres qui ont réuni pour la première fois le Pala-
tln
' le Capitole et le Çuirinal en un complexe urbanistique, en drai-
Ijfnt, asséchant, pavant un fond de vallée qui devient forum : lieu
: échange et de rassemblement, il donnera à la cité neuve son coeur
économique et politique. Les nécropoles, condamnées, sont repoussées
j1; l'extérieur. Au même moment des constructions vitales s'élèvent. A
é base du Palatin, à l'emplacement de cabanes habitées jusqu'au 7e s.,
Arfsl la Regia, sanctuaire plus que palais royal, et, en liaison avec cet
diflce, le temple rond de Vesta, foyer sacré de la Cité. Au pied du
a
Pitole, la plateforme du comitium, centre judiciaire et lieu de con-
ccation des premiers comices, est aménagée. Au sommet de la plus
,aute colline un espace sacré est réservé aux rites de prise d auspices
^guraculum), tandis que Tarquin l'Ancien entame la construction du
* Pms grand des temples étrusques ». Consacré à la triade dite Capito-
(Jupiter, Junon, Minerve : encore un apport de l'Etrurie), il sera
é. cié près d'un siècle plus tard, en l'An I de la République. Les rois
- Usqucs dotent encore leur ville d'un grand cirque, d'un marché aux
\\\tKaux (forum Boarium) au débouché du pont sur le Tibre, d'un port
i,. a un ensemble de temples : soit tout un complexe commercial dont
nntiatiye est attribuée au roi Servius Tullius favorable à la population
' 7''ne. Les impératifs de défense, enfin, ne sont pas négligés. La mu-
s a de Servius, aujourd'hui réhabilitée après avoir été tantôt repous-
leerai1 4e s., tantôt convertie en une modeste levée de terre, oppose dès
Cett e.S' aux envahisseurs le front continu d'un mur en blocs de tuf.
muraille, encore visible malgré une réfection presque complète
184 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

après la prise de Rome par les Gaulois en 590, enfermait les sept col-
lines de la ville et même plus, puisque l'Aventin, situé à l'extérieur de
l'enceinte sacrée de la ville, s'y trouvait englobé.

267 2" La définition juridique de la Cité : le pomerium 0 Les rites de


fondation conduisent aussi à la thèse étrusque. C'est en s'inspirant de
prescriptions religieuses étrusques {etrusco ritu, d'après Varron, de
ling. Lat. 5, 143) que le premier roi de Rome — Romulus selon la
tradition, alors qu'il ne peut s'agir que de Tarquin l'Ancien — traça la
ligne du pomerium et jeta ainsi l'une des données fondamentales, par
sa permanence et sa rigueur, du droit public romain.
A l'intérieur du pomerium, enceinte sacrée dont le tracé jalonné de
quelques bornes correspond, l'Aventin mis à part, à celui des murail-
les, le pouvoir est exclusivement civil. Le roi, comme cela restera vrai
pour les magistrats républicains, dispose d'un pouvoir amputé de tou-
tes ses prérogatives militaires. En effet, l'espace urbain obéit, du fait
des rites de fondation, à un statut religieux spécifique ; il est soumis à
certains tabous, tels la mort (pas d'inhumations dans la ville) et tout
ce qui touche à la guerre (porteuse de mort) : armes, armée, ennemi,
commandement militaire, rassemblement du peuple en ordre de com-
bat sont rigoureusement proscrits dans les limites de la ville. Seule la
cérémonie du triomphe (encore une institution étrusque) peut lever
durant sa courte durée l'interdit militaire. Dans l'espace urbain, am
quel correspondent des auspices spécifiques, le pouvoir civil, qualifié
d'imperium domi (« pouvoir interne », intra muros), est dominé par
Vactivité juridictionnelle. Avec la fondation de la Cité et le recul corres-
pondant de la justice des gentes, la juridiction royale a singulièrement
progressé. Le roi « dit le droit » (c'est la iuris dictio au vrai sens du
terme) ; il énonce la règle coutumière applicable au litige, en s'inspi-
rant naturellement des jugements précédents. Il se fait aider dans sa
tâche d'investigation (examen des preuves, évaluation du dommage,
estimation de la chose litigieuse) par un membre de son entourage.
Mais tout laisse penser que le roi juge lui-même et que la division du
procès en deux phases, séparant la tâche de dire le droit et celle de
juger n'apparaît pas avant le milieu du S1' s. (infra, nos 503, 505, 508).
A l'extérieur du pomerium, les auspices « de départ en campagne»
ouvrent au roi étrusque une sphère d'action illimitée. Son pouvoir s'y
épanouit, notamment dans sa vocation militaire : il dispose d'un impV'
rium qualifié de militiae (imperium externe ou « militaire »).

[¥] LA ROYAUTÉ ÉTRUSQUE

268 Le concept d'imperium 0 Avec la monarchie étrusque, le pouvoir s'est


fait absolu : dans le cadre d'une cité unitaire, l'autorité royale, renfor-
cée par un ensemble d'ornements neufs, s'exerce directement sur Ie
peuple sans l'écran du cadre gentilice ni le secours de la noblesse
patricienne. Ce pouvoir nouveau est Vimperium, création étrusque,
L'ÉPOQUE ROYALE (S*-6e s.) 185

création royale. Il survivra dans son essence durant toute l'histoire de


Rome. Il faut le définir.
Vimperium est une puissance laïque à la fois civile et militaire ; il
est total. Il est également un pouvoir de décision non partagé et sans
a
Ppe] ; il est souverain. Douze licteurs l'expriment par leurs faisceaux
et en révèlent la force : porteurs de la double hache ceinturée de ver-
ses, ils précèdent partout le roi, dans la ville comme à l'extérieur de la
v
ille. A l'intérieur, ils sont les exécutants du pouvoir discrétionnaire de
coercition du roi, qui lui permet d'ordonner, et de faire châtier immé-
diatement par la mort le refus d'obéissance ou l'atteinte^ son autorité.
A l'extérieur du pomerium, les licteurs affirment le droit régalien de
vie et de mort sur les citoyens, tous astreints à la discipline militaire.
D'autres emblèmes (siège curule, manteau de pourpre, sceptre sur-
monté de l'aigle, couronne de feuilles d'or) confirment et l'origine
étrusque de Vimperium et son caractère absolu (cf. Liv., 1, 8, 3).

Da collation de Vimperium 0 La source du pouvoir a évolué. L'inter-


r
cgne de la phase préurbaine ne survit pas. Les patres ne parviennent
Plus à faire reconnaître leur privilège de choisir le roi et de l'autoriser
a
se faire consacrer par les dieux. Le roi étrusque s'empare du pouvoir
Çn une usurpation (ou au sein d'une lignée dynastique) et s'attribue
l
ui-même le droit de requérir de Jupiter l'investiture sacrée (ou droit
u'auspicium). L'investiture religieuse reste nécessaire ; car elle légi-
dnte Vimperium — aucun acte royal n'est valide sans une prise d'aus-
pices —. h'auspicium est donc devenu la source formelle de Vimpe-
r
ium. Mais sur ce schéma complexe est venu se greffer un élément
Nouveau. Le roi, détaché du patriciat, renforce Vimperium donl il s'est
oui paré en sollicitant V acclamation des comices curiates. Il ne s'agit pas,
s r
l ictement, du vote d'une loi curiate à valeur d'investiture civile (elle
n apparaîtra que sous la République) ; mais d'une ouverture populaire,
a
l'évidente portée politique.

[cl LA MONARCHIE POPULAIRE


DES ROIS ÉTRUSQUES

Lne fois la Cité fondée et l'autorité royale définie, la masse des


e oyens reçut à son tour son organisation politique. Le populus aussi
st
Une œuvre du conquérant étrusque.

Servius Tullius et la création du populus

Scrvius Tullius 0 Pour émousser la résistance des patriciens, Tarquin


ti KiCien gonfla leur conseil d'une fournée de cent novi patres, non
a.? es et pour beaucoup étrusques. Mais l'essentiel des réformes est
u au « roi Servius Tullius » qui, sous un nom romain, mais originaire
sj trusque Vulci, aurait régné de 578 à 535. Il est possible que plu-
|)or!rS rois 011 tyran8 se déguisent derrière ce nom unique. Peu im-
• Rome, et c'est un point qui n'est plus contesté, connaît pendant
186 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

une grande partie du 6e s. la domination de tyrans à la grecque, rois


ou magistri d'origine étrusque, s'intercalant dans la dynastie tarqui-
nienne. Ces hommes ou cet homme (et nous continuerons à lui laisser
le nom traditionnel de Servius) apportent à Rome le concept d'une cité
fondée sur une masse civique homogène et équilibrée, et l'idée aussi
d'une force populaire s'afïlrmant contre les privilèges de l'aristocratie.
L'influence de Solon (eunomia) et de tyrans contemporains, à Milet, à
Sybaris et surtout à Athènes (Pisistrate) ne fait pas de doute.
I
271 La révolution hoplitique 0 Après la Grèce, l'Italie étrusque à son tour
est séduite à la fin du 7° s. par la tactique hoplitique. Les répercussions,
en série, s'enchaînent alors. 1) La nouvelle technique militaire con-
damne le combat gentilice et son cadre ; porteuse d'une conscience de
masse, elle ne laisse guère de place au lien de clientèle ; elle exige
Vintégration dans la Cité de la masse nouvelle des combattants —-
2) Le nouvel équipement militaire, variable selon le type du combat-
tant et la mesure de sa fortune, implique un classement censitaire des
citoyens et les moyens d'évaluer leur richesse-, la création des tribus
territoriales, totalement libérées dn cadre gentilice antérieur, se profile
— 3) La nouvelle organisation militaire pouvait être source d'un dou-
ble déséquilibre : faire retomber sur les riches seuls le poids de l'équi-
pement militaire sans autre compensation ; maintenir une frange im-
portante de la population, trop pauvre, en dehors des droits et devoirs
du combattant. C'est contre ce double déséquilibre que Servius appa-
raît comme le porteur de l'expérience grecque.

272 Entre Solon et Pisistrate 0 Sensible à Veunomia solonienne, Servius


Tullius lie la fortune, les charges de l'équipement et les droits politiques.
En outre, convaincu par l'idéal de la tyrannie grecque, le bon roi Ser-
vius jette les bases d'une classe moyenne (noyau de l'armée). Il déve-
loppe les échanges commerciaux (d'où l'aménagement du port de
Rome), crée non pas une monnaie, mais un système protomonétaire
officiel (l'aes signatum : lingot de bronze officiellement certifié, suscep-
tible d'être débité en fragments et pesé), accueille à Rome commer-
çants et artisans. Aux uns il procure du travail. Il distribue des terres
à d'autres : et ce ne furent pas seulement des terres prises à l'ennemi-
En une décision capitale, Servius attribue aux clients un droit de pleine
propriété sur les terres nobles qu'ils cultivaient comme colons. Cette
translation révolutionnaire permettra aux clients, comptés parmi les
cives dès la naissance de la Cité, d'être inscrits dans les tribus rustiques
(infra, n° 274), elles aussi créées par Servius Tullius.
A la fin du 6e s., Rome est devenue une puissante cité, la « grande
Rome des Tarquins », riche de près de 100 000 habitants (dont 30 000
citoyens mâles), maîtresse du Latium et capable en son nom de fixer
d'égal à égal avec Carthage (en 510) la liberté du commerce romano-
latin sur les côtes de l'Italie. Enfin, car il faut bien le reconnaître
comme un signe de progrès et de prospérité, l'esclave (le mot servus
est étrusque) fait son apparition. Sa capacité de production contribuera
désormais à accroître la puissance des Romains.
L'ÉPOQUE ROYALE (8c-6! s.) 187

C'est dans ce nouveau contexte économique que les innovations


serviennes trouvent leur sens.

b) L'ARMÉE ET L'ASSEMBLÉE CEIMTURIATE

27t Le
t principe timocratique 0 Un clivage nécessaire se fait dans la po-
pulation. D'un côté ceux qui possèdent assez pour s'équiper. Ils for-
ment la classis (« ceux que l'on appelle — calare — au rassemble-
ment»), Ils ont dû, dès cette époque, se scinder en deux groupes;
l'active et la réserve (la limite d'âge étant placée vers 45 ans). La ré-
serve dispose d'autant d'unités que l'active ; faveur faite à l'âge. Les
jeunes, aptes au combat, forment vraisemblablement 60 bataillons,
60 centuries de 100 hommes chacune. Les plus riches, les cavaliers,
^obles pour l'essentiel, sont intégrés dans cette nouvelle définition de
J'armée et fournissent 6 centuries. L'importance de la cavalerie atteste
la vigueur d'une aristocratie qui n'existe au contraire pratiquement
Plus en Grèce lors de la réforme hoplitique. Le menu peuple, inapte à
to
ute forme d'équipement, constitue Vinfra classent. Le système s'affi-
tera par la suite, jusqu'à subdiviser l'ensemble du populus en cinq
classes ; pour le moment (en dépit de Tite-Live, 1, 43, lourdement ana-
chronique), on en reste à ce système simple.
Le plus original est que cette armée est aussitôt reconnue comme
une force politique. La classis est non seulement l'armée (exercitus),
mais Vassemblée (ou comices) centuriate ; elle représente le populus et
s
exprime en son nom. Apparaît ainsi une donnée qui restera perma-
nente dans l'histoire républicaine : à ceux qui supportent la plus
grande charge (donc les plus riches) reviennent les droits politiques
Ç5 plus importants. C'est la définition même de la timocratie (supra,
211)'. Les pouvoirs politiques de cette assemblée militaire, qui se
reunit en armes au son de la trompe et hors du pomerium, restent
encore imprécis : acclamation de tout projet royal touchant à l'ensem-
I e de la Cité, la guerre surtout et le partage du butin. L'important est
c remarquer que la fraction combattante y dispose du pouvoir de
* uécision », si restreint qu'il ait pu être.

c
j La distribution des citoyens en tribus
2^4 A,
''nivelle définition du lien civique 0 L'autre grande réforme du roi
^ervius fut d'avoir créé les tribus territoriales. Quatre tribus urbaines
Pour le territoire de la ville (sans changement par la suite), et une
IZa
ine de tribus rustiques pour Vager Romanus'. Tous les citoyens
0nt
rattachés à une tribu : le lieu du domicile définit le lien de ci-
oyenneté. Les propriétaires fonciers (adsidui) sont membres d'une
bu
rustique; les commerçants et les non-propriétaires appartien-

J- Ou encore, le principe de l'égalité géométrique.


D
Percô
VOl f o ®vs Hal.,de4, la14réforme.
t 1 importance qui cite les tribus urbaines et non les tribus rustiques, mais
188 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

nent à l'une des tribus de la ville. La réforme tend à permettre le


recensement des citoyens, par une cérémonie qui attribue à chacun (en
fonction notamment de sa fortune) sa place dans la Cité (c'est le sens
premier de census). Mais elle veut aussi donner de la citoyenneté une
définition nouvelle, en rupture avec le passé.
Le citoyen, désormais, se rattache à la Cité par le lien de la terre
qu'il cultive ou par le lien de son domicile. Le cadre ancien des curies,
dominées pqr les puissantes gentes, n'est pas condamné certes, puis-
que les comices curiates subsistent sans changemen t. Mais ce n'est pas
sur ce cadre, lourd de puissances accumulées lors des temps précivi-
ques, que la Cité s'est établie. Les tribus territoriales forment un en-
semble totalisant — alors que l'assemblée centuriate est sélective —.
De très graves troubles politiques, au début du 5e s. feront naître de ces
tribus une assemblée politique nouvelle (m/m, n0 294).

d) Conclusion : la Cité royale

Ensemble urbanistique homogène, rituellement fondé et juridique-


ment défini, la Cité est née. Elle s'est construite au-dessus, donc contre
les puissances nobles dont les privilèges politiques ont été condamnés
(tel l'interrègne) ou ternis (tel l'accès exclusif et héréditaire au Sénat).
Les formes nouvelles de richesse, par l'éclat de la production artistique
et l'intensité du négoce, ont rongé les assises de l'aristocratie foncière.
La noblesse, ou patriciat, déteste ce pouvoir. Non pour son origine
étrangère — car, au fond, il est bien romain —, mais parce qu'il est
populaire. La haine de la royauté restera soutenue durant toute la Ré-
publique : on en retrouve, intact, l'écho chez Cicéron encore, qui
donne au 1er s. des rois étrusques le portrait traditionnel d'odieux des-
potes. Or cette image n'est pas conforme à la réalité. La perspicacité
des historiens modernes, accumulant d'irréfutables indices, a montré
que le pouvoir royal fut aimé du peuple, regretté par le peuple qui
tenta, nostalgique après l'expulsion des Tarquins, d'en faciliter le re-
tour. Le despotisme royal est un mythe conçu par l'idéologie oligarchi-
que ; celle-ci a entretenu l'hostilité tenace, mais compréhensible, de la
seule victime du régime ; non pas Lucrèce, mais l'aristocratie.
L'Etat royal a donné le jour à la Cité, définie comme la commu-
nauté personnelle de tous les citoyens. Populus et civitas sont synony-
mes. Mais si la Cité est formée par le peuple, le pouvoir n'y est pas
détenu par le peuple. Le gouvernement n'est pas « l'affaire du peuple »,
il n'est pas res publica au sens littéral du terme. Il est, à l'opposé, en la
puissance d'un seul ; c'est le regnum. Omnia manu a regibus guhernci-
bantur : «tout était entre les mains des rois, qui gouvernaient ... »
(Pomponius, au Digeste 1, 2, 2). C'est ce pouvoir sans partage qui jeta
les bases de la Cité républicaine, de même que la tyrannie grecque
avait libéré le démos des contraintes qui l'entravaient.
IA CITÉ RÉPUBLICAINE (DE 509 À 150 AV, J.-C.) 189

SECTION 2
L'OLIGARCHIE SE MET EN
RÉPUBLIQUE (509-340 av. J.-C.)

' « liberté et le consulat 0 « La ville de Rome fut d'abord en la posses-


sion des rois ; puis L. Brutus établit la liberté et le consulat » (Tacite,
4nn. 1, 1). L'an 509 marque l'aube d'une ère nouvelle. C'est la nais-
sance du consulat. Mais est-ce aussi l'avènement de la liberté ? De la
liberté pour qui ?
Pour l'auteur des Annales, consulat et liberté sont synonymes. Le
consulat, magistrature de la Cité, prouve pour Tacite que la Cité s'est
emparée du gouvernement, qu'elle en a fixé les règles. De la sorte,
i'Etat, passé du domaine privé royal au domaine public, est devenu
* l'affaire du peuple » ou « res puhlica ». Ce serait donc la liberté pour
le
peuple.
Mais « gouvernement de la Cité », « domaine public », « peuple » au
sens de globalité des citoyens, sont des termes abstraits. Ils ne portent
|mcune réalité politique. 11 vaut donc mieux, pour vérifier Tacite, poser
'es deux vraies questions. Quel type de gouvernement et quel type de
gouvernant occupèrent, une fois les rois expulsés, la place laissée va-
cante ?
Ce fut la noblesse des siècles passés. C'est elle que l'on voit prendre
Une part active à la révolution de 509. C'est elle qui fabrique la consti-
Jution républicaine des origines, exemple-type d'une oligarchie pure.
Elle, enfin, qui, dans le consulat, magistrature républicaine par excel-
lence, invente l'instrument de sa puissance. En s'en réservant jalouse-
ment l'accès, la noblesse de l'époque royale se ferme en une caste
Politique
Ca
et se découvre une légitimité nouvelle. Le patriciat républi-
in, noblesse neuve greffée sur le tronc de l'aristocratie préétrusque,
est
une émanation du pouvoir consulaire (sous-section 1). Patriciat et
Co
nsulat se confondent au sens total du terme.
. Mais, sitôt qu'elle prend conscience d'avoir été bernée, la masse des
'-doyens se redresse. En 493 éclate une seconde révolution. Elle est po-
pulaire cette fois et s'inscrit en réaction contre la révolution aristocra-
ifine. Le peuple urbain refuse le pouvoir oligarchique, donne lui-
a ■ • e ''exemple d'une organisation populaire, voire démocratique, et,
ecidé à s'imposer, se constitue en une commune insurrectionnelle. La
P ebe romaine est née (sous-section 2).
, IJeux Etats se font face. L'Etat de droit, entre les mains des patri-
nlîk8 flui Prétendent représenter toute la Cité ; l'Etat de fait avec la
sié
mclesi orde
ëan
laisée. Comme sont
République le globe, la Cité
l'histoire du aconflit,
deux pôles. Les
puis du premiers
rapproche-
e
ge nt progressif de deux moitiés irréductibles. Il y aura des trêves, au
s
-' Sanscrites en des réformes constitutionnelles. Mais de paix, au-
serr' 'ttsqu'au moment où, en 367, Vhabile compromis licinio-
n ,,n (sous-section 3), en un accord durable, partagera le gouverne-
, mu de la Cité entre l'oligarchie patricienne et l'oligarchie (mais non
masse !) plébéienne.
190 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

Entre 509 et 567, la République se forme. Son originalité absolue,


indélébile, remonte à ces années-là. Notamment celle que l'Histoire
recueillera avant toute autre : une constitution qui s'annonce comme
mixte.

i Sous-section 1
Le patriciat de la République
ou la noblesse consulaire

277 Une coalition aristocratique 0 La brusque victoire qui contraint en


509 le dernier des Tarquins à fuir n'a pas l'éclat national et populaire
qu'une tradition patriotique a voulu lui trouver. Certes, la chute fut
brutale. Mais la révolte de 509, rigoureusement, ne fut pas nationale et
elle ne fut absolument pas populaire. Le mérite de la victoire fut par-
tagé ; l'aristocratie des autres villes du Latium, victime comme la no-
blesse romaine de la même domination, apporta à Rome une alliance
naturelle. Ces forces se sont conjuguées, toutes, pour rétablir des pri-
vilèges durablement entamés par la royauté populaire étrusque.
La date du renversement est remarquable. Elle sonnait au même
moment l'effondrement de la dynastie populaire des Pisistratides. A
Athènes, ce fut pour laisser Clisthène confier le pouvoir au démos.
Quel nouveau régime Rome allait-elle accueillir ?

§1
LA RÉPUBLIQUE CONSULAIRE

Le consulat bicéphale et annuel succède en 509/508 à la royauté


viagère et unique : l'innovation est évidente. La tradition pourtant n'est
pas rompue, loin de là. La structure, la source, le contenu du pouvoir
consulaire sont restés d'essence monarchique.

LE LEGS ROYAL :
L'IMPERIUM CONSULAIRE

278 a) Magistrature 0 Pour éclairer le terme, rapprochons-le de son an-


tagoniste, minisler. Minister est « celui qui est moins », serviteur oi
desservant ; magister ou magistratus, à l'opposé, est «celui qui es
plus », le chef, titulaire du pouvoir suprême. Seuls magistrats créés et
509, les consuls incarnent l'autorité de l'Etat. Ils disposent du pouvoii
d'ordre et de décision. Ils ne sont pas (et ne seront jamais) les exécu-
tants de la volonté du populus ni du Sénat. La supériorité consulaire
est d'essence royale.
LA CITÉ RÉPUBLICAINE (DE 509 À 150 AV, J.-C.) 191

b) Imperium 0 II s'agit ici d'un emprunt direct à la monarchie étrus-


que. Le concept est resté le même ; celui d'un pouvoir à la fois civil et
uiilitaire, global et total, souverain par essence et ignorant d'autre par-
toge que celui imposé par le respect des zones urbaine {imperium civil
0
u do mi) et extra-urbaine {imperium militiae ou militaire).
s
De même, le concept d'un pouvoir non délégué, mais originaire,
'est maintenu tel quel. Une fois désigné (problème du choix sur lequel
0
U va revenir), le consul tire son pouvoir d'une investiture qui s'est
simplement dédoublée par rapport à l'époque royale. On distingue, en
e
ffet, deux phases dans la collation de Vimperium. La première, qui est
nouvelle, fait intervenir le peuple sous la forme d'une loi votée par les
comices curiates (c'est la vieille assemblée de tout le peuple). Il faut
s'entendre sur la valeur juridique et la portée politique de cette loi,
a
Ppelée lex curiata. D'abord sur ce qu'elle n'est pas : elle n'emporte
Pas pour le peuple le droit de choisir le magistrat (il est déjà nommé),
j1' même de le désavouer. Elle ne marque pas non plus la collation par
Populus de Vimperium; car le peuple n'est pas titulaire ni déposi-
toire de cet imperium. Elle est simplement « l'autorisation populaire
qui permet au magistrat d'obtenir du dieu de la Cité la collation aus-
Piciale de ses pouvoirs » (A. Magdelain). Elle est la reconnaissance
civile et préalable, accordée par le peuple, de l'investiture religieuse
■i'u est, elle, la véritable source de Vimperium (comme à l'époque
jtoyale). Quant à la signification politique de cette intervention popu-
toire, il faut en souligner, dès les débuts de la République, le caractère
crninemment formel. Tout se passe comme si l'oligarchie, maîtresse
uu choix des consuls, avait tenu en une concession sans risque à lais-
Ser
au peuple cette solennelle mais modeste compensation. Comme
Pur le passé c'est dans l'investiture religieuse (par une prise d'auspi-
Ces
)> bénédiction jupitérienne, que Vimperium trouve sa vraie source.
L'originalité si entière de V imperium mit les Grecs dans l'embarras,
ornment rendre ce concept, sans équivalent hors de Rome et donc
'jhaduisible ? La métaphore s'imposait ; les haches des licteurs, ma-
0'tostation terrifiante d'un pouvoir par définition absolu, l'ont fournie.
Ur les non-Romains, Vimperium consulaire fut transposé en « pou-
j.0lr du magistrat aux douze haches On a remarqué le nombre des
. 'sceaux : douze. C'est exactement le chiffre royal. Chaque consul, à
dr de rôle, dispose de ce symbole du pouvoir monarchique. L'indice
têt65Précieux- Il prouve que le pouvoir du roi ne fut pas divisé sur deux
(chacune, sinon, n'eût reçu que six licteurs), mais qu'il fut exacte-
me
v dédoublé.

la \>. <l s0uveraineté consulaire originelle 0 Les premiers consuls de


dépublique ont pris leur modèle dans la royauté. Leur pouvoir est
dverain, digne d'être qualifié de maximus {praetor maximus : prae-
étant, au 5e s., le strict équivalent de consul). Une souveraineté qui

viilc ' Rigoureusement c'est Vimperium du gouverneur proprétorien (il dispose, en pro-
ches: de 6 haches) qui fut qualifié par les sources grecques de «magistrat aux six ha-
192 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

ne tardera pas à être battue en brèche sous les coups répétés de la


pression populaire {infra, nos 303 et 307).
Les pouvoirs civils et les pouvoirs militaires alternent entre chaque
consul. Au civil, la juridiction criminelle émerge avec le plus de vi-
gueur. Elle appartient sans limite au consul, aidé de questeurs qu'il
nomme. Dans la même mesure le consul dispose d'un pouvoir d'ordre
(coercitio) et du droit, lui aussi sans bornes, de châtier do mi et militiae
celui qui lui désobéit ou attente à son autorité. Le double pouvoir de
prononcer la peine capitale trouve dans les haches que ne quittent les
licteurs ni dans la ville ni hors la ville sa redoutable expression.
A ce faisceau de prérogatives, de pure tradition royale, il n'y a
qu'une exception. Au passage en République, les fonctions religieuses
royales ont fui les consuls ; le pontifex maximus s'en est emparé. C'est
d'ailleurs ce prêtre officiel de l'Etat qui s'installera dans la Regia. Il ne
cédera au rex sacrorum, pâle vestige tout rituel de la royauté, qu'un
rôle larvaire.

B LES INNOVATIONS : L'ANNUALITE


LE CHOIX ET LE PROBLÈME
DE LA COLLÉGIALITÉ

L'importance du principe de Y annualité saute aux yeux. On ne s'y


attardera donc pas. La rupture est consommée avec la monarchie. En
revanche la procédure du choix et la délicate question de la collégialité
méritent des précisions.

281 a) Nomination et non élection 0 Les consuls, d'abord, n'ont certah


nement pas été élus comme ils le seront plus tard par les comices
centuriates, mais choisis et nommés avec l'accord du Sénat par les con-
suls en charge. Le système, parfaitement clos, équivaut à une coopta-
tion au sein des sénateurs nobles. Et la combinaison s'éclaire. L'aris-
tocratie n'avait pas craint, en copiant l'institution royale, de rendre
toute-puissante la magistrature consulaire. Elle entendait se la réser-
ver.
C'est probablement vers le milieu du 5e s., sous la pression de D
plèbe donnant elle-même l'exemple en confiant à la masse l'élection
de ses tribuns, qu'un pouvoir nouveau fut accordé au populus. Désor-
mais les comices centuriates participeront au recrutement des consul8
en choisissant parmi les deux candidats (pour chaque siège) proposés
à leur suffrage. Mais malgré cette réforme, le magistrat sortant et pré;
sidant l'élection conservera toujours un rôle de premier plan. C'est U"
(avec l'accord du Sénat) qui choisira les candidats ; c'est lui qui, après
le suffrage populaire, nommera officiellement consuls, par un acte per-
sonnel et potestatif (il peut refuser d'entériner la décision du peuple);
les candidats élus. Techniquement cette désignation est la creatio ; elle
est resiée entre les mains du consul sortant. Autant de traces ineffaÇ3'
bles d'un droit entier et primitif de nomination pure et simple.
LA CITÉ RÉPUBLICAINE (DE 509 À 150 AV. J.-C.) 193

82
b) La dualité consulaire est originelle(} Beaucoup d'historiens insè-
rent entre la royauté et la dualité consulaire une phase plus ou moins
longue (de 509 à 450 ou à 367) occupée par une magistrature annuelle
Otais unique. Pour la plupart, la dictature aurait fait office de transition.
Mais ce n'est guère acceptable.
En raison d'abord de la tradition. Unanime, elle ne connaît chaque
^nnée, après 509, que des paires de consuls. Leurs noms ont été con-
servés (ce sont les Fastes Consulaires) sur des listes dont l'authenticité
est au-dessus de tout soupçon. Ces listes canoniques ignorent les di-
vergences qui n'auraient pas manqué d'apparaître si elles avaient été
falsifiées, encore plus dédoublées pour satisfaire l'orgueil de certaines
familles. Les deux noms annuels sont donc bien les noms de deux
Co
nsuls.
Par ailleurs, ce que l'on sait de la dictature condamne le rôle qu'on
v
pudrait lui prêter. La dictature, greffée sur un noyau archaïque, est la
résurgence artificielle de la royauté par la réunion provisoire sur une
fête de la dualité consulaire. C'est pourquoi ce magistrat extraordi-
naire, appelé en cas d'urgence, dispose de 24 licteurs — alors que le
ro
i n'en avait que 12 —. Il est clair que la dictature implique la dualité
consulaire,
1
puisqu'elle la corrige. Celle-ci a précédé celle-là, et non
mverse.

C
J Pas de collégialité primitive 0 En revanche, on admettra que le
P^ncipe de la collégialité est une limite « récente » à la souveraineté
consulaire.
La loi de la collégialité veut que chaque consul dispose en perma-
nence du même pouvoir que son collègue ; qu'il soit ainsi en état de
empêcher d'agir, par un droit de prohibitio (veto préalable) ou d'm-
^rcessio (annulation à posteriori), quel que soit le type de décision
1 Lse ; initiative politique, acte juridictionnel, droit de coercition. Cette
ot'on de la collégialité est très originale, toute différente du concept
mienien. Lorsqu'elle apparaîtra — en 449, nous le montrerons infra,
vraie
. —> ni le n'entamera pas l'idée toujours fondamentale, toujours
. , que Yimperium est une puissance indivisible. Le pouvoir de dé-
JÇn.ne se trouvera pas éclaté au sein du collège, mais restera en
i, mité à chacun, avec le pouvoir conséquent de paralyser l'action de
autre.
Mais le consulat double de la constitution oligarchique de 509 se
e
On autrement. Il ignore la collégialité et pratique le roulement du
U in
ll délai
AA L'alternance
est d'un moisdes faisceaux
pour en est
Vimperium le symbole
domi, (Liv.
d'un jour 2, 1,Vimpe-
pour 7-8).

titm ■Tnilitiae
matre. Les - attributions
Pendant cesdelaps de temps,
l'autre consulVimperium
entrent en n'a qu'un seul
léthargie. Au-
Ile
^ intercession n'est donc possible contre celui qui agit. L'exercice
Pouvoir est absolu.
Le J ar^slocratie est parvenue à reconstituer la capacité d'agir royale,
l'oi^dfrage de la monarchie ne lui a pas été fatal. En même temps
hairre rchie se protège contre le retour toujours menaçant de l'arbi-
monarchique par un morcellement temporel rigoureux du pou-
194 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

voir (annualité et roulement). Sage précaution, même si tout avait été


prévu pour que le pouvoir ne quittât pas le cercle restreint des nobles.

§2
LA FONDATION DU RÉGIME
RÉPUBLICAIN : AU PROFIT DE QUI ?

L'histoire de la magistrature consulaire est d'abord celle d'une ex-


traordinaire confiscation. Yin un demi-siècle, un cercle de plus en plus
étroit accapare le gouvernement de la Cité. Le tour de force politique
s'accompagne aussitôt d'une remarquable invention juridique. Les pri-
vilégiés du pouvoir se découvrent une légitimité : ils fonderont sur cette
justification leur appropriation de l'Etat. Une nouvelle noblesse politi-
que se définit : le patriciat républicain.

284 1" Les étapes d'un monopole 0 II faut rapidement, sèchement, rassem-
bler les preuves. Etablies sur les Fastes Consulaires, elles ont donne
aux Modernes la clé du système.
De 509 à 490, l'éventail des noms consulaires est large. Ils appar-
tiennent tous au Sénat ; ils reflètent la distinction, au Sénat, entre les
Patres d'une part, et les Conscripti de l'autre. Les Patres, qui représen-
tent la vieille noblesse patricienne, siègent à titre héréditaire ; ils four-
nissent durant ces quelque vingt ans les quatre cinquièmes des con-
suls. Les Conscripti, en revanche, nouveaux venus au Sénat dont ils
forment la moitié des effectifs (environ 160 sur 300), y ont été admis à
titre personnel, donc non héréditaire, à l'occasion de la liquidation de
la Royauté. Ils s'opposent aux patriciens. Qu'ils aient réussi à imposer
la nomination de plusieurs consuls (un sur deux tous les deux ans en
gros), témoigne, de la part des Patres, d'une relative ouverture. Mais
elle ne dure pas.
De 490 à 465, les Patres réussissent à éliminer les Conscripti de la
course au consulat. C'est la première fermeture du patriciat. Cependant
parmi les consuls patriciens, le renouvellement des noms continue à
se faire d'une manière assez large, bien que des signes de répétition
(même individu ou même famille) se confirment.
Ils deviennent, à partir de 465, très fréquents, au point que, après
450, il n'y a pratiquement plus aucun nom nouveau parmi les consulS)
et, après 435 jusqu'en 367, absolument plus aucun nom nouveau. ToUs
les consuls d'après 433 sont les descendants directs d'anciens consuls :
une caste s'est dénombrée et s'est fermée.
Le monopole restera absolu jusqu'en 367. Même la création, <'lU
cours de cette période, de nouvelles magistratures n'y apportera aU'
cime atteinte. Ainsi, à partir de 443, deux censeurs, élus tous les cin'l
ans, allégeront les tâches écrasantes des consuls en se chargeant db
recensement : ils seront pris parmi des consulaires (c'est-à-dire d'afl'
ciens consuls). De même, à partir de 434, des «tribuns militaires '■
pouvoir consulaire» (ne pas les confondre avec les tribuns de la
LA CITÉ RÉPUBLICAINE (DE 509 À 150 AV. J.-C.) 195

Plèbe), collège de quatre puis de six magistrats annuels, alternent dans


la proportion de deux ans sur trois avec les consuls traditionnels. Ce
collège de tribuns, démultiplication de la fonction consulaire pendant
les années les plus chargées d'événements extérieurs, pouvait être
l'occasion d'une ouverture. Elle fut vigoureusement demandée. Mais à
quelques exceptions près (six en tout), il n'en fut rien : les tribuns
uiilitaires proviennent tous du même stock des familles consulaires.
Une confiscation aussi réussie, unique en histoire, implique qu'un
pritère très rigoureux lui a donné sa légitimité. Quelle est la définition
Juridique de cette nouvelle noblesse politique ?

2° Le charisme auspicial, définition du nouveau patriciat 0 Jusque


uers 450, le patriciat n'est qu'une réalité politique. Cette noblesse de fait
Jonde sa prétention à gouverner sur des privilèges anciens. Ces famil-
'es, à part quelques exceptions, appartiennent de droit — depuis la
'loyauté
e
— au Sénat ; elles sont à la tête des principaux sacerdoces ;
lles concentrent une bonne part de la fortune foncière et les liens de
clientèle confirment leur puissance ou prouvent leur richesse. Tradi-
10n
et fortune justifient le gouvernement de la Cité.
a
d partir de 450, les anciens consuls et leurs descendants répondent
ox menaces populaires par un raidissement. Dans un esprit d'exas-
Poration
Ca
oligarchique, ils se retranchent en une noblesse figée ou une
ste. L'accès au consulat est barré. Alors, le patriciat se transforme en
Uri e
noblesse de droit, en une réalité juridique. On le définira, tout nou-
xellenient, comme le cercle désormais clos des familles qui ont géré la
^fgistrature suprême et ont acquis, pour cette raison, le droit exclusif
y accéder à nouveau.
, La consécration juridique de ce monopole est trouvée. Non sans
J^aileté. Uimperium consulaire, grâce à l'investiture religieuse jupité-
le
nne, est déclaré source d'un charisme indélébile. La grâce, on l'af-
lrm
e, ne se dilue pas au terme de l'année de charge ; elle ne s'épuise
1
avec le temps ni avec les générations. Elle devient porteuse d'im-
e,
ises privilèges politiques.

'6 3° '-es
r privilèges
. du nouveau patriciat 0 Seuls les consulaires ou
, ,rs descendants, car marqués du signe divin, sont dignes de briguer
^consulat. Après 450/433 (et jusqu'au compromis de 367) aucun in-
's ne franchira la barrière sacrée.
* Seuls ces mêmes personnages (et leurs descendants) méritent
Pat' 1.'avenir le nom de Patres (au Sénat) ou de patriciens. Les anciens
Sri ens disparaîtront : ou ils se sont intégrés à la nouvelle noblesse
élinv a'U consulat qui leur est accessible avant 450/433 ; ou ils ont été
déh nés par extinction naturelle. En revanche, à part les conscripti des
'm-i r8'rsVite onldiés, tous les consulaires, même s'ils n'avaient pas de
Cia, i?. de noblesse anciens, seront par définition patriciens. Les
leur ' étrangers (ils sont Sabins), immigrés au début du 5e s. avec
des, lni.lliers de clients, entreront par le consulat (en 495) dans le club
' Patriciens — aptes ensuite, en 471, 460, 451, 403 ... à gérer la Cité.
,^ifSiiiuaasssssss!iSiZ—iiiJ!iliSss

196 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

. Seuls ils prétendront dans le cadre du Sénat exercer V interrègne,


vieille institution pré-étrusque aussitôt récupérée par la République.
L'adage archaïque « les auspices reviennent aux Patres » est repris tel
quel. La vacance du consulat, qui rompt la chaîne des auspices, donne
aux nouveaux patriciens l'occasion extrême d'affirmer leur droit inné
et inaltérable de prendre les auspices.
• Ils jouiront enfin, seuls, du droit de siéger au Sénat, progressive-
ment repeuplé d'anciens magistrats tous patriciens (on Patres), après
l'élimination des conscripti non-héréditaires.

Le patriciat républicain s'est donc très rapidement défini et aussitôt


fermé. La liste de ses membres est fixée ne varietur. Ils subsisteront
jusqu'au début de l'Empire, mais en proie à un inéluctable — et sans
remède — appauvrissement biologique.

287 4" Conclusion : une oligarchie pure 0 Le passage en République n'a


rien donné au peuple. Tout se passe comme s'il n'existait pas — mise
à part la toute formelle lex curiata. Sans pouvoir face aux magistrats
qu'il ne choisit pas, le peuple est sans défense, abandonné au droit de
vie et de mort de ces maîtres tout-puissants cooptés par l'aristocratie.
A l'arbitraire consulaire, il n'y a de garde-fou que la rotation très ra-
pide des faisceaux.
Le peuple n'a pas même reçu le pouvoir de châtier. Il ne juge pas
les crimes et ignore selon quelles coutumes et quelles formes de pro-
cédure la justice lui sera rendue. Le secret du droit appartient aux
pontifes, patriciens comme les consuls et comme les sénateurs. Pas de
droit écrit, donc pas de lois. La constitution nouvelle de l'Etat ne fut
pas, même formellement, approuvée par le populus : les chefs de la
Cité n'entendaient pas fixer l'avenir par un texte intouchable. Sous le
masque d'une légitimité ad hoc se dissimule une arrogante usurpation.
Mais la masse populaire récusera très vite les conquêtes patriciennes.
Elle ne cessera, au 5e s., de les combattre. C'est alors que nait la plèbe,
championne d'un corps à corps farouche avec le patriciat.

Sous-section 2
La révolution du peuple :
la Commune Plébéienne (494-3)

Deux révolutions coup sur coup. En 509 l'aristocratie enlevait D „


monarchie ; en 493 le peuple s'insurge contre l'aristocratie et rejette
son pouvoir. Une crise économique et la déception politique poussent
la masse populaire à faire sécession. Unie derrière ses chefs, elle coh'
somme la rupture en s'érigeant, avec sa propre constitution, comine
une formule politique alternative.
LA CITÉ RÉPUBLICAINE (DE 509 À 150 AV. J.-C.) 197

§1
LA GUERRE DANS LA CITÉ

Endettement et crise agraire. Les « nexi » 0 « Tandis que la guerre


avec l'extérieur était imminente, la Cité, en guerre avec elle-même,
e
tait en proie à une haine intestine, dont la principale cause était l'es-
clavage pour dettes. On s'indignait de défendre au dehors la liberté et
la puissance de Rome et d'avoir au dedans ses propres concitoyens
pour tyrans et pour oppresseurs » (Tite-Live 2, 23 pour l'année 495).
Il n'est pas douteux que la prospérité entretenue par la monarchie
ctmsque ne lui a pas survécu longtemps. Le commerce lointain donne
des signes de repli, et si l'œuvre urbanistique ne s'assoupit pas avant
d85 (encore que la hâte avec laquelle plusieurs sanctuaires s'élèvent
ai
i début du 5e s. donne des doutes sur l'ampleur des travaux qui leur
iraient donné le jour), la fièvre des constructions, en retombant, con-
tr
aint bien des artisans qu'elle faisait vivre à chercher vers la terre une
nouvelle existence. Or, à des indices sûrs, il apparaît que l'aristocratie
lo
ncière, bloquant à son profit l'exploitation des terres publiques, ac-
capare le sol disponible et y case ses clients — dont la condition, d'ail-
'curs, se durcit —. Le mouvement de libération et de partage du sol
entrepris par Servius Tullius se renverse. La masse urbaine, interdite
de terre, s'enfonce dans le dénuement.
Les guerres font le reste. Depuis les dernières années du d1, s.,
nome soutient contre les cités du Latium une guerre permanente pour
Maintenir son hégémonie. On en devine les conséquences sociales.
Les terres des petits propriétaires peuplant les tribus rustiques et for-
ntant le gros des combattants sont négligées, voire ravagées. L'engre-
"age inéluctable de l'endettement — sans issue, car la guerre ne cesse
Pas et la terre, déjà maigre, s'épuise — les conduit entre les mains ou
' Us exactement entre les fers des riches qui leur ont consenti des
Prêts.
L'archaïsme du droit donnait à l'obligation personnelle son sens
Ç ein, littéral et terrible. Le débiteur, lié (nexus) par son obligation
Jbcrum), engage sa propre personne ; il est un enchaîné en sursis. S'il
e
Paye pas à l'échéance, sa propre personne passe sous la puissance
.'créancier, sans qu'un jugement soit prononcé, sans qu'intervienne
m é qui eût pu vérifier la dette, permettre au débiteur de se défen-
'c, accorder un délai, n'attribuer au créancier que des droits stricte-
"ent mesurés au montant de sa créance. L'insolvable, acquis au
. eancier, au mieux tombera dans une servitude de fait, au pire subira
a mort et, s'il y a plusieurs créanciers, le partage entre eux de son
adavre. Les cris, les plaintes, les menaces des nexi, de la ville et de la
m^pagne, retentissent durant toute la première moitié du 50 s. Cf.
'd/m, n» 513

2" /v
hù\aede
?eption Politique
bitte sociale. Son0inspiration
La tradition ancienne n'a
oligarchique lui aentendu que un
fait oublier ce
motif
Pérfence d'insatisfaction.
athénienne (la loi Rome,
des XIIautour
Tablesdes années 500,
confirmera desconnaît l'ex-
liens intel-
198 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

lectuels étroits). Il est impensable que l'exemple clisthénien n'ait pas


éveillé chez bien des Romains une amère déception, reprise par tous
ceux sans qui et même contre qui s'était faite la révolution oligarchi-
que.
Il y a d'abord les riches et non-nobles qui, n'ayant pas eu la fortune
de se glisser au Sénat parmi les Conscripti, perdent l'espoir d'accéder
au consulat. Ce groupe donnera naturellement à la plèbe des chefs
décidés.
Il y a aussi le combat idéologique plus généreux de ceux qui, au
sein de l'oligarchie, prennent le parti des aspirations populaires. C'est
le cas d'un Spurius Cassius, personnage si gênant que beaucoup vou-
lurent gommer son existence. Consul (parmi les Conscripti) en 502, en
493, en 486, il défend au milieu des patriciens le programme plébéien.
C'est lui qui dédie en 493 le temple de Cérès, sanctuaire du peuple en
révolte ; lui qui, contre l'opposition oligarchique, procède à la pre-
mière distribution de terres de la République, avant d'être accusé par
les consuls d'« aspirer à la monarchie » et de subir la peine capitale.
Ses convictions populaires l'avaient perdu.
Ambition chez les uns et idéal démocratique chez les autres : tous
sont soutenus par la masse, dont on a montré (supra, n0 287) que la
mise en République ne lui avait rien apporté. Ensemble, ils élabore-
ront un gouvernement du peuple et pour le peuple, réponse éclairante à
la constitution oligarchique.

290 3" Chronique d'une grève 0 Le peuple encore en armes cesse brus-
quement d'obéir aux consuls. C'est la grève de la guerre. Les soldats
quittent Rome en 494 et, sourds aux prières, s'installent durablement
sur le Mont Sacré, à quelques kilomètres de la Ville. En une Commune
insurrectionnelle, le peuple mutiné se forge une constitution. Ce n'est
qu'après avoir juré l'union jusqu'à la mort qu'il revient à Rome, décidé
à imposer par la force les lois qu'il vient de se donner. La plèbe est
alors née. Née dans Villégalité.
On définira la plèbe en l'opposant au populus, totalité des citoyens
et partie intégrante de la Cité officielle. Mais la plèbe ne se confond pas
avec les couches socialement inférieures de la Cité, masse indifféren-
ciée flottant dans le temps. La plèbe (ou plebs), au contraire, est une
réalité politique rigoureusement définie. Elle est la fraction de la Cite
(toutes classes confondues) qui s'est placée en opposition durable contre
l'organisation officielle ou patricienne de la Cité. Elle est née en 494/3'

§2
LES INSTITUTIONS PLÉBÉIENNES

Par son retour dans Rome, la plèbe veut imposer à la Cité sa volonté
de justice. Elle n'entend pas vivre en marge de l'Etat ni môme coin un'
un Etat dans l'Etat. Les chefs, l'assemblée, le trésor, le sanctuaire
qu'elle improvise ne sont pas destinés à lui assurer une existence pa-
cifique et isolée ; ils sont avant tout les moyens d'une dialectique.
LA CITÉ RÉPUBLICAINE (DE 509 À 150 AV. J.-C.) 199

A LE TRIBUNAT DE LA PLEBE

A la fois chefs de la plèbe et défenseurs de la plèbe, les tribuns sont


une des créations les plus originales qui soient. Tout, au fond, les op-
pose au consulat.

a) L'ORGANISATION DU TRIBUNAT DE LA PLÈBE

Election et collégialité 0 Voilà deux principes absolument nouveaux


à Rome en 493 ; ils sont introduits par la plèbe et pour ses tribuns.
\Jélection annuelle a commencé par porter sur deux noms : on
s'inspirait de la dualité consulaire pour mieux la combattre (cf. Cic.,
de Hep. 2, 58 : contra consulare imperium). Le nombre est ensuite dé-
Passé : quatre (471), puis dix (457), inchangé par la suite. L'élection fut
confiée primitivement à la seule assemblée de tout le peuple qui exis-
tât alors : les comices curiates (Cic., Corn. 1 fr. 49). Expédient provi-
soire, car le rôle du patriciat, par l'intermédiaire de ses clients surtout,
Pouvait s'y révéler considérable. Mais la plèbe n'avait d'autre choix. Il
n'était pas question de solliciter le suffrage des comices centuriates,
assemblée partielle des plus riches et, qui plus est, assemblée de l'ar-
ntée régulière dont les tribuns n'avaient pas le pouvoir d'ordonner le
rassemblement. Mais dès 471, la solution d'avenir est découverte. La
Plèbe forge sa propre assemblée, les concilia plebis, organisée selon un
critère tout neuf et révolutionnaire : la réunion par tribus du peuple
des tribus (infra, n" 294) élira pour le futur les chefs plébéiens.
La collégialité est ici originaire. Chaque tribun possède autant de
pouvoir que son collègue (pas de roulement dans le temps) ; il dispose
donc de la capacité de s'opposer par intercessio (ou prohibitio) à tout
a
cte positif d'un autre tribun. Le tribun qui interdit l'emporte toujours
s
^r celui qui veut agir. Sous la pression de la plèbe, ce modèle auda-
cieux d'auto-limitation finira par être imposé aux deux consuls. En 449
{infra, n0 307), on passera de la dualité consulaire à la collégialité con-
s
ulaire.

b) LA PUISSANCE TRIBUNICIENNE

Rien n'équivaut, chez le tribun qui n'est pas magistrat au sens pro-
pre du terme, à Vimperium ni à Vauspicium. Il n'y a pas de continuité
entre la royauté et le tribunal. Surtout, le tribun n'est pas né pour agir
0U
commander, mais pour venir en aide à la plèbe contre Vimperium
insulaire en offrant la protection de sa personne inviolable et sacrée. Il
Joue dès les origines et jouera toujours un rôle d'équilibre fondamental
ace
à la toute-puissance des magistrats.

iu.Tilium et intercessio 0 Le pouvoir d'aide (ou auxilium) est la


fission cardinale du tribun. Pouvoir d'aide individuelle d'abord : par
e|le
. le tribun vient au secours de tout citoyen, menacé dans sa per-
sonne ou ses biens par un acte d'autorité (légitime) du titulaire de
"nperium. Ou de lui-même, ou bien par l'appel de l'individu en péril
Rn lance le cri « tribunos appello », « je fais appel aux tribuns ». Le chef
200 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

de la plèbe prend l'individu sous sa protection, en interposant l'écran


de sa personne entre le citoyen et l'autorité qui le saisit. Il fait alors
jouer contre le consul son pouvoir d'intercessio, corollaire de Vauxi-
lium. Il ne s'agit pas de défendre un individu contre un acte nécessai-
rement illégal : mais bien du pouvoir exorbitant de paralyser (Vinler-
cessio est un droit de veto)' le développement normal de l'autorité
officielle (justice criminelle consulaire ; coercition consulaire).
La notion d'auxilium va encore beaucoup plus loin. Dans sa mis-
sion générale d'aide, le tribun prend en charge de la manière la plus
large les intérêts de la plèbe dans son ensemble. Le tribun, par une
intercessio dont il juge seul l'opportunité, peut suspendre la décision
du consul (et, par la suite, de tout magistrat titulaire de Vimperium,
interroi, préteur, tardivement même le dictateur) de convoquer une
assemblée, de procéder à des élections, de faire voter une loi, de réunir
le Sénat. Il peut même interdire au Sénat d'exprimer son opinion dans
un sénatus-consulte. Toute la vie de la Cité se trouvera bloquée sur un
geste du tribun.
Les tribuns utiliseront d'une manière extensive cette force révolu-
tionnaire. Au 5e s. notamment, ils empêcheront les consuls de procéder
à la levée des citoyens alors qu'une guerre est imminente — mais pas
encore déclarée : le sort des soldats enrôlés leur échappe, car ils ne
peuvent intervenir dans la sphère de Vimperium militiae —. La me-
nace, formidable, permit aux tribuns d'arracher au fil des ans des con-
cessions favorables à toute la plèbe, telle la reconnaissance officielle
des institutions de la plèbe ou la distribution de terres publiques (ager
publicus). Le risque d'abus, de chantage, de démagogie était certain ;
mais il n'y en a pas de traces avant la crise de la République, à partir
de la fin du 2e s.
A cette double puissance, auxilium et intercessio, on ne connaît que
deux limites. Leur respect pour la majesté du peuple retint toujours
les tribuns de heurter de front les décisions populaires. D'autre part,
l'action tribunicienne est rigoureusement circonscrite aux limites de la
Ville et à un mille au delà, foyer de Vimperium civil (ou domi) et centre
de la décision politique (Sénat, assemblées du peuple, tribunaux ...).
Mais là, la mission des tribuns s'exerce sans répit. Ils ne peuvent quit-
ter la Ville ne serait-ce qu'une seule nuit. Si nombreux pourtant (dix
tribuns contre deux consuls), ils sont disponibles en permanence et les
portes de leur demeure, lieu d'asile, ne se referment jamais.

293 2" La sacro-sainteté tribunicienne et le pouvoir suprême de châtier


0 Le tribun s'est donné les moyens les plus énergiques pour faire res-
pecter par tous et contre tous son pouvoir d'aide à la plèbe. Ces
xnoyens sont/ondes sur le caractère sacro-saint de sa personne et sanc-
tionnés par un pouvoir souverain de punir.
L'inviolabilité tribunicienne remonte au berceau du tribunal. La
plèbe, eti sécession sous les armes, a juré par un serment d'inspiration

1. Inter-cession au sens large. Le pouvoir de bloquer revêt deux formes : le veto préa-
lable (techniquement prohibitio) et le veto a posteriori (techniquement intercessio). Nous
ne les distinguerons pas par la suite.
LA CITE REPUBLICAINE (DE 509 À 150 AV. J.-C.) 201

militaire, par une loi sacrée1, de vouer à la mort quiconque (plébéien


ou patricien, citoyen ou magistrat) ne respecterait pas l'organisation
qu'elle se donnait ou porterait atteinte à la personne et à l'autorité de
ses chefs. Cette loi sacrée fit du tribun un personnage lui-même sacré,
donc inviolable. Le serment n'engagea d'abord que la plèbe qui l'avait
juré, mais la force en imposa à tous le respect. Puis en 449 (infra,
n0 305), la cité patricienne fut contrainte de s'incliner devant ce pou-
yoir extraordinaire : il devint légal. Il subsista, toujours aussi farouche,
jusqu'aux réformes (éphémères) de Sylla au 1er s.
Comment le tribun fait-il respecter cette autorité, par principe hors
de toute atteinte ?
Par un pouvoir positif de réprimer pratiquement illimité. Toute at-
teinte à la personne sacrée du tribun, à son autorité et, par extension,
aux intérêts de la plèbe dans son ensemble (concept de perduellio)
fend le coupable maudit, voué aux divinités infernales. Le premier
v
enu peut sans jugement le mettre à mort afin d'éliminer de la Cité la
souillure qu'il incarne. Le tribun utilisera de façon extensive la notion
d'inviolabilité sacro-sainte pour infliger hors de toute forme procédu-
rale la peine de mort et la confiscation des biens. Sans l'aide d'un
licteur (le tribun en est démuni), il procédera de lui-même à l'exécu-
tion capitale en précipitant le coupable du haut de la roche Tar-
Péienne.
Le pouvoir de punir situe exactement le tribun dans la Cité. Alors
fiue le consul dans l'exercice de son pouvoir de coercition et de juri-
diction est toujours sous la dépendance d'une intercessio tribunicienne,
le
pouvoir répressif du tribun échappe totalement à Vimperium consu-
laire. Alors que le tribun, inviolable et sacré, ne peut être saisi par le
consul ni traîné en jugement devant lui, la juridiction tribunicienne au
contraire est dirigée avant tout contre le consul et son imperium. Seule
"intercessio d'un autre tribun peut paralyser et la coercitio et la juridic-
hon d'un membre du collège.
y auxilium devenait inviolable. Dans les limites de VUrbs, une pre-
jjnère borne, mais infranchissable, était placée à la souveraineté de
' iniperium. Un contrepoids que l'oligarchie ne parviendra pas à remet-
Ifc en question.

[¥1 L'ASSEMBLÉE DES PLÉBÉIENS.


— LEUR TRÉSOR ET LEUR SANCTUAIRE

a
l définition des concilia plebis 0 Après une courte réflexion, la
Plebe s'engage en 471 dans une nouvelle forme d'assemblée. Elle choi-

fji !■ L'imitation des traditions guerrières est sûre. La lex sacrata est le fondement de la
seipiing militaire chez les peuples italiques. A Rome, de même, la plèbe donne à ses
nets le nom de « tribuns », calqué sur le titre des officiers de la légion, les tribuns militai-
es. En revanche, il n'y a aucun rapport entre les tribuns et les tribus, dont les tribuns ne
ront jamais les administrateurs et dont le nombre ne correspondra à aucun moment à
CeIu
' des tribuns.
202 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

sit, en rupture avec la tradition oligarchique et la structure censitaire


de la Cité, le critère du domicile. D'une émanation des tribus territoria-
les, elle fait le concile de la plèbe. Les tribus, au nombre de 25 en 471
(4 pour la ville, 21 pour la campagne), donnent à l'assemblée son unité
de vote : le décompte des voix individuelles, par tribu, détermine l'opi-
nion de chacune et l'on dégage, de là, la volonté majoritaire de l'en-
semble des tribus. Elles fournissent aussi à l'assemblée ses conditions
d'accès. Puisque l'appartenance à une tribu territoriale est, depuis Ser-
vius Tullius, la source et la preuve de la condition de citoyen, tous les
citoyens m à! es de plus de dix-sept ans (majorité civique), jeunes ou
vieux, riches ou pauvres, font de droit partie de l'assemblée plébéienne
des tribus. Et ils y disposent de la même voix. Le double privilège de
l'âge et de la fortune, âme des comices centuriates, n'a pas été retenu,
pas plus que le cadre archaïque des curies, lieu privilégié pour des
pressions de type aristocratique.
Tous les citoyens ? Entendons-nous : tous ceux, de la campagne et
de la ville, qui se reconnaissent derrière l'autorité du tribun de la
plèbe. Tous ceux qui se sentent plébéiens et ont juré (à l'origine) de
l'être. La plèbe, ouverte comme un syndicat, unie comme un syndicat
face au pouvoir en place, ne refuse personne. Les adversaires de sa
lutte s'excluent d'eux-mêmes : ainsi les patriciens, et leurs clients que
l'on trouve pour plusieurs motifs (soumission politique à leur patron,
moindre désarroi économique) du côté des patriciens lors des premiè-
res sécessions plébéiennes. L'assemblée de la plèbe n'a pas plus de
valeur officielle qu'un syndicat. Elle ne représente pas le « peuple » ou
populus, mais une partie de celui-ci — même si, numériquement, elle
regroupe un très grand nombre de citoyens —. On parlera donc tou-
jours (et les plébéiens les premiers) de concilia plebis, « rassemble-
ments de la plèbe », et non de « comices », comitia, terme réservé aux
assemblées constitutionnelles, aux assemblées du populus. Même
après qu'elle aura été officiellement reconnue, la plebs ne prétendra
jamais valoir autant que le populus ; c'eût été se dissoudre dans une
identité mortelle.

b) Compétence des concilia plebis 0 Réuni par les tribuns selon une
procédure simple (en l'absence de Yauspicium, il n'y a pas de prise
d'auspices), le concile de la plèbe participe, dès son origine, à une
double fonction. Electorale d'abord, pour le choix annuel des tribuns
(et des édiles de la plèbe, n"296), toujours plébéiens dans la crainte
que le collège ne soit miné de l'intérieur par Vintercessio systématique
d'un patricien. Législative ensuite, pour le vote des plebis scita. Entre
plébiscite et loi, deux différences importantes. Le plébiscite exprime
originellement l'idée de décision (scitum), donc de volonté populaire,
totalement absente en revanche du concept primitif de loi (lex), qui se
réfère a l'acte par lequel le magistrat, à l'origine, lit publiquement le
texte dont il est l'auteur et pour lequel il requiert l'adhésion du peuple ;
si le plébiscite honore la masse, la loi exalte le titulaire de Virnperium.
En outre, à la différence de la loi qui engage le populus entier, le plé-
biscite n'émane que de la plebs ; il n'oblige que ceux qui ont juré la loi
sacrée, source de sa valeur contraignante.
LA CITÉ RÉPUBLICAINE (DE 509 À 150 AV. J.-C.) 203

c) La triade plébéienne, Cérès, Liber et Libéra 0 Décidé en 494, le


temple fut construit à l'imitation de la triade Capitoline (Jupiter, Ju-
non, Minerve), mais hors du pomerium, au pied de i'Aventin ; il fut
dédié en 495 par Spurius Cassius. « Il proclamait dans une sorte de défi
les titres religieux de la communauté sécessionnaire » (J. Heurgon). Le
temple fut à la fois un sanctuaire dédié à des dieux qui rappellent (et
ce n'est pas pour surprendre) le culte de Dionysos acclimaté à Athènes
Par Pisistrate, à la fois le dépôt des archives de la plèbe et son trésor.
Ses desservants, les édiles de la plèbe, inviolables comme les tribuns,
furent chargés, en outre, de la surveillance des marchés et des distri-
butions de blé à la plèbe en cas de disette grave.

[cl CONCLUSION : UNE ORGANISATION


PUREMENT POPULAIRE

L'opposition n'est pas politique seulement : elle s'est voulue institu-


tionnelle. En rejetant l'organisation oligarchique du pouvoir et une
structure sociale qui la lèse, la plèbe a osé une organisation démocra-
tique du pouvoir. Ainsi, élus par la masse en lutte, les tribuns disposent
d'un pouvoir immense quand il se dresse contre l'oligarchie, mais d'un
Pouvoir qui s'est auto-limité par la règle neuve de la collégialité quand
il s'exerce sur la plèbe. La charge de tribun est, en principe au moins
(la réalité se révélera autre), ouverte : non réservée à un cercle res-
treint sous la haute autorité d'un sénat. Le tout est complété par une
assemblée qui donne à tous, chacun dans le cadre de sa propre tribu,
pue part égale au choix de ses chefs et au vote de « lois ». Deux concep-
tions radicalement opposées de l'Etat se font face. Quel avenir pour
cette révolution ? Comment parvint-elle, selon la formule si heureuse
de Mommsen, à devenir une révolution permanente légalisée^ Com-
tuent aussi l'idéal populaire réussira-t-il à toucher la constitution oli-
Sprchique pour aboutir finalement à une constitution mixte, dont
équilibre, issu d'un double déséquilibre primitif, fera à juste titre l'ad-
ttirafion des Anciens ?

Sous-section 3
De trêves en compromis,
les conquêtes légales
de la plèbe (450-367)

la menace de la grève 0 Plus d'un siècle durant, entre plèbe et


Patriciat, c'est la lutte entre la force et le droit, entre un Etat de fait et
a
'égalité formelle d'un Etat de droit. L'ujtime recours de la plèbe,
204 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

après 493, reste la désertion de la Cité et de sa défense, en de nouvelles


sécessions. L'intercessio tribunicienne lui fournit un moyen quotidien
de pression. Dans ce climat de tension permanente, la plèbe, dans
« l'illégalité » (par opposition à une légalité toute formelle et contestée),
fait l'apprentissage de ses institutions et éprouve, en trois moments
essentiels, leur efficacité. En 450, un code est promulgué, triomphe de
la loi égale sur les privilèges (§ 1). En 449, les lois Valeriae Horatiae
réforment en profondeur la constitution patricienne (§ 2). En 367, c'est
enfin la paix (§ 3) : Vimperium consulaire contre lequel s'est battue si
longtemps la;plèbe s'ouvre à elle. L'usage qu'elle en fit est un autre
problème.

§1
LA LOI DES XII TABLES,
UNE FONTAINE DE CONCORDE

299 Des lois égales pour tous 0 Depuis 462, chaque année ou presque, la
plèbe réclame, notamment par la voix énergique du tribun Terentilius
Harsa, « des lois écrites qui fixent Vimperium». En vain. L'opposition
du patriciat est totale, et justifiée. Réclamer des lois est une insoutena-
ble prétention : n'est-ce pas abolir des privilèges en série ? Mettre le
droit par écrit, n'est-ce pas dévoiler la connaissance du droit, le sous-
traire à la science exclusive des pontifes patriciens ? En révélant le
droit, n'assurera-t-on pas, par une loi certaine, donc égale, la protection
de chacun, riche ou pauvre, noble ou vilain, dans sa personne et dans
ses biens ? N'étendra-t-on pas à tous le bienfait d'une organisation fa-
miliale qui fixe l'ordre des successions et règle la tutelle ? L'aristocra-
tie en est convaincue. D'où son hostilité radicale. Plus encore, définir
le droit revient à en marquer les bornes et en dénoncer les abus, qu'on
légifère sur la juridiction criminelle du consul, les pouvoirs du créan-
cier impayé, ou la puissance du paterfamilias.
L'enjeu était immense. Mais, devant une ultime sécession de la
plèbe, le patriciat finit par céder. Il confie à un collège le soin de « faire
des lois, afin de rendre pour tous, des plus grands aux plus petits, la
liberté égale» (Liv., 3, 31, 7 et 3, 34, 3) : une égalité juridique perçue
par les Romains, comme aussi révolutionnaire que le passage de la
Royauté à la République. Le résultat fut exceptionnel. Avec les XII Ta-
bles, la République a élaboré le plus important monument législatif
que Rome ait conçu — jusqu'aux compilations de Justinien. On y re-
connaîtra, avec Tite-Live, « la source (fbns) de tout le droit privé et
public» (3, 34, 6)1.

I. Le texte de la loi des XII Tables (dix Tables rédigées en 451 ; deux autres en 450)
est connu pour 1 essentiel. Ce sont les citations transmises par les auteurs de l'Antiquité
qui ont permis de reconstituer up texte dont Tauthenticité est au-dessus de tout soupçon.
LA CITÉ RÉPUBLICAINE (DE 509 À 150 AV. J.-C.) 205

0 LE COLLÈGE DES DÉCEMVIRS

" La tâche de codification est confiée à dix magistrats extraordinaires,


choisis pour un an et munis de Yimperium consulaire. Durant ce
temps, les consuls se sont effacés (ou, mieux, se sont fondus au sein
du collège décemviral) et la plèbe renonça à brandir l'arme de Vinter-
cessio tribunicienne1. L'œuvre de rédaction fut précédée d'une mission
en Grèce (ou Grande-Grèce ?) afin « d'y prendre connaissance du droit
et copier les lois de Solon ». Ce n'est pas pure légende. Des concepts
nouveaux (tel celui de poena, châtiment compensatoire) et l'inspira-
tion de certaines mesures (limites aux formes excessives du deuil)
sont grecs, voire soloniens. Le style lui-même des Tables, éclatant de
clarté, de sobriété, de concision, atteint un si haut niveau de culture
que l'hypothèse du modèle grec devient presque une nécessité. Un
style, en tout cas, qui tranche avec la lourdeur répétitive et amphigou-
rique des lois de la fin de la République. Comment, enfin, devant cette
révélation du droit, ne pas songer aux précédents de Dracon et de
Solon ?

B LEUR ŒUVRE : LE CODE DECEMVIRAL

Sans être un code au sens actuel, la loi vise cependant l'exhausti-


tûté. Elle ravit d'un coup à Yimperium consulaire sa souveraineté dans
la création et la sanction du droit. La loi s'affirme source exclusive du
droit et en garantit désormais la sanction.
a
s
) Le citoyen et la justice 0 Par les unes, procédurales, on rend acces-
ible à tous la justice de la Cité. Communication des heures, des dates
et
des lieux prescrits pour la citation en justice ; moyens admis pour
contraindre le défendeur ou son garant à comparaître ; délais de pro-
cédure. On améliore la condition des insolvables en ne tolérant l'exé-
cution sur leur personne qu'après une condamnation judiciaire —
In
ais les droits sur le condamné (nexus) restent aussi rigoureux
qu'avant. L'œuvre de publicité reste cependant partielle ; car la for-
hlule des actions en justice, moyen nécessaire pour agir, n'est pas en-
core divulguée, ni surtout les connaissances techniques indispensa-
bles. Sur l'organisation du procès civil et la procédure des actions de
la
loi : m/m, nos 299-301.

b) Les droits privés du citoyen 0 La propriété et la famille sont recon-


"ues
6
comme les fondements de l'ordre social : aucun citoyen ne peut
privé de la protection de ces droits. Les moyens d'accéder à la
Propriété (délais d'usucapion) et de la défendre (rapports de voisi-

Les
, sources (Tite-Live ; 3, 32, 6 et le Manuel de Pomponius, au Digeste I, 2, 2, 4)
apportent que les décemvirs n'ont pas été soumis à la provocatio ad populum. L'expres-
4 ÏÏ'
ln
qui n'est qu'un raccourci (infra, n"s503 et 307), signifie en réalité qu'ils échappent
tercessio des tribuns de la plèbe.
206 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

nage ; définition des principaux délits : vol, atteinte aux récoltes, faux-
témoignage) sont proclamés. De même le sont l'organisation de la tu-
telle, la détermination de l'ordre des héritiers légitimes et les limites
fixées à la puissance paternelle.

303 c) Conquêtes du peuple sur Vimperium consulaire 0 Un dernier


chapitre complète ces victoires du peuple en général, et de la plèbe en
particulier : il porte sur des atteintes nouvelles à Vimperium consulaire.
Dans sa dimension juridictionnelle en premier lieu.
1° Disparition de la juridiction criminelle consulaire.
Non seulement la loi fixe les divers types de châtiment, mais dé-
clare, sous une forme qui a donné bien du tourment aux Modernes,
que « seule l'assemblée souveraine du peuple (ce sont les comices cen-
turiates) pourra prononcer la mort contre un citoyen ». Prise au pied
de la lettre, la disposition est inacceptable. Pourtant, elle n'est pas
fausse, mais seulement excessive. Une interprétation détaillée est né-
cessaire.
Domaine de la juridiction populaire. — 11 faut, d'abord, y ranger les
crimes de droit commun punis de mort, dont la loi dresse la liste ex-
haustive : meurtre par sortilège, faux témoignage ayant causé la mort,
assassinat, incendie volontaire... Il s'agit de crimes publics, dont le
châtiment relevait jusque-là du seul arbitraire des consuls. Désormais,
ces crimes échappent à V imperium, tant par leur définition que leur
poursuite et leur répression : fondés sur la loi, ils relèvent du tribunal
du peuple après instruction des quaestores. Mais la loi a aussi retiré
aux consuls les crimes politiques (atteinte aux intérêts de l'Etat), con-
fiés de même à la compétence souveraine des comices.
La disposition des XII Tables, en revanche, ne concerne pas le pou-
voir coercitif des consuls, pouvoir d'ordre administratif ou policier, per-
mettant de châtier sur le champ les refus d'obéissance. Ce pouvoir
coercitif n'est pas contesté par les XII Tables qui n'ont visé que la jus-
tice criminelle des consuls. Ceux-ci conservent donc leurs licteurs mu-
nis de leurs haches dans la ville pour assurer le respect de la répres-
sion coercitive.
Fonctionnement de la nouvelle justice criminelle populaire. — Les
XII Tables ont retiré aux consuls le pouvoir de prononcer la mort au
terme d'un jugement, d'exécuter un citoyen coupable d'un crime. Les
comices centuriates ont recueilli ce pouvoir souverain. Mais le peuple
n'a pas reçu, par là, la mission (ni les moyens) d'instruire l'affaire, de
dresser l'acte d'accusation, de qualifier le délit, d'entendre les témoins
ni la défense : les consuls ont, théoriquement, conservé ce rôle. En fait,
ils ont aussitôt répudié cette tâche sans prestige et s'en sont déchargés
sur leurs auxiliaires, les quaestores parricidii qui joueront désormais
le rôle de procureurs devant le peuple. Les questeurs, durant toute la
République, organiseront ainsi l'instruction préparatoire (au cours
d'un certain nombre d'auditions publiques), puis formuleront la de-
mande de peine (mort ou amende) et la soumettront au peuple réuni
en centuries qui, répondant oui ou non, prononcera la peine ou acquit-
tera.
LA CITÉ RÉPUBLICAINE (DE 509 À 1 50 AV. J.-C.) 207

L'innovation. — La victoire populaire, dans ce déplacement de la


souveraineté criminelle, évoque beaucoup de l'esprit des réformes de
Solon. De la même manière, un siècle et demi auparavant, le média-
teur athénien avait réussi le glissement de la compétence des archon-
tes vers celle de l'Héliée. Or cette conquête du peuple, à Rome, pro-
longe exactement les revendications de la plèbe et l'attitude
révolutionnaire des tribuns. En bloquant systématiquement depuis 493
tes sentences criminelles des consuls par une intercessio de pur fait —
Wais redoutablement efficace car la mort maudite menace les récalci-
trants —, en obligeant les consuls à renoncer à leur pouvoir de juri-
diction et à porter devant le peuple la poursuite des cri m es. les tribuns
ont finalement contraint les patriciens à renoncer, en 450, à la dimen-
sion criminelle de Yimperium. Le tribunat, par la suite, n'aura plus à
lutter que contre le pouvoir coercitif resté intact.
La puissance répressive Iribunicienne intacte. — Les peines de mort
un de confiscation fulminées par les tribuns ne sont pas affectées par
In compétence nouvelle du peuple. Le tribun ne juge pas : il constate
simplement que l'être maudit lésant les droits de la plèbe est sacrilège
e
t il en assure l'élimination nécessaire.
2" La fonction législative de l'assemblée centuriate.
La loi des XII Tables, une fois rédigée par les décemvirs, fut sou-
mise aux comices centuriates et votée par l'assemblée. Ce fut la pre-
mière véritable lex rogata (« loi votée »). Par ce deuxième succès, les
comices émergent de la léthargie qu'ils n'avaient pas quittée depuis
mur création par Servius Tullius. Ils font leur entrée dans le jeu cons-
l'hUionnel républicain.

Les concessions au patriciat 0 Loi de concorde : le patriciat aussi


ubtient satisfaction, et sur deux points essentiels. Le monopole de l'ac-
p5 au consulat n'est pas ébranlé. La loi des XII Tables n'en souffle mot :
i"? Plèbe s'est donc inclinée (pour le moment du moins) devant cette
e
gitimité qui l'écarté du pouvoir. La période postdécemvirale corres-
Pond, de fait, à la fermeture radicale du consulat (445-367).
Plus grave, l'isolement du patriciat se renforce. La loi érige en prin-
.Pe un état de fait antérieur : la prohibition des mariages entre patri-
4
et plébéiens. Disposition « inhumaine » (le mot est de Cicéron) qui
Punit le patriciat comme une caste. Mais disposition éphémère,
P ' l 'elle sera presque aussitôt rapportée sous la pression de la
u S( u

P mm, par la loi Canuleia de 445.

§2
LES LOIS VALERIAE HORATIAE
DE 449 : LA PUISSANCE TRIBUNICIENNE
LÉGALISÉE

lles sont
dp f
la
la suite logique et immédiate des XII Tables. L'efficacité
Puissance tribunicienne venait d'être reconnue en fait par les
208 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

XII Tables. Les consuls de l'année suivante, Lucius Valerius et Marcus


Horatius consacrent officiellement ce pouvoir. Par les lois qu'ils font
voter, la constitution devient putricio-plébéienne. Le triple objet de ces
lois forme un tout cohérent, gage d'une authenticité substantielle.

505 1" L'inviolabilité tribunicienne est reconnue par la loi, qui lui
donne une sanction caractéristique : « celui qui frappera les tribuns de
la plèbe et les édiles sera consacré à Jupiter, et ses biens seront vendus
au profit de Cérès, Liber et Libéra ». Les deux triades religieuses, celle
de la Cité patricienne et celle de la plèbe, se partagent la répression.
Le coupable sera maudit et, vrai hors-la-loi, impunément mis à mort
par le premier venu, car il a lésé les divinités officielles de la Cité. Ses
biens seront confisqués au profit du temple et du trésor de la plèbe. La
loi prend le relais du serment plébéien, source exclusive jusqu'ici de
la sacralité tribunicienne. Les atteintes à l'inviolabilité doivent être
entendues au sens le plus large : voies de fait, mais aussi mépris de
l'autorité inviolable des chefs plébéiens.

306 2" L'autorité officielle reconnue aux plébiscites 0 Tel qu'il est rap-
porté par Tite Live (3,55), le texte de la loi est invraisemblable : « ce
que la plèbe ordonnera en tribus obligera le peuple ». Ce n'est pas
avant la lex Hortensia (286) que les plébiscites auront valeur de loi et
obligeront par eux-mêmes la Cité. Mais la suite du commentaire livien
corrige l'excès de l'affirmation initiale et restitue l'objet plus limité,
mais précieux, de la loi. Par celle-ci, la plèbe s'empare légalement du
moyen d'attribuer autorité officielle, donc liant le populus, à ses plé-
biscites : en obtenant du Sénat patricien sa ratification par un sénatus-
consulte. D'où la mission des édiles de la plèbe « d'archiver dans leur
temple les s.-c. ». Pas tous les s.-c. ! Ceux-là seuls que les patriciens,
sous la menace, évidemment, d'une sécession ou d'une grève politique,
devront céder à la plèbe. Or celle-ci, bien que non représentative de
tout le populus, en fera grand usage, dans la volonté de réformer toute
la Cité. Nouvelle étape vers l'intégration de la « plèbe insurgée ».

307 3" Le renoncement ii la souveraineté consulaire 0 L'une des lois


Valeriae Horatiae, an témoignage, toujours, de Tite-Live, fulmina « la
mise à mort de quiconque procéderait à la création d'un magistrat non
soumis à l'appel au peuple (magistratus sine provocatione) ». Formule
riche, et dont il faut développer la grande concision. L'appel au peuple
(provocatio ad populum) est le recours porté devant les comices cen-
luriates contre la peine capitale (ou une forte amende) prononcée par
le consul1 en vertu de son pouvoir coercitif. Qu'apporte de neuf cet

1. La répression tribunicienne échappe à la provocatio. Pour plusieurs raisons-


D'abord, parce que le veto consulaire n'est pas admis. Ensuite, si un tribun fait opposition
a la peine prononcée par un de ses collègues, les choses en restent là ; il n'y a pas renv<"
aux comices centuriates, car le tribun paralysé par le veto ne peut, étant sans auspice5»
convoquer cette assemblée pour lui soumettre le crime. Il faut attendre le 3'' s. pour qu'un
tribun puisse obtenir d'un consul (plébéien") qu'il convoque pour lui les comices centu-
riates (infra, n" 357).
LA CITÉ RÉPUBLICAINE (DE 509 À 150 AV. J.-C.) 209

engagement solennel par rapport aux dispositions toutes récentes des


XII Tables ?
a) L'introduction de la collégialité consulaire. On s'accorde à la pla-
cer à ce moment là, sur le modèle de la collégialité tribunicienne. De
fait, la disposition légale l'implique, au moins théoriquement. Car, par
le jeu de l'intercession collégiale, désaveu d'un consul par son collè-
gue, la coercition peut être frappée de veto, avec, pour conséquence la
Uiise en route de la juridiction populaire. Saisis par le consul empêché
de punir (ou plutôt par ses auxiliaires, les questeurs), les comices se
prononcent à sa place ou réforment sa décision coercitrçe.
h) La reconnaissance officielle de l'intercession tribunicienne. La
profonde innovation, la conquête décisive se trouve là. Après avoir
(Par les XII Tables) retiré aux consuls la juridiction capitale, la loi (en
^49) abat la coercition souveraine des consuls en posant, par principe,
fa possibilité d'un blocage destiné à ouvrir une instance populaire. Or
c
'est bien évidemment le tribun (plus que le collègue du consul) qui
décidera, au coup par coup, de l'opportunité de son intercession et de
f'ouverture d'un appel au peuple. Le tribun est le véritable pivot de la
Provocatio ad populum. Non seulement le tribun est sacré, légalement,
dans sa personne (lre disposition), mais sa puissance est légalement
définie (3e disposition) comme apte à arrêter le bras séculier et à pro-
Vo
quer le recours à la justice du peuple. La puissance coercitive du
Co
nsul, jusque là souveraine, désormais définie comme arbitraire, sera
s
oumise au contrôle du tribun. Si le consul, ainsi, persiste dans sa
^plonté de punir et si le tribun estime opportun de venir en aide au
cdoyen menacé, le consul, alors, sera contraint de renoncer à son pou-
Vo
ir coercitif et de faire organiser une procédure criminelle populaire
contre le coupable. Le droit de recours au peuple (provocatio ad popu-
uni) est intangible, mais (jusqu'en 300) dans la mesure seulement où
e
Vo
Inbun de la plèbe, par son intercession paralysante, lui permet de
ir le jour.
, U y a bien quelques limites. Elles s'expliquent rationnellement avec
'[ oitbne rigueur que toutes les dispositions du droit public romain. Là
rviS'"' ''ôfe l'intercessio tribunicienne, la provocatio ad populum ou ju-
.'diction populaire s'évanouit. Ainsi Vimperium do mi borne la compé-
cnce tribunicienne : au delà, point de provocatio possible (sauf l'hy-
Pothèse théorique d'une intercession consulaire). Le dictateur, durant
. ÇJ1 bref imperium extraordinaire, échappe (avant 300) à la puissance
'bruiieienne et à l'intercession consulaire : donc, dans les limites
'netne de la Ville, il se dérobe constitutionnellement à la provocatio ad
Pffiulum.
v Mais ces quelques limites n'entament pas l'essentiel : avec les lois
.fficriae Horatiae, la Cité patricienne a renoncé à la souveraineté de
"Uperium consulaire.

p' Conclusion: une oligarchie tempérée d'éléments populaires 0


codant les années cruciales 450-449, la liste des revendications que
Pfçbe a satisfaites est impressionnante. Des lois égales sont mises
écrit; la collégialité place au cœur de Vimperium consulaire le
Cl
Pe d'une auto-limitation ; la supériorité du tribunal sur le consu-
210 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

lat est officiellement affirmée ; des droits fondamentaux sont reconnus


au peuple : le vote des lois, l'élection des consuls (probablement de-
puis 449), la justice criminelle. Des droits fondamentaux, en principe
du moins, car dans l'exercice de ces droits, le peuple sera guidé avec
infiniment d'autorité par les consuls et le Sénat.
Une nouvelle conquête mobilise alors la plèbe. Triomphant du pou-
voir consulaire, elle part à l'assaut du consulat lui-même.

§3
LE COMPROMIS LICINIO-SEXTIEN (367)
ET SES PROLONGEMENTS

Après un ultime coup de force, la paix est conclue en 367. Le verrou


qui fermait à la plèbe l'accès du consulat saute ; de proche en proche,
tous les organes de gouvernement s'ouvrent. Mais pour la deuxième
fois de son histoire, le peuple laisse échapper la victoire. L'élite de la
plèbe, seule, profite de la conquête et s'entend avec le patriciat pour le
partage du pouvoir. Un compromis entre deux oligarchies.

[a] le coup de force et ses champions

309 L'intégration politique de la plèbe se fait de la manière la plus simple-


Depuis 377, deux tribuns de la plèbe, dix fois de suite renouvelés,
plongent la Cité dans une véritable anarchie. Cinq ans de suite, la Cité
succombe sous un mal nouveau, la solitudo magistratuum (Liv., 6, 35,
10). Par le boycottage des élections, en paralysant de leurs vetos sys-
tématiques l'ordre des consuls de rassembler les comices centuriates,
les tribuns Caius Licinius Stolo et Lucius Sextius Lateranus contrai-
gnent pendant cinq années la Cité à vivre sans magistrats. Malgré les
efforts du Sénat, qui recourt à plusieurs reprises à la dictature, la con-
fusion est extrême jusqu'au jour où, la menace d'une nouvelle sédition
aidant, C. Licinius et L. Sextius font agréer par le Sénat un plébiscite en
trois points, le très célèbre plébiscite Licinio-Sextien (367).
C. Licinius est un plébéien à la richesse proverbiale. Ce grand pro-
priétaire, gendre d'un Fabius consul, s'est allié, comme L. Sextius, à
l'une des plus anciennes familles patriciennes. Ainsi, par ce jeu
d'unions, il s'est formé « un cartel d'hommes nouveaux, une formation
médiane composée de patriciens de second ordre et de plébéiens du
premier rang » (J. Heurgon). A bout de souffle, menacée d'extinction,
la noblesse patricienne ne refuse plus le renfort que lui offrent ou hd
imposent quelques destins plébéiens hors série. Le combat de la plèbe
pour les magistratures n'eut rien de populaire et aucune démocratisa-
tion n'en résulta en 367.

.
LA CITÉ RÉPUBLICAINE (DE 509 À 150 AV. J.-C.) 211

B LE REGLEMENT DE 367

u) Deux mesures sociales récompensent la masse populaire d'avoir


épaulé une revendication qui n'intéressait que ses chefs. Par un règle-
tnent de l'usure (qu'il y a tout lieu de croire authentique), on allège la
condition des victimes les plus désespérées de l'incendie que les tor-
ches gauloises avaient allumé en 390. Obligés d'emprunter pour re-
construire leur toit, mais insolvables, ces malheureux subissaient,
condamnés, l'inexorable maîtrise du créancier sur ses nexi\ En un
secours provisoire, ils bénéficient d'un moratoire et d'unb,réduction de
leurs dettes. La seconde disposition du pacte Licinio-Sextien est une
nouvelle loi agraire. Il faut dire que l'oser publicus, pourtant récem-
nient doublé par la conquête de la cité étrusque de Veii (en 396), ve-
nait, une fois de plus, d'échapper à ceux qui en réclamaient la jouis-
sance. En fixant un maximum, la loi tente, mais probablement en vain
(selon la petite histoire, ne trouve-t-on pas parmi les premiers à tour-
ner la loi par une fraude un peu grosse... C. Licinius lui-même ?),
d'apporter un rayon d'équité dans la possession de la terre du peuple.

(t) Le partage du consulat 0 L'essentiel de la réforme — c'était l'en-


Jcu du dernier combat entre plèbe et patriciat — est dans l'ouverture
définitive de la magistrature suprême à la plèbe. Selon le plébiscite et
Je
sénatus-consulte de ratification, un consul sur deux pourra être plé-
béien2. L'histoire de la République a marqué un tournant : l'interces-
sion plébéienne s'est insinuée dans le collège consulaire. Le tribunal
n en sera pas pour autant éclipsé. Le tribun comptera souvent le con-
SU
1 plébéien comme un allié naturel, le relais au plus haut niveau de
So
n rôle de contrepoids. Mais, lorsqu'il trouvera les deux consuls, le
Patricien et le plébéien, soudés dans les mêmes convictions oligarchi-
ques (au fil du temps, ce sera de plus en plus fréquent), il ranimera la
dynamique de son veto pour imposer les plus légitimes, à ses yeux, des
aspirations populaires.
,, A tout seigneur, tout honneur. L. Sextius fut le premier élu, et C.
facinius le troisième, en 364. Le principe du partage fut respecté
h'squ'en 356, année où la résistance patricienne tente un dernier sur-
®aut. En 343, elle est définitivement brisée et la division sera appliquée
s
ans faille. En 174 même, deux consuls plébéiens furent élus, signe
dugible de l'appauvrissement physique du patriciat.

h/'te capitulation feinte ? 0 H est possible que, contraint de céder


P uonsulat, le patriciat ait été tenté de livrer une place à demi-ruinée.
n
effet, en 367-366, de nouvelles magistratures sont créées : or, toutes

Ici p' En. 326 seulement la condition des nexifut améliorée de manière significative : la
la c tra nte Papiria abrogea l'asservissement du débiteur ; mais elle ne fit pas disparaître
l'exA cu 0' Par corps. Il faut attendre la fin de la République pour que le principe de
t,„, « n sur les biens de l'insolvable triomphe — par une mise en liquidation de son
'""loi ne. Cf. infra, n"513.
oftiiT U" 343, ta loi Genucia a imposé le principe du partage : un des deux consuls devra
notoirement être plébéien.
212 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

sont réservées aux patriciens et prennent leurs attributions en dépouil-


lant les consuls d'une partie de leurs pouvoirs. Il s'agit du préteur, ma-
gistrat judiciaire (justice civile et juridiction criminelle), unique, muni
d'un imperium à la fois civil et militaire, mais inférieur à celui des
consuls (six faisceaux seulement). En même temps la police des mar-
chés (trafic des esclaves en particulier) et l'approvisionnement de la
Ville sont confiés, en concurrence avec les édiles de la plèbe, à deux
édiles curules. Mais si calcul il y eut, il se révéla faux. Dès 364, la plèbe
accède à l'édilité curule et, en 336, à la préture. Le mouvement ne
s'arrête plus1. La dictature en 356, la censure en 351, jusqu'au bastion
du conservatisme religieux, le grand pontificat, qui cède en 300 : la
victoire de la plèbe est complète.

