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EAN-BAPTISTE disait : «be Royaume approche.

> Notre-Seigneur Jésus-Christ dit : « Les temps

sont accomplis, le Royaume est venu, il est là, » II donne comme objet propre de sa prédication

l'instauration de ce Royaume. lel est donc l'objet de

1'Evangile : l'instauration du Royaume, ses conditions, ses conséquences. Telle est « la Bonne Nouvelle
>. (Saint Mare et saint Luc disent : «

le Royaume de Dieu » : saint Matthieu dit : « le Royaume des cieux >; cela re vient au mme : le mot
ehoisi par Matthieu vient sans doute du désir, habituel alors aux Juifs, de ne pas pro

noncer le Nom de Dieu ; il n'est pas par lui-mnême une indieation sur l'origine du Royaume.) JJ Autemps
de Jésus, le Royaume était quelque chose

d'attenduchez les Juifs. Notre-Seigneur ne vient pas leur apprendre qu'il existe un Royaume :il vient leur
direque ce Royaume est proche, qu'il vient, qu'il est là. Cependant, l'idée qu'il a lui-même du Royaume
n'est pas eelle qu'en avaient ses auditeurs. Il y a donc une

équivoque : de cette équivoque, tout 1'Evangile est rem pli. Nous aurons à voir quelles étaient les
différences d'une idée à l'autre.

Mais à côté des déformations anciennes de l'idée d'alors, du Royaume, il y adéformations qui étaient
celles des Juifs lesdéformations modernes. lacunes dans Il ya diverses les conceptions nous trouvons du
Royaume de Dieu que dans notre siècle, On peut les ramener å trois principales :1

-- Conceplion trop purement intérieure : c'est la

conception du protestantisme libéral, conception indivi

dualiste, méconnaissant la nature et. le rôle de l'Eglise;

très florissante cncore au commencement dusiècle, elle

inspirait,par exemple, l'exógèse de Harnack;


- Conception trop purement ou plutôt trop unique

ment spirituelle : son tort est de faire abstraction, par

mangue de réalisme, des conditions sociales de réalisa

tion du Royaume, même si, à la différence de la conception précédente, son idée du Royaume, prise en
elle même, est juste; Conception trop extérieure : e'est, en résumé, la confusion entre le Royaume et
ses répercussions temporelles.

Ifaut donc nous mettre à l'école de Notre-Seigneur, afin d'éviter de telles déformations. Il ne nous faut ni
séparer le Royaume du monde, ni le faire consister tout

entier dans la rnovation du monde et nous faire par

là même une fausse idée de cette rénovation, en oubliant

la réalité intérieure et spirituelle du Royaume et sans

considérer les rapports de 1'âme et de Dieu.

< Règne de Dieu >, « Royaume >, Pardsla ro 0zoð i cela

peut suggérer 1'idée d'une organisation extérieure; il

s'agirait d'un peuple,le « peuple de Dien », organisé en royaume. Mais tel n'est pas le sens propre de
l'expres

sion. A plus forte raison ne s'agit-il pas d'un territoire.

Le sens propre, celui qui ressort de lPemploi du mot dans1'Aneien Testament, est plutôt eelui de «
domina

tionde Dieu>. L'accent est mis sur cette domination, sur le gouvernement divin, non sur l'organisation du

Koyaume ou sur l'objet de ce gouvernement. L'installation du Royaume c'est l'installation du Règne ou


de la domination de Dieu. Cependant, Notre-Seigneur voit à

la fois la domination de Dieu et les liens qui en résultent

pour ceux qui l'acceptent et sy soumettent :


d'où les

paroles qui décrivent la joie du Royaume, conséquence

du fait que Dieu domine parfaitement, que son Règne

est arrivé.

C'est là une distinction capitale, qu'il ne faudra

jamais perdre de vue : 1'idée de la domination divine

est première; l'idée du peuple rassemblé sous cette

domination n'est que secondaire, ou, du moins, seconde.3

Dans l'Ancien T'estament.

