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« Tout ça, c’est de l’eau »

David Foster Wallace

Deux jeunes poissons nagent ensemble et rencontrent par hasard un poisson plus vieux, qui nage en
direction opposée. Il les salue : « Salut les gars. Comment est l’eau ? » Et les deux jeunes poissons
continuent de nager, mais à un moment donné, l’un d’eux regarde l’autre et lui demande : « Mais c’est
quoi ça, de l’eau ? » On dirait que tous les débuts de discours aux Etats-Unis doivent commencer par
une petite histoire en forme de fable. Et ce genre de petite histoire se révèle être une des conventions
les moins manipulatrices et l’une des meilleures du genre… Mais si vous redoutez que je me présente
comme le vieux poisson sage qui explique ce que c’est que de l’eau à des poissons plus jeunes,
détrompez-vous. Je ne suis pas ce vieux poisson sage. À quoi mène cette histoire, alors ? Elle affirme
d’abord que les réalités les plus évidentes, les plus présentes sont souvent celles qui sont le plus
difficiles à discerner et dont il est le plus difficile de discuter.

Évidemment, dit comme cela, c’est un lieu commun. Mais le fait est que, dans les tranchées de
l’existence quotidienne de la vie d’adulte, les lieux communs ont parfois une importance qui
relève d’une question de vie ou de mort. En tous cas, c’est ce dont j’aimerais vous parler
aujourd’hui, ce matin. Bien sûr, le genre de discours que je suis en train de prononcer exige que je
vous parle de votre éducation libérale ou humaniste, c’est-à-dire que j’essaie de vous expliquer
pourquoi le diplôme que vous vous apprêtez à recevoir a une valeur humaine, et non seulement une
valeur matérielle. Alors parlons du plus grand cliché des discours de ce genre : qu’une éducation
humaniste ne vise pas tant à vous remplir de savoir qu’à vous « enseigner à penser ». Si vous êtes
comme moi quand j’étais étudiant, vous n’avez jamais aimé vous faire dire cela, et vous vous sentez
plutôt insultés par cette affirmation qui veut que vous ayez besoin de quelqu’un pour vous montrer à
penser – entendu que le simple fait d’avoir été admis au collège devrait bien indiquer que vous savez
déjà bien penser, en quelque sorte. J’affirme pourtant que ce cliché de l’humanisme n’est pas du tout
insultant, parce que la vraie éducation en matière de pensée qu’on est en droit d’attendre dans un lieu
comme le collège ne concerne pas tant la capacité de penser en tant que telle, mais plutôt le choix de
ce à quoi on va penser. Si votre totale liberté quant au choix de ce à quoi vous voulez penser vous
semble évidente, trop évidente pour perdre du temps à en parler, je vous demanderais de vous
souvenir du poisson et de l’eau qui l’entoure puis de suspendre, pour quelques minutes, votre
scepticisme quant à la valeur de ce qui vous semble évident.

Voici une autre petite histoire didactique. C’est l’histoire de deux gars assis ensemble dans un bar au
fin fond de l’Alaska. L’un des gars est croyant, l’autre est athée, et ils discutent de l’existence de Dieu
avec cette intensité qui apparaît après une quatrième bière. L’athée dit : « Regarde, ce n’est pas que
j’aie de vraies raisons pour ne pas croire en Dieu. Ce n’est pas que je n’aie jamais connu le
phénomène Dieu-et-la-prière. Tiens, le mois passé, je suis resté pris dans une épouvantable tempête
de neige, je ne voyais plus rien, j’étais tout à fait perdu, et il faisait moins quarante, alors je l’ai fait, je
l’ai essayé : je me suis agenouillé dans la neige puis j’ai crié : “Dieu, si tu existes, je suis perdu dans
cette tempête et je vais mourir si tu ne m’aides pas !” » Alors, dans le bar, le croyant regarde l’athée,
tout perplexe : « Bien, alors tu dois croire en Dieu, maintenant, j’imagine. Après tout, tu es ici,
vivant. » L’athée roule alors les yeux comme si le croyant était stupide : « Bien non, mon pote. Tout
ce qui est arrivé, c’est qu’un paquet d’Inuits sont passés, puis ils m’ont indiqué le chemin pour
revenir au campement. » C’est facile de considérer cette histoire selon une analyse standard du type
humaniste : la même expérience peut signifier des choses entièrement différentes pour deux
personnes différentes, selon leurs grilles de croyances et leurs manières de construire du sens à partir

