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L’évolution psychiatrique xxx (xxxx) xxx–xxx

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et également disponible sur www.em-consulte.com

Article original

L’ouverture des services en psychiatrie : effets et


paradoxes夽
Open-Door Policy in Psychiatry: Effects and Paradoxes
Frédérique Lagier (Psychiatre, Cheffe de pôle psychiatrie
adulte) a,b, Victoria Isabel Fernández (Maîtresse de
Conférences, Psychologue clinicienne) a,c,∗,
Christian Védie (Psychiatre) a
a
Secteur 13G08, centre hospitalier Valvert, 78, boulevard des Libérateurs, 13391 Marseille cedex 11, France
b
ADES, UMR 7268, EFS, CNRS, Aix-Marseille Univ, hôpital adultes de la Timone, 264, rue Saint-Pierre,
13005 Marseille, France
c
LPCPP, UR 3278, Aix-Marseille Univ, 29, avenue Robert-Schuman, 13621 Aix-en-Provence cedex 1, France

i n f o a r t i c l e R é s u m é

Historique de l’article : Objectifs. – À partir d’une brève histoire de l’ouverture des ser-
Reçu le 14 décembre 2022 vices en psychiatrie et de l’expérience du travail dans un hôpital
Accepté le 23 mars 2023 ouvert depuis sa création en 1975, il s’agira de questionner les effets
concrets de l’ouverture dans ses dimensions éthiques, cliniques
Mots clés : et psychopathologiques afin de penser cette ouverture comme un
Psychiatrie
outil de soins à part entière.
Hôpital psychiatrique
Méthode. – Ce texte s’appuie sur des publications scientifiques au
Service ouvert
Psychopathologie
sujet de la politique des portes ouvertes en psychiatrie ainsi que
Espace sur l’expérience clinique dans un Centre hospitalier spécialisé du
Isolement Sud-Est de Marseille.

夽 Toute référence à cet article doit porter mention : Lagier F, Fernandez VI, Védie C. L’ouverture des services en psychiatrie :
effets et paradoxes. Evol Psychiatr 2023 ; 88(2) : pages (pour la version papier) ou URL [date de consultation] (pour la version
électronique).
∗ Auteur correspondant.
Adresse e-mail : victoria-isabel.fernandez@univ-amu.fr (V.I. Fernández).

https://doi.org/10.1016/j.evopsy.2023.03.008
0014-3855/© 2023 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

EVOPSY-1534; No. of Pages 11


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Résultats. – Maintenir tous les services d’un hôpital ouverts n’est pas
une décision du quotidien, si la question était posée au jour le jour,
nous aurions quotidiennement de bonnes raisons de fermer. Il s’agit
d’une position collective et c’est collectivement que nous portons
les risques de l’aller et venir librement de soignants et patients. Sans
doute faut-il sortir du risque zéro, idéal impossible et paralysant.
Discussion. – Plusieurs études comparant services ouverts et ser-
vices fermés concluent que les services psychiatriques ouverts ont
un moindre recours aux mesures coercitives. L’ouverture des portes
produit de façon très concrète des effets pour les patients et pour
les soignants, bien au-delà de la liberté de circulation ou de sa
restriction.
Conclusion. – La thérapie n’opère pas par la simple ouverture des
portes, mais l’ouverture des portes permet des modalités cliniques
et transférentielles inédites et discontinues grâce à la mise en cir-
culation (des idées, des personnes, etc.). Le travail actuel, mené à
l’hôpital pour le moindre recours et, à terme, la suppression des
chambres d’isolements, s’inscrit également dans cette dynamique.
L’existence de groupes de travail ouverts aux patients et aux soi-
gnants et la mise en circulation que ces lieux d’échange opèrent sont
déjà, en soi, une subversion des pratiques asilaires. Nous espérons
que cela permet une dynamique de soins renouvelée.
© 2023 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

a b s t r a c t

Keywords: Aims. – Via a brief history of Open-Door Policy (ODP) in psychia-


Psychiatry try, we discuss its implications and consequences in daily practice
Psychiatric Hospital (in ethical, clinical, and psychopathological terms). We think that
Open-door policy open-door policy in psychiatry is a tool of care in its own right.
Restraint
Method. – We conducted a literature review to analyze ODP in psy-
Psychopathology
chiatry in Europe and also made use of clinical experience in a
Space
psychiatric hospital in Marseille, France.
Results. – ODP in this hospital is not a daily decision; we would
otherwise have good reasons to close our doors every day. This
is a collective position and we bear the risks of the collective, free
coming and going of caregivers and patients. It requires us to get out
of the zero-risk policy mindset, which we consider an impossible
and paralyzing ideal.
Discussion. – Several studies comparing open- and closed-door
policy in psychiatry suggest that open-door services have less
recourse to coercive measures. The ODP produces concrete effects
for patients and caregivers, beyond the freedom of movement or
its restriction.
Conclusion. – ODP allows for new clinical and transferential moda-
lities due not only to the openness but also the renewal of patients’
fundamental rights to freedom. ODP maintains a better long-term
therapeutic collaboration between patients and caregivers.
© 2023 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

1. Introduction

Selon la « Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques » en 2008, seule-
ment 9 % des établissements en France accueillaient toujours en service ouvert les patients en SDT
(Soin à la Demande d’un Tiers) et SDRE (Soins à la Demande d’un Représentant d’État) ([1], p. 147). À