OUS ne trouvons pas dans 1'Ancien T'estament

1'idée complète du Royaume. La manière

dont Jésus en parlera suppose que la réali


sation du Royaume est subordonnée à 1ac

ceptation par 1homme de la Volonté de Dieu :

le monde

est soustrait par le péché à la domination divine. Le

Royaume n'existe donc pas dans le monde, e'est quelque

chose qui doit y être établi; il existera nécessairement

un jour, puisqu'ill est voulu par Dieu, mais il n'a pas

toujours existé, il n'existe pas encore,puisque 1'homme

est en état de révolte :

il yient, il est proche, il s'offre,

mais il faut gu'il soit accueilli pour être enfin réalisé.

On pourrait dire que la formation du Royaume, c'est

la formation progressive de l'universalisme chrétien,


d'abord par la prédication que Jésus adresse au peuple

d'Israël, puis par son extension confiée à l'Eglise.

La difficulté est ici que le Royaume doit tre établi,

formé, réalisé, et que néanmoins il y a une domination

de Dieu sur 1'homme indépendante de la volonté de

1'homme. Ceux qui persistent dans l'injustice échappent,

en un sens, à

la domination de Dieu :

ils n'échappent

pourtant pas à toute domination divine, car ils entrent

dans le gouvernement de Dieu pour leur chtiment. II


importe done de distinguer d'une part la domination

de Dieu absolue, impreseriptible, à laquelle jamais nul6

n'échappe,- ct d

'autre part cette domination qui doit être établie, et qui ne pent l'étre que par l'adhésion

Iibre de l'homme :

c'est cette seconde sorte de domina

tion en quoi consiste proprement le Royaume, dans lequel 1'hommen'entrern pour sa joie que par le
pardon et par la destruetion du péché. ('Ancien Testarnent

montre bien la domination de Dieu sur l'injuste, et de même le Nouveau Testament montre que
1'injuste est

lui aussisons la Providence universelle.)

L'idée du Royaume, das l'Ancien Testament, est

liée à l'idée de Yahv, Roi d'Israël et de toutes les

nations, ainsi quà l'idée de la royauté du Messie, du

Christ à venir, qui sera le maître du Royaume de Dieu.


l faut nous rappeler ce qu'était pour les Hébreux

la notion de roi. Elle était différente de la ntre. Pour

nous, elle implique immédiatement une idée de comman

dement, de suprématie; d'où, presque fatalement, 1'idée

d'un droit pour celui qui gouverne d'utiliser ceux qu'il

gouverne en vue de son utilité et de son intérêt :

ainsi

la voit-on souvent se dégager, plus ou moins explicite

ment, dans 1'histoire dess idées politiques ou dans les

faits eux-mêmes.Pour les Hébreux - et même en géné

ral pour le sémitisme paien la royauté est d'origine

surnaturelle :
le roi est le représentant de la divinité;

c'est de làque lui vient son souverain domaine ; mais,

autant que maître, il est protecteur et justicier. Or la

justice qu'il exerce n'est pas comprise comme un arbi

trage entre deux parties, mais comme la protection du

faible contre le fort. La crise de la royauté en Israël

commencera quand Salomon se mettra à vivre en roi

païen et non plus en protecteur et justicier. Il est ins

tructif de comparer, à ce sujet, le Livre de Samuel et,

en contraste, le Livre des Chroniques.8

Au milieude ses malheurs, Isral conserve toujours

sonaspiration à un roiqui lui rende son indépendance

et le gouverne au nom de Yahvé. Désespérant des


hommes, il en arrive, sous 1'influence des Prophètes, à

attendreune royauté directe de Yahvé lui-même, par le

seul intermédiaire du Messie. A la fin des temps, la

domination de Yahvé Roi s'étendrajusqu'aux extrémi tés dumonde (cf. le Liyre d'Isaie). Retenons de là
l'idée

d'une royauté comprise comme un pouvoir dominateur,

protecteur et justicier, àquoi se joint une aspiration à

la délivrance de tous les maux qui accablent Israël.