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de l’expérience. Comme nous aimons favoriser la tolérance et la diversité religieuse, notre analyse
humaniste ne peut admettre que l’interprétation de l’un des deux gars serait vraie et que l’autre serait
fausse. En un sens, c’est correct, sauf que nous n’en venons jamais à parler d’où viennent ces deux
grilles de croyances, c’est-à-dire d’où à l’intérieur de ces deux gars-là. Comme si l’orientation la plus
fondamentale face au monde, le sens de sa propre expérience personnelle était une donnée matérielle
et évidente, comme la grandeur ou la taille des chaussures, ou dérivée de la culture, comme le
langage. Comme si la manière dont nous construisons le sens ne relevait pas d’un choix personnel et
intentionnel, d’une décision consciente. Et puis, il y a aussi la question de l’arrogance. Le non-croyant
est tellement totalement et obstinément confiant dans son rejet de la possibilité que les Inuits aient
un lien avec la prière qu’il a faite. Okay, c’est vrai qu’il y a beaucoup de croyants qui semblent
arrogants dans leur propre interprétation. Ils sont probablement plus dérangeants que les athées, du
moins pour plusieurs d’entre nous ici ; mais le fait est que le dogmatisme du croyant est exactement
le même, dans cette histoire, que celui de l’athée : c’est de l’arrogance, une certitude aveugle, une
fermeture de l’esprit qui ressemble à un emprisonnement si parfait que le prisonnier ne sait même
pas qu’il est enfermé. Enfin, ce qu’il faut souligner ici, je crois, c’est justement une partie de ce que
signifie vraiment le mantra de l’éducation humaniste du « enseigner à penser » : être juste un peu
moins arrogant, avoir un peu « de sens critique » quant à soi et à ses certitudes. Parce qu’un grand
pourcentage des choses que je tiens pour être automatiquement certaines et évidentes
apparaît, finalement, être entièrement faux et illusoire. J’ai appris ça d’une façon difficile, ça
a été dur, et je prédis que vous, les étudiants, allez aussi l’apprendre à la dure.

Je vais vous donner l’exemple d’une chose à laquelle je tends à croire automatiquement, mais qui est
totalement fausse. Tout dans ma propre expérience immédiate me conforte dans ma croyance que je
suis le centre absolu de l’univers, que je suis la personne la plus réelle, la plus importante et vivante
de l’existence. On pense rarement à cette sorte de centrage sur soi, naturel et ordinaire, parce que
c’est contraire à la vie sociale ; mais il en va de même pour chacun d’entre nous, au fond. Ce sont nos
paramètres par défaut, implantés dans notre disque dur dès la naissance. Pensez-y : vous n’avez
jamais vécu d’expérience dans laquelle vous n’étiez pas le centre absolu. Le monde comme vous le
vivez est là devant vous, ou derrière, à votre gauche ou à votre droite, sur votre télé, votre écran, peu
importe. Les pensées et les sentiments des autres doivent d’une manière ou d’une autre vous être
communiqués, mais les vôtres vous paraissent si immédiats, si urgents, si réels. (Vous comprenez
l’idée.)

Mais ne vous inquiétez pas : je ne vais pas tenir un discours moralisateur sur la compassion,
l’altruisme et sur toutes les supposées « vertus ». Il n’est pas question de vertu. Il s’agit de choisir de
faire ce travail qui consiste à changer d’une certaine façon, à me libérer de mes paramètres par défaut,
naturels : cesser d’être profondément et littéralement centré sur moi-même, cesser de tout voir, de
tout interpréter au travers des lunettes du « moi ». Ceux qui sont capables d’ajuster leurs paramètres
personnels d’une telle façon sont souvent décrits comme étant « équilibrés ».

Puisque nous nous trouvons ici dans un contexte académique, il faut poser la question suivante :
quelle part de cet équilibrage, de cet ajustement implique l’intellect, un savoir ou des
connaissances ? La réponse ? Bien, tout dépend du type de connaissance dont on parle. Le plus
grand danger d’une éducation intellectuelle, du moins en ce qui me concerne, c’est qu’elle engage ma
tendance à sur-intellectualiser les choses, ma tendance à me perdre dans des abstractions au lieu de
simplement porter attention à ce qui se passe autour de moi – au lieu de porter attention à ce qui se
passe en moi. Je suis sûr que vous le savez, maintenant : il est extrêmement difficile de rester alerte et
attentif au lieu d’être constamment hypnotisé par le constant monologue qu’il y a dans notre tête.

