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© L’Harmattan, 2009
5-7, rue de l’Ecole polytechnique ; 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr

ISBN : 978-2-296-11935-2
EAN : 9782296119352
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Dans la nuit du samedi 21 au dimanche 22 novembre2, plusieurs


unités navales battant pavillon portugais (probablement six bateaux de
guerre et péniches de débarquement3) pénètrent dans les eaux
territoriales guinéennes et approchent de la côte en face de Conakry.
Des centaines de commandos4 en tenue militaire et munis de brassards
verts5 débarquent en plusieurs vagues à bord de petites barques sur les
plages de la capitale et se dirigent vers des objectifs clairement
désignés (au nombre de 53) et attribués au préalable à chacun des
groupes : le camp Boiro (où croupissent encore, parmi nombre
d'autres détenus, des prisonniers plus illustres, tels le colonel Kaman

1
C'est Sékou Touré lui-même qui a qualifié cette période de : "la période sombre de notre
histoire".
2
Plusieurs publications officielles guinéennes, y compris certains des Livres blancs publiés à
propos du débarquement manqué qualifié d'agression, et de ses conséquences, relatent que ces
événements ont démarré le "samedi" 22 novembre 1970 vers 2 heures du matin, et que les
populations ont entendu à ce moment-là des coups de feu (Introduction à l'ouvrage
"L'agression portugaise contre la République de Guinée"; Imprimerie Patrice Lumumba,
Conakry, mars 1971, 634 pages). Mais dans son premier appel à la nation, diffusé le 22
novembre 1970 à 9 heures du matin, s'adressant au Peuple de Guinée, précise bien : "Tu es,
depuis 2 heures du matin, ce dimanche 22 courant, victime d'une agression...."
3
Leurs noms seront connus ultérieurement lors de l'enquête de la mission de l'ONU :
Bombarda, Montante, Hydra, Dragon, Orion, Cassiopea
4
Il y avait environ 230 militaires portugais (originaires de Guinée-Bissau) et 150 Africains, la
plupart d'entre eux opposants guinéens, mais aussi quelques sénégalais). Les officiers
portugais blancs étaient restés à bord, et le général de Spinola, commandant en chef des
troupes en Guinée-Bissau et qui avait reçu de Lisbonne l'ordre de préparer et d'exécuter
l'opération, était resté à Bissau après avoir vu partir l'expédition.
5
Apparemment un signe distinctif connu de complices en Guinée, qui devraient porter des
brassards de même couleur.
Diaby, rescapé du "complot des militaires" de l'année précédente, ou
l'ambassadeur auprès de l'ONU Achkar Marof), le quartier général du
PAIGC où est installé l'état-major du mouvement de libération de la
Guinée-Bissau, les camps militaires Samory et Alpha Yaya, l'aéroport,
la centrale électrique, la poste, le bâtiment de la radiodiffusion
nationale, le siège des principaux ministères, ainsi que le palais
présidentiel (le Palais en ville, et sa résidence de banlieue, la villa
Belle-Vue).
Pour les Portugais et leurs unités largement formées d'originaires
de la Guinée-Bissau, l'objectif prioritaire était de libérer des militaires
fait prisonniers par des groupes du PAIGC et emprisonnés à Conakry,
le second objectif était d'anéantir ou de frapper durement l'état-major
du PAIGC, installé dans des bâtiments du quartier de Belle-Vue, pas
très éloignés de la côte.
Pour les opposants guinéens qui étaient venus avec les forces
portugaises (et grâce à elles), ainsi qu'éventuellement pour les services
secrets français ou occidentaux qui seront ultérieurement mis en
cause, l'objectif était de libérer certains détenus politiques emprison-
nés au camp Boiro, mais plus encore de frapper et si possible de
renverser le régime : idéalement se saisir de Sékou Touré lui-même,
d'un certain nombre de dignitaires du Parti ou du gouvernement, et
occuper des centres du pouvoir pour pouvoir lancer une proclamation
et annoncer la formation d'un nouveau gouvernement.
Le moment de cette opération n'a pas été choisi par hasard. Et ce
n'est pas, comme Sékou Touré le croit ou fait semblant de le croire, et
ainsi qu'il le dit à plusieurs reprises dans ses proclamations, parce que
le 22 novembre est l'anniversaire du général de Gaulle (décédé deux
semaines auparavant, le 9 novembre) et que cette opération aurait été
montée - par les Portugais ? - pour lui rendre un hommage posthume !
En fait, une dizaine de dates différentes avaient été envisagées,
l'opération avait déjà été retardée à plusieurs reprises, et c'est
finalement une conjonction d'éléments favorables qui avaient permis
de la déclencher cette nuit-là : une nuit sans lune, une forte marée
haute permettant aux navires d'approcher plus près de la côte, une
brume intense les protégeant longtemps des regards des veilleurs, un
week-end coïncidant avec la fin du Ramadan (période où les
Musulmans pratiquants sont généralement un peu las en raison des
jeûnes), alors que de nombreux responsables civils et militaires étaient

8
en train de célébrer cette fête en famille et ne faisaient certainement
pas preuve de grande vigilance ; les habitants de la capitale, y compris
les militants, les miliciens, les policiers, étaient eux aussi en pleine
célébration et leur mobilisation n'a certainement été ni facile ni rapide.
Pourtant, assez vite, la population s'est rendu compte qu'il se
passait quelque chose d'anormal, d'autant que des fusillades ont
rapidement éclaté, que des obus ont été tirés depuis les navires qui
avaient jeté l'ancre non loin du rivage, et que des avions survolaient la
capitale (ce qui ne se produisait pratiquement jamais de nuit). Les
autorités ont été alertées, des unités de l'armée, de la police et de la
milice populaire ont commencé à circuler en ville en cherchant à
localiser les assaillants, et les échanges de coups de feu se sont
intensifiés. Il y eut assez vite des morts des deux côtés, ainsi que des
blessés. Parmi les morts, un ressortissant de la République fédérale
d'Allemagne, le Comte Ulf von Tiesenhausen, un aristocrate issu
d'une illustre famille ayant des liens avec la Saxe et les pays baltes,
directeur de l'entreprise ouest-allemande Fritz Werner, membre
influent de la communauté des Européens de la capitale, tué alors qu'il
rentrait chez lui après une soirée avec des amis et en les reconduisant
dans leur maison de La Minière, selon lui, mais, selon les mises en
cause ultérieures de la RFA dans l'agression, en allant montrer le
chemin à des groupes d'assaillants.
L'objectif recherché par les Portugais a été assez rapidement
atteint, et plusieurs militaires portugais ou originaires de Guinée-
Bissau retenus prisonniers ont été repérés et libérés ; certains officiers
portugais blancs avaient d'ailleurs été transférés peu avant le
débarquement depuis la prison de Mamou vers Conakry. Les militants
du PAIGC en revanche ne s'étaient pas laissé surprendre dans leur
état-major du quartier de La Minière, pratiquement vide, et surtout, le
leader du mouvement, Amilcar Cabral, était en visite en Roumanie et
donc absent de Guinée, à la grande déception des responsables
portugais, qui détruiront sa maison6. De multiples bâtiments ont été
démolis ou endommagés. A l'aube ou dès les premières heures de la
matinée du dimanche, les forces portugaises étaient en fait prêtes à

6
Bien que des doutes subsistent sur les circonstances exactes de sa mort, l'implication de
Lisbonne est très probable dans l'assassinat à Conakry d'Amilcar Cabral deux ans plus tard, en
janvier 1973 (voir chapitre 70).

9
rembarquer. Si elles ne l'ont pas fait, c'est sans nul doute à la demande
des opposants guinéens venus avec eux, et qui étaient bien loin de
parvenir à leurs fins.
Sans doute avaient-ils libéré un certain nombre de détenus du
Camp Boiro (dont l'ambassadeur Achkar Marof), et y avaient-ils
enfermé quelques uns des (rares) responsables civils ou militaires sur
lesquels ils avaient pu mettre la main. Contrairement à ce qu'affirmera
quelques jours plus tard une lettre ouverte adressée par le RGE
(Rassemblement des Guinéens en Europe) au Secrétaire général de
l'ONU, le général Lansana Diané, qui aurait été dénoncé par des
prisonniers libérés "exigeant qu'il soit fusillé, ce qui fut fait sur le
champ", a pu échapper aux assaillants. Mais par suite d'une
préparation insuffisante ou d'une négligence incroyable, ils se sont
dirigés vers un bâtiment de la radiodiffusion qui n'était plus en service
depuis plusieurs semaines déjà, et ils ont donc été dans l'incapacité de
diffuser leurs communiqués.
Pour ce qui est de la personne de Sékou Touré lui-même, les
versions divergent. Selon certains, averti très vite de la tentative de
débarquement, il se serait caché dans une maison amie, peut-être celle
de la mère du directeur général de la sécurité présidentielle, Guy
Guichard ; selon d'autres, il se serait dissimulé dans la case Belle-Vue,
résidence présidentielle secondaire mais plus moderne ; selon d'autres,
il serait réfugié dans la villa du consul soviétique ; selon d'autres
encore, le général Noumandian Keita, chef d'état-major de l'armée et
une délégation d'officiers seraient venus au Palais lui rendre compte,
demander des instructions ainsi que l'autorisation de se faire ouvrir les
réserves de munitions, et Sékou Touré aurait cru qu'ils venaient pour
l'arrêter ; il les aurait alors suppliés de le tuer plutôt que de le livrer à
la foule. En fait, il n'y a semble-t-il aucun témoignage crédible sur ce
qui s'est passé au Palais cette nuit là.
Ce qui est certain, en tous cas, c'est qu'à 9 heures du matin, Sékou
Touré lit à la radio une proclamation intitulée : "PREMIER APPEL A
LA NATION" (mais on ne sait où l'enregistrement a été effectué).

"PEUPLE DE GUINÉE
Tu es, depuis 2 heures du matin, ce dimanche 22 courant, victime
dans ta capitale Conakry, d'une agression de la part des forces

10
impérialistes. Des bateaux de guerre étrangers stationnent dans tes
eaux territoriales, après avoir permis le débarquement des
mercenaires européens et africains.
Cette agression s'inscrit dans le cadre du plan de reconquête des
pays révolutionnaires d'Afrique par des puissances étrangères. Le
colonialisme portugais sert de tête de pont dans cette agression.
Le Peuple de Guinée se défend et se défendra jusqu'au dernier
survivant.
Les Peuples africains dignes de la liberté, défendront à nos côtés
la dignité et la souveraineté de notre continent. Les Peuples
progressistes du monde défendront notre cause inséparable de leurs
propres intérêts et de leurs propres droits à vivre dans la liberté et
dans la dignité.
Prêt pour la Révolution ! Vive la Révolution !
Ahmed Sékou Touré"

Dans la matinée, Sékou Touré convoque René Polgar, le


représentant résident du Programme des Nations Unies pour le
Développement (il est de nationalité française), qui parvient en dépit
de la situation à se rendre au Palais présidentiel, où Sékou lui remet la
copie du texte du message qu'il vient d'envoyer à U Thant, le
Secrétaire général de l'ONU, par l'entremise d'Abdoulaye Touré7, le
représentant permanent de la Guinée auprès des Nations Unies à New
York. Polgar8, dont la résidence est proche de la mer, a lui-même été
témoin visuel du débarquement et tiendra à le faire savoir au
Secrétaire général par un câble personnel, qu'il fait passer par le canal
du chiffre de l'ambassade des États-Unis (alors située près du port),
puisque les communications téléphoniques et télégraphiques interna-

7
Le docteur Abdoulaye Touré, qui sera plus tard ministre (notamment des affaires
étrangères), a succédé en 1970 à Achkar Marof, qui a été arrêté l'année précédente, et qu'U
Thant, qui le connaissait et l'appréciait, n'a pas réussi à faire libérer lorsqu'il est passé à
Conakry en début d'année. U Thant n'était donc sans doute pas très bien disposé vis-à-vis de
Sékou Touré.
8
René Polgar est représentant résident du Programme des Nations Unies pour le
Développement (PNUD) en Guinée depuis le printemps 1970. Il vient de Guinée équatoriale,
où il a coordonné depuis la mi-69 l'aide onusienne au régime de Macias Nguema. Il n'aura
guère le temps de se faire apprécier en Guinée, car il sera expulsé (comme ressortissant
français) dès que la France sera mise en cause dans cette crise, au début de 1971.

11
tionales, déjà difficiles en temps normal la semaine, sont impossibles
le week-end, les opératrices des PTT n'étant pas en service ces jours-
là.9
Voici le texte adressé à U Thant par Sékou Touré :

"Gouvernement de la République de Guinée informe Secrétaire


Général Nations Unies que territoire national a été l'objet d'une
agression armée des forces portugaises déclenchée ce matin vers 2
heures. Navires violant nos eaux territoriales ont effectué débarque-
ment en plusieurs points Conakry capitale République Guinée
commandos mercenaires, et perpétré lâches bombardements plusieurs
points de la ville. Grâce réaction instantanée Armée Nationale et
population cette attaque perfide a été contenue. Toutefois gouverne-
ment guinéen victime dans ses droits sacrés d'État souverain membre
des Nations Unies, demande intervention immédiate troupes
aéroportées Nations Unies en vue réduire en coopération avec notre
Armée nationale, les derniers postes occupés par mercenaires
portugais, et chasser bateaux agresseurs stationnés dans nos eaux
territoriales. Gouvernement guinéen est convaincu que l'ONU saura
répondre sans délai à son appel afin de mettre un terme à une
agression armée inqualifiable foulant aux pieds respect, souveraineté
et intégrité territoriales, principes fondamentaux Charte Nations
Unies. De toute évidence Nations Unies ne sauraient rester
indifférentes devant cette violation caractérisée sécurité et paix
internationales. Haute considération.
Ahmed Sékou Touré, Président de la République de Guinée"

Et voici le texte envoyé par René Polgar :

REPRÉSENTANT RÉSIDENT ONU CONAKRY A


SECRÉTAIRE GÉNÉRAL U THANT NEW YORK : "A la requête
du Gouvernement, ai honneur confirmer que depuis 2 heures matin
(heure locale) Conakry a été envahie par des forces étrangères
considérées par Gouvernement comme portugaises. Ai vu

9
Il est quand même probable que le ministre des PTT a fait mettre en place une permanence
téléphonique et télégraphique dès la nuit de samedi à dimanche.

12
personnellement 4 bateaux débarquement. Conakry également survolé
par avions de chasse. Forte concentration près ma propre résidence.
Impossible me déplacer. Ne peux donner nouvelles personnel Nations
Unies. En conséquence situation sérieuse demande votre considé-
ration personnelle. Ce message relayé par Ambassade USA Conakry.
Polgar, Représentant Résident."

Le dimanche matin, en même temps qu'il envoyait sa requête à U


Thant, Sékou Touré adressait un message à tous les chefs d'État
africains, ainsi qu'à certains autres leaders dans le monde.
A midi, trois heures après son premier message radiodiffusé,
Sékou Touré lançait un deuxième appel à la nation :

"PEUPLE DE GUINÉE,
Comme nous l'avons annoncé tout à l'heure, l'agression continue
dans la capitale guinéenne. Des bateaux étrangers stationnent encore
dans nos eaux territoriales. Des centaines et des centaines de
mercenaires européens, de nombreuses nationalités, sont dans la ville.
Nombreux de ces mercenaires sont entre les mains de nos forces
révolutionnaires, mais la bataille continue. C'est pourquoi nous
faisons appel à tous les patriotes, aux travailleurs, aux femmes, aux
jeunes, aux militants en uniforme, enfin à tous ceux qui incarnent une
parcelle de la dignité nationale et de l'intérêt historique africain pour
que, armes en main, dans le courage, dans l'unité et la confiance,
l'ennemi soit écrasé, définitivement écrasé.
Nous savons que la victoire est de notre côté, nous qui défendons
notre patrie, nous qui défendons notre pays ; nous savons que de par
le monde, les forces réactionnaires sont en train d'hypothéquer sur
l'avenir d'une Guinée placée dans le carcan du néo-colonialisme. Les
ennemis de l'Afrique se trompent. Ils se tromperont toujours. La
Guinée ne sera jamais dans le carcan du néo-colonialisme, encore
moins dans celui d'une colonisation directe. La Guinée se défendra
jusqu'à la dernière goutte. Comme le 28 Septembre 1958, comme un
seul homme, la Guinée fera entendre la voix de l'Afrique, celle qui est
consciente des misères, humiliations, exploitations et oppressions que
les autres lui ont fait subir, et qui est décidée à relever le défi,
prouvant ainsi à la face du monde qu'aucun Peuple n'est supérieur à

13
un autre Peuple, que tous les Peuples sont capables, que tous les
Peuples peuvent exercer souverainement leur droit à la vie. En tout
cas, la Guinée, à l'avant-garde de ce combat, assumera ses
responsabilités, toutes ses responsabilités militantes.
Camarades du PDG, militants en uniforme et sans uniforme,
partout faites état de vigilance, de fermeté révolutionnaires. Surveillez
autour de vous les complices éventuels de l'impérialisme, pour les
déceler et les écraser en même temps que les mercenaires venus dans
les bateaux étrangers, car la réaction intérieure fait corps avec la
réaction extérieure.
Membres du corps diplomatique, vous qui suivez le drame que
nous vivons, nous savons que vous ne pouvez être que du côté du
Peuple de Guinée, et c'est pourquoi, faisant appel à tous, de quelque
nationalité que ce soit, épris de justice et de dignité, nous sommes
sûrs que le front uni des défenseurs de la Guinée sera victorieux du
front uni des forces réactionnaires internationales, qui se servent du
drapeau du colonialisme portugais pour agresser la République
Indépendante de Guinée.
Peuple d'Afrique, la cause que nous défendons est la tienne, tu le
sais bien. Et si des gouvernements africains se taisent devant cette
agression, si des partis et des syndicats africains se taisent devant
cette insulte à notre continent, nous savons que tous les Peuples
africains sont de notre côté, désapprouvent l'agression et utiliseront
les moyens mis à leur disposition pour que l'honneur de l'Afrique soit
toujours sauvé.
Prêt pour la Révolution ! L'impérialisme à bas ! Le colonialisme à
bas ! Le néo-colonialisme à bas ! Vive la Révolution !
Ahmed Sékou Touré
22 Novembre 1970 à 12 h."

L'ONU réagit très vite ; l'ambassadeur Abdoulaye Touré a


immédiatement transmis au Secrétaire général U Thant le courrier de
Sékou Touré et a, par une lettre adressée au président du Conseil de
sécurité pour le mois de novembre, l'ambassadeur de Syrie, demandé
une réunion urgente du Conseil, qui compte cette année-là deux
membres africains, le Burundi et la Sierra Leone. En tout état de
cause, l'ONU ne dispose pas de "forces aéroportées" comme Sékou

14
Touré en demande, et le Secrétaire général ne peut envoyer de forces
de maintien de la paix qu'avec l'accord du Conseil de sécurité. U
Thant et Abdoulaye Touré ont donc eu la bonne réaction, qui
consistait en tout état de cause à passer par le Conseil de sécurité, dont
Sékou Touré n'avait pas parlé dans son télégramme.
Dès le lendemain, U Thant répond au câble de Sékou Touré :

"Excellence, j'ai l'honneur de vous transmettre le texte de la


Résolution 289 adoptée le 22 novembre 197010 par le Conseil de
Sécurité à sa 1558ème séance.
Le Conseil de Sécurité, ayant entendu la déclaration faite par le
représentant permanent de la République de Guinée, ayant enregistré
la requête formulée par le Président de la République de Guinée,
1) Exige la cessation immédiate de l'attaque armée contre la
République de Guinée.
2) Exige le retrait immédiat de toutes les forces armées
extérieures et des mercenaires, ainsi que du matériel militaire utilisé
dans l'attaque armée contre le territoire de la République de Guinée
3) Décide de dépêcher une mission spéciale en République de
Guinée en vue de faire un rapport immédiat sur la situation
4) Décide que cette mission spéciale sera constituée après
consultation entre le Président du Conseil de Sécurité et le Secrétaire
général
5) Décide de demeurer saisi de la question.
Haute considération.
U Thant, Secrétaire général des Nations Unies."

Dans la nuit et dès les petites heures de la matinée, des groupes de


militants "se sont armés de fusils, de coupe-coupe, de sabres, de
flèches empoisonnées, voire de pilons ou de tout autre moyen de
défense" (l'énumération est de Sékou Touré lui-même, dans son

10
Les documents officiels de l'ONU donnent en fait la date de l'adoption de la résolution
comme celle du 23 novembre. U Thant ne précise pas non plus que cette résolution a été
adoptée à l'unanimité, et donc avec la voix de la France, représentée à New York par Jacques
Kosciusko-Morizet, lequel avait été reçu par Sékou Touré le 2 mai 1963, en tant qu'envoyé du
Fonds spécial des Nations Unies.

15
discours du 18 janvier 1971) et se sont joints aux forces de l'armée
populaire, de la gendarmerie, de la police, de la milice, cependant que
certaines unités stationnées dans les régions étaient acheminées vers la
capitale. La situation s'est progressivement stabilisée dans le courant
de la journée de dimanche, mais l'atmosphère reste très tendue.
Désormais, et pour plusieurs mois, Sékou Touré n'apparaîtra plus
qu'en uniforme, se présentera par priorité comme Responsable
Suprême de la Révolution, Commandant en chef des Forces Armées
Populaires et Révolutionnaires, et, par réaction anti-occidentale, son
nom sera pendant plusieurs mois orthographié Seku Turé.
Diverses publications officielles feront au cours des semaines qui
suivent une description des événements de la nuit du 22 novembre.

"Profitant de la brume nocturne, ces envoyés de Satan ont voulu,


par l'effet de surprise, égorger un Peuple pacifique dont le seul péché
est d'avoir redonné à l'homme africain toutes ses qualités d'homme.
C'est ainsi que ces chiens en armes se sont momentanément emparés
des camps Boiro et Samory, ont saccagé la demeure des hôtes de
marque de la république, dont celle de Cabral, au camp des
nationalistes de la Guinée-Bissao. Ils ont également débarqué au
camp Alpha Yaya, à l'énergie, à la radiodiffusion, à la Présidence de
la République et autres points stratégiques de la capitale qu'ils ont
tenté en vain de prendre. Ils ont particulièrement visé la case de
Belle-Vue en vue d'attenter à la vie du Président Ahmed Sékou Touré.
Comme ces vandales ignorent tout de la Guinée, de l'Afrique
révolutionnaire! Car en débarquant sur nos côtes et nos frontières, ils
n'ont rencontré que des Sékou Touré, puisqu'en réalité, il y en a
quatre millions."11

Un peu plus tard, Robert Lambotte, envoyé spécial du quotidien


communiste "L'Humanité", est l'un des rares journalistes à penser que
les assaillants avaient le sentiment d'avoir au moins partiellement
réussi leur coup.

11
"L'agression portugaise contre la République de Guinée", Livre blanc, Conakry, Imprimerie
Nationale Patrice Lumumba, mars 1971, p. 191

16
"Les agresseurs se sont rendus maîtres de plusieurs points
stratégiques. Ils ont pu notamment pénétrer au ministère de la défense
et dans le principal camp militaire de la ville, où ils ont massacré
dans des conditions assez horribles tous les officiers qu'ils ont pu
capturer. Ils ont également investi la prison où étaient détenus des
prisonniers politiques. Au début de la matinée, les éléments portugais
blancs ont rembarqué, persuadés que les exilés guinéens, aidés par
les troupes noires de Guinée portugaise, allaient réussir et proclamer
au cours de l'après-midi, la formation d'un nouveau gouvernement. Ils
étaient certains que le président Sékou Touré avait été tué..."12

Dès le lendemain de l'agression, pour reprendre en mains une


capitale traumatisée (le reste du pays est resté relativement calme,
mais il y a eu dans les jours qui ont suivi le 22 novembre des
incursions de diversion portugaises depuis la Guinée-Bissau), le
Bureau Politique National a décidé de constituer une sorte d'état-major
de crise, le Haut-Commandement.

"Décision du Bureau Politique National


A la suite de l'agression impérialo-portugaise du 22 novembre
1970 et devant la nécessité d'organiser avec rigueur la mobilisation
du Peuple et la défense de la Patrie, le BPN décide : les différents
organismes chargés des opérations dans le cadre de la défense de la
Révolution sont réorganisés de la façon suivante :
Haut-Commandement
La direction générale des opérations est confiée à un Haut-
Commandement qui comprend :
1. Ahmed Sekou Touré, Responsable Suprême de la Révolution,
Commandant en chef des Forces Armées Populaires et Révolution-
naires
2. El-Hadj Saifoulaye Diallo, membre du Bureau Politique
National
3. Lansana Béavogui, membre du Bureau Politique National
4. N'Famara Keita, membre du Bureau Politique National

12
"L'Humanité", 29 janvier 1971

17
5. Ismaël Touré, membre du Bureau Politique National
6. Mamadi Keita, membre du Bureau Politique National (en
permanence à Labé)
7. Sékou Chérif, ministre-délégué pour la Guinée-Maritime
8. Saïdou Kéita, ambassadeur de la RG à Bonn13
9. Fily Cissoko, chef du Protocole de la Présidence
10. Ibrahima Camara, secrétaire général par intérim du Comité
National des Jeunes".

Les 26 et 27 novembre se produisent encore quelques attaques de


diversion sur la frontière entre la Guinée et la Guinée-Bissau,
notamment dans la région de Koundara. Sékou Touré gardera
longtemps le souvenir des mercenaires qui tentèrent alors d'envahir le
pays. Bien plus tard, il préconise le développement de cultures le long
des frontières du pays : "Tout mercenaire qui tentera de passer
trouvera son tombeau dans le sillon que nous aurons creusé pour la
tomate. Nous l'enterrerons et il nous servira d'engrais."14

Dans les jours qui suivent, chefs d'État ou leaders politiques,


dirigeants de partis ou de mouvements progressistes, envoient à Sékou
Touré des messages de soutien. En Afrique, seuls Hastings Banda,
président du Malawi, et les dirigeants de l'Afrique du Sud, n'en ont pas
envoyé. Le président Senghor demande l'ajournement de l'exercice
militaire franco-sénégalais "Tropique", prévu pour le 5 décembre
1970 dans des zones frontalières de la Guinée, ce que Paris accepte
sans hésiter. Un peu plus tard, Ismaël Touré viendra demander à
Senghor l'extradition de plusieurs dizaines de Guinéens opposants
notoires, parmi lesquels le syndicaliste David Soumah ; ce que le
président sénégalais refusera15. Quelques mois plus tard, il y aura
d'ailleurs une nouvelle crise dans les relations entre Conakry et Dakar.

13
Ce Haut Commandement a évidemment été créé avant la rupture des relations
diplomatiques avec la République fédérale d'Allemagne. Saïdou (ou Seydou) Keita, par
ailleurs ambassadeur de Guinée pour la plupart des pays d'Europe occidentale, sera en 1976
nommé ambassadeur à Paris.
14
le 23 décembre 1973, au cours de la conférence économique nationale réunie à Conakry.
15
Au contraire de Senghor, le président de la Gambie Jawara, livre en décembre à Conakry
38 opposants guinéens réclamés par Sékou Touré.

18
L'auteur n'a pas connaissance de messages officiels de soutien ou
de sympathie de Paris16, de Bonn ou de Londres, mais il y en a un du
président des États-Unis, Richard Nixon17.
Les 24 et 25 novembre se tient à Conakry, en présence de Sékou
Touré, un conseil des ministres (ordinaire) de l'OERS (Organisation
des États Riverains du fleuve Sénégal), dont les autres partenaires,
Sénégal, Mauritanie et Mali, tiennent à marquer leur solidarité avec la
Guinée, qui en est également membre. Karim Gaye, ministre
sénégalais des affaires étrangères, et Daniel Cabou, ministre
sénégalais du développement et président en exercice de l'OERS,
viennent à Conakry avec un message personnel de Senghor. Dans son
intervention, Sékou Touré stigmatise les médias occidentaux, et
notamment la BBC, pour avoir affirmé qu'il pouvait y avoir des
dissensions entre Conakry, Dakar et Abidjan à propos de l'agression,
que le conseil des ministres condamne.
C'est également le 25 novembre qu'arrive à Conakry la mission du
Conseil de sécurité. Elle est composée des ambassadeurs représentants
permanents auprès de l'ONU du Népal (Padam Bahadur Khatri), de la
Zambie (Vernon Johnson Mwanga), de la Colombie (Augusto
Espinosa), de la Finlande (Max Jakobson) et de la Pologne (Eugeniusz
Kulaga). Il sont accompagnés de quelques fonctionnaires du
secrétariat, dirigés par M. Debrito, un Brésilien, chef de la section
d'information du Département politique. Un futur ami de l'auteur, un
journaliste de l'agence Reuters devenu fonctionnaire de la section
francophone du service de presse de l'ONU, François Giuliani (qui le
remplacera quelques années plus tard comme porte-parole du
Secrétaire général de l'ONU), fait également partie de la mission.
Sékou Touré informe la population guinéenne - et le monde entier
- de leur arrivée, tout en exprimant une certain déception.

16
Après les condamnations intervenues en janvier 1971 (et qui sont sévères également pour
plusieurs ressortissants français), le porte-parole du gouvernement français Léo Hamon fait au
cours de sa conférence de presse la déclaration suivante : "L'émotion qui s'est manifestée dans
le monde à la suite des événements de Guinée est bien entendu partagée par le gouvernement
français. Le conseil des ministres, qui avait condamné sans réserve en novembre l'agression
dont la Guinée avait été l'objet, s'est associé à cette émotion avec d'autant plus de force que la
France n'oublie rien des liens et des souvenirs qui l'attachent au peuple guinéen".
17
Le 11 décembre, les États-Unis accordent à la Guinée une aide alimentaire exceptionnelle
de 4, 7 millions de dollars.

19
"APPEL DU PRÉSIDENT AHMED SÉKOU TOURÉ AU
MONDE ENTIER
A la suite de l'appel lancé à l'Organisation des Nations Unies par
le Gouvernement de la République de Guinée, une délégation de
l'ONU est attendue ce jour, 25 Novembre 1970, à Conakry.
La venue de cette délégation ne constitue certes pas une
satisfaction totale à notre requête qui visait à obtenir l'envoi immédiat
de troupes aéroportées pour écarter définitivement le danger que
constitue la présence des bateaux étrangers dans les eaux territoriales
guinéennes.
Au su du Gouvernement de la République de Guinée, elle offre
cependant l'occasion de démontrer de manière irréfutable la totale
culpabilité du gouvernement portugais dans son inqualifiable et
criminelle agression contre le Peuple souverain de Guinée. Pour cela
même, le Gouvernement Guinéen fait appel aux membres du Corps
Diplomatique présents à Conakry. Nous savons que tous, ils ont pu
suivre étape par étape les folles tentatives des agresseurs dans leur
action concertée contre les centres vitaux de la capitale et contre nos
populations. Nous savons qu'ils ont suivi de leurs propres yeux la
navette en mer, entre nos côtes et le large, de petits bateaux conduits
par des mercenaires portugais blancs et remplis d'agresseurs en
uniformes. Tous ont pu observer l'évolution dans le ciel de notre
capitale de leurs avions de chasse. Nous savons enfin que des pays
amis ont été directement éprouvés en la personne de leurs experts
dont certains ont été blessés ou lâchement assassinés.
Ces faits revêtent une gravité d'autant considérable que les
navires ennemis renforcés par des sous-marins continuent de
manœuvrer au large dans le but évident d'entretenir une guerre
d'usure contre la Nation guinéenne.
En conséquence nous avons fait appel à tous les États africains
frères épris de liberté et soucieux de préserver l'indépendance et la
dignité africaines pour qu'ils viennent en aide concrètement dans les
formes appropriées et dans le délai le plus immédiat à notre patrie
menacée par le colonialisme portugais et la réaction impérialiste
internationale.
Aujourd'hui nous lançons également appel à tous les pays amis en
dehors du continent africain, notamment à tous ceux qui par leur vote

20
au Conseil de Sécurité ou par la condamnation sans équivoque par
leur gouvernement de la criminelle agression, de nous apporter eux
aussi leur aide, toute l'aide qu'ils jugent possible immédiatement.
Le Peuple de Guinée, le Gouvernement de la République de
Guinée attendent dans les heures et jours qui viennent la
manifestation concrète de leur solidarité. Que les Peuples et les
gouvernements africains, asiatiques et arabes qui ont déjà répondu à
leur devoir de solidarité se trouvent vivement remerciés.
Vive l'Afrique libre, indépendante, souveraine et digne ! Vive la
Révolution !
Ahmed Sékou Touré
25 Novembre 1970"

Le 25 novembre dans l'après-midi, immédiatement après leur


arrivée, les membres de la mission onusienne sont reçus par Sékou
Touré, qui leur fait un historique détaillé de la situation avant et après
l'agression, leur présente ses propres conclusions, et rappelle qu'il
avait espéré obtenir une assistance militaire immédiate de la part de
l'ONU, ce qui n'avait pas été le cas.
Le 26 novembre au matin, la mission rencontre une délégation
guinéenne dirigée par Ismaël Touré. Elle entend au cours des jours
suivants les représentants diplomatiques d'une vingtaine de pays
(Tanzanie, Yougoslavie, Bulgarie, Union soviétique, Tchécoslo-
vaquie, RAU-Égypte, Hongrie, Cuba, Sierra Leone, République
démocratique allemande, Belgique, Sénégal, Nigeria, États-Unis,
République fédérale d'Allemagne, Indonésie, Syrie), reçoit une décla-
ration écrite de l'ambassadeur d'Italie, enregistre des témoignages de
membres du PAIGC (parmi lesquels Aristide Pereira, membre du
bureau politique), ainsi que de quelques résidents étrangers (cinq
médecins bulgares, deux médecins cubains, trois experts tchécoslo-
vaques, un professeur belge...). Elle a constaté les dégâts matériels
provoqués par les hostilités. Le 27 novembre, la mission s'est rendue à
Kindia où elle a entendu sept commandos capturés au cours de
l'agression, sur un total de près de 70 prisonniers. Au cours de son
séjour, le 28 novembre, elle a été informée de ce qu'une incursion de
forces portugaises avait eu lieu à Koundara, à la frontière avec la
Guinée-Bissau.

21
Selon le récit fait à son retour à New York par l'ambassadeur
finlandais Jakobson, le président Sékou Touré n'a pas épargné ses
sarcasmes aux envoyés des Nations Unies ; il attendait des troupes et
non des enquêteurs. Il leur a néanmoins donné toutes facilités pour
accomplir leur travail. Les délégués ont pu interroger plusieurs
hommes faits prisonniers par l'armée guinéenne dans les heures qui
ont suivi le débarquement. Ils ont pu visiter des sites détruits ou
endommagés, examiner des armes et des munitions récupérés. Ils ont
bien entendu recueilli aussi les témoignages de victimes civiles ou
militaires, ainsi que de membres du corps diplomatique accrédité à
Conakry.
D'après les témoignages recueillis, il apparaît que l'invasion a été
lancée dans la nuit du 22 novembre à partir de deux navires
transporteurs de troupes. De petites vedettes ou péniches ont ensuite
amené au rivage environ 300 à 400 hommes. Ces commandos ont été
pendant vingt quatre heures les maîtres de Conakry ; ils ont libéré des
prisonniers politiques, dont Achkar Marof, ancien ambassadeur de
Guinée aux Nations Unies, et les prisonniers portugais, attaqué un
camp militaire, brûlé la villa d'été de Sékou Touré18, tenté vainement
d'investir le Palais présidentiel, occupé la station électrique, détruit le
siège du mouvement de libération nationale de la Guinée portugaise19.
Très curieusement, ils ne semblent pas avoir cherché à s'emparer de la
radio, ce qui explique partiellement leur échec.20 Commandos et
prisonniers libérés se sont rembarqués ou enfuis pour la plupart.21
L'ambassadeur Jakobson et les autres membres de la mission ont
pu interroger quelques prisonniers faits par les forces gouvernemen-

18
En fait, une grande villa offerte par l'Allemagne fédérale et construite en proche banlieue à
Belle-Vue ; c'est à la villa Belle-Vue, reconstruite par la suite, que sont en général logées les
délégations officielles importantes ; le président Giscard d'Estaing y a été logé en 1978, de
même que le président de la Banque mondiale, Robert McNamara.
19
Le PAIGC avait installé ses bureaux dans la banlieue de Conakry, non loin du quartier dit
"La Minière".
20
Les assaillants disposaient semble-t-il d'un plan de Conakry déjà ancien, et les studios de la
Voix de la Révolution n'occupaient plus l'immeuble qu'ils ont investi en pensant s'emparer de
la radio.
21
A la fin du mois de novembre, le général de Spinola, commandant des troupes portugaises
en Guinée-Bissau, plus tard président de la République du Portugal, confirme dans une
interview à l'agence de presse ANI que 24 militaires et un civil portugais ont été libérés à
cette occasion. En revanche, de Spinola déniait toute implication du Portugal dans cette
tentative de débarquement, qu'il qualifiait de "manoeuvre échafaudée par Sékou Touré".

22
tales guinéennes. Il s'agit de Guinéens de Bissau ; rossés, très mal en
point, privés d'eau, ces prisonniers pour la plupart analphabètes
ignoraient qu'ils participaient à une attaque contre la Guinée ; les
enquêteurs n'ont vu aucun prisonnier blanc et il est douteux qu'il y en
ait eu. Il ne semble pas non plus que des mercenaires étrangers aient
participé à l'action. Quant aux officiers portugais d'encadrement, il est
incertain qu'ils aient débarqué des navires de transport. Mais selon la
mission unanime, il n'y a aucun doute que le Portugal soit impliqué
dans l'affaire. Même si quelques opposants guinéens de l'extérieur ou
de l'intérieur ont été engagés dans l'opération, le gros des troupes
appartenait aux forces portugaises de Guinée Bissau. Il s'agit donc
d'une invasion "style Baie des Cochons" à Cuba, tout aussi mal
conçue et mal organisée. Toutefois, l'un des deux objectifs a été
atteint : la libération des prisonniers portugais. L'autre, qui consistait à
tuer le président Sékou Touré et à favoriser le renversement du
régime, a échoué.
Les membres de la mission ont naturellement trouvé un
gouvernement guinéen extrêmement traumatisé ; "la menace a été
réelle et il a fallu toute la maladresse, l'impréparation et la faiblesse
des attaquants pour que le coup ne réussisse pas ; en vérité, s'il y
avait eu effectivement des mercenaires et si les Portugais - blancs -
avaient payé de leur personne, les choses auraient probablement
tourné autrement."22
Le 8 décembre, sur la base du rapport de la mission d'enquête, le
Conseil de sécurité adopte par onze voix avec quatre abstentions une
résolution déposée par le groupe afro-asiatique ; les quatre délégations
qui se sont abstenues sont les États-Unis, la France, le Royaume-Uni
et l'Espagne (qui est cette année-là membre non permanent du
Conseil). Le représentant de la France, Jacques Kosciusko-Morizet,
explique l'abstention française par l'insuffisance d'informations, mais
condamne formellement l'agression et exprime la "sympathie du
gouvernement français à la république et au peuple de Guinée"
Le Secrétaire général envoie immédiatement à Sékou Touré le
texte de la résolution adoptée :

22
Entretien de l'ambassadeur Jacobson avec M. Jacques Kosciusko-Morizet, délégué de la
France auprès de l'ONU, 2 décembre 1970.

23
"Ayant examiné avec satisfaction le rapport de la mission spéciale
du Conseil de Sécurité en République de Guinée, constituée en vertu
de la Résolution 289 (1970) S/10.009 et ADD. 1), ayant en outre
entendu les déclarations du représentant permanent de la République
de Guinée, gravement préoccupé par le fait que l'invasion du
territoire de la République de Guinée, qui a eu lieu les 22 et 23
Novembre à partir de la Guinée (Bissau), a été effectuée par des
unités navales et militaires des forces armées portugaises, ainsi que
par l'attaque armée contre la République de Guinée les 27 et 28
Novembre 1970, gravement préoccupé par le fait que de telles
attaques armées lancées contre des États Africains indépendants font
peser une grave menace sur la paix et la sécurité des États africains
indépendants, conscient de la responsabilité qui lui incombe de
prendre des mesures collectives efficaces pour empêcher et dissiper
les menaces à la paix et à la sécurité internationales, rappelant ses
résolutions 218 (1965) et 275 (1969), dans lesquelles il a condamné le
Portugal et a affirmé que la situation qui résultait de la politique du
Portugal tant à l'égard de la population africaine de ses colonies, qu'à
l'égard des États voisins, compromettait la paix et la stabilité du
continent africain, réaffirmant le droit inaliénable des Peuples de
l'Angola, du Mozambique et de la Guinée (Bissau) à la liberté et à
l'indépendance conformément à la Charte des Nations Unies et aux
dispositions de la Résolution 1514 (XV) de l`Assemblée générale du
14 Décembre 1960, affligé par les pertes en vies humaines et les
dégâts importants causés par l'attaque armée et l'invasion dont a été
victime la République de Guinée.
1 - fait siennes les conclusions du rapport de la Mission Spéciale
en République de Guinée ;
2 - condamne énergiquement le gouvernement portugais pour son
invasion de la République de Guinée ;
3 - exige que le gouvernement portugais indemnise intégralement
la République de Guinée des importantes pertes en vies humaines et
en biens causées par l'attaque armée et l'invasion et prie le Secrétaire
Général d'aider le gouvernement de la République de Guinée à
évaluer l'étendue des dommages causés ;
4 - lance un appel à tous les États afin qu'ils prêtent une
assistance morale et matérielle à la République de Guinée pour

24
qu'elle renforce et défende son indépendance et son intégrité
territoriale ;
5 - déclare que la présence du colonialisme portugais sur le
continent africain est une menace sérieuse à la paix et à la sécurité
des États africains indépendants ;
6 - demande instamment à tous les États de s'abstenir de fournir
au gouvernement portugais une aide militaire ou matérielle
quelconque le mettant en mesure de poursuivre ses actes de
répression contre les populations des territoires qui sont sous sa
domination et contre des États africains indépendants ;
7 - demande au gouvernement portugais d'appliquer sans plus
attendre aux populations des territoires qui sont sous sa domination
les principes de l'autodétermination et de l'indépendance, conformé-
ment aux résolutions pertinentes du Conseil de Sécurité et à la
résolution 1514 (XV) de l'Assemblée générale ;
8 - avertit solennellement le gouvernement portugais que si des
attaques armées contre des États africains indépendants se repro-
duisent, le Conseil de Sécurité envisagera immédiatement des
dispositions ou des mesures efficaces appropriées conformément aux
dispositions pertinentes de la charte des Nations Unies ;
9 - demande au gouvernement portugais d'appliquer intégrale-
ment toutes résolutions du Conseil de Sécurité, en particulier la
présente résolution, conformément aux obligations qui lui incombent
en vertu de l'article 25 de la charte des Nations Unies ;
10 - prie tous les États, en particulier les alliés du Portugal,
d'user de leur influence sur le gouvernement portugais pour assurer
l'application des dispositions de la présente résolution ;
11 - prie le Président du Conseil de Sécurité et le Secrétaire
Général de suivre de près la mise en œuvre de la présente résolution ;
12 - décide de demeurer activement saisi de la question.
Très haute considération.
U Thant, Secrétaire général ONU".
A cette proposition d'aide ou d'indemnisation par le Portugal et la
communauté internationale, Sékou Touré répond pratiquement par
une fin de non recevoir :

25
"MESSAGE DU PRÉSIDENT AHMED SÉKOU TOURÉ A M.
THANT, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL ONU
Avons honneur accuser réception de votre message informant
notre gouvernement de la désignation d'une commission ad hoc,
chargée, en coopération avec les autorités guinéennes, d'évaluer les
dommages subis par la République de Guinée du fait de l'agression
portugaise, afin de permettre aux Nations Unies d'user de tous
moyens légaux pour en obtenir réparation de la part du gouvernement
portugais. Le gouvernement et le Peuple guinéens comprennent et
apprécient hautement les nobles sentiments de justice animant les
autorités des Nations Unies dans la désignation et l'envoi en Guinée
de cette mission.
Soulignons néanmoins que tous les Peuples africains se sont
considérés au même titre que le Peuple guinéen directement et
collectivement concernés par l'agression portugais.
Par ailleurs tous les Peuples épris de paix et de liberté des autres
continents se sont également solidarisés dans la même réprobation et
dans la même condamnation de l'agression portugaise.
Ainsi donc, le point de vue de mon gouvernement est que les
dommages moraux et matériels causés à la nation guinéenne ne
sauraient être traduits en termes financiers d'autant plus que
l'agresseur s'entête à nier son forfait malgré la démonstration de
l'évidence des faits par le Conseil de Sécurité et par l'Organisation de
l'Unité Africaine.
La République de Guinée demeure satisfaite du soutien total de
l'instance internationale et de l'Organisation de l'Unité Africaine qui
ont, l'une et l'autre, fait appel à tous leurs États membres pour
apporter au Peuple guinéen victime de l'agression portugaise leur
aide matérielle et le témoignage de leur solidarité agissante.
Ainsi donc, le point de vue de mon gouvernement est que nous
vous prions instamment d'annuler purement et simplement l'envoi en
Guinée de la mission d'évaluation.
Enfin s'agissant du Portugal, le Gouvernement guinéen estime
que la seule réparation acceptable par son Peuple est la proclamation
immédiate de l'indépendance des territoires africains d'Angola, du
Mozambique et de la Guinée-Bissao.

26
En vous renouvelant la totale confiance de notre Gouvernement et
de notre Peuple, nous vous assurons en même temps de notre sincère
et très profonde amitié.
Très haute considération.
Ahmed Sékou Touré Président de la République de Guinée."