Afirmation de la domination de Dieu, mais comptetenude tout ce que 1Phomme doit ytrouver: sa
tranquillitéet sa joie.9

Les choses se présentent assez différemment. Le

Royaume apparaît tout d'abord comme quelque chose

de simple. II sera pleinement réalisé à la fin des temps,

mais i! commence dès maintenant, et il se développera

jusqu'à son achvement dans l'au-delà. Notre-Seigneur

annonee l'arrivée imminente du Royaume, ou plutöt


déjà son arrivée immédiate :

il est « tout proche >

(Marc, I, 15), «

il est là »

(Matt., Iv, 17), il est « au milieu

de voUs >

- mais d'autre part c'est une arrivée qui

continue :

le RBoyaume ne doit se réaliser que progres

sivement. Il est donc encore à venir (Matt., xxvI, 29).

Nous devons toujours désirer,implorer sa venue: Adve

niat regnum tuum!


Selon la loi de 1'«économie du salut », nous avons

done à distinguer un triple état du Royaume :11

Il a été annoncé et prparé sous 1'Ancien Testa

ment; mais si l'annonce était formelle, la préparation

était encore figurative, et nous ne pouvons pas prendre

aujourd’hui les données bibliques telles quelles, sans

tenir eompte de la transformation profonde, véritable

métamorphose, opérée par l'euvre du Christ et par son

enseignement; il s'agissait, sous l'Ancien Testament,

d'une préparation encore subjective, dont toute la

valeur était de rendre les individus capables de rece

voir le salut.

Il est arrivé dans le Nouveau Testanment, avec


Jésus-Christ. La présence de Jésus-Christ est la pré

sence parmi nous de la réalité du salut. Ainsi que le dit

Origène, Jésus n'est pas comme Jean-Baptiste, qui

annonçait seulement le Royaume :

Jésus, qui annonce

le Royaume, est lui-même ce Royaume : duroßaciàeia.

Seulement, déjà présente en lui, la réalité du Royaume

est encore voilée : nous le possédons dans la foi, nous y

adhérons dans la foi.12

Au ciel, la réalité sera possédée à découvert.

Cela nous explique la manière de parler des Pères de 1'Eglise sur les rapports de la «

figure > et de la

réalité cachée. Quoique, du deuxième état au troisime,


ily ait encore développement, comme il y

y avait déve

loppement dupremier état audeuxième, ce développe

ment n 'est pas le même dans les deux cas. Du Nouveau

Testament déjà réalisésur terre à sa pleine réalisation

dansle ciel, le passage n'est pas de même nature que le

passage de 1'Ancien Testament au Nouveau. Le Nou

veau Testament accomplit l'Ancien en le dépassant :

lui-même ne sera jamais dépassé. I

est le Testament

dernier : novissimum; novum et aeternum. Tout est

donné en Jésus -Christ, Autrement dit, nous avons13

d'abord figure, puis réalitécouverte, enfin réalité décou


verte. Dans le Nouveau Testament, sur terre on a donc déjà la réalité même du salut, on a le Christ,
tandis que

cette réalité, au-delà de laquelle il n'y en a point, n'était que préfigurée dans 1'Ancien Testament. A
partir de 1'Evangile, on a la réalité du Rgne de Dieu sur les hommes :seulement, c'est une réalitéencore
inchoative et cachée, même aux yeux de ceux pour qui elle existe effectivement.14

avoir du Royaume une idée juste, si 1'on

veut trouver le caractère vraimnent religieux de la

religion; sans quoi l'on tombe soit dans une con

ception sociologique, qui laisse échapper la réalité

même, soit dansun moralisme infrareligieux :la morale

ne peut devenir vraiment religieuse qu'une fois reliée

à cequil y a dans la religion de plus profond, c'est-à

dire à cette idée du Règne de Dieu, du Royaume.

Mais précisément cette idée n'est pas facile à saisir,


et elle reste toujours exposée en nous à de nouvelles

déformations. A des degrés divers, l'ambiguité à

son

sujet est perpétuelle. Notre - Seigneur

Royaume qui n'est pas, nous l'avons dit, celui qu'atten

daient les Juifs autour de lui. Il n'est pas non plus

celui qu'attendent naturellement les hommes, à quelque

époque que ce soit. D'où une équivoque constante, co et

toujours renaissante, qu'un grand nombre de paraboles

évangéliques ont pour fin dedissiper.

