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Crise de l'eau en Europe : la situation est plus grave

que ce que l'on pensait


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pensait

December 13, 2022

Cette année, alors que les fortes températures asséchaient les rivières et les réservoirs
partout en Europe, de funestes avertissements du passé ont surgi des profondeurs.
« Wenn du mich siehst, dann weine », pouvait-on lire inscrit sur une « pierre de la faim »
située sur la rive de l’Elbe en République tchèque : « Si tu me vois, pleure ».

Pourtant, si les conséquences de la sécheresse à la surface semblent dramatiques, une


nouvelle analyse des données satellites estimant la disponibilité de l’eau douce en
Europe indique que « la situation des eaux souterraines, cachées des yeux de tous, l’est
encore plus », d’après l’hydrologue Jay Famiglietti, directeur de l’Institut mondial pour la
sécurité de l’eau à l’Université de la Saskatchewan, au Canada.

Famiglietti et ses collaborateurs ont analysé vingt ans de données issues des missions
satellites GRACE, fruits d’une collaboration entre les États-Unis et l’Allemagne, et ce afin
de déterminer les variations en eau douce des réserves du continent européen. Les
satellites jumeaux de la mission GRACE ont mesuré les changements gravitationnels de
la Terre pour évaluer le volume des grandes réserves de la planète, telles que l’eau
stockée sous terre dans les aquifères, l’eau qui coule à la surface dans les lacs et les
rivières, ou encore l’eau sous forme solide dans les inslandsis et les glaciers. Plus il y a
d’eau, plus la force gravitationnelle est importante.

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Les résultats de ces analyses indiquent un appauvrissement régulier, entre 2002 et 2022,
du volume d’eau dans les aquifères, ces roches et strates poreuses situées sous terre qui
stockent la majeure partie de l’eau douce non gelée de la planète. Chaque année, la
plupart des aquifères du continent (hormis quelques exceptions comme en
Scandinavie) perdent plus d’eau qu’ils n’en récupèrent par le biais des précipitations et
autres phénomènes, affirme Famiglietti.

(À lire : Stress hydrique : les nappes phréatiques françaises ont soif.)

La sécheresse prolongée de l’été 2022 a tellement fait baisser le niveau de l’Elbe que la


pierre de la faim, l’un des plus anciens monuments hydrologiques d’Europe centrale situé
à Děčín, en République tchèque, a refait surface. La pierre annonçait les années de
famines à venir, dues aux maigres récoltes obtenues à cause de la sécheresse. Gravées
sur la pierre apparaissent des dates (dont la plus ancienne correspond à l'an 1616) et des
inscriptions. On discerne notamment une phrase en allemand : « Wenn du mich siehst,
dann weine » (« Si tu me vois, pleure »).

Les chercheurs estiment que l’Europe perd en moyenne près de 84 gigatonnes d’eau par
an depuis le début du 21e siècle. C’est un taux alarmant, selon Famiglietti. Il correspond
approximativement à la quantité d’eau contenue dans le lac Ontario, ou à 5 fois le débit
annuel moyen du fleuve Colorado dans le Grand Canyon. Une telle ampleur (1 gigatonne
correspond à 1 milliard de tonnes d’eau) nous est presque impossible à appréhender.
C’est pourtant bel et bien à cette échelle qu’agit actuellement le changement climatique.

La cause sous-jacente est évidente, explique-t-il. Il y a trop d’eau à certains endroits, et


pas assez à d’autres. « L’eau est le messager qui délivre les mauvaises nouvelles du
changement climatique » au monde entier. Or ces pertes sont pour beaucoup le résultat
de l’extraction excessive des eaux souterraines.

Le changement climatique et la surexploitation des aquifères sont étroitement liés. Alors


que les sécheresses sévères se multiplient, les agriculteurs, les industriels et les villes
pompent de plus en plus d’eau, de plus en plus profondément, afin de compenser le
manque de précipitations et les records de chaleur. Après les sécheresses historiques de
cette année, comme celle immortalisée sur la pierre de la faim de l’ancienne Bohème, les
aquifères ne parviennent plus à se renflouer, et ce malgré le retour de la pluie.

GRACE et d’autres modèles s’inscrivent dans le besoin urgent et croissant d’améliorer


notre compréhension des aquifères et de leur fonctionnement, explique Alice Aureli,
hydrogéologue installée à Paris et responsable de la gestion équitable des eaux
souterraines transfrontalières du Programme hydrologique international de l’UNESCO.
D’après les scientifiques de la Commission européenne, la sécheresse de 2022 a été la
pire de ces 500 dernières années. L’ampleur de la pénurie d’eau « a même alarmé les
pays dans lesquels il y a de l’eau en abondance », poursuit Aureli. « Malheureusement,
on ne passe à l’action que lorsque l’on a peur. »