313 d) Le Sénat patricien détrôné (339) 0 Le Conseil de la République,


ultime rempart du patriciat et refuge de son autorité tutélaire sur les
magistrats et le peuple, ne sera pas épargné. A vrai dire, à laisser intact
son pouvoir et à maintenir telle quelle sa composition, on eût retiré au
plébiscite Licinio-Sextien une grande partie de son tranchant.
Le dictateur plébéien Quintus Publilius Philo fait voter en 339 un
groupe de mesures dites leges Publiliae. La première renverse la posi-
tion éminente dont le Sénat, resté en totalité patricien, jouissait sur les
assemblées du populus. Jusque-là, la loi votée (lex rogata, à l'initiative
du magistrat) demeurait lettre morte tant que le Sénat ne lui avait pas
conféré sa validité par une ratification appelée auctoritas. A l'avenir,
l'accord du Sénat précédera le vote et ne le suivra plus. Le retournement
est éclatant. Ce n'est plus le sénatus-consulte qui donne à la loi sa
validité, mais inversement le peuple, dont la supériorité s'affirme, con-
fère au sénatus-consulte l'efficacité d'une loi impérative. La fonction
préparatoire se déplace du peuple vers le Sénat, tandis que le pouvoir
de décision quitte le Sénat pour le peuple. Cette disposition de la loi
Publilia ne concerne que les lois proprement dites. Pour les plébiscites,
le Sénat intervient toujours sous la forme d'une ratification. Mais
Q. Publilius renforce l'autorité du plébiscite : jusqu'en 339, le plébiscite
reconnu a posteriori par le Sénat avait valeur générale, mais restait un
plébiscite (supra, n" 306) ; maintenant, revêtu de Vauctoritas des patri-
ciens, il vaudra « loi » ; il est converti en « lex-».
La seconde mesure due à Q. Publilius témoigne d'une remarquable
perspicacité. Elle pose pour l'avenir Vobligation de laisser l'une des
deux charges de censeur à un plébéien (l'accès de plébéiens à la cen-
sure n'avait été, jusque-là, que des succès personnels). Il paraît clair
que le célèbre dictateur nourrissait quelques arrière-pensées : élargir
la fonction de classement, de répartition, de hiérarchisation des cen-
seurs en leur confiant Vélaboration de la liste des sénateurs. D'où son
souci d'assurer au préalable l'entrée, dans le collège des censeurs, de
plébéiens qui rogneraient ensuite le privilège héréditaire des patri-
ciens a siéger au Sénat. C'est exactement ce qui se produisit. Entre 31$
et 313, la loi Ovinia (un plébiscite transformé) reconnut aux censeurs
ce nouveau poùvoir. Ils reçoivent mission de choisir les meilleurs des
citoyens en commençant par les anciens magistrats (donc des plé-
béiens). On pouvait s'attendre à des bouleversements spectaculaires, à
LA CITÉ RÉPUBLICAINE (DE 509 À 150 AV. J.-C.) 213

l'image de celui qui resta attaché à la censure d'Appius Claudius en


312 (infra, n" 337).
e
) }67-}}9 : conclusion 0 La constitution patricio-plébéienne a achevé
s
a croissance. A part quelques démultiplications internes (pour la pré-
ture et l'édilité), il n'y aura plus, jusqu'à l'avènement de l'Empire, de
magistratures nouvelles. Le patriciat a perdu le monopole du pouvoir.
Les quelques privilèges politiques qu'il conserve, ainsi que le maintien
de prestigieux noms gentilices rappellent, seuls, qu'il n'a pas disparu.
Pourtant, bien qu'intégrée, la plèbe n'abandonne rien de ses institu-
ions spécifiques. Le paradoxe surprend. Pourquoi le tribunal, puisque
le consulat est pour moitié plébéien ? Pourquoi le concile de la plèbe,
Puisque le préteur et le consul plébéiens convoquent les comices cen-
iiriates ou les comices tributes' ? Ce n'est probablement pas par goût
du superflu.
Tout aussi révélatrice que l'aventure des deux premiers consuls
Plébéiens, est celle du premier dictateur plébéien (quatre fois consul
premier censeur plébéien), ou la singulière fortune de Q. Publilius
Philo (second dictateur plébéien, second censeur plébéien, consul qua-
tr
e fois et premier préteur plébéien). Les nouveaux venus ont défendu
av
ec l'énergie la plus âpre leur propre succès et jalousement réservé
ce nouveau privilège au cercle le plus étroit. Savoir comment s'est
hjfinée cette nouvelle noblesse : c'est l'objet des pages qui suivent.
Mais il est évident que devant ce nouvel accaparement des magistratu-
par l'élite plébéienne, les organes de la révolution permanente léga-
hsée n'entreront pas de si tôt au magasin des accessoires.

SECTION 3
LA CONQUÊTE DU MONDE
MÉDITERRANÉEN ET
L'APPARITION DE LA NOBILITAS
(340-150 av. J.-C.)
15
' " audace de prétendre à la domination universelle » (Polybe, 1,
i) 0 — Absorbée par la lutte de la plèbe et du patriciat, Rome con-
«cra toutes ses forces, jusqu'en 340, à des guerres locales et purement
ciensives. Mais sitôt levé ce lourd handicap, l'esprit des combats
»ange. La conquête, impérialiste, démarre. Ses progrès, d'abord me-
"rés, foudroyants ensuite, ne connaîtront pas de pause. Pour le vain-
l"eur qui excjte l'envie et soulève la haine, pour le vainqueur dont

L>j J; Les comices tributes sont une assemblée de tout le populus, réparti en tribus.
consul0 " <lu conciIe de la plèbe est certaine. Il est très probable que ce sont les premiers
iribu ' S b'ébéiens qui, vers les années 350, favorables à ce type de réunion populaire (par
3(jg et l'dj-"01 t|lle l,ar centuries) en ont été les inventeurs. Sur celle assemblée, infra. n"s
214 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

l'appétit de domination s'enfle au rythme des conquêtes, il n 'y a jamais


de répit {% 1). L'organisation des territoires soumis nous admet dans le
jeu de Rome et dévoile un chef-d'œuvre d'empirisme et de perspica-
cité (§ 2). Qu'une si prodigieuse ascension ait transformé l'économie,
les structures sociales, la vie politique de la Cité (§ 3), c'est presque un
truisme. En moins de deux siècles, le territoire que la Ville domine
passe d'un cercle exigu de quelque dix kilomètres de diamètre à un
empire qui soumet la Méditerranée d'Est en Ouest.
I

■§1
LES ÉTAPES DE LA CONQUÊTE
(340-146)

[Â1 L'ITALIE : « UNE PROPRIÉTÉ ROMAINE »

La constatation, avec sa brutale franchise, est de Polybe (1,6, 6).


C'est en partant de cette conviction que Rome, étape par étape, soumit
toute la péninsule. La conquête dessine sur la carte des zones concen-
triques de plus en plus larges, révélant une progression méthodique. Cf.
Cartes I à IV.

316 a) Latium et Campante 0 Le soulèvement des cités du Latium contre


l'hégémonie de Rome justifie, en 340, l'intervention des légions. La
guerre est juste ; les Latins se sont révoltés. A part deux ou trois cités,
contraintes de signer séparément un traité de sujétion avec Rome, la
totalité des cités latines est annexée (habitants et territoire) et incorpo-
rée dans « la citoyenneté romaine complète ». Ces villes sont déchues,
ravalées, de cités autonomes qu'elles étaient, à la dépendance de « mu-
nicipes » (infra, n0 326). Au même moment, l'aristocratie des cités de
la riche Campante appelle Rome à l'aide pour contenir des revendica-
tions populaires menaçant ses privilèges. L'occasion est saisie au vol-
Un marché de dupes est imposé : la structure oligarchique est sauve-
gardée, mais en échange de l'indépendance. La Campanie, hommes et
terres, est versée dans la «citoyenneté romaine sans suffrage», après
que la moitié — et la meilleure — du territoire aura été confisquée au
profit de la classe sénatoriale romaine.
Entre le Latium et la Campanie, la plaine côtière occupée par des
Volsques introduisait un élément de discontinuité : en 334, Rome ah'
sorbe le territoire en « octroyant généreusement » la citoyenneté ro-
maine sans suffrage. La classe dirigeante des principales cités est dé-
portée ; leurs propriétés sont distribuées à des Romains. En moins de
cinq ans, Rome s'est rendue maîtresse d'un territoire d'un seul tenant,
de I Etrurie du Sud aux portes de Naples (carte 1). L'annalistique1 pré-

1. Ou histoire officielle de Rome.

kl
LA CITÉ RÉPUBLICAINE (DE 509 À 150 AV. J.-C.) 215

sente sous les couleurs les plus honorables (mais les plus fausses)
l'intégration dans la citoyenneté romaine. Elle est, en réalité, une an-
nexion.

>1 7
b) L'Italie centrale 0 Le heurt inévitable se produit en 326 avec les
Populations italiques qui ont longtemps menacé Rome. La lutte a
l'acharnement désespéré d'un choc entre deux civilisations. Rome et
ses alliés, d'un côté, incarnent le concept de la Cité-Etat, d'un pouvoir
unitaire dans les limites d'une ville dont l'autorité, centralisée,
rayonne sur tout le territoire. Les Samnites, les Picénienà, les Marses,
au contraire, ignorent la cité. Chez ces peuples, c'est Vethnie qui fait
l'unité politique. La structure de la nation y est fédérale ; elle regroupe
les diverses tribus qui se partagent une population dispersée. Les com-
bats, dont l'âpreté façonna l'admirable discipline des soldats romains,
tournèrent, on s'en doute, à l'avantage de Rome (le monde aurait été
biffèrent si la civilisation urbaine avait été vaincue). Les Samnites, les
Marses, les Ombriens sont contraints, en 290, d'entrer dans l'alliance
be Rome ; les Sabins, les Picéniens, les Vestins sont annexés (citoyen-
n
eté sans suffrage).
Que Vimpératif de sa défense ait contraint Rome à engager la con-
quête, ce n'est pas douteux. Mais le mobile de la défense, rapidement,
s
, effaça pour des visées moins honorables. D'où l'ampleur des sanc-
t'ons : entre 297 et 293, 60 000 Samnites sont vendus comme esclaves,
eniffre démesuré pour une population civique réduite (pas plus de
b00 000 citoyens romains mâles et adultes à cette époque). Les besoins
be l'agriculture n'en demandaient pas tant : une grande partie de ces
esclaves fut revendue. Les terres fertiles ont été confisquées et distri-
buées aux citoyens ; le nombre des tribus rustiques augmente d'autant.
.,eul l'expansionnisme explique l'implantation de Rome le long de
' Adriatique ; en expropriant les Gaulois installés là de tout temps,
ouïe provoquait leur hostilité et relançait l'engrenage de la guerre.
Au moment où tombent les Samnites, les peuples indigènes du Sud
jApulie, Lucanie) entrent dans l'alliance de Rome (carte II), tandis que
es
Etrusques, qui avaient cru faire un bon calcul en prenant le parti
' es Samnites, perdent leur indépendance et signent, entre 290 et 265,
es
traités de soumission (carte III).

18 c) .
J La Grande-Grèce et la Gaule Cispadane1 0 Une démonstration de
orçe devant l'opulente cité grecque de Tarente, en 282, tourna d'abord
Le roi d'Epire Pyrrhus, pressé d'accourir à l'aide de Tarente, étale
fondant plusieurs années en Italie ses richesses, ses éléphants et ses
qualités de chef, jusqu'au moment où il rembarque le tout. La voie
'O^s est libre pour la soumission de Tarente et de toute la Grande-
^êce en 272 (carte III).

8auln ^neportu
Précision de géographie historique : ITtalie de Bologne aux Alpes, possession
!e nom de Gaule Cisal ine 0n
Tran P - y distingue : au nord du Pô, la Gaule
|a „ spudane,
e
et, au Sud, la Gaule Cispadane. Quant à la Gaule « au-delà des Alpes » ■ c'est
Transalpine.
216 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

I. — 334 av. J.-C.


LA CITÉ RÉPUBLICAINE (DE 509 À 150 AV. J.-C.) 217

II. — 290 av. J.-C.

€9
annexion par incorporation dans la
citoyenneté romaine complète

annexion par incorporation dans la


citoyenneté romaine sans suffrage

emplacement de quelques colonies


« latines »

Peuples « alliés »
unis à Rome par un trait inégal
218 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

m. — 264 av. J.-C.


LA CITÉ RÉPUBLICAINE (DE 509 À 150 AV. J.-C.)

— 175 av. J.-C.


220 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

Les Gaulois du Sud du Pô, justement soulevés par les violations de


leur territoire perpétrées par Rome, tentent une descente en force sur
Rome. La coalition est défaite ; les Gaulois sont définitivement refoulés
au delà du Pô — que Rome franchit pour la première fois en 225.
D'immenses territoires sont saisis et distribués à des « colons latins »
(Crémone et Plaisance, fondées en 218, reçoivent chacune 6 000 co-
lons !). La pacification du reste de l'Italie du Nord ne sera achevée —
et difficilement— qu'après la seconde guerre punique, entre 197 et 175
(carte IV).

519 ci) Sous la garde des colonies 0 Au rythme de la conquête, des places
fortes jalonnént la progression des territoires soumis. Plus de vingt-
cinq colonies « latines », dont la fondation s'égrène de 554 à 184, mon-
tent la garde à l'intérieur des terres : aux endroits stratégiques et au
flanc des peuples alliés d'une fidélité incertaine. Deux mille à six mille
soldats-paysans, pour moitié romains et pour moitié alliés, s'y parta-
gent la culture des terres confisquées et cette haute mission de surveil-
lance. Plus modestement, d'autres colonies, les colonies « romaines »,
aussi nombreuses, mais limitées à une garnison de trois cents hom-
mes, sont réparties sur là côte et contrôlent le littoral. Leur peuple-
ment est uniquement romain.

[¥] LA CONQUÊTE
DU MONDE MÉDITERRANÉEN

520 Le hasard et la force des choses 0 « Après la capture d'Agrigente, les


Romains, au comble de la joie, ne s'en tinrent plus à leur projet initial
(sauver Messine et rapporter du butin). Ils estimèrent possible de
chasser complètement les Carthaginois de la Sicile et jugèrent que leur
puissance serait considérablement accrue ». Voilà pour les débuts de
la première guerre punique. Et, à son terme : « tout cela confirme de
façon éclatante mon assertion initiale : ce ne fut pas par hasard,
comme certains Grecs l'imaginent, ni par la force des choses seule-
ment, mais pour de bonnes raisons, que les Romains, soumis à l'en-
chaînement d'une guerre aussi acharnée, non seulement eurent l'au-
dace de prétendre à la domination universelle, mais encore parvinrent
à leur fin ». Ces deux réflexions du Grec Polybe1, admirateur s'il en est
de la puissance romaine, encadrent la première conquête extra-
italique, la première guerre punique. Elles donnent le ton.

521 a) Les trois guerres puniques 0 Rome et Carthage entretenaient de-


puis le 6* s. des relations pacifiques. Périodiquement, des traités (509,
548, 506) les ranimaient, délimitant les zones où chacune pratiquerait
librement commerce, razzias et pillages. Lors de l'expédition de Pyr-

1. Histoire, 1, 20, 2 et 1,6, 5.


LA CITÉ RÉPUBLICAINE (DE 509 À 150 AV. J.-C.) 221

rhus, Carthage prit même le parti des Romains. Mais les circonstances
ont changé.

1° Devenue maîtresse de l'Italie et libérée de la menace du roi


d'Epire, Rome, en 264, sous le prétexte de défendre son alliée de la
veille, Messine (un repaire de mercenaires), affronte sa rivale Car-
thage en Sicile, possession carthaginoise pour moitié. La guerre dura
vingt-trois ans. Elle donne aux Romains le goût d'un riche butin
(25 000 esclaves à Agrigente, 27 000 à Palerme, dont 14 000 rachetèrent
leur liberté au prix de deux mines chacun, 20 000 en Afrique, 10 000
aux îles Lipari...) et surtout leur livra la Sicile. Ce sera la première
province romaine, organisée en 241. La convention de paix infligeait à
Carthage une lourde indemnité. Mais Rome ne s'y tint pas. Au mépris
de toute bonne foi, quatre ans plus tard, elle s'empare de deux posses-
sions puniques, la Sardaigne et la Corse (devenues une nouvelle pro-
vince en 227) et augmente de moitié l'indemnité de guerre. Une humi-
liation que n'oublia pas Carthage à l'heure de la revanche.

2° L'Espagne fournit le second casus belli. Les Puniques venaient


d'en prendre le contrôle et exploitaient ses mines d'argent, les plus
(iches du monde. Vers 226, un traité fixe avec Rome la limite (l'Ebre)
a
ne pas franchir. Néanmoins, par une interprétation pour le moins
tortueuse de la convention, Rome, en 220, s'affirme tenue par des obli-
Sations d'alliance envers la ville de Sagonte, située pourtant en zone
Punique (près de Valence). C'est un alibi, destiné à provoquer par une
guerre en réalité offensive la puissance ennemie, afin de lui ravir l'Es-
Pagne.
La guerre déclarée, l'habileté d'Hannibal fonçant vers l'Italie par le
^ud de la Gaule déjoue les plans de Rome (porter la guerre en Espagne
e,;
en Afrique). De 218 à 202, la seconde guerre punique se déroule sur
Plusieurs
a
fronts. En Italie, où, affaiblie par la défection de nombreux
uiés (en Campanie, dans le Samnium), Rome éprouve de graves re-
fers (Trasimène, Cannes). En Espagne, simultanément, dont Rome
Prépare la conquête systématique. Deux provinces y seront organisées
en 197,
En 202, la victoire à Zama, en Afrique (où est porté le conflit depuis
~d5), de Scipion l'Africain sur Hannibal contraint Carthage à renoncer
a Sa
. flotte et à l'Espagne, à verser une lourde contribution pendant
Dnquante ans, à entrer dans la dépendance diplomatique de Rome, à
tolérer à ses côtés un royaume numide et rival, qui y veillerait.
3" La troisième guerre punique (149-146) : ou Vattaque délibérée
Un
ave
Etat-sujet trop riche. Les derniers versements s'achèvent en 152
c une ponctualité alarmante. Au Sénat, le clan impérialiste et celui
oes
a
hommes d'affaires gagnent. La solution finale est décidée. Sommée
ooandonner son site, de se replier à l'intérieur des terres, de renon-
er
à sa puissance commerciale, Carthage refuse une mort lente. Elle
^ra donc brève : en 146, la ville est prise et rasée, son sol déclaré
a
udit, sa population vendue (50 000 esclaves pour Rome). Le terri-
otre de l'Etat punique est converti en ager publicus populi Romani. Il
rtn
e la nouvelle province d'Afrique.
222 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

322 b) La politique orientale, ou du bon usage de la libération des


opprimés 0 Les royaumes de Macédoine (Philippe V, puis Persée), de
Pergame (Attale II, puis III), de Syrie (dynastie séleucide des Anti-
ochus), la république rhodienne, les cités grecques de Grèce et d'Ionie
plus ou moins unies en ligues (Achaïenne pour le Péloponnèse, Eto-
lienne pour la Grèce du Nord) rivalisent d'influence dans la poudrière
des Balkans. Avec infiniment d'habileté, Rome s'y donnera une posi-
tion d'arbitre, intervenant dès qu'une ambition s'affirme ou une coali-
tion menace. « La défense de la liberté des Grecs » lui servira de dra-
peau — mais Antiochus l'arbore aussi, et Attale II de même ! —, ou
plutôt de masque. Derrière le généreux camouflage, on retrouve la
volonté impérialiste, tendue cette fois vers la domination du monde
oriental.

1° La liberté surveillée. La première guerre macédonienne


(210-205), provoquée par la pénétration romaine en Illyrie en 225,
aboutit, après la victoire de Rome sur Philippe V, à un partage de cette
zone disputée. Par la seconde guerre macédonienne (200-197), ache-
vée par la défaite dn roi à Cynoscéphales, Rome libère les cités grec-
ques et l'Asie (Pergame), rouvre les détroits au profit de Rhodes. En
196, Flamininus proclame solennellement aux Grands Jeux Isthmi-
ques « la liberté des Grecs d'Europe et d'Asie », et Rome, non sans
avoir contraint les ligues grecques à la fidélité, quitte la Grèce en 194,
mais pour y revenir dès 192 livrer la guerre de Syrie (192-188) contre
Antiochus III. La paix d'Apamée (188) contraint ce dernier d'évacuer
l'Asie Mineure au profit de Pergame et de Rhodes. Le butin ramené est
immense, et la puissance de la ligue Etolienne est anéantie.

2° La liberté écrasée. La troisième guerre macédonienne (171-167)


sonne le glas de l'indépendance. La victoire à Pydna (168) sur Persée
dépèce ses Etats. Çuatre districts y sont découpés dans un état d'isole-
ment total : ni commerce ni mariage ne seront tolérés de l'un à l'autre.
L'Epire, soumise au pillage, est vidée de ses forces : en une seule jour-
née, 150 000 individus passent de la liberté à la servitude (population
civique mâle à Rome : 310 000 environ). L'ancien royaume de Macé-
doine sera converti en province en 148.
Une fois la puissance macédonienne neutralisée, les libertés tom-
bent l'une après l'autre. Rome ouvre un port franc à Délos pour ruiner
Rhodes, place financière et commerciale de l'Orient ; les revenus an-
nuels du port tombent d'un million à 150 000 drachmes. La ligue
Achaïenne est démantelée et mille otages, dont Polybe (fils d'un stra-
tège de la ligue), sont embarqués pour Rome. Leur retour en 150 ré-
veilla les vieux démons. Corinthe, contrairement à ses obligations
d'obéissance rigoureuse à Rome, engage une nouvelle lutte contre
Sparte. Les armées achaïennes sont dispersées. Le Sénat ordonne de
raser Corinthe, répétant, la même année (146), le génocide de Carthagc-
La Béotie est réduite en partie à la condition d'ager publicus, la plupart
des cités grecques (sauf Athènes, Sparte et Delphes) sont frappées d'un
tribut. L'organisation de la province d'Achaïe peut être retardée (elle
date de 27 av. J.-C.) : elle ne changera rien.
LA CITÉ RÉPUBLICAINE (DE 509 À 150 AV. J.-C.) 223

3" L'annexion de l'Asie. En 133, le roi Attale III, vassal de Rome,


lègue au peuple romain ses Etats « afin qu'il protège leur indépen-
dance^. Rome accepte le legs, mais créé la province d'Asie en 129 : le
légataire universel pensait ne pas avoir trahi les intentions du dispo-
sant !
Polybe (31, 10) en dégage la leçon : « telle est la politique ordinaire
de Rome : elle tire habilement parti des fautes des autres peuples pour
étendre et renforcer sa propre domination, et cependant elle procède
avec une telle adresse qu'elle paraît en être la bienfaitrice et en obtient
encore des remerciements ».

[cl LES MOBILES DE LA GUERRE :


LA FIDES ET LE PROFIT

a
) Pro soluté et pro fide 0 Deux siècles de guerres ininterrompues
n'ont pas affecté la bonne conscience romaine : « Rome ne prit jamais
les armes que pour assurer sa défense (pro sulute) et venir au secours
de ses alliés injustement agressés (pro fide) ». Laelius (dans le de Rep.
de Cicéron, 3, 34) reflète le point de vue officiel. Il mérite beaucoup
d'égard. De fait, le rituel de la déclaration de guerre — et les Romains,
Juristes, l'ont observé avec le plus grand scrupule — voulait, pour que
lu guerre fût juste (belluni justum), qu'elle ne fût jamais initiative hos-
dle, mais demande de réparation. Selon le point de vue romain, il ne
Peut y avoir que des guerres de récupération. Le Sénat s'y est employé
avec une habileté remarquable : relations d'alliance, établies en de vé-
r
c
dables pièges, pour qu'une guerre extérieure atteigne Rome par rico-
uet ; politique d'encerclement, qui contraint l'adversaire à engager les
'■o m bats ; interprétation tendancieuse des traités ... Le résultat : l'anna-
ustique présente Rome en état de légitime défense, menant en perma-
Uence une lutte de sauvegarde. Le plus étrange est que l'historiogra-
Phie moderne dominante ait, depuis Mommsen, préféré cette vision
Purtisane à l'analyse infiniment plus lucide de Polybe.

^ Le butin et la gloire 0 II reste donc à expliquer ce qui, au fond,


jjutraîna Rome à soutenir l'effort démesuré d'une guerre sur tous les
^nts, dont la permanence a pu être qualifiée de pathologique
v" - Harris).
, 1° Praeda. L'attrait du butin (praedd) est indéniable. Tous y ont
eur part. \JEtat, qui encaisse les indemnités de guerre et rafle les
.(ésors orientaux : l'or asiatique rapporté en 187 par le consul Manlins
j^dso éponge la dette colossale (vingt-cinq années de solde !) que l'Etat
j Vait contractée envers les particuliers pendant la guerre d'Hannibal.
es
magistrats, qui arrondissent leur fortune et tirent du butin des

[e f En 155 )e roi (|e Cyrène, Ptolémée Evergète léguait à Rome son royaume pour
011 11 nlourra
femnet l'amitié de Romeit sanspour
héritier. Dans
qu'elle l'extraordinaire
protège document
ses possessions conservé,auledroit
conformément roi s'en
Cf
u
P''a n" 239.
w*m m

224 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

œuvres de générosité publique (à mi-chemin entre propagande et obli-


gation) : le destructeur de Corinthe, L. Mummius, consul de 146 et
fortune faite, orne toute l'Italie de monuments commémoratifs de son
haut fait. Les soldats enfin, pour qui guerre et pillage ne font qu'un. On
comprend que jamais les comices n'aient refusé de voter une déclara-
tion de guerre. A une exception près ; en 171 pour la guerre de Macé-
doine ; mais les volontaires se sont précipités en masse à l'appel. Plus
le recrutement déclinera socialement (jusqu'à la fin du 2e s. seuls les
possédants, les adsidui, capables de s'armer, sont enrôlés), plus la ten-
dance au pillage s'accentuera. Sans oublier enfin tous ceux qui vivent
de la guerre (fabriques d'armement, fournisseurs aux armées ...).
2" Cupido gloriae. Mais la guerre n'apporte pas que des profils ma-
tériels. Elle est indispensable à la gloire des aristocrates qui placent
dans les succès militaires la condition d'une brillante carrière politi-
que. Le magistrat est avant tout un chef : ce n'est pas la science du
droit ni l'apprentissage de la philosophie qui forme l'homme d'Etat,
mais les campagnes militaires répétées : imperator et non orator. Les
surnoms commémorent les faits d'armes glorieux (Calenus, de Calés ;
Messala, de Messine ; l'Africain) et le monnayage les diffuse. C'est là
un trait spécifique de la mentalité aristocratique romaine. Elle entre-
tient le bellicisme. 3
3° Maiestas populi Romani. La volonté de puissance est un des ca-
ractères profonds de la mentalité collective romaine. Les prières les
plus solennelles ne demandent pas des dieux la paix dans des frontiè-
res sûres, mais leur dépassement dans une aspiration à la domination.
Les censeurs, conscience morale de l'Etat, closent chaque lustre en
« suppliant les dieux immortels de rendre plus fort et plus vaste l'Etat »
(ut populi Romani res meliores amplioresque facerent). Depuis le 4e s.,
tous les cent ans, on sacrifie, lors des Jeux Séculaires, à tous les dieux
de la Cité pour qu'ils « daignent accroître dans la guerre comme dans
la paix la puissance (imperium) et la supériorité (maiestas) du peuple
romain », en ajoutant à l'adresse des Alliés ; « et que le Latin (symbole
de l'Allié) obéisse toujours ». L'expansionnisme est béni des dieux.

§2
L'ORGANISATION DES CONQUÊTES

A LES SOLUTIONS ITALIENNES

La confiscation de l'autonomie connaît des degrés. Selon les situa-


tions locales, tantôt Rome annexe, en incorporant dans la citoyenneté
romaine, tantôt elle fédère, au sein d'une alliance placée sous sa supé'
riorile. Une diversité de statuts qui, dans les deux hypothèses, canali-
sent vers Rome l'énergie de la cité vaincue.
LA CITÉ RÉPUBLICAINE (DE 509 À 150 AV. J.-C.) 225

3) L'ANNEXION OU LE SYSTÈME MUNICIPAL

Citoyenneté complète et citoyenneté sans suffrage 0 Les régions


géographiquement et culturellement les plus proches de Rome ont ac-
cédé immédiatement à la citoyenneté romaine complète : c'est le cas
des cités du Latium. Leurs habitants combattront dans les légions, uti-
liseront, s'ils le souhaitent, le droit privé romain, pourront briguer les
magistratures et entrer au Sénat. Les assemblées du peuple romain
leur sont ouvertes ; le territoire de ces cités est réparti entre les tribus
rustiques romaines. Les cités culturellement plus éloignées des tradi-
lions romaines (la Campanie ; le territoire des Volsques, des Sabins :
cf- cartes I et II) entrent, en revanche, dans la « citoyenneté romaine
sans suffrage » : ce sont des citoyens romains, mais sans les droits po-
litiques. Cette forme seconde de citoyenneté doit être comprise comme
une étape transitoire ; Rome ménage une phase d'assimilation, qui dé-
bouchera selon un rythme très variable (un demi-siècle pour les Sa-
bins, un siècle et demi pour les Volsques et la Campanie) sur la ci-
toyenneté complète.
Mais dans les deux cas, la conquête ne brise pas les organisations
Politiques locales. Telle est l'originalité du système municipal.

Ce municipe romain 0 Tout ce qui permit à la cité indigène de


vivre sa souveraineté avant la conquête est maintenu après l'an-
nexion : magistrats, sénat, assemblée, langue, justice et droit. En dépit
u une conversion radicale. Car, en devenant un « municipe », la cité
indigène disparaît de l'ordre international ; elle abdique sa citoyenneté
(oelle de Rome s'impose sans cumul possible) ; elle est ravalée au ni-
veau d'un élément de l'ordre interne romain. Le système est tolérant :
u ménage les sensibilités locales. 11 présente surtout bien des avanta-
ges pour Rome, puisqu'il la libère du poids d'une organisation admi-
Uistrative qu'elle aurait dû, sinon, mettre sur pied à grand renfort de
ibagistrats. D'où ces brusques annexions de très vastes territoires, sans
ttenaces pour l'équilibre de la Cité.
Mais ce système pouvait présenter des inconvénients. Une autono-
0116
si bien entretenue ne ferait-elle pas échec, à la longue, à la volonté
Permanente d'assimiler en profondeur ? Deux nouvelles atteintes à la
souveraineté déchue y répondent. Toutes deux ne concernent que les
t^micipes de citoyens sans suffrage, les plus éloignés de Rome. Des
^Putations massives de territoire ont été décidées lors de l'annexion ;
t les profiteront à des migrants venus de Rome. Leur installation au
mur du municipe conduira à sa romanisation. De plus, des délégués
11
Préteur (les « préfets pour dire le droit ») seront envoyés chaque
J/mée à partir de 318 organiser une justice itinérante. Cette juridiction
"mai,ne s'adresse avant tout aux immigrés ; mais, de proche en pro-
, e, s'étendant à l'ensemble du municipe, elle sera un facteur décisif
ae
fusion.
f
Jo r r
i m'germe municipal : les préfectures 0 Tout le pays annexé n'est
j us territoire municipal. En Italie centrale, le long de l'Adriatique, sur
8
anciennes possessions gauloises se sont installés des citoyens de
nniim

226 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

Rome partageant l'exploitation dn sol avec des indigènes intégrés dans


la citoyenneté romaine (cf. carte IV). Ici, Rome s'efforcera de greffer le
concept de municipe qu'aucune structure indigène (ignorant la cité)
ne préparait. L'œuvre, de très longue haleine, sera confiée à des pré-
fets juridictionnels, dans le cadre, chacun, d'une « préfecture» : rayon-
nant à partir de leur siège sur l'ensemble du district judiciaire, ils y
développeront, par leur compétence supérieure, la notion d'une auto-
rité centralisatrice. Deux, trois, ou même cinq siècles seront nécessai-
res. Mais ce sera partout un succès. Peu à peu, des municipes relaye-
ront les anciennes préfectures et le siège de nombreux évêchés
médiévaux rappelle cette greffe réussie de la civilisation urbaine.
I
b) LA FÉDÉRATION : LES ALLIÉS ET LES LATINS

Depuis la soumission de Tarente en 272, il n'y a plus en Italie de


peuple libre. Tout ce qui n'était pas devenu romain par annexion fut
contraint de se placer sous l'hégémonie (imperium) de Rome par le
biais de la fédération. C'est le cas des « peuples alliés » et des « colonies
latines ».

528 1° Les socii 0 A la différence des municipes, les alliés conservent les
symboles d'une personnalité de droit international : citoyenneté indi-
gène, droit de frapper monnaie (mais selon un aloi que Rome contrôle
et maintient déprécié), justice souveraine et droit privé dont la spéci-
ficité est en principe respectée. Mais, entrés dans ce que Rome appel-
lera avec trop de dissimulation son « alliance » (ou societas ; d'où les
alliés, ou socii), ces peuples sont devenus des Etats-clients. Ils suppor-
tent des obligations perpétuelles et unilatérales d'obéissance, de con-
tribution militaire et d'aide financière fixées par le traité qui a cou-
ronné leur défaite.
Ce traité imposé à chaque vaincu — selon la technique du face à
face qui assure au vainqueur la prépondérance — l'oblige à « respecter
et soutenir la supériorité (maiestas) du peuple romain ». D'oii une obli-
gation, passive, de soumission : le fédéré renonce aux relations inter-
nationales. D'où, aussi, une obligation positive d'aide : à cette fin, le
Sénat se fait remettre par les cités fédérées le descriptif complet de
leurs forces mobilisables (total des adultes mâles) et fixe librement,
sur la base de ce document (la. formula togatonimy, la taille des con-
tingents envoyés chaque année au combat. On a tenté de chiffrer cette
contribution massive et régulière à l'effort de guerre romain : si,
en moyenne et chaque année, 60 000 Romains sont enrôlés (sur
300 000 mobilisables), les Alliés, Latins non compris, fournissent entre
80 000 et 100 000 hommes (pour un total de 400 000 mobilisables)2. Le

1. logati : littéralement « porteurs de toges ». Qualifie les Italiens, culturellement as-


similés aux Romains, par opposition aux barbares.
2. Ces chiffres, valables pour la fin du V s., permettent d'estimer la population civiipi61
romaine (hommes, temraes, enfants) à près d'un million ; pour les socii : 1,8 million. O'
ajoutera les habitants des colonies latines : 130 000 mobilisables, soit une population libre
de 430 000 individus. Au total, cela fait pour l'Italie, vers 223, 3 millions de personnes
libres. La population servile, à la même époque, tournait autour de 2 millions d'individus.
LA CITÉ RÉPUBLICAINE (DE 509 À 150 AV. J,-C.) 227

poids de la guerre, on le voit, grève l'Italie plus que Rome. Pourtant


c'est à celle-ci que revient, à l'heure de la victoire, la totalité du butin.
A l'impôt du sang s'ajoutent des charges financières. Alors que les
citoyens romains, à partir de 167, se déchargent, sur le Trésor gonflé
par les conquêtes, du poids du tribut que payaient les citoyens mobili-
sables pour financer la solde des mobilisés,"les socii italiens resteront
soumis jusqu'au déclenchement de la Guerre Sociale1 (en 90, infra,
n0412) à cette imposition devenue inique, donc humiliante.
52Q
2° La colonie latine2 est une des découvertes les plus originales et
fécondes de l'esprit romain. Chacune des quelque vingt-cinq colonies,
égrenées de 334 à 184, est née sous la forme d'une fondation artifi-
cielle, au peuplement composite, romain pour moitié et formé pour le
reste d'alliés italiens et d'indigènes restés sur place. L'amalgame est
structuré selon l'idéologie romaine ; un couple de magistrats supé-
rieurs (consuls ou préteurs), un sénat, des assemblées populaires, tan-
dis que la distribution de lots de terre soigneusement inégaux (confis-
qués au peuple vaincu) jetait les bases d'une société hiérarchisée,
divisée en plusieurs classes censitaires ou degrés de fortune.
La vocation militaire de ces colonies (mission de pacification ; col-
laboration à l'impérialisme) est certaine', mais nullement exclusive.
Ces colonies tiendront un rôle décisif dans la romanisation de l'Italie.
Elles diffusent les institutions, la langue, le droit du centre du pouvoir.
Le droit d'immigration à Rome. Surtout, les colons latins serviront
L équilibre, toujours menacé, de la société romaine. Les liens entre la
Métropole et la cité latine restent très étroits : droit de contracter, d'une
cité à l'autre, des unions légitimes (conubium) ; faculté de recourir
r
Çciproquement au droit et aux tribunaux de chaque cité (commer-
ctum) ; droit, pour le Latin, en élisant domicile à Rome, d'acquérir (s'il
est d'origine italienne) ou de retrouver (s'il est originaire de Rome) la
citoyenneté romaine. Ce droit de retour et d'émigration (lus migrandi)
es
t remarquable. Grâce à lui, des citoyens romains prolétaires, partis
cornme colons latins, reviendront enrichis (car les lots sont vastes) et
re
Peupleront les couches aisées de la population civique, les plus ex-
Posées à l'effort de la conquête. La colonisation latine a joué le rôle
o un réservoir permanent où la classe moyenne se renouvelle. Certes,
a
la longue, le flux vers Rome menaça le potentiel démographique des
^tés Latines. En 1804, Rome suspend le ius migrandi (ce qui fut com-
Pris comme une amère vexation) et le remplace, très partiellement,
Par un privilège nouveau. Les anciens magistrats des colonies latines

u Sociale ; de Socii. C'est la « Guerre des Alliés » contre Rome.


2
ti - Pourquoi Latine? Aucun rapport, par la géographie ou le peuplement, avec le La-
tonrii ar se nTère à un statut : celui qui caractérisait les anciennes colonies fédérales
la i 0nieP ell,0lne et la ligue latine. Marqué par des liens étroits entre les métropoles et
Par fondées
latimes qui seront un
peuplement
après 334hétérogène,
et par Romeceseule.
statut servit de modèle aux colonies
' Mêmes obligations que les socii.
chs a colonisation latine s'arrête brusquement après 184. On y verra le souci de la
geante de ne plus lnisser écha er à 80,1
flsqué PP monopole les riches territoires con-
228 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

reçoivent en prime la citoyenneté romaine : l'élite locale fut ainsi captée


par Rome. Ce privilège latin restera, sous l'Empire, la caractéristique
des municipes latins. Ceux-ci, sur une vaste échelle, prolongeront dans
les provinces l'esprit de la colonisation latine (infra, n0 481).

B LES SOLUTIONS PROVINCIALES

Le protectorat, dans son infinie variété, est la forme la plus souple


de la domination extra-italique. Mais la solution, provisoire, débouche
ordinairement sur l'annexion ; rapidement, le territoire est déchu de
sa souveraineté. Il est alors transformé en « province ».

a) Le PROTECTORAT ET LA DÉCLARATION DE LIBERTÉ

330 Les Etats-clients 0 Toutes les nuances s'y découvrent. Parfois — mais
c'est l'exception — un traité établit sur la base de l'indépendance et de
la réciprocité des relations d'amitié : pas de trace d'hégémonie dans ce
cas privilégié. Plus souvent le traité est inégal : il contraint l'Etat défait
à reconnaître la toute-puissance (imperium) et la supériorité (maies-
tas) de l'Etat romain ; à la différence, toutefois, des socii italiens, ce
n'est qu'en cas d'urgence que des troupes d'appoint seront exigées.
Plus fréquemment encore, Rome évite de se lier par une convention
même inégale ; elle se contente d'affirmer par une déclaration unilaté-
rale (donc révocable) la liberté de la cité ou du royaume vaincu. En ce
cas, l'immunité fiscale est parfois concédée (certaines cités sicilien-
nes ; les cités grecques solennellement reconnues libres en 196) ; mais
en d'autres occasions le paiement d'un lourd tribut est décidé (la Ma-
cédoine, entre sa conquête en 168 et sa conversion en province en
146).
Dans toutes les hypothèses, libre et fédéré, libre et exempté de tri-
but ou libre et tributaire, l'Etat-client est abandonné au bon vouloir de
Rome. Tôt ou tard, la liberté tolérée s'effacera devant la rigueur de
l'annexion provinciale.

b) Le système provincial

331 1" La lex provinciae 0 Dès les opérations militaires achevées, le Sé-
nat confie au magistrat victorieux, assisté d'une commission sénato-
riale, le soin de rédiger le statut de la nouvelle province. La charte
octroyée par le magistrat (sous la forme d'une lex data : elle n'est pas
votée par le peuple) fixe les frontières de la province ; elle précise la
condition du sol et son règlement fiscal ; elle réorganise le territoire
sous 1 autorité du gouverneur après la suppression du pouvoir indi-
gène. Si l'on s'en tient aux traits permanents du système tel qu'il fut
imaginé à partir de la première expérience provinciale (Sicile, 241), on
constate qu'il se ramène à une double confiscation : des ressources
locales, d'une part ; du gouvernement indigène, de l'autre.
LA CITÉ RÉPUBLICAINE (DE 509 À 1 50 AV. J.-C.) 229

2" L'exploitation des ressources 0 La totalité du sol conquis n'est pas


confisquée par Rome. Une partie du sol est convertie en ager publicus
(propriété du peuple romain) : il s'agit des propriétés personnelles des
monarques locaux (Macédoine) et des territoires des cités les plus re-
belles à l'autorité de Rome (Sardaigne ; Corinthe ; l'Afrique en totalité,
sauf sept cités). Ces terres sont louées par les censeurs, contre un droit
fixe ou vectigal, à des particuliers, Romains et indigènes. Pour le reste,
la propriété indigène est respectée : mais elle doit officiellement recon-
naître la domination de Rome. D'où l'obligation qui la frappe, tantôt de
verser la dîme des récoltes (en Sicile, où Rome maintient le principe
d'exploitation syracusain et punique ; en Asie), tantôt de payer nn im-
pôt foncier fixe, le stipendium (Espagne ; Achaïe). S'y ajoutent la con-
fiscation des trésors, l'exploitation des mines (en Espagne ; en Macé-
doine, où elles sont rouvertes après une fermeture théâtrale, destinée
a
donner au monde une leçon de conquête ... désintéressée), la per-
ception d'impôts indirects (douanes, droits portuaires, auxquels échap-
pent Romains et Italiens), les droits de réquisition, onéreux et vexatoi-
res, que le gouverneur et sa suite infligent sur leur passage. Les prêts
a des taux usuraires que les cités, écrasées de dettes, sont contraintes
de solliciter des banquiers romains augmentent la ponction monétaire.
Les profits, énormes, affluent à Rome et vident les provinces. Le
Monnayage d'argent apparaît en 215 ; en 167, on l'a vu, les citoyens ne
Payent plus le tributum pluriséculaire. A partir de 184 une fièvre de
c
onstruction ouvre chantier sur chantier : pont en pierre sur le Tibre,
aqueducs, multiples basiliques à Rome ; construction des grandes rou-
tes consulaires à travers l'Italie. Le latifondisme, nourri à'ager publicus
^ de main-d'œuvre servile à bas prix, gagne l'Afrique. Partout les
fiommes d'affaires romano-italiens (negotiatores) étendent leurs ré-
seaux et canalisent vers Rome argent, esclaves, artistes et œuvres
dart.
Pourtant, point de tentative pour annexer les individus. Ils restent
des étrangers, des pérégrins. Sans l'amorce d'une volonté de romani-
sation (elle se produira, mais comme un effet second de la conquête
a
Près une coexistence de plusieurs siècles), on les laisse vivre à leur
Sutse selon leurs propres lois. L'impérialisme n'a pas de vocation cul-
Ur
clle ; la mise en coupe réglée des ressources provinciales suffit à ses
ambitions.

% jo rr
un système de gouvernement colonial 0

1" Le choix du gouverneur. Muni des pleins pouvoirs, un magistrat


0
main « l'homme sur un signe de tête de qui toute la province a les
pux tournés » (Cicéron), représente en permanence et sur place l'au-
ortté du Sénat et du peuple romain. On élit d'abord des préteurs,
ajoutant aux deux préteurs (urbain et pérégrin) de l'ordre judiciaire,
mis l'oligarchie, soucieuse de limiter au cercle le plus étroit l'exercice
Al Pouvoir, ne tolère pas qu'ils se multiplient à l'infini. Une fois le
U 1 e, de six atteint, on recourut à la formule originale de la proroga-
u'"
n
d'imperium : sur avis du Sénat et vote des comices, un consul ou
Préteur, à sa sortie de charge, reçoit une prolongation de son impe-
230 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

rium et part, proconsul ou propréteur, à la tête de la province que le


Sénat ou le tirage au sort lui affecte.
Le système présente des avantages certains. Entre les mains d'une
classe politique très fermée, le gouvernement provincial a connu une
remarquable cohérence. Mobiles (en principe un an ; en fait deux ans
en moyenne) et dociles jusqu'à la fin du 2e s., les pro-magistrats n'ont
pas fondé de dynasties provinciales ni fait naître de poussées séces-
sionnistes. Mais, inversement, ces magistrats formés au service du gou-
vernement central n'étaient nullement préparés à comprendre les ori-
ginalités indigènes ; et leur mission était trop brève pour une œuvre
en profondeur. Le gouverneur ne pouvait, en quelques mois, qu'assu-
rer les rentrées fiscales et apporter à l'œuvre collective de l'édit pro-
vincial ses découvertes personnelles.

2" Ses pouvoirs. Dans la province, il n'a de comptes à rendre à


personne. Sous réserve des privilèges reconnus par la lex provinciae
(liberté et immunité de certaines cités), ses pouvoirs dépassent ceux
d'un consul en Italie ou à Rome. Il ignore les limites de la collégialité,
échappe à Vintercessio tribunicienne, bute seulement sur le droit, pour
tout citoyen romain, d'opposer à ses mesures de coercition la provoca-
tio ad populum (étendue en 195 par les leges Porcine aux citoyens des
provinces). Son imperium, proconsulaire ou proprétorien selon les cas,
civil et militaire à la fois, lui ouvre une triple activité. La pacification
de la province, souvent très laborieuse : conduite pourtant avec la bru-
talité la plus décidée, elle se prolongea en Espagne pendant trois
quarts de siècle. La haute main sur la fiscalité: perception des taxes,
contentieux, rapports (et souvent collusion) avec les sociétés fermières
chargées de la collecte (sociétés de publicains •— infra, n0 386). L'orga-
nisation de la justice pour tout le territoire ; le gouverneur est le juge
ordinaire des citoyens romains ; mais il tranche aussi les litiges mixtes
romains / pérégrins, et veille à ce que la justice locale, pérégrine, soit
rendue sans abus (conflits de juridiction indigènes). Dans cette œuvre,
essentielle, qui conduit le gouverneur à tenir périodiquement des as-
sises à travers sa province, il s'appuie sur son « édit » proclamé lors de
son entrée en charge (édit provincial). Il y annonce (à l'exemple des
préteurs de Rome) les droits dont il assurera la sanction pendant la
durée de sa fonction {infra, nos 492 et s.).
Dans ces tâches écrasantes, le pro-magistrat se fait aider. Par des
légats (sénateurs) ; par un questeur (ou deux), son adjoint direct par-
ticulièrement chargé de la comptabilité provinciale ; par un conseil
(consilium) où amis, familiers, experts et affranchis l'éclairent de leurs
avis.

3" Soumis ù quels contrôles ? En principe, ils existent. Réguliers, de-


vant le Sénat qui exige des rapports écrits et une reddition des comptes
en fin d'exercice. Exceptionnels, par le biais d'accusations mi-
criminelles mi-politiques, lancées par les victimes, les provinciaux as-
sistés de patrons romains. Ces accusations sont portées soit devant le
Sénat, soit devant un jury spécial (formé toujours de sénateurs). Par-
fois, à l'initiative d'un tribun de la plèbe, un procès criminel est orga-
nisé devant les comices centuriates.
LA CITÉ RÉPUBLICAINE (DE 509 À 150 AV. J.-C.) 231

En réalité, contrôles et sanctions sont parfaitement illusoires. Ac-


quittements scandaleux, dénis de justice flagrants, comédie de l'exil
(aux portes de Rome !) qui permet aux accusés d'esquiver une peine
imminente (cf. Liv. 43, 2) : la parodie de justice tourne à la farce. La
classe sénatoriale, complice (les gouverneurs en font partie), ne cher-
che pas à moraliser les commandements coloniaux, véritable fléau
pour les provinciaux. Extorsions et exactions, mépris des droits indi-
viduels des provinciaux, détournements de fonds, abus d'autorité. Ser-
vant la République pour se servir, le pro-magistrat ne recule devant
rien pour renflouer ses caisses et tirer de la province les conditions
d'un avenir politique brillant et donc coûteux. Dans le crescendo de la
corruption, du 2e au 1er s., Verrès est l'artisan le plus appliqué — mais
non le seul. L'administration des provinces est le chapitre le plus som-
bre de l'histoire romaine.
Pour sauver le système, le Sénat accepta sur le tard d'en reconnaî-
tre les abus. En 149 est votée, sur proposition d'un tribun, la lex Cal-
purnia. Elle crée un tribunal criminel permanent, juge des malversa-
tions commises par les gouverneurs. Mais les jurés de ce « Tribunal
des Reprises » (ou quaestio de repetundis) placé sous la présidence du
Préteur pérégrin, étaient ... sénateurs. Des sentences, d'une amoralité
édifiante, prouvent la vanité d'une réforme qui n'attaquait pas le mal
à sa racine. Il faut attendre les coups révolutionnaires portés par les
Gracques contre la juridiction sénatoriale pour constater, provisoire-
ment, un changement.

§3
LE POUVOIR ET L'ARGENT :
SÉNATEURS ET CHEVALIERS ;
LA NOBILITAS

La conquête comble l'aristocratie : de profits et de prestige. Des


transformations profondes en découlent. Les classes dirigeantes, con-
'oiuhies dans le partage du pouvoir et de la fortune, se scindent à partir
«e la fin du 3e s. en deux branches, bientôt deux ordres — et, sous
rEmpire, deux classes — : les sénateurs d'une part, les chevaliers de
"autre, tandis qu'une minorité, dite nobilitas, accapare le haut gouver-
n
ement de la République.

[A] SÉNATEURS ET CHEVALIERS

'L Les équités : des cavaliers aux chevaliers 0 L'ordre équestre


trouve son origine lointaine dans la structure censitaire de la Cité et
cl e
, l'armée. Dès les réformes de Servius Tullius, un groupe de cavaliers
s isole ; c'est le noyau des plus riches, capables d'entretenir l'équipe-
ment onéreux du service «i cheval. Mais l'entrée dans ce groupe fermé
232 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

v est aussi une distinction recherchée : sous la République, à chaque


^ lustre, le censeur dresse la liste des 1800 cavaliers, les plus riches et
les plus honorables des citoyens. Ils forment les 18 centuries équestres
— elles représentent les 18 premières unités de vote dans les comices
centuriates. Avec le temps, la fonction militaire, sans disparaître, passe
au second plan : après les campagnes réglementaires (elles durent dix
ans en principe), le cavalier n'abandonne plus l'insigne de sa dignité
(le « cheval public ») ; il garde son titre et se maintient dans l'ordre.
Avec la permanence viagère de l'honneur, on passe du cavalier au che-
valier. L'hérédité s'y ajoute au début du 2e s.
Pendant la première moitié de la République, la classe politique,
c'est-à-dire les membres du Sénat et de la nobilitas, forme une partie
intégrante du groupe des chevaliers. Non parce qu'une qualification
censitaire est requise pour entrer au Sénat ou gérer une magistrature,
mais simplement parce que le pouvoir implique la fortune. Ainsi, au
3e s. encore, les sénateurs et leurs familles sont tous membres du
groupe plus large des chevaliers ; ils votent dans les centuries éques-
tres. Le pouvoir et la fortune sont entre les mêmes mains.

335 b) La lex Claudia sur la dignité sénatoriale (218) 0 A partir de la


fin du 3e s. le flot des richesses italiennes et provinciales atteint la
classe dirigeante. Il inquiète les plus clairvoyants, convaincus que la
cohésion de la classe politique et sa morale traditionnelle se briseront
devant la tentation de fortunes mobilières démesurées. Aussi un plé-
5o biscite d'importance décisive (proposé par un certain Q. Claudius)
vS est-il voté en 218, contre l'opposition du Sénat, à l'initiative du consul
C. Flaminius, « homme nouveau », mais pénétré de l'idéal aristocrati-
que traditionnel. Ce texte interdit aux sénateurs et à leurs descendants
toute activité ayant pour but le profit.
— « Les sénateurs et leurs enfants ne posséderont pas de navires
jaugeant plus de 300 amphores » : c'est les contraindre à limiter le rap-
port de leurs propriétés foncières ; c'est en empêcher la commerciali-
sation poussée. La terre doit être source d'auto-subsistance et non d'in-
vestissement lucratif excessif. Mais, du même coup, en limitant à une
taille modeste la « flotte » des sénateurs, on fermait à la classe politique
le trafic avec les provinces et l'investissement dans la production in-
dustrielle (céramique, par exemple ; culture lointaine de l'olive ...),
dont l'écoulement implique la possession de navires d'un tonnage su-
périeur.
De même, le trafic de l'argent, la banque professionnelle, le né-
goce, considérés comme indignes d'un sénateur, sont proscrits : ce qui,
inversement, signifie que l'on interdit à ceux qui pratiquent ces activi-
tés profitables, mais dépréciées, l'accès aux magistratures.
— Enfin, par la force des choses, les sénateurs ne pourront parti-
ciper a 1 adjudication publique des dépenses et des recettes de l'Etat.

1. Il ny a pas de cens équestre fixe avant le début du 2l's. av. J.-C. Son minimum
tarde sera alors fixé à 400 000 sesterces (ou un million d'as), soit dix fois le cens mini-
mum exigé pour la première classe des comices.
LA CITE REPUBLICAINE (DE 509 A 150 AV. J.-C.) 233

Soucieux de limiter au plus strict minimum le personnel de l'Etat, le


gouvernement confiait à de puissants groupes financiers particuliers
l'exécution des travaux publics, la perception des impôts, l'exploitation
des mines, les fournitures aux armées ... L'exécution de ces marchés
publics, soumissionnés par le plus offrant, était la source d'énormes
profits. Or le Sénat était chargé de contrôler l'exécution de ces contrats
rédigés par les censeurs : les sénateurs ne pouvaient être à la fois juge
et partie. Ils durent laisser à d'autres, aux chevaliers non sénateurs, aux
fameux publicains (de publica, marchés publics) (infra, n"386), les
recettes colossales soutirées, par ce moyen, du sol provincial.
De la sorte « le Sénat ne serait jamais une oligarchie marchande.
On le condamnait à vivre de la terre, ou plutôt de la politique » (Cl.
Nicolet).

c) L'alternative : sénateur ou chevalier 0 La lex Claudia n'a pas posé


J incompatibilité des deux groupes, les sénateurs et les chevaliers. Les
sénateurs restent des chevaliers. Mais, au sein des chevaliers, le fossé
s est élargi : entre, d'une part, les chevaliers-sénateurs qui ont choisi
Pour eux et leurs enfants la carrière politique et renoncent à toute
fortune qui ne soit pas foncière ou politique (les commandements pro-
vinciaux) ; et, de l'autre, les chevaliers qui, non tentés par la gestion de
l'Etat, préfèrent les affaires et n'entreront pas au Sénat. Un clivage so-
cial, économique, politique, nouveau, s'instaure au sein de l'aristocra-
tie. Sous l'effet direct de la conquête.
11 n'est d'abord question que d'un choix personnel : la génération
suivante peut remettre en cause la décision d'un chevalier d'entrer au
Sénat. Mais rapidement, le choix devient familial et des lignées se for-
tnent. L'hérédité de fait l'emporte au 2e s., où plus des trois quarts des
sénateurs sont fils ou petit-fils de sénateurs. La rivalité entre le cercle
ne la politique et celui des affaires s'accroît au milieu du 2e s. Le point
uc non-retour est atteint en 129. Pour des mobiles politiques {infra,
11
a
404), la rupture est consommée entre les deux ordres : en entrant
u Sénat, le sénateur doit « rendre son cheval public ». La dignité séna-
toriale n'est plus compatible avec la qualité de chevalier. Cette date mar-
que le début d'un conflit très vif, sur lequel on reviendra.
La loi Claudia souleva contre son auteur (mort l'année suivante à
J
trasimène) la violence haineuse du Sénat. Mais les sénateurs n'osè-
,cnt pas rapporter une mesure dont ils avaient senti, au fond, qu'elle
e
tait nécessaire.

[F] LA IMOBILITAS
— OU L'OLIGARCHIE AU POUVOIR

, L'impérialisme, à Athènes, avait exalté la puissance du démos. A


mme, la conquête eut un effet politique à peu près inverse. A part une
^ntative éphémère, la République adulte confirme jusqu'à l'exaspéra-
l0
n la concentration oligarchique du pouvoir.
234 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

a) L'OUVERTURE DÉMOCRATIQUE d'Appius Claudius (312-304)

337 Le célèbre censeur de 312 cherche à transplanter à Rome des réformes


d'inspiration clisthénienne : tentative remarquable, car isolée. Il ré-
dige, en premier lieu, et fait promulguer par son scribe, le fils d'affran-
chi Cneus Flavius, une compilation rai sonnée des actions de la loi et du
calendrier judiciaire. Plus que les formules mêmes des actions (con-
nues depuis longtemps), il dévoile la capacité technique de s'en servir,
brisant d'un coup le monopole jalousement gardé du collège pontifical
(ouvert, on le sait, aux plébéiens peu après). L'œuvre, connue sous le
nom de tus Flavianum, marque l'éclosion d'un nouvelle science laïque
du droit. —•«—
La refonte^ de l'assemblée des tribus fut plus provocante. Jusque-là
les affranchis, dont le nombre croissait, étaient inscrits d'office dans
l'une des quatre tribus urbaines, en surnombre au milieu des prolétai-
res et gens sans feu ni lieu. En les excluant des tribus rustiques (au
nombre de 27 en 312 ; le total définitif de 31 sera atteint en 241), la
coutume constitutionnelle réduisait à rien les droits politiques qui sa-
luaient l'entrée de ces anciens esclaves dans la liberté et la citoyen-
neté. Mais Appius bouleverse ce soigneux « équilibre » en ouvrant tou-
tes les tribus aux affranchis. L'oligarchie des sénateurs et leurs troupes
de clients, maîtresses des tribus rustiques, en subirent un rude coup.
Dans le même esprit, le grand patricien démocrate fait entrer au
Sénat des fils d'affranchis — dont Cn. Flavius, que la faveur populaire
avait élu tribun de la plèbe —. Il retire à de vieilles familles leurs cultes
gentilices et les rend publics, car l'intérêt de l'Etat était d'en confier le
soin au peuple. Il favorise la littérature populaire (influence certaine
de la Grande-Grèce), ses jeux scéniques et ses mimes qui annoncent,
un siècle à l'avance, le théâtre de Plaute.
Mais, dès 304, ces innovations sont refoulées. Les affranchis rejoi-
gnent les tribus urbaines et le Sénat se referme devant les fils d'affran-
chis. Appius n'eut pas d'émules. Sur la terre de Rome, le germe de la
démocratie ne prit pas. La nobilitas s'empara du pouvoir sans partage.

b) L'ARISTOCRATIE DES CONSULAIRES : LA NOBILITAS

338 1" Définition 0 La nobilitas n'est pas une noblesse de sang, ni une
institution juridique. C'est une réalité sociale, extrêmement puissante,
formée du cercle très restreint des familles dont un membre a exercé le
consulat.
La nobilitas se forme au début du 3e s. La conquête de l'Italie a
révélé le talent des consuls plébéiens : en s'illustrant, ils ont fait leurs
preuves et les consuls patriciens les admettent sur un pied d'égalité. R
se forme alors entre ces familles consulaires longtemps rivales un es-
prit de connivence. Elles pratiquent l'union sacrée : s'estimant seules
capables de conduire l'Etat, leur ligne de conduite sera de réserver le
consulat a leurs seuls membres. C'est la répétition dn monopole patri-
cien, mais avec une différence. Alors que le patriciat s'était forgé une
légitimité absolue, lui conférant, de droit, l'exclusivité du consulat, la
nobilitas, officiellement, n'affirme aucun droit au pouvoir. Mais, en
LA CITÉ RÉPUBLICAINE (DE 509 À 150 AV. J.-C.) 235

fait, elle s'efforce par tous les moyens d'en bloquer l'accès. On définira
donc la nobilitas comme Varistocratie consulaire soudée par la recher-
che sans partage du pouvoir suprême.

2" Une réussite totale 0 Quelques dizaines de familles seulement (soit


0,05 % de la population) réussirent pendant trois siècles à occuper en
permanence le consulat. La tendance de l'évolution ne fut pas à l'as-
souplissement. Au contraire. Avec le temps (à partir du 2e s.) l'unité
devient de fer. Quelques chiffres : de 566 à 66, 15 consuls ne viennent
Pas de la nobilitas — ou, ayant percé, n'ont pas réussi à y maintenir
leurs descendants (phénomène encore relativement fréquent au 4e s.,
notamment pour des plébéiens). De 300 à 200, six familles ont possédé
a elles-seules 83 consulats ou dictatures. La gens des Claudii pouvait
se flatter d'avoir exercé 28 consulats, 5 dictatures et 7 censures. Enfin,
dernier chiffre brut : au 1er s., entre Sylla et César, 89 % des consuls
étaient de famille consulaire, contre 5 % seulement de famille préto-
rienne. Le dernier mot est à Salluste (1er s.) : « les nobles se transmet-
tent le consulat de la main à la main ».
Les intrus, si rares, sont les homines novi. Ce sont ceux qui, « sans
ancêtres », par des mérites hors du commun, ont franchi avec succès
Je barrage. Si rares, qu'ils sont tous connus : C. Flaminius (consul en
223, supra, n0 335 et infra, n0 378) ; M. Porcins Caton (consul en 195) ;
C. Marius (consul de 106 à 100) ; M. Tullius Cicéron (consul en 63).
Ces parvenus n'ébranleront ni ne menaceront la cohésion dLi groupe.
Au contraire : ils seront les plus zélés défenseurs de la tradition à la-
quelle ils ont été admis (Marius mis à part ; infra, no410).

Les éléments de sa puissance 0 Ils sont la raison de son succès.


Ctie puissance politique : la nobilitas domine le Sénat, où les consulai-
res sont les plus écoutés. Le groupe des nobles ne se confond pas avec
\ ordre sénatorial, plus vaste et plus ouvert. Mais, d'un groupe à l'autre,
d n'y a pas de rivalité. Des liens d'amitié, de parenté, de reconnais-
s
nnce, le désir permanent de tout sénateur d'imiter la conduite du
rio
ble assurent à l'aristocratie une autorité sans faille. C'est encore la
nobilitas qui gouverne les provinces (comme proconsuls), après avoir
décidé la conquête et l'avoir menée (comme consuls). Le prestige de
Ja victoire a rejailli sur elle. Le même bloc enfin domine les assem-
blées, contrôle les élections, veille au déroulement du cursus dont les
e
lapes sont nécessaires pour atteindre le pouvoir suprême.
Sa puissance financière est colossale : foncière, par le fait de la lex
Claudia, mais centuplée par les gouvernements provinciaux. Elle est
So
urce d'un train de vie princier.
, La nobilitas entretient de vastes clientèles et des relations d'amitié
étendues. L'assistance judiciaire, les conseils juridiques, les services
te
ndus comme magistrat ou grâce à des relations personnelles (re-
éoihxnandations) obligent (necessitudo) l'ami ou le client. Ils créent le
devoir sacré de gratitude. Ils gonflent la suite d'hommes libres qui, en
Privé ou en public, accompagnent le puissant. Ces liens de clientèle
^é.ignent des villes, des provinces, des peuples, des Etats entiers. Hé-
réditaires, ils s'enflent à chaque génération.
236 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

c) Une république oligarchique

341 Cette structure du pouvoir républicain est la clé de la réussite de Rome.


Son ascension rectiligne, la cohérence, la stabilité, la ténacité de sa
politique sont dues à un gouvernement resté pendant plus de deux
siècles entre les mains d'une même minorité, incarnant le même idéal.
1° La valeur de l'expérience. Ce groupe est la personnification de
Vexpérience. De génération en génération, la « noblesse » a transmis
Fart du gouvernement et Fa enseigné dès le plus jeune âge à ses fils.
Sans la contrainte d'une constitution écrite — puisqu'il n'y en eut ja-
mais à Rome — la conduite de l'Etat se fit conformément à la tradition
{mos maiorum), c'est-à-dire selon la sagesse recueillie par la nobilitas.
Pour cette raison, les Romains, plus que tous autres, recueillirent les
hauts faits (res gestaé) de leur passé, au point de les préférer à ces
récits mythologiques qui charmaient les Grecs.
2° Les vertus de la nobilitas. La leçon du passé exalte les vertus des
nobles : le dévouement à l'Etat (qfficiurn), la fierté de le servir et de
mériter la reconnaissance publique (honos). Plus les obligations seront
lourdes, plus grand sera l'honneur. Les inscriptions funéraires,
comme seul titre de gloire, rappellent les charges publiques, de même
que les masques des glorieux ancêtres sont conservés avec les insignes
de leurs pouvoirs. Poursuivre la carrière des honneurs ne doit pas être
pour le noble une source de vanité personnelle : en gérant les magis-
tratures à la suite de ses pères, il tient son rang (dignitas) et sert l'Etat.
A la différence d'Athènes, Rome ne connut pas ces décrets honorifi-
ques individuels dont les mérites, contestés, ont agité si passionnément
l'agora. Car le noble incarne l'Etat et s'identifie à lui. Sa propre gloire
est d'abord celle de son groupe (ou de son rang! et celle de la Cité.
D'où un prestige immense (auctoritas) et accepté .
3" L'oligarchie, garante de liberté et d'égalité. Cette conviction tient
à l'idée que les Romains se sont faite de la liberté : dans une société
hiérarchisée, disciplinée à l'extrême et donc inégalitaire, la liberté est
atteinte lorsque chacun reste à sa place. C'est une notion d'égalité géo-
métrique : les droits sont proportionnels aux charges, au talent et à la
fortune. Le concept grec d'isegoria est totalement intraduisible. La dé-
mocratie (ou égalité arithmétique) est, pour un Romain, anarchie. Elle
se condamne d'elle-même puisque, selon la réflexion romaine, les
Grecs ont perdu la liberté, alors que Rome, grâce à la nobilitas, domine
le monde.
Il y aura des gouvernements d'inspiration populaire (conduits par
des populares, infra, n" 394) ; mais s'ils veulent le pouvoir pour le peu-
ple, ce ne sera jamais directement par les assemblées du peuple (ces
leaders sont d'ailleurs de la plus authentique nobilitas). En crise à
partir du milieu du 2e s., Rome n'échappera pas aux guerres civiles :
mais aucune n'évoque la tension permanente (même si elle fut le plus
souvent latente) entre démocrates et oligarques, que connut Athènes.

1. Les profits considérables tirés de la politique n'entachent pas le code de la moralité


oligarchique. Ils sont encore un moyen, par la fortune, de tenir son rang.
LA CITE REPUBLICAINE (DE 509 A 150 AV. J.-C.) 237

La victoire de la plèbe sur le patriciat en 367 n'a pas abouti à une


ouverture populaire. La conquête, du 4e au 2° s., n'a pas davantage
profité au peuple. Politiquement, économiquement, la Cité est domi-
née, conduite par la nobilitas. Il faut constamment garder présente à
l'esprit cette réalité sociologique lorsque l'on démonte les institutions
de la cité républicaine. Il faut corriger l'illusion d'un pouvoir morcelé :
peuple, Sénat, magistrats, tous sont sous la dépendance de la nobilitas.

Bibliographie et lectures 0
I. — Royauté et fondation de la Ville : C. Ampolo dans Storia di
Roma (éd. A. Schiavone) I, Turin, 1988, p. 153-180, 203-240 ; A. Gran-
dazzi, La fondation de Rome, Paris, 1992 ; R. Thomsen, King Servius
Tullius, Copenhague, 1980 ; J.-C. Richard, Les origines de la plèbe ro-
maine, Paris, 1978 (fondamental : des origines à la naissance de la
plèbe) ; sur la clientèle : N. Rouland, Pouvoir politique et dépendance
personnelle dans l'ancienne Rome, Bruxelles, 1979 ; sur Vauspicium, il
faut connaître les vues très neuves d'A. Magdelain, Auspicia ad patres
rideunt, dans Hommages à J. Bayet, 1964, p. 427-473 = Jus, imperium,
auctoritas {Etudes de droit romain), Rome, 1990, p. 341-383. Sur la
Sens, base de la puissance patricienne, I. Hahn, The plebeians and clan
Society dans Oikumene i, 1976, p. 47-75.
La fondation de la Ville èt les Etrusques : J. Heurgon, La Vie quoti-
dienne chez les Etrusques, Paris, 1961 ; A. Magdelain, Le pomerium ar-
chaïque et le mundus, dans Rev. Etudes Latines 54, 1976, p. 71-109 (et
C
L Mél. Ecole française de Rome 89, 1977, p. 11-29) = Jus, imperium...
dt, p. 155-191 ; p. 209-228 ; M. Pallottino, dans Comptes rendus Acad.
Inscriptions 1976, p. 216-235.
II. — La mise en République : points de vue suggestifs (et discor-
dants) chez : A. Magdelain, Recherches sur Timperium. La loi curiate et
ms auspices d'investiture, Paris, 1968 ; P.-C. Ranouil, Recherches sur le
Patriciat, Paris, 1975 ; F. de Martino, Storia délia Costituzione ro-
niana l2, Naples, 1972 ; J. Heurgon, Rome et la Méditerranée occiden-
tale', Paris, 1993 (Nouvelle Clio) ; J.-C. Richard, ouvrage cité. Sur les
lois Valeriae Horatiae de 449, l'appel au peuple et la puissance tribu-
fdeienne, M. Humbert, dans Mél. Ecole française de Rome 100, 1988,
P- 431-503, et, sur le rôle joué par les tribuns de la plèbe dans l'émer-
8Çnce d'une justice politique populaire, Les procès criminels tribuni-
ciens, du 5e au 4e s. av. J.-C., dans Etudes dédiées à Hans Ankum, I,
Amsterdam, 1995, p. 159-176. Sur la loi des Xll Tables, pour complé-
ter
: G. Poma, Tra legislatori e tiranni, Problemi storici e storiografici
jnll'età delle XII Tavole, Bologne, 1984 ; A. Magdelain, Le ius archaïque
(1986)e = Jus, imperium... cit., p. 1-93 ; M. Humbert, La crise politique
an V siècle et la législation décemvirale, dans Crise et transformation
des sociétés ... de l'Italie antique, Rome, 1990, p. 263-287.
III. __ La conquête et la nobilitas : sur l'impérialisme, W. V. Marris,
^ar and Imperialism iq, Republican Rome (essentiel), Oxford, 1979;
Musti, Polibio e l'imperialismo romano, Naples, 1978 ; J.-L. Ferrary^
hilhellénisme
a et impérialisme, Rome, 1988 ; E. Gabba et G. Clemente'
ns Storia di Roma, cit., II, 1, (1990), p. 189-216 et 235-260. Pour les
238 LES iNSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

détails de la conquête extra-italique (Espagne, guerres puniques,


Orient, Afrique, Gaule ...), on se reportera au volume collectif (sous la
dir. de Cl. Nicolet), Rome et la conquête du monde méditerranéen II,
Paris, 1978 (Nouvelle Clio) ; pour l'organisation romaine de la con-
quête de l'Italie, M. Humbert, Municipium et civitas sine suffragio,
Rome, 1978. Sur la puissance de Rome après la conquête, P. Brunt,
Italian Manpower (225 B.C.-A.D. 14), Oxford, 1971 ; E.T. Salmon, The
making of roman Italy, Londres, 1982 et, pour les aspects économiques
et sociaux : J.M. David, La romanisation de l'Italie, Paris, 1994.
La nobilitas : E. Meyer, Rômischer Staat und Staatsgedanke4, Zu-
rich, 1975, p. 244-270 ; Cl. Nicolet, Les classes dirigeantes romaines sous
la République : ordre sénatorial et ordre équestre, dans Annales 1977,
p. 726-755 ; R.J. Hëlkeskamp, Die Entstehung der Nobilitàt, Stuttgart,
1987.
IV. — Lectures : Tite-Live, Histoire romaine, livre 1 (époque
royale) ; 3, 55-56 (lois Valeriae Horatiaé) ; 27, 9-10 (obligations des
colonies latines) ; Plutarque, Fie de Caton le Censeur (Coll. G. Budé) ;
Polybe, Histoire (Trad. Roussel, La Pléiade), I, préface ; III, 1-12 et
27-31 ; VI ; VIII, 1-2.
CHAPITRE 2

LES ORGANES
DU GOUVERNEMENT
RÉPUBLICAIN

Pour démonter la complexité de la constitution républicaine, un


temps d'arrêt est nécessaire. Les magistratures en forment l'élément le
Plus important, avant le Sénat et le peuple : c'est par elles que Cicéron
eommence son de Legibus, célèbre traité de droit constitutionnel. Sou-
tenir de la Royauté, les magistrats sont toujours restés le fondement
de l'Etat.

SECTION 1
LES MAGISTRATURES

En l'absence d'une constitution écrite, elles sont apparues au


Rythme des besoins qui les firent créer. L'ensemble eût pu être inco-
hérent et chaotique. Bien au contraire : nées de l'expérience et rodées
Par la pratique, les diverses magistratures forment un tout harmo-
ajeux, répondant aux principes communs d'élection, annualité, collé-
S'alité, hiérarchie et spécialisation.

§1
L'ORGANISATION
DES MAGISTRATURES

ÉLECTIVES ET ANNUELLES.
LES PRO-MAGISTRATURES

Ël
ration 0 II n'y a de magistrats que des élus, à trois exceptions près :
e
dictateur, l'interroi et le maître de cavalerie, respectivement nommé
Par les consuls, coopté par les sénateurs et choisi par le dictateur. Le
Principe de l'élection n'est pas né, on l'a vu {supra, n"281), avec la
^Publique ; il fut précédé par la nomination pure et simple de son
nccesseur par le magistrat en fonction. Mais la procédure classique
240 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

de la creatio, ou désignation d'un candidat par Vélection, a gardé bien


des traces de cette étape primitive.
Le magistrat organisant l'élection (les consuls pour toutes les ma-
gistratures proprement dites ; les tribuns pour les tribuns et les édiles
de la plèbe) a d'abord joui d'un quasi-monopole de présentation (deux
candidats par poste). Ce privilège oligarchique s'amenuisa à l'avantage
des assemblées ; il ne disparut pas. Sous les seules contraintes de l'in-
tercession collégiale, du veto tribunicien et de l'accord du Sénat, le
consul a un large pouvoir de contrôle sur la liste des candidatures : il
écarte celles qu'il juge indésirables. De plus, il mène souverainement
le vote : il fait recommencer les opérations si le peuple a mal voté.
^ Enfin c'est la proclamation consulaire (renuntiatio) du choix populaire
qui vaut désignation de l'élu — et non la manifestation elle-même de
la volonté de l'assemblée.
Le choix du peuple ne fit jamais du magistrat un mandataire ou un
délégué des comices (à part une déviation typiquement grecque sous
la République finissante : infra, n0 399). D'où aucun pouvoir de desti-
tution au profit du peuple. Des conditions rigoureuses d'éligibilité
(âge, respect du cursus honorum) et les contraintes sociales (appuis
familiaux, ressources financières, dévouement d'une clientèle) limi-
tent à leur tour le choix du peuple.

544 Annualité 0 En rupture avec l'institution royale, elle remonte aux ori-
gines de la République. Elle sera de principe pour toutes les magistra-
tures, à l'exception du dictateur (six mois), des censeurs (dix-huit
mois), de l'interroi (cinq jours). Il en découle une rotation rapide qui
borne impérativement l'œuvre de chaque magistrat. Mais les succes-
seurs la poursuivent et conservent dans leur propre édit (préteur,
édile, gouverneur de province) les meilleures initiatives de leurs pré-
décesseurs.
La règle de l'annualité subit des entorses variées, à mesure que les
hauts commandements et les provinces se multipliaient. Si la réitéra-
tion fut toujours admise, l'intervalle tendit à se réduire (pendant la 2e (
guerre punique, M. Claudius Marcellus reçut le consulat en 215, 214, f
210, 208). Plus grave est la prorogation d'imperium (l'une des formes
du gouvernement provincial). Certes, le prorogé n'est plus magistrat,'
mais « pro-magistrat » (« à la place d'un magistrat ») : il ne peut réunir i
une assemblée, organiser des élections, proposer une loi, présider le
Sénat, ni même franchir le pomerium sans éteindre son imperiurn-
Néanmoins, il dispose, au-delà de son année de charge régulière, d'un
pouvoir imperiurn, attribué pour un an, souvent plus encore. Clau-
dius Marcellus, déjà nommé, entre ses consulats et leurs prorogations
cumulées, détint Vimperiurn, consulaire et proconsulaire, neuf ans de
suite. Et Scipion l'Africain, dix-huit ans sans interruption (211-194).
LES ORGANES DU GOUVERNEMENT RÉPUBLICAIN 241

[Ë] POTESTAS:
LA COLLÉGIALITÉ ET LA HIÉRARCHIE

Concept de potestas 0 II n'y a pas de potestas (« puissance ») en soi.


Pris absolument, le mot n'a pas de contenu. Il se réfère toujours à une
Magistrature donnée. Soit par allusion à la capacité d'agir qu'elle con-
fère (yormci/je de la spécialisation) : on parlera alors de « puissance tri-
bunicienne », ou « édilicienne » ou « censoriale » ... Soit pour marquer
Ja place d'un magistrat vis-à-vis de ses collègues : on recourt alors à
'a notion de « puissance égale », expression de la collégialité. Soit enfin
Pour situer une magistrature par rapport à une autre ; on utilise, en ce
cas, le concept de « puissance supérieure » ou « inférieure » : manifesta-
bon du principe de la hiérarchie.

La collégialité() Elle est absolument générale depuis le milieu du 5e s.,


a l'exception de la dictature. L'idée est fort originale. Elle n'implique
Pas le partage du pouvoir de décision, ni l'obligation de se concerter,
bi celle de délibérer en commun. La collégialité, au contraire, tolère
0
u, plus exactement, suppose que chaque membre du collège puisse dé-
cider valablement pour tous. La collégialité à la romaine découle en
affet de la coexistence de plusieurs volontés égales et entières, suscep-
bbles de se heurter, donc de s'annuler. Concrètement, l'arme de la
oollégialité consiste en un droit de veto, préventif (prohibitio) ou a
Posteriori (intercessio), à la disposition de chaque collègue. L'opposi-
bon d'un seul paralyse la volonté de tous les autres. L'action veut
f unanimité au moins implicite. La collégialité se combine avec le par-
ta
ge des tâches : alternance des consuls au gouvernement civil ou à la
guerre ; juridictions urbaine et pérégrine entre chaque préteur. D'un
Se
cteur à l'autre, Vintercessio est admise.
C'est surtout pour les décisions politiques (listes de candidats aux
Sections, propositions de lois) que Y unanimité réelle est recherchée. A
a
tête de l'Etat les conflits ont été extrêmement rares jusqu'au dernier
Jjbart du 2e s. La dualité consulaire aurait pu déboucher sur des con-
tbts insolubles ; la nobilitas déjoua remarquablement les menaces de
divergence. Grâce à l'identité de leurs convictions, ceux qu'elle plaça
a
b consulat n'ont pas fait de la collégialité un ferment d'anarchie.

La hiérarchie 0 Chaque fois qu'une magistrature nouvelle fut créée,


e,
le s'inséra dans une échelle. La nobilitas, qui veille à l'ordre des
Magistratures, lui affecta sa place en fonction de l'expérience qu'elle
Mfiuérait et de l'autorité qu'elle conférait. Ainsi s'imposa coutumière-
Ment l'idée, si neuve dans l'Antiquité, d'une carrière, d'un cursus hié-
Mrchisé,
e bien avant qu'une loi (la lex Villia Ânnalis) ne vînt, en 180,
n réglementer les étapes conformément aux vœux du Sénat.
Gn aboutit finalement au schéma suivant ; tribunal de la plèbe (âge
Minimum: 27 ans); questure (30 ans); édilité plébéienne et curule
Mb ans) ; préture (40 ans) ; consulat (42 ans) ; censure (44 ans — en
eafité beaucoup plus) ; dictature (mais hors d'usage depuis la fin du
s
-)- Précisons aussitôt: cet ordre, qui est celui de la carrière des
242 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

honneurs, ne correspond pas exactement à la hiérarchie. Ainsi le cen-


seur, démuni du pouvoir de commandement, ne dispose d'aucune au-
torité sur les consuls ; à l'inverse, le tribun de la plèbe, situé au bas de
l'échelle, jouit d'une potestas maior, supérieure à celle du consul, par
son inviolabilité et par son droit d'intercessio. En revanche, pour les
autres magistrats, l'ordre du cursus et la hiérarchie sont identiques. La
hiérarchie est mise en œuvre, au profit de la puissance supérieure, par
la prohibitio et Vintercessio.
La hiérarchisation présente des avantages multiples. Le nombre
des magistratures est par force restreint (sept, dictature non comprise),
puisqu'il faut les parcourir toutes pour accéder au pouvoir suprême ;
de même le nombre de magistrats élus annuellement (une trentaine)
est extrêmerpent faible. D'où un édifice réduit, bien contrôlé, tenu en
main par la nobilitas. Sa structure hiérarchisée lui donne une cohésion
et une efficacité remarquables. Sa forme rigoureusement pyramidale
impose, d'étape en étape, une impitoyable sélection : des six préteurs,
deux accéderont au consulat (moins, même, du fait des réitérations) ;
deux consuls sur dix parviendront tous les cinq ans à la censure ... On
atteint les antipodes du système athénien. Le service de la Cité est une
profession ; celle-ci requiert la vie entière. Mais sans la compensation
d'un misthos, car le nobilis n'attend aucun émolument de l'accomplis-
sement de sa mission ; les charges sont gratuites.

[cl L'IMPERIUM

On ne revient pas sur le concept dfmperium, analysé avec les ori-


gines du pouvoir consulaire. Sous la République, le dictateur, les con-
suls, les préteurs, les intentais disposent de ce pouvoir. Les censeurs, en
revanche, en sont démunis. Les pro-magistrats reçoivent, selon leur
rang, Vimperium consulaire ou prétorien.

348 Sa source 0 Comme aux origines de la République, les comices curia-


tes, sous la forme rituelle de trente licteurs (pour trente curies), attri-
buent, par une loi, au magistrat creatus, Vauspicium : exactement lui
attribuent « le droit de recevoir de Jupiter le pouvoir d'agir valable-
ment (imperium) en conformité avec l'accord des dieux (transmis par
l'examen du vol des oiseaux) ». La loi curiate, communément appelée
lex de imperio, est en réalité une loi conférant « le droit de prendre les i
auspices » (Cicéron, de leg. agr. 2, 27 ; de div. 2, 76). \f imperium n'est
qu'un des effets (le plus éclatant) du droit de recueillir l'assentiment
divin en scrutant le vol des oiseaux.

349 Son contenu et ses limites (provocatio) 0 1" Imperium militiae. Sitôt
franchies les limites du pornerium (inchangées depuis la Royauté)
s'ouvre le domaine extra-urbain, celui de Vimperium militiae. Il con-
centre l'essentiel de l'activité du dictateur, des consuls, des préteurs
provinciaux (Vimperium militaire des préteurs judiciaires est en sont'
meil), des pro-magistrats. Son contenu est le suivant ; commandement
LES ORGANES DU GOUVERNEMENT RÉPUBLICAIN 243

et discipline aux armées, perception du tribut, levée des troupes (sur


décision du Sénat), partage du butin, convocation des comices centu-
riates (sauf les pro-magistrats), coercition extra-urbaine1, juridiction
civile et criminelle provinciale (gouverneurs). La coercition extra-
urbaine s'est exercée longtemps sans la limite d'un recours au peuple
(provocatio). On en sait la raison : le tribun ne peut intercéder hors de
Rome. Mais une loi capitale, la lex Valeria de 300 (on la retrouvera),
étend la provocatio aux victimes (civiles) de la coercition consulaire
militiae (sans le détour du tribun). Pins tard (leges Porciae de 195), la
même garantie individuelle est étendue à la discipline aux armées, et
même à la juridiction criminelle provinciale (jusque-là souveraine).
Ces mêmes lois de 195 ont soumis à la provocatio la coercition extra-
Pomériale du dictateur (réforme de principe : la dictature est sortie
d'usage).
Les faisceaux munis de haches seront après 300 le symbole de Vim-
Perium hors de la Ville.

) 2" Imperium dorni. A l'intérieur du pomerium, ou domi, Vimperium


f ouvre à ses titulaires que des activités civiles : d'ordre politique et
Judiciaire ; d'ordre répressif.
L'activité politique et judiciaire : convocation des comices (sauf cen-
''iriates), vote des lois, réunion du Sénat et discussion devant lui des
Projets de loi. Pour des raisons pratiques, et par exception, les relations
av
ec le Sénat ont été permises aux tribuns de la plèbe (bien que dé-
munis A'imperium) après l'assimilation des plébiscites aux lois par la
mr Hortensia de 286. L'activité judiciaire (juridiction civile) est con-
centrée par les préteurs urbain et pérégrin.
Le pouvoir coercitif: le consul n'exerce plus aucune juridiction cri-
minelle capitale depuis 450. Le peuple l'a accaparée. Reste son pouvoir
de coercition, amputé régulièrement par les progrès de la provocatio
a
d populum. Depuis 449, le consul doit suspendre le châtiment, dès
qu'il y a recours au peuple. Mais la loi Valeria (de 300) supprime en
Ljit le pouvoir coercitif domi. La loi reconnaît au citoyen menacé le
uroit de soumettre au peuple le châtiment qui le menace ; la provoca-
n'est plus à la discrétion du tribun (infra, n" 372). Cette loi a vidé
imperium domi de son efficacité coercitive. Les haches des licteurs
^r «nt plus de raison d'être. Elles disparaissent des faisceaux, à l'inté-
mur du pomerium, aux alentours de l'an 300. A son tour, la coercition
dictatoriale est décapitée par la provocatio ad populum (même loi :
^00). En même temps, Vimperium dictatorial est, d'une manière géné-
rie
soumis à la puissance tribunicienne : inviolable et donc supé-
ure même à l'égard du dictateur.

g . h Pas de véritable juridiction criminelle politique au profit des consuls hors de Rome
«on empasne> leur pouvoir de punir est d'ordre coercitif (et non juridictionnel). Il sanc-
leur pouvoir d'ordonner.
244 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

§2
LES DIVERSES MAGISTRATURES

350 1" La dictature 0 Historique : sur fond d'archaïsme (comme son an-
cêtre, un auxiliaire du roi, le dictateur est chargé de tabous sans âge :
il ne peut monter à cheval, mais conduit un char), la dictature est une
création républicaine artificielle : résurgence momentanée, en cas de
péril militaire ou de révolution, de Vimperium totalisant royal. Fré-
quente aux 5e et 4e s., elle disparaît pratiquement au 3e s., sauf pendant
les guerres puniques (249, 217, 216, 210, 202) et totalement après,
jusqu'aux dictatures constitutionnellement aberrantes de Sylla et de
César ; aholib officiellement par une loi de 44 av. J.-C. Désignation :
nommé par les consuls sur proposition du Sénat, investi par les comi-
ces curiates convoqués par lui-même, le dictateur doit aussitôt dési-
gner un adjoint, le maître de cavalerie qui lui est étroitement subor-
donné. Pouvoirs : imperium supérieur (24 licteurs : contraction de
Vimperium de chaque consul) ; ne supprime pas les magistrats ordi-
naires, mais ils lui doivent obéissance ; jusqu'en 300, ignorant la dis-
tinction domi-militiae, il échappe à la puissance tribunicienne et à la
provocatio ad populum. Durée : six mois maximum1.

