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BEAULIEU-SUR-MER (ALPES-MARITIMES)
COLLOQUE
LA REDÉCOUVERTE
DU LEVANT
ACTES
Jacques Jouanna
et Nicolas Grimal éd.
PARIS
ACADÉMIE DES
INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES
2023
Cahiers de la villa « Kérylos », no 33. La redécouverte du Levant, p. 1-22.
1. Cette exégèse part du postulat que les textes bibliques ont été rédigés par des
scribes dans des contextes historiques spécifiques pour une audience de leur temps. Elle
s’oppose aux exégèses religieuses traditionnelles qui partent du postulat d’une révélation
divine ou d’une inspiration des Écritures qui seraient, par conséquent, transhistoriques
ou intemporelles. Pour l’origine de l’exégèse historico-critique, voir infra.
2 THOMAS RÖMER
2. Il s’agit du titre de l’ouvrage du journaliste W. Keller, Und die Bibel hat doch
recht: Forscher beweisen die Wahrheit des Alten Testaments, Düsseldorf, 1955. Pour
la traduction française, La Bible arrachée aux sables, Paris, 2005.
LEVANT OU TERRE SAINTE ? RELATION ENTRE ARCHÉOLOGIE ET BIBLE 3
entreprendre de vraies fouilles. Bien qu’il ait été très vite démontré
qu’il s’agissait d’une installation non-achevée du ier siècle de l’ère
chrétienne, les fouilles de de Saulcy avaient contribué à renforcer la
passion pour la découverte des monuments.
Un événement décisif pour l’histoire de l’archéologie dans le
Levant fut la découverte de la stèle du roi moabite Mésha7. La stèle
de Mésha est une stèle de basalte noir d’une hauteur de plus de 1 m,
découverte en 1868 à Dhiban, en Jordanie, par un missionnaire alsacien
du nom de Frederick A. Klein. Avant que la stèle ne soit cassée par des
Bédouins pour des raisons qui ne sont pas tout à fait claires, Charles
Simon Clermont-Ganneau avait pu commander un estampage, qui
servit de base à sa reconstitution. La stèle qui se trouve aujourd’hui au
musée du Louvre contient une inscription à la première personne du
roi moabite Mésha (ixe s. av. l’ère chrétienne). Le texte de trente-quatre
lignes, soit l’inscription la plus longue découverte jusqu’à présent pour
cette époque dans le Levant, se présente comme un remerciement du roi
adressé à son dieu tutélaire Kemosh. Elle relate les victoires de Mésha
au cours de sa révolte contre le royaume d’Israël après la mort du roi
Akhab. Après la reconstitution de la stèle de Mésha et la publication
de son inscription, de nombreux articles et thèses, notamment en
Allemagne, furent consacrés à la démonstration que cette stèle était
un faux. L’argument principal de cette thèse consistait dans le fait que
le récit de Mésha fait apparaître une théologie très proche de certains
textes bibliques, selon laquelle la défaite militaire d’Israël est le résultat
de la colère de Yhwh qui sanctionne le peuple, voire le roi, pour ne pas
avoir respecté ses commandements.
Ainsi, « l’histoire deutéronomiste8 » explique la destruction de
Jérusalem et l’exil babylonien comme le résultat de la colère de Yhwh.
De cette façon, on trouve en 2 Rois 24, 20 :
13. E. de Rougé, « Les Hébreux et Moïse sur les monuments égyptiens », Comptes
rendus des Séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1869, p. 18-22.
14 G. Maspero, « Lettre à M. G. d’Eichthal sur les circonstances de l’histoire
d’Égypte qui ont pu favoriser l’exode du peuple hébreu », Comptes rendus des Séances
de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1873, p. 36-57.
15. Une première conférence eut lieu en 1902 et une deuxième en 1903. Trois
ouvrages sont publiés. F. Delitzsch, Babel und Bibel, Leipzig, 1902 ; Babel und Bibel.