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partir de ces chiffres, il est possible de dire qu’à cette période, seulement 9 % des services de psychiatrie
publique en France étaient totalement ouverts.
Cela explique peut-être pourquoi la question de l’ouverture est peu abordée dans la littérature
française et ses conséquences sur les soins peu documentées. Mais la fermeture des services et ses
répercussions cliniques ne sont pas non plus réellement prises en compte dans la réflexion clinique et
dans son impact thérapeutique. Il est même possible de dire que cette question est un point aveugle
de la psychiatrie, alors même qu’elle semble, au contraire, intéresser au premier chef les usagers, leurs
familles et les instances de contrôle de la profession, comme en témoignent les rapports de différents
Contrôleur Général de Lieux de Privations de Liberté (CGLPL).
Exerçant dans un hôpital ouvert depuis sa création en 1975, nous interrogerons ici cette thématique
dans ses dimensions cliniques et psychopathologiques afin de penser cette ouverture comme un outil
de soins à part entière.
Nous interrogerons aussi l’espace le plus clos de cet hôpital ouvert, celui de la chambre d’isolement.

2. Les portes ouvertes dans l’histoire

La notion de service libre a fait son apparition à Fleury-les-Aubrais en 1909 [2], puis sous l’impulsion
d’Édouard Toulouse qui publie, en 1929, un article qui fera date en la matière « Les services ouverts
pour les malades mentaux » [3,4]. Par la suite, des circulaires vont définir et préciser l’organisation de
ces services au sein des établissements relevant de la loi de 1838 [5].
La circulaire Rucart, du 13 octobre 1937, relative à la réorganisation de l’assistance psychiatrique
dans le cadre départemental, propose la création de dispensaires d’hygiène mentale avec consultations
externes et l’organisation des services libres d’observation et de traitement. En 1938, une circulaire
promue par le même législateur règle les modèles des services des hôpitaux psychiatriques et inaugure
ce que Lucien Bonnafé appellera le désenclavage de l’asile ([6], p. 43). La circulaire qui donne naissance
à la psychiatrie de secteur, le 15 mars 1960, poursuit ce travail d’ouverture.
La question de services ouverts n’est pourtant clairement explicite que dans la loi du 27 juin 1990
(réformant la loi du 30 juin 1838). Le texte cite la « liberté d’aller et venir » des malades et distingue
deux modalités d’hospitalisation : libre et sans consentement. Pourtant, la grande majorité des services
restent fermés, et un rappel de cette volonté de libre circulation est alors fait dans la circulaire dite
Veil de juillet 1993.
Malgré les dernières préconisations de l’OMS visant à améliorer la prise en compte de droits de
l’Homme dans les structures de santé mentale, notamment le droit d’exercer sa capacité juridique et
le droit à la liberté et à la sécurité de la personne1 , on observe encore une grande hétérogénéité dans
les lois des différents pays et dans leurs applications. La législation européenne s’oriente, quant à elle,
de plus en plus vers les services ouverts et le moindre recours aux mesures de privation de libertés. Ce
mouvement rejoint ainsi un débat qui anime la psychiatrie depuis des nombreuses années au sujet
des rapports entre « pathologie » et « liberté » [7].

3. Un hôpital ouvert

Nous travaillons au Centre Hospitalier Valvert à Marseille, hôpital ayant quatre secteurs de psychia-
trie adulte. L’hôpital dispose de quatre pavillons d’entrée de 24 lits avec deux chambres d’isolement,
un pavillon de psychiatrie de la personne âgée de 21 lits, un pavillon d’accueil de la crise (notam-
ment suicidaire) de huit lits, un pavillon de soins de réhabilitation de 16 lits, couplé à un hôpital
de semaine de neuf lits. Seuls les quatre pavillons d’entrée ont des chambres d’isolement. Ces huit
chambres d’isolement sont les seuls lieux fermés de l’hôpital. Tous les pavillons sont ouverts et le
restent, quels que soient les circonstances et les patients accueillis. Dans l’hôpital, la contention phy-
sique est interdite [8]. C’est dans cette logique d’ouverture que la communauté soignante se mobilise

1
Dans la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées (Convention on the Rights of Persons with
Disabilities, CRPD) (https://www.un.org/development/desa/disabilities/convention-on-the-rights-of-persons-with-disabilities.
html). Cette convention, ratifiée par la France, constitue, en termes de droits de l’Homme, la base pour les normes qui doivent
être respectées et protégées dans les structures.

3
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depuis quelques temps pour un moindre recours à l’isolement en vue de diminuer, puis de supprimer
les chambres d’isolement. Ce projet est inscrit dans le projet d’établissement, il est soutenu par les
associations des familles des usagers et globalement aussi par ces derniers.

