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L'AFFAIRE RUSHDIE
Jean-François C L E ~ N T
(1) Plusieurs dossiers de presse ont été constitués sur cette affaire Rushdie en particulier
à l'Institut du Monde Arabo à Paris ainsi qu'à l'Agence pour le Développement des Relations In-
terculturellcs. Le Contre de Ressources documentaires de YADRI a publie Dossier de Presse sur
l'@faire Salmm Rushdie, Paris, 1989,Cahier no 1,105 p. et Cahier no 2, 114 p.
(2) GrUnus édité chez GoUancz.
(3) 11 existc deux Bditions françaises récentes do ce livre, reproduisant toutes lcs deux la
traduction de Gamin de Tassy : Farîd Uddîn Attâr, La Conférence des Oiscaux, Paris, h s Formes
Le Lungage des Oiseau, Paris, Sindbad, 1982, 342 p. C%stun
du Secret, 1979, 252 p. et 'ATTAR.
des textes majeurs dc la mystique persane.
reste dans la liste des best-sellers plusieurs mois durant. Peu après, il y a
une édition américaine puis le lime est traduit dans plusieurs langues, dont
le français aux éditions Stock. En Inde, ce livre fait l'objet à la fois d'une
édition officielle e t d'éditions pirates. Au total, un million d'exemplaires sont
vendus.
En 1983, Rushdie renoue avec le succès avec La Honte, récit qu'il situe
cette fois au Pakistan. Ce texte caricature à la fois =Ali Bhutto, sa filie,
ainsi que le général Zia. Rushdie en profite pour régler ses comptes avec
toutes les formes d'obscurantisme dont il a souffiert lors de son très court
passage au Pakistan. 11 rate d'une voix un second Booker Prize. A nouveau,
ce livre est traduit an diverses langues, toujours chez Stock pour la version
fi-anqaise mais aussi, comme le livre précédent, en Iran où Rushdie devient
célébre dans l'intelligentsia iranienne. Désornais connu, Rushdie est invité
au Nicaragua d'où il rapporte un essai, Le Sourire du Jaguac C'est à cette
époque qu'il divorce pour se renialier avec une Américaine.
Le groupe Penguii~sYinGressealors 5 cet auteur à succès et lui propose
un chéque de 850 000 livres (soit environ 9 millions de fiancs) pour écii1.e
deux nouveaux romans qui se situeraient cette fois non plus dans les pays
d'origine de Rushdie, t'Inde ou le Pakistan, mais dans le pays de sa migration,
l'Angleterre. Pendant cinq ans, Rushdie élabora donc le premier de ces deux
textes auquel il donna Ic titre de Satanic Verses, les Versets sataniques. Ce
roman a été publié le 26 septembre 1988 en Angleterre. Il se difhse fort
bien puisqu'a Ia mi-janvier 1989,40 000 exemplaires avaient déjà été vendus
en Grande-Brehgne, e t cela avant la campagne des musulmans de Bradford
et donc aussi avant la sortie du livre aux Etats-Unis qui n'aura lieu que le
22 février 1989. Puis les événemeiits vont s'enchaîner e t il y aura la fetwâ
ou décret juridique de Khomeïny qui, ?I elle seule, a-t-on pensé devait faire
vendre 50 000 exemplaires. En réalité son impact fut la vente très rapide
d'un inillion d'exemplaires du Livre. Une diffusion clandestine comrnenw dans
les pays inusulrnans. Parfois, elle fut même ouverte comme en Yougoslavie
où des extraits du livre furent publiés par le quotidien Borba à l'occasion
de la visite du Président Khameneï en février 1989. Tout cela amena certains
à penser qu'il s'agissait d'une campagne publicitaire un peu audacieuse, en
tous cas parfaitemenl; orchestrée, ce que Rushdie a cru devoir démentir par
un co~iirnuniquéspécial.
W s rapidement, qu'est-ce que ce Liae ? Pour l'auteur lui-même, c'est
son roman le plus ambitieux à la fois des points de vue narratif e t stylistique.
C'cst aussi, pour beaucoup de lecteurs, un livre touffuç a u point où il s'est
cré6 B Londres un club des lecteurs des Versets sataniques ayant réussi à
dépasser la page 30. Or le livre fait;, dans l'édition anglaise, 547 pages (4).
Cc livre niet en schle deux personnages indiens, Gibreel Farishta et Saladin
Chaincha, ce dernier jouant le rôle du diable. Ces deux êtres, au tout début
du rurnan, tombent du ciel en riant et en chantant, leur avion ayant éî2
déLouri16 par des fanatiques et ayant explosé au-dessus des côtes anglaises.
<<Pourressusciter, il faut commencer par mourir.. Les deux hommes se re-
(Ji 585 pages dans l'dditiuii li-unçaiscr publiée en juillet 1989 chez Christian Bourgois.
trouvent à Londres à la fois dans le réel, c'est-à-dire Ies communautés an-
glo-indiennes, et dans l'imaginaire. Et c'est là i'essentiel du Livre.
Les passages dont on peut supposer qu'ils concernent l'islam sont ex-
trgmement peu nombreux e t très dispersés. Ainsi à Londres apparaît la figure
de Mahound (5), un homme d'affaire de la ville de Jbhiliyya (6). E t c'cst à
son propos que Rushdie écrit : <<dèsIe début, les hommes de Dieu se sont
servi de Dieu pour justifier l'injustifiable». Gibreel rêve un instant que Ma-
hound a un bordel où les prostituées portent des prénoms qui furent juste-
ment ceux des épouses historiques du prophète Muh'ammad. Il y a aussi
une scène qui évoque le prophète où l'on voit celui-ci prêt à b u t pour réussir.