351 2" L'interrègne 0 Plutôt que magistrature, il comble le vide entre deux
magistratures. Définition et fonction inchangées depuis la Royauté :
lorsque le pouvoir est vacant et la chaîne des auspices rompue, le droit
d'auspicium fait aussitôt retour aux Patres (aux sénateurs patriciens),
en vertu d'un privilège inhérent à leur qualité et jamais partagé avec
les plébéiens. A tour de rôle, pendant cinq jours, un interroi est coopté
par ses pairs ; il gère les affaires courantes et, en vertu de son impe-
rium et de son auspicium, organise, si possible, les élections consulai-
res (ou nomme un dictateur).

352 3" Le consulat 0 Election et collégialité à partir de 449. Désignation ■


élection par les comices centuriates, présidés par un consul (à défaut
un dictateur ou un interroi) ; investiture {auspicium — imperium) par
les comices curiates convoqués par le consul précédent. Pouvoirs : im-
perium domi et militiae symbolisé par douze licteurs ; soumis à la pro-
vocatio ad populum (dates importantes : 449, 300, 195) ; droit d'agir
avec le Sénat et de réunir le peuple ; juridiction civile gracieuse (af-
franchissement) et pouvoir répressif.

353 4" La censure 0 Organisation : créé en 443, accessible seulement à


d anciens consuls, le collège des deux censeurs représente la plus
haute autorité morale de l'Etat: itération interdite depuis le 3" s., et
première place au Sénat. La collégialité y est si étroitement comprise

1. Sont laissées de côté les dictatures spéciales, à durée très brève : pour dédier un
temple, procéder à des élections (lorsque les consuls, retenus au loin, ne peuvent se
rendre a nome), planter le clou prophylactique afin d'enrayer une épidémie...
LES ORGANES DU GOUVERNEMENT RÉPUBLICAIN 245

que l'abdication du survivant est nécessaire lorsque l'un des censeurs


meurt en fonction. Durée : 18 mois ; élection : tous les cinq ans, par les
comices centuriates présidés par un consul ; investiture par une lex
centuriata.
' Pouvoir: pas d'imperium, donc pas de licteurs, ni droit d'agir avec
le Sénat, ni droit de réunir le peuple. Mais puissance supérieure, dont
aucune prérogative n'est soumise au veto tribunicien ou à Yintercessio
d'un autre magistrat.
Compétence : a) le census : pouvoir fondamental dans une cité timo-
cratique, exercé sans appel, de classer les individus et d'estimer (cen-
sere = estimer, évaluer) les fortunes. Tous les cinq ans (à chaque
« lustre »), les censeurs procèdent à une révision générale des hommes
et des biens. En fonction de sa fortune, de sa moralité et de sa dignité,
us attribuent à chaque citoyen majeur (de 17 ans) sa part des charges
militaires (armement lourd ou léger), sa contribution fiscale (tribut) et
étendue de ses droits politiques (dans les comices centuriates et tri-
mttes). A cela s'ajoute le pouvoir discrétionnaire de juger les mœurs
et réprimer l'incivisme ou l'immoralité par des amendes ou diverses
dégradations (la nota du censeur) : exclusion du Sénat, retrait du che-
val public à un chevalier, changement de tribu ou exclusion d'un ci-
toyen de toutes les tribus (équivaut à une suppression provisoire des
droits politiques). Ces opérations achevées, la grande cérémonie du
mstrum, au Champ de Mars, purifie la Cité, reconstituée sur des bases
neuves pour un nouveau délai de cinq ans. — b) La composition du
Sénat : pouvoir souverain, attribué par le plébiscite Ovinien, vers
ol8-315. — c) La gestion du patrimoine de l'Etat : location et aliénation
de Vager publicus ; entretien et construction des édifices publics ; ap-
pels d'offre pour les marchés de l'Etat et rédaction du cahier des char-
8es ; mise en adjudication des revenus publics (ferme des dîmes pro-
vinciales ...).

La préture 0 Historique : un préteur unique en 567, pour la juridic-


non civile (« préteur urbain ») ; puis un deuxième, en 242, le « préteur
Pérégrin », pour les litiges entre Romains et pérégrins ou les litiges des
Perégrins entre eux (résidant à Rome). Quatre autres préteurs seront,
Pnr la suite, envoyés à la tête des provinces de Sicile, Sardaigne, Espa-
gnes. Désignation : élus par les comices centuriates présidés par un
consul ; investis de Vauspicium-imperium par les comices curiates.
Pouvoir : imperium domi pour les deux préteurs judiciaires (leur im-
Perium militiae, en sommeil, ne resurgit qu'exceptionnellement), mili-
me pour les préteurs provinciaux. Licteurs : 2 à Rome, 6 en province.
Ur
oit d'agir avec le Sénat et de convoquer les comices. Compétence :
IJerPétuellement attachés à la Ville (qu'ils ne peuvent quitter plus de
,, x jours) les préteurs urbain et pérégrin ont pris et se sont partagé
} essentiel du pouvoir civil consulaire. Maîtres de l'organisation de la
Jistice {Wra, n"s 492 et s. ; n0,498 et s.), ils publient chaque année un
"d, catalogue des droits dont ils s'engagent à assurer la protection
IPar l'octroi d'une action en justice) durant l'année de leur charge. Ils
Présideront naturellement les cours criminelles permanentes, progres-
IV(
'uient créées à partir de 149 (de repetundis ...).
246 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

355 6° L'édilité 0 Historique : deux édiles plébéiens, créés depuis 493 pour
conserver les archives de la plèbe ; puis deux édiles curules en 366
(très vite accessibles aux plébéiens). Fusion rapide de leurs pouvoirs
— mais non de leur désignation : élection des deux premiers par le
concile de la plèbe convoqué par un tribun ; et des seconds par les
comices tributes, sous la présidence d'un consul ou préteur. Pouvoir et
compétence •. pas d'imperium ; juridiction civile (avec édit annuel, sur
le modèle du préteur dont ils sont une image réduite), compétents
pour les litiges nés de ventes sur les marchés ; animaux et surtout
esclaves. Plus largement, maintien de l'ordre public (incendie, salubrité
publique, voirie) et de l'ordre social : approvisionnement en blé ; orga-
nisation des jeux publics.
I
356 7° La questure 0 Quatre questeurs remontent aux origines de la Ré-
publique ; il s'en ajoutera deux autres pour la monnaie au 3e s., puis
deux encore pour la Sicile et la Sardaigne. Elus par les comices tributes
présidés par un consul ou un préteur, ils furent d'abord chargés de
l'instruction (quaerere = faire une enquête) des affaires criminelles,
pour le compte du peuple et des consuls. Parallèlement, avec le temps,
des pouvoirs financiers s'y ajoutent : administration du trésor public
et, au P'r s., gestion de la comptabilité des gouverneurs provinciaux.

357 8" Le tribunal de la plèbe 0 Historique : supra, nos 291 à 293. Election :
par le concile de la plèbe, sous la présidence d'un tribun ; charge ré-
servée (comme l'édilité plébéienne) aux seuls plébéiens. Pouvoir: pas
d''imperium, mais puissance sacro-sainte, inviolable, majeure (sans ef-
fet cependant à l'en contre du dictateur jusqu'en 300, ni des censeurs),
sous forme du pouvoir d'auxilium emportant un droit de veto général
[supra, n0 292). Au 3e s., les tribuns acquièrent le droit d'agir avec le
Sénat (c'était son intérêt, afin de mieux contrôler l'élaboration des plé-
biscites) ; au milieu du 2e s., ils entrent au Sénat. Ils ne disposent pas
du droit de convoquer le peuple, au sens juridique du terme, à savoir
les comices centuriates ni tributes.

a) Rôle politique aux 3e-2e s. Après la phase révolutionnaire ache-


vée au 4' s. [supra, n0 314), le tribunal s'intègre à la vie politique tra-
ditionnelle. Il restera cependant, au 3e s., l'instrument des bouleverse-
ments mal accueillis par la classe sénatoriale ; menace de sécession
en 286 aboutissant à l'assimilation des plébiscites aux lois par la leX
Hortensia-, plébiscite (dit loi) Flaminien en 232 sur Vagerpuhlicus (in-
fra, n" 378) ; plébiscite (dit loi) Claudien de 218 [supra, n" 335). Mais à
partir de la 2" guerre punique et jusqu'au milieu du 2" s., le Sénat
utilisera habilement le tribunal (en contrôlant son recrutement ; en
plaçant un partisan zélé au sein du collège), ou pour faire voter des
plébiscités conformes à ses intérêts (comme la lex Villia de 180 sur le
cursus : supra, n0 347), ou pour contrôler (en agitant la menace du
veto) des magistrats rétifs à sa politique. A partir de 150, brusque chan-
gement ; le tribunal se retourne contre le Sénat ; dans la République
en crise, ce sera son plus redoutable adversaire [infra, n"s 398 à 404)-
LES ORGANES DU GOUVERNEMENT RÉPUBLICAIN 247

b) La juridiction criminelle tribunicienne mérite une place spé-


ciale : elle contient toute l'évolution qui transforme progressivement le
tribun, de chef de la plèbe, en un défenseur de toute la Cité. Le tribun
disposait, aux 5e-4e s., on l'a vu, de la répression criminelle, cheâtiant
par la mort (crime de perduellid) ou par des amendes les atteintes à
son inviolabilité. L'appel au peuple était irrecevable contre la décision
tribunicienne de punir l'être maudit {supra, n0293).
Le crime de perduellio évolue au 3e s. Il s'étend à des délits qui n'ont
nen à voir avec la puissance tribunicienne. Le tribun juge les anciens
consuls coupables d'avoir mal réparti le butin, employé des soldats
dans leur propre intérêt, fait la guerre sans autorisation, fui devant
ennemi, jusqu'à un dictateur accusé d'avoir procédé à la levée avec
cruauté. Visiblement le tribun s'est donné le rôle d'un vengeur public
et réprime, au nom de toute la Cité, des crimes lésant la communauté
dans son ensemble. Mais, en même temps, la procédure se transforme.
Le tribun respecte la souveraineté criminelle du peuple et adopte,
comme les consuls-questeurs depuis 450, le système de la procédure
Çomitiale. Deux phases se succèdent. La lre, conduite par le tribun
hii-même, mène l'enquête, déclare la culpabilité — et la mort ; puis le
tribun porte l'affaire devant les comices centuriates (grâce à la colla-
oration d'un consul ou d'un préteur consentant à convoquer l'assem-
lee au nom du tribun). Les comices confirment ou infirment. Ce n'est
Pas un appel (c'est le tribun qui porte l'affaire au peuple, et non l'ac-
pusé), ni une voie de recours ni un cas de provocatio ad populum. La
Pistice criminelle populaire, qui a triomphé depuis la loi Valeria de 300
du pouvoir coercitif des magistrats, s'est à son tour imposée aux tri-
"Uns lorsqu'ils ont pris l'initiative, au 3'' s., des poursuites contre les
Uiagistrats. Ils introduisaient à Rome, par là-même, l'idée, jusqu'alors
a
usente, de la répression des abus des magistrats.
Les procès d'amende seront jugés, selon la même procédure, par
ies
comices tributes. Enfin les voies de fait, ou atteintes à la sacro-
painteté du tribun resteront, même après le 3e s., châtiées par une mort
"urnédiate et la confiscation, exécutées par le tribun, sans appel au
Peuple ni jugement populaire.

SECTION 2
LE PEUPLE

Populus définit l'ensemble de la communauté civique. Comment y


ac
cède-t-on ? Comment est-elle politiquement organisée ? Quels sont
Se
s pouvoirs ?

§1
LA CITOYENNETÉ
Qr ,
,ener
a
osité romaine 0 La citoyenneté romaine, par son ouverture,
nche sur les habitudes grecques, avares d'un privilège que les cités
248 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

ont cherché à contenir dans les plus strictes limites (cf. supra, nos 16 et
s. ; 36-37).
a) La naissance. Si l'union est reconnue comme légitime (exis-
tence, entre les deux époux, du droit de contracter un juste mariage :
conubium), l'enfant suit la condition du père : romain si celui-ci l'est ;
sinon, latin ou pérégrin. Si l'union est illégitime, l'enfant prend la ci-
toyenneté de sa mère ; il sera romain si celle-ci l'est. Laxisme évident,
corrigé au début du 1er s.
h) L'affranchissement. En libérant son esclave, acte purement
privé, le maître crée un nouveau citoyen, acte de la souveraineté pu-
blique. L'originalité romaine est totale. Quelle que soit la forme de
l'affranchissement (par testament, par déclaration au censeur lors du
cens, par un rituel formaliste accompli devant le préteur), son effet est
le même ; par la volonté du maître, l'affranchi accède à la citoyenneté
et aux droits politiques.
En pratique, quelques restrictions temporaires1 suivent le nouvel
affranchi : la carrière des honneurs et l'accès au Sénat restent fermés
à la première génération. Mais c'est peu au regard du poids politique
que les affranchis, par leur nombre, représentent dans les assemblées
(assemblées tributes). Cette masse électorale fut un enjeu dans les
luttes du pouvoir. Après la tentative d'Appius Claudius de 312, les voix
des affranchis seront constamment déplacées des tribus rustiques (où
elles ont de l'influence) vers les tribus urbaines (où elles ne représen-
tent rien) et vice versa (ainsi, en 189, en 115, en 88, en 67, en 58 ...).
c) L'intégration des conquêtes et les privilèges individuels. Les voies
d'accès à la citoyenneté sont nombreuses : annexion des cités conqui-
ses (en Italie) ; droit d'immigration latin ; privilège des magistrats la-
tins ; prime offerte (à partir du 2e s.) aux accusateurs victorieux d'un
magistrat concussionnaire ; décision du général de récompenser le
courage militaire...
Le résultat : une démographie en expansion, du 4e au milieu du 2''
s. — en dépit des pertes dues à la guerre — ; une cité relativement
ouverte ; une capacité d'intégration remarquable ; une population (no-
tamment par l'apport servile) qui se renouvelle complètement en trois
ou quatre générations.

§2
L'ORGANISATION
DES ASSEMBLÉES POPULAIRES

359 Principes généraux 0 Des assemblées nombreuses avec, en commun,


deux traits fondamentaux : 1° Les quatre assemblées populaires sont

!. tout lien d'ordre privé n'est pas rompu entre le patron et son affranchi. CeluH'',
lié par un devoir de respect et de reconnaissance, doit un certain nombre de journées
travail à son ancien maître.
LES ORGANES DU GOUVERNEMENT RÉPUBLICAIN 249

des organes de gouvernement direct : comme Athènes, Rome ignore le


concept d'assemblée représentative. Plus de 300 000 citoyens (mâles
adultes) exerçant les droits politiques au début du 2e s. ? Près d'un
million réunis au 1er s., votant et jugeant au même lieu ? Le système
ne put fonctionner qu'au prix d'un absentéisme radical1 et la non-
participation de pans entiers de la collectivité civique. 2° Le peuple
n'est pas — différence, cette fois, avec la Grèce — une masse inorga-
nisée. Le populus forme un tout structuré, subdivisé en unités. Ce sont
ces unités qui font la spécificité de chacune des assemblées : chaque
assemblée rassemble le peuple en totalité, mais réparti selon un critère
tantôt gentilice (comices curiates), tantôt timocratique ou censitaire
(comices centuriates), tantôt géographique (comices tributes et concile
de la plèbe).

[a] les comices curiates

360 17
lJn
vestige 0 II remonte à l'époque royale {supra, n0261), maintenu
sous la forme de 30 licteurs représentant les citoyens des trente curies
archaïques. Vote la loi curiate d'investiture des hauts magistrats. Veille
au respect des structures familiales, sous la présidence du Grand Pon-
tife : autorise les adoptions qui éteignent un foyer ; valide-un certain
type de testament.

LES COMICES CENTURIATES,


OU L'ÉGALITÉ GÉOMÉTRIQUE

L'idée d'une proportion entre la fortune, l'effort militaire (arme-


ibent et combat) et les droits politiques remonte à Servius Tullius {su-
Pra, n0 273). Mais la réalisation de ce principe de l'égalité géométrique
•"este rudimentaire au 6e s. : le critère censitaire n'isole que deux mas-
ses, la classe d'une part et, de l'autre, Vinfra classem. Vers 440, le sys-
eine s'affine : cinq classes au lieu d'une. Chaque classe se décompose
ei
i un nombre précis de centuries : 193 pour l'ensemble.

v
Définition de la centurie 0 La centurie est d'abord une unité de
ote ; elle équivaut à une voix à l'assemblée. Elle est aussi un cadre de
^Partition, militaire et fiscal : chaque centurie doit fournir un nombre
if orme de soldats équipés et réunir la même part du tribut (l'un et
autre variant selon les besoins de l'année). Or, ces centuries ne sont
Pas composées d'un nombre identique de citoyens. Tout le secret du
système centuriate est là : plus les centuries sont peuplées, plus la
^ntribution qui incombe à chaque tête est légère, et plus légers seront

'■ L'examen des lieux do réunion des diverses assemblées a permis de suggérer
fe maximum
et,tlu Capitule (Cf. 11.desMac
participants : 35 àAthenaeum
Mullen, dans 40 000 au Champ
1980, p.de454
Mars, 20 à 25 000 au forui
et s.).
250 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

aussi les droits politiques de chaque individu. On a défini la justice


timocratique.

362 b) Le mécanisme centuriate 0 Le tableau qui suit est sans doute en


partie plus récent que la réforme du 5e s. (notamment pour les données
censitaires) ; mais peu importe : seul l'esprit du système présente de
l'intérêt :
— lre classe : 98 centuries. En tête, 18 centuries de cavaliers (ou
chevaliers), les plus riches ; pour ce groupe seulement la centurie
équivaut à cent hommes (total 1 800 cavaliers). Puis 80 centuries de
fantassins ; 40 de jeunes (moins de 45 ans) ; 40 de « vieux » formant la
réserve. Le cens minimum requis pour cette classe : 100 000 as. Ses
membres doivent fournir l'équipement lourd du fantassin (cuirasse,
casque, bouclier... : pour le détail : Tite-Live 1, 42-44, avec, anachro-
nisme surprenant, l'attribution de toute l'organisation à Servius Tul-
lius).
— 2e, 3e, 4e et 5e classes : 90 centuries. Vingt pour chaque classe et
trente pour la dernière, toutes partagées en autant de centuries de
juniores et de seniores. Cens dégressif : 75 000, 50 000, 25 000 et 11 000
as ; équipement allégé plus on descend : les soldats armés par la der-
nière classe combattent avec des frondes et des balles de pierre.
— hors classe, 5 centuries : deux de musiciens ; deux d'ouvriers (le
génie) ; une de prolétaires : aucun cens requis ; ils n'ont, comme for-
tune, que les enfants (proies) qu'ils procréent.

363 c) Sa signification 0 1" Les centuries équestres mises «à part, le rap-


port entre la population d'une classe et le nombre de centuries qui lui
est affecté est inversement proportionnel. Si l'on peut, avec vraisem-
blance, donner de 10 à 15 000 citoyens à la Ve classe (soit une centurie
pour 150 citoyens environ), la S1" classe pouvait en compter 30 000 (soit
une centurie pour 1 500 citoyens). A l'époque de Cicéron, la seule cen-
turie des prolétaires comptait plus de monde que les 80 centuries de
la lre classe.
2° Il s'ensuit que Veffort militaire (même raisonnement pour l'im-
pôt) retombe surtout sur les riches. Minoritaires, ils fournissent autant
de fantassins (80 centuries sur 170) que toutes les autres classes réu-
nies, ou laissent les mêmes hommes plus longtemps sous les armes.
Chez les riches, chaque fils combat — et longtemps — ce qui n'est pas
le cas chez les pauvres ou les moins riches.
3° En contrepartie, les droits politiques des riches l'emportent. La
1" classe, peu nombreuse, dispose de la majorité absolue ((98 voix sur
193). Privilège renforcé par la pratique du vote, qui voulait que la cen-
turie appelée par le sort à voter la première (nommée « praerogativa "
d'où le mot prérogative) fût toujours une centurie équestre. Les
Romains, superstitieux et sensibles à l'autorité des riches, se confor-
maient en général à cette première opinion. Comme, en outre, le vote
suivait l'ordre des classes et s'arrêtait dès que la majorité était atteinte,
il était rare que la 2e classe votât, et exceptionnel qu'on en vînt à la 3'
LES ORGANES DU GOUVERNEMENT RÉPUBLICAIN 251

ou à la 4e. Prépondérance de la richesse ; mais aussi de l'âge : les se-


niores ont autant de voix que les juniores, beaucoup plus nombreux
pourtant.
4° Le maniement d'une assemblée aussi complexe est lourd. Le
vote est individuel dans chaque centurie (un citoyen après l'autre), et
se fait centurie par centurie. La lenteur de la procédure limite à une
seule affaire la tâche de chaque réunion. Celle-ci a lieu, conformément
a la structure militaire de ces comices, hors du pomerium, au Champ
de Mars, ordonnée et présidée par nn magistrat titulaire de Vimperium
(militiac).
3fi4.
d) La réorganisation de la fin du 3e s. 0 Entre 240 et 219, un pana-
chage subtil (et mal connu) entre le critère du cens et celui du domi-
cile tente de corriger la sur-représentation des habitants de Rome ;
chaque centurie est alors subdivisée en 35 sous-unités (émanation des
do tribus). Les quelques citoyens des tribus les plus lointaines (jusqu'à
^00 km de Rome) auront autant de poids, dans une centurie donnée,
que tous les membres d'une même tribu de la Ville. Le système, trop
sophistiqué, devient impraticable. Il est une cause du déclin des comi-
ces centuriates.

[cl LES COMICES TRIBUTES ET LE CONCILE


DE LA PLÈBE ; LA LOI DU DOMICILE

'Jcux assemblées tributes 0 II s'agit de deux assemblées tribales, iden-


tiques par leur structure et néanmoins distinctes. L'une, les comices
tributes, est une assemblée de tout le populus, convoquée par un ma-
gistrat titulaire de Vimperium (domi). L'autre est une assemblée de la
Plèbe, présidée par un tribun : concile, et non comices, elle n'est pas
tme assemblée du « Peuple romain ». Ce sont pourtant les mêmes ci-
toyens (car les patriciens sont numériquement négligeables), répartis
Se
lon les mêmes unités de vote, qui participent à l'une et à l'autre. Mais
a
Personnalité du président, décisive, fait la différence : consul (éven-
|Çellement préteur) pour l'une, tribun pour l'autre. Après l'assimila-
con des plébiscites aux lois (286), il y aura une tendance à confondre
(Par un abus de langage) les deux assemblées tributes.
,
'(f cadre de la tribu 0 Les tribus territoriales sont une création royale
- ervius Tullius). Elles ont introduit une définition globalisante du
corps civique. Le domicile (et non la naissance ou la fortune) fait le
citoyen. La Royauté ne tira pas toutes les conséquences de cette inno-
vation considérable : ce rôle revint à la plèbe révoltée, en 471. Ses
''ibuns
e
fondent sur les tribus, donc sur le critère du domicile, une nou-
lle assemblée politique : le concile de lu plèbe. A leur tour, les magis-
Sals de la Cité s'en inspirèrent : un siècle plus tard environ (vers 350),
os prirent l'habitude de convoquer le « peuple des tribus ». Les comices
^toutes étaient nés. La tribu (à la différence de la tribu clisthénienne)
"st une circonscription homogène, sociologiquement et politiquement
ne
- Quatre tribus morcellent la Ville-, trente et une (chiffre atteint en
252 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

241) rassemblent la population civique et les terres des citoyens (pri-


ses à l'Italie par la conquête) hors de Rome. Ce procédé de classement
et de vote (une voix par tribu) semble plus « démocratique » que le
critère censitaire. Ce n'est qu'une apparence.
Il écrase la population urbaine (4 voix sur 35). Il privilégie les pro-
priétaires ruraux et, parmi eux, ceux qui peuvent faire le voyage à
Rome à la tête de leurs clients. Il tolère des manipulations : le vote des
affranchis, que les censeurs inscrivent d'office dans les tribus urbaines
(alors qu'ils sont éparpillés dans les tribus rustiques). Il est source
d'injustices : les tribus ont une étendue extrêmement variable. Les plus
proches de Rome sont minuscules, peu peuplées, donc importantes ;
les plus éloignées, immenses. Lors de l'extension de la citoyenneté à
l'ensemble deTItalie (en 89-88), certains souhaiteront rattacher à trois
tribus seulement plus d'un million de nouveaux votants. Le système
de la tribu, parce qu'elle est sociologiquement une (un morceau de
territoire d'un seul tenant, qui vote en bloc), est source de manœuvres :
les liens de clientèle, noués avec des municipes — dont le notable est
le patron —, donnent à un seul puissant la maîtrise du vote d'une ou
même plusieurs tribus. Enfin, à partir du milieu du 2e s., un vice nou-
veau, la corruption apparaîtra : les assidus des assemblées tributes
sont des citoyens originaires de toutes les tribus mais résidant en per-
manence à Rome : ils forment cette masse instable, avide, désœuvrée
qui vend (ouvertement) son vote.
Malgré tous ses inconvénients, le vote par tribu présente un très
grand avantage. Il est infiniment plus simple que le vote par centurie :
35 unités au lieu de 193 ; en cas d'unanimité — nullement exception-
nelle —, 18 unités votantes au lieu de 97, puisque l'on s'arrête dès que
la majorité est atteinte. Aussi, ce sont les comices tributes et le concile
de la plèbe qui joueront le premier rôle aux trois derniers siècles de la
République : la juridiction criminelle (amendes) pour les premiers, et
la législation (plébiscite = loi) pour le second.
Civiles, ces assemblées tributes sont convoquées dans la Ville, au
forum ou au Capitole.

§3
LES POUVOIRS DES COMICES

Décerner les récompenses {élection), infliger les châtiments (juri-


diction), fixer à la Cité ses principes de conduite (législation) : mais
dans aucun de ces trois domaines qui sont les siens, le peuple ne fait
figure de pouvoir souverain. Il est soumis à la toute-puissance des ma-
gistrats.

VOLONTE POPULAIRE
ET PUISSANCE DU MAGISTRAT

367 a) Convocation ; réunion 0 Une assemblée du peuple n'a pas le pou-


voir de se réunir ; elle doit être convoquée (sur un mode impératil) pat
LES ORGANES DU GOUVERNEMENT RÉPUBLICAIN 253

un magistrat, dans les limites tolérées par un calendrier encombré


d'interdits religieux. Les séances seront peu nombreuses. L'assemblée
n est pas maîtresse de son ordre du jour. Sans pouvoir d'initiative, sans
taculté de discussion, elle répond seulement « oui » ou « non » à la
question posée par le magistrat-président1. Aucun citoyen n'y prend la
parole : la tribune, surélevée, est réservée au magistrat qui préside
assis, entouré de son conseil et de sénateurs, alors que le peuple, en
contrebas, debout et passif, attend qu'on l'interroge.

b) Mécanisme du vote 0 Le grand principe du vote républicain est


qu'il esfora/. Chaque citoyen, à tour de rôle, s'avance devant le rogator
(« interrogateur » officiel ; enregistre les votes dans chaque tribu ou
centurie) et déclare publiquement son intention. Procédé indiscret à
1
extrême ;
1" Il est source de multiples pressions. Le client a-t-il voté confor-
inement à l'attente de son patron ? L'ami a-t-il tenu son engagement ?
Le citoyen, qui s'est laissé acheter, mérite-t-il le cadeau promis ? La
Publicité du vote permet ces contrôles. Mais là n'est pas l'essentiel : la
raison d'être du vote oral se trouve dans l'idéologie oligarchique et
hmocra tique.
2" 11 permet à la nobilitas d'exercer son influence salutaire. Le peu-
Pie, par définition, est mal inspiré : il faut le guider. Les Premiers de
la Cité lui indiqueront la voie. Pour cette raison, les riches votent
d'abord (comices centuriates) ; pour cette raison, leur vote est public.
Muant aux assemblées tributes, il suffit aux puissants de proclamer « le
bon choix » avant la convocation de l'assemblée (dans une réunion
Préparatoire) et de veiller ensuite à ce qu'il soit suivi. Un exemple : en
167 le concile de la plèbe vote sur l'attribution au vainqueur de Persée,
"aul Emile, du droit au triomphe. Votant parmi les autres citoyens, ses
soldats aigris par la discipline de leur chef s'y opposent. Les tribus
oommencent à voter l'une après l'autre : le refus de l'assemblée ne fait
aucun doute. Alors, un ancien consul, engageant les tribuns à suspen-
dre le vote, fait cette déclaration (rapportée par Tite-Live, 45, 39) :
« Tribuns, rappelez les tribus aux suifrages. Soldats, je vais descen-
dre parmi vous ; je suivrai chacun quand il ira donner sa voix. Je
doterai les méchants et les ingrats qui refusent de se laisser conduire
Par leur général... »
La procédure reprend à son point de départ. A l'unanimité, Paul
Lnhle reçoit l'honneur du triomphe.
3" Les lois tabellaires et le vote par bulletin secret. Sous l'impulsion
do tribuns populares (infra, n" 394), une réforme tardive mais décisive
a heu au cours de la seconde moitié du 2e s. Trois lois (en réalité, des
Plébiscités), dites tabellaires (de tabella, le bulletin de vote) imposent
le secret : en 139 pour les élections ; en 137 pour la juridiction ; en 131

. b Ces réponses seront: pour les comices législatifs-, «comme tu le deman-


es » = oui rogasj . ^ Nous gardons je droit ancien » = non (Antiquo iure utimur)
p ' f lesl:ircomices judiciaires : « je condamne » = réponse positive à la demande de peine
l le magistrat (condemnd) ; « je libère ou j'absous » = non (libéra ou absolvd)
254 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

pour la législation (complétées par une quatrième loi (en 107) pour les
procès de perduellio). Las ! Les passerelles menant aux urnes (et dont
Fétroitesse faisait fonction d'isoloir) étaient encore trop larges ou trop
basses : elles toléraient des regards indiscrets ... Il fallut en rectifier le
profil en 119. Toute une partie de l'opinion conservatrice ne cessa de
combattre la réforme : source d'anarchie, ruine de l'autorité bienfai-
sante des nobles. Cicéron, dans son projet de constitution idéale, sug-
gérera de lever l'interdiction du vote oral et de rendre facultatif le
secret du vote {Traité des lois, 3, 33 s.). Il fallait à tout prix laisser les
« gens de bien », les oligarques, proclamer leur vote : l'égarement du
peuple serait évité.
I
369 c) Procédure du vote 0 S'il tourne mal, le magistrat peut l'ajourner.
Le prétexte d'un- présage funeste, dont le signe arrive au moment op-
portun, ou même la volonté souveraine du président peut tout arrêter.
Le vote cesse dès qu'une majorité est connue (le reste ne vote pas). La
proclamation (renuntiatio) du vote est indispensable. Le magistrat
peut la refuser ou un tribun peut opposer son veto à la proclamation.
Dans les deux cas, le vote est non avenu.
Le peuple « ordonne » certes ; mais sa volonté n'est exécutoire que
parce que le magistrat l'a décidé. On va le constater : selon le type
d'assemblée, la compétence du peuple diffère. L'une prononce la mort,
l'autre une amende ; l'une choisit les magistrats supérieurs, l'autre les
magistrats inférieurs. C'est pourtant toujours le même peuple: mais
réuni chaque fois par une puissance différente. Rien ne montre mieux
la personnalité essentielle du président. C'est d'elle que le peuple re-
çoit au fond sa compétence.

B LE CHOIX DES RECOMPENSES :


LES COMICES ÉLECTORAUX

570 Un choix doublement limité 0 L'essentiel a été vu avec la nomination


des magistrats {supra, n" 343). Le choix des candidats est restreint par
l'autorité du magistrat organisant les élections ; par celle du Sénat
aussi qui, avant le vote, donne son avis sur la liste des éligibles. L'avis,
comme pour le vote des lois, fut d'abord une confirmation a posteriori',
il finit par se transformer (et se dégrader) en un avis d'opportunité
exprimé avant l'élection. La réforme, introduite par la loi Maenia (peu
après 290) apparaît tardive si on la rapproche de la loi Publilia de 339.
Le Sénat a voulu tenir le choix des magistrats plus longtemps que
l'élaboration de la loi.
A chaque assemblée revient une compétence électorale définie :
consul, censeur, préteur, pour les comices centuriates ; édiles, ques-
teurs, pour les comices tributes ; tribuns, édiles de la plèbe pour le
concile plébéien. Sous la présidence, respectivement, d'un consul;
d'un consul ou préteur ; d'un tribun.
LES ORGANES DU GOUVERNEMENT RÉPUBLICAIN 255

fc] LE POUVOIR DE CHÂTIER :


LES COMICES JUDICIAIRES

Jusqu'au 2e s., les pouvoirs du citoyen se sont enrichis. La justice


criminelle est un des rares domaines où le peuple réussit à réduire les
aspérités les plus saillantes de l'arbitraire du magistrat. La juridiction
criminelle populaire a été souvent évoquée : à propos de Vimperium
consulaire {supra, n"s 303, 307, 349) ; à l'occasion de la puissance tri-
bunicienne (nos 293, 357). Le moment est venu d'en dresser la syn-
thèse.
e
Elle se fera autour de deux hypothèses : celle où le peuple juge
n première instance-, celle où le recours au peuple se fait contre la
décision d'un magistrat. Un dernier point décrira brièvement le déclin
du peuple à partir du 2e s.

a
) La juridiction criminelle de première instance : trois sources.
1° Les comices centuriates sont seuls compétents pour juger les cri-
mes politiques et les crimes de droit commun (meurtre et assimilés au
meurtre) punis de mort. Par l'effet des XII Tables, cette justice crimi-
nelle capitale est passée des consuls au peuple {supra, n" 303). Les
questeurs (au nom des consuls) instruisent l'affaire, convoquent l'as-
semblée, font prononcer la mort, en assurent l'exécution.
2" L'assemblée tribute, sous la présidence des tribuns ou des édi-
les
. exerce (selon la même procédure que ci-dessus) une juridiction
Cfimmelle politique fort importante par son volume infligeant des
nniendes (jamais la mort).
3° Les affaires de perduellio. Définition: atteintes aux droits de la
Plèbe ; puis, extension au 3e s. aux fautes des magistrats et aux crimes
contre le peuple. Sanctions : la mort. Procédure : du 5e au 3e s., la per-
duellio est réprimée en public par les tribuns eux-mêmes ; le peuple
h® juge pas (et n'a pas à juger) l'individu maudit. Au 3e s., changement
uecisif avec la nouvelle définition du crime : le tribun ne juge plus,
homme
s
un procureur, il accuse, instruit, établit la culpabilité et défère,
pus forme d'une interrogation, la décision ultime aux comices centu-
"al(-s (convoqués par un magistrat à imperium au nom du tribun).

Le recours au peuple contre la coercition du magistrat (ou pro-


0
catio ad populum) 0 1" Domaine: contre le pouvoir répressif
'coercition) du magistrat titulaire de Vimperium (consul ; dictateur
®Près 300), punissant par la mort les atteintes flagrantes à son pouvoir
a
ordre. Le recours au peuple ne sera jamais admis contre le pouvoir
oercitif (aussi redoutable) appartenant aux tribuns de la plèbe.
2° Avant la loi Valeria de 300. Apparu en 449, le recours au peuple
e
''riicule jusqu'en 300 autour de l'auxilium tribunicien. C'est le tribun,
s hl, par son veto apposé à l'exécution imminente décidée par le cou-
. qui déclenche la provocatio ad populum. Le consul renvoie alors
hx comices centuriates le châtiment suspendu. L'affaire est conduite
ovant les comices qui jugent à sa place. Cet « appel au peuple » n'esl
s u
n appel au sens juridique du terme : — la décision coercitive du
256 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

consul n'est pas un jugement ; — l'instance devant le peuple n'est pas


dirigée contre la décision coercitive : elle prend la place de cette déci-
sion frappée d'inefficacité. L'« appel au peuple » doit être compris au
sens d'« appel au secours » : ce qu'il est vraiment (par l'intermédiaire
du tribun).
3° A partir de la Loi Valeria de 300. Cette loi supprime de facto le
droit de punir du consul, à l'intérieur de la Ville.
— La loi reconnaît à tout citoyen le droit, intangible, (car inhérent
à la personne) de suspendre le châtiment consulaire imminent et de
renvoyer au peuple la décision de punir. Le détour par l'auxilium tri-
bunicien est supprimé. La protection individuelle n'a plus sa source
dans la volonté du tribun (ou dans son bon vouloir : l'auxilium n'est
pas automatique !). La liberté individuelle est placée sous la garantie
directe du peuple qui seul peut punir à la place du consul.
— Reconnaître à chacun le droit d'échapper à la peine capitale en
se plaçant sous l'autorité du peuple, revient à supprimer, en fait, le
droit de punir du magistrat. C'est ce qui s'est passé après 300. Les
haches consulaires (instrument de l'exécution) disparaissent des fais-
ceaux (dans la Ville).
On comprend que la loi Valeria soit restée ancrée dans l'esprit des
Romains comme une date-clé de leur histoire. Non sans lyrisme, ils
admirèrent dans le droit souverain de recours au peuple « le garant de
la liberté ». La provocatio est devenue « la maîtresse de la Cité » (pa-
trona civitatis). Toute exécution capitale implique un jugement du
peuple. 'i
4° A l'extérieur de la Ville (militiae), le même principe de la provo-
catio ad populum a été introduit par la loi Valeria1. Le tribun étant
absent (par définition), l'appel du citoyen menacé arrête impérative-
ment la coercition. Si le consul persiste dans sa volonté de punir, il
devra déférer l'affaire aux comices centuriates. S'il passait outre à l'ap-
pel au peuple et exécutait sans jugement un citoyen, il tomberait sous
le coup d'une accusation de perduellio.

373 c) Les atteintes progressives à la juridiction populaire (2e s.) 0


1° Par des mesures d'exception : pour réprimer sans délai des troubles
graves, le Sénat revient à la justice expéditive des magistrats. Pour
venir à bout, en 186, de l'affaire des Bacchanales, vaste conjuration à
travers toute l'Italie (Rome comprise), religieuse (diffusion des mystè-
res dionysiaques) et sociale à la fois (négation des hiérarchies), le®
consuls reçoivent le droit de châtier par la mort, sans recours au peu-
ple.
2" Par des tribunaux criminels permanents (quaestiones) qui nais-
sent à partir de 150, puis se multiplient. Ils sont formés de jurés et
présidés par un préteur. Souverains (pas de recours au peuple), il®

1. Mais les haches Subsistent militiae. Formellement, le territoire hors la Ville reste
militaire. C'est très symbolique.
LES ORGANES DU GOUVERNEMENT RÉPUBLICAIN 257

prononcent la mort et des amendes contre les auteurs de crimes pu-


blics. La compétence des assemblées du peuple se rétrécit.
5" Par l'état d'urgence (ou Sénatus-Consulte Ultime), invention
subversive (apparue en 121) de la faction conservatrice. Elle tend,
avant tout, à priver un citoyen du droit d'appel au peuple. On y revien-
dra {infra, n0 407).

L'ELABORATION DE LA LOI :
LES COMICES LÉGISLATIFS

Yne compétence partagée 0 Sénat, magistrats et peuple collaborent.


Le projet (loi ou plébiscite : il n'y a pas à distinguer ici), inspiré par le
^enat ou sinon revêtu de son approbation (auctoritas : infra, n0 378),
est rédigé par le ou les magistrats. Il est affiché pendant un certain
délai (24 jours), afin de permettre, dans des réunions informelles, dis-
eussions, discours (orateurs et hommes politiques) et critiques. Le ma-
gistrat peut en tenir compte; mais s'il modifie le fond du projet, la
Procédure revient à son point de départ (visa du Sénat, nouveau délai
de publicité...).
Le jour du vote, l'assemblée écoute la lecture du projet rédigé à
impératif (car le peuple est censé ordonner). Le peuple répondra à la
question (rogatio) posée par le magistrat : « Citoyens, acceptez-vous,
0
U pas, cette loi ? » (d'où la loi = lex rogata). Il est donc abusif de dire
fide le peuple « vote la loi ». Plus exactement, il donne son accord à une
dj élaborée par le Sénat et par le magistrat qui lui laissera son nom ;
'di Valeria, plébiscite Claudien ... Aucune discussion (donc pas
d amendement) n'est tolérée à l'assemblée.
f,
nnpéiences spécifiques 0 1° Les comices centuriates : compétence
générale, battue rapidement en brèche du fait du maniement trop
domplexe des centuries. Les lois centuriates sont très rares à partir du
. s-, sauf pour la guerre, les traités, les extensions collectives de la
'doyenne té.
2° Les conciles de la plèbe et l'autorité des plébiscites. Les dates mar-
quantes sont maintenant connues : — 449 : le plébiscite reçu par un
^dnatus-consulte engage toute la Cité, patriciens et plébéiens ; — 339
,fexPublilia) ; ratifié par le Sénat {auctoritas a posteriori), le plébiscite
^ dfflciellement valeur de « loi » (mais la même loi Publilia a supprimé,
Pdur les « lois », la ratification du Sénat : « lois » et « plébiscites » ne se
dhfondent donc pas). Enfin, en 286, après une sécession sur le Jani-
dle, la plèbe obtient du dictateur Hortensius l'assimilation complète
es
plébiscites et des « lois ». Même procédure (intervention du Sénat
Y'cnt le vote) et même autorité (le plébiscite, jusque-là « décision po-
V1 luire », emprunte à la loi son mode impératif: «ordre du peuple»),
S
(| unilation, et non identification: toute loi émanant d'un tribun (et
u
don cil e de la plèbe) est techniquement un plébiscite : toute loi éma
arit
d'un magistrat à imperium (et des comices tributes) est techni-
Wement une « loi\ Dans la pratique on les confond. Les plébiscites
258 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

seront, à partir du 3e s., la grande source des « lois » romaines. On


l'expliquera par : l'âge des tribuns (élément jeune, en début de car-
rière, porté aux réformes) ; leur compétence urbaine (non détournée
par les tâches militaires, italiennes ou provinciales) ; la faveur du Sé-
nat y>ouv le collège tribunicien dont il inspire souvent les projets (aidé
en cela par le nombre des tribuns) ; le mécanisme relativement simple
du vote par tribus.
3° Les comices tributes, pour cette dernière raison, seront eux aussi
amenés à jouer un rôle législatif important. Les consuls les utiliseront
de préférence aux comices centuriates.

l
.SECTION 3
LE SÉNAT

« Nos ancêtres firent du Sénat le tuteur, le défenseur, le protecteur


de l'Etat ; ils ont voulu que les magistrats soient pour ainsi dire les
ministres de ce Conseil imposant» (Cicéron, Pro Sestio 117).
Le Sénat tient dans la Constitution un rôle essentiel et nécessaire :
il contrebalance le pouvoir impulsif des magistrats. Si les uns ordon-
nent, l'autre, sans pouvoir contraindre, conseille. Si les uns agissent,
l'autre, par son organisation, est riche d'une expérience récoltée du-
rant des siècles. Il donne au gouvernement sa continuité ; il assure, par
ses pouvoirs, la permanence de la tradition.

§1
L'ORGANISATION DU SÉNAT :
SÉNATEURS ET CONSEIL

Sénat, de seniores. Selon l'étymologie, il est une assemblée de vieux.


Ce fut vrai à l'origine sans doute ; sous la République, l'âge n'est plu8
une condition d'accès. Mais au sein de cette assemblée restreinte»
l'âge, synonyme d'expérience et de sagesse politique, continuera à
jouer un très grand rôle.
Rappelons que la condition nécessaire pour entrer au Sénat (donc
pour être retenu par le censeur lors de sa lectio senatus) est d'avoir
géré une magistrature. Ni une condition de cens spécifique, ni l'appar-
tenance à un lignage ne sont prescrites : nn fils de sénateur n'a, à ce
titre, aucun droit, ni aucune chance de devenir sénateur. L'hérédité de
cette dignité n'apparaîtra que sous l'Empire : alors, sauf concession
individuelle impériale, seuls les fils ou petit-fils de sénateurs entreroi'1
au Sénat ; la classe sénatoriale sera alors formée. Cependant, dès la
République, des données de fait corrigent ces principes ; elles réintro-
duisent le poids de la fortune et la force des liens familiaux dans Ie
recrutement des sénateurs. La raison en est simple : les magistrats
LES ORGANES DU GOUVERNEMENT RÉPUBLICAIN 259

sont tous recrutés parmi les membres de la première classe jouissant


du cens équestre (400 000 sesterces). L'hérédité de fait, en outre, écarte
la plupart des hommes nouveaux ; bien peu accèdent aux magistratu-
res, même inférieures. Ces contraintes, sur le choix des magistrats,
rejaillissent aussitôt sur l'accès au Sénat (supra n0 536).

76
L'accès au Sénat 0 En donnant aux censeurs la mission d'ouvrir le
^énat «aux meilleurs», la lex Ovinia (318-313) refoula le principe ^
d une dignité à vie. A chaque lustre, la liste est soumise à révision.
Mais il faut reconnaître que, en fait, elle fut remarquablement stable :
la liberté des censeurs ne cessa de se contracter. Dès 200, tout édile
curule y accède de droit ; puis vers 120, ce sont les tribuns ; sous Sylla
enfin, les questeurs : la possibilité de choisir a disparu.
■ i?"1™ le Sénat et le peuple, il n'y a aucun lien : la différence entre
le Sénat de Rome et la Boulé de Clisthène est radicale. Par sa compo-
sition, le Sénat n'est pas une émanation de l'assemblée ; il n'en repré-
sente aucune des divisions. Par son travail, même indépendance abso-
lue : les sénateurs n'ont pas accès, officiellement, à l'une des
Assemblées du peuple. Par ses pouvoirs, certes, le Sénat contrôle les
manifestations de volonté populaire ; mais toujours par une voie obli-
que ; par l'intermédiaire des magistrats. En réalité, il est un conseil de
gouvernement, oligarchique, comparable à l'Aréopage de l'Athènes
Pfé-démocratique.

57? unc
, seance à la Curie : le conseil des magistrats 0 Le Sénat, démuni
ue souveraineté, ne peut se réunir lui-même. Il doit être appelé par un
magistrat disposant du « droit d'agir avec le Sénat » (émanation de l'/m-
Perium ; droit étendu aux tribuns de la plèbe). La séance se déroulera
a la Curie, portes ouvertes (sauf si le secret s'impose : diplomatie ...),
ije qui permet, notamment aux fils de sénateurs s'initiant à la politique,
ae suivre les débats de l'entrée. Les sénateurs sont assis ; le magistrat,
Résident, ne dispose pas de tribune. Il présente alors la question qui
justifie la réunion. Une fois le problème exposé et la discussion close,
e
magistrat procède à V interrogatio des sénateurs : individuellement,
Salement et selon une stricte hiérarchie. Le princeps du Sénat en pre-
mier (c'est un patricien, ancien censeur), puis les anciens censeurs,
Puis les consuls, et ainsi de suite. Les sénateurs exprimeront leur ré-
ponse (sententia) de la manière la plus libre quant à la forme (aussi
migue qu'ils voudront ; d'où des possibilités d'obstruction) et quant au
ond : ils peuvent s'évader de la question principale et en aborder une
Utre : « par ailleurs, je pense que ... ». On connaît le fameux ceterum
fuseo... de Caton le Censeur dont chaque intervention revenait à son
>
isession de détruire Carthage.
I On ne recueille pas 300 avis. Quand les plus autorisés (les mem-
,res de la nobilitas) ont exprimé leur pensée et orienté la conviction
^es autres, le reste du Sénat se contente de « voler avec ses pieds » ; ces
, Pedarù » se déplacent vers celui des deux groupes qui correspond à
Ur intention au moment du scrutin qu'organise le magistrat. Celui-ci
1
effet, une fois informé, recueille les opinions exprimées, les re-
260 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

groupe et les soumet au vote pour savoir si elles ont pour elles la
majorité : le texte ainsi voté est un sénatus-consulte (on y revient).
Les sénateurs ont un pouvoir de conseil illimité : il s'apparente à un
droit d'initiative qui leur fait défaut stricto sensu. Le magistrat, au con-
traire, une fois sa question posée, ne présente aucune proposition, à
l'inverse de ce qu'il fait devant l'assemblée où le texte voté émane de
lui, et de lui seul. Il n'est là que pour écouter les avis qu'il a sollicités
et méditer les conseils qui lui sont prodigués.

§2
1
LES POUVOIRS DU SÉNAT

Le concept d'auctoritas résume à lui seul la place du Sénat dans la


Constitution. Il faut le définir, avant d'en marquer l'importance par un
aperçu schématique des multiples domaines où intervient le Conseil
de la Cité.

578 L'auctoritas du Sénat 0 a) La notion d'auctoritas, essentielle en droit


privé et en droit public romains, se rattache, par sa racine, au même
groupe que augere (augmenter), augure (celui qui accroît l'autorité
d'un acte par l'examen favorable des oiseaux), augustus (celui qui ren-
force par son charisme). L'auctoritas exprime à son tour l'idée d'aug-
menter l'efficacité d'un acte juridique ou d'un droit. Ainsi, le vendeur
(!'« auteur » de la vente) renforce le droit de l'acheteur en lui accordant
son auctoritas (= en le garantissant conventionnellement contre
l'éviction) ; ou le tuteur, par son intervention aux côtés du mineur,
accroît l'efficacité de l'acte du pupille ; il lui apporte son auctoritas. De
même le Sénat, grâce à son incomparable prestige, a la vertu d'aug-
menter la portée de tout acte pour lequel il a donné son accord (son
auctoritas) : qu'il s'agisse de donner un avis favorable à un projet de
loi, à une liste de candidats, à une levée militaire, à l'établissement
d'un impôt. Aucune de ces décisions ne sera prise directement par le
Sénat (il n'en a pas le pouvoir). Mais tous ces projets, enrichis de
Vauctoritas du Sénat, sont assurés du succès.
b) Le sénatus-consulte, support de l'auctoritas. L'opinion majori-
taire des sénateurs réunis par le magistrat n'est, pour celui-ci, qu'un
conseil : « les sénateurs estiment que ... » ou « si les magistrats esti-
ment bon et conforme à l'intérêt de,l'Etal de ... ». Rien n'oblige en
principe le magistrat à retirer le projet qui n'a pas su capter l'auctoritas
du Sénat. De même rien ne l'oblige à suivre l'avis du Sénat de fait6
voter telle mesure jugée opportune. Mais ces sénatus-consultes ont i
une autorité telle qu'ils lient pratiquement les magistrats. En voici trois
preuves :
— il est exceptionnel, jusqu'au milieu du 2l's., qu'un projet no"
revêtu de l'auctoritas du Sénat soit maintenu par le magistrat et voté
par les comices. On ne peut en donner que six exemples, dont trois sont
fournis par la forte personnalité de G. Flaminius. Par le premiefi
LES ORGANES DU GOUVERNEMENT RÉPUBLICAIN 261

c. Fiaminius, tribun de la plèbe, fait voter par les tribus un plébiscite


distribuant gratuitement à des citoyens pauvres les riches terres (con-
voitées par les sénateurs) prises sur les Gaulois du Sud du Pô (au Sud
de Rimini). Peu après, le même, devenu consul, se fait décerner les
honneurs du triomphe par une loi qui n'avait pas reçu Vauctoritas du
bénat ; la dernière audace, enfin, donne le jour au célèbre plébiscite
Claudien de 218 {supra, n0 335).
— Aucun acte politiquement significatif n'est mis à exécution par
un magistrat sans l'accord (et la délibération) du Sénat. Au point que
fput se passe comme si l'inspirateur de la décision était le Sénat, et
' exécutant, le magistrat. Telle est la force de Vauctoritas : sans elle, pas
d action ; devant elle, pas d'inaction.
— L'efficacité quasi-normative du sénatus-consulte est telle qu'il
Peut être attaque par l'intercessio d'un tribun. C'est révélateur. Pour
bloquer l'action d'un magistrat, le moyen le plus efficace est de viser
sa source réelle : la volonté du Sénat. Le s.-c. est alors frappé de léthar-
gie. Pourtant il ne devient pas nul. Vauctoritas qui continue de l'im-
Piegner est mise en réserve : pour une autre occasion ou pour servir
e document de référence. Le document sera archivé, précisément,
sous la rubrique, non pas des sénatus-consultes, mais des auctoritates
s
enatus.

^'9 r es ,
domaines d'action du Sénat 0 Son rôle s'accrut au rythme de la
Puissance de Rome. Devenue mondiale, il devenait impossible à quel-
ques magistrats de tout maîtriser ; impensable aussi de confier au peu-
P'e des questions trop techniques. Rien, alors, n'échappera au Sénat.
a) L'élaboration de la lop : on a constaté le rôle déterminant du
fuagistrat. Vauctoritas du Sénat y occupe une place aussi importante,
ba forme, primitivement, fut celle d'une ratification : donc après le
Vo
te de la lex rogata. Mais la lex Publilia, en 339 {supra, n" 313), ren-
v
pi"sa la procédure et fit intervenir le Sénat avant le vote populaire,
Réduisant notablement la signification politique du sénatus-consulte
v'Uais non son efficacité réelle). Avec l'ouverture progressive du Sénat
fux plébéiens, Vauctoritas préalable émana de tous les sénateurs
Ihomme pour toutes les autres compétences du Sénat).
Pour les plébiscites seuls une certaine spécificité de Vauctoritas se
baintint quelque temps. Pour ceux d'entre eux à qui la plèbe voudrait
attribuer une validité générale et non exclusivement plébéienne, la loi
dbliha ne déplaça pas le moment du contrôle : ils resteront soumis à
atification, de la seule fraction patricienne du Sénat (auctoritas pa-
pm~ des patriciens). La loi Hortensia (286) effaça la différence.
auctoritas pair uni disparut, noyée au sein de Vauctoritas senatus.
/.0Ut le Sénat patricio-plébéien donnera son avis avant le vote du plé-
Sc
ite ou de la loi.

': Ce que l'on dit ici du vote de la loi s'applique aussi aux élections el à la juridiction
el e es stes
^ni2
1 { ' ' "soumises
également de candidats et lesdudemandes
à Vauctoritas Sénat. de peine présentées par le magistrat
262 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

b) Les Finances : selon Polybe, « la première des attributions du Sé-


nat est l'administration des revenus publics : il préside aux recettes et
aux dépenses ». La politique financière sous tous ses aspects (entrées
et sorties ; gestion des propriétés de l'Etat) est le domaine réservé du
Sénat. Le peuple ne s'y aventure guère et les magistrats sont contraints
de se montrer dociles. Pas d'impôt régulier (tel le tributum, réparti et
levé par les consuls — jusqu'en 167) qui ne soit, chaque année, auto-
risé par un s.-c., pas d'exploitation minière ouverte ou reconduite, pas
d'aliénation d'amer publicus, pas de mise à ferme d'un vectigal ou d'un
droit de douane, pas même d'appel d'offre pour des travaux publics,
sans que les censeurs aient au préalable rassemblé les prescriptions
détaillées du Sénat. Surtout les moyens financiers alloués chaque an-
née à chaque magistrat sont fixés par le Sénat, maître de leurs ambi-
tions politiques.
c) La guerre et les relations extérieures : certes, formellement, la
guerre est votée par les centuries et ce sont elles qui ratifient les traités.
Mais tout ce qui précède et suit ces deux décisions est du ressort du
Sénat. Les préparatifs de la guerre ; un s.-c. « sur les armées » fixe en
début d'année l'effectif des troupes, le nombre de légions attribuées à
chaque consul, sa zone d'opérations, donc l'importance des campa-
gnes. Après la victoire : le statut des pays conquis émane, en fait, du
Sénat. Informé sur place par des commissaires, il façonne la lex data
que le général, dûment autorisé, octroie aux nouveaux sujets. En per-
manence enfin, la diplomatie s'élabore au Sénat à qui sont présentés
les ambassadeurs étrangers.
d) Arbitre et gendarme. Les plaintes de tout le monde romain af-
fluent vers la Haute Cour Sénatoriale. Des provinciaux qui, à défaut de
commisération, en attendent (en vain) justice ; des cités italiennes
qu'un différend oppose (ainsi pour un litige de frontières, réglé par la
sentence arbitrale du Sénat qu'une inscription de la fin du 2e s. av. J.-C*
a conservée) ; des peuples étrangers à qui l'alliance avec Rome interdit
de régler par les armes leurs conflits. Ce maintien général de l'ordre
conduit le Sénat à dénoncer conjurations (politiques), soulèvements
(serviles), séditions (religieuses), associations (criminelles) : il délègue
alors le pouvoir de punir aux magistrats, après l'accord du peuple a
cette attribution exceptionnelle de compétence (par ex. : Vaffaire des
Bacchanales).

CONCLUSION -
L'ÉQUILIBRE DES POUVOIRS

380 Polybe et l'idéal de la constitution mixte 0 Déporté en 167 avec mi 11e


autres otages de la Confédération Achaïenne, Polybe, introduit dans les
meilleures maisons de la nobilitas, consacre les longues années de son
séjour forcé à percer le secret de l'éclatante puissance de Rome. Il 'e
dévoile au LivreVI, rédigé à Rome vers 150, de son Histoire (6, Il 'l
18). La supériorité de Rome sur la Grèce, sur Carthage, la Macédoin®
LES ORGANES DU GOUVERNEMENT RÉPUBLICAIN 263

et l'Espagne, l'Orient et l'Occident, ne tient pas à la valeur de ses trou-


pes ou de leurs chefs, mais à la qualité de son régime politique : har-
monieux, équilibré entre trois pouvoirs qui se répartissent l'autorité et
la décision.
A la dilférence des régimes purs, monarchie, aristocratie, démocra-
tie, qu'une évolution fatale conduit à des formes corrompues, Rome
sait mêler, dans une constitution mixte, et de la monarchie, et de l'aris-
tocratie, et de la démocratie. D'où sa force par rapport à Athènes (un
navire sans pilote), à Sparte (une oligarchie privée d'élément popu-
laire, donc de l'indispensable puissance économique), à Carthage
même, victime d'un débordement démocratique ruinant le subtil do-
sage primitif.

Des compétences éclatées 0 A Rome au contraire, comme Polybe le


démontre dans son tableau justement célèbre de la Constitution, le
pouvoir est si exactement morcelé que chaque organe, pris isolément,
semble,^ par l'étendue de ses compétences, réunir la totalité du pou-
voir : « à qui porte son attention sur les pouvoirs des consuls, le régime
paraît comme entièrement monarchique, avec toutes les caractéristi-
ques de la royauté ; à qui considère le Sénat, il paraît comme une
aristocratie. Et si l'on observe les pouvoirs dont dispose le peuple (et
les tribuns de la plèbe, que Polybe, fort justement, appelle les « chefs
du peuple»), il apparaît à l'évidence qu'il s'agit d'une démocratie» (6,
11). Et Polybe illustre successivement l'étendue de Vimperium consu-
laire (6, 12), l'importance de Vauctoritas sénatoriale (6, 13), la puis-
sance du peuple (6, 14), maître des lois, des élections et qui seul peut
prononcer la mort.

Le parfait concert 0 Mais il n'y a pas juxtaposition de trois pouvoirs


indépendants. Une fois les compétences de chacun décomposées, Po-
lybe, admirablement, montre la collaboration nécessaire des trois pou-
voirs pour chaque décision (6, 15). Les exemples pourraient être mul-
tipliés à l'infini. L'historien grec en offre deux ; la guerre et le peuple.
La guerre : décidée par le peuple, elle est menée par les consuls, mais
sous le contrôle du Sénat, qui en autorise les dépenses et, par la pro-
rogation d'imperium, en fixe la durée. Le rôle du peuple : il ne peut rien
Par lui-même. Mais sans lui, les autres organes ne peuvent rien non
Plus. Ainsi le tribun : il peut, au nom du peuple, refuser à chaque
instant cette collaboration nécessaire et faire obstacle à la volonté du
Sénat et à celle des magistrats. De même les assemblées ; les magis-
trats « sont absolument tenus de s'inquiéter des sentiments du peuple
ol d'en rechercher la sympathie » (6, 15). C'est une allusion évidente à
la contrainte qu'impose la publicité des débats ; il est nécessaire de se
concilier l'opinion publique. Pour être consentie, la politique doit être
dévoilée ; elle doit sortir du secret où l'oligarchie souhaiterait la main-
tenir. Le défaut d'adhésion populaire bloque tous les rouages de l'Etat.

Line analyse prémonitoire 0 La « Constitution romaine » de Polybe


?Ppelle encore quelques remarques. Juridiquement, sa description est
ttnpeccable : il est exact que, techniquement, la prise de décision im-
264 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

plique la collaboration nécessaire des trois pouvoirs. La conclusion est


essentielle ; elle éclaire, de manière dynamique, tout le jeu constitu-
tionnel républicain. C'est vrai de l'élaboration de la loi, du recrutement
des magistrats, de la juridiction criminelle populaire...
Cependant la réalité politique est quelque peu différente. Polybe ne
souffle mot de la place prééminente de la nobilitas. Or, c'est le même
groupe oligarchique qui monopolise les magistratures, domine le Sé-
nat et façonne devant les assemblées du peuple l'opinion populaire. Il
suffît, pour s'en convaincre, de rappeler la procédure du vote et le
choix de la « prérogative », ou d'évoquer le mécanisme du vote oral et
public. On tient là une donnée essentielle aussi. Derrière l'harmonie
plus formelle que réelle, la Constitution est dominée par une noblesse
politique. La Cité républicaine est un Etat noble ou une oligarchie.
Erreur de jugement ? Certainement pas. Mieux que quiconque Po-
lybe a reconnu la place de la nobilitas. Il l'approuve et le dit ailleurs
sans détour1. Dissimulation partiale? Pas davantage. En réalité, en
choisissant de donner à l'harmonie formelle une place en quelque
sorte abusive, Polybe a composé une page qui doit être lue comme une
leçon : son analyse est lourde A'avertissements. S'il ne retient que
l'équilibre des pouvoirs, c'est pour mieux révéler la fragilité du sys-
tème et les deux dangers qui le guettent. L'observateur grec les a re-
connus : la menace d'une ouverture démagogique, qui céderait trop au
pouvoir populaire ; la séduction du pouvoir personnel, comme les Sci-
pions depuis un demi-siècle en donnent l'exemple cumulant pouvoirs
extraordinaires et prorogations d'imperium, qui renforcerait l'élément
monarchique. La constitution mixte n'y survivrait pas — et la nobilitas
non plus.
L'intuition force l'admiration. Polybe n'avait pas achevé son His-
toire que la République entrait dans la crise pressentie. Et elle n'en
sortira pas vivante.

384 Bibliographie et lectures 0


Avant tout, Th. Mommsen, Le Droit public romain, 1891-6 (trad.
française en 8 vol. dont I à IV pour les magistratures, VI1 et VI2 pour le
peuple et ses assemblées, VII pour le Sénat).
Plus brièvement : J. B. Mispoulet, Institutions politiques romaines,
Paris, 1882 ; A. Bouché-Leclerq, Manuel des Institutions romaines, Pa-
ris, 1886.
Plus particulièrement ; P. Willems, Le Sénat de la République ro-
maine, 2 vol., Paris, 1885; A. Biscardi, Auctoritas patrum, Naples,
1987 ; M. Bonnefond-Coudry, Le Sénat et la République romaine (pra-
tiques délibératives et prise de décision), Rome, 1989 ; A.M. Eckstein,
Senate and General, 264-194 B.C. (modèles de prise de décision pour
les affaires extérieures), Los Angeles, 1987. Sur la dictature, l'ouvrage

:
qu ,,a 'Home,
n ^le o! Çartdans
Sénat^ ^était liage,la la voix dudepeuple
plénitude était devenue
son autorité. prépondérante,
Chez les Carthaginois, tandis
c'élail
I avis du grand nombre qui prévalait ; chez les Romains, celui de l'élite des citoyens, en
sorte que, la politique menée par ces derniers étant la meilleure, ils purent l'emporter
finalement dans la guerre contre Carthage ».
LES ORGANES DU GOUVERNEMENT RÉPUBLICAIN 265

ancien (rééd. Naples, 1987) de F. Bandel, Die rômischen Diktaturen,


1910, reste important.
Les Assemblées et le peuple : L. Ross Taylor, Roman voting assem-
hliesfrom the Hannibalic war to the dictatorship ofCaesar, Ann Arbor,
1966 (essentiel) ; E. S. Staveley, Greek and Roman voting and élections,
Londres, 1972. A. Magdelain, Remarques sur la perduellio (1971) = Jus,
imperiumcit. {supra, n0 305), p. 500-518 ; La loi à Rome: Histoire
d'un concept, Paris, 1978 (les pouvoirs du magistrat, dont la lex rogata
est l'œuvre). Sur les élections, les manipulations dans les assemblées
et sur le census : Cl. Nicolet, Le Métier de citoyen, Paris, 1976, p. 280 et
s., p. 71 et s. Peut-on parler d'une démocratie à Rome ? V. les études
(notam. de C. Nicolet, P. Botteri, J.M. David) sur Polybe et la constitu-
tion romaine, réunies dans Demokratia et Aristokratia, sous la dir. de
C. Nicolet, Paris, 1986 ; A. Guarino, La democrazia a Roma, Naples,
1979.
Le procès criminel romain fait actuellement l'objet de controverses
profondes. Voir, pour un état de la question, C. Venturini, Processo pé-
nale e societù politica nella Roma repubblicana, Pise, 1996, p. 13-84 ;
sur les juridictions exceptionnelles, puis régulières, appelées quaestio-
nes, ibid., p. 87-237.
Sur la constitution républicaine, bibliographie exhaustive dans F.
De Martino, Storia délia Costituzione romand1, vol. I à III, Naples,
1972-1975 ; Cl. Nicolet, Rome et la conquête du monde méditerranéen
(264-27 av. J.-C.) I, Paris, 1977, (Coll. Nouvelle Clio).
La place des juristes dans la cité républicaine a fait l'objet d'études
importantes : A. Schiavone, Nascita délia giurisprudenza, Rome-Bari,
1976 ; R.A. Bauman, Lawyers in roman Republican politics (316-82
B-C.), Munich, 1983 ; F. D'Ippolito, I giuristi e la Città, Naples, 1978 ;
Sulla giurisprudenza medio-repubblicana, Naples, 1988.
Lectures : le manuel du parfait candidat au consulat, rédigé à l'in-
tention de Cicéron par son frère Quintus, est un extraordinaire docu-
ment ; les manœuvres électorales y sont prises sur le vif. Ce témoi-
gnage est daté de 64, mais il éclaire aussi les mœurs politiques du 2e s. :
Q- Cicéron, Commentariolum petitionis (édité et traduit avec la Corres-
pondance de Cicéron, Tome I, Coll. G. Budé, p. 80 et s.). Voir encore
Tite-Live, 39, 39, 1-10 (élections).
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TITRE 2

LA CRISE
DE LA RÉPUBLIQUE
ET L'EMPIRE (150 AV. J.-C-
FIN DU 3e S. AP. J.-C.)

De la Cité à l'Empire 0 « Si la grandeur de l'empire perdit la Républi-


que, la grandeur de la Ville ne la perdit pas moins »'.
La République a succombé sous le poids de ses victoires. Ses pos-
sessions démesurées, sa citoyenneté sans cesse recherchée et, finale-
uient, sans cesse concédée, firent voler en morceaux la constitution
trop étriquée de la Cité-Etat. Secoué de spasmes, où quelques éclats de
grandeur se mêlent à beaucoup d'aveuglement, et quelques élans gé-
néreux à trop d'égoïsmes, le gouvernement de la liberté s'effondra. Le
régime qui survint vers 30 av. J.-C. n'eut rien à détruire. Jamais révo-
lution ne fut plus silencieuse : la place était vacante. Révolution alors ?
Oui. Le nouveau pouvoir eut beau porter le grand deuil de la Républi-
que, par sa nature il était bien monarchique.

Chapitre 1 : Faillite de la République.


Chapitre 2 : Le pouvoir d'un seul.

Ca 1. Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains. IX : Deux


uses de la perle de Rome.
CHAPITRE 1

LA FAILLITE
DE LA RÉPUBLIQUE
(150-30 AV. J.-C.)

i
La disparition de la classe moyenne sous l'effet de la crise écono-
mique et sociale iiée de la conquête affecte, par contrecoup, tout le jeu
politique, faussé. Quelques théoriciens, trop rares, car Rome ne se mit
que sur le tard à la réflexion politique, tentent, par des réformes, de
rétablir les conditions de l'équilibre. En vain. Les ambitieux, plus
nombreux que les doctrinaires, ne s'embarrassent guère de program-
mes. Ils multiplient à l'envi les batailles de clans et les coups d'Etat à
la recherche du pouvoir personnel.
Section 1. La disparition de la classe moyenne ; Section 2. Réfor-
mes et coups d'Etat.

SECTION 1
LA DISPARITION
DE LA CLASSE MOYENNE

§1
LA CRISE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE

A Rome même, l'équilibre se rompt ; puis le mal s'étend à l'armée,


à l'Italie, aux provinces.

RUPTURE DE LA MESURE A ROME

La paix sociale, à Rome, était fondée sur une classe de petits pro-
priétaires, ûme des assemblées et support de l'armée, et sur une masse
de main-d'œuvre servile, suffisante pour aider à l'exploitation du sol
mais pas excessive au point de menacer la société. Or ce double équi-
libre ne survit pas à la conquête. La naissance d'un capitalisme finan-
cier, avec les sociétés de publicains, aliène l'indépendance politique de
la classe moyenne et la détourne de la culture. Les effets dévastateurs
LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE 269

de la conquête précipitent sa ruine. L'augmentation périlleuse du


nombre des esclaves la consomme.

a) Les chevaliers publicains 0 « Là où il y a le publicain, il n'y a plus


d'Etat, plus d'empire, plus de droit» (Tite-Live, 45, 18).
1° Les sociétés de publicains. — Les chevaliers publicains, on le sait,
sont ces hommes d'affaires écartés du pouvoir, et dont l'activité con-
siste à gérer les entreprises publiques (publica) affermées au plus of-
frant. Pour réunir les sommes colossables (les revenus de toute une
province pour cinq ans) dont l'avance doit être faite à l'Etat au moment
de l'adjudication, ces riches financiers s'unissent : en constituant des
sociétés commerciales de structure très originale. Les apports des as-
sociés, parts ou actions, forment le capital social ; il est juridiquement
distinct du patrimoine propre de chacun des actionnaires. Un conseil
d'administration réunit les plus gros d'entre eux, alors que la masse
des porteurs plus modestes se retrouve dans une assemblée générale.
Dérogeant au principe des sociétés de personnes (ou sociétés civiles),
la société de publicains ne s'éteint pas à la mort de l'un des actionnai-
res ; car l'intérêt de l'Etat veut qu'elle mène à son terme l'entreprise
soumissionnée. Les parts ou actions sont cessibles. Ces sociétés sont
donc douées d'une quasi-personnalité juridique.
2° Un ferment de décomposition. Par les richesses qu'elles drainent,
ces sociétés ont répandu à Rome le luxe et provoqué (tous les témoins
antiques sont formels) le déclin de mœurs restées jusque-là saines
dans leur frugalité paysanne. Ce rôle corrupteur affectera :
— La classe politique. La stricte séparation posée par la ter Claudia
(218) entre finance et politique n'est pas respectée. Les tentations sont
trop fortes. Des passerelles (hommes de paille, prête-noms) tissent des
liens occultes entre les sénateurs et les publicains. L'entente entre eux
est parfaite quand il s'agit de dépouiller les provinciaux. L'espoir de
dresser les gouverneurs contre les collecteurs est vide : ils ont partie
liée. La honte de l'exploitation rejaillit sur l'autorité du gouvernement.
— La masse des citoyens. Avec l'argent facile, brigue et corruption
électorale font leur entrée. Une première loi, en 181, tente de s'inter-
poser. En vain. La vie politique, jusqu'au terme de la République, sera
ornpoisonnée par ce vice qui atteint surtout la classe moyenne et la
Population urbaine vendant leurs voix. eLeur vénalité sera exploitée
Par les chevaliers : dès avant la fin du 2 s. (ainsi Marius), l'achat de
clientèles sert des ambitions politiques nouvelles et fait des chevaliers
les rivaux — sur leur propre terrain — des sénateurs.
—- La paysannerie : attirée par le mirage des parts sociales, dont on
oit qu'elles étaient distribuées dans le public, elle se détache de la terre
Rendue ou échangée, afflue vers la ville, vit de la corruption en gon-
Hant les bandes de clients.
— Toute la Cité enfin : l'argent de l'Etat est détourné. Depuis le
htilieu du 2e s., il n'y a plus de constructions publiques. Les profits des
capitalistes financiers ont fait passer l'argent ailleurs : dans les coffres
oes particuliers ou l'investissement foncier.
270 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

387 h) Le dépérissement de la classe moyenne 0 1" Sous l'effet, d'abord,


des guerres. Le choc de la conquête est passé, pour l'essentiel. Mais il
reste la pacification des provinces rebelles : la résistance indigène
dans l'Espagne dévoreuse d'hommes ne sera brisée qu'après la capi-
tulation de Nnmance en 133. Or le poids de la guerre incombe entiè-
rement aux possesseurs d'une certaine fortune : les paysans. A l'exclu-
sion des prolétaires (infra classem, donc non combat ta nts) et des
riches, dont le service comme officiers a perdu sa signification mili-
taire active.
2° Sous l'effet, aussi, des retombées économiques de la conquête pro-
vinciale. L'afflux du blé étranger, vendu à bas prix, bientôt distribué
gratuitement, concurrence dans les régions proches des ports la pro-
duction locale et la ruine. L'accroissement de la masse monétaire fait
monter les prix dont ceux de l'outillage agricole — et contraint à
l'endettement. Tout un courant populaire, au début du Ie' s., soutenu
par Catilina, Salluste, César, soutient, au grand émoi des conserva-
teurs dont Cicéron, la nécessité de remises des dettes. La transforma-
tion des cultures fait le reste. L'investissement rural des sénateurs, des
chevaliers et de tous les riches, produit un latifondisme que le paysage
agraire italien conserve aujourd'hui encore. Les parcelles peu renta-
bles, car trop restreintes, sont récupérées au détriment de la petite
paysannerie. Les cultures de luxe (élevage d'espèces rares) et lucrati-
ves (huile, vin), exigeant de gros investissements, remplacent les cé-
réales nourricières. Le propriétaire ne réside plus ; il est représenté
sur place pour chaque unité d'exploitation par un intendant entouré
d'une armée d'esclaves. Chassé de cette terre qui ne peut plus le faire
vivre, le paysan libre n'a d'autre choix que le travail journalier d'un
valet dans une grosse exploitation, ou l'émigration vers une ville
(Rome ; les cités de droit romain ou latin ; les villes italiennes). Mais
là, devant la concurrence servile, ce sont de nouveaux déboires.
3° Fléchissement démographique et crise agraire. A partir de 159, les
chiffres du cens sont, pour la première fois, en baisse. A chaque lustre,
le déclin se confirme. Il s'accélère en 1361. La dépopulation des cam-
pagnes l'explique pour partie ; et, pour le reste, l'émigration extra-
italique qui est une autre manière de fuir la crise économique. En
même temps, le nombre des prolétaires s'accroît (cependant recensés
comme tous les autres citoyens, cette évolution n'apparaît pas dans les
chiffres transmis).

388 c) L'extension de la main-d'œuvre servile 0 1" Son étendue. — Elle


ne cesse de croître. Avec la complicité d'intermédiaires indigènes, Da-
ces et Orientaux relayés par une piraterie endémique, le marché est
alimenté sans répit. Entre le début du 2e s. et la fin du 1er, le nombre
des esclaves a augmenté de 50 % pour l'ensemble de l'Italie : il passe
de 1,5 à 3 millions, pour une population globale péninsulaire de

1. On est passé de 337 000 citoyens mûtes adultes (en 164) à 318000 (en 136). La
population civique totale (trois fois, en gros, le chiffre des citoyens recensés) passe en
conséquence de 1 011 000 <1 954 000.
LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE 271

7,5 millions à l'époque d'Auguste. Au 2e s., la Ville, en gros, abrite 1 es-


clave pour 2,5 citoyens ; la campagne 1 esclave pour 1,5 citoyen. Or,
plus le nombre s'enfle, plus la condition s'enfonce dans la rigueur, la
brutalité, l'humiliation. Des révoltes, effroyables car sans espoir, em-
brasent alors le monde romain.
2° Les guerres serviles. — L'une des plus tristement célèbres éclate
en Sicile en 155. Guidés par un Syrien, mage et prophète, 70 000 mal-
heureux s'arment en quelques mois, mettent en échec légions et con-
suls. Spontanément le mouvement gagne Délos, les mines d'argent de
l'Attique, Pergame, l'Italie du Sud, Rome même. Ces explosions en
chaîne tournent à la révolution sociale. Massacrés par dizaines de mil-
liers, ces damnés cessent d'inquiéter en 131. Mais leur révolte a con-
vaincu les plus lucides de l'urgence d'une réforme agraire : c'est l'ex-
tinction du soldat-paysan qui ht la faiblesse de l'armée et abandonna
la campagne aux troupes serviles.
Entre 73 et 71, d'une école de gladiateurs de Campanie part le der-
iher, mais le plus violent, des grands soulèvements serviles. C'est
l'épopée de l'esclave thrace Spartacus. De la Lucanie à la plaine du Pô,
affolant Rome en la frôlant, il défait, à la tête de dizaines de milliers de
révoltés, six légions et tue l'un des consuls. Pour l'exterminer, il faudra
au très riche Crassus — c'est presque un symbole : avec la bénédiction
des milieux financiers, il enrôle des troupes à ses frais — autant de
légions qu'en aura mobilisé en huit ans César pour conquérir les Gau-
les.

3° Apparition d'un type de production esclavagiste. La main-


d'œuvre servile agit sur les structures économiques : par le nombre
des esclaves et par la qualité de leur travail, un nouveau mode de
Production apparaît. On peut le caractériser par la concentration en
a
tehers, la fabrication en série, la production à bas prix, la grande
ôionoculture, avec, pour conséquence, la ruine de l'artisanat libre et
de la petite propriété. En lin de compte la paix n'est pas seule mena-
ce : l'équilibre économique hanche à son tour.

L'EXTENSION DU MAL A L'ARMEE,


AUX PROVINCES. À L'ITALIE

formée 0 Jusqu'au 2e s., les obligations militaires, dans leur principe,


liaient proportionnelles à la fortune. Après cette date, le principe se
retourne. Les plus riches servent le moins ; le nombre des prolétaires,
ex
empts, s'accroît. La relève des troupes en pâtit. En Espagne, les
hommes, maintenus trop longtemps, se mutinent. Le chiffre des déser-
teurs se gonfle. Partout la discipline se relâche. Le déclin se poursuivra
Jusqu'au jour où Marins, en 107, en tirera l'inéluctable leçon : puisqu'il
a plus de citoyens-soldats, on paiera des citoyens-mercenaires,
fus reviendrons sur les conséquences immenses de cette révolution
Wm, n" 410).
*

272 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

390 Les provinces 0 Pour la honte du nom romain, l'exploitation effrénée


se poursuit. Complice des publicains, le gouverneur est tout-puissant.
Le résultat ? L'exécration universelle des Romains, avec, sporadique-
ment, des flambées de violence : massacres de Jugurtha en Numidie
en 115 ; ou de Mithridate dans la province d'Asie en 88 : en une seule
journée, fut exterminé tout ce qui parlait latin (80 000 victimes selon
une estimation antique, probablement excessive).

391 L'Italie 0 Rome ne ménage plus des Alliés qu'aucune menace exté-
rieure ne peut désormais inciter à la défection. Leur condition se dur-
cit. Les charges militaires s'accroissent : les auxiliaires doivent redou-
bler d'efforts ipour compenser les vides des légions, tandis que les
récompenses s'évanouissent. L'immigration latine est pratiquement
stoppée depuis ,177 et, après la dernière colonie latine fondée en 183,
les Alliés n'ont plus accès à Vager publicus. Non protégés par \es leges
Porciae (195), les Italiens sont sans recours contre l'arbitraire des ma-
gistrats : une différence choquante qu'ils éprouvent, notamment au
sein de l'armée, comme une humiliation injustifiée. Progressivement
l'idée prend corps : l'accès à la citoyenneté romaine saura apporter
l'égalité des droits, le juste partage des terres et un secours contre
l'arrogance.
Le problème agraire est au cœur de la crise. C'est le déséquilibre
dans la répartition du sol qui a provoqué, à Rome, la disparition de la
classe moyenne ; qui soulève l'Italie ; et qui mine l'armée. La première
réforme sera une réforme agraire, mais quelle tempête elle soulèvera
dans une cité divisée !

§2
RUPTURE DE L'ÉQUILIBRE POLITIQUE :
« OPTIMATES » ET « POPULARES »

392 La nobilitas, victime de la discorde 0 Le climat politique, à partir de


140, se dégrade à son tour. Le jeu constitutionnel admiré par Polybe
se dérègle au moment où la nobilitas s'isole face à une masse urbaine
instable et misérable. Devant le vide laissé par la disparition de D
classe moyenne, ce contrepoids salutaire, la cohésion de la nobilitas,
porteuse d'harmonie, se disloque. Deux factions rivales la divisent-
L'une, sensible aux aspirations de la masse, combat pour la défendre
et flatter sa puissance ; l'autre, au contraire, s'en détourne dans la
crainte, le mépris et un fatal égoïsme.
Populares et optimales : des Gracques à la mort de César, de 133 à
44, Rome, dans son histoire, sa vie et ses idées politiques, ses institu-
tions et sa littérature, est dominée entièrement par ces deux idéologies
discordantes de la nobilitas déchirée. Cicéron seul tentera d'effacer
cette ruineuse bipolarisation, source de toutes les violences (infr'C;
n0 433). Malgré son génie politique, ses efforts pour ramener l'unité
échoueront.
LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE 273

a) Des idéologies, non des partis 0


1" Définition. Les populares, ce sont les partisans du peuple. Le
mot, dans son contexte romain, est péjoratif : employé presque unique-
ment par les adversaires des populares qui stigmatisent leur action, il
signifie démagogue plus que démocrate. A défaut d'autre, nous conser-
verons ce terme, en lui donnant naturellement la valeur neutre de
« favorables au peuple ».
Optimales, à l'inverse, est un terme hautement laudatif : ce sont
«les gens excellents » ; il équivaut à boni (« ceux qui pensent bien »),
souvent associé à locupletes (« les riches »). Tous ces qualificatifs, on
l'a deviné, ne se trouvent que dans la bouche de ceux qui se les décer-
nent ; alors que, pour leurs adversaires, les optimales ne sont qu'une
factio et des « dissidents » accusés de corrompre l'unité de la Cité. Nous
conserverons également le terme éf optimales, dans son sens neutre de
« conservateurs ».
2° Ce ne sont pas des partis, au sens moderne. Ni les optimales, ni
les populares ne forment des groupes structurés et permanents, solide-
ment établis sur une base d'adhérents, unis derrière un programme
que des candidats lancés dans des compétitions électorales seraient
chargés de faire appliquer. Au contraire, seuls les chefs (tous nobles,
d'ailleurs) sont qualifiés de populares ou optimales, et jamais les trou-
pes de clients ou de relations qui supportent leur action. De plus, les
candidats ne sont pas élus à Rome sur un véritable programme. Enfin,
ceux que l'Histoire rangera dans le groupe des populares ou des opti-
niates forment des escouades bien hétérogènes : elles n'ont rien de
clans fermés.
Prenons l'exemple des populares. Il y a les convaincus, tels les Grac-
PUes et leur cercle. Il y a des provocateurs (Livius Drusus le Père en
122 ; et sans doute son fils en 91), optimales en fait, mais qui, pour
briser un projet populaire, font de la surenchère démagogique. Il y a
les opportunistes (tel Pompée) qui ne cessent d'osciller entre une poli-
Hque réformatrice et une politique conservatrice. Il y a enfin les ambi-
tieux (Catilina, Clodius, César) qui épousent les thèses populaires afin
d'assurer leur carrière personnelle. Malgré ces fiottements — qui com-
Pliquent à l'extrême l'histoire de cette période —, et bien qu'il n'y ait
dl partis, ni programmes, il y a tant chez les populares que chez les
optimales une unité de pensée. Ce sont ces deux idéologies affrontées
qu'il faut, à tout prix, présenter à grands traits. Elles donnent leur
cohérence aux multiples réformes, projets et contre-projets qui af-
"uent durant un siècle (140-44) extrêmement fécond.

b
> L'idéologie populaire 0 Le courant réformateur, ou démocratique,
Révèle sa puissante originalité, et par ses objectifs, et par ses moyens
d action.
1" Agir pour le peuple: — En servant ses intérêts matériels (com-
'noda populi), on améliore ses conditions de vie. Des réformes agrai-
res
et des distributions de blé (financées par les revenus des provin-
ces) doivent rétablir le lien naturel entre l'artisan de la conquête et son
276 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

grands, au contraire, raflent tout. Aussi l'occupation déboucha-t-elle


sur la concentration foncière. Le processus devait être bien entamé
avant 252. On ne s'expliquerait pas, sinon, la violence inouïe que sou-
leva, au Sénat, la loi de C. Flaminius : la distribution gratuite de Vager
Gallicus en portions individuelles privait les sénateurs d'une occupa-
tion qu'ils avaient perdu l'habitude de partager.
Peu après la 2e guerre punique, une loi agraire (vers 173) tente un
remède. Elle limite généreusement à 500 jugères (125 hectares) l'oc-
cupation tolérée, mais y ajoute le droit de mener paître sur la terre
publique un troupeau de cent têtes au plus de gros bétail et 500 têtes
de petit bétail. Le recours à des travailleurs libres est aussi prescrit.
Mais la loi ne fut pas appliquée ou pas respectée. Elle fournira tout de
même à Tiberius Gracchus un précédent.