15Le Christ apporte et il est lui-même l'accomplisse

ment del'attente juive (on a dit,fort justement, gue la

religion d'Israël était la religion de l'espérance). Mais


il apporte cet accomplissement de manière inattendue,

paradoxale. Il déçoit ceux-là mêmes qui espéraient ave

le plus d'ardeur et qui au début mettaient en lui leur

espérance.

Or la même déception se produit eneore incessam

ment, dans 1'histoire de 1'Eglise, dans la vie sociale du

christianisme et dans chague vie individuelle. Elle

risque du moins toujours de se produire. Si l'on de

meure au niveau encore imparfait auquel on a d'abord

formé son espérance, on ne voit pas que précisément

cette espérance vient de se réaliser. On n'en reconnait

pas l'objet véritable. On ne peut comprendre que l'es


pérance se réalise en vrité, que si l'on accepte, à

à ce

moment même, de se laisser porter à un niveau supé

rieur à celui auquel on l'avait conçue. Hors de là, la

déception est fatale.

Prenons comme exemple l'attente de la « Parousie >,

c'est-à-dire du retour glorieux du Christ à la fin des

temps, dans les premières générations chrétiennes. Il

semble clair que les Apôtres, qui croyaient au retour

glorieux du Christ, quile désiraient, quil'attendaient,

se représentèrent tout d'abord ce retour comme pro

chain. Or on peut dire que mêmne en cela leur attente et

leur désir ont été comblés, mais d'une autre manière.


L'espérance des Apôtres s'est trouvée réalisée déjà

par la venue et la présence désormais permanente du

Christ an sein de 1Eglise, et cette présence, quoique

n'étant pas encore celle du ciel, est quelque chose

de plus réel et de plus profond que la venue exté

rieure et pour ainsi dire matérielle que l'on attendait :

l'espérance est ainsibien mieux exaucée,- à la condi

tion de se laisser elle-même exhausser. En ne se décou

rageant pas, les Apôtres et les communautés qu'ils18

avaient fondées ont prouvé que la substance de leur

espérance était pure, qu'elle les portait au-delà des

représentations qui pouvaient d'abord1'accompagner,


qu'ils étaient fidèles à 1'inspiration de Jésus. Ceux qui

au contraire ont pu se déclarer déçus se sont par là

même fermés au Royaume; en refusant de s'élever ou

de se laisser transformer, leur espérance s'est dégra

dée. En chacune de nos vies individuelles, cette loi se

retrouve et trouve très souvent l'occasion de s'exer

cer. On est tenté, par exemple, de croire sa prière non

exaucée: c'est qu'on ne voit pas que ce quil y avait

de réel et de vivant sous l'enyeloppe matérielle de ce

qu'on demandait, a été donné: autrement dit, qu'on a

été exaucé d'une manière inattendue mais meilleure.

Dieu sait mieux que nous ce qui nous est bon. Dans

la mesure où notre vie religieuse est encore charnel


lement vécue, charnellement comprise, nous sommes

déçus par les dons du Seigneur. La réalisation même

de notre désir est pour nous d'abord décevante; il en

résulte un choc, un scandale, qui nous provoque à

un

choix: ou bien découragement, révolte,- ou bien décou

verte d 'une perspective nouvelle, élévation à un plan

supérieur.

Cependant, au temps de la naissance de Jésus, un

petit groupe de vrais Israélites attendait le Messie de

façon spirituelle, ce qui ne veut pas dire tout imma

térielle. Nous avons sur lui le témoignage de 1'Evangile.