4. Une porte doit être ouverte ou fermée

Maintenir tous les services ouverts n’est pas une décision du quotidien ; si la question était posée
au jour le jour, nous aurions quotidiennement de bonnes raisons de fermer. Il s’agit d’une position
collective et collégiale à partir de laquelle la clinique se manifeste et se réfléchit. L’ouverture est au
seuil et aux fondations des services, c’est « ce qui ne change pas », et ce, pourquoi « nous faisons avec ».
Une sorte de point zéro avec son lot d’effets cliniques et relationnels, qu’il nous faut soutenir et c’est
collectivement que nous portons les risques de l’aller et venir librement de soignants et patients. À
ce sujet, Jefferson, troisième président des États-Unis, disait : « que de chagrins ont été causés par la
menace de malheurs qui ne se sont jamais produits ». Sans doute faut-il sortir du risque zéro, idéal
impossible et paralysant.
Comme dans la courte pièce d’Alfred de Musset, Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, présentée
pour la première fois à Paris en 1848 [9], c’est l’ouverture ou la fermeture d’une porte qui crée des
événements en cascade chez les protagonistes, ici pas de demi-mesure.
Dans cette comédie où il est question d’amour courtois, la Marquise reçoit la visite du Comte chez
elle le jour où elle reçoit, c’est-à-dire, le seul jour de la semaine où sa porte est ouverte aux visites.
Elle exprime son insatisfaction à fonctionner de la sorte, mais cela la soulage de se sentir protégée
de l’extérieur. Elle dit que : « [. . .] dès qu’on reçoit, on reçoit tout Paris ; et tout Paris, au temps où
nous sommes, c’est bien réellement Paris tout entier, ville et faubourgs. Quand on est chez soi, on est
dans la rue. Il fallait bien trouver un remède ; de là vient que chacun a son jour ». Alors, coincés dans
un univers clos mais « protégé », les effets de l’enfermement sur les protagonistes sont notables : la
Marquise devient méfiante du Comte, Comte qui à son tour se demande s’il est venu la voir uniquement
parce que la porte était ouverte ce jour. Il se demandera même s’il ne fait qu’entrer là « machinalement,
sans réfléchir à ce qu’[il] vient faire ». La Marquise lui avoue qu’elle s’ennuie aussi en lui rétorquant :
« il me semble que mon ennui me vient moins de l’air du dehors, tout froid qu’il est, que de celui que
les autres respirent. C’est peut-être que nous vieillissons. Je commence à avoir trente ans, et je perds le
talent de vivre ». L’enfermement dans sa demeure, tout consenti qu’il soit chez la protagoniste ne fait
qu’accentuer la rupture avec le monde extérieur la rendant inapte à sa rencontre, lui faisant perdre
« le talent » de vivre avec les autres.
Il en est (presque) de même dans les services de psychiatrie. Si l’ouverture des portes fait partie de
la structure même du service, on observera de façon très concrète des effets pour les patients et pour
les soignants, bien au-delà de la liberté de circulation ou de sa restriction. L’ouverture des portes fait
partie du dispositif qui structure le soin à l’hôpital. Cette modalité d’exercice à elle seule entraîne des
effets que nous avons identifiés et que nous pouvons appeler « effet structure ».
De la même manière, le seul fait de disposer de chambres d’isolement influe sur le travail des
soignants et sur la clinique observée chez les patients. En réalité, c’est toute la dynamique du fonc-
tionnement de l’unité de soins qui est impactée.
Pour les soignants, c’est leur capacité contenante, pourtant presque inhérente à leur fonction, qui
semble parfois se déplacer vers la chambre d’isolement. Cela oriente inévitablement la relation de
soins du côté de l’autorité et de la sanction, au détriment de la dimension de soutien et d’alliance.
Les indications de mise en isolement (ou les sorties) sont des sujets inépuisables de clivage dans les
équipes.
Mais nous avons aussi observé cet « effet structure » sur les patients, certains en cours
d’hospitalisation « demandent » la chambre d’isolement. Nous nous interrogeons alors : qu’avons-nous
créé avec nos outils ? N’avons-nous pas brouillé les codes ? Certes, chaque situation est singulière et
le message à entendre derrière cette « demande » n’est jamais le même, mais il s’inscrit dans une très
large gamme relationnelle qui va de la réaction de défiance, à la demande d’une attention particulière,
jusqu’à la mise en échec de la relation, voire au défi. Et, bien sûr, cette « demande » s’accompagnera
fatalement d’une symptomatologie en adéquation.

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L’effet structure n’est pas non plus à négliger pour les autres patients de l’unité, inquiets et per-
plexes dans ces situations, souvent pris entre des sentiments de compassion, d’hostilité ou de parfaite
incompréhension. Même si la parole des patients au sujet du vécu de ce temps d’enfermement est de
plus en plus entendue, il reste encore des progrès à faire en termes de travail de co-construction, entre
soignants et patients, d’une psychiatrie plus humaine.
Nous reviennent ici les mots de Niki de Saint Phalle sur les murs de l’exposition qui lui est consacrée,
en 2014, au Grand Palais : « je tire sur les serrures dans les asiles psychiatriques qui ferment à clé les
fous »2 .