A TIBERIUS GRACCHUS (133)

397 a) Dans le sillage du stoïcisme 0 Tiberius Sempronius Gracchus est


né en 163 d'une des familles les plus en vue de la nobilitas. Son père,
deux fois consul, a géré la censure ; sa mère, Gornelia, est la fille du
vainqueur d'Hannibal, Scipion l'Africain. Il a lui-même épousé la fille
du personnage socialement le plus élevé du moment, Appius Glaudius
Pulcher, prince du Sénat depuis 136.
Il s'est formé autour des siens un cercle d'esprits éclairés, convain-
cus de l'urgence de réformes. On y retrouve Appius Glaudius ; égale-
ment le plus célèbre juriste de son temps P. Mucius Scaevola : il mettra
la main à la loi de Tiberius ; et le frère de Scaevola : le futur grand
pontife P. Licinius Crassus Mucianus (passé chez les Licinii par adop-
tion). C'est là que Tiberius s'ouvre à la philosophie grecque.
Blossius de Cumes apporte la leçon bouleversante de l'humanité
stoïcienne, recueillie auprès de son maître, le chef de l'Ecole, Antipater
de Tarse. La philosophie stoïcienne connaissait alors plusieurs cou-
rants. L'un (qui parvint à Rome par Panétius) prêchait l'individua-
lisme, la légalité (presque le « légalisme »), le respect de la propriété
privée. L'autre, tout différent, riche de pensée sociale, exaltait l'égalité
de tous les hommes et la soumission nécessaire de l'intérêt individuel,
y compris la propriété privée, aux besoins supérieurs de la collectivité.
Or c'est ce message de solidarité généreuse qui toucha l'âme de Tibe-
rius,
« Les bêtes sauvages ont leur tanière, et ceux qui meurent pour la
défense de l'Italie n'ont d'autres biens que l'air qu'ils respirent... Ils ne
combattent, ils ne meurent que pour nourrir l'opulence et le luxe d'au-
trui... » (Tiberius, rapporté par Plutarque, l ie de Tibérius, 9, 5)
et le décida à agir.

398 b) La rogatio Sempronia 0 L'année de son élection au tribunal, en


133, les circonstances se présentent à Tiberius sous un jour favorable-
Des consuls, il ne peut rien craindre, puisque l'un d'eux n'est autre que
Mucius Scaevola, tandis que le second, hostile à sa réforme, se bat en
LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE 277

Sicile contre les esclaves. La résistance du Sénat, prévisible, sera con-


tenue par l'autorité d'Appius Claudius. Reste l'âme de l'opposition, le
redoutable Scipion Emilien : mais ne vient-il pas de quitter Rome pour
mener le siège de Numance ? C'est le moment, pour Tiberius, de dé-
voiler son projet.
1° Le dispositif de la loi. — Elle reprend l'idée d'un maximum im-
posé à la possession de Vager publicus et fixe à 500 jugères par foyer,
augmentés de 250 jugères par enfant ; en tout 1 000 jugères au plus
(équivalant à 250 ha). L'excédent sera repris par l'Etat, mais, dans un
souci d'équité, la Cité indemnisera d'une manière originale le dom-
mage subi par le retrait de terres bonifiées par la culture. La loi opère
une conversion : désormais la terre, dans les limites prescrites, ne sera
plus détenue à titre d'occupation, mais à titre de possession : affranchie
du vectigal, aliénable, transmissible. En fait c'est l'équivalent d'un
droit de propriété qui est offert en prime aux anciens occupants. Les
terres récupérées seront distribuées gratuitement aux pauvres, sous la
forme de lots inaliénables (le souvenir de la constitution Spartiate n'est
Pas contestable), grevés d'un vectigal. C'est donc bien une occupation
et non une possession. Ces lots sont d'une superficie modeste : 30 ju-
gères en moyenne (7 ha). Enfin une commission triumvirale est pré-
vue pour mener à bien l'immense travail de recensement, mensura-
tion, arpentage, remembrement, bornage, cadastre qu'impliquera la
téforme — si la loi est votée.
2° L'esprit de la loi. — Tout bien pesé, cette loi juridiquement mé-
ditée s'imposait par sa modération et sa prudence. Elle réclamait sur-
tout le respect de dispositions antérieures. Elle n'innovait que pour
a
Pporter plus de justice, par son système d'indemnité et surtout par les
distributions gratuites, son objectif premier. Quoi de subversif? Il n'y
a
vait pas dessein plus conservateur que de vouloir reconstituer la
olasse des soldats-paysans. Tiberius l'affirmait habilement : « ceux qui
n
'ont rien à défendre, se battent sans vigueur ». Le sort de la Cité était
en
jeu. Mais beaucoup ressentirent le retrait des excédents comme une
s
Poliation et en restèrent là. Il est vrai que la durée des exploitations
(plusieurs générations parfois) avait occulté le statut de la terre et que
' on distinguait mal le sol privé du sol public. Le vote de la loi, puis
So
n application déchaîneront les hostilités.

Ç) Le vote et l'application de la loi 0 1° L'opposition d'Octavius et sa


déposition. C'est du tribunat lui-même que l'opposition viendra. Les
0
Ptimates avaient en effet gagné à leur cause Octavius, l'un des dix
d'ibuns : le jour du vote, il opposa son veto. Cela s'était déjà vu. Habi-
tu
ellement, quand l'opposant sentait son isolement face à ses collè-
gues, il levait son obstruction et confiait au peuple l'arbitrage du con-
uit. Mais rien n'obligeait Octavius à céder et il tint bon. Tiberius devait
^'incliner. Il refusa. Il eut alors l'audace, pour briser la résistance d'Oc-
favius, de faire reconnaître au peuple, par une loi votée sur-le-champ,
le
Pouvoir de destituer un tribun. Il le fit déposer et, dans la foulée,
Présenta de nouveau sa loi aux tribus qui la votèrent.
La destitution d'Octavius fut une mesure extrêmement grave. Dans
1111
discours, d'ailleurs admirable (Plutarque, Vie de Tiberius, 10-15),
278 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

Tiberius exposa sa conception toute révolutionnaire des rapports entre


peuple et tribun. Il y affirme que le tribun est soumis an peuple, et
désigné pour servir ses intérêts. Il y rejette l'inviolabilité absolue du
tribun : elle est conditionnelle, révocable comme celle de la Vestale qui
manque à ses vœux. Bref c'est la souveraineté populaire qu'il y pro-
clame. Conception grecque, à l'évidence. Jamais à Rome n'avait pu
naître l'idée, juridiquement absurde, d'un pouvoir de déposition des
magistrats par les assemblées.
2° L'application de la loi et la juridiction triumvirale. La commission
triumvirale fut désignée le jour même du vote de la loi. Très impru-
demment Tiberius y a fait nommer son beau-père Appius Claudius,
son jeune frêne Caius Gracchus et lui-même, éveillant de la sorte tous
les soupçons sur son impartialité. On se met aussitôt au travail. Mais
devant les énormes difficultés rencontrées, il fallut très vite élargir les
compétences du collège et, par une nouvelle loi, lui donner le pouvoir
de juridiction — impliquant, selon toute vraisemblance, un pouvoir
d'imperium. Nécessaire sans doute, la mesure était cependant de nou-
veau peu heureuse, puisqu'elle faisait des magistrats, donc de l'Etat,
chargés de récupérer des terres pour son compte, un juge dans sa
propre affaire.

400 d) « L'Etat en danger» 0 Pour dominer l'hostilité à sa loi, Tiberius se


vit contraint de briguer dès la lin de 153 un second tribunal Aucune
loi ne l'interdisait : mais une tradition coutumière vieille de deux siè-
cles et demi (depuis 367), condamnait la réitération. Cette fois, c'en fut
trop. L'opposition sénatoriale décida d'en finir. Le jour de l'élection, le
grand pontife Scipion Nasica, chef du parti des Scipions en l'absence
d'Emilien, s'élève au milieu du Sénat pour déclarer V Etat en péril. Es-
timant que par son comportement Ti. Sempronius s'est de lui-même
placé hors de la Cité et de ses lois, qu'il n'est plus tribun ni même
citoyen, il intime, au nom du Sénat, l'ordre au consul Mucius Scaevola
de l'arrêter. Et comme le consul refuse d'accomplir un acte illégal,
Scipion, suivi par une troupe de sénateurs, s'élance à l'assaut de l'as-
semblée qui s'apprêtait à voter.
Le massacre fit plusieurs centaines de morts. Avec ceux de ses
partisans, le cadavre de Tiberius fut le soir-même jeté au Tibre. Une
courte répression rétablit la paix sénatoriale. Blossius fut condamné à
l'exil, tandis que Diophane de Mytilène, qui avait formé Tiberius à
l'éloquence grecque, fut traduit en jugement et exécuté.
Plus tard, pour masquer d'une légalité apparente des assassinats du
même ordre, le Sénat fabriquera la théorie dite du Sénatus-Consulte
Ultime ; mais Scipion Nasica en a déjà, en 133, découvert tous les élé-
ments : la patrie en danger, la mise hors la loi, le meurtre sans juge-
ment et sans appel au peuple — et le tout à l'entière discrétion du
Sénat.

401 Révolutionnaire par nécessité 0 Le tribunal du premier des Gracques


est lourd de signification. Il est clair désormais que sans bousculer U
Constitution, les réformes ne sont pas possibles. C'est l'aveuglement
du Sénat qui fit de Tiberius un révolutionnaire, obligé, alors que l'oc-
LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE 279

casion ne pouvait pas être plus propice, de déposer un tribun, d'atïïr-


mer contre l'autorité du Sénat la supériorité du peuple, de conserver
durablement un pouvoir que la Constitution dans sa sagesse passée
n'avait voulu qu'annuel. Tiberius pourtant n'avait rien voulu que la
plus légitime des réformes agraires, la plus salutaire pour la Cité oli-
garchique, la plus mesurée enfin : elle se situait dans la droite ligne
d'un Aristote et de son idéal d'oligarchie ou démocratie modérée.
Il montre, et la leçon sera recueillie un siècle plus tard par Auguste,
que seule une puissance tribunicienne durable (et non annuelle) et
supérieure (donc libérée de l'intercession collégiale) permet d'agir.
Mais Auguste avait la force que confère Vimperium, alors que Tiberius,
le jour de sa mort, ne fut même pas suivi par une plèbe inconséquente.

B CAIUS GRACCHUS (124-121 )

Naissance du problème italien 0 La commission agraire continua


son travail. Le parti des réformes restait puissant : Scipion Nasica fut
contraint après 133 de quitter Rome, alors que P. Licinius Crassus,
dont la fille venait d'épouser C. Gracchus, entra dans la commission
'nu m virale à la place de Tiberius et recueillit le Grand Pontificat laissé
Par Nasica.
Mais l'application de la loi agraire bute sur une difficulté imprévue.
Sien des Alliés italiens depuis des temps immémoriaux et à la suite
d'abus ou de tolérances diverses s'étaient installés sur des portions
d'ag-gr publicus : occupation purement précaire, à coup sûr, puisque
Par définition ils n'avaient aucun droit sur la terre du peuple romain.
Or la loi — on n'y avait pas songé — conduisait tout droit à leur ex-
Pulsion, et sans compensation. On comprend leur amertume ; ils trou-
v
ent chez Scipion Emilien une oreille complaisante. Il réussit, en 129,
Pour entraver l'action des triumvirs agraires, à les dépouiller de leur
juridiction. Ainsi l'urgence d'une solution à donner au problème ita-
lien germa dans l'esprit des réformateurs. En leur ouvrant la citoyen-
Pcté romaine, l'un des obstacles les plus forts à l'application de la loi
le disparaîtrait-il pas ?
c
C'est ce que tenta en 125 — sans succès -— le consul Fulvius Flac-
Us (entré dans la commission à la place d'Appius Claudius mort
entre-temps). Son projet de loi offrait aux Socii un choix : ou la ci-
'".yetmelé romaine ou, pour ceux encore nombreux qui préféreraient
r
ester italiens, le recours à la provocatio ad populum. Projet hardi,
^ais quelle intuition ! S'il avait été retenu, Rome se serait épargné,
av
ec la Guerre Sociale, l'une des guerres les plus atroces et la seule
Vr
aie défaite de son histoire.

Lœuvre de Caius Gracchus (124-122)

CEuvre féconde et profonde, dont la cohérence s'annonçait dès le


Premier
)u
discours, véritable programme, que Caius prononça, élu tri-
n de la plèbe en 124. Toutes ses résolutions ne purent aboutir au
280 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

cours de ses deux tribunats successifs1. Au fond, peu importe. C'est


l'unité de la pensée qu'il faut admirer avant tout.

405 a) Une nouvelle conception de l'impérialisme 0 1° Par une loifru-


mentaire (votée), le blé provincial, pour la première fois, sera distribué
à bas prix. La masse urbaine cessera de subir les fluctuations des
cours et de souffrir de la faim. C'est le peuple lui-même qui fixera
librement le prix du blé offert. L'énorme charge financière, supportée
par le Trésor, sera alimentée par les tributs provinciaux : l'impéria-
lisme connaissait enfin une justification populaire. Après la Grèce,
Rome la découvrait à son tour. Ce n'est pas le seul écho d'Athènes :
car enfin, cette politique du minimum vital évoque, à s'y tromper, le
misthos et le théorique. Pour la première fois, la Cité se reconnaît un
devoir d'assistance et l'obligation d'assurer une certaine égalité posi-
tive. On fit à cette loi frumentaire bien des reproches : encourager les
parasites, contredire la politique du renvoi à la terre. Mais Gains savait
fort bien que la foule urbaine n'avait nul désir de partir. Il fallait bien
la nourrir.
2° La nouvelle loi agraire de Caius (votée) reprend pour l'essentiel
celle de Tiberius, en l'améliorant. Elle augmente sensiblement les por-
tions distribuées, non pour séduire les récalcitrants mais pour boule-
verser plus résolument l'ordre censitaire. Les bénéficiaires, à la tête de
lots de 200 jugères (50 ha), seront presque des riches. En outre, plutôt
que la répartition de lots isolés, pas toujours heureuse, Caius tente le
groupement des bénéficiaires sous forme de colonies (sans caractère
militaire). Il rétablit enfin les pouvoirs judiciaires de la commission
agraire.
5° Il introduit le principe de \a fondation de colonies hors de l'Italie :
sur le site de Carthage (loi votée). Caius affirme une fois de plus que
les ressources de l'empire sont destinées avant tout au peuple (et non aux
investissements sénatoriaux). Surtout il lance pour la première fois
l'idée d'une romanisation de l'empire. Cette colonie (dont l'emplace-
ment est plus qu'un symbole : Caius fonde les villes ; il ne les rase
pas), ne vivrait pas seulement du sol provincial ; elle apporterait à la
province la culture de Rome. On ne s'en était jamais soucié jusque-là.
4° La mort l'empêcha de mener à son terme V intégration progres-
sive des Socii. Dans un projet mal connu, il envisageait, semble-t-il, de
donner aux colons latins la citoyenneté et d'accorder aux Italiens le
droit de voter à Rome. S'ils l'avaient obtenu, ils auraient évidemment
aussitôt acquis le bénéfice de la réforme agraire. Le fossé entre les
Romains et les pérégrins, italiens ou latins ou provinciaux, commen-
çait à se combler.

404 b) La guerre ouverte au Sénat 0 La réforme devient politique : l'ordre


sénatorial perd son monopole du pouvoir et l'autorité du Sénat est
amputée :

I. La chronologie exacte des lois votées ou seulement proposées est incertaine.


LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE 281

1° La très célèbre loi judiciaire (votée) bouleverse la composition


des tribunaux permanents devant lesquels comparaissaient les gou-
verneurs accusés de malversations (quaestiones de repetundis ; créés
en 149, supra, n0 333). Les juges (des jurés : système du jury collégial)
seront désormais des chevaliers, et non plus des sénateurs. Justifiée
par de retentissants non-lieux, la réforme, surtout, roulait les arrière-
pensées les plus perfides. Jusque-là, les chevaliers non-sénateurs
n'avaient aucune activité politique. Bien plus, une mesure toute ré-
cente (de 129), dans l'attente, à coup sûr, de la loi judiciaire de Caius,
venait de poser Y incompatibilité totale des deux ordres, donc leur indé-
pendance forcée : en entrant au Sénat, les sénateurs perdent leur qua-
lité et leur titre de chevalier (ils ne votent plus dans les dix-huit cen-
turies équestres).
Chasser les sénateurs des jurys, ce n'était pas seulement les priver
d'un instrument tout-puissant, la haute main sur les provinces. Y faire
entrer l'ordre équestre, c'était réintroduire le monde à part des finan-
ces dans la politique. Tactique habile sans doute — pour atteindre le
Sénat, le plus efficace était de lui créer un rival —, mais éminemment
périlleuse. La discorde risquait de monter à la tête de l'Etat, d'en faire
un monstre bicéphale : ce qui arriva. Les deux ordres, jadis si unis
pour exploiter les provinciaux, ne cesseront à l'avenir de se disputer
en frères ennemis le gouvernement de l'Etat.
2° Contre l'état d'urgence, une loi (votée) prescrit qu'en aucun cas
Un citoyen romain ne peut être mis à mort sans provocatio ad pop m
lum. La prétention du Sénat à s'ériger en cour criminelle est condam-
née.
c
) Une ouverture populaire 0 Le projet (non voté, selon toute vrai-
semblance) se situe en droite ligne dans l'idéologie populaire. Il intro-
duisait dans la très rigide et hiérarchisée assemblée centuriate, la
« confusion des votes » ; en tirant au sort parmi toutes les classes la
eenturie prérogative et, probablement, en appelant ensuite dans le dé-
sordre les centuries à voter. L'assemblée n'en serait pas devenue dé-
mocratique : il eût fallu pour cela adopter le vote par tête, et renoncer
au vote par centuries, très inégalement « peuplées ». Mais le projet au-
rait corrigé en partie la structure timocratique des comices.

u) La réaction sénatoriale et la théorie du Sénatus-Consulte Ultime

Devant cette avalanche de lois et de projets, le Sénat contre-attaque.


' ar le cynisme d'abord — et la force ensuite.

[ Uius Drusus l'imposteur 0 Due stratégie de fortune donne d'abord


a la classe sénatoriale l'espoir de briser l'élan de Caius en ruinant sa
Popularité. A celte fin, le Sénat dépêche l'un des siens, le tribun Livius
Dfusus, collègue de Caius lors du second tribunal qu'une loi récente
(l3
l ?) lui avait permis de briguer. Là, Drusus se livre à une folle
s
Urenchère,
l
reprend les projets de Caius, les dénature par la démago-
8 e la plus éhontée. Des colonies ? On en offrira douze, pas moins, en
282 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

Italie, et chacune promise à 3 000 colons ! La provocatio aux Socii !


Bien mieux, on ajoute la dispense des châtiments militaires ! La ré-
forme agraire ? Le vectigal est supprimé ! (c'était une somme infime,
mais récognitive de la propriété de l'Etat). Du blé pour le peuple ? 11
sera gratuit. Pour sauver son programme, Caius est contraint de parer
chaque nouveau coup par son veto, au risque — c'était le piège — de
se couper des masses populaires. Mais le Sénat échoue. Le prestige des
populares n'est pas entamé par cette grossière imposture.

407 Le S.-C. Ultime (121) 0 Alors le Sénat sort une arme que les années,
depuis la misé à mort de Tiberius, lui ont permis de fourbir : c'est le
Sénatus-Consulte Ultime. La théorie en est simple. Le Sénat, gardien de
l'Etat, s'attribue le pouvoir de décréter ennemi public l'ennemi de l'in-
térieur et de lui déclarer la guerre. Pour abattre par tous les moyens
le hors-la-loi, le Sénat proclame l'état d'urgence par un sénatus-
consulte de dernier recours (ultime), suspend la Constitution et en
renverse les bornes : la puissance tribunicienne, la frontière du pome-
rium, la provocatio ad populum s'effacent toutes. Quant aux consuls
ils deviennent les lieutenants du Sénat, exécutants de ses ordres. C'est,
en quelque sorte, le rétablissement de la dictature des temps les plus
reculés, mais au profit du Sénat.
Anciens et Modernes ont discuté à l'envi la légalité du procédé.
« Caricature du droit », « mystification reposant sur un sophisme » « pa-
ravent légal », ou, à l'inverse, conscience du Sénat d'être le gardien de
la loi et donc de pouvoir la suspendre pour mieux la rétablir. On re-
marquera simplement que chaque fois (121, 100, 88, 77, 63, 49) qu'il
sera fait usage du S.-C.IL, les populares — qui en furent toujours les
victimes — contesteront formellement la légalité du procédé. Car il
n'appartient pas au Sénat de déclarer la guerre, ni de priver un citoyen
de sa citoyenneté. Car un citoyen révolutionnaire reste toujours un
citoyen (avec le droit, intangible, à la provocatio). Car la loi martiale
suppose résolu le problème véritable : qu'est-ce qu'un ennemi de
l'Etat ? Il est évident que le Sénat fut conduit à élaborer cette douteuse
construction dans l'angoisse de perdre le pouvoir. Il priva les assem-
blées du droit d'exclure l'un des leurs, conscient que le peuple n'était
pas de son côté.
En 121, Caius, qui a échoué devant un troisième tribunat, ne me-
nace plus guère. Mais sa réforme agraire, en Italie du Sud, en Afrique,
va bon train. C'est alors que le Sénat enjoint solennellement au consul
« de prendre ses dispositions pour que la République ne subisse aucun
dommage » : en clair, de préparer ses troupes. Pour la première fois,
l'armée est lancée contre des citoyens. Avec Caius Gracchus et Fui vins
Flaccus, il en périt trois mille, dans la rue ou les supplices qui suivi-
rent.
Le Sénat célébra la « paix » en consacrant un temple à la « Concorde
Civique Rétablie». Pourtant la Cité est plus divisée que jamais. Le
temps des réformes est clos. L'ère des règlements de comptes com-
mence.
CRISE DE LA RÉPUBLIQUE 283

§2
RÈGLEMENTS DE COMPTE
ET RÉACTION OLIGARCHIQUE :
DE LA MORT DES GRACQUES À SYLLA
(121-78)

408 La
r guerre des clans 0 La période qui s'ouvre après la mort des Grac-
ques est dominée par une stupéfiante carence. Il n'y a plus de volonté
de réformer, donc plus de programme cohérent d'améliorations.
L'imagination a quitté les populares qui se bornent, par démagogie
souvent, à relancer certains slogans de l'idéologie gracquienne. Quant
à l'oligarchie, son œuvre reste encore, pour l'essentiel, un travail de
démolition : le devenir de la réforme des Gracques est révélateur(ï).
Le jeu politique s'est compliqué avec l'intervention, sur l'échiquier
du pouvoir, des chevaliers. Ils occuperont dans cette lutte de clans —
ce n'est pas encore la guerre civile — un rôle d'arbitre, entre les opti-
males, d'un côté, et les populares de l'autre. Marius, l'homme nouveau
au plein sens du terme, l'illustrera (107-88) (II).
Les mille atermoiements du pouvoir, ballotté entre des idéologies
contradictoires, finirent par lasser l'Italie; la réforme agraire avait
soulevé sa juste inquiétude. Aucun projet ferme ou fiable ne vient la
dissiper. C'est alors l'insurrection (90-88) (III).
Il faudra, de fait, attendre Sylla (82-78), pour trouver, avec sa dic-
tature, un effort profond de renouvellement. Son œuvre de restauration
aristocratique, rejoint, par son ampleur, le corps des réformes grac-
fiuiennes (IV).

LE SORT DE LA REFORME GRACQUIENNE :


LA LOI AGRAIRE ET LA COMPOSITION
DES TRIBUNAUX

£a mort lente de la réforme agraire 0 Patiemment, résolument, les


0
ptimates vident la réforme agraire de son contenu. Une première loi
(Peu après 121) supprime l'inaliénabilité des lots assignés aux pau-
yres. C'est la fissure qui compromet l'édifice ; les parcelles ne sont plus
a l'abri des convoitises. Puis, en 118, une seconde mesure abroge la
Co
mmission triumvirale; après quinze années d'un énorme labeur
(encore visible en certaines régions d'Italie), l'œuvre réformatrice prê-
tait fin. En 111 enfin, c'est le coup de grâce: tout vectigal est sup-
primé ; possédée ou occupée, la terre est devenue propriété privée.
Après ce travail de démantèlement, le problème agraire changea de
signification. Ce n'est plus au peuple que l'on offre la terre ; ce seront
les
vétérans qui la réclameront avec insistance de leurs chefs, pour y
caser leurs vieux jours. Dès l'année 103, le tribun Saturninus réclame,
Peur les soldats de Marius, la terre d'Afrique ; il récidive lors de son
ueiixième tribunat pour lotir la plaine du Pô, la Macédoine puis suc-
284 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

combera, tribun pour la troisième fois (en 100), victime d'un nouveau
Sénatus-Consulte Ultime. Par la suite le sort de la terre restera lié à
celui des vétérans. Sylla, Pompée, César les installeront outre-mer ou,
le plus souvent, en Italie même, sur les terres confisquées aux victimes
des guerres civiles.
— La loi frumentaire de C. Gracchus n'eut pas meilleure fortune.
Dès 120, le prix du blé est rehaussé et les portions distribuées sont
réduites. Cicéron louera la sagesse de ces mesures, attribuées à l'an-
cien tribun déposé, Octavius.
— La loi judiciaire gracquienne en revanche résista. Les chevaliers
ne lâchent pas, au moins dans l'immédiat, leur pouvoir de juger. Et
même, ils l'étendent. A côté du tribunal jugeant les extorsions des gou-
verneurs, Saturninus institue en 103 une seconde cour criminelle per-
manente devant' laquelle seront traduits les magistrats « coupables
d'avoir attenté aux droits du peuple» (tribunal de maiestate). Or ces
tribunaux, par le nombre des procès qu'ils connurent, par la person-
nalité des accusés, par le renom des orateurs soutenant l'accusation
ou présentant la défense, devinrent l'une des pièces essentielles de la
vie politique. Ils furent d'abord le champ clos, où se réglaient les
comptes des factions rivales optimates/populares ; mais ils introduisi-
rent aussi l'idée d'une responsabilité pénale des magistrats, dont l'ab-
sence était jusqu'alors l'un des points les plus faibles de la Constitu-
tion. Entrer dans ces tribunaux devient l'un des enjeux du pouvoir : la
classe sénatoriale ne cesse de lutter pour retrouver son monopole de
juge. Elle triomphe en 106 ; mais, dès 103, Saturninus rend à l'ordre
équestre ce privilège qui consacre une montée politique, dont C. Ma-
rius est le représentant le plus achevé.

[Ë] CAIUS MARIUS, L'HOMME NOUVEAU


(107-88). SA RÉFORME MILITAIRE

410 L'ascension très rapide de ce simple chevalier qui n'appartenait ni à la


nobilitas, ni même par sa famille à l'ordre sénatorial couronne sans
doute un très grand talent militaire (déployé en Afrique contre Jugur-
tha ; puis en Italie du Nord contre les Cimbres) ; elle illustre aussi le
déclin de l'oligarchie. Soutenu par les populares, il est élu consul en
107 puis, contre les lois, réélu sans discontinuer cinq ans de suite de
104 à 100. Mais, opportuniste, il reste en dehors des coteries. S'il sou-
tient d'abord les projets et les violences de Saturninus, il n'hésite pas,
en 100, à se plier aux ordres du Sénat en laissant lyncher le tribun qui
vient d'être déclaré hors-la-loi. Enfin, affranchi de toute tradition, Ma-
rins opère dans l'ombre une réforme décisive pour l'avenir.
L'armée de mercenaires. Durant ses longues campagnes, Marins tire
la leçon de l'échec de la réforme agraire. Il abandonne, faute de re-
crues suffisantes, le principe de la levée des citoyens obligés au ser-
vice. Grâce à son immense fortune, il paie des mercenaires. Par leur
origine sociale, ce sont des prolétaires, exemptés de service pour ab-
sence de fortune, d'un dévouement sans limite pour le général qui les
LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE 285

fait vivre. C'est capital. Un lien neuf, de clie/it à patron, s'établit entre
le chef et son armée privée. Un lien qui se prolonge au delà des cam-
pagnes : il assure au général-consul, car le soldat est aussi citoyen, des
noyaux décidés dans les assemblées. L'indépendance du magistrat —
dont la force ne dépend plus du Sénat — est devenue totale. Le moyen
d'action du chef révolutionnaire est trouvé.

fcl LA GUERRE SOCIALE (90-88)

a) Livius Drususfils 0 Le feu couvait. La maladresse et l'imprudence


du tribun de 91 provoquèrent la catastrophe. Il faut dire que ce fds du
tribun de 122 s'avançait, comme son père, masqué. Sous des dehors
violemment populaires, il menait une politique rigoureusement séna-
toriale, décidé à mettre un terme à la montée inquiétante de l'ordre
équestre. Sa première démarche tente, en vain, de rendre aux séna-
teurs leur monopole de la justice. Pour l'essentiel, il s'efforce de sé-
duire la masse par des projets démagogiques (loi frumentaire et Joi
agraire : le registre ne varie pas), de la détourner des chevaliers, de la
capter vers l'oligarchie sénatoriale : bref de la débaucher. Par un au-
tomatisme maintenant connu, l'évocation de sa réforme agraire ré-
veilla aussitôt l'inquiétude italienne. Résolu d'aller de l'avant, Livius,
en une entrevue secrète avec les notables alliés, leur jura que l'heure
de la citoyenneté totale et générale était venue — quand son assassinat
mystérieux dessilla leurs yeux : le Sénat, une fois de plus, se jouait
d'eux. C'est alors l'explosion.

b) La Guerre Sociale (90-88) 0 Trois siècles d'une alliance qui n'avait


Pas ménagé le sang italien s'achevaient par la plus meurtrière des
guerres. Dite Sociale, du nom des Socii, la guerre des Alliés naquit en
de multiples foyers, chez les Marses, les Picentins, les Samnites, les
destins, les Lucaniens ... les colonies latines, tous unis dans leur exé-
cration de Rome. Trois siècles d'humiliation et d'injustice se ven-
geaient maintenant dans des atrocités sans nom. Tout ce qui était Ro-
main, femme, enfant ou homme était sauvagement massacré. Née de
'a révolte devant une citoyenneté que le Sénat, aveugle, n'avait su ou-
vrir à temps, la guerre tourna vite à la guerre nationale : celle de l'Ita-
ue, dont le nom apparaît pour la première fois sur les monnaies des
insurgés. Près de deux mille ans avant Cavour et Garibaldi, l'Italie
découvrait son unité, contre Rome.
, Le gouvernement comprit la vanité de toute résistance : les Italiens
niaient trois fois plus nombreux. Le Sénat tenta de biaiser en offrant
|îux plus fidèles la citoyenneté, à d'autres, le droit latin. Rien n'y fit. Le
Iront de l'insurrection n'en fut pas affecté. Force fut de s'avouer sa
défaite. Après deux ans de dévastations, après avoir gagné beaucoup
de batailles, Rome finalement perdit la guerre et dut capituler sur toute
'a bgne : l'Italie devenait romaine — à l'exception des populations en-
tre
Alpes et Pô qui reçurent le droit latin.
I HiBTainrr'iWff'T ITT

286 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

413 c) Les droits politiques des nouveaux Romains 0 Quels seraient


leurs droits ? La nobilitas manqua de hauteur : elle tenta de reprendre
d'une main ce que l'autre avait dû concéder. Le calcul était simple. En
parquant ce million environ de nouveaux citoyens dans trois tribus
romaines (sur 35) ou dans, huit nouvelles tribus, ne laisserait-on pas
les jeux du forum aux seuls vieux Romains (environ 400 000 électeurs
potentiels) ? Politique puérile : pourquoi marchander des droits que
l'immense majorité des Italiens ne mettrait pas en pratique, peu dési-
reuse de traverser la péninsule pour voter à Rome ? Politique mes-
quine et plus encore funeste. La discorde qu'elle fit naître provoqua la
première de ces guerres civiles qui tueront la République.
Les populafes et les Marianistes (Marius et ses troupes) ont saisi
l'avantage que leur apporterait la cause italienne : ce sont des clientè-
les immenses en perspective. Ils soutiennent donc l'inscription dans
les 35 tribus, mais se heurtent à l'obstination du Sénat. La lutte se
prolonge par des représailles : le consul (prosénatorial) Cornélius
Sulla (ou Sylla) est déchu par un tribun (promarianiste) de Vimperium
qui allait lui permettre d'affronter Mithridate en Asie Mineure. Sylla,
alors, ose ce qui avait fait reculer Hannibal. Suivi de six légions, il
marche sur Rome, l'assiège, franchit le pomerium à la tête de ses trou-
pes, réduit par le feu les poches de résistance, fait décréter le Sénatus-
Consulte Ultime, chasse Marius, se débarrasse des tribuns et de la loi
qui l'avaient déchu (en 88). Puis il repart vers sa province.
Usé par les rivalités de la nobilitas, l'Etat s'enfonce dans l'anarchie.
Mais Sylla a percé le secret de l'avenir. L'autorité appartiendra main-
tenant aux imperatores à la tête de leurs légions.

[D! LA DICTATURE DE SYLLA


ET SA RESTAURATION OLIGARCHIQUE

414 a) La proscription syllanienne (82) 0 A son retour d'Orient, en 83,


Sylla retrouve une Cité plongée dans l'horreur et une Constitution
anéantie. Les exécutions sommaires et les assassinats publics (des
consuls, des préteurs, des tribuns, un flamine sont tombés) ont souillé
le septième consulat de Marius et les trois consulats du tyran Corne-
lins Cinna. De la légalité, il ne reste plus même l'apparence. Un exem-
ple entre mille : Cinna s'est de lui-même reconduit au consulat, deux
fois de suite, sans convoquer les comices. De 83 à 82, Sylla, fort de son
imperium proconsulaire, de l'or de Mithridate et d'une excellente ar-
mée, défait les forces consulaires et se présente devant Rome en no-
vembre 82.
U y applique immédiatement la politique de la terreur. Par un édit
(dénué de hase juridique), il fait a 111 cher (« proscribere» — d'où pros-
cription) les noms des sénateurs (une quarantaine) et des chevaliers
(1 600 selon les uns, 500 selon d'autres) dont la mort est décidée, le
meurtre récompensé, les biens confisqués. Traqués dans tout l'empire,
sans l'espoir d'un refuge — car quiconque, même fils ou frère, fourni-
rait un abri, subirait la même peine — ces condamnés sont frappés
dans leur descendance même, à qui la carrière des honneurs sera in-
LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE 287

terdite. Cruauté inhumaine ? Vengeance démesurée ? Pas exactement


(ou pas seulement). En frappant ses ennemis d'un coup terrible, Sylla
arrêta immédiatement le cours de la guerre civile, évita d'autres mas-
sacres, se rallia, par ces châtiments exemplaires, les hésitants. Son
œuvre de restauration pouvait être engagée. Mais le pouvoir légal lui
Manquait encore.

b) La dictature « pour rédiger des lois et rétablir l'Etat >> 0 L'inter-


roi (il n'y a plus de consuls) nomme Sylla dictateur, et fait aussitôt
voter par les comices une loi spéciale, à double fin. D'abord pour va-
lider tous les actes accomplis antérieurement par le proconsul : sage
mesure qui donnait rétroactivement à la proscription sa légalité et as-
surait aux acquéreurs des biens des proscrits... un titre de propriété.
Et ensuite pour conférer au dictateur les pouvoirs exorbitants qui sc-
iaient désormais les siens1 : il est dictateur « pour rédiger des lois » A
légal des décemvirs de 451, il est au-dessus de la Constitution avec
Pouvoir de la réformer. C'était attribuer à Sylla tous les pouvoirs, dont
ceux : de modifier les frontières de l'Italie, d'organiser des provinces
(la Gaule Cisalpine), de désigner des magistrats, d'exercer la censure
et même, on touche ici au religieux, de modifier le tracé du pomerium
(le précédent le plus proche remonte à la Royauté). Ces pouvoirs ex-
traordinaires sont accordés sans limitation de durée ; ils sont, de plus,
libérés, dans la Ville et hors de la Ville, des restrictions (provocatio,
l
ntercessio tribunicienne) que le temps avait placées à la dictature
constitutionnelle. A part son nom, la dictature syllanienne n'a plus
rien de commun avec la vieille dictature, elle-même sortie de l'usage
depuis la deuxième guerre punique. C'est en réalité une monarchie
Pure, transposée dans des formules républicaines.
Mais Sylla n'utilisera pas ses pouvoirs pour se faire acclamer roi.
Au contraire. Il veilla à rétablir la domination du Sénat, en extirpant
joutes les forces mauvaises qui, depuis un demi-siècle, la ruinaient.
E œuvre, dans son esprit, n'est pas révolutionnaire ; elle se veut pure
'ca et ion ou restauration.

El L'œuvre syllanienne 0 1" Le tribunal de la plèbe: «un masque


v
ide ». En décapitant le tribunal, on empêchera le retour d'une politl-
jfim populaire. Ainsi, les tribuns perdent leur pouvoir d'intercessio
(contre le Sénat, ou un magistrat), ne conservant que Vauxilium à vo-
cation individuelle et privée; leur juridiction criminelle est suspen-
lle
; les plébiscites qu'ils présenteront à la plèbe devront, à peine de
Nullité, recueillir l'accord préalable des patres (des sénateurs patri-
^ens, probablement). Enfin, pour réserver cette puissance jadis re-
doutable à des personnages de second plan, le tribunal devient une
jjhpasse : il est interdit à ses titulaires de poursuivre la carrière des
donneurs. Selon l'excellente formule de Velleius Paterculus, le tribunal
est plus qu'un masque vide (imago sine re).

fi Pas de loi pour une dictalure ordinaire ; la nomination par l'interroi suffit.
288 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

2° L'autorité du Sénat renforcée. Une fournée de 300 membres sup-


plémentaires permettra au Sénat d'accomplir des besognes multiples.
Fort habilement, Sylla saisit l'occasion pour y introduire de nombreux
chevaliers, afin de désamorcer la rivalité des deux ordres.
La fonction de juge est rendue au monopole du Sénat. La multipli-
cation des cours criminelles la rend essentielle : sept tribunaux per-
manents (trahison ou « majesté », péculat, corruption électorale, faux,
assassinat, empoisonnement, malversation dans les provinces) pour-
suivront des crimes jusque-là soumis au peuple ou qui n'avaient pas
le caractère de délit public. Le droit criminel romain fait ici un progrès
décisif.
3° L'affaiblissement du consulat et des magistratures: c'est le prix
des erreurs passées. Les consuls sont en fait dépouillés de leur impe-
rium militaire : devenus simples magistrats civils, ils n'ont plus le droit
de quitter Rome et l'Italie. L'accès aux provinces — qui seules atten-
dent des légions — leur est interdit, réservé aux proconsuls et propré-
teurs. Le nombre des magistrats est accru (8 préteurs, 20 questeurs) :
moyen pour le Sénat, par une rotation plus rapide, de mieux tenir les
gouverneurs qu'il désigne. Les prescriptions du cursus honorum, ou-
bliées ou violées, sont réaffirmées.
Sa mission accomplie, Sylla abdique sa dictature en 79. Tout, dans
son œuvre considérable, ne subsista pas. Les tribuns retrouvèrent leur
pouvoir dès 70 ; le Sénat dut partager avec les chevaliers la judicature.
Mais la législation criminelle et les atteintes au pouvoir consulaire
dépassèrent l'Empire. Sylla rendait à la nobilitas son pouvoir. Qu'en
fera-t-elle ?

§3 -
LA FIN DE LA RÉPUBLIQUE :
L'AFFIRMATION
DU POUVOIR PERSONNEL (78-30)

417 Retour aux errements passés 0 La trêve fut courte. Dès le départ de
Sylla, les vieilles luttes reprennent. Seuls les acteurs ont changé.
Le consul de 78, Lépide, prend fait et cause pour les populares et
rameute toutes les victimes de la dictature syllanienne ; les fils de
proscrits qui, derrière Sertorius, commencent en Espagne une longue
marche de révolte ; les paysans italiens que les vétérans syllaniens,
sous le prétexte de venger la Guerre Sociale, ont expropriés pu1'
dizaines de milliers ; les nostalgiques de la puissance tribunicienne ;
la masse des paupérisés enfin. A l'opposé, affrontant le « consul sub-
versif », l'ordre sénatorial — qui lance contre lui son S.-C. Ultime et
l'abat —, les chevaliers et d'autres ambitieux. Plus que jamais les fac'
lions rivales se vident de leur substance. Ce ne sont plus que des coa-
litions hétérogènes, aux slogans usés, où le cynisme trouve un refug6
et le pouvoir personnel, l'outil de son ascension.
LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE 289

« Tous ceux qui ont jeté le trouble dans l'Etat sous de beaux prétex-
tes, les uns se posant en défenseurs des droits du peuple, les autres
Pour donner toute sa force à l'autorité du Sénat, tout en alléguant le
bien public, travaillaient chacun pour sa propre puissance ».
Salluste (Conj. CaL, 38, 3), sévère mais juste, renvoie dos à dos
populares et optimales de ces années 70-4G. Mais le Sénat ? Revigoré
Par Sylla, quelle autorité a-t-il exercée ? De fait, aucune. Pléthorique et
impotent, il assiste, au mieux courroucé, au pire muet, mais toujours
conscient, à l'inexorable dégradation de son pouvoir. Atteint par les
Populares, atteint par l'ordre équestre, atteint enfin par la montée du
pouvoir personnel, il n'est pas même l'arbitre de ces tendances diver-
gentes. Au contraire, elles savent s'unir ... contre le Sénat lui-même.
Trois destinées hors du commun se détachent durant cette période
qui, par étapes presque insensibles, efface la République et grave le
Profil de la monarchie : Pompée, César et Cicéron.

A POMPEE (82-49)

a
) La politique du balancier (82-70)

' Privatus cum imperio, au service de l'oligarchie 0 Fort de la ri-


chesse et de la très vaste clientèle de son père (en Cisalpine et dans le
' icenum), Pompée, à 26 ans, place son armée personnelle au service
ue Sylla : muni d'un imperium proconsulaire, alors qu'il n'est qu'un
sunple particulier (privatus), il rapporte de ses campagnes de Sicile
(en 82 : contre les Marianistes) les honneurs inouïs du triomphe, du
utre d'imperator et du surnom de Magnus. En 77, toujours simple pri-
v
otus, il aide le Sénat à écraser les bandes de Lépide ; puis, encore
Particulier et revêtu, par décision sénatoriale, d'un imperium procon-
sulaire indéfini (sans limitation de durée et non restreint à une seule
Province), il conduit en Espagne la guerre contre Sertorius. C'est une
V(
'rilable monarchie militaire.

Consul, au service des populares 0 En 70, n'ayant jamais géré de


Magistrature, Pompée obtient d'emblée le consulat avec l'appui d'un
Popularis, M. Licinius Crassus que les confiscations des biens des
Proscrits avaient fait le plus riche de Rome. Leur consulat commun eut
Puur résultat Vabrogation des lois de Sylla sur la puissance tribuni-
c ie
. nne (rétablie donc en sa forme antérieure à 82), et le vote de la loi
Judiciaire du préteur Aurelins Cotta (70). Elle retire aux sénateurs leur
Monopole des jurys et en confie la composition : pour un tiers au Sé-
JMtj un tiers aux chevaliers, un tiers aux tribuns du Trésor (sorte d'of-
M'ers du Trésor, recrutés dans la première classe censitaire). Deux
ler
s pour la richesse, contre un tiers pour la classe politique.
. Ces fluctuations sont révélatrices du tempérament de Pompée et
"Cs mœurs politiques de la République déclinante. Chez lui, l'ambition
(>n
l lieu de programme. En s'affirmant comme la « première person-
290 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

nalité de l'Etat », princeps rei publicae, il heurte l'oligarchie et doit donc


chercher des appuis dans le clan adverse.

b) Les POUVOIRS exceptionnels (57-61)

420 1" La guerre contre les pirates 0 La piraterie, partie de Crète au début
du siècle, infestait maintenant toute la Méditerranée, menaçait le ravi-
taillement de Rome, affectait les revenus des chevaliers. En 67, le tri-
bun Gabinius fit voter une loi {lex Gabinia de bello piratico) confiant
au Sénat la désignation d'un consulaire muni des pleins pouvoirs pour
nettoyer les mers. Ce personnage (qui ne pouvait être que Pompée)
disposerait d'un imperiurn proconsulaire pour trois ans, sur toutes les
mers et à l'intérieur des côtes (Italie comprise) sur une frange large de
75 km (Rome tomberait en son pouvoir). Il puiserait sans limite dans
les caisses de l'Etat, tiendrait sous ses ordres 500 navires, 20 légions
(120 000 hommes et 50 000 cavaliers). Plus encore : il aurait le droit de
nommer 25 légats avec rang prétorien. Proposition extraordinaire que
l'on put qualifier (E. Meyer) de « déclaration de faillite de la Républi-
que » ; car ce pouvoir, précédent immédiat de la désignation par l'em-
pereur des légats proprétoriens (gouverneurs des provinces), avouait
publiquement l'impuissance du Sénat, normalement seul compétent
pour désigner les pro-magistrats que sont, en fait ces légats.
Le Sénat opposa à cet arrêt de mort une résistance farouche, à
l'unanimité sauf un : le questorien Julius Caesar prit seul la défense
d'une innovation qui rejoignait si exactement ses secrètes ambitions.
Malgré l'opposition, la loi fut votée. En quelques mois, avec une admi-
rable humanité, Pompée supprima les foyers de piraterie.

421 2" La guerre contre Mithridate 0 La lex Manilia (66) ajouta l'année
suivante aux pouvoirs de Pompée V imperiurn sur toute l'Asie (un con-
tinent !) et le droit d'établir des traités au nom du peuple romain : « Une
monarchie de fait dans le cadre vermoulu de la constitution républi-
caine », que le Sénat laissa passer cette fois sans réagir. La loi souleva
la joie de César. Maître de l'Orient, Pompée accomplit seul, en quatre
ans, sans l'assistance de la moindre commission sénatoriale, un chef-
d'œuvre. Après des siècles de guerre, l'Asie goûte enfin cette grande
paix annonciatrice de la Fax Romana impériale. Les haines du monde
grec contre Rome s'apaisent après la mort de Mithridate (en 63), qui
les avait attisées pendant un demi-siècle. Le peuple romain s'est enri-
chi : la Bithynie-Pont, Chypre, la Crète, la Syrie agrandie jusqu'à Gaza
s'ajoutent au nombre des provinces. Un glacis d'Etats-sujets protège
des barbares ces nouvelles possessions. L'Egypte encerclée compte ses
dernières années de liberté. Sans oublier l'or. L'or de l'Orient, dont
Pompée gave ses soldats, et cpii, en un flot maintenant continu (tributs,
redevances, dîmes...) augmente, d'un coup, les ressources du Trésor
de 50 %.

422 )" L'isolement du princeps 0 Pompée a atteint le sommet de sa gloire-


A son retour, en 61, beaucoup s'attendaient à ce qu'il imitât Sylla et
LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE 291

entrât dans Rome avec ses légions. Mais, convaincu que le prestige et
la popularité du princeps suffiront, il congédie ses soldats. Or, que
retrouve-t-il ? Un Sénat jaloux et malveillant qui, la peur passée, refuse
de ratifier son œuvre provinciale et d'attribuer des terres à ses vété-
rans ; une masse versatile dont César, entre temps, lui a ravi l'appui.
Le prestige du princeps est sans prise sur une Cité divisée. Cicéron s'en
souviendra.
En dispersant ses légions, Pompée a perdu le pouvoir suprême. Il
doit maintenant le partager avec César, avant d'être contraint, par la
lorce, de le lui abandonner.

c) Le partage du pouvoir et la chute de Pompée (60-49)

'25 1
1" Le complot à trois, dit « triumvirat >> 0 Impossible à un seul, le
pouvoir se fera à trois. Né en 60, dans le secret, comme une « conspi-
ration permanente », une conjuration figue Pompée, qui apporte son
prestige et sa fortune, Licinius Crassus, qui assure l'appui des cheva-
iers publicains, et César, qui ne jette à peu près rien dans la corbeille
mais en espère beaucoup. L'ensemble s'unit contre le Sénat, contre les
Partisans de la légalité, Caton d'Utique ou Cicéron, contre la constitn-
bon républicaine. Ce cartel de gouvernement est traditionnellement
appelé «Premier Triumvirat» pour le distinguer du Second (de 43).
Mais cette désignation doit être évitée. Un triumvirat est une magistra-
mre extraordinaire, mais constitutionnelle ; or l'entente de 60 n'a au-
cune base légale (et ne cherche pas à en avoir) : elle n'est qu'un pacte
conclu pour s'emparer de l'Etat. Le seul Triumvirat qui conduira à un
Partage officiel de l'autorité suprême naîtra en 43 : véritable magistra-
ture collégiale et munie de base légale (infra, n0431).
César, élu consul en 59 avec l'appui de ses deux complices, fait
voter les lois qu'ils attendent ; une loi agraire pour les vétérans de
t ompée ; la ratification de son organisation provinciale ; une réduction
u un tiers des versements dus par les sociétés de publicains. César vise
et atteint deux fois le Sénat : et par une nouvelle loi de repetundis,
excellente d'ailleurs (à travers l'Empire, elle parviendra au Digeste),
Précisant avec toute la rigueur souhaitable les obligations des gouver-
jtcurs, et par une réduction de l'autorité des sénateurs dans les jurys.
Le peuple, dont l'appui, en revanche, est nécessaire, profite d'une loi
Agraire généreuse. Mais la meilleure part revient à César lui-même,
ïui se fait donner pour cinq ans le gouvernement des deux Gaules
'Lispadane et Transpadane ; au Sud et au Nord du Pô). Mission appa-
remment
a
modeste ; elle lui permettra, en fait, de mettre la main sur la
ule Barbare, la conquérir et en rapporter ce qui lui fait défaut : une
ar
mée dévouée, le prestige, et l'argent.
. Pompée recueillera quelques consolations. En 57, il reçoit, pour
Cln
(
q ans, Y approvisionnement de la Ville (cura annonae), mais avec
mte puissance (imperium proconsulaire infini) pour l'assurer. Pou-
;0ir redoutable : nourrir (ou affamer) Rome. Ce sera l'un des premiers
Pouvoirs de l'empereur. En 56, est renouvelée l'entente — cette fois au
an
d jour. César est prolongé pour cinq ans ; Crassus prend le coin-
292 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

mandement de la guerre contre les Parthes (où il périt dans une ef-
froyable défaite en 53) ; Pompée se fait donner l'Espagne.

424 2" Le rapprochement avec le Sénat. La guerre civile (49) 0 L'équili-


bre ne survit pas à la fin de la conspiration, à la mort de Crassus.
Pompée, au lieu de rejoindre l'Espagne, reste à Rome en conservant
son imperium proconsulaire, donc le pouvoir militaire (proscrit en Ita-
lie depuis les réformes de Sylla) et se fait représenter par des légats :
nouveau présage impérial. En 52, rassuré par l'absence de César qui
achève la conquête de la Gaule (Alésia : 52), Pompée, fort de l'appui
du Sénat (la violence monte à Rome), se fait élire seul consul, mais
conserve la Cura annonae et son imperium proconsulaire, prolongé
même jusqu'en 45. Cumul illégal d'éléments eux-mêmes illégaux.
L'affrontement est inévitable. Frappé par un S.-C. Ultime qui ne
l'affecte pas, César, en 49, franchit en armes les limites de sa province
(le Rubicon) et marche sur Rome. Le Sénat suit Pompée dans sa fuite
pour les Balkans. Le choc a lieu en Thessalie, à Pharsale, en 48. Pom-
pée, qui pensait trouver un refuge en Egypte, y est assassiné sur l'ordre
du roi Ptolémée XIV. César reste seul maître.

B CÉSAR ET SES SUCCESSEURS (49-30)

425 La fatalité de la monarchie 0 Pour ce descendant des patriciens lulii,


pour ce parent par alliance de Marius et de Cinna, pour cet opposant
à Sylla et qui connut l'exil, l'impuissance du Sénat est irrémédiable.
Pour lui, toute volonté de rétablissement républicain est vaine : la mo-
narchie est une fatalité. Il a compris, infiniment mieux que Pompée,
que le pire ennemi du pouvoir personnel auquel il n'a cessé de songer,
est cette oligarchie figée dans son égoïsme et ses petits calculs. Aussi
le trouvera-t-on toujours, par raison autant que par inclination natu-
relle, du côté des populaces.
Il n'eut pas le loisir de conduire ses plans cà leur terme. Mais l'unité
est évidente. D'année en année, honneurs et dignités s'entassent et se
chevauchent. Le tort de César — si l'on peut en trouver un à cette
intelligence sans faille — fut de ne pas avoir tenté de les mettre en
accord formel avec la Constitution. C'est cette imprudence qui arma le
bras de ses assassins et, comme successeur, lui donna la guerre civile-

a) Ltmperator Caesar (49-44)

426 /" La concentration des pouvoirs républicains 0 Consul (en 48 ; en


46, pour cinq ans ; en 45, pour dix ans et, cette année-là, sans collègue)
et en même temps dictateur (en 49 ; en 48, pour un an ; en 47 ; en 46,
pour dix ans ; en 44 à vie), César dispose constamment de Virnperiu'J1
le plus vaste, donc de la force militaire sur la totalité de l'empire, Italie
comprise. Peu importe le titre de sa dictature (m gerundae causa : c'est
le titre traditionnel) : par sa durée, par son obsédante réitération, par
sa portée (aucune des limites récentes ne s'applique à elle), elle 3
IA CRISE DE tA RÉPUBLIQUE 293

perdu tout lien avec la dictature républicaine. C'est une monarchie


sans le titre.
A cette formidable puissance, César a joint à peu près toutes les
autres qui fussent effectives. 11 prend — ou se fait donner — le privi-
lège de s'asseoir au banc des tribuns : d'où un accès direct aux tribus
instrument de sa popularité, et reçoit encore la puissance tribunicienne
avec son aura d'inviolabilité. Durant son « règne », la censure est sus-
pendue ; c'est que, praefectus morum, « préfet des mœurs », il en a pris
le prestige moral et les attributions (liste des sénateurs) ; il y ajoute le
droit de « faire des patriciens ». Depuis 63, Grand Pontife, il est le chef
de la religion officielle. Tant de pouvoirs, pour quoi ?

2" Pour museler les résistances 0 Le Sénat perd son hostilité en per-
dant son identité. César le fait passer de 600 à 900 membres en récom-
pensant de leur docilité nombre de chevaliers, des bourgeois des mu-
dicipes italiens, des provinciaux (Espagnols, Gaulois), des affranchis.
Un même coup, le grand Conseil de Rome devient le grand Conseil de
empire. L'ordre équestre: César l'ouvre pratiquement à la première
classe censitaire ; ici encore l'orgueil (et les prétentions politiques) de
ancienne aristocratie de la finance est ruiné. Pour plier les magistra-
ures à son pouvoir, César ies muftiplie : le nombre des préteurs monte
a
seize ; celui des questeurs à quarante. Surtout, il les désigne lui-
inerne, souvent pour peu de temps, afin d'en flatter plus : consuls nom-
dtés pour trois mois, et même pour une journée seulement ! La prati-
que impériale des consuls suffects apparaît à l'horizon.

f Et pour une œuvre de réforme universelle 0 Bien qu'il n'ait, de 49


a 44, pas passé en tout une année complète à Rome, tout occupé en
Afrique et en Espagne à pourchasser les Pompéiens, César est l'auteur
d une œuvre législative immense. Par des lois sociales, il veut mettre fin
aux déséquilibres qui nourrissent les révolutions : organisation de la
uquidation judiciaire (pour que l'insolvable ne supporte pas plus que
*e poids de ses dettes) ; suppression de la contrainte par corps ; mora-
oire pour les dettes et les petits loyers ; distributions de blé gratuit ;
re
s vaste législahon agraire qui entraîne, vers la campagne, le départ
de quelque 100 000 sans ressources (en Campanie, fief des sénateurs ;
dans les provinces).
Sa législation universaliste reprend, avec quel souffle ! l'intuition
des Gracques. A ceux qui la méritent, la citoyenneté est accordée mas-
sivement
0
: toute la Transpadane passe de la Latinité à la Romanité.
Ur d'autres, ce serait prématuré : les cités de Sicile, de l'Espagne du
;ud, de la Narbonnaise reçoivent le statut transitoire des colonies lati-
[es (supra, n" 329). L'administration de l'Italie est uniformisée. Les
[dés entrées depuis 90 dans la citoyenneté adoptent un schéma muni-
•pal uniforme, rationnel, avec juridiction locale décentralisée. Rome
1 es
t plus que la capitale d'un Etat au sens moderne. Chaque citoyen
désormais deux patries ; celle de sa cité d'origine et Rome, « patrie
j o'dniune de tous » (Cicéron). Partout (Carthage, Corinthe, Provence
pnguedoc,
j Afrique, Espagne...) des colonies romaines sont fondées'
es minorités ethniques, protégées (notamment les communautés jui-
294 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

ves que la diaspora installe un peu partout dans l'empire), voient dans
l'autorité de Rome l'espoir et la sécurité.

429 4" Le diadème tentateur 0 Une œuvre aussi féconde et bienfaisante


n'a pu voir le jour qu'à la faveur d'un pouvoir incontesté. Mais César
ne sut pas s'arrêter à temps. Il porte en permanence les ornements, par
définition éphémères, du triomphateur : son costume, sa couronne de
laurier et surtout son titre, Imperator, si plein d'évocation redoutable.
Il tolère (ou favorise) les marques non réfutables d'une véritable divi-
nisation, et à Rome même. Dans tous les temples, à côté des statues
des dieux, il laisse s'élever la sienne propre. Il donne son nom à un
mois (juillet)j fait frapper des monnaies à son effigie. Au début de
l'année 44, un s.-c. propose de l'introduire parmi les dieux et d'honorer
le nouveau Jupiter Iulius d'un culte particulier, avec son Flamine.
Deux fois, il refuse le diadème qu'on lui tend. La troisième, il l'ac-
cepte : au moment où il tombe sous vingt-trois coups de poignard (15
mars 44). Ses assassins croyaient en abattant sa royauté sauver la Li-
berté. Mais depuis bien longtemps la Res Publica Libéra avait cessé
d'exister.

b) L'HÉRITAGE (44-30)

430 1" Le réveil des républicains 0 Le 17 mars 44, à la première séance


du Sénat, Cicéron, au nom du parti pompéien, fit adopter, comme
Athènes l'avait décidé après la Tyrannie des Trente, une loi d'amnistie
et l'abolition pour toujours de la dictature. Deux jours après sa mort,
César et sa dictature devaient être oubliés. Mais les successeurs veil-
laient et la popularité du défunt restait entière : Cicéron dut quitter
Rome le 7 avril.
Quels successeurs ? Le premier est le collaborateur et lieutenant de
César, Marc Antoine, le consul de 44. Sa force est d'incarner le pouvoir
légitime. Face à lui, il y a l'héritier civil, Octave, petit-neveu et fils
adoptif de César. Deux successeurs, c'est un de trop. Néanmoins, de-
vant la puissance du parti républicain (ou pompéien), l'entente s'im-
pose pour mettre l'héritage à l'abri. Le règlement définitif est repoussé
à plus tard.

431 2° L'union, pour venger César : le Triumvirat à pouvoirs consti'


tuants (4}-32) 0 En octobre 43, après des affrontements sanglants,
Antoine et Octave se tendent la main : c'est, pour le Sénat, la fin de tout
espoir de victoire. En associant à leur trêve le pâle M. Aemilius LepL
dus, qui venait de s'emparer du grand pontificat, ils forment, en toute
publicité mais en parfaite illégalité, un collège de Tresviri rei publicac
constituendae, sorte de résurgence, mais collégiale, des dictatures
constituantes de Sylla et de César (dont le principe venait d'être aboli)'
Un mois plus tard, une loi conférera valeur légale à cette magistrature
extraordinaire. Triumvirs pour établir l'Etat, ils disposent, pour cinq
ans, des pleins pouvoirs. Leur première mesure fut de noyer dans Ie
sang les opposants. Une proscription, égale en horreur à la première,
LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE 295

copie exacte de la première, aurait fait périr 500 sénateurs et


2 000 chevaliers. Chiffres excessifs, peut-être, mais qui comptent Cicé-
ron (décembre 43), poursuivi de la haine d'Antoine. Si l'hostilité du
Sénat est brisée, bien des meurtriers de César échappent encore parmi
tous ces Pompéiens qui tiennent l'Espagne, la Sicile, une grande partie
de cet Orient où le fds du Grand Pompée recueille sans peine les vastes
clientèles que son père avait levées.
Pour en venir à bout, les Triumvirs se partagent le monde : à Oc-
tave, tout l'Occident ; à Lépide l'Afrique ; à Antoine, tout l'Orient, qu'il
ne quittera pratiquement plus. Là, retenu par la pacification, puis par
les guerres contre les Parthes, enfin par Cléopàtre, il s'éloigne progres-
sivement de Rome. Les provinces, qu'il saigne à blanc, entretiennent
un faste oriental. Il s'enfonce dans l'hellénisme, rêve d'une monar-
chie : encouragé par Cléopàtre, sa compagne et la mère de ses enfants,
il est le véritable héritier des tendances monarchisantes de César.

^ La désunion, pour succéder à César: Actium (31) 0 En 32, le


Triumvirat (qui avait été reconduit en 38) expire. Or l'idée (entretenue
par la propagande d'Octave) d'une conquête de Rome par une monar-
chie hellénistique circule. La guerre est déclarée. Non pas à Antoine :
a Cléopàtre, la reine de tout l'Orient. La rivalité des deux diadoques se
double d'un conflit de civilisations : l'Occident latin contre l'Orient hel-
lénistique. Avant de partir, Octave (qui n'a plus de pouvoir légal — pas
plus qu'Antoine) fait prêter à sa personne un serment de fidélité par
tous les Italiens. Souci d'assurer un pouvoir juridiquement inconsis-
tant ? Conjuration sacrée de toute la Latinité ? C'est elle qui vainquit à
Actium'. L'Egypte est annexée à l'empire. Octave, qui n'a que 32 ans,
est le seul maître. La monarchie qu'il va fonder durera : parce qu'il
saura donner l'illusion de rétablir la République. Octave-Auguste met-
tra tout son génie politique à cultiver cette ambiguïté.

[cl LA RÉFLEXION POLITIQUE DE CICÉRON

Témoin et acteur toujours au premier plan, Cicéron (106-43) a


laissé une œuvre très abondante (Traités théoriques, Discours lors de
la discussion d'une loi, Plaidoyers dans de grands procès politiques,
Correspondance) qui donne une idée des remèdes qu'il suggère. On
Peut distinguer trois moments dans sa pensée.

a) L'union nationale ( La volonté de concorde culmine dans les an-


nées 66-56. A la fois conservateur et libéral (Cicéron est un homme
nouveau : il sait garder ses distances envers la coterie sénatoriale), le
consul de 63 préconise l'union des trois ordres de la Cité (concordia
or
dinum). Il fustige par-là les égoïsmes de chacun, comme il con-
damne les mesures brutales qui éliminent l'un des piliers de l'Etat

c
1- Actium, promontoire sur la cAte ouest de la Grèce, au pied duquel se déroula la
elèbre bataille navale, gagnée par Octave et Agrippa.
296 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

(politique de Sylla envers le tribunat, par ex.). Mais cette concorde ne


se fera que par des concessions réciproques.
Le Sénat est la clé de voûte ; mais il doit s'ouvrir aux chevaliers
(homines novi), notamment Italiens, et veiller à accroître le bien-être
de la masse. Les chevaliers : ils doivent remplir leur devoir de servir
l'Etat (en entrant dans la politique active) et ne pas songer seulement
à leurs intérêts privés (financiers). Enfin, troisième élément, le peuple :
il doit renoncer à ses menées séditieuses (lois agraires) et respecter la
hiérarchie naturelle des valeurs. Mais ce peuple dépassera largement
la foule urbaine, habituée des assemblées. Il s'étendra à tous les hom-
mes de bonne volonté (consensus omnium bonorum), propriétaires ou
non, de Rome et d'Italie, ingénus et affranchis. Ce programme d'union
désamorcerait le conflit des optimales et des populares. Dans ce meil-
leur des mondes,..il n'y aurait plus que des optimales, des gens de bien
respectant l'ordre dans le maintien de la légalité. L'idéal de Cicéron ne
suscita pas l'exemple.

434 b) « De la République » (54-51) et « Des lois » (52) 0 Composées sur


le modèle des deux grands ouvrages de Platon, ces œuvres, qui for-
ment un tout, sont élaborées pendant l'une des périodes les plus trou-
blées (Pompée seul à Rome ; César fortifiant son pouvoir en Gaule) des
années cinquante. Elles tendent à dégager la meilleure forme de gou-
vernement et le portrait du citoyen idéal (rector rei publicae).
1" Le meilleur gouvernement : ce serait une constitution mixte, à
partir des trois éléments déjà distingués par Polybe {supra, n0 380),
mais arrangés dans un équilibre tel que le premier élément, Vimperium
(ou le nerf monarchique de la Constitution), eût la meilleure part.
Ainsi, Cicéron passe pratiquement sous silence le rôle du second élé-
ment, le Sénat (fonction de Conseil) ; il ne retient, à côté de Vimperium,
que l'élément de la libertas (le peuple), et encore dans une fonction
seulement défensive : celle d'empêcher Vimperium de déborder vers la
monarchie (regnum).
La différence avec Polybe (et son siècle) saute aux yeux. Alors que,
pour Polybe, équilibre impliquait part égale de chacun des éléments et
répartition uniforme dti pouvoir morcelé de décision, pour Cicéron
l'équilibre a un sens beaucoup plus orienté. Cicéron s'est détourné du
Sénat auquel il ne croit plus. L'harmonie doit aboutir à exalter le pou-
voir de commandement, à le libérer des entraves que le jeu politique
actuel lui inflige. Naturellement, la direction de l'Etat ne peut apparte-
nir qu'aux meilleurs citoyens.
2" Le meilleur citoyen : le rector rei publicae. Cicéron dessine un
modèle, d'où le singulier. 11 n'affirme pas que la direction de l'Etat
doive nécessairement appartenir à un seul. La Cité peut être servie (et
le sera mieux) par les meilleurs citoyens. Ce (ou ces) meilleur citoyen
sera celui qui, plein de sagesse, connaît et met en pratique les moyens
d'accroître le bien de l'Etat. Il est au service de la Cité : d'où la con-
damnation formelle du pouvoir personnel. Il n'est que le tuteur (tutor)
de l'Etat ; il n'en est pas le maître (dominas). Il est le mandataire et
l'homme de confiance (procurator) de l'Etat ; il ne s'identifie pas à lui.
Son action ne peut s'exercer que dans le cadre des institutions. Sa
LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE 297

tâche est de conserver l'équilibre des pouvoirs tel qu'il vient d'être
décrit. Alors, dans le respect de la légalité, cet homme de vertu pourra
tenir le gouvernail de l'Etat (gubernator) et, par cet imperium réhabi-
lité, être le guide, le rector de l'Etat.
Un modèle ? Un émule ? On a songé à Pompée pour le premier, et
au Principal d'Auguste pour le second. Mais l'un et l'autre doivent être
écartés. Car rien, dans le comportement de Pompée, ne conforte l'idée
que Cicéron eût songé à lui comme rector âe l'Etat. Bien au contraire :
« Pompée n'a jamais pensé, à aucun moment de sa vie et moins que
jamais en ce moment, au bonheur des citoyens et au salut de l'Etat.
L'un comme l'autre (Pompée et César) ne cherchent qu'à devenir les
maîtres (dominium) ... Un pouvoir à la Sylla, voilà ce qu'il veut ... »
{Lettre de Cicéron à Atticus 8, 11, écrite en 49). On rejettera, de même,
I idée qu'Auguste se soit approprié la théorie cicéronienne du meilleur
citoyen. Tout les sépare : le vocabulaire (princeps d'un côté, rector de
1 autre), et surtout l'analyse de leur pouvoir. Le principal s'établira sur
une concentration totalement illégale de puissances républicaines ; le
chef vertueux de Cicéron ne doit agir que dans le respect d'une stricte
légalité.
Le modèle cicéronien ne fut toujours pas suivi.

c) L'illégalité est juste : les Philip piques (44) 0 Le contexte politique


une fois de plus a changé. La pensée de Cicéron a évolué. Fin 44 : le
« tyran » (César) est mort ; sa « monarchie » (regnum) a pris fin grâce
aux « libérateurs », Cassius et Brutus. La guerre civile a éclaté entre
Octave et Antoine pour la direction de l'Etat. Dans des discours vio-
lents (les Philippiques) Cicéron prend le parti des « tyrannicides » et
d'Octave, en qui il croit voir le « libérateur de la République ». Une
théorie nouvelle de la légalité voit le jour.
Le droit strict ne s'impose plus lorsque la République et la coutume
ancestrale sont en danger. Une loi plus haute, plus sacrée et divine, la
liberté de l'Etat, arme «légalement» ses sauveurs, qu'ils dépassent
leurs pouvoirs (comme les proconsuls Cassius et Brutus), ou qu'ils
agissent sans aucun pouvoir (comme Octave, simple privatus). Tous,
•'s « sont à eux-mêmes leur propre Sénat ». Le Sénat ne représente plus
rien. Illégale, l'action des libérateurs est juste.
La pensée est, cette fois, révolutionnaire. Elle coûtera la vie à son
auteur, dont la tête, réclamée par Antoine, tombera lors de la proscrip-
tion de 43. Cette fois aussi, cette fois seulement, elle trouva un émule :
e
n Octave, qui bafoua la légalité pour ... enterrer la République. L'er-
reur de Cicéron fut colossale.
L(i „
^onclusion : un siècle de guerres civiles 0 Le passage de la Cité à
l'Empire s'est fait dans des convulsions atroces. L'évolution pourtant
était inévitable. Tôt ou tard, la conquête rendrait inadaptées les struc-
tures du pouvoir républicain. Le peuple : que représentent les assem-
blées populaires à la fin de la République ? Rien. Il eût fallu, soit ouvrir
très largement la citoyenneté et adopter un régime représentatif, soit
Gelure totalement le peuple (ce que fera l'Empire). Le Sénat : ce'con-
s
ui] urbain est devenu anachronique. Ici encore, les choix étaient limi-
298 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

tés : ou l'ouvrir à toutes les aspirations provinciales pour qu'il remplît


ses fonctions de conseil ; ou lui retirer tout pouvoir, ou faire les deux
à la fois (la solution de l'Empire). Les magistrats enfin : les inconvé-
nients de leur nombre si restreint ont donné naissance aux pro-
magistratures qui ont fini par tuer la République. Le bon sens eût
voulu que l'on confiât la gestion des provinces à des agents de l'Etat,
hiérarchisés, disciplinés, intègres : bref, que l'on créât (comme l'Em-
pire) l'administration provinciale dont la République avait cru pouvoir
faire l'économie.

437 Bibliographie et lectures 0


Les deux admirables volumes de J. Carcopino, Des Gracques à Sylla
et César, Paris, 1932-1935 (réédités depuis), parus dans la collection
Histoire Générale, n'ont pas été dépassés. Pour Sylla, J. Carcopino, Sylla
ou la monarchie manquée, Paris, 1931 (brillant, mais contestable).
Sur les Gracques, v. D. Stockton, The Gracchi, Oxford, 1979 et, sur
la crise et le déclin de la République, les articles (fondamentaux) de
P. Brunt, réunis dans The Fall ofthe roman Republic, Oxford, 1988 (la
question italienne, les revendications des Socii et l'intégration dans la
civitas des italiens ; la chute de la République romaine, p. 1-91 ; les
chevaliers, p. 144-192 ; la clientèle, dont l'importance a été largement
surestimée, p. 382-442 ; le recrutement des juges, p. 194-238 ; le con-
cept de libertas sous la République, p. 281-350, qui va de la liberté
économique à la souveraineté, de la liberté du peuple par opposition
à Vauctoritas du Sénat, des pouvoirs des assemblées à la protection de
l'individu contre les pouvoirs des magistrats). Sous le titre Conflits so-
ciaux en République romaine, Paris, 1979 (trad. frse. de l'éd. anglaise,
1971), articles de P. Brunt sur les réformes des Gracques (p. 97-138) et
la chute de la République (p. 139-177), précédés d'une lecture tradi-
tionnelle (et dépassée) des conflits entre plébéiens et praticiens perçus
comme des conflits sociaux (p. 61-80).
Pour les publicains, E. Badian, Publicans and Sinners, Ithaca-
Londres, 1983 ; A. Guarino, Spartaco, Naples, 1979. A l'étude de Sylla,
ajouter les ouvrages de F. Hinard, Les proscriptions de la Rome répu-
blicaine, Rome, 1985 ; Sylla, 1985. Sur tous ces points, on pourra com-
pléter par : R. Syme, Lu révolution romaine (1939, trad. française, Paris
1978) ; Cl. Nicolet, Rome et la conquête du monde méditerranéen (supra,
n0 351). Plus particulièrement, sur les conflits populares-optimates et
les moyens de la lutte politique aux deux derniers siècles, L. Ross Tay-
lor, La politique et les partis à Rome au temps de César (trad. frse),
Paris, 1977 ; E. S. Gruen, The last génération ofthe Republic, Los An-
geles, 1974 ; Chr. Meier, Res publica amissa2, Francfort, 1980.
Sur les idées politiques, on lira l'excellente synthèse de J.-L. Fer-
rary, dans Storia delle idee poliliche... sons la direction de L. Firpo,
Turin, 1983, p. 723-804.
Sur César, Guide de Y. Le Bohec, César, 1994 (Que sais-je ?), très
clair. V. encore, pour l'œuvre réformatrice de César, Z. Yavetz, César
et son image, Paris, 1990 (trad. frse. de l'éd. anglaise, 1983), et, pour
l'arrière-plan religieux de l'homme politique, l'étude fondamentale de
S. Weinstock, Divus Julius, Oxford, 1971 (renouant avec une très an-
■SE

LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE 299

cienne tradition à la fois cultuelle et religieuse, mais innovant aussi —


par la création de nouveaux cultes —, César annonce directement
l'Empire).
Sur le passage de la République à l'Empire, J. Bleicken, Zwischen
Republik und Prinzipat. Zum Charakter des Zweiten Triumvirats, Gôt-
tingen, 1990 ; v. également les chapitres de E. Gabba et E. Lepore con-
sacrés à la période triumvirale (crise institutionnelle et pensée politi-
que) dans Storia di Roma, cit., II, 1, Turin, 1990. Sous le titre II
triumvirato costituente alla fine délia repubblica romana (= Scritti
M. A. Levî), Corne, 1993, sont réunis des articles sur les aspects juridi-
que du triumvirat et les pouvoirs des triumvirs. L'aspect idéologique
des guerres civiles ayant conduit au Principal a été analysé par
M. Humbert, Le Guerre civili e Tideologia del Principato nel pensiero dei
contemporanei, Atti... Copanelle, Res Publica e Princeps, Naples, 1996,
Fonctionnement des assemblées et du Sénat ; afin de bloquer la
prise de décision, les moyens d'obstruction les plus variés ont été pra-
tiqués : abus de parole, intercession tribunicienne, boycott des réu-
nions, recours aux vices de forme, mesures dilatoires. Voir, pour 1er s.
av. J.-C., L. de Libero, Ohstruktion. Politische Praktiken im Sénat und
m der Volksversammlung der ausgehenden rômischen Republik (70-49
v. 67m.), Stuttgart, 1992.
Justice : liste, commode, des procès connus à partir de 150 av. J. C.
par M. C. Alexander, Trials in the Late Roman Republic, Toronto, 1990
(procès criminels — politiques et de droit commun —, accusations
politiques de concussion, actions pénales privées [vol ...], crimes rele-
vant des quaestiones syllaniennes). Sur les rapports entre vie politique
et activité judiciaire (à partir de l'œuvre de Cicéron), l'ouvrage, défini-
tif, de J. M. David, Le patronat judiciaire au dernier siècle de la Républi-
que, Rome, 1992 ; pour une approche sociologique, M. Humbert, Le
Procès romain, dans Arch. Phil. Droit 39, 1994, p. 73-86.
Economie et société. On se reportera à C. Nicolet, Rendre à César,
Paris, 1988 : recueil d'articles avec bibliographie, dont : Economie et
société de 133 av. J.-C. à 43 av. J. C. (démographie, agriculture, modes
d'exploitation du sol) ; La pensée économique des Romains sous la
République et le Haut-Empire.
Lectures : choix de textes édités et commentés par Cl. Nicolet, Les
idées politiques à Rome sous la République, Paris, 1964 ; Plutarque, Vies
de 77. Gracchus et de C. Gracchus (Coll. G. Budé) ; Salluste, La conju-
l'ation de Catilina (notamment 50-52, les discours au Sénat de César et
de Caton d'Utique sur l'opportunité de mettre à mort Catilina pour-
suivi en vertu d'un S.-C. Ultime en 63) ; Cicéron, Philippiques XI (no-
tam. 17-18 ; 27-28).
Choix de documents épigraphiques illustrant les relations entre
Rome et l'Orient hellénistique, édités et traduits par R. R. Sherk, Rome
und the Grcck East to the death of Augustus, Cambridge Univ. Press,
1984 (du 2e s. à Auguste).
CHAPITRE 2

LE REGIME IMPERIAL
(de 27 av. J.-C. à la fin
du 3e s. ap. J.-C.)

On distinguera deux questions : VEmpereur, ou la source de l'auto-


rité ; VEmpire, ou l'expression de cette autorité (l'administration impé-
riale ; le territoire et ses habitants ; les sources du droit ; la sanction du
droit).

SECTION 1
L'EMPEREUR

La première place revient au fondateur du nouveau régime, Octave


Auguste (§ 1). Sur les bases qu'il a jetées, une évolution essentielle
conduira en trois siècles du Principal au Dominât (§ 2). Tant d'expé-
riences accumulées permettront de tenter l'analyse du pouvoir impé-
rial (§ 3).

§1
AUGUSTE
ET LA FONDATION DU PRINCIPAT

438 Un dilemme : la tradition républicaine ou la monarchie ? 0 Dans


l'immédiat, Octave dut assurer la paix en empêchant l'armée d'ali-
menter de nouvelles guerres civiles. Puisque la République, partagée
entre un Sénat impuissant et des pro-magistrats rivaux, avait une fois
pour toutes avoué sa faiblesse, la concentration monarchique du pou-
voir entre les mains d'un seul s'imposait. Inversement, les remèdes ne
pouvaient que s'inscrire dans la tradition romaine. Toute déviation
vers une monarchie de type oriental était à proscrire : c'était la leçon
des Ides de Mars. Le génie d'Octave fut de concilier ces deux contrai-
res, en versant un à un dans un moule républicain tous les éléments
d'un pouvoir solitaire.
LE RÉGIME IMPÉRIAL 301

A LA LEGALISATION DU POUVOIR

a) Une situation précaire 0 La guerre contre Antoine a officiellement


pris fin par le triomphe d'Octave en 29. Sa position est alors précaire,
à la longue intenable. Les pouvoirs triumviraux ont cessé depuis 32.
Reste le consulat qu'Octave revêt chaque année depuis 31 : mais il ne
lui confère — tout comme la puissance tribunicienne qu'il possède
depuis 36 — aucun pouvoir militaire (le considat depuis Sylla, on le
sait, donne une autorité exclusivement civile, limitée à l'Italie et
Rome). La seule apparence de légalité lui vient de la vaste adhésion
du peuple qui, par un serment à sa personne, lui manifesta sa fidélité
a la veille d'Actium.

b) Une habile conversion : 1) janvier 27 0 Pour sortir de cette im-


passe, Octave joue le jeu de son propre effacement au profit du réta-
blissement de la légalité républicaine. En janvier 27 av. J.-C. « pendant
mon sixième consulat, après avoir éteint la guerre civile en vertu des
pouvoirs absolus que m'avait conférés le consentement universel, j'ai
fait passer la République (ou l'Etat) de mon pouvoir dans celui du Sénat
et du peuple romain» (R.G. 34)'. Aussitôt le Sénat, bien obligé — car
un retour en arrière eût ramené toutes les horreurs passées —, prie
Octave de rester. Un compromis décisif pour l'avenir est convenu.
Octave prend l'administration des provinces non totalement paci-
fiées (au nombre, alors, de 12) : celles où la présence des légions est
indispensable. Le Sénat, de son côté, partage avec les pro-magistrats
le gouvernement des provinces paisibles, loin des camps militaires.
Pour mener à bien sa tâche, maintenant officielle, de général de l'em-
Pire, Octave reçoit un imperium proconsulaire non limité : c'est le pou-
voir légal qui lui manquait jusqu'ici. Il ne l'obtient pas à vie : ce serait
trop contraire à la tradition. Il le reçoit pour dix ans et le fera renou-
veler jusqu'à sa mort (en 14 après J.-C.), de dix ans en dix ans. La
Phase du pouvoir de fait est achevée. Les apparences sont sauves. Oc-
tave, princeps, premier citoyen au service du peuple et du Sénat, n'a
accepté Y imperium que sur leur prière.
Mais la cuirasse n'est pas sans défaut. Uimperium d'Octave ne
risquera-t-il pas, un jour ou l'autre, d'entrer en conflit avec Vimperium
Proconsulaire d'un pro-magistrat ? Assurément. Aussi, trois jours
a
Près la célèbre séance devant le Sénat, un complément est-il apporté
a
sa puissance.

1. Les Res Gestae ou « Actions Accomplies » sont le testament politique d'Auguste,


sorte de bilan du régime, lu au Sénat quelques jours après sa mort Deux colonnes de
bronze (non retrouvées) en assurèrent, à Rome, la publication. Des copies en grec et en
'atin ont diffusé ce texte dans les provinces. La plus célèbre a été trouvée au 16" s à
An
cyre (Ankara) sur le mur du temple de Rome et d'Auguste. Depuis, divers fragments
complétant à peu près toutes les lacunes ont été retrouvés, notamment à Antioche. A
époqUe moderne, une reproduction du Monument d'Ancyre fut placée à Rome le long
oe ILfra Pacis, l'Autel de la Paix, magnifique monument augustéen.
302 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

441 c) L'auctoritas : imperator Augustus (16 janvier 27) 0 Le Sénat lui


reconnaît une nouvelle vertu, l'auctoritas, et lui décerne le titre officiel
A'Augustus (étymologiqnement : celui qui est porteur A'auctoritas). Par
cette seule qualité morale, tous les actes qu'accomplira Octave, toutes
les décisions qu'il prendra en vertu de ses pouvoirs réguliers seront
enrichis d'une autorité supérieure. Primus inter pares, il dépassera
tous les magistrats qui auraient le même pouvoir que lui. Admirable
invention !
Par elle, Octave refuse la voie inutile et surtout dangereuse, car
illégale, des pouvoirs exorbitants. Plus que jamais il s'affirme prin-
ceps : un citoyen respectueux comme tous les autres de la stricte léga-
lité, mais les dpminant par son seul mérite et son prestige. Octave tira
fierté de sa trouvaille et la confia à la postérité : « Dès lors, je l'ai em-
porté sur tous en autorité (auctoritas), mais je n'ai pas eu plus de
pouvoir (potestas) qu'aucun de mes collègues dans mes diverses char-
ges » (R.G. 54). L'affirmation est rigoureusement vraie — le mensonge
n'a pas sa place sur une inscription aussi solennelle —. Elle se vérifie
pour Yimperium proconsulaire comme pour le reste. Par l'effet magi-
que de l'auctoritas, Vimperium proconsulaire du Princeps est trans-
cendé ; tous les pro-magistrats, égaux en droit dans leur cadre provin-
cial, lui deviennent soumis1.
Dès 27, Octave change de nom : Imperator Caesar divi filius Augus-
tus. On y trouve : la filiation divine avec son père adoptif, dont il prend
le surnom, Caesar, pour en faire son gentilice (nom de famille) ; son
prénom, Imperator (allusion à V imperium proconsulaire, permanent
en fait) ; son surnom (ou cognomeri), Auguste (référence à V auctoritas).
Imperium et auctoritas sont devenus deux des bases essentielles de son
pouvoir. La métamorphose est achevée : aucune allusion n'est faite au
passé. Le nom même d'Octave est rejeté2.

442 d) La puissance tribunicienne et le refus du consulat 0 En 23 av.


J.-C., Auguste achève la restauration de la façade républicaine — tout
en consolidant son pouvoir. Il renonce au consulat, dont la réitération
chaque année depuis 31 heurtait cà la longue la légalité républicaine. Il
ne l'acceptera plus sauf, en deux exceptions, en 5 et 2 av. J.-C., proba-
blement pour régler le problème de sa succession. En revanche, il se
fait confirmer officiellement sa puissance tribunicienne. Renouvelée
automatiquement chaque année, elle servira à marquer les années de
son règne. Elle s'ajoute à Yimperium et cà l'auctoritas et devient le troi-
sième pilier sur lequel le pouvoir impérial est bâti.

t. Les Modernes, d'une manière quasi-générale, qualifient techniquement Vimperium


proconsulaire d'Auguste (et de ses successeurs) $ imperium maius. L'expression, altestée
par une source littéraire antique, est à rejeter. Officiellement Vimperium d'Auguste n'est
pas supérieur (ou maius). 11 est, dans son essence, identique à celui des pro-magistrats :
c'est bien ce qu'affirme le chapitre 54 des H.G. C'est l'auctoritas du Prince qui assure en
fait la supériorité de son imperium proconsulaire.
2. Les principes suivis coutumièrement en cas d'adoption voulaient que l'adopté prî'
comme deuxième surnom un dérivatif de son nom de famille originel. Auguste aurait
donc du accoler A son nom nouveau celui d'Octavianus.
LE RÉGIME IMPÉRIAL 303

Que lui apporte-t-elle ? Précisément tous les pouvoirs civils qu'il


perdait en renonçant au consulat : le pouvoir de présider l'assemblée
tribute, donc d'élaborer une législation qui sera extrêmement féconde
et le pouvoir de convoquer le Sénat. II s'y ajoute le pouvoir d'aider le
peuple et de le protéger (Vauxilium). La puissance tribunicienne ras-
sure par sa vocation populaire et démocratique ; elle équilibre un pou-
voir jusque-là surtout militaire. Elle apporte en plus la sacro-sainteté
et l'inviolabilité. Mais cette puissance tribunicienne n'est pas compa-
rable à celle des tribuns de la plèbe. Non qu'elle fût juridiquement
supérieure à celle des tribuns — c'eût été fabriquer une magistrature
aberrante, donc odieuse — ; simplement parce qu'elle est détachée de
la charge de tribun. Auguste, patricien à la suite de son adoption par
Lésar,^ n'est pas et ne peut être tribun. Il n'a donc pas de collègue : il
est à l'abri de toute intercessio (Vauctoritas aurait abouti au même ré-
sultat). Sa puissance n'est pas limitée à la Ville que le tribun ne peut
quitter : la puissance tribunicienne augustéenne, extra-territoriale, a
une vocation universelle. Tous les citoyens de l'empire trouvent un
fefuge dans sa protection.
Après cette année 23, Auguste refusera systématiquement toutes les
utagistratures que le Sénat et le peuple lui proposeront : extraordinai-
res, comme la dictature ou le consulat à vie ; ordinaire, comme la
censure. Sa pensée est nette : il n'accepte pas d'accaparer les magistra-
tures et de troubler Je jeu normal de la Constitution. D'un autre côté,
81111
pic particulier mais princeps, il ne refuse pas les missions excep-
tionnelles que le Sénat lui attribue : la puissance censoriale (en 19) et,
'a même année, le pouvoir consulaire à vie (mais sans être consul !).