Siméon et Anme, au jour de la présentation de l?enfant


au Temple, n 'hésitèrent pas à reconnaître dans cet

enfant sans force sans force extérieure et sans dignité sociale

apparente le Messie attendu, celui qui devait amener le

règne de Dieu. « Mes yeux ont vu ton salut >, chante

Siméon (Lue, II, 30). Mais c'est là un cas bien rare. La

plupart dutemps, dans sa vie terrestre comme au cours

de 1'histoire, Notre-Seigneur se heurte à toutes sortes

d 'incomnpréhensions. Au seuil même de sa vie publique,

le récit de la Tentation nous montre une tentativye faite

pour le rallier lui-même à une conception terrestre et

humaine du Royaume et pour l'amener à compter pra

tiguement sur les forces de Satan pour 1'établir parmi


les hommes. Jésus repousse le T'entateur. II rejette

l'emploi des moyens purement humains, des prestiges,

des appâts grossiers; il refuse de pactiser avec le mal,

écarte toute complicité avec le mal. II ne veut pas22

régner en roi terrestre sur les royaumes de la terre. La

nature de son règne détermine aussi la nature de ses

moyens de règne. Au début de sa carrière, il rejette done

la conception courante du Royaume et fait choix d'une

conception très purement spirituelle.

Dans la suite de son ministère, Notre-Seigneur se

heurtera de façon radicale à


ceux pour qui l'établisse

ment du Royaume doit être la réalisation,plus ou moins

camouflée, d'un désir de vengeance. Ceux-là ne pensent

qu'à une chose :

ils veulent être déliyrés de la domina

tionromaine ;

c'est ce qui explique les nombreux soulè.

vements provoqués à cette époque par de faux messies,

qui réduisent à cette libération toute l'espérance d'Is

raël. C'est là une corruption profonde de la religion,

COnçue comme une promesse de revanche et de ven

geance. Mais ne eroyons pas que cette corruption ne

nous menace plus. Sous des formes toujours diverses,


la tentation en subsiste toujours. Toujours, et de cent

manières plus ou moins inconscientes, nous sommes

tentés,au lieu de servir Dieu, de faire servir la religion

à nos fins, c'est-à-dire à des fins égoistes, même quand

nous arrive, nous faisant illusion, de les eroire désin

téressées. On en trouve un exemple tout à fait eru

chez Tertullien, disant que les justes trouveront leur

revanche à contempler les souffrances des damnés qui

Sur terre les ont persécutés; mais il en est bien des

exemples plus subtils.

Il est évident que ceux-là qui voulaient utiliser la


religion à des fins personnelles ne pouvaient pas com

prendre Notre-Seigneur. Ils estimaient que sa prédi

cation était contraire aux intérêts du peuple. En consé

quence, ils adoptaient à

son égard une attitude hostile.

Cet homme, pensaient-ils, détruisait les forces sur les25

reprochaicnt au christianisme de débiliter la nation.

L'esprit de Jésus dévirilisait les hommes qui aurajent

dâ lutter pour lui apporter le salut. C'était là, à 1'état

naissant, le conflit qui s'est bien souvent renouyelé

depuis lors; conflit toujours actuel, entre la spirituali

sation apportéepar Jésus-Christ et la mentalitéde ceux

qui comptent sur la violence pour réaliser un idéal pure


ment terrestre. Aujourd'hui, le reproche est fait au

Christ aussibien par les communistes que par les nazis.

Pour eux, l'injustice sociale étant le mal suprême, tout

Ce qui donne du dynamisme pour attaquer ce mal est

bon, mênme la colère et la haine. C'est un point de vue

que le clhrétien ne peut accepter, une conception et une

tactique avec lesquelles il ne peut pacetiser.

Autant qu'à l'incompréhension de ceux qui attendent

une vengeance ou qui acceptent d'utiliser à leurs fins

un esprit de vengeane,Jésus se heurte dans 1'Evangile

à l'inintelligence de ceux qui attendent le Royaume

comme une période d'abondance et de tranquillité, déli

vrée de toute peine matérielle et de tout souci. Le cha


pitreVI de 1'évangile de saint Jean nous manifeste

elairement ce nouveau conflit. «A la vue du miracle

qu'il venait d'opérer, les gens se mirent à dire : C'est

Vraiment lui, le prophète gui doit venir dans le monde.