Entre temps, au siège de l'OUA à Addis Abeba, Diallo Telli


déclare le 7 décembre que "l'invasion de la Guinée a été inspirée par
l'OTAN.. Le Portugal est trop sous-développé pour perpétrer seul une
telle agression". Et du 9 au 11 décembre se tient à Lagos un conseil
des ministres extraordinaire de l'OUA, qui condamne bien entendu
l'agression. Sékou Touré a envoyé un message, et la délégation de la
Guinée est présidée par Ismaël Touré, qui affirme d'emblée dans son
allocution que le Portugal a bénéficié de la complicité de la France, de
la Grande-Bretagne et des États-Unis.
En fait, ce n'est aucun de ces pays étrangers qui est mis en cause
en premier par Conakry, mais bien l'Allemagne fédérale. Le 18
décembre, Sékou Touré implique Bonn dans l'agression, demande le
départ de l'ambassadeur Lankes, fait procéder avant la fin de
décembre à l'arrestation de plusieurs experts ouest-allemands, ainsi
que le 28 décembre à l'expulsion de tous les autres ressortissants de la
RFA. Le Haut-Commandement publie un communiqué qui donne une
série de "preuves" du rôle de Bonn dans le débarquement. La rupture
des relations diplomatiques interviendra en janvier 197123 .
A partir du début de l'année 1971, les tragiques et sanglants
événements du 22 novembre 1970 prennent un autre tour, non moins
dramatique et non moins sanglant : c'est la phase répressive, qui
s'étendra sur toute l'année et même au-delà. En dépit de toutes les
manifestations plus ou moins spontanées d'assentiment populaire, en
dépit de toutes les justifications et explications que l'on a pu en
donner, en dépit des analogies invoquées par Sékou Touré avec la
guerre de Sécession aux États-Unis ou avec la Libération en France,
cette répression a profondément et durablement entaché l'image du
régime et de Sékou Touré lui-même, qui a d'ailleurs, dans son
message de Nouvelle Année 1971, annoncé qu'il voulait mettre fin à

23
Voir le chapitre 66 consacré à cette rupture.

27
toute solution de clémence et entrer dans une phase de justice
populaire et de répression exemplaire, par exemple en renonçant par
avance à son droit constitutionnel de grâce.
Qu'on en juge par ces quelques extraits de discours.
D'abord, l'allocution traditionnelle de la Nouvelle Année, qui
programme avec précision les étapes de la justice révolutionnaire et
populaire :

"Une année finit, une année commence ; l'une emportant son lot
d'événements, l'autre grosse du sien. Dans l'un et l'autre de ces lots
cohabitent les contraires inséparables : le malheur et le bonheur, la
mort et la vie. (...)
Depuis septembre 1958, le Peuple de Guinée a affirmé avec
vigueur et constance sa volonté résolue d'édifier un régime socialiste
et depuis cette date l'impérialisme en a fait une cible afin que l'Afrique
ne soit jamais soustraite à la colonisation directe ou indirecte grâce à
laquelle l'Europe capitaliste continuera à l'asservir et à l'exploiter.
Ainsi, la Révolution guinéenne est née et s'est développée dans le
cadre d'un complot permanent, celui de la réaction extérieure
appuyée par l'action paralysante de la réaction intérieure. Ce complot
est aussi global et multiforme tout comme la Révolution qu'il se
propose d'anéantir. Alors que la Révolution postule le pouvoir du
Peuple. le progrès du Peuple, le complot contre-révolutionnaire vise à
la primauté du capitalisme étranger sur la personnalité. la dignité et
les intérêts nationaux.
Après le monstrueux complot de Février 1969. des militants non
avertis, exprimant leur satisfaction, clamaient partout : "C'est le
dernier complot. Nous allons maintenant respirer". Or, à peine une
année après, voilà une agression militaire dirigée contre l'État
guinéen et frappant là où on pense que le coup sera décisif.
Il devient donc clair que tant que l'impérialisme et le colonialisme
sévissent dans le monde, le complot contre révolutionnaire ne saurait
s'arrêter.
Tous les événements douloureux que notre pays a enregistrés
relèvent indistinctement de la même contradiction antagonique
opposant continuellement la volonté et les aspirations progressistes

28
du Peuple à la volonté et au cynisme d'un système inhibiteur
d'évolution, destructeur et décadent.
L'agression militaire étrangère a été minutieusement élaborée
dans son aspect technique car elle a été appuyée par des bateaux et
des avions et perpétrée par des hommes, dressés comme de véritables
chiens de chasse préposés à semer la mort, à propager la destruction,
en un mot à étrangler dans les larmes et dans le sang un régime et une
Révolution qui exigent au profit de chaque Peuple souveraineté, paix
et dignité.
Dans son aveuglement, l'impérialisme qui ne connaît pas et ne
connaîtra jamais l'Afrique, n'a pas tenu compte des réalités
dynamiques qui sont celles de la Guinée de 1970. Il n'a tenu compte ni
de l'existence d'un Peuple, uni, organisé, conscient et résolu, ni de sa
volonté à défendre jusqu'à la dernière goutte de sang son patrimoine
devenu inviolable.
En s'attaquant tout d'abord au Camp Boiro, il croyait, l'impé-
rialisme, y trouver ses premiers mercenaires intérieurs, ceux qui en
Février, Mars et Avril 1969 devaient exécuter son entreprise anti-
guinéenne. Tout le monde comprend davantage aujourd'hui la justesse
de la sanction capitale dont la clique Kaman a été l'objet de la part du
tribunal populaire.
L'impérialisme a-t-il compris que désormais, l'heure de la
clémence est révolue, s'agissant de ceux qui, de façon délibérée se
mettent à son service contre la dignité et les intérêts de la Nation ?
Ainsi, voulant libérer certains mercenaires (tel le traître Kaman), il en
envoya de nouveaux au tombeau que le Peuple militant de Guinée lui
a déjà ouvert depuis le 28 Septembre 1958. Ce tombeau recevra bien
d'autres criminels, bien d'autres mercenaires, bien d'autres éléments
tarés que l'impérialisme ne manquera pas de dépêcher en Guinée
pour poursuivre sa sale besogne anti-guinéenne et anti-africaine.
A l'intérieur du pays, un lot important d'armes perfectionnées a
été distribué aux agents de la 5ème colonne.
De l'extérieur du pays, des mercenaires chargés d'attenter à la vie
des responsables de la Révolution guinéenne seront infiltrés par nos
frontières. Mais les uns comme les autres, et à leur détriment, se
rendront compte qu'une véritable Révolution ne peut jamais être
surprise et qu'en se mettant au service du néo-colonialisme, ils se sont

29
condamnés eux-mêmes à la peine capitale que le Peuple guinéen se
chargera de leur appliquer sans pitié.
L'agression de novembre dont les leçons, les riches leçons seront
tirées lors de la toute prochaine session extraordinaire de l'Assemblée
Nationale, a été en tout état de cause un événement qui a permis :
1 - La consécration officielle et internationale de la Révolution
africaine en Guinée ;
2 - La démonstration par la pratique, des mots d'ordre du Parti
Démocratique de Guinée (PDG) en matière de défense nationale, de
fermeté à l'égard de l'ennemi de classe, et de radicalisation de la
Révolution dans tous les domaines de la pensée et de l'action du
Peuple ;
3 - La démonstration que la Guinée est une véritable nation, une
nation unie dans son travail, unie dans ses aspirations d'avenir, unie
dans son auto-défense ;
4 - L'identification de l'ennemi extérieur et de ses alliés de classe
à l'intérieur, ainsi que la confirmation du caractère d'instrument de
subversion que l'impérialisme donne à toute coopération ;
5 - L'affirmation cette fois-ci vigoureuse et unanime, de la
conscience anti-impérialiste et de la volonté de solidarité militante
des Peuples d'Afrique malgré la diversité de leurs régimes ;
6 - La concrétisation de la solidarité des Peuples socialistes,
progressistes et démocratiques du monde avec le combat anti-
impérialiste du continent africain encore en butte aux entreprises
criminelles du néo-colonialisme ;
7 - La démonstration de l'identité de destin des Peuples coloniaux
et des États indépendants d'Afrique dans ce qui les oppose tous à
l'impérialisme, leur ennemi commun.
L' impérialisme et le colonialisme portugais, par leur violence et
leur insolence, ont contribué au renforcement de l'unité africaine, à
l'émergence de l'Afrique dans le concert international des forces
combattantes et en ce qui concerne la Guinée, à la radicalisation de
sa Révolution par l'approfondissement du sentiment national et la
mobilisation spontanée, vigoureuse et totale de toutes les couches
populaires dans l'action d'auto-défense et d'offensive politique.

30
L'on sait que l'impérialisme dispose d'une 5ème colonne au
niveau des gouvernements, des secteurs économiques, militaires,
sociaux et culturels des États africains. C'est cette 5ème colonne qui,
par sa complicité et sa participation favorise les agressions de toutes
sortes dont l'Afrique est encore victime de la part de ses ennemis
extérieurs.
L'année 1971 doit être le départ de la violence révolutionnaire
appuyant une offensive systématique et généralisée contre la main-
mise impérialiste, contre ses privilèges illégitimes et ses intérêts
égoïstes, en même temps que devront être impitoyablement dénoncés,
sinon anéantis par tous les moyens appropriés, les Africains traîtres à
la Patrie africaine.
En Guinée, le PDG, Parti Démocratique de Guinée, et l'État
révolutionnaire au service exclusif du Peuple, liquideront sans
hésitation tous les individus qui ont choisi, contre la Nation et le
Peuple, l'impérialisme et le néo-colonialisme. Ils extirperont, et dans
tous les domaines, toute tendance équivoque ou inconséquente.
La fermeté révolutionnaire devient une nécessité absolue pour la
survie et le progrès transcroissant du régime populaire et
démocratique guinéen.
Bientôt, le dossier de la 5ème colonne sera rendu public pour que
le Peuple guinéen, les Peuples frères d'Afrique et les Peuples amis du
monde puissent connaître et apprécier l'action intérieure par laquelle
les préparatifs de l'agression de novembre se prolongeaient dans les
réalités guinéennes afin de mettre fin à la liberté et à la dignité de
notre Peuple.
Tous les éléments africains, européens et autres, qui constituaient
la 5ème colonne et dont la vigilance de nos militants a permis la
découverte et l'arrestation comparaîtront sous peu devant le tribunal
du Peuple révolutionnaire de Guinée.
Selon la presse occidentale, l'immense majorité du Peuple
guinéen serait contre son régime. Les paysans, les travailleurs, les
artisans, les commerçants et les fonctionnaires seraient prêts à
rejoindre le carcan néo-colonialiste avec une monnaie étrangère et un
gouvernement soumis à l'Occident comme témoignage de leur
renoncement total à la Révolution et au socialisme qu'elle édifie. La
même presse présente évidemment le Bureau Politique National

31
(BPN) du Parti Démocratique de Guinée et le Gouvernement de la
République de Guinée comme des organismes appliquant
systématiquement la répression et s'imposant au Peuple par une force
dictatoriale. Le Chef de l'État serait d'après la sainte coalition
impérialo-colonialiste le plus grand dictateur que le monde ait connu.
Merci à cette presse et merci aux Gouvernements qui se disent amis
de la Guinée et qui se sont exprimés ainsi à travers elle.
Que les Gouvernements qui propagent ces abjectes contre-vérités
osent armer leurs Peuples comme nous l'avons fait le 22 novembre !
En République de Guinée il y a bien une dictature, la dictature du
Peuple, et la dictature populaire s'appliquera, impitoyable, à la 5ème
colonne et à tous les éléments qui en font partie.
Peuple de Guinée !
Notre fierté, la seule qui sous-tend l'ensemble de nos activités est
d'avoir été, d'être ton incarnation, ton expression fidèle et constante,
ton moyen d'expression et d'action, en un mot, ta propriété exclusive.
Nous sommes prêts et fermement résolus a appliquer avec
empressement et vigueur, le verdict que toi seul dois prononcer à
l'encontre de tous ceux, mercenaires et complices, qui ont ourdi ou
participé à l'agression de novembre 1970 contre ta Patrie.
A cet effet
1 - Le lundi 11 janvier, tous les Pouvoirs Révolutionnaires Locaux
(PRL) et les Comités d'Unité de Production (CUP), (au nombre de
8.000) tiendront au niveau de chaque village, société et entreprise, un
congrès extraordinaire pour arrêter les mesures de répression devant
être appliquées aux ennemis de la Nation à savoir :
a) tous les éléments des forces militaires portugaises arrêtés à
Conakry, Gaoual et Koundara lors de leurs attaques armées contre la
République de Guinée ;
b) les mercenaires utilisés par le Portugal dans la même
agression ;
c) les complices locaux qui étaient en rapport avec les autorités
portugaises et avec d'autres puissances impérialistes dans la
préparation et l'exécution de l'agression ;
d) les complices étrangers qui ont joué le même rôle.

32
2 - Le mercredi 13 janvier 1971, les 210 sections du Parti
Démocratique de Guinée tiendront également, dans leurs ressorts
respectifs, un congrès extraordinaire pour entendre et analyser les
propositions émanant des congres des Pouvoirs Révolutionnaires
Locaux (PRL) et les Comités d'Unité de Production (CUP) et pour
adopter les sentences que ces organisations proposent pour les
différentes catégories d'inculpés.
3 - Le vendredi 15 janvier 1971, se tiendra au niveau de chacune
des trente Fédérations du Parti Démocratique de Guinée un congrès
extraordinaire qui discutera des propositions émanant des sections et
arrêtera à son tour et au nom de l'ensemble des militants de la Région
Administrative concernée ses décisions qui seront communiquées à
l'Assemblée Nationale.
4 - Le même jour, vendredi 15 janvier 1971, les Directions
Nationales de la CNTG (Confédération Nationale des Travailleurs de
Guinée), de la JRDA (Jeunesse de la Révolution Démocratique
Africaine), le Comité National des Femmes et l'État-Major de l'Armée
Populaire Révolutionnaire se réuniront en session pour discuter des
mêmes problèmes et arrêter des décisions à communiquer à
l'Assemblée Nationale.
Ainsi, de la base au sommet des diverses institutions et
organisations du Peuple de Guinée, le problème de l'agression sera
analysé dans son fond, dans ses implications, dans ses conséquences
et les décisions seront arrêtées en vue de châtier de façon exemplaire
et sans appel tous ceux qui ont de façon délibérée et indigne, voulu
étrangler la Révolution et mettre à bas le régime dont s'est doté
depuis septembre 1958 notre Peuple.
Le Secrétaire Général du PDG, le Chef de l'État guinéen,
proclame qu'il renonce à l'usage de son droit constitutionnel de grâce
s'agissant du sort de ceux qui ont consciemment commis le grave
crime de vouloir priver la nation de souveraineté en vue d'installer en
Guinée, contre l'Afrique et le progrès, un régime néo-colonialiste.
Les instances du Parti et de l'État ainsi chargées d'exprimer la
volonté, toute la volonté d'indépendance de la Nation, sauront se
mettre à la hauteur de leur responsabilité historique et honorer dans
le monde qui nous a unanimement entourés de sa sympathie et de sa
confiance et nous a témoignés sa volonté de solidarité, le glorieux

33
Peuple de Guinée, sa victorieuse Révolution et les options anti-
impérialistes, anticolonialistes et anti-néo-colonialistes du PDG au
service du progrès rapide de l'Afrique et de l'humanité.
A nos frères et sœurs qui sont tombés glorieusement au champ
d'honneur, ira toujours la reconnaissance unanime et fervente des
militants de la Révolution. A leurs épouses ou époux, à leurs enfants
et parents, la Guinée, par notre voix, adresse une fois de plus ses
condoléances émues. A la mémoire de ces martyrs, victimes de
l'impérialisme, la République de Guinée édifiera avant le 22
Novembre 1971, un monument du souvenir.
Nous ne pouvons terminer ce message de nouvel an sans
renouveler aux Peuples frères d'Afrique nos sentiments de chaude
fraternité et nos vœux de totale liberté et d'unité sincères.
En effet, nous ne pouvons oublier nos serments de Lagos tant en
ce qui concerne l'offensive à organiser en vue de la libération rapide
des frères soumis à la domination portugaise qu'en ce qui concerne la
liquidation complète de l'apartheid et du néo-colonialisme.
Consciente et unie dans son action émancipatrice, libérée de tout
complexe et résolue à défendre ses valeurs de civilisation et à
promouvoir sur des bases rationnelles et dynamiques son
développement indépendant et équilibré, l'Afrique sera capable
d'anéantir l'impérialisme et de garantir à ses Peuples un avenir de
liberté, de prospérité et de dignité. Par la même occasion, nous
saluons les Peuples, les Nations d'Asie, du Moyen Orient, d'Amérique
et d'Europe qui ont apporté à la République de Guinée leur soutien
contre le colonialisme portugais.
Quant aux États entretenant des rapports de coopération avec le
nôtre, nous affirmons que toute représentation diplomatique, toute
entreprise économique, toute société commerciale dont les agents se
livrent directement ou indirectement à une activité subversive contre
le régime guinéen, sera immédiatement et définitivement fermée ; la
liberté et la souveraineté demeurent en effet les premiers biens et les
droits les plus fondamentaux d'une Nation.
Une année finit, mais la lutte ne finit pas. Une année commence et
la lutte se poursuit dans le cadre d'une Révolution globale et
permanente.
Vive la Révolution Démocratique Africaine !

34
Prêt pour la Révolution.
AHMED SÉKOU TOURÉ"

Un Comité révolutionnaire est institué, présidé dans un premier


temps par Moussa Diakité, ensuite par Ismaël Touré. C'est ce comité
et sa commission d'enquête qui, installés au camp Boiro, mèneront
pendant des mois les interrogatoires de dizaines et de dizaines de
détenus, et obtiendra, grâce aux méthodes que l'on imagine, les
dépositions qui seront ensuite publiées dans la presse et dans plusieurs
Livres Blancs sur l'agression portugaise ou sur l'action de la 5ème
colonne.
Les arrestations sont très nombreuses, et elles concernent
essentiellement des Guinéens ou des étrangers (Libanais, Français,
Allemands), puisqu'une grande partie des agresseurs qualifiés de
mercenaires ont pu se rembarquer et fuir. Outre les mercenaires eux-
mêmes, il y a donc une longue liste de traîtres, de complices,
d'espions, de spéculateurs et de trafiquants, ainsi que des personnes
qui n'auront pas dénoncé des faits dont ils avaient été les témoins ou
dont ils avaient connaissance.
Sékou Touré ouvre le 18 janvier 1971, avec Nkrumah assis à ses
côtés, la session extraordinaire de l'Assemblée nationale guinéenne
qui par une loi votée le même jour s'est érigée en Tribunal
Révolutionnaire Suprême "pour juger de tous les crimes et délits
commis en corrélation avec les événements des 22, 27 et 28 novembre
1970" (ces deux dernières dates sont celles des incursions frontalières
à partir de la Guinée-Bissau).
Les membres du Bureau Politique National du Parti, des ministres
et d'autres responsables nationaux ou régionaux prennent ensuite la
parole : successivement Saifoulaye Diallo, Lansana Béavogui, le
général Lansana Diané, Mamouna Touré, Ismaël Touré, Nfamara
Keita, Sékou Chérif, Barry Sory, Kaba Mamadi, Émile Condé, Diallo
Alpha Amadou, Bela Doumbouya, Dramé Alioune, Moussa Diakité,
Diallo Alpha "Porthos", Damantang Camara, Marcel Mato, Alassane
Diop, Hadja Mafory Bangoura, Nenekhali Camara Condetto, Tibou
Tounkara, El Hadj Salifou Touré, Mamadi Sagno, Mohamed Lamine
Touré, Mamadi Keita, Louis Senainon Béhanzin, Toumani Sangaré,

35
Mohamed Bangoura Kassory, Lamine Condé, Diallo Alpha Taran,
Bangoura Karim...
Tous font des déclarations souvent d'une grande violence, clament
leur fidélité au président, au Parti, à la Révolution, et tous réclament
des châtiments exemplaires (pratiquement tous préconisent la peine de
mort pour une grande partie des 231 inculpés, qu'ils soient guinéens
ou étrangers), la confiscation de leurs biens, ainsi que la rupture des
relations diplomatiques avec les pays qui sont complices de
l'agression.
Triste paradoxe, ironie du sort, ou tragique retournement de
situation : plusieurs parmi les responsables qui se sont montrés les
plus sévères dans leurs déclarations seront eux-mêmes arrêtés au cours
des mois suivants, seront à leur tour torturés et jugés, seront exécutés,
mourront de diète noire, disparaîtront purement et simplement, ou
resteront de longues années au camp Boiro avant d'être graciés ou
libérés : Émile Condé, Marcel Mato, Alioune Dramé, Bangoura
Karim, Alassane Diop24, Diallo Alpha Porthos...
Le 19 janvier, la commission d'enquête du Comité Révolution-
naire remet au Tribunal Révolutionnaire Suprême (c'est-à-dire à
l'Assemblée nationale) son rapport, qualifié de "magistral". L'acte
d'accusation est immédiatement dressé.
Les trente Fédérations régionales du PDG ont délibéré et fait part
au Tribunal révolutionnaire des peines qu'ils préconisent, tant pour les
détenus arrêtés en 1970 que pour ceux qui restent encore emprisonnés
à la suite du "complot des militaires". On sait dès le 21 janvier que la
peine de mort a été abondamment réclamée25. Les Fédérations

24
Il avait été chargé d'un comité qui devait établir s'il y avait des complicités dans la
population ; il avait conclu qu'il n'y en avait pas. Ce fut l'une des raisons de son arrestation
ultérieure.
25
Toutes les trente fédérations demandent la peine capitale pour les Portugais, les
mercenaires, les complices locaux et les anciens comploteurs ; quatorze la demandent
également pour les étrangers. Certaines fédérations ont exigé l'exécution immédiate par
pendaison, d'autres suggèrent de brûler vifs les mercenaires ! Les membres du BPN, les
ministres du gouvernement, les autres notabilités du Parti, se sont pratiquement tous
prononcés pour la peine capitale, à l'exception - paradoxale - d'Ismaël Touré, qui ne s'est pas
prononcé sur les peines à infliger.

36
demandent en outre "la répartition des condamnés dans toutes les
régions pour que le peuple leur inflige le châtiment qu'ils méritent."26
Finalement, le Tribunal Révolutionnaire Suprême rend son verdict
le 23 janvier, "après en avoir délibéré conformément à la loi".27
Le Tribunal révolutionnaire suprême se montre très sévère,
puisqu'il prononce 62 condamnations à la peine capitale (29 contre des
civils, 12 contre d'anciens militaires et 21 par contumace), 63 aux
travaux forcés à perpétuité, cependant que 16 inculpés doivent être
expulsés (il s'agit essentiellement des épouses de condamnés, souvent
françaises ou libanaises, mais aussi espagnole ou hollandaise) et que
90 sont libérés immédiatement et sans condamnation (parmi eux
figure Mgr Raphaël Téa, Archevêque de Nzérékoré.
Parmi les personnalités condamnées à mort figurent plusieurs
anciens ministres, dont Ibrahima Barry dit Barry III, ancien leader du
parti socialiste guinéen, alors section de la SFIO française, qui
devient, en 1958, président du parti inter-territorial Mouvement
Socialiste Africain28, Camara Sékou, ancien secrétaire d'État au
Commerce extérieur, Baldé Ousmane, ancien secrétaire d'État au
Plan29 ; Magassouba Moriba, ancien secrétaire d'État à la Police
(département alors rattaché à la présidence de la République), Mme
Camara Loffo, ex-secrétaire d'État aux Affaires sociales, ex-membre
du bureau politique du PDG, qui fut l'une des principales dirigeantes
de l'organisation des femmes du parti et du mouvement panafricain

26
Cette proposition, qui eût entraîné l'exécution de tous les condamnés à mort, et peut-être
d'autres prisonniers, ne fut pas suivie d'effets. Lors des négociations pour la libération des
Allemands, des Français et des Libanais, Sékou Touré me révéla qu'il avait personnellement
veillé à ce qu'aucun "étranger" (Européen, Libanais ou Africain non guinéen), même
condamné à mort, ne soit exécuté. Certainement songeait-il dès cette époque, en dépit de son
attitude paranoïde, que l'exécution d'étrangers rendrait impossible tout rapprochement avec
l'Occident.
27
Selon ce qu'il a dit à l'auteur en avril 2008 à Conakry, le Docteur Baba Kourouma,
gouverneur de Conakry et député, est le seul à avoir voté contre les peines de mort. Il sera lui-
même arrêté, torturé et détenu au camp Boiro de son arrestation en 1971 jusqu'à sa libération
en octobre 1980.
28
Abdoulaye Barry, dit Barry III, avait occupé plusieurs fonctions ministérielles importantes
(Justice, Plan), mais avait été limogé en novembre 1964. Il n'avait cependant jamais été
inquiété depuis lors, et des rumeurs couraient même sur d'éventuelles nouvelles fonctions qui
lui seraient confiées..
29
Ousmane Baldé a même été nommé, une semaine après l'agression, secrétaire d'État au
commerce extérieur.

37
des femmes... Beaucoup de ces condamnés étaient considérés comme
des proches de Sékou Touré, et nombre d'entre eux ont en effet
entretenu avec lui des relations confiantes et amicales.
Figure également sur la liste des condamnés à mort, en troisième
position, un certain lieutenant Paul Loua, mercenaire capturé au cours
de l'agression, dont Léon Maka, le président de l'Assemblée, précise
qu'il a quitté la Guinée en 1954, au titre de tirailleur sénégalais, pour
aller combattre dans l'armée française en Algérie.
Parmi les condamnés à mort par contumace, il y a surtout des
opposants notoires et actifs, comme David Soumah, syndicaliste
chrétien vivant à Dakar, sans doute l'un des principaux organisateurs
de la participation d'opposants guinéens à l'agression, Siradiou Diallo,
journaliste et futur rédacteur en chef de "Jeune Afrique", qui reviendra
en Guinée, après la mort de Sékou Touré, prendre jusqu'à sa propre
disparition en 2004 la tête d'un parti politique, l'historien et professeur
Ibrahima Baba Kaké, installé à Paris, Alpha Condé, lui aussi installé à
Paris et devenu sous la 2ème République l'un des principaux
opposants, le docteur Saidou Conté, installé à Abidjan, le Docteur
Charles Diané, installé à Monrovia puis à Libreville. Curieusement,
Jean-Marie Doré, fonctionnaire du BIT à Genève, ne figure pas sur les
listes ; pourtant, une semaine avant le 20 novembre 1970, les services
spéciaux de Lisbonne avaient informé leur antenne de Guinée-Bissau
qu'ils allaient lui délivrer un billet d’avion ; ce qui fait que sa présence
sur les lieux est très probable ; il a d'ailleurs depuis lors fait des
déclarations qui montrent assez clairement qu'il avait gardé à travers
toute cette période des contacts avec Sékou Touré.30
Parmi les condamnés aux travaux forcés à perpétuité figure en
premier Mgr Raymond-Marie Tchidimbo, Archevêque de Conakry31,
arrêté la nuit de Noël 1970 (il sera libéré en août 1979). Avant que le

30
Les principaux responsables de l'opposition à Sékou Touré commencent à rédiger des
ouvrages qui montrent que le RGE était à l'époque divisé sur l'opportunité de s'associer avec
les Portugais, et qu'il y avait un désaccord sur la présence ou non de certains d'entre eux parmi
les exilés ayant participé au débarquement. On attend notamment avec intérêt les mémoires
de Mansour Kaba, qui fit l'un des fondateurs du RGE. La question n'est pas clairement
tranchée pour Siradiou Diallo, bien que la probabilité de sa présence à Conakry dans le cadre
du débarquement soit très grande. La lettre ouverte adressée fin novembre par le RGE au
Secrétaire général de l'ONU attribue les événements de Conakry aux "Forces armées de
libération guinéennes".
31
Le jugement dit : ex-archevêque, mais pour le Vatican, il conserve ses fonctions

38
jugement ne soit prononcé, mais alors que la perspective de
châtiments très sévères, y compris la peine de mort, commençait à se
répandre dans le monde, en particulier dans les pays dont des
ressortissants avaient été arrêtés, le Pape Paul VI intervient auprès de
Sékou Touré pour tenter d'éviter la peine de mort au prélat. Sékou
Touré lui répond après que les peines aient été prononcées.

TÉLÉGRAMME DU PAPE PAUL VI AU PRÉSIDENT


AHMED SÉKOU TOURÉ
"Exprimant à votre Excellence les vives préoccupations que nous
cause comme Pasteur de l'Église Universelle l'éventuelle
condamnation à mort de personnes actuellement en jugement devant
Assemblée Nationale guinéenne, parmi lesquelles notre fils très cher
Mgr. Raymond-Marie Tchidimbo, Archevêque Conakry ; faisons
solennellement appel à la générosité des autorités responsables
République Guinée pour que soit épargnée la vie des accusés.
Demandons instamment à votre Excellence d'accueillir au nom du
Dieu Tout Puissant notre requête inspirée par notre amour
désintéressé de l'Afrique.
P. P. Paul VI"

RÉPONSE DU CHEF DE L'ÉTAT AU PAPE PAUL VI


"Honneur accuser réception votre message en faveur clémence
pour votre fils Raymond-Marie Tchidimbo, récemment condamné
peine prison par Assemblée Nationale. Avec douleur portons votre
haute connaissance que plus de 200 personnes innocentes ont été
victimes agression portugaise perpétrée courant Novembre dernier à
Conakry, Gaoual, Koundara.
En accord avec les nombreux orphelins et veuves, notre Peuple a
décidé de condamner sévèrement les agresseurs et leurs complices
locaux, et ce en conformité avec exigences indépendance nationale et
paix sociale au profit notre société humaine qui désire ardemment
vivre libre, digne et responsable de son destin.
Sommes respectueux des libertés et des droits de l'homme et
comprenons que ces libertés et ces droits sont issus de ceux du Peuple
qui engendre l'homme, le progrès et lui confère par la conscience et la
pratique, humanisme et utilité sociale.

39
Nous sommes profondément croyants et en même temps
convaincus que aimer et servir Dieu, c'est aimer et servir honnêtement
et constamment le Peuple et l'homme, l'amour de l'homme étant
incompatible avec le mépris du Peuple et la trahison nationale.
La Révolution Guinéenne est fondée sur !a liberté, la dignité, la
responsabilité de l'homme placé dans des rapports d'égalité avec tout
autre homme sans distinction de race, de religion, de couleur et de
sexe.
Nous savons que les très hautes fonctions spirituelles que vous
assumez vous font considérer tous les hommes comme fils et tous les
Peuples comme objet de vos prières et préoccupations. En optant pour
la laïcité scolaire, nous avions en vue de favoriser la formation d'une
nation unie. Optant pour l'africanisation du clergé catholique en
Guinée, nous avons aspiré à plus de responsabilité pour notre Peuple
dont la réhabilitation postule sa promotion dans toutes les fonctions
sociales et culturelles.
En jugeant et condamnant le citoyen Raymond-Marie Tchidimbo,
notre Peuple a voulu dissocier l'Homme de l'Église chrétienne tout
comme dans un précédent complot visant au renversement brutal de
son régime populaire, il avait jugé et condamné à l'extrême peine le
premier Imam musulman de Conakry, confondu de trahison
nationale32.
Notre Peuple veut vivre libre et digne. Il respecte tous les Peuples
et les régimes qu'ils se donnent.
Notre Peuple lutte contre l'impérialisme et le colonialisme et
appuie tous les Peuples qui sont victimes des entreprises criminelles
de l'impérialisme.
Ayant appris que le Saint-Père a prié pour la libération des
innocentes personnes persécutées, nous l'approuvons sans réserves et
sollicitons avec ferveur que toutes les cathédrales, toutes les
mosquées, toutes les familles spirituelles et toutes les personnalités du
monde fassent les mêmes prières en faveur de ceux qui défendent la
cause sacrée de la justice, de la liberté et du progrès des Peuples, et

32
C'est la première fois, à la connaissance de l'auteur, que Sékou Touré lui-même confirme
que l'Imam de l'une des principales mosquées de la ville de Conakry a été condamné à mort et
exécuté.

40
maudissent ceux qui méprisent ou compromettent la réalisation de ces
nobles objectifs de l'Humanité.
Nous sollicitons à nouveau que vous daigniez ordonner ces
prières à l'échelle du monde. Dieu est la justice, la liberté et le seul
protecteur infaillible. Nous sommes sûrs que Dieu seul lit la
conscience et sait la vérité que des hommes peuvent momentanément
camoufler à leurs semblables.
En vous réaffirmant notre respect absolu, nous vous donnons, très
Saint-Père, l'assurance de nos sentiments de très haute considération.
Ahmed Sékou Touré"

Sur la liste des autres condamnés aux travaux forcés à perpétuité,


on note la présence de la plupart des étrangers, pour lesquels on n'a
sans doute pas voulu courir le risque de réactions trop vives en cas
d'exécution : deux Allemands (le coopérant Hermann Seibold-Freitag,
et Adolf Marx, directeur technique de la brasserie Sobragui33),
plusieurs Français, dont certains avaient pris la nationalité guinéenne
(le député Jacques Demarchelier34, Michel Lepan, Henri Auperrin,
Marcel Ropert, Jean-Paul Alata35), plusieurs Libanais (ou double-
nationaux franco-libanais ou guinéo-libanais), comme William
Gemayel, Élie Hayeck, Joseph Zaidan, Abdallah Nehme, Georges
Bitar, Hekmat Aboukhalil, Mohamed Kleit... Il y a également un
médecin tchèque, le docteur Kozel, un Grec, propriétaire d'un bar-
restaurant à la Minière, Tassos Mavroidis, le professeur camerounais
Kapet de Bana, etc...
Curieusement, certains des condamnés aux travaux forcés auraient
dû l'être par contumace, car ils ne sont pas présents en Guinée et n'ont
pas été arrêtés : c'est le cas du planteur Michel Amine ou de
l'industriel allemand Zeehandler.

33
Seibold a été retrouvé mort dans sa cellule, suicidé, selon le gouvernement, exécuté, selon
sa famille et le gouvernement de Bonn. Pour lui comme pour Adolf Marx, voir le chapitre 66.
34
Industriel et propriétaire de cinémas, il fut l'un des rares Français qui acceptèrent de figurer
avant l'indépendance sur les listes du Parti Démocratique de Guinée. Demarchelier devint
ainsi député guinéen, vota "non" au référendum de 1958 et prit la nationalité guinéenne. En
tant que Guinéen, il fut réélu comme député. Il occupa à l'Assemblée nationale guinéenne le
poste de président de la commission des Finances.
35
Pour Jean-Paul Alata, qui avait été déchu de la nationalité française, voir le chapitre 76.

41
Certaines exécutions ont lieu dans les heures qui suivent le
jugement. Ainsi, dans la nuit du 24 au 25 janvier 1971, en présence
d'une foule nombreuse et surexcitée, on procède à la pendaison, au
parapet du pont qui sépare Conakry-Ville de la banlieue, à quelques
centaines de mètres du Palais du Peuple, de plusieurs anciens
ministres condamnés36: Baldet Ousmane, Barry Ibrahima dit Barry III,
Moriba Magassouba. Dans la même nuit, huit personnalités sont
fusillées à Conakry dont Madame Camara Loffo, Camara Sékou, et
Camara Balla, ancien secrétaire général du gouvernement (condamné
lors du "complot des militaires"). En outre, dans chacune des 29
régions de Guinée, on pendra au moins deux personnes sur une place
publique avec obligation à la population d'assister à ces pendaisons37.
Le 26 janvier, Radio Conakry diffuse un poème de Sékou Touré
intitulé "Adieu aux traîtres", qui se termine par les vers suivants :
"Vous n'avez plus ni soeurs, ni mères. Adieu cinquième colonne, adieu
mercenaires. C'est l'échec total des corsaires, c'est la victoire totale
du front anti-colonialiste. Adieu, adieu les traîtres, adieu les
opportunistes, bienvenue au tombeau des impérialistes".
Le pays est encore traumatisé par tous ces événements
dramatiques liés à l'agression des Portugais et des mercenaires, que de
nouvelles vagues d'accusations et d'arrestations vont se produire
pendant l'été, sous le signe de la lutte contre le complot manigancé par
la 5ème colonne. Cette nouvelle phase repose essentiellement sur des
dénonciations et sur des dépositions obtenues par la torture. Selon le
slogan "Tout le Peuple est gendarme", Sékou Touré, lors d'un meeting
public du BPN tenu le 14 juin 1971, interpelle les militants en leur
disant : "Continuez, recherchez, fouillez partout où besoin sera. Ne
laissez aucun complice. Nous vous faisons entière confiance. Allez
jusqu'au bout, allez en profondeur, atteignez la racine de la 5ème
colonne, c'est la radicalisation de la Révolution, c'est notre victoire...

36
Ce pont, que l'on appelle encore aujourd'hui à Conakry le "Pont des Pendus", s'élève à
l'entrée de la route qui mène à travers la banlieue vers l'aéroport de Gbessia, et qui était
appelée à l'époque de la Révolution : "Autoroute Fidel Castro, route infinie de l'histoire."
37
L'envoyé spécial du quotidien communiste "L'Humanité", Roger Lambotte, présent à
Conakry depuis plusieurs jours, fait des réserves, dans l'édition du 28 janvier, sur le
déroulement des procès, qui "bouleverse toutes nos conceptions des règles judiciaires", mais
les explique par l'atmosphère de tension que vit la population de la capitale. En revanche, il
affirme que "contrairement à ce qui a été écrit, il n'y a pas eu d'exécutions publiques", ce qui
contredit l'évidence, de multiples témoignages, et même la radio "La Voix de la Révolution".

42
Contre-révolutionnaires guinéens de tout acabit, tremblez, tremblez
encore et encore, tremblez toujours."
Des arrestations se multiplient, surtout de Guinéens, mais aussi de
quelques étrangers qui avaient échappé aux précédentes vagues38. Les
procès et les exécutions se succèdent pendant l'été : le 29 juillet 1971,
ce sont des militaires, dont le général Keita Noumandian, chef d'état-
major, et le commandant Zoumanigui, ex-officier d'ordonnance de
Sékou Touré.
Le 18 octobre 1971 sont fusillés plusieurs ministres dont Mato
Marcel, ministre de l'Intérieur et de la Sécurité, Sagno Mamadi,
ministre de la Défense nationale, Tibou Tounkara, ministre de
l'Information, Savané Moricandian, ministre du Commerce, Condé
Émile, ministre des Travaux Publics, Keita Fadiala, ancien procureur
de la République et ancien ambassadeur à Washington.
Entre temps, Sékou Touré a expliqué dans un nouveau message à
la nation en date du 26 septembre 1971, ce qu'il attendait du Peuple
pour mettre fin définitivement aux complots.

MESSAGE A LA NATION du Président Ahmed Sékou Touré


Peuple de Guinée !
Depuis le jeudi 29 juillet 1971, se déroule le plus grand procès
que tu aies connu, celui des nationaux, traîtres à la cause hautement
sacrée de ta liberté, c'est-à-dire de ton pouvoir à diriger ton destin
dans la dignité et la souveraineté reconquises.
Les événements que tu as vécus depuis ton accession à
l'Indépendance le 2 octobre 1958 ont eu une portée indéniable sur
l'opinion africaine et internationale.
La hargne et l'agressivité des puissances impérialistes opposées à
ton existence en tant que nation souveraine, en tant que Peuple libre
et en tant qu'entité socialiste en Afrique, se sont manifestées avec
violence et continuité en vue de t'imposer arbitrairement un régime
réactionnaire qui te soumette à leur dictature capitaliste et anti-
populaire.

38
Ismaël Touré dit à Alpha Abdoulaye Diallo "Porthos", lors de son interrogatoire début août
1971, qu'il est le 2.569ème prisonnier de la seconde vague (comme ce dernier le raconte dans
son ouvrage déjà cité : "La Vérité du Ministre").

43
Ainsi, durant les 13 premières années de l'exercice par toi-même
des différents attributs de ta souveraineté, tu es resté en butte aux
difficultés de toutes sortes engendrées par les entreprises criminelles
et anti-africaines de l'impérialisme international.
En effet, tout le monde sait désormais qu'il t'est reproché ton
attitude courageuse et combien digne du 28 septembre 1958, celle te
faisant préférer la Liberté même dans la pauvreté, à l'opulence dans
l'esclavage colonial.
Tout le monde sait désormais qu'il t'est reproché aussi le fait
d'avoir réorganisé sur des bases authentiquement africaines ta
société, ton économie et ta culture.
Tout le monde sait désormais qu'il t'est reproché égale ment ton
intransigeance dans l'application d'une politique nationale et
internationale fondamentalement axée sur la primauté du Peuple et la
prééminence de ses intérêts et de ses droits.
Il t'est surtout reproché le bannissement dans tes démarches
intellectuelles, dans tes activités pratiques, dans tes aspirations et tes
comportements, la doctrine et les pratiques chères à l'impérialisme,
au colonialisme, au néo-colonialisme et au féodalisme.
Il t'est reproché ta constante attitude de dignité, ton courage
politique et ta fermeté idéologique face aux différents problèmes de la
vie nationale et internationale.
Il t'est enfin reproché ta détermination de ne jamais te prosterner
devant l'impérialisme quelles que soient les foudres dont il te menace.
Les puissances impérialistes ont donc échoué dans toutes leurs
tentatives de corruption, de menace et d'attentat contre ton régime
socialiste. Elles ont échoué dans l'application de leur plan de
reconquête et dans l'imposition de leur programme visant à
l'exploitation de type néo-colonial de tes immenses richesses
naturelles.
Fondées sur l'argument de la force, méprisant la raison historique
et la raison sociale des Peuples, préoccupées exclusivement de
l'accroissement de leurs dividendes, les puissances impérialistes et
colonialistes t'ont choisi comme leur principale cible dans le continent
africain.
Et c'est pourquoi, en plus de la perpétuelle campagne de discrédit
et de mensonges éhontés qu'elles ont déclenchée contre toi, elles te

44
vouent avec une méchanceté sans égale, leur haine la plus profonde et
la plus indigne.
C'est ainsi qu'après avoir échoué dans de multiples tentatives de
remise en cause de l'ordre populaire et démocratique que tu t'es
édifié, les puissances impérialistes dans une maudite alliance, ont
concerté leurs plans d'agression militaire, plans dont tu enregistras, à
la stupéfaction du monde entier, la brutale manifestation le 22
novembre 1970.
Sur la vieille politique de la canonnière, il a porté son choix.
L'impérialisme ne veut pas admettre l'existence d'un Peuple Africain
en dehors du carcan néo-colonialiste dans lequel il a déjà embrigadé
bon nombre d'États du continent.
Mais l'impérialisme ne connaît pas l'Afrique, sinon il aurait tiré
d'utiles leçons des événements survenus en Guinée avant et après la
constitution de ton État indépendant et souverain. Il continue sa sale
besogne, ses préparatifs belliqueux, sa campagne de haine et de
discrédit dans le but de t'affaiblir, de t'isoler et de t'abattre.
Or, une Révolution ne peut jamais être isolée, car la Révolution
c'est la force qui engendre touées les forces, c'est le génie collectif du
Peuple qui se manifeste en capacité invincible, en volonté
irréductible, en créativité illimitée et en progrès transcroissant.
La Révolution Démocratique Africaine exprime ses vertus et ses
capacités dans les différents pays du continent - où elle met en
mouvement la somme d'intelligence, de courage conscient des larges
masses populaires.
La Révolution guinéenne fait partie intégrante de ce grand
mouvement de réhabilitation du passé de l'Afrique et de l'identi-
fication du devenir africain qu'elle entend placer exclusivement dans
le cadre d'une liberté réelle, d'une souveraineté effective mues par une
haute conscience de l'histoire, toute tendue vers le beau, le vrai et le
juste.
Si à la suite de l'agression impérialo-portugaise de novembre
1970 - trois centaines de tes fils et filles ont trouvé la mort dans des
conditions ignobles, ta consolidation morale et ta satisfaction
politique résultent incontestablement de la défaite cinglante que tu as
su imposer aux agresseurs qui ont été impitoyablement écrasés à
Conakry, à Gaoual et à Koundara.

45
En effet, ta victoire sur les hordes mercenaires de l'impérialisme,
ta victoire sur la bourgeoisie anti-nationale constituée de ministres,
gouverneurs, officiers, hauts fonctionnaires, industriels, commerçants
et éléments féodaux, corrompus par l'impérialisme et commis par lui à
l'oeuvre de destruction des bases matérielles et institutionnelles de ta
souveraineté, a eu une grande répercussion dans le monde entier.
Jamais il n'a été enregistré dans la vie d'un autre État, une victoire si
importante et si radicale contre un ennemi qui s'était déjà installé en
très bonne place dans toutes les institutions, dans tous les secteurs
étatiques et politiques de la Nation qu' il entendait réduire en
esclavage.
Aujourd'hui plus qu'hier, tu comprends que le but réel de l'action
impérialiste visait la destruction de ton régime populaire, quand bien
même, pour réaliser cet objectif, il était prévu ici et là des attentats
criminels à l'encontre de tes principaux responsables. L'impérialisme
a été et demeure un. Il recouvre la nationalité de toutes les puissances
vouant à l'Afrique un profond mépris. Peuple de Guinée, tu as été
heureusement un et indivisible face à cet ennemi.
En effet, ta force et tes victoires successives ont résulté de ton
unité militante, unité et identité idéologique, unité et identité politique,
unité dans l'action de destruction des structures féodales et coloniales
pour la construction du bonheur démocratique et social.
Depuis deux mois, tu n'entends à travers les émissions de ta Radio
Nationale, la Voix de la Révolution, et tu ne lis dans les colonnes de
ton journal national, Horoya, que les dépositions des agents de la
5ème colonne constitués de nationaux, d'africains et d'étrangers
résidents.
Désormais tu es parfaitement renseigné sur l'ampleur du complot
qui t'a toujours visé, sur la nocivité des activités multiformes qui l'ont
caractérisé, ainsi que sur les véritables intentions de l'impérialisme et
de la bourgeoisie nationale corrompue quant à la nature ignoble du
destin qu'il te préparait.
Heureusement, avec vigueur et constance, tu as combattu et réduit
à néant ceux qui pensaient te remettre aux fers de l'indignité, de la
soumission et de l'exploitation ; tu as défendu ta dignité, sauvegardé
tes acquis et agrandi ta propriété exclusive et inaliénable sur les
richesses de ton pays.

46
Après deux mois de procès populaire, les agents de la 5ème
colonne doivent recevoir, à la dimension et à l'importance de leurs
crimes, le prix qu'ils méritent pour s'être insurgés contre la liberté et
la souveraineté d'un Peuple aussi conscient, aussi fier que le Peuple
de Guinée.
Depuis le 29 juillet dernier, les 8.000 Pouvoirs Révolutionnaires
Locaux (PRL) ou Communes populaires érigés en tribunaux
populaires et les 30 assemblées législatives régionales également
érigées en tribunaux populaires, ainsi que les Directions nationales,
celles de la Confédération Nationale des Travailleurs, de l'Organi-
sation des Femmes, de la Jeunesse de la Révolution Démocratique
Africaine, les États-majors des différentes armées, tous érigés en
Comités de Défense de la Révolution et de la Nation, ont eu à suivre
régulièrement le grand procès du siècle ; nous disons bien "procès du
siècle" car, sa forme essentiellement populaire et démocratique et sa
moralité foncièrement révolutionnaire, feront date dans l'histoire de
l'humanité pour avoir fait comprendre et admettre la parfaite moralité
d'une telle institution.
L'on doit se poser les questions suivantes :
- qui a créé le Peuple ?
- qui a libéré la Nation ?
- qui a rendu la République de Guinée au nom de la liberté et de
la souveraineté ?
- et qui a été et qui demeure l'ennemi juré de l'impérialisme pour
mériter l'agression de novembre 1970 ?
Une seule réponse : c'est le Peuple de Guinée. C'est pourquoi ce
Peuple qui, par ailleurs, demeure le fondement de La Nation, le
créateur et le gardien de sa liberté et de sa souveraineté, la source
exclusive du droit, de la légitimité et de la régularité, en fait, le seul
référentiel suprême qui doit se saisir et qui s'est saisi du dossier de
l'agression. qui doit et qui va juger les agresseurs extérieurs et leurs
complices intérieurs, est et demeure seul juge.
Nous renonçons quant à nous au droit statique au profit d'un droit
révolutionnaire dans sa portée sociale. Nous bannissons sans
hésitation le juridisme stérile qui fait du Peuple objet et non sujet du
droit et de l'histoire qui le crée et le perfectionne.

47
Notre idéologie nous enseigne en effet que le Peuple, sa raison
d'être et son bien-être doivent fonder la légitimité de nos actes
publics. Il faut qu'un régime soit réellement libérateur, démocratique
et progressiste pour qu'il mette les armées et l'application du droit
dans les mains du Peuple !
L'histoire a ses impératifs et la Révolution ses exigences !
La République de Guinée, son Peuple militant et son Parti ne font
que respecter et appliquer à chaque phase de leur développement
historique commun ces mêmes impératifs de progrès et ces mêmes
exigences de qualification continuelle afin d'atteindre au plus haut
niveau d'émancipation idéologique et de la capacité productive.
Aucun individu, aucun groupe d'individus ne sauraient légitime-
ment se prétendre plus aptes, plus efficaces dans l'exercice d'un
attribut de la souveraineté nationale plus que le Peuple lui-même.
Aucun individu, aucun groupe d'individus ne sauraient être plus
instruits, plus justes que le Peuple lui-même.
Le Peuple est et demeure la cristallisation dialectique la plus
poussée de la somme de connaissances humaines de capacités
techniques et technologiques acquises par les hommes qui le
composent.
En mettant la justice au niveau des justiciables eux mêmes, le
régime révolutionnaire guinéen a restitué au Peuple souverain l'un
des attributs essentiels du pouvoir de souveraineté. Face à des
événements extraordinaires, il faut des solutions extraordinaires.
Les impératifs de la Révolution exigent donc que le Peuple soit le
seul juge car lui seul exprime avec hauteur et perfection la somme de
vertus sociales et de qualités humaines qui caractérisent une véritable
Révolution.
Dans le contexte de la Révolution, le Peuple juge, ne saurait être
un arbitre, un avocat ou un procureur ; il est le gardien de l'ensemble
des valeurs de la Nation et le défenseur intransigeant des légitimes
aspirations à l'équilibre social, dans le progrès et la paix. Il est en
outre le fondement de la vérité historique, de la vérité sociale et de la
vérité humaine et par conséquent la meilleure garantie pour tous et
chacun.