5. Illustration historique de cette controverse ouverture-fermeture

En 1848, Parchappe, grand inspecteur des services administratifs qui a beaucoup contribué à la
réflexion sur l’architecture des hôpitaux psychiatriques, menace de fermeture l’asile de Leyme, dans
le Lot, fondé en 1835, tant les conditions de vie y étaient détestables. Devant la menace de trouver
son hôpital fermé, le directeur de l’époque, M. Cabrianat, fait rebâtir l’asile en moins de dix ans sur les
conseils de Parchappe.
Dans un article publié dans les Annales Médico-Psychologiques, en 1863, Bonnefous [11], alors méde-
cin dans le Lot à l’hôpital de Leyme, décrit élogieusement le fonctionnement de l’établissement rebâti
qui prône des valeurs de liberté « généralement absolue » et le travail au grand air. Le travail repose sur
deux principes : l’interdiction de travailler pour ceux qui ne le souhaitent pas (avec un effet paradoxal
bien connu des systémiciens) et la liberté des temps de repos dans la journée. « Très peu de patients
restent dans les bâtiments par mesure de prudence. La privation de liberté par réclusion au quartier
est généralement courte, de même que l’usage de la camisole, toujours pour quelques heures et au
grand air ». Et Bonnefous rajoute : « là mes yeux sont blessés par l’aspect d’une camisole pour laquelle
j’ai confessé faiblesse arriérée ». Il poursuit : « nous avons réalisé, avec nos conditions différentes et
plus favorables, ce que vous dites irréalisable dans un asile ordinaire ». Plus la restriction de la liberté
est brève, plus rapide est la résolution des crises. « C’est le violent, ou plus exactement le violenté, qui
est durable. Nous avons peu à craindre des inconvénients de l’excessive liberté. ».
Il répond ici à une critique de Jules Falret, autre aliéniste réputé qui quatre ans plus tôt dans la même
revue, s’interroge sur le fonctionnement de la colonie agricole de Clermont de l’Oise (une maison de
santé qui accueille 1200 malades). Bonnefous conclut son article en s’adressant à Falret, notamment
dans son article très critique d’une colonie dans le Gheel [12] : « Venez, ce que vous cherchez est ici ».
Falret prendra au mot Bonnefous, visitera l’asile de Leyme, confirmera tous les dires de ce dernier,
mais la critique sera terrible [13] : « Ne retombons pas, sous prétexte de liberté illimitée laissée aux
aliénés, dans l’état d’abandon, de laisser-aller et de vagabondages où se trouvaient ces malades dans
les anciens asiles ». Pour Leyme, il affirme que « l’expérience demeure que dans des circonstances de
liberté exceptionnelles, réputées dangereuses, il ne survient pas plus d’accident que dans les asiles
autrement organisés ». Mais il conclut quand même par un pamphlet contre la liberté absolue et
abusive que l’on doit toujours condamner.
À la suite de cette joute oratoire et littéraire dans les Annales Médico-Psychologiques, l’asile de Leyme
se refermera, la mixité sera abolie et, pour cent ans, les conditions d’existence des patients seront pour
le moins restrictives sur le plan des libertés et bien sûr des droits.
Prendre le risque de la liberté implique aussi d’en supporter les effets. Pour Falret, ils étaient assi-
milés au « laisser-aller » et au « vagabondage ». Il y remédiera d’ailleurs par la fermeture de ces mêmes
lieux en rebâtissant « des cellules étriquées ». Qui cherchons-nous à protéger et de quoi en agissant
sur la liberté d’aller et venir d’autrui ?
Bien sûr, un hôpital ouvert expose au risque de sorties sans autorisation et nous ne tenterons pas
ici d’en minimiser la fréquence. Dans un service ouvert, cela fait partie du quotidien, il faudra souvent
quelques épisodes transgressifs pour que le patient accepte les termes du contrat d’une hospitalisation

2
Selon les mots de l’artiste : « J’ai commencé à peindre chez les fous, à l’âge de vingt-deux ans, atteinte de dépression
nerveuse. J’y ai découvert l’univers sombre de la folie et sa guérison, j’y ai appris à traduire en peinture mes sentiments, les
peurs, la violence, l’espoir et la joie. » [10].

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sans consentement. Mais, comme le dit Daumézon, si le médecin peut combattre la maladie, seule la
société peut combattre l’aliénation [14].

6. Effets directs de l’ouverture

La libre circulation des patients et des personnels a de nombreux avantages. Dans le lieu de soins,
« l’ambiance » est sensiblement différente avec diminution de l’effet « cocotte-minute ». La continuité
des contacts entre extérieur et intérieur est respectée, normalisant les échanges et luttant contre la
ségrégation, la stigmatisation et la mise à l’écart des patients souffrant de troubles psychiques. Cela
crée une dynamique relationnelle où le personnel n’a plus à ouvrir-fermer la porte, gain réel de temps
de travail et retour à une réelle fonction soignante.
Plusieurs études comparant services ouverts et services fermés concluent que les services psychia-
triques ouverts ont un moindre recours aux mesures coercitives [15–18]. Bien que la systématisation
des résultats s’avère difficile à cause de la définition assez « vague » de ce qu’un service entend par
« portes ouvertes » (Open Door Policy) et la manière dont cela se concrétise dans la pratique. Ainsi, les
études randomisées sont extrêmement difficiles dans ce domaine et les résultats peu comparables.
Néanmoins, la dimension « symbolique », attribuée par les soignants aux portes [19], est repérée
comme ayant des effets directs sur la clinique, spécialement dans les lieux de soins aigus en psychia-
trie. Ainsi, plus l’idée de l’enfermement est ancrée comme étant « thérapeutique », même pendant des
périodes courtes, plus les soignants soutenant cet acte devront s’inscrire dans un mouvement relation-
nel de « contrôle », véhiculant postures directives et coercitives [20]. La question de la thérapeutique
est rapidement opposée à celle l’enfermement [21].