Jésus se rendit compte qu'ils allaient venir l'enlever

pour le faire roi; alors il s'enfuit à nouveau dans la montagne, tout seul. > (v, 14-15.) Puis, le lendemain,

quand une partie de la foule eut rejoint Jésus sur

1'autre ríve du lac, Jésus leur tint ce langage:« Vous

venez me chercher parce que vous avez mangé du pain tout votre soûl. Travaillez, non pour la nourriture
péris sable, mais pour la nourriture qui demeure en vie éter-nelle, cclle que vous donnole Tils de
1'homme, car c'est

luique Dieu, le Père, a marqudeson seeau. > (v. 26-27.)

Jésus naintient doncet revendique sa qualité d'envoyé

deDieu et d'instaurateur du Royaume, mais ilrepousse


avee la même énergic 1idée dégradéc que cette foule se

fait de sa mission; lui qui vient de faire en sa faveur

le miracle des pains, il proclame qu'il ne s'agit là

que d'un signe et que la nourriture quil apporte aux

hommes est une nourriture d'éternité.

Làencore, il y a pour nous une leçon, et de plus y

d 'une manière, car cette nouvelle tentation peut nous

assaillir àplusieurs niveaux. Nous pouvons attendre le

Royaume, non seulement comme un ordre de satisfac

tion matérielle, mais aussi comme une sorte de c0nfort

moral. Nous sommes ainsi perpétuellement tentés de ne

voir dans la religion que ce qu'elle apporte et non ce


qu'elle demande; de refuser ou de méconnaître la pro

motion à

laquelle elle provoque,le chemin qu'elle oblige

faire. Ily a quelque chose d'éternellement vrai dans

les remarques de Pascal sur les Prophéties :

les Juifs

les comprenaient matériellement, parce qu'ils étaient

attachés aux biens matériels. Nous comprenons humai

nement les promesses de la religion, parce que nous

Sommes attachés aux choses humaines.

Il est encore une autre incompréhension que ren

eontre Notre-Seigneur. C'est celle de ses propres dis


ciples, du petit groupe choisi de ses Apôtres. Pour eux,

sans doute, le Royaume a une valeur religieuse; mais

cette valeur n'est pas pure. Ils espèrent le rétablisse

ment du culte de Yahyé et son extension à

tout l'uni

vers; mais ils mêlent à cette espérance, dans un rêve

unique, bien des préoccupations eneore égoistes, bien

des vues encore charnelles. C'est ce qu'on voit, par30

exemple, dansla demande faite u Jésus par la mre doo

fils de Zébédée: « Voous ne savez pas ce que vous demandez », réplique Jésus. Mais ce qui est ici le plus
signifip9tif. c'est la colère et 1'indignation des dix autres :

ile

nontrent bien par là que, loin d'avoir compris la ré.

nigne de Jésus, ils entrent euUx-mêmes dans les vuos


des deux frères et de leur mère, et considèrent simnlo

ment cette démarche comme une concurrence déloyale

(Matt., XX, 20-28). IIy a, certes, chez eux, du dévoue.

ment, un attachement sincère à Jésus,mais il y a aussi

l'attente de récompenses qui les dédommageront de leur

peine. Attente encore naive, qu'il ne faut donc pas

blâmer comme une corruption du message de l'Evan

gile, mais qui a besoin d'tre purifiée. Sur le chemin qui

monte à

Jérusalem, les Douze diseutent encore entre

eux, chacun fait valoir ses titres, ete. Cette conception

matérielle de la récompense ne disparaîtra qu'à la Pen


tecôte. A Pâques, le Royaume a commencé, mais son

existence est encore quasi souterraine; les Apôtres ne

comprennent pas et, dans leur foi même, ils sont décus

de se voir laissés dans un monde qui est le mêmne qu'au

paravant. A l'heure même de l'Ascension, ils demandent

encore quand sera restauré le Royaume en Israël, et

Jésus doit leur faire une réponse dilatoire (Act. 1, 6-8).

Visiblement, ils comptent encore sur un établissement

matériel du Royaume. Mais à la Pentecôte, 1'illumina

tion duSaint-Esprit vient enfin leur faire comprendre

que le Royaume est là, avec le Christ.