B L'ORGANISATION DU POUVOIR

Pfivatus 0 Formellement, la constitution républicaine est rétablie


uans son intégrité : Sénat, magistratures, assemblées. Auguste n'est
Jni-même qu'un simple privatus. Citoyen, il est soumis au respect des
Jeis. Chaque fois qu'il souhaitera une dispense, il en demandera l'au-
torisation au Sénat. Le spectre de la monarchie est évité. L'imperator
11
est pas le maître de l'Etat : ni de ses citoyens, ni de ses lois.
Cette qualité de privatus fait la force d'Auguste. Elle lui donne la
jtberté d'aménager comme il l'entend les compétences très vastes qui
s
tj1 ont été reconnues. Sans être lié à une structure du pouvoir dépas-
ee et dans laquelle, sagement, il n'a pas voulu s'intégrer, il peut faire
Un
e œuvre neuve. Il comble les lacunes de l'administration et du gou-
vernement républicains. Dès lors apparaît le trait le plus original de
1
organisation de l'Empire : la juxtaposition de deux schémas, presque
deux circuits. L'administration impériale d'une part, l'administration
'"oditionnelle de l'autre.

t tout grand propriél


304 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

affranchis, au nombre de plusieurs milliers, lui fournissent le noyau


de ses services et, en le servant, serviront l'Etat. Avec compétence, et
avec le dévouement que l'on attend d'affranchis tenus au devoir de
reconnaissance. Pour les fonctions lourdes de responsabilités, Auguste
utilise sa censoria potestas et jettera les bases d'un nouvel ordre éques-
tre. 11 choisira tous les chevaliers, afin de récompenser les fidèles en
leur confiant, par délégation, les charges qu'il ne peut exercer lui-
même. Cet ordre équestre sera une réserve de talents, d'une loyauté à
toute épreuve. Mais l'ordre sénatorial ne lui échappe pas non plus,
puisque, en vertu de la même puissance, le recrutement du Sénat est
entre ses mains.
I
445 La genèse d'une administration impériale 0 A la tête des provinces
qui lui ont été confiées, Auguste désigne parmi les sénateurs anciens
magistrats (dont l'élection n'échappe pas à son contrôle), des manda-
taires : ces « légats d'Auguste » exercent par délégation leur imperiurn
proconsulaire. Quand il quitte la Ville, il nomme (parmi les anciens
consuls) un préfet, le préfet de la Ville, qui assurera l'ordre en son
nom. Sa propre sécurité à Rome est réorganisée d'une manière perma-
nente : elle est confiée à des cohortes prétoriennes sous le commande-
ment d'un préfet du prétoire (chevalier). La charge, capitale, du ravi-
taillement, qu'il exerce en vertu de sa puissance tribunicienne, est
remise à un préfet de l'annone (chevalier). L'ordre public et la lutte
contre l'incendie reviennent à un préfet des vigiles (chevalier). Pour
financer les dépenses de l'armée — dont il a le commandement —, il
crée des impôts nouveaux : ils alimentent un trésor spécial, Vaerariurn
militaire. Enfin, il s'entoure d'un conseil où il appelle ses lieutenants
les plus proches : Agrippa et Tibère, co-régents successivement l'un
puis l'autre, et Mécène, le penseur du régime.
Les bases d'un régime nouveau sont établies. Comment évoluera-
t-il ?

§2
DU PRINCIPAT AU DOMINAT

A LES EMPEREURS PATRICIENS

446 La dynastie julio-claudienne (d'Auguste à 68 ap. J.-C.) 0 Après la


mort d'Auguste (en 14 ap. J.-C.), Tibère (14-57) donne à son règne
l'esprit d'une restauration sénatoriale. Le Sénat est consulté souvent,
associé ouvertement aux grandes décisions ; il s'enrichit d'une compé-
tence criminelle nouvelle et redoutable : il lui appartient de juger les
crimes contre la majesté impériale, associé donc malgré lui aux nom-
breuses exécutions souhaitées par l'empereur. Le Sénat recueille en-
core 1 élection des magistrats que le peuple a définitivement perdue-
Quant à l'empereur, il s'affirme comme le premier des citoyens ou le
LE RÉGIME IMPÉRIAL 305

meilleur des sénateurs. Sa Maison est plus vaste en serviteurs, mais


elle n'est pas, en vérité, différente de celle des autres familles de la
nobilitas qui se sont maintenues encore nombreuses au Sénat.
Claude (41-54) cherche en dehors du Sénat les moyens de sa puis-
sance. Il développe la centralisation de son administration et en confie
les bureaux à ses affranchis. Il crée une caisse centrale (le fiscus Cae-
saris) et détourne vers elle les excédents des revenus provinciaux qui
alimentaient le Trésor public (aerarium) géré par le Sénat : ils finan-
ceront les distributions destinées à la population de la Ville. II ouvre le
Sénat à des chevaliers, à des provinciaux. Il commence à rendre une
Justice qui concurrence celle des magistrats.
Son successeur Néron (54-68) eut beau, dans un programme ins-
piré sans doute par Sénèque, de promettre au Sénat de respecter ses
droits, de ne pas intervenir dans la justice, de distinguer la Maison
impériale et l'Etat, l'évolution vers la concentration de tâches au profit
de l'empereur suit son cours. Le retour à la République n'avait plus
guère de sens : c'eût été le chaos. L'armée avec ses trente légions
(180 000 hommes), l'administration avec ses multiples grades, les pro-
vinces impériales au nombre, maintenant, de vingt-deux, veulent un
chef unique. Les nostalgiques de la Res Publica libéra ont disparu avec
les années. Néron s'attachera particulièrement à l'armée et au peuple,
fiu'il flatte par une politique de grandeur. Son œuvre urbanistique
géante (son palais : la Domus aurea ; sa statue colossale) marque les
débuts d'une majesté impériale, dont on retrouvera l'accent dans le
culte de l'empereur.

B LES EMPEREURS ITALIENS

£a dynastie flavienne (69-96) 0 Après l'assassinat de Néron s'ouvre


armée troublée dite des « quatre empereurs », les uns portés au pou-
Vo
ir par l'armée, l'autre, Galba, le dernier empereur issu de la nobili-
jus, choisi par le Sénat pour cette raison même. Vespasien (69-79) fina-
lement l'emporte. Avec lui et ses fils, c'est la modeste bourgeoisie
Municipale qui accède au pouvoir. Cela explique beaucoup. Les for-
Mes respectueuses de la tradition tombent. Vespasien gouverne en
Maître, monopolise les consulats en partage avec ses fils, Titus et Do-
Mitien qu'il associe de son vivant au pouvoir. Il intègre les biens de la
Uniroune au domaine public. Il favorise la romanisation des provin-
Cl
aux et modifie lourdement l'ordre sénatorial (chevaliers, italiens,
Provinciaux s'y agrègent).
Plus que Titus (79-81), Domitien (81-96) prétend au despotisme. 11
criforce l'administration impériale et, eu même temps, l'étatisation de
vette administration en dépatrimonialisant les services centraux : les
^franchis le cèdent aux chevaliers. La provincialisation du Sénat se
' ""firme (23 % de provinciaux).
306 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

[cl LES EMPEREURS PROVINCIAUX

448 La dynastie des Antonins (96-192) () Trajan (98-117) est, comme Ha-
drien (117-138), originaire d'Espagne (descendants tous deux d'immi-
grés italiens). Leur règne marque le début de l'Empire dit « humanis-
tique ».
Le Sénat n'est plus un rival ou un censeur jaloux. Domestiqué par
des nominations massives, il est apaisé par une politique qui exalte sa
sécurité et sa liberté. Ses privilèges, garantis, lui permettent, dans le
bien-être, de gérer des fortunes considérables ; sa sécurité personnelle
n'est plus mqnacée par les condamnations du siècle précédent. Ama-
doué, il laisse les empereurs renforcer durant cette longue dynastie
leur puissanceelle s'incarne de plus en plus dans un Etat.
Trajan organise son conseil (le Sénat n'en fait plus office) ; il.déve-
loppe les dépenses de l'Etat (fondations alimentaires, routes, construc-
tions, guerres — contre les Daces et les Parthes), ce qui le conduit à
contrôler des secteurs toujours plus vastes.
Hadrien réorganise ses services centraux, définitivement tenus par
des chevaliers. Il fait entrer des juristes dans le conseil impérial dont
les tâches, techniques et spécialisées, en font l'ébauche d'un Conseil
d'Etat. La législation impériale se développe. Les dernières survivan-
ces de l'activité des magistrats (celle du préteur, notamment) s'étei-
gnent. Avec le déclin des pouvoirs du Sénat et le développement de la
bureaucratie impériale, l'empereur apparaît comme un maître, un do-
minus (déjà au profit de Trajan, de la part d'un Sénat courtisan). In-
sensiblement, mais inexorablement, on glisse du Principal (de prin-
ceps) au Dominât (de dominus). L'empereur est le maître par sa force,
mais aussi par ses devoirs de protection, de bienfaisance, de provi-
dence, qui culminent avec Antonin, dit le Pieux.
Antonin (138-161), entré par adoption dans la famille d'Hadrien, esl
un provincial de la Gaule du Sud (Narbonnaise). Son règne est celui
du bonheur ; celui qu'apportent la paix, la fameuse Pax Romana, une
excellente administration, dont profitent les provinces, et une généro-
sité, par des remises d'impôt, qui s'adresse à tous.
Mais après 161, l'Empire subit les premiers assauts de ces inva-
sions qui finiront par l'emporter. Sous les règnes de Marc Aurèle
(161-180), arrière-arrière-petit-neveu de Trajan, et de son fils Corn-
mode (180-192), l'euphorie, que veut entretenir une législation huma-
nitaire persévérante, est ébranlée par une crise économique, doublée
d'une crise financière. Sous la pression des Goths, les guerres danu-
biennes ruinent des provinces en plein développement, soumises au
pillage de populations qui escaladent un limes (longue muraille défen-
sive) peu dissuasif. En Orient, l'éternel conflit avec les Parthes re-
prend. Pour alimenter ces dépenses, la fiscalité s'alourdit : impôt en
nature introduit en Egypte pour l'entretien des troupes ; taxes « excep-
tionnelles » sur les régions-frontières ; alourdissement des charges des
cités qui, n'y pouvant souvent faire face (surtout en Orient), sont con-
traintes d'accepter la tutelle de l'Etat. Les nécessités fiscales aboutis-
sent au renforcement de l'autorité centrale. Les membres du conseil
impérial reçoivent un statut permanent. Le Sénat n'est plus qu'une
LE RÉGIME IMPÉRIAL 307

chambre d'enregistrement, formée, c'est une pointe extrême, de 60 %


de provinciaux sous Commode. En même temps, l'élément militaire
tend à prendre une place considérable ; il ne fera que renforcer l'ab-
solutisme monarchique.

D LES EMPEREURS ORIENTAUX

1(1
dynastie des Sévères (193-23J) 0 Imposé par les légions station-
nées en Pannonie (actuelles Yougoslavie et Hongrie), Septime Sévère
(193-211) est le premier empereur de sang non italien. Cet africain
d origine punique subira très fortement l'influence de l'impératrice sy-
rienne Julia Domna ; elle l'étendra sur son fils, Caracalla (211-217),
Puis transmettra le pouvoir à sa propre famille, les Syriens Elagabal
(218-222) et Sévère Alexandre {222-255). Méprisant la tradition respec-
tueuse des privilèges du Sénat, de Rome et de l'Italie, le pouvoir, entre
tes mains de chefs imposés par l'armée, s'affirme comme une monar-
chie :
a) militaire. L'empereur garde en permanence le litre de procon-
sul, même à Rome et en Italie (par définition hors du système provin-
cial). Les cohortes prétoriennes, aux effectifs doublés, échappent aux
Italiens, remplacés par des Illyriens. Les privilèges des militaires
(solde doublée ; acquisition du droit de se marier) se renforcent.
b) antisénatoriale. La classe sénatoriale perd ses fonctions les plus
Prestigieuses (la préfecture de la Ville) au profit des chevaliers, alors
que l'orientalisation (57 % des provinciaux) progresse. L'empereur ne
ht même plus ses discours : il les fait lire en son absence ; le Sénat
approuve, en chœur, la volonté impériale et loue sa grandeur dans des
htanies scandées plusieurs fois de suite.
c) absolue. A la toute puissance de l'Etat correspond l'apogée de la
science juridique. Comme Philippe le Bel appuyé sur ses légistes, les
Sévères s'entourent de très grands juristes (les préfets du prétoire Pa-
P'nien, Paul, Ulpien) qui mettent leur science au service du pouvoir.
est Ulpien qui forge ces maximes reprises par tous les absolutismes
he l'avenir : quod principi plaçait, legis habet vigorem (ce qui plaît au
PHnce, a valeur de loi) et princeps legibus solutus est (le prince est
^'-dessus des lois). Des milliers de requêtes affluent de tout l'empire
(de fonctionnaires ou de particuliers) vers le conseil impérial : en cen-
Ralisant les réponses, il élabore un droit nouveau. La pression fiscale
he se relâche pas. Elle conduit à une législation omniprésente (les
hhmunités que l'on concède ... ou que l'on dénonce) et à la mainmise
du Prince sur l'économie (grands domaines confisqués). Etre hors du
commun, l'empereur élève des édifices gigantesques (Thermes de Ca-
ra
calla, à Rome).
d) égalitaire. Pour ces non-Romains que sont les Sévères, les privi-
lèges romano-italiques ne sont qu'anachronisme. Pour ces réalistes qui
.le s'encombrent pas de sentimentalité, il n'y a qu'un tout: l'Empire.
^ diffusion du stoïcisme égalitaire fait le reste : c'est, en 212, la très
308 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

célèbre extension de la citoyenneté romaine à tous les pérégrins de


l'empire (avec, en plus, des préoccupations fiscales).

m L'ANARCHIE MILITAIRE (235-284)

450 Quarante empereurs en cinquante ans — et dont aucun n'est mort de


mort naturelle. Malgré cette faiblesse réelle, le pouvoir monarchique
progresse. Le Sénat a démissionné. Alors que les soldats lui deman-
dent en 285 cjte désigner un empereur, il leur est répondu que c'est à
eux de le faire. Les conséquences en sont tirées.
Gallien (253-268) écarte les sénateurs du commandement des lé-
gions pour le confier à des préfets de l'ordre équestre. L'armée est
désormais sous le commandement exclusif d'officiers de carrière :
c'est une séparation toute nouvelle du civil et du militaire. Il attribue à
des chevaliers, « gouverneurs par intérim », le gouvernement de nom-
breuses provinces impériales et sénatoriales réservées jusque-là à des
sénateurs.
Aurélien (270-275) oppose aux envahisseurs qui affluent (les Francs
et les Alamans en Gaule ; les Goths en Asie Mineure ; les Vandales
dans la plaine danubienne), non seulement l'illustre muraille dont il
fortifie Rome, mais les progrès de fétatisme. C'est la fin du libéralisme
de l'heureux deuxième siècle. L'Etat prend le contrôle des professions
vitales (la corporation des boulangers, à Rome), les soumet à l'obliga-
tion de services gratuits. L'idée de subordonner les activités privées
aux nécessités suprêmes de l'Etat apparaît. L'Antiquité Tardive la dé-
veloppera.
Pour quel résultat ? La frontière de l'empire entame sa marche à
reculons. Le Rhin et le Danube sont ses nouvelles limites. Le limes de
Germanie est abandonné. La Dacie est évacuée.

§3
LE POUVOIR IMPÉRIAL

Quel est le fondement du pouvoir impérial, et quelle en est la


source (problème de la succession au pouvoir) ?

A LES FONDEMENTS DU POUVOIR IMPÉRIAL

Il y en a trois que l'on retrouve, plus ou moins apparents, tout a»


long du Haut-Empire : les fondements juridiques, sociologiques et chd'
rismatiques.
LE RÉGIME IMPÉRIAL 309

a) Les fondements juridiques du pouvoir impérial

La géniale découverte d'Auguste est scrupuleusement recueillie


par ses successeurs. Le pouvoir impérial restera fondé sur Vimperium
proconsulaire, la puissance tribunicienne et Vaucloritas.
o
1" L'imperium proconsulaire 0 C'est l'élément majeur, qui donne à
1 empereur son pouvoir de commandement sur l'ensemble de l'em-
pire. N'étant pas le proconsul d'une province déterminée, l'empereur
échappé aux principes de la territorialité et de l'annualité. Cet impe-
rium confère à l'empereur plusieurs attributions.
— Le pouvoir du commandement militaire : l'empereur est le chef
suprême de l'armée, qui lui jure fidélité. Le recrutement de l'armée
Permanente, la nomination des officiers (choisis parmi les membres
de l'ordre sénatorial, puis, à partir de Gallien, parmi les chevaliers), la
rétribution des soldats et la récompense des vétérans lui appartien-
dent. Cet imperium s'exerce totalement sur les provinces où station-
dent les troupes de manière permanente. Là, c'est toute l'administra-
uon qui, de droit, appartient à l'empereur ; il désigne (parmi l'ordre
sénatorial) les légats qui gouverneront en son nom ; c'est vers sa pro-
pre caisse (fiscus Caesaris) qu'affluent les excédents fiscaux.
— Le pouvoir de proclamer des édits, à valeur générale pour tout
l'empire (provinces impériales et sénatoriales) et de donner des ins-
tructions {mandata) à ses subordonnés. Ce sont les manifestations
d'un pouvoir législatif impérial sur lequel on reviendra.
■— Le pouvoir de rendre la justice : il doit, pour partie, mais pour
Partie seulement, être rattaché à Vimperium proconsulaire. La vieille
dotion de coercition, inhérente à Vimperium du magistrat, donne à
' empereur un pOUvoir de répression, plus largement de juridiction
criminelle, sur toute la population. Les limites anciennes fondées sur
la provocatio ad populum ont disparu. A cela s'ajoute la juridiction
Cl
vile comprise dans Vimperium au sens large. Ce double pouvoir de
Justice est renforcé par la puissance tribunicienne impériale (infra, n"
dlS) ; elle donne à l'empereur, du fait de sa sacro-sainteté, le pouvoir
de réprimer les atteintes à la majesté et à l'autorité de sa personne, de
famille, de sa Maison : de proche en proche de tout le personnel qui
Jprme son administration. Le résultat de ces deux composantes fut
attribution à l'empereur d'une juridiction civile et criminelle, en pre-
mière instance et en appel, qu'il exerce lui-même ou par ses délégués.
•- pouvoir de juridiction s'exprime selon des formes neuves par un
?rgane (l'empereur ou son représentant) détenteur, à la différence du
JUge républicain, de l'autorité publique.

i2
2" Lu
/ puissance tribunicienne 0 Comme pour Auguste, elle restera
d'ujours détachée de la charge de tribun, (pie l'empereur ne revêt pas
cuuciellement, c'est la racine la plus importante du pouvoir. Renouve-
ee
automatiquement chaque année, elle sert à calculer la durée du
310 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

règne ; et c'est du jour où elle est attribuée par le Sénat1, que com-
mence le pouvoir.
La puissance tribunicienne a une triple efficacité. A défaut du con-
sulat que les empereurs évitent d'occuper systématiquement (à l'ex-
ception de Vespasien), elle confère des pouvoirs civils d'ordre politique
essentiels, telle la convocation du Sénat. Elle accorde, en second lieu,
à l'empereur et à tout ce qui participe de son pouvoir, une inviolabilité
sacro-sainte. Enfin, et c'est le plus important, par cette puissance, l'em-
pereur récupère la vocation démocratique et populaire du tribunal de
la plèbe et la fait sienne : il prend soin du peuple, le nourrit, le distrait
et le protège. Son auxilium aide à expliquer la naissance de la justice
civile impériale.

453 3° L'auctoritas 0 Dès leur accession au pouvoir, les empereurs pren-


nent le surnom ftAugustus. L'efficacité de Vauctoritas s'apprécie à tous
les niveaux. Deux exemples suffiront. Le candidat à une magistrature
recommandé par l'empereur ne peut qu'être élu : sa candidature est
renforcée par Vauctoritas du Prince. Ou encore, le jugement rendu par
l'empereur aura une valeur qui dépasse le cas d'espèce. Muni de Vauc-
toritas impériale, il s'impose comme précédent, et acquiert une valeur
normative. C'est par l'étude des sources du droit (infra, nos 483, 495 et
497) que l'on saisira le mieux l'efficacité juridique de Vauctoritas qui,
en elle-même, n'apporte aucun pouvoir spécifique.

b) Les fondements sociologiques du pouvoir impérial

454 Patron et père de la patrie 0 Les titres juridiques ne suffisent pas.


Héritier des mentalités républicaines, l'empereur rassemble les clientè-
les les plus vastes et multiplie les liens de fidélité à sa personne, no-
tamment :
1° auprès des populations civiles. A Rome, la sollicitude du Prince
pour la masse urbaine est évidente, sous la forme de jeux, de construc-
tions fastueuses (le Cotisée, ou Amphithéâtre Flavien), de distributions
gratuites de blé, de pain, d'huile (avec Septime Sévère), ou de fonda-
tions alimentaires en faveur des orphelins. Dans les provinces, l'empe-
reur est le patron favori des municipes qui l'élisent avec empresse-
ment magistrat municipal : honneur que l'empereur ne décline
jamais ; il est remplacé par un « préfet » (magistrat municipal de subs-
titution). La pratique est si fréquente que, dès l'époque flavienne, la
nomination et les pouvoirs des préfets sont définis par les lois consti-
tutives des municipes. Mais sur le sol provincial, l'empereur craint la
concurrence des sénateurs ; d'où l'interdiction jalouse qui leur est faite

1. Les comices tributes, jusqu'à Vespasien au moins, interviennent formellement en


conleranl a l'empereur son investiture sous la forme d'une loi appelée traditionnellement
lex de imperio. Cette loi (qu'une inscription a conservée pour l'avènement de Vespasien)
contenait certaines prérogatives accordées spécialement aux empereurs précédents et
confirmées en bloc au profit de leur successeur. Les comices ne jouent plus aucun réi®
par la suite. Le Sénat a accaparé la désignation et l'investiture (imperium et puissance
tribunicienne).
LE RÉGIME IMPÉRIAL 311

de voyager ou de séjourner sans autorisation impériale dans les pro-


vinces (à part la Narbonnaise et la Sicile). Les provinciaux, qui
H avaient jamais été que des objets d'exploitation et des sources de
revenus, deviennent des individus, dont l'empereur veut le bien-être
et cherche l'adhésion. Là encore l'œuvre urbanistique (partout) illus-
tre cette préoccupation nouvelle. Le titre de Père de la patrie, intégré
depuis Auguste dans la titulature impériale (sauf pour Tibère et, un
inoment, Hadrien), fait de l'empereur le patron par excellence des ci-
toyens et des pérégrins.
2° auprès de l'armée. Le soutien de l'armée est l'une des composan-
tes du pouvoir impérial. Dès qu'il est acclamé, le nouvel empereur
s attache sa fidélité (notamment celle des cohortes prétoriennes) par
a promesse d'une gratification en argent (donativum). Avec l'évolu-
tion vers la monarchie militaire, ces liens se renforcent à tel point que
. n s™at n'apparaît plus comme la source de la légitimité du pouvoir
" Péri al (bien qu'il continue formellement à donner à l'empereur son
investiture) : elle s'est déplacée vers ces milliers de fidèles qui impo-
s
ont leur protecteur. La fidélité de l'armée à l'empereur défunt assu-
rera dès le 1er s. le succès du principe dynastique.

c
) Les fondements charismatiques
tij , , .
'"e culte impérial 0 La dimension religieuse du pouvoir fut très vite
Perçue. Mais, avertis par l'expérience malheureuse de César, les em-
pereurs des deux premiers siècles se sont montrés prudents devant
Pne exaltation souvent excessive de leur puissance.
1" Le culte dans les provinces. Les provinces, notamment orientales,
habituées de tout temps à identifier le pouvoir politique et la puissance
Pivine, ont spontanément cherché à développer un culte rendu à la
Personne vivante de l'empereur. Auguste dut réfréner cette tendance.
"Os successeurs agirent de même.
Auguste admit que sa personne reçût des honneurs divins, mais
dans la mesure seule où une même communauté religieuse englobe-
fa
tt et sa personne et la déesse Rome. La personne divine impériale
devait se fondre dans l'idée de Rome et en renforcer l'éclat. Sous cette
condition, il toléra de la part de l'Orient la naissance d'un culte avec
temples et collèges de prêtres. Conscient de l'autorité que l'Etat y trou-
Ve
fait, il transposa cette organisation cultuelle dans les provinces oc-
Ddentales : dans chacune, un lieu est choisi, un autel élevé, un prêtre
** de Rome et d'Auguste » désigné. La vocation de ce centre est émi-
donunent politique. Les sacrifices annuels seront l'occasion de ras-
semblements où l'on répartira les impôts, d'où l'on adressera des do-
Jeances au gouverneur et d'où partiront les vœux destinés à
empereur.
. S" Le culte en Italie et à Rome. Ici, ne tolérant aucun culte officiel à
eur personne, les empereurs julio-claudiens institutionnalisent d'au-
res pratiques, de trois types. 1) Un culte au Génie de l'empereur:
dealisation de sa force Vitale. 2) Un culte à des divinités traditionnel-
es, mais associées à la famille impériale : Vénus et Mars, dieux tuté-
312 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

laires de la gens Iulia. 3) La divinisation, enfin, de l'empereur défunt :


son apothéose est soigneusement programmée. Lors de la crémation
du défunt, un sénateur jure avoir vu s'élever son image portée au ciel
par l'aigle lâché à ce moment là. Le mort devient divus, personne di-
vine, et un culte lui sera rendu : à Rome, en Italie, dans les provinces,
confié à des confréries, les Augustales, les Fluviales, les Antoniniani ...
La divinisation de l'empereur défunt n'est pas seulement un geste de
reconnaissance ou d'approbation envers son action passée. Sa raison
essentielle est de renforcer la légitimité de son successeur, lorsqu'il est
fils par le sang ou fils adoptif du défunt. Proclamé divifilins, le nouvel
empereur est le principal bénéficiaire de cette consécration divine,
dont le lien ^vec le principe dynastique (infra, n" 457) est certain1.
Quel fut lé contenu affectif de ces dévotions ? Elles ne firent aucune
illusion à l'aristocratie (les masses et les soldats y crurent peut-être).
Mais elles ne soulevèrent aucun refus. Ces cultes officiels sont accep-
tés par tous, crédules ou sceptiques, comme le témoignage de leur
attachement à l'institution impériale.
3° Les changements du 3e s. Si, au milieu de si sages calculs, on
laisse de côté les quelques moments d'aberration — un Néron, dont le
monnayage porte la couronne radiée du Soleil ou un Domitien qui
s'affirme Maître et Dieu, Dominas et Deus —, il n'y a guère de change-
ment avant le 3e s. Mais alors, devant la faiblesse qui gagne l'autorité,
les empereurs cherchent un renfort. Le culte est maintenant exigé, car
la fidélité est moins sûre : le refus des Chrétiens déclenchera leur per-
sécution (infra, n" 548).
Aurélien, le premier, élabore une véritable politique religieuse. Au-
tour de l'idée (et du culte) du dieu solaire unique (Sol Invictus, fêté le
25 décembre), il cherche dans le monothéisme un lieu de ralliement
où toutes les religions, celle de Mithra ou de Baal comme celle de
Jésus, où toutes les doctrines philosophiques trouveraient Vanité. Une
unité au service du pouvoir, puisque derrière le dieu solaire, c'est
l'empereur, dominas et deus, que l'on trouve. L'idée fit fortune.
Jusqu'au premier empereur chrétien, Constantin, tous les empereurs
s'identifieront au Soleil. Le culte du dieu solaire sera un pont vers le
christianisme.

[b! la source du pouvoir impérial.


LA SUCCESSION DU PRINCE

La transmission du pouvoir fut le talon d'Achille de l'institution.


Querelles de palais, intrigues meurtrières, anarchie militaire et plura-
lité de prétendants ont souvent menacé le régime. Aucune solution
permanente, aucune règle ne s'est jamais imposée. Pourquoi ? L'ain-

1. Les preuves, rassemblées tout récemment, sont éclairantes. Du I"' au y s., le dé-
funt est élevé parmi les dieux de l'Etat seulement lorsque joue le principe dynastique : "■
G esche, Die Divinisierung der rômischen Kaiser, Chiron 8, 1978, p. 577-390.
LE RÉGIME IMPÉRIAL 313

biguïté de la nature du pouvoir l'explique. Exposons-la, avant de l'il-


lustrer.

a
) L'ambiguïté du pouvoir 0 Si l'on conçoit le Principal comme un
pouvoir de droit, l'empereur doit être élu et investi comme le sont les
magistrats. Le choix du successeur et la collation de ses pouvoirs ap-
partiennent, selon cette analyse, au peuple et au Sénat — ou au Sénat
seul, après le déclin des assemblées populaires. Selon cette conception,
i hérédité du pouvoir est à rejeter.
Si, au contraire, on comprend les pouvoirs de l'empereur comme
une puissance personnelle fondée sur la richesse, sur l'éclat de sa Mai-
son (serviteurs et fidèles), sur la force des liens de clientèle (masse ur-
baine, populations provinciales et surtout l'armée), l'hérédité de la
Puissance impériale va de soi: tous ses éléments sont dévolus par
succession à l'héritier du défunt. Le principe dynastique s'impose.
Or le pouvoir impérial, dès Auguste, on l'a vu, est un amalgame de
ces deux conceptions. Les empereurs devront tenter la synthèse : con-
céder au Sénat le choix et l'investiture du nouvel empereur, mais en
même temps assurer à l'héritier la transmission du titre et de la puis-
sance. I oui l'art des empereurs fut de concilier ces deux contraires. Ils
appliqueront, enfuit, la solution dynastique, mais la masqueront der-
fière les apparences d'un choix sénatorial. Avec le déclin du Sénat, le
Principe dynastique subsistera seul, combiné avec des coups de force
militaires.

b) Le recours aux expédients 0 1" L'exemple de la dynastie julio-


claudienne. L'avènement de Tibère est caractéristique. En l'absence de
descendants mâles survivants, Auguste adopte son beau-fils, Tibère.
Mais le titre d'héritier ne suffit pas. Aussi Auguste associe-t-il Tibère à
son pouvoir. II le désigne co-régent et lui fait donner par le Sénat
J essentiel du pouvoir impérial (imperium proconsulaire et puissance
bibunicienne). Mais à la mort d'Auguste, Tibère feint n'être pas l'hé-
J'itier de l'Empire et remet son pouvoir à la disposition du Sénat. Simu-
la
cre, à coup sûr : le Sénat, comme un seul homme, prie Tibère d'ac-
cepter (celui-ci avait d'ailleurs déjà reçu le serment de fidélité de
armée ...), confirme officiellement ses pouvoirs et lui décerne Vaucto-
rj-tas. Ainsi, hérédité d'une part, choix et investiture par le Sénat de
autre, s'accordèrent.
. Caligula (37-41), premier héritier par le sang de Tibère n'avait été
M désigné ni investi par l'empereur de son vivant. Mais, dès la mort
de Tibère, l'armée, les prétoriens et la flotte affirment, par leur ser-
htent, la transmission héréditaire de leur fidélité (donc du lien de
clientèle). Le Sénat accorde l'investiture. C'est, de nouveau, l'harmo-
nie.
. . H en sera de même pour Claude (41-54) et Néron (54-68). Ils sont
dentiers par le sang : la garde prétorienne impose le respect de la
s
Çlution dynastique en jurant fidélité à l'héritier. Le Sénat s'incline et
d ajoute que l'investiture légale. Il ne retrouve sa liberté de choisir
da'en cas d'extinction de la dynastie : ainsi choisira-t-il Galba (eu 68)
s
auf lorsque l'armée lui impose un prétendant (Vespasieu, eu 69).
314 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

2° Le triomphe du concept dynastique : les Antonins et les Sévères. Le


principe héréditaire devient une nécessité. Car seul il assure la trans-
mission de toute la puissance impériale (la force, la clientèle, la ri-
chesse ...) qui ne découle pas des bases juridiques du pouvoir. L'exem-
ple des Antonins et, plus encore, celui de Septime Sévère sont
éclairants.
Aucun des Antonins, de Nerva (96-98) à Antonin (158-161) n'eut
d'héritier par le sang. Tous (Nerva, Trajan, Hadrien, Antonin) choisi-
rent leur successeur, parfois en l'associant au pouvoir (Trajan, par
Nerva), toujours en recueillant « l'accord » du Sénat. Or ce choix et sa
confirmation sénatoriale ne suffisent pas : tous les futurs empereurs sont
adoptés. La filiation adoptive seule assure l'hérédité de la puissance.
Pour renforcer la légitimité qui découle de cet acte d'adoption, le nou-
vel empereur procède sans retard à la divinisation de son père adoptif.
Dans la crainte que les décisions (notamment l'acte d'adoption) d'Ha-
drien ne soient attaquées, Antonin le Pieux demande au Sénat de cé-
lébrer la consécration de son prédécesseur. Quand il est devenu fils
d'un dieu, divi filius, l'adopté possède une légitimité qui n'est plus con-
testable.
Les légions de Pannonie portent Septime Sévère au pouvoir en 193.
L'une de ses premières mesures sera, par une adoption fictive et a
posteriori, de se relier à la dynastie des Antonins. Il s'affirme fils (adop-
tif post mortem !) de Marc Aurèle qu'il a pris soin de faire diviniser, et
frère de Commode ; il donne à son fils Caracalla le nom de Marcus
Aurelius Antoninus ; et ses inscriptions font remonter sa propre généa-
logie jusqu'à Nerva !

458 Conclusion : empereur et magistrat 0 Après trois siècles d'existence,


le pouvoir impérial n'a pas été absorbé en totalité par le droit : il n'est
pas devenu une institution. Il présente certes — et c'est le legs répu-
blicain — une face légale : l'investiture sénatoriale, qui ne sera jamais
contestée. Mais, d'un autre côté, il s'affirme comme une puissance per-
sonnelle, inhérente à l'empereur. Elle ne se transmet qu'à l'héritier à
sa personne. La rupture entre empereur et magistrat est achevée.

SECTION 2
L'EMPIRE

§1
L'ADMINISTRATION IMPÉRIALE

L'œuvre fut immense. Pour créer l'administration centralisée que


la République n'avait su bâtir, les empereurs en forgeront de toutes
pièces les instruments (A). Lui attribuant ses principaux domaines d'ac-
LE REGIME IMPÉRIAL 315

tion (B), ils ne laisseront aux organes anciens (Cl qu'un rôle fort mo-
deste.

LES MOYENS DE L'ADMINISTRATION


IMPÉRIALE : PERSONNEL ET SERVICES

Çui sert l'empereur ? Au sein de quels services ?

a) L'ORIGINE SOCIALE DES FONCTIONNAIRES IMPÉRIAUX

Il y a trois origines possibles : l'ordre sénatorial, l'ordre équestre et


Jes affranchis du Prince. Elles furent toutes trois mises à contribution.

1" L'ordre sénatorial et la carrière sénatoriale.


450
L'ordre sénatorial 0 II est formé des membres du Sénat et de leurs
descendants sur trois générations. L'appartenance à l'ordre suppose
reunies deux conditions, instituées par Auguste. La première ; possé-
der me fortune suffisante, fixée à un million de sesterces (en capital).
Le chiffre est considérable. La seconde : Vhérédité, qui se traduit par le
Port du « laticlave » (« large bande » de pourpre portée verticalement
s
ur la tunique, en dessous de la toge), réservé exclusivement aux sé-
nateurs et à leurs fils et petit-fils. L'appartenance à l'ordre sénatorial
devient la condition indispensable pour briguer les magistratures et
siéger au Sénat. Ordre sénatorial et Sénat ne se confondent pas ; le
Premier est plus large que le second.
Mais Vanoblissement est possible. Il se fait de deux façons : 1) par
'a collation du laticlave, faveur impériale qui permet à des chevaliers
ou des notables municipaux (depuis une réforme de Caligula en 38)
d entrer dans l'ordre, afin de pouvoir briguer la questure et d'accéder
Par là au Sénat. 2) Par Vacllectio, créée par Claude en 48 : nomination
directement comme sénateur par l'empereur qui, en vertu de sa puis-
sance censoriale, compose comme il l'entend l'album sénatorial. II y
hlscrit qui lui plaît et en exclut qui lui déplaît. Le « laticlave » donne
accès à Vordre sénatorial ; Vadlectio donne accès au Sénat.
La maîtrise impériale transforma complètement le recrutement tra-
ditionnel du Sénat. Les rangs de la nobilitas républicaine se sont clair-
s
pmés (le dernier vrai patricien disparaît sous Hadrien) ; la bourgeoi-
Sl
e italienne, l'élite provinciale, notamment orientale {supra, n" 448), y
outrent en force. Le Sénat devient un Conseil de l'empire. Et pourtant,
81
difficilement explicable que ce soit, le Sénat incarnera toujours un
|:sPrit de corps décidé, dont la fierté et le sens des traditions s'affirment
Lice à l'empereur qui devra ménager cette susceptiblité et la briser à
occasion par des fournées massives de nouveaux venus.
/
p ' carrière sénatoriale 0 L'ordre sénatorial joue un grand rôle dans
odministration de l'empire. Les tâches qui lui sont confiées s'insèrent
316 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

dans une carrière (ou cursus) rigoureusement hiérarchisée, où s'inter-


calent les magistratures traditionnelles et des fonctions nouvelles (au
service de l'empereur). En voici l'exemple-type, que l'on accueillera
comme une illustration1.
Après une magistrature inférieure (frappe monétaire ou entretien
des routes), le jeune fds de sénateur sert dans une légion comme offi-
cier, puis accède à la questure (âge minimum : 25 ans) ; il entre alors
au Sénat. Il gère ensuite le tribunal de la plèbe (ou l'édilité), puis part
pour une province sénatoriale, comme légat (délégué) du gouverneur.
Il accède à la préture (30 ans), digne ensuite d'exercer les fonctions
prétoriennes (= réservées aux anciens préteurs), qui s'additionneront
au fil des ans : légat de légion (commandant d'une légion, aux ordres
de l'empereur) ; légat (= gouverneur par délégation impériale) d'une
province impériale prétorienne (d'importance relativement modeste) ;
gouverneur d'une province sénatoriale dite prétorienne ; préfet du
Trésor (ou chef de Vaerarium : trésor géré par le Sénat) ; préposé (ou
curateur) aux routes d'Italie... Vient alors pour les personnages émi-
nents, car bien peu parviendront à ces hautes fonctions, le consulat dit
« suffect » (ou « en surplus », pendant une fraction de l'année ; sans
attribution, et non éponyme) qui ouvre à l'ancien consul (ou consu-
laire) de très hauts postes : légat d'une province impériale de rang
consulaire (les plus importantes) ; proconsul (ou gouverneur) des pro-
vinces sénatoriales dites consulaires (Asie, Afrique). Enfin après un
consulat ordinaire (le véritable), la préfecture de la Ville, sommet de
la carrière sénatoriale.
Les magistratures (honorifiques, le plus souvent, et coûteuses) al-
ternent avec de hautes fonctions civiles et militaires, le tout dans une
extrême mobilité.

2" L'ordre équestre et la carrière équestre.

461 L'ordre équestre 0 Les chevaliers de l'Empire, par leur origine sociale,
doivent être bien séparés des chevaliers républicains. Entre l'ancien
ordre et le nouveau, il n'y a que deux points communs : un cens mini-
mum est exigé (400 000 sesterces : c'est le chiffre ancien ; il ne repré-
sente plus la richesse) et un choix, qui marque l'entrée dans l'ordre.
L'empereur, à la place du censeur disparu, décerne maintenant cette
dignité.
Elle n'est pas héréditaire (à la différence de l'ordre sénatorial). Dans
le recrutement de cet ordre, qui atteindra plusieurs milliers de person-
nes, l'empereur a pratiqué un choix très ouvert : ni l'origine sociale, ni
l'origine géographique des individus ne jouent un rôle ; au contraire,
la valeur et la capacité de servir. Tous les chevaliers ne passeront pas
au service de l'empereur, cela s'entend. Mais ceux qui, à l'occasion cle
leur carrière militaire, auront fait preuve de compétence et de loyauté,
accéderont à une carrière administrative spécifique, réservée aux che-
valiers.

1. Et surtout pas. comme un exercice de mémoire !


LE RÉGIME IMPÉRIAL 317

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318 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

L'ordre équestre fournit ainsi à l'empereur un corps d'administra-


teurs dont les avantages, par comparaison aux sénateurs, doivent être
mis en relief. Par leur origine sociale, ils sont dénués de préjugés en-
vers les provinciaux : ils défendront mieux leurs intérêts et mettront
fin à l'esprit d'exploitation provinciale. Ils seront, à l'égard de l'empe-
reur à qui ils doivent leur ascension, d'une docilité exemplaire. Enfin,
la longueur du service que l'empereur leur demande et la durée des
étapes de leur carrière leur confèrent une compétence incomparable.
Celle-ci leur ouvre les services les plus techniques de la haute admi-
nistration, et leur réserve le gros du corps des fonctionnaires.
Rival et totalement indépendant de l'ordre sénatorial (aucun séna-
teur ne peut occuper une fonction équestre), l'ordre équestre ne cesse
d'empiéter sur les domaines concédés aux sénateurs ou confiés aux
affranchis du Prince.

462 La carrière équestre* 0 Trois filières y conduisent (et ouvrent à l'ordre


équestre). Un service militaire très long (20 à 25 ans) pour i'olïïcier
sorti du rang ; pour le fils de chevalier (il n'est pas chevalier, mais
bénéficie d'un avantage) un service militaire court (3 ans) lui donnant
accès à des premiers postes seulement modestes ; un « service civil »
(depuis Hadrien) pour des juristes ayant servi l'Etat comme avocats
du fisc. Ces conditions remplies, le chevalier reçoit des procuratelles
(= « délégations de pouvoir impérial »), variées, très nombreuses (104
sous Hadrien ; 135 sous Commode ; 173 avec Septime Sévère), hiérar-
chisées et rémunérées (avec échelle des traitements). Les finances et
des services techniques (infra, n" 464) s'ouvrent alors aux chevaliers.
Au sommet de la carrière culminent de très hautes fonctions politiques
et administratives comme les directions des services centraux (nos
ministères) et les préfectures des vigiles, de l'annone, d'Egypte et du
prétoire.

3° Les esclaves et affranchis du Prince.

463 Au 1" s., les services centraux de l'empire sont gérés comme le se-
raient les bureaux d'une grosse compagnie privée. L'empereur les fait
administrer, comme sa Maison, par ses affranchis et ses esclaves. C'est
eux qui prendront la tête des futurs ministères (notamment celui des
finances). Une hiérarchie apparaît ; des salaires aussi. Puis Hadrien
remplace définitivement les affranchis par des chevaliers. L'adminis-
tration quitte le domaine privé ; elle devient publique.

b) Les principaux services de l'administration impériale

464 L'organigramme 0 II peut être reconstitué de la façon suivante.


1" Le conseil impérial (consilium principis). C'est un organe d'abord
informel qui rassemble, sans organisation fixe ni compétences préci-

1. Même remarque que supra, n',460, n. 1.


LE RÉGIME IMPÉRIAL 319

ses, les amis, les collaborateurs immédiats, les affranchis du Prince


placés à la tête des principaux services. Avec Hadrien, les chevaliers
juristes y entrent ; le travail s'organise, la technicité progresse. A partir
de Commode, le préfet du prétoire en prend la direction. Le conseil
devient l'organe essentiel de direction, de juridiction et de législation
(cf. m/m n0 495 et 497).
2" Les principaux bureaux du prince (officia principis). Le bureau
des Finances, a rationibus (« préposé aux comptes ») est le plus impor-
tant. Il centralise l'administration financière, morcelée entre divers
trésors, dont la gestion est confiée à des chevaliers. Notamment lefis-
cus Caesaris (« la corbeille de César »), créé par Claude, alimenté par
les revenus des provinces (impériales et sénatoriales) ; le patrimonium
Laesaris (« patrimoine de César), qui draine les revenus des domaines
impériaux, biens privés de l'empereur, devenus, au 2e s., inaliénables
en tant que biens de la Couronne ; la res privata (« patrimoine privé ») :
ereée par Antonin le Pieux, elle connaît une grande extension sous
eptime Sévère qui la charge de la gestion des biens rassemblés par
des confiscations massives ; enfin Yaerarium militare (« caisse mili-
taire »), alimenté par les impôts sur les successions et les ventes,
ce serv ce
ri)! ^ i central, d'autres, confiés également (à partir
d Hadrien) a des chevaliers remplaçant les affranchis : celui de la Jus-
ice (a cognitionibus : jugements rendus en cour impériale), de la Cor-
fespondance Administrative (ab epistulis : administration de l'empire,
des provinces et des cités ; requêtes des fonctionnaires et des magis-
trats municipaux) ; des Libelles (a libellis : réponse aux requêtes des
Particuliers).
3° Les services administratifs spéciaux, directement rattachés à
t empereur. Leur intérêt, pour nous, est de montrer la création par
1 empereur de services publics entièrement nouveaux. On citera la
Poste publique — ou courrier officiel — dont dépendent tous les relais
de l'empire : c'est une des gloires du régime ; sa direction est confiée
a
Un chevalier. L'alimentation de Rome, confiée au préfet de l'annone,
chevalier.
4" La sécurité du Prince et de la Ville : les préfectures du prétoire et
de la Ville. Le préfet du prétoire. La protection personnelle de l'empe-
ceur est assurée par les cohortes prétoriennes, stationnées à Rome,
mies sont placées sous le commandement d'un (souvent deux) préfet
du prétoire, homme de confiance et personnage-clé du régime. Le
Poste fut toujours réservé à un chevalier (c'est le sommet de la carrière
cquestre). Son histoire est celle d'une dilatation constante. Sécurité du
"rince dans la Ville, puis sécurité générale de l'empire (donc haut
commandement militaire), élargie à des fonctions civiles, juridiction-
l'elles, de premier plan. Depuis la fin du 2'' s., le préfet du prétoire est
le
juge criminel de première instance ù la place de l'empereur (vice
sacra) — donc sans appel — de toute l'Italie (à l'exception de Rome et
de l'Italie Centrale) et le juge d'appel de tous les jugements (au civil et
jUl pénal) rendus par les gouverneurs de province : il reçoit l'appel de
t0ut
l'empire. Cette évolution explique que les plus éminents juristes
do régime aient été appelés à cette haute fonction — politiquement
320 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

périlleuse — : Papinien, assassiné en 212 ; Ulpien, mis à mort en 225 ;


et Paul. Ils comptent parmi les plus grands noms de la science du droit.
Le préfet de la Ville : à la tête des cohortes urbaines, il veille au
maintien de l'ordre à Rome et autour de Rome — qu'il ne peut quitter.
11 y exerce une juridiction civile et répressive de première instance,
avec appel de ses décisions à l'empereur. C'est le faîte de la carrière
sénatoriale. Le préfet des vigiles le seconde dans sa haute mission de
surveillance : pour sa lutte contre les incendies et les désordres de la
rue dans Rome, ce haut fonctionnaire équestre dispose de sept cohor-
tes, réparties sur les quatorze régions (œuvre d'Auguste) de la plus
grande ville du monde (environ un million d'habitants au 2e s.).

LES PRINCIPAUX DOMAINES


DE L'ADMINISTRATION IMPÉRIALE

A l'aide de deux exemples, la justice et les finances, on donnera, en


négligeant les détails, un aperçu des innovations introduites par l'ad-
ministration de l'Empire.

a) La répression criminelle

1° Le sort des principes républicains.

465 La disparition consommée de la justice populaire 0 La longue his-


toire du tribunal du peuple remonte, on le sait, à la loi des XII Tables.
Les comices centuriates s'étaient alors vu réserver le jugement des
crimes, qu'ils fussent politiques ou de droit commun, lorsqu'ils appe-
laient la peine de mort. Les comices tributes s'associèrent par la suite
à cette fonction répressive pour les amendes lourdes. Et le système
fonctionna intact jusqu'à la fin du 2e s. avant J.-C.
Avec l'extension de la citoyenneté, mais du fait aussi de la tendance
à qualifier comme crimes publics des infractions toujours plus nom-
breuses, des procédures nouvelles virent le jour dès la fin du 2e s. Des
lois ont créé des tribunaux permanents à compétence spécifique : ce
sont les quaestiones, qui tiraient leur nom de l'enquête, ou quaestio,
organisée pour le type de crime dont la poursuite était affectée à cha-
cune des cours en exercice. Le peuple ne jugeait plus. Il était remplacé
par des jurés (sénateurs et chevaliers: supra, n0419) placés sous la
présidence d'un préteur qui instruisait, préparait l'accusation, procla-
mait le verdict du jury mais ne participait pas lui-même au jugement.
La procédure était incontestablement moins complexe, puisque l'on
évitait le maniement très lourd de l'assemblée comitiale, dont la sai-
sine supposait l'inévitable sénatus-consulte préalable. Pourtant, tons
les inconvénients inhérents au principe des peines légales subsis-
taient : les jurés, comme auparavant le peuple, ne jouissaient d'aucune
liberté dans la fixation de la peine. Le tribunal, dans l'impossibilité de
tenir compte des circonstances objectives du crime ou d'éléments sub-
jectifs liés a la personne du coupable, était prisonnier d'une alternative
LE REGIME IMPÉRIAL 321

étroite : l'acquittement pur et simple ou la peine légale sous forme de


la mort, notamment dans son succédané récent de « l'interdiction de
I eau et du feu », sorte de mort civile condamnant à l'exil.

La lex lulia 0 Auguste consacra d'abord ce système républicain tardif.


H reprit sans retouches fondamentales « l'organisation de la justice cri-
minelle» (l'ordo judiciorum publicorum) dans une lex lulia de 17 av.
J.-C. Au total, onze tribunaux permanents fonctionnèrent sur le mo-
dèle antérieur, dont deux étaient des créations. Le tribunal de l'adul-
tère poursuivait ce nouveau crime public, que le mari devait lui-même
dénoncer sous peine d'être accusé de complicité ; et la quaestio de
1 annone pourchassait le crime d'accaparement, détournement ou de
pression à la hausse sur le prix du blé. Pour l'ensemble des cours, les
Jurés seraient désormais choisis au sein de quatre décuries, vastes
collèges formés chacun d'un millier de sénateurs et de chevaliers.
Mais malgré ce maintien officiel de la tradition républicaine, dès le
regne du premier empereur, les manifestations d'une conception radi-
calement neuve de la justice criminelle se multiplièrent.

2 L'apparition de la procédure extra ordinem.


167 i ■ ■
ues principes de la nouvelle procédure pénale 0 Un nouveau type de
Procès criminel apparaît, conforme aux structures d'un Etat qui évolue
v
ers la monarchie. L'ensemble des innovations relève d'une procé-
dure que les Romains ont qualifiée d'« extra-ordinaire », au sens de née
en marge de la loi, donc en rupture avec l'organisation légale telle que
l'avait codifiée la lex lulia. Les quaestiones ne disparaissent pas aussi-
tôt sans doute ; mais elles lâchent du terrain dès Auguste et finiront
Par s'effacer complètement au 2e s.
Les caractéristiques nouvelles conduisent :
1) à la hiérarchie des juridictions. La création d'un tribunal su-
prême impérial (l'empereur, son préfet du prétoire et son conseil)
coiffe les juges de l'empire d'une autorité unique. C'est l'abandon du
morcellement judiciaire républicain (comices, quaestiones, gouver-
neurs). Grâce à l'appel au tribunal impérial, l'idée d'une justice à deux
degrés triomphe. L'unité du droit entre les mains de l'empereur de-
v
ient une réalité pour le droit criminel comme pour le droit privé.
2) à la création de véritables juges-fonctionnaires, détenteurs de
[ autorité publique. Le concept du citoyen-juge, ou du juge simple par-
dculier, a vécu. L'empereur choisira ses juges — ce qu'il ne pouvait
'aire avec le système des décuries — et leur confiera des pouvoirs
"ccrus. Les tâches, jusque-là séparées, d'enquête ou instruction d'une
Part, et de jugement de l'autre, seront concentrées entre les mêmes
mains. Les inconvénients de cours uni-compétentes disparaissent, car
des infractions complexes seront connues du même juge.
3) à une politique répressive moins figée. Les juges jouiront d'une
fatitude
1
plus grande dans la détermination de la peine. En outre avec
aggravation des inégalités sociales à partir de la fin du 2e s de l'Em
322 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

pire, les peines varieront selon la condition sociale des accusés. Aux
classes supérieures, aux honestiores (sénateurs, ordre équestre, mem-
bres des sénats municipaux ou décurions), des peines plus légères,
alors que les humiliores, catégorie des plus humbles sans rien qui évo-
que les classes dites dangereuses, sont les victimes de cette discrimi-
nation.
Telle qu'elle est définie à grands traits, la procédure extra ordinem
inspire deux ordres de juridiction ; celle que Vempereur exerce, direc-
tement ou au moyen de la délégation, et celle dont le Sénat, nouvelle
cour de justice, s'est trouvé investi.

468 La juridiction criminelle de l'empereur 0 Ses fondements juridiques


prêtent trop à discussion pour qu'il soit possible ou même utile de
trancher entre la puissance tribunicienne ou Vauctoritas. Modeste ou
prudente à l'origine, la justice de l'empereur ne cessa, dès le 1er s., de
s'enfler. Les occasions de l'exercer n'ont pas manqué. Par un droit
illimité d'évocation tout d'abord, l'empereur attire à lui aussi bien des
crimes relevant des quaestiones (notamment les affaires de lèse-
majesté ou majestas) que des cas nouveaux non prévus par la loi. A
cela s'ajoute la juridiction d'appel, qui conduit devant l'empereur et
son conseil les décisions rendues en Italie ou par des magistrats pro-
vinciaux relevant de l'empereur. Mais l'essentiel de la juridiction im-
périale s'exerce au moyen de fonctionnaires qui ont reçu, par déléga-
tion, un pouvoir permanent. Cette justice déléguée est confiée, pour
Rome et l'Italie, à quatre préfets (Ville, Prétoire, Annone, Vigiles) et,
pour les provinces, aux légats et procurateurs de l'empereur.

469 Le Sénat, haute cour de justice : sa compétence 0 Le Sénat, sous


l'Empire, développe une activité judiciaire de premier plan, seconde
occasion pour la procédure extra ordinem de s'épanouir en rupture
des formes de la procédure traditionnelle. L'importance des crimes
jugés et leur signification éminemment politique priva rapidement les
tribunaux ordinaires des quaestiones, notamment la quaestio de majes-
tate et celle de repetundis, des causes les plus célèbres. Les sources
littéraires se sont plu à relater les nombreuses accusations que le Sé-
nat, non sans docilité, s'empressa d'instruire pour répondre aux vœux
du Prince ; les premiers signes de cette complaisante disponibilité re-
montent au second triumvirat ; ils se multiplient sous Auguste. Dès
Tibère, une haute cour régulière est née, et son activité se maintiendra
jusque sous les Sévères, partagée entre deux types de crimes.
Les accusations de majestas occupent la première place. Le concepl
d'atteinte aux intérêts de l'Etat, il est vrai, s'est considérablement gon-
flé. Il a absorbé le crime républicain de perduellio, s'est étendu ensuite
à tout délit de désobéissance ou d'abus de pouvoir commis par un
magistrat ou un fonctionnaire, a profité enfin de la confusion rapide-
ment consommée entre le princeps et l'Etat. L'atteinte à la dignité de
l'empereur vaut crime contre l'Etat, puisque le Prince personnifie la
lies Publica, et réciproquement le crime contre la lies Publica est aussi
perçu comme un outrage à l'empereur. Ainsi les écrits ou propos dif-
famatoires, les injures à la mémoire de l'empereur, le refus de sacrifier
LE RÉGIME IMPÉRIAL 323

à son génie ou l'offense aux statues et images impériales entrent, sans


base légale, au même titre que les tentatives de renversement du ré-
gime, dans les limites toujours repoussées du crime de lèse-majesté.
Le cnmen repelundarum forme le second volet de l'activité du Sénat
Libère lui donna une impulsion décisive qui reflète, en un revirement
caractéristique, la volonté de moraliser les relations entre le gouver-
ment et les populations provinciales. Des peines plus lourdes, réguliè-
res, exemplaires traduisent ce nouvel état d'esprit.
470
Le Sénat-Juge: interprétation politique 0 Comment l'empereur
apprécia-t-il la juridiction nouvelle du Sénat ? Il faut le souligner aus-
sitôt : le Sénat ne doit pas être perçu comme un concurrent menaçant,
dont l'empereur eût pu se monter jaloux. Au contraire. Tout prouve
qu Auguste et surtout Tibere dont le rôle fut déterminant, ont aménagé
puis encouragé cette compétence criminelle. Ce n'est pas qu'il se fût
agi de ranimer de soi-disant précédents républicains : ni l'organisation
d enquêtes exceptionnelles dans le territoire de l'Italie sous la Républi-
que, ni la déclaration d'ennemi public par le sénatus-consulte ultime
ne sont les antécédents de la compétence résolument nouvelle du Sé-
nat. Mais l'empereur, dans un souci de rééquilibrage, souhaita que
artistocratie sénatoriale fût associée au châtiment des crimes politi-
ques les plus graves. Le régime gagnera à estomper des contours par
trop monarchiques ; quant au Sénat, il sera flatté de participer à une
entreprise de moralisation et d'être le seul, érigé en une véritable cour
des pairs, à juger ceux des siens dont la loyauté était suspecte.
L'empereur ne risquait rien à lancer une aussi habile opération. En
tant que Prince du Sénat, il lui revenait de droit de donner le premier
son avis lorsque s'ouvraient les débats sur la culpabilité d'un accusé ;
pu encore, en tant que consul ou grâce à sa puissance tribunicienne,
d disposait du pouvoir de faire porter n'importe quelle accusation de-
vant le Sénat. Il restait donc maître en fait de la procédure et de son
déroulement. Mais le Sénat, trop servile hélas, ne sut pas saisir la
chance même limitée que lui offraient les premiers empereurs de tenir
s
a place dans le nouveau régime. Courtisan zélé, il alla souvent au
devant du caprice du prince et poursuivit des personnages éminents
brusquement tombés en disgrâce ; mais il laissait à ces grands servi-
teurs, comme triste consolation, la possibilité de prévenir leur con-
damnation par le suicide, moyen d'afficher un mépris tout stoïcien des
choses de ce monde... et d'épargner à leur famille la confiscation de
'eUr patrimoine.

h) Les FINANCES
7
t / u naissance d'une administration financière 0 1° Une première
"bservalion s'impose : Vaccroissement des dépenses de l'Etat. Il faut
Payer une armée permanente, lourde de 300 000 hommes (légions et
cohortes auxiliaires) ; subvenir aux besoins des vétérans ; rétribuer les
totictionnaires et une bureaucratie qui engouffre des sommes énormes
Abandon du principe républicain de la charge gratuite) ; entretenir les
ro
utes, les aqueducs, le service de la poste ; financer une œuvre urba-
324 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

nistique géante ; maintenir les œuvres d'assistance, d'éducation (bi-


bliothèques), de culture (privilèges fiscaux aux maîtres des écoles ...).
Pour y faire face on recourt à ;
2° l'accroissement des recettes de l'Etat. Le système républicain,
simple à l'extrême, n'avait connu que l'exploitation anarchique des
provinces. Maintenant les rentrées fiscales se diversifient et se ratio-
nalisent. La principale ressource reste Y impôt du sol, payé par tous les
provinciaux (Rome et l'Italie sont privilégiées). Pour assurer son as-
siette, tout le sol provincial a été cadastré (travail immense !) et des
recensements périodiques sont organisés. Avec la crise du 3e s. et l'infla-
tion, ces tributs, fixes, ne rapportent plus : on recourt alors au système
de Y imposition en nature. Les citoyens romains, de leur côté, sont sou-
mis à des impôts directs, très lourds : sur les successions, les ventes,
les ventes d'esclaves, les affranchissements ... On ajoutera encore la
confiscation des biens des condamnés, les douanes et autres impôts
indirects ...
3° Une véritable administration financière voit progressivement le
jour : elle est entièrement entre les mains de fonctionnaires, les procu-
ratores (chevaliers). Cette administration est hiérarchisée : sous l'auto-
rité du ministre a rationibus. Elle est rationnelle : chaque procurateur
a la charge d'un secteur de l'empire ou d'un type de recette. Elle est
efficace : l'administration fiscale jouit de privilèges exorbitants du droit
commun ; les procurateurs ont un pouvoir de juridiction (juridiction
administrative) ; dans les procès fiscaux, les intérêts de l'Etat sont dé-
fendus par les « avocats du fisc ».
Ces agents de l'Etat lutteront avec succès contre les derniers vesti-
ges de l'administration républicaine. Ils retirent au Sénat les recettes
des provinces sénatoriales et les dirigent vers les nouveaux Trésors
impériaux. Ils rejettent progressivement le système de la ferme, proie
des publicains : pour le plus grand profit des finances de l'Etat et des
ressources des provinciaux.
L'administration des finances impériales marque un très grand pro-
grès. Mais bien des défauts subsistent. Il n'y a pas un budget, mais des
caisses étanches et autonomes. Telle recette est affectée à telle dépense :
l'impôt sur les successions alimente les dépenses pour les vétérans.
L'établissement d'un impôt nouveau ne se soucie pas de ses effets
économiques, peut-être nocifs. L'improvisation tient heu de la pensée
économique que l'Antiquité n'a jamais élaborée.
Devant une administration si développée, les organes républicains
sont condamnés à l'effacement.

[cl LE SORT DES ORGANES ANCIENS

472 Les magistratures 0 Elles se vident de leur substance. 11 ne reste sou-


vent que le titre, étape nécessaire au cours de la carrière sénatoriale.
Le consulat conserve son prestige, mais il a perdu sa signification
politique. Le nothbre des consuls s'est multiplié. Chaque année sont
désignés plusieurs consuls « suffects », et les deux consuls « ordinai-
ses

LE REGIME IMPÉRIAL 325

res », qui restent éponymes. Les consuls ont gagné quelques fonctions
judiciaires ; mais l'intérêt de la charge est de donner accès aux hauts
postes consulaires de la carrière sénatoriale. Les fonctions juridiction-
nelles des préteurs urbain et pérégrin déclinent à mesure que leur édit
judiciaire se lige. Il est complètement sclérosé au milieu du 2e s. (infra,
n 494). Le tribunal de la plèbe est resté, inerte devant la puissance
tribunicienne impériale ; sa juridiction criminelle n'a pas survécu au
dépérissement des assemblées de la plèbe. Les édiles conservent la
juridiction des marchés, mais l'approvisionnement de la Ville leur a
échappé. Les questeurs sont remplacés dans la gestion de Vaerarium
par des préteurs de Vaerarium.

475 ,
Les assemblées populaires 0 Leur déclin est irrémédiable : que repré-
senteraient ces assemblées urbaines face au million et demi de ci-
toyens mâles adultes dénombré à l'époque d'Auguste ? La fonction ju-
ndictionnelle des assemblées avait pratiquement disparu dès Sylla par
la création de multiples tribunaux criminels permanents. Leur fonc-
aon législative résiste mieux ; Auguste fera voter un grand nombre de
'ois (lois démographiques pour encourager les naissances et lutter
contre le célibat ; lois morales pour regénérer les mœurs et réprimer
'adultère ; lois restrictives de la capacité d'affranchir les esclaves ...).
Mais c'est le chant du cygne. La dernière loi, sur le tard, sera volée
sous Nerva. La fonction électorale a été totalement accaparée par l'em-
Pereur. Auguste et Tibère ont élaboré un système fort complexe, qui
confie à des commissions mixtes de sénateurs et de chevaliers !'« élec-
tion » des magistrats. Mais ces commissions ne font qu'acclamer les
candidats du Prince ou ceux qui se prévalent de sa recommandation.
174 .
Le Sénat b Le seul organe à avoir gardé un prestige considérable. Son
recrutement {supra, n0459) est entre les mains de l'empereur. D'un
côté, le Sénat a perdu la politique étrangère, militaire, financière. D'un
a
utre, il a gagné : si l'investiture de l'empereur est éminemment for-
d^elle, le Sénat peut condamner le règne achevé (damnatio memo-
ri
ae) ; les sénatus-consultes deviennent une source fondamentale du
droit (infra, n0 490), mais parce que l'empereur les inspire. C'est sur-
'out la juridiction sénatoriale qui progresse, mais le châtiment des at-
teintes à la majesté impériale ne concède au Sénat qu'une indépen-
dance illusoire.

§2
TERRITOIRE ET SUJETS :
L'ŒUVRE DE ROMANI S ATI ON

On passera du plus grand au plus petit : de la province à la ville ■ de


'' ville à V individu.
326 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

A LE GOUVERNEMENT PROVINCIAL

L'esprit a changé. A l'exploitation républicaine succède l'adminis-


tration impériale. Les contrôles vigilants qu'exerce l'empereur sur les
provinces sénatoriales et impériales expliquent l'abandon de la men-
talité « coloniale ».

475 Administrer dans la paix 0 A la fin de la République, l'empire est


découpé en quinze provinces. Bien d'autres viendront s'ajouter par la
suite. Mais, à part la Bretagne (Angleterre) conquise par Claude et la
Dacie annexée par Trajan, la plupart des nouvelles extensions (Cap-
padoce, Maurétanies, Thrace, Champs Décumates sur la rive droite du
Rhin — l'actuelie Souabe —, Arménie, Mésopotamie, Assyrie) sem-
blent justifiées davantage par l'impératif de défense. Après l'échec de
la conquête de la Germanie (massacre des légions de Varus en 9 ap.
J.-C.) l'expansionnisme marque un temps d'arrêt ; il cesse définitive-
ment avec Hadrien qui décide dès 117 l'abandon des trois provinces
les plus récentes : Arménie, Mésopotamie, Assyrie. Une nouvelle poli-
tique provinciale se dessine alors.
Rome reconnaît maintenant ses devoirs envers les populations pro-
vinciales. L'empereur est accessible aux incertitudes juridiques, aux
requêtes, aux litiges, à l'appel : cette sollicitude si neuve apportera les
bienfaits d'un droit supérieur. Le tribut provincial ne disparaît pas,
mais sa destination change ; car il finance l'armée permanente qui
assure la paix en protégeant les frontières. Les méthodes de l'adminis-
tration se transforment. Payé par l'Etat, mobile, soumis à un contrôle
hiérarchique, le nouveau personnel provincial fait preuve de probité.
La division des tâches entre justice, finances et commandement mili-
taire rend les abus de pouvoir moins redoutables. Le résultat ; l'éloge
si flatteur que le rhéteur Aelius Aristide vient déclamer à Rome en 143
devant Antonin. L'œuvre d'urbanisation, de police et de paix a apporté
le bien-être. Un provincial reconnaissant en témoigne.

476 a) Les provinces sénatoriales 0 Leurs gouverneurs, qui portent tous


le titre de proconsuls, qu'ils soient anciens consuls ou anciens pré-
teurs, sont désignés (tirage au sort) par le Sénat. Nommés pour un au
avec traitement, ces pro-magistrats disposent d'un imperium exclusi-
vement civil qui limite en fait leur pouvoir à la juridiction (civile et
criminelle). Mais là s'impose à eux Vimperium proconsulaire supé-
rieur de l'empereur. Il reçoit (lui ou son préfet du prétoire) l'appel de
leurs jugements. Il intervient, par des édits, dans l'organisation locale
de la justice (exemple : édits d'Auguste pour la Cyrénaïque), signe du
déclin de l'édit provincial. Il désigne une partie des légats judiciaires
chargés d'aider les gouverneurs à administrer la justice.
L'îidministration financière leur échappe pour l'essentiel. Car les
domaines impériaux, les monopoles (mines, sel...) et surtout le tribut
provincial (destiné à l'armée) sont gérés et perçus par les procurateurs
impériaux.
LE RÉGIME IMPÉRIAL 327

La nomination progressive des gouverneurs par l'empereur, à par-


tir de Septime Sévère, estompe la différence entre les provinces séna-
toriales et les provinces impériales.

b) Les provinces impériales 0 De beaucoup les plus nombreuses (30


sur 40 provinces). Leurs gouverneurs sont aussi recrutés parmi les
sénateurs de rang prétorien ou consulaire. Mais ils sont choisis libre-
ment par l'empereur. Leur imperium est exercé par délégation impé-
riale : ils sont « légats d'Auguste ». En fonction de trois à cinq ans, ré-
munérés également, ils ont un imperium plein qui leur donne, sous les
ordres de l'empereur, le commandement des légions stationnées sur
leur territoire. Ils sont juges (appel à l'empereur ou au préfet du pré-
toire), mais ne s'ingèrent pas dans l'administration financière, confiée
à des procurateurs équestres dont il ne sont pas les supérieurs hiérar-
chiques.
L'évolution conduit à réduire la part des sénateurs dans l'adminis-
tration de ces provinces : — 1) Par la désignation, à leur place, de
procurateurs équestres (provinces dites « procuratoriennes » : la Judée,
par exemple, au 1er s.). Septime Sévère ira même leur reconnaître un
imperium ! Non-sens juridique, puisqu'ils ne sont pas pro-magistrats.
— 2) Par la nomination de préfets équestres, d'abord par intérim, puis
de manière permanente.
Le cas de l'Egypte est à part. C'est la seule province qui sera tou-
jours gouvernée par un préfet équestre (un des plus hauts postes de la
carrière). La richesse fabuleuse du pays et son importance vitale pour
la Ville (c'est le grenier à blé de Rome) en fit le domaine réservé de
l'empereur.

c) L'Italie 0 Elle échappe (jusqu'aux réformes de Dioclétien : m/m.


n" 559) au régime provincial. Mais sa spécificité régresse. La juridic-
tion civile et souveraine des deux préteurs urbain et pérégrin (la jus-
tice inférieure est déléguée aux magistrats municipaux) est atteinte
une première fois sous Hadrien. Quatre iuridici (sénatoriaux) se par-
tagent la juridiction civile de la péninsule découpée en quatre districts.
L'appel devant l'empereur est reçu. Puis Rome et ses alentours passent
sous la juridiction civile du préfet de la Ville. La juridiction criminelle
du préfet du prétoire, enfin, vide progressivement de leur compétence
(2e-3e s.) les diverses cours criminelles permanentes que la République
finissante avait créées.

B L'URBANISATION DE L'OCCIDENT
ET L'AUTONOMIE MUNICIPALE

a) L'URBANISATION DE L'OCCIDENT

L« ville, centre de la vie 0 Si la République privilégia l'Italie, elle


négligea l'empire. Après les lois généreuses de César (supra, n"'395)
il faut attendre le L' s. de notre ère pour qu'une politique systématique
328 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

d'implantation urbaine gagne les provinces de l'Occident. Pourquoi


cette faveur à la ville ? Quels espoirs l'Empire plaçait-il dans l'urbani-
sation ?
Au cœur de son territoire, la ville est le lieu où la justice est rendue,
où l'ordre public est maintenu. On y tient l'état civil et recense les
fortunes ; on y affiche les ordres du gouverneur. Les décisions de l'em-
pereur y sont proclamées et l'image impériale se propage à partir des
autels où son culte est honoré. La ville sera un relais du pouvoir.
La ville attire. Par ses jeux et ses spectacles ; par les marchandises
qui s'y échangent ; mais surtout par ses magistratures. Elles éveillent
l'esprit d'émulation. Tentés par la compétition, les meilleurs mettent
leur fortune, leurs dons et leurs loisirs au service de la communauté.
De la gestion ibcale naît le talent politique. La ville sera un foyer de
culture.
Implantée dans des régions de population mouvante (Maurétanie,
Afrique) ou soumises à de fréquents passages (la ligne Rhin-Danube),
la ville sert la sédentarisation. Face au monde barbare, elle affirme,
mieux que le limes, la présence de la Roraanité et sa stabilité. La ville
sera un point d'ancrage et fixera la frontière.
La généralisation de la ville fut la grande œuvre de Rome. La réus-
site fut totale. Arrachées par la ville au monde barbare, les populations
provinciales donneront à Rome les défenseurs les plus décidés de sa
culture contre l'assaut des invasions. La ville est aussi le legs le plus
précieux que Rome transmit au monde moderne par delà l'effondre-
ment du Haut Moyen Age. La culture, la justice, la vie économique se
maintiendront dans les régions de forte densité urbaine.
Selon quelles formes se fit l'urbanisation ?

480 1° La colonie traditionnelle 0 A un carrefour, au confluent de deux


rivières, à l'emplacement d'un habitat celtique, une colonie militaire
s'installe : Lyon est née. Le culte d'Auguste et de Rome y est aussitôt
apporté : autour des autorités provinciales, les notables se rassemblent
chaque année. En 15 av. J.-C., un atelier monétaire émet ses premières
séries provinciales. Le centre lyonnais prend vie ; il accueille, dans un
premier temps, l'administration des trois provinces issues de la con-
quête de César (Belgique, Aquitaine, Lyonnaise). La petite colonie est
devenue une importante ville romaine.
Sur ce modèle, de nombreuses colonies sont créées pour les vété-
rans d'Auguste (Saragosse ou Caesaraugusta ; Aoste ou Augusta Prae-
tona...), de Claude (après trois siècles, Cologne ou Colonia Claudia
Agrippinensium, comptera près de 100 000 âmes), de Trajan, d'Ha-
drien. La constitution coloniale diffuse un schéma urbain-type (magis-
trat, Sénat, assemblée). Le prestige des vétérans répand le mode de vie
romain.

481 Le municipe latin 0 C'est le principal outil, par la ville, de la roma-


nisation provinciale. Vers 73, Vespasien donne à l'ensemble des pro-
vinces espagnoles « le droit latin ». Par cette concession, les cités indi-
gènes et les centres plus modestes (entre 500 et 1 000 habitants) sont
convertis en municipes latins. Ils reçurent chacun, par des lois (des
LE RÉGIME IMPÉRIAL 329

bronzes, que le sol espagnol livre peu à peu à notre connaissance), une
constitution uniforme. Ils sont érigés en « villes », jouissant d'une au-
tonomie qui fait de chacun d'eux « une petite Rome ». Les duumvirs,
couple de magistrats annuels, disent le droit et gèrent le patrimoine
communal ; tous les cinq ans, ils ajoutent à leurs fonctions celle du
recensement. Dans leur mission de police, ils sont aidés par deux édi-
les, annuels aussi. Tous sont élus par l'assemblée des habitants. A leur
sortie de charge, ils retrouvent dans le sénat local (les décurions) les
plus riches du municipe. C'est une administration modèle.
Pourquoi « latin » ? C'est que l'empereur a repris à son compte le
privilège si original des colonies latines de la République (supra,
0
n 529) : les charges municipales donnent accès, en récompense, à la
citoyenneté romaine. L'adhésion des élites locales est immédiate. La
réforme municipale est assurée du succès.
Le droit latin a largement débordé l'Espagne. Les provinces celti-
ques l'ont connu — mais avec une moindre densité —. Hadrien l'in-
troduit sur une grande échelle en Afrique : tantôt pour modifier (en la
romanisant) la constitution indigène des cités puniques, tantôt pour
fixer un nomadisme endémique, là où aucun noyau stable n'existait
encore.
Le municipe latin a conduit vers les bureaux du gouverneur et
placé au service de l'empereur les meilleurs des provinciaux, nou-
veaux citoyens. Il a permis, sur place, aux anciens magistrats de pré-
parer la romanisation de leurs compatriotes.

3° La colonie honoraire 0 C'est la consécration de la romanisation.


Sans installation de vétérans, sans partage des terres, un municipe
latin est globalement intégré dans la citoyenneté. Il est officiellement
converti, à titre honorifique, en colonie romaine (dite « honoraire »).
L'Afrique, sous Hadrien, la Gaule Narbonnaise à des dates diverses,
ont connu localement cette nouvelle étape.

b) Les limites à l'autonomie municipale

La curatelle des villes 0 Cet aspect semble contredire le précédent. Il


n'en est rien. Dans les régions de fort enracinement municipal
(l'Orient, de tout temps ; l'Italie depuis le début de l'Empire) l'empe-
reur n'eut pas à introduire le schéma municipal, mais à venir en aide
aux cités menacées par une autonomie imprudente. Des « curateurs de
cité » font leur apparition au 2° s. Ils sont envoyés rétablir les comptes,
corriger les abus, contraindre les décurions à supporter les multiples
liturgies que leur fortune leur mérite. La durée de leur mission est très
variable : elle peut suspendre pendant plus de 10 ans l'autonomie de
la cité. Mais ce n'est jamais une solution définitive. En aucune région
elle n'est systématique. On se gardera d'y voir une politique autoritaire
de nivellement. Comme la tutelle des intendants au 18e s., la curatelle
Protège ; elle n'étouffe pas.
330 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

C L'EXEMPLE GAULOIS

a) La Gaule Narbonnaise

484 De l'impérialisme à la romanisation 0 La conquête de la Narbon-


naise, entre 120 et 117, ne s'était pas écartée de la tradition républi-
caine. De Toulouse à Vienne, des Pyrénées jusqu'à Nice, le territoire
soumis devait garantir un passage sûr entre l'Espagne et l'Italie et
offrir, en pleine révolution gracquienne et devant la montée constante
des chevaliers, de vastes espaces de terres à assigner et des occasions
fructueuses pour les trafics en tout genre. Les intentions furent donc
ouvertement militaires et colonialistes. En 67, Cicéron qui venait de se
tailler un franc succès en accusant le gouverneur de Sicile, Verrès,
n'hésite pas, dans la foulée, à prendre cette fois la défense de Fonteius,
gouverneur de la Gaule accusé de malversations par ses administrés.
L'avocat serait-il au service de toutes les causes ? Cicéron s'en est dé-
fendu, car il n'y aurait rien eu de commun entre les deux affaires.
Verrès avait mis à mal les intérêts d'Italiens et de Grecs à demi roma-
nisés : il méritait d'être condamné. Fonteius, au contraire, n'avait op-
primé que des barbares, des Gaulois. Verrès s'était conduit en ennemi
de Rome, Fonteius en excellent magistrat romain. Le Pro Fonteio n'ex-
primait que mépris pour ces barbares vaincus, ces ennemis héréditai-
res, juste bons à enrichir l'Etat et les trafiquants se prévalant de l'au-
torité de Rome.
Mais la conquête césarienne de la Gaule chevelue (ou Gaule non
Narbonnaise, de la Bretagne au Rhin) marque une rupture avec cette
mentalité impérialiste. La Narbonnaise, dont la loyauté avait si bien
servi César lors des batailles décisives de 52, bénéficie la première de
cette volonté généreuse de romanisation. Nombre de colonies, latines,
sont fondées : Arles, Nîmes, Valence, Vienne. A partir de ces centres de
rayonnement, les soldats ou les vétérans diffusent le latin, les goûts, le
droit de Rome. Les commerçants profitent de nouveaux lieux
d'échange tels que Fréjus (Forum lulii) et d'un réseau très dense de
communications ramifié à partir de la double arête Est-Ouest {Fia Do-
mitia), Nord-Sud le long du Rhône {Via d'Agrippa) ; ils jouent un rôle
essentiel dans le rapprochement des populations gauloises du Sud et
les Romains. Auguste précipite le processus de romanisation ; l'urba-
nisme et l'habitat, grâce à la générosité impériale, sont repensés selon
un schéma grandiose, exemplaire et romain à la fois. Les étapes de
l'intégration sont sautées : Nîmes, Vienne, Orange sont globalement
versées dans la citoyenneté et la politique d'assimilation est couronnée
par l'accès en 35 de notre ère du premier citoyen de Narbonnaise, un
Viennois, à la dignité consulaire.

b) La Gaule chevelue ou les Trois Gaules

485 L'implantation du schéma municipal 0 La pacification, après la con-


quête de César, fut très rapide. Les derniers légionnaires quittent en 12
av. J.-C. le territoire de chacune des trois provinces impériales, l'Aqui-
LE RÉGIME IMPÉRIAL 331

taine (Bordeaux), la Lyonnaise et la Belgique (Reims). Le premier em-


pereur put même se dispenser de conduire une politique systématique
de désarmement. Tandis qu'on laisse Autun édifier des murailles im-
posantes, d'autres lieux d'occupation, tels que Alésia, Lutèce, Bourges
restèrent en possession de positions naturellement fortifiées.
Rome respecta d'abord les formes d'organisation indigène. Le ter-
ritoire gaulois était divisé en une soixantaine de « cités », en réalité des
ethnies subdivisées en tribus, en pagi et vici, démunis d'un chef-lieu
qui eût pu concentrer une administration centralisée. De fait, sans ag-
glomérations urbaines, ces territoires, à l'habitat dispersé, étaient gou-
vernés par de puissantes aristocraties foncières dominant des familles
de clients. Rome eut donc tout à faire pour transformer de fond en
comble les modes de vie et introduire le concept d'une autorité cen-
trale rayonnant sur chaque territoire.
Attentive à ne rien brusquer, la politique romaine commença par
donner à chacun des soixante peuples de la Gaule chevelue une capi-
tale. Sur l'emplacement d'un culte indigène, lieu de rassemblements
périodiques mais éphémères, elle tente de fixer une administration
stable, sous la forme du droit latin défini plus haut. Le modèle est
toujours fourni par le schéma oligarchique républicain : une paire de
rnagistrats annuels, ou duumvirs, reçoivent la triple mission de rendre
la justice, gérer les finances et assurer la police. Tous les cinq ans la
fonction de recensement s'ajoute aux tâches usuelles. A côté de ces
rnagistrats recrutés dans les aristocraties indigènes, un sénat (les dé-
curions) est formé des plus riches, désignés à vie, et une assemblée,
au rôle électoral surtout, regroupe l'ensemble des hommes libres. La
citoyenneté romaine, offerte en prime, récompense ceux des indigènes
qui auront accepté de placer leurs talents et leur fortune (par l'évergé-
tisme) au service de la cause de Rome.
L'autorité du centre destiné à devenir capitale est modeste cà l'ori-
gine. Ce n'est guère qu'un pagus parmi d'autres, au sein de la même
ethnie. Il lui faudra des siècles pour concurrencer progressivement les
autres cellules locales, les vider de leur autorité et concentrer à son
profit les fonctions de justice, de finances et de recencement diffuses
sur tout le territoire. L'évolution sera achevée le jour où la capitale
incarnera tout le territoire, le jour où il y aura identité ou confusion
entre le centre urbain et le territoire. Alors une cité, de type romain, sera
née. La toponymie le reflétera : on ne parlera plus du peuple des Pari-
sii, mais de la cité de Lutèce ; Agedincum, sortie d'un simple pagus,
aura de même donné au peuple des Senones sa cité. Mais l'évolution
ne sera pas irréversible : au IVe s. de notre ère, presque partout, les
traditions locales trop fortes, sans faire disparaître la cité, acquis défi-
nitif de la civilisation romaine, donneront au centre urbain l'ancien
nom du peuple celtique (d'où Paris et Sens aujourd'hui).

Le respect des traditions nationales 0 Le contact des deux cultures a


très rapidement conduit à l'effacement de la langue indigène. Peu écrit
avant la conquête, le gaulois cède la place au latin, véhiculé par l'ar-
mée et les marchands, diffusé par les écoles et les représentations
théâtrales. Aucune cité d'importance ne manque d'un théâtre ou d'un
332 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

amphithéâtre. La citoyenneté romaine a séduit les élites : les lulii, puis


les Claudii prouvent, par leur nombre dans l'onomastique locale, com-
bien de Gaulois sont devenus Romains sous les premiers empereurs.
Pourtant tout esprit national ne disparaît pas — et Rome, du moins les
empereurs, ne cherchèrent pas à l'étouffer.
Chaque année, le Conseil des 3 Gaules, en souvenir des anciens
conciles de la Gaule indépendante, se réunit à Lyon le jour d'une
grande fête du calendrier celtique, qui coïncide avec la célébration du
Genius Augusti, pour honorer le culte de Rome et d'Auguste. L'assem-
blée, que préside un prêtre gaulois élu chaque année par les députés
des quelque soixante peuples gaulois, dipose d'attributions religieuses,
mais financières aussi (gestion d'un trésor) et surtout politiques. Elle
porte une appréciation sur l'administration des gouverneurs romains,
les gratifiant, selon les cas, d'une statue ... ou d'une mise en accusation
portée à Rome. Pendant tout le Haut-Empire, ce pouvoir d'éloge et de
blâme se maintint. Les empereurs en protégèrent l'expression contre
l'hostilité ouverte du Sénat, attentifs à maintenir cette dernière mani-
festation d'un sentiment national unitaire ; elle ne pouvait faire échec
ni même freiner la progression vers la romanisation la plus achevée.

487 La Table claudienne de Lyon 0 « Il voulait voir tout le monde en toge,


Grecs, Gaulois, Espagnols, Bretons ; laissera-t-il seulement un étran-
ger par la graine?» La politique de Claude d'extension systématique
du droit de cité s'opposait évidemment au conservatisme du Sénat, si
nettement partagé par Sénèque. En 47/48, exerçant les fonctions de
censeur, Claude procéda à la révision des listes du Sénat et songea
même, en cette occasion, à y faire entrer des Gaulois. Un double té-
moignage, concordant pour l'essentiel, celui d'un historien, Tacite {An-
nales 11, 23-24), et celui de l'inscription dont la table de bronze fut
découverte à Lyon au 16e s., ont conservé le discours de l'empereur.
Claude s'aide des origines légendaires de Rome ; il invoque aussi la
politique des rois étrusques : sans rien perdre de son identité, Rome
put « appeler », pour la gouverner, des souverains étrangers ; il rap-
pelle encore l'exemple de ces immigrations en masse qui donnèrent,
dès les premiers siècles, force et prestige à Rome, à l'instar de ses
propres ancêtres, les Claudii partis de la Sabine avec quelques milliers
de clients pour gagner Rome au début du 5e s. L'originalité de la ci-
toyenneté romaine tient à son ouverture fondamentale, à sa perpé-
tuelle capacité de propagation.
L'opposition sénatoriale fut vive (Tacite, Annales 11, 23). Quoi ! Des
anciens prisonniers de guerre, une tourbe d'étrangers, une bande de
richards qui iraient occuper tous les postes et honneurs, les descen-
dants des ennemis de Rome ? Jamais. Mais les arguments incontesta-
bles de l'empereur et son irréfutable analyse du génie de Rome l'em-
portèrent sur la rancune, la peur, le mépris, la mesquinerie. Moins
d'un siècle après la conquête de César, les premiers Gaulois de la
Gaule chevelue faisaient leur entrée au Sénat.
L'attachement de la Gaule à la civilisation romaine, devenue vite
gallo-romaine, jamais en défaut, ne fit au contraire que croître devant
la montée du péril des invasions barbares.
LE RÉGIME IMPÉRIAL 333

L'INDIVIDU : LES CLIVAGES SOCIAUX


ET LA ROMANISATION ÉGALITAIRE

Les inégalités sociales subsistent, alors que l'égalité juridique fait


un progrès définitif en 212, avec la romanisation de toute la population
provinciale.

a) Les classes sociales 0 1° Honestiores et humiliores. C'est une nou-


velle stratification. La première catégorie regroupe les privilégiés : les
membres des deux ordres, sénatorial et équestre, et la bourgeoisie mu-
nicipale des décurions (romains et pérégrins : membres des sénats des
cités d'Orient). A l'opposé, les plus humbles : tous les autres. Cette
distinction, qu'ignorait la République, recouvre le clivage citoyens-
pérégrins. Etre citoyen n'est plus, en soi, synonyme d'une condition
privilégiée. Les constitutions impériales consacrent à partir du 2e s.
cette inégalité par une répression pénale plus rigoureuse des délits des
humiliores.
2° Les esclaves. La classe servile évolue considérablement : vers une
amélioration. Le nombre des esclaves diminue, car la guerre et la pira-
terie ont disparu. Il reste la naissance, mais la multiplicité des affran-
chissements tend à tarir cette dernière source. Auguste, par deux lois,
tenta de mettre un frein à la liberté illimitée d'affranchir, dont l'excès
menaçait « la pureté du sang romain » : en limitant (à cent esclaves) le
nombre des affranchis par testament ; en fixant un âge minimum
(30 ans) à l'esclave susceptible d'être affranchi ; en interdisant l'affran-
chissement d'esclaves ayant pratiqué des métiers jugés infâmes. Ces
lois ne sanctionnaient pas leurs prescriptions par la nullité. L'esclave
affranchi contre ces mesures légales accédait à la liberté, mais ne de-
venait cependant pas citoyen. Il devenait dans les deux premières hy-
pothèses « Latin Junien », dans la troisième un « déditice »'.
En même temps, la condition de l'esclave s'améliore. Il est désor-
mais considéré comme une personne, et non plus seulement comme
un instrument d'enrichissement au profit de son maître. Il dispose
d'un patrimoine de fait. Les mauvais traitements que son maître lui
inflige sont pénalement sanctionnés (Hadrien). L'influence du stoï-
cisme, dans son affirmation de la liberté de tous les hommes, est cer-
taine.
3" L'apparition du colonat. — Le développement des grands domai-
nes (ceux de l'empereur notamment) a multiplié le nombre des petits
exploitants liés à la terre par des contrats à longue durée. Juridique-

1. Latin Junien-. ne pas te confondre avec les Latins des mnnicipes. «Junien» : du
nom d'une des lois (Junia) d'Auguste; «Latin»: parce que (comme pour le Latin des
ffiunicipes) des passerelles étaient prévues pour qu'il pût accéder à la citoyenneté (en
ncceptant divers métiers pénibles, en servant six ans dans les cohortes des vigiles, en
Procréant trois enfants...). Le Latin Junien «vit libre, mais meurt esclave»: ses biens
retournent à son ancien maître. Déditices : ne peuvent jamais devenir citoyens. Véritables
•tpatrides, hors de tout système de protection juridique dont l'existence suppose l'appar-
tenance à une organisation civique, romaine ou pérégrine (pour eux, il n'y a, par défini-
tion, ni mariage, ni succession, ni tutelle).
334 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

ment, ils sont libres (citoyens ou pérégrins). Mais socialement, leur


condition de salariés agricoles tend à se rapprocher de celle des escla-
ves : l'idée d'un lien avec le sol, héréditaire et qui ne peut être rompu,
prend corps. Ce sera l'origine du colonat (infra, n0 570).