7. Effets paradoxaux du rapport à l’espace dans la psychopathologie

Un point de paradoxe s’installe avec la question des services ouverts en psychiatre, celui d’un glis-
sement sémantique du vocabulaire de la contenance qui peut aller jusqu’à la contention, l’isolement
ou l’enfermement, comme de moyens dits thérapeutiques afin de contenir les débordements lors des
moments aigus. Cette question est d’autant plus présente dans des lieux d’accueil et de traitement de
la crise en psychiatrie, des moments qui peuvent être associés à l’agitation, l’excitation et le refus du
soin. Dans cette perspective glissante, la contrainte (et notamment celle d’enfermer) peut s’inviter au
débat comme ayant une valeur « symbolique ». Il est pourtant paradoxal de constater, en parallèle de
ce glissement, que l’enfermement n’est pas, en soi, un outil thérapeutique. Cela est communément
admis par la psychiatrie dite classique depuis les années d’après-guerre, et même avant si l’on tient
compte de l’intervention d’Édouard Toulouse dès 1922. Ce paradoxe traverse l’histoire de la psychiatrie
française, animée par des mouvements successifs, et parfois concomitants, d’ouverture et de ferme-
ture. L’attention accrue à l’espace institutionnel a marqué ce processus, lui donnant à la fois le statut
de lieux d’asile (d’accueil) et de lieux asilaire (ségrégatif).
Dans son Petit discours aux psychiatres de Sainte Anne, en 1967, Lacan met en lien cet enfermement
avec le penchant « humanitaire » et « charitable » de la psychiatrie en pointant : « Il y a un monsieur qui
s’appelle Michel Foucault et qui a écrit l’Histoire de la folie ; [. . .] il démontre magnifiquement la muta-
tion essentielle, qui résulte du moment où ces fous – avec lesquels, enfin, on en avait agi jusque-là, mon
Dieu, comme on avait pu. . . en fonction de toutes sortes de registres et principalement les registres du
Sacré – tous ces fous ont été traités de la façon qu’on appelle humanitaire, à savoir : enfermés » [22].
Ne sont donc pas à confondre une psychiatrie plus humaine et une psychiatrie humanitaire3 , cette
dernière ayant des attraits de paternalisme et de bienfaisance.
Plusieurs points nous intéressent dans cette conférence de Lacan et notamment l’articulation entre
le savoir psychiatrique et l’institution des asiles (les rendant solidaires l’un de l’autre, il est difficile
d’imaginer un savoir psychiatrique au-delà des conditions de sa naissance) et entre le savoir psychia-
trique et l’ordre public. Une invitation est faite aux jeunes médecins auxquels cette conférence est

3
Il n’est pas fait référence ici à l’exercice de la psychiatre en temps de guerre ou de catastrophes, telle qu’elle a pu être
développée à partir des années 90 (Moro M.-R. & Lebovici S., 1995).