Un malentenduconstant rend donc ardue la tâche de

Notre-Seigneur; plus ardue que s'il prêchait quelque


chosede tout nouveau. Il y a comme un quiproqu0 con

tinuel. C'est ce qui a permis à quelques historiens, fer

mes eux-mêmes au sens des prophéties qui ne se dégage33

en effet pleinement que dans le Christ, do prétendre

que, plutôt que comme le Messio, J6sus s'était présenté

comme un anti-Messic. Gn róalit, Jésus veut purifier

l'idée nessianiguo do ses contemporains. Ilso heurte à

ce que l'on attend de lui; il cst sans cesse obligé de

redire et de réexpliquer, à

sos Apôtres même, ce qu'ils

eroient comprendre et qu'en fait ils ne comprcnnent

pas. Ainsi doit-il faire même avec Pierre, après que

celui-ci l'a reconnu, au chemin de Césarée, pour le


Christ et le Fils de Dieu, et qu'il a reçu, avec SOn nou

veau nom, la promesse des clefs du Royaume : Pierre,

dans sa simplicité, ne veut pas accepter la premire

annonce de la Passion, et, comme il proteste, il s'attire

ces mots cinglants : « Arrière, Satan! Tu me fais obs

tacle, cartes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais

celles des hommes. »

(Matt., XvI, 22-24, et Mare, vII,

21-23.)C'est encore cette incompréhension quia permis

aux dirigeants de Jérusalem de faire condamner le

Christ par les Romains, car ceux-ci, eux non plus, ne

eoncevaient pas une domination spirituelle qui ne fût


pas en même temps domination matérielle. Le Règne de

Dieu prêché par Jésus n'excluait-il donc pas tout pou

roir humain? Jésus n'était-il done pas l'ennemi de

César?

>

Tout cela nous montre la difficulté, réelle encore

pour nous, qui se rencontre toujours dans l'interpréta

tion des vérités religieuses. On les entend au niveau où

l'on est spirituellement placé. Si l'on n'accepte pas de

se hausser à

leur niveau, on les rabaisse à son propre

niveau; on n'est pas changé par elles, mais c'est elles

que l'on change, que l'on dégrade, en les comprenant


d'un point devue égoiste. Unefois placé au vrai point

de vue, on s'en rend compte; mais il ne faut jamais se36

eroire installé à ce vrai point de vue de manière défini.

tive. Les vérités religicuses sont toujourS sUseeptibles.

en fait, d'interprétations diverses; les notions reli.

gieuses sont ambiguës; non parce qu'clles seraient mal

formulées, ou parce qu'elles seraient douteuses: mais

parce que l'homme, à qui elles s'adressent, est ce qu'il

est. Il peut, selon ses dispositions et selon sa maturité,

les recevoir de façon très diverse. Ou ces vérités nous

transforment, ou c'est nous qui les transformons; ou

clles nous élèvent, ou nous les abaissons. La possession

verbale qu'on en peut avoir n'est qu'une horrible cari


cature. Ce n'est que par un effort de purification spiri

tuelle que l'on arrive à

les bien entendre. Elles sont

porteuses d'une réalité qui doit nous transformer

constamment, et c'est dans la mesure où nous nous

ouvrons à elles pour nous laisser transormer, que nos

yeux s'ouvrent et que nous comprenons.

Il est important de bien voir cette ambiguité des

choses religieuses et de bien se faire à cette idée qu'on

doit être soi-même en genèse et en transformation per

pétueile pour ne pas les abaisser ou les faire dévier en

les ramenant au plan où l'on se trouve, e'est-à-dire pour


ne pas les interpréter de manière au moins insufisante.

Sinon, on est comme les premiers auditeurs de Jésus ou

comme les premiers témoins de ses euvres; on adhère

à sonenseignement et à sa Personne sur une équivoque,

et ensuite on se scandalise. Après l'avoir suivi un cer

tain temps, peut-être avec enthousiasme, après avoir

fréquenté ses disciples, travaillé avec son Eglise, on

se retire et on cesse de l'accompagner. (Jean, vI, 66.)

Sachons au moins être souples à la pédagogie divine.

Sachons accepter ce caractère insensible et invisible du

Royaume de Dicu.,38

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