48
Nous savons qu'avec la profonde désorganisation qu'avaient
connue les organes de l'État guinéen avant l'agression, le Peuple n'eut
pas pris les armes que l agression eût réussi.
Cette vérité justifie cette autre vérité, que seul le Peuple a le droit
de juger ceux qui ont voulu l'assassiner.
Le droit n'est pas un domaine arbitrairement constitué. D'une
manière générale, il est un produit socio-historique constituant la
base de l'équilibre voulu par un Peuple. Au processus de
développement d'un Peuple, il n'y a pas de limite ; à la conscience et à
la capacité d'un Peuple il n'y a pas non plus de limite. Le droit en tant
qu'expression des réalités matérielles et morales d'une Nation évolue
et se qualifie avec le Peuple.
Le procès populaire instauré en Guinée fera l'objet d'études de la
part de tous les régimes et sera finalement retenu comme l'expression
vivante d'une haute conscience politique, la marque d'une idéologie
réhabilitant le Peuple et l'accession irréversible vers un progrès
révolutionnaire du Peuple.
Peuple de Guinée !
Te voici donc convié par l'histoire à exercer ton pouvoir de juge
souverain dans un procès historique, un procès qui t'oppose à
l'impérialisme, un procès dont le litige est cette opposition radicale
entre, d'une part ta volonté farouche de rester souverain, de rester
maître de ton devenir, de rester maître de tes richesses, et d'autre
part, la résolution impérialiste de t'asservir, d'accaparer tes richesses,
de t'anéantir.
Tu dois, dans le jugement que tu t'apprêtes à rendre, te
convaincre que tu agis au nom de tous les Peuples aujourd'hui
assaillis par l'impérialisme. Tu dois aussi te convaincre que tu agis
pour aider à sauvegarder la souveraineté de tous les Peuples qui,
demain, seront encore assaillis par l'impérialisme. Plus particuliè-
rement, il s'agit aujourd'hui d'une phase de la grande conspiration
impérialiste contre l'Afrique, cette conspiration dont le fondement est
la nécessité pour l'impérialisme de spolier les Peuples d'Afrique de
leurs richesses pour maintenir ses bases économiques lui permettant
de rester impérialisme. Il s'agit aujourd'hui, de juger certains actes de
l'impérialisme, actes par lesquels il comptait réaliser son avide
convoitise sur ta bauxite, ton fer, ton diamant, ton or et tes produits

49
agricoles. Il s'agit aujourd'hui de juger du degré de participation de
l'impérialisme contre l'Afrique dans sa partie guinéenne, de tous les
agents, nationaux guinéens, africains résidents, étrangers utilisés par
l'impérialisme pour étrangler la Nation guinéenne.
Dans ce procès qui nous oppose à l'impérialisme, les tenants des
conceptions philosophiques réactionnaires qui sont pour la ligne
d'élite auraient voulu que l'on choisisse quelques juristes ultra-
savants diplômés en nous ne savons quel droit pour juger à la place
du Peuple. Ils auraient eu raison de penser ainsi convaincus comme
ils sont qu'un mercenaire est supérieur au Peuple ou que la partie est
supérieure au Tout. Mais nous qui sommes pour la civilisation de
masse, nous dont la logique soutient que le Tout est supérieur à la
partie, que des juristes, quelque éminents qu'ils soient, pris parmi le
Peuple, seraient encore inférieurs en compétence à ce Peuple qui les
contient, nous restons fidèles à notre logique en applaudissant à la
décision de notre Peuple de juger directement une affaire qui
concerne sa propre existence en tant que Peuple, en tant que Nation
libre et en tant qu'État souverain.
Les actes d'hostilité impérialistes contre la République de Guinée,
quand bien même ils s'expriment en tentative d'attentats contre les
dirigeants que le Peuple s'est choisis et qui lui sont restés fidèles,
visent tous à ravir à ce Peuple son indépendance, sa souveraineté, à
le subjuguer et à s'emparer de ses richesses. Et c'est pourquoi, les
chefs d'accusation contre les agents impérialistes commis à l'oeuvre
sordide d'anéantissement du Peuple de Guinée, retenant essentiel-
lement l'objectif visé, se concentreront sur les faits suivants :
- participation à la conception et à l'organisation de l'agression
impérialiste du 22 novembre 1970 contre la République de Guinée ;
- participation à l'exécution de cette agression ;
- complicité passive dans cette agression ;
- participation au sabotage de l'économie guinéenne ;
- participation au sabotage des Institutions guinéennes et à
l'espionnage contre l'État guinéen ;
- participation à la corruption de toute personne aux fins de
recrutement comme agent de l'impérialisme dans sa tentative de
subjugation de la Guinée ;

50
- implication active ou passive dans l'une quelconque des phases
du complot impérialiste contre l'État guinéen depuis l'indépendance
de la Guinée.
Peuple de Guinée,
C'est dans la confrontation du degré de participation de chaque
agent de l'impérialisme au crime impérialiste contre la Guinée, avec
le degré de conscience de chaque agent que tu fonderas ton jugement
historique, en répartissant dans les catégories qui sont les leurs, tous
les agents qui ont tenté de te soumettre à la rapacité de
l'impérialisme.
C'est ainsi qu'il t'appartient de décider de la nature et de la durée
de la peine que mérite chacune des six catégories dont relève le crime
commis par chaque agent de la 5ème colonne démasqué et traduit
devant ton Tribunal Suprême.
1ère CATÉGORIE
Membres du gouvernement, gouverneurs de Région, ambassa-
deurs, officiers et S/officiers, hauts fonctionnaires, cadres nationaux
et fédéraux du PDG
- ayant adhéré à un ou plusieurs réseaux avec appointements ;
- ayant contribué à la préparation ou à l'exécution de l'agression
impérialo-portugaise du 22 Novembre 1970, contre le Peuple de
Guinée.
2ème CATÉGORIE
Membres du gouvernement, gouverneurs de Région, ambassa-
deurs, officiers et S/officiers, hauts fonctionnaires, cadres nationaux
et fédéraux du PDG
- ayant été informés de l'agression, mais n'ayant joué aucun rôle
actif ni dans la préparation, ni dans l'exécution de cette agression.
3ème CATÉGORIE
Tous les nationaux, tous les africains résidents
- ayant adhéré à un ou plusieurs réseaux avec appointements ;
- ayant contribué à la préparation ou à l'exécution de l'agression
impérialo-portugaise du 22 novembre 1970 contre le Peuple de
Guinée.

51
4ème CATÉGORIE
Tous les nationaux, tous les africains ayant été informés de
l'agression mais n'ayant joué aucun rôle actif ni dans la préparation,
ni dans l'exécution de cette agression.
5ème CATÉGORIE
Tous les étrangers ayant contribué à la préparation ou à
l'exécution de l'agression impérialo-portugaise du 22 novembre 1970.
6ème CATÉGORIE
Tous les étrangers ayant participé au sabotage des institutions et
de l'économie, à l'espionnage, à la corruption de nationaux ou
d'Africains résidents en vue de la destruction du régime guinéen.
Peuple de Guinée !
Ta devise nationale est : Travail-Justice-Solidarité.
Le 28 septembre 1958, ta volonté de justice t'a fait choisir la
totale indépendance de ta Nation contre les promesses de néo-
colonisation contenues dans la Constitution de la Communauté
Française.
Le 8 novembre 1964, ta volonté de justice t'a fait proclamer et
appliquer méthodiquement par la Loi-cadre une politique nationale
de socialisation des secteurs essentiels de ton économie.
Le 22 novembre 1970, ta volonté de justice t'a également
mobilisé, comme un seul homme contre des agresseurs que ton
courage résolu et ta puissante force de combat ont su écraser à
l'unanime satisfaction des Peuples frères d'Afrique et des autres
Peuples du monde.
Continuant ta marche irréversible vers de nouvelles et plus
radicales conquêtes, tu dicteras et imposeras ta volonté souveraine
aux vils mercenaires de l'impérialisme qui croupissent présentement
dans tes prisons.
Ainsi :
1° Le 28 septembre 1971, tous les huit mille Pouvoirs Révolution-
naires Locaux tiendront au niveau des quartiers et des villages ou
Communes Populaires une assemblée générale en vue de statuer sur
le dossier de l'agression et d'établir l'échelle des peines pour les
agents criminels de l'impérialisme ;

52
2° Le 30 septembre 1971, les délégués des Pouvoirs Révolution-
naires Locaux appartenant à chacun des 210 Arrondissements de la
Nation tiendront des assises communes pour confronter leurs
décisions et harmoniser leurs propositions a l'intention de leurs
diverses assemblées législatives régionales.
3° Le 2 octobre 1971, date historique de l'anniversaire de l'Indé-
pendance Nationale, les délégués des conseils populaires d'une même
Région Administrative se réuniront, au niveau de l'Assemblée
législative régionale, pour confrontation de leurs points de vue en vue
de déterminer, sous forme de décisions, la position des populations de
chacune des 29 Régions composant la Nation.
Les résolutions issues de ces diverses assises régionales seront
diffusées primo lors des grandioses manifestations populaires :
meetings, défilés et marches révolutionnaires qui se dérouleront le
dimanche 3 octobre 1971 dans toutes les villes de la Nation et
secundo par la radio et le Journal.
Nul doute que ces manifestations populaires exprimeront avec une
puissance jamais égalée l'enthousiasme et la confiance en soi qui
caractérisent les masses laborieuses de Guinée dans leur commune et
exaltante tâche de défense nationale et de sauvegarde des acquis de la
Révolution.
Le Bureau Politique National invite par ailleurs les Comités de
base, les Comités Directeurs et les Bureaux Fédéraux à organiser le
vendredi 1er octobre 1971 dans toutes les mosquées de la République,
des prières spéciales]es contre l'impérialisme et pour le triomphe
rapide et total de la liberté et du progrès démocratique de Guinée, en
Afrique et dans le monde entier.
Les militants et les responsables de la Révolution sont instamment
invités à contribuer efficacement au grand succès des manifestations
populaires projetées et surtout au triomphe complet de la justice dans
le grand procès populaire qui préoccupe à juste titre tous les hommes
conscients.
La Justice révolutionnaire implique une conscience claire des
causes et des effets, un courage politique et moral dans l'attitude, un
sens aigu de la Vérité historique, de la Vérité sociale et de la Vérité
humaine.

53
Pour la Justice dans le Travail et la Solidarité, Vive la
Révolution!
Ahmed Sékou Touré, le 26 septembre 1971"

Il faudra plusieurs années pour que les traumatismes engendrés


par la répression des événements du 22 novembre 1970 s'apaisent.
Plus d'un tiers de siècle après ces événements, les rares survivants et
les familles des victimes n'ont pas oublié. D'autant qu'en dépit des
bonnes intentions naguère proclamées par les dirigeants de la 2ème
République, les condamnations des tribunaux révolutionnaires n'ont
pas été annulées, les condamnés n'ont pas été amnistiés et il n'y a eu
aucune réhabilitation, ni aucune indemnisation. Le bilan humain a été
tenté, mais reste imprécis39. En dehors de ceux de Lansana Kouyaté
(2007-08) et de son successeur Souaré (qui avait nommé un ministre
notamment chargé de la réconciliation nationale), aucun gouverne-
ment n'a cherché à lancer une opération Vérité-Réconciliation, jugée
pourtant indispensable avant les célébrations du 50ème anniversaire
de l'indépendance, qui ne devaient évidemment pas être confondues
avec une réhabilitation tous azimuts de Sékou Touré.
François Mitterrand avait déclaré à "France-Soir" le 31 janvier
1971, au lendemain des procès et des pendaisons qui venaient
d'intervenir à Conakry : "Mais un procès tel que le plus récent, avec
ses accusés absents, son tribunal populaire et les exécutions
sommaires qui l'ont suivi, ne peut supporter aucune complaisance,
fut-elle celle des souvenirs (...) Il n'est pas d'excuse à la parodie de
justice (...) Il m'est arrivé, comme à d'autres, d'user de l'amitié pour
panser certaines plaies, corriger certains jugements, adoucir cer-
taines sentences, et il m'est arrivé d'être écouté."40
En compagnie de Roland Dumas, il est pourtant retourné en
Guinée l'année suivante, en 1972, comme l'un des hôtes d'honneur de
la commémoration désormais annuelle du 22 novembre 1970. En
1973, l'hôte d'honneur fut le président de l'Ouganda Idi Amine Dada.

39
Voir en annexe celui, très complet, que dresse Maurice Jeanjean dans sa biographie de
Sékou Touré. Une liste fort exhaustive est également publiée dans l'ouvrage d'Alsény René
Gomez "Camp Boiro : Parler ou Périr" (L'Harmattan, 2007).
40
"France-Soir", 31 janvier/1er février 1971, sous le titre : "L'exemple que la France pourrait
donner aux Africains"

54
En 1974, ce fut Khadafi. Le 22 novembre 1975, comme suite à la
normalisation des relations entre la Guinée et la France, ce fut une
délégation gouvernementale française comprenant Jean Lecanuet,
ministre de la justice et garde des sceaux, et André Jarrot, ministre de
la qualité de la vie. En 1978, l'hôte d'honneur fut Edgar Faure,
président de l'Assemblée nationale française, et en 1981 le vice
premier ministre de Chine Huang Hua.
Faut-il considérer comme un geste spécial de Sékou Touré la
libération, le 22 novembre 1980, d'Alpha Abdoulaye Diallo "Porthos",
arrêté le 3 août 1971, et qui avait été pendant de longues années l'un
des plus fidèles et des plus efficaces collaborateurs du président
guinéen ?

55
CC@U@ .

Extrait de l'ouvrage de Pierre Clostermann,


"L'Histoire vécue, un demi-siècle de secrets d'État"
Paris, 1998, Flammarion

Entre parenthèses figurent quelques précisions données par l'auteur, ainsi que des
informations complémentaires données à l'auteur par Pierre Clostermann au cours
d'une conversation téléphonique tenue le 26 septembre 2002. Ces dernières sont en
italique et en gras. Il faut savoir aussi que Pierre Clostermann était né au Brésil où
son père était diplomate, et qu'il parlait donc assez bien le portugais. Par ailleurs, il
était grand amateur de pêche sportive et même délégué de la Fédération mondiale de
Pêche en Mer, ce qui explique également la suite. Pierre Clostermann est mort le 22
mars 2006, à l'âge de 85 ans, à son domicile de Montesquieu-des-Albères (Pyrénées
Orientales)

En septembre 1970, lors de mon séjour habituel à Sesimbra, je reçois la visite d'une
délégation des Ratos, ancienne et respectée famille de pêcheurs, le grand-père et la
grand-mère en tête, tous en larmes. Pour eux, comme pour les pêcheurs du coin qui
me connaissaient depuis vingt ans, qui m'emmenaient en mer, ramaient pour moi à
la recherche des espadons, avec lesquels je buvais des bières et des ginginhas le soir
dans les petits bistrots des ruelles en pente, et que j'aidais dans leurs différends avec
l'amiral Thomaz, ministre de la Marine et directeur des pêches, ainsi qu'avec les
Affaires maritimes, j'étais le "Tio Coronel", l'oncle colonel. L'appellation "oncle"
étant réservée aux membres éminents de la collectivité des pêcheurs. Je m'efforce
donc de consoler les Ratos et entre deux sanglots d'obtenir des éclaircissements sur
les causes de leur chagrin. Je comprends que leur petit-fils mobilisé et soldat a sauté
sur une mine en Guinée-Bissau, a été fait prisonnier et transporté grièvement blessé
dans l'ex-Guinée française où les guérilleros ont un camp et une infirmerie-hôpital-
prison à Konakry, et ce avec la bénédiction de Sékou Touré. La Croix-Rouge y est à
peine tolérée, mais a pu prévenir la famille. Que puis-je faire? "Demandez au
président de la France de le faire libérer !" Ces braves gens m'accordent, après
m'avoir vu si souvent dans des voitures officielles, des pouvoirs que, hélas, je ne
possède pas. Je promets cependant d'essayer sans garantir le résultat.
Huit jours plus tard je suis à Paris et comme je ne puis déranger le président
Pompidou pour cette triste histoire, je vais voir Jacques Chaban-Delmas - alors
Premier ministre - qui me renvoie à Foccart ! "Si Foccart ne peut rien faire pour
t'aider, personne ne pourra." Vieil ami et vieux complice, Foccart me reçoit dans son
pigeonnier de l'Élysée, m'écoute avec attention et même un intérêt croissant, me dit
que ce n'est pas de la tarte [sic] et me demande de revenir dans une dizaine de jours.
Une semaine plus tard il me téléphone et me dit de passer le voir. "Mon cher
Clostermann, je vous demande la plus totale discrétion, je ne vous ai pas vu, je ne
vous ai rien remis..." Je jure sur les saintes huiles, et il me donne alors une

56
enveloppe grand format épaisse qui contient une série de photos de Konakry
renseignées et une carte de l'amirauté mise à jour des fonds le long de la ville et des
plages. "Je ne veux absolument pas savoir ce que vos amis vont faire de ces
documents, vous m'avez bien compris ?"
Revenu à Lisbonne, j'ai une réunion au mess du ministère de la Défense à Monsanto
où je déjeune avec Spinola qui a été rappelé spécialement de Guinée où il
commande en chef. Spinola, c'est le genre de notre général Giraud 1943, un peu
caricatural, monocle en plus, moustache en moins ! Avec deux de ses officiers
d'état-major nous passons les documents de Foccart à la loupe. Les photos verticales
sont excellentes. On peut compter les poules dans les poulaillers. Cinq cercles au
crayon gras indiquent les maisons des demoiselles locales que Sékou Touré honore à
tour de rôle. L'hôpital et le camp de prisonniers sont clairement définis ainsi que
leurs défenses, et la carte des fonds permettra aux chalands lourdement chargés
d'accoster sur la grève, larguant les troupes d'assaut à pied sec.
L'opération nom de code "Mar Verde" du 22 novembre 1970 va réussir au-delà de
toute espérance. Les commandos débarquent au milieu de la nuit sur la plage de
Konakry, et à l'heure dite, deux frégates portugaises (de construction française !)
ouvrent le feu avec des obus éclairants tandis que les canons automatiques Bofors
montés sur les chalands arrosent en tir direct les fenêtres de la caserne. La garnison
en état de panique totale s'enfuit, tire sur tout ce qui bouge, sur les civils et dans le
désordre, même sur la garde présidentielle dont les tenues camouflées ressemblent à
celles des commandos. Ces derniers, bien menés par d'excellents officiers, libèrent
rapidement les prisonniers et récupèrent les blessés à l'hôpital. Les paras portugais
arrêtent aussi des dirigeants nationalistes. Ils recherchent en vain Sékou Touré qui se
trouvait dans une sixième maison d'où il s'est éclipsé pour filer dans la villa voisine,
domicile du consul soviétique (l'auteur n'a jamais entendu parler de cette version ;
il est peu probable, comme Clostermann l'affirme à la ligne suivante, que tous ces
événements aient pu se passer "en moins d'une heure". Sékou Touré s'est d'ailleurs
rendu à la radio pour y lancer une proclamation alors que les commandos portugais
étaient encore en ville.). En moins d'une heure, l'opération "Mar verde" avait atteint
tous ses objectifs, les assaillants se retirèrent en bon ordre, pratiquement sans pertes,
juste un tué et quelques blessés. Quand le correspondant de l'Associated Press fut
sorti de sous son lit et eut circulé dans les rues, il écrivit avoir généreusement
compté environ deux cents morts civils et militaires guinéens... (la mission
d'enquête de l'ONU, composée de délégués des pays membres et dont faisait
également partie François Giuliani, journaliste français devenu fonctionnaire de
l'ONU et qui a été, après l'auteur dont il est devenu l'ami, porte-parole des
secrétaires généraux Waldheim, Perez de Cuellar et Boutros-Ghali, a estimé à 350
environ le nombre de tués). Le lendemain Sékou Touré hurlait aux quatre vents
qu'une puissante escadre franco-portugaise avait débarqué des milliers d'hommes,
massacré des femmes et des enfants, en appelait à l'ONU, etc. (dès le lendemain,
Sékou Touré a mis en cause le Portugal ainsi que les exilés guinéens ; la France,
comme l'Allemagne fédérale, n'a été mise en cause que plusieurs semaines plus
tard).
Le retour fut triomphal et Spinola, décrété héros national et décoré de l'ordre de la
Tour et des Épées, devint l'homme le plus populaire du Portugal. Quant à moi, le

57
ministre de la Défense me remit la cravate avec plaque du Mérite militaire ! La plus
belle récompense me fut cependant accordée par la famille Ratos venant en cortège
avec les pêcheurs de Sesimbra et la musique municipale accompagner leur petit-fils
libéré qui commençait à se déplacer avec des béquilles. La mère et la grand-mère
m'ont fort embarrassé, agenouillées, m'embrassant les mains, larmes, rires de
bonheur, quelle joie ! Le mois suivant, avec le professeur Cordeiro, nous l'avons fait
équiper d'une prothèse moderne.
L'ONU dans son hypocrite candeur, sous la pression des pays non engagés, de la
Russie, de l'Angleterre et des USA, explosa de rage et seule l'abstention de la
France, équivalente à un veto au Conseil de sécurité41, annula les motions et les
condamnations (ce n'est pas exact ; la France a voté au Conseil de sécurité en
faveur de la résolution 289 du 23 novembre 1970 exigeant l'arrêt de l'attaque armée
et dépêchant sur place une mission d'enquête - cette résolution fut adoptée à
l'unanimité - et s'est abstenue - seule - sur le vote de la résolution 290 du 8
décembre 1970 condamnant le Portugal pour l'invasion du territoire guinéen). De
Gaulle à Colombey et Pompidou à l'Élysée ont dû trouver l'affaire plaisante si
Foccart leur en a raconté l'origine (Pour de Gaulle, c'eût été difficile, car il était
mort depuis près de deux semaines au moment de ce débarquement). Pompidou
n'avait probablement pas voulu voir le "machin" se mêler d'une affaire dans laquelle
la France pouvait être impliquée, même indirectement, du fait que la Guinée était un
territoire francophone, et de l'aide militaire au Portugal !

41
Au Conseil de sécurité, l'abstention d'un membre permanent n'équivaut pas à un veto. La
France s'était également abstenue en décembre 1958 sur la résolution recommandant
l'admission de la Guinée à l'ONU.

58
CC@U@ 0

Maurice Jeanjean
"Sékou Touré : un totalitarisme africain"
Éditions L'Harmattan. Paris. 2005. 232 pages

Le bilan de ces massacres n'a jamais été clairement établi. Alpha Abdoulaye Diallo
Porthos, une des victimes en même temps que l'un des meilleurs observateurs de
cette période (1970-1971), dresse une liste des ministres, ambassadeurs,
gouverneurs, cadres supérieurs, hommes d'affaires, qui donne 255 personnes
arrêtées et 125 tuées et estime à 5.000 le nombre des personnes arrêtées. La plupart
des prisonniers seront fusillés ou assassinés. Les libérés garderont de graves
séquelles. L'Association pour le Promotion et la Défense des Droits de l'Homme en
Guinée a dressé le 28 septembre 1976 une liste des détenus politiques en lien avec le
complot dit "de la 5ème colonne", arrêtés entre novembre 1970 et septembre 1971,
qui aboutit à 338 personnes arrêtées et 113 tuées. Cette liste est loin d'être
exhaustive. Elle ne tient pas compte du petit peuple qui dans chaque village a été
victime de cette répression, et des nombreux disparus encore recherchés par leur
famille. Camara Kaba avance le nombre de 12.000 cadres arrêtés, et Line Gagnon,
dans le cadre du programme MBA de l'Université de Laval au Canada, parle de
10.000 à 30.000 disparus.

59
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Les deux Allemagne, celle de l'Ouest comme celle de l'Est, ont


subi des conséquences dramatiques à la suite de ce débarquement
réalisé en pleine nuit par des forces portugaises avec le concours actif
de groupes d'opposants et d'exilés guinéens. Berlin-Est annonce le 23
novembre 1970 que le Dr. Siégeriez Krebs, Premier secrétaire à
l'ambassade de la RDA à Conakry, a été tué lors de tirs nocturnes, et
Helmut Fischer, attaché commercial, sévèrement blessé42. A Bonn, on
annonce la mort du Comte Ulf von Tiesenhausen, directeur depuis un
an de la firme Fritz Werner auprès du projet des Usines Militaires de
Conakry43. Un coopérant envoyé par la Poste allemande, Deuringer,
est blessé devant son domicile, proche de la résidence présidentielle
Belle-Vue. Au cours des combats, cette résidence, naguère offerte et
42
Après les premiers coups de feu et les premiers blessés, Siegfried Krebs accompagné
d'Helmut Fischer, partit à la recherche de secours au volant de sa voiture. Sur la corniche de
Donka, les assaillants tirèrent sur son véhicule, le blessant grièvement au côté et au bas-
ventre ; Fischer fut atteint d'un projectile dans le dos. Ils réussirent à se rendre jusqu'à la
résidence des experts est-allemands de l'imprimerie Patrice Lumumba non loin de là, d'où ils
furent transportés à Donka entre les mains de médecins de la RDA. Krebs, très sérieusement
atteint, décéda pendant l'opération, rendue encore plus difficile par une panne de courant.
Fischer fut évacué ultérieurement à Berlin et ne revint pas en Guinée après sa guérison. En
tant que consul, Heiner Schmid, accompagné d'un chauffeur, fut chargé par l'ambassadeur
Fritsch de faire le tour des familles pour vérifier leur situation ; au cours de sa tournée, il fut
stoppé par des mercenaires (qui parlaient anglais, selon Heiner Schmid) ; le véhicule fut
bloqué et les deux hommes durent poursuivre à pied (témoignage téléphonique de Heiner
Schmid, 10 février 2000).
43
Tué "accidentellement par ses complices portugais, parce qu'ils l'avaient pris pour Amilcar
Cabral, le leader du PAIGC, qui avait une Volkswagen de la même couleur que la sienne !",
affirment les enquêteurs guinéens. Selon la version de Bonn, Tiesenhausen reçut vers 4 heures
du matin un coup de téléphone d'un de ses collaborateurs et malgré les instances de sa femme,
il prit sa voiture, une Volkswagen de la même couleur que celle des véhicules du PAIGC,
pour s'enquérir du sort de collaborateurs qui ne pouvaient être contactés par téléphone. Stoppé
en cours de route, il descendit de voiture et fut tué par derrière d'une rafale de mitraillette. Les
deux versions ne sont pas totalement contradictoires.
construite pour Sékou Touré par l'Allemagne de l'Ouest, est
sérieusement endommagée44.
Le gouvernement de la RDA et diverses associations envoient
immédiatement des messages de sympathie et de soutien à Sékou
Touré et condamnent la tentative de débarquement. Selon le
gouvernement guinéen, la RFA aurait gardé le silence, ce que dément
Bonn, qui affirme avoir exprimé ses condoléances le 25 novembre, un
jour après avoir proposé une aide médicale45. Le 27 novembre, Bonn
exprime l'espoir de voir une commission internationale d'enquête faire
la lumière sur ces événements. Cependant, à New York, les pays
occidentaux (USA, Royaume-Uni, France - membres permanents - et
Espagne) s'abstiennent lorsque le Conseil de sécurité condamne
l'agression et plus précisément le Portugal. Contre toute évidence, ce
dernier pays conteste son implication, alors que celle-ci aurait à la
rigueur pu se justifier par un droit de suite en terre guinéenne contre
les combattants du PAIGC et par le désir de libérer les prisonniers
portugais ou de Guinée-Bissau détenus à Conakry. Bonn renouvelle
formellement sa condamnation le 9 décembre, à l'occasion de la
réunion à Lagos d'une session extraordinaire de l'Organisation de
l'Unité Africaine.
Le périodique "Horoya-Hebdo" du 26 novembre 1970 énumère
les noms de trois étrangers "assassinés" et de huit blessés (il y a
également un professeur italien et plusieurs yougoslaves), et il
poursuit : "Il est superflu de souligner le caractère lâche et ignoble de
tels crimes (...) Le Peuple guinéen s'incline pieusement devant ces
innocentes victimes du cancer moral qu'incarne le colonialisme
portugais. Ils sont tombés comme les nombreux Guinéens civils et
militaires pour le même idéal de liberté et de fraternité humaine. Que
leurs gouvernements et leurs Peuples trouvent ici l'expression de nos
condoléances profondément attristées."

44
Elle est considérée comme propriété personnelle de Sékou Touré. D'ailleurs, Madame
Andrée, la veuve de l'ancien Président, a contesté l'utilisation de cette résidence par le
nouveau régime guinéen après 1984 en arguant justement de son droit de propriété.
45
La Fondation Friedrich-Ebert a été chargée d'acheminer par avion des médicaments, des
pansements et des équipements de première nécessité, selon les indications fournies au
Docteur Kremer, représentant de la Fondation à Conakry, par le Docteur Accar, responsable
de l'hôpital Donka.

62
Le 3 décembre, se référant aux événements qui viennent de se
produire, l'ambassade d'Allemagne fédérale juge prudent d'adresser à
tous ses ressortissants établis en Guinée une lettre circulaire pour leur
rappeler un certain nombre de consignes générales à respecter en cas
de tension ou de crise et leur conseiller l'attitude à prendre en cas de
regroupement ou d'évacuation.
Mais quelques jours plus tard, le ton change.
Le 8 décembre, Sékou Touré affirme dans un discours que la
télévision allemande avait diffusé quelques heures seulement après le
début de l'invasion du 22 novembre une émission pré-enregistrée dans
laquelle on annonçait qu'il avait été renversé et qu'il fallait s'en
féliciter. Après vérification, l'ambassade démentit cette information,
dont le ministre des affaires étrangères déclara qu'elle provenait
d'étudiants guinéens vivant en Allemagne fédérale.
Le 29 décembre, Bonn révèle que 37 coopérants et experts
allemands ainsi que leurs familles, au total une centaine de personnes,
ont été expulsés sans préavis la veille 28 décembre, et qu'il viennent
d'arriver à Francfort à bord d'un avion de la SABENA réquisitionné
par le gouvernement guinéen. Parmi les expulsés figurent aussi 5
membres de la Bundeswehr qui servaient d'instructeurs auprès de
l'armée guinéenne. On apprend également que le chef d'un projet de
développement à Kankan, Hermann Seibold, a été arrêté le 18
décembre dans un hôtel de Conakry (où il se trouvait depuis trois
jours) pour avoir fait des remarques désobligeantes sur le
gouvernement guinéen46. Seibold dirigeait à Bordo, près de Kankan,
un centre de formation professionnelle artisanale dépendant d'une
ONG allemande, le Christliches Jugenddorf-Werk Göppingen. Aucun

46
En même temps que Seibold était arrêté un Français nommé René Cazaux (certains
documents l'écrivent "Cazau"), établi en Guinée dès avant la guerre, l'un des fondateurs du
parti communiste en Guinée, interné sous Vichy et membre du Groupe d'études communistes
de Kankan en 1945-46. Cazaux, qui s'occupait de constructions métalliques, était logé à
Bordo dans un logement voisin de celui de Seibold. Les deux familles avaient noué des
relations de voisinage et une idylle était née entre deux de leurs enfants - le couple Seibold
avait une fille. Pour ce seul fait, Cazaux fut arrêté et passa plusieurs années au camp Boiro,
bien que l'arrêt du tribunal révolutionnaire suprême en date du 23 janvier 1971 l'eût classé
parmi les "libérés sans condamnation". Il fut finalement libéré le 30 décembre 1973, en même
temps qu'un autre Français, Jean-Yves Chailleux, à l'occasion de la visite à Conakry d'une
délégation du Parti communiste français, dirigée par un membre du comité central, Paul
Courtieu ; mais, atteint d'un cancer, il mourut peu après son retour en France (Documentation
personnelle et lettre du professeur Jean Suret-Canale à l'auteur, 11 octobre 1999).

63
des membres du personnel de l'ambassade de la RFA n'a fait l'objet
d'une menace d'expulsion.
On saura plus tard qu'Adolf Marx, directeur de la brasserie
Sobragui, a lui aussi été arrêté, mais le 29 décembre47 ; on l'accusera
d'avoir volontairement freiné la production de son entreprise et on
affirme que la "5ème colonne" aurait voulu le pousser à empoisonner
la population guinéenne en trafiquant la composition de sa bière48 ; la
veille, pressentant l'évolution ou informé par quelque source, Marx a
vainement tenté de prendre l'avion avec les coopérants expulsés49. Le
chargé d'affaires allemand Karl Walter Lewalter50 a tenté en vain
d'entrer en contact avec ses deux compatriotes arrêtés.
Le secrétaire d'État parlementaire Karl Mörsch déclare le 29
décembre que cette affaire ne peut reposer que sur une erreur ou une
mauvaise interprétation. "D'après tout ce que nous savons, je ne puis
que démentir catégoriquement que des Allemands soient mêlés en
quoi que ce soit à ces troubles."

47
Selon certains témoignages, sa compagne guinéenne, Mariam Kassé, fut également arrêtée
et détenue au camp Boiro ; elle y aurait été détenue avec un très jeune enfant. L’ambassade
d’Allemagne fédérale à Conakry n’en a pas eu connaissance, semble-t-il.
48
Il y avait même, selon certaines dépositions, un "groupe d'empoisonnement de la bière" ;
mais Marx affirme qu'il a toujours refusé cette éventualité ; en revanche, il a reconnu dans sa
déposition avoir artificiellement perturbé la production de son usine en arguant de la pénurie
de houblon et de divers autres problèmes d'approvisionnement et de pièces détachées. Le
demi-frère de Sékou, Ismaël Touré, avait visité la SOBRAGUI quelques semaines avant ces
événements et ces accusations, et avait semble-t-il beaucoup apprécié ce qu'il y avait vu.
49
C'est du moins ce qu'affirment les archives allemandes. Dans son livre, Marx n'écrit pas
qu'il a tenté de quitter la Guinée à ce moment là, d'autant qu'il avait convoqué pour le
lendemain 29 décembre le conseil d'administration de sa brasserie. Mais il mentionne qu'il a
rencontré à l'aéroport MM. Lewalter et Feigt, tous deux membres de l'ambassade de la RFA,
venus assister à l'embarquement de leurs compatriotes ; peut-être a-t-il évoqué avec ces deux
diplomates son éventuel désir de partir ?
50
Karl Walter Lewalter, entré au ministère fédéral des affaires étrangères en 1964, y a fait
une brillante carrière, au consulat général de New York et à la mission d'observateur de la
RFA auprès de l'ONU, puis au service du désarmement ; il est nommé à l'automne 1967
conseiller à Conakry. Après la rupture des relations diplomatiques en janvier 1971, il rejoint
le ministère à Bonn et devient en 1976 chef de cabinet du ministre Hans-Dietrich Genscher.
Conseiller à Madrid de 1979 à 1984, il est nommé, après un temps à la direction générale des
affaires politiques, ambassadeur de la RFA en Bulgarie (1987-91), puis en Indonésie (1991-
94), responsable du département Asie au ministère, puis inspecteur général des postes
diplomatiques et consulaires (1996-99) et enfin représentant permanent de l'Allemagne auprès
des Nations unies à Genève de 1999 à 2003, date à laquelle il part à la retraite.

64
L'ambassadeur Dr Johann Christian Lankes est rappelé à Bonn
pour consultations ; il y arrive le 30 décembre. Le secrétaire d'État
Sigismund von Braun révèle le même jour que Sékou Touré avait écrit
le 17 décembre au président fédéral Gustav Heinemann pour lui faire
savoir que cet ambassadeur était devenu inacceptable pour la Guinée
en raison de son implication dans l'invasion du 22 novembre. Sékou
Touré écrivait notamment :
"Soyez rassuré, Excellence, que le Peuple et le Gouvernement
guinéens, qui apprécient positivement les rapports d'Amitié, de
Confiance et de Coopération qu'ils ont noués avec le Peuple et le
Gouvernement de la République Fédérale d'Allemagne, tiennent à la
sauvegarde et au développement de ces rapports, malgré les
vicissitudes qui en des moments donnés ont pu les affecter. Désirant
en conséquence s'abstenir de toute prise de position publique, et
soucieux par ailleurs d'éviter toute décision qui mettrait nos deux
Gouvernements devant l'irréparable, nous vous prions, Excellence, de
bien vouloir, et ce dans les meilleurs délais, rappeler Son Excellence
JOHANN CHRISTIAN LANKES (en majuscules dans la lettre) qui, en
raison des considérations précitées, ne mérite plus notre confiance.
(...) Le Gouvernement (...) serait très heureux de recevoir dans les
meilleurs délais à votre convenance votre nouveau Représentant."
Le 23 décembre, le président fédéral Heinemann avait répondu à
son collègue guinéen que ces allégations étaient sans fondement et
que les Allemands - et bien entendu leur ambassadeur "qui jouissait
de toute sa confiance", n'avaient joué aucun rôle dans les événements
de novembre ; il demandait cependant à l'ambassadeur Lankes de se
rendre à Bonn et laissait au gouvernement fédéral le soin de tirer les
conclusions de toute l'affaire51. Le 24 décembre, veille de Noël, un
collaborateur de l'ambassade de Tchécoslovaquie peut prendre
connaissance d'un document - censé provenir de Bonn - que lui
montrent des diplomates est-allemands, et qui démontrerait la

51
Certains organes de presse allemands estiment que celui-ci a commis une "faute
professionnelle" en n'informant pas correctement son gouvernement de l'évolution rapide de
la situation. L'ambassadeur Lankes n'est d'ailleurs pas au bout de ses peines. Nommé ensuite
au Liban alors que ce pays vit des jours particulièrement difficiles, il est ultérieurement
nommé secrétaire général adjoint de l'OTAN, puis ambassadeur en Éthiopie ; il en est expulsé
en janvier 1978, car le gouvernement d'Addis Abeba estime qu'il a fourni à Bonn des
informations partiales sur la situation qui prévaut dans le pays et sur ses relations avec la
Somalie. Il terminera sa carrière comme ambassadeur en Thaïlande.

65
complicité de Bonn et de Lisbonne dans l'invasion. Plus tard,
l'ambassadeur de Guinée au Caire, Alpha Ibrahima Diallo, confiera
que la documentation avait été fournie au gouvernement guinéen par
la RDA et que celle-ci contribuerait dans d'autres pays du Tiers-
monde encore à démasquer le jeu pratiqué par la République fédérale.
Tolo Béavogui, qui fut le dernier ambassadeur de Guinée en RDA
avant de prendre en 1990 la direction de l'ambassade de Guinée en
Allemagne unifiée, affirme que "les archives de la STASI ont confirmé
en 1991 que la rupture entre la Guinée et la RFA était l'oeuvre des
services secrets est-allemands"52.
Le 31 décembre, Radio Conakry diffuse une déclaration du Haut-
Commandement53, confirmant que des citoyens de la RFA sont mêlés
au débarquement manqué et qu'ils ont travaillé comme espions. Ces
groupes d'espionnage étaient sous la responsabilité d'un ancien officier
SS criminel de guerre nommé Bruno Freitag, qui aurait pris le nom
d'Hermann Seibold54. Le centre de ces activités était Kankan, et
l'ambassade elle-même aurait abusé de ses privilèges diplomatiques
pour se livrer au trafic de devises, à la contrebande d'armes, à la mise
sur pied d'un plan de sabotage de l'industrie guinéenne.
Le 1er janvier 1971, Radio Conakry accuse pour la première fois
l'Allemagne de l'Ouest de "complicité active dans l'agression
portugaise contre la Guinée" et affirme qu'un réseau d'espionnage
dirigé par d'anciens officiers SS avait été découvert. L'expulsion des
techniciens allemands a été décidée par le Haut-Commandement
Révolutionnaire55 parce que l'enquête a révélé que les Allemands de
l'Ouest avaient des contacts avec des Guinéens de l'extérieur pour

52
Lettre de Tolo Béavogui à l'auteur, 26 février 2000. De son côté, l'ancien chef des services
secrets est-allemands, Markus Wolf, que j'avais interrogé, m'a assuré qu'il ne s'était jamais
rendu lui-même en Guinée, contrairement à ce que certaines sources m'avaient affirmé (e-mail
de Markus Wolf à l'auteur, 12 décembre 2001).
53
Voir le texte en annexe 1.
54
Si un coopérant allemand répondant à cette description a effectivement existé, il aurait
quitté la Guinée depuis plusieurs années, selon des indications données par les autorités
fédérales à l'ambassade de France à Bonn (dépêche déjà citée de cette ambassade). Il est par
contre évident que pour Conakry, Freitag et Seibold ne sont qu'une seule et même personne.
Une biographie sommaire de Hermann Seibold, établie par les services de l'ambassade de la
RFA à Conakry, figure en annexe.
55
Le texte intégral du "Communiqué du Haut-Commandement" figure en annexe. Il en est de
même des passages essentiels du "Rapport sur l'agression impérialo-portugaise" publié le 19
janvier 1971.

66
provoquer des troubles et le renversement de Sékou Touré, qu'il
avaient monté un réseau d'espionnage à Kankan et à Conakry pour
former une 5ème colonne, que des ressortissants allemands avaient
participé au débarquement du 22 novembre et qu'enfin, il existait un
plan de sabotage industriel et d'opérations de contrebande d'objets
d'art, de pierres précieuses, d'armes et de munitions sous couvert
diplomatique de l'ambassade de la RFA. Le suicide, le 30 novembre,
de l'ambassadeur de la RFA à Lisbonne, Hans Schmidt-Horix, était
directement lié à l'échec de l'invasion56. Le lendemain, l'ambassade
proteste contre cette émission.
En revanche, "Neues Deutschland", quotidien du SED de Berlin-
Est, s'associe aux accusations guinéennes et publie plusieurs
commentaires sur la politique africaine de la RFA, accusée d'être
responsable, aux côtés des États-Unis, de la survie de régimes
néocoloniaux.
Dans son message de Nouvel An pour 1971, Sékou Touré menace
de fermeture immédiate les missions diplomatiques et sociétés
commerciales impliquées dans des activités subversives. Il ajoute que
tous les traîtres et agents impérialistes seront liquidés et que les
éventuelles condamnations à mort ne seront pas commuées ; il
renonce par avance à son droit de grâce.
Le 6 janvier, Erhard Eppler, ministre de la coopération
économique, rappelle que c'est la première fois que l'ensemble des
coopérants allemands sont expulsés d'un pays pour des raisons
politiques. Il fait le bilan de l'aide publique fournie à la Guinée en
douze ans : 87,4 millions de DM en aide au capital et à
l'investissement, dont 55,5 millions déboursés à ce jour. Le montant
de l'aide militaire, celui des investissements privés et les contrats
commerciaux garantis viennent s'ajouter à ces chiffres.
Le chargé d'affaires remet le 11 janvier une nouvelle note
demandant à avoir accès aux deux Allemands incarcérés pour leur
garantir une protection consulaire ; il demande aussi des précisions sur

56
Ce suicide intervenant à cette date est en effet troublant, mais il semble que le corps
diplomatique allemand ait été sujet, en cette période, à une véritable "vague" de suicides. Il
faut noter que l'épouse de l'ambassadeur à Lisbonne s'est elle aussi suicidée en même temps
que son époux.

67
les motifs de leur arrestation. La réponse - rapide - affirme
simplement que les deux détenus sont bien traités et bien nourris.
C'est le 14 janvier seulement que le cabinet allemand se saisit
officiellement de l'affaire. A l'issue de la réunion du conseil des
ministres, le porte-parole fait la déclaration suivante : "Les rapports
germano-guinéens ont été au cours de ces dernières semaines
gravement affectés par les accusations sans fondement et les mesures
unilatérales du gouvernement guinéen ; une telle façon de procéder
détruit naturellement les bases de la coopération que nous
souhaitons... (Bonn) rejette catégoriquement la prétention du
gouvernement guinéen selon laquelle des services officiels allemands
auraient participé avec le Portugal à la préparation et à l'exécution
de l'invasion de la Guinée ; ces affirmations qui du reste ont
également été émises par Berlin-Est, sont absurdes et insoutenables."
De nombreuses déclarations de responsables guinéens (dont
certains seront eux-mêmes arrêtés par la suite, comme Alassane Diop,
alors secrétaire d'État à l'agriculture, Diallo Alpha Abdoulaye
"Porthos", alors secrétaire d'État à la jeunesse et aux sports, Bangoura
Mohamed Kassory, alors secrétaire d'État à la justice, Bangoura
Karim, alors secrétaire d'État aux mines et aux transports) exposent
parfois dans le détail leurs relations avec l'Allemagne fédérale et le
plus souvent demandent la peine capitale pour les personnes arrêtés, y
compris pour les "étrangers complices, principaux agents de la 5ème
colonne" (quelques uns se contenteraient pour les étrangers des
travaux forcés à perpétuité !)57. La plupart exigent la rupture des
relations diplomatiques avec les pays liés au débarquement, et
beaucoup, tels Mamouna Touré, ministre-délégué de la Haute Guinée,
n'hésitent pas à citer spécifiquement la RFA, "qui s'avère une
dangereuse officine de subversion puisque nombreux sont ses
ressortissants qui ont participé à la préparation et à l'exécution de
l'agression criminelle contre notre Peuple."
Radio Conakry annonce le 19 janvier qu'un des Allemands arrêtés
s'est suicidé. En fait, la mort de Seibold – puisque c'est de lui qu'il

57
La lecture des trois "Livres blancs" publiés de mars 1971 à septembre 1972 et imprimés à
l'Imprimerie Patrice Lumumba de Conakry (rappelons qu'elle fut construite par l'Allemagne
de l'Est !) est particulièrement intéressante à cet égard. La plupart de ces textes avaient déjà
été publiés dans "Horoya".

68
s'agit – remonte sans doute à fin décembre ; immédiatement informé,
Sékou Touré demande une autopsie (ce qui est exceptionnel pour les
détenus politiques décédés) ; il ordonne qu'elle soit confiée au docteur
Baba Kourouma, nommé depuis peu gouverneur de Conakry, et qui
sera lui aussi détenu au camp Boiro de 1971 à 1980 ; celui-ci demande
qu'un autre praticien l'assiste : ce sera un traumatologue bulgare. Tous
deux constatent que Seibold, qui baignait dans une mare de sang, s'est
tranché la gorge avec une lame de rasoir (mais une lame semble-t-il de
fabrication chinoise, alors que sa trousse personnelle contenait des
lames de fabrication allemande).58
Une fois l'information donnée par Radio Conakry, Ismaël Touré
précise devant l'Assemblée nationale qu'il s'agit de Seibold, dont la
femme, qui faisait partie des familles expulsées, dira peu après qu'il
n'était pas homme à se suicider et qu'il avait été battu à mort dans sa
prison59. Ismaël Touré ajoute que Seibold était un ancien Nazi et qu'il
avait été trouvé en possession d'une lettre de Nabi Youla, ancien
ambassadeur à Paris puis à Bonn, prouvant ainsi la collusion entre
l'opposition guinéenne et l'Allemagne de l'Ouest. Nabi Youla a déjà
été condamné à mort par contumace deux années auparavant. Notons
d'ailleurs au passage que plusieurs des personnalités guinéennes qui
étaient en relations régulières avec la RFA ont été écartées des
responsabilités ou le seront peu après ; elles seront détenues, comme
Alassane Diop (arrêté en juin 1971, il sera libéré en janvier 1980 et

58
Conversation du docteur Baba Kourouma avec l'auteur, en présence d'un autre ancien
détenu du camp Boiro, Sékou Fofana, Conakry, 27 avril 2008.
59
Un ancien ministre guinéen (de la période d'après 1984) m'a affirmé en 1999 que Seibold
portait sur lui une ampoule de poison, et que c'est ainsi qu'il se serait suicidé. Il y a de
nombreuses années, à la fin des années 70, Ismaël Touré, qui fut en 1971 directement mêlé
aux interrogatoires de la commission nationale d'enquête, affirma à la fin des années 70 au
conférencier que "personne plus que lui n'avait regretté le suicide de Seibold, car ses
interrogatoires étaient bien loin encore d'avoir apporté tous les faits et toutes les révélations
utiles". Enfin, Madame Éliane Gemayel, arrêtée en même temps que son mari William
Gemayel, mais relâchée et expulsée de Guinée au bout de quatre jours, m'a dit que, "le jour de
son anniversaire" (soit le 28 décembre), elle avait vu Seibold dans un bureau du camp Boiro
en train d'écrire des papiers (sans doute sa "déposition"), et que le soir même, le bruit avait
couru parmi les prisonniers qu'un Allemand était mort ; Seibold serait donc mort, exécuté ou
suicidé, le 28 décembre. C'est aussi ce jour-là qu'une quarantaine d'experts et coopérants
allemands ainsi que leurs familles sont expulsés de Guinée. Je note qu'Adolf Marx a été arrêté
le lendemain : le comité révolutionnaire avait peut-être besoin d'un Allemand de la RFA
vivant pour corroborer ses accusations contre Bonn. Voir en annexe 2 le témoignage de
Moussa Keita, à l'époque commandant adjoint du camp Boiro, contradictoire avec l'autopsie.