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Mais ce que vous ne savez pas encore, c’est ce que cette lutte met en jeu, ce qu’elle implique. Depuis
ma graduation, soit depuis vingt ans, j’en suis venu à comprendre progressivement ces enjeux et à
réaliser que le cliché humaniste qui veut qu’on « apprenne à penser » n’était qu’un raccourci pour
exprimer une vérité vraiment importante. « Apprendre à penser » signifie vraiment apprendre à
exercer un contrôle sur la manière dont vous pensez et sur ce que vous pensez, sur le comment et sur le
quoi. Ça veut aussi dire être suffisamment conscient et allumé pour pouvoir choisir ce à quoi vous
portez attention, mais aussi pour pouvoir choisir la manière dont vous construisez du sens à partir de
vos expériences. Parce que si vous ne pouvez pas ou ne voulez pas exercer ce type de choix dans
votre vie adulte, vous allez vous faire complètement rouler.

Prenez par exemple le vieux cliché sur l’esprit qui voudrait que celui-ci soit « un excellent serviteur,
mais un mauvais maître ». Comme plusieurs clichés qui paraissent un peu vides à prime abord, il
exprime une vérité aussi terrible qu’importante. Ce n’est pas par hasard si les adultes qui se suicident
avec une arme à feu le font en se tirant dans la tête. Et en vérité, la plupart de ces suicidés étaient
morts bien avant de tirer sur la gâchette. Voici ce que je pense de la valeur d’une véritable éducation
humaniste, ce que je pense qu’une telle éducation peut accomplir, rigoureusement et sans crémage
« culturel » : l’éducation humaniste vous empêche de traverser une vie adulte pleine de
confort et de prospérité tout en étant pourtant mort et inconscient… tout en étant l’esclave
de votre tête et de vos paramètres par défaut… vos paramètres qui exigent que vous soyez
uniquement, complètement et impérialement seul et solitaire, à chaque jour de votre vie.
Hum. Tout ça a peut-être l’air d’une hyperbole, d’une exagération ou d’un n’importe quoi d’abstrait.
Alors soyons concrets.

En vérité, vous qui allez bientôt graduer du collège ne savez pas ce que signifie vraiment votre vie
routinière. Il s’adonne qu’il y a une grande part de la vie du Nord-Américain dont personne ne parle
dans les discours de graduation. Cette part implique l’ennui, la routine, les petites frustrations. Par
exemple, imaginons une journée normale dans la vie d’un adulte : vous vous levez le matin, vous
allez travailler au bureau et vous travaillez dur durant neuf ou dix heures et à la fin du jour vous être
fatigué, vous êtes stressé, et tout ce que vous voulez, c’est rentrer chez vous, manger un bon souper
et essayer de relaxer avant d’aller au lit parce que vous devez vous lever le lendemain pour
recommencer votre routine. Mais vous réalisez qu’il n’y a plus rien dans votre réfrigérateur, parce que
vous n’avez pas eu le temps de faire les courses cette semaine à cause de votre travail, et voilà
qu’après le travail vous devez embarquer dans votre voiture et rouler jusqu’au supermarché. C’est la
fin d’une journée de semaine, bientôt l’heure du souper, il y a vraiment beaucoup de trafic, aussi vous
rendre jusqu’au magasin vous prend plus de temps qu’à l’habitude, et quand vous y arrivez
finalement, le supermarché est vraiment rempli de gens, parce que c’est l’heure où ceux qui travaillent
de jour font leurs courses. Le magasin est horriblement éclairé aux néons, une musique d’ascenseur
mortelle pour l’âme, de la pop commerciale, y joue, et il s’agit pas mal du dernier endroit où vous
voudriez être, mais vous ne pouvez pas entrer et sortir rapidement. Vous devez parcourir toutes les
allées suréclairées et encombrées de clients pour trouver les trucs que vous voulez acheter, vous
devez manœuvrer votre panier dans la foule des clients fatigués et qui poussent chacun leur panier, et
évidemment il y a aussi des personnes âgées qui semblent se pétrifier tellement elles avancent
lentement, et du monde bizarre et des enfants hyperactifs qui obstruent les allées, et vous devez
serrer les dents et être poli chaque fois que vous demandez de pouvoir passer, et puis vous finissez
par avoir pris tout ce que vous vouliez prendre, mais vous réalisez qu’il n’y a pas assez de caisses
ouvertes même si c’est l’heure la plus achalandée, et les files sont incroyablement longues. C’est idiot
et enrageant, mais vous ne pouvez pas vous défouler sur la caissière, qui est débordée par un travail
dont l’insignifiance et la répétitivité dépassent l’imagination... En tous cas. Vous finissez par atteindre