Ein Rückblick und Ausblick, Stuttgart, 1904 ; Babel und Bibel.Dritter (Schluss-)
Vortrag, Stuttgart, 1905. Pour une présentation historique : R. G. Lehmann, Friedrich
Delitzsch und der Babel-Bibel-Streit, Göttingen 1994.
8 THOMAS RÖMER
16. À l’origine, il s’agit de publications parues dans les Jahrbücher für deutsche
Theologie entre 1876 et 1878, puis regroupées en un seul livre. L’ouvrage a été réédité :
J. Wellhausen, Die Composition des Hexateuchs und der historischen Bücher des Alten
Testaments, Berlin, 1963.
17. Parmi ses œuvres influentes, on peut citer son commentaire de la Genèse
(Genesis, Götttingen, 1901), celui des Psaumes (Ausgewählte Psalmen, Götttingen,
1904) et un livre sur les légendes de l’Ancien Testament (Das Märchen im Alten
Testament, Tübingen, 1917).
18. « Die israelitische Religion hat sich aus dem Heidentum erst allmählich
emporgearbeitet. », tiré de J. Wellhausen, Israelitische und Jüdische Geschichte,
Berlin 1914, 7e éd. (éd. originale, 1894).
LEVANT OU TERRE SAINTE ? RELATION ENTRE ARCHÉOLOGIE ET BIBLE 9
Archéologie et sionisme
Jusque-là, le lien entre archéologie et « mémoire collective »
était exploité surtout par le christianisme. Cela allait changer avec la
naissance du sionisme qui revendiquait, comme le christianisme, une
continuité et une légitimation via l’archéologie.
Contrairement à l’exégèse historique-critique germanique,
l’archéologie sera au service d’une affirmation de l’historicité des
récits bibliques. La naissance du sionisme dans la deuxième moitié du
xixe siècle s’accompagne de l’idée d’une continuité du peuple juif en
Palestine depuis les temps bibliques. La Jewish Palestine Exploration
Society (aujourd’hui Israel Exploration Society) est fondée en 1913
avec le but d’intégrer l’archéologie dans le projet sioniste. De 1921
à 1928 ont lieu des fouilles de Tibériade et de la synagogue de Beth
Alpha qui se trouve proche de Beth-Shéan. Cette synagogue date
du ve ou vie siècle et contient, entre autres, une représentation de
l’Aqédah, de la ligature d’Isaac. Benjamin Mazar fouilla en 1932 le
site de Beth-Shéarim, découvrant un grand cimetière juif datant des
premiers siècles de l’ère chrétienne et contenant des tombeaux de
nombreux juifs de la Diaspora.
Après la création de l’État d’Israël en 1948, l’archéologie participe
à la création du récit fondateur du jeune État qui se dote, dès sa
fondation, d’un département national des Antiquités. L’archéologie
devient l’une des sources de la construction identitaire qui insiste sur
la continuité depuis la conquête jusqu’au temps présent. Contrairement
à l’approche critique des études bibliques qui marque alors la plupart
des universités germaniques et anglo-saxonnes, la Bible et, surtout, les
récits fondateurs de l’Hexateuque, (re)deviennent des textes historiques
permettant l’affirmation d’une continuité historique depuis les temps
des Patriarches.
Il existait d’ailleurs un lien fort entre l’armée et l’archéologie
israélienne Moshe Dayan, chef d’État-Major de Tsahal19, de 1955 à
1958, entreprend des fouilles clandestines, notamment à Hébron. Sa
collection personnelle, qui comportait un nombre important de faux,
fut vendue après sa mort, par sa femme, à l’État d’Israël, en 1986, pour
un million de dollars, vente très critiquée à l’époque.