69
retournera vivre au Sénégal) et parfois exécutées, comme Keita
Fodéba (arrêté en avril 1969, il sera sans doute fusillé peu après).
Le 20 janvier, Bonn demande à son chargé d'affaires Karl Walter
Lewalter de protester auprès du gouvernement guinéen pour n'avoir
pas été autorisé à entrer en contact avec Seibold et de demander que
son corps soit remis à l'ambassade pour être transféré en Allemagne.
Le même jour, le ministre fédéral de la coopération économique,
Erhard Eppler, déclare que Bonn avait à plusieurs reprises rejeté les
accusations portées par la Guinée contre des Allemands travaillant
dans le pays, mais qu'il n'était pas envisagé de rompre les relations
diplomatiques tant que l'Allemagne avait des intérêts en Guinée ;
toutefois, l'aide économique était suspendue. Il rappelle que c'est la
première fois dans l'histoire de la coopération allemande qu'un tel sort
est réservé à des coopérants. Le 21, Walter Scheel, ministre fédéral
des affaires étrangères, déclare au Bundestag qu'il avait des
informations sérieuses selon lesquelles les Allemands de l'Est avait
fabriqué de faux documents pour les remettre aux Guinéens - le
chargé d'affaires guinéen à Bonn Sékou Top a en effet produit ce jour-
là un document prouvant l'implication de la RFA. Mais le ministre
affirme également que les relations diplomatiques doivent être
maintenues : "Nous devons rester présents sur place afin de pouvoir
être aux côtés des détenus."
Le même jour, le président Gustav Heinemann, dans une
conversation téléphonique avec Sékou Touré, en appelle à lui afin
qu'il n'arrive rien d'irrémédiable à Adolf Marx ; tout ce qui peut être
reproché à des citoyens allemands doit être examiné dans le calme ;
que Sékou veuille bien mettre son éminente personnalité au service de
la réalisation de ce voeu. Sékou répond que ce message sera transmis
à l'Assemblée nationale, chargée de juger les détenus, et qu'il le
tiendra informé.
La presse allemande (notamment "Die Welt") se déchaîne contre
la "mollesse" du gouvernement, et met en cause la coopération
africaine et la politique des "deux États en Allemagne", chère au
Chancelier Willy Brandt, alors que les autorités de Pankow
dénigraient, voire sabotaient, les positions et les actions de la RFA.
Le 22 janvier, la demande de remise du corps de Seibold est
rejetée. Le 23 janvier, on apprend que l'Assemblée nationale,
constituée depuis le 18 janvier en Tribunal révolutionnaire suprême, a

70
prononcé 91 condamnations à mort, dont 33 par contumace, ainsi que
66 condamnations aux travaux forcés à perpétuité, parmi lesquels
Adolf Marx et Seibold, dont le nom figure avec la mention :
"Suicidé". Le lendemain, les sentences sont rendues publiques lors
d'une grande manifestation de masse au stade du 28 septembre. Le 24,
Willy Brandt, le Chancelier fédéral, exprime l'espoir que les
démarches internationales permettront de changer la sentence rendue
contre Marx, "incroyablement sévère selon nos conceptions." Le 27
janvier, le secrétaire général des Nations unies, U Thant, demande des
comptes sur les exécutions et sur le sort réservé aux étrangers.
Le 29 janvier, Radio Conakry annonce que la Guinée a rompu ses
relations diplomatiques avec la République fédérale, et affirme que
Sékou Touré a eu en mains des preuves irréfutables sur la complicité
d'agents allemands avec le Portugal, ainsi que sur l'envoi de 500
commandos allemands en Guinée-Bissau pour lancer une nouvelle
invasion contre la Guinée dans la région de Boké. Il qualifie de "pure
farce" l'aide économique de la RFA, dont il déclare qu'elle était
uniquement destinée à contrer celle de la Chine communiste. Bonn
réfute évidemment ces allégations. La RFA aurait souhaité conserver
des relations pour des raisons humanitaires, afin de pouvoir apporter
une protection à Adolf Marx ; la Guinée avait pris sur elle, après
douze années de bonne coopération, de rompre arbitrairement tous les
liens encore subsistants.
Le 30 janvier, au cours d'une conférence de presse, Sékou Touré
affirme que si Bonn et Paris livraient à la Guinée les Guinéens
résidant dans ces pays et récemment condamnés, il pourrait remettre à
la disposition de leurs peuples des Allemands et des Français
condamnés. "C'est la seule fenêtre qui reste ouverte ; la grande porte
est fermée", dit-il. Bonn réplique que s'il s'agit de Nabi Youla et de
son ancien collaborateur Lelouma Diallo, l'un et l'autre condamnés par
contumace, ils ne se trouvent plus sur le territoire de la RFA.
Les aveux en forme de déposition des principaux condamnés sont
publiés, notamment dans trois "Livres blancs" intitulés "L'agression
portugaise contre la République de Guinée". Plusieurs d'entre eux60

60
Comme Noumandian Keita, alors chef d'état-major interarmes ; Alpha Diallo, alors
secrétaire d'État à l'information ; Magassouba Moriba, ancien ministre de l'intérieur et de la
sécurité ; Barry III, ancien secrétaire d'État au contrôle financier ; madame Camara Loffo,
sage-femme, ancien ministre ; Théodore Soumah, ancien directeur général adjoint de la

71
abondent en détails sur leurs relations avec les Allemands de l'Ouest et
le "réseau SS-Nazis" ; les noms des ambassadeurs Haas et Lankes, des
conseillers culturels le Docteur Reichard (un journaliste arrivé dès
1960 comme conseiller de presse mais aussi comme attaché culturel61)
et Madame von Rossein, des chefs de projets ou experts Otto Lacks,
chargé du laboratoire de Sily-Cinéma, le docteur Voss, travaillant à
l'hôpital Donka, Eckert, un alsacien élevé en Allemagne et chef
comptable des UMC, ou encore Klaus, chef mécanicien des mêmes
UMC, des responsables de firmes comme Montenbruck (Siemens),
Willende ou son successeur le Comte von Tiesenhausen (directeurs de
la firme Fritz Werner), Wolfgang Simon (directeur de Vereinigte
Aluminium Werke), de coopérants du centre de Bordo à Kankan,
comme Bock ou Fischer, reviennent régulièrement. La déposition
d'Adolf Marx est rendue publique dans le premier des Livres blancs62.
La publication de ces dépositions vise à démontrer que
l'Allemagne fédérale a non seulement contribué aux événements du 22
novembre 1970, mais qu'elle était déjà mêlée directement au "complot
Kaman Diaby" de février 1969 (qui aboutit entre autres à l'arrestation
de Keita Fodéba), à la tentative d'assassinat de Sékou Touré par le
jeune Tidiane Keita en juin 1969 (qui aurait reçu des Allemands un
poignard pour le commettre, ainsi que bénéficié d'un entraînement
pour s'en servir au lancer), ou même à une tentative
d'empoisonnement à Kankan lors d'une visite médicale du président
par le moyen d'un "poison allemand de la famille de l'adrénaline... qui
devait provoquer une hémorragie cérébrale ou la folie" (sic :
déposition du docteur Abdoulaye Diallo, chirurgien à l'hôpital de

Banque guinéenne du commerce extérieur ; le docteur Kozel, dentiste tchèque installé à


Kankan ; Jean-Paul Alata, ressortissant français déchu de sa nationalité et devenu guinéen,
ancien directeur des affaires économiques à la présidence de la République ; Monseigneur
Raymond-Marie Tchidimbo, archevêque de Conakry ; Bama Marcel Mato, ancien secrétaire
d'État à l'intérieur et à la sécurité ; Mamadi Sagno, ancien secrétaire d'État à l'éducation
nationale... Plusieurs d'entre eux seront exécutés.
61
Voir en annexe le texte (en allemand) d'une note "d'ambiance" un peu naïve dictée par le
Dr. Reichard le 12 juin 1962 sur les problèmes de coopération avec les autorités
administratives guinéennes. L'auteur a pu se procurer ce document grâce à une ancienne
secrétaire de l'ambassade de la République fédérale d'Allemagne à Conakry, qui y a -travaillé
pendant plusieurs années au début des années 60.
62
Comme celle des autres détenus, la déposition d'Adolf Marx, après avoir été écrite par lui
dans les conditions atroces relatées dans son livre, est enregistrée au 17ème jour de sa
détention et diffusée à maintes reprises sur les ondes de "La Voix de la Révolution", depuis
les studios offerts naguère par la République fédérale allemande. Son texte figure en annexe.

72
Kankan). Cet activisme contre le régime guinéen aurait eu alors pour
motif essentiel le mécontentement de Bonn devant la transformation
des missions commerciales de la RDA en consulats généraux
(intervenue à Conakry en mars 1969), ainsi que leur analyse d'un
renforcement de la position globale des pays communistes en Guinée.
Le 1er février, Bonn annonce que l'Italie a accepté de se charger
des intérêts allemands en Guinée, comme elle le fait déjà pour la
France63.
Le 10 février, Paul Frank, secrétaire d'État aux affaires étrangères,
rappelle que pendant douze ans, une aide substantielle a été fournie au
développement de la Guinée (qui tient le 7ème rang dans l'aide
allemande aux pays africains) dans l'espoir de consolider les liens de
ce pays avec l'Occident ou tout au moins de ne pas le laisser
exclusivement entre les mains des pays de l'Est, mais que l'Allemagne
de l'Est avait marqué des points en persuadant Sékou Touré à l'aide de
documents habilement truqués.
Pour se faire aujourd'hui une opinion objective sur toute cette
affaire, il faudrait avoir accès à plusieurs séries de documents qui
n'ont pas encore été rendus publics jusqu'ici, en particulier les archives
de l'ancienne République démocratique allemande64. La thèse d'un
montage de la part des services secrets est-allemands est en effet, à
mon avis, plausible, même si elle a pu s'appuyer sur une série de faits
avérés ou des déclarations imprudentes émanant de guinéens ou
d'étrangers mécontents de la situation intérieure et de l'évolution de
plus en plus radicale du régime65.

63
Lors de la rupture des relations en novembre 1965, la France avait demandé au Sénégal de
représenter ses intérêts ; après avoir dans un premier temps accepté, Senghor avait finalement
renoncé, sentant que les relations du Sénégal et de la Guinée étaient elles-mêmes fragiles -
elles seront d'ailleurs rompues peu après. C'est donc finalement à l'Italie que Paris avait
demandé, comme l'a fait l'Allemagne fédérale, de représenter les intérêts français à Conakry.
64
Les ouvrages d'historiens guinéens ne retiennent pas eux non plus la responsabilité de la
RFA dans ces événements, même s'ils mentionnent la probabilité que les services secrets
occidentaux se soient tenus informés d'un certain nombre de faits ou de renseignements. Voir
Sidiki Kobélé Keita, "Qui a organisé l'agression du 22 novembre 1970 contre la Guinée ?"
(Les éditions universitaires, Conakry, 1993, p. 123).
65
Les révélations faites, même si ce fut à la suite de tortures, par certains des inculpés de la
"5ème colonne", et rendues publiques dans les Livres Blancs, donnent quelques informations
qui peuvent refléter la vérité, mais dont l'interprétation est sujette à caution : Adolf Marx, par
exemple, était supposé collectionner des armes, ce qui exact, mais uniquement des armes de
chasse, en principe.

73
On voit mal en effet pourquoi la RFA, qui poursuivait depuis
douze ans avec la Guinée une coopération profitable et active au point
d'être parfois critiquée par la France, aurait brusquement changé
d'orientation et compromis tout ce qu'elle avait obtenu et réalisé de
positif. La reconnaissance par la Guinée de la RDA, quelques
semaines avant le débarquement, a sans nul doute fortement déplu à
Bonn, mais je rappelle qu'en 1970, sous l'impulsion de la nouvelle
"Ost-Politik" menée depuis l'année précédente par le nouveau
Chancelier (socialiste) Willy Brandt, les relations inter-allemandes
s'étaient considérablement améliorées66. Il n'y avait guère de raison de
vouloir "punir" Conakry de cette manière. Mais on voit mal aussi
pourquoi la RDA, qui venait d'obtenir enfin, après douze ans d'efforts,
ce qu'elle souhaitait, avait à gagner encore d'une rupture de la Guinée
avec la RFA Tout au plus, selon certains témoignages d'anciens
diplomates est-allemands, a-t-on fait preuve de "Schadenfreude",
c'est-à-dire que l'on s'est réjoui du malheur des autres.
On doit noter aussi, si l'on s'en tient aux dizaines de dépositions
rendues publiques, la grande invraisemblance de bien des faits
"révélés". L'appellation même de "réseau SS-Nazi" est absurde ; le
manque absolu de professionnalisme des principaux responsables
prétendus de ce "réseau" apparaît éclatant ; le seul fait de donner à l'un
de leurs éventuels agents la liste complète des autres sympathisants,
contacts, amis et complices, témoignerait d'un amateurisme peu
crédible de la part de membres des services secrets ouest-allemands ;
les sommes prétendument allouées pour services rendus, en particulier

66
Le 19 mars 1970 avait eu lieu à Erfurt la première rencontre entre le Chancelier fédéral
Willy Brandt et le Président du conseil des ministres de la RDA Willi Stoph ; le 12 août, le
traité germano-soviétique de Moscou reconnaissait comme inviolables les frontières de tous
les États d'Europe. Ces premiers actes essentiels étaient suivis le 3 septembre 1971 d'un
accord des quatre puissances alliées sur Berlin, et le 26 avril 1972 d'un traité inter-allemand
sur la circulation des personnes, puis le 7 novembre d'un traité inter-allemand normalisant les
relations entre RFA et RDA. En septembre 1973, les deux États allemands, jusque là
observateurs, devenaient membres de l'ONU. Willy Brandt ayant reçu le 20 octobre 1971 le
prix Nobel de la Paix pour toutes ces initiatives, Seydou Keita, ambassadeur de Guinée en
Europe occidentale, basé à Rome, protesta contre cette attribution à l'occasion du 25ème
anniversaire de l'UNESCO, en affirmant que "le gouvernement guinéen a la preuve certaine
de la participation de l'Allemagne de l'Ouest dans l'agression coloniale du 22 novembre."
("Marchés Tropicaux", 13 novembre 1971). De son côté, le 21 octobre, à Conakry, Saïfoulaye
Diallo, ministre d'État chargé du domaine des affaires extérieures, proteste auprès du ministre
suédois des affaires étrangères contre l'attribution du prix Nobel de la Paix au chancelier
fédéral allemand Willy Brandt

74
à certains cadres très modestes, sont invraisemblablement élevées et
au surplus totalement injustifiées, compte tenu de la modestie des
prestations relatées ; le nombre et la qualité des participants à des
"réunions secrètes" rendent toute confidentialité illusoire ; les soi-
disant confidences partagées entre tant de personnes plusieurs mois
avant telle ou telle tentative de coup, d'assassinat ou de complot, la
quantité de personnes assistant à des entraînements d'assassins en
puissance, le fait, plusieurs fois mentionné, que "les Libanais" sont au
courant des projets et favorables aux complots, sont également des
éléments illustrant le peu de crédit à prêter à ces affirmations. Une
partie de l'argumentation et de la phraséologie employées dans le
rapport ressemble étrangement à celles utilisée couramment en RDA
(par exemple le fait de qualifier les Allemands de l'Ouest de
"revanchards") et certaines tournures paraissent carrément traduites -
sans élégance ni précaution - de l'allemand. Bien des cachets, des
sigles, des noms, des fonctions, des numéros de série de
correspondance utilisés dans ces documents, sont inexacts ou
obsolètes.
Il n'est jusqu'à la touche sexuelle "à la James Bond" que l'on a
voulu donner à tel ou tel témoignage qui ne prête à sourire : un certain
Camara Baba, dont ni la photo, ni l'âge (il est né en 1915), ni les
fonctions (c'est un ancien directeur général de l'Office de la banane
devenu directeur de cabinet du ministre du commerce puis
gouverneur) ne font penser à un irrésistible Don Juan, affirme dans sa
longue déposition que lors de leur première rencontre, Madame von
Rossein, attachée culturelle de l'ambassade de l'Allemagne fédérale,
"m'a demandé si je pouvais venir un soir chez elle pour prendre un
pot. J'ai accepté bien volontiers l'offre qu'elle m'a faite, surtout en
tant qu'homme se trouvant en présence d'une femme aussi jolie que
Madame von Rossein. Je n'avais donc aucune arrière-pensée en allant
le lendemain soir chez elle, sinon le désir d'un homme qui voulait
passer une soirée agréable auprès d'une jolie femme. C'est ainsi que
lorsqu'elle était dans mes bras et que je l'embrassais, Madame von
Rossein m'a confessé qu'elle était en réalité la responsable des
services secrets allemands en Guinée et qu'elle était de ce fait la
deuxième personnalité de l'ambassade, mais que pour cacher ses
véritables fonctions, on la disait simplement chargée de la section

75
culturelle. Elle a ajouté qu'elle avait déjà des guinéens dans ses
services secrets...".
Elle aurait ce soir là murmuré quelques noms de cadres guinéens,
suivis quelque temps plus tard de l'identité des principaux "amis de la
RFA". Confidences sur l'oreiller, là encore peu crédibles de la part
d'une professionnelle qui serait réellement responsable de services
secrets.
Je ne veux pas par ces remarques mettre en doute la réalité de
multiples tentatives de complots contre le régime de Sékou Touré ou
contre sa personne, ni celle du débarquement du 22 novembre 1970,
mais simplement exprimer mes doutes quant à l'ampleur d'un
engagement ouest-allemand de cette envergure, et aussi ma perplexité
quant à ses éventuelles motivations. Pourtant, d'anciens diplomates de
la RDA, depuis longtemps retraités ou reconvertis dans d'autres
activités, continuent aujourd'hui encore à privilégier la thèse d'une
implication forte de la RFA et de ses ressortissants, et affirment que la
plupart des documents produits n'ont pas pour origine la RDA ; celle-
ci se serait contentée de fournir des compléments d'information67.
Cette opinion contredit plusieurs témoignages en sens contraire que
nous avons évoqués plus haut. Ainsi, quarante ans après ces tragiques
événements et vingt ans après la réunification de l'Allemagne, on n'en
est pas encore à une lecture sereine et consensuelle des causes et des
responsabilités de cette tragique affaire68.

67
C'est en particulier ce que déclare Madame Eleonora Schmid (conversations téléphoniques
avec l'auteur, 10 et 12 février 2000)
68
J'hésite à faire mienne la thèse exprimée par Joachim Voss, représentant en Guinée de la
Fondation (social-démocrate) Friedrich-Ebert en 1968-69, dans son ouvrage : "Der
progressistische Entwicklungsstaat. Seine rechts- und verwaltungstechnische Problematik.
Das Beispiel der Republik Guineas" (Hannover. Verlag für Literatur und Zeitgeschehen.
1971. 448 p., n∞ 81 dans les Cahiers de la Fondation), et qui semble plausible à Jean Suret-
Canale ("Chronique de Guinée" in "Cultures et développement", revue de l'Université
catholique de Louvain, volume X-2-1978), à qui nous empruntons la citation ci-après. Selon
cette théorie dont je reconnais qu'elle est séduisante, "la rupture avec la RFA serait
l'aboutissement d'un processus de détérioration des relations ayant atteint son point crucial
avec la reconnaissance en septembre 1970 de la RDA. La RFA y aurait répondu dans les
formes habituelles en pareil cas, ce qui aurait été considéré par la Guinée comme un chantage
insupportable. Nous serions d'accord avec lui pour penser que, par delà la réalité des faits
reprochés aux ressortissants ouest-allemands, la Guinée, comme elle l'avait fait pour l'URSS
en 1961 et pour les USA en 1966, a saisi l'occasion pour porter un coup d'arrêt à une présence
- la RFA "encadrait" l'armée et la police guinéennes - dont le poids paraissait excessif." Je ne
vois pas en quoi la RFA a répliqué autrement que par des protestations à la reconnaissance de

76
Quoiqu'il en soit, restée après la rupture l'unique représentation
allemande en Guinée, l'Ambassade de la RDA poursuit donc ses
activités traditionnelles, mais reprend aussi certaines des opérations
lancées par la RFA : il en est ainsi du centre de formation
professionnelle de Kankan-Bordo, qui est confié aux soins des
brigades de pionniers de la FDJ (Freie Deutsche Jugend)69 et des
télécommunications70, cependant que la RDA intensifie ses projets
dans d'autres domaines.

la RDA, et je n'ai pas connaissance d'un chantage ; je ne pense pas que l'on puisse dire que ce
pays encadrait armée et police de la Guinée - l'URSS et la Tchécoslovaquie étaient bien
mieux introduites - ; enfin, je ne pense pas que s'il n'y avait eu la tentative de débarquement,
la Guinée aurait rompu avec la RFA, ni celle-ci avec la Guinée ; mais il y a eu cette tentative,
et la RDA y a sans doute vu une possibilité de transformer en but l'essai qu'avait été la
reconnaissance.
69
C'est le consul de la RDA, Heiner Schmid, qui se rend à Kankan pour y inspecter les
installations de Bordo et étudier le transfert des équipements.
70
Dès 1971, la Guinée demande à la RDA de se substituer à la RFA dans le domaine des
postes et télécommunications. La coopération englobait un conseiller auprès du directeur
général des PTT à Conakry, la formation des cadres au centre de formation de Kipé
(notamment pour les aides ingénieurs de téléphone et de radio), la coopération technique pour
l'ensemble des techniques de télé- et radiocommunications, le conseil technique pour la radio
et la télévision (émissions en modulation de fréquence et développement de la télévision
nationale), l’aide au fonctionnement des services de dépannage (ce qui incluait probablement
les techniques de brouillage d'émissions étrangères et d'écoute des communications
téléphoniques, comme la rumeur en courait dans Conakry à l'époque).

77
CC@U@ .

COMMUNIQUE DU HAUT COMMANDEMENT

A la suite de la mesure d'expulsion prise contre une centaine de citoyens ouest-


allemands de la République de Guinée, le Haut Commandement tient à donner les
éléments essentiels d'information susceptibles d'éclairer l'opinion publique nationale
et internationale sur les raisons de cette mesure.
En effet, la mesure d'expulsion des experts de la République Fédérale d'Allemagne
en République de Guinée est en relation directe avec l'agression armée du 22
Novembre.
L'enquête sur les responsabilités engagées dans la préparation et l'exécution du plan
d'attaque contre la République de Guinée est suffisamment avancée pour établir de
manière irréfutable ce qui suit :
1) La complicité active des autorités ouest-allemandes dans la préparation et
l'exécution de l'agression armée dont le Portugal a assumé comme l'on sait la
responsabilité directe, pleine et entière.
2) Les contacts permanents entre certains guinéens de l'extérieur et des autorités
ouest-allemandes en vue de provoquer à la suite de l'attaque armée directe
portugaise, des troubles intérieurs graves susceptibles d'entraîner la chute du
gouvernement populaire légitime de la République que de Guinée.
3) La préparation minutieuse des conditions psychologiques et militaires d'une
guerre civile étendue aux quatre régions naturelles de Guinée.
Le Haut Commandement détient les preuves matérielles de cette préparation, y
compris le plan d'évacuation des familles ouest-allemandes en Guinée, plan
également préparé dans l'éventualité de cette guerre civile.
Le Haut Commandement détient par ailleurs les preuves matérielles indéniables de
la tentative entreprise en vue d'attenter cyniquement à la vie du Responsable
Suprême de la Révolution, le Président Ahmed Sékou Touré.
4) La découverte au sein de la colonie ouest-allemande de Kankan d'un noyau
d'espionnage dirigé contre sécurité intérieure de la République de Guinée.
L'animateur de ce centre ouest-allemand n'est autre que l'ancien commandant des
troupes d'assaut Waffen-SS le sinistre Bruno Freitag, criminel de guerre nazi, alias
Hermann Seibold, spécialiste de la corruption matérielle et morale et de
l'intoxication systématique à haute dose.
5) L'organisation à partir du noyau Seibold de Kankan et du noyau non moins
éminemment dangereux du groupe ouest-allemand Fritz Werner à Conakry d un
vaste réseau assimilable en tout point à la 5ème colonne, de triste mémoire dans les
annales de la guerre 1939-1945.

78
6) La participation effective d'éléments ouest-allemands à l'attaque portugaise du 22
Novembre au cours de laquelle le directeur de l'entreprise Fritz Werner, le
commandant Tiesenhausen, a été tué par ses complices, les envahisseurs portugais.
7) La découverte, concomitamment avec le réseau de la 5ème colonne, d'un plan de
sabotage industriel, d'un réseau de trafic de devises, d'objets d'art, de pierres
précieuses, d'armes et de munitions de guerre de toutes sortes, assorties de
circonstances aggravantes d'utilisation de la voie diplomatique à travers l'ambassade
ouest-allemande à Conakry.
Par ailleurs, il est nettement établi la liaison directe entre le suicide de l'ambassadeur
de la République Fédérale d'Allemagne et de son épouse à Lisbonne avec l'échec de
l'agression portugaise contre la République de Guinée.
La République de Guinée se félicite de l'esprit patriotique, de la conscience politique
élevée et du courage qui ont permis à son vaillant Peuple de triompher de l'agression
barbare des hordes portugaises et d'extirper, avec la même farouche détermination,
la machine infernale que la 5ème colonne ouest-allemande n'a cessé de perfectionner
en silence en vue de détruire son unité nationale, son régime populaire et
démocratique et sa foi révolutionnaire dans la lutte pour la liberté, la dignité et le
progrès sous la conduite de son guide incontesté, le camarade Ahmed Sékou Touré,
Commandant en Chef des Forces Armées Révolutionnaires et Populaires.
Vive la coopération internationale sincère et loyale !
Prêt pour la Révolution !

79
CC@U@ 0

Biographie de Hermann Seibold


(établie par l'ambassadeur Lankes, sur la base de documents officiels
ouest-allemands)

Hermann Seibold est né à Tübingen le 6 décembre 1911 ; il y a été baptisé le 1er


janvier 1912 sous le nom de Hermann Seibold et n'a jamais porté d'autre nom.
Également à Tübingen, il a fréquenté le Lycée moderne, a adhéré à l'Union
Chrétienne de Jeunes Gens (UCJG) et a appris la mécanique de précision. En 1938,
il a rattrapé son baccalauréat (c'est-à-dire : il a obtenu son baccalauréat avec retard).
Il est devenu membre du Parti national-socialiste allemand en 1930. A partir de
1935, il a travaillé au Bureau central du Front du travail allemand. Avec ce Bureau,
il a été intégré en 1937 dans l'Office central du Service de Sécurité (SD). Pendant la
guerre, il a été affecté au service de renseignement, d'abord en Norvège, puis au
Danemark, pour terminer avec le grade de "SS-Sturmbannführer". A la fin de la
guerre, il se trouvait dans le Würtemberg, déclara en juin 1945 sa présence aux
autorités françaises d'occupation, fut emprisonné, et relaxé en 1947. En 1948, il fut
plusieurs fois entendu comme témoin par une commission danoise. La même année,
il se joignit à l'Oeuvre chrétienne des villages de la jeunesse, sous la direction du
Pasteur Dannenmann.
Lors d'une de leurs premières rencontres, Seibold attira l'attention du Président de la
République de Guinée sur son passé national-socialiste. Sur quoi Sékou Touré lui
déclara que sa franchise le rendait encore plus digne de confiance. Il insista lui-
même pour que Seibold soit mis à la disposition du projet.

80
CC@U@ W

Témoignage de Moussa Keita, commissaire de police,


commandant adjoint du Camp Boiro
(recueilli par l'auteur à Paris les 10 et 22 juillet 2003)

J'ai appartenu pendant toute ma carrière aux services de sécurité. Commissaire de


police à Conakry, j'ai été envoyé en Tchécoslovaquie par Keita Fodéba pour
compléter ma formation. J'ai été commandant adjoint du camp Boiro de 1969 à
1984. Je ne faisais pas partie du Comité révolutionnaire chargé d'interroger les
prisonniers, même s'il m'arrivait d'être présent pendant certains interrogatoires ; c'est
moi qui devais collationner et classer les dépositions, et tenir les archives. En 1984,
lorsque les militaires ont pris le pouvoir, j'ai été arrêté et détenu pendant quelques
jours, mais relâché assez vite, parce que l'on s'est aperçu que je n'avais commis
aucune exaction, au contraire, j'avais même chaque fois que je le pouvais cherché à
aider les détenus. Je puis en particulier le dire pour Diallo Telli, que je connaissais
très bien et depuis longtemps ; nous habitions côte à côte, tout près d'ailleurs du
camp Boiro. Lorsqu'il a été arrêté, j'ai refusé de faire partie du groupe qui s'est rendu
chez lui.
Lorsque Seibold a été arrêté et amené au camp Boiro, contrairement à la plupart des
autres détenus, il n'a pas été revêtu de la tenue habituelle des prisonniers et on lui a
laissé ses vêtements civils, même sa ceinture. Cette décision très exceptionnelle a
été prise par le commandant Siaka Touré lui-même ; comme il y avait encore pas
mal d'Allemands de l'Ouest en Guinée et qu'on pressentait l'implication de leur pays
dans l'invasion, peut-être Siaka voulait-il ménager ce pays, d'autant que certains
parmi nous affirmaient que Bonn allait envoyer des commandos pour libérer ses
ressortissants. Toujours est-il que Seibold avait dans la couture de son col de
chemise une petite ampoule de cyanure qu'il a avalée.

81
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"Un gouvernement à deux têtes n'a jamais été un bon


gouvernement", avait affirmé Sékou Touré dans son rapport moral et
politique aux Assises du 3ème Congrès du PDG, tenu du 23 au 26
janvier 1958.
Et de fait, depuis le premier gouvernement de la Guinée
indépendante formé en octobre 1958 et son élection comme président
de la Guinée en janvier 1959, Sékou Touré avait toujours cumulé les
fonctions de chef de l'État et de chef de gouvernement, assumant
d'ailleurs également pendant les premières années les fonctions de
ministre de la défense nationale et de ministre des affaires étrangères,
sans parler, bien entendu, de celles qu'il conservait à la tête du Parti.
Pendant de nombreuses années, cette situation n'a pas semblé
poser de problèmes particuliers, ni institutionnels, ni pratiques.
Lorsque après 1966, Sékou Touré a pendant de longues années cessé
de voyager à l'étranger, c'est en général son fidèle lieutenant, Louis
Lansana Béavogui, qui le représentait, par exemple lors des Sommets
de l'OUA ou des non alignés. Il continuera d'ailleurs à le faire comme
Premier ministre, jusqu'en 1978, lorsque Sékou Touré lui-même
recommencera à voyager à travers le monde, intensément.
En janvier 1968, le chef de l'État avait procédé à une innovation
institutionnelle intéressante, en regroupant les départements
ministériels en domaines. Ceux-ci étaient au nombre de six, plus le
domaine de la présidence. Chacun des domaines était confié à un
membre du BPN, vétéran du Parti et habitué au fonctionnement de
divers départements ministériels. Et chacun des titulaires de domaines,
y compris le président, était assisté d'un nombre variable de secrétaires
d'État. Le domaine des finances était confié à Saifoulaye Diallo, celui
des affaires étrangères à Louis Lansana Béavogui, celui du
développement économique à Ismaël Touré, celui du commerce
intérieur et extérieur à Nfamara Keita, celui des affaires sociales à
Mamouna Touré, et celui de la défense de la Révolution au général
Lansana Diané. Il y avait en tout 15 secrétaires d'État, plus quatre
ministres-délégués, un pour chacune des régions du pays.
Ce système a bien fonctionné pendant plusieurs années, sans que
les ministres titulaires de domaines changent d'attributions. Mais sous
eux, il y a eu pas mal de changements au niveau des secrétaires d'État,
soit par permutations, soit à la suite de disgrâces ou même
d'arrestations. Ainsi, Keita Fodéba, qui en 1958 était titulaire de
l'intérieur et assurait l'intérim de Sékou Touré lorsque celui-ci était en
voyage, a été chargé en 1960 de la défense et de la sécurité, s'est vu
adjoindre des secrétaires d'État, est devenu en novembre 1965
ministre de l'économie rurale et de l'artisanat, en janvier 1968
secrétaire d'État à l'agriculture sous le ministre du domaine Ismaël
Touré, avant d'être arrêté l'année suivante dans le cadre du "complot
des militaires".
Inversement, l'écrivain, dramaturge et chercheur Ibrahim
Nénékhali Condetto Camara, qui était secrétaire général adjoint du
gouvernement, a été promu secrétaire général en novembre 1965. A ce
titre, il assiste à tous les conseils des ministres. Il eut un jour une
altercation très vive avec Ismaël Touré sur une décision à l'ordre du
jour du conseil, qui exigea un vote sur le point en cause, en rappelant
que selon la procédure habituelle, seuls les ministres ou secrétaires
d'état avaient le droit de voter. Nénékhali Condetto fut obligé de
quitter la salle ; mais le lendemain matin, Sékou Touré, qui avait de
l'estime pour lui, le fit entrer au gouvernement en le nommant
secrétaire d'état à la recherche scientifique et à la documentation,
poste qu'il occupera jusqu'à son décès le 2 juillet 1972 ; il est "le seul
ministre guinéen à être mort de mort naturelle", dira sarcastiquement
son épouse, Bintou Rabi Youla, elle-même nièce de Nabi Youla.
Le 26 avril 1972, Sékou Touré procède à un remaniement
ministériel plus important que d'habitude. Il renonce en effet à ses
fonctions de chef de gouvernement en nommant un Premier Ministre,
son vieux compagnon Louis Lansana Béavogui. Ce cabinet est fort de
29 ministres et secrétaires d'État, et reste divisé en domaines ; celui de
la Présidence reçoit l'appoint de Saifoulaye Diallo ; celui du Premier
Ministre comporte l'armée, les affaires étrangères - Fily Cissoko prend

84
ce poste, qu'il gardera longtemps -, le plan, le contrôle financier et
l'information) ; le domaine de l'économie et des finances, toujours
confié à Ismaël Touré, comprend l'industrie, les mines, l'énergie, les
travaux publics et les banques ; le nouveau domaine des échanges est
confié à Alpha Bacar Barry, et comprend les télécommunications, le
commerce extérieur et le commerce intérieur) ; le domaine social (la
santé, les affaires sociales, le travail) relève de Nfamara Keita ; le
domaine de l'éducation de Mamadi Keita ; le domaine de l'intérieur (la
justice - c'est Diallo Telli, qui vient de quitter l'OUA, qui est chargé -,
la sécurité, le développement régional) de Moussa Diakité. Le 9 juin
1972, Alpha Bacar Barry et Nfamara Keita permuteront de domaines.
Auparavant, divers changements étaient intervenus à la tête du
PDG. Ainsi, le comité central sera désormais composé de 25 membres
et le Bureau Politique National de six membres seulement (plus le
Secrétaire général du Parti, Sékou Touré lui-même). Saïfoulaye Diallo
(considéré comme l'aile gauche du Parti) est éliminé du BPN et à ce
moment là nommé ministre auprès de la Présidence. Parmi les
mesures préconisées par le parti : des normes obligatoires de
productivité pour les travailleurs ; une intégration systématique des
élèves et étudiants à la production agricole ; l'utilisation systématique
des langues nationales pour lutter contre l'analphabétisme ;
l'interdiction du tourisme comme non prioritaire, la sécurité étant plus
importante que les rentrées de devises.
Le 2 octobre 1972, Sékou annonce qu'entre le 2 et 5 octobre, la
monnaie sera échangée à raison d'un franc guinéen (créé il y a douze
ans, en mars 1960) contre un sily (lui-même subdivisé en 100 cauris),
et qu'après cette date, il faudrait une autorisation présidentielle pour
convertir les francs guinéens. Le 8 octobre, à la radio nationale, Sékou
explique que le sily et le cauri étaient des noms en usage avant
l'époque coloniale et que le Sily symbolisait la volonté du peuple pour
détruire le colonialisme, le néocolonialisme et l'impérialisme. D'après
lui, sept à huit milliards de francs guinéens avaient été fraudu-
leusement introduits dans le pays depuis la Sierra Leone avec la
complicité de Libanais, de Syriens et de Guinéens, et que ceux-ci
avaient utilisé les opérations de change pour saboter l'économie du
pays. Lui-même va diriger directement la Banque centrale parce que
son directeur et son vice-directeur ont fait partie de la 5ème colonne ;

85
tous les fraudeurs seront désormais punis de l'échafaud ou du peloton
d'exécution.
En 1963, 12 milliards de francs avaient été échangés ; en 1972, ce
sont 38 milliards. Sékou Touré affiche sa confiance totale dans le Sily,
dont il affirmera à l'auteur qu'il sera un jour aussi fort que le franc
suisse, parce que gagé sur les ressources de la Guinée et sur la
détermination du peuple ! Pourtant, moins de deux ans après
l'introduction de la nouvelle monnaie, l'administration fiscale
guinéenne refuse d'être réglée en sylis et préconise le paiement des
impôts en nature (animaux, céréales, légumes, etc...).
Le 1er mars 1973, Radio Conakry affirme que des mercenaires
ont quitté le 7 février les îles Canaries où ils étaient entraînés, afin
d'aller attaquer la Guinée. Le 2 mars, Madrid dément formellement.
Le 3, Sékou dit que les "étrangers infiltrés" ont été arrêtés à Conakry
et qu'une "cinquième colonne" était en train de se reconstituer,
notamment parmi les militaires et les étudiants. Le 31 mars, Radio
Conakry accuse "deux membres du gouvernement" (ils ne seront
jamais plus clairement identifiés71) d'être les "correspondants
autorisés" d'une organisation anti-guinéenne ; il affirme également que
des "puissances extérieures" préparent une offensive contre la Guinée
et contre la Sierra Leone, et qu'en particulier, les milieux d'exilés
guinéens à Dakar et à Abidjan évoquent la date du 5 avril. Vers la fin
d'août, Sékou révélera qu'il devait être assassiné le 11 du même mois,
au cours d'une invasion généralisée du territoire guinéen par des
"forces étrangères". Le 7 septembre, il annonce dans un discours que
59 opposants guinéens avaient été arrêtés alors qu'ils franchissaient la
frontière avec la Côte d'Ivoire, dévoilant ainsi un nouveau complot
contre son régime, qui devait commencer début octobre avec un
attentat contre lui-même ; il poursuit en accusant directement
Houphouët-Boigny d'avoir tout mis en oeuvre pour coopérer avec un
régime guinéen fantoche, comme celui que le débarquement manqué
du 22 novembre 1970 devait installer au pouvoir à Conakry. En même
temps, il affirme que les États-Unis et Senghor cherchent à inciter des
ambassadeurs de Guinée à renier le régime guinéen et à s'exiler à
l'étranger72. Il termine en apostrophant Senghor et Houphouët, qu'il

71
on ne peut s'empêcher cependant de penser notamment à Diallo Telli.
72
Selon un communiqué du Regroupement des Guinéens de l'Extérieur (RGE) publié à Paris

86
qualifie de "fantoches" et de "traîtres", qui essaient d'empêcher le
rétablissement de bonnes relations entre Conakry et Paris.
Lors du Xème Congrès du PDG qui se tient à Conakry les 28 et
29 septembre 1973, on examine - avec pas mal de retard - le projet de
Plan quinquennal 1973-1978. Nfaly Sangaré, ancien gouverneur
adjoint de la Banque centrale, est le ministre qui est chargé depuis
l'année précédente du plan et de la coopération. Sékou Touré dénonce
le caractère superficiel et fantaisiste du projet présenté par Nfaly
Sangaré, qui a élaboré un simple catalogue de projets. "Au Xème
congrès du PDG, tenu spécialement pour se prononcer sur le 3ème
plan quinquennal, le secrétaire général avait été amené à faire une
intervention à la tribune pour dénoncer publiquement le caractère
superficiel, voire fantaisiste, du rapport qui avait été présenté par le
ministre d'alors"73 Mais Sékou Touré avait de l'estime et de l'amitié
pour Nfaly Sangaré, à qui il continua jusqu'à la fin à manifester sa
confiance, même s'il y avait parfois des remontrances ; ainsi, lors de la
conclusion en janvier 1976 de l'accord sur le contentieux financier
franco-guinéen, où l'auteur fut prié de retourner d'urgence à Conakry
pour participer à une discussion au conseil des ministres, Sékou Touré
n'étant pas convaincu que la délégation guinéenne dirigée par Nfaly
Sangaré avait été assez ferme sur certains points.
Le 2 août 1973, c'est le démarrage des opérations du complexe de
bauxite Sangarédi-Boké-Kamsar, exploité par la Compagnie des
Bauxites de Guinée (CBG). Bangoura Karim, ambassadeur de Guinée
à Washington de 1963 à 1969, et Mamadou Bah, fonctionnaire de
nationalité guinéenne à la Banque Mondiale, ont joint leurs efforts
pour faire aboutir cette opération, premier projet minier à démarrer en
Guinée depuis Fria. Et le dernier jusqu'à l'heure actuelle.
Pourtant, le 17 janvier 1975, le gouvernement guinéen annonce la
création d'une société guinéo-arabe d'aluminium, qui sera chargée de

le 8 octobre 1973, sept ambassadeurs de Guinée, parmi lesquels ceux accrédités à Washington
et à New York, auraient ainsi rejoint l'opposition. Cette information était en tous cas inexacte
pour ce dernier, Abdoulaye Touré, qui devint quelque temps après ministre du commerce
extérieur (1976), puis du domaine des échanges (1976) et enfin en 1979 ministre des affaires
étrangères et de la coopération.
73
Intervention de Sékou Touré devant le conseil des ministres pour la préparation du plan
1981-1985, cité dans "Horoya", du 28/29 septembre 1980.

87
l'exploitation du gisement d'Ayékoyé. Comme beaucoup d'autres, ce
projet n'aboutira pas.
La Guinée profite du fait qu'elle possède - après l'Australie - les
plus importantes réserves de bauxite (30% du potentiel mondial) pour
accueillir à Conakry, du 28 février au 8 mars 1974, la réunion
constitutive de l'Association Internationale de la Bauxite (AIB), qui
réunit onze des principaux producteurs de ce minerai74. Cette nouvelle
institution internationale se donne des objectifs qui sont également
ceux que défend Sékou Touré depuis toujours : chaque pays a le droit
de garder (ou de recouvrer) la propriété de ses ressources naturelles ;
les compagnies multinationales ne doivent pas jouer un producteur
contre un autre ; afin d'augmenter les revenus miniers, chaque pays
doit essayer de ne pas seulement extraire et exporter de la bauxite,
mais également de produire de l'alumine, de l'aluminium et des
produits aluminiers.
Le 15 janvier 1975, la Guinée impose des taxes à l'exportation
supplémentaires pour les minerais, ce qui doit lui rapporter 25
millions de dollars supplémentaires pour la seule année 1975 ; de plus,
cette mesure est rétroactive au 1er octobre 1974. En revanche, les
produits d'aluminium fabriqués sur place en sont exemptés ; en fait,
ceci est une mesure purement théorique et incitative, car aucun produit
de ce genre n'est fabriqué sur place.
Quelques jours après la conférence constitutive de l'AIB, l'une des
premières réunions internationales à se tenir à Conakry depuis
plusieurs années, c'est, à la mi-mars 1974, la visite en Guinée du
Secrétaire général de l'ONU, Kurt Waldheim, et ce sont les premiers
pas de l'auteur sur le sol guinéen. La normalisation des relations entre
Bonn et Conakry intervient en juillet 1974, et la possibilité d'une
réelle normalisation entre Paris et Conakry s'esquisse, d'autant que
Valéry Giscard d'Estaing, qui veut s'abstraire en ce domaine de
l'héritage gaulliste, vient d'accéder à la présidence de la République
française.

74
En dehors de la Guinée et de l'Australie, sont membres de l'AIB la Guyana, la Jamaïque, la
Sierra Leone, le Surinam et la Yougoslavie, rejoints plus tard par la République dominicaine,
le Ghana, Haïti et l'Indonésie. Le siège de l'AIB est installé à Kingston (Jamaïque). Le second
secrétaire général de l'AIB sera le ministre guinéen des travaux publics, Mohamed Lamine
Touré.

88
Le 27 décembre 1974, des élections présidentielles et législatives
ont lieu en Guinée. Sékou Touré est réélu président par 99,84 % des
votants ; il était seul candidat. C'est également une seule liste de
candidats qui a été établie par le PDG, pour l'Assemblée législative,
qui passe à 150 députés.
Le 14 décembre, Sékou avait annoncé des changements d'ordre
constitutionnel : le Congrès National du PDG devient l'organe national
suprême, le Conseil National de la Révolution (CNR) l'organe chargé
d'élaborer la politique, et l'Assemblée législative le troisième organe
législatif. L'année précédente, en 1973, il avait déjà décidé
l'institutionnalisation de la Conférence Économique Nationale.
C'est dans le souci de mettre de nouveau l'accent sur le
développement économique sans pour autant mettre en sourdine les
options socialistes et révolutionnaires du régime, que Sékou Touré
tente de mobiliser de nouveau les militantes et les militants des deux
fédérations du Parti de Conakry, en les réunissant le dimanche 16
février 1975 au Palais du Peuple, et en demandant une "profonde
épuration" dans la lutte contre le trafic et les trafiquants, dans une
"guerre sainte" contre "Cheytane"75, "qui est et demeure l'ennemi
numéro un du Peuple révolutionnaire de Guinée."
Son discours, qualifié de Charte économique, met en effet l'accent
sur les actions attendues en particulier à la base dans le cadre de la
mise en oeuvre du plan quinquennal. On y retrouve toute sa rhétorique
habituelle, avec la certitude que ce qui a été énoncé est déjà compris et
assimilé dans les esprits et pratiquement réalisé sur le terrain. On y
retrouve également son souci du détail précis, de la comptabilité, des
chiffres.