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la caisse et payer, et vous attendez que votre carte passe, et vous recevez un « Merci ! Bonne
journée ! » lancé sur un ton qui est absolument celui de la mort. Et là, vous emportez vos petits sacs
de plastique minables dans votre panier, celui qui a une roue un peu fêlée, et vous passez dans le
stationnement irrégulier et sale et vous essayez de ranger vos sacs dans le coffre de votre voiture de
façon à ce que rien ne tombe des sacs et roule pendant le trajet jusque chez vous, et puis vous devez
rentrer alors qu’il y a encore plein de trafic, etc.

Vous avez tous déjà vécu ça, mais ça n’a pas encore été quelque chose qui appartient à votre routine,
jour après jour, semaine après semaine, mois après mois, année après année. Mais ce le sera. Et il y
aura d’autres horribles éléments de routine. Mais ce n’est pas ça l’important. L’important, c’est que
des petits riens frustrants, des petits détails de merde comme ceux-là sont précisément ceux qui
exigent d’être capable de choisir. Parce que les embouteillages, les allées pleine de gens et les longues
files pour payer me donnent du temps pour penser, et si je ne décide pas consciemment de ma
manière de penser et de ce sur quoi porter mon attention, je vais me mettre en colère et me sentir
mal à chaque fois que je dois faire mes courses, parce que mes paramètres par défaut dans des
situations comme celles-là portent vraiment sur moi, sur mon petit moi, sur ma faim, ma fatigue et
mon désir de rentrer à la maison, et je vais avoir l’impression que tout le monde est dans mon chemin –
et c’est qui de toute façon ce putain de monde-là ? Et puis regardez comment la plupart des gens
sont laids et comment ils ont l’air idiot, l’air de vaches, les yeux vidés et non humains, pendant qu’ils
font la file ? Ou remarquez à quel point le monde qui parle au téléphone dans la file est dérangeant,
et vous allez vous répéter combien cette situation est injuste, parce que vous vous dites : « J’ai
vraiment eu une grosse journée de travail, je suis affamé, brûlé et je ne peux même pas rentrer chez
moi en paix, manger et relaxer à cause du monde, à cause de toute cette gang de caves. » Ou encore,
si je suis un peu plus conscient socialement, je pourrais passer mon temps dans un embouteillage de
fin de journée à être en colère, à être dégoûté par tous ces gros VUS, tous les Hummers et les pick-
ups qui bloquent le chemin et gaspillent des litres d’essence, et je pourrais aussi nourrir mon
impatience en me disant que ceux qui mettent des autocollants patriotiques ou religieux sur leur
voiture sont aussi ceux qui parlent au téléphone en conduisant et qui coupent tout le monde
égoïstement rien que pour gagner quelques mètres dans la file, et je pourrais penser aux enfants de
nos enfants qui vont nous mépriser pour avoir été si gaspilleurs et égoïstes et pour avoir détruit
l’environnement, je pourrais penser à quel point nous sommes tous gâtés, égoïstes et dégueulasses, à
quel point tout ça c’est dégueulasse, etc. Écoutez, si je choisis de penser comme ça, okay : plein de gens
le font. Sauf que penser comme ça est trop facile et automatique ; ça n’a pas à être un choix. Penser
comme ça, c’est penser selon mes paramètres par défaut. C’est la manière inconsciente, automatique,
que j’ai d’éprouver la part d’ennui, de frustration et d’étouffement de ma vie d’adulte. Je fonctionne
avec une croyance inconsciente et automatique, celle voulant que je serais au centre du
monde et que mes besoins et mes sentiments immédiats devraient déterminer les priorités
du monde.