Yigal Yadin, après une carrière militaire (il fut chef d’État-Major
adjoint lors de la guerre de 1948), entreprit des fouilles, notamment
à Qumrân, Megiddo et Guèzèr où il pensait avoir trouvé une porte
de ville de l’époque de Salomon. Les fouilles à Hatsor visaient à
confirmer l’historicité de la conquête relatée dans le livre de Josué,
dans la continuité de l’« archéologie biblique ». Selon Katell Berthelot,
David Ben Gourion aurait été le premier à rapprocher la conquête du
pays par Josué et la guerre d’indépendance de 194820. Les fouilles que
Yadin entreprit à Masada en 1963-1965, à la suite d’autres, renforcèrent
l’importance de ce site comme symbole de la résistance juive. Des
funérailles nationales furent célébrées pour des squelettes retrouvés
dans une grotte et à l’intérieur du palais hérodien, que Yadin identifia
aux derniers combattants juifs de Masada. La construction de parcs
nationaux à Masada, Megiddo, et bien d’autres endroits, fut d’abord
guidée par l’idée de matérialiser une continuité avec la terre depuis
le temps des Patriarches et de la conquête. L’intérêt et la passion pour
l’archéologie sont restés très vifs en Israël jusqu’à aujourd’hui, de sorte
que le journaliste Amos Elon l’a comparée à un « sport national »21.
Après la guerre des Six Jours (1967), des archéologues israéliens
ont pu travailler dans des territoires occupés, à la suite de la victoire
israélienne. Ainsi, fut fouillé le site de Kuntillet Ajrud dans la péninsule
du Sinaï, situé à une cinquantaine de kilomètres au sud de Kadesh-Barnéa,
non loin de l’ancienne route reliant Gaza à Eilat. En 1975-1976, des
fouilles de l’Université de Tel Aviv sous la direction de Ze’ev Meshel
y ont découvert des installations que l’on a voulu interpréter comme un
sanctuaire ou une école22. L’hypothèse la plus probable est qu’il s’agit
d’un caravansérail qui peut être daté du début du viiie siècle av. l’ère
chrétienne. On y découvrit des textes qui mentionnent un « Yhwh de
23. Y. Magen, Mount Gerizim Excavations, II. A Temple City, Jérusalem, 2008.
24. I. Finkelstein, N. A. Silberman, The Bible Unearthed: Archaeology’s New Vision
of Ancient Isreal and the Origin of Sacred Texts, New York, 2001 ; traduction française :
La Bible dévoilée : Les nouvelles révélations de l’archéologie, Montrouge, 2002.
12 THOMAS RÖMER
25. Ce terme correspond à la zone au sud du mont du Temple qui est la partie de
la ville la plus anciennement habitée par rapport aux zones à l’ouest et au sud-ouest
du mont du Temple.
26. I. Finkelstein, I. Koch, O. Lipschits, « The Mound on the Mount: A Solution
to the ‟Problem with Jerusalem” », Journal of Hebrew Scriptures 11, 2011 (article 12).
14 THOMAS RÖMER
30. E. Arie, « Reconsidering the Iron Age II Strata at Tel Dan: Archaeological and
Historical Implications », Tel Aviv 35, p. 6-64.
16 THOMAS RÖMER
31. R. Leonhard, Die Überlieferung von der Thronnachfolge Davids, Stuttgart, 1926.
LEVANT OU TERRE SAINTE ? RELATION ENTRE ARCHÉOLOGIE ET BIBLE 17
32. M. Delcor, « Jahweh et Dagon (ou le Jahwisme face à la religion des Philistins,
d’après 1 Sam. V) », Vetus Testamentum 14/2, 1964, p. 136-154.