"Depuis les élections présidentielles et législatives du 27


décembre 1974, notre Peuple n'a cessé d'affirmer avec vigueur ses
profondes aspirations à une accélération de son mouvement
révolutionnaire dont le perfectionnement et les victoires futures sont
désormais fonction de l'ampleur et de la rigueur de sa radicalisation.
Dans toutes les régions du pays, au niveau de tous les PRL, de
toutes les Sections et de toutes les Fédérations du Parti-État de

75
On sait que le mot arabe Cheytane désigne Satan, le diable.

89
Guinée, il n'existe qu'un seul et même langage, une seule et même
volonté exprimée dans une attitude toute de fermeté et d'enthousiasme
en vue de l'élargissement constant du rayonnement de la Révolution,
de l'élévation continuelle du taux d'efficacité du combat émancipateur
du Parti-État.
L'idéologie de la Révolution asseoit la conviction populaire et
raffermit de façon encore plus dynamique la volonté du Peuple
d'assumer ses responsabilités, toutes ses responsabilités.
C'est pourquoi l'action vigoureuse que les masses populaires ont
déclenchée contre les fossoyeurs de l'économie, contre les éléments
véreux de l'administration guinéenne, contre les responsables
défaitistes et corrompus de certains organismes du Parti, est une
action qui doit être amplifiée et ponctuée de rigueur, jusqu'à ce que
les ennemis du Peuple, déjà identifiés et démasqués, soient renversés
et entraînés par le tourbillon impétueux de la Révolution, contraints à
se soumettre à la force invincible du Peuple bâtisseur.
Plus de pitié pour ceux qui donnent le dos à l'honneur et à la
grandeur de la Patrie !
Plus de pitié pour ceux qui affament et volent les consommateurs
et les usagers !
Plus de pitié pour ceux qui, sans vergogne, pressurent et sucent
les travailleurs dans le but évident de les faire renoncer à leur lutte
juste et noble au sein du PDG pour plus de bonheur et de bien-être.
Plus de pitié pour ceux qui, aujourd'hui, par leurs actes indignes
veulent obscurcir l'horizon de la jeunesse en compromettant
dangereusement l'avenir des jeunes, ces jeunes si disponibles et si
fermement engagés dans le processus de la lutte de classes déclenchée
par le PDG, lutte dans laquelle ils n'ont rien à perdre et tout à
gagner !
Plus de pitié pour ceux qui monnaient leurs fonctions dirigeantes
et qui, profitant et abusant de la confiance du Peuple, se font
cyniquement les complices éhontés des exploiteurs des diviseurs, des
traîtres à la Patrie et à la Révolution !
Ils ne sont que des ennemis de classe camouflés en notre sein. Les
en extirper et les liquider définitivement est notre devoir sacré.
Le programme du Plan quinquennal en cours de réalisation doit
occuper partout une place privilégiée dans les préoccupations

90
quotidiennes de chacun et de tous, son exécution complète et efficace
postule que toutes les énergies créatrices du Peuple guinéen soient
dès à présent concentrées sur ses divers objectifs.
Notre Révolution est parvenue à un point nodal de son
développement. Elle change de phase en profondeur, en ampleur, en
intensité, en célérité et en qualité, exigeant de chaque cadre une
mutation qualitative, une rupture radicale d'avec les comportements
antérieurs en vue d'un saut qualitatif.
Le Parti-État de Guinée a engagé le processus de toute une
civilisation, processus qui requiert de chaque secteur un
bouleversement complet dans les méthodes de travail et un puissant
dépassement dans les attitudes.
L'élément essentiel dont la portée est désormais décisive sur le
devenir heureux de la nation est et demeure le Pouvoir
Révolutionnaire Local (PRL).
C'est pourquoi le Parti démocratique de Guinée résume dans les
points ci-après les actions que les organismes dirigeants du Parti-
État, que les militants doivent immédiate ment réaliser pour insuffler
une sève nouvelle au grand corps de la Révolution et permettre au
Peuple laborieux de Guinée un bond qualitatif sur le chemin de son
progrès historique, de son bonheur socio-humain lequel accroîtra
incontestablement son influence idéologique et pratique dans le
concert des nations africaines et dans ses rapports avec les autres
Continents et les autres Peuples du monde:
DU POUVOIR RÉVOLUTIONNAIRE LOCAL
1° - Le PRL doit devenir une véritable entité économique ayant la
connaissance parfaite de ses forces sociales de production, de ses
moyens de production et du volume de sa production et cela grâce à
un recensement précis. Toutes les activités sur son territoire seront
strictement exercées sous sa totale responsabilité et son contrôle
permanent, c'est-à-dire que tout producteur vendra au service local
économique du PRL et non à qui que ce soit d'autre, une partie de sa
production et tout consommateur de marchandises d'importation
achètera à la boutique du PRL et nulle part ailleurs, tout ce dont il
aura besoin.
2° - Les biens collectifs : la terre, les cours d'eau, la flore et la
faune, sont placés sous la gestion directe du Pouvoir Révolutionnaire

91
Local qui seul autorisera les individus ou groupes d'individus
désireux de les exploiter, à les valoriser à travers un acte de
production ou de transformation.
3° - Chaque PRL recevra en échange de la valeur des produits
marchands qu'il aura cédés au Pouvoir Révolutionnaire Régional, les
marchandises d'importation désirées par lui. Les PRL organiseront
leurs rapports d'échange entre eux en ce qui concerne les produits
alimentaires et artisanaux.
4° - Chaque PRL devra exécuter sans défaillance les normes de
reboisement, de production de miel et de cire :
5° - Chaque PRL rural aura à créer une plantation de canne à
sucre dont la superficie globale, exprimée en mètres carrés, sera
mesurée par un nombre égal à six fois sa population.
6° - Chaque PRL devra réaliser un four pour la fabrication du
gari et du tapioca à partir du manioc. Et le Ministère de l'industrie
devra mettre à sa disposition la technologie de cette fabrication.
7° - Chaque PRL réalisera également un potager collectif d'un
hectare pour la production de divers condiments et légumes devant
couvrir ses besoins et ceux des centres urbains.
8° - Chaque PRL organisera la fabrication du savon, du beurre
de karité, d'huile de mana et de coco.
La Révolution doit se donner une base matérielle la rendant
invincible. C'est pourquoi, dans chaque secteur de développement
matériel ; industrie, agriculture, élevage, pêche, commerce, transport,
etc, doit avoir lieu, et immédiatement, une renonciation radicale aux
anciennes méthodes de travail et de comportement et s'instituer une
tension révolutionnaire amenant tous les cadres de ces secteurs, à
quelque niveau qu'ils appartiennent, à se dépasser pour se hisser au
niveau des nouvelles exigences.
9° - De l'Industrie : A partir de maintenant, plus aucune de nos
entreprises industrielles de transformation de nos produits végétaux et
animaux ne doit se permettre de fonctionner avec une production en
deçà de la capacité installée. Toutes les mesures doivent être prises
sans délai à cet effet.
10° - De l'Agriculture: Elle constitue la base fondamentale du
développement économique. C'est elle qui impulsera et entretiendra le
secteur industriel, le secteur commercial, le secteur de transport et le

92
secteur monétaire. Or le développement de l'agriculture exige des
producteurs une qualification intellectuelle, technique et
technologique appréciable rendant efficace l'utilisation de moyens
matériels modernes et, possible, la mise en oeuvre des méthodes
culturales scientifiques.
C'est pourquoi le département de l'agriculture doit mettre tous les
techniciens à la disposition des PRL ruraux. pour assister
techniquement, et de près, les producteurs.
C'est également pourquoi tous les CER de 13ème année doivent
être transformés, systématiquement, en écoles de formation de
contrôleurs d'agriculture, d'aide-ingénieurs agrotechniciens, qui
seront mis à la disposition des PRL pour le fonctionnement rentable
des brigades de production mécanisées et des services locaux
économiques, et qui, naturellement, fourniront des étudiants à toutes
les facultés de nos instituts polytechniques conformément aux besoins
de chaque PRL et de la nation.
Pour une formation conséquente des élèves de 13ème Année, le
Ministère de l'Agriculture devra fournir les Ingénieurs Agronomes et
Contrôleurs d'Agriculture nécessaires, chargés d'enseigner,
cumulativement avec leur fonction d'encadreurs des brigades
mécanisées des PRL. Ordre est donné à l'Éducation nationale de
réduire à un seul profil la formation pré-universitaire : tous les CER
des 2ème et 3ème cycles doivent être à profil agro-pastoral à la rare
exception de quelques CER urbains où seront les profils Électricité,
Mécanique, Maritime, Bâtiment et Bois peuvent être maintenus avec
un minimum d'élèves.
De plus, et dès la rentrée prochaine et jusqu'à la fin du Plan
quinquennal, 75% des places à l'entrée dans nos Instituts
polytechniques seront réservées aux futurs hauts cadres de dévelop-
pement rural (agriculture, zootechnie, pêche, eaux et forêts, génie
rural).
Enfin, chaque région sera désormais appréciée et classée suivant
les résultats concrets qu'elle aura obtenus dans la production
agricole. Et ces résultats seront mesurés, d'une part par le volume des
produits vivriers, le volume des matières premières végétales ou
animales nécessaires au fonctionnement de nos usines de

93
transformation, le volume des produits d'exportation et, d'autre part,
par les deux ratios agricoles ci-après :
a) le rapport entre le volume des produits vivriers et la population
de la région,
b) le rapport entre la valeur des produits d'exportation et la
valeur des marchandises d'importation reçues par la région.
11° - De l'Élevage : Le Gouvernement devra acheter une quantité
suffisante de fil de fer barbelé nécessaire à la construction d'un parc
collectif à bétail par chaque PRL afin, d'une part, de mettre fin à la
divagation des bêtes, d'autre part, de se constituer la base de
fabrication de fumières permettant l'enrichissement des terres par des
engrais naturels.
Par ailleurs, chaque région doit interdire toute transaction
commerciale privée portant sur les bovins et les produits animaux.
Les autorités régionales doivent organiser la commercialisation
annuelle du bétail vif sur la base du 10ème de leur cheptel en bovins,
ovins, caprins, porcins, en vue de la fourniture de bêtes de boucherie
aux centres urbains consommateurs.
12° - De la Pêche : Le Gouvernement devra acquérir mille
moteurs hors-bord pour l'organisation sur une base scientifique de la
pêche maritime et fluviale en vue d'un ravitaillement correct des
masses en produits halieutiques.
Le Ministère de l'élevage et de la pêche devra réaliser
l'ensemencement en alevins de tous nos lacs et étangs afin de
permettre aux populations riveraines d'y pratiquer la pisciculture.
13° - Du Commerce : Toute hausse illicite de prix sur un article
entraîne la saisie de tous les biens et la condamnation de l'auteur à
une peine de cinq à quinze ans de prison ferme.
14° - Du Transport : Toute violation des tarifs de transport, tout
acte tendant à contrecarrer l'exécution de la nouvelle réglementation
par le refus des transporteurs de servir les clients entraîne la
confiscation définitive du véhicule et la condamnation de l'auteur de
l'infraction à une peine de prison de cinq à dix ans ferme.
15° - De la Monnaie : Tout acte de dévalorisation de la monnaie,
toute introduction de fausse monnaie est passible de la peine capitale.

94
16° - Toute transaction avec les devises étrangères dont la source
serait une Ambassade étrangère ou un Expert étranger, entraîne la
fermeture immédiate de l'Ambassade ou la condamnation de l'expert
étranger. Le complice guinéen encourra une peine de cinq à quinze
ans de prison ferme.
17° - Du travail : toutes les grandes actions industrielles, tous les
grands travaux d'aménagement du territoire, devront être exécutés
par les travailleurs du Service civique afin d'éviter le désordre social
pouvant résulter des embauches et des licenciements anarchiques.
18° - Le respect rigoureux des horaires de travail reste un
impératif de la Révolution. La présence au travail pendant tout le
temps nécessaire n'est pas suffisante ; il faut que le temps de travail
soit effectivement, efficacement et pleinement rempli d'actions
positives.
Des cadres de la Révolution :
19° - La ligne à suive étant ainsi définie, s'appuyant sur une
idéologie qui s'approfondit sans cesse dans l'action et par l'action, la
trame fortement structurée de l'organisation étant ainsi mise en place,
les tâches à accomplir étant déterminées et décidées, alors la fidélité
rigoureuse et active des cadres au Peuple et à l'orientation de son
Parti, le travail de chaque cadre au poste qui lui est assigné et son
comportement en toute circonstance à l'égard des ennemis de la
Révolution, deviennent des éléments fondamentaux du succès de la
Révolution dans la phase décisive que nous abordons. La combativité
des masses en dépend. Et c'est pourquoi, nous devons nous occuper
du problème des hommes, du problème des cadres de la Révolution,
d'une façon particulière.
Il n'est pas vrai que les trafiquants, les accapareurs des biens du
Peuple, auraient continué à prospérer si des cadres véreux n'avaient
partie liée avec eux.
Il n'est pas vrai que nous n'aurions pas déjà surmonté la plupart
de nos difficultés économiques si, et à divers niveaux, des cadres
traîtres à la Révolution ne sabotaient consciemment le travail de la
Révolution.
Il est nécessaire que nous détruisions tous les obstacles à la
Révolution et cela dès maintenant.

95
Il est nécessaire que désormais nous mesurions la fidélité à la
Révolution de chaque cadre par la quantité et la qualité du travail de
ce cadre dans la construction des bases politiques et matérielles de la
Révolution, singulièrement dans l'édification de l'économie nationale,
toute basée sur le développement du Pouvoir Révolutionnaire Local.
Nous devons briser les ennemis du Peuple en conduisant avec une
rigueur extrême et une lucidité aiguë la nécessaire lutte de classes. Et
aujourd'hui, les plus grands ennemis du Peuple et de sa Révolution
sont les trafiquants, les affameurs du Peuple, les accapareurs, les
cadres corrompus et corrupteurs associés ou complices des
trafiquants, éléments corrosifs traîtreusement camouflés dans
l'appareil dirigeant du Parti-État.
La Révolution doit assainir la situation par la liquidation du
trafic et des trafiquants et épurer ses appareils par la liquidation des
cadres pivots du trafic et alliés des trafiquants.
20° - Le bureau du PRL sur le territoire duquel il y aurait un fait
de hausse illicite de prix ou une manœuvre de dissimulation de
produits marchands ou d'opposition à la correcte application des
mesures prises dans le domaine économique et du transport, et qui,
informé, n'aurait pas immédiatement réprimé ces actes délictueux, et
redressé la situation dans l'intérêt du Peuple, sera aussitôt dissout et
ses membres seront rendus inéligibles pour une période de trois ans.
Les comités directeurs et les bureaux fédéraux ont charge
d'assurer la rigoureuse et correcte application de la présente
prescription.
21° - Le comité directeur d'une Section sur le territoire de
laquelle il y aurait eu les mêmes actes et qui en aurait été informé
sans les réprimer et sans que la situation ait été immédiatement
redressée, sera aussitôt dissout et ses membres, devenus inéligibles
pour une période de cinq ans, seront en outre poursuivis en justice
comme complices actifs de criminels, ennemis du Peuple et de sa
Révolution.
Les bureaux fédéraux ont charge d'assurer la rigoureuse et
correcte application de la présente prescription.
22° - Le bureau fédéral de la Fédération sur le territoire de
laquelle des actes et des manœuvres similaires auraient eu lieu, qui en
aurait été informé sans que l'ordre révolutionnaire ait été aussitôt

96
rétabli et les criminels sévèrement châtiés, sera immédiatement
dissout, et ses membres, devenus définitivement inéligibles, seront
arrêtés et jugés comme complices actifs de criminels, ennemis du
Peuple et de sa Révolution.
23° - L'état et les fonctions de cadre du PARTI-ÉTAT restent
incompatibles avec l'exercice direct ou indirect, par parents ou
acolytes interposés, de toutes activités lucratives commerciales. En
conséquence, les cadres se trouvant dans ce cas doivent, avant la fin
de ce mois de février 1975, abandonner ces activités ou se démettre.
Les cadres du Parti-État doivent choisir entre la Révolution et la
démission, sinon ce sont la révocation et la prison ferme qui les
attendent.
24° - Par ailleurs, tous les points de la Loi-Cadre du 8 Novembre
1964 et de la Loi-Cadre du 8 Novembre 1968 non encore épuisés
restent en vigueur et doivent faire l'objet d'une étude minutieuse et
d'une application rigoureuse par tous les organismes du Parti-État.
Ainsi la vérification des biens des citoyens en général et des cadres
dirigeants en particulier reste une exigence pour imposer le respect
de la morale révolutionnaire à tous et à chacun.
En particulier, et s'agissant des cadres dirigeants du Parti-État,
Ministres, Gouverneurs de région, Officiers supérieurs, Directeurs
des sociétés et des entreprises d'État, Chefs de services et cadres élus
des organismes du Parti, toute malversation, tout acte d'escroquerie,
toute complicité avec un groupe d'exploiteurs du Peuple, toute
complicité avec l'étranger, entraînera la peine capitale et la
confiscation de tous les biens de l'auteur.
Chaque assemblée générale de PRL doit être en majeure partie
consacrée aux problèmes de la production, production végétale et
animale, et à la lutte contre le trafic et les trafiquants.
Toutes les organisations de masse : jeunes, femmes, travailleurs,
doivent se mobiliser pour participer avec énergie à cette puissante
lutte devenue guerre de classes. Elles doivent dégager les voies et
moyens permettant à leur action d'avoir la plus grande efficacité.
Chaque vendredi, et dans chaque mosquée, les imams doivent
appeler la malédiction sur les trafiquants, les affameurs du Peuple,
les accapareurs qui sont tous des adeptes de "Cheytane", et la
bénédiction sur les amis du Peuple, sur tous ceux qui travaillent pour

97
la Révolution. Le même appel est lancé aux églises chrétiennes et
protestantes de Guinée.
Telles sont les directives du Parti-État de Guinée. Ces directives
restent en vigueur jusqu'à la fin du Plan quinquennal, lequel doit, par
sa correcte exécution, ouvrir une phase encore plus grandiose à la
Révolution.
Prêt pour la Révolution !
Ahmed Seku Ture"

98
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Fin 1971, l'Assemblée générale de l'ONU a pour la première fois


élu la Guinée comme membre non permanent du Conseil de sécurité
pour les années 1972 et 197376. C'est à ce titre que Jeanne Martin-
Cissé, qui représente la Guinée à New York, sera la première femme à
présider cet organe essentiel des Nations Unies, lorsqu'en novembre
1972, ce sera le tour de son pays à le faire pour un mois. Jeanne
Martin-Cissé profitera de cette présidence pour faire venir à New
York les Ballets Africains de la République de Guinée (qui y étaient
déjà bien connus), les Ballets Djoliba ainsi que le célèbre chanteur
guinéen Kouyaté Sori Kandia.
La Guinée succède à la France, qui, en la personne de son
représentant permanent Louis de Guiringaud, a présidé le Conseil en
octobre, puisque c'est l'ordre alphabétique anglais qui détermine le
tour de rôle. Or la tradition existe depuis longtemps, qui consiste pour
l'ambassadeur du pays qui exerce cette charge d'inviter au début de sa
présidence ses quatorze autres collègues du Conseil pour une
réception au cours de laquelle quelques problèmes pratiques et même
de substance sont discutés et réglés de manière informelle.

76
La Guinée sera de nouveau élue comme membre non permanent du Conseil de sécurité
pour les années 2002 et 2003, et c'est à elle qu'échut la responsabilité de présider le Conseil en
mars 2003, au moment crucial où se décidait une éventuelle intervention en Irak sous mandat
du Conseil.
L'auteur laisse à Philippe Maddy, à l'époque numéro 2 de la
mission guinéenne à New York, le soin de narrer l'épisode, avec
spontanéité et une certaine candeur77.
"Un matin, tantie Jeanne Martin-Cissé, comme nous avions
l'habitude de la nommer, m'appela à l'interphone, attirant mon
attention sur les cartons d'invitation du jour, car il en arrivait tous les
jours et parfois en nombre important. Sans la moindre idée de ce
qu'elle insinuait, je répondis qu'il n'y avait rien d'étrange. Elle attira
alors mon attention sur les cartons d'invitation du jour, m'invitant à
examiner soigneusement les cartes pour voir s'il n'en existait pas
parmi elles une qui me paraîtrait bizarre ou insolite.
Après un examen minutieux, je lui fis comprendre que la seule
carte qui me paraissait surprenante était celle de la France, qui invitait
à un cocktail organisé en l'honneur des membres du Conseil de
Sécurité en sa mission permanente à New York78.
Après la distribution du courrier, elle m'appela dans son bureau et
demanda mon opinion sur cette carte. Je lui demandai de me laisser le
temps de réfléchir. Nous nous séparâmes pour nous occuper des
activités bureaucratiques de la journée. La réception de la France était
prévue pour le lendemain soir. La nuit après le travail, tantie Jeanne
me téléphona de sa résidence à Riverdale dans le Bronx, une banlieue
de Manhattan, pour avoir mon avis sur l'invitation de la France. Sur le
champ et sans aucune hésitation je déclarai que nous assisterions à
cette réception.
Toute surprise, elle me dit : "Mais tu sais, Maddy, qu'il n'existe
pas de relations entre notre pays et la France". Je rétorquai que nous

77
Philippe Maddy, originaire des îles de Loos, face à Conakry, a fait ses études dans la
capitale guinéenne, puis à Lagos. Il était professeur d'anglais et de géographie à Conakry
lorsqu'il fut affecté de 1971 à 1975 à la mission permanente de la Guinée auprès de l'ONU.
Par la suite, avant sa retraite, il a été attaché de cabinet au ministère de l'enseignement
supérieur et de la recherche, puis administrateur civil au Secrétariat général de la présidence
de la République, et chef de la division des conférences au Palais des Nations.
78
L'auteur est convaincu que Louis de Guiringaud, qui au demeurant connaissait Sékou Touré
pour l'avoir rencontré à plusieurs reprises lorsqu'il était ambassadeur de France au Ghana, n'a
jugé utile de consulter personne avant d'envoyer son invitation à la délégation guinéenne.
Peut-être le comportement eût-il été différent à l'époque où le général de Gaulle était chef de
l'État et surveillait de près tout ce qui touchait à la Guinée. Mais en 1972, Georges Pompidou
était président depuis trois ans et de Gaulle était mort depuis 1970. Plusieurs tentatives de
rapprochement entre Paris et Conakry avaient eu lieu, mais avaient toutes échoué. Pourtant il
ne fallait pas se décourager. Ce n'était d'ailleurs pas le tempérament de Louis de Guiringaud.

100
pourrions dans ce cas utiliser le prétexte d'être membres et
représentants du groupe africain du Conseil de Sécurité.
Mes arguments finirent par la convaincre. Ainsi le jour de la
réception, j'ordonnai à notre chauffeur, un Haïtien du nom de Ernest, à
préparer la Lincoln noire, voiture officielle de la mission permanente.
Arborant le fanion de notre pays, la Lincoln nous conduisit, tantie
Jeanne et moi, à la résidence de la mission permanente de la France,
sur Park Avenue, où se tenait la réception, à la grande surprise des
autres délégués et singulièrement ceux de la Côte d'Ivoire et du
Sénégal, mais à la satisfaction ostensible des délégués français, S.
Exc. Louis de Guiringaud en particulier.
S. Exc. Siméon Aké, alors représentant permanent de la Côte
d'Ivoire et ami à nous, malgré les difficultés d'alors, s'approcha de
nous en chuchotant à nos oreilles : "Les Révolutionnaires n'ont pas de
place ici" ou "Ce sont uniquement les impérialistes et les néo-
colonialistes qui sont présents", pour employer les slogans et termes
guinéens en guise de boutade.
En des telles occasions, l'hôte passe d'une délégation à l'autre pour
exprimer ses remerciements et s'enquérir des dernières nouvelles de la
vie politique du pays du délégué invité.
L'émotion fut très grande lorsque le représentant permanent de la
France aux Nations Unies S. Exc. Louis de Guiringaud s'approcha de
tantie Jeanne et de moi pour exprimer sa profonde gratitude pour
l'honneur que nous lui avions fait en acceptant de répondre à son
invitation.
Ensuite S. Exc. Louis de Guiringaud nous tient ce langage :
"Madame Jeanne Martin, Monsieur Maddy, nous sommes des
diplomates auxquels nos pays respectifs ont fait confiance. Je sais que
la France et la Guinée traversent des moments difficiles ; mais en tant
que diplomates, notre rôle est d'oeuvrer au rapprochement des deux
pays qui ont beaucoup de choses en commun. Je vous exhorte donc à
user de toute votre influence auprès des autorités guinéennes pour la
normalisation des relations entre nos gouvernements et nos pays ; de
notre côté, nous ferons tout ce qui est possible pour créer la
compréhension entre notre gouvernement et le vôtre".
C'était donc sur ces notes d'espoir et d'engagement que nous
fumes séparés. Au retour de la réception, personne de nous ne s'est

101
adressé à l'autre. Un mutisme total jusqu'à mon domicile à Kips Bay
Plazza en plein Manhattan sur la 2ème Avenue. Ernest le chauffeur
reconduit ensuite tantie Jeanne à sa résidence au Bronx.
Le lendemain matin, tantie Jeanne me convoqua dans son bureau
en vue de tirer les leçons de cette réception. Après consultation, nous
décidâmes d'envoyer immédiatement un message à Conakry
expliquant les motifs et les raisons nous ayant conduit à assister à
cette réception, sachant bien que dans les quarante huit heures ou
soixante douze heures, le président Sékou Touré serait informé de la
visite de la délégation guinéenne aux Nations Unies à l'Ambassade de
France à New York.
Sur le champ je composai le texte et tantie Jeanne envoya le
télégramme chiffré au président Sékou Touré, lui expliquant
brièvement les raisons de notre visite à la Mission Permanente de
France à New York. En plus de cette démarche, tantie Jeanne m'invita
à préparer la valise diplomatique dans laquelle nous enfermâmes
certains documents et la lettre manuscrite de tantie Jeanne Martin au
Responsable Suprême de la Révolution (RSR), lui donnant en détail
toutes les informations relatives à cette visite.
Le suspense alors commença. Ce fut le grand calvaire. Ni tantie
Jeanne, ni moi même ne pouvions deviner la réaction des autorités
guinéennes, en l'occurrence celles du Responsable Suprême de la
Révolution.
Pendant toute la semaine qui suivit l'envoi de ce message, pas de
sommeil, pas d'appétit, à telle enseigne que le personnel commença à
s'inquiéter de notre comportement. Je détenais un poste radio de
marque Grundig Satellite qui me permettait d'écouter les émissions de
la "Voix de la Révolution", soit Radio Conakry, mais à des heures
tardives, 3 heures de New York correspondant à la grande émission de
20 heures à Conakry. Aucune allusion à notre message ni à nos
démarches.
Tantie Jeanne Martin de son côté téléphona régulièrement à
Monsieur Seydou Keïta, alors Ambassadeur de Guinée à Rome,
chargé de traiter les intérêts guinéens avec la France, ceci parce que ce
dernier était plus près de la Guinée pour obtenir des nouvelles fraîches
de Conakry. Aucune allusion relative à nos démarches.

102
Après une semaine, nos craintes et nos inquiétudes commencèrent
à se dissiper. Néanmoins on s'attendait d'un jour à l'autre d'être
rappelés à Conakry.
Deux semaines s'écoulèrent sans aucune réaction. Toutefois un
matin, la Compagnie belge Sabena à New York, seule compagnie
aérienne d'Europe Occidentale autorisée à desservir Conakry,
téléphona, nous annonçant l'arrivée de la VD (Valise Diplomatique).
Je pris alors ma voiture de service, une Mercury marron n° DPL 380
New York, et fonçai vers l'aéroport J. F. Kennedy. Mille questions
sans réponse s'embrouillaient dans mon cerveau. Je roulai si vite que
je me trompai de route d'accès au Terminal Fret.
Au retour à la mission permanente sur Madison Avenue en plein
coeur de Manhattan, tantie Jeanne et moi nous nous enfermâmes pour
dépouiller le contenu du courrier. A notre surprise nous observâmes
une enveloppe manuscrite du président Sékou Touré. Tantie Jeanne se
précipita alors sur l'enveloppe et l'ouvrit, les mains tremblantes.
Après quelques secondes de lecture de la correspondance du RSR,
elle leva le bras vers le ciel et dit : "Dieu merci - Dieu soit loué !". Je
compris aussitôt ce que cette exclamation signifiait. Dans cette
correspondance écrite de la main du président Ahmed Sékou Touré, il
était dit de maintenir le contact. Après lecture, tantie Jeanne téléphona
à S. Exc. Louis de Guiringaud lui demandant une rencontre dans un
bureau adjacent à la salle du Conseil de Sécurité.
Voici donc le début de tout un long processus avec des hauts et
des bas, d'espoir et parfois des déceptions ayant conduit au
rétablissement des relations diplomatiques entre deux pays
idéologiquement et politiquement, opposés pendant près de deux
décennies. Ce processus a permis des contacts semi-officiels entre
délégués français et guinéens aux Nations Unies.

103
CC@U@

Philippe Maddy raconte une entrevue,


début octobre 1974 à New York,
entre le ministre guinéen des Affaires étrangères
Fily Cissoko et André Lewin79

En 1974, à la faveur de l'Assemblée Générale des Nations Unies


qui se tient tous les ans de septembre à décembre au siège de l'ONU à
New York, S. E Fily Cissoko, alors ministre des Affaires Étrangères
de Guinée, me demanda d'organiser une rencontre avec Monsieur
André Lewin, à la demande des autorités guinéennes, après le
message de la Guinée délivré à la tribune de l'Assemblée Générale des
Nations Unies le 2 Octobre, date de l'indépendance, comme
d'habitude. Il fallait donc organiser cette rencontre avec la plus grande
discrétion et prudence ; les rencontres officielles n'ayant pas encore
été autorisées. Cette rencontre devrait alors avoir lieu à la résidence de
Guinée à Riverdale au Bronx en dehors de tout soupçon. Je rencontrai
donc André Lewin et lui expliquai la stratégie à adopter. Le siège des
Nations Unies abrite des garages dans son sous-sol. Je communiquai
alors le numéro de ma voiture : 380 DPL New York Mercury couleur
marron. Pendant les années 70, les vitres teintées des voitures n'étaient
pas encore apparues, l'on devait trouver un autre moyen de
camouflage. Je décidai donc d'être chauffeur d'un diplomate (André
Lewin).
En commun accord, André Lewin et moi décidâmes du lieu de la
rencontre dans l'un des garages du sous-sol, et de l'heure du départ.
Nous profitâmes alors d'un débat très houleux à l'assemblée plénière

79
Ce dernier se souvient fort bien de l'entretien, mais a perdu tout souvenir du caractère
"James Bond" de son organisation ! Ayant lieu le 2 octobre 1974, c'est-à-dire plus de deux
mois après la normalisation des relations entre Conakry et Bonn et la libération des trois
détenus allemands, et alors que le processus de "bons offices" ou de "médiation" est déjà bien
engagé avec Paris (on en est à l'étape de la finalisation du communiqué de normalisation) ; cet
entretien avec le ministre ne pouvait pas apporter grand chose de nouveau. Le même jour, à
Conakry, dans un discours à l'occasion de l'anniversaire de l'indépendance, Sékou Touré
exprime sa disponibilité sincère à toutes formes de coopération avec la France, opérée dans la
dignité et le respect réciproques. Quelques jours plus tard, le 18 octobre, le président Valéry
Giscard d'Estaing enverra une première lettre à Sékou Touré, qui répondra rapidement.

104
pour accomplir notre mission. A l'heure dite je garai la voiture à
l'endroit indiqué. Dès l'apparition d'André Lewin, je sortis
brusquement derrière le volant de ma voiture, ouvris la portière
arrière. André Lewin se précipita, s'engouffrant dans la voiture. En
grande trombe, je sortis du garage, pris l'autoroute de Riverside Drive
longeant la rivière East River, et le siège de l'ONU en passant sur la
périphérie de Harlem, aboutissant au Bronx et finalement à la
résidence à Riverdale.
La résidence était quasiment vide, les domestiques vacant à leurs
besognes quotidiennes, emplettes au marché, travaux d'entretien dans
la cour etc...
La rencontre eut lieu dans la chambre personnelle occupée par le
ministre Fily Cissoko. A trois, le ministre exposa le contenu du
message des autorités guinéennes, Bureau Politique National, présidé
par le RSR (Responsable Suprême de la Révolution), Sékou Touré lui-
même. Ce message consistait à souligner le strict respect de la
souveraineté guinéenne, l'intérêt réciproque des peuples et des
gouvernements guinéen et français au cours des négociations dont
André Lewin devait être chargé.

105
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Après son voyage de 1962, dix années passeront avant que


François Mitterrand retourne de nouveau en Guinée80. Cette fois-ci
encore, ce ne sera pas une visite ordinaire. Les relations diplomatiques
avec la France sont interrompues depuis 1965, et les quelques
tentatives de réconciliation ont toutes échoué, en dépit de l'habileté et
de la patience des quelques médiateurs. Sékou Touré a marqué sa
satisfaction lors de la démission du général de Gaulle en avril 1969 ;
après son décès le 9 novembre 1970, il a même envoyé à Paris une
délégation conduite par le futur Premier Ministre Lansana Béavogui
pour assister aux obsèques du général, mais, si elle a été reçue
poliment, "on ne lui a pas serré la main lors de la cérémonie", comme
l'a plus tard affirmé à l'auteur Béavogui lui-même81.
Surtout, la situation intérieure en Guinée s'est considérablement
tendue et la répression s'est terriblement accentuée après le
débarquement manqué à Conakry de troupes portugaises et d'exilés

80
Associé à François Mitterrand, agissant alors en qualité d'avocat, Roland Dumas, lui aussi
avocat, plaidera à cette époque contre la Guinée pour le compte de la Banque Internationale
de l'Afrique Occidentale (BIAO), qui réclamait une indemnité au gouvernement guinéen à la
suite de sa nationalisation et de la saisie, en janvier 1962, de ses biens mobiliers et
immobiliers. On lui reprochait, entre autres choses d'avoir aidé des sociétés françaises,
notamment la Société des bauxites du Midi, à se faire rembourser en France des chèques émis
en francs guinéens. Il n'y eut finalement pas de procès, une transaction étant intervenue,
Sékou Touré désirant "faire un geste" vis-à-vis de son ami François Mitterrand (conversation
de Roland Dumas avec l'auteur, Dakar, 12 février 1998.) François Mitterrand et Roland
Dumas avaient auparavant rencontré les responsables français de la Banque, afin de mettre au
point ce scénario de règlement (conversation de l'auteur avec Maître Jean Loyrette, à l'époque
avocat de la Banque, Paris, 24 avril 2002).
81
En quittant Paris, il avait pourtant fait des déclarations bien différentes, disant notamment :
"Nous nous félicitons de la considération dont le gouvernement français nous a entourés, et
nous tenons à dire que les contacts que nous avons eus avec différentes personnalités du
gouvernement au cours de notre bref séjour ont été empreints de cordialité."
guinéens le 22 novembre 1970 (jour anniversaire du général de Gaulle
a remarqué Sékou Touré, toujours féru de symboles82) ; beaucoup de
Guinéens ont été arrêtés, parmi lesquels de nombreux responsables
civils et militaires, dont plusieurs ministres, qui ont été pendus en
public. Quelques dizaines d'étrangers ont également été arrêtés, parmi
lesquels vingt-cinq Français, et attendent au camp Boiro, après des
aveux obtenus par les moyens que l'on devine, qu'on veuille bien
statuer sur eux. Leurs familles sont dans l'ignorance de leur sort, le
bruit court qu'ils sont morts.
Accompagné de Roland Dumas, François Mitterrand choisit de
venir en Guinée pour le second anniversaire du débarquement. A leur
arrivée, le 20 novembre, ils rejoignent Sékou Touré à Kankan, et
participent le 22 novembre dans la capitale à une grande réunion
publique au Stade du 28 septembre à l'occasion de la commémoration
de l'agression de 1970.
Il y prononce l'allocution suivante :
"J'apporte au Peuple de Guinée, au Parti Démocratique de
Guinée, au Président Sékou Touré, le salut du Parti Socialiste
Français et, bien au-delà, des millions de Français et de Françaises
qui se sentent à l'unisson aujourd'hui avec vous tous. Il y a maintenant
quatorze ans, par la volonté de vos responsables et du Président
Sékou Touré, vous avez choisi l'indépendance politique ; je suis de ces
Français qui pensent, qui ont toujours pensé que vous avez eu raison.
Rien n'est plus important que la liberté d'un Peuple, et cela n'était que
le commencement d'une longue route. L'indépendance politique n'est
que le résultat de beaucoup de travaux. Il a fallu tout recommencer :
une monnaie, des finances, une économie, des techniques, des
responsables administratifs.
Il fallait conquérir l'indépendance économique, et là, le Peuple de
Guinée s'est trouvé devant cet immense problème que connaissent
souvent à des degrés divers tant de Peuples en voie de développement.
Là est posée l'une des données principales de notre siècle : en finir
avec l'égoïsme des uns envers les autres, avec l'exploitation.
82
Il le dit par exemple le 18 janvier 1971 en ouvrant à Conakry la session extraordinaire de
l'Assemblée nationale guinéenne érigée en Tribunal Populaire et Révolutionnaire pour juger
les personnes impliquées dans le débarquement : "La date du 22 novembre choisie pour
perpétrer l'agression à Conakry est bien la date du 80ème anniversaire que le destin empêcha
le général de Gaulle de fêter."

108
L'indépendance économique ne suffit pas non plus, il fallait
conquérir ou plutôt retrouver l'indépendance de la culture, c'est-à-
dire l'indépendance de l'esprit. Les vieilles traditions, l'histoire trop
souvent oubliée et maintenant ressuscitée des Peuples de ces pays et
de tous les Peuples de l'Afrique représentent un apport indispensable
pour que l'humanité acquière un jour la maturité sans laquelle il n'y a
point d'hommes libres.
En ce jour du 22 Novembre 1972, je crois que les délégations ici
rassemblées célèbrent ces trois conquêtes : politique, économique et
culturelle dont votre Président Ahmed Sékou Touré a incarné tous les
combats. C'est un grand anniversaire pour vous, mais c'est un
anniversaire important aussi pour les autres, car il doit être clair
aussi bien par la façon brutale de conquête d'un pays comme ce fut le
cas il y a deux ans, tentative marquée jusqu'aux formes les plus
insidieuses du néocolonialisme.
Il n'y a qu'un seul combat et je me réjouis de me retrouver ce
matin avec ces milliers de Guinéennes et de Guinéens qui célèbrent à
la fois le souvenir d'une grande date et, j'en suis sûr beaucoup plus
encore, les promesses qu'elle contient.
J'ai dit indépendance, je dirai unité. Hier j'étais avec les
délégations à Kankan et j'entendais votre Président dire : "Il n'y a
plus chez nous de discrimination, plus de tribalisme supérieur à
l'unité du Peuple, il n'y a plus de différence entre les ethnies et s'il y
en avait encore, il faudrait les réduire, il n'y a plus de différence
politique, sociale, économique, humaine entre l'homme et la femme".
Nous devons méditer ces propos : unité au sein de notre Peuple, mais
aussi unité entre les Peuples.
Le Peuple de Guinée n'est qu'une partie d'un tout. Il ne peut pas
avoir de destinées à lui tout seul, une fois affirmées, comme il devait
le faire, sa liberté, son indépendance et son authenticité. Nous faisons
partie d'un monde qui va vers l'unité, sans laquelle nous ne saurons ni
dominer la terre, ni conquérir l'espace, ni tirer de la science les
enseignements qu'elle nous propose pour le progrès humain.
Voilà pourquoi, au nom de beaucoup de Français avec d'autres
camarades qui sont venus ici même, représentant notre courant de
pensée, je viens vous souhaiter les voeux de santé et de longue vie au
Président Sékou Touré, aux dirigeants de votre Parti. Je formule des

109
voeux de bonheur pour vous tous et enfin reprenant l'expression de
votre Président, dite hier : "Oui, un homme naît et meurt, mais un
Peuple vit à travers le temps". Je vous souhaite à vous, Peuple
guinéen, longue vie."

Ce texte a bien été reproduit dans les publications officielles


guinéennes ; celles-ci se sont en revanche abstenues de reproduire ce
que François Mitterrand avait déclaré à "France-Soir" le 31 janvier
1971, au lendemain des procès et des pendaisons qui venaient
d'intervenir à Conakry :

"Mais un procès tel que le plus récent, avec ses accusés absents,
son tribunal populaire et les exécutions sommaires qui l'ont suivi, ne
peut supporter aucune complaisance, fut-elle celle des souvenirs (...)
Il n'est pas d'excuse à la parodie de justice (...) Il m'est arrivé, comme
à d'autres, d'user de l'amitié pour panser certaines plaies, corriger
certains jugements, adoucir certaines sentences, et il m'est arrivé
d'être écouté."83

En effet, à l'issue de ce voyage de novembre 1972 que François


Mitterrand effectue à Conakry en compagnie de Roland Dumas, il
obtient de Sékou Touré la libération de trois détenus français, les
époux Picot, des enseignants, ainsi que de Mademoiselle Raymonde
Lepage, une jeune laborantine travaillant pour la société aluminière
FRIGUIA, filiale de Pechiney, tous arrêtés depuis plus d'un an et
jamais jugés.

"On a négocié toute la nuit et Sékou m'a prié de partir rapidement


avec les détenus libérés, car ils avaient été jugés légalement - ce qui
était faux, évidemment - et il les libérait donc illégalement, affirmant
que certains ministres ne seraient pas contents - il pensait sans doute
à son demi-frère Ismaël. Pour le départ, je ne disposais que d'un petit
avion pour nous ramener vers Dakar, et je me souviens qu'à
l'aéroport de Conakry-Gbessia, il y avait une sorte de fête aérienne où

83
"France-Soir", 31 janvier/1er février 1971, sous le titre : "L'exemple que la France pourrait
donner aux Africains"

110
nous sommes arrivés, Roland Dumas, les trois libérés et moi, les bras
surchargés des oeuvres dédicacées de Sékou Touré."84

Encouragées par ces quelques libérations, les familles des détenus,


regroupés en une très active association, demandent à François
Mitterrand de continuer à s'entremettre pour la libération des autres
prisonniers français du camp Boiro. Certains observateurs ont estimé
que le voyage de François Mitterrand en 1972 avait été organisé
essentiellement pour tenter d'obtenir la libération de tous les
prisonniers français, ce qui eut évidemment constitué un événement
politique de première importance devant l'opinion politique française
et internationale. En tous cas, cet objectif, s'il était réel, n'a pas été
atteint.85
François Mitterrand charge Roland Dumas de maintenir le contact
à cette fin.86 C'est alors que le chemin de Roland Dumas et le mien
commencent à se croiser. Roland Dumas est envoyé par François
Mitterrand à Conakry et s'y trouve donc en avril 1974 lorsque j'y
commence moi-même la négociation dont m'ont chargé le secrétaire
général des Nations Unies, dont je suis le porte-parole, et le
gouvernement de la République fédérale allemande : tenter d'obtenir
la libération d'un détenu au nom doublement symbolique pour un
Allemand d'Adolf Marx, arrêté depuis quatre ans et dont on est sans
aucune nouvelle. Nous faisons connaissance dans la Villa Camayenne,

84
Entretiens de François Mitterrand avec l'auteur, Paris, printemps 1986 et 22 septembre
1987.
85
Voir par exemple en annexe "Les retrouvailles de Conakry", article paru dans "Jeune
Afrique" du 2 décembre 1972 sous la signature de Siradiou Diallo, rédacteur en chef, mais
aussi l'un des principaux responsables de l'opposition guinéenne à Sékou Touré, et dont il est
plus que vraisemblable - bien que l'intéressé l'ait toujours nié - qu'il ait joué un rôle important
dans la préparation et peut-être dans l'exécution du débarquement du 22 novembre 1970.
86
L'Association des familles de prisonniers politiques français en Guinée, qui se crée alors
sous la présidence de Georges Trunel (parent de l'un des détenus, Pierre Martignolle), prend
contact avec Roland Dumas, comme elle avait déjà pris contact avec Maître Louis Labadie,
avocat membre du Parti communiste, à la suite de la libération de deux détenus français en
décembre 1973 : René Cazau, fondateur de la section guinéenne du PCF, et Jean-Yves
Chailleux avaient été remis à Paul Courtieu, membre du comité central du parti communiste
français. Maître Labadie, qui avait eu la possibilité de voir quelques détenus au camp Boiro,
s'était déclaré prêt à négocier leur libération, mais il voulait pour cela avoir l'accord individuel
de chaque famille (avec une contrepartie financière, bien évidemment), alors que
l'Association souhaitait agir collectivement.

111
l'une des villas réservées aux hôtes de marque de passage à Conakry.
Le président Georges Pompidou vient de mourir, mais quelques jours
auparavant, il a encore pu donner à son ministre des affaires
étrangères Michel Jobert le feu vert pour qu'André Bettencourt, dont
je fus naguère le chef de cabinet, se rende en Guinée afin d'y
réamorcer le dialogue politique et de tenter également d'obtenir la
libération des détenus français ; nous ferons ce voyage ensemble en
juillet 1974.
Depuis mai 1974, les conditions politiques en France ont changé,
et Sékou Touré, qui connaît la vie politique française comme
personne, manoeuvre finement. Roland Dumas est reçu, en avril 1974,
comme l'émissaire de François Mitterrand, dont les chances d'être élu
à la magistrature suprême étaient grandes ; s'il avait été effectivement
élu, c'est certainement à lui - et donc à Roland Dumas - que Sékou
Touré eût remis les prisonniers français, et c'est avec lui qu'il eût
discuté les modalités de la normalisation entre les deux pays.
Mais quelques semaines plus tard, c'est Valéry Giscard d'Estaing
qui devient président de la République française ; de plus, en juillet
1974, je parviens à obtenir la normalisation des relations entre
Conakry et Bonn, ainsi que la libération d'Adolf Marx et celle de deux
autres Allemands dont Bonn ne savait même pas qu'ils avaient
également été arrêtés en Guinée et se trouvaient eux aussi au camp
Boiro87.
C'est finalement au terme d'une nouvelle année de négociations
difficiles que la normalisation entre Paris et Conakry intervint le 14
juillet 1975, et que la vingtaine de détenus français me furent remis
pour être ramenés en France. Tout ceci encore sous l'égide de l'ONU.
Mais il est vrai également que connaissant bien l'influence que
Roland Dumas avait acquise auprès de Sékou Touré et le rôle qu'il
pouvait jouer à Paris, j'avais toujours maintenu le contact afin de le
tenir informé du détail - et des difficultés - des discussions. Je savais
qu'il en faisait part à François Mitterrand, qui ne cessait de s'intéresser
à ce dossier. Lorsque je fus nommé ambassadeur en Guinée à la fin de
l'année 1975, je lui demandai de me ménager un entretien avec

87
Roland Dumas effectua un autre voyage en Guinée à un moment où l'auteur s'y trouvait lui
aussi, du 18 au 25 novembre 1974, autour notamment des manifestations commémoratives du
22 novembre 1970.

112
François Mitterrand, qui voulut bien me recevoir place du Palais
Bourbon - où se trouvaient alors ses bureaux de Premier secrétaire du
PS - afin d'entendre la relation de ces négociations et de me donner
encouragements et conseils ; ce n'était pas la mode à ce moment là
pour les futurs ambassadeurs de demander une audience au principal
leader de l'opposition et je crois qu'il n'y fut pas insensible.
Quelques années plus tard, alors qu'il était président de la
République depuis cinq ou six ans déjà, je lui demandai de nouveau
audience et il accepta de me recevoir afin de me livrer quelques
souvenirs personnels sur Sékou Touré, dont je commençais à rédiger
la biographie.
Au lendemain de la normalisation, François Mitterrand et Roland
Dumas adressent ensemble un télégramme à Sékou Touré : "Nous
tenons à vous exprimer notre confiance dans l'avenir, qui verra le
développement des liens profonds existant déjà entre nos deux
peuples, et le renforcement de notre amitié personnelle." Sur ce
dernier plan, les choses n'allaient pas se passer comme ils le
pensaient88.
Sékou Touré jouait donc désormais la carte de Valéry Giscard
d'Estaing, dont il était dès 1976 question qu'il fasse en Guinée une
visite d'État qui serait le pendant de la visite historique du général de
Gaulle à Conakry en août 1958 et qui scellerait au sommet la
réconciliation entre les deux pays. Sans doute les relations avec
François Mitterrand n'étaient-elles pas interrompues, mais la
normalisation ne leur donnait plus le même intérêt. C'est alors
qu'intervint, en juin 1977, l'un de ces coups d'éclat dont Sékou Touré
était parfois familier. Cette querelle - pour artificielle qu'elle ait été -
allait altérer les liens entre les deux hommes bien plus profondément
que ne l'avaient fait les réserves exprimées par François Mitterrand sur
la répression qui avait suivi la tentative de débarquement de novembre
1970 ; plus encore, elle allait durablement ternir les relations avec
nombre de socialistes français.

88
En juin/juillet 1976, alors que l'auteur avait pris ses fonctions d'ambassadeur en Guinée
depuis janvier, il y eut un projet de visite de François Mitterrand à Conakry, mais qui
finalement ne se concrétisa pas.

113
CC@U@

"Les retrouvailles de Conakry"


article paru dans "Jeune Afrique" du 2 décembre 1972
sous la signature de Siradiou Diallo, rédacteur en chef,
mais aussi l'un des principaux responsables
de l'opposition guinéenne à Sékou Touré

Curieuse date que celle du 20 novembre dernier. Les cercles


politiques français en parlent encore. Pour une fois, majorité et
opposition avaient bien failli se rencontrer... sous le ciel d'Afrique.
Mais le miracle ne s'est pas produit. Certes, M. François Mitterrand,
Premier secrétaire du Parti socialiste français, avait laissé entendre
qu'il ferait un long périple en Afrique. Mais finalement, il s'était borné
à la seule patrie du président Sékou Touré. Débarqué discrètement à
Conakry, presque à l'heure précise où le président Pompidou arrivait à
Ouagadougou, le leader socialiste devait rejoindre peu après le chef
d'État guinéen à Kankan, en Haute Guinée. Pour une fois, il semble
d'ailleurs que M. Mitterrand se serait volontiers passé de toute
publicité autour de son déplacement. Mais c'était mal connaître les
réflexes et les préoccupations politiques de son hôte guinéen.
A la veille de la célébration du 2ème anniversaire du 22 novembre
1970, celui-ci ne pouvait manquer de présenter cette visite comme une
caution, sinon un véritable témoignage de solidarité à sa politique.
Certes, Messieurs Mitterrand et Sékou Touré se connaissent de
longue date.
Certes, en 1950, au moment des négociations que le leader de
l'UDSR mena avec les hommes du RDA en vue de leur
désapparentement du groupe parlementaire communiste, l'actuel chef
de l'État guinéen était inconnu de la scène politique africaine.
Mais lorsqu'il arriva au Palais-Bourbon, au lendemain de sa
victoire électorale de janvier 1956, il devait siéger au sein du même
groupe que l'actuel Premier secrétaire du Parti socialiste français.
Depuis l'époque, une solide amitié unit les deux hommes. Amitié que
devait d'ailleurs renforcer l'identité de leur position par rapport au
gaullisme. En effet, depuis l'avènement du général de Gaulle en 1958,
M. Mitterrand se trouve dans l'opposition. Tout comme M. Sékou

114
Touré, lui-même exclu du sérail gaulliste à cause de son vote négatif
au référendum du 28 septembre 1958.
Alors que leurs anciens amis politiques retrouvaient leur place au
soleil de la V° République, les deux malchanceux devaient se consoler
mutuellement en entretenant des rapports suivis. Ce qui n'empêcha pas
d'ailleurs le président Sékou Touré de multiplier les appels du pied au
général de Gaulle en vue de sa réintégration au sein de la
Communauté. Appels qui devaient rester sans effet, et plus le chef
d'État français restera sourd, plus le leader guinéen se rapprochera de
la gauche française, en particulier des hommes comme M. Mitterrand
et Mendès-France, démarches relevant par conséquent plus de la
tactique sinon de la manoeuvre politique, que des principes.
Toujours est-il qu'en août 1961, les deux hommes politiques
français devaient être reçus avec beaucoup de chaleur à Conakry. A
l'époque, l'étoile du président Sékou Touré brillait de tous ses éclats,
tandis que les progressistes du monde entier regardaient l'expérience
guinéenne comme un symbole, sinon comme un modèle du vent de
"démocratie nationale".
A cette occasion, les deux visiteurs peuvent suivre tous les débats
de la 3ème conférence nationale du Parti démocratique de Guinée
(parti unique au pouvoir). Ils furent profondément impressionnés, non
seulement par la participation effective du peuple à la chose publique,
mais encore par la simplicité et le sens du sacrifice dont faisait preuve
le leader guinéen. En leur honneur, la radio guinéenne alla jusqu'à
diffuser de la "musique importée". Ils rentrèrent enchantés.
Mais quelle ne fut pas leur surprise lorsque trois mois après, ils
apprirent coup sur coup la découverte d'un complot en Guinée et la
condamnation à de lourdes peines de prison des dirigeants des
syndicats des enseignants. D'autant plus que certains d'entre eux
étaient bien connus dans les milieux progressistes français. Intrigué,
M. Mitterrand s'en retourne en Guinée, dès janvier 1962. Mais cette
fois-ci en qualité d'envoyé spécial de "L'Express". A l'occasion, il
devait d'ailleurs se retrouver dans le bureau de Sékou Touré en même
temps que M. André Bettencourt, celui-là même qui accompagnait la
semaine dernière le président Pompidou dans son périple africain89.