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adressée : celle d’analyser leurs théories pour penser la rencontre avec le fou, rencontre foncièrement
angoissante selon les mots de l’auteur. Ainsi, les théories sont décrites en termes de « barrières pro-
tectrices » contre cette rencontre angoissante où une distinction mérite d’être faite entre le fait de « se
sentir concerné » par la rencontre avec le fou (cela peut être rapproché à ce que nous avons nommé
une psychiatrie humaine) et un « élan généreux » vers le fou, Lacan souligne d’ailleurs que le fou ne
le demande pas. La liberté de la folie est ainsi logée à l’endroit de cette non-demande ; or, c’est sur
cette béance que pourrait se trouver la racine de la bienfaisance d’une psychiatrie dite ici humanitaire.
Mais, dira Lacan, « la position du psychiatre [. . .] ce n’est pas toute simple [. . .] ce qui fait barrière,
c’est à savoir que le psychiatre est intégré comme tel à un certain rapport hiérarchique, qu’il le veuille
ou pas, il est en position d’autorité [. . .] ». Les « barrières protectrices » des théories peuvent servir
pour voiler la question de ce qu’il appelle « rapport hiérarchique » des figures d’autorité. Il est donc
question d’analyser les mouvements, même théoriques les plus pointus, qui peuvent se mettre au
service de la cause qu’ils combattent : l’aliénation. Pour cela, Lacan parle de son « p’tit fil », celui qu’il
a tiré justement pour théoriser la rencontre, celui de « l’inconscient est structuré comme un langage »
[22]. Notre p’tit fil à nous qui, sans doute, cherche moins à comprendre les patients que nos aînés, c’est
la liberté. Il n’est qu’à reprendre l’opuscule si controversé à l’époque d’Albert Londres, en 1925, Chez
les fous [23], pour constater les effets délétères de l’entassement concentrationnaire. Le passage sur
l’asile de Toulouse où sévit Maurice Dide nous montre bien les effets de la liberté sur les patients, y
compris sur les patients réputés dangereux comme les érotomanes. La formule de Lacan : « quand des
formules fonctionnent [. . .] on finit par s’en servir » [22], qu’il met en parallèle avec le choc intuitif de
la vérité, peut s’appliquer pour nous à la nécessité d’une prise en charge en milieu ouvert, malgré, et
nous allions dire, à cause des risques que cela suppose. C’est dans la même ligne qu’en 1970, Edmée
et Philippe Koechlin, deux psychiatres français fortement investis dans l’ouverture des services, sont
invités à passer un an à Montréal, à l’Hôpital Saint Jean de Dieu, afin de travailler à l’ouverture d’un ser-
vice de femmes, des malades dites « dangereuses ». Cette expérience est transcrite dans leur ouvrage
Corridor sécurité, publié pour la première fois en France en 1974 [24]. La thèse est forte, ils proposent
une manière radicalement différente de penser le soin dans le service le plus répressif de l’hôpital ; le
relationnel prend le pas sur le matériel et la contenance et la sécurité (assurées par les fermetures de
portes, les attaches et les lits scellés) reposent désormais sur d’autres modalités que celles du pouvoir.
Le service « de sécurité » est composé de chambres fermées à clé, traversées par un large corridor
fermé également. Ils se proposent d’abord d’observer, mais l’ouverture du service s’impose comme la
condition du travail. Précisément, les effets antithérapeutiques et aliénants de la fermeture des portes
ne sauraient être perçus sans une ouverture, l’équipe n’ayant pas d’autre point de repère. Seulement
quelques jours après l’ouverture totale du service, ils écrivent : « il n’y a plus aucune contrainte, ni le
jour ni la nuit, et les portes sont ouvertes [. . .] et aucun véritable passage à l’acte » [24]. Les psychiatres
se trouvent pourtant devant des résistances institutionnelles importantes même si « aucun soignant
ne pouvait élever d’objection de principe lorsqu’[ils montraient] que ces malades réputées les plus
dangereuses de l’hôpital pouvaient se passer de contention physique » après avoir ouvert les portes de
leur salle [24]. Ils soutiennent leur travail clinique d’orientation psychanalytique dans un séminaire
« ouvert » à tous les soignants de l’hôpital pour tenter d’analyser ce qui, dans la relation intra-asilaire,
risquait d’aggraver les maladies et les effets iatrogènes des modalités d’hospitalisation et des espaces
de soin.
C’est dans la même période que Roger Gentis publie Les murs de l’asile [25], une critique du monde
asilaire en tant qu’espace clos où règne « silence, routine, immobilité ». La question de l’enfermement
est articulée à nouveau ici à celle de l’exercice du pouvoir.
Mais, au-delà de la question du contrôle social, question brûlante s’il en est pour la psychiatrie
depuis sa naissance, est-il possible de penser la fermeture autrement ? Comment penser l’articulation
entre l’espace de soin et l’espace qui soigne ou, tout du moins, qui n’empêche pas le soin ? Est-il pour
autant possible de dire que l’ouverture serait déjà, en soi, thérapeutique ?

7.1. Dynamique des espaces de soin

La question de l’espace, sa dynamique et ses liens avec la psychopathologie, a souvent été mise en
avant ces dernières années au travers de la notion d’habiter. Prenant appui sur le texte de Heidegger

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« Bâtir, habiter, penser » [26] se développe l’idée que le logement ne doit pas uniquement répondre
à des exigences de confort matériel, mais doit permettre à l’être d’habiter un lieu, c’est-à-dire ouvrir
l’espace d’un monde habitable. Dans un service de soins en psychiatrie, il ne s’agira pas tant de définir
un espace « habitable » qu’un espace d’accueil pour la folie, même dans ses moments les plus aigus.
Les repères spatiaux peuvent alors brouiller les pistes et mener à une confusion entre quelque chose
qui ferait « défaut » dans le symbolique4 et la croyance selon laquelle cela se verrait « arrêté » par
la réalité matérielle de l’enfermement. Comme si le déferlement des significations lors de moments
aigus s’arrêtait à la rencontre d’un mur. Est-ce vraiment d’un point d’arrêt dans la réalité dont il s’agit ?
Si les moments de crise et de ruptures dévoilent une certaine discontinuité dans les frontières du
moi [28], comment les accueillir autrement que par la logique de l’arrêt ?
La tentative d’accueillir ces moments de discontinuité par une hétérogénéité des points d’appui
répond à un avertissement freudien, celui de ne pas croire « à des frontières tranchées, telles qu’elles
ont été tracées artificiellement en géographie politique », et Freud poursuit : « nous ne pouvons faire
droit à la spécificité du psychique par des contours linéaires comme dans le dessin ou dans la peinture
primitive, mais plutôt par des champs de couleurs qui se fondent comme chez les peintres modernes »
([29], p. 162). Il est possible de dire alors que la folie ne fait que dévoiler que les frontières du moi ne
sont pas définies par les limites de la spatialité, qu’elles subvertissent le rapport classique à l’espace.
D’ailleurs, Freud définit le moi « pas seulement [comme] un être de surface, mais lui-même [est] la
projection d’une surface » ([30], p. 270). Le terme projection ne traduit pas ici la projection ou la
création d’un espace par le sujet (qui s’y projette), mais plutôt le contraire, le sujet est à la fois surface
et projection. Il est produit par l’espace (de la parole dirait-on avec Lacan). Mais au-delà de l’étendue de
l’appareil psychique, Freud souligne aussi que le moi nécessite un « point d’appui pour séparer un [. . .]
extérieur d’un [. . .] intérieur » ([29], p. 167). Ainsi, il fait des excitations pulsionnelles une frontière,
celles contre lesquelles le corps ne peut rien sont « le signe caractéristique d’un monde intérieur »,
tandis que les autres signent le monde extérieur. Le moi est un moi-corporel, dira Freud, et le corps
est ici le point d’appui. Le trajet pulsionnel dessine donc une cartographie du corps, une surface qui
donne consistance à un espace du sujet dans le monde mais aussi à un espace pour le monde dans le
sujet.
Gisela Pankow va s’appuyer sur cette approche freudienne pour penser le corps comme le « modèle
structural de l’espace » [31]. Dans les moments de crises psychotiques, cet espace-corps est dissocié,
morcelé, persécutant ; alors, Pankow proposera d’introduire une dialectique dans le monde frag-
menté de la crise psychotique, là où l’angoisse psychotique participe à « la destruction des processus
de symbolisation » ([31], p. 117–122). La dialectique s’opère donc entre le corps morcelé et une hété-
rogénéité des points d’appui. La proposition n’est pas d’introduire un point d’arrêt à la fragmentation,
mais de permettre, dans la relation transférentielle, de trouver un point d’appui pour que s’opère une
dialectique luttant contre la destruction des processus de symbolisation.
Lors des hospitalisations, il est souvent attendu de la prise en charge qu’elle puisse arrêter la crise.
Attente qui fait écho à une demande sociale forte, nous sommes souvent dans cette injonction équi-
voque entre le soin singulier et la régulation sociale. Que faut-il alors arrêter ? Pour qui ? L’institution
ne peut-elle pas accueillir le chaos de la folie sans viser à la neutraliser (objectif tout aussi illusoire que
discutable) ? De quoi cette crisophobie [32] est-elle le symptôme ? L’expérience de l’hôpital ouvert fait
le pari de l’accueil des ruptures dans la diversité et l’ouverture des espaces. Un travail de tissage devient
alors possible grâce à l’articulation des passages choisis par chaque patient, l’« espace polyphonique
multi-référentiel » cher à la psychothérapie institutionnelle.
Il est clair que la thérapie n’opère pas par la simple ouverture des portes, mais l’ouverture des
portes permet des modalités transférentielles inédites et discontinues grâce à la mise circulation (des
idées, des personnes, etc.). Pour cela, il est nécessaire de penser en équipe de quelle manière cette
discontinuité des espaces contribue à la continuité d’existence chez certains patients, de se demander
de quelle manière cette discontinuité des adresses transférentielles permettra une variété des « points