Il n'hésite donc pas à écrire un verset à la gloire des déesses du temps du
polythéisme, al-Lût, ~ l - ~ U z zetâMunât (7). Par la suite, regrettant cette
concession au polythéisme, il prétendra que ces versets Iui ont 4t.é inspires
par Satan, d'où le texte actuel de la sourate LI11 et aussi le titre du livre
de Rushdie (8).
On remarque a u passage que le prophète Muh'ammad n'apparalt ja-
mais sous son nom et les séquences où il est mis en scène sont toujous'des
rêves des personnages du roman.Dans ce texte, il n'est donc jamais question
de réalité de l'islam ni même, a proprement parler, de l'imaginaire de l'auteur
mais seulement de celui de certains de ses personnages. Ces remarques ne
sont pas indifférentes car cela si,gnifie que celui qui prendra position, à paltir
de ces points isolés, sur le livre confondra l'imaginaire et le réel, ce qui peut
signifier qu'il n'est pas loin de penser, inais qu'il ne peut peut-être pas l'af-
firmer, que le réel lui-même est, dans son esprit, imaginaire. Il est vrai qu'on
ne trouve que peu de précédents, du moins chez des musulmans, au fait
(6) Il faut savoir que dans les chansons de gcstc rnédi6vales do langue françaisc, le prophbtc
Muh'ammad apparaît comme une idole nommée Mahom ou hlahon. Pour les tcxtcs, voir Henry de
C a s r ~ i ~asLes
s , idées du moyen-&ge sur Mahomet cf fa religion musulmane,, in L'islam, imprcssior~s
et études, Paris, Armand CoIin, 1922, p. 255-315 e t Y. e t Ch. PGI,WT, ~L'idéedc Dieu chez lcs
-Sarrasinsa>des Chansons de G C S ~ D Paris,
, Studio klurnica, vol. 22, 1966,p. 542.
(6) Cc terme arabc qui signifie l'ignorance est usuellement utilisé pour qualifier la période
pré-islamiqrie, donc en particulier la culture qui existait a la Mekke awnt la révelation prophktique
de Muh'ammad.
(71 Ces déesses sont évoquécs dans le Coran a deux rcpriscs, tout d'abord dans la sourate
~~, vcrsets 149-137,où il est fait part de i'étonnement que suscite la contradictiun que des
tribus patriarcales qui privilkgient la naissance des garçons puissent imaginer que Dieu n'ait pour
enfants que trois filles. les déesses en question. L'islam apparaitrait alors comme un eff«fi pour
lutter contre «l'incohérence~entre les pratiques sociales de familles patrilinéaires ct les conceptions
anciennes du groupe principal des divinitis. Cependant, à la différence du christianisme, Dieu n'y
a pas de fils. L'islam ne vise donc pas à crder une cohéencc nouvellc cntre lcs pratiqucç des
hommes ct leur conception de Dieu. JI y a donc bien sur ce point, comme sur d'autres, une mpturc
entre arabité e t islamité. Même opinion dans la sourate LIII, v c m t s 19-24 o h la contradidion
cntre les hommes priviiégîant la naissance de garçons et Dieu n'ayant quo des filles est qualifiée
ud'injusw partage),.Inutile de rappeler quc le prophète lui-même n'a eu que des filles comme hé-
ritières. Cela a incité récemment plusieurs musulmanes à refléchir sur le refodcment du feuinin
dans l'islam et cela dans divers ouvrages. Sur ces dhcsses, cf. Maurice GAUDEFROY-DEMONBYNES,
Mahomet, Paris, Editjons Albin Michel, 1957, p. 44-52.
(8) Rushdie fait allusion là à un épisode dc l'histoire de la révhiation rapport6 par un his-
torien arabe, Tabarî. Ii faut bien en percevoir l'enjeu. Si quelques versets ont été inspirés par
Satan, pourquoi pas les autres ?
que le prophète Muh'ammad et ses épouses deviennent matière d'imagination
romanesque.
Ce qui a été le point le plus sensible a été le fait que los pensjonnaires
de la maison clase portent le nom des épouses du prophète. Certains mu-
sulmans en ont conclu que, puisqu'il &ait conseillé aux musulmanes de s'i-
dentifier à ces femmes dont l'une au moins est usuellement présentée comme
parfaite, il était donc demandé à leurs épouses d'être des «putes>>.Autre
critique : puisque les femmes du prophète sont souvent présentees comme
a~nèrcsdes musulmans~,cela voudrait dire que tous les musulmans sont
des .fils de putes.. Inutile de souligner les angoisses qui émergent dans ces
accusations. Toute. accusation de blasphème montre les valeurs des groupes
sociaux et ce qu'ils croient être une transgression. C'est toujours un révéla-
teur extraordinaire pour les historiens des mentalités comme le soulignait
Jcan Delumeau. Il ne faut donc jamais oublier que ces hommes appai-tien-
nent Ir des systèmes culturels où il est; fi'équent de s'injuiier en mettant en
cause les parties sexuelles de la mère de la personne agressée. Nul besoin
donc d'être khomeïniste pour vouloir condamner un tel livre si du moins il
esf;iriterpréh5 de cette manière. Mais cette perception fantasmatique renvoie
plus aux probli.mes de ceux qui coilstruisenf; ces sens qu'au livre de Rushdie.
