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vendredi

17.04.20
Analyse

Les villes dans la


pandémie
Par Richard Sennett

Alors que le confinement se prolonge, il convient de


rester attentif aux restrictions des libertés et aux
conséquences de l’isolement social. Il nous faut
craindre l’opportunité que la pandémie offre aux
pouvoirs en place, refuser le spectacle de panique mis
en scène par les médias, trouver des moyens pour
lutter contre le fossé qui se creuse entre classe
moyenne protégée et classe ouvrière exposée,
explorer les différentes formes de diversité capables
de concilier ville verte et ville saine, et utiliser les
nouvelles technologies pour affirmer, au sein de la
ville, le pouvoir de la communauté.

Dans Homo Sacer, le philosophe italien Agamben parle de


la répression qui surgit lorsqu’un état d’exception est
instauré. La vie des personnes se trouve réduite à un
minimum biologique, comme dans les camps de
concentration nazis. Mais cette réduction peut persister
une fois les conditions exceptionnelles passées. Le
sociologue Alain Touraine a montré, il y a déjà longtemps,
comment la situation en temps de guerre avait légitimé la
réglementation étatique de la vie des gens, et ce bien
après la fin de la deuxième guerre mondiale. Les
structures du pouvoir exploitent les crises, les utilisent
pour légitimer un contrôle élargi.

La panique permet d’exploiter une crise. Dans les pays


riches, rares sont les jeunes qui, de nos jours, connaissent
la discipline militaire, qui n’a d’autre but que de faire en
sorte que les soldats, sous le feu, gardent la maîtrise
d’eux-mêmes ; paniquer sur le champ de bataille, c’est la
mort garantie ou presque. Or les médias, ivres de panique,
nous présentent ces extrêmes que sont la maladie et la
mort comme un destin inévitable. Lorsqu’une bonne
nouvelle surgit – la diminution de la maladie en Chine, par
exemple – la place que lui consacrent les médias est bien
moindre que celle accordée à, disons, la comparaison de la
pandémie du Covid-19 à la peste noire du XIVe siècle.
C’est absurde, mais la comparaison excite. C’est ainsi que
le pouvoir des médias sert l’État dans son projet de
normalisation. Je ne minimise pas du tout la pandémie
actuelle, je dis simplement qu’il faut y répondre sans
paniquer, et qu’elle constitue une « bonne occasion », à
défaut d’une formule plus adéquate, d’exploitation.
Voilà la perspective à laquelle les villes sont confrontées
aujourd’hui : les mesures prises pour contrôler les centres
urbains survivront à la pandémie ; les règles qui,
notamment, régissent l’espace public, dictent la distance
sociale et dispersent les foules persisteront même après
que nous ayons trouvé les moyens médicaux de vaincre la
maladie. Nous disposons d’un précédent historique récent.
Après le 11-Septembre, la réglementation régissant les
rassemblements publics, le contrôle de l’accès aux
bâtiments et les spécificités de construction d’édifices à
l’épreuve des bombes est restée inscrite dans les textes
légiférant ces domaines. La « distanciation sociale »,
nécessaire dans l’immédiat, menace de devenir une norme
imposée par les pouvoirs publics même après que les
gens, grâce à un vaccin efficace, n’ont plus de raison
impérieuse de craindre la proximité des autres.

Cette situation nous oblige ainsi à réfléchir aux problèmes


auxquels la ville devra faire face après la pandémie. Le
premier de ces problèmes est l’isolement social, sinistre
cousin de la distanciation sociale. La pandémie – en
particulier en Europe – a fait prendre conscience du
problème posé par la gestion d’un grand nombre de
personnes âgées vivant seules. À Londres, d’où j’écris, 40
% des personnes âgées vivent seules ; à Paris, 68 %. Elles
connaissent déjà une distanciation sociale et la solitude
n’a rien de bon pour leur santé physique ou mentale. Les
gouvernements, à mon avis, sont incapables de voter des
lois permettant de surmonter la solitude que crée la
distanciation sociale imposée. Il s’agit plutôt d’un défi
pour la société civile urbaine, un défi pour lequel nous
allons avoir besoin de nouveaux concepts en matière de
communauté.