489 b) L'édit de Caracalla (212), ou Constitution Antoninienne1 0 C'est


l'une des dates les plus justement célèbres de l'histoire de Rome. Elle
marque l'aboutissement logique de la politique séculaire de romanisa-
tion.
« ... Je donne à tous les pérégrins qui sont sur terre (= dans l'empire
romain) le droit de la cité romaine, en sauvegardant le droit des cités,
sauf pour les déditices ... ».
1° Les motifs de l'édit. En promulguant cette mesure révolutionnaire
et définitive, Caracalla proclame son désir de plaire aux dieux. Les
nouveaux Romains sont autant de nouveaux fidèles qu'il « amène au
culte des dieux immortels ». Il y a peut-être aussi une intention moins
désintéressée. L'empereur venait de doubler (de 5 à 10 %) l'impôt frap-
pant les successions des Romains... Il était tentant d'augmenter le
nombre des assujettis. C'est, pour Dion Cassius, le vrai motif : « sous
le prétexte d'honorer les dieux, en réalité pour accroître ses revenus,
car les pérégrins ne payaient pas ces taxes ». L'un n'exclut pas forcé-
ment l'autre. Sans oublier que l'universalisme stoïcien conduisait
aussi à la généralisation d'une romanisation que les efforts de deux
siècles avaient si méthodiquement préparée.
2° La portée de l'édit. Que signifie cette réserve : « en sauvegardant
le droit des cités, sauf pour les déditices » ?
La généralisation de la citoyenneté s'est voulue réaliste. L'empe-
reur ne chercha pas, en rendant Romains tous les pérégrins, à leur
imposer d'un coup le droit privé romain : la conception romaine du
mariage, l'ordre romain de la succession légitime, les formes du testa-
ment, de l'adoption, de la tutelle ou des contrats, telles que les Romains
les pratiquent. Au contraire. Ces nouveaux citoyens conserveront
aussi longtemps qu'ils le souhaiteront, leur propre droit privé (et peut-
être leur organisation administrative), tel qu'il émane de leur ordre
juridique indigène (ou « droit des cités »). Romains donc, mais jouissant
d'une option. Les droits privés et publics des Romains leur sont acces-
sibles ; mais, titre de faveur, ils peuvent suivre leur droit ou coutu-
mes indigènes2.
C'est ainsi que l'Egypte, après 212, a livré de nombreux documents
où les nouveaux Romains ont conservé leurs traditions locales (grec-
ques ou égyptiennes). Avec le temps, le droit privé romain, par la seule
supériorité de sa technique, a remplacé progressivement les usages
indigènes. La romanisation a voulu éviter un bouleversement brutal
que les faits eussent d'ailleurs condamné.

1. Antoninienne : cf. supra, n"457.


2. Un privilège impérial récemment publié, la Table de Banasa, avait honoré un pé-
régnn en 168 de la citoyenneté romaine mais sauvegardé, à titre de faveur, ses coutumes
indigènes. L édit de Caracalla adopte la même position conciliante.
SOURCES ET SANCTION DU DROIT 335

Il reste l'exception : « sauf pour les déditices ». Ces affranchis irrégu-


liers sont aussi devenus romains: mais pour eux, par définition, la
clause de sauvegarde n'a pas de sens ; car ils n'appartiennent à aucune
cité. Effaçant pour le passé (et non pour l'avenir)1 l'infériorité indélé-
bile des déditices, l'édit leur impose le droit privé de Rome.

§3
LES SOURCES DU DROIT

L'histoire des sources du droit, de la République tà l'Empire, est


l'histoire d'une confiscation. L'autorité impériale s'empare des forces
créatrices du droit. Ainsi en fut-il pour la loi. Elle jouait un très grand
rôle sous la République (dans l'organisation du pouvoir surtout) : les
dernières lois importantes sont votées sous Auguste et à son initiative.
Il en sera de même pour les sénatus-consultes, Yédit du magistrat (pré-
teur), la science du droit (ou jurisprudence) : les constitutions impéria-
les finiront par tout absorber.

[À"] LE SÉNATUS-COIMSULTE

^ Du sénatus-consulte à l'oratio principis 0 Sous la République, le


Sénat ne pouvait prendre rang parmi les sources directes du droit. Si
le sénatus-consulte, adressé au magistrat, tendait, il est vrai, à agir sur
la loi en gestation, c'est la loi comitiale finalement votée, et elle seule,
qui était source de la nouvelle norme. Il en était ainsi aussi bien pour
les lois de droit public que pour celles, moins fréquentes, de droit
privé. Ces dernières, le plus souvent, édictaient une interdiction (celle
de gratifier par des dons un cercle déterminé de personnes ; celle de
léser les héritiers par des legs épuisant la masse successorale ; celle
d'instituer une femme héritière...) : dans ces cas, la loi s'en remettait
au préteur pour qu'il assurât la sanction. Il s'en acquittait au moyen
d'une exception paralysant l'action de celui qui allait contre la loi (le
donataire, le légataire...).
Sous l'Empire, les comices s'enfoncent dans une léthargie fatale et
le pouvoir normatif de l'empereur n'est pas encore mûr. L'occasion est
trop belle pour le Sénat qui offre ses services et jette un pont entre ce
qui a cessé de vivre et ce qui n'est pas encore né. L'activité « para-
normative » sénatoriale apparaît plus abondante et toujours plus auda-
cieuse quand on la suit du 1er au 2e s.
Abondante surtout en droit privé. Des sénatus-consultes, au 1er s.,
édictent des interdictions à la suite d'initiatives impériales — dans
l'intérêt des femmes et des familles : aux premières, il est interdit de

1. Les lois d'Auguste sur.les affranchissements ne sont pas abolies. Les affranchisse-
htents contraires aux lois créeront, après 212, de nouveaux Latins Juniens et déditices.
Ces catégories ne disparaîtront qu'avec .lustinien.
336 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

s'engager pour autrui (S.C. Vélléien) ; la paix des secondes veut que
l'on ne prête pas d'argent aux fils de famille (S.C. Macédonien). Mesu-
res nouvelles, naturellement inspirées par l'empereur, source vérita-
ble de l'innovation, mais qui s'en remettent toujours aux initiatives
prétoriennes pour sanctionner la prohibition. Toutefois, le Sénat ose
parfois enjoindre au préteur d'apporter un concours plus positif, ou
actif, en accordant une action « utile » (infra, n0 528) aux bénéficiaires
d'un fidéicommis.
Au 2e s., le Sénat a fait un grand pas. Il édicté maintenant des nor-
mes qui ont valeur de ius civile. La mère reçoit le droit (muni d'une
action) de succéder aux biens de ses enfants (et réciproquement) : S.C.
Tertullien et Orfitien, 160 et 178. Le Sénat a accaparé exactement l'au-
torité normative comitiale dans ses manifestations les plus complètes.
Mais il ne faut pas s'y tromper. Le Sénat n'est qu'un prête-nom. Quand
le pouvoir impérial juge que la comédie a assez duré, à la fin du 2e s.,
l'empereur renonce à ces apparences. Désormais le discours tenu au
Sénat au nom de l'empereur prend le premier rang. On ne parlera plus
que de Voratio principis in senatu habita, du discours que l'empereur
a tenu au Sénat. Il suffira à fonder le droit nouveau. On se contentera
de l'assistance passive du Sénat. Uauctoritas du Prince a étouffé Vauc-
toritas du Sénat. f

L'EDIT DU MAGISTRAT :
LE DROIT PRÉTORIEN

L'édit du préteur (urbain ou pérégrin) est la source principale du


droit privé, du milieu du 2e s. av. J.-C. au 2e s. ap. J.-C. Il est, de plus,
une sodrce extrêmement originale.

491 a) Définition de l'action^ 0 Les droits modernes distinguent parfaite-


ment le droit et l'action. La seconde n'est que l'accessoire du premier.
Le droit est défini par la loi : ce sera, par exemple, l'inexécution d'un
contrat, dont la définition et les effets sont donnés par le Code civil.
Dès que naît un intérêt légitime (ou droit), l'action (ou moyen d'assu-
rer la sanction de ce droit) est offerte : elle va de soi. En droit moderne,
l'action est subsidiaire : le droit précède l'action. L'action en justice, par
là, est atypique, anonyme et générale. Quel que soit le contrat, l'action
restera la même.
L'approche du droit romain fut, pour des raisons historiques, toute
différente. Elle est exclusivement processuelle. Le droit, à partir du 2e s.
av. J.-C., à Rome, ne s'est pas construit autour de définitions légales de
droits ; il est né de l'activité du magistrat chargé de la juridiction. H
n'appartient pas à celui-ci de créer des droits ni de donner des défini-
tions de droits légitimes. Son rôle est (en apparence) plus modeste : il

I. L'organisation du procès et le rôle fondamental que joue l'action, délivrée par le


préteur, sera étudiée en détail, infra, n'" 515-530.
SOURCES ET SANCTION DU DROIT 337

délivre des actions. Mais il est maître de créer des actions toujours
plus nombreuses, d'organiser des procès toujours plus variés.
L'action sera donc définie à Rome comme la sanction d'une situa-
tion que le préteur a prise en considération et décidé de protéger. Le
droit (ou situation juridiquement sanctionnée) ne naît qu'à partir du
moment où l'action est offerte par le préteur. Sans action, pas de droit.
L'action fait le droit : l'action précède le droit. Le concept romain esl
l'opposé du concept moderne. C'est en créant des actions toujours plus
nombreuses que le préteur a allongé la liste des droits. Par exemple :
le contrat de vente n'est apparu que le jour où le préteur a décidé de
protéger la situation du vendeur impayé et lui a promis une action
(« l'action de vente »). Ainsi s'est construit le droit romain.

h) Définition de l'édit 0 Lors de son entrée en charge, le préteur


dresse la liste de toutes les actions qu'il s'engage à délivrer aux parti-
culiers, de tous les cas où il organisera un procès. Ce programme
d'activité est affiché (il est essentiel que les particuliers sachent quelles
situations seront protégées) sur un tableau, l'album (car peint en
blanc) du préteur. On définira l'édit comme le catalogue de toutes les
actions offertes aux plaideurs : c'est un stock d'actions.

c) Caractéristiques du droit prétorien ou honoraire (j 1° Il est souple.


L'édit du préteur ne vaut qu'autant que dure Yimperium de son au-
teur : un an. Chaque année l'ouvrage sera remis sur le métier. Non
pour une refonte totale, car l'essentiel est repris par le successeur.
Mais cette mise à jour annuelle permet un travail d'amélioration et
d'enrichissement perpétuel. Ainsi ont été découverts dans leur quasi-
totalité les droits que notre Code civil a repris, mais fondés sur la loi.
2° Il est concret : Faction promise décrit sans recours à l'abstraction
(mais avec concision et précision) la situation juridiquement protégée.
L'édit est donc en prise sur la vie économique ou sociale. L'apparition,
avec la conquête, du commerce lointain condamne les formes contrac-
tuelles archaïques : les rites n'ont de signification qu'entre des Ro-
mains. Aussi le préteur sanctionnera-t-il des conventions non forma-
listes, fondées sur le respect de la parole donnée (fides) : elles sont
accessibles au commerce international. Ce faisant, le préteur donnait
naissance aux principaux de nos contrats consensuels.
3° Il est « honoraire ». Le droit prétorien est fondé sur l'activité juri-
dictionnelle du magistrat. Il faut la préciser. Le préteur ne juge pas : il
organise seulement le procès. Après avoir fait comparaître les parties
et vérifié que la prétention du demandeur se coule exactement dans
l'une des actions de son album, le préteur donne au juge (un juge
Privé, choisi par les parties) l'ordre (fondé sur son imperium) de tran-
cher l'affaire (la prétention du demandeur est-elle justifiée ?) et, le cas
échéant, de condamner le défendeur. Le droit prétorien n'est pas juris-
Prudentiel : il n'est pas formé par des sentences ou des précédents ju-
diciaires. Mais c'est un droit qui est créé par le préteur, en tant que
magistral chargé d'administrer la justice: d'où honoraire (de honos, la
charge de magistrat).
338 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

494 d) Evolution de l'édit 0 L'édit est apparu avec cette fonction essen-
tielle vers les années 125 av. J.-C. (à la suite d'une loi reconnaissant
au préteur la liberté illimitée de créer des actions). L'édit est resté
vivant jusqu'au milieu du 1er s. ap. J.-C. A partir de cette date, il com-
mence à se figer ; vers les années 120, il l'est totalement. Il ne se re-
nouvelle plus. Pourquoi ? Le préteur a subi la concurrence de deux
sources nouvelles du droit : les constitutions impériales et la « juris
prudentia » (infra, n0 497) : deux sources plus ou moins entre les mains
de l'empereur. Le pouvoir l'a emporté.
Hadrien prit acte de la pétrification de l'édit ; il chargea le grand
juriste Julien de lui donner sa forme définitive. L'édit, dit alors perpé-
tuel, restera la base du pouvoir d'agir en justice jusqu'au 6e s., en dépit
des atteintes1 (et des bouleversements !) apportées par la procédure
« extraordinaire » du juge-fonctionnaire. Au début de ce siècle, le sa-
vant allemand Lenel a reconstitué à partir des commentaires anciens
à l'Edit Perpétuel son texte même. Son ouvrage, fondamental, « L'Edit
Perpétuel», donne une idée de ce que pouvait être l'album prétorien.

[cl LES CONSTITUTIONS IMPÉRIALES

495 Volonté impériale et loi 0 Les premiers édits impériaux apparaissent


dès Auguste. L'empereur évite d'abord d'emprunter à la loi son style
impératif : mais au milieu du T s., les juristes reconnaissent aux cons-
titutions impériales une autorité comparable à celle de la loi. Au 3e s.,
Ulpien identifie volonté impériale et loi : « ce qui plaît (= ce qui paraît
bon) au prince vaut loi». (Digeste, 1, 4, 1). On doit distinguer quatre
types de constitutions impériales ; leur valeur normative est fondée
sur Vimperiurn et sur Vauctoritas.
1" Les édits impériaux : textes de portée générale (tout un territoire
ou toute une catégorie d'individus) promulgués par l'empereur en
vertu de son imperium. L'édit impérial n'est pas comparable à l'édit du
préteur, si caractéristique par son contenu. Mais il est très proche des
édits en général des magistrats munis f imperium (consuls ; gouver-
neurs de province). Leur caractère commun est d'être la proclamation
d'une disposition générale à valeur contraignante. Proconsulaire et
extra-territorial, Vimperiurn de l'empereur lui permet de publier des
édits dans tout l'empire. Les pouvoirs des gouverneurs s'en trouvent
évidemment affectés.
2° Les décrets : jugements rendus par l'empereur (ou son conseil).
Leur valeur est en principe limitée au cas d'espèce. Mais Vauctoritas
de l'empereur leur confère le caractère d'une source jurisprudentielle
du droit (au sens moderne). Ce sont des précédents dont les juges
s'inspireront. Aussi les compilations privées ou officielles les ont-elles
retenus et conservés.
5° Les rescrits : source très importante à partir d'Hadrien, avec un
maximum atteint sous les Sévères et Dioclétien (fin 3" s.). Le rescrit
est une réponse écrite (re-scriptum) apposée par l'empereur (en fait, son
SOURCES ET SANCTION DU DROIT 339

conseil) à une requête émanant d'un particulier embarrassé par un


point de droit, ou d'un fonctionnaire, ou d'un juge à l'occasion d'un
procès. Cette forme de requêtes montre l'extrême accessibilité de l'em-
pereur. De tout l'empire, des petits comme des gouverneurs, des ques-
tions lui parviennent. Par ses réponses, il uniformise le droit. Entre les
mains des juristes du conseil impérial, le rescrit est un élément de
centralisation fondamental. Comme les décrets, les rescrits ont une
valeur limitée à la question posée. Mais Vauctdritas leur confère une
nature normative : on s'inspirera, dans les hypothèses identiques, de
la réponse impériale. D'où la place des rescrits dans les compilations.
4° Les mandats : instructions de caractère administratif adressées
aux magistrats ou fonctionnaires délégués de l'empereur. Fondés sur
son imperium.

[F] LA «JURISPRUDENCE»
(IURIS PRUDENTIA), OU SCIENCE DU DROIT

Elle connaît deux formes ; l'équivalent de notre doctrine ; et ce que


l'on pourrait appeler Vactivité de consultation.

a) La doctrine 0 1° Sous la forme de traités théoriques. 1) Commen-


taires au « droit civil » (ou droit fondé sur la loi) : à la Loi des XII Tables
(traités des successions légitimes et testamentaires) ; au droit décou-
lant des quelques actions en justice fondées sur la loi, avant la nais-
sance des initiatives prétoriennes ; aux quelques grandes lois concer-
nant le droit privé (capacité de recevoir les legs, forme des
affranchissements, lois pénales sur l'adultère ...). 2) Par opposition au
droit civil, les commentaires à l'édit du préteur ■. chaque action fait l'ob-
jet d'une analyse (domaine d'application stricte ; extensions possibles).
Ces commentaires ont singulièrement enrichi la portée des créations
prétoriennes.
2° Sous la forme de manuels d'enseignement : l'Enchiridion (« Ma-
nuel ») de Pomponius, à l'époque d'Hadrien ; les célèbres Institutes de
Gaius (Antonin le Pieux).

b) L'activité de consultant 0 La délivrance de responsa. Depuis tou-


jours la science du droit fut cultivée par les familles aristocratiques. Ce
fut d'abord la tradition pontificale, puis, avec la laïcisation du droit, la
fradition sénatoriale. Ces juristes appelés encore prudents (= connais-
seurs du droit, dont la science est la Juris-prudencé), anciens magis-
trats, animaient des cercles ou écoles ; ils y enseignaient l'art du droit
ot de sa technique. A l'occasion, ils délivraient des consultations, à titre
Purement privé (et naturellement gratuit : aucune activité noble ne
tolérerait de rémunération).
1" Le lus respondendi ex auctoritate Augusti. Auguste voulut contrô-
ler cette activité totalement indépendante. 11 crée pour cela une sorte
de brevet officiel de juriste-consultant. Parmi les personnalités favora-
340 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

bles au régime, car l'opposition républicaine était particulièrement


vive chez des prudents comme Labéon, il en choisit un certain nombre
et les honore du « droit (officiel) de délivrer des consultations munies
de Vauctoritas de l'empereur ». La consultation ne lie pas le juge à qui
l'une des parties la produit : mais le prestige de l'empereur y ajoute un
poids considérable. Le juge, de fait, suit l'avis du juriste breveté. Les
autres prudents conservent naturellement leur totale liberté de répon-
dre : mais leurs consultations n'ont que l'autorité de leur auteur.
L'équilibre est rompu. L'indépendance de la science du droit a dis-
paru.
2° La loi de l'unanimité (Hadrien). Elle marque un pas de plus vers
la soumission du juge à l'autorité des juristes brevetés. Lorsque tous
les mponsa présentés au juge émanent de juristes officiels et lorsqu'ils
sont concordants, le juge doit s'incliner. Il perd sa liberté de jugement.
Vauctoritas impériale a progressé.
3° L'absorption de la jurisprudence par l'empereur. Le nombre des
brevetés a atteint, en gros, la moitié du nombre des juristes actifs qui
nous sont connus (1er et 2e s.). Mais à partir de la fin du 2e s., l'activité
privée et l'activité officielle disparaissent à leur tour. Pourquoi ? La
première a fini par être évincée par 1^seconde dans cette compétition
inégale. Mais la seconde fut à son tour concurrencée par un nouveau
rival : le Conseil impérial. Entrent au conseil les meilleurs juristes. Or,
c'est de préférence au Conseil, émanation directe de la volonté impé-
riale, que les particuliers s'adresseront. Le rescrit a remplacé le respon-
sum. Le Conseil du Prince a pris la place de la Jurisprudence. Libre ou
officielle, la science du droit a succombé à l'autorité du Prince. Pour le
plus grand profit de l'unité du droit, donc de l'Empire.

§4
LA SANCTION DU DROIT
Notions fondamentales
sur le procès privé romain

498 Des actions de la loi au procès cognitoire 0 Après la procédure cri-


minelle (supra, n"s 465 et s.), mais d'une manière beaucoup plus dé-
taillée cette fois, l'évolution du procès privé romain en une seule fres-
que s'impose. Nulle surprise à ce que cette partie forcément très
technique1 débute par le droit archaïque, sans lequel ne se compren-
draient ni les réformes classiques, ni le droit impérial. Car si des chan-
gements de taille voient le jour, en particulier à partir du IIe siècle
avant J.-C., ils naissent sans à coup, mais par l'effet d'évolutions lentes
qui répugnent autant à une chronologie trop serrée qu'à l'idée (pour-
tant fréquemment soutenue) de ruptures brusques. Il n'est pas inutile

1. Destinée à servir d'introduction aux cours d'histoire du droit des obligations, des
biens, et de la famille.
SOURCES ET SANCTION DU DROIT 341

de rappeler que le droit privé romain dans son évolution et son enri-
chissement séculaires doit peu à la loi. Si les Romains furent un peuple
de juristes et non un peuple de législateurs, ce fut bien par le rôle
éminent que tint, à partir de l'âge dit classique (IIe siècle avant J.-C.),
l'autorité chargée de la juridiction, le préteur. En sanctionnant avec
audace et génie des situations de fait toujours plus nombreuses, le
préteur, aidé de professionnels du droit à la science inégalée, a décou-
vert les catégories qui dominent toujours notre manière de penser le
droit. Pas d'étude sérieuse du droit privé romain sans une maîtrise
parfaite — et préalable — de sa sanction.
La Rome archaïque, avec les actions de ta loi, utilisa une procédure
lourde, formaliste, primitivement indirecte et ignorant l'idée, si natu-
relle en apparence, de demandeur et de défendeur. Cette procédure,
dont les origines, pour les actions les plus anciennes, ne sont pas his-
toriquement décelables, fut placée par la loi des XII Tables au service
des droits légalement garantis ; elle domina, mais en s'améliorant, le
premier âge républicain, jusqu'au IIe siècle avant notre ère. Avec la
conquête, les échanges s'intensifient ; les contacts se multiplient avec
les non-Romains ; les transactions souvent entre parties lointaines font
appel au crédit — donc à la confiance et à la bonne foi —. Le préteur
commence alors une profonde activité d'innovation, qui se prolonge
jusqu'au premier siècle de l'Empire, grâce aux ressources techniques
de la procédure dite formulaire. Mais dès les premiers empereurs, la
justice se fonctionnarise. Le juge nouveau, qui a absorbé l'autorité
juridictionnelle du magistrat républicain, n'a pas acquis en revanche
ses capacités de création. Le droit pourtant ne se déssèche pas ; grâce
à l'activité intense des professionnels du droit (les prudents : supra,
ii0497), les découvertes antérieures, méditées, approfondies durant la
procédure dite cognitoire ou extra-ordinaire, sont définitivement con-
sacrées, prêtes, en un mot, à subir avec succès l'épreuve du temps.

[Â] LA PHASE ARCHAÏQUE


DES ACTIONS DE LA LOI
<j)g
Les XII Tables : l'annexion du droit privé par la loi 0 La révolution
des XII Tables, opérée, on Ta vu, sous la pression des exigences démo-
cratiques plébéiennes, fît basculer dans le domaine de la loi l'ensemble
du droit privé, jusque-là de source coutumière ou fondé sur des pré-
cédents judiciaires. Cette annexion du droit privé par la loi, qui s'en
affirme maintenant la source {fons) exclusive, a une signification po-
litique — et non technique. La refondation du droit privé par les dé-
cemvirs a bien permis quelques innovations ; mais celles-ci n'épuisenl
pas, et de loin, la portée révolutionnaire du mouvement de rédaction
et publication du droit. Grâce à un texte-catalogue, affiché au comitium
sous les yeux des parties au procès et à portée de vue du consul ins-
tallé sur son tribunal, la loi des XII Tables a placé les citoyens à l'abri
de l'arbitraire de Vimperium.
Avant 450, en vertu de son pouvoir de dire le droit (iuris dictio)
découlant de Vimperium, le consul pouvait refuser d'ouvrir un procès
342 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

et d'engager une procédure ; ou encore il pouvait moduler à sa guise


la réparation d'un dommage ou les moyens d'exécution sur un insol-
vable. Désormais, la protection du créancier, la réparation exigée par
la victime d'un dommage (vol, coups et blessures, atteinte aux biens),
la prétention d'un héritier, la défense d'un mineur en tutelle sont ga-
ranties par la loi. Le magistrat, lié par la loi et placé au service de
celle-ci, doit organiser une procédure de jugement ou d'exécution dès
qu'un citoyen dénonce le mépris par son adversaire d'un droit légale-
ment sanctionné.

500 Actions de la loi : définition 0 Le nom même d'« actions de la loi »,


qui remonte à la tradition antique, s'explique tout naturellement. Ac-
tion, au sens de procédure, de manière de progresser, de conduite à
tenir durant le. procès. Mais « de la loi » ? 11 ne faut pas comprendre
actions « créées par la loi », car plusieurs de ces actions sont certaine-
ment antérieures à la loi des XII Tables (sacramentum, ma nus iniectio,
pignons capiç), qui ne les a donc pas créées. Il ne s'agit pas non plus
— l'explication, artificielle, a pourtant été retenue par une partie de la
tradition ancienne et de la science moderne — d'actions dont les for-
mules, rituelles, s'imposeraient « à l'égal de la loi ». En réalité, ces ac-
tions sont dites légales ou actions de la loi, car elles sont alfectées
désormais au service de la loi ; avec les XII Tables, ces actions, repri-
ses au passé ou créées de toutes pièces (ainsi pour la iudicis arbitrive
postulatid), deviennent les moyens immédiats de sanctionner les
droits dont la loi vient de dresser l'inventaire exhaustif. Le magistrat
n'est plus le nerf de la procédure, lui dont la puissance se trouvait en
amont de l'action. Maintenant, au contraire, la loi promet des droits et
garantit donc des procédures : ce sont les « actions de la loi », auxquel-
les le magistrat, docile auxilaire de la loi, ne peut plus refuser de don-
ner vie. Pour quelques siècles, la source du droit et sa sanction échap-
pent à l'arbitraire du magistrat.

501 Les cinq legis actiones 0 En dépit d'une même qualification, des dif-
férences importantes séparent les unes des autres. Leur âge, tout
d'abord. Trois sont antérieures aux XII Tables : la legis actio sacra-
mento (ou action par le serment — au sens de pari —), la manus iniec-
tio (saisie privée ou mainmise), la pignons capio (ou prise de gage) ;
la quatrième, la iudicis arbitrive postulatio (demande de juge ou d'ar-
bitre) est née avec les XII Tables ; la dernière, la condictio, fut créée
par une loi vers le 3e siècle avant J.-C.
Leur domaine d'application ensuite : trois sont des procédures de
jugement, deux d'exécution. Pour les premières, seul le sacramentum
est une procédure générale, apte à sanctionner tout droit sur une per-
sonne ou sur une chose ; au contraire la i.a.p. ne protège que les créan-
ces nées d'une stipulation (contrat solennel oral, créant une obligation
de faire, de payer, de transférer), et la condictio ne sanctionne que les
dettes d'argent ou de choses déterminées. Pour les secondes, la m.i.
implique normalement qu'un jugement ait été prononcé et une con-
damnation formulée ou qu'il s'agisse d'un titre ou d'un droit dispen-
sant d'un jugement ; quant à la p.c., elle assure à quelques créanciers
SOURCES ET SANCTION DU DROIT 343

privilégiés une saisie d'office — et sans jugement — des biens de leur


débiteur.
Leur structure enfin : archaïque et complexe, le sacramentum est le
plus déroutant pour les esprits modernes. C'est par lui qu'il faut com-
mencer, tout en gardant à l'esprit qu'il resta en usage, pour certains
types de droits, jusqu'à la fin de la République.

a) L'action de la loi par le sacramentum

Pour mieux se faire comprendre par ses étudiants, Gains, dans ses
Institutes décrit concrètement le fonctionnement de cette procédure
archaïque et choisit le cas de la revendication d'un esclave (action
réelle : sacramentum in rem). Suivons l'illustre devancier en déroulant,
de la citation en justice à l'exécution du jugement, les diverses phases
de la procédure. Quelques mots sur le sacramentum in personam sui-
vront.
502
1" La citation à comparaître 0 Elle est affaire privée : Rome,
jusqu'au IIe siècle avant J.-C., ignora toute forme de contrainte publi-
que même indirecte pour forcer un individu à comparaître devant le
tribunal. Celui qui déclenche les hostilités judiciaires devra donc ne
compter que sur ses forces (et celles de son entourage) pour traîner
son adversaire devant le magistrat. Le voisinage, appelé à la rescousse,
témoignera de la légitimité de la force, justifiée par le refus d'obtem-
pérer sans discussion à la citation en justice. Un garant (vindex —
celui qui «dit non» : cette étymologie possible marque l'intervention
d'un opposant) peut voler au secours du cité, faire lâcher prise au
saisissant, mais dans le seul effet de remettre à plus tard la comparu-
tion de l'adversaire — auquel le vindex ne peut se substituer pour agir
à sa place —.
Soj
2" Le choix de l'action 0 Une fois présents devant le tribunal, les
plaideurs requièrent du magistrat l'ouverture de la procédure. Pour
l'obtenir, ils doivent convaincre l'autorité que l'objet de leur litige cor-
respond exactement à l'une des catégories prévues par la loi. On le
comprend : une action de la loi ne saurait vagabonder ni prendre avec
la loi une liberté quelconque ; quant au magistrat, dénué de toute
marge de manœuvre, il ne peut décider de protéger une situation que
la loi aurait ignorée. Aussi, calquées sur les dispositions de la loi des
XII Tables, toute une série d'actions (au sens de demandes d'ouverture
de procès fondées sur un droit lésé ; en fait il y a une action spécifique
Pour chaque droit) ont été formulées par les interprètes de la loi, qui
ont veillé à ce que chaque action collât rigoureusement à une disposi-
hon légale. C'est aux parties qu'il revenait, à leurs risques et périls
(mais des spécialistes offraient leurs services), de déceler l'action adé-
fiuate et de l'invoquer sans rien omettre ni rien ajouter devant le ma-
gistrat. Si l'on se trompait de formule, si l'on réclamait l'action dénon-
çant l'os brisé (osfractum), alors qu'en fait (autre hypothèse prévue et
sanctionnée différemment par la loi) le dommage subi était un mem-
344 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

bre arraché (membrum ruptum), le magistrat était forcé de refuser


l'ouverture du procès (denegatio actionis). Gaius (4, 11) illustre de son
côté l'étouffante contrainte du carcan légal. Les XII Tables sanction-
naient le fait de tailler les « arbres » d'autrui. L'action du délit était
l'« action pour arbres coupés » (le mot arbores englobant tout arbre ou
arbuste). Or un plaideur dénonçant le dommage porté à sa vigne se vit
refuser la procédure par le sacramentum, pour avoir allégué à tort, par
une formule erronée, une « action pour vignes coupées ».

504 3" La provocation au sacramentum et la litis contestatio 0 Une fois


remplie cette condition fondamentale, la procédure s'engage, animée
par les deux champions, en la présence, surtout passive, du magistrat
(consul, puis préteur après 567) et de spectateurs au rôle de témoins.
Chacune des parties, tenant une baguette (festuca), substitut de lance
et symbole de la propriété, se saisit à tour de rôle de l'esclave reven-
diqué et prononce, l'une après l'autre, exactement la même affirma-
tion : « Je dis que cet homme, en raison de son statut, est mien selon
le droit des Quirites (= selon le droit des citoyens romains). Confor-
mément à ce que je viens d'affirmer, j'ai manifesté mon opposition
contre toi » — tibi vindictam imposai, compris ensuite comme « j'ai
imposé la baguette contre toi » —. Dialogue de sourds entre deux ad-
versaires que rien ne sépare, mais tout oppose, au cours de ce simu-
lacre de combat. Le magistrat intervient alors par un ordre : « Lâchez
tous deux l'esclave ». La violence symbolique cesse et le dialogue re-
prend.
Le premier intervenant : « J'exige que tu exprimes en vertu de
quelle cause tu as fait opposition (tu as fait la vindicatio) », à quoi
répliquait l'adversaire : « J'ai agi conformément au droit en faisant op-
position ». Pour sortir de cette impasse, on en venait à un pari juré
{sacramentum) qui donna son nom à toute la procédure : « Puisque tu
as fait une opposition injustifiée à mon droit, je te défie par un serment
de 500 as » ; « et moi de même » répondait l'autre. Ce pari était le
moyen de résoudre la controverse. Il fallait maintenant déterminer
lequel des deux, ayant affirmé à tort son droit, devrait payer au Trésor
l'enjeu de 500 as. Ce détour révèle l'archaïsme de la procédure ; la
question de la propriété de l'objet devient secondaire ; elle ne sera
tranchée que pour répondre obliquement à la question principale : qui
des deux a affirmé à tort son droit et doit en conséquence payer l'enjeu
promis par serment. Parvenus à ce terme de la procédure, les deux
plaideurs prenaient à témoin les assistants (« Soyez témoins ») de leur
irréductible conflit. Cette déclaration est la litis contestatio (Le.) (exac-
tement : « confirmation par témoins du litige »), qui a une fonction cris-
tallisatrice : l'objet du litige est désormais figé ; sa valeur de même et
il ne pourra faire l'objet d'une nouvelle action. C'est le sommet de la
phase contentieuse.

505 4" De la litis contestatio à la condamnation 0 Une opinion fort ré-


pandue soutient que la Le., non seulement cristallise le litige, mais
marque un tournant dans la procédure. Celle-ci, jusque-là, s'était dé-
roulée exclusivement devant le magistrat, devant son tribunal (ou in
SOURCES ET SANCTION DU DROIT 345

iure). Après la le., le magistrat se dessaisirait de l'affaire, investirait un


juge privé, choisi par les parties, du pouvoir de trancher l'affaire au
fond et de prononcer le jugement exécutoire. Deux phases, articulées
autour de la le., se succéderaient donc : in iure, puis apud iudicem (ou
devant le juge). En réalité, confirmée plus tard (infrd), cette division
du procès n'existe pas encore dans le sacramentum des XII Tables. De
fait, si le magistrat se fait aider d'un juge privé ou d'un arbitre, c'est
uniquement pour recueillir des preuves, pour estimer la valeur de la
chose, pour évaluer le dommage, mais rien de plus. Le juge-arbitre ne
donne qu'un avis (sententià) préparant la décision du magistrat. Le
jugement et la condamnation n'émanent que du magistrat. La procé-
dure se déroule donc entièrement sous l'autorité directe de celui-ci. On
ne peut parler encore que d'une seule phase, in iure.
Le jugement prononce donc une condamnation : mais celle-ci ne
porte que sur la question principale, à savoir lequel des deux plaideurs
a prononcé un sacramentum iustum, lequel des deux a perdu son pari
et doit payer la somme promise. Mais incidemment, la question de la
propriété (meum esse) a été tranchée et la partie vaincue devra resti-
tuer l'esclave ou sa valeur, comme effet second et accessoire de la
condamnation. Une procédure particulière d'exécution, la manus iniec-
tio (m/m, n0 511) est à la disposition du gagnant.

5" Le domaine d'application du sacramentum 0 Cette procédure


qui, jusqu'à l'apparition de la procédure formulaire, est la seule géné-
rale, assure l'exercice de toutes les actions découlant de la loi des XII
Tables. Le schéma, exposé pour la revendication d'une chose, reste
toujours le même, que l'objet du litige soit un fait délictueux donnant
droit à une peine privée (composition pécuniaire ou amende pour
coups et blessures, multiple de la valeur de la chose détruite ou volée),
ou le devoir de payer une somme né d'un engagement reconnu par le
droit civil (obligation qualifiée de dare oporteré). La contestation por-
tera dans tous les cas sur un fait (la matérialité du délit, la qualification
du fait comme délit, l'existence de l'acte d'engagement), dont l'un af-
firme, et l'autre nie la réalité. « J'affirme que tu as consciemment com-
mis un vol » — « Je le nie » — « Puisque tu le nies, je te défie par
serment à payer 500 as » — « Moi de même ». Et c'est seulement pour
trancher la question du sacramentum que le fait sera établi. Le juge-
ment de condamnation, là encore, portera de façon principale sur le
sacramentum, et de façon accessoire — la seule pourtant qui intéresse
les parties — sur l'obligation de payer la somme promise ou la peine
fixée par la loi. Le magistrat juge et condamne après avoir confié à un
membre de son entourage ou à un arbitre les preuves matérielles et
l'évaluation du dommage.
11 est certain que dès 450 l'archaïsme et la lourdeur d'une procé-
dure indirecte empruntée à une tradition fort ancienne furent ressen-
tis. Car lorsque les décemvirs osèrent innover, ils firent beaucoup
mieux. La iudicis arbitrive postulatio se révèle techniquement supé-
rieure. Mais d'application restreinte, elle ne menaça guère le sacra-
mentum ni dans sa très longue survie, ni dans son domaine.
""-T-TfBB

346 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

b) La IUDICIS ARBITRIVE POSTULATIO (DEMANDE DE JUGE OU D'ARBITRE)


507 Une création décemvirale 0 Créée par les XII Tables pour la stipula-
tion et les actions en partage, cette action de la loi marque des progrès
décisifs. Le détour du sacramentum a disparu. Le jugement tranche
immédiatement et uniquement la question litigieuse. Le différend
commence devant le magistrat par des affirmations contradictoires en
un débat contentieux. — « J'affirme que tu dois me verser (aio te mihi
dare oportere) en vertu de ton engagement oral la somme de tant.
J'exige que tu le reconnaisses ou que tu le nies ». — « Je le nie ». —
« Puisque tu le nies, je te demande, préteur (ou consul), que tu donnes
un juge ou un arbitre ». Très vite on en arrive donc à la litis contesLa-
tio : le demaiideur, en quelques mots essentiels, a formulé le montant
de sa créance, sa cause (la stipulation) et son caractère légal {dare
oportere : termës réservés à une créance née d'un acte ou d'un fait
reconnus comme tels par le ius civile, c'est-à-dire par la loi).
508 La division nouvelle du procès en deux phases 0 Au terme de cette
première phase {in iuré), le magistrat investit un juge (privé, choisi par
les parties) et lui donne — seconde innovation de très grande portée
— le pouvoir de prononcer un jugement exécutoire sur le litige tel que
les parties l'ont déterminé par la le. Bien que simple particulier, le
juge participe maintenant à une mission publique. Au cours de cette
seconde phase {apud iudicem), le juge vérifie l'existence de la créance
et l'évalue en argent si la stipulation portait sur un acte à accomplir
ou sur la livraison d'une chose. Le juge est donc à la fois juge et arbi-
tre : arbitre en estimant le montant de la condamnation, juge en pro-
nonçant la condamnation. Le perdant ne subit plus aucune peine ju-
diciaire.

c) Lacondictio
509 Créances civiles abstraites 0 Plus récente, cette dernière, par la date,
des actions de la loi est un élargissement de la précédente, sanction-
nant comme celle-ci les obligations civiles {dare oportere) de payer ou
de fournir une chose, mais avec une différence essentielle. Alors que
la i.a.p. implique la mention de la cause de la dette (stipulalio), au
contraire, la condictio n'invoque qu'une créance certaine abstraite : les
obligations nées d'un contrat réel {mutuum), par ex., donnent accès à
cette action. Le nom de condictio provient d'un détail de la procédure ;
le demandeur, au cours d'une première audience devant le magistrat,
notifie à son adversaire {condicere) qu'il devra comparaître au terme
de trente jours — délai imposé par la loi pour susciter des paiements
même tardifs.

d) Les actions de la loi exécutoires : manus iniectio et pignoris capio

1° La manus iniectio
510 /. Le complément nécessaire d'une justice publique aux ambitions
limitées 0 La m.L, ou saisie de la personne du débiteur par le créan-
SOURCES ET SANCTION DU DROIT 347

cier, est une procédure judiciaire d'exécution au vaste champ d'appli-


cation. Cette contrainte par corps, dont on étudiera le domaine avant
d'en décrire le fonctionnement, eut pour vocation de pallier les défi-
ciences d'une organisation judiciaire longtemps réticente à imposer
son autorité. A Rome, la conviction que rendre la justice et faire exé-
cuter les jugements seraient la mission privilégiée des organes de la
Cité n'émergea que laborieusement. L'histoire et le rôle de la m.i. con-
firment la place considérable que tint l'initiative privée du créancier :
pour exécuter un jugement (m.i. iudicati) ou pour sanctionner l'enga-
gement du débiteur comme s'il y avait eu jugement (m.i. pro iudicalo).

'' Manu s iniectio iudicati 0 La condamnation du débiteur par un juge-


ment ne confère au créancier-demandeur qu'un titre exécutoire, mais
rien de plus. Le créancier ne dispose pas contre le débiteur, bien que
iudicatus et damnatus, bien que jugé et condamné à payer une somme
déterminée, des moyens efficaces d'une contrainte publique. Muni de
son titre exécutoire, le gagnant doit, si le défendeur n'exécute pas
spontanément, engager une nouvelle procédure sous le contrôle du
magistrat: il s'agit de la m.i. iudicati (en exécution d'un jugement).
Cette nouvelle action de la loi se greffe sur l'action de la loi conten-
tieuse (sacramentum, La.p., condictio) qui l'a nécessairement précé-
dée ; elle laisse à l'initiative privée une place considérable — cf. infra,
n0 513. — Le préteur n'interviendra directement pour contraindre le
débiteur à exécuter par la menace de saisie de son patrimoine qu'à
partir du IIe siècle avant J.-C. Mais la m.i. iudicati reste formellement
attestée et en usage jusqu'à la fin de la République — aussi longtemps
que les actions de la loi.
Sit)
Manus iniectio pro iudicato 0 Le cas du débiteur qui a reconnu son
obligation (confessio, ou aveu) avant la litis contestatio, assimilé de ce
fait à un iudicatus et soumis à la m.i. comme s'il y avait eu condam-
nation, ne fait pas de difficulté. En revanche, l'existence de procédés
d'engagements formalistes conférant, à l'échéance, des pouvoirs d'exé-
cution au créancier « comme s'il y avait eu jugement » sont révélateurs
de la faiblesse originaire, ou des réticences primordiales, de la justice
publique. Les actes d'engagement assurant au créancier l'efficacité re-
doutable d'une m.i. pro iudicato sont certes entourés de précautions :
ils sont formalistes, solennels, conclus en présence de témoins. Et l'on
peut citer le prêt d'argent (nexum), la garantie du vendeur contre
l'éviction (mancipatid), l'obligation pour l'héritier institué par testa-
ment de délivrer un legs (legs per damnationem). Le recours au sacra-
mentum est inutile. Une procédure d'exécution suffit : en organisant la
m.i., le magistrat vérifie à l'aide des témoins l'existence de l'engage-
ment et accorde au créancier, sur la personne du débiteur, les mêmes
droits que sur un iudicatus-darnnatus. Sans doute les abus auxquels
donna lieu le nexum firent disparaître, devant les plaintes des débi-
teurs enchaînés et asservis, à la fin du 4e siècle avant J.-C. (loi Poetelia
Papiria), cette source de m.i. pro iudicato-. les emprunteurs dispose-
ront désormais de toutes les garanties d'une procédure de jugement
avant de subir les rigueurs d'une procédure d'exécution. Mais les cas
348 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

de m.i. pro iudicato se sont pourtant accrus au cours de la République :


au profit du garant qui a payé pour le débiteur principal, contre le
créancier qui a trop exigé de la cautionbref dans des cas où la
rigueur devait l'emporter sur la mansuétude.

515 2. Le déroulement et les effets de la m.i. 0 Trente jours après le pro-


noncé du jugement, le gagnant fait comparaître (par la force, s'il le
faut) son adversaire devant le tribunal du magistrat. Il se saisit du
débiteur et déclare « Puisque tu as été jugé pour telle somme en ma
faveur et que tu n'as pas payé, pour cette raison, je me saisis de toi ».
Trois possibilités s'ouvraient alors. Ou le débiteur s'exécutait et les
choses en restaient là. On opposition était soulevée contre le juge-
ment : mais elle ne pouvait émaner que d'un tiers (un vindex), car
damnatus, le débiteur n'avait plus qualité pour contester le jugement
ou se défendre. Prenant fait et cause pour le débiteur, le vindex re-
pousse par son intervention la saisie du créancier et libère définitive-
ment le débiteur. Entre le vindex et le créancier s'engage alors un
nouveau procès, mais dont l'objet est fort limité : le vindex ne peut que
soutenir l'inexistence du jugement ou son exécution antérieure par le
débiteur. Si le vindex perd ce nouveau procès, il est condamné au
double de la première condamnation. Dans les cas de m.i. pro iudicato,
la contestation par un vindex, pour le compte du débiteur, de l'acte
d'engagement, le soumet de même, en cas d'échec, à une condamna-
tion au double du montant de la dette.
Enfin, troisième hypothèse, le débiteur insolvable n'est secouru par
personne : le magistrat prononce alors Yaddictio, la remise du débiteur
au créancier, qui l'emmène chez lui où il pourra le garder enchaîné
pendant soixante jours. Durant ce délai, le créancier devra conduire le
débiteur durant trois marchés successifs auprès du tribunal et déclarer
sur la place publique le montant de la condamnation. Mesure de pu-
blicité destinée à susciter la libération de la victime. Mais si au terme
du délai personne n'a racheté la dette, la loi des XII Tables autorise la
vente du débiteur comme esclave (mais hors du territoire de la Cité)
ou même sa mise à mort avec — précision horrible dont Shakespeare
s'inspira librement dans le Marchand de Venise —, en cas de pluralité
de créanciers, le découpage et le partage entre eux du cadavre au
prorata de leurs droits (cf. Aulu-Gelle, N.A., 20, 1, 48 s.). L'histoire de
la m.i. rassure toutefois ; jamais mise à mort n'en aurait été la sinistre
conclusion. L'intérêt des créanciers les poussa à opter pour une forme
plus douce, plus lucrative aussi, d'exécution sur la personne : l'asser-
vissement à un travail compensatoire, jusqu'à l'extinction de la dette.
C'est cette forme que connut la contrainte par corps, jusqu'à la fin de
la République.

2" La pignoris capio

514 Créances privilégiées 0 Bien que classée traditionnellement parmi les


voies d'exécution, la p.c. se rapproche davantage d'un droit de réten-
tion. Dans quelques hypothèsees privilégiées, la loi autorise le créan-
cier (pour des obligations qui touchent à la religion) à saisir un bien
SOURCES ET SANCTION DU DROIT 349

quelconque de son débiteur, probablement pour le contraindre à ver-


ser une somme libératoire — supérieure à la dette. La procédure est
extra-judiciaire : elle se déroule sans intervention de l'autorité publi-
que, sans même la présence nécessaire du débiteur saisi, mais devant
témoins. Ce moyen de contrainte privée, assez proche de l'exercice
d'une « justice privée », fut étendu coutumièrement an profit de cer-
tains créanciers de l'Etat (militaires, créanciers de leur solde) à qui
l'Etat attribuait certains débiteurs du fisc : le contribuable récalcitrant
subissait ainsi cette saisie expéditive, mais efficace...

fil LA PROCÉDURE FORMULAIRE

La grande innovation, même si le passage a été progressif, que


marque la procédure formulaire se trouve dans la liberté que le ma-
gistrat prend avec la loi. Les actions de la loi ne toléraient ni initiative,
ni créativité ; les actions que le magistrat accordait aux particuliers et
qui délimitaient strictement les tâches d'investigation et de jugement
du juge (sacramentum évolué ; La.p. ; condictio) découlaient de la loi.
Le magistrat ne pouvait rien retrancher, ni surtout rien ajouter de sa
propre autorité aux droits sanctionnés par la loi. Il ne pouvait organi-
ser un procès qui ne reposât sur une action de la loi.
1)5
Transformations économiques et bouleversements juridiques 0 La
création en 242 du préteur pérégrin chargé de dire le droit entre étran-
gers et de vider les procès entre romains et pérégrins donna sans
doute l'occasion au préteur de prendre quelque distance avec des for-
mules d'action strictement réservées par hypothèse aux citoyens ro-
mains. 11 fallut tenir compte de modes d'engagement non formalistes
que la loi — pour l'essentiel la loi des XII T. non rajeunie — n'avait pu
imaginer. On dut confier à la bonne foi, dans la naissance et l'exécu-
tion des contrats, une part que les rites archaïques, les gestes et les
lormules solennelles ignoraient. La technique juridique ne put ignorer
les progrès économiques ; une société paysanne et fermée se suffisait
de ventes au comptant, de prêts à court terme entre amis ; avec les
conquêtes, le crédit, donc la confiance ou fides, les transactions entre
absents et surtout l'obligation née du seul accord de volontés s'impo-
saient. Et comme la loi ne répondit pas à ces nécessaires mutations,
ce fut le préteur qui, dans son travail quotidien d'administrateur de la
justice, assura ces bouleversements.
De cette époque en effet (3e siècle avant J.-C.) date l'apparition
d'instructions destinées au juge et qui débordent les catégories légales
antérieures. La structure du procès ne s'est pas transformée. Il débute
toujours par une phase d'instruction, in iure, au cours de laquelle,
devant le préteur et en collaboration avec lui, le litige est exposé et
l'action adéquate recherchée ; puis, s'il accorde l'action, le préteur ré-
dige à l'intention du juge son programme d'investigation et de juge-
ment. Enfin la phase judiciaire (apud iudicem) s'ouvre, et s'achève par
le jugement. Mais l'innovation capitale est maintenant dans le contenu
de l'instruction (laformule, qui a donné à la procédure son nom) : avec
350 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

une remarquable concision, le droit reconnu par le préteur comme


digne d'être protégé, est défini, ses conditions d'existence posées, ses
effets précisés. Ce sont ces formules d'action que le préteur publiera
lors de son entrée en charge, comme autant d'engagements à satisfaire
les demandes des plaideurs. Ce sont ces moyens d'agir, ou formules,
que l'on trouve dans Fédit du préteur {supra, n0 492).

a) Le déroulement de ltnstance

L'initiative des parties reste, comme à l'époque antérieure, décisive,


bien que le préteur joue maintenant un rôle plus actif : dans la com-
parution des plaideurs, au cours de la phase in iure et lors de l'exécu-
tion de la sentence qui clôt la phase apud iudicem.

516 1" La citation (in lus vocatio) 0 A côté du recours, encore possible,
à la force privée, il existe désormais des moyens plus efficaces pour
contraindre le défendeur à comparaître. Le demandeur obtient du pré-
teur qu'il prononce par un décret l'envoi en possession {missio in
bond) des biens du défendeur, mesure conservatoire qui donne au
demandeur un droit de garde sur l'ensemble du patrimoine saisi. Si
cela ne suffit pas, la vente aux enchères (venditio honorum) de l'en-
semble du patrimoine sera décidée et le procès reprendra — mais
contre l'acquéreur des biens du « liquidé », cette fois. Il était fréquent
qu'une assignation à comparaître à jour fixe fît l'objet d'un accord
extra-judiciaire (vadimonium), acte par lequel le défendeur promettait
sous la menace d'une peine (la valeur du litige) de comparaître à telle
date.

517 2° La phase in iure 0 Le demandeur indique immédiatement au ma-


gistrat et à son adversaire (editio actionis) quelle action il entend de-
mander. Le magistrat procède alors avec les parties à un examen som-
maire du litige. L'action demandée existe-t-elle et correspond-elle à
l'affaire présente ? Si l'action n'existe pas, est-il opportun d'en créer
une ? En cas d'opinion négative, le préteur refuse l'action {denegatio
actionis).
La tâche principale du magistrat est surtout, en collaboration avec
les parties, de rédiger la formule, programme détaillé destiné au juge.
Les objections soulevées par le défendeur y trouvent leur place : ce
sont les exceptiones (par ex., l'exception de dol), destinées à paralyser,
si elles sont fondées, l'action du demandeur. En rédigeant la formule,
le préteur dit le droit — il exerce sa iuris diclio : acte de ius dicere —.
En délivrant la formule aux parties, il leur attribue une action (acte de
iudicium dure), enfin en adressant, comme un programme impératif,
la formule au juge, il lui donne l'ordre de juger (acte de iudicare iu-
bere). Sous tous ces aspects l'intervention du magistrat est autoritaire ;
ses décisions sont des manifestations de sa iuris diclio au sens large,
émanation de son imperiurn. Ces progrès de l'autorité publique n'ont
pas toutefois fait disparaître le rôle des parties ; la litis contestatio re-
SOURCES ET SANCTION DU DROIT 351

lève davantage des parties au procès que du magistrat maître- de la


procédure.

3" La litis contestatio 0 Conservée de l'époque antérieure on elle


symbolisait l'accord des parties dans leur désaccord, c'est-à-dire mar-
quait le paroxysme de la tension contentieuse, la La garde la nature
d'une convention entre les parties, acceptant la formule rédigée par le
magistral. Or cet accord a des effets essentiels, proches de la litispen-
dance actuelle. Des effets extinctifs tout d'abord : le droit du demandeur
est définitivement éteint (bis de eadem re ne sit actio) ; il ne pourra plus
faire l'objet d'un nouveau procès. Des effets nova io ire s ensuite : le de-
mandeur acquiert, si sa prétention est fondée, un droit nouveau ; ce
droit sera forcément un droit de créance (même si l'objet de l'action
était réel), en vertu du caractère pécuniaire de toute condamnation. Un
effet fixateur enfin ; tous les éléments du procès sont théoriquement
fixés au moment de la le. et le juge ne pourra tenir compte des évé-
nements qui ont pu survenir entre la La et le jugement. De la sorte, la
La perpétue les actions temporaires, car on ne tiendra pas compte du
temps parcouru après cet accord cristallisateur ; alors que les actions
délictuelles ne peuvent être intentées que contre le délinquant et non
contre ses héritiers, si le délinquant meurt après la La et avant le
jugement, le juge prononcera la condamnation (qui rejaillira sur les
héritiers), comme s'il vivait encore.

4" La phase apud iudicem et l'exécution de la sentence 0 Le rôle du


juge consiste surtout à examiner les preuves, dont la charge répond
aux deux principes toujours actuels : actori incombit probatio et reus
in excipiendo fit actor (le défendeur doit prouver ce qu'il allègue).
Tenu par la formule, le juge ne peut que condamner ou absoudre : il
ne dispose d'aucun pouvoir de majoration, ni de réduction. Aussi, au
cas où le demandeur aurait réclamé plus que sa créance, le juge
devra-t-il prononcer l'absolution du défendeur — alors que l'effet ex-
tinctif de la Le. prive le demandeur du droit de recommencer son pro-
cès définitivement perdu. Le juge enfin ne peut non plus tenir compte
(sauf pour les actions de bonne foi — m/m) d'éléments que le magis-
trat ignorait et qu'il n'a pu insérer dans la formule : une exception de
dol, omise in iure, sera soulevée en vain apud iudicem.
L'exécution de la sentence, en dépit de quelques progrès, continue
d'attester la timidité de la Cité, peu prompte à intervenir dans nn litige
privé. Muni du titre exécutoire que constitue le jugement, le deman-
deur devra réclamer l'exécution et mettre en œuvre les moyens de
l'obtenir. Contre le défendeur condamné et refusant d'exécuter, il y
parvenait, dans les actions de la loi, par la manus iniectio ; dans la
procédure formulaire, par une action (actio iudicati) aux effets identi-
ques. Si le défendeur (le détour par un vindex a disparu) échoue au
cours de cette seconde action (qui ne porte que sur l'existence du ju-
gement et la réalité de son exécution), il sera condamné au double.
Alors se mettent en branle les procédés d'exécution. Comme aux
temps anciens, le principal procédé reste l'exécution sur la personne :
attribué au créancier par le magistrat, le iudicatus, enchaîné dans la
352 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

prison privée du créancier, est astreint à un travail compensatoire —


mais il ne risque plus ni la mort, ni la réduction en esclavage. A la fin
de la République apparaissent enfin les solutions d'avenir : la venditio
bonorum, vente de la totalité du patrimoine du condamné insolvable,
dépossédé au profit d'un emptor qui paiera la condamnation (et l'en-
semble des dettes) au prorata de la valeur de l'actif (en réalité, un peu
moins, car il doit réaliser un bénéfice). A la fin du 1er siècle après J.-C.,
la distractio bonorum est introduite pour quelques catégories privilé-
giées avant d'être étendue à tous : au lieu de saisir en bloc tout le
patrimoine, quelques biens seront vendus un par un jusqu'à l'assèche-
ment du passif et l'exécution du jugement.
I
b) La structure de la formule et les divers types d'action

1° Structure de la formule

520 Intentio. Condemnatio 0 Dans l'abstrait, le schéma de la formule est


simple. Trois éléments fondamentaux, formant noyau, s'y trouvent
toujours : 1) La nomination du juge, à l'impératif. 2) Uintentio : élé-
ment cardinal, c'est l'exposé de la prétention du demandeur — préci-
sément le droit dont le juge doit vérifier l'existence. Lorsque Vintentio
figure sous la forme la plus dépouillée (c'est-à-dire non enrichie d'une
demonstratio), elle se présente, ce qui est très logique, au conditionnel :
« S'il paraît que ... ». 3) La condemnatio est l'ordre donné au juge par
le préteur de condamner le défendeur à payer tant, si la prétention du
demandeur {intentio) est vérifiée.
Voici aussitôt une illustration. Elle est fournie par la formule de
l'action dite actio certae creditae pecuniae (action de créance certaine) ;
la formule de cette action sanctionne les actes créateurs d'obligation
fondés sur la loi — ou sur le ius civile — : par exemple, la promesse,
née d'une stipulation, de payer une somme certaine ou l'obligation de
restituer une somme reçue à titre de prêt (mutuum). Le nom des par-
ties, conventionnel, résulte d'un jeu de mots : Aulus Agerius, c'est le
demandeur (qui « agit », agere) ; Numerus Negidius, c'est le défendeur
(qui « nie » — negare — devoir « payer » — numerare —).
1) Lucius Titius iudex esto. 2) Si paret Numerium Negidium Aulo
Agerio sestercium decem milia dare oportere, 3) iudex, N. Negidium
A.Agerio sestercium decem milia condemna. Si non paret, absolve.
[1) Que Lucius Titius soit juge. 2) S'il paraît que N.N. doit donner à
A.A. 10 000 sesterces, 3) juge, condamne N.N. à donner 10 000 sester-
ces à A.A. S'il ne paraît pas, absous-le].

521 Exceptio 0 Cette structure élémentaire est susceptible d'être enrichie


de plusieurs adjonctions. Une exceptio peut se greffer sur Vintentio ;
elle tend à faire échapper le défendeur à la condamnation s'il apporte
la preuve de l'exception qu'il a invoquée in iure (les exceptions éma-
nent toujours du défendeur — mais le demandeur peut, par une répli-
que, faire exception à l'exception...). Ainsi, pour l'exemple donné :
après si paret... dare oportere, viçnt l'exception ; si in ea re nihil dolo
SOURCES ET SANCTION DU DROIT 353

malo Àuli Agerii factum sit nequefiat [si dans ladite affaire il n'a été
commis ni n'est commis de dol de la part d'A.A.].

Demonstratio 0 Une demonstratio peut également précéder Vintentio.


On la trouve nécessairement dans tous les cas où Vintentio est incer-
taine (incertà), c'est-à-dire toutes les fois que la demande ne porte ni
sur une chose certaine (tel exclave, tel objet), ni sur une somme dé-
terminée : la prétention du demandeur doit alors indiquer au Juge la
cause du rapport juridique invoqué (ou la source de l'obligation). Au
contraire, quand Vintentio est certa, ce n'est pas nécessaire (on dit alors
que Vintentio est abstraite), car l'on sait que dans ce cas la source de
l'engagement du demandeur ne peut être qu'une stipulation, ou un
contrat littéral ou un contrat réel de prêt.
Voici deux exemples de formules avec demonstratio :
— La formule de l'action de vente. C'est une action dite de bonne
.foi (cf. infra, n" 529) ; son intentio est nécessairement incertaine, car
même si le prix dû peut être fixé avec certitude, le juge dispose de
larges pouvoirs d'appréciation (c'est l'intérêt même de la bonne foi) :
il pourra librement tenir compte de l'attitude réciproque des parties
dans l'exécution du contrat et réduire, par exemple, l'obligation de
payer le prix. Le montant de la condamnation (et par conséquent la
valeur de Vintentio) ne peuvent être chiffrés dans la formule.
Quod Aulus Agerius Numéro Negidio hominem quo de agitur vendi-
dit, qua de re agitur (demonstratio), quidquid ob eam rem Numerum
Negidiurn Auto Agerio darefacere oportet ex fide bona (intentio), dus,
iudex Numerum Negidiurn condemna... (condemnatio).
[Par le fait que A.A. a vendu à N.N. l'esclave en question dont il
s'agit (= De.), tout ce que à cause de cela N.N. doit donner ou faire de
bonne foi en faveur d'A.A. (= In.), à la valeur de tout ceci, juge, con-
damne N.N.... (= Cond.)].
— La formule de l'action née d'une stipulation portant sur un incer-
tum (actio ex stipulatu incerti) : promesse d'accomplir une prestation
(faire un tableau), par ex.
Quod Aulus Agerius de Numerio Negidio incertum stipulatus est, qua
de re agitur, cuius rei dies fuit (= Dé), quidquid ob eam rem Numerium
Negidiurn Aulo Agerio dare facere oportet (= In.), eius, iudex, Numerium
Negidiurn condemna... (Cond.).
[Par le fait que A.A. se soit fait promettre une prestation incertaine
de la part de N.N., affaire dont il s'agit, et dont le terme est échu (=
De.), tout ce qu'en vertu de cette affaire N.N. doit donner ou faire en
faveur d'A.A. (= In.), à la valeur de tout ceci, juge, condamne N.N....
(= Cond.)]. La formule de l'action ex stipulatu est incertaine comme la
formule des actions de bonne foi ; mais à la différence de ces derniè-
res, elle ne confère pas au juge de libres pouvoirs d'appréciation. Aussi
est-elle qualifiée de droit strict.
52»
Clause arbitraire 0 Cette clause spéciale, normalement insérée dans
les actions réelles entre Vintentio et la condemnatio, tend à permettre
au juge de ne prononcer la condamnation à la valeur de la chose
revendiquée qu'au cas où le défendeur ne prendrait pas les devants en
354 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

la restituant. C'est un moyen indirect d'obtenir la restitution au lieu de


la condamnation, qui ne pouvait être que pécuniaire. Voici, sous cette
forme, la formule de la revendication :
Si paret hominem Stichum, quo de agitur, Auli Agerii esse ex iure
Quiritium (= In.), neque is homo arbitratu tuo a Numerio Negidio Aulo
Agerio restituatur (= clause arbitraire), quanti ea res erit, tantarn pecu-
niarn, index, Numerium Negidium Aulo Agerio condemna, si non pa-
ret ...(= Cond.).
[S'il paraît que l'esclave Stichus, dont il s'agit, est à A.A. selon le
droit des Quirites (= In.), et si ledit esclave n'est pas restitué par N.N.
à A.A. selon ton avis (= clause arbitraire), après avoir établi quelle sera
la valeur de |a chose, juge, condamne N.N. à payer à A.A. la somme
correspondant à cette valeur, sinon, absous-le (= Cond.).

2° Les divers types d'action

L'indentîfication d'une action par Vintentio de sa formule est certai-


nement l'exercice le plus captivant du droit privé romain. L'analyse
suppose une certaine subtilité. Mais c'est à ce prix que l'on peut re-
constituer concrètement la marche des innovations prétoriennes et
voir de facto comment un magistrat chargé en principe de sanctionner
la loi a construit en marge de la loi le droit des obligations, de la
propriété et de la possession, de la famille et des successions ... Ce n'est
pas le lieu ici de traiter toutes ces questions qui relèvent d'un autre
programme ; mais les fondements de la procédure formulaire sont les
fondements même du droit privé. Les classifications qui suivent sont
des classifications globales qui procèdent par opposition.

i) Actions civiles et actions prétoriennes^

524 Actions civiles 0 Cette première classification est liée aux origines de
la procédure formulaire. Lorsque le préteur commença à innover en
attribuant par décret au juge des instructions ou des formules ne dé-
coulant pas de la loi, il ne fit pas table rase du passé. Il conserva très
normalement un certain nombre de droits essentiels fondés sur la loi
(ou encore, expression synonyme, sur le ius civile) et les transvasa
presque sans altération dans la procédure formulaire. Ce sont précisé-
ment les actions dites civiles : on les définira comme toutes les actions
protégeant des droits qui, avant la procédure formulaire, étaient légi-
times, garantis par la loi, donc sanctionnés par des actions de la loi. Le
préteur reprit à son compte ces actions et en publia la formule dans
son édit. Dans tous ces cas, le fondement de la procédure reste la loi
(ou le ius civile) ■ la iurisdictio du préteur n'en est pas la source origi-
nale.
Entrent dans cette catégorie la revendication, par laquelle le de-
mandeur fonde son droit sur le ius Quiritium — donc le ius civile —,
et les actions personnelles qui se réfèrent à un « devoir de payer » (dure

l. Cf. tablèau iv" 530.


SOURCES ET SANCTION DU DROIT 355

oportere ; termes spécifiques d'une obligation fondée sur la loi ou le ius


civile) ; ainsi Vactio certae creditae pecuniae, ou l'action ex stipulatu
incerti {supra, nos 520, 522). Le cas des actions de bonne foi (vente, par
ex.), fondées sur un dore oportere exfide bona, de création incontesta-
blement prétorienne, doit être réservé (infra, n0 529). Le principe de-
meure ; les actions civiles sont les actions dont le préteur a hérité, et
qu'il a conservées telles quelles dans les formules nouvelles.
325
Actions prétoriennes utiles etfictices 0 Toutes les actions qui ne sont
pas civiles sont prétoriennes. Certaines ne sont que l'extension, par le
préteur, d'actions civiles : ainsi pour les actions utiles {infra, n" 528),
dont une subdivision est représentée par les actions ficticesK Alors
qu'une condition nécessaire à l'exercice d'une action civile fait défaut
(par ex. : un pérégrin, à qui manque la citoyenneté romaine, ne peut
agir par l'action de vol), et en bloque l'accès, le préteur par une fiction
introduite dans Vintentio donne au juge l'ordre de condamner
« comme si le demandeur était citoyen romain » {si civis Romanus es-
set). L'action fictice est ainsi une extension prétorienne du droit civil.
32f
> Actions prétoriennes infactum 0 Mais si le droit civil ne fournit au-
cun point d'ancrage, alors le préteur innove de la façon la plus osée et
remarquable. Conscient qu'un fait mériterait de devenir un acte juri-
dique, le préteur décrit dans Vintentio la situation concrète (factum)
qui appelle protection à ses yeux et en déduit une obligation, pour le
juge, de condamner. C'est alors que le fait devient droit. Ainsi bien des
contrats nouveaux ont vu modestement le jour en tant que « faits di-
gnes de produire des obligations ». On citera : le dol, la violence, le
dépôt, le gage, l'hypothèque ... En guise d'illustration nécessaire, voici
Vintentio de l'action de dépôt infactum : « S'il paraît que A.A. a déposé
une table d'argent auprès de N.N. et que celui-ci par dol ne l'a pas
restituée à A.A.... », puis suit la condamnation à la valeur de la chose.
Avec le temps, l'origine en quelque sorte « plébéienne » des obliga-
tions infactum finit par être oubliée. Un fait longtemps perçu comme
source d'obligations devient à la longue, par la force des choses, un
contrat que rien ne sépare plus des contrats issus du droit civil. Cette
lente conversion anoblissante a marqué, parmi d'autres, le dépôt. Sous
l'Empire, l'action infactum a été intégrée dans le ius civile. On a perdu
de vue (ou feint de perdre de vue) l'origine véritable du dépôt : l'action
est alors devenue « civile de bonne foi » et l'obligation de restituer l'ob-
jet reçu en dépôt fut comprise comme un « oportere exfide bona».

2) Actions in ius — actions in factum2

Les actions fictices (et plus largement les actions utiles : infra, n" 528)
et les actions in factum ressortissent toutes deux à la catégorie des
actions prétoriennes on Ta vu. Mais, au fond, il y a , de Tune à l'autre,

1. Cf. tableau n°330.


2. Cf. tableau n" 530.
356 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME,

une différence considérable, que la nouvelle distinction (m ius — in


factura) reflète. L'action fîcticè est l'extension prétorienne d'une action
fondée sur le ius civile ; elle sanctionne un oportere, un devoir de payer
juridiquement sécrété par le ius civile, mais de manière un peu exten-
sive. On peut dire que l'action flctice est un rameau des actions fon-
dées sur le ius civile. Elle fait partie des actions dites in ius. Elle sanc-
tionne un droit. Au contraire, les actions in factura ne protègent pas
par définition un droit, mais uniquement un fait. Elles sont en rupture
totale avec les actions in ius, qu'elles soient civiles ou prétoriennes,
puisqu'aucune obligation civile n'est à leur source. Le domaine des
actions in factura est ainsi pratiquement illimité : mine inépuisable des
innovations prétoriennes.

3) Actions directes — actions utiles

528 L'action directe est celle qui ne sort pas de son propre domaine, appli-
quée dans le cas pour lequel elle a été prévue. L'action utile est au
contraire une action qui, pour des besoins pratiques, est étendue « uti-
lement » au delà de son propre domaine. Toutes les actions utiles sont
prétoriennes (ou honoraires), car toutes ces extensions sont l'œuvre
du préteur.
Les actions utiles recouvrent les actions fictices (cf. ci-dessus) mais
les dépassent, car il y a des procédés d'extension utiles autres que la
fiction : ainsi les actions à transposition de personnes.
Les formules de ces dernières sont des formules dans lesquelles les
noms des deux parties figurant dans Vintentio ne correspondent pas à
ceux qui figurent dans la condemnatio. A quoi bon ? Tout simplement
à parvenir, dans quelques cas privilégiés, aux effets d'une représenta-
tion parfaite (que Rome, au demeurant, n'a jamais connue en tant que
telle). Le procédé est aussi ingénieux qu'expéditif. Prenons l'exemple
d'un fils de famille qui passe un contrat pour le compte de son père.
La formule de l'action née du contrat mentionne dans Vintentio le nom
du fils, puisque c'est lui qui a passé l'acte et qui est créancier. Mais la
condemnatio portera le nom du père, car c'est à lui de profiter de l'acte
et de bénéficier de la condamnation du débiteur. Autre exemple : l'ac-
tion contre l'acquéreur des biens d'un liquidé judiciaire qui, par trans-
position, prend la place du débiteur failli.

4)[ Actions de droit strict et actions de bonne foi

529 Les actions de bonne foi sont incontestablement des actions créées par
le préteur — probablement très tôt — du moins pour les principaux
contrats consensuels (vente, louage, mandat, société). Mais ce ne fut
pas par le biais de l'action in factum que fit son entrée dans le droit
l'obligation, purement consensuelle et fondée sur la bonne foi, de res-
pecter certains engagements. Le préteur, conscient de la portée de ces
innovations (l'idée même, absolument inédite, d'un engagement con-
sensuel), les plaça dans le sillage du ius civile. Il fabriqua ainsi un
oportere exfide bona, un devoir civil exigé par des considérations mo-
rales. Il ne doit pas y avoir d'équivoque: cet oportere n'a aucune
SOURCES ET SANCTION DU DROIT 357

source historique dans le ius civile ; il ne saurait invoquer aucune fi-


liation avec la loi. Mais le préteur, qui n'avait sans doute pas encore
osé sanctionner de simples faits à l'égal des contrats, fit comme si ces
nouveaux contrats n'étaient que des prolongements d'obligations civi-
les justifiés par la bonafides : ce n'étaient, pourtant, que des créations
ex novo. Mais l'équivoque réussit : les actions de bonne foi, du fait de
leur oportere, ne seront pas classées, au moins sous l'Empire, parmi
les actions prétoriennes (ce qu'elles étaient en réalité), mais parmi les
actions civiles.
Parmi les actions civiles, on fut donc conduit à distinguer les ac-
tions de droit strict (l'action certae creditae pecuniae, par ex.) et les
actions de bonne foi. La bonafides confère au juge des pouvoirs d'ap-
préciation plus large : il peut, ainsi, tenir compte d'une exception sou-
levée pour la première fois apud iudicem.

5) Tableau récapitulatif

^0 A partir des catégories rencontrées, ce schéma reconstitue l'activité du


préteur et permet de saisir la part, essentielle, de ses initiatives.
Remarque préliminaire : Le bloc des actions in ius, ou civiles, est
constitué fondamentalement de deux catégories d'actions ;
— les actions civiles personnelles. Le demandeur invoque contre le
défendeur une créance, un devoir de payer {dare oportere). D'où la
nécessité de faire figurer dans Vintentio le nom (cf. ex. cité n" 520) de
celui sur qui on prétend disposer d'un droit, d'un droit personnel. Les
obligations sanctionnées par ces actions civiles naissent d'un contrat
(devoir d'exécuter) ou d'un délit (devoir de réparer ou de payer la
composition) ;
— les actions civiles réelles, telles que la revendication. Le deman-
deur n'en veut à personne ; il veut sa chose. Aussi affirme-t-il de ma-
nière absolue, dans Vintentio (cf. ex. cité n0 523), que la chose est à lui
(meum esse ex iure Çuiritium). Le nom du défendeur n'a pas à appa-
raître dans la proclamation erga omnes d'un droit réel. Le nom du
défendeur n'est mentionné, de manière nécessaire mais fondamenta-
lement subalterne, que dans la clause arbitraire (il faut bien savoir qui
sera condamné à payer s'il ne préfère pas restituer).
Dans le tableau ci-dessous, il faut garder présente à l'esprit l'idée
que celui-ci englobe la summa divisio du droit privé : les droits persqn-
nels et les droits réels. Mais il faut préciser aussitôt que, rigoureuse-
ment, la subdivision des actions civiles en actions de droit strict et
actions de bonne foi ne concerne que les actions personnelles (elle n'a
pas de sens pour les actions réelles). En revanche, la distinction ac-
tions directes/actions utiles vaut pour toutes les actions. Ainsi, les ac-
tions utiles, notamment fictices, sont ou personnelles, ou réelles (ex.
de cette dernière : l'action Publicienne, extension utile, par le jeu d'une
fiction, de la revendication civile). De même, pour les actions infac-
tum, même dichotomie. Il y a des actions réelles in factum (ex. : l'ac-
tion qui protège le droit réel à l'occupation d'un possesseur d'ager
publicûs ou vectigalis) et des actions in factum personnelles (la [ire-
358 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

mière action de dépôt). Mais, bien évidemment, ces actions in factum


ne prétendent protéger ni un dare oportere, ni un meum esse ex iure
Quiritium.

Actions in ius Actions in factum


- dare oportere - personnelles
- meum esse ex iure Quir- - réelles
1
/ \
directes utiles

t i
fictices à transpo-
sition de
personnes 1r

civiles prétoriennes

de droit de bonne
strict foi

c) Les moyens accessoires tirés par le préteur de son imperium

551 lurisdictio —- imperium 0 Alors que les actions sont issues de la iuris
dictio du préteur (fondée, certes, sur Y imperium, mais le lien est si
ancien qu'il est devenu très lâche), le préteur a recouru fréquemment
a la puissance émanant directement de son imperium pour imposer
des mesures complétant son œuvre juridictionnelle. On en distingue
quatre. 1) En contraignant, sous la menace d'un envoi en possession,
1 une des parties au procès à s'engager (à fournir caution) par une
stipulation (contrat solennel oral) ; cas des stipulations dites prétorien-
nes. 2) En autorisant, par un envoi en possession (missio in possessio-
nem), une personne à s'emparer des biens d'un autre ; moyen de pres-
sion très efficace en cours de jugement ou d'exécution. 3) En décidant
de ne pas tenir compte d'un acte, passé par exemple par un incapable,
le prêteur, par une véritable nullité, procède à une restitutio in inte-
grum (remise des choses en l'état). 4) En interdisant tout trouble ap-
porte a la situation de l'actuel détenteur paisible d'un bien, le préteur,
par des interdits, a découvert la protection possessoire, découvert aussi
la si Iructueuse distinction entre la possession et la propriété.
SOURCES ET SANCTION DU DROIT 359

[c] LE PROCÈS COGNITOIRE

1° Les débuts de la cognitio extra ordinem


352
Particularités de la procédure nouvelle et champ d'application du
nouveau procès 0 Dans cette procédure nouvelle, en rupture avec
l'ordre (nrdo) ancien — d'où extra ordinem —, la place et le rôle du
juge ont changé. La connaissance du procès {cognitio) n'est plus la
mission du magistrat donnant ensuite son programme au juge, as-
treint à le suivre étroitement : tout le procès est devenu l'affaire du
juge, de qui relève maintenant la cognitio et le jugement. La division
de la procédure en deux phases a vécu. L'ensemble du procès se dé-
roule devant un juge-fonctionnaire, employé de la nouvelle adminis-
tration du Principal, à moins que ce ne soit devant l'empereur, faisant
fonction de juge.
La cognitio extra ordinem fut introduite pour sanctionner de nou-
velles figures que la pratique judiciaire antérieure avait ignorées
jusque-là. Là encore l'organisation judiciaire, en marge de la loi,
donne naissance à de nouvelles formes juridiques. Citons le lïdéicom-
mis, disposition testamentaire ne créant, jusqu'à Auguste, qu'un sim-
ple devoir moral à la charge de l'héritier ou du légataire ; il devient
obligatoire grâce à la procédure nouvelle ; ou encore l'obligation d'en-
tretien à la charge de proches parents... Mais rapidement, la cognitio
empiète sur le champ de la procédure formulaire et la concurrence
directement.

2° Le procès cognitoire

^ Progrès décisifs de l'autorité 0 Devenue un service public, la justice


place maintenant les moyens de la contrainte à la disposition des par-
ticuliers. L'introduction du procès se fait soit par une citation privée
(denuntiatio) renforcée par un ordre émanant de l'autorité judiciaire,
soit par une citation officielle (evocatio), à la requête du demandeur.
Les actions restent les mêmes : l'édit du préteur, dont on sait que,
l'activité du préteur une fois tarie à partir du premier siècle après J.-C.,
il ne s'enrichit plus, reste le stock d'actions où il est nécessaire de
puiser. Mais le juge ne reçoit plus de programme préétabli. C'est au
demandeur de choisir l'action adéquate au moyen de laquelle le juge
dira le droit et prononcera le jugement. La litis contestatio, charnière
entre les deux phases antérieures, a disparu.
L'efficacité du jugement s'est, de même, transformée ; car l'exécu-
tion par voie d'autorité est désormais possible : elle peut même pren-
dre la forme d'une exécution en nature. L'idée d'appel, enfin, apparaît.
A vrai dire la possibilité d'un recours était commandée par la structure
hiérarchisée d'une justice fonctionnarisée, par la pratique de déléga-
tions de jugement, par l'exemple de la justice princière s'arrogeant le
pouvoir (en vertu de l'auxilium tribunicien et de son imperium pro-
consulaire) de réviser les jugements prononcés ou d'intervenir dans le
cours de la justice publique régulière. Grâce à l'appel, l'unité du droit,
360 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

si parfaitement réussie sous l'autorité des préteurs républicains et qui


eût pu être mise en péril par la multiplicité des juges-fonctionnaires
de l'Empire, sera sauvegardée.

534 Bibliographie et lectures 0


1) Histoires générales : P. Petit, La paix romaine2, Paris, 1971 (Nou-
velle Clio) ; Histoire Générale de l'Empire romain, Paris, 1974 ;
J. Le Gall-M. Le Glay, L'Empire romain (Le Haut-Empire), Paris, 1987
(Peuples et Civilisations) ; F. Jacques-J. Scheid, Rome et l'intégration de
l'Empire (44 av. J.-C.-260 ap. J.-C.) I, Les structures de l'Empire romain,
Paris, 1990 (Nouvelle Clio) : porte sur le pouvoir, l'armée, la religion,
l'empire, l'écénomie, la société, avec très riche bibliogr. p. X à LIV).
2) Pouvoir impérial ; les débuts du Principal.
Sur la renaissance du modèle monarchique (après des siècles ré-
publicains voués à la haine de la royauté et à l'opposition entre la
libertas républicaine et le regnum), et la récupération augustéenne du
mythe de Romulus, P.M.Martin, L'idée de royauté à Rome, Tome2
(Haine de la royauté et séductions monarchiques, du 4e s. av. J.-C. au
Principat-augustéen), Clermont-Ferrand, 1994. F. Guizzi, Il principato
tra 'res publica' e potere assoluto, Naples, 1974 ; du même a., contribu-
tion à Res publica e princeps, Atti... Copanello, Naples, 1996 ; E. Gabba
et F. Serrao, dans Storia di Roma (éd. A. Schiavone) II, 2, Turin, 1991,
p. 9-28 et 29-71.
F. Millar and E. Segal, Caesar Augustus : Seven Aspects, Oxford,
1984. Autres aspects du pouvoir : L. Ross Taylor, The divinity of the
roman emperor (1931), Philadelphie, 1975 ; A. Magdelain, Auctoritas
Principis, Paris, 1947 ; lus respondendi, (1950) = lus, Imperium, Aucto-
ritas, Etudes de droit romain, Rome, 1990, p. 103-152 ; 157-183 ; J. Bé-
ranger, Recherches sur l'aspect idéologique du Principal, Bâle, 1953 ;
Principal us, Genève, 1973 ; J. Gaudemet, Le régime impérial romain,
dans Recueil Société J. Rodin 20, 1, 1970, p. 429-480 ; F. De Martino,
Storia délia costituzione romand2 IV, 1 et 2, Naples, 1975-6 ; F. Millar,
The emperor in the Roman world, New-York, 1976 (entourage de l'em-
pereur, ressources, activités...).
3) Administration impériale : H. G. Pflaum, Principes de l'adminis-
tration romaine impériale dans Bull. Fac. Lettres Strasbourg 57, 1958-9,
p. 179-195 ; Abrégé des procurateurs équestres, Paris, 1976 ; P. A. Brunt,
Roman Impérial Thèmes, Oxford, 1990. Synthèse sur l'administration
impériale de E. Lo Cascio, dans Storia di Roma, cit., p. 119-191.
A. Chastagnol, La naissance de l'ordo senatorius dans Mél. Ecole fran-
çaise de Rome, 1973, p. 583-607 ; et surtout, du même auteur, le meil-
leur connaisseur du Sénat sous l'Empire, Le Sénat romain à l'époque
impériale, Paris, 1992 (dix-huit études sur le recrutement du Sénat et
le statut des sénateurs). Sur l'ordre équestre impérial: S. Demougin,
L oi die équestre sous les Julio-Claudiens, Rome, 1988 et 1992 (le dernier
vol., formant la prosopographie). L'entourage domestique de l'empe-
reur : G. Boulvert, Esclaves et affranchis impériaux, Naples, 1970 ; Do-
mestique et fonctionnaire sous le Haut-Empire, Besançon, 1974. Sur le
cens sénatorial (et, par voie de conséquence, le cens minimum exigé
LE RÉGIME IMPÉRIAL 361

pour accéder aux magistratures, v. les révisions augustéennes ayant


eu pour objet d'introduire une hiérarchie censitaire neuve entre l'or-
dre sénatorial et l'ordre équestre dans C. Nicolet, Rendre à César Paris,
1988.
Le fiscus Caesaris (caisse personnelle de l'empereur qui ta il partie
de son patrimoine privé) connaît dès le 1er s. une certaine institution-
nalisation ou dépersonnalisation : M. Alpers, Fiscus undfisci in derfru-
hen Kaiserzeit, Berlin-New York, 1995 ; v. de même P. A. Brunt, dans
Roman Impérial Thèmes, Oxford, 1990, p. 134-162, 347-353. L'étude du
fiscus, qui ne deviendra la caisse générale de l'Etat, gérée par le Prince,
que sous les Sévères, comporte aussi celle du procès fiscal (l'accusa-
tion repose sur la délation) : S. Puliatti, Il «de iure fisci» di Callistrato
e il processo fiscale in età severiana, Milan, 1992 [en particul., les motifs
de l'action du fisc ; revendication des successions confisquées par l'ef-
fet des lois démographiques ou matrimoniales, du fait de l'indignité de
l'héritier; découverte non déclarée d'un trésor; recouvrement
d'amendes infligées du fait de la destruction, à des fins spéculatives,
d'immeubles d'habitation ...].
Pour l'administration municipale de la ville de Rome (urbanisme,
voirie, sécurité), O. F. Robinson, Ancient Rome, City planning and ad-
ministration, Londres-New York, 1992.

4) Economie-Société : F. De Martino, Storia economica di Roma


antica, Florence, 1980, 2 vol. ; S. Mrozek, Prix et rémunération dans
l'Occident romain (31-250 ap. J.-C), Gdansk, 1975 ; chapitres de la Sto-
ria di roma, cit. II, 2 (1994), consacrés aux formes de l'économie im-
périale (E. Lo Cascio, p. 313-365) et aux marchés (J. Andreau,
p. 367-385). L'alimentation de Rome (approvisionnement de l'annone
et distribution à la population des villes de Rome et de Constantinople ;
modalité du transport ; constitution en corporation des compagnies de
transport) a été particulièrement étudiée : B. Stirks, Food for Rome,
Amsterdam, 1991 (de la fin de la République au 7e s.). Pour le thème
de la faim : C. Virlouvet, Famines et émeutes à Rome, des origines de la
République à la mort de Néron, Rome, 1995 et, du même a., Tessera
frumentaria. Les procédures de la distribution du blé public à Rome, à
la fin de la République et au début de l'Empire, Rome, 1995 (Topogra-
phie, calendrier, procédures administratives, notamment l'établisse-
ment de la liste des bénéficiaires de la carte de distribution — en
bois— ou tessera frumen taria).
5) Société : G. Gardascia, Honestiores et humiliores, dans Rev. Hist.
de Droit, 1950, p. 305-337 et 461-485 ; R. Rilinger, Humiliores-
Honestiores (Zu einer sozialen Dichotomie im Strafrecht der rôm. Kai-
serzeit), Munich, 1988 ; P. Garnsey, The roman Empire, Economy, So-
ciety and Culture, Los Angeles, 1987 ; La mobilité sociale dans le monde
romain (Actes Strasbourg, 1988), Strasbourg, 1992 (éd. E. Frézouls) ;
1. Gagé, Les classes sociales dans l'Empire romain, Paris, 1964;
E. M. Staerman, La schiavitù neUTtalia impériale, Rome, 1975 (trad"
ital. de l'ouvrage de la meilleure spécialiste — soviétique — de la
classe servile). Sur le colonat, synthèse de F. De Martino, Storia di
Roma (éd. A. Schiavone), III, 1, Turin, 1993, et, pour l'Afrique, J. Ro-
lendo, Le colonat en Afrique sous le Haut-Empire, Paris, 1976.
362 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

6) Romanisation de l'Empire et organisation municipale : sur la


romanisation, chapitre de P. Desideri, dans Storia di Roma (éd.
A. Schiavone) II, 2, Turin, 1991, p. 577-624, et de T. Spagnuolo Vigorita
(extension de la citoyenneté), ibid. III, 1, 1993, p. 5-50. L'organisation
municipale : études de J. Declareuil dans la Revue Hisi. de Droit (de
1904 à 1910) ; J. Gascou, La politique municipale de l'Empire romain
en Afrique proconsulaire, Rome, 1972 ; Fr. Jacques, Le Privilège de li-
berté, Rome, 1984 ; Les cités de l'Occident romain (Documents traduits
et commentés), Paris, 1990. Sur la Gaule romaine, F. Lot, La Gaule,
Paris, 1947 ; J. J. Hatt, Histoire de la Gaule romaine, Paris, 1959 (et bi-
bliogr.). Pour la Table Claudienne de Lyon, on se reportera à Ph. Fabia,
La table claudienne de Lyon, Lyon, 1929 ; J. Carcopino, Points de vue
sur l'impérialisme romain, Paris, 1934 ; réédition de La Gaule romaine,
par Fustel de Coulanges (1890), avec introduction de H. Lavagne, Pa-
ris, 1994.
Deux synthèses récentes ont vu le jour sur l'Orient romain : M. Sar-
tre, L'Orient romain (Provinces et sociétés provinciales en Méditerra-
née orientale d'Auguste aux Sévères, 31 av. J.-C. -235 ap. J.-C.), Paris,
1991 — l'autorité de Rome, la vie des cités, l'essor des principales pro-
vinces orientales, la vie religieuse — ; F. Millar, The roman Near Easl
(31 BC - AD 337), Harvard Univ. Press, 1993 — la politique romaine
replacée dans son cadre historique ; les régions, cités, peuples de
l'Orient—. Un colloque (Rome, 1987) a été consacré à L'Afrique dans
l'occident romain, 1er s. av.-4e s. ap. J.-C., Rome, 1990.
Le « droit latin », conféré globalement aux habitants d'un municipe
latin (n" 481) a fait l'objet d'analyses juridiques controversées. Certains
y ont vu une citoyenneté individuelle (de second ordre), la « citoyen-
neté latine ». A tort. Le droit latin est un statut municipal, dont la
source, la charte constitutive du municipe, concerne le droit privé,
l'organisation judiciaire, l'administration locale et se singularise par
l'accès — pour les magistrats locaux — à la civitas Romana. Les habi-
tants du municipe latin restent fondamentalement des pérégrins. Il n'y
a pas, entre le pérégrin et le Romain, une catégorie de citoyens latins';
v. M. Humbert, dans Ktéma 6, 1981, p. 207-226; A. Chastagnol, La
Gaule romaine et le droit latin (Recherches sur l'histoire administra-
tive et la romanisation des habitants), Lyon, 1995 : recueil d'articles
consacrés, en particulier (p. 51-190), à l'onomastique et le droit latin
(confirmant le statut pérégrin des habitants des municipes latins).