Ces accusations sont avant tout révélatrices de peurs et donc de faiblesses
chez ceux qui les formulent. La conséquence de cela, c'est qu'on peut condam-
ner le livre sans le lire, ce qui signifie qu'on pourrait tout aussi bien louer
d'autres livres? par exemple le Coran, sans en avoir aucune connaissance,
sur le seul faik.qu3il existe une rumeur aFfi1mant l'insupéi+abilité du texte
coranique. Or c'est bien ce qu'on constate dans ces fois sociologiques dépou-
vues de tout fondement rationnel.
Avant d'être une affaire en France, l'affaire Rushdie a déjà exist4 ail-
leurs. C'est ce que nous allons maintenant et trQs rapidement présenter. Les
protestations commencèrent aux lndes du 15 au 18 septembre 1988, donc
avant L a sortie même du roman en Angleterre. Ce fut le début d'une spirale
doni; les effets sçoozit de plus en plus grands. Trois périodes peuvent être
distinguées.
Tout d'abord du 15 septembre 1988 au 14 féviier 1989, on ~t se dé-
velopper des protestations diverses. Elles commencèrent aux Indes dans un
contexte Qlectoral. Ainsi Rajiv Gandhi prit la décision le 5 octobre d'interdire
la diffusion du livre afin de récupérer des voix musulmanes à I'occasion des
élecLions. Du 3 au 10 octobre, un membre de la Fondation islamique de
Leicester envoie des extraits du livre aux organisations musulmanes de
Grande-Bretagne. Il trouve un écho favorable auprès de Pakistanais victimes
de la ciise du textile dans le nord de l'Angleterre où le chômage touche de
30 à 50 % des hommes alors qu'il n'est corlnu que par 11 % des anglais de
souche. Ces musulmans, souvent victimes d'agmçsions racistes, ne disposent
guère de voies légales pour explimer leur indignation. L'affaire Rushdie sera
un moyen inespér8 pour eux. Des protestations ont lieu aussi dans d'autres
pays, e n particulier au Pakis1;an où il s'agit pow les islamistes évinces du
pouvoir de déstabiliser le processus démocratique mis en eume par une
fenilne chef d'un Etat musulman, Benazir Bhutto. En novembre, Rushdie se
fait m e t t e sur la liste rouge et change de numéro de téléphone. Le 19 dé-
cembre, les ambassadeurs du Pakistan, de Qatar et de Somalie protestent
à Londres. Le 14 janvier, des musulmans de Bradford, au nord de l7.t4ng1e-
terre, brûlent publiquement des exemplaires des Versets sataniques. La presse
britannique couvre avec complaisance l'événement. Rushdie aiTlme le 23 jan-
vier : <(c'est ime guerre que nous sommes obligés de mener. Et si nous la
perdons, les implications seront terrifiantes*. Le 29 janvier, 8 000 mani-
festants dénoncent le blasphème à Londres. Le 12 février, il y a 5 morts a u
Pakistan à I'occasion d h e manSestation devant le Centre culturel américain
à la veille de la sortie de l'édition américaine du livre. Quelques manifestants,
pour la première fois demandent la pendaison publique de Rushdie. De
meme, une manifestation à Srinagar, dans le nord de l'Inde, se solde le 13 fé-
vrier par un bilan de 13 blessés et d'un mort.
Ce même 13 février, en Iran, Khome'x'ny voit à la Glévision les scènes
des incidents du 1 2 février au Pakistan. Son eiltourage lui souffle l'idée qu'il
existe un complot et que d'autres intrigues se nouent. Il promulgue aussitôt
une fetwâ qui demande aux amusulmans du monde entier d'exécuter rapi-
dement l'auteur et les éditeurs du livre n'importe où dans le monde.. Cettc
fetwâ est diffisée le 14 février. C'est alors que débute la seconde période,
la plus dramatique de cette affaire Rushdie. Le lendemain, on annonce en
Iran la mise à prix de l a Gke de l'auteur du roman. L'hodjatoleslani Hassan
Sanei propose sur les ondes de radio-Téhéran à l'assassin de Rushdie, s'il
est iranien, 200 000 millions de rials, soit 19 millions de francs. Mais si
l'assassin est étranger, il ne recevra que le tiers, soit uii aillion de dollars
(6,3millions de francs). Manière très claire de dire que tous les musulmans
ne sont pas sur le même plan et que les ressortissants de la nation iranienne
ont des gestes qui ont trois fois plus de valeur que ceux des autres musul-
mans. Très curieuse facon de considérer l'untma ou communauté des
croyants. On peut rappeler que Rushdie a reçu 8,85 millions de francs de
droits d'auteur.
On était alors au troisième jour de l'ère de la reconstruction proclamée
à l'occasion du 10" anniversaire de la Révolution islamique. Il s7agissaiLévi-
demment; pour ceux qui conseillent l'ayatollâh de conhrer les déclarations du
dauphin désign6,l'ayatoll& Montazeri, qui dénonçait peu auparavant à Qom
les «graves erreurs* des dix premières années du nouveau régime. (<Partout
des gens ont cru que notre seule tâche, ici en Iran, était de tuer..