Bien sûr, il y a différentes façons de penser à toutes ces situations. Par exemple, dans mon
embouteillage, tous ces véhicules qui me bloquent la voie : il est possible que certains de ces
conducteurs de VUS aient déjà vécu de terribles accidents d’auto, de sorte que leur psychologue leur
recommande de soigner leur traumatisme en conduisant un VUS ou que le Hummer qui vient tout
juste de me couper soit conduit par le père d’un petit enfant qui est blessé ou malade et qui essaie
d’atteindre l’hopital le plus vite possible – ce qui fait qu’il est vraiment plus pressé que moi, et que
c’est plutôt moi qui suis dans son chemin. Je pourrais aussi choisir de me forcer à considérer la
possibilité que tout le monde dans la file au supermarché soit aussi tanné que moi, et que certains
d’entre eux mènent des vies plus pénibles que la mienne. Et ainsi de suite.

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Encore une fois, s’il vous plaît, ne pensez pas que je veux vous donner un conseil moral ou vous
moraliser, ne pensez pas que je vous dis que vous « devriez » penser comme ça ou que quelqu’un
s’attend à ce que vous le fassiez automatiquement et naturellement, parce que c’est difficile, ça prend
de la volonté et un réel effort mental – et puis si vous êtes comme moi, il y a des jour où vous serez
tout simplement incapables de le faire ou même des jours où vous ne voudrez juste rien savoir. Mais
la plupart du temps, si vous êtes assez allumé pour vous donner un choix, vous pouvez choisir de
voir les choses différemment, de voir autrement cette grosse femme trop maquillée, les yeux morts et
qui vient de crier à son enfant dans la file, aux caisses. Peut-être qu’elle vient de passer trois nuits en
ligne à tenir la main de son mari qui meurt du cancer ou peut-être que cette femme est une de ces
commis mal payés qui travaillent dans un bureau et qui a aidé, l’autre jour, votre femme à résoudre
un problème de paperasse cauchemardesque, dans un acte de bienveillance bureaucratique.
Évidemment, rien de tout ça n’est vraisemblable, sans être pour autant impossible – tout dépend de
ce que vous voulez considérer. Si vous êtes automatiquement sûr de savoir ce qu’est la réalité et qui
et quoi est important, si vous voulez fonctionner avec vos propres paramètres par défaut, alors, tout
comme moi, vous n’allez pas envisager des possibilités qui seraient sans but ou dérangeantes. Mais si
vous avez vraiment appris à penser, à porter attention, alors vous allez voir que vous avez d’autres
options. Il sera alors en votre pouvoir de faire l’expérience d’une situation du type « pleine de monde,
étouffement, enfer des clients », non seulement comme quelque chose qui peut porter du sens, mais
aussi comme quelque chose de sacré, brûlant du feu de cette force qui allume les étoiles – la
compassion, l’amour, l’imperceptible unité de toute chose. Ce n’est pas que ce délire mystique
soit nécessairement vrai : tout ce qui est vrai, vrai avec un v majuscule, c’est que c’est vous
qui décidez comment voir ça. Ça, selon moi, c’est la liberté que procure une véritable éducation, le
réel apprentissage d’une forme d’équilibre : vous arrivez à décider consciemment de ce qui a du sens
et de ce qui n’en a pas. Vous arrivez à décider ce que vous allez servir, ce en quoi vous allez croire.