LES MISSIONS GRACE

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La première paire de satellites de la mission GRACE (Gravity Recovery and Climate
Experiment), menée par la NASA et le Centre aérospatial allemand, a été envoyée en
orbite en 2002. Ces satellites fonctionnent comme un balancier ; ils surveillent l’évolution
de la répartition de l’eau dans le temps en mesurant sa force gravitationnelle. La quantité
d’eau sur Terre reste constante et l’eau douce dont nous avons besoin pour vivre ne
représente qu’une infime quantité de toute l’eau disponible. Malheureusement, le
changement climatique et d’autres conséquences de l’activité humaine (comme le
drainage des zones humides, la construction de barrages ou le pompage de l’eau des
aquifères), peuvent entraîner un déplacement significatif de cette eau douce, et ainsi
provoquer de graves évènements (assèchement de points d’eau, inondations, etc.).

(À lire : Les barrages, un outil controversé dans la lutte contre le changement climatique.)

La première mission GRACE, qui s’est achevée en 2017, « nous a apporté des données
essentielles, comme la carte de l’épuisement des eaux souterraines dans le monde »,
souligne Famiglietti, et a mis en évidence que l’être humain avait une influence majeure
sur la modification de la répartition de l’eau douce. Elle nous a également confirmé que
les zones de latitude moyenne, dont le sud-ouest des États-Unis et la majeure partie de
l’Europe, étaient en train de s’assécher, comme l’avait prédit le Groupe d’experts
intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Cette sècheresse n’est pas un
événement à craindre dans un futur proche ; elle est à l’œuvre actuellement, et se
propage bien plus vite que ce qu’avait estimé le GIEC.

En 2018, les États-Unis et l’Allemagne ont lancé la mission GRACE Follow-On,


surnommée GRACE-FO, une copie conforme de la mission originale. Cette dernière a
démontré le peu d’efforts qui avaient été faits pour protéger les réserves d’eau douce de
la planète, relève Famiglietti. « Nous sommes toujours sur une pente descendante et
commençons même à sombrer à certains endroits », dont en Europe.

Les nouvelles données de la mission GRACE confirment bel et bien ce que d’autres
modèles informatiques ont pu révéler au sujet de l’épuisement des aquifères, explique
Marc Bierkens, professeur d’hydrologie à l’Université d’Utrecht aux Pays-Bas. Lui et
d’autres modélisateurs tirent depuis longtemps la sonnette d’alarme au sujet de
l’accélération de l’épuisement des eaux souterraines, conséquence de la consommation
en eau des agriculteurs, de l’industrie et des villes, qui dépasse de loin le taux de
réalimentation naturel des aquifères.

En collaboration avec des chercheurs du Centre international d'évaluation des ressources


en eaux souterraines (IGRAC) et de Deltares, l’équipe de Bierken a également démontré
que l’épuisement des aquifères contribuait à l’élévation du niveau de la mer dans le
monde. La majeure partie de l’eau douce pompée dans le sol ne retourne pas dans les
aquifères, mais finit par s’évaporer et se transformer en pluie. Celle-ci tombe soit
directement dans l’océan, soit indirectement sur terre, alimentant les cours d’eau et les
fleuves qui finissent par se jeter à leur tour dans la mer. Bierken estime que l’eau douce
est responsable à hauteur de 10 à 15 % de l’élévation du niveau de la mer. « Cette
quantité suffit à comprendre d’où provient une telle élévation. »

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GRACE et d’autres modèles satellites sont très efficaces pour déterminer « de grandes
tendances » à l’échelle continentale. Cependant, selon Bierken, cette qualité est
également leur point faible. En effet, les pays et les communautés ne peuvent assurer la
gestion durable de leurs eaux souterraines sans connaître avec précision leur évolution,
qu’elle soit influencée par des facteurs naturels ou humains. De quelle manière l’eau
recharge-t-elle les aquifères locaux, s’y déplace, et enfin s’en échappe ? Quelles sont
les demandes agricoles, industrielles et urbaines spécifiques à l’origine de l’exploitation
des eaux souterraines ? Quels sont les types de sols concernés et leur profondeur ? Les
types de végétation et d’arbres à la surface ? Les aménagements qui empêchent l’eau de
pénétrer de nouveau dans le sol ?

Bierken et son équipe essaient d’intégrer plusieurs milliers de ces variables dans une
modélisation des sous-sols de la Terre sous forme de grilles qui couvriraient une surface
de plus d’une centaine de millions de kilomètres carrés, permettant de visualiser les
aquifères localisés en dessous. Cette modélisation, qui prendrait notamment en compte
la météo et l’utilisation des sols, pourrait permettre d’estimer quelles pertes en eau
peuvent être imputées à certains facteurs, tels que son pompage ou le changement
climatique. Ce n’est pas tout : elle permettrait également de déterminer quelles seraient
les potentielles solutions pour pallier ces pertes – en étudiant les possibles effets de la
restauration des zones humides, la réduction du pompage, ou encore des projets de
recharge des aquifères, par exemple.