L'enjeu était très clair et avait été souligné par un député iranien,
Fakheddine Hedjazi, quelque temps auparavant : quelle reconstruction vou-
lait-on pour l'Iran et avec quels partenaires ? Accepterait-on en particulier
les capitaux occidentaux ou fallait-il opter pour un développement auto-centré
mais qui affaiblirait durablement l'Iran ? Le deuxième enjeu était; unique-
ment politique : quelle succession pour l'ayatollâh Khorneïny et; avec quels
hommes ? Faut-il unifier, au moins formellement, les concurrents aut;our
d'une acceptation unanimiste de l'anathème ? Faut-il profiter de l'occasion
pour anéantir l'opposition des modérés de façon à laisser le champ libre aux
radicaux. D'où l'opinion d'Abolhassan Bani Sadr selon laquelle la fetwâ de
Khomeïny n'était pas religieuse mais uniquement politique.
11 est maintenant nécessaire de s'interroger sur c e t b fetwa. En voici
pour comInencer le texte tel qu'il a été publié dans la presse iranienne. 'Au
nom de Dieu, Dont nous venons et auquei nous reviendrons. J e tiens à in-
former les courageux musulmans du monde entier que l'auteur du livre k s
versets scttaniques qui a été écrit, édité et publie contre l'islam, le prophète
et le Coran, ainsi que les éditeurs qui en connaissaient le sujet, sont coiidam-
nés à niort. Nous demandons aux musulmans courageux de les tuer inimé-
diatement, où qu'ils se trouvent afin que nul ne puisse désoimais profaner
la sainteté de l'islam. Tout être tué dans cette voie sera considéré comme
uii martyr. Aussi quiconque se trouve en présence de i'auteur de ce livre
mais n'a pas les moyens de le tuer lui-même, doit le livrer au peuple afin
que celui-ci le punisse. J e vous salue, que la ~ â c eet la clémence de Dieu
soit avec vous. Rouhollah Mossavi el Khomeïny».
Cette décision a 6th appuyée par trois autres textes analogues signés
par un mufti de Tunisie, MulihtGr Sallamî, par le chaykh 'Abdallâh de 1'111s-
titut islamique de Hébron en Palcstiile et par le chaykh Muh'mmad H'usayn
Fad'lallâh di1 Liban. Ce d e n i e r crut bon d'ajouter que peu importerait si ln
f e t ~ u â était appliquée ou non, l'essentiel n'étant pas là. L'important étant
d'obtenir que l'ouvrage fût; interdit en occident. Et daris cc cas, la fin piime
les moyens.
Mais on peut poser des questions en apparence naïves : s'a&-il vrai-
ment d'une fetwù ou d,'une simple opinion personnelle ? Ensuite le livre est-il
condrimnable et: selon quelles références religieuses ? Dans ce cas, l'auteur
l'est-il aussi e t qu'est-cc qui justifie une teIle conclusion ? Dans ce cas, qui
peut le condamner, Dieu ou les hommes ? Dans ce dernier cas, doit-il l'être
par un homnie seul ou par un tribunal ? Dans ce dernier cas, ce tribunal
doit-il Gtre occideiital ou nécessairement d'un pays musulman ? Dans ce der-
nier cas, l'affaire doit-elle être déférée i?i un tribunal civil ou à un tribunal
i-eligicw~? Et si enfiil, un quelconque tribunal condamne Rushdie, à quelle
peine peut-il être juridiquement condamné ? Les questions sont très claires
e t le droit musulman, qui n'est aucunement, comme tout droit, la permission
de poursuivre des vengeances privSes de maniEre anarchique, a des réponses
qui doivent ëtre justifiées par des références précises aux fondements du
ciroit et des raisonnements rigoureux à partir de ces fondexneiîts.
Or la prdtendue fetwâ de Khorneiriy ne comporte rigoureusement au-
cune référence juridico-religieuse ni aucuii raisonnement, exactement comme
si, dans son esprit, le Coran et la Sunna n'avaient aucune espèce d'impor-
Lance et comme si la voloilté d'un homme, la sienne, pouvait se substituer
à colle de Dieu. Logiquemeni;, un tel comportemen.t dewait impliquer la
condamnatioii & mort du juriste qui se livrerait a ce genre de facdties né-
gatrices de l'existence do Dieu. Chez les chi'ites en effet, en dehors des Akh-
bariyyn, il y a quatre sources du droit, et ici elles sont toutes les quatre
abseriles (9). Se scandaliser, c'est toujours créer une relation ambiguë avec
(9) Une rapidc introduction a u particularitis du droit chi'itc se trouve dans le livre de
h!Iorkza M U T , W H ~Jurisprudc~~ce
I, and its Principks, (Jiqhand usul ul-fïqhl, Téhéran, C m t islamic
Librliry and Forcigr-ri Dopartmont of B'asat Foundation, 1981, 1'28 p.
autrui e t Khomeïny n'a pas réussi à échapper à de nombreux pièges qu'il a
créés lui-même.
Tout d'abord, il nous rhvèle quelle place il accordait à la révélation
divine donc à Dieu a u point où un croyant ou les futurs juristes ne p o u ~ ~ o n t
que dificilement ne pas parler de efetwâ satanique* pour qualifier le texte
qu'il a produit. Ensuite Khomelny a assuré la promotion et la diffusion du
livre que plusieurs millions d'hommes n'auraient pas lu sans son interven-
tion. Deuxième acte d'agression contre I'isIam. Enfin en lancant son ana-
thème, Khomeïily prouve publiquement la faiblesse de ce qu'il considkre
comme l'islam. En interdisant un livre que personne n'est obligé d'acheter
ou de lire, il doute de la foi des musulmans puisqu'il est a priori convaincii
que taus ceux-ci vont vouloir se délecter de l'anathème. Il y a là comme un
aveu dimpuissance qui signifie que Khomeïny lui-même ne croit pas eii la
soliditd de ses propres convictions rclig:,c.uses.