18 THOMAS RÖMER
n’entrent pas dans cette ville, cela démontre qu’ils acceptent que cette
ville n’est pas sous leur contrôle. Mais en même temps, le récit fait
de Beth-Shemesh un lieu inadapté pour accueillir l’arche. À nouveau,
le récit met en scène un fléau dû à l’arche, mais frappant cette fois-ci
une ville judéenne et entraînant un nouveau transfert. Selon le texte
massorétique, les hommes de Beth-Shemesh auraient regardé l’arche, ce
qui sous-entend probablement qu’ils ont ouvert l’arche pour regarder à
l’intérieur. Par conséquent, ils ont dû voir dans l’arche la représentation
de Yhwh, ce qui aurait provoqué sa colère. Le comportement de
certains habitants de Beth-Shemesh a donc disqualifié le lieu pour
accueillir l’arche de Yhwh, Yhwh qui est ici qualifié de « saint ». Cette
sainteté de Yhwh demande à être gérée par un « personnel » adéquat
et dans un lieu adéquat. Le verset 2 S 7, 1 conclut l’histoire primitive
en relatant la consécration d’Éléazar comme prêtre. Puisque Yhwh est
saint (qadoš), il faut sanctifier (qiddeš) quelqu’un comme prêtre. L’idée
est que la garde de l’arche échoit à une nouvelle famille sacerdotale à
Qiryath-Yéarim.
33. Les analyses présentées dans ce passage sont tirées essentiellement de différents
articles publiés par le présent auteur, notamment Th. Römer, I. Finkelstein, « The
Historical and Archaeological Background behind the Old Israelite Ark Narrative »,
Biblica 101/2, 2020, p. 161-185 ; I. Finkelstein, Th. Römer, C. Nicolle, « Les fouilles
archéologiques à Qiriath Yéarim et le récit de l’arche d’alliance », Comptes rendus des
Séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2018, p. 983-1000 ; Th. Römer,
I. Finkelstein, « Kiriath-jearim, Kiriath-baal/Baalah, Gibeah: A Geographical-History
Challenge » in Writing, Rewriting and Overwriting in the Books of Deuteronomy and
the Former Prophets, Essays in Honour of Cynthia Edenburg, I. Koch, O. Sergi et
Th. Römer éd., Leuven, 2019, p. 211-222 ; Th. Römer, « L’arche de Yhwh : de la guerre
à l’alliance », Études théologiques et religieuses 94/1, 2019, p. 95-108.
LEVANT OU TERRE SAINTE ? RELATION ENTRE ARCHÉOLOGIE ET BIBLE 19
34. Pour les résultats préliminaires de ces deux fouilles, lire I. Finkelstein,
Th. Römer, C. Nicolle, Z. C. Dunseth, A. Kleiman, J. Mas, N. Porat, « Excavations
at Kiriath-Jearim Near Jerusalem, 2017: Preliminary Report », Semitica 60, 2018,
p. 31-83 ; I. Finkelstein, Th. Römer, C. Nicolle, Z. C. Dunseth, A. Kleiman, J. Mas,
N. Porat, N. Walzer, « Excavations at Kiriath-jearim 2019: Preliminary Report », Tel
Aviv 48, 2021, p. 41-71.
20 THOMAS RÖMER
Synthèse
Pour résumer cette enquête sur les relations entre recherches
bibliques et enquêtes archéologiques, on peut dire que la relation entre
archéologie et sciences bibliques a souvent été compliquée. Pendant
longtemps, il y eut un « divorce » entre l’archéologie « biblique » et
les recherches littéraires, « historico-critiques », débat marqué par
une méfiance et une certaine ignorance mutuelle. Il est cependant
Thomas Römer
36. « Est-ce que l’archéologie devrait avoir le statut d’une “cour suprême” dans
les recherches bibliques ? » ; N. Na’aman, « Does Archaeology Really Deserve the
Status of a “High Court” in Biblical Historical Research ? », in Between Evidence
and Ideology: Essays on the History of Ancient Israel read at the Joint Meeting of the
Society for Old Testament Study and the Oud Testamentisch Werkgezelschap Lincoln,
July 2009, B. Becking et L. Grabbe éd., Leiden, 2011, p. 165-183.