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Un défaut symbolique dans le champ des psychoses qui conduirait à un certain déferlement des significations, Lacan
l’explicite lors du Séminaire III : « La notion de Verwerfung indique qu’il doit y avoir déjà préalablement quelque chose qui
manque dans la relation au signifiant dans la première introduction aux signifiants fondamentaux » [27]

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d’appui » au moi en déroute, pour retrouver ou reconstruire les frontières entre l’intérieur et l’extérieur,
c’est-à-dire des liens plus sûrs avec les autres et avec le monde. C’est le trajet même de l’identification
projective kleinienne [33] qui est ici assuré dans une mise en circulation suffisante, jusqu’à ce que le
sujet s’y retrouve. En effet, Melanie Klein souligne la nécessite des allers-retours suffisamment satis-
faisants (sécurisants, stables) afin que le moi supporte sa propre instabilité. Elle ne propose pas une
rigidification progressive, mais un regain de souplesse dans les frontières du moi, là où l’angoisse
psychotique cristallise et fige les dynamiques. Un espace susceptible de soutenir des dynamiques
vivantes entre l’extérieur et l’intérieur est un microcosme thérapeutique, tel que Daumézon et Koechlin
l’entendent dans l’article qu’introduit pour la première fois la notion de « psychothérapie institution-
nelle ». Ils écrivent : « le service est un microcosme ; pour que ce microcosme soit thérapeutique, il
doit donner à chaque malade la possibilité d’abord d’investir des conflits. C’est dire que, dans la variété
de ses aspects, il doit fournir aux niveaux les plus bas comme les plus élevés de l’évolution, dans les
formes sociales les plus simples comme les plus complexes, des occasions prégnantes d’identification
et de transfert » [34].
Donner la possibilité d’investir des conflits à partir des relations transférentielles hétérogènes est
une manière de lutter contre l’homogène et l’asilaire, une manière de « greffer de l’ouvert ». Encore
faut-il que le groupe accepte de ne pas être uniquement une communauté soignante homogène, mais
autorise les singularités et se risque à cette dimension thérapeutique et si subversive du « microcosme
de conflits ».