;
(11) "Elogedc l'irréligion", Paris, Lignes, Librairie Séguier, 1989,174p.; Orlando do RUOUER,
/R Droit au blasph8n~,Paris, Renaudot et Compagnie, 1989,166 p. ot Cécile Robixue, De l'horrible
danger de la lecture, Paris, DaIland, 19S9,246 p.
cussions en France portèrent plutôt sur la place de l'islam dans ce pays et
sur les menaces que pourrait susciter l'islam extérieur. Est-il possible d'ob-
tenir de Ia part des musulmails installés en France des désaveux de la fetwâ
de Khomeïny, ce qui serait un test d'occidentalisation ou d'intégration car
on voulait que cela soit fait non pas a u nom des principes juridiques mu-
sulmans, totalemenl; ignorés, mais au nom de ceux de la r6volukion française.
Ce qui était latent; deinère tout cela, e t propre à la situation fianpise, c'était
l'absonco de débat sur lcs rnoddités concrètes de l'intkgration des étrangers
venus du sud et de l'est de l a méditerranée. On ne constata par ailleurs
aucun acte, agressjf ou non, après les incidents de février e t surtout leur
traiterikerit médiatique si particulier qu'on a parlé a ce sujet de -médiévé-
neme~it;., terme ambigu qui pouvait à la fois signifier événement créé par
les médias e t evénement médiéval.
%-ois positions apparurent; chez les hommes politiques selon qu'ils ap-
partenaient a u pouvoir, à l'opposition ou à l'extrême-droite. L'objectif premier
du pouvoir fut de dédramatiser. Aussi mit-il très vite en garde contre les
amalgames : mille personnes qui manifestent ne doivent pas être confondues
avec trois millions de musulmans est-il affirmé. Le 20 févikr, Roland Dumas
fait savoir qu'il est prêt A aller en Iran malgré la fetwd. Mais une autre
ter-idance apparut, celle qui prônait la fermeté. .Aujourd'hui, c'est; Rushdie,
demain ce pourrait être Ie directeur des affaires politiques (du Ministere des
Maircs étrangères:) eii Fraiice~avait mis en garde Haiis-Dietrich Genscher.
Aussi le Président Francois Mitterand prit-il position le 22 février en faisant
savoir que atout dogmatisme qui, par la violence, attente à la liberté de
l'esprit e t au droit d'expression représente a mes yeux le mal absolu... Le
progrès moral c t spirituel de l'humanité est lié a u recul de tous les fana-
tismes.. Laurent Fabius traite Iaiomeïny d'assassin e t Michel Rocard promit
que .tout nouvel appel à la violence et au meurtre, sous quelque forme que
ce soif;,donnera lieu à la mise en oeuvre immédiate de poursuites judiciairesw.
Peu aprEs, le 7 mars, le consci1 de sécurité intérieure se réunit pour examiner
toutes lcs implications de l'affaire Rushdie en France.
Les attitudes de Z'opposition furent extrêmement modérées, en conti-
iiuit.6 avec le colisensus qu'elle manifeste depuis plusieurs années avec la
rnajorit.6 sur les problèmes de l'immigration. 11 n'y eut même aucune réaction
aprks la fetwû de Khomeïny pour embarrasser le gouvernement. Ce fut la
~nanifestationdes quelques musulmans de Paris qui iricita les leaders de
l'opposition à tenter de rkcup6rer des voix pour de futures élections. Leur
ai.gumex~tat;ionfut très claire. Les manifestants de Paris ont violé l'ordre
public francais. Eii. conséquence, ils auraient dû être immédiakment arrêtés.
Ceux qui parmi eux étaient étrangers auraient dû être immédiatement ex-
pulses. Les citoyens frai~çaisauraient dû être déférés devant les tribunaux
où ils sont passibles de peines d'emprisonnement de I à 5 ans et d'amendes
de 300 ti 300 000 francs. Comme le gouvernement n'a pas voulu faire res-
pcctcr la loi, il s'est déshonore. Au cas où Rushdie viendrait sur le territoire
fi-anrais et s'il y était assassiné, tous les manifestants de Paris deviendraient
automatiqucmei~tdes complices de crime et ils seraient passibles de la ré-
clusioii crimincllc à perpétuité. II était donc n6cessaire de vérifier leurs iden-
L'AFFAIRE RUSFIDE 271
toire, a fortiori ils ne peuvent logiquement le faire pour des hommes vivant
à l'étranger. Quant à condamner un musulman vivant à l'étranger, il n'existe
aucune règle acceptée de tous dans ce cas.
Maxime R~di~insoii a, de son côté, trouvé u n e série de délits intitulés
-injures a u ~rophètev.Une des peines est effectivement la peine de mort,
mais son application a été rarissime tout au long de l'histoire, les juges optant
le plus souvent pour des attitudes conciliatrices (12).