Envisager l’adéquation ville saine/ville verte nous


oblige à repenser radicalement la densité.

La pandémie met également les urbanistes au défi de


repenser l’architecture de la densité. La densité est la
raison d’être des villes ; la concentration des activités
dans une ville stimule l’activité économique (ce qu’on
appelle « l’effet d’agglomération ») ; la concentration des
personnes est un bon principe écologique pour faire face
au changement climatique, en ce qu’elle permet
d’économiser des ressources d’infrastructure. Et c’est une
bonne chose socialement, les gens étant, dans une ville
dense et diversifiée, exposés à d’autres groupes que ceux
auxquels ils appartiennent.

Cependant, pour prévenir ou inhiber de futures


pandémies, il est possible que nous ayons besoin de
trouver de nouvelles configurations de densité, qui
permettraient aux gens de communiquer, de voir leurs
voisins, de participer à la vie urbaine même lorsqu’ils
doivent, temporairement, se tenir à distance les uns des
autres. Cela fait longtemps que les urbanistes chinois ont
inventé une telle forme flexible : la petite cour intérieure
au sein des shikumen. Les architectes et les urbanistes
doivent trouver son équivalent contemporain.
Les moyens de transport posent un problème plus difficile
à résoudre dans le contexte de la densité. Les transports
publics présentent l’avantage de regrouper massivement
et efficacement des passagers, mais ce n’est pas là une
forme de densification saine. Ainsi, les urbanistes de Paris
et de Bogota explorent ce que l’on appelle les « villes à 15
minutes », dans lesquelles les gens peuvent se rendre à
pied ou à vélo dans des petits pôles d’activités denses,
plutôt que de se déplacer mécaniquement vers quelques
grands centres de la ville. Mais il faudrait une révolution
économique pour y parvenir — en particulier dans les
villes en voie de développement où, comme à Bogota, les
usines se trouvent loin des barrios et bidonvilles où vivent
les travailleurs.

Voilà qui met en évidence un problème criant : comment


concilier ville saine et ville verte ? Il existe des points de
rencontre évidents à petite échelle, par exemple la mise
en place de moyens pour que les plus démunis n’aient plus
à brûler leurs ordures et cessent ainsi de contribuer à la
pollution. Cependant, envisager l’adéquation ville
saine/ville verte nous oblige à repenser radicalement la
densité.

La pandémie révèle en outre l’étendue des inégalités


sociales. Le travail que les gens peuvent faire depuis chez
eux est en grande partie un travail de classe moyenne : le
ramassage des ordures, la plomberie ou d’autres emplois
tertiaires tout aussi manuels ne peuvent se faire en ligne.
Si la pandémie actuelle laisse une trace durable dans le
monde du travail, je crains que celle-ci ne soit le
creusement de l’écart entre travail manuel et travail
intellectuel, et une classe ouvrière encore davantage
exposée à des conditions de travail potentiellement
insalubres.

Mais il est également possible que la pandémie soit


l’occasion d’humaniser l’utilisation des hautes
technologies dans les villes. Jusqu’à présent, les modèles
de « ville intelligente », mis en place il y a une génération,
ont été axés sur la réglementation et le contrôle — l’État
en ligne. Or cette pandémie a permis l’apparition
d’excellents programmes et protocoles capables de créer
de la communauté. Je suis particulièrement impressionné
à Londres par le nombre de réseaux de soins mutuels qui
se développent dans des communautés comme la mienne
qui, bien que diverse, n’en était pas vraiment une jusqu’à
présent.

Pour résumer, il nous faut craindre l’opportunité que la


pandémie offre aux pouvoirs en place, refuser le spectacle
de panique mis en scène par les médias, trouver des
moyens pour lutter contre le fossé qui sans cesse se
creuse entre une classe moyenne protégée et une classe
ouvrière exposée, explorer les différentes formes de
diversité capables de concilier ville verte et ville saine, et
utiliser les nouvelles technologies pour affirmer, au sein
de la ville, le pouvoir de la communauté.
Traduit de l’anglais par Hélène Borraz

Richard Sennett
Sociologue, Professeur à la New York University et à la London School of
Economics, fondateur de Theatrum Mundi

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