Parce qu’il y a une autre chose qui est vraie. Dans les tranchées quotidiennes de la vie adulte,
l’athéisme n’existe pas. Ne pas servir quelque chose, ne croire en rien, ça n’existe pas. Tout le monde
croit en quelque chose, l’idolâtre. Le seul choix que nous avons est de choisir en quoi croire. Et la
meilleure raison de choisir une sorte de dieu ou une chose spirituelle en laquelle croire (que ce soit
Jésus ou Allah ou Mère-Nature ou un ensemble de règles éthiques), c’est que tout le reste, croire en
autre chose, c’est être dévoré vivant. Si vous croyez à l’argent et aux valeurs matérielles, s’il s’agit de
votre source de sens, alors vous n’en aurez jamais assez. Vous n’aurez jamais l’impression d’en avoir
assez. C’est la vérité. Si vous croyez en votre propre corps, en votre beauté et en votre sex-appeal,
vous allez toujours vous sentir laid, et quand la vieillesse va commencer à paraître, vous allez mourir
mille fois avant d’être vraiment mort. D’une part, nous savons déjà tout ça – ça a été codifié dans des
mythes, dans des proverbes, dans des clichés, des paraboles, etc. – c’est dans le squelette de toute
bonne histoire, de tous les bons romans, des bonnes séries télé. Ce qui est difficile, c’est de garder
cette vérité vivante dans la vie de tous les jours. Si vous croyez au pouvoir, vous allez vous sentir
faible, vous allez avoir peur, et vous allez avoir sans cesse besoin de plus de pouvoir pour éloigner la
peur. Si vous croyez en votre intellect, à avoir l’air intelligent, vous allez toujours vous sentir
imbécile, au fond, une imposture, toujours au bord d’être démasqué. Et ainsi de suite. Écoutez, ce
qui est insidieux dans toutes ces formes d’adoration, ce n’est pas qu’elles soient Satan ou maléfiques,
c’est qu’elles soient faites inconsciemment. Elles consistent en des paramètres par défaut. Elles
sont ce type de croyance et d’adoration dans lesquelles on se laisse glisser jour après jour,
dans lesquelles on devient de plus en plus sélectif et difficile quant à ce qu’on voit et quant à
la manière dont on évalue les choses sans jamais être pleinement conscient que c’est ce que
l’on fait. Et ce qu’on appelle la « vraie vie » ne va pas vous empêcher de fonctionner selon vos

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paramètres par défaut, parce que la « vraie vie » des hommes, de l’argent et du pouvoir se nourrit
parfaitement de la peur, du mépris, du manque, de la frustration et de l’adoration du moi.

Notre culture contemporaine a dominé ces forces d’une telle manière qu’elle a engendré une richesse,
un confort et une liberté individuelle extraordinaires. La liberté d’être les seigneurs d’un petit
royaume grand comme notre crâne, seuls au centre de la création. Cette sorte de liberté est très
attrayante. Évidemment, il y a plusieurs sortes de libertés, et celle qui est la plus précieuse, vous n’en
entendrez pas beaucoup parler dans le vaste monde de la compétition, de la victoire, de
l’accomplissement, du montrer et du paraître. La plus importante forme de liberté implique
l’attention et l’acuité, la discipline et l’effort, la capacité de vraiment s’intéresser aux autres et à se
sacrifier pour eux, sans cesse, en une multitude de petites façons qui ne sont pas toujours sexy, à
chaque jour. Ça, c’est la vraie liberté. Ça, c’est apprendre à penser. Quel est l’autre choix ? C’est
l’inconscience, les paramètres par défaut, la course de rats – le sentiment dévorant et constant d’avoir
eu et perdu quelque chose d’infini. Je sais que tout ça, ça n’a pas l’air vraiment le fun et drôle, ni
même inspirant comme le sont les grands discours de motivation. Ce que c’est, c’est la vérité, la
vérité avec un tas de bullshit rhétorique en moins. Évidemment, vous pouvez en penser ce que vous
voulez. Mais s’il vous plait, n’allez pas croire qu’il s’agit d’un discours moralisateur. Rien de tout ça ne
concerne la moralité, la religion, le dogme ou les grandes questions sur la vie après la mort. La vérité
avec un grand v concerne la vie avant la mort. Ce qui est important ici, c’est de savoir comment vivre
jusqu’à 30 ans, 50 ans, sans avoir envie de se tirer une balle dans la tête. Ce qui est important, c’est la
valeur d’une vraie éducation. Et ça n’a rien à voir avec les diplômes ou avec les études, mais tout à
voir avec la simple attention aux choses – le fait d’être conscient de ce qui est réel et essentiel, de ce
qui est tellement dissimulé par l’évidence que nous devons continuer de nous rappeler que, tout ça
autour, « c’est de l’eau ». « C’est de l’eau ». « Ces Inuits étaient peut-être plus que des Inuits. » Vous
n’imaginez pas à quel point c’est difficile de vivre consciemment, d’une manière adulte, jour après
jour. Ce qui donne alors du sens à un autre cliché : votre éducation est vraiment l’affaire d’une vie, et
ça commence maintenant. Je vous souhaite plus que de la chance.

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