7.2. Le moindre recours à la chambre d’isolement au CH Valvert

Le travail actuel, mené à l’hôpital pour le moindre recours et, à terme, la suppression des chambres
d’isolement, s’inscrit également dans cette dynamique du discontinu. Il est indéniable que l’isolement
produit parfois des effets thérapeutiques, mais ils ne sont nullement en lien avec l’enfermement qui,
lui, en tant que tel, ne l’est pas.
Recourir de moins en moins aux espaces fermés et s’autoriser à ne plus le faire impliquent de
repenser complètement notre rapport à la clinique et à la rencontre, même dans un service ouvert.
Non pas que la clinique ait changé, mais nos outils pour la penser se retrouvent transformés quand nous
ne comptons plus les chambres d’isolement dans le calcul transférentiel. Cela implique de se déplacer,
se décaler, réinvestir d’autres espaces et, nous avons récemment remarqué, réintroduire l’en-dehors
du pavillon (le parc de l’hôpital) et réinvestir l’espace du corps (une sorte de réinvestissement du
dehors et du dedans à des échelles différentes).
Cela implique surtout de repenser toute l’organisation du travail et de l’accueil à l’hôpital : la
nécessité d’être plus nombreux et surtout mieux formés, d’avoir plus de temps cliniques et de s’appuyer
davantage sur l’expérience des patients.
Le projet d’une réflexion collective sur « le moindre recours » à la chambre d’isolement nous a
conduits à ouvrir quatre groupes de travail à l’hôpital depuis janvier 2022. Deux groupes de « débat »,
l’un ouvert aux soignants et aux patients, et l’autre uniquement au personnel de l’hôpital, et deux
groupes de « recherche », l’un concernant les alternatives et l’autre la formation. Une première demi-
journée d’étude, ouverte aux patients et soignants, consacrée à la restitution du travail des groupes,
s’est tenue à l’hôpital en novembre 2022. Les débats ont été riches et assez représentatifs des posi-
tions hétérogènes des soignants et patients. Globalement, la chambre d’isolement est vécue pour
tous comme un moment extrêmement difficile, traumatique et parfois déshumanisant, mais ayant,
pour certains patients, des effets bénéfiques ; notamment en lien avec l’isolement du groupe et
l’établissement d’une relation (vécue comme) privilégiée et plus intime avec les soignants. Il est néces-
saire de dire que le fait d’en parler a produit déjà des effets. À ces débats couplés aux dernières lois se
sont corrélées une diminution du nombre de passages en chambre d’isolement ainsi qu’une diminu-
tion du temps. Penser la clinique collectivement produit des effets et nous rappelle que « la clinique »
n’existe pas en elle-même, la place des soignants contribue à sa construction et, dans ce sens, nos
outils, aussi, la conditionnent. Nous ne sommes pas extérieurs à la clinique qu’on traite. Ces effets du
moindre recours à la chambre d’isolement sont loin d’être stables et définitifs, mais ils sont concrets
et quotidiens. La tâche consistera alors à continuer ces groupes de travail afin de construire ensemble

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(soignants et patients) d’autres moyens de soutenir et de sécuriser ces moments de crise, sans qu’ils
soient nécessairement subordonnés aux espaces fermés.
L’existence de groupes de travail, ouverts aux patients et aux soignants, et la mise en circulation que
ces lieux d’échange opèrent sont déjà, en soi, une subversion des pratiques asilaires. Nous espérons
que ce mouvement en crée d’autres et que cela donne le ton à une dynamique de soins renouvelée.
Nous revenons alors à l’article fondateur de Daumézon et Koechlin qui remarquent, au sujet du travail
institutionnel, qu’« il convient de bien savoir que, même dans le cas de réussite, seule une minorité
[de soignants] sera réellement et profondément atteinte ; mais si cette minorité est suffisamment
agissante pour donner le ton, si elle est suffisamment ouverte pour accueillir les éléments nouveaux
susceptibles de s’agréger à elle, la partie peut être considérée comme gagnée. Alors l’hôpital peut être
réellement une occasion d’abréaction utile pour les conflits du malade » [34].

8. Conclusion : ce qui coince dans la porte

Les modifications récentes des lois encadrant l’isolement et la contention ont permis une diminu-
tion significative du recours à ces pratiques dans les services de psychiatrie ; malgré les difficultés
parfois « ubuesques » de leur application [35].
Bien sûr, elles sont symptomatiques de la confusion entre la politique, le juridique et l’administratif.
Nous savons que de nombreux obstacles existent pour que ceux qui n’en ont pas l’expérience puissent
penser les services ouverts et pour qu’aucun « vent mauvais » ne vienne refermer les portes qui ont
pu s’ouvrir.
Un obstacle souvent mis en avant est le maintien de l’« internement administratif ». Les hôpitaux
accueillent des patients ayant commis des actes délictueux après que leur responsabilité pénale ait
été écartée en application de l’article 122 du code pénal. Cela pose alors le problème du statut du
soignant et du patient. Le psychiatre est mis en position d’auxiliaire de justice, la psychiatrie sert alors
de caution scientifique à un principe juridique et perd, de ce fait, sa spécificité médicale. Pour ce type de
patient qui sera, dans la plupart des cas, hospitalisé pour de très longs séjours dans des services fermés,
cette irresponsabilisation pose aussi la question des fugues hypermédiatisées. Rappelons-nous ici le
cas de l’hôpital Gérard Marchant à Toulouse, situation qui a entraîné la fermeture des unités. Il reste à
espérer que loin des feux de l’actualité, elles ont pu revenir à leur fonctionnement ad integrum. Il faut
une minute pour fermer les portes d’un service, mais combien d’années pour les ouvrir ? Faudra-t-il
fermer d’autres lieux pour ouvrir l’intégralité des services ?
Pauline de Beaumont, amie de Châteaubriant, disait « Je tousse moins, mais je crois que c’est pour
mourir sans bruit ». Espérons que le malaise grandissant et permanent de la psychiatrie n’entraîne pas
sa mort bruyante.

Déclaration de liens d’intérêts

Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts.

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