Les autres spécialistes de l'islam se sont Iimités aux questions géné-
rales : comment s'articulent le politique et l e religieux dans les pays mu-
sulmans ? Et quelle est la nature des relations intercommunautaires en
France ? De manière genérale, ces hommes ont dédramatisé ou ont donné
des conseils pour Qviter toute dérive en soulignant qu'il ne fanait pas faire
d'amalgame entre quelques manifestants et les divers groupes de musulmans
vivant en France. Plus rares sont ceux qui ont pris position sur le fond, sur
le roman ou sur la Iégitimiti! des protestations. Ce fut le cas de V-M. Monteil,
d'E. de Vitray-Meyerovitch ou de J. Berque, partisan de l'interdiction du
livre par le biais des tribunaux français.
Quant a une discussion plus fondamentale, sur le plan proprement
théologique, personne n'a osé la mener, le politique prévalant de très loin
et le juridique n'étant qu'évoqué. Il y a là une dos causes essentielles de la
faiblesse des réponses occidentales lors d'une crise comme celle de l'affaire
Rushdie. 11 n'y a pas de dialogue interculturel, ou alors il se fait à partir
de principes totalement différents, ce qui génère très rapidement des situ-
at;ioi~sde violence potentielle. On mesure a u passage I'urgence qu'il peut y
avok i la création d'une chaire de droit musulman afin que la France re-
devienne productrice d'un tel droit mais on peut aussi penser à la création
d'une faculté de théologie musulmane afin de sortir de l'échange inégal où
nous ne sommes que des importateurs passifs d'idées religieuses et non des
exportateurs dynamiques.
Faute de disposer de tels outils, les occidentaux sont pris dans des
contradictions insolubles. Ils ne peuvent en particulier, devant la décision
de Khomeïny, que protester et non détruire cette décision dans sa légitimité.
Or plus les occidentaux protestent, plus ils font de l a publicité à Khorne'ïny
et p l u ils le rendent populaire même dans les pays arabes non chi'ites. Il
y a là un effet pervers dont les dirigeants arabes furent vite conscients. D'où
leurs conseils de prudence donnés aux autorités européennes mais aussi les
consignes de silence imposées à la presse, au moins officielle, dans les pays
arabes (13). D'autre part, prenant l'arbre pour la forêt, les occidentaux se-
(12) Entretien de Victor LEDUC avec Maxime RODLVSON, dl propos des Versets sataniques,,,
Paris, Les Cahiers rnfionalisles, mai 1989, no 441, p. 227-230.
(13) Des articles extrêmement inGressants ont été publiés en langue arabe sur cette alfaire
Rushdie qui m6iitcraient une étude particuliérc. Signalons les deux ensembles publiés par al-It-
tih'âd al-ichtirdki, dans ses numéros 2034 da@ du premier mars 1989 et 2041 du S mars et dus
ii la plume de Muh'ammad Bâhî,celui signé par Ghâlî Chukrî dans le numéro du vendredi 17 mars
1989 d'al-Wdhn abcarabi, et ceux de Çalâh' Fânaq dans le numéro du 26 septembre 1983 d'al-
Dilsfûr, qui est une présentation de Rushdie ainsi que celui d u docteur =Ali Nûrï Zâdh dans le
numi5ro du 6 mars 1989 d e la même revue, orticle plutdt consacré aux relations entre l'affaire
Rushdie ct l'Iran. Mais un dépouillenient systématique serait a faire.
raient tentés de croire que l'affaire Rushdie fonctionne dans une logique de
rupture. Aussi pourraient-ils être tentés, à cause de leurs erreurs de per-
ception, par une logique d'exclusion qui pourrait conduire à des troubles sur
leurs propres territoires. Qu'il y ait des malaises chez quelques centaines
de sous-prolétaires parisiens, pakistanais ou autres, qu'ils aient utilisé pour
l'exprimer une apparente identité religieuse, c'est un fait. De là à croire qu'il
y ait là réellement une identité religieuse ou même une menace sociale, c'est
effectivement déraisonner.
On peut maintenant se demander queIIes ont été les conséquences en
France de cette affaire Rushdie. Elle a permis à plusieurs personnes comme
Bruno Etienne ou Areski Dahmani, le Président de France-Plus, d'insister
sur l'urgence qu'il y avait à créer un consistoire musulman de France. Cette
affaire montre que pour éviter radicalement toute ingérence exthrieue, l'is-
lam de France doit devenir le plus vite possible un islam fkanpis pris en
charge uniquement pas des citoyens français pour éviter toute pression née
de la conjoncture internationale. 11 est urgent que dans les mosquées de
France, comme dans tous les pays où existe l'islam, les prières soient dites
au nom du chef de l'Etat, c'est-à-dire au nom du Président de la République
fiançaise. Tout lieu de prière, toute mosquée aménagés ou construits avec
de l'argent venu de l'étranger doivent être immédiatement nationalisés. Tout
imâm qui proférerait en chaire une parole contraire à l'ordre public francais,
qui, par exemple, proposerait en France le fonctionnement d'un droit autre
que le droit français, doit titre immédiatement arrêt4 et ou expulsé ou em-
prisonné. Mais il est bien évident que de telles demandes comportent de
risques. Elles impliqueraient en tous cas vraisemblablement la recréaiion
d'un ministère des cultes en France. Aussi une autre position est possible
qu'exprima Malek Boutih, vice-président de SOS-Racisme. Celui-ci pense qu'il
n'y a pas d'avenir en dehors du cadre de la laïcité. D'autres, comme Rémy
Xleveau, ont proposé qu'un débat soit instauré avec les musulmans de France
pour savoir comment aménager la synthèse républicaine mise au point au
XIXe siècle pour intégrer juifs et protestant;s. «Sur ce pIan, l'affaire Rushdie
aura peutdtre précipité des évolutions et fait apparaître la nécessité d'un
débat sur l'islam et l'immigration dans la société française. Les tensions et
les craintes qui se sont manifestées sont plus révélatrices d'un système qui
répugne au changement, mais finit; par percevoir qu'il ne pourra Bternelle-
ment proposer le même discours intégrateur dans l'espace européen» (14).