7) Sanction du droit : voir l'exposé synthétique (avec bibliographie


et vues neuves sur le procès archaïque) de W. Selb, dans Rômisches
Recht (Runkel-Selb), Berlin-Heidelberg, 1987, p. 506-561. Sur les ac-
tions de la loi (la loi des XII Tables et la place du magistrat dans
l'organisation de la justice) : M. Humbert, La crise politique du V siècle
et la législation décemvirale, dans Crise et transformation des sociétés...
de l Italie antique, Rome, 1990, p. 263-287. Plusieurs études de A. Mag-
0nt enr c li es
/foocî
(1986), Aspects' arbitraux
' ' origines
de lade la justice
justice romaine
civile... (1980),: Le ius lus,
dans archaïque
Impe-
num... Etudes, cit., p. 1-93, p. 591-652. Pour la procédure formulaire,
expose détaillé (avec bibliographie) de J. Gaudemet, Institutions de
[Antiquité , Paris, 1982, p. 606-659 et p. 778-806 pour la procédure ex-
LE RÉGIME IMPÉRIAL 363

tra ordinem. Sur les actions civiles-prétoriennes, A. Magdelain, Les Ac-


tions civiles, Paris, 1954.
Les progrès de l'activité normative impériale, aux dépens des as-
semblées, du Sénat, dn préteur, ont été particulièrement étudiés en
Italie. Voir, pour une première approche, T. Spagnuolo Vigorita, Le
nuove leggi, Naples, 1992 ; N. Palazzolo, Processo civile et polilica giu-
diziaria nel Principe/to, Turin, 1991.
L'activité juridictionnelle de second degré du Sénat (litiges d'ordre
privé et en matière fiscale) a fait l'objet d'une étude neuve de F. Arca-
ria, Senatus censuit, Milan 1992. Beaucoup de sénatus-consultes con-
servés ne sont pas des réponses à des consultations (à l'image des
rescrits impériaux), mais en réalité des décisions contentieuses ren-
dues en appel par le Sénat. Casuelles, à l'origine, ces décisions ont reçu
ensuite, par la portée que leur assura la doctrine, une valeur norma-
tive.
8) Lectures : Choix de textes publiés et présentés par R. Etienne, Le
siècle d'Auguste, Paris, 1969 (U 2) ; B. Levick, The govemrnent of the
roman Empire. A Source book, Sydney, 1985 ; R.K. Sherk, The Roman
Empire : Augustus to Hadrian, Cambridge, 1988 ; X. Loriot, Chr. Badel,
Sources d'Histoire romaine (1er s. av. J.C.-5e s. apr. J.C.), Paris, 1993 ;
Tacite, Annales I, 1-16 (fin d'Auguste ; avènement de Tibère) ; II-VI
(Tibère) ; XIII-XVI (Néron).
L'activité criminelle du Sénat sous Auguste et Tibère est surtout
connue par Tacite, Annales: 1,72; 2,27-32; 2,50; 3,37; 3,68 et 70-
4,15; 4,22; 4,42; 4,68...
,

.
1


TITRE 3

L'ANTIQUITÉ TARDIVE
(284-565)

L'effondrement irrésistible 0 Depuis 364, l'unité réelle a cédé : deux


empereurs, deux Empires s'isolent ; l'Empire latin autour de Rome (en
fait Milan ou Trêves) ; l'Empire gréco-oriental autour de Constantino-
ple. En 476, un barbare, Odoacre, porte le dernier coup à l'Empire
d'Occident : l'Italie est devenue un royaume germanique. En 565
meurt à Constantinople le dernier empereur à avoir tenté, par ses ar-
mes et par ses lois, de rétablir l'Empire de l'Espagne à l'Asie : l'œuvre
de Justinien ne lui survécut pas.
Pourtant, tous les ressorts de l'Empire ont été tendus au maximum
pour assurer sa survie. Ces luttes acharnées, entrecoupées de révi-
sions profondes, donnent à l'Antiquité Tardive un attrait singulier.
Jamais, face à des tendances centrifuges, le monarque n'a affirmé
un pouvoir plus absolu (I). Pour surmonter la crise religieuse, l'empe-
reur s'est fait persécuteur ; puis, par le revirement d'une conversion
subite, il se fait le défenseur convaincu de la foi pourchassée la veille
(II). Une bureaucratie tentaculaire et un dirigisme économique sans
précédent poussent jusqu'aux derniers recoins les contrôles de l'Etat
(III). Le droit savant est réaffirmé dans sa pureté et son unité classi-
ques ; les déviations populaires et provinciales sont condamnées (IV).
Ces efforts conjugués n'ont pu préserver l'unité et la Romanité.
Certes. Mais on se gardera de les condamner en bloc. Car chacun tient
sa part de courage et souvent de lucidité. Aucune tentative, même, ne
resta vaine.

SECTION 1
LE POUVOIR IMPÉRIAL :
PARTAGE ET ABSOLUTISME

L'unité intenable 0 Depuis la fin du 5" s., des lézardes apparaissent.


Trop vaste, l'Empire ne peut résister à de multiples forces divergentes.
Les foyers d'insécurité subsistent partout après l'anarchie militaire du
3° s. ; la révolte des Bagaudes en Gaule, la Bretagne (Angleterre) sou-
levée par un usurpateur, les invasions sur le Rhin et le Danube, des
366 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

émeutes en Egypte, la Syrie victime des razzias des Bédouins. Un siè-


cle plus tard, en 364, la situation semble avoir empiré : « à cette épo-
que, on eût dit qu'à travers tout le monde romain sonnaient les trom-
pettes de la guerre. Les peuples les plus sauvages, pris de fureur,
débordaient au delà des frontières dont ils étaient voisins. Les Ala-
mans pillaient les Gaules et les Rhéties (Bavière) ; les Sarmates et les
Quades, la Pannonie ; les Pietés, les Saxons, les Scotti et les Attacotti
ne cessaient de torturer les Bretons ; les Austuriens et d'autres tribus
maures razziaient l'Afrique plus durement que de coutume ; des trou-
pes de Goths pillards ravageaient la Thrace. Le roi de Perse mettait la
main sur l'Arménie » (Ammien Marcellin). Un empereur unique ne
peut y faire face. Le pouvoir doit se répartir.
Vabsence1 de cohésion de l'Empire apparaît au grand jour. Entre
l'Occident, latin, et l'Orient, grec ou hellénisé, il n'y a pas d'unité cul-
turelle, ni linguistique, ni économique. L'Occident, dont les axes com-
merciaux sont coupés par les menaces barbares, se replie sur une
économie rurale. L'Orient, qui a conservé sa richesse, sa monnaie et
ses échanges, garde une civilisation urbaine et commerçante. L'idée
d'une division entre deux parties accolées plus que soudées se fait
jour : un empereur pour l'Orient ; un autre pour l'Occident.
\Jesprit romain lui-même a disparu. Se partageant entre sénateurs
et militaires, païens et chrétiens, Romains et barbares (auxquels l'em-
pereur recourt volontiers), la noblesse traditionnelle a cessé d'être. Le
pouvoir doit territorialement se réduire pour maintenir son autorité :
diviser pour mieux régner.

§1
LA DIVISION DU POUVOIR

DIOCLETIEN ET LA TÉTRARCHIE (284-312)

537 La répartition des tâches 0 Officier dalmate proclamé Auguste en


284, Dioclétien élève un autre officier, Maximien, à la dignité de César
en 285 et lui confie le front de l'Occident. En 286, Maximien reçoit le
titre d'Auguste et tous les éléments du pouvoir impérial (irnperium,
puissance tribunicienne et même le Grand Pontificat). En 293, les deux
Augustes s'adjoignent chacun un collaborateur avec le titre de César :
Galère et Constance. Les Césars possèdent la puissance tribunicienne
et le pouvoir consulaire, mais ne sont pas imperatores. La tétrarchie,
ou gouvernement à quatre, est née.
La tétrarchie est un système empirique, imposé par les nécessités
de là défense. Grâce à la formule de la collégialité, l'unité officielle de
l'Empire et le partage réel du pouvoir sont habilement combinés.
Ainsi, la préfecture du prétoire reste une, et les provinces n'ont pas fait
l'objet d'une répartition définitive entre chaque empereur : il n'y a
donc pas partage territorial, ni division formelle du pouvoir. Mais cha-
que empereur s'est attribué son théâtre d'opération : l'Occident à
L'ANTIQUITÉ TARDIVE (284-565) 367

Maximien et son adjoint Constance ; l'Orient à Dioclétien, aidé de Ga-


lère. Là, chaque empereur conduit seul avec ses troupes, avec sa Cour
et ses propres bureaux sa mission de défense.
La collégialité ne doit pas conduire à une rivalité possible : aussi
n'est-elle pas strictement égale. Dioclétien, le créateur du système,
conserve une prééminence que traduit son titre divin. Jovius, il tient sa
mission divine du dieu suprême Jupiter, alors que Maximien n'est que
Herculius. De même, la cohésion nécessaire du collège est renforcée
par des liens de parenté fictifs : les deux empereurs sont « frères ».
Quant aux Césars, adoptés chacun par l'un des Augustes et intro-
duits par mariage dans leur famille, ils sont leurs successeurs dési-
gnés. Le principe dynastique (fondé sur l'adoption) doit écarter la me-
nace d'usurpations. Lorsque Dioclétien, après vingt ans de règne,
abdiqua et contraignit Maximien à quitter le pouvoir, les deux Césars
furent élevés au rang d'Augustes et reçurent, à leur tour, deux Césars
que les Augustes sortants leur avaient désignés.

^ L'échec du système 0 Tant que Dioclétien demeura au pouvoir, la


tétrarchie démontra son efficacité. Poursuivie en plusieurs points si-
multanés, la paix est rétablie en 298. Des réformes militaires, adminis-
tratives et fiscales, décisives pour l'avenir, sont mises en route par un
pouvoir que le partage a renforcé. Mais, sitôt retiré dans son palais de
Savone (Spalato ou Split, sur la côte dalmate), Dioclétien constate son
échec. Les Césars, les Augustes et les héritiers par le sang des Augus-
tes (ils avaient été écartés) s'afifontent. Entre 505 et 312, on comptera
jusqu'à sept Augustes ! Il n'en reste plus que deux — par éliminations
successives — en 312 : Constantin et Licinius. La tétrarchie a vécu.
Mais non son esprit. Sauf de brèves périodes d'unité, le pouvoir sera
désormais partagé.

LE PARTAGE
ENTRE L'ORIENT ET L'OCCIDENT (312-395)

Constantin (3i2-}}7) 0 De 312 à 324, l'Empire est partagé entre Cons-


tantin (Occident) et Licinius (Orient). Mais converti au christianisme
en 312, Constantin fonde sur le monothéisme chrétien une monarchie
absolue de droit divin dont l'esprit désavoue la division du pouvoir. En
324, il bat Licinius et rétablit jusqu'à sa mort (337) l'unité de l'Empire.
Pourtant ses réformes condamnent cette unité, car elles préparent une
division qui sera la règle après sa mort.
Constantin s'est assuré la collaboration de quatre Césars (ses trois
fils et son neveu) : trois d'entre eux (ses fils) deviendront Augustes
après sa mort. A chaque César, Constantin attribue un territoire déter-
miné ; il réorganise à cette fin la préfecture du prétoire qu'il démultiplie.
Après quelques flottements, trois préfectures sont créées : deux pour
368 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

Ses successeurs en feront les bases d'un partage territorial que la té-
trarchie avait réussi à éviter. Ce sera décisif pour l'avenir.
En 326, Constantin abandonne Rome pour fonder à Byzance une
« seconde Rome » {altéra Roma) : ce sera Constantinople. Par cette se-
conde réforme, il donnait au futur Empire d'Orient la capitale qui lui
manquait.

540 Ses successeurs 0 Après la mort de Constantin, il n'y aura plus que de
très brefs moments d'unité : de 350 à 361 ; de 361 à 363 (court règne
de Julien, dit l'Apostat) ; de 392 à 395. Ces parenthèses mises à part,
l'Empire est en fait partagé territorialement : entre Constance II
(337-361 : Orient) et Constant (337-350 : Occident) ; entre Valentinien
I (364-375 : Occident) et son frère Valens (364-378 : Orient) ; entre Gra-
tien (fils de Valentinien I, 375-383 : Occident) puis Valentinien II
(383-392 : Occident) et Théodose I (général espagnol, 379-395 :
Orient) ; entre Honorius (fils de Théodose, 395-423 : Occident) et son
frère Arcadius (395-408 ; Orient) ; entre Valentinien III (fils de Galla
Placidia, sœur d'Honorius, 424-455 : Occident) et Théodose II (cousin
d'Arcadius, 408-450 : Orient). Par la suite, il n'y eut plus de liens de
parenté entre les empereurs des deux parties de l'Empire.
Sans doute, de Constantin à la disparition du dernier empereur
d'Occident (476), l'unité est-elle formellement maintenue. Officielle-
ment, il n'y a qu'un Empire. Les lois sont placées sous l'autorité com-
mune des empereurs régnants (c'est ainsi qu'elles figurent dans les
Codes). De même, un seul Auguste (le plus âgé) désigne les consuls
dont la paire reste unique (mais sans contenu) pour l'Empire.
C'est une façade. La réalité est différente. Les chancelleries (Con-
seil impérial, services centraux) et les préfectures du prétoire d'Orient
et d'Occident sont autonomes depuis 364. Les lois n'émanent que
d'une seule des deux chancelleries ; elles n'ont pour destinataire que
la pars imperii, la « partie d'Empire » de chaque empereur. Tout ce qui
fait un Etat, trésors, justice (et appel à l'empereur), administration,
armées, sont séparés par une frontière étanche, même si tous les ha-
bitants, en Orient et en Occident, restent unis par la même citoyenneté
romaine.

[cl LES DESTINÉES RESPECTIVES


DE L'OCCIDENT ET DE L'ORIENT (5e-6e s.)

541 L'Occident 0 Les invasions se succèdent, ininterrompues. Peu à peu,


les provinces occidentales échappent à l'empereur et deviennent des
royaumes barbares. En 406, les Vandales franchissent le Rhin, traver-
sent la Gaule, s'installent en Espagne du Sud qu'ils abandonneront aux
Wisigoths pour passer de là en Afrique du Nord où ils régneront un
siècle. En 410, les Wisigoths d'Alaric prennent et pillent Rome -, la nou-
velle provoque un effet de stupeur. « Elle est conquise cette ville qui a
conquis tout l'univers » (saint Jérôme). En 455, pour la seconde fois,
Rome est prise ; cette fois par les Vandales de Genséric venus d'Afri-
L'ANTIQUITÉ TARDIVE (284-565) 369

que. Vers 460, l'autorité de l'empereur, installé depuis le début du siè-


cle à Ravenne, est pratiquement limitée à l'Italie. En 476, Odoacre, le
chef barbare de l'armée des mercenaires d'Italie dépose l'empereur-
enfant Romulus Augustule, renvoie à Constantinople les insignes im-
périaux et, affirmant qu'un seul empereur suffit, se reconnaît « sujet de
l'empereur d'Orient ». Mais cela ne signifie rien : Odoacre échappe à
toute autorité.
Sur les ruines de l'Empire, des royaumes barbares se sont édifiés.
Les Wisigoths (Euric) en Espagne du Nord et en Aquitaine ; les Van-
dales en Afrique et Andalousie ; les Ostrogoths (Théodoric) prendront
l'Italie et la Provence. Clovis, roi des Francs, réunira la Gaule sous son
autorité vers 500, sauf le royaume des Burgondes.

^ L'Orient 0 Plus abrité des invasions, l'Orient résiste mieux. Le pou-


voir, comme en Occident, y est détenu par des empereurs souvent très
jeunes, soumis à des régents, plus encore des régentes énergiques. De
grands sursauts d'absolutisme traversent quelques règnes. Ainsi, le
long règne de Théodose II, dominé par sa sœur, par son épouse et par
les eunuques de son palais ; il promulgue le célèbre Code Théodosien,
affirmant pour tout l'Empire une unité de la loi qui vient bien tard.
Ainsi surtout, le règne de Justinien (527-565), Tout épris de la tradition
romaine, il refuse d'admettre la perte de l'Occident et en confie la
reconquête méthodique à son général Bélisaire. Mais on n'arrête pas
la roue de l'Histoire ; l'Espagne du Sud retombera 70 ans après au
pouvoir des Wisigoths ; l'Italie, d'où les Ostrogoths sont refoulés, est
envahie par les Lombards trois ans après la mort de Justinien (à l'ex-
ception de Ravenne, rattachée pendant deux siècles à Byzance) ; l'Afri-
que, d'où les Vandales sont chassés, subira l'invasion arabe au 7" s.
L'autre grande œuvre de Justinien, la compilation du droit classique
est, elle aussi, à peu près complètement anachronique. On y reviendra
(m/m, n" 581).
L'empire byzantin, avec son régime politique et ses structures so-
ciales héritées de l'Antiquité, survit. Il maintient une civilisation bril-
lante jusqu'à la conquête turque (prise de Constantinople en 1453).

§2
L'ABSOLUTISME MONARCHIQUE

Territorialement limité par le partage, le pouvoir impérial s'est ren-


forcé.

^ a) Une monarchie de droit divin 0 Après la conversion de Constan-


tin en 312, tous les empereurs (à l'exception de Julien) sont chrétiens.
L'apport de l'Eglise au renforcement de l'autorité impériale est décisif.
370 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

Elaborée notamment par Eusèbe de Césarée1, sons Constantin, la théo-


rie de la monarchie de droit divin sera reprise par ses successeurs.
Selon cette théorie, le principe monarchique est justifié, car « Dieu
est le modèle du pouvoir royal ; c'est lui qui décide de l'établissement
d'une autorité unique pour tous les hommes ». Elle place en Dieu l'ori-
gine du pouvoir monarchique : « C'est du Seigneur de l'univers et à
travers lui, que l'empereur reçoit et revêt l'image de sa suprême
royauté ». Empereur par la grâce de Dieu, le monnayage diffuse à par-
tir de 330 le symbole du diadème donné par une main sortie du ciel.
Elle pare l'empereur de vertus divines : « l'empereur, bien-aimé de
Dieu ... est couronné de vertus qui sont inhérentes à Dieu ; il a reçu en
son âme les effluves qui viennent de Dieu. Il est devenu raisonnable
^ ..., il est devenu sage ..., il est devenu bon ... Les yeux levés en haut, il
gouverne les affaires de ce monde selon l'idée de son archétype ». Elle
attribue à l'empereur un pouvoir infini : « à l'imitation de son Seigneur,
il tient en mains la barre de toutes les affaires de ce monde ».
Kj Mais l'apport de l'Eglise au renforcement du pouvoir n'alla pas
sans contrepartie. Ministre de Dieu, l'empereur doit agir pour le bien :
le pouvoir est justifié par l'usage qui en est fait. Chrétien, l'empereur
est soumis pour ses péchés à la juridiction de l'Eglise. On y reviendra
{infra, n0 551).

544 b) Le faste oriental 0 La rupture est nette avec le Haut-Empire. L'Em-


pire byzantin commence avec Constantin. Dans un vêtement somp-
tueux surchargé de pierreries, couronné du diadème oriental qui rem-
place la couronne de lauriers, l'empereur, être surnaturel, trône, les
yeux vers le ciel dans une attitude hiératique et figée. Le rite (perse)
de la prosternation (proskynèse) est introduit à la Cour. Les appari-
tions de l'empereur sont rares ; il vit retiré dans un palais, organisé
autour de la Chambre impériale et placé sous la direction d'un cham-
bellan eunuque. Tout ce qui touche à l'autorité royale devient « sa-
cré » : les fonctionnaires, le trésor, les domaines impériaux, le conseil ;
les rescrits de Justinien sont « divina ». Comme les rois de Perse, l'em-
pereur se fait représenter avec un nimbe de lumière autour de l'a tête,
auréolé comme le Christ des cimetières chrétiens (cimetière de Como-
dille, à Rome), ou comme les théories des saints sur les mosaïques de
Ravenne.

345 c) La source du pouvoir 0 Seule la conception dynastique convient à


un pouvoir qui se veut aussi puissant. Le Sénat ne joue plus aucun rôle
dans la collation du pouvoir. A Rome ou à Constantinople (car il y a
deux Sénats), il n'intervient plus que pour acclamer l'empereur qui lui
est présenté. L'armée se manifeste épisodiquement — mais les cas où
sa volonté est déterminante (Julien) sont rares. L'autorité impériale
s est renforcée. Elle assure le triomphe du principe dynastique (les

1. Eusèbe, évêque de Césarée, prononça en 536 un discours pour célébrer le tren-


tième anniversaire de l'avènement de Constantin. C'est de ce lexle capital que sont tirées
les citations qui suivent.
L'ANTIQUITÉ TARDIVE (284-565) 371

dynasties constantinienne, valentinienne, théodosienne), au moins


jusqu'au milieu du 5'' s. en Orient.

SECTION 2
LA POLITIQUE RELIGIEUSE :
L'EMPEREUR ET LES CHRÉTIENS

H(i
La religion et le civisme 0 L'apparition du christianisme a introduit
dans la vie politique romaine une donnée absolument nouvelle. Dans
les cités antiques (Grèce ou Rome), la religion est un élément essentiel
de la vie politique. Les dieux officiels de la cité apportent à l'Etat le
salut et la puissance ; ils renforcent le pouvoir et le rendent sacré ; ils
assurent, autour des mêmes cultes, la cohésion et la loyauté de tous.
Le culte des divinités poliades est le plus important acte civique. Il est
patriotisme.
Or le christianisme des origines est d'une autre nature. Il n'est pas
romain. Il n'a pas vocation à servir la cité terrestre. Il prêche le déta-
chement des réalités de ce monde. Universel et céleste, il est suspect.
D'où très vite l'hostilité du pouvoir.

§1
DE L'IGNORANCE À LA PERSÉCUTION
(DU 1er s. À 311)

Les deux premiers siècles 0 Si le judaïsme fut pour Rome un culte


étranger mais toléré (religio licita), le christianisme fut condamné
comme une religion interdite (illicita). Etre chrétien est un délit. Pour-
quoi ? Les chrétiens, pourtant, respectent l'ordre établi. Ils prêchent la
soumission à toute autorité humaine, l'empereur ou ses gouverneurs.
Mais deux lourdes fautes leur sont reprochées.
Leur intolérance d'abord : ils repoussent les rites païens dénoncés
comme démoniaques. « Ils refusent, par superstition, de sacrifier l'en-
' cens et le vin devant l'image du culte impérial » : pour ce motif, Pline
le Jeune, gouverneur de la Bithynie, mènera au supplice les premiers
martyrs. Parce qu'ils rejettent par définition tous les cultes, dont ceux
attachés à la durée de l'Etat, on voit dans les chrétiens une menace
contre la cohésion morale de l'Empire. La religion chrétienne, selon le
point de vue antique, est subversive.
Leur détachement ensuite. « Toute terre étrangère leur est une pa-
trie, et toute patrie une terre étrangère», selon l'expression d'un écrit
anti-chrétien du 2e s. Le refus des chrétiens des charges municipales,
de la fonction de juge, du métier de soldat (car tous impliquent un
serment de fidélité aux dieux de Rome et à l'empereur) est sévèrement
jugé.
372 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

Aux deux premiers siècles, si la menace de poursuites est toujours


possible, il n'y a pas de persécution systématique. Les victimes de la
foi sont bien plus les victimes de la haine populaire que celles du
pouvoir. Celui-ci ne condamne les chrétiens que sur dénonciation per-
sonnelle et à l'initiative des particuliers.

548 Les persécutions du 3e et du début du 4e s. 0 Le christianisme a fait


des progrès considérables. Les frontières sont menacées : les chrétiens
refusent de se joindre à l'effort de mobilisation des énergies. Tertul-
lien, au début du 5e s., lance, d'Afrique, d'imprudentes incitations :
« une âme ne peut se vouer à deux maîtres, à Dieu et à César ».
C'est le début des persécutions systématiques. Celles de Septime
Sévère frapperont les milieux chrétiens d'Alexandrie, Carthage et
Lyon. Au milieu du siècle, l'empereur Dèce (le pape Fabien subit le
martyre en 250) ordonne à tous les citoyens un sacrifice général aux
dieux de Rome, sous le contrôle des autorités locales qui délivreront
des certificats individuels ; la violence de la persécution atteint surtout
l'Orient. Peu après, l'empereur Valérien, sous l'effet de catastrophes
militaires, tente de reconstituer l'unité morale par une persécution de
deux années ; il interdit le culte chrétien en 257. Son fils Gallien re-
vient à la politique de tolérance qu'avaient pratiquée Alexandre Sévère
et Philippe l'Arabe ; elle durera quarante ans.
Puis Dioclétien et Galère laissent leur nom à la dernière et la plus
sanglante des persécutions. Il est vrai que le monothéisme chrétien
retirait à la tétrarchie sa base religieuse polythéiste. La cité païenne et
la foi chrétienne se montraient une fois de plus inconciliables : l'une
des deux devait disparaître — ou se transformer. Le culte chrétien est
interdit en 304 ; les églises sont détruites et leurs biens confisqués ; les
membres du clergé sont arrêtés. Un sacrifice général est exigé de tout
l'Empire. Son refus fera plusieurs milliers de victimes (en Orient sur-
tout, où sévit Galère).
Mais une fois de plus, ce fut un échec. Galère, peu avant sa mort,
le reconnut et promulgua un édit de tolérance. Le pouvoir ne sort pas
grandi de cette épreuve. Affaibli par son échec ; affaibli par les progrès
du christianisme que la persécution encourage.

§2
L'EMPIRE CHRÉTIEN

En 312, Constantin se convertit. Calcul politique ? Adhésion sin-


cère ? On ne le saura jamais. Au fond peu importe. De ce jour, les
rapports entre les chrétiens et le pouvoir sont boideversés. On indiquera
les moments les plus importants de cette évolution (I). Quel bilan
pour l'Empire ? (II) Souscrira-t-on à ce jugement du grand historien
Gibbon, Ilistory of the Décliné and Fall of the Roman Empire (publié à
partir de 1776) «j'ai décrit le triomphe de la barbarie et de la reli-
gion » ? En associant l'Eglise à l'Empire, Constantin et ses successeurs
ont-ils trahi Rome et préparé sa chute ?
L'ANTIQUITÉ TARDIVE (284-565) 373

["Â"| LE CHRISTIANISME.
RELIGION OFFICIELLE DE L'EMPIRE

^9 Constantin 0 En 313, à Milan, Constantin et Licinius reconnaissent


officiellement le culte chrétien. Il devient religion licite. Les biens con-
fisqués aux chrétiens leur seront restitués. La politique d'équilibre et
de tolérance se transforme très vite en une politique de faveur aux
chrétiens. Les clercs bénéficient d'exemptions fiscales ; la générosité
impériale gratifie les églises d'Afrique et de Rome (basilique Saint-
Pierre). Les symboles chrétiens apparaissent sur les monnaies en 315 ;
les symboles païens disparaissent en 323. Les églises reçoivent la ca-
pacité de recueillir dons et legs : le patrimoine ecclésiastique peut naî-
tre.
Un privilège exorbitant est accordé aux évêques : la reconnaissance
officielle de la juridiction épiscopale ou episcopalis audientia. Dès
avant Constantin, les évêques avaient pris l'habitude de juger deux
sortes d'affaires. Exerçant une juridiction disciplinaire, ils punissaient
les manquements à la foi et à la morale chrétiennes et prononçaient
l'excommunication. De plus, ils rendaient une juridiction arbitrale en-
tre les chrétiens ; il s'agissait d'un arbitrage purement volontaire, ac-
cepté par les deux parties ; l'exécution de la sentence de l'évêque était
également volontaire : l'inexécution soumettait à des peines ecclésias-
tiques. Mais à partir de Constantin, cette juridiction reçoit une exten-
sion considérable. Le tribunal de l'évêque bénéficie de trois sortes de
compétences.
1) Une juridiction disciplinaire, réprimant les fautes contre le
dogme. L'Eglise réclame et obtient la collaboration du bras séculier :
à la fin du 4e s., des hérétiques condamnés par Vaudientia episcopalis
sont exécutés par le pouvoir laïc. 2) La juridiction civile entre laïcs. Le
caractère arbitral de la juridiction épiscopale disparaît à partir de 333.
Une loi de Constantin rend l'évêque compétent même sur la demande
d'une seule des parties. De plus le recours à l'évêque suspend la com-
pétence de la juridiction laïque même si elle est déjà saisie, tant qu'elle
n'a pas rendu de jugement définitif. L'évêque, par ce privilège excep-
tionnel, concurrence la juridiction des magistrats municipaux. Mais,
exorbitantes, ces mesures sont rapportées à la fin du 4e s. L'évêque ne
conservera qu'une juridiction arbitrale, comme avant 333. 3) La juri-
diction sur les clercs : l'Eglise tente d'obtenir le monopole de la juridic-
tion en matière pénale et civile. Elle ne l'obtient qu'en matière civile.
C'est l'origine du « privilège du for », qui dominera au Moyen Age.
Soucieux de l'unité d'une Eglise dans laquelle il perçoit la condition
de l'unité de l'Empire, Constantin intervient dans les querelles dogma-
tiques. Il prend l'initiative, en 324, de faire trancher la crise arienne1 :
il fait convoquer à Nicée le premier concile œcuménique de l'Histoire,

1. Derrière l'évêque Arius, l'Eglise arienne — qui finira par être condamnée comme
hérétique — proclame l'infériorité du Christ, personne humaine, au Père. Le concile de
Nicée affirmera la consubstantialité (ou identité substantielle) du Père, du Fils et de l'Es-
prit.
374 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

en fixe l'ordre du jour, le préside et en promulgue les décisions (325).


Celui qui se disait « l'évêque de l'extérieur » ou le « Treizième Apôtre »
glisse insensiblement de la faveur à l'Eglise vers l'intolérance à l'égard
des cultes païens : en 318, certains sacrifices sont interdits au domicile
des particuliers.

550 Théodose Tr et la religion d'Etat 0 Les successeurs de Constantin se


partagent entre ariens et orthodoxes (on nicéens). Ils mettent leur
puissance au service de ces conflits dogmatiques, mais à la recherche,
toujours, de l'unité de la foi. La mesure la plus décisive revient à Théo-
dose 1er. Par Védtt de Thessalonique (380), la foi romaine (ou nicéenne)
est imposée à tout l'Empire. Le christianisme devient religion d'Etat.
Les autres religions sont condamnées et les déviations hérétiques,
pourchassées1. Un siècle après Dioclétien, la politique est inversée. Les
biens des temples païens sont confisqués. Le culte païen est interdit à
Rome, puis dans tout l'Empire (mais il n'est pas persécuté).
Au cours de ce siècle, la diffusion du christianisme fait des progrès
décisifs. Aux 4e et 5e s., les fonctionnaires chrétiens seront approxima-
tivement deux fois plus nombreux que les païens. Le Sénat de Rome
reste le centre de la réaction païenne.

B LE CHRISTIANISME
ET LE DÉCLIN DE ROME

551 Les empereurs néophytes 0 Leur zèle n'a pas été sans danger pour
leur autorité. Leur politique a soulevé l'hostilité des milieux païens
traditionnels. Mais, à la fin du 4e s., le combat d'arrière-garde de ces
intellectuels et aristocrates ne pèse plus lourd.
Plus important : en devenant chrétien l'empereur se soumet au
contrôle de l'évêque, juge au spirituel de l'action politique de l'empe-
reur. Le grand saint Ambroise, évêque de Milan, l'affirmera courageu-
sement en 390. Théodose avait châtié une émeute populaire par un
horrible massacre perpétré dans l'amphithéâtre de Thessalonique. In-
digné, Ambroise infligea à l'empereur, sous la menace de l'excommu-
nication, une pénitence publique. Théodose finit par se soumettre.
Enfin, l'autorité impériale ne gagna rien à s'immiscer dans les
questions de dogme ; elle mettait son indépendance en jeu, comme
celle de l'Eglise. La menace, pour celle-ci, du césaropapisme (César
tenant le rôle de chef de l'Eglise) se confirmera ; mais dans l'empire
byzantin seulement (signe de vitalité de l'autorité monarchique).

I. « Tous les peuples que régit la modération de notre Clémence, nous voulons qu'ils
s'engagent dans la religion que le divin Pierre Apôtre a apportée aux Romains... Nous
ordonnons que ceux qui suivent cette loi (celle qu'a édictée le concile de Nicée) prennent
le nom de Chrétiens Catholiques et que les autres, que nous jugeons déments et insensés,
assument l'infamie du dogme hérétique, que leurs assemblées ne puissent recevoir le
nom d'églises, pour être enfin châtiés, d'abord par la vengeance divine, ensuite par notre
décision, que nous a inspirée la volonté céleste » (C. Th. 16, 1, 2).
L'ANTIQUITÉ TARDIVE (284-565) 375

Inversement : les bienfaits de la collaboration 0 Le premier, incal-


culable : avoir mis fin à ces persécutions plus que vaines, nocives, qui
détournaient les chrétiens de l'Etat. La tolérance, puis la faveur ont
provoqué leur adhésion.
L'Eglise, en second lieu, a fourni au pouvoir la théorie de l'absolu-
tisme de droit divin. Par l'influence des clercs et l'entourage de l'em-
pereur, la législation s'est humanisée et moralisée : dans le droit de la
famille, et pas seulement par l'abolition des combats de eladia-
teurs (325).
Et surtout : le christianisme, considéré pendant des siècles comme
l'ennemi irréductible de Rome, hétérogène à sa civilisation, assimila si
profondément sa culture qu'il devint son plus ferme et dernier soutien.
Au moment des invasions, les évêques prennent la place des autorités
défaillantes, défendent leur cité (saint Augustin, à Hippone — au-
jourd'hui Bône —, lors des invasions vandales) ou parlementent avec
les chefs barbares pour détourner avec succès leur menace. L'évêque
de Rome, le pape saint Léon le Grand arrête de son autorité Attila et
ses hordes de Huns au Sud du Pô en 452 ; en 455, il obtient de Genséric
qu'il épargne aux Romains l'incendie et le massacre.
Les institutions religieuses se sont inspirées de l'organisation du
pouvoir laïc. Le pape, dont Vauctoritas évoque la puissance impériale,
s'entoure d'une chancellerie, exerce une juridiction d'appel (dès 394)^
promulgue des décrétales qui s'imposent à toute la chrétienté (à partir
de 385). Localement, l'évêque, installé dans chaque cité (la Gaule
comptera 118 diocèses pour 112 civitates), maintient la vitalité des cen-
tres urbains : il veille au relèvement des murailles, prend la défense
des faibles contre les abus des puissants, organise les œuvres de cha-
nté et d'assistance, dénonce, de son tribunal, la violation des constitu-
tions impériales, entreprend l'évangélisation des campagnes1. Des sy-
nodes régionaux et des conciles œcuméniques (pour tout l'Empire)
entretiennent 1 idée d'Empire au moment où il se disloque. Le concept
d une organisation hiérarchisée et centralisée subsistera grâce aux
institutions ecclésiastiques après l'effondrement de l'Empire d'Occi-
dent. Sans ce legs, l'Empire carolingien n'eût pas vu le jour.
« Quand l'Empire disparut en Occident, le pape apparut d'une cer-
taine manière, à Rome, comme le successeur des Césars » (CI. Lepel-
ley). La conversion de Constantin n'a pas trahi Rome. Elle a sauvé sa
culture : celle que le clergé transmettra au Moyen Age.

1. L'œuvre de saint Augustin dans son diocèse d'Hippone est exemplaire. Voir à ce
sujet l'ouvrage de CI. Lepelleï, Les cités de l'Afrique romaine au Bas-Empire, Paris, 1979
Des lettres d'Augustin, découvertes tout récemment, illustrent cette activité'féconde ■ cf
les études rassemblées sous le titre Les lettres de saint Augustin découvertes nar / Divink
y
Pavio (OH* ' '
376 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

SECTION 3
LA CENTRALISATION
BUREAUCRATIQUE
ET LE DIRIGISME

Gouvernement et administration, échanges et production : sur tous


les fronts le pouvoir entreprend la lutte contre l'évasion, le repli, et
l'interposition d'écrans entre l'autorité et ses sujets. Des réformes fon-
damentales voient le jour. Par la déconcentration et la spécialisation,
la centralisation se renforce (§ 1), tandis qu'une expérience sans pré-
cédent d'économie dirigée subordonne les intérêts individuels à l'uti-
lité de l'Etat (§ 2).

§1
LE GOUVERNEMENT CENTRAL
ET L'ADMINISTRATION LOCALE

555 Les principes nouveaux 0 L'administration de l'Empire est dominée


par l'empereur qui décide de tout. Il nomme et révoque les fonction-
naires. La justice est rendue en son nom et en présence de son image
par des juges-fonctionnaires, en première instance, en appel ou par le
jeu de l'évocation. Il est le chef de l'armée. Il concentre l'élaboration
du droit. Pour mener ces tâches multiples que menace la dispersion,
les services centraux de la chancellerie sont réformés ; l'organisation
territoriale est redessinée sous l'effet d'une volonté de morcellement ;
les fonctions civiles et militaires s'isolent en deux hiérarchies distinc-
tes ; un personnel administratif nouveau est appelé au service de
l'Etat.

fÂ"! LA COUR ET LE GOUVERNEMENT CENTRAL

Jusqu'à la fondation de Constantinople, la Cour est itinérante ; elle


suit l'empereur dans ses déplacements continuels, à Antioche, à Milan,
à Sirmium (sur la Save), à Trêves. Après 326, les chancelleries se dé-
doublent et se stabilisent : à Constantinople pour l'Empire d'Orient, à
Rome ou surtout Ravenne pour l'Occident. Le phénomène majeur
dans la réorganisation des services centraux est la disparition du rôle
de vice-empereur que jouait jusque-là le préfet du prétoire.

554 a) Le conseil impérial 0 11 prend maintenant le nom de consistoire


sacré. Tous ses membres, sauf l'empereur, restent debout (curnsistere:
« se réunir debout ») et silencieux : le mot silentium désigne ses séan-
ces. La salle de réunion, comme une chapelle divine, est un sacrarium,
L'ANTIQUITÉ TARDIVE (284-565) 377

« où l'empereur, ordinairement par la bouche de son questeur, rend les


oracles» (Piganiol). Le conseil réunit un personnel stable, où l'on
trouve les quatre comtes du consistoire : les deux ministres des finan-
ces, le maître des offices et le questeur du palais sacré. Ce dernier,
juriste et homme de lettres (ainsi le poète et professeur bordelais Au-
sone, sous Gratien), fait office de président. Il rédige les discours de
l'empereur et ses lois ; il prend la parole en son nom. Une masse de
notaires assiste aux séances ; au courant de tous les secrets du gouver-
nement, ils exercent une influence considérable, en particulier sur
l'avancement des hauts fonctionnaires. A ce noyau stable s'ajoutent, à
partir de Constantin, ceux que l'empereur a honorés de son amitié. Ce
sont les compagnons (ou comtes), fidèles et courtisans, souvent inté-
grés fictivement dans la parenté du prince : d'où leur titre de patrices.
Ce titre finira par n'avoir guère plus de valeur qu'une décoration.
Ainsi, Clovis le recevra, de l'empereur d'Orient. Ces conseillers privés,
situés hors hiérarchie, ne sont pas des membres permanents du con-
sistoire.
Le conseil joue un rôle capital dans la justice suprême : il est le
tribunal impérial ; et dans la législation : c'est en son sein (par le ques-
teur du palais) qu'est élaborée une législation extrêmement abon-
dante. Le Code de Jnstinien a conservé pour le seul Dioclétien
1 500 édits et rescrits.
g»3 ^
b) Les Ministres 0 En tête, l'homme fort du régime, véritable ministre
de l'Intérieur et de la Police, le maître des offices. Il dirige l'ensemble
des bureaux centraux ; il a sous ses ordres la garde barbare du prince
(composée de Germains) ; il est le chef des agentes in rébus (infra,
n0 557). Le questeur du palais sacré, juriste, est le porte-parole officiel
de l'empereur. La direction des finances est répartie entre deux minis-
tres. Le comte des largesses sacrées, ainsi nommé parce qu'il fournit à
l'empereur de quoi faire des cadeaux ; il est en réalité le chef du dé-
partement des impôts. L'administration des domaines impériaux (res
privata) ressortit au comte du patrimoine privé. Le Grand Chambellan,
ou préposé à la chambre sacrée est le chef de la Maison civile. Enfin,
les deux chefs d'état-major sont des généraux placés à la tête de la
nouvelle armée {infra, n" 562).

5R0 c) Les bureaux 0 Le personnel des bureaux (scrinia — et non plus


officia, à partir du 4e s.) formant la chancellerie est extrêmement nom-
breux. 11 est composé de fonctionnaires civils constitués en une mili-
tia : comme un régiment, ils portent uniforme, agissent avec discipline
et sont soumis à une hiérarchie rigoureuse. Ces fonctionnaires, qui ne
se recrutent plus parmi des affranchis, parcourent une carrière pure-
ment civile à l'intérieur des bureaux et progressent de grade en grade.
Cette lourde bureaucratie fait l'objet d'une nomenclature minutieuse
consignée dans des annuaires administratifs ; telle la notitia dignita-
tum, rédigée au début du 5e s. Parmi les principaux bureaux, citons
celui des libelles (placets, requêtes), des lettres (correspondance), de la
mémoire (rédaction des réponses aux dossiers préparés par les deux
précédents), des causes sacrées (introduction des procès jugés par le
378 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

conseil impérial) et des déplacements (voyages officiels). Tous les chefs


de ces bureaux, placés sous l'autorité du maître des offices, sont des
chevaliers jusqu'à Constantin ; des sénateurs ensuite (infra, n" 563).

557 d) Les agents de liaison (agentes in rébus) 0 C'est une innovation,


révélatrice. Ces commissaires enquêteurs, itinérants, sont des instru-
ments de centralisation. Espions officiels, ils contrôlent la poste et sur-
veillent de près l'administration de chaque gouverneur de province :
là, l'usage populaire leur donna le surnom de curiosi. Ils veillent à
l'application des ordonnances impériales. Placés sous la direction du
maître des offices, ils présentent, retour de tournée, leurs rapports au
conseil impéjrial.

558 e) Les magistrats traditionnels et le Sénat 0 Les magistratures ne


tiennent plus aucune place dans cette ultime répartition des tâches de
gouvernement. Mais elles subsistent : leur intérêt est d'ouvrir l'accès
au Sénat et aux carrières hiérarchisées réservées à ses membres. Les
magistratures sont devenues de véritables liturgies ; elles obligent à
l'organisation de jeux si onéreux que les candidats sont désignés dix
ans à l'avance (ainsi les préteurs de Constantinople) pour pouvoir réu-
nir les sommes nécessaires. Le consulat, qui reste éponyme, est tou-
jours l'honneur suprême1.
Le Sénat, ou plutôt les Sénats, car Constantinople a sa Boulé copiée
sur son homologue romain, regroupe les plus hauts fonctionnaires et
les plus grosses fortunes foncières. Mais son rôle politique est inexis-
tant. Il acclame sans examen le nouvel empereur ; il a perdu toute
compétence juridictionnelle et législative ; il est devenu un simple des-
tinataire des lois. Rabaissé au rang d'un conseil municipal, il est pré-
sidé par le préfet de la Ville (à Rome et, de même, à Constantinople).
Le nombre des sénateurs est devenu extrêmement élevé : 2 000 sous
Constantin ; mais ils ne participent pas aux séances, dont le quorum a
été fixé à 50 sénateurs !

B L'ADMINISTRATION PROVINCIALE

Dioclétien, puis Constantin la réforment profondément. Le premier


morcelle les provinces et crée les diocèses ; le second réorganise la
préfecture du prétoire.

559 a) Les provinces 0 Elles volent en éclats. De 48 (en 284), elles passent
à 104 avec Dioclétien. L'Italie a perdu son statut privilégié ; à son tour,
elle est entrée dans le système provincial, divisée en douze provinces

1. Un honneur que l'on commémore par des diptyques en ivoire, offerts aux amis.
Les grands musées d'Europe conservent plusieurs exemplaires de cet art typique de
l'Antiquité Tardive. Le consul, campé sur son siège curule, d'une main tient le sceptre,
symbole de sa toute théorique fonction, et, de l'autre, le mouchoir avec lequel il donne le
signal de départ aux jeux du cirque. C'est devenu l'essentiel de sa charge.
L'ANTIQUITÉ TARDIVE (284-565) 379

placées sous l'administration de correctores. Les pouvoirs des gouver-


neurs sont réformés. Tous sont directement placés sous l'autorité de
l'empereur : les provinces sont donc toutes devenues impériales. Le
gouverneur a perdu ses fonctions militaires, mais ses fonctions civiles
se renforcent — dans un cadre plus restreint—. Ainsi, les procurateurs
du fisc ont disparu et la perception des impôts incombe désormais aux
autorités municipales dont la lourde tâche (infra, n0 564) est placée
sous le contrôle du gouverneur. Les pouvoirs judiciaires des gouver-
neurs se développent au détriment de la juridiction municipale. Quant
aux assemblées provinciales, on constate, non sans surprise, que ces
réunions de notables municipaux sous la présidence du grand prêtre
du culte impérial subsistent très vivantes sous les empereurs chré-
tiens. Les grands propriétaires fonciers et l'oligarchie municipale y ont
conservé les mêmes fonctions : ils mettent les gouverneurs en accusa-
tion ou les félicitent, et envoient des délégués à la Cour.

'' h) Les diocèses 0 La création des diocèses (TV B. : rien de commun


avec la circonscription épiscopale) par Dioclétien répond à une double
intention. Elle tend à compenser par un regroupement le morcelle-
ment des provinces. Au nombre de 12, chaque diocèse comprend en
moyenne 8 provinces. La Gaule aura deux diocèses, avec Trêves et
Vienne (sur l'Isère) comme chefs-lieux. Mais il s'agit aussi de réduire
l'importance redoutable de la préfecture du prétoire. Les diocèses sont
conhés à de hauts fonctionnaires équestres (sous Dioclétien ; séna-
teurs à partir de Constantin) dépendant directement de l'empereur et
non du préfet du prétoire. D'où leur nom : vicaires (« remplaçants » du
préfet du prétoire). Ces vicaires répartissent l'impôt entre les provin-
ces ; ils sont juges d'appel des décisions civiles et administratives (ju-
ridiction fiscale) rendues par les gouverneurs et les autorités munici-
pales. Avec la réforme constantinienne de la préfecture du prétoire, le
rôle des vicaires diminuera ; mais l'œuvre de Dioclétien s'inspire au
fond des mêmes intentions que celle de Constantin.

c
''' ) Les préfectures du prétoire 0 Premier ministre et vice-empereur
jusqu'à Constantin, le préfet du prétoire est réduit par cet empereur au
rôle d'un agent, subordonné, de la centralisation provinciale. Ecarté de
la cour et du gouvernement, il devient un préfet de région. Trois ou
quatre (le chiffre variera) préfectures sont créées par Constantin. La
première regroupe la Gaule, la Bretagne et l'Espagne, avec Trêves
pour capitale, puis, après 400, un repli sur Arles ; la seconde (Italie,
Afrique, Milan) a son siège à Milan ; la troisième (Orient) rayonne de
Constantinople ; la quatrième, non définitive, autour de Sirmium, ad-
ministre l'illyrie. Les pouvoirs des préfets du prétoire sont restreints
aux affaires civiles. Ils sont juges d'appel (mais pas d'appel de leurs
jugements à l'empereur) ; ils gèrent l'annone (perception et ravitaille-
ment de l'armée) ; ils inspirent de nombreuses constitutions impéria-
les qui leur sont spécialement adressées en réponse.
Déconcentration et hiérarchie : telle une pyramide, l'organisation
provinciale doit assurer la transmission et l'exécution des directives
impériales. L'autorité centrale gagne en efficacité.
380 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

[cl L'ARMÉE

562 Le recrutement et le commandement 0 Devant la crise du recrute-


ment, Dioclétien abandonne le principe du volontariat au profit de
deux nouvelles sources. L'hérédité est imposée dès son règne aux fils
de légionnaires et de vétérans. Ces soldats par naissance sont attachés
à un lot de terre qu'ils cultiveront comme colons ; la parade à la dé-
sertion est trouvée. Pour compléter les effectifs — car l'armée atteint
maintenant plus de 500 000 hommes —, on impose aux propriétaires
fonciers \a fourniture de recrues en proportion de leur patrimoine. Ce
sont des mercenaires barbares qui entrent, par ce moyen, dans l'ar-
mée. Ces barbares sont installés auprès des populations civiles en
vertu du droit de réquisition. Un tiers du sol leur est réservé. Le sys-
tème, connu sous le nom d'hospitium, prépare l'occupation définitive
par les popvdations barbares des provinces occidentales.
Au niveau du commandement, la séparation des fonctions civiles et
militaires est achevée, en rupture complète avec la plus ferme tradi-
tion antique. Après Constantin, préfets du prétoire, vicaires et gouver-
neurs n'ont plus de fonction militaire. Une nouvelle hiérarchie mili-
taire apparaît. L'armée des frontières est placée sous le
commandement de ducs ; ils relèvent de comtes militaires placés à la
tête d'un groupe de provinces, eux-mêmes sous les ordres des deux
chefs d'état-major : le maître des cavaliers et le maître de l'infanterie.
Ce sont des généraux : ils ont parcouru une carrière militaire. Ces
grands officiers seront souvent des Francs.

D LE PERSONNEL ADMINISTRATIF

Deux transformations majeures : l'ordre équestre disparaît, ab-


sorbé par l'ordre sénatorial ; les notables municipaux sont intégrés
dans l'administration impériale dont la cité devient le premier rouage.

565 Disparition des chevaliers. Les aristocraties provinciales 0 Jusqu'à


Constantin, la rivalité des deux ordres avait profité aux chevaliers.
Personnel de confiance, ils avaient conquis peu à peu les postes de
responsabilité réservés aux membres de l'ordre sénatorial. Or, entre
312 et 316, l'ordre équestre s'effondre. Il se dilue dans l'ordre sénato-
rial : d'où le nombre des sénateurs qui passe brusquement à 2 000.
Tous les postes, même les plus prestigieux (préfets d'Egypte, du pré-
toire ...), sont ouverts aux sénateurs d'Orient et d'Occident. La réforme
s'explique par la totale dépendance des sénateurs : dans leur docilité
ils avaient rejoint celle des chevaliers. Mais le résultat, à long terme,
fut très grave. Les chevaliers incarnaient la compétence ; les sénateurs
représentent la fortune foncière. Désormais, la puissance économique
et la puissance administrative seront entre les mêmes mains. L'étrange
réforme de Constantin (et ses successeurs ne l'ont pas abrogée) a fina-
lement abouti à favoriser la naissance d'aristocraties provinciales, dont
l'indépendance,fera obstacle à la centralisation. Ces patentes (on les
L'ANTIQUITÉ TARDIVE (284-565) 381

retrouve partout) maintiendront leur puissance au sein des royaumes


barbares et donneront au régime seigneurial l'une de ses origines.

* L'ordre des décurions 0 L'Etat s'est déchargé sur l'élite municipale de


la principale et de la plus lourde des tâches administratives : la répar-
tition et la perception de l'impôt. La bourgeoisie municipale, qui
n'avait connu que la gestion de services purement locaux, devient
malgré elle un rouage de l'administration générale de l'Empire.
Dans la bourgeoisie municipale, il faut distinguer plusieurs catégo-
ries qui, par le jeu de l'hérédité, deviennent des castes. Au sommet, on
trouve ceux qui ont accédé à l'ordre sénatorial ; privilégiés, ils échap-
pent aux charges de l'Etat. Au-dessous se situe l'ordre des curiales ou
décurions : ce sont les membres du sénat municipal ou curie. Ces pro-
priétaires fonciers ont été convertis par l'Etat en percepteurs non ap-
pointés. Ils sont chargés de la répartition de l'impôt entre les habitants
du municipe et de sa perception ; ils gardent les magasins où sont
entreposées les recettes de l'annone (impôt en nature) ; ils dressent la
liste des assujettis aux liturgies municipales (entretien des thermes et
des édifices publics, organisation des jeux). Ces charges s'appellent les
munera.
La responsabilité des décurions est écrasante. Responsabilité person-
nelle d'abord : les biens du décurion, servant de gage aux obligations
que l'Etat lui impose, sont inaliénables. Responsabilité collective de
l'ordre tout entier ensuite : si les décurions échouent à percevoir les
impôts fixés par le gouvernement provincial, les plus riches d'entre
eux poursuivront les défaillants ou paieront à leur place. Cette respon-
sabilité solidaire explique que les biens de chaque décurion aient été
grevés d'une sorte d'hypothèque au profit de la curie dans son ensem-
ble. Dès 319, la curie hérite des biens du décurion mort intestat et sans
enfant. L'héritier testamentaire du décurion supporte à son tour les
obligations du défunt ; car elles se transmettent avec son patrimoine.
Pour échapper à ces obligations, la tentation est de fuir. Mais la
législation veille. Elle impose l'hérédité de la dignité, donc des charges
de décurion. Les lois interdisent l'entrée du décurion au service du
gouverneur ou dans les bureaux impériaux ; car le fonctionnaire, pri-
vilégié, échappe aux munera. La fuite vers le clergé et ses privilèges
séduit certains ; mais les lois ne la tolèrent qu'à la condition de trouver
un remplaçant qui recueillera les biens et les charges qui les grèvent.
La dignité de décurion, immuable, est devenue un métier au service
de l'Etat. Un régime d'oppression est né. Il sera appliqué systématique-
ment dans tous les secteurs vitaux de l'économie.
382 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

§2
LA CRISE ÉCONOMIQUE
ET LE DIRIGISME

[a"| crise économique et pression fiscale

565 La crise économique 0 Elle atteint tous les moyens de production.


C'est le cas, en premier lieu, de V agriculture. Certaines régions de
l'Empire, désertées, retournent à l'état de friche. Les causes en sont
multiples : crise démographique, peut-être ; effet destructeur des inva-
sions, certainement; pression fiscale aussi, qui frappe très inégale-
ment et achève de faire reculer la petite propriété libre au profit
d'énormes concentrations de terres, dont l'extension aggrave la crise
économique. Souvent vastes de plus de 1 000 hectares, ces très grands
domaines se replient sur eux-mêmes et vivent en autarcie. Des ateliers,
installés sur place, fabriquent ce qui est nécessaire à la vie de leurs
habitants. On passe d'une économie monétaire et d'échanges à un ré-
gime d'économie naturelle. Les grands propriétaires dont les plus ri-
ches sont sénateurs, qualifiés juridiquement de patentes (« puissants »),
s'arrogent, par une succession d'abus, des parcelles de l'autorité publi-
que. Ils échappent à l'administration impériale. Non seulement ils
exercent sur leurs dépendants justice et police (les lois leur défendront
de posséder des prisons privées), mais refusent aux décurions-
percepteurs l'accès à leurs domaines. Souvent ils n'acquittent pas leurs
obligations fiscales et ne fournissent pas les recrues exigées ; au mieux
ils obtiennent le droit de percevoir eux-mêmes l'impôt (système de
l'autopragie). L'Empire se couvre ainsi de mondes clos, préfiguration
des seigneuries médiévales. Leur isolement et leur indépendance con-
tribuent au déclin des forces économiques de l'Etat.
La circulation des marchandises souffre de l'insécurité des temps.
Le commerce, frappé par la faiblesse du crédit et le développement de
l'usure, régresse ; il entraîne le déclin des villes (à part quelques ré-
gions privilégiées, telle l'Afrique). L'inflation atteint des chiffres re-
cords. Après Dioclétien, Constantin tente de redresser la situation par
la création d'une nouvelle monnaie de compte et d'échange, le sou d'or
(taillé à raison de 72 pièces par livre, soit 4,25 gr. d'or par pièce). Cette
monnaie, excellente, restera stable dans l'Empire d'Orient jusqu'au
11e s. Mais ses incidences économiques ne furent pas heureuses. Elle
aboutit à faire naître un double circuit. Pour les transactions les plus
importantes et ne concernant que les riches, le sou d'or a rétabli un
système d'économie monétaire. Mais la monnaie d'or est inaccessible
à la grande majorité des citoyens ; ils continuent à utiliser des pièces
dépréciées de cuivre, de bronze ou d'argent et à subir une infiation
galopante : pour eux, l'économie naturelle et fermée, sous forme de
paiements en nature, restera la règle. La dévaluation des espèces cou-
rantes et le primat de l'or ont eu pour conséquences l'augmentation
des prix et des salaires et l'aggravation des inégalités sociales.
L'ANTIQUITÉ TARDIVE (284-565) 383

66
la nouvelle organisation fiscale 0 Les impôts traditionnels en argent
n'ont pas survécu à la crise du 3° s. : du fait de l'inflation, ils ne rap-
portent plus rien. Dioctétien réorganise tout le système de l'imposition.
L'impôt de base sera désormais payé en nature et établi sur la base de
nouvelles unités fiscales, les juga et les capita. La jugatio porte sur la
terre ; la capitatio porte sur les personnes (de cap ut, la tête) et le chep-
tel : quelle que soit l'assiette de l'impôt, c'est toujours la capacité de
production agricole qui supporte l'impôt.
Chaque exploitation est divisée en juga : ils sont des unités fiscales
abstraites. Plus le sol est fertile et la culture lucrative, plus les unités,
pour une superficie donnée, seront nombreuses. Ainsi, en Syrie, un
jugum correspond à 1,25 ha de vignes, ou à 5 ha de terres labourées,
ou à 225 souches d'oliviers en plaine, ou à 450 souches d'oliviers en
terrain montagneux. Le capitum frappe le producteur (propriétaire ou
colon), à raison de 1 pour un homme, 1/2 pour une femme. Tous les
habitants et toutes les terres de l'Empire sont soumis à l'impôt sur la
base de ces unités de répartition. Pour assurer cette nouvelle forme
d'imposition, Dioclétien entreprit un immense travail de recensement
(tous les individus et le cheptel) et de cadastre ; l'œuvre ne fut pas
achevée avant les années 310. Des révisions générales auront lieu tous
les quinze ans.
L'impôt, très lourd, est perçu par les décurions ; les arriérés, en cas
de mauvaise récolte, sont exigibles l'année suivante.

B LE DIRIGISME

L'intervention de l'Etat prend trois formes ; la réglementation des


échanges et des prix ; la gestion directe de certaines activités de pro-
duction ; l'organisation autoritaire des professions essentielles à la vie
de l'Empire, notamment celle des demi-libres qui cultivent le sol.

a) La réglementation des prix et des échanges 0 La mesure la plus


célèbre pour juguler l'inflation par un blocage autoritaire des prix est
prise par Dioclétien en 301 : c'est le fameux Edit du Maximum. Le
préambule de l'édit dénonce la cruauté des spéculateurs et la faiblesse
des soldats qui épuisent leur solde pour acquérir quelques produits de
première nécessité. Au nom de V utilité publique, l'édit fixe le prix-
plafond de plusieurs centaines de produits, de services et de salaires.
Ne négligeant aucun détail, la mercuriale distingue trois qualités
d'huile, donne le cours maximum de la livre de plumes d'oie (100
deniers), des cœurs d'artichaut (6 deniers la dizaine) ou du lion d'Afri-
que de premier choix (150 000 deniers). Même minutie pour les salai-
res qu'il s'agisse d'un coiffeur (2 deniers par client) ou de la rémuné-
ration de l'avocat pour plaider une cause (250 deniers)... Les tarifs
sont imposés sous peine de mort : le châtiment frappera le vendeur qui
a vendu trop cher, l'acheteur qui a consenti à acheter trop cher, ainsi
que les accapareurs qui refusent de vendre ou dissimulent des stocks
à des fins de spéculation. L'édit fut promulgué dans tout l'Empire
les inscriptions ont révélé de multiples copies, en latin et en grec. Mais
384 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

il ne semble pas avoir sensiblement enrayé la chute du denier. Il ne


tarda pas, d'ailleurs, à être abrogé.
La réglementation s'efforce d'améliorer la production. Pour lutter
contre l'abandon des terres, les lois portent atteinte au droit de pro-
priété : les terres désertes peuvent être occupées par un exploitant qui
les cultivera à son profit ; il en acquerra une jouissance proche de la
propriété. La collectivisation de l'impôt prolonge cette orientation ; car
les villageois, contraints de contribuer même pour les terres incultes,
sont incités à les occuper à la place du propriétaire négligent. Le crédit
bénéficie de mesures limitant les taux d'intérêt. Les échanges exté-
rieurs sont soumis à des restrictions. L'exportation de l'or ou l'impor-
tation, ruineus.e pour l'équilibre du commerce, de produits coûteux
comme la soie^ sont interdites.

568 b) La gestion directe par l'Etat 0 A la fin du 4e s. apparaît une éco-


nomie d'Etat sous la forme de manufactures impériales. C'est le cas
des arsenaux, des fabriques d'armes, du tissage du lin, de la laine, des
étoffes de pourpre, des papeteries et des ateliers monétaires. Les salai-
res des ouvriers sont tarifés ; l'organisation de leur travail est soumise
à une discipline rigoureuse sous l'autorité du comte des largesses sa-
crées. Tantôt (monnaie, armes, pourpre) le monopole d'Etat est com-
plet ; tantôt les ateliers, après avoir livré à l'Etat la quantité prescrite
au prix imposé, peuvent écouler le surplus sur le marché libre.

569 c) L'organisation professionnelle et l'hérédité des fonctions 0 Pour


mieux contrôler les professions vitales, l'Etat les organise en corpora-
tions. Au 3e s. déjà, l'empereur en avait favorisé la constitution par
l'octroi de privilèges. Au 4e s., s'armant de la contrainte, l'empereur les
transforme en organismes d'Etat. Les corporations jouissent du mono-
pole de leur profession ; mais, en contrepartie, la réglementation du
travail est très stricte, avec obligation de fournir des services gratuits.
Il en est ainsi pour les boulangers (à Rome, à Constantinople), les
bouchers, les transporteurs par eau (dont dépend la livraison du blé
d'Afrique et d'Egypte), les notaires ... Pour éviter la fuite, Vhérédité de
la profession est imposée. De père en fils, les membres du collège sont
liés à leur profession. Leurs biens sont bloqués, afin d'empêcher leur
désertion. Celui qui hérite des biens d'un boulanger ou épouse la fille
d'un boulanger est condamné à perpétuité au pétrin.
De proche en proche, l'hérédité contrainte a gagné des secteurs
entiers de l'activité. On l'a vu pour les militaires, pour les décurions,
pour les membres des corporations d'Etat. C'est vrai aussi pour les
petits fonctionnaires et surtout pour les exploitants du sol : les colons.

570 d) Le coloriât 0 Fixer le fermier à la terre par une attache indélébile


répondait exactement à l'intérêt de l'Etat : les cultures seraient main-
tenues et la rentrée de l'impôt (capitatio) assurée. Mais l'attache au sol
était également profitable au grand propriétaire ; car c'est lui qui est
tenu de verser l'impôt au nom du colon inscrit sur les registres du cens
à ses côtés ; de plus, lié au domaine, le colon garantira la stabilité de
la rente qu'il doit à son maître. La convergence de ces deux intérêts
L'ANTIQUITÉ TARDIVE (284-565) 385

explique la diffusion du colonat, si caractéristique de l'Antiquité Tar-


dive.
Définition. Le colon est un fermier qui jouit d'une liberté de prin-
cipe ; mais en fait, il est dans une quasi-servitude. Libre, mais esclave
de la terre. Libre, le colon a le droit de contracter une union légitime.
Il peut, en dehors de sa tenure, posséder une propriété foncière per-
sonnelle. Il supporte l'obligation de servir dans l'armée. Sur sa tenure,
il doit respecter en tant que fermier le contrat d'exploitation (lexfundi)
qui l'astreint à verser au propriétaire la moitié ou le tiers de la récolte
et à fournir un certain nombre de corvées. Mais cette liberté est toute
théorique ; en fait le colon vit dans une condition de quasi-servitude.
Un lien indélébile et héréditaire l'attache à la tenure qu'il ne peut
quitter. S'il s'évade, son maître le revendique au moyen d'une action
réelle comme un esclave fugitif. Depuis 380, il lui est interdit de con-
tracter mariage hors de sa classe : ses enfants ne pourront s'échapper
en invoquant la liberté de leur mère. Le maître, de son côté, ne peut
l'expulser ni le séparer du sol ; mais si la terre qu'il travaille est dé-
membrée, sa famille pourra être divisée. Les droits du maître s'aggra-
vent : il dispose d'un droit de correction, mué avec le temps en un
pouvoir de juridiction domestique ; le colon (depuis 396) ne peut citer
son maître en justice. L'Etat, dont les lois ont aggravé la condition du
colon, généralise l'institution. Valentinien Pr l'étend à l'IHyrie en 371 ;
Théodose Ier à la Palestine peu après. Cet « esclave de la terre » (seraus
terraè), selon l'expression du même empereur1, est l'origine directe du
servage médiéval.
Les sources du colonat. Elles sont multiples. 1) Le colonat-refuge
vers lequel s'engage volontairement le pauvre, aliénant sa liberté en
échange de la sécurité du sol qui le nourrira et de la protection d'un
propriétaire puissant. 2) Le colonat-contrainte que l'on impose à des
populations barbares déplacées et installées de force dans cette forme
d'exploitation et de dépendance. 3) Le colonat-prescription : car la li-
berté se perd par l'exploitation trentenaire de la terre ; la liberté n'est
plus ce droit imprescriptible auquel les juristes classiques étaient si
attachés. 4) Le colonat par la naissance, source générale, qui ancre
dans la perpétuité les trois sources précédentes. Par la loi de l'hérédité,
le servage de la glèbe durera plus d'un millénaire.

Conclusion 0 La société s'est figée. Poursuivant une politique d'ordre


et de stabilité, la mobilisation générale impose à chaque groupe la
permanence de ses obligations et de sa condition. Çuel résultat l'Etat
dirigiste en a-t-il retiré ? Si l'effort est louable, son succès est compro-
mis par un vice profond.
Les forces que l'Etat a développées deviennent à leur tour des
foyers de résistance. Ainsi en est-il des patentes. Les empereurs ont
accru la puissance et l'indépendance des puissants : par leurs réfor-
mes monétaires, par l'institution du colonat héréditaire, par le déve-

L « Bien que par leur condition, ils paraissent libres (ingénus), on les considère ce-
pendant esclaves de la terre pour laquelle ils sont nés » (constitution de Thédose r
rapportée au Code de Juslinien, 11, 52, 1).
386 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

loppement de l'aristocratie sénatoriale. Or, c'est vers ces puissants que


se tournent les faibles, fuyant la pression fiscale des décurions. Le
patronage des patentes leur offre un secours contre l'autorité des
agents de l'Etat on de leurs auxiliaires. Dans un perpétuel chassé-
croisé, l'Etat est contraint de traquer ces puissances qu'il a contribué
à fortifier. En 368, fe pouvoir désigne dans chaque cité un défenseur
des opprimés, le defensor plebis ; il a pour mission de protéger les fai-
bles contre un lien de clientèle qu'ils ont eux-mêmes recherché pour
se placer à l'abri de l'autorité de l'Etat. L'échec était prévisible. Le
défensor plebis, rapidement absorbé dans une hiérarchie locale domi-
née par les potentes\ ne freinera pas la montée de ces puissances qui
survivront à l'écroulement du pouvoir. L'immobilité sociale a finale-
ment joué contre l'autorité centrale.

SECTION 4
LES SOURCES DU DROIT

« Loi vivante », l'empereur se pose comme la seule source créatrice


du droit (§ 1). Mais des pratiques locales, provinciales et « vulgaires »,
échappent à cette volonté d'uniformisation (§2). En une remise en
ordre autoritaire, les compilations de Justinien réaffirmeront l'unité du
droit dans la supériorité de la tradition classique (§ 3). L'œuvre de cet
empereur sera le chant du cygne de la volonté impériale de centrali-
sation.

§1
LES CONSTITUTIONS IMPÉRIALES
ET LE « IUS VETUS »

Ce sont les deux sources du droit officiel à partir du 4'' s.

A LES CONSTITUTIONS IMPÉRIALES

572 L'empereur, « nomos empsychos » 0 Les constitutions impériales sont


désormais appelées leges. Toutes les formes de création du droit, lois
votées, sénatus-consultes, édit du préteur et responsa des prudents ont
disparu au profit de la seule volonté impériale. L'empereur s'affirme
« loi vivante ». L'expression était apparue chez un rhéteur du 4'' s. ;

^ D que s il nommé
ellicace par les préfets
restait étranger du prétoire,
aux hiérarchies le defensor
locales. nelepouvait
Mais dès 5e s., il jouer
est éluunparmi
rôle
les notables locaux, dès lors soumis à la puissance des grands propriétaires.
L'ANTIQUITÉ TARDIVE (284-565) 387

Justinien la reprend à son tour dans sa Novelle 105 : « Dieu a soumis


les lois à l'empereur, envoyé par lui aux hommes comme loi vivante
(nomos empsychos) ». Parmi les constitutions impériales, on distingue
comme auparavant les édits (adressés à un préfet du prétoire, à l'un
des deux Sénats, à un gouverneur de province ...) et les rescrits qui se
sont considérablement développés. Une procédure nouvelle, « par res-
crit », a conduit à déférer à l'empereur là solution de nombreux procès
pendants devant des juges subalternes ; le rescrit s'est développé au
détriment des décrets.
Par son élaboration, la constitution impériale émane des bureaux
de la chancellerie et du consistoire sacré. C'est là que des clercs de
l'entourage du Prince ont pu exercer une influence que l'on retrouve
dans bien des constitutions touchant au droit de la famille. Dans leur
application, les constitutions ne s'adressent, après 364, qu'à la partie
de l'Empire gouvernée par l'empereur qui en est l'auteur, jusqu'à ce
que le Code Théodosien étende aux deux moitiés de l'Empire les cons-
titutions occidentales et orientales.

Les premières compilations — Le Code Théodosien 0 L'accumula-


tion des constitutions a rendu nécessaire l'élaboration de recueils. Ils
furent d'abord l'œuvre de particuliers. Vers 292, une compilation offi-
cieuse de rescrits relatifs au droit privé, et dont les plus anciens re-
montent à Hadrien, est publiée sous le nom de « Code Grégorien » ; elle
est complétée peu après par le « Code Hermogénien »1. Bien qu'ils don-
nent le texte des rescrits (et non une analyse personnelle), ces ouvra-
ges sont dépourvus de valeur officielle. Leur but est modeste : fournir
aux praticiens une anthologie commode des décisions les plus impor-
tantes.
L'œuvre entreprise à partir de 429 par Théodose II a une tout autre
ambition. Confié à une commission de seize membres, le travail de
compilation veut réaffirmer l'unité de l'Empire ; le Code sera donc
appliqué uniformément en Orient et en Occident. Il reprend, par son
contenu, l'essentiel de la législation impériale promulguée depuis
Constantin. La matière est répartie en seize livres, (droit public, fisca-
lité, droit privé ...) subdivisés en titres. Pour chacun, les constitutions
sont classées par ordre chronologique. Les contradictions, les textes
désuets ont été supprimés. Le Code Théodosien, promulgué en 438 eut
valeur officielle en Orient jusqu'au Code de Justinien {infra, n" 578) et,
en Occident, jusqu'à la fin de l'Empire. Mais, par la suite, il fut repris
par les commissaires du roi des Wisigoths, AlaricII. L'essentiel du
Code, sous le nom de «Bréviaire d'Alaric», resta jusqu'au 12e s. la
principale source de droit romain en Occident.

1. N. B. ; le terme de Code est réservé aux recueils de constitutions impériales


388 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

LA DOCTRINE CLASSIQUE.
OU « IUS VETUS »

574 L'âge des abrégés 0 Les constitutions impériales ne règlent pas tout, il
s'en faut. L'œuvre doctrinale des juristes classiques (le''-5e s.) reste ap-
plicable. Ce sont les commentaires à l'Edit du préteur, les responsa et
les exposés du droit civil. Ce droit, appelé « vieux droit » par opposition
aux lois nouvelles, continue à fournir aux juges la solution des procès.
Mais des innovations l'affectent aux 4e et 5e s.
Devenu trop savant et trop subtil, ce droit est l'objet d'un travail de
simplification et d'abrègement. Dans les universités, où l'activité d'en-
seignement reste vivante (à Rome, Constantinople, Alexandrie, Athè-
nes et surtout Beyrouth), l'œuvre créatrice s'est tarie. On glose, on
résume, on publie des manuels destinés aux étudiants et aux prati-
ciens. Ainsi, des compilations anonymes et sommaires, issues, par ré-
duction, de la grande jurisprudence classique, apparaissent au 4e s.
Vers 325, les Sentences de Paul, extraites des ouvrages de Paul, expo-
sent des maximes simples sans discussion juridique. Il en sera de
même pour l'œuvre d'UIpien (les Règles d'Ulpien).
Cela ne suffit pas. Pour aider les juges à se faire une opinion au
milieu de la masse de la jurisprudence classique, pour les guider à
travers les solutions souvent contradictoires et parfois dépassées que
les plaideurs invoquent chacun pour leur cause, la célèbre loi des cita-
tions est rendue en 426 par Valentinien III1. La loi privilégie cinq auto-
rités ; Gaius, Paul, Ulpien, Papinien et Modestin. Les autres œuvres
pourront être invoquées devant le juge à la condition qu'elles soient
citées par l'un des cinq Grands. Sinon, seule l'opinion de ces derniers
est recevable. Si leurs cinq avis ne sont pas unanimes, il faudra suivre
la majorité. En cas de partage égal, l'opinion de Papinien l'emportera.
Et pour le cas où Papinien ne se serait pas prononcé, le juge retrouvera
sa liberté d'appréciation. Simpliste et non rationnel, ce « mécanisme
déplorable » (J. Gaudemet) révèle la médiocrité des juges et les incon-
vénients d'une doctrine souvent discordante.

§2
LES COUTUMES PROVINCIALES
ET LE DROIT « VULGAIRE »

Le droit savant de la jurisprudence classique subit aux 4'' et 5e s. les


atteintes d'une source nouvelle du droit : la coutume. Usages suivis
par les populations provinciales non complètement romanisées ou
pratique quotidienne peu soucieuse des principes théoriques du droit,

1. La constilution, reprise dans le Code Théodosien, s'appliquera aussi à l'Orient à


partir de 438.
L'ANTIQUiTÉ TARDIVE (284-565) 389

ces créations coutumières, dans les deux cas, échappent par définition
à l'autorité impériale. Elles menacent l'unité du droit.
5
75 Les droits locaux provinciaux 0 Ils n'ont pas disparu après l'édit de
Caracalla. Au contraire, en tolérant officiellement leur maintien au
profit des nouveaux Romains, l'édit renforcera leur capacité de conta-
mination sur le droit officiel. C'est en Orient surtout que l'on constate
la pénétration des usages locaux. La conception hellénistique des ar-
rhes ou l'importance de l'acte écrit en sont des exemples parmi bien
d'autres.
5
76 Le droit vulgaire <} Différemment, il n'est pas le produit de coutumes
pérégrines. Le droit vulgaire est un droit romain ; mais il se distingue
du droit officiel comme le latin vulgaire, ou la langue parlée, se sépare
de la langue littéraire. C'est un droit né de la pratique. Il applique, mais
en les dénaturant et en les simplifiant, les concepts théoriques. Adapté
aux besoins de la vie, il donne la priorité aux réalités économiques.
Œuvre de praticiens, il refuse les constructions subtiles des profes-
seurs. Ainsi on voit apparaître les notions, juridiquement aberrantes,
de propriété inaliénable ou de propriété limitée dans le temps. La pos-
session de longue durée et l'usufruit sont confondus avec la propriété.
Ce droit vulgaire émerge à partir de la fin du 3" s. Il s'affirme, profitant
du déclin de la jurisprudence, et tend à envahir les chancelleries que
ne protège plus la science des grands juristes.
Face à ces deux formes nouvelles de coutume, quelle attitude pren-
dra le pouvoir ? Certains, comme Dioclétien, opposeront aux usages
pr ovinciaux et aux déviations vulgaires le barrage de leurs rescrits.
Mais d'autres, comme Constantin, seront beaucoup moins sensibles à
la défense de la pureté classique. Leurs constitutions sont perméables
à bien des innovations provinciales et vulgaires. Ces tendances hété-
rogènes, en rupture avec l'unité du droit romain, vont-elles l'empor-
ter ? Il appartenait à Justinien, le restaurateur éphémère de l'unité ro-
maine, de sauver la tradition classique. Son œuvre de compilation,
magnifique, couronne sa croisade.

§3
LA COMPILATION DE JUSTINIEN

'77 Le programme de restauration 0 Un an à peine après son avène-


ment, en 528, Justinien entreprend un énorme travail de compilation.
Techniquement, cette remise en ordre des sources du droit s'imposait.
Les codifications antérieures étaient dépassées. La jurisprudence clas-
sique, dispersée dans des milliers de volumes au texte peu sûr, était
mal connue, desservie par l'absurde loi des citations, déformée par les
médiocres résumés post-classiques, concurrencée par l'invasion des
coutumes non officielles. Politiquement, et c'est chez Justinien une
préoccupation majeure, l'affirmation de l'autorité impériale et de la
supériorité de la tradition romaine sur l'hellénisation de la culture
390 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

conduisait à la même entreprise. Pour la mener à bien, Justinien eut


recours à un professeur de l'école de droit de Constantinople, Tribo-
nien. Maître des offices, puis questeur du palais, Tribonien prit la tête
d'une équipe formée de professeurs et d'avocats : la chaire et le forum,
la théorie et la pratique marcheront du même pas. Quatre recueils
virent le jour : le Code, le Digeste, les Institutes et les Novelles. L'en-
semble forme ce que le Moyen Age appellera, pour le distinguer du
Corpus iuris canonici, le Corpus iuris civilis.

A LE CODE DE JUSTINIEN (534)


0
1
578 C'est le recueil des leges, ou constitutions impériales. Les plus ancien-
nes remontent à Hadrien ; les plus récentes émanent de Justinien. Les
matériaux de base ont été fournis par les Codes Grégorien, Hermogé-
nien et Théodosien, complétés par un choix de constitutions plus ré-
centes. Les textes désuets ont été rejetés ou interpolés (c'est-à-dire re-
maniés). Le Code, après une première version (non conservée), fut
promulgué en 534.
Le Code de Justinien est formé de 12 livres, par référence et en
hommage à la loi des XII Tables. Le premier traite dn droit ecclésias-
tique et des sources du droit ; le second, de la procédure ; les livres III
à VIII sont consacrés au droit privé ; le livre IX, au droit pénal et les
trois derniers exposent le droit administratif et le droit fiscal. Chaque
livre est sidjdivisé en titres, portant chacun sur une matière détermi-
née. A l'intérieur des titres, les constitutions sont classées par ordre
chronologique, chacune contenant l'indication de l'empereur qui l'a
promulguée, l'identité de son destinataire et les lieu et date de publi-
cation. Edits ou rescrits, toutes les constitutions reçoivent par le Code
une autorité générale et obligatoire. Appliqué en Orient, le Code y fait
immédiatement l'objet de commentaires qui corrigèrent ses disposi-
tions en partie anachroniques. Reçu en Italie à la faveur de la recon-
quête éphémère, il n'y trouva guère de succès. Il fut rapidement oublié.
La Gaule ne l'a pas connu avant la redécouverte de la compilation de
Justinien à la fin du 11e s.

B LE DIGESTE (533)

579 Son élaboration 0 Ce recueil, le plus important par son volume et les
travaux de préparation qui l'ont fait naître, ne contient que le ius, c'est-
à-dire des extraits de la jurisprudence classique. Son nom Digesta (en
grec Paride des) lui vient de ce qu'il amalgamait le droit civil et le droit
prétorien. Sa réalisation posa d'énormes difficultés pratiques. La
masse de la jurisprudence était considérable (quelque 1 600 livres à
dépouiller), répartie sur plus de 5 siècles (du 2° s. avant au 3e s. après
J.-C.), en partie dépassée et, comme on le devine, remplie de contra-
dictions entre les opinions des divers auteurs et leurs écoles. De cette
L'ANTIQUITÉ TARDIVE (284-565) 391

masse disparate, Justinien voulut faire un tout homogène et actuel.


C'était presque une gageure.
Pour mener à bien cette remise en vigueur du droit classique, Jus-
tinien précisa la méthode à suivre. La commission, présidée par Tribo-
nien et composée de quatre professeurs et onze avocats, devra faire
des choix draconiens, tailler dans les textes trop longs, les faire éclater
en menus fragments pour les ranger sous des thèmes uniques, suppri-
mer les divergences et les anachronismes. Le but de l'œuvre est de
fournir aux juges et aux plaideurs des solutions fermes et uniformes,
présentées selon un plan méthodique. Il est très probable que la com-
mission se répartit le travail et se divisa en trois sous-commissions,
chargées, l'une des commentaires au droit civil, l'autre des commen-
taires à l'Edit du préteur et la troisième de l'œuvre d'Ulpien.

)80
L'œuvre accomplie 0 Le travail fut achevé en un temps record. Dix
années avaient été prévues : trois suffirent. Des trois millions de lignes
que formaient les matériaux de départ (au dire de Justinien),
150 000 seulement furent extraites. Les œuvres de trente-huit juristes
différents ont fourni les citations ; elles vont de Q. Mucius Scaevola (la
fin du 2e s. avant J.-C.) à Hermogénien (la fin du 3e s. après J.-C.). Mais
ce sont essentiellement Gaius, Paul, Papinien et, plus que tous les au-
tres, Ulpien, qui ont donné la matière du Digeste. Le tout fut ordonné
selon un plan à moitié rigoureux, s'inspirant du plan des commentai-
res à l'Edit. Précédés des trois constitutions qui ont ordonné la compi-
lation et fixé sa méthode, cinquante livres composent le Digeste. Cha-
que livre est divisé en titres. Chaque titre répond à un thème : par
exemple, le titre 5 du livre 23 est consacré aux « fonds dotaux ». Enfin
les titres sont formés Aes fragments des œuvres des prudents. Chaque
fragment est numéroté ; il est précédé de son « inscription » : elle indi-
que l'auteur du fragment et le titre de l'ouvrage dont provient l'extrait1.

Le triomphe de la tradition 0 Quelle pouvait être l'utilité pratique


d'une compilation fabriquée à partir d'œuvres dont la masse la plus
récente datait de trois siècles (Ulpien : mort en 223) ? Sans doute les
commissaires avaient reçu la mission de moderniser les textes. Ils ont,
il est vrai, utilisé des versions parfois rajeunies des œuvres classiques.
Il y eut des interpolations : mais on s'accorde aujourd'hui à reconnaî-
tre qu'elles furent limitées et superficielles. La rapidité du travail mené
par les compilateurs interdit de supposer des remaniements profonds.
Pour le fond, c'est bien le droit privé des 2e-3l! s. qui est contenu dans
le Digeste. Il en résulte une œuvre anachronique. Elle marque, comme
on fa dit très justement, la victoire de l'école sur les praticiens. L'œu-
vre est si dépassée lorsqu'elle paraît que Justinien dut la compléter
ou plutôt la corriger — par de très nombreuses constitutions rassem-

1. A titre d'exemple, le fragment 13 du titre 5 du livre 23 est un extrait du commen-


taire d'Ulpien à la loi d'Auguste sur l'adultère. Les fragments, pour la plupart sont sub-
divisés en paragraphes. La référence du § 2 du fragment pris pour exemple sera donnée
ainsi : D. 23, 5, 13, 2.
392 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

blées sous le titre de Novelles (infra, n" 583). C'est vis-à-vis des Novel-
les que l'actualité du Digeste doit être appréciée.
De fait, le Digeste n'a pas connu le succès auprès des praticiens. Ni
en Occident où il fut introduit à la faveur des reconquêtes de Bélisaire
mais aussitôt oublié, ni en Orient, ni même à Constantinople où il ne
fut guère utilisé. Aussi les manuscrits du Digeste sont-ils très rares. Un
seul, la « Florentine », du 6'" ou du 7e s., est complet.
La signification idéologique du Digeste en ressort plus nettement.
La volonté impériale qui l'anime affirme la permanence et la supério-
rité de la culture romaine. Elle défend la pureté du droit classique
contre les déviations vulgaires. L'unité du droit se place au service de
l'unité du pouvoir. Efforts tardifs et sans doute vains dans l'immédiat.
Mais le Digeste, redécouvert en Occident au 12e s., transmettra à la
civilisation occidentale l'incomparable perfection du droit romain
classique. Sans Justinien, l'œuvre juridique de la Rome classique eût
été engloutie.

0 LES INSTITUTES

582 Un manuel pour débutants 0 Les Institutes (de instituere, instruire),


promulguées en 533, sont un manuel pour étudiants. Elles furent ré-
digées par trois professeurs, Tribonien, Dorothée (de Beyrouth) et
Théophile (de Constantinople). L'ouvrage s'inspire fortement des Ins-
titutes de Gaius dont il reprend le plan en quatre livres (personnes,
biens et successions, obligations, délits et actions). Excellente initiation
à l'étude du droit, les Institutes eurent un grand succès, en Orient
surtout. L'Italie le connut, mais la Gaule l'ignora.

D LES NOVELLES

583 Après la publication du Code, l'activité de Justinien reste extrêmement


féconde. Ses constitutions, au nombre de 158, publiées pour la plupart
en grec seulement, apportent des innovations considérables. Dans ces
« Nouvelles Constitutions », appelées Novelles, Justinien prend le recul
qui s'impose envers les solutions du droit classique rassemblées par
ses soins en hommage au passé. Avec réalisme, bon sens et courage,
il prend acte de l'évolution du droit et des mœurs.
En voici un exemple. Dès le 1er s. av. J.-C., le préteur avait pris sous
sa protection une conception de la famille fondée sur les liens du sang,
toute différente de la structure familiale ancienne (elle remonte aux
XII Tables) fondée sur les liens de la puissance paternelle. Le droit
classique avait continué de vivre sous la dualité de ces régimes dont
les conflits se manifestaient notamment dans l'organisation des suc-
cessions. Justinien abroge l'antique structure patriarcale ; il assure le
triomphe d'une famille unitaire fondée sur la parenté naturelle, dite
encore famille cognatique. L'ordre des successions qu'il expose dans
L'ANTIQUITÉ TARDIVE (284-565) 393

sa célèbre Novelle 118 inspirera le Code civil, dont les dispositions se


sont maintenues inchangées jusqu'en 1957.
Les Novelles, ainsi, transmettront un droit évolué. Associant la per-
fection de la technique classique et l'innovation, elles connaîtront un
grand succès en Orient et même en Occident, où, traduites en latin
elles seront connues à partir du 12e s. (L'Epitome Juliani).