89
Siradiou Diallo ne savait sans doute pas qu'André Bettencourt et François Mitterrand
étaient venus ensemble en Guinée. Les deux hommes, bien que de bords politiques différents,

115
Tout en relevant "le caractère expéditif des décisions" du leader
guinéen, le député de la Nièvre ne devait y voir "ni arbitraire, ni
cruauté". C'est à peine s'il ne justifiait pas les pratiques en cours à
Conakry par "le mur d'intransigeance et d'incompréhension" dont
faisait preuve le général de Gaulle à l'égard d'un "pays brutalement
abandonné à lui-même en 1958."
En définitive, malgré quelques critiques de pure forme, M.
Mitterrand devait rentrer rassuré par les explications qu'au volant de
sa belle "Mercury" son ami lui donna durant toute une soirée. Leurs
relations se poursuivront dans la discrétion absolue jusqu'aux élections
présidentielles de décembre 1965. A cette occasion, le chef d'État
guinéen devait adresser au candidat de l'Union de la gauche un
chaleureux message de félicitations pour avoir mis de Gaulle en
ballottage.
N'empêche qu'en 1971, lors des terribles pendaisons organisées à
Conakry, le Premier secrétaire du Parti socialiste français se dira
"horrifié" par les "actes inhumains" de son ami guinéen. Dans ces
conditions, il y a des chances pour que la récente visite de M.
Mitterrand en Guinée n'ait pas été de tout repos. Il est vrai qu'il s'agit
d'une visite "de caractère strictement privé", raison de plus, justement.
Car il semble que l'ancien candidat à la présidence de la République
française soit allé en Guinée avant tout en tant qu'avocat chargé de
négocier la libération de certains prisonniers politiques étrangers
détenus depuis plus d'un an au camp Boiro, dans la banlieue de
Conakry.
Dans cette délicate mission, le Premier secrétaire du Parti
socialiste français ne pouvait choisir meilleur collaborateur que Maître
Roland Dumas, qui l'accompagnait au cours de son déplacement. En
tous cas, tout en étant l'ami personnel de M. Mitterrand, ce dernier a
été lui-même sollicité par nombre de familles françaises et libanaises
en vue de défendre leurs parents emprisonnés sans jugement en
Guinée.

étaient liés d'amitié depuis la Résistance. Ils avaient été tous deux ministres de Mendès-
France. Mais André Bettencourt était également très lié à Georges Pompidou. Lors de ce
voyage présidentiel de novembre 1972 en Afrique, il était ministre délégué aux affaires
étrangères.

116
C'est dire que contrairement à ce qu'affirmait la "Voix de la
Révolution" le 15 novembre dernier, M. Mitterrand ne s'était pas
rendu en Guinée en vue d'assister aux fêtes commémoratives du 22
novembre 1970. Mais il ne pouvait pas non plus ignorer la
signification que pouvait revêtir sa visite dans la capitale guinéenne à
cette date.
Par conséquent, il n'est pas exclu qu'il en attende d'être payé de
retour. C'est-à-dire que M. Sékou Touré lui fasse cadeau de quelques
prisonniers. En tout cas, pareil geste ne saurait surprendre de la part
du "Responsable Suprême" de la Révolution guinéenne, car celui-ci
pourrait bien avoir besoin d'un prétexte commode pour libérer certains
de ses prisonniers étrangers. Du moins, ceux qui sont en état de l'être...
Il est vrai qu'à part quelques accidents, la plupart des blancs,
contrairement aux guinéens, semblent bénéficier de conditions de
détention plus humaines. Mais tout est relatif.
Certes, pareilles négociations n'ont pas dû être faciles, au
contraire. Dans ce domaine, il convient toujours de faire la part de la
surenchère. Mais si d'aventure M. Mitterrand réussissait dans cette
entreprise, il se taillerait sans doute un grand succès personnel.
Évidemment, il reste à savoir quel bénéfice politique il pourrait en
retirer. Surtout à quelques mois des élections législatives françaises.
Par contre, s'il échouait, il lui resterait toujours la possibilité de faire
remarquer que ce voyage n'avait aucun caractère politique. Peut-être
qu'on ne tardera pas à être fixé là-dessus.

117
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Parmi les luttes de libération qu'a connues l'Afrique au cours des


décennies 60 et 70, celles qui se déroulaient dans les diverses
provinces d'Outre-mer du Portugal furent particulièrement dures et
meurtrières. La chute en 1974 du régime Marcelo Caetano (qui
succéda en 1968 à Salazar, qu'une hémorragie cérébrale avait forcé à
quitter ses fonctions après 35 années au pouvoir) et l'avènement en
1975 du régime issu de la "Révolution des Oeillets", permirent, après
des années de combats et de répression, une issue négociée à la
décolonisation portugaise.
Sékou Touré n'est pas familiarisé avec les problèmes de l'empire
colonial portugais, non plus d'ailleurs qu'avec ceux des colonies
belges. L'aspiration à l'émancipation dans les provinces portugaises
d'Outre-mer y est apparue plus tard que dans les possessions
britanniques ou françaises ; en dépit d'évidentes incompréhensions
linguistiques et de différences dans leurs formation, les leaders
syndicaux ou politiques de ces dernières se rencontraient et se
concertaient. Les rares responsables des colonies portugaises ont
longtemps agi dans l'isolement et pratiquement sans aucun contact
extérieur ; ils n'avaient évidemment pas de liens avec les forces
progressistes, guère de contacts avec les organismes onusiens.
Pour ce qui est de la décolonisation des colonies belges, les
événements survenus au Congo-Léopoldville dès l'indépendance en
juillet 1960 amènent Sékou Touré à prendre très vite des positions
nettes, conformes à ses vues en matière d'idéologie et d'unité africaine.
Le contact est également facilité par la communauté de langue avec la
plupart des leaders congolais, dont tous s'expriment en français (bien
plus qu'en flamand).
Si l'Angola, le Mozambique, Timor, Sao Tomé et Principe et les
îles du Cap-Vert sont géographiquement éloignées de la Guinée, il
n'en va pas de même de la Guinée-Bissau, avec laquelle ce pays
partage une frontière terrestre et maritime, des parentés ethniques et
religieuses, et même, sous l'ancien empire du Gabou (lié à l'empire
mandingue du Mali), un passé historique en partie commun. Lors de
son discours célébrant le 5ème anniversaire de l'indépendance, le 2
octobre 1963, discours particulièrement bref (vingt minutes à peine),
Sékou Touré prend la peine de réfuter assez longuement les rumeurs
courant à Dakar selon lesquelles il nourrirait des visées sur la Guinée-
Bissau, et peut-être même sur la Casamance90.
Rapidement, cette situation géographique va être mise à profit par
les responsables de la lutte de libération de la Guinée-Bissau. Au
début des années soixante, un métis originaire du Cap-Vert, ingénieur
agricole de formation, Amilcar Cabral, leader du PAIGC (Partido
africano da independencia da Guiné e Cabo Verde, Parti africain pour
l'indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert) qu'il a fondé avec
quelques camarades en 1956, commence à se faire remarquer. La lutte
est encore clandestine, mais l'homme au bonnet de laine, à la barbe en
collier, aux lunettes d'intellectuel et qui se fait appeler Abel Djassi
pour échapper aux services portugais, ne passe plus inaperçu.
Convaincu que la lutte armée doit être précédée par une
préparation politique, il s'installe à Conakry en juillet 196191.
Bureaux, quartier général, casernements, résidences, occupent une
zone du quartier dit "La Minière", dans la partie de la capitale
guinéenne appelée "banlieue". Cabral y ouvre une école de cadres. Les
hommes formés dans cette institution sont ensuite envoyés
secrètement en Guinée-Bissau pour expliquer la lutte de libération aux
paysans. Idéologue du mouvement, rassembleur d'hommes, Amilcar

90
Télégramme diplomatique de Conakry n° 377-379 du 2 octobre 1963, signé par
l'ambassadeur de France Pons.
91
Par ailleurs, une importante délégation du MPLA (Mouvement populaire pour la libération
de l'Angola) dirigée par Agostinho Neto visite la Guinée en juillet 1962. L'amitié qui se noue
alors entre Neto et Sékou Touré ne se démentira pas ; lors de la lutte, après 1965, pour le
contrôle du pouvoir en Angola, Sékou mettra à la disposition du MPLA un contingent
guinéen, et en 1974 autorisera les avions soviétiques et cubains à faire escale à Conakry pour
transporter équipements, armes et troupes vers l'Angola.

120
Cabral mène méthodiquement cette longue préparation, en dépit de
rapports parfois difficiles avec les autorités de Conakry92.
Le 23 janvier 1963, le PAIGC déclenche la guerre de libération en
Guinée-Bissau par des attaques dans le sud. Un autre front est ouvert
dans le nord. Les Forces armées révolutionnaires du peuple donnent
du fil à retordre aux Portugais et gagnent du terrain. Un an plus tard,
Amilcar Cabral peut se permettre d'organiser le premier congrès de
son parti en territoire libéré, dans le sud de la Guinée-Bissau. Petit à
petit, le PAIGC met en place sa propre organisation politico-
administrative de type marxiste dans les régions conquises sur l'armée
coloniale.
Sur le plan international, Amilcar Cabral devient un leader
révolutionnaire de premier ordre, surtout après sa participation à la
conférence tricontinentale de La Havane en janvier 1966. Sa lutte de
libération revêt un caractère exemplaire en Afrique. En 1968, le
PAIGC contrôle plus des deux tiers de la Guinée-Bissau, en dépit de
la contre-offensive portugaise. Dans les zones frontalières, les allers et
venues de combattants, de ravitaillement et de fournitures sont
permanentes. On affirme qu'à l'occasion d'une visite en Guinée, en
janvier 1965, Che Guevara se serait brièvement rendu depuis Conakry
dans les maquis de Guinée-Bissau.
De temps en temps, Sékou doit cependant tenir compte de la
présence portugaise à ses frontières. En 1959, il a fait escale à
Lisbonne (de préférence à Dakar et à Paris) lors de son premier
voyage hors d'Afrique, pour se rendre aux États-Unis. Le 26 mars
1968, un Antonov-14 d'Air Guinée se pose en catastrophe à Bissau ;
cinq personnes de la suite présidentielle qui accompagnait le président
malien Modibo Keita à Labé pour une réunion de l'OERS et qui se
trouvaient à bord, sont autorisés par les Portugais à rejoindre Conakry
(certains s'étonneront du trajet peu rationnel qu'avait emprunté
l'avion). Mais en échange de l'appareil et des deux membres
d'équipage, Lisbonne demande à Conakry que soient libérés plusieurs
militaires portugais faits prisonniers par le PAIGC et détenus en
territoire guinéen. Sékou Touré aurait hésité à faire pression sur
Amilcar Cabral pour une telle transaction, mais finit par s'y résoudre ;

92
Voir en annexe quelques exemples des activités menées par Cabral à Conakry entre 1960 et
1973.

121
les soldats libérés seront remis à la Croix Rouge Internationale le 19
décembre 1968. Au mois de mai de la même année, le général
Antonio Sebastiao Ribeiro de Spinola a succédé à Arnaldo Schulz
comme gouverneur de la Guinée portugaise.
Dans les deux sens, les incidents de frontière sont nombreux;
ainsi, le 11 puis le 14 février 1970, le Portugal accuse le Sénégal et la
Guinée de violations. Puis il y a l'agression sur Conakry, le 22
novembre 1970, au cours de laquelle la résidence de Cabral a été
touchée.93
Puis, le 3 août 1971, la Guinée saisit d'urgence le Conseil de
sécurité car elle estime avoir les preuves d'une invasion de forces
portugaises depuis la Guinée-Bissau. A l'unanimité, le Conseil décide
que la souveraineté, l'intégrité territoriale et l'indépendance de la
Guinée doivent être respectées ; une mission comportant l'Argentine et
la Syrie, accompagnée de membres du secrétariat, doit se rendre à
Conakry. Elle s'y rend fin août ; mais son rapport ne contient pas de
recommandations ; on lui a montré une carte avec un plan d'attaque de
la Guinée, des dépositions de prisonniers accusés d'avoir comploté
contre la république de Guinée, et un message attribué au Portugal
disant que la frontière avait été sérieusement renforcée en attendant
une action. Le 4 août, la radio portugaise avait annoncé que les forces
portugaises ont lancé un vaste assaut aéroporté dans le sud-est de la
Guinée-Bissau (c'est-à-dire à la frontière guinéenne), de manière à
déloger un fort groupe de combattants du PAIGC. Mais tant le
gouvernement de Lisbonne que le général de Spinola nient que le
territoire guinéen ait été attaqué.
Bien entendu, la base arrière que constitue pour les combattants
du PAIGC le territoire de la Guinée (et dans une moindre mesure celui
du Sénégal) irrite au plus haut point Lisbonne. Il n'est donc pas
étonnant que le débarquement tenté le 22 novembre 1970 sur les
plages de Conakry ait montré la convergence des objectifs des
assaillants portugais, qui souhaitaient avant tout éliminer Amilcar
Cabral, détruire les bâtiments de l'état-major arrière du PAIGC et

93
Voir le chapitre 65. Rappelons l'intéressant et inattendu témoignage de l' "as des as" des
pilotes de guerre français du deuxième conflit mondial, Pierre Clostermann, sur les causes et
les modalités du débarquement à Conakry le 22 novembre 1970 (reproduit dans ce même
chapitre 65).

122
libérer un certain nombre de prisonniers portugais ou de Guinée-
Bissau94, et des exilés guinéens, qui avaient comme objectif
l'élimination de Sékou Touré, la libération des prisonniers des camps,
et la prise du pouvoir. Ni les uns ni les autres, finalement, ne
parvinrent à leurs fins, d'abord parce que la résistance populaire fut -
en dépit de l'effet de surprise - plus forte que prévu, et aussi parce que
les renseignements dont ils disposaient étant d'une grande
inexactitude, ce qui prouve qu'en dépit des complicités qui pouvaient
exister sur place (et dont beaucoup firent l'objet d'une répression très
dure), la préparation des assaillants n'était pas très bonne.
Nouvelle étape dans la guerre de libération, le PAIGC organise en
1972 et en 1973 des élections dans les zones libérées, après le passage
d'une mission de l'ONU chargée de vérifier la réalité des faits. Doté
d'une Assemblée populaire, le parti guinéo-capverdien se prépare à
proclamer l'indépendance de la Guinée-Bissau.
Le 13 mai 1972, Amilcar Cabral participe à Conakry à un
symposium destiné à célébrer la mémoire de Nkrumah, décédé le 27
avril en Roumanie, et déclare que "nous ne pleurons pas la mort d'un
homme, ni même d'un homme qui a été un compagnon de lutte et un
révolutionnaire exemplaire... Nous pleurons, oui, nous pleurons de
haine à l'égard de ceux qui ont été capables de trahir Nkrumah, au
service ignoble de l'impérialisme..."
Mais quelques mois plus tard, le 20 janvier 1973, c'est Amilcar
Cabral qui est assassiné à Conakry. La soirée est déjà avancée (il est
près de 23 heures) lorsque le secrétaire général du PAIGC et sa
femme Anna Maria95 sortent d'une réception donnée par
l'ambassadeur de Pologne, et montent dans leur voiture, une
Volkswagen du fameux type Coccinelle. Le véhicule se dirige vers le

94
Selon Alpha-Abdoulaye "Porthos" Diallo, "les prisonniers portugais blancs se trouvaient
détenus à l'intérieur du pays à Mamou. C'est presque à la veille de l'agression qu'ils seront
ramenés à Conakry. Quand on connaît la réalité politico-administrative de la Guinée de Sékou
Touré, on sait que personne d'autre que lui n'avait autorité pour prendre cette décision. Au
moment de l'agression, Amilcar Cabral était absent de Conakry. A son retour, il confiera à
certains de ses intimes : "Sékou nous a trahis." Qu'est-ce à dire ?". ("La vérité du ministre",
Paris, Calmann-Lévy, 1985, p. 30). Selon un témoignage cité par Sidiki Kobélé Keita,
Amilcar Cabral se trouvait alors à Sofia ("Qui a organisé l'agression du 22 novembre 1970
contre la Guinée ?", Conakry, Éditions universitaires, 1993, p. 97).
95
Les dossiers du PIDE (service secret portugais) de l'époque donnent l'identité de l'épouse
comme Maria Helena D'Athaide Vilhena Rodrigues Cabral

123
quartier général du PAIGC, où habite le couple. Peu avant d'arriver à
leur villa, une Jeep du PAIGC, tous phares allumés, surgit. Amilcar
Cabral s'arrête et descend de sa voiture. Aussitôt, des hommes armés
l'entourent. Un dialogue s'engage. Le commando demande au chef du
PAIGC de le suivre. Celui-ci refuse. Après un instant d'hésitation,
l'ordre de tirer est donné par le chef du groupe. Cabral est atteint à
l'abdomen par une rafale de mitraillette et expire presque tout de suite.
Il est 22 h 30.
Sékou Touré, qui a été immédiatement informé, annonce lui-
même la nouvelle à la radio le 21 janvier, rejetant la responsabilité de
cet acte sur "l'impérialisme et le colonialisme portugais" ; les
principaux tueurs auraient déjà été arrêtés96. Dans un message adressé
à tous les États membres de l'OUA, ainsi qu'au Chili (celui-ci a
comme président à cette époque Salvador Allende), à Cuba, au
Mexique et à la Suède97, il les appelle à venger la mort de Cabral,
"causée par les mains des mercenaires portugais".
Senghor estime lui aussi que les Portugais sont responsables.
Nyerere condamne le meurtre en rappelant qu'en Tanzanie, Eduardo
Mondlane, le leader du FRELIMO, a également été victime, en février
1969, d'une bombe à retardement placée à l'instigation du Portugal.
François Mitterrand replace cet acte dans un contexte plus général en
écrivant dans l'hebdomadaire socialiste "L'Unité" :
"Cabral à son tour... J'apprends sa mort, assassiné sur le seuil de
sa porte à Conakry. Sékou Touré accuse le Portugal. Caetano s'en
défend. Je n'ai pas d'éléments pour juger. Je sais simplement que
Cabral est mort, comme tant d'autres avant lui, qui luttaient pour la
même cause. Qui a tué Félix Moumié ? Il avait dîné à Genève avec un
agent français des services secrets. Après le repas, il a roulé par
terre, s'est tordu de douleur, le ventre déchiré par un poison subtil, et

96
Selon un témoignage cité par Sidiki Kobélé Keita, "quarante-cinq minutes après l'assassinat
de Cabral, Sékou Touré est au courant du forfait... (il) fait mine d'accepter la thèse des
"nouveaux maîtres" du PAIGC (...) deux unités rapides de la marine guinéenne se sont déjà
lancées à la poursuite des vedettes qu'elles arraisonneront et livreront à la direction du PAIGC
à Conakry" ("Qui a organisé l'agression du 22 novembre 1970 contre la Guinée ?", op. cité, p.
97). Mais en fait, rien ne prouve que les assassins soient venus de l'extérieur.
97
Le choix de ces pays ne relève pas du hasard : le Chili de Salvador Allende et le Mexique
ont concrètement soutenu le PAIGC, la Suède l'a aidé financièrement, et Cuba a, sur son
territoire et en Guinée même, contribué à la formation militaire et doctrinale des cadres et des
combattants du mouvement.

124
il a mis quelques heures à mourir. L'enquête n'a pas eu de suites98.
Une victime, mais pas d'assassins, naturellement. Qui a tué le général
Delgado, dont on a retrouvé le corps décomposé au creux d'un repli
de terrain près de la frontière portugaise ? Qui a tué Eduardo
Mondlane, l'un des chefs des mouvements rebelles du Mozambique,
déchiqueté à Dar Es Salam par un colis piégé ? ... Le Portugal perd
avec lui (Cabral) l'adversaire le plus sensible, le mieux formé à ses
valeurs. La sottise a bien visé, qui prête à ce crime une horreur
supplémentaire."
A Lisbonne au contraire, on attribue cet acte à des rivalités
internes au PAIGC. Le 22 janvier, le ministre portugais de
l'information affirme que son pays "rejette le meurtre comme
solution ; d'ailleurs, nous pensons que la mort de Cabral nous
causera plus de problèmes qu'elle n'en résout."
Le 24 janvier, Sékou révèle à la radio les noms des assassins dont
il affirme qu'ils ont été "implantés au coeur du PAIGC" comme une
"cinquième colonne" chargée de "paralyser son noble combat". Selon
lui, Innocente Camil (ancien instituteur catholique, formé ensuite
comme officier de marine en Union soviétique, membre depuis 1970
du comité central et chef de l'unité navale du mouvement), a été arrêté
alors qu'il essayait de fuir en bateau de Conakry vers la Guinée-Bissau
en compagnie de quelques cadres du PAIGC faits prisonniers par les
mutins. Ramené dans la capitale guinéenne et interrogé par la police
guinéenne, Camil aurait avoué son crime, de même que ses complices
Coda Nabonia (qui aurait tenté de se suicider), Carlos Pereira,
Ansoumane Camara et Alcino Egora. Sékou ajoute que selon ses
informations, certains responsables portugais auraient pris contact
avec "des Africains" en leur promettant de donner l'indépendance à la
Guinée-Bissau à la condition que le PAIGC soit éliminé et que leur
pays garde le contrôle des îles du Cap-Vert.
L'armée guinéenne prend progressivement la maîtrise du quartier
général, des camps d'entraînement et des casernements du PAIGC, où
des groupes rivaux se sont violemment affrontés et où règne toujours
une vive agitation ; des officiers et des commissaires politiques cap-

98
Il est intéressant de comparer ce récit avec d'autres, notamment celui de l'avocat Jacques
Vergès.

125
verdiens (métis originaires des îles du Cap-Vert) auraient été tués par
des militants noirs originaires de la Guinée-Bissau même.
Sékou convoque le 24 janvier une réunion spéciale du PDG, tenue
en présence d'importants responsables du PAIGC et du FRELIMO :
Luis Cabral, le demi-frère d'Amilcar, et Samora Machel. Sékou Touré
demande que le PAIGC réorganise sa direction politique "en raison de
la gravité de l'infiltration dans les rangs du mouvement nationaliste
d'agents complices de l'impérialisme." Il annonce que le
gouvernement guinéen ne prendra aucune décision quant à la punition
à infliger aux assassins de Cabral, et que ceux-ci seront remis aux
mains du PAIGC
Une Commission révolutionnaire d'enquête est ensuite constituée ;
elle est composée de membres du mouvement, du PDG, ainsi que des
ambassadeurs d'Algérie et de Cuba en Guinée ; ultérieurement s'y
joindront les représentants de l'Égypte, du Liberia, du Nigeria, du
Sénégal, de la Sierra Leone, de la Tanzanie, de la Zambie et du
FRELIMO. Quelques jours plus tard, le 28 janvier, Radio Conakry
dément une information qui lui est attribuée et qui aurait été diffusée
le 24 janvier, suivant laquelle Victor Monteiro aurait été élu secrétaire
général à la place du leader assassiné99.
Le 31 janvier, Sékou Touré ouvre à Conakry, devant plus de sept
cents délégués venus de différents pays, un symposium à la mémoire
d'Amilcar Cabral. Dans son allocution d'ouverture, il fait une analyse
des raisons qui ont selon lui entraîné cet assassinat. Il souligne
notamment que sur le plan interne, une série de contradictions
regrettables ont fait le jeu des adversaires du mouvement et y ont
introduit des ferments de discorde. Ainsi, le nom même du PAIGC
(Parti Africain de l'Indépendance de la Guinée et du Cap-Vert)
différencie la Guinée-Bissau et le Cap-Vert et facilite les divergences
de vues et d'intérêts entre les îles plus avancées et le continent plus
arriéré.
Des funérailles nationales sont organisées à Conakry le 1er
février, décrété jour chômé. Cinquante mille personnes assistent à un

99
Originaire lui aussi des îles du Cap-Vert, Victor Monteiro, un ancien licencié ès sciences
économiques de l'université de Lisbonne, passé au PAIGC et formé ensuite en Corée du Nord,
devait faire partie du triumvirat qui, avec Amilcar et Luis Cabral, aurait formé un exécutif
provisoire dont la création avait été annoncée peu auparavant.

126
hommage au Stade du 28 septembre, puis le corps du leader
nationaliste est amené au Mausolée de Camayenne, où reposent les
corps des héros du passé de la Guinée, et où la dépouille de Nkrumah
est restée l'année précédente pendant quelques mois. Le lendemain, le
PAIGC annonce que le mouvement sera désormais dirigé par Aristide
Pereira, secrétaire général adjoint, l'un de ceux qui avaient été enlevés
par les assassins de Cabral. A l'issue d'un congrès du PAIGC tenu en
juillet 1973 "en territoire libéré", Aristide Pereira annonce que cinq
des principaux meurtriers de Cabral ont été condamnés à mort et
fusillés en Guinée-Bissau même.
Une controverse s'est cependant élevée sur les véritables
responsabilités de l'assassinat de Cabral. Le Regroupement des
Guinéens de l'Extérieur (RGE) publie au lendemain de l'assassinat un
communiqué affirmant : "Nous savions depuis quelque temps qu'il
existait quelques points de friction entre Sékou Touré et les patriotes
du PAIGC, en particulier à cause du détournement des armes
destinées à la libération de la Guinée-Bissau au profit de la milice du
tyran, et surtout de l'utilisation abusive des forces armées du PAIGC
pour assurer la survie d'un régime aux abois."
Quelques années plus tard, en 1982, l'opposant Diakité Claude
Abou affirme dans sa "Lettre ouverte au président Mitterrand" que
Sékou Touré aurait commandité cet assassinat, à la fois pour éliminer
un rival dont l'éducation supérieure et la crédibilité internationale le
gênaient, pour préserver la dîme qu'il prélevait sur les fonds et les
armes envoyés au PAIGC par l'intermédiaire de Conakry, et pour
s'assurer une future mainmise sur les ressources pétrolières et en
bauxite de la Guinée-Bissau. Selon lui, Sékou aurait reçu les cinq
assassins dans son bureau quelques minutes après leur geste meurtrier.
Et plusieurs détenus du camp Boiro auraient affirmé qu'ils avaient
participé à cette action sur ordre de Sékou100.
En face de ces affirmations, on peut placer les déclarations des
proches du leader disparu. Dans ses "Mémoires", l'ancien président de
Guinée-Bissau, Luis Cabral, confirme que son demi-frère Amilcar a
été tué par Innoncencio Kani (orthographe donnée par "Jeune

100
l'ancien ministre guinéen, d'origine sénégalaise, Alassane Diop affirme qu'au camp Boiro,
il avait entendu un lieutenant crier qu'il devait mourir parce que c'était lui qui avait tué
Amilcar Cabral (conversation d'Alassane Diop avec l'auteur, Dakar, 1997).

127
Afrique"), commandant de la marine du mouvement. Le commandant
Joao Bernardo "Nino" Vieira, qui lui succéda en 1980 à la tête du
pays101 confirme cette thèse dans une interview à "Jeune Afrique"
parue en décembre 1986, plus de deux années après la mort de Sékou,
à un moment où il n'y avait nulle raison de le ménager encore.
Cabral mort, les siens n'abandonnent pas la lutte : le 24 septembre
1973, son frère Luis, un métis cap-verdien comme lui, proclame
l'indépendance de la Guinée-Bissau, lors d'une cérémonie dans les
collines de Madina de Boé, en territoire libéré. Le leader assassiné
disait :
"L'indépendance, ce n'est pas seulement chasser les Portugais,
avoir un drapeau et un hymne. Le peuple doit être sûr que son travail,
personne ne va le lui voler. Que la richesse du pays n'ira pas dans la
poche de quelqu'un."
En dépit des protestations du Portugal, près de 70 pays
communistes et progressistes reconnaissent rapidement le nouvel
État ; l'assemblée générale des Nations Unies se félicite le 2 novembre
de l'indépendance de la Guinée-Bissau (par 93 voix contre 7 - dont le
Portugal, l'Espagne, l'Afrique du Sud, les États-Unis, le Royaume-Uni
- et 30 abstentions - dont la France et la plupart des pays occidentaux
et latino-américains). Elle est admise à l'OUA le 19 novembre 1973.
Quelques mois plus tard, Sékou Touré déclare : "Les peuples
africains qui ont donné leur sang pour libérer les peuples européens
du joug hitlérien sont-ils incapables aujourd'hui de mettre un terme
définitif à l'abominable occupation portugaise, alors qu'ils sont déjà
forts de riches expériences de combat contre l'injustice ? Nous

101
Réélu président en août 1994, "Nino" Vieira sera obligé de quitter le pouvoir en mai 1999
et de s'exiler au Portugal à la suite d'une révolte, commencée en juin 1998, d'une partie de
l'armée conduite par le chef d'état-major Ansumana Mané, un héros de la guerre
d'indépendance, en dépit d'une intervention en faveur du gouvernement "légal" de troupes
sénégalaises et guinéennes, puis d'une opération montée par la CEDEAO. Mais en août 2005,
"Nino" Vieira a été réélu président au terme d'un scrutin démocratique et contrôlé par de
nombreux observateurs. On dit que l'ancien président de la Guinée-Conakry Lansana Conté,
mort en décembre 2008, était fortement lié à Vieira du fait de leur amitié du temps de la
guérilla, mais aussi du fait d'intérêts immobiliers à Bissau. "Nino" Vieira a été assassiné le 2
mars 2009, portant à 30 le nombre de chefs d'État africains assassinés; il était âgé de 69 ans,
dont 23 à la tête de son pays (mais en plusieurs fois). Le général Ansumana Mané avait lui-
même été assassiné en décembre 2000; lors d'une rencontre avec l'auteur à Banjul en Gambie,
le 29 octobre 1998, il avait confirmé la version de l'assassinat d'Amilcar Cabral à la suite de
rivalités internes, essentiellement ethniques, au sein du PAIGC.

128
répondons "non". L'ONU n'a-t-elle pas, par une résolution votée par
plus des deux tiers de ses membres, reconnu l'État indépendant de la
Guinée-Bissau et affirmé qu'il est victime d'une agression
portugaise ?
"L'Afrique peut, mieux elle doit intervenir de façon directe et
courageuse pour liquider définitivement la réalité coloniale en
Guinée-Bissau. Si nous, États indépendants d'Afrique, nous n'enga-
geons pas des actions décisives, comme la fusion de nos forces
armées, c'est comme si nous assistions, non sans sadisme d'ailleurs au
spectacle de la lutte des peuples encore sous domination étrangère.
La complicité ne peut être plus grave, plus ignoble ; l'indifférence ne
peut être plus criminelle."
"Supposons seulement que toute l'Afrique, forte de la résolution
adoptée le 22 octobre 1973 par l'Assemblée générale de l'ONU,
décide d'intervenir militairement, économiquement, politiquement,
enfin par toutes les voies et par tous les moyens appropriés, contre le
fascisme portugais, qui agresse présentement l'Afrique à travers la
Guinée Bissau, le Mozambique et l'Angola. Nous pouvons être
certains que le Portugal, avant longtemps, sera réduit à sa plus simple
expression et que son pouvoir illégal ne sera plus exercé sur un seul
mètre carré du sol africain."102
En mars 1974, le secrétaire général de l'ONU Kurt Waldheim se
rend à Conakry. Sékou Touré, entouré de responsables du PAIGC, le
consulte sur la manière dont la Guinée-Bissau pourrait être admise
rapidement aux Nations Unies. Mais un mois plus tard, ce seront les
changements politiques entraînés par la "révolution des oeillets" à
Lisbonne, et la décolonisation rapide de toutes les provinces d'Outre-
mer du Portugal. Le 16 mai, Aristide Pereira, secrétaire général du
PAIGC, et Mario Soares, nouveau ministre des affaires étrangères du
Portugal, se rencontrent à Dakar - en l'absence du président Senghor -
chez le Premier ministre Abdou Diouf. Sékou, qui pourrait s'en
féliciter comme pratiquement tous les leaders du monde entier,
exprime ses réserves.
Le 4 août 1974, le gouvernement portugais annonce qu'il est prêt à
reconnaître la Guinée-Bissau et à conclure avec le PAIGC un accord
pour le transfert des pouvoirs. Le 10 août, au palais présidentiel de
102
Dans une interview à Simon Malley, du périodique "Afrique-Asie", parue le 3 mars 1974

129
Lisbonne, le général de Spinola, devenu chef de l'État, et le nouveau
gouvernement portugais103 reconnaissent formellement l'indépen-
dance. Le Conseil de sécurité recommande le 12 août son admission à
l'ONU. Le 26 août 1974, à Alger, une déclaration commune sur la
passation des pouvoirs est signée par le Portugal et le PAIGC : le
cessez-le-feu de facto est converti en cessez-le-feu de jure, la
reconnaissance par le Portugal de la Guinée-Bissau interviendra le 10
septembre, les troupes portugaises se retireront le 31 octobre. Et le 17
septembre, à la suite d'un vote unanime de l'Assemblée générale, le
nouvel État devient membre des Nations Unies.
Le 14 septembre 1974, dans l'une des îles du Cap Vert, le général
de Spinola a rencontré le président zaïrois Mobutu. Sékou Touré
réagit vivement et critique à la fois le principe de cette rencontre entre
le général portugais qui a commandé en chef en Guinée-Bissau
(notamment au moment de la tentative de débarquement de 1970) et
Mobutu, l'un des chefs d'État africains qui héberge des opposants
guinéens. Sékou critique aussi l'appui apporté par Mobutu à Roberto
Holden - le leader du mouvement de libération angolais opposé à
Agostinho Neto, qui a les préférences de Sékou. Celui-ci suspecte
aussi un accord à long terme entre le Portugal et le Zaïre pour
l'exploitation en commun des richesses des anciennes colonies
portugaises, permettant ainsi au Portugal de rester présent en Afrique.
Bien entendu, dès l'indépendance de la Guinée-Bissau acquise, les
relations entre les deux pays s'organisent au niveau étatique. Le 6 août
1974, un traité de coopération et d'amitié est signé à Conakry ; en
mars de l'année suivante, ce sera un accord aérien. Luis Cabral
(président depuis 1973, il sera réélu pour quatre ans en 1977) effectue
des visites en Guinée, le 19 février 1976, puis du 3 au 6 décembre
1979.

103
Après le renversement du président Caetano, le général de Spinola sera d'avril à septembre
1974 chef de la Junte de Salut National puis président du Portugal. En juillet 1974, il annonce
que l'autodétermination et l'indépendance de ces provinces sont l'objectif de son
gouvernement. De 1968 à 1974, il avait été gouverneur de la Guinée-Bissau et commandant
en chef des forces portugaises dans ce territoire ; à ce titre, il avait été l'un des principaux
organisateurs de la tentative de débarquement à Conakry le 22 novembre 1970. Nommé au
début de 1974 chef d'État-major adjoint, il avait été en mars démis de ses fonctions pour avoir
publié "Le Portugal et l'avenir", livre où il affirmait qu'il n'y avait pas de solution militaire
possible pour les Provinces portugaises d'Outre-mer.

130
Mais la situation intérieure en Guinée-Bissau se dégrade. Avec le
départ de nombreux Portugais et l'arrêt des dépenses effectuées par les
militaires, le pays connaît un net déclin économique et social, il
manque dramatiquement de produits alimentaires, la corruption croit
avec la pénurie, le mécontentement gagne le peuple, qui a oublié en
cinq ans les espoirs qu'avaient fait naître l'indépendance et la fin de
l'ère coloniale. Une certaine répression commence à s'installer. Selon
le futur président "Nino" Vieira, 500 personnes auraient été exécutées
sous Luis Cabral. Alors qu'au Cap-Vert, la population, largement
métissée, se reconnaît dans son gouvernement, il n'en est pas même en
Guinée-Bissau, où les métis originaires des îles du Cap-Vert sont
nombreux dans le gouvernement et dans les affaires, bien plus
nombreux que les noirs, pourtant majoritaires dans le pays. La
doctrine idéalisée de la fusion entre la Guinée-Bissau et le Cap-Vert,
symbolisée par la persistance de l'unité forgée au sein du PAIGC
pendant les années de guérilla, assure en fait la prédominance des
"métis" dans le gouvernement et le parti ; ceux-ci commencent à
connaître des divisions, et l'on accuse Luis Cabral d'avoir trahi les
idéaux de son demi-frère Amilcar.
Une nouvelle constitution adoptée le 10 novembre 1980 étend
encore les pouvoirs présidentiels ; elle diffère de la constitution du
Cap Vert - adoptée en septembre - en donnant aux Cap-verdiens
divers droits et possibilités en Guinée-Bissau que n'ont pas les
ressortissants de Guinée-Bissau au Cap-Vert ; par ailleurs, la peine de
mort abolie est abolie au Cap-Vert, pas en Guinée-Bissau. C'est sans
doute l'adoption de ce texte qui sera l'élément déclencheur du
changement de régime.
En effet, Luis Cabral est renversé le 14 novembre 1980 par un
Conseil Révolutionnaire surtout composé de militaires "noirs" dirigé
par Joao Bernardo Vieira "Nino", un des chefs de la lutte de libération
nationale. L'ancien président est arrêté, son frère Vasco Cabral
(ministre du Plan) se réfugie à l'ambassade de Suède ; beaucoup
d'autres ministres et responsables militaires se trouvaient au Cap-Vert
au moment du coup. Alors que les présidents de l'Angola, du
Mozambique, du Cap-Vert et de Sao Tomé et Principe condamnent le
coup le 3 décembre, Sékou Touré n'a pas attendu ; dès le lendemain
du coup, le 15 novembre, Conakry reconnaît le nouveau régime ; le
21, Lisbonne déclare vouloir intensifier ses relations d'amitié et de

131
coopération, ce qui constitue une reconnaissance implicite ; puis ce
seront l'Union soviétique, la Libye, et progressivement le reste de la
communauté internationale.
Le gouvernement de Praia (Cap-Vert) en revanche reste
longtemps réservé vis-à-vis de ce régime. La branche cap-verdienne
du PAIGC rompt tous liens avec le Parti de Guinée-Bissau le 19
janvier 1981 et se transforme en un parti dont le sigle omet désormais
le "G" de Guinée-Bissau. Les articles concernant une union entre les
deux pays sont rayés de la constitution.
Tout au long des prochaines années, le climat instauré entre les
deux pays va se dégrader. Les relations de bon voisinage se ternissent
quelque peu, en dépit des efforts des deux parties pour les sublimer
dans le culte de la lutte passée contre le colonialisme et dans l'esprit de
l'unité africaine. En fait, des intérêts économiques bien réels sont
sous-jacents à ce différend territorial.
Les deux puissances coloniales, France et Portugal, avaient signé
le 12 mai 1866 une convention définissant à la fois la frontière
terrestre et les limites maritimes de leurs possessions respectives, et
pendant pratiquement un siècle, cette définition n'avait donné lieu à
aucune contestation ; ces frontières restent valables en vertu du
principe, adopté par l'OUA, de l'intangibilité des frontières héritées de
la colonisation.
Ce sont évidemment les perspectives de ressources pétrolières off
shore qui ont lancé le débat, crucial en particulier parce que les trois
pays concernés - Guinée-Bissau, Guinée, Sénégal - dépendent des
importations pour leur approvisionnement en produits pétroliers. Si le
Portugal octroie dans les années 60 quelques permis de prospection
maritime dans sa zone sans évidemment consulter Conakry, c'est
surtout la Guinée qui est active dans ce domaine. Dès 1962, elle
annexe de facto une partie de la zone maritime ultérieurement
contestée en y faisant faire des recherches par les compagnies Shell,
Texaco et Mobil, puis en lançant des campagne de recherches
sismiques en 1973 et 1974. Un décret pris en 1964 remonte en
conséquence vers le nord la zone maritime de la Guinée ; mais celle-ci
revient sur ce texte en 1980104.

104
Selon Conakry, le décret de 1964 avait été pris essentiellement pour préserver ses intérêts
en raison de la guerre qui se déroulait en Guinée-Bissau. Par ailleurs, la Guinée fait valoir que

132
En janvier 1980, le gouvernement guinéen conclut un contrat avec
la société américaine Union Texas Petroleum et lui confie des forages
pétroliers dans un périmètre octroyé à la Société Guinéenne des
Hydrocarbures, et qui, selon Conakry, respecte la convention de 1886.
Le gouvernement de la Guinée-Bissau a consulté en juin 1980 une
autre firme pétrolière, Atlantic Ressources, qui estime que l'on
pourrait y produire de 500.000 à 1.000.000 barils de pétrole par jour.
Bissau proteste contre le permis accordé à UPC dans la zone maritime
frontalière entre les deux pays, demande l'ouverture de négociations ;
en juillet 1980, il envoie des troupes sur la frontière guinéenne
cependant qu'en août, un communiqué du PAIGC diffusé à Praia
affirme que les tentatives unilatérales de la Guinée pour exploiter cette
zone sont illégales et ne peuvent que détériorer la situation. Le 22
août, Sékou aborde ce sujet devant une conférence de cadres du PDG,
et réfute la position de la Guinée-Bissau sur le plan juridique, tout en
affirmant que l'idée même d'un conflit entre les deux pays,
artificiellement séparés par la colonisation, est absurde. Selon lui, la
seule solution "africaine" est de transcender le conflit par la mise en
commun des ressources naturelles et une exploitation conjointe au
profit des deux peuples. Il fait également allusion à la "reconstitution
de l'unité qui avait été la réalité historique."
Le 8 septembre 1980, Sékou Touré affirme que la Guinée est prête
à coopérer avec d'autres pays d'Afrique - et particulièrement tout
voisin - pour exploiter les richesses off shore et on shore, et fait
allusion à une fusion possible des deux pays en une "Grande Guinée".
Il conforte ainsi les craintes de ceux qui, en Guinée-Bissau
craignent depuis longtemps (en fait déjà à l'époque de la lutte
d'Amilcar Cabral) que Conakry veuille sous prétexte de solidarité
révolutionnaire et d'unité africaine, absorber le territoire de la Guinée-
Bissau et agrandir ainsi son propre pays.
Par ailleurs, Sékou a toujours eu une obsession pétrolière,
renforcée par la hausse des cours des produits pétroliers après 1974,
qui a durement frappé la Guinée, obligée d'importer la totalité de sa
consommation. Sékou a du mal à accepter que son pays, qu'il qualifie

la délimitation de sa frontière avec la Sierra Leone (résultant d'anciennes conventions avec la


Grande-Bretagne) combinée avec celle de la Guinée-Bissau ne lui laisse finalement qu'une
zone maritime assez réduite.

133
souvent de "scandale géologique", soit justement dépourvu de charbon
et de pétrole, alors que son sous-sol recèle en abondance la plupart des
autres ressources minérales. Les multiples prospections qu'il a fait
effectuer par des sociétés américaines, yougoslaves, japonaises,
françaises, n'ont pas donné de résultats concrets.
Sékou ne peut y croire, et affirme même qu'en rêve, il a vu que
son pays possédait en abondance du pétrole. Et bien entendu ses rêves
ne peuvent le tromper (il l'a déclaré à plusieurs reprises à l'auteur105).
Ce thème est évidemment abordé lors des rencontres entre les
deux chefs d'État : le 16 février 1981, "Nino" Vieira est accueilli à
Conakry, et en janvier 1983, les deux présidents se rencontrent à
Boké. Finalement, après de longues tergiversations, les deux pays se
mettent d'accord en février 1983 pour recourir à un tribunal spécial
auprès de la Cour Internationale de Justice de La Haye106.
Quelques semaines plus tard, du 26 au 30 avril 1983, le premier
ministre de Guinée-Bissau, Victor Saude Maria, visite plusieurs
régions de Guinée (Conakry, Forécariah, Fria, Coyah, Kindia).
Le 20 août 1984, cinq mois après la mort de Sékou Touré, les
auditions commencent à La Haye à propos du conflit sur les frontières
maritimes entre la Guinée et la Guinée-Bissau. Rendue le 15 février
suivant, la sentence du tribunal arbitral créé pour régler ce différend
donne largement raison à la thèse de la Guinée-Bissau, qui se voit
accorder les deux tiers de la zone litigieuse.

105
Il l'a évidemment dit à bien d'autres interlocuteurs, notamment à Aboubacar Somparé,
alors ambassadeur de Guinée en France et bien plus tard président de l'Assemblée nationale,
en précisant que ses rêves indiquaient aussi une zone située au-delà des îles de Los. Or, c'est
effectivement là que des forages ont donné des résultats intéressants dans les années 2000
(conversation de l'auteur avec Aboubacar Somparé, Paris, été 2007).
106
Un conflit identique entre la Guinée-Bissau et le Sénégal a été soumis à l'arbitrage de la
Cour de La Haye en 1978, qui a attribué à la Guinée-Bissau 15% seulement de la zone
litigieuse, ce que Bissau a rejeté. Mais les deux gouvernements de Dakar et de Bissau ont
finalement bilatéralement décidé en 1995 d'exploiter en commun les éventuelles ressources
pétrolières (et piscicoles) de leur zone frontalière et de créer un organisme mixte à cette fin ;
toutefois comme la zone envisagée se situe au large de la Casamance, les questions de
sécurité liées à la guérilla séparatiste ont jusqu'ici bloqué toute mise en oeuvre sur le terrain.

134
CC@U@ .

Exemples de quelques activités menées par Amilcar Cabral


à Conakry ou depuis Conakry

- Conférence des Organisations Nationalistes des Colonies Portugaises (CONCP).