Dans le même sens, un homme politique, Alain Lamasoure, porte-parole
de l'U.D.F., proposa, le premier mars, qu'après la période de tension due à
cette affaire, la France prenne l'initiative d'un colloque de haut niveau sur
les rapports de l'islam et de la société civile pour traiter à froid les rapports
de l'Etat et de la religion musulmane afin de tirer du bien de cette crise
avec des propositions constructives. Sans anticiper sur ce que pourraient être
ces proposii;ions, on peut;, au moins provisoirement, tirer quelques conclusions
sur cette affaire Rushdie.
(14)RBmy LEVEAU,
op. cit., p. 23.
L'AFFAIRE RUSHDIE 275
ira juçqu'à dire que la fetwâ de Khomeïny est un ordre de Dieu). Cette asso-
ciation d'un homme à Dieu est ce qu'on appelle e n théologie musulmane le
chirk. E t le prix Nobel nigérian Wole Soyinka soulignera qu'en agissant ainsi,
Khomeïny ~aoublié depuis longtemps les principes fondamentaux de l'islam».
En ce qui concerne l'occident, l'affaire Rushdie a également appris de
nombreuses choses. Tout d'abord on constate que, contrairement au souhait
initial de ceux qui ont voulu exploiter cette affaire, l'harmonie communau-
taire dans les pays occidentaux n'a jamais été mise en péril tout a u long de
cctte crise. Et bien qu'il y ait eu des déclarations alarmistes sur les 10 ans,
30 ans en Grande-Bretagne, de perdus dans les efforts d'intégration, on
constale que rien ne s'est passé par la suite qui aille dans ce sens, bien au
contraire, puisque l'affaire montre que les musulmans d'occident ont, dans
leur immense majorité, plébiscité de fait des valeurs entièrement contraires
à celles proposées par Khomeïny. 11 est vrai que, dans l'état actuel de leur
intémation inachevée, ils n'ont pas explicitement pris position pour une cul-
ture où tout est permis, y compris le devoir d'ironie, et qui légitime donc la
liberté d'expression. C'est qu'il ne peuvent pas encore dire qu'il n'existe pas
de blasphème dans une société pluraliste e t laïque parce qu'ils ne vivent
pas cncore dans une telle société. Mais leurs enfants qui appartiendront aux
classes moyennes pourront majoritairement le dire d'ici une vingtaine d'an-
nées. Et comme le pense R. Leveau, cette affaire peut accélérer l'intégration.
En tous cas, l'affaire n révQléS l'opinion publique européenne l'existence
de communautks musulmanes partout présentes. Certes les turcs d'Me-
magne n'ont absolument pas bougé, mais la prise de conscience d'une im-
portante cornmuriaut6 pakistanaise en Angleterre et d'une petite
communauté du même pays en France a été une révélation pour de nombreux
français. L'opinion ignorait auparavant qu'il y avait, essentiellement dans
la région parisienne, 15 000 pakistanais en situation régulière et 15 000 clail-
destins. Il a fallu que 100 d'entre eux participent à la manifestation de février
pour qu'on découvre ce phénomène. Or ce sont des hommes particulièrement
frustres par rapport aux migrants arabes acluels. Il est donc devenu évident
qu'avant 1993, il faudra prendre des décisions a l'échelle européenne pour
contrôler les flux internes à la communauté européenne de ces groupes mu-
sulmans d'origine étrangère.
Ce qu'on a Bgalement constaté, c'est l'absence de réactions racistes en
France, du rncias à cette occasion, à ln différence de la Grande-Bretagne où
une campagne publique a ét.4 menée pour demandar «la déportation de tous
les agitateurs rnusulmansn. Il n'y eut en France aucun acte de provocation
e t s'il y eut un attentat, ce fut à Londres et si un homme fut assassiné, ce
fut ti Bruxelles mais ses deux assassins étaient manifestement, selon Ics
témoins, des arabes.
On a également vu que l'occident n'était pas très ferme sur ses propres
principes. Nuile part Khomeïny n'a été condamné par un tribunal pour avoir
violé les principes du droit international public et les conventions signées
par l'Iran. Les ambassadeurs européens rappelés en février sont retournés
en poste à Téhéran en juin. Il y a donc un double discours car il y a des
intérêts évidents (100 milliards de dollars de marché dans le court terme,
soit le quart du coût de la reconstruction du pays). Déjà le 22 février, le
ministre 5ancais du commerce, M. Fauroux déclarait que les relations avec
l'Iran devaient se poursuivre au-delà des <<péripéties.actuelles.