RENDRE VISIBLE L’INVISIBLE


Que ce soit par le biais d’images satellites ou d’une grille modélisée, selon Aureli, il est
essentiel, pour sauver nos sous-sols, d’aider la population à visualiser leur état.
Contrairement aux rivières, où ce qu’il se passe en amont se fait ressentir en aval, le flux
sous-terrain n’est pas immédiatement perceptible, et peut donc être dévié et modifié de
manière plus subtile et inattendue. Puisque personne ne peut les voir, certains peuvent
également vouloir s’approprier les eaux souterraines dans le but de les utiliser comme
réserve personnelle, et les garder secrètes.

En raison de ce caractère mystérieux et invisible, nous avons mis la plus grande réserve
d’eau douce de la planète de côté pendant trop longtemps, explique Aureli. La crise de
l’eau liée à la sécheresse de cette année a révélé qu’il est urgent de protéger cette eau
pour éviter une pénurie, qui a notamment desséché les récoltes de grains en Italie, ou
encore provoqué la fermeture de réacteurs nucléaires en France et d’importantes artères
de navigation en Allemagne.

Les pays membres de l’ONU se rassemblent régulièrement dans le cadre de crises


majeures : celle du changement climatique, comme ça a récemment été le cas lors de la
COP27 en Égypte, ou encore celle de la perte de la biodiversité, sujet central de la
COP15 organisée ce mois-ci à Montréal. Pourtant, en l’espace de presque un demi-
siècle, les membres de l’ONU ne sont jamais parvenus à se rassembler pour débattre de
la gestion de l’eau. Quand elle avait 18 ans, Aureli, alors étudiante, avait accompagné

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son père, aussi hydrologue, à la première conférence sur l’eau de l’ONU organisée à
Mar del Plata en 1977. À l’époque, presque personne ne parlait des eaux souterraines,
explique-t-elle.

(À lire : COP27 : « La clé c'est le partage de l’effort. Nous devons passer à une économie
qui sort de l’impératif de croissance et qui va vers la sobriété ».)

Tout va changer au printemps prochain. L’ONU a prévu de tenir à New York sa deuxième


conférence intergouvernementale majeure sur l’eau. Pour s’y préparer, elle a organisé le
Sommet ONU-Eau sur les eaux souterraines les 7 et 8 décembre 2022 au siège de
l’UNESCO, à Paris : l’objectif était de débattre de la manière dont les pays pouvaient
mieux se partager les aquifères transfrontaliers. Familglietti y a présenté certaines des
découvertes satellites de son équipe (actuellement confiées à son collègue
Hrishikesh Chandanpurkar et d’autres, pour publication au printemps). Il s’est attelé à
démontrer l’importance de l’eau dans l’espoir qu’elle devienne le sujet de prédilection des
COP et autres négociations sur le climat.

Si autrefois, les eaux souterraines étaient recouvertes d’un voile de mystère, « nous
avons désormais des faits à disposition », explique Aureli.

Les pays développés ont également des solutions à portée de main, telles que la
restauration écologique, la recharge des aquifères et la gestion de la demande en eau,
souligne l’hydrogéologue danoise Karen Villholth, directrice de Water Cycle Innovation,
une société de conseil installée en Afrique du Sud. Elle donne l’exemple du Danemark
qui a réduit de moitié sa consommation d’eau par habitant, passée de 200 litres par jour
dans les années 1980 à environ 100 litres aujourd’hui. Ont permis de faire la différence
l’augmentation du prix de l’eau, son recyclage et d’autres mesures efficaces.

Les eaux souterraines pourraient également changer la donne en matière de justice


climatique, explique Villholth : elles sont surexploitées dans les pays à revenu élevé et
sous-exploitées dans les pays à faible revenu. Les pays riches qui luttent contre le
gaspillage de l’eau peuvent aider les pays à faible revenu à exploiter leurs aquifères de
sorte à fournir un approvisionnement de base en eau à leurs populations, et à développer
de petites entreprises.

Pourtant, tout comme le déni du réchauffement climatique, le mythe de l’abondance des


eaux souterraines reste ancré malgré l’accumulation des preuves. En Europe, il suffit de
regarder le premier site de production de Tesla sur le continent : la Gigafactory Berlin-
Brandenburg est implantée au sud-est de Berlin, dans une région où le niveau des eaux
souterraines est en diminution. L’automne dernier, lorsqu’une journaliste a interrogé le
PDG de Tesla, Elon Musk, au sujet des craintes que l’usine n’usurpe l’eau des
populations locales et des écosystèmes, il a ri à gorge déployée et lui a rétorqué qu’elle
avait « tout faux ».

« Il y a de l’eau partout ici », a-t-il répondu. « Vous trouvez que ça ressemble à un désert
? C’est ridicule. Il pleut beaucoup. »

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L’agrandissement de l’usine initialement prévu a été repoussé en raison de la sérieuse
sécheresse de cette année.

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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