Communiqué du 3 juillet 1960, signé à Conakry par Mario de Andrade (MPLA) et
Abel Djassi (PAIGC Abel Djassi est le pseudonyme utilisé par Amilcar Cabral pour
échapper aux poursuites de la police portugaise avant qu'il ne se soit exilé).
- Note ouverte au gouvernement Portugais. Conakry, 13 Octobre 1961. Signée
Amilcar Cabral
(Déclaration proposant la réalisation immédiate de mesures concrètes pour la
liquidation pacifique de la domination coloniale en Guinée "portugaise" et aux Îles
du Cap Vert
- Déclaration d'Amilcar Cabral à l'Agence guinéenne de presse le 3 août 1965 à
l'occasion de l'anniversaire du massacre de Pigiguiti et de la journée de solidarité
avec les peuples des colonies
- Déclaration faite par le Secrétaire général du Parti, Amilcar Cabral, à l'occasion de
la remise à la Croix Rouge Internationale de trois soldats portugais faits prisonniers
par nos forces, Dakar/Conakry, 19 décembre 1968
- "Démasquons les mensonges et les crimes des colonialistes portugais, renforçons
le parti et la lutte afin d'accélérer la libération totale de notre peuple." Message
d'Amilcar Cabral à notre peuple et à nos combattants et militants à l'occasion du
XIVème anniversaire de la fondation du Parti. Conakry, septembre 1970
- "Les patriotes de Bissao et d'autres villes doivent chaque jour mieux s'organiser et
agir avec intelligence et sûreté." Message d'Amilcar Cabral à l'occasion du 3 Août
1971
- PAIGC Bref rapport sur la situation de la lutte (Janvier - Août 1971 Conakry
- "La conscience nouvelle que la lutte a forgée chez les hommes et les peuples de
notre pays est l'arme la plus puissante de notre peuple contre les criminels
colonialistes portugais." Message d'Amilcar Cabral à l'occasion de XVème
anniversaire de la fondation du Parti. Conakry Septembre 1971
- "Intensifions l’action sur tous les plans de la lutte pour accélérer la libération de
notre peuple et expulser à jamais les colonialistes portugais de notre patrie
Africaine." Message d'Amilcar Cabral à l'occasion du Nouvel An. Conakry Janvier
1972
- Allocution prononcée par Amilcar Cabral au Symposium organisé par le Parti
Démocratique de Guinée, au Palais du Peuple de Conakry, à l'occasion de la Journée
Kwame Nkrumah, le 13 Mai 1972

135
CC@U@ 0

Cap-Vert : 12 février 2008


Mort d'un des assassins présumés de Amilcar Cabral
(d'après une dépêche de l'agence Panafricaine de Presse PANA)

Praia, Cap-Vert - Isidoro Manuel Lima, ancien combattant du Parti africain pour
l'indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC), accusé d'avoir pris part à
l'assassinat de l'ex-leader du mouvement nationaliste, Amilcar Cabral, est mort le 12
février 2008 suite à une maladie à l'âge de 70 ans dans l'île cap-verdienne de Santo
Antao, a appris la PANA de bonne source.
Amilcar Cabral, qui a dirigé la lutte armée pour l'indépendance de la Guinée-Bissau
et du Cap-Vert, a été assassiné par deux membres du PAIGC à Conakry, capitale de
la Guinée-Conakry, le 20 janvier 1973.
Isidoro Lima avait quitté le PAIGC en 1970 en Guinée-Conakry où il avait été
accusé d'implication dans une conspiration contre la personne de M. Cabral.
Depuis lors, il vivait en Sierra Leone d'où il n'est rentré au Cap-Vert qu'en 1995 à
cause de la guerre civile qui y sévissait.
L'ancien guérillero, qui ne s'entendait plus avec ses compagnons du PAIGC qui ont
pris le pouvoir au Cap-Vert après l'indépendance de l'archipel en 1975, est retourné
au bercail démuni, après avoir perdu tous ses biens durant la guerre civile en Sierra
Leone.
Son cas a été rendu public en octobre dernier, lorsque le journal privé "A Semana" a
rapporté que le président Pedro Pires, informé des difficultés que traversait Isidoro
Lima à Santo Antao où il vivait, a décidé d'intervenir afin que l'État lui octroie une
pension en qualité d'ancien compagnon de lutte.
"Avec cette pension, il vivra tranquillement pour le restant de sa vie", aurait dit le
chef de l'État cap-verdien, dont la demande avait été acceptée par le gouvernement
malgré les réticences des autres anciens combattants du PAIGC, qui considéraient
qu'il ne devait pas recevoir de pension de l'État du Cap-Vert, vu son comportement
durant la lutte de libération.
Pedro Pires avait défendu que, partant du principe qu'au Cap-Vert il n'y a pas de
place pour les règlements de compte avec l'histoire, ni pour les représailles, toute
aide à Isidoro Lima était, avant tout, une question d'humanité.
"Personnellement, je crois que le Cap-Vert lui doit quelque chose. Qu'il ait trahi ou
non la lutte, il a apporté sa contribution au Cap-Vert", avait expliqué le président
cap-verdien.

136
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En février 1974, l'ambassadeur représentant la République


fédérale d'Allemagne auprès des Nations Unies, le Dr Walter
Gehlhoff, demanda à Kurt Waldheim, secrétaire général des Nations
unies, dont j'étais alors le porte-parole depuis deux ans, d'intervenir - à
l'occasion d'un voyage en Afrique de l'Ouest qui devait notamment le
mener en Guinée - en faveur d'Adolf Marx, ce ressortissant de
l'Allemagne fédérale, depuis des années déjà directeur technique de la
brasserie SOBRAGUI à Conakry, arrêté et détenu depuis fin 1970 au
camp Boiro. De multiples efforts avaient déjà été faits pour avoir de
ses nouvelles, en vain, et la famille de Marx, des hôteliers d'Aix-la-
Chapelle, menait une virulente campagne de presse contre l'inaction
du gouvernement de Bonn. A la demande de ce dernier, diverses
personnalités étaient pourtant intervenues sans succès en sa faveur :
plusieurs chefs d'État africains, Indira Gandhi, des dirigeants
soviétiques, le président américain, et même le pape107... On avait
également eu recours aux traditionnelles pratiques africaines ; c'est
ainsi que la circulation fut un jour arrêtée devant l'ambassade
d'Allemagne à Paris, avenue Franklin Roosevelt, pour laisser des
marabouts opérer ! Je tiens cette anecdote de l'ambassadeur

107
Adolf Marx avait pu recevoir début 1971 au camp Boiro la visite de l'ambassadeur d'Italie,
qui lui avait promis de la correspondance et des colis (Marx a en effet pu écrire et recevoir
diverses lettres ainsi que quelques colis pendant ses quatre ans de détention). Un an plus tard,
il a reçu la visite de Maître Louis Labadie, un avocat communiste français, mandaté par
quelques unes des familles françaises, libanaises, ainsi que la sienne. Un an plus tard encore,
ce fut de nouveau l'ambassadeur d'Italie, accompagnant le secrétaire d'État Mario Pedini
(mais pas le ministre des affaires étrangères Aldo Moro, comme Marx l'affirme à tort).
d'Allemagne fédérale lui-même, qui m'a montré le reçu signé des
marabouts... 108
Au cours de sa visite officielle en Guinée, du 2 au 4 mars 1974, le
Secrétaire général de l'ONU s'entretint du sort d'Adolf Marx avec le
président Sékou Touré qui exposa à nouveau ses positions, déjà bien
connues du gouvernement allemand : Adolf Marx avait fait partie d'un
complot visant à renverser le gouvernement de Conakry avec l'appui
des autorités fédérales et dans le cadre d'un complot international. Le
gouvernement allemand avait engagé sa responsabilité et devait à
l'État guinéen une réparation en reconnaissant la part qu'il avait eue
dans "les tragiques événements de 1970".
De retour à New York, Waldheim fit savoir à l'ambassadeur
allemand qu'Adolf Marx était vraisemblablement en vie, mais qu'il
n'avait pas pu le voir et que les conditions de sa libération n'étaient pas
réunies. Peu de jours après, le Secrétaire général recevait une lettre du
ministre fédéral des Affaires étrangères, Walter Scheel, précisant la
position de la RFA et contenant la "mise au point" suivante : "Le
gouvernement fédéral réaffirme à nouveau le principe fondamental de
sa politique étrangère qui consiste à ne s'ingérer ni directement ni
indirectement dans les affaires intérieures des autres États. Il va de
soi que ce principe s'applique également à la République de Guinée".
Walter Scheel terminait son courrier en demandant au Secrétaire
général de transmettre cette mise au point au président Sékou Touré.
Se posait alors la question de savoir comment établir les "bons
offices" entre la RFA et la Guinée et par quel truchement faire
parvenir le message. Il aurait été possible de l'envoyer tout
simplement par courrier, ou par l'intermédiaire de Jeanne Martin-
Cissé, ambassadeur de Guinée auprès de l'ONU, ou par l'intermédiaire
du représentant résidant du PNUD, un yougoslave nommé Rajko
Divjak, ou encore par l'ambassadeur d'ltalie chargé des intérêts de la
RFA et de la France depuis la rupture des relations diplomatiques,
Pascuale Calabro. Mais Waldheim voulait envoyer un émissaire
personnel à Conakry. Un ami autrichien proche du secrétaire

108
L'idée même de recourir aux marabouts lui avait été soufflée par madame Éliane Gemayel,
elle-même épouse d'un détenu franco-libanais, avec qui elle avait détenue quelques jours
avant d'être expulsée. William Gemayel a été libéré le 14 juillet 1975 (entretien de l'auteur
avec madame Éliane Gemayel, Palaiseau, mai 2005).

138
général109 me confia que Waldheim songeait à Issoufou Saidou
Djermakoye, un homme politique du Niger qui avait exercé des
fonctions importantes dans son pays (il devait d'ailleurs bien plus tard
y être couronné roi des Djermas, son ethnie d'origine), puis l'avait
représenté à New York avant d'être nommé secrétaire général adjoint
de l'ONU chargé de la coopération technique (cet excellent ami, entre-
temps devenu roi des Djermas au Niger, est décédé le 30 juin 2000).
C'est alors qu'avec peut-être beaucoup d'outrecuidance, je
demandai à voir l'ambassadeur Gehlhoff ; le 8 avril, je lui exposai
pourquoi à mon avis, je me sentais qualifié pour cette mission ; je lui
demandai donc de solliciter à ce sujet son gouvernement, et si possible
de le convaincre. J'avais déjà réussi à convaincre M. Gehlhoff lui-
même, mais il n'était pas certain que Bonn juge qu'un diplomate de
nationalité française soit justement l'intermédiaire le plus approprié
pour cette mission110.
J'emprunte une partie de la relation qui va suivre à un article
intitulé "Analyse d'une médiation : la normalisation des relations
franco-guinéennes", rédigé par Marie-Claude Smouts et publié dans la
"Revue Française de Science Politique" de juin 1981 ; plusieurs pages
de cette étude traitent de l'Allemagne fédérale. Je les cite en les
complétant le cas échéant et en précisant quelques points.
"Dans l'exercice de ses fonctions, André Lewin avait accompagné
le Secrétaire général dans sa tournée africaine. À Lagos, pendant la
visite du Secrétaire général au Nigeria, le général Gowon avait laissé

109
Je puis dire aujourd'hui que c'était Anton Prohaska, devenu un ami très proche, qui a été
par la suite ambassadeur d'Autriche en France. Je lui demeure encore aujourd'hui
reconnaissant de cette amicale marque de confiance, qui a donné à ma vie professionnelle et
même personnelle une orientation nouvelle.
110
Le 21 avril 1974, alors que j'entamais ma mission concernant Adolf Marx, d'autres
ressortissants de la république fédérale d'Allemagne étaient impliqués dans un incident
dramatique ; en même temps que madame Françoise Claustre, chercheuse française au Centre
national de la recherche scientifique, et Marc Combe, un coopérant français au Tchad, un
couple allemand était enlevé par un groupe de rebelles toubous commandé par Hissène Habré
(qui sera quelques années plus tard président du Tchad) ; le docteur Staeven, en mission de
coopération dans le pays, sera pris en otage comme les autres, son épouse tuée pendant
l'enlèvement. Le 11 juin, Bonn obtient la libération du docteur Staewen contre versement
d'une rançon (ce qui fait penser un moment au gouvernement fédéral que le cas de Marx
pourrait être lui aussi réglé par un versement d'argent, ce qui ne sera pas le cas, comme on le
verra). Madame Claustre ne sera libérée qu'en avril 1977, après de multiples et dramatiques
péripéties, grâce notamment à l'entremise de Khadafi.

139
entendre que le président Sékou Touré cherchait à sortir de son
isolement et qu'il évoquerait vraisemblablement avec Waldheim un
éventuel rapprochement avec la France.
En effet, le chef de l'État guinéen et son Premier ministre
multiplièrent les allusions à ce sujet auprès du Secrétaire général et,
plus encore, auprès de son porte-parole. La présence d'André Lewin à
Conakry avait apporté un élément nouveau dans la situation. Sékou
Touré, longtemps privé de tout contact officiel avec la France,
rencontrait un interlocuteur français à la fois indépendant, puisque
fonctionnaire des Nations Unies, et bien introduit dans le milieu
politique français puisque ancien chef de cabinet de M. André
Bettencourt, l'un des rares amis que Sékou Touré ait jamais comptés
parmi les ministres du général de Gaulle. Cet interlocuteur sut écouter,
comprendre. Et se produisit ce que nulle "technique" ne saura jamais
commander : une rencontre d'homme à homme, un courant qui passe,
et ce pari sans lequel il n'est pas de médiation possible, la confiance.
"Dès son premier voyage à Conakry, André Lewin accepta de
servir d'intermédiaire pour tenter d'établir un premier contact entre la
France et la Guinée. Il accepta de transmettre à André Bettencourt une
invitation du président Sékou Touré à se rendre en visite privée en
Guinée à l'occasion de la fête du parti le 14 mai et, par l'intermédiaire
de la mission permanente française auprès des Nations Unies, il
informa Michel Jobert, ministre des affaires étrangères, et le président
Pompidou, du désir de la Guinée de se réconcilier avec la France en
leur faisant part de sa position personnelle tout à fait positive sur les
bonnes dispositions du président guinéen et sur les chances réelles de
débloquer la situation.
"Dans le contexte ainsi créé, André Lewin jugeait pouvoir
retourner utilement à Conakry. Il sentait le climat favorable et se
proposa comme "bons offices" dans le contentieux germano-guinéen.
Il dut triompher des hésitations de New York et du scepticisme de
Bonn car l'idée qu'un Français puisse obtenir quoi que ce soit de la
Guinée paraissait pour le moins saugrenue. Les membres de la
mission permanente de la République fédérale auprès des Nations
Unies réussirent à convaincre leur gouvernement et l'entourage de
Waldheim que ce haut fonctionnaire, né à Francfort-sur-le-Main,
parlant parfaitement l'allemand et bénéficiant d'une grande réputation

140
aux Nations Unies, serait le meilleur représentant du Secrétaire
général.
"Commença pour l'envoyé spécial de Waldheim une diplomatie
par navette entre New York, Conakry, Genève et Paris, qui dura de
longs mois et transforma progressivement sa mission de "bons
offices" en entreprise de "médiation". Si le Secrétaire général des
Nations Unies, soucieux de ne pas s'immiscer dans les affaires des
États et toujours prudent, avait placé son intervention sur le plan
humanitaire, son envoyé spécial savait bien que l'affaire était
d'essence politique. Sékou Touré ne considérait pas Adolf Marx
comme un otage mais comme un coupable recevant un juste
châtiment. Les autorités allemandes devaient présenter des excuses,
ou bien, au minimum, condamner les agissements subversifs de leurs
ressortissants. Dans le même temps, le désir du président guinéen de
renouer avec la RFA ne faisait aucun doute, il l'avait confirmé au
représentant de Kurt Waldheim111. Il s'agissait donc pour ce dernier de
trouver une formule qui satisfasse à la fois le bureau politique du Parti
Démocratique de Guinée peu enclin à la "clémence", et les Allemands
qui refusaient de se placer sur un autre terrain que le terrain
humanitaire et de reconnaître en quoi que ce soit la culpabilité d'Adolf
Marx112.

111
le remplacement à Bonn de Willy Brandt, démissionnaire le 9 mai 1974 de son poste de
chancelier fédéral, par Helmut Schmidt, a pu jouer un rôle positif : Sékou Touré attribuait en
effet à l'ancien chancelier une part de responsabilité dans le débarquement portugais du 22
novembre 1970.
112
Au début de ma mission, certains responsables allemands pensaient que Sékou Touré
souhaitait peut-être obtenir une forte somme d'argent en échange d'Adolf Marx, et ils me
dirent que j'avais carte blanche pour négocier, quels que soient le montant demandé et les
modalités de la transaction (j'ai mentionné antérieurement que la libération du docteur
allemand Staewen, coopérant au Tchad, pris comme otage par les rebelles toubous d'Hissène
Habré, avait été obtenue en juin de cette même année contre versement d'une rançon). Mais
c'était bien mal connaître Sékou Touré. A aucun moment de nos discussions, il ne fut question
d'argent ou d'avantages matériels. Ceci infirme un article paru dans "Minute" (N° 647, 4
septembre 1974), où l'on me fait dire qu'il avait fallu donner 2 millions de francs par
prisonnier. Quant à moi, les autorités allemandes remboursaient bien entendu les frais de
voyage en avion dont je faisais l'avance. Après le succès de ma mission, ils me demandèrent
ce que je désirais pour me récompenser de mes efforts, laissant entendre que j'avais toute
liberté de choix, y compris celui de demander une forte somme d'argent. Je demandai à
recevoir une décoration. C'est ainsi que quelques mois plus tard, le 2 janvier 1976,
l'ambassadeur Sigismund von Braun, qui représentait la République fédérale à Paris, me remit
les insignes de Grand Croix du Mérite de la République fédérale allemande. Je note qu'en
2003, après la libération des 32 touristes retenus comme otages par un mouvement islamiste

141
"Quand, après deux voyages d'André Lewin à Conakry, il s'avéra,
au mois de juin 1974, que les déclarations du gouvernement allemand
paraissaient toujours insuffisantes aux Guinéens, l'envoyé spécial du
Secrétaire général se transforma de "courrier diligent" (selon la
définition étroite d'une mission de bons offices) en véritable
"médiateur" définissant les étapes de la réconciliation et faisant des
propositions113. Persuadé que les deux parties cherchaient sincèrement
une issue positive et que l'on pouvait trouver un compromis, André
Lewin décida d'inverser le mouvement en préparant lui-même un texte
acceptable pour les Guinéens, qu'il soumettrait ensuite au
gouvernement allemand. La technique adoptée fut celle d'un long
communiqué dans lequel les formules relatives à l'éventuelle
responsabilité de ressortissants allemands étaient enrobées dans des
considérations générales. Le texte ne comportait pas de formule
d'excuse ni de condamnation directe faisant référence à une situation
précise mais il reprenait le texte de la première déclaration allemande
en en modifiant la dernière phrase :
"L'un des principes fondamentaux de la politique étrangère du
gouvernement fédéral est de n'intervenir ni directement ni
indirectement dans les affaires intérieures d'autres États. Le
gouvernement fédéral rejette catégoriquement toute menace de
violence ou de recours à la violence dans les relations internationales.
Soyez assuré que le gouvernement fédéral condamne de la manière la
plus nette tous les actes de violence et les activités subversives contre
un gouvernement étranger ou contre l'intégrité d'un État étranger, que
de tels agissements soient le fait de gouvernements, de groupes ou

algérien au Sahara (et parmi lesquels figuraient plusieurs Allemands, dont 6 libérés en mai et
9 en août, une Allemande étant décédée entre-temps), le gouvernement de Berlin a estimé le
coût des voyages en avion et communications téléphoniques nécessités par les négociations à
420.000 euros (selon l'hebdomadaire allemand "Focus", le coût total y compris la rançon
aurait été de 20 millions d'euros) et a demandé aux anciens otages de participer aux frais en
versant chacun 1.092 ou 2.301 euros, selon le groupe dont ils faisaient partie. Les touristes
allemands enlevés sur l'île philippine de Jolo et libérés en 2000 avaient également dû
contribuer aux frais de leur libération.
113
Le 19 juin, j'avais laissé à Sékou Touré la nouvelle version d'un texte que Bonn m'avait fait
parvenir à New York. Le lendemain, il me dit qu'il le trouvait tout aussi inacceptable que le
précédent ; comme je le pressentais, je lui ai alors soumis un projet tout à fait différent que
j'avais rédigé sur ma petite machine à écrire personnelle Hermès Baby. Le 21, le Premier
ministre Béavogui me dit de la part de Sékou Touré que si Bonn acceptait ce texte, Adolf
Marx serait libéré.

142
d'individus isolés. Cette déclaration vise en particulier les citoyens de
la République fédérale d'Allemagne quand il a été démontré qu'ils ont
contrevenu en Guinée de manière regrettable, aux principes énoncés
ci-dessus".
J'avais joué de ma connaissance de la langue allemande pour faire
passer cette dernière phrase : le mot français "quand" se traduit en
allemand par "wenn", mais en français, "wenn" signifie également
"si". Le texte français donnait par conséquent à Sékou Touré
l'impression que Bonn acceptait un fait démontré, alors que les
Allemands pouvaient penser qu'il y avait un doute sur la réalité des
faits. Je n'étais pas peu fier de ma trouvaille, et j'espérais que personne
ne la découvrirait trop tôt.
"Pendant plusieurs heures, André Lewin travailla à la mise au
point finale du communiqué avec le Premier ministre guinéen,
Lansana Béavogui, en liaison téléphonique avec le président Sékou
Touré. Il fallait ensuite faire accepter par Bonn ce texte dont le
représentant de Kurt Waldheim savait qu'il allait au-delà des positions
allemandes, mais qu'il représentait un "minimum" pour la partie
guinéenne. En faisant part le 24 juin à Paris de ce texte et des
meilleures dispositions de Sékou Touré par l'intermédiaire de
l'ambassadeur de la RFA Sigismund von Braun (l'ancien secrétaire
d'État), et son conseiller politique, M. Heuseler, puis en rencontrant à
Genève, le 30 juin, M. Lahn, le directeur politique des Affaires
étrangères de Bonn, André Lewin se montrait confiant quant au
résultat de sa médiation : il avait reçu par écrit la confirmation
qu'Adolf Marx serait libéré et lui serait remis dès que le communiqué
aurait été rendu public.
Dès le 26 juin 1974, la RFA faisait savoir qu'elle acceptait la
formule présentée. De retour à Conakry début juillet, cette fois pour
accompagner André Bettencourt, André Lewin put mettre
définitivement au point le communiqué et ses modalités. Il serait
rendu public le 22 juillet, et confirmé à la même date à Bonn et à New
York. A la demande des deux capitales intéressées, André Lewin
devait se rendre à Conakry pour recevoir, au nom du Secrétaire
général, le prisonnier qui serait libéré le jour même. En misant sur la
bonne foi du président Sékou Touré et en faisant accepter à la RFA un
texte beaucoup plus explicite qu'elle ne l'aurait souhaité, le médiateur
avait pris un risque.

143
"Tout sembla basculer le 22 juillet lorsque, le communiqué ayant
été publié comme prévu, et lu au micro de radio Conakry par moi-
même et par Fily Cissoko, le ministre des affaires étrangères, Sékou
me convoqua pour m'annoncer que Marx ne serait pas libéré ce jour-
là, mais plus tard, sans me fixer de délai. Fallait-il partir ? Fallait-il
rester ? Et comment expliquer ce délai à l'Allemagne fédérale, qui
avait déjà envoyé un avion à Bruxelles pour y prendre en charge le
libéré, et à Kurt Waldheim ? Sans même prendre le temps de la
réflexion, je déclarai à Sékou Touré que je décidais de rester sur place
et que je ne quitterais la Guinée qu'avec "mon" prisonnier. Sékou
Touré fut fort interloqué, mais décida finalement de mettre à ma
disposition une voiture et un accompagnateur (ce fut Kourouma Laye,
anciennement ambassadeur au Nigeria, plus tard gouverneur de
Kankan, devenu un excellent ami), et m'envoya faire une tournée dans
le Fouta.
Sékou m'autorisa cependant à rendre auparavant visite à Adolf
Marx au camp Boiro en compagnie de Siaka Touré, le commandant
du camp114. Je vis alors arriver Marx, incapable de marcher, affalé sur
une chaise portée par deux gardiens, très amaigri, très affaibli ;
lorsqu'il fut attablé en face de moi, je lui adressai la parole en
allemand (il y avait une interprète avec moi, mais sans doute était-elle
là pour contrôler notre conversation). Marx, qui avait décidé depuis
plusieurs semaines de ne plus du tout parler, fut visiblement surpris
par le fait que je m'exprimais en allemand, et il finit par me répondre.
Il ne croyait à l'évidence pas un mot de ce que je lui disais. Il accusait
tour à tour le gouvernement allemand de n'avoir rien fait pour lui
depuis quatre ans, ses parents de l'avoir abandonné. Il ne croyait pas à
l'intervention de l'ONU. Mais petit à petit il prit davantage confiance.
Je lui avais raconté la négociation, parlé de ce retard que je ne
m'expliquais pas ; et je lui avais dit aussi que je ne quitterai la Guinée
qu'avec lui, dussè-je attendre des mois. Il écrivit, sur un petit papier
que je lui passai, qu'on avait essayé de le traiter par des piqûres de 10
centimètres cube d'une substance chimique vitaminée appelée sulfate

114
J'ai obtenu sur cette visite au camp (dont il fut le témoin), ainsi que sur de nombreux
détails sur le sort réservé à Adolf Marx, Seibold, et les autres prisonniers, le récit du
commissaire de police Moussa Keita, frère (même mère) de la présidente Andrée Touré,
pendant plusieurs années commandant en second du Camp Boiro. Ce témoignage, recueilli à
Paris les 10 et 22 juillet 2003, figure en annexe.

144
de calcium, mais que c'était un infirmier incompétent qui l'avait
soigné, que l'aiguille avait touché un nerf et qu'il souffrait
énormément ; il ne pouvait plus marcher ; il ne voulait plus aucun
traitement ni piqûre, suppliait qu'on ne lui donne même plus de
douche et qu'on le laisse "crever en paix".
A ma grande surprise, je découvris alors il y avait encore deux
autres Allemands au camp, depuis deux ans environ, deux
"aventuriers" (au sens non péjoratif du terme) qui faisaient
(séparément) le tour de l'Afrique en touristes, l'un d'entre eux en vélo ;
ils avaient été arrêtés à la frontière guinéenne et emprisonnés parce
qu'ils n'avaient pas de visas guinéens sur leurs passeports ; et comme
les Allemands de l'Ouest étant automatiquement suspects, ils ne
pouvaient évidemment être considérés comme de simples touristes. Ils
avaient été moins longtemps enfermés et étaient en bien meilleur état
que Marx. Ils me donnèrent leurs noms, leur adresse. C'étaient des
gens simples, de condition très modeste. L'un s'appelait Josef
Schmutz, originaire de Munich, l'autre Ulrich Stegmann. Lorsque je
les quittai après deux bonnes heures de face à face, ils avaient tous un
peu repris confiance.
Il me fallut ensuite avertir Bonn et New York de ces
développements inattendus. Heureusement, j'avais entre-temps noué
d'amicales relations avec l'ambassadeur des États-Unis, un noir
originaire des îles Vierges dans les Caraïbes, Terence Todman, de
chez qui je pus envoyer un télégramme annonçant le retard (je n'en
avais pas encore l'explication), ma décision de rester jusqu'à la
libération, mon entrevue avec les prisonniers, les noms des deux
Allemands dont personne ne savait rien : ils avaient tout simplement,
pensaient leurs familles, "disparu quelque part en Afrique".
Mais pourquoi y avait-il eu ce délai ? Le grain de sable dans le
processus de libération minutieusement préparé était l'attente de
l'arrivée du sous-secrétaire d'État aux Affaires étrangères italien,
Mario Pedini, qui était souvent intervenu en faveur des prisonniers et
souhaitait associer le gouvernement italien à leur libération... et il ne
pouvait arriver que le 29 juillet. Pour des raisons à la fois amicales et
diplomatiques, Sékou Touré fit donc attendre Bonn, New York,
l'envoyé spécial du Secrétaire général... et les prisonniers, qui avaient

145
peine à croire à leur libération prochaine et dont l'un au moins, Marx,
était dans un état d'épuisement critique115.
Le 29 juillet, les trois prisonniers allemands furent finalement
libérés. On les amena dans un appartement situé dans l'enceinte du
Palais du Peuple, où Mario Pedini, Pascuale Calabro, Rajko Divjak et
moi-même les avons accueillis avec l'émotion que l'on devine ; on
ouvrit même une bouteille de champagne. Stegmann était surexcité : il
n'arrêtait pas de regarder par la fenêtre et chaque fois qu'il passait un
cycliste au loin dans la rue, il criait pour qu'on lui rende sa bicyclette,
confisquée lors de son arrestation ; je n'avais qu'une crainte, c'était
qu'il s'échappe et se précipite sur le premier cycliste venu.
Marx était allongé dans une pièce sombre aux rideaux tirés.
Brusquement, Sékou Touré fit son entrée dans la pièce. J'eus juste le
temps de glisser à l'oreille de Marx, qui était évidemment très remonté
contre Sékou, qu'il ne recommence surtout pas ses longues tirades
contre la Guinée et son régime, sous peine de ne pouvoir revenir en
Europe et de repartir vers le camp Boiro. Marx fit un signe résigné de
la tête pour me rassurer. Sékou s'approcha de son lit, se pencha vers
lui, demanda de ses nouvelles, lui expliqua qu'il regrettait que la
Révolution lui ait pris la santé, mais que c'était le sens de la lutte
révolutionnaire. Marx se borna à murmurer quelques mots pour le
remercier de sa libération. Stegmann réclama encore une fois sa
bicyclette : Sékou lui expliqua qu'il valait mieux qu'il profite de son
geste de clémence pour repartir chez lui, et que lorsqu'il serait rétabli,
s'il voulait encore une fois faire le tour de l'Afrique en vélo, il
bénéficierait d'un visa et récupérerait peut-être sa bicyclette.
Plus tard, nous fûmes conduits à l'aéroport pour y prendre le vol
de nuit de la Sabena, et via Monrovia (où un médecin allemand monta
à bord) et Abidjan, nous arrivâmes au petit matin à Bruxelles. Là, un
avion spécial allemand nous attendait pour nous amener à Bonn. On

115
Au cours du débat qui a eu lieu au Centre culturel de Conakry à la suite d'une conférence
sur les relations de la Guinée avec les deux Allemagne que j'y ai faite le 29 septembre 1999,
El Hadj Thierno Cellou Diallo, alors ministre du Plan et de la Coopération, a indiqué qu'il
avait, au cours de ses six années et demi de détention au camp Boiro, été pendant quelques
jours le voisin de cellule d'Adolf Marx ; celui-ci avait à un moment donné fait la grève de la
faim pendant quelques jours et il avait lui-même "bénéficié", si l'on peut dire, de ses repas, car
en tant qu'étranger, Marx recevait de temps en temps un peu de viande, des pommes de terre
et de la salade ; mais au bout de deux jours, les gardiens ont conservé ces rations pour eux.

146
imagine la joie et l'émotion de tous. Walter Scheel, devenu tout
récemment président fédéral, me téléphona pour me remercier et me
féliciter.
Le 16 août 1999, vingt-quatre ans après ces événements, presque
un quart de siècle, j'ai eu un entretien téléphonique avec Adolf Marx,
dont j'ai retrouvé la trace à Aix-la-Chapelle, où sa mère tient toujours
un hôtel. Je savais qu'il avait publié un livre, "Verflucht, wer uns
vergißt"116 ; il est toujours en liaison avec Amnesty International. Il
n'est jamais retourné en Guinée (il en a quand même eu l'intention un
an avant son décès début 2010), mais s'est rendu une fois au Sénégal,
où il avait travaillé quelques années pour un groupe de brasserie
français avant de venir s'installer en Guinée en 1963. A son retour en
Allemagne, une fois sa santé physique à peu près rétablie, il s'est lancé
dans des affaires immobilières, mais après quelques bonnes années,
ses affaires ont périclité. Il avait intenté un procès contre la société
française Technibra, propriétaire de la brasserie guinéenne, en
particulier parce qu'elle avait cessé de payer son salaire dès le
lendemain de son arrestation et pendant la durée de sa détention au
camp Boiro ; il m'a dit qu'il avait gagné ce procès qui avait duré
plusieurs années, mais que l'indemnité qui lui avait été allouée par les
tribunaux aura à peine suffi à payer ses avocats117.

116
"Verflucht, wer uns vergißt" (Maudit soit qui nous oublie), qui porte également comme
sous-titre : "Gefoltert für Deutschland" (Torturé pour l'Allemagne). Publié en 1977 aux
éditions Derscheider, ce livre de 178 pages est émouvant par son style et intéressant par son
contenu, mais contient aussi une série d'approximations, probablement parce qu'il a été rédigé
par Adolf Marx alors que celui-ci n'avait pas encore complètement surmonté les séquelles de
sa détention. Par exemple, il mentionne à plusieurs reprises la présence du nonce apostolique
de Dakar ou du ministre italien des affaires étrangères Aldo Moro lors de sa libération, alors
que le secrétaire d'État Mario Pedini y représentait seul le gouvernement de Rome. Ailleurs, il
affirme que l'armée de l'air guinéenne était équipée de Mirage (français) alors qu'elle l'était
uniquement de Migs soviétiques. Il situe la reconnaissance diplomatique de la RDA par la
Guinée "à peu près à la date" de son arrestation, alors qu'elle est antérieure de quatre mois,
décale de deux semaines la visite au camp Boiro du ministre français André Bettencourt. Et
surtout, il ne replace pas son propre sort tragique dans le cadre des conséquences de la lutte
d'influence entre les deux Allemagne.
117
Adolf Marx a continué à militer en faveur des droits de l'homme et a mis l'un de ses
bureaux à la disposition d'Amnesty International. Le 28 septembre 1978, il a participé à une
conférence de presse organisée à Paris par Jammes Soumah, président du comité pour la
défense des libertés en Guinée. Bien des années plus tard, il envisageait de se rendre en
Guinée pour une sorte de pèlerinage, en liaison avec l'Association des familles des victimes
du Camp Boiro; mais sa visite, prévue à la fin de 2008, a été annulée en raison des
événements qui ont suivi la mort du président Lansana Conté. Atteint d'un cancer, Adolf

147
Je servis encore d'intermédiaire entre l'Allemagne de l'Ouest et la
Guinée avant qu'un premier contact à l'échelon ministériel ne soit pris
entre les deux pays, en septembre 1974, pendant l'Assemblée générale
des Nations Unies. Entre-temps, Walter Scheel était devenu président
de la RFA, et Hans-Dietrich Genscher ministre des affaires étrangères.
Du côté guinéen, c'est Fily Cissoko qui tenait ces dernières fonctions.
Je maintenais le contact avec les diverses parties. Ainsi, visitant avec
Kurt Waldheim l'Allemagne de l'Est en janvier 1975, je m'entretins
avec l'ambassadeur de Guinée en RDA, Alimou Diallo. Quelques
mois plus tard, le 9 mai 1975, Bonn et Conakry décidaient de rétablir
les relations diplomatiques et d'échanger des représentants diploma-
tiques.
"Vos démarches concernant les relations Guinée-Allemagne
fédérale, comme ultérieurement les relations Guinée-France, furent
considérées par la RDA comme une étape appropriée dans la
normalisation des relations bilatérales correspondantes. La RDA
estima que vos activités étaient un apport constructif à la coexistence
pacifique", m'écrivit plus tard l'ambassadeur de la RDA, Madame
Eleonora Schmid118.
Pendant ce temps là, m'étant en quelque sorte "fait la main" sur le
cas de l'Allemagne, je menais la négociation à propos de la
normalisation des relations avec la France et la libération d'une
vingtaine de ressortissants français détenus. Ce fut chose faite le 14
juillet 1975. On connaît la suite.
Ce même mois de juillet 1975, le ministre des affaires étrangères
Fily Cissoko se rendait à Bonn, et avant la fin de l'année, un chargé
d'affaires permanent, Horst Uhrig, venait rouvrir l'ambassade de
Conakry, quelques semaines avant que je n'ouvre de mon côté une
ambassade de France. Pour redonner du rythme au redémarrage de la
coopération, le secrétaire d'État Hans-Juergen Wischnewski119, qui

Marx est décédé le 7 février 2010 à Würselen, près d'Aix la Chapelle. Il avait ouvert un site
internet, où figuraient le texte de son livre (dont la traduction en français), ainsi que d'autres
documents : www.axa-immo.de. Mais il semble qu'à la suite de son décès, ce site ait été
fermé.
118
Lettre du 12 février 2000 à l'auteur
119
Le secrétaire d'État Hans-Juergen Wischnewski, spécialiste des missions difficiles ou
délicates en Afrique ou dans les pays arabes - parfois surnommé Ben Wisch ! - s'était rendu à
plusieurs reprises en Guinée dans les années 60, notamment en tant que ministre de la
coopération économique du gouvernement Willy Brandt, et il était considéré par Sékou Touré

148
avait déjà effectué plusieurs missions plus ou moins discrètes en
Guinée, se rendit officiellement à Conakry du 14 au 19 novembre
1976120. Il connaissait très bien Sékou Touré et il fallait effectivement
de nouveaux contacts personnalisés pour rétablir les circuits d'amitié
et de confiance qui avaient été profondément affectés par la crise des
années précédentes. Et la coopération reprit progressivement son
cours.
La normalisation avec la France en 1975, succédant à celle
intervenue avec l'Allemagne l'année précédente (et au rétablissement
des relations avec la Grande-Bretagne intervenu en 1968), et
précédant celle qui interviendra en mars 1978 à Monrovia avec le
Sénégal de Léopold Sedar Senghor et la Côte-d'Ivoire de Félix
Houphouët-Boigny, changea sensiblement le climat national et
international autour de la Guinée. Celle-ci avait signé en 1975 la
convention de Lomé avec la Communauté européenne. Les pays
européens étaient presque tous représentés sur place, parfois au niveau
d'ambassades, parfois celui des consuls honoraires ; France,
Allemagne, Italie, Espagne, Grande-Bretagne, Danemark, Belgique, et
se montraient actifs, de même que la Suisse, les États-Unis et le
Canada. La Communauté européenne avait sur place un dynamique
représentant, le belge André Van Haeverbeke. L'on parlait d'une
"offensive diplomatique" et la Guinée semblait aborder une nouvelle
phase de son histoire.
Tous ces développements équilibraient mieux la présence des
pays de l'Europe de l'Est, et les relations entre les ambassadeurs des
deux Allemagne étaient plus détendues : j'ai même vu le 1er juillet

comme un ami personnel. Pourtant, son nom ni aucun de ses voyages ne figurent dans les
archives ouest-allemandes que j'ai pu consulter. En revanche, je l'ai rencontré à plusieurs
reprises pendant les négociations et après la normalisation des relations entre Bonn et
Conakry. Dans une lettre du 14 avril 2000 adressée à l'auteur, il affirme avoir conservé un
souvenir très précis de nos rencontres des années 70, mais précise qu'il n'a rien écrit lui-même
sur cette période, ni sur Sékou Touré, ses activités des décennies récentes ayant été
consacrées pour l'essentiel au Moyen-Orient. Il est décédé en février 2005.
120
Mon collègue Horst Uhrig profite de cette visite pour faire la réouverture officielle de sa
résidence, repeinte et réaménagée ; cette villa de bord de mer, située sur la corniche, était
vacante depuis le départ de l'ambassadeur Lankes à la fin de décembre 1970, et depuis la
rupture des relations diplomatiques entre Bonn et Conakry en janvier 1971, elle était confiée à
la garde de l'ambassade d'Italie, chargée de la représentation des intérêts de la République
fédérale allemande en Guinée, fonction que l'Italie assurera jusqu'à la reprise des relations en
1974.

149
1978 mon ami le nouvel ambassadeur d'Allemagne fédérale Martin
Florin121, lors d'un dîner de diplomates au restaurant Le Petit Bateau
(tenu par le libano-guinéen Younès), danser avec Madame Eleonora
Schmid, l'ambassadeur de la RDA, dont on célébrait le prochain
départ122.
Eleonora Schmid, qui avait déjà effectué un séjour en Guinée de
1969 à 1972 comme attaché culturel, a même été pendant quelques
semaines doyen du corps diplomatique, après les départs successifs
des doyens précédents les ambassadeurs d'Algérie, Zitouni Messaoudi,
et de Corée du Nord, et par suite de l'absence momentanée de celui de
Hongrie, Sándor Kertes ; c'est donc elle qui prononça le 14 mai 1978
l'allocution traditionnelle lors de la présentation des voeux du corps
diplomatique au président Sékou Touré123. Son mari Heiner Schmid,
qui était consul pendant leur premier séjour, fut Premier secrétaire
pendant le second124.

121
Il était arrivé à Conakry le 13 juin 1978, jour où le chargé d'affaires Horst Uhrig avait
quitté la Guinée pour prendre un poste à l'ambassade de la RFA en Tanzanie.
122
Martin Florin, que j'ai consulté sur ses souvenirs à ce sujet, se rappelle qu'il ne fut pas le
premier Occidental à l'inviter, et que ce fut sans doute le représentant de l'Union européenne,
André Van Haeverbeke ! Eleonora Schmid était ambassadeur de RDA en Guinée depuis le 18
novembre 1974.
123
Jour où l'on commémorait la fondation, en 1947, du Parti Démocratique de Guinée.
Eleonora Schmid fit appel à quelques ambassadeurs amis (parmi lesquels l'auteur, en
particulier à cause de la nécessité de faire cette allocution en langue française, mais aussi à
cause du contenu), et Sékou Touré fit compliment à l'ambassadeur de la RDA de la qualité de
ses propos. Trois mois plus tard, Eleonora Schmid quittait son poste (courriel d'Eleonora
Schmid à l'auteur, 15 octobre 2007).
124
Eleonora Schmid fut par la suite ambassadeur de la RDA au Maroc (accréditée également
au Sénégal et au Cap-Vert), puis à Madagascar, avant de devenir vice-ministre chargée de
l'Afrique au ministère est-allemand des affaires étrangères, juste avant la réunification. Voici
ce qu'elle a écrit à l'auteur le 17 juin 2003 (date qui se trouve être aussi ... le cinquantième
anniversaire du soulèvement à Berlin-Est !) : "... Mon mari et moi avons passé en tout sept
années en Guinée (août 1969-juillet 1972, novembre 1974-juillet 1978). Sur le plan personnel,
c'était la période de notre jeunesse ; sur le plan politique, c'était surtout la période de la lutte
(terme souligné par Madame Schmid, qui ajoute : "j'utilise ce mot nostalgique") pour la
reconnaissance diplomatique de la République démocratique allemande sur la scène
internationale (Allemagne de l'Est, comme on a eu l'habitude de le dire à l'époque). Enfin le
résultat final était positif. Nous avons commencé avec la représentation commerciale, ensuite
le consulat général, et en septembre 1969, nous avons appris par un communiqué de "La Voix
de la Révolution" la nouvelle sur la décision d'élever les relations Guinée-RFA au niveau des
ambassades. Un événement inoubliable : le 22 novembre 1970 ! L'agression contre le régime
de Sékou Touré. Mon mari était fait prisonnier par les mercenaires à la centrale électrique
(notre ambassadeur l'avait envoyé chercher un médecin pour un de nos blessés, le Dr.
Siegfried Krebs...). Plus tard, mon mari Heiner Schmid a été témoin devant la commission

150
Pendant la quinzaine d'années jusqu'à la réunification allemande,
la coopération entre la Guinée et l'Allemagne de l'Est allait continuer
et même se développer dans les domaines déjà mentionnés125, sans que
se retrouve la même atmosphère de compétition systématique entre les
deux Allemagne qui caractérisa la période précédant les événements
de 1970. Les deux "partis frères", PDG (Parti Démocratique de
Guinée) et SED (Sozialistische Einheitspartei) entretiennent des
relations de travail et échangent régulièrement des délégations. Dans
le domaine politique, de nombreux ministres guinéens (Mamouna
Touré, le docteur Kekoura Camara, Keita Mamadi, Lansana Diané,
Jeanne Martin-Cissé) ainsi que le Premier Ministre Lansana Béavogui,
effectuèrent des visites officielles en RDA. En mai 1978, c'est le
ministre est-allemand de la défense Heinz Hoffmann qui séjourne en
Guinée.
Sékou Touré lui-même participa à Berlin-Est le 6 octobre 1979
aux cérémonies du 30ème anniversaire de la RDA, au milieu d'un
grand nombre de chefs d'État et de personnalités, parmi lesquelles le
soviétique Leonid Brejnev126. Dans la perspective du Sommet de
l'Organisation de l'Unité Africaine qui devait se tenir à Conakry en été
1984, la RDA figure, aux côtés de la Yougoslavie, de la Corée du
Nord et du Maroc, parmi les pays amis qui fournissent moyens
financiers et techniques pour la construction des villas et bâtiments
nécessaires.
La coopération avec la République fédérale avait repris, mais
avait du mal à remonter en puissance au même rythme qu'avant 1970.

d'enquête de l'ONU... Quatre ans plus tard, le 18 novembre 1974, a eu lieu la présentation de
mes lettres de créance à Sékou Touré. Ma première expérience comme ambassadeur à l'âge de
35 ans ! Galéma Guilavogui était pendant mes deux périodes en Guinée ministre de
l'enseignement. La RDA avait beaucoup de professeurs dans les écoles. Avec lui, c'était
agréable de travailler..." Dans une lettre ultérieure (du 21 juillet 2003), Eleonora Schmid
précise que lors de leur premier séjour, son mari était 2ème secrétaire au consulat général, et
suivait les politiques intérieure et extérieure de Guinée, les problèmes consulaires ainsi que
les affaires du PAIGC et de la Guinée-Bissau ; elle-même était 3ème secrétaire, chargée des
affaires culturelles et du protocole. Lors du deuxième séjour, où elle était chef de poste, son
mari, en dehors de ses fonctions à l'ambassade, était chargé d'affaires en Guinée-Bissau.
125
Il faudrait ajouter qu'en trente années de coopération, plus de 3.000 Guinéens ont reçu en
RDA une formation technique ou universitaire, qui commençait souvent par un stage de
préparation linguistique à l'Institut Herder de Leipzig.
126
La plupart de ces indications ont été fournies par Madame Eleonora Schmid dans sa lettre
précitée du 12 février 2000 à l'auteur.

151
Il y eut d'ailleurs, pendant quelques semaines, à l'été 1976, une alerte
qui aurait pu être sérieuse, mais fut finalement surmontée ; lors des
dépositions des détenus du "complot peul" qui vit en juillet 1976
l'arrestation du Diallo Telli et de nombreuses autres personnalités
appartenant presque toutes à l'ethnie peule, le nom des États-Unis, de
l'Allemagne fédérale, de la France, et bien entendu du Sénégal et de la
Côte-d'Ivoire, revenait régulièrement comme complices ou même
instigateurs de cette affaire. La "confession" de Diallo Telli, dont la
deuxième partie fut diffusée le 22 août, s'accusant d'être un agent de la
CIA, donna lieu à une recrudescence d'attaques contre les puissances
étrangères liées à la "Vème colonne", de nombreuses fédérations du
Parti Démocratique de Guinée exigeant la rupture des relations
diplomatiques avec ces pays, notamment de l'Allemagne fédérale, si
celle-ci ne respectait pas les termes de la déclaration de normalisation.
En fait, une fois la situation éclaircie avec la France dès la fin du mois
d'août - grâce en particulier à une lettre adressée à Sékou Touré par le
président Giscard d'Estaing127, la mise en cause des pays occidentaux
cessa tout aussi vite qu'elle avait commencé (celle visant le Sénégal et
la Côte-d'Ivoire en revanche resta vive jusqu'à la réconciliation de
Monrovia, en mars 1978, entre Sékou Touré, Senghor et Houphouët).
L'année 1979 vit la signature, le 18 juin, de deux nouveaux
accords, l'un sur la coopération économique et technique, l'autre sur la
coopération financière ; à cette occasion, tous les anciens prêts
allemands à la Guinée étaient transformés en dons. Le Premier
ministre Lansana Béavogui se rendit en visite officielle en RFA du 12
au 17 novembre 1979. En septembre 1980, le secrétaire d'État à
l'économie, von Wurzen, vint examiner une série de nouveaux projets.
Du 15 au 18 novembre 1981 eut lieu à Conakry la première session de
la commission mixte guinéo-allemande.
Sékou Touré de même que mes amis allemands n'avaient pas
oublié le rôle que j'avais joué dans la normalisation. C'est pourquoi ils

127
En même temps, la démission du Premier ministre français Jacques Chirac et son
remplacement par Raymond Barre permit de mettre sur le dos du "gaulliste" Jacques Chirac la
responsabilité d'un prétendu soutien aux "anti-guinéens". Dans le nouveau gouvernement de
Paris, l'arrivée aux affaires étrangères de Louis de Guiringaud constituait également un
élément positif pour les relations franco-guinéennes : il avait été ambassadeur de France au
Ghana au moment de l'indépendance de la Guinée, et comme représentant permanent auprès
de l'ONU avait suivi avec intérêt et sympathie l'action que j'avais menée pour la République
fédérale allemande et la France.

152
m'invitèrent à participer à la visite d'État que le chef de l'État guinéen
effectua en République fédérale d'Allemagne du 30 novembre au 4
décembre 1981. Dans son allocution du 30 novembre prononcée lors
du dîner en l'honneur du président de la République Révolutionnaire
Populaire de Guinée, au château de Augustus à Brühl, le président
fédéral Karl Carstens fit l'historique sommaire des relations passées et
affirma que depuis 1976, tout avait été fait pour surmonter la
regrettable brouille qui avait pendant un temps terni les rapports ; il
rappela également la doctrine de la RFA sur l'unité du peuple
allemand, sans faire allusion au fait que Conakry abritait désormais
deux ambassades allemandes. Le lendemain 1er décembre, le ministre
des affaires étrangères Hans-Dietrich Genscher offrit un petit déjeuner
au château de Gymnich et le Chancelier Helmut Schmidt un déjeuner
au Palais Schaumburg. Sékou Touré s'entretint également avec le
ministre de la coopération économique Rainer Offerding, qui déclara :
"Nous avons tiré un trait final sur les événements du passé."
Lors d'un entretien entre les deux chefs d'État, le problème des
prisonniers politiques fut évoqué, et Sékou Touré s'engagea à laisser
une délégation d'Amnesty International se rendre en Guinée.
Parallèlement, les ministres des affaires étrangères Hans-Dietrich
Genscher et le Docteur El Hadj Abdoulaye Touré tenaient des séances
de travail et signaient le 30 novembre trois accords de coopération
économique et technique, comportant notamment des crédits de 16,1
millions de DM pour l'amélioration du port de Conakry et 3,4 millions
de DM pour un fonds d'études, de bourses et d'experts.
Moins d'un an après cette visite en Allemagne, en septembre
1982, le chef de l'État guinéen se rendit en France pour la première
fois depuis 24 ans. Le 26 mars 1984, ce fut la disparition de Sékou
Touré.
Cinq ans plus tard, en novembre 1989, ce fut la chute du Mur de
Berlin, puis, le 3 octobre 1990, ce fut la réunification de l'Allemagne
avec la disparition de la République démocratique allemande,
objectifs ardemment souhaités par Bonn et qui avaient entraîné tant de
démarches, de soucis et de drames sur le sol de la Guinée.

153
CC@U@

Communiqué sur la normalisation des relations


entre la Guinée et la République fédérale allemande
(22 juillet 1974)

Lors de la visite en République de Guinée de Monsieur Kurt Waldheim, secrétaire


général de l'Organisation des Nations Unies, au mois de mars 1974, le Président
Ahmed Sékou Touré et son interlocuteur ont notamment évoqué le problème des
relations qui ont été rompues entre certains États et la Guinée, ceux-ci ayant
plusieurs de leurs ressortissants impliqués dans des complots ou des tentatives de
complot contre la personne du Président de la République de Guinée, la souveraineté
du Peuple guinéen ou l'intégrité du territoire guinéen.
Le secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies, soucieux de tout ce qui
peut promouvoir les relations amicales et confiantes entre tous les États membres de
l'Organisation, s'est offert à prêter son concours pour faciliter les premiers contacts
qui permettraient ensuite à ces États d'envisager la normalisation ultérieure de leurs
rapports sur la base du respect réciproque, de la non-intervention dans les affaires
intérieures et de la coopération internationale, dans un esprit renouvelé de franchise
et de confiance mutuelle.
L'un des cas examinés a été celui de la République Fédérale d'Allemagne, dont l'un
des ressortissants est actuellement emprisonné en Guinée à la suite de ses aveux
concernant sa participation aux tragiques événements de Novembre 1970, qui ont
par ailleurs donné lieu à l'envoi d'une mission d'enquête du Conseil de Sécurité. Le
Président de la République de Guinée a bien voulu accepter, à la demande instante
du Secrétaire Général de l'Organisation des Nations Unies, de procéder à un
réexamen du cas de cette personne, si le gouvernement de la République Fédérale
d'Allemagne, par une déclaration officielle, condamnait explicitement la
participation de ses ressortissants à de tels agissements, chaque fois que celle-ci est
clairement démontrée.
Le secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies a promis de s'enquérir
auprès du gouvernement de la République Fédérale d'Allemagne au sujet d'une telle
déclaration, qui seule, dans l'esprit du gouvernement guinéen, permettrait enfin
d'effacer les séquelles du passé et de jeter les bases d'une situation nouvelle.
Cette démarche du secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies vient
renforcer les diverses interventions faites au nom de son gouvernement par Son
Excellence Monsieur Mario Pedini, sous-secrétaire d'État aux Affaires Étrangères de
la République Italienne.
C'est maintenant chose faite : le secrétaire général de l'Organisation des Nations
Unies, Monsieur Kurt Waldheim, vient de communiquer au Président Ahmed Sékou
Touré le texte d'une déclaration solennelle signée de Monsieur Walter Scheel,
actuellement Président de la République Fédérale d'Allemagne et ancien Ministre

154
des Affaires Étrangères du gouvernement fédéral, qui va dans le sens souhaité par le
Président de la République de Guinée et condamne clairement ceux qui, s'agissant
de la Guinée, auraient agi ou agiraient contre ces principes des relations
internationales qui sont la non intervention et le non recours à la violence.
Voici le texte de cette déclaration :
"L'un des principes fondamentaux de la politique étrangère du gouvernement fédéral
est de n'intervenir ni directement ni indirectement dans les affaires intérieures
d'autres États. Le gouvernement fédéral rejette catégoriquement toute menace de
violence ou de recours à la violence dans les relations internationales. Soyez assuré
que le gouvernement fédéral condamne de la manière la plus nette tous les actes de
violence et les activités subversives contre un gouvernement étranger ou contre
l'intégrité d'un État étranger, que de tels agissements soient le fait de gouvernements,
de groupes ou d'individus isolés.
Cette déclaration vise en particulier les citoyens de la République Fédérale
d'Allemagne dont il a été démontré qu'ils ont contrevenu en Guinée de manière
regrettable, aux principes énoncés ci-dessus" . Fin de la déclaration.
Le Président de la République de Guinée considère le texte de la déclaration reçue
du Président de la République Fédérale d'Allemagne comme la première
manifestation du climat nouveau qui pourra s'instaurer entre les deux États, et pour
la concrétisation duquel des contacts ultérieurs peuvent désormais être envisagés de
part et d'autre.
Conakry, le 22 juillet 1974.

155
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En ces temps de dogmatisme, où les relations extérieures sont


présentées comme un enchaînement mécanique de stimuli et de
réponses, le rôle des hommes est pris en considération dans l'analyse
de la prise de décision mais il est souvent méconnu dans l'application
de la politique étrangère. La genèse du rétablissement des relations
d'État à État entre la France et la Guinée a rappelé l'importance de la
diplomatie dans les rapports internationaux.
La réconciliation franco-guinéenne se fit en effet en deux phases
distinctes : la première (mars 1974-juillet 1975), qui précéda la
libération de dix-huit prisonniers français détenus en Guinée, permit le
rétablissement de liens officiels et franchit une étape décisive dans le
processus de normalisation, fut une phase essentiellement
diplomatique. Elle offre un archétype de la médiation si achevé que
l'observateur s'intéressant aux modes de négociation est tenté d'en
retenir d'abord l'aspect "art pour art" en un plaisir quasi esthétique.
Tous les problèmes "théoriques" soulevés par la médiation se sont

128
Il est difficile de parler de soi dans un travail de cette nature (l'auteur le fait cependant au
chapitre suivant). Par conséquent, ce chapitre ci reproduit largement un article écrit par
Marie-Claude Smouts, chercheur au CERI de la Fondation nationale des sciences politiques.
Pour rédiger cette étude de cas, parue dans la "Revue Française de Science Politique" de juin
1981, Marie-Claude Smouts a eu accès à l'ensemble des notes et documents constituant le
dossier de la médiation. Pour la publication de cette biographie, la version initiale a été revue
et éventuellement complétée par l'auteur.
trouvés posés pendant ces dix-sept mois, tous ont été résolus. Dans la
deuxième phase où, les relations diplomatiques ayant été rétablies, il
fallut créer les conditions permettant le voyage de M. Valéry Giscard
d'Estaing en Guinée129 et sceller cette réconciliation, les considé-
rations politiques redevinrent déterminantes.
On pourrait, certes, expliquer le rapprochement franco-guinéen
par un changement du contexte politique à l'intérieur des deux pays et
par une fatalité d'intérêts : la volonté du président guinéen Sékou
Touré de sortir son pays d'un relatif isolement et du déclin
économique, d'une part, le dessein du nouveau président français de
mener une politique de présence partout en Afrique, avec
l'encouragement des milieux d'affaires, de l'autre.
Cela ne suffirait pas à expliquer un rapprochement réussi en 1975,
alors que toutes les tentatives précédentes, effectuées dans le même
but et pour les mêmes raisons, avaient jusque-là échoué130.
Pour comprendre un dénouement qui se joua à tous les niveaux,
intérieur et international, humanitaire et politique, psychologique et
matériel, la réponse au "comment ?" est aussi instructive que la
réponse au "pourquoi ?". Comment, en effet, rétablir des liens officiels
après des années de rupture, d'amertume et de griefs réciproques, par
quel truchement et sur quelles bases ? Comment traiter dans la dignité
et le respect des souverainetés ce que d'aucuns voulaient encore
considérer comme "une affaire de famille" entre l'ancienne métropole
et son ex-territoire colonial ?
Dans cette affaire, les particularités sont nombreuses, inhérentes à
la complexité de l'héritage historique et culturel commun aux deux
pays. Les liens entre la Guinée et la France n'avaient jamais été
entièrement rompus : la langue française était toujours pratiquée en
Guinée, les échanges commerciaux avaient survécu bien que très

129
Peu après son élection, le président Valéry Giscard d'Estaing avait dit à André Lewin qu'il
irait très volontiers en Guinée, mais que ce ne pourrait être qu'au terme du processus de
normalisation et après la libération des détenus français. Il avait ajouté qu'il se souvenait du
président Sékou Touré comme "d'un personnage hors du commun" (il l'avait connu alors
qu'ils étaient l'un et l'autre parlementaires français, dans l'Assemblée nationale élue en 1956).
La visite d'État du président Valéry Giscard d'Estaing en Guinée aura finalement lieu en
décembre 1978, un peu plus de vingt ans après le voyage du général de Gaulle.
130
Notamment en 1962, 1970, 1973. Voir Camara (Sylvain), "La Guinée sans la France,"
Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1976, 300 p.

158
limités131, mais surtout, le chef de l'État guinéen avait maintenu des
liens personnels avec plusieurs hommes politiques français, membres
de l'opposition : François Mitterrand, des leaders de la CGT, des
dirigeants du Parti communiste. Au sein de la majorité, malgré la
rancune de nombreux gaullistes, le président Sékou Touré comptait
encore quelques amis : André Bettencourt en particulier, fondateur
d'une association parlementaire d'amitié entre la France et la Guinée
dans les années 1960. Pourtant tout cela restait strictement privé,
aucun contact n'existait entre l'État guinéen et les officiels français.
Première particularité : pour rétablir les relations politiques entre Paris
et Conakry, il fallut l'intermédiaire des Nations Unies.

?; "'$7;97)8 #8 9!'),7#ddd #9 #8 O,;97Q*#


Les chances de succès de toute médiation reposent d'abord sur la
volonté des parties, pour qui la médiation entraîne un réexamen de
leurs relations, une réévaluation des coûts, des avantages et des
risques. Deux situations différentes peuvent se présenter : dans
certains cas, les parties se trouvent dans une position de conflit total
due à l'incompatibilité de leurs objectifs ; dans d'autres cas, les parties
ont au moins un objectif commun - la recherche d'un accord minimal -
mais elles ne savent comment y parvenir. En toute hypothèse, la tâche
première du médiateur est d'abord de convaincre les parties qu'il est
avantageux pour elles d'être en communication l'une avec l'autre, puis
de les persuader qu'il est lui-même le meilleur agent de communi-
cation possible.
A partir de ce préalable, le médiateur peut franchir une autre étape
qui consiste à intervenir dans le dialogue ainsi établi, pour faire des
suggestions et peut-être proposer les principes sur lesquels fonder une
solution. Son rôle sera de déchiffrer les intentions des parties, de faire
la part de ce qui est intérêt véritable et perceptions erronées, d'aider à
clarifier les intérêts communs, à trouver les fondements d'un accord
mutuellement profitable et à mettre au point les modalités
d'application pratique en suscitant au besoin le consentement des

131
La France était notamment encore présente en Guinée par la société minière Pechiney, la
compagnie aérienne UTA, la société de travaux publics Jean Lefèbvre et la firme France-
Câbles et Radio.

159
intéressés. Se pose alors la question du "moment" et des "moyens" les
meilleurs pour y parvenir.
Le moment auquel un intermédiaire peut tenter de s'interposer
dans un différend international - ou même seulement proposer son
entremise - est affaire d'appréciation pour le médiateur en puissance. Il
ne doit ni risquer d'amenuiser son crédit par un zèle intempestif et des
avances auxquels les parties pourraient opposer une fin de non-
recevoir, ni manquer les chances de servir de "catalyseur" en
éclaircissant de confuses aspirations à l'apaisement et en leur donnant
une formulation précise.
Maintes tentatives de médiation ne franchissent même pas les
premières étapes. Faute d'un environnement international favorable et
d'une volonté réelle des parties d'arriver à un accommodement,
l'activité de l'intermédiaire ne réussit pas à introduire un élément
nouveau modifiant les perceptions des intéressés. Mais quand
l'établissement d'une communication entre les deux parties a entraîné
une évolution laissant espérer une possibilité d'accord, la "technique"
de la médiation peut s'exercer. L'aptitude du médiateur à définir une
stratégie, à planifier le déroulement de la négociation, à faire admettre
sa propre stratégie et ses propres priorités est un élément-clé du succès
de l'entreprise. Deux tactiques sont couramment utilisées : celle qui
consiste à ouvrir la discussion sur des sujets marginaux, des points
techniques ou des problèmes humanitaires, de façon à créer un certain
"climat" préparant les parties à écouter les suggestions ultérieures sur
des questions plus graves ; celle des "petits pas" qui consiste à bien
voir ce qui est négociable et ce qui ne l'est pas, à décomposer le
problème en ses différents éléments et à fixer des étapes distinctes
sans vouloir s'attacher obstinément à une démarche progressive.
Malgré l'existence de ces quelques règles classiques et traits
communs, la médiation reste un art, non une science. Jamais ne se
posent de la même manière les deux questions majeures auxquelles est
confronté tout médiateur :
1) Quel est le fondement de son autorité ?
2) Comment présenter comme solutions techniquement rationnel-
les des choix en réalité hautement politiques ? Pour répondre à ces
questions, il n'est point de recette.

160
?T;*9),79' $* "'$7;9#*,
A l'origine du processus de réconciliation entre la France et la
Guinée se trouvent une conjonction de facteurs favorables et un
épisode apparemment paradoxal : en 1974, en effet, c'est un diplomate
français qui négociait la reprise des relations entre la République
fédérale d'Allemagne et la Guinée, et obtenait la libération de trois
prisonniers allemands détenus depuis près de quatre ans dans le trop
célèbre camp Boiro de Conakry. Au lendemain de l'opération de
débarquement tentée sur la capitale guinéenne, le 22 novembre 1970,
par "des mercenaires étrangers et guinéens encadrés par des soldats
portugais", Ahmed Sékou Touré avait ordonné des arrestations
massives. Elles visaient de très nombreux guinéens, mais aussi
nombre de ressortissants étrangers, parmi lesquels des Français ("la
cinquième colonne foccartienne", accusait Sékou Touré), des
Libanais, des Allemands... La brutalité de la répression avait entraîné
la suspension d'une amorce de reprise de contact alors en cours avec la
France et la rupture des relations diplomatiques entre la Guinée et la
RFA. Une vaste campagne de presse organisée par le père de l'un des
détenus allemands (Adolf Marx, directeur technique de la brasserie de
Conakry) avait alerté l'opinion internationale. Les interventions en
faveur du prisonnier avaient été nombreuses : Richard Nixon, Indira
Gandhi, Andrei Gromyko, le Pape Paul Vl, au moins trois chefs d'État
africains, des diplomates italiens, des particuliers... nul n'avait pu
fléchir le chef de l'État guinéen.
En février 1974, l'ambassadeur de la RFA auprès des Nations
Unies demanda au secrétaire général Kurt Waldheim d'intervenir une
fois encore en faveur d'Adolf Marx à l'occasion d'un prochain voyage
en Afrique de l'Ouest, qui devait aussi le mener en Guinée. Au cours
de sa visite officielle (2-4 mars 1974), le secrétaire général s'entretint
du sort d'Adolf Marx avec le président Sékou Touré, qui exposa à
nouveau ses positions, déjà connues du gouvernement allemand :
Adolf Marx avait fait partie d'un complot visant à renverser le
gouvernement de Conakry avec l'appui des autorités fédérales. Le
gouvernement allemand avait engagé sa responsabilité et devait à
l'État guinéen une réparation en reconnaissant la part qu'il avait eue
dans "les tragiques événements de 1970". De retour à New York, Kurt
Waldheim fit savoir à l'ambassadeur allemand qu'Adolf Marx était
vraisemblablement en vie, mais qu'il ne l'avait pas vu et que les

161
conditions de sa libération n'étaient pas réunies. Peu de jours après, le
Secrétaire général recevait une lettre du ministre fédéral des Affaires
étrangères précisant la position de la RFA et contenant la "mise au
point" suivante : "Le gouvernement fédéral réaffirme à nouveau le
principe fondamental de sa politique étrangère qui consiste à ne
s'ingérer ni directement ni indirectement dans les affaires intérieures
des autres États. Il va de soi que ce principe s'applique également à la
République de Guinée". Walter Scheel, ministre fédéral des affaires
étrangères (mais sur le point de devenir président de la RFA) terminait
en demandant au secrétaire général de transmettre cette mise au point
au président Sékou Touré.
Se posait alors la question de savoir comment établir les "bons
offices" entre la RFA et la Guinée, par quel truchement faire parvenir
le message. Il aurait été possible de l'envoyer tout simplement par
courrier, ou par l'intermédiaire du représentant résidant du PNUD, ou
encore par l'ambassadeur d'Italie chargé des intérêts tant de la RFA
que de la France depuis la rupture des relations diplomatiques (en
1965 pour la France, en 1971 pour l'Allemagne fédérale). Un haut
fonctionnaire des Nations Unies, André Lewin, porte-parole du
secrétaire général et directeur adjoint de la presse et des publications
de l'ONU, se proposa pour cette mission.
Dans l'exercice de ses fonctions, André Lewin avait accompagné
le secrétaire général dans sa tournée africaine. A Lagos, pendant la
visite du secrétaire général au Nigeria, le général Gowon, président de
ce pays, avait laissé entendre que le président Sékou Touré - qu'il avait
récemment rencontré - cherchait à sortir de son isolement et qu'il
évoquerait vraisemblablement avec Kurt Waldheim un éventuel
rapprochement avec la France. En effet, le chef de l'État guinéen et
son Premier ministre multiplièrent les allusions à ce sujet auprès du
secrétaire général et, plus encore, auprès de son porte-parole. La
présence d'André Lewin à Conakry avait apporté un élément nouveau
dans la situation. Sékou Touré, longtemps privé de tout contact
officiel avec la France, rencontrait un interlocuteur français à la fois
indépendant, puisque fonctionnaire des Nations Unies, et bien
introduit dans le milieu politique français puisque ancien chef de
cabinet d'André Bettencourt, l'un des rares amis que le président
Sékou Touré ait jamais comptés parmi les ministres du général de
Gaulle. Cet interlocuteur sut écouter, comprendre. Et se produisit ce

162
que nulle "technique" ne saura jamais commander : une rencontre
d'homme à homme, un courant qui passe, et ce pari sans lequel il n'est
pas de médiation possible, la confiance.
Dès son premier voyage à Conakry, André Lewin accepta de
servir d'intermédiaire pour tenter d'établir un premier contact entre la
France et la Guinée. Il accepta de transmettre à André Bettencourt une
invitation du président Sékou Touré à se rendre en visite privée en
Guinée à l'occasion de la fête du parti le 14 mai et, par la mission
permanente française auprès des Nations Unies - alors tenue par Louis
de Guiringaud132 -, il informa Michel Jobert, ministre des affaires
étrangères, et le président Pompidou, du désir de la Guinée de se
réconcilier avec la France en leur faisant part de sa position
personnelle tout à fait positive sur les bonnes dispositions du président
guinéen et sur les chances réelles de débloquer la situation.
Dans le contexte ainsi créé, André Lewin jugeait pouvoir
retourner utilement à Conakry. Il sentait le climat favorable et se
proposa comme "bons offices" dans le contentieux germano-guinéen.
Il dut triompher des hésitations de New York et du scepticisme de
Bonn, car l'idée qu'un Français puisse obtenir quoi que ce soit de la
Guinée paraissait pour le moins saugrenue. Les membres de la
mission permanente de la République fédérale auprès des Nations
Unies réussirent à convaincre leur gouvernement et l'entourage de
Kurt Waldheim que ce haut fonctionnaire, né à Francfort-sur-le-Main,
parlant parfaitement l'allemand et bénéficiant d'une grande réputation
aux Nations Unies, serait le meilleur représentant du secrétaire
général.
Commença pour l'"envoyé spécial" de Kurt Waldheim une
diplomatie par navette entre New York, Conakry, Bonn, Genève et
Paris, qui dura de longs mois et transforma progressivement sa
mission de "bons offices" en entreprise de "médiation". Si le secrétaire
général des Nations Unies, soucieux de ne pas s'immiscer dans les
affaires des États et toujours prudent, avait placé son intervention sur
le plan humanitaire, son envoyé spécial savait bien que l'affaire était

132
Louis de Guiringaud, futur ministre des Affaires étrangères, mais aussi ancien
ambassadeur de France au Ghana, où il a servi dès l'indépendance de ce pays et d'où il a
assisté, en voisin, à l'indépendance de la Guinée. Il y avait à plusieurs reprises rencontré
Sékou Touré (voir notamment le chapitre "La Guinée est admise à l'ONU")

163
d'essence politique. Sékou Touré ne considérait pas Adolf Marx
comme un otage, mais comme un coupable recevant un juste
châtiment. Les autorités allemandes devaient présenter des excuses,
ou bien, au minimum, condamner les agissements subversifs de leurs
ressortissants. Dans le même temps, le désir du président guinéen de
renouer avec la RFA ne faisait aucun doute, il l'avait confirmé au
représentant de Kurt Waldheim. Il s'agissait donc pour André Lewin
de trouver une formule qui satisfasse à la fois le bureau politique du
Parti Démocratique de Guinée, peu enclin à la "clémence", et les
Allemands qui refusaient de se placer sur un autre terrain que le
terrain humanitaire et de reconnaître en quoi que ce soit la culpabilité
d'Adolf Marx.
Quand, après deux voyages d'André Lewin à Conakry, il s'avéra,
au mois de juin 1974, que les déclarations du gouvernement allemand
paraissaient toujours insuffisantes aux Guinéens, l'envoyé spécial du
secrétaire général se transforma de "courrier diligent" (selon la
définition étroite d'une mission de bons offices), en véritable
"médiateur" définissant les étapes de la réconciliation et faisant des
propositions. Persuadé que les deux parties cherchaient sincèrement
une issue positive et que l'on pouvait trouver un compromis, André
Lewin décida d'inverser le mouvement en préparant lui-même un texte
acceptable pour les Guinéens, qu'il soumettrait ensuite au
gouvernement allemand. La technique adoptée fut celle d'un long
communiqué dans lequel les formules relatives à l'éventuelle
responsabilité de ressortissants allemands étaient enrobées dans des
considérations générales. Le texte ne comportait pas de formule
d'excuse ni de condamnation directe faisant référence à une situation
précise mais il reprenait le texte de la dernière déclaration allemande
en en modifiant la dernière phrase :
"L'un des principes fondamentaux de la politique étrangère du
gouvernement fédéral est de n'intervenir ni directement ni
indirectement dans les affaires intérieures d'autres États. Le
gouvernement fédéral rejette catégoriquement toute menace de
violence ou de recours à la violence dans les relations internationales.
Soyez assuré que le gouvernement fédéral condamne de la manière la
plus nette tous les actes de violence et les activités subversives contre
un gouvernement étranger ou contre l'intégrité d'un État étranger, que
de tels agissements soient le fait de gouvernements, de groupes ou

164
d'individus isolés. Cette déclaration vise en particulier les citoyens de
la République fédérale d'Allemagne dont il a été démontré qu'ils ont
contrevenu en Guinée de manière regrettable, aux principes énoncés
ci-dessus"133.
Pendant plusieurs heures, André Lewin travailla à la mise au point
finale du communiqué avec le Premier ministre guinéen, en liaison
téléphonique avec le président Sékou Touré. Il fallait ensuite faire
accepter par Bonn ce texte dont le représentant de Waldheim savait
qu'il allait au-delà des positions allemandes mais qu'il représentait un
"minimum" pour la partie guinéenne. En discutant à Genève
d'éventuelles contre-propositions du gouvernement fédéral avec le
directeur politique des Affaires étrangères de Bonn, puis en
rencontrant l'ambassadeur allemand à Paris, André Lewin se montrait
confiant quant au résultat de sa médiation : il avait reçu par écrit la
confirmation qu'Adolf Marx serait libéré et lui serait remis dès que le
communiqué aurait été rendu public134. Le 26 juin, la R.F.A. faisait
savoir qu'elle acceptait la formule présentée, mais demandait que les
mesures de libération envisagées couvrent également deux autres
ressortissants allemands détenus en Guinée135.
De retour à Conakry, au début du mois de juillet 1974, cette fois-
ci pour accompagner André Bettencourt, André Lewin put mettre
définitivement au point le communiqué et ses modalités. Il serait
rendu public le 22 juillet, confirmé à la même date à Bonn et à New
York. A la demande des deux capitales intéressées, André Lewin
devait se rendre à Conakry pour recevoir, au nom du Secrétaire
général, les trois prisonniers qui seraient libérés le jour même. En
misant sur la bonne foi du président Sékou Touré et en faisant

133
André Lewin avait joué de sa connaissance de la langue allemande pour imaginer et faire
passer une formule qui était explicite en français, mais ambiguë en allemand. Dans sa version
du communiqué en allemand (dernière phrase), il avait employé le mot "wenn", qui peut se
traduire en français aussi bien par "quand" (affirmatif) que par "si" (dubitatif). En fait, les
traducteurs de l'ONU ont retenu la formule neutre "dont". Et il s'était bien gardé de souligner
cette ambiguïté à ses interlocuteurs guinéens, persuadé qu'il était que l'intérêt de la
négociation était de progresser plutôt que d'ergoter.
134
Ce n'est pas tout à fait exact. Il n'y avait aucun document écrit et formel, mais plusieurs
conversations où la question avait été directement abordée.
135
Ce n'est pas non plus tout à fait exact. A la date du 22 juillet, le gouvernement allemand
comme André Lewin ignoraient qu'il y avait en dehors d'Adolf Marx deux autres Allemands
détenus (voir le chapitre sur les relations entre la Guinée et les deux Allemagne)

165
accepter à la R.F.A. un texte beaucoup plus explicite qu'elle ne l'aurait
souhaité, le médiateur avait pris un risque.
Tout sembla basculer le 22 juillet lorsque, le communiqué ayant
été publié comme prévu, il apprit (de la bouche même de Sékou
Touré) que les trois prisonniers ne seraient pas libérés ce jour-là.
Fallait-il partir ? Fallait-il rester ? Et comment expliquer ce délai à
l'Allemagne fédérale et à Kurt Waldheim ? André Lewin décida de
rester et déclara qu'il ne quitterait la Guinée qu'avec les prisonniers.
Le grain de sable dans le processus de libération minutieusement
préparé était l'attente de l'arrivée du secrétaire d'État aux Affaires
étrangères italien, Mario Pedini, qui était souvent intervenu en faveur
des prisonniers et souhaitait associer le gouvernement italien à leur
libération... mais il n'arriverait que le 29 juillet. Pour des raisons à la
fois amicales et diplomatiques, Sékou Touré fit donc attendre Bonn,
New York, l'envoyé spécial du secrétaire général... et les prisonniers
qui avaient peine à croire à leur libération prochaine et dont l'un au
moins était dans un état d'épuisement critique136. Le 29 juillet, les
prisonniers allemands étaient finalement libérés. André Lewin servit
encore d'intermédiaire entre l'Allemagne de l'Ouest et la Guinée avant
qu'un premier contact à l'échelon ministériel ne soit pris entre les deux
pays, en septembre 1974, pendant l'Assemblée générale des Nations
Unies. Quelques mois plus tard, Bonn et Conakry échangeaient des
ambassadeurs.
De l'histoire de ces premières libérations, deux conditions d'une
médiation réussie ressortent clairement : la disponibilité et l'autorité
du tiers intervenant. On le sait depuis Dag Hammarskjoeld et son

136
Pour atténuer tant soit peu l'ire d'André Lewin quand il apprit que Marx ne serait pas libéré
et qu'il déclara avec peut-être un peu de bravade à Sékou Touré qu'il ne quitterait la Guinée
qu'avec Adolf Marx, le président guinéen, un peu interloqué par cette réaction mais sans
doute bien disposé vis-à-vis du médiateur, lui proposa d'une part de visiter avec une voiture
de la présidence quelques régions de la Guinée (ce qui fut fait en une petite semaine, avec un
accompagnateur agréable et intelligent, devenu un ami, Kourouma Laye), d'autre part d'aller
lui-même au camp Boiro annoncer à Adolf Marx que les choses étaient en cours. C'est en
parlant à un Adolf Marx, en piteux état physique et moral, tout à fait incrédule et désespéré,
qu'André Lewin apprit qu'il y avait en fait deux autres Allemands détenus (depuis moins
longtemps que Marx), arrêtés au passage de la frontière guinéenne alors qu'ils faisaient du
tourisme sans visa (l'un d'entre eux en bicyclette !), Josef Schmutz et Ulrich Stegmann ; les
familles de ces Allemands, comme le gouvernement allemand, ignoraient tout de leur sort et
les croyaient tout simplement disparus quelque part en Afrique (voir aussi le chapitre sur la
normalisation des relations entre Conakry et Bonn).

166
apport à la quiet diplomacy, les Nations Unies offrent aux États des
instruments diplomatiques dont ils ne mesurent pas toujours l'intérêt.
Dans quelle administration, en effet, peut-on trouver des hommes,
dont l'activité n'engage aucun gouvernement, susceptibles de s'envoler
toute affaire cessante, à n'importe quel moment, pour n'importe quelle
destination et pour un temps indéterminé sitôt qu'apparaît une
possibilité de débloquer une situation ? Mais la disponibilité n'est pas
simple donnée de fait, elle est aussi un aspect de la ténacité. Combien
d'intermédiaires n'ont-ils pas quitté le terrain quand la négociation
durait trop longtemps et les détournait de leurs activités habituelles ?
L'autorité personnelle est la seconde condition de toute entreprise de
médiation. Elle suppose des qualités, clairvoyance et savoir faire,
souplesse et dévouement ; cependant la grande habileté d'un médiateur
est de ne pas miser seulement sur son prestige et ses talents
personnels, mais de faire valoir auprès des parties en présence l'utilité
des soutiens extérieurs dont il dispose, et cela sans rien sacrifier de
son indépendance.
Dans la phase "germano-guinéenne" de son entreprise, André
Lewin semble avoir pris soin de toujours rappeler sa présence en tant
qu' "envoyé spécial du secrétaire général des Nations Unies auprès du
président de la République de Guinée", tout en sachant fort bien que
sa qualité d'ancien collaborateur d'André Bettencourt expliquait en
grande partie l'accueil favorable qui lui était réservé à Conakry. Une
réponse intéressante à la question de l'autorité du médiateur était ainsi
donnée. Parce qu'il représentait Kurt Waldheim, André Lewin
incarnait le bien commun, les valeurs collectives, les principes de la
Charte des Nations Unies. Parce qu'il était introduit dans un milieu
politique influent, il apportait dans la négociation un élément
supplémentaire amenant la partie guinéenne à considérer les appuis
dont il pourrait disposer en France pour mener à bien le processus de
normalisation qu'elle souhaitait amorcer.
Ces doubles attributs de disponibilité et d'autorité personnelle
renforcées par un premier succès firent qu'André Lewin, devenu
interlocuteur privilégié du président Sékou Touré, fut également
reconnu par la partie française comme intermédiaire obligé. Si le
"précieux concours" du porte-parole de Waldheim n'est admis
officiellement par Paris qu'au milieu du mois d'août 1974, depuis
plusieurs semaines André Lewin oeuvre pour qu'un lien s'établisse

167
entre Paris et Conakry et que les prisonniers français détenus en
Guinée soient libérés comme l'ont été les ressortissants allemands.

J)""#89 ,#8)*#, `
La technique diplomatique à mettre en œuvre serait
nécessairement différente, le procédé du communiqué étant bien
insuffisant pour rapprocher deux États séparés par un si long
contentieux. Contrairement à l'Allemagne, la France n'avait pas
sollicité d'emblée l'intervention du secrétaire général des Nations
Unies. Contrairement à l'Allemagne, la France ne considérait pas la
question des prisonniers comme un problème humanitaire mais bien
comme un problème politique. Michel Jobert, alors ministre des
affaires étrangères, avait rappelé en avril 1974 : "Les moyens ne sont
pas réunis pour un dialogue quand un certain nombre de nos
compatriotes sont maintenus en prison dans des conditions difficiles,
voire détestables" (Le Monde, 17 avril 1974).
Pourtant les conversations d'André Lewin avec Sékou Touré lors
du voyage de Waldheim à Conakry avaient été considérées à Paris
comme un événement important auquel il convenait de donner une
suite. L'ouverture faite par le président guinéen n'avait pas été
repoussée, le principe d'une visite d'André Bettencourt à Conakry "à
titre personnel" et "sans mandat" avait été accepté par le président
Georges Pompidou137. Il s'agissait dès lors de trouver le terrain sur
lequel engager le dialogue, le mécanisme devant démarrer le
processus.
Dans la longue histoire du contentieux franco-guinéen s'inscri-
vaient des griefs de toute nature. Sur le plan financier : le financement
des pensions civiles et militaires dues aux Guinéens pour services
effectués au temps de la colonisation (suspendu après la rupture des
relations diplomatiques de 1965) avait repris en 1970 sur l'ordre du
président Pompidou, mais les versements restaient lents et irréguliers,
et les arriérés n'avaient pas été intégralement réglés. Par ailleurs, le
compte de la Guinée à la Banque de France se trouvait bloqué dans un
système de compensation par lequel une part des remboursements à la
Guinée (60 %) était inscrite dans les écritures de la Banque de France

137
dont ce fut sans doute, fin mars 1974, l'une des toutes dernières décisions avant sa
disparition

168
à un compte destiné à alimenter un fonds d'indemnisation des sociétés
françaises nationalisées et d'apurement des dettes publiques guinéen-
nes.
Mais le contentieux financier n'était que le reflet de données
politiques et psychologiques autrement complexes. L'essentiel du
différend était d'ordre politique et ne pouvait être interprété seulement
comme la conséquence d'une série de malentendus, d'occasions
manquées et de conflits de personnalités. Deux visions politiques
s'étaient affrontées :
"La politique africaine de la France et la politique extérieure de
la Guinée divergent sur un point essentiel : la nature des rapports de
l'Afrique avec l'étranger. Tandis que l'une se situe dans les
préoccupations habituelles des grandes puissances et cherche à
conserver en Afrique une zone d'influence, l'autre condamne toute
tutelle étrangère sur l'Afrique et, d'une manière générale, sur les pays
en voie de développement, et préconise une politique de neutralisme
positif. Il en résulte un climat de tension qu'aggrave l'activité
brouillonne d'une fraction de l'opposition guinéenne, dont certains
chefs sont réfugiés dans les États appartenant à l'ensemble
français"138.
Le conflit de la Guinée avec la France se complique en outre
d'une double dimension, interne et régionale. La fermentation d'une
opposition intérieure menaçant la stabilité du régime inquiète le chef
de l'État guinéen, alimente ses soupçons et sa hantise des complots
soutenus par l'extérieur. L'implication dans le débat des États voisins
liés à la France, notamment la Côte-d'Ivoire et le Sénégal, accentue
son isolement et sa méfiance. Toutes les rancoeurs et tous les
soupçons du président Sékou Touré se dirigent vers celui qui incarne
le système de "relations privilégiées" liant les États africains
francophones à l'ancienne métropole : Jacques Foccart, accusé d'avoir
encouragé tous les complots pour augmenter les difficultés du
président guinéen, le "déstabiliser" à l'intérieur, l'isoler sur la scène
internationale.
A ces données politiques viennent s'ajouter les manifestations du
syndrome psychologique "amour-haine", toujours présent dans les

138
Camara, op. cit., p. 113.

169
relations de la France avec ses anciennes colonies139. Certes, la
violence, les insultes, l'intransigeance de Sékou Touré expliquent les
inimitiés durables qu'il s'est attirées en France, et qu'il reconnaît. Mais
a-t-il entièrement tort lorsque, évoquant les circonstances de la rupture
diplomatique de 1965, il souligne devant un homme politique
français :
"S'il s'était agi du Luxembourg ou de la Côte-d'Ivoire, un
télégramme un peu sec du président de la République française, ou
une démarche diplomatique ordinaire auraient été employés. Avec
Sékou Touré, c'était à chaque fois les mesures extrêmes et les
ruptures."
L'accession à l'Élysée d'un président de la République non
gaulliste modifiait en partie ces données psychologiques. La
dissolution du secrétariat général à la présidence pour les Affaires
africaines et malgaches et l'éviction de Jacques Foccart, en particulier,
avaient levé pour Sékou Touré l'obstacle préalable à toute
réconciliation. Pour sa part, Valéry Giscard d'Estaing semblait disposé
à rétablir des relations normales avec la Guinée. Outre l'intérêt
économique et géostratégique d'une telle normalisation140, on peut
imaginer que le nouveau président de la République considérait aussi
le bénéfice politique que lui vaudrait de réussir ce que ses
prédécesseurs avaient manqué : l'ancrage de la Guinée dans
l'ensemble ouest-africain francophone. La volonté politique d'un
rapprochement existait, les conditions étaient meilleures qu'elles ne
l'avaient jamais été, encore fallait-il "amorcer". Au début de l'été
1974, chacune des parties attendait de l'autre un "commencement de
geste", aucune ne souhaitait faire de concession unilatérale.
La première tâche d'André Bettencourt et de son ancien
collaborateur fut de favoriser un "climat" propice à un premier
mouvement, en déchiffrant les intentions profondes des intéressés et
en les rassurant sur leur bonne foi réciproque. De son voyage à
Conakry (5-8 juillet 1974), André Bettencourt revint persuadé que les
circonstances étaient favorables au déblocage de la situation bien que,
139
Ce que Octave Mannoni appelle le "syndrome de Prospero et Caliban" in "Psychologie de
la colonisation" Paris, Le Seuil, 1950.
140
La "révolution des oeillets" au Portugal en avril 1975 et l'indépendance de la Guinée-
Bissau risquaient de modifier les données politiques de cette région et de mettre le Sénégal en
difficulté.

170
contrairement à ses espérances, il n'ait pas obtenu la libération des
Français détenus au camp de Boiro depuis 1970. Ses longues
conversations avec le président Sékou Touré avaient abordé tous les
sujets, le présent et le passé, la philosophie politique du chef de l'État
guinéen et ses préoccupations économiques, la question des
prisonniers et les possibilités de relations nouvelles avec la France. Il
en sortait convaincu qu'un geste venant de Paris déclencherait le
mécanisme devant conduire à la réconciliation et à la libération des
prisonniers. Selon une méthode diplomatique éprouvée, il préconisait
aux autorités françaises d'amorcer le processus par l'adoption de
mesures d'ordre technique et administratif, limitées mais
significatives.
Dix jours plus tard, Jeanne Martin-Cissé, l'ambassadrice de la
Guinée auprès des Nations Unies, était avertie par son homologue
français Louis de Guiringaud d'une série de mesures décidées sur
ordre personnel du président Giscard d'Estaing. La France s'engageait
à hâter le remboursement des pensions ; elle réduisait à 40 % la part
des avoirs guinéens bloqués à la Banque de France, la part libre étant
donc portée à 60 %. Par ailleurs, elle se montrait sensible aux
inquiétudes du président guinéen à l'égard des agissements de
l'opposition extérieure et s'engageait à veiller attentivement à ce que
les Guinéens résidant en France ne se départissent pas de l'attitude de
réserve que doivent normalement observer dans leurs activités tous les
étrangers réfugiés sur son territoire. En soulignant l'effort unilatéral
qu'il avait décidé d'accomplir, le gouvernement français rappelait qu'il
souhaitait voir ses ressortissants bénéficier d'une mesure de libération
prochaine. Cet effort allait au devant des préoccupations du président
Sékou Touré (et au-delà des suggestions d'André Bettencourt). Il
constituait le "commencement de geste" souhaité par la Guinée.

?#6 '9;O#6 $# :; 8),";:76;97)8


Le président Valéry Giscard d'Estaing avait pris un risque en
décidant d'adopter des mesures donnant en partie satisfaction au
président Sékou Touré sans avoir aucun engagement en ce qui
concernait les ressortissants français emprisonnés. Pour le président de
la République française, qui avait reçu (en juillet 1974) les familles
des prisonniers détenus et qui s'était personnellement engagé dans
cette affaire, la question des prisonniers était pourtant capitale.

171
Mais quelle devait être la tactique ? Fallait-il traiter cette question
comme un préalable ? Fallait-il au contraire l'englober dans l'ensemble
du contentieux politique ? Ou bien encore "disjoindre" le cas et
admettre que la libération des prisonniers interviendrait comme le
couronnement de la normalisation ? Il était nécessaire, pour en
décider, de mieux connaître les intentions du président guinéen. Pour
cela, les contacts établis par l'intermédiaire d'André Lewin étaient
précieux. En août 1974, le porte-parole de Kurt Waldheim fut
officiellement accepté par la France comme intermédiaire avec la
Guinée et mandaté par le Secrétaire général.
Dans l'histoire diplomatique française, ce recours aux bons
offices des Nations Unies dans une affaire bilatérale était sans précé-
dent.
Commença dès lors une subtile partie diplomatique jouée au plus
haut niveau, entre les deux chefs d'État, par l'intermédiaire du
représentant de Kurt Waldheim. André Lewin se mit au service des
pourparlers et les mena au travers de multiples canaux en utilisant le
vaste réseau de communication que lui procurait sa fonction.
La plus grande particularité de cette entreprise diplomatique est
qu'elle ne comporta pas de "marchandage". La partie se jouait à un
tout autre niveau. Le médiateur comprit et interpréta avec justesse les
graves implications politiques et psychologiques que comportait une
réconciliation avec la France pour l'homme qui s'était rendu célèbre en
disant "NON". La voie d'une telle réconciliation ne passait pas par des
tractations à l'arraché et par l'échange de concessions réciproques
comme dans une négociation classique. Tout reposait sur l'aptitude de
la France à faciliter au président Sékou Touré la réorientation
progressive de sa politique. Admettant le bien-fondé de cette analyse,
les autorités françaises prirent le risque de miser sur la confiance, si
grands soient les aléas d'une démarche unilatérale sans contrepartie
immédiate. Conformément aux demandes du chef de l'État guinéen
qui ne souhaitait pas apparaître comme cédant aux sollicitations
françaises, elles acceptèrent de séparer la question des prisonniers
français des autres questions et de ne plus lier publiquement la
normalisation à la libération de leurs ressortissants141. De plus, pour

141
André Lewin avait dit au président guinéen, qui s'était affirmé agacé par le rappel
incessant de la situation des détenus, qu'il ne lui en parlerait plus désormais, mais que Sékou

172
apaiser le président Sékou Touré, diverses mesures administratives
furent prises à l'encontre de lettres et de journaux hostiles au régime
de Conakry et publiés par des réfugiés guinéens résidant en France142.
Cette première étape ayant été franchie par la France sur les bases
de la parole donnée par Sékou Touré à André Bettencourt puis à
André Lewin "d'aller jusqu'au bout", l'affaire sembla piétiner, alors
que d'entrée de jeu la France était allée au maximum de ses
possibilités. Dans cette période d'expectative, l'envoyé spécial du
secrétaire général déploya une intense activité. Le réseau de relations
professionnelles et amicales établi au fil de ses expériences passées fut
utilisé pour choisir le meilleur moment et la meilleure façon de
transmettre aux intéressés informations, précisions et propositions. En
contacts réguliers avec André Bettencourt et le Quai d'Orsay à Paris,
l'ambassadeur guinéen à Rome, les missions permanentes française et
guinéenne à New York, en correspondance avec ceux des membres de
l'entourage du président Sékou Touré qu'il savait favorables à la
réconciliation, avec le représentant du PNUD à Conakry143, André
Lewin ne manquait pas une occasion de faire vivre l'ébauche de
dialogue. Comme tout bon "tiers intervenant", il faisait la navette
d'une partie à l'autre, gonflant un peu les événements, les suscitant au
besoin.
Le discours inhabituellement modéré que prononça M. Sékou
Touré le 2 octobre 1974, date anniversaire de l'indépendance de la
Guinée, dans lequel il se déclarait prêt à envisager "des relations
normales sur des bases n'ayant rien de commun avec une politique

Touré devait bien savoir que même non formulé sans cesse, ce problème restait en
permanence au fond de son esprit. Et qu'il y avait urgence à aboutir dans la négociation, tout
décès d'un détenu pouvant faire capoter le processus engagé. A Paris, beaucoup de gens
étaient d'ailleurs convaincus qu'une majorité de prisonniers, sinon tous, étaient en fait déjà
morts. Toutefois, André Bettencourt et André Lewin avaient pu rencontrer cinq d'entre eux au
camp Boiro en juillet 1974 ; ce geste avait suscité beaucoup d'espoir chez les détenus, mais il
fallut encore un an avant leur libération. André Bettencourt n'avait pas voulu se prêter à la
formule qu'avaient acceptée François Mitterrand et Georges Séguy, de repartir avec un petit
nombre de prisonniers seulement ; d'une certaine manière - et c'était un risque -, c'était tout ou
rien, tous ou personne..
142
Certaines publications furent alors interdites, mais d'autres continuaient à paraître. Ainsi,
sous le titre (donc plusieurs mois avant la normalisation des relations entre les deux pays,
mais après la normalisation des rapports avec la République fédérale d'Allemagne), comporte
l'éditorial reproduit en annexe
143
le très sympathique et efficace ressortissant yougoslave Rajko Divjak

173
néo-coloniale ou des rapports de subordination ou d'inégalité", fut
ainsi présenté comme une invite à laquelle il convenait de répondre.
A l'inverse, il n'est évidemment pas fortuit qu'un journaliste ait
interrogé le président Giscard d'Estaing sur la Guinée lors d'une
conférence de presse, le jour même d'une visite d'André Lewin à
Conakry. Le président Valéry Giscard d'Estaing remerciait le
président Ahmed Sékou Touré de ses propos et déclarait : "Nous
sommes en effet désireux de rétablir avec la Guinée des relations
normales comportant notamment le rétablissement des relations
diplomatiques" (24 octobre 1974)144. Ce n'est enfin pas non plus un
hasard si, dans le message du président français qu'André Lewin
apportait peu après au président guinéen, il était précisé que les
modalités de la normalisation et les conséquences qu'elle comportait
devraient être décidées "en toute indépendance et en toute
souveraineté"145.
Après ces échanges au plus haut niveau confirmant la volonté des
deux parties de nouer des relations normales, André Lewin reprit la
formule utilisée avec succès dans l'affaire germano-guinéenne en
oeuvrant pour la rédaction d'un communiqué commun. Comme dans
l'affaire précédente, il tablait sur l'engagement pris par Sékou Touré
de libérer tous les prisonniers français dès que la normalisation aurait
été annoncée, et sur la confiance qu'il lui faisait.
La tâche était plus difficile encore. Il ne s'agissait pas seulement
de s'entendre sur une présentation commune des événements de 1970
144
La question, évidemment convenue au préalable avec un journaliste, était : "Monsieur le
président, il semble que les relations entre la France et la Guinée soient en voie
d'amélioration ; le président Sékou Touré y a fait allusion le 2 octobre. Pensez-vous que cette
amélioration doive se concrétiser prochainement ?" Réponse – "Je le souhaite. Les relations
entre la Guinée et la France ont été déterminées à l'origine, vous vous en souvenez, par les
conditions dans lesquelles la Guinée a opté - ce qui était son droit d'ailleurs - pour son
indépendance. Puis ces relations sont devenues normales. Il y a eu ensuite une crise, en 1965,
qui a conduit à la rupture des relations diplomatiques entre la Guinée et la France. Depuis
l'élection présidentielle, un certain nombre des obstacles qui s'opposaient à l'établissement de
relations normales entre la Guinée et la France ont été levés et les circonstances permettent
d'envisager une normalisation de ces relations. Le président Sékou Touré, dans un discours
qu'il a prononcé le 2 octobre dernier, a indiqué que tel était son désir et qu'il envisageait de
reprendre des relations normales, et même une coopération, avec notre pays. Je le remercie de
ses propos et j'indique que, de notre coté, nous sommes, en effet, désireux de rétablir avec la
Guinée des relations normales comportant notamment le rétablissement des relations
diplomatiques.
145
Le texte de cette lettre, datée du 29 novembre 1974, figure en annexe.

174
et de trouver une formule excluant toute reconnaissance par la France
de la culpabilité de ses ressortissants, mais encore de s'entendre sur un
texte retraçant l'historique des relations entre les deux pays sans
apparaître ni comme un désaveu du passé par la France