Conclusions 0 L'œuvre de l'Antiquité Tardive est à l'image du droit de


Justinien. Elle n'est pas une restauration nostalgique. Elle n'est pas un
acte de démission devant les forces nouvelles qui ébranlent l'Empire.
Tendues dans un effort de conciliation, les innovations hardies ont fait
de ces siècles, accusés de décadence, des siècles de métamorphoses.
La solidarité collective au service de l'intérêt social ; le contrôle de
l'Etat sur la circulation et la production des biens ; le partage des tâ-
ches au sein d'une conception nouvelle du pouvoir absolu ; le recours
aux barbares pour cultiver la terre ou grossir l'armée ou tenir le com-
mandement ; la main tendue à la puissante force spirituelle que porte
l'Eglise : voilà les signes de mutation. Aucun n'est acte de trahison ou
geste d'abandon. Tous aident à maintenir l'Etat et à défendre la Roma-
nité contre une dislocation fatale.
La même ouverture d'esprit s'exprime dans l'art. Spontanéité, can-
deur, fraîcheur d'un expressionnisme riche de puissance émotive
prennent le relais de canons sclérosés qu'il eût été néfaste de répéter
à l'infini. L'art de Ravenne ou d'Aquilée, de Trêves ou de Constantino-
ple n'est pas inférieur au classicisme entretenu des modèles qu'Ha-
drien collectionna dans sa villa de Tivoli.
Il y eut des mouvements de réaction pure : la réaction païenne de
Julien, le Digeste de Justinien. Ils étaient voués à l'échec immédiat Ils
sont restés l'exception : à preuve les Novelles du même Justinien.
Certes, l'Empire d'Occident a succombé. Mais aucun signe de dé-
cadence interne n'en porte la responsabilité. La cause est à l'extérieur.
Ce sont les invasions qui ont entretenu l'insécurité, accru la pression
fiscale, alourdi les contrôles, écrasé les faibles, bloqué les échanges et
poussé au repli. Un Etat s'est écroulé. Mais sur ses ruines renaîtra,
œuvre des Carolingiens, une nouvelle monarchie universelle. L'idée
de droit et la notion d'Etat ont survécu. L'héritage de Rome était sauvé.

Bibliographie et lectures 0
1) Pouvoir et administration : W. Seston, Dioclétien et la Tétrarchie,
Paris, 1946 ; R. Rémondon, La crise de l'Empire romain de Marc Aurèle
à Anastase (518)2, Paris, 1970 (Nouvelle Clio) ; A. Piganiol, L'Empire
Chrétien2, Paris, 1972, (Histoire Générale) ; P. Petit, Histoire Générale de
l'Empire romain, Paris, 1974, p. 527-750. Deux empereurs marquants :
Konstantin der Grosse (éd. H. Kraft), Darmstadt, 1974 (recueil d'études,
par les meilleurs spécialistes) et, sur Julien, l'ouvrage classique de
J. Ridez, La vie de l'empereur Julien, Paris, 1930, auquel on ajoutera le
portrait de Julien dit l'Apostat par L. Jerphagnon, Paris, 1986. Sous le
titre Antico, tardoantico ed erà constantiniana, Rome, 1974, S. Mazza-
rino a regroupé une série d'études originales et très suggestives sur
l'histoire culturelle, politique, religieuse du 4e s. (l'autel de la Victoire
394 LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE ROME

la conversion du Sénat, la réation antipaïenne, la politique fiscale des


empereurs, la fondation de Constantinople, Constantin et l'épiscopat).
L'administration centrale et les organes de gouvernement relevant
du palais (Conseil impérial, les quatre ministres ainsi que leurs servi-
ces) ; v. la synthèse précise et claire (avec glossaire et bibliographie)
de R. Delmaire, Les Institutions du Bas-Empire romain de Constantin à
Justinien, Paris, 1995 ; pour le Sénat, fondamental, A. Chastagnol, Le
Sénat romain ù l'époque impériale, Paris, 1992 (notam. p. 233-374. Voir
encore, pour les sénats de Rome et de Constantinople, P. Garbarino,
Ricerche su lia procedura di ammissione al senato nel tardo inipero ro-
mano, Milan, 1988 et, sur le sénat oriental (réorganisé par la Novelle
62 — de 537 — de Justinien), Contributo allo studio del senato in età
giustinianea, Naples, 1992. A. Chastagnol, sur le pouvoir impérial sous
la Tétrarchie et Constantin, dans Storia di Roma (éd. A. Schiavone) III,
1, Turin, 1993, p. 193-222.
A. Chastagnol, La Préfecture urbaine sous le Bas-Empire, Paris,
1960 ; G. Dagron, Naissance d'une capitale: Constantinople et ses insti-
tutions, Paris, 1974.
2) L'Eglise et le pouvoir : J. Moreau, La persécution du christia-
nisme dans l'Empire romain, Paris, 1956 ; J. Daniélou-H. I. Marrou,
Nouvelle Histoire de l'Eglise I, Paris, 1963 ; CI. Lepelley, L'Empire ro-
main et le christianisme, Paris, 1969 (excellente synthèse). Sur les ins-
titutions ecclésiastiques, fondamental: J. Gaudemet, L'Eglise dans
l'Empire romain, Paris, 1958.
Pour la Rome chrétienne et la christianisation de l'Empire, Ch. Pie-
tri, Roma Christiana, Recherches sur l'Eglise de Rome, son organisation,
sa politique... (311-440), 2 vol. Rome, 1976 ; et les deux chapitres con-
sacrés à la Rome chrétienne et à la christianisation de l'Empire dans
Storia di Roma (éd. A. Schiavone) III, 1, Turin, 1933, p. 697-722 et
845-876, par le même auteur.
3) Economie-Fiscalité : R. Latouche, Les origines de l'économie oc-
cidentale (4e-5'' s.), Paris, 1953 (Evolution de l'Humanité) ; A. H. M. Jo-
nes, The later roman Empire (3 vol.), Oxford, 1964 (trad. frse d'un ré-
sumé sous le titre Le déclin du monde antique, Paris, 1970) ; articles du
même auteur (colonat, fiscalité, politique monétaire) réunis sous le
titre The roman economy, Oxford, 1974 ; A. Chastagnol, Problèmes fis-
caux du Bas-Empire, dans Points de vue sur la fiscalité antique, Paris,
1979, p. 127-140 (synthèse très claire) ; L. Harmand, Le patronat sur les
collectivités publiques, Paris, 1958 ; sur le concept de décadence,
S. Mazzarino, La fin du monde antique (trad. frse), Paris, 1973. Sur les
finances publiques et l'administration fiscale, R. Delmaire, Largesses
sacrées et res privata. L'aerarium impérial et son administration du 4e
au 6e s., Rome, 1989.
4) Les sources du droit : travaux fondamentaux de J. Gaudemet, La
formation du droit séculier et du droit de2 l'Eglise aux 4e et 5e s.2, Paris,
1979, p. 1-141 ; Institutions de l'Antiquité , 1982, p. 728-778 ; et les nom-
breux articles du même auteur (coutume, droit vulgaire, partage légis-
latif ...) regroupés dans Etudes de droit romain l, Camerino, 1979.
L'ANTIQUITÉ TARDIVE (284-565) 395

5) Lectures : Choix de textes et présentation de A. Chastagnol Le


Bas-Empire (4e s.), Paris, 1969 (U 2) ; du même auteur, La Fin du
Monde Antique (5<-6es.), Paris, 1976; J. R. Palanque-M. Meslin, Le
Christianisme antique, Paris, 1967, (U2).
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INDEX ALPHABÉTIQUE
(Les chiffres renvoient aux numéros des paragraphes)

A Alcibiade : 176, 186.


Alcméonides : 87, 105.
absentéisme : Alexandre le Grand : 221-227.
— Athènes : 151, 190 Alexandrie : 225, 244.
— Rome ; 359. alliés :
Achéens : 40, 45-48. — Athènes, 1" Confédération : 126,
action : 129-133 ; 2'' Confédération :
— d'illégalité : v. graphè paranomôn. 192-194, 218 ; v. impérialisme.
— populaire, Athènes ; 88, 93, 165 — Italiens ; v. Socii.
— Rome (procédure civile) : formules annexion, peuples conquis, Rome :
dévoilées : 301, 337 ; édit du pré- 325-327, 331-333.
teur : 491.
— de bonne foi ; 515, 522, 524, 526, annone :
529, 530. — Pompée : 423.
— civile : 524, 530. — Auguste : 445.
— directe ; 528, 530. — préfet de l'annone : 464, 466, 468.
— de droit strict : 529, 530. annualité, magistrats :
— fictice ; 524, 530. — Grèce ; 161.
— infactum : 526, 527, 530. — Rome : 344.
— in ius : 527. Antigonides : 229 s.
— de la loi : 498-514. Antipatros : 184 ; constitution d' — : 228.
— prétorienne ; 524-526, 528, 530.
— à transposition de personnes : 528, Antiphon (sophiste, 2e moitié 5e s.)
530. 147.
— utile : 524, 528, 530, Antoine (triumvir) : 430-432.
administration centrale. Empire : Antonins, dynastie : 448, 457.
444-445, 459-471, 553-557. apella : 81, 84.
adoption impériale : 441, 456-457. apothéose : 455.
affranchis : appel :
— droits politiques : 340, 358, 366. — Athènes : 165.
— du Prince : 444, 446, 447, 463. — Rome, appel au peuple, v. provoca-
affranchissement : tio ad populum ; - à l'empereur :
— Grèce ; 35. 467-468 ; - juridiction civile : 533.
— Rome ; 36, 358 ; lois d'Auguste : 488. Appius Claudius (censeur 312) : 337.
agentes in rébus : 555, 557. archontes: 58; 93-94 (Solon) ; 112-114
ager publicus : 332, 353, 396 ; v. agraires (Clisthène) ; 122 (Marathon) ; 124 (Sa-
(lois). lamine) ; 136 (puissance maritime) ; -
agraire, crise : instruction des procès ; 165, 186.
— Grèce ; 67 ; partage des terres : 91, Aréopage :
95-96, 98, 164 ; v. paysan. — juridiction primitive : 58-59, 88.
— Rome : 288, 387, 396 ; v. agraires — recul progressif: 94 (Solon);
(lois). 112-113 (Clisthène) ; 124, 127
agraires, lois : (Ephialte) ; 160.
— Sp. Cassius ; 289. — nostalgie : 184, 202, 228.
— Licinius-Sextius ; 310. Arginuses : 177, 215.
— C. Flarninius : 378, 396.
— Ti. et C. Gracchus : 396, 398, 403, Aristophane (poète comique, 445-386) ■
409. 166, 180, 197.
— C. Marins : 409. Aristote (384-322) : 58, 158, 161, 210 214
— César ; 423, 428. 217, 221,228, 237.
410 INDEX ALPHABÉTIQUE

armée, Rome : 134-155 ; - eisangélie : 159 ; - con-


— structure censitaire : 271, 275, 361 trôle des magistrats : 163 ; - victime
363, 389. des oligarques; 183-184; - réfor-
— réformes de Marius : 410. mes du 4es.: 197; - pouvoirs sur
— commandement, Empire : 450, 451, les Alliés : 130, 133, 193.
562. bureaucratie ;
— clientèle : 410, 454. — Egypte ; 248-249.
artisans : — Empire : 448, 556. •
— Grèce : 53-56 (Homère) ; 83 bureaux, chancellerie impériale : 464,
(Sparte) ; 65, 99 (essort, Athènes) ; 536.
204 (Platon) ; 211 (Aristote). butin, conquête, Rome : 324.
— Rome : 272, 288.
Athéna, culte ; 21, 100,
atimie : 87, 105, 118.
assemblées du peuple : C
— Crète : 44.
— Grèce : époque archaïque, 52, 60 ; Caligula : 457.
époque classique, v. appela, ecclésia. Calliclès (= « le » Sophiste, chez Platon) :
— Rome : - convocation : 367 ; - vote : 147, 148.
368, 369, 384 ; - manipulation : 366 ; Caracalla :
- juridiction criminelle : 371-372, — adoption dynastique : 457.
465 ; - élaboration de la loi : — édit : 489.
374-375 ; - élections : 370 ; - déclin :
436, 473 ; - v. centurie prérogative, cavaliers : 66, 184, 334.
comices, conciles. César (C. Iulius) : 423, 425-429, 437.
Attalides (royaume des) : 229 s. cens :
auctoritas : — Athènes : 66, 94, 228.
— concept : 378. — Rome : 274 ; - définition : 353 ; -
— patrum (= des sénateurs patri- ass. centuriate : 362 ; - sénateurs :
ciens) ; 313, 379. 459 ; - chevaliers ; 461 ; - système
— du Sénat : 313, 374, 373, 378-379. censitaire ; v. timocratie.
— d'Auguste : 441. censure (censeurs) : 284, 312, 313, 337,
— de l'empereur ; 453, 495. 347, 353.
Aurélien : 450, 455. centurie : 273, 361 s.
Auguste : — prérogative ; 363, 394, 405.
— fondation du Principal : 438-445. Chalcis (décret de, 446) : 132-133.
— culte ; 435. chancellerie. Empire : 464, 556.
— ius respondendi : 497. Chéronée (338) : 218.
— législation : 468, 488. chevaliers, v. ordre équestre,
— succession : 457. chora : 246-247.
Augustus, surnom impérial : 441, 453. chrématistes : 247.
auspicium :
— royauté pré-civique : 257, 259. christianisme :
— Rome royale : 269. — persécution ; 547-548, 585.
— patres : 286, 342, 351. — religion officielle ; 549-550.
— source de Vimperium : 348. — Eglise et pouvoir : 551-552.
auxilium : 292, 357, 442 ; v. puissance tri- Cicéron (M. Tullius, 106-43) : 339, 431,
433-435.
bunicienne. Cimon : 127.
citation en justice [in ius vocatio) :
502, 516.
B cité, cadre ;
— Grèce ; 9-13.
Banasa, Table : 489 n. 1. — Rome : 15.
Boulé : cité, concept ;
— de Solon ; 94, 112. — Grèce : 13, 14, 35.
— de Clisthène: 110, 113, 127, 160; - —- royaumes hellénistiques ; 225, 227,
misthos : 135 ; - probouleuma : 244-245.
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INDEX ALPHABÉTIQUE 411

— Rome ; 267 ; de la cité à l'empire : colonat : 488, 570, 585.


436. colonies :
citoyen : — latines : 319, 329, 428 ; - popula-
— Athènes : - délmition : 151 ; - nom- tion : 328 n. 1 ; - v. Latins.
bre ; 108, 151. — romaines : 319, 403, 480.
— Sparte : - définition : 78-81 ; - nom-
bre ; 78. colonisation, Grèce : 68, 70, 201,
— Rome ; - droits politiques : 367-374 ; 225-227.
- nombre : 317, 328 n. 1, 387 n. 1 ; - comices centuriates : 273, 361-364, 394,
obligations financières et militai- 405.
res ; 361, 363, 389, 410, et v. tribut; — juridiction criminelle : 303, 307,
- liberté individuelle ; 372. 371-372, 465.
citoyen-soldat : — législation : 303, 375.
— Athènes : 103, 198. — élections : 370.
— Rome: 361-363, 410. — v. assemblées populaires.
— v. mercenaire. comices curiates : 261, 269, 291, 360 ; v,
citoyenneté, Grèce : loi curiate.
— accès : 12, 35. comices tributes : 314 n, 1 (création),
— loi de Périclès : 135. 365-366, 452 n. 1 ; v. assemblées popu-
citoyenneté, Rome : laires.
— acquisition : 358.
— concept; 16. commerce maritime, Grèce : 10,48, 65,
— extensions (conquête) : 316-317. 91, 99, 131.
— concessions : 412, 428, 484, 487, Commode : 448, 464.
— citoyenneté complète {optimo iuré) conciles de la plèbe ; 294, 365-366, 375.
et sans suffrage (sine suffragio) : — juridiction criminelle : 371.
316, 317, 325-327. — v. assemblées populaires.
citation, loi dite des : 574. condamnation (procès civil) : 505, 511.
classes censitaires : condictio : 500-1, 509.
— Athènes : 66, 94, 136, 162, 183 ; - Confédération athénienne :
principe : 212-213, 228. — Première : v. Ligue de Délos.
— Rome : 353, 362, 395. — Deuxième ; 191-194, 218.
classes sociales. Empire : 534. conquête :
Claude : 446, 457, 459, 464, 487. — étapes : - Italie : 316-319 ; - territoi-
Cleinias (décret de, 448) : 130. res extra-italiques : 320-322, 421,
clérouquie : 133, 135, 178, 192, 194. 424, 475, 484 s.
client, clientèle : — organisation : v. Italie, Etats-clients,
— Grèce : 107 provinces.
— Rome ; - gentes : 255, 272 ; - nobili- Conscripti (patres) : 289.
tas : 340, 342 ; - fin République : Conseil des Anciens :
410, 413 ; - empereur ; 454, 456. — Crète : 44.
Clisthène : 105-120. — Achéens: 47
Code : — royauté homérique : 52-53.
-— Grégorien : 573. — Sparte : v. Gérousia.
— Hermogénien : 573. — Athènes : v. Aréopage.
— de Justinien : 578. Conseil impérial ;
— Théodosien : 573. — consilium principis : 445, 448, 464.
coercition : — consistorium : 554.
— du roi : 268. consensus universorum : v. serment,
— du consul : 280, 303, 349, 372.
— du dictateur : 349, 372. Auguste.
— du tribun : 293. Constantin : 539, 543
— v. provocatio ad populum. — conversion : 549
cognitio extra ordinem : 498, 532-533. — réformes administratives : 561, 563
collégialité : — monétaires : 565.
— magistrats : - Grèce ; 161 ; - Rome ; Constitution Antoninienne
283, 291, 346. (= Edit de Caracalla) : 449 489
— empereurs : 537-538. 575.
412 INDEX ALPHABÉTIQUE

constitutions impériales : 495, 572, — chez Platon ; 205


585. — chez Aristote ; 214
constitution mixte, Rome: 380-383, — à Rome ; 297, 337, 405.
434. demonstratio (procédure formu-
consulat : laire) : 522.
— organisation ; 281-285, 307, 308 Démosthène (orateur, 384-322) : 190,
— pouvoirs : 280, 343, 352, 367 s. 199, 219, 228.
— réformes de Syila : 416 dettes (problème des ) :
— refus d'Auguste : 442 — Athènes ; 67, 90, 164
— évolution : - sous l'Empire ; 472 ; - — Rome ; - servitude pour dettes ;
aux 4e-5c s. : 558 288 ; - abolition ; 310 n. 1 ; - con-
— v. coercition, imperium.
contrainte par corps : trainte par corps et liquidation des
biens : 428 ; v. exécution ; manus
— Grèce ; 67, 90 iniectio.
— Rome ; 288, slo n. 1, 428, 511-513, dictature ; 350
519, 533.
conubium : 34, 358. — origine : 282
— accès des plébéiens : 312
corporations ■ 250, 569. — provocalio ad populum : 307, 349,
corruption : assemblées, Rome : 366, 372
384, 386. — intercessio du tribun : 349
Crassus (M. Licinius), triumvir: 419, — dictatures de Sylla, 415, et de César :
423. 426, 430
creatio (magistrats) : 343. — refus d'Auguste : 442.
Crète : 40-45. Digeste ; 579-580.
Critias : 184, 186. diocèses (civils) ; 560.
culte : diocète : 246.
— du souverain : - Crète, 43 ; - Dioctétien :
Achéens ; 47 ; - monde homérique : — tétrarchie : 537-538
50, 52 ; - Alexandre ; 223 ; - rois — politique religieuse : 548
hellénistiques ; 241-243
— domestique : 61, 100 — réformes administratives ; 559-560
— civique ; 100, 116, 130, 208 militaires ; 561
— impérial : 455, 486, 534. fiscale : 566
curatelle, ville : 483. économique : 567.
curies : 261, 274 ; v. comices curiates. Dionysos, culte : 100.
cursus honorum : 347, 460, 462. dirigisme, 4''-5,' s. : 567-568.
Cylon : 87, 105. divinisation :
— rois hellénistiques ; 241-243
— César : 429
— empereurs ; 455-457.
D
division, empire, 4r s. ; 536.
dikè : 51, 52, 142.
damnatio memoriae : 474.
dîme, tyrannie ; 98, 103.
décemvirs : 300.
décrets impériaux : 495. docimasie; 162.
décurions : 564. doctrine :
— droit classique : 496
déditices : 488-489. — abrégés tardifs ; 574.
defensor plebis (ou civitatis) : 571. domi (imperium) ; 267, 349, 350 354
démagogues : 166, 180. 372.
dème : 103, 108.
démiurge . v. artisan. Dominât : 448.
démocratie : Domitien : 447, 455.
— concept à Athènes ; 119, 121 donativum : 454.
— idéologie à Athènes : 172-173 Doriens : 40.
— principes athéniens: 158, 161-162, Douze Tables, loi : 299-304, 499-501,
167-171, 174 503, 505, 507.
■%

INDEX ALPHABÉTIQUE 413

droit : eisphora (impôt direct) : 157, 190.


— applicable (Egypte) : 247. élection, magistrats :
— civil (jms civile) : 496, 520, 524-527, —r- Athènes ; 162
550 ; abrégés tardifs : 574 — Rome : 291, 343, 370.
— local : 575 Ephiaite (462) : 127, 184, 228,
— prétorien: 481-482, 515, 524-530; éphores : 58, 84.
commentaires ; 494 ; abrégés tar- episcopalis audientia : 549.
difs ; 574
— publication du droit : - Grèce : 88 ; episcopoi : 130, 133, 192.
- Rome : 299, 301, 337 épistate des prytanes : 113, 115
— vulgaire ; 576, 585 154-156.
droits individuels : inexistence : 14, équités : v. ordre équestre.
Dracon ; 88. Eschine (orateur, 3 90-3 1 4) : 190, 199,
dynastie. Empire : 455, 456-457. 219.
esclaves :
— Grèce : 28-29, 32, 54-56, 90, 156,
176 ; nombre ; 28, 108, 135.
E — Rome : - apparition : 28 ; 272 ; sour-
ces : 317, 321-322; - nombre: 28,
388 ; - révoltes : 30, 388 ; - déclin ;
ecclésia : 488 ; - esclaves du Prince : 444, 463,
— règlement; 151-153 534.
— bureau ; 154, 160, 197 Etats-clients ; 330.
— président : v. épistate Etrusques : 264, 267, 342.
— composition : 92, 151, 190 eunomia :
— pouvoir; 115, 155-159, 163, 174 — Sparte : 77, 84 s.
177, 195. — Athènes : 86, 89 s., 95.
économie, Rome, crise : Eupatrides : 89, 93, 96 ; v. noblesse.
— 2er s.c av. J.-C. : 386 s. évêque : 552 ; juridiction : 549.
— 4 -5 s. ap. J.-C. : 565, 571, 585. exceptio (procédure formulaire)
édiles ; 521.
— curules : 312, 355 exécution (jugement civil) : 288, 428.
— de la plèbe : 296, 306, 355. 511, 513, 519, 533.
— accès au Sénat : 376. exil ; 118, 159.
— évolution impériale : 472.
Edits ;
— de Caracalla (212) : 489, 575
— impériaux : 495, 572 F
— du Maximum (301) : 567
— de Milan (313) : 549 faisceaux : 268, 279, 282, 349, 372 ; v. lic-
— perpétuel : 494 teurs.
— du préteur : 333, 334, 491, 494, 515 fédérés, Italie : v. Socii.
— de Thessalonique (380) : 550. femmes : exclues de la cité ;
égalité : — Grèce : 17-21
— géométrique (ou proportionnelle) : — Rome : 22-27.
- à Athènes; 119, 202, 210 : - à ferme de l'impôt :
Rome ; 341, 361-364 — Egypte ; 248
— arithmétique, à Athènes: 119, 135, — Rome : v. publicains.
210, fides : v. actions de bonne foi.
Egaux, Sparte : 78-81, 84. finances :
Eglise, v. christianisme. — Athènes : 157, 190
— Rome ; - République : 379 ; - Em-
Egypte : - ptolémaïque, 222, 229, pire : 445, 464, 471, 555.
233-234 ; - romaine, 432 ; - préfet, 481. fiscalité, Rome :
eisangélie : 153, 159-160, 174 — République : - citoyens : 328 ■ - pro-
— Arginuses : 177, 215 vinciaux ; 332, 386 ; - Socii • 328
— évolution au 4''s. : 196. — Empire : 471, 489, 566, 585.
414 INDEX ALPHABÉTIQUE

Flamines : 263, 285. H


C. Flaminius (consul, 223) : 335, 339,
378.
Hadrien : 448
fondation, Rome : 266-267, 342. — succession : 457
formule : v. procédure formulaire. — réformes de l'administration :
frumentaires, lois : 403, 409, 428. 462-464
fusion (politique de) : 226, 231, 233. de l'édit ; 494
de la jurisprudence : 497.
hectémores : 67, 90.
hégémonie, Athènes : 126.
G Héliée :
— création : 93
Galba : 447, 457. — Ephialte : 127
Gaule : — juge des Alliés : 133
— Narbonnaise : 484 — victime des oligarques : 184
— Chevelue : 485-486. — organisation, pouvoirs : 162,
génos (génè) ; 55 n. 1, 61, 66, 86-88, 105, 164-166
107-108. — v. graphè paranomôn.
gentes : 254-255 hellénisme : 230-233, 250.
— Servius Tullius : 271, 274 hérédité des fonctions, 4-5e s. : 362,
— cultes : 337. 564, 569-571.
Gérousia : 81, 84. Hérodote (historien, 484-420): 119,
gouverneurs de provinces : 162 n. 2, 250.
e e
— République : 333 ; - pro-magistrats : Hésiode (poète, 8 -7 s.) : 64.
344 ; - exactions : 376, 390, 404 et v. hiérarchie, magistratures :
repetundae. — Grèce : 161
— Empire : 475-477 ; - réformes tardi- — Rome : 347
ves : 559-562. — carrière sénatoriale : 460
C. Gracchus : 402-407, 409 ; v. agraires équestre : 462
(lois) ; tribunaux. — bureaucratie tardive ; 556.
Ti. Gracchus : 397-403 ; v. agraires (lois). hilote : 79, 82.
grands domaines : 377, 378, 488, 565. Hippias (tyran) : 97, 105, 122.
graphe paranomôn (= action d'illéga- homériques, poèmes : 49.
lité) : ho/no novus : 339.
— création : 136 homoioi : v. Egaux,
— fonctionnement : 156, 158, 174 honestiores-humiliores : 467, 488.
— abus: 177,219 hoplites :
— condamnation par les oligarques : — Grèce : - conscience de masse : 66,
183 78 ; - esprit conservateur : 122, 127,
— déclin : 193, 219. 183-184, 228 ; - classe des paysans-
guerre, Rome : propriétaires : 135, 178.
— Rome : 271.
— mobiles : 323-324 hybris (démesure) : 89, 95.
— pouvoir de décision : 379-382
— effort militaire : 328-329, 362, 379,
391
— incidences : 387 I
— v. armée.
Guerre Sociale (90-88) : 328, 402, Immigration, privilège latin : 37, 328
411-413. 391.
guerres : Impérialisme :
— médiques (491-480) ; 122-123, 220 — Athènes : 129-139, 174, 179-182,
— du Péloponnèse (431-404) ; 138, 201, 219 ; v. Mélos, Mytilène.
175. — Rome : 316-324 ; 331-333, 342, 403,
gymnase ; 232-233, 250. 475, 485.
INDEX ALPHABÉTIQUE 415

imperium : iudicis arbit rive postulat io 500-501,


— collation ; 269, 348 507-508.
— étendue ; - Royauté ; 267-268 ; - Ré- /uns dictio (préteur. République) :
publique : 279, 283, 349, 381, 484 498-530.
— limites : v. auxilium, intercessio,
provocatio ad populum /us civile : 34.
— imperium proconsuiaire, - Républi- /us gentium : 34.
que : 333, 344, 418, 420, 424 ; - de /us respondendi : 497.
l'empereur : 440-441,. 451, 495 ; -
des gouverneurs impériaux :
476-477 ; 359
— du préleur (interdits, stipul. préto-
riennes, envois en possession ...) :
531 juges, tribunaux criminels : v. quaes-
— réformes de Sylla : 416. liones.
impôts, Rome : juge-fonctionnaire : 467, 532-533.
— assiette et montant : juridiction, Grèce :
• citoyens, République : v. tribut ; Em- — royauté homérique : 51-52, 56
pire : 471, 489, 566, 585 — oikos : 54
• provinciaux ; 332, 471 — génos : 86, 103
• Socii : 428 — archontes : 58, 88, 93, 165
— perception : 386, 471, 564 — aréopage : 39, 88, 127, 160, 228
— y. fiscalité, finances, tribut. — ecclésia : 159
individualisme, Athènes : — héliée : v. ce mot.
— affirmation ; 86, 88-90 (Dracon), 147 juridiction civile, Rome, République :
(Sophistes), 152-153 (ecclésia), 164 — magistrats : 354, 498-530
(Héliée) — municipes ; 326
— négation : 204 (Platon), — préfectures ; 327.
individu (droits de I'), Rome : 372 (loi juridiction civile et criminelle. Em-
Valeria de 300). pire :
Institutes : de Gaius, 496 ; de Justinien, — conseil impérial : 464, 467, 495
582. — empereur : 451-452, 464, 467-468
intentio (procédure formulaire) ; 320, — évêque : 549
524-530. — - fonctionnaires impériaux ; 464
intercessio : 467-468, 556
— collégialité : 283, 291, 346 — gouverneurs : 333, 476-477, 5.
— des tribuns de la plèbe ; 292, 357, juridiction criminelle. République.
389 ; suppression (Sylla) : 415, 416 ; — populus : 303, 366, 371-372, 465
rétablissement (Pompée) : 419 ; v. — roi : 267
auxilium, dictature, provocatio ad — Sénat : 379
populum. — tribunaux permanents : v. quaestio-
interrègne : nes
— tribun de la plèbe ; v. per-duellio.
— royauté pré-civique : 238, 269
— République : 286, 351 juris prudentia (= science du droit) :
— Sylla ; 415. 496-497.
isegoria : 113, 144, 134, 341. justice :
Isocrate (orateur, 436-338) : 137, — Athènes, concept; 144, 146-149; v.
dikè, thémis
201-202, 219, 225. — Rome : v. action en justice, iuris dic-
isonomie : 119. tio, juridiction, procédure.
Italie : Justinien, compilation : 568 s.
— conquête: 316-319; organisation:
325-329, 342
— Guerre Sociale : 411-413
— romaine : 428, 483
— province ; 559
— v. colonies romaines, latines, munici- Lagides : 229 s.
pes, Socii. laocrites : 247.
416 INDEX ALPHABÉTIQUE

Latin (statut des cités dites «lati- — Gabinia (67) : 420


nes ») : — Hortensia (286) : 306, 357, 365, 375,
— colonies latines républicaines : 329, 379
391, 404, 428 — judiciaires ; v. tribunaux, composi-
— municipes latins impériaux : 481, tion.
483, 534, — Julia sur les procès criminels (17) :
Latins Juniens (affranchis) : 488, 489 466
n. 2. — Licinio - Sextiennes (367) : 309-311
légats proprétoriens : — Manilia (66) ; 421
— de Pompée ; 420, 424 — Ovinia (318/3) : 313, 376
— de l'empereur : 445, 460, 477. — Poetelia Papiria (326) : 310 n. 1, 512
Lépide (M. Aemilius), triumvir : 421. — Porciae (195) : 333, 349, 391
liberté : — Publilia (339) ; 313, 375
de l'individu, Grèce : 11-12, 90, — Semproniae : v. C. et Ti. Gracchus
152-153, 204 Rome : 372 — tabellariae (139, 137...) ; 368, 394
— d'Athènes : 177, 184, 216 — Valeria sur la provocatio (300) : 349,
— des Alliés d'Athènes : 126, 192 s. 372
licteurs : 25, 268, 279, 282, 350, 352-354 ; — Valeriae Horatiae (449) : 305-308.
faisceaux. — Villia Annalis (180) : 347, 357.
lignage noble, v. génos. loi, souveraineté :
Ligues de Corinthe : — Athènes : 171.
— 481 : 125
— 337 : 216, 220-221, 223.
Ligue de Délos (478) : 126, 130, 182 et v. M
impérialisme.
linéaires A et B : 40, 42, 45. Macédoine : 216-221.
Utis contestatio : 504, 507, 518, 533.
liturgie : 119, 157, 162. magistrats, Athènes :
— désignation : 153, 162, 183-184, 228
Livius Drusus : — origine ; 58
— trib. pl. (122) : 393, 406 — organisation ; 161-163
— trib. pl. (91) : 411 — v. archontes, juridiction, stratèges.
loi, concept. Grèce : v. nomos magistrats, Rome :
loi, élaboration : —- accès à la plèbe : 311-312
— Athènes : 155-156, 158, 195 et v. no- — auctoritas du Sénat : 370-378
mos, psèphisma. — concept : 278
— royautés hellénistiques : 240 — Empire : — Auguste et les magistra-
— Rome : 374-375, 378-379 et v. assem- tures ; 442 ; - survie et déclin ; 460,
blées populaires, lex Publilia, lex ro- 472, 558
gata
— Sparte ; 84. — organisation ; 343-357
loi divine, Grèce : 52, 143-144, 149. — pouvoirs sur les assemblées :
367-370.
lois, Rome, catégories générales : ma/estas (— supériorité) du peuple ro-
— lex curiata : 279, 342, 348 main : 324, 328, 409, 468-469.
— lex de imperio (impériale) : 452 n. 1
— lex provinciae : 331 majorité (principe de la) : 144, 212.
— lex rogata: — apparition: 304; - maître de cavalerie (magister equi-
élaboration ; 313, 367 s., 374-375, tum) : 343, 350.
384 ; - déclin : 473 maître des offices [magister officio-
— lex sacrata : 294 rum) : 554-555.
— législation impériale ; 449, 490, 495, Mallia (Crète) : 44.
572. manufactures impériales : 568.
lois, Rome, diverses lois :
— agrariae : v. agraires (lois). manus iniectio : 500-501, 510-513, 520.
— Canuleia (445) : 304 Marathon (490) : 122-123.
— Claudia (218) : 335-336, 386 Marc Aurèle : 448.
— Douze Tables (450) ; 299-304 ; C. Marius : 339, 409-410, 413-414.
499-501, 503, 505, 507 Mélos : 149, 174.
INDEX ALPHABÉTIQUE 417

mercenaire : — rois hellénistiques : 240


— Athènes : 103, 194, 198 — nomos empsychos : 240, 572.
— Rome : 410. nomothètes: 195.
métèques : Novelles de Justinien : 583.
— nombre ; 33
— statut : 33, 108, 123, 156.
militiae (imperium) : 268, 349, 350, 354,
363, 372. O
Minoenne, royauté : 41 s.
misthos : Occident, Empire, disparition , 541.
— création : 135 Octave (futur Auguste) : 430-432, 435,
— financement : 135, 178 438-440.
— ecclésiasticos : 190 oikos : 55-57, 64.
— héliasticos ; 166 oligarchie :
— magistrats : 162, 370 — Athènes : 162, 164, 183-184, 205,
— condamnation par les oligarques : 212, 214, 228 ; — opposition oligar-
183, 202 chique : 127, 169-170, 174 et v. Thu-
— abolition ; 228. cydide (fils de Mélésias).
Mithridate ; 229, 413, 414, 421. — Rome : 287, 341.
monnaie : oportere (obligation civile) : 506, 507,
— Grèce: 65, 79, 91, 100, 131, 178 509, 524-525, 527, 529-530.
— Rome : 272, 332, 565, optimates :
monopoles royaux (Egypte) : 248-249. — idéologie : 392-395
municipe : — lutte politique ; 399, 408-409, 417
— romain, Italie : 325-326, 342 437
— latin, Empire : 482. — Cicéron : 433.
mythes : oratio principis : 490.
— Grèce ; 20. ordre équestre :
Mytilène ; 148, 174. — naissance ; 334-336, 386
— dispute aux sénateurs leurs privilè-
ges judiciaires ; 404, 409, 411, 416
N — réformes de César : 427
— réformes d'Auguste ; 444
— administration de l'empire : 448,
nature (loi de la) : 147, 149, 180-181. 461-462
nexi, nexum : 288, 310 et n. 1, 512. — disparition : 563.
Néron : 446, 455, 457. ordre sénatorial :
nobilitas, ou noblesse palricio- — origines ; 335-336
plébéienne ; — réformes d'Auguste : 444, 449
— définition : 338-342 — administration de l'empire : 449,
— puissance sur ; - les assemblées : 450, 459-460, 534
368 ; - les magistrats : 347 ; - le Sé- — Antiquité tardive : 563, 565.
nat ; 377, 383. Orient, Empire, survie : 542.
— scission (populares/optimates) : 392 ostracisme : 117-119, 123, 127, 128, 159.
s.
— déclin : 447.
noblesse, Grèce : P
— monde homérique : 52-57
— Athènes : 59-61, 64, 67, 95 ; v. Eupa-
trides, génos Paix du roi : 218.
— Sparte ; 77 s. panhellénisme : 100, 201, 219-220.
noblesse, Rome : parricide : 260.
— patricienne : v. patriciat Parthénon : 135, 137.
— patricio-plébéienne ; v. nobilitas pater patriae : 454.
— sénatoriale : v. ordre sénatorial, patres :
nomos : — royauté pré-civique : 256-259
— concept; 142-149, 158, 174, 181 ; v. 261-262
graphè paranomôn patres novi (étrusques) : 270
418 INDEX ALPHABÉTIQUE

— conscripti (début République) ; 284 plébiscite : 295


— sénateurs patriciens : v. patriciat ré- — autorité officielle (449) : 306
publicain. — conversion en loi (339) : 313
patriciat : — identifié à la loi (286) : 375, 379.
— royauté pré-civique : 263 — divers plébiscites ; v. lois.
— royauté étrusque : 275 polémarque ; 58, 114, 124, 165.
— République : politeia : v. cité, concept, Grèce,
— naissance d'un patriciat républi- politeuma : 246.
cain : 284 Polybe : 380-383, 434.
— définition : 285, 342 populares :
— privilèges : 286-287 ; v. auctoritas — idéologie ; 392-394
patrum, interrègne — lutte politique : v. Ti et C. Gmcchus,
—- conflit avec la plèbe ; 299 s., 304, C. Marius, C. Satuminus et 417,419,
311-314 437
— disparition : 459. — victimes du S.-C. Ultime : 407
patron, patronat, v. client. — concorde avec les optimales : 433.
paysan, Grèce : 54 s., 64, 90, 98-100, 123, populus :
178, 214 ; v. agraire, crise. — création (Servius Tullius) : 273,275.
pénal, droit, Athènes : 88, 93. — opposé à plèbe : 290
pentacosiomédimnes : 66, 94. — v. assemblées populaires,
perduellio : 357, 384 pomerium : 267, 349, 413, 415 ; v. mili-
— répression criminelle tribuni- tiae.
cienne ; 293, 303, 307 n. 1. Pompée (Cn. Pompeius Magnus) :
— partagée (3e s.) avec les comices : 418-424.
357. pontifes :
pérégrins (= provinciaux) : 34, 37, 332, — fonctions religieuses royales : 280,
489. 285
— droit applicable : 576. — connaissance du droit : 299
— ouverture à la plèbe : 312
Pergame : 229. — dignité de César (et des empereurs
Périclès : 128-139, 156, 162, 164, 168, 175. ensuite) : 426.
périèques ; 83. patentes (puissants) : 565, 571.
Perse (empire) : 100, 218-219, 222 et v. potestas des magistrats : concept :
guerres médiques. 345.
persécutions, christianisme ; 478-479. préfets :
phalange ; v. hoplites-. Macédoine : 216. — de l'annone : 445, 462, 468
Philippe II (de Macédoine) : 201, 216-220. — « pour dire le droit » : 326-327
— du prétoire : 445, 449, 462, 468 ; ré-
Phidias (490-431) : 137. formes de Constantin : 539, 560, 561
phoros : 130, 175, 192, 194. — des vigiles : 445, 462, 464-465, 468
phratrie : 56, 107. — de la Ville : 445, 460, 464-465 468
pignons capio : 500-501. 585.
Pisistrate (tyran : 560-527) : 97-104, prérogative, v. centurie.
239. préteur : 354
Platon (427-347) : 187,203-209,221,237. — édit du préteur : 491-494
— pérégrin : 454
— Sparte et Platon : 81, 85. — provincial : 333
plèbe : — urbain : 312, 354
— définition et apparition : 289-290, multiplication sous Sylla : 416 ; sous
343 César ; 427
— institutions : 291-296 ; v. conciles, — évolution sous l'Empire : 460, 472,
tribunal de la plèbe 494.
— conflit avec le patriciat ; 299 s., 304 princeps :
— légalisation : 305-307 — idéologie républicaine : 422, 434
— accès aux magistratures ; 311-312 — Octave-Auguste ; 440-441.
— accès au Sénat : 313, 376. Principal : 448
«

INDEX ALPHABÉTIQUE 419

privât us : puissance tribunicienne :


— Auguste : 441, 443 — origine ; 292-293
— privatus cum imperio : 418. — intercessio : 292, 357, 378, 399, 416
probouleuma : 155-156, 158 s. (suppression par Sylla), 419 (réta-
procédure, justice, Athène : 165 blissement par Pompée)
— extraordinaire : 467-470, 532-533 — pivot de la justice populaire : 303,
— formulaire : 515-531. 307 ; v. provocatio récupérée par : -
César : 426 ; - Auguste : 442 ; - les
procès civil (Rome) : 505, 508, 515, 517 empereurs : 452
533. — sanction (inviolabilité) : 305, 399
procurateurs impériaux : 462, 463, 473. — v. auxilium, perduellio, tribun.
proèdres ; 197. puniques, guerres : 321.
prohibitio : v. intercessio.
pro-magistrats :
— République : 333, 344, 436 Q
— Empire : 440-441, 476-477.
prorogation d'imperium, v. pro- quaestiones (= cours criminelles per-
magistrat. manentes)
proscription : — compétence de repetundis : 333
— Sylla ; 414, 415 373, 404, 423, 469
— triumvirs : 431, 435. — de maiestate : 409, 469
proskynèse : 223, 508. — créations syllaniennes : 416
— composition (sénateurs ou cheva-
Protagoras (Sophiste, 490-420) : liers) : 333, 404 (C. Gracchus), 409,
144-146, 186. 411, 416 (Sylla), 419, 423 (César)
provinces : — destinée sous l'empire : 465-467.
— naissance : 321-322, 421, 475 Quatre-cents, coup d'Etat: 176, 183.
— exploitation : 331-333, 390 ; v. publi- questeurs : 356
cains — accès au Sénat : 376
— administration ; v. gouverneurs, re- — multiplication : - sous Sylla : 415 ; -
petundae sous César : 427.
— statut sous l'Empire : 440, 445 questeur du palais : 554, 555.
475-479, 479-487, 559
— romanisation : 484-487, 489
— urbanisation ; 479-482.
R
provocatio ad populum (= appel au
peuple contre la coercition du magis-
trat) ; rameurs, Athènes : 10, 123, 183-184.
— fondée sur Vintercessio du tribun (de rector rei publicae : 434.
450 à 300) : 303, 307, 349, 372 reddition de comptes :
— accordée sans intervention du tri- — magistrats, Athènes : 163
bun (loi Valeria de 300), même con- — gouverneurs, Rome : 333.
tre Vimperium militiae et contre le religion, délit, Athènes : 186, 208.
dictateur {domi) : 349, 372 renuntiatio (proclamation du vote) • 343
— étendue à Vimperium provincial et 369.
dictatorial militiae (lois Porciae de repetundae (action en restitution contre
195) ; 333, 349, 372 les malversations des gouverneurs) :
— extension aux Socii (projet de 125) : 333, 404, 423 ; v. quaestio.
402 rescrit : 495, 497, 572.
— atteintes portées : - par le S.-C. Ul- Res Gestae : 440.
time : 373, 400, 404, 407 - par Sylla : responsum : 497.
415. res publica : 276.
prytanes : 113, 160, 197 ; v. Épistate. revendication (action en) 30^-306
psèphisma : 153, 158, 197. 523, 524.
Pseudo-Jamblique : 181. rex sacrorum . 280.
publicains : 335, 386, 471. romanisation : 484-487, 489.
420 INDEX ALPHABÉTIQUE

Rome, cité, fondation : 265-267, 275. — fonction de conseil : 556


Rome. Ville : — juridiction criminelle : 446, 469-470
— administration (Empire) : 445, 464, — retrait du commandement mili-
558 taire : 562
— alimentation, v. annone, frumentai- — rôle politiquec ; e446-447
res (lois). — déclin aux 4 -5 s. : 558.
— capitale détrônée ; 539 ; prise ; 541 sénatus-consulte (expression de Vaucto-
— domination étrusque ; 264-275 ritas du Sénat) : 378.
— fondation : 266-267 — avis sur un projet de loi : 313, 374
— pomeriurn : 267, 349, 415 — ratification d'un plébiscite : 306,
— population : - Royauté ; 272 ; - Em- 314, 375
pire : 464 — source du droit ; 490.
— tribus urbaines : 274, 337, 366. Sénatus-consulte Ultime :
royauté : — précédent : 400, 404
— Achéens : 45-4p — théorie et application : 407
— Crète : 41-44 — puis : 410, 413, 418, 424.
— Grèce pré-classique : 50-58 serment :
— Macédoine : 216 ' — des Héliastes : 164
— Alexandre : 223-224 — à Octave ; 432, 439.
— hellénistique : 234-243 servitude pour dette :
— Rome : - pré-civique ; 256-263 ; - — Grèce : 67, 88, 90
royauté urbaine : 265-269 ; - chute : — Rome ; 288, 310 n. 1, 500-501,
277 510-513, 520.
— Sparte : 50, 58, 84. Servius Tullius : 270-275, 361 (centuries),
366 (tribus).
Sévères (Septime et Alexandre). 449,
S 457, 462, 495.
sociales, classes. Empire : 488, 498,
sacerdoces, Rome : y./lamines, pont/es, 570.
rex sacrorum. Soc;/ (= alliés italiens) :
sacramentum (action de la loi) : — charges : 328, 342
500-506. — aggravation : 391
Salamine (480) : 123. — nombre ; 328
Saturninus (tr. pl. 103) : 409, 410. — révolte ; 411-412
sécessions, plèbe : 290, 298, 299, 309, — intégration dans la civitas : - pro-
375. jets : 402, 403 ; - réalisation : 413.
Socrate (470-399) : 181, 186-189, 215.
seigneurie, origine : 563, 565. Soleil, culte, empereur : 455.
seisachtheia : 90. Solon : 89-97, 142, 202, 214, 228 ; Solon et
Séleucides ; 229 s. Rome : 272, 300.
Sénat : 376-379, 469-470, 474, 557
1) Royauté: Sophistes: 140-141, 144-150, 173, 174,
— 256-259, 262. 180-181, 237.
2) République sources du droit, Rome: 490-497;
— composition : 313, 353, 376, 416 572-583, 585 ; v. Douze Tables.
(Sylla), 427 (César) Sparte ; 58, 70-85, 120, 125-127, 175, 184
— compétence : - élections : 370 ; - 204 et s., 208,
loi : 374-375, 378 ; - générale : 379, Spurius Cassius : 289.
384 ; - v. auctoritas, sénatus-consulte Stoïcisme : 237, 250, 397.
— règlement du Sénat : 349, 377 stratèges: 114, 124, 128, (Périclès), 162,
— sénateurs ; - privilèges judiciaires, 177 (procès des Arginuses), 198 (évolu-
v. quaestiones; - rôle politique, v.
optimales. tion au 4' s.) ; royaumes hellénisti-
3) Empire: ques : 245, 246.
— accès au Sénat : 459 succession, empereurs : 456-457.
— carrière sénatoriale ; 459-460, 563 sycophantes : 165, 166.
— choix et investiture de l'empereur : Sylla (L. Cornélius): 413-416; abroga-
456-457 tion partielle de son oeuvre ; 419.
INDEX ALPHABÉTIQUE 421

Synedrion: 193-194. tribunaux criminels permanents : v.


Synode : 126, 130. quaestiones.
tribus, Grèce :
— de Clisthène ; 110-111, 152
T — « ioniennes » : 56, 107.
tribus, Rome :
Tables Claudiennes (Lyon) : 37, 487. — archaïques : 261
terre royale, exploitation : 248-249. — territoriales (Servius Tullius) : 274
terres, partage : v. agraire. — structure des assemblées tributes ■
testament, monarques hellénisti- 294, 366
ques : 239, 322 et n. 1. — réforme d'Appius Claudius : 337
tétrarchie : 537, 585. — répartition des citoyens d'Italie :
413.
thémis : 51-52, 88, 142-143. tribut :
théorique (caisse du) : 135 n. 1, 190 — citoyens, Rome : 328
228. — Grèce, alliés : v. phoros
Théramène (450-404) : 177, 183-184. — montant : 379
thesmothètes : 58, 93, 156, 165. — répartition : 353, 361, 363
thètes : 54-56, 92, 123. — Socii : 328.
Thrasymaque
e
(sophiste, 2e moitié trittyes : 109, 111.
5 S.) : 147, 148. triumvirat :
Thucydide (l'historien, 465-v. 400) : — conjuration de 60, appelée à tort
174, 182. r Triumvirat : 423
Thucydide (l'oligarque) : 118 n. 1, 128, — de 43 : 431.
133-135, 173. tyrannie :
Tibère : 446, 457. — Athènes : 97-105, 118 n. 1, 122, 164
timocratie : — Grèce, 7'' s. : 70-76
— Grèce : 202, 211 — étrusque à Rome : 105, 270-272.
— Rome : 273 (Servius Tullius), 353,
395 {optimales).
tirage au sort, magistrats : 162, u
183-184,214, 228.
Titus : 447.
Trajan : 448. urbanisme et tyrannie :
Trente (révolution des) : 177. — Athènes : 99
trésor fédéral : 130. — Grèce, T s. ; 74
— Rome : 266, 270, 272.
triomphe : 267. utile/juste: 144, 147-149, 173.
tribunat de la plèbe : 357
— admission au Sénat : 376
— coercition : 293, 357
— déclin sous l'Empire : 467 V
— destitution ; 399
— juridiction criminelle : v. perduellio vectigal : 332, 396.
— légalisation de sa puissance ; 305
— organisation : 291 s. Vespasien : 347
— pivot de l'appel au peuple : 372 ; v. — diffusion du droit latin : 481
provocatio — fer de imperio : 452 n. 1.
— puissance : 292-293 ; v. puissance Vestales, statut : 23, 26.
Iribunicienne vétérans : 409, 417, 423, 480.
— réformes de Sylla : 416 ; leur abro- veto ; v. intercessio.
gation : 419 ville :
— réitération : 400, 409 — nature, époque hellénistique
— rôle politique : 309, 357, 394 244-246 '
398-405, 411. — diffusion : — Alexandre, 225-227 •
tribuns militaires à pouvoir consu- - royaumes hellénistiques, 233'
laire : 284. 244-246 ; — Occident, 479-482 ; 485!
422 INDEX ALPHABÉTIQUE

vindex : 502, 513, 520. x-z


vote, procédure :
— Athènes, 153, 159 Xénophon (430-355) : 201-202
— Rome ; 368-369 Zénon (de Citium, 336-264) ; 237.
— vote secret : 368, 394. Zeugitas : 66, 136, 178.
TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS XIX

INTRODUCTION. — LE DÉCOR ET LES ACTEURS DE LA VIE PO-


LITIQUE EN GRECE ET À ROME I

Section 1. — Quelques considérations de géopolitique 1

§ 1. — Le cadre de la cité grecque \


a) La mer omniprésente 2
b) La pauvreté du sol 2
c) Le morcellement du paysage g
d) Définition de la cité grecque 4

§ 2. — De la cité romaine au monde romain 6


a) Le site de Rome 6
b) La citoyenneté romaine : une citoyenneté ouverte 7

Section 2. — Les citoyens du monde antique 7

§ 1. — Les femmes exclues de la cité antique 8


A. — La leçon d'Athènes 8
a) La réalité politique g
b) La leçon des mythes g
B. — L'attitude romaine \j
a) Les mythes et cultes primordiaux 11
b) La scène politique ^5

§2. — L'exclusion des esclaves et des étrangers 14


A. — La condition des esclaves et étrangers 14
a) Les trois paradoxes de l'esclavage 14
b) Les étrangers 18
B. — L'intégration à la cité des esclaves et étrangers 19

Bibliographie et lectures 20
424 TABLE DES MATIÈRES

PREMIERE PARTIE
LA GRÈCE 23

CHAPITRE 1. — L'ÉVEIL DE LA GÈCE : DU ROI MINOS AUX EU-


PATRIDES 27

Section 1. — Le roi Minos et son palais 28

§ 1. — Une royauté urbaine 28


§ 2. — Le conseil et le peuple à Mallia 30

Section 2. — L'or de Mycènes et les casemates de Tirynthe


(1550-1200) 31

§ 1. — Des monarchies militaires 31


§ 2. — La tradition de l'exploitation centralisée 32

Section 3. — Le roi homérique et ses compagnons


(1050-700) 32

§ 1. — Le roi homérique et le partage du pouvoir 33


A. — Des signes apparents de force 33
B. — La faiblesse réelle du pouvoir royal 34
§ 2. — Structure de la société homérique 36
A. — Une stratification horizontale 36
B. — Un clivage vertical 37
§ 3. — L'éviction du roi (8e s.) et l'avènement d'un gouvernement
aristocratique 38
A. — Un système de sélection et de rotation 38
B. — La victoire des Eupatrides 40

Bibliographie et lectures 41

CHAPITRE 2. — L'AUBE DE LA DÉMOCRATIE (650-501) 43

Section 1. — La crise du 7e siècle 43

§ 1. — De l'esprit chevaleresque aux travaux des champs 43

§ 2- — Transformations économiques et crises sociales au 7 siè-


cle 44
TABLE DES MATIÈRES 425

§ 3. — La colonisation : essaimage ou expulsions 46

§4- — La tyrannie des républiques commerçantes 47


A. — La tyrannie et la richesse 48
B. — La tyrannie et la noblesse 49

Section 2. — L'expérience Spartiate: l'eunomia 51

§ 1- — L'égalité absolue de tous les citoyens 52


§ 2. — Pour l'eunomia, les castes de parias 53

§ 3- — L'exercice oligarchique du pouvoir 54

Section 3. — L'eunomia asthénienne : Dracon et Solon


(630-593) 56

§ 1. — Le putsch de Cylon et les réformes de Dracon 56

§2. — Solon le médiateur : l'eunomia 58


A. — Les réformes sociales 59
B. — Les réformes politiques 60
C. — l'esprit des réformes de Solon : eunomia 62

Section 4. —- L'intermède nécessaire de la tyrannie 63

§ 1- — La tendance égalitaire de la tyrannie 64

§2. — Une prise de conscience populaire et « nationale » 65

§ 3. — L'exercice solitaire du pouvoir.. 67

Section 5. — La révolution isonomique de Clisthène


(507-501) 68

§ 1. — Le nouvel espace politique 09

§ 2. — La nouvelle année politique 73

§3. — L'ostracisme 75

§ 4. — Démocratie ? 77

Bibliographie et lectures 7g
426 TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE 3. — LE DÉMOS AU ZÉNITH : LE SIÈCLE DE PÉRI-


CLÉS^6 SIECLE) 80

Section 1. — Le support matériel et intellectuel de la cité dé-


mocratique 81

Sous-section 1. — Où l'armée joue un rôle encore 81


a) Un dernier combat : Marathon (490) 81
b) Salamine, ou l'appel aux thètes (480) 82
c) Le déclin des archontes 82

Sous-section 2. — Où l'argent joue un plus grand rôle encore :


l'impérialisme athénien 83
§ 1. — De la fédération à l'hégémonie athénienne (478-462) .... 83
§ 2. — De l'hégémonie à l'impérialisme : Périclès (460-430) 85
A. — Affirmation de l'impérialisme 86
a) Le tribut des Alliés et leur sujétion économique 87
b) La suprématie politique d'Athènes 88
B. — L'impérialisme au service de la démocratie 89
C. — L'apologie de l'impérialisme chez Périclès 92

Sous-section 3. — Où, sans les philosophes, la cité n'est rien :


la sophistique 95

§ 1. — La nature de la loi positive 94


§ 2. — La formation politique du peuple souverain 96
§ 3. — Le juste et l'utile 97
A. — L'utile et le juste en théorie 97
B. — L'ecclésia partagée entre le juste et l'utile 98

Section 2. — L'organisation des pouvoirs dans la cité démo-


cratique too

§ 1. — L'ecclésia 100
A. — Le règlement de l'assemblée 100
B. — La souveraineté de l'ecclésia 102
C. — Les pouvoirs de l'ecclésia 104
§2. — Le Conseil ou Boulé 106
§3. — Les magistrats 107
A. — L'organisation des magistratures 107
B. — Contrôles populaires sur les magistratures 109
■* - sÉmmm&mii ' ,:
c . t mÊÊ ^?»

TABLE DES MATIÈRES 427

§ 4. — La Justice jqq

S 5. Conclusion : la démocratie aslhénienne, jugée par les


Athéniens ^2
A. La démocratie athénienne n'est pas une apparence .. 112
B. — Analyse juridique de la démokratia 114
C. — Approche idéologique de la démocratie 115

Bibliographie et lectures

CHAPITRE 4. — LE CRÉPUSCULE : LA RÉPUBLIQUE DES AVO-


CATS (431-322) |19

Section 1. — Les institutions démocratiques en déclin ug


§ 1. — La démocratie menacée (411-404) et la guerre du Pélo-
ponnèse J20
A- — La guerre et la crise économique et sociale 120
B. La crise idéologique et politique de la fin du 5e siècle , 122
a) L'idéologie de puissance désavouée 123
b) Les coups d'Etat oligarchiques : 411 et 404 124
§2. — La démocratie débridée (403-322) 127
A. — Une victime du conformisme, Socrate (399) 127
B- — Egoïsme : le retour de l'impérialisme 129
a) Le misthos ecclésiasticos et le théoricon 129
h) La Seconde Confédération athénienne (377-355) .130
C. — Radicalisme : la toute-puissance du peuple 132
D- — Providentialisme : stratèges et avocats 134

Section 2. — La pensée politique au chevet de la démocra-


tie
135
§ 1- — Xénophon et Isocrate : la vertu de la tradition 135
a) Les remèdes à la crise sociale 135
b) Les remèdes à la crise politique 136
§ 2. — Platon : la monarchie de la Sagesse igg
A. — La République (vers 375) ig7
B. — Le Traité des Lois (entre 366 et 347) 139
§3. — Aristote : la loi de l'équilibre 140
A. — Les bons principes de gouvernement 141
B. — L'application concrète : démocratie ou oligarchie mo-
dérée 142

Bibliographie et lectures 143


428 TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE 5. — SI LE GRAIN NE MEURT: DE LA CITÉ GREC-


QUE AUX MONARCHIES HELLÉNISTIQUES 145

Section 1. — La fin de la Cité libre : Philippe et Alexandre ... 145

Introduction. Les Macédoines et l'Hellénisme 145

§ 1. — Philippe II et la ligue de Corinthe (359-337) 146


A. — Isoler Athènes : Chéronée 147
B. — Intégrer Athènes ; la ligue de Corinthe de 337 148

§2. — L'Empire d'Alexandre (336-323) 149


A. — Le héros libérateur 150
B. — L'idéologie de la monarchie 151

Section 2. — Les royaumes hellénistiques 153

§ 1. — Des royaumes, dits hellénistiques 154


A. — Le partage des héritiers 154
a) Athènes : la constitution oligarchique de 322 154
b) La guere des dialogues 155
B. — Une communauté de culture ; l'hellénisme 156
a) La culture grecque exportée 156
b) Entre le colonialisme et la tolérance : l'indifférence ... 158

§2. — Le souverain hellénistique 159


A. — Des monarchies personnelles 160
B. — Des monarchies absolues 16i
C. — Le charisme divin jg4

§3. — Les sujets du roi 105


A. — Cités grecques et pays indigène 166
B. — L'exploitation du royaume : le modèle lagide 169

Conclusion 171

Bibliographie et lectures 171


TABLE DES MATIÈRES 429

DEUXIÈME PARTIE
LES INSTITUTIONS POLITIQUES
ET SOCIALES DE ROME 173

TITRE 1 . — LA NAISSANCE ET L'ÉPANOUISSEMENT DE LA CITÉ


REPUBLICAINE (du 8e s. à 150 av. J.-C.) I 75

CHAPITRE 1. — DES SEPT COLLINES À LA DOMINATION UNI-


VERSELLE 176

Section 1. — L'époque royale (8e-6es.) 17g

§ 1- Rome avant Rome. La royauté préurbaine 177


A. — L'organisme gentilice 177
B
- — L'aristocratie des patres et la royauté fédérale latine
(f"7'8 178
a) La fédération des gentes et l'origine de la royauté 178
b) Définition de la royauté fédérale latine 179
c) La fonction royale 1 gO
d) Conclusion : la noblesse patricienne ou patriciat 181
§ 2. — La fondation de Rome et la royauté étrusque (620 environ
509
) 181
A. — La domination étrusque et la fondation de la ville .... 182
a) La conquête étrusque Ig2
b) La fondation de la ville Ig3
B. — La royauté étrusque Ig4
G. — La monarcbie populaire des rois étrusques 185
a) Servius Tullius et la création du populus 185
b) L'armée et l'assemblée centuriate 187
c) La distribution des citoyens en tribus 187
d) Conclusion : la Cité royale !!!!!!^ 188

Section 2. — L'oligarchie se met en république (509-340 av.


189
Sous-section 1. — Le patriciat de la République ou la noblesse
consulaire 190
§ 1. — La république consulaire 190
A. — Le legs royal : Vimpresium consulaire 190
B. — Les innovations : l'annualité, le choix et le problème
de la collégialité 192
a) Nomination et non élection 19^
b) Dualité originelle 192
c) Pas de collégialité primitive "" ,Q,
430 TABLE DES MATIÈRES

§ 2. — La fondation du régime républicain : au profit de qui ? . 194


1° Les étapes d'un monopole 194
2° La légitimité découverte : le charisme auspicial, défini-
tion du nouveau patriciat 195
3° Les privilèges du nouveau patriciat 195
4° Conclusion : une oligarchie pure 196

Sous-section 2. — La révolution du peuple : la Commune plé-


bienne (494-3) 196
§ 1. — La guerre dans la cité 197
§ 2. — Les institutions plébiennes 198
A. — Le tribunal de la plèbe 199
a) L'organisation du tribunal : élection et collégialité 199
b) La puissance tribunicienne 199
B. — L'assemblée des plébéiens, leur trésor et leur sanc-
tuaire 201
C. — Conclusion : une organisation purement populaire ... 203

Sous-section 3. —- De trêves en compromis, les conquêtes lé-


gales de la plèbe (450-367) 203
§ 1. — La loi des XII Tables, une fontaine de concorde 204
A. — Le collège des décemvirs 205
B. — Leur œuvre : le code décemviral 205
a) Le citoyen et la justice 205
b) Les droits privés du citoyen 205
c) Les conquêtes du peuple sur Vimperium consulaire ... 206
d) Les concessions au patriciat 207
§ 2. — Les lois Valeriae Horatiae de 449 : la puissance tribuni-
cienne légalisée 207
1° L'inviolabilité tribunicienne 208
2° L'autorité des plébiscites 208
3° Abandon de la souveraineté consulaire 208
4" Une oligarchie tempérée d'éléments populaires 209
§3. — Le compromis licinio-sextien (367) et ses prolongements. 210
A. — Le coup de force et ses champions 210
B. — Le règlement de 367 211

Section 3. — La conquête du monde méditerranéen et l'ap-


parition de la nobilitas (340-150 av. J.-C.) 213
§ 1. — Les étapes de la conquête (340-146) 214
A. — L'Italie : « une propiété romaine » 214
B. — La conquête du monde méditerranéen 220
C- — Les mobiles de la guerre : la fides et le profit 223
TABLE DES MATIÈRES 431

§2- — L'organisation des conquêtes 224


A. — Les solutions italiennes 224
a) L'annexion ou le système municipal 225
b) La fédération : les alliés et les latins 226
B. — Les solutions provinciales 228
a) Le protectorat et la déclaration de liberté 228
b) Le système provincial 228
§ 3. — Le pouvoir et l'argent : sénateurs et chevaliers ; la nobili
tas
; 231
A. — Sénateurs et chevaliers 231
B- — La nobilitas et l'oligarchie au pouvoir 233
a) L'ouverture démocratique d'Appius Claudius (312-
304) 234
b) L'aristocratie des consulaires : la nobilitas 234
c) Une république oligarchique 236

Bibliographie et lectures 237

CHAPITRE 2. — LES ORGANES DU GOUVERNEMENT RÉPUBLI-


CAIN
239
Section 1. — Les magistratures 239
§ 1. — L'organisation des magistratures 239
A. — Electives et annuelles — Les pro-magistratures 239
B. — Potestas : la collégialité et la hiérarchie 241
C. — L'imperium 242
§ 2. — Les diverses magistratures 244

Section 2. — Le peuple 247


§ 1. — La citoyenneté 247
§ 2. — L'organisation des assemblées populaires 248
A. — Les comices curiates : critère gentilice 249
B. — Les comices centuriates : critère censitaire 249
C. — Les comices tributes et le concile de la plèbe : critère
du domicile 251
§3. — Les pouvoirs des comices 252
A. — Volonté populaire et puissance du magistrat 252
B. — Le choix des récompenses : les comices électoraux ... 254
C. — Le pouvoir de châtier ; les comices juciaires 255
D. — L'élaboration de la loi ; les comices législatifs 257
432 TABLE DES MATIÈRES

Section 3. — Le Sénat 258

§ 1- — L'organisation du sénat : sénateurs et conseil 258


§ 2. — Les pouvoirs du Sénat 260

Conclusion : l'équilibre des pouvoirs 262

Bibliographie et lectures 264

TITRE 2. — LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE ET L'EMPIRE (150 av.


J.-C. — fin du 3e s. ap. J.-C.) 267

CHAPITRE 1. — LA FAILLITE DE LA RÉPUBLIQUE (150-


30 av. J.-C.) 268

Section 1. — La disparition de la classe moyenne 268

§ 1. — La crise économique et sociale 268


A. — Rupture de la mesure à Rome 268
1A — L'extension du mal à l'armée, aux provinces, à l'Italie . 271
§ 2. — Rupture de l'équilibre politique. « Optimales » et « popula-
res>>
272

Section 2. — Réformes et coups d'Etat 275

§ 1. — L'œuvre des Gracques et la réforme agraire (133-121) ... 275


A. — Tiberius Gracchus (133) 276
B. — Caius Gracchus (124-121) 279
a) L'œuvre de Caius Gracchus (124-122) "'"' 279
b) La réaction sénatoriale et la théorie du sénatus-
Consulte Ultime 281
§2. — Règlements de compte et réaction oligarchique: de la
mort des Gracques à sylla (121-78) 283
A. — Le sort de la réforme gracquienne : la loi agraire et la
composition des tribunaux 283
B. — Caius Marius, l'homme nouveau (107-88). Sa réforme
militaire " 284
C. — La Guerre Sociale (90-88) 285
D. — La dictature de Sylla et sa restauration oligarchique . 286
§3. — La fin de la République : l'affirmation du pouvoir person-
nel (78-30) 288
MELE DES MATIÈRES 433

A. — Pompée (82-49) 289


a) La politique du balancier (82-70) 289
b) Les pouvoirs exceptionnels (67-61) 290
c) Le partage du pouvoir et la chute de Pompée (60-49) . 291
B. — César et ses successeurs (49-30) 292
a) L'imperator Caesar (49-44) ""''' 292
b) L'héritage (44-30) """ 294
C- — La réflexion politique de Cicéron 295

Bibliographie et lectures 298

CHAPITRE 2. — LE RÉGIME IMPÉRIAL (de 27 av. J.-C. à la fin


du 3e s. ap. J.-C.) 300

Section 1. — L'empereur 3qq

§ 1- — Auguste et la fondation du principal 300


A. — La légalisation du pouvoir 301
B. — L'organisation du pouvoir 50g
§ 2. — Du Principal au Dominât 304
A. — Les empereurs patriciens 304
B. — Les empereurs italiens 505
C. — Les empereurs provinciaux 306
D. — Les empereurs orientaux 307
E. — L'anarchie militaire (235-284) 308

§ 3. — Le pouvoir impérial 308


A. — Les fondements du pouvoir impérial 308
a) Les fondements juridiques 309
b) Les fondements sociologiques g 10
c) Les fondements charismatiques 511
B. La source du pouvoir impérial. La succession du
prince ^
a) L'ambiguïté du pouvoir 313
b) Les expédients 313

Section 2. — L'Empire 314

§ 1. — L'administration impériale 314


A. — Les moyens de l'administration impériale : personnel
et services 3^3
a) L'origine sociale des fonctionnaires impériaux 315
b) Les principaux services de l'administration impériale 318
434 TABLE DES MATIÈRES

B- — Les principaux domaines de l'administration impé-


riale
320
a) La répression criminelle 520
b) Les finances 32g
G. — Le sort des organes anciens 324

§ 2- — Territoire et sujets : l'œuvre de romanisation 325


A. — Le gouvernement provincial 326
B. — L'urbanisation de l'Occident et l'autonomie munici-
PaIe 327
a) L'urbanisation de l'Occident 327
b) Les limites à l'autonomie municipale 329
G. — L'exemple gaulois 330
a) La Gaule narbonnaise 350
b) La Gaule chevelue ou les Trois Gaules 330
D. — L'individu ; les clivages sociaux et la romanisation
égalitaire 35g

§ 3. — Les sources du droit 535


A. — Le Sénatus-consulte 33g
B- — L'édit du magistrat : le droit prétorien 336
G. — Les constitutions impériales 338
D. — La « Jurisprudence » (mm prudentid), on science du
droit
339

§ 4. — La sanction du droit 340


A. — La phase archaïque des actions de la loi 341
a) L'action de la loi par le sacramentum 345
b) La iudicis arbitrive postulatio (demande de juge ou
d'arbitre) 346
c) La condictio 346
d) Les actions de la loi exécutoires : manus iniectio et pi-
gnoris capio 346
B. — La procédure formulaire 349
a) Le déroulement de l'instance 330
b) La structure de la formule et les divers types d'action . 352
c) Les moyens accessoires tirés par le prêteur de son im-
perium ggg
G. — Le procès cognitoire 359

Bibliographie et lectures 360


« ,-.,C

TABLE DES MATIÈRES 435

TITRE 3. — L'ANTIQUITÉ TARDIVE (284-565) 365

Section 1. — Le pouvoir impérial : partage et absolutisme .. 365


§ 1. — La division du pouvoir 366
A. — Dioclétien et la tétrarchie (284-312) 366
B. — Le partage entre l'Orient et l'Occident (312-395) 367
G. — Les destinées respectives de l'Occident et de l'Orient
C51'-6"8-) 368
§ 2. — L'absolutisme monarchique 359

Section 2. — La politique religieuse : l'empereur et les chré-


tiens 371

er
§ 1. — De l'ignorance à la persécution (du 1 s. à 311) 371
§2. — L'Empire chrétien 372
^ Le christianisme, religion officielle de l'Empire 373
B. — Le christianisme et le déclin de Rome 374

Section 3. — La centralisation bureaucratique et le diri-


gisme 376
§L Le gouvernement central et l'administration locale 376
A. — La Cour et le gouvernement central 376
B. — L'administration provinciale 378
C. — L'armée 3gQ
D. — Le personnel administratif 380
§ 2. — La crise économique et le dirigisme 382
A. — Crise économique et pression fiscale 382
B. — Le dirigisme 383

Section 4. — Les sources du droit 386

§L Les Constitutions impériales et le « lus vêtus » 386


A. — Les Constitutions impériales 386
B. — La doctrine classique, on ius vêtus 388
§2. — Les coutumes provinciales et le droit « vulgaire » 388
§3. — La compilation de Justinien 389
A. — Le Code de Justinien (534) 390
B. — Le Digeste (533) 390
C. — Les Institutes 292
D. — Les Novelles ^92
436 TABLE DES MATIÈRES

Conclusions 393

Bibliographie et lectures 393

Tableaux chronologiques 397

Index alphabétique 409

Cartes

— Le monde grec 24-25


— Les tribus de Clisthène 72
— Les royaumes hellénistiques vers 240 av. J.-C 157
— Etapes et formes de la conquête de l'Italie 216-219
— L'Empire romain au milieu du 2e s. ap. J.-C 317
PRECIS DALLOZ

DROIT PRIVÉ

ACTION ET AIDE SOCIALES,


par E. ALFANDARI,
DROIT ANGLAIS,
sous la direction de J.-A. JOLOWIC2.
DROIT DES ASSURANCES,
par Y. LAMBERT-FAIVRE.
DROIT BANCAIRE,
par J.-L. RIVES-LANGE et M. CONTAMINE-RAYNAUD.
DROIT CANONIQUE,
par P. VALDRINI, J. VERNAY, J.-P. DURAND et O. ÉCHAPPÉ.
DROIT CIVIL,
— Introduction générale au droit,
par F. TERRÉ.
— Les personnes. La famille. Les incapacités,
par A. WEILL et F. TERRÉ.
— Les obligations,
par F. TERRÉ, Ph. SIMLER et Y. LEQUETTE.
— Les successions. Les libéralités,
par F. TERRÉ et Y. LEQUETTE.
— Les biens,
— Les régimes matrimoniaux,
par F. TERRÉ et Ph. SIMLER,
— Les sûretés. La publicité foncière,
par Ph. SIMLER et Ph. DELEBECQUE.
DROIT COMMERCIAL,
— Commerçants et entreprises commerciales.
Concurrence et contrats du commerce,
par M. PEDAMON.
— Instruments de paiement et de crédit. Entreprises en difficulté
par M. JEANTIN.
— Sociétés commerciales,
par Ph. MERLE.
DROIT COMMERCIAL EUROPÉEN,
par B. GOLDMAN, A. LYON-CAEN et L. VOGEL.
DROIT COMPTABLE,
par A. VIANDIER et Ch. de LAUZAINGHEIN.
DROIT DE LA CONSOMMATION,
par J. CALAIS-AULOY et F. STEINMETZ.
CONTRATS CIVILS ET COMMERCIAUX,
par F. COLLART DUTILLEUL et Ph. DELEBECQUE.
CRIMINOLOGIE,
par R. GASSIN.
DROIT DE LA CULTURE,
par J.-M. PONTIER, J.-C. RICCI et J. BOURDON.
DROIT DE LA DROGUE,
par F. CABALLERO.
DROIT DE L'ESPACE,
par L, PEYREF1TTE.
DROIT DES ÉTATS-UNIS,
sous la direction de,A. LEVASSEUR.
I
DROIT FISCAL DES AFFAIRES,
par F. GORÉ et B. JADAUD.
LES GRANDS SYSTÈMES DE DROIT CONTEMPORAINS,
par R. DAVID et C. JAUFFRET-SPINOSI.
DROIT INTERNATIONAL PRIVÉ,
par Y. LOUSSOUARN et P. BOUREL.
LA
"pa^Il'^VlNCEFTP ^ OjInCHARD, G. MONTAGN1ER et A. VARINARD.
DROIT MARITIME,
par R. RODIÈRE et E. du PONTAVICE.
DROIT PÉNAL DES AFFAIRES,
par W. JEANDIDIER.
DROIT PÉNAL GÉNÉRAL,
par G. STEFAN1, G. LEVASSEUR et B. BOULOC.
DROIT PÉNAL SPÉCIAL,
par M.-L. RASSAT.
PÉNOLOGIE,
par B. BOULOC.
PHILOSOPHIE DU DROIT,
— Les moyens du droit,
par M. V1LLEY.
PROCÉDURE CIVILE,
par J. VINCENT et S. GUINCHARD.
PROCÉDURE PÉNALE,
par G. STEFANI, G. LEVASSEUR et B. BOULOC.
DROIT DE LA PROMOTION IMMOBILIÈRE,
par Ph. MAL1NVAUD et Ph. JESTAZ.
DROIT DE LA PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE,
par A. CHAVANNE et J.-J. BURST.
PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE ET ARTISTIQUE ET DROITS VOISINS,
par C. COLOMBET.
DROIT PUBLIC ÉCONOMIQUE,
par A. de LAUBADÈRE et P. DELVOLVE.
RISQUES ET ASSURANCES DES ENTREPRISES,
par Y. LAMBERT-FAIVRE.
DROIT RURAL,
par J. HUDAULT.
DROIT DE LA SÉCURITÉ SOCIALE,
par J.-J. DUPEYROUX.
DROIT SOCIAL INTERNATIONAL ET EUROPÉEN,
par G. LYON-CAEN et A. LYON-CAEN.
DROIT DES TRANSPORTS TERRESTRES ET AÉRIENS,
par R. RODIÈRE et B. MERCADAL.
DROIT DU TRAVAIL,
par G. LYON-CAEN, J. PÉLISSIER et A. SUPIOT.
VOIES D'EXÉCUTION ET PROCÉDURES DE DISTRIBUTION,
par J. VINCENT et J. PRÉVAULT.

DROIT PUBLIC - SCIENCE POLITIQUE

CONTENTIEUX ADMINISTRATIF,
par Ch. DEBBASCH et J.-C. RICCI.
DROIT ADMINISTRATIF,
— Données juridiques fondamentales. Organisation administrative.
Formes de l'action administrative,
par J. RIVERO et J. WALINE.
DROIT ADMINISTRATIF DES BIENS,
— Domaine. Travaux publics. Expropriation,
par J.-M. AUBY et P. BON.
DROIT DE L'AUDIOVISUEL,
par Ch. DEBBASCH.
DROIT BUDGÉTAIRE ET COMPTABILITÉ PUBLIQUE,
par L. TROTABAS et J.-M. COTTERET.
DROIT DE L'ENVIRONNEMENT,
par M. PRIEUR.
DROIT FISCAL,
par L. TROTABAS et J.-M. COTTERET.
DROIT FISCAL INTERNATIONAL ET EUROPÉEN
par L. CARTOU.
DROIT DE LA FONCTION PUBLIQUE,
— Etat. Collectivités locales. Hôpitaux,
par J.-M. AUBY et J.-B. AUBY.
DROIT INTERNATIONAL DU DÉVELOPPEMENT
par G. FEUER et H. CASSAN.
DROIT INTERNATIONAL PUBLIC,
par P.-M, DUPUY,
DROIT DE L'URBANISME,
par H. JACQUOT.
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HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES,


par M. PRÉLOT et G. LESCUYER.
HISTOIRE DES INSTITUTIONS PUBLIQUES DEPUIS LA RÉVOLUTION FRANÇAISE,
par G. SAUTEL.
HISTOIRE DES INSTITUTIONS PUBLIQUES ET DES FAITS SOCIAUX,
par P.-C. TIMBAL et A. CASTALDO.
INSTITUTIONS ADMINISTRATIVES,
par J.-M. AUBY et J.-B. AUBY.
INSTITUTIONS POLITIQUES ET DROIT CONSTITUTIONNEL,
par M. PRÉLOT et J. BOULOUIS.
INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE L'ANTIQUITÉ,
par M. HUMBERT.
INSTITUTIONS DES RELATIONS INTERNATIONALES,
par Cl.-A. COLLIARD.
INTRODUCTION À LA POLITIQUE,
par Ch. DEBBASCH et J.-M. PONTIER.
LES ÉTATS SOCIALISTES EUROPÉENS,
par R. CHARVIN.
LES GRANDES ÉTAPES DE LA PENSÉE POLITIQUE,
par D.-G. LAVROFF.
LE SYSTÈME POLITIQUE FRANÇAIS,
par D.-G. LAVROFF.
LIBERTÉS PUBLIQUES,
par Cl.-A. COLLIARD.
MÉTHODES DES SCIENCES SOCIALES,
par M, GRAWITZ.
SCIENCE ADMINISTRATIVE,
par Ch. DEBBASCH.
L'UNION EUROPÉENNE (TRAITÉS DE PARIS-ROME-MAASTRICHT),
par L, CARTOU.
MEMENTOS DALLOZ

DROIT PRIVÉ

DROIT DES ASSURANCES,


par Cl.-J. BERR et H. GROUTEL.
DROIT BANCAIRE,
par F. DEKEUWER-DEFOSSEZ,
DROIT CIVIL,
— Introduction générale au droit,
par P. COURBE.
— Les biens,
— Principaux contrats,
par P. DUPONT-DELESTRAINT.
— Contrat de mariage et régimes matrimoniaux. Successions. Libéralités
par F. LUCET et B. VAREILLE.
— Les personnes. La famille. Les incapacités,
par P. DUPONT-DELESTRAINT et P. COURBE.
— Sûretés. Publicité foncière,
par M.-N. JOBARD-BACHELLIER,
— Les obligations,
par G. LEGIER.
DROIT DU COMMERCE INTERNATIONAL,
par B. JADAUD et R. PLAISANT.
DROIT COMMERCIAL,
— Les activités commerciales,
— Les groupements commerciaux,
par J.-P, LE GALL.
DROIT DE LA CONSTRUCTION,
par R. SAINT-ALARY et C. SAINT-ALARY HOUIN.
CRIMINOLOGIE ET SCIENCE PÉNITENTIAIRE,
par J. LARGUIER.
DROIT DE L'ENREGISTREMENT,
et taxe de publicité foncière,
par C. DAVID.
DROIT FISCAL DES ENTREPRISES COMMERCIALES
par J.-P. LE GALL.
GRANDS SYSTÈMES DE DROIT CONTEMPORAINS,
par M. FROMONT.
INSTITUTIONS JUDICIAIRES,
par J.-J. TAISNE.
DROIT INTERNATIONAL PRIVÉ,
par J. DERRUPPÉ.
LOCATIONS ET LOYERS,
— Baux d'habitation, professionnels, commerciaux,
par J. DERRUPPÉ.
DROIT PÉNAL DES AFFAIRES,
par G. GIUDICELLI-DELAGE.
DROIT PÉNAL ÉCONOMIQUE,
par J. PRADEL.
PROCÉDURE PÉNALE,
par J, LARGUIER.
DROIT PÉNAL GÉNÉRAL,
par J. LARGUIER,
DROIT PÉNAL SPÉCIAL,
par J. et A.-M. LARGUIER.
I
PROCÉDURE CIVILE (Droit judiciaire privé),
par J. LARGUIER et Ph. CONTE.
DROIT DE LA PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE,
par J. SCHMIDT-SZALEWSKI,
PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE ET ARTISTIQUE ET DROITS VOISINS,
par P. SIRINELLI.
DROIT DE LA SÉCURITÉ SOCIALE,
par J.-J. DUPEYROUX et X. PRÉTOT.
DROIT DES TRANSPORTS, terrestres, aériens et maritimes ;
internes et internationaux,
par M. ALTER,
DROIT DU TRAVAIL,
par J.-M. VERDIER.
VOIES D'EXÉCUTION,
par J. VINCENT et J. PRÉVAULT.

DROIT PUBLIC

DROIT ADMINISTRATIF,
— Actes administratifs. Organisation administrative. Police. Service public.
Responsabilité. Contentieux.
— Fonction publique de l'État et territoriale. Domaine public. Expropriation.
Réquisitions, Travaux publics,
par G, PEISER.
ADMINISTRATION DE L'ÉTAT,
par F. CHAUVIN.
ADMINISTRATION RÉGIONALE, DÉPARTEMENTALE ET MUNICIPALE
par J. MOREAU.
DROIT CONSTITUTIONNEL ET INSTITUTIONS POLITIQUES,
par B. JEANNEAU.
CONTENTIEUX ADMINISTRATIF,
par G. PEISER.
DROIT EUROPÉEN,
par J.-C. GAUTRON.
FINANCES LOCALES,
par R. MUZELLEC.
FINANCES PUBLIQUES,
— Budget et pouvoir financier,
— Droit fiscal,
par F. DERUEL.
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES DE L'ANTIQUITÉ À LA FIN DU XVIIIe SIÈCLE
par D. G. LAVROFF.
HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES DEPUIS LE XIXe SIÈCLE
par D.-G. LAVROFF.
HISTOIRE DES INSTITUTIONS PUBLIQUES ET DES FAITS SOCIAUX
(XI-XIXe siècles),
par J. HILAIRE.
HISTOIRE DES INSTITUTIONS PUBLIQUES DE LA FRANCE (de 1789 à nos iours)
par P. VILLARD.
INSTITUTIONS INTERNATIONALES,
par J. CHARPENTIER.
INTRODUCTION À LA SCIENCE POLITIQUE
par J. BAUDOUIN.
DROIT INTERNATIONAL PUBLIC,
par D. RUZIÉ.
LIBERTÉS PUBLIQUES,
par J. ROCHE et A. POUILLE.
RELATIONS INTERNATIONALES,
par M. GOUNELLE.
DROIT DE LA SANTÉ PUBLIQUE,
par J. MOREAU et D. TRUCHET.
DROIT DES SERVICES PUBLICS,
par J. CARBAJO,
DROIT DE L'URBANISME,
par J. MORAND-DEVILLER,

CAPACITÉ EN DROIT

DROIT CIVIL,
par Ph. BIHR.
DROIT COMMERCIAL,
par J,-P. LE GALL.
DROIT PUBLIC,
par L DUBOUIS et G. PEISER.
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publiés annuellement :

• Code civil
• Code de commerce
• Code pénal
Nouveau code pénal
• Code de procédure pénale
et code de justice militaire (un volume)
• Code du travail
• Nouveau code de procédure civile

publiés périodiquement :

• Code administratif
• Code des assurances
• Code des baux et de la copropriété
• Code de la construction et de l'habitation
• Code électoral
• Code de l'environnement
• Code européen des affaires
• Code européen de la concurrence
• Code européen des personnes
• Code général des impôts
• Code rural et code forestier (un volume)
• Codes de la santé publique,
de la famille et de l'aide sociale (un volume)
• Code de la sécurité sociale
et code de la mutualité (un volume)
• Code des sociétés
• Code de l'urbanisme
• Livre des procédures fiscales

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La photocomposition a été réalisée par PARAGRAPHIC
31240 L'Union - TOULOUSE
I
Cet ouvrage a été achevé d'imprimer en février 1997
dans les ateliers de Normandie Roto Impression s.a.
61250 Lonrai
N° d'imprimeur : 970151
Dépôt légal : février 1997

Imprimé en France

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Il

,
1
;
Michel Humbert, agrégé des facultés de droit, ancien membre de l'École
française de Rome, est professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II).

Conçu dans l'esprit de rendre au droit et aux idées politiques leur place dans
l'histoire ancienne, l'ouvrage rétablit les principaux types de pouvoir au sein des
grands courants de la pensée antique. Ainsi est privilégié le lien entre structure
politique et support idéologique, mécanisme de la décision et réalités sociales,
organisation du droit et forme du pouvoir.
La Grèce, dominée par la démocratie radicale d'Athènes, offre l'exemple d'une
exceptionnelle réalisation de l'esprit, tendue par une pensée rationnelle. Rome,
à l'opposé, en sa république oligarchique bâtie au fil des siècles, révèle l'effica-
cité du pragmatisme, aussi secret dans sa science du gouvernement que redou-
table dans son œuvre d'administration. L'art de faire des révolutions qui passent
inaperçues, encore un trait du génie romain : l'Empire, par d'insensibles étapes,
conduit à un État très moderne, avec sa bureaucratie, sa centralisation, son
monopole du droit entre les mains du pouvoir.

782247 026395 ISBN 2-247-02639-7


188 F A A

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