En ce qui concerne les relations internationales, cette affaire a révélé
trois choses. Tout d'abord on constate que les pays les plus riches ont fait
relativement bloc. Deux exceptions cependant, le Japon, au moins au tout
début de l'aflfaire e t la Nouvelle-Zélande qui désirait protéger ses exportations
de moutons vers l'Iran. Mais la C.E.E. montra son unité par sa décision du
20 février. Elle obtint le 22 I'appui du Président Busch. On note que des
groupes nonibreux ont également protest4 dans chacun des pays d'Europe
de l'Est, en particulier en Pologne, Roumanie el; U.R.S.S.Ils ont appuy4 les
positions occidentales, ce qui montre bien ou passeront les k t u r s clivages.
Mais on a aussi vu que l'U.R.S.S.se montre prête à remplacer l'occident en
ce qui concerne la reconstruction de l'Iran. Les nombreux voyages de son
ministre des affaires étrangères, qui se proposa un moment comme média-
teur, montrent le désir de lU.R.S.S. d'accroître ses parts de marché. En6n
cettc affaire révéla que les senrices occidentaux de renseignements en Iran
ont très bien fonctionné. Il est vrai qu'après l'acte de gesticulatjon islamique
de février, il n'y eut pas d'envoi de tueurs en h g k e i ~ e M . ais quinze jours
plus tard, une vingtaine de personnes ont été envoyées à Athènes avec la
mission de recueillir des informations sur ceux qui désiraient publier le livre
e t dresser donc la liste des cibles potentielles. Un peu plus tard, l'Iran envoya,
via le Maroc, ses hommes d'action. Ils ont tous été arrêtés avant d'avoir pu
agir. Mais en avril, des arrestations ont eu lieu au sein même des services
de renseignements iraniens et un réseau américain a été démantelé après
avoir été retourné pendant un certain temps. En juillet, nouvelle tentative
faite en soIitaire par un libanais. Elle échoue à nouveau.
Cela dit, l'affaire Rushdie a aussi permis à de nombreux musulmans
de poser des problèmes qui leur &aient impensables auparavant à commen-
cer par celui de savoir si le Coran est un texte révélé ou une simple oeuvre
imaginaire. En voulant établir la comparaison entre deux cat6golies de
textes, Khomeïny ne pouvait pas ne pas créer ce type d'interrogation. D'où
les questions qui s'enchaînent : qui a écrit le Coran ? Est-ce Dieu mais alors
l'a-t-il fait consciemment ou est-ce une oeuvre de son inconscient ? Est-ce
la conscience collective arabe qui, utilisant l'un de ses membres, désirait
rompre avec son identité antérieure et détruire le culte du féminin qui était
sa nature précédente ? Ou est-ce le prophète qui y a projeté tous ses pro-
blèmes personnels à commencer par ses angoisses ? Questions jadis taboues
que Khornei'ny a libérées par son anath'ème. Rushdie fait dire un moment
à son personnage de Mahound : $écrivais la révélation et personne ne se
rendait compte et je n'avais pas le courage d'avouer*. Il y a là l'idée d'un
prophète involontairement mystificateur et piégé par la crédulité des autres.
On soupçonne mal les conséquences de ce qui peut être à terme l'équivalent
à la fois de l'affaire Sabattaï Tsevi dans le judaïsme e t de l'affaire de la
Barre en 1766 dans la diffusioll des Lumières en France.
Autre problème indicible que cette affaire a permis de poser clairement,
celui de l'identité de Khomeïny lui-même. Comme on le sait maintenant, cet
homme n'est religieux que par accident. 11 n'a été nommé ayabll5h que pour
des raisons politiques afln de le protéger de la peine de mort, il y a presque
trente ans. Rappeler cette décision des grands ayatollâhs iraniens de l'époque
du chah éclaire d'une tout autre lumière l'affaire Rushdie. Celle-ci à servi
à Khomei'ny à écarter de sa succession un authentique ayatollâh, Montazeri.
Quelques jours avant sa mort a kt4 nommé comme héritier un homme au
savoir religieux limité, donc identique à Khomeïny, du nom de Khameneï.
Dans le nid de la foi, un coucou parasite a placé un autre parasite, semblable
i lui, en refusant de rendre l'autorité spirituelle à ses réels détenteurs. Ce
qui fait qu'aujourd?iui en Iran, il y a d'authentiques religieux e t d'autre part
des religieux politiques qui se reproduisent comme des clones. Prendre
conscience de cela, c'est comprendre qu'il n'y a jamais eu d'affaire Rushdie
niais seulement une affaire Khomeïny dont le sens est, chez un religieux
qui n'a pas réellement la foi, le refus de l'altérité et dans ce sens, beaucoup
d'hommes sont peut-être des Khomeïny.
Telle fut cette affaire dans laquelle b u t le monde fiit piégé. Ce fut le
cas taut d'abord de Khomeïny devenu en fait l'agent publicitaire de Rushdie
et permettant; la diffusion d'une œuvre qu'il ne voulait pas voir vendue. Ce
fut aussi le cas des musulmans islamistes qui révélérent clairement leurs
doutes vis & vis de l'islam et dont I'idéologie apparaît de plus en plus net-
tement comme une forme d'athéisme. On a aussi vu quelles finent les dif-
ficultés des immigrés de France dont le problème central est économique et
cultuel mais qui utilisent stratégiquement depuis quelque temps une iden-
tité religieuse qui est souvent manifestement superficielle et qui leur pose
plus de problèmes qu'elle n'en résout. Mais il ne faut pas oublier les occi-
dentaux en général qili, à l'occasion de cette affaire, étalèrent publiquement
leurs doutes sur eux-mêmes et en arrivérent même à nier par certains de
leurs actes les grands principes fondateurs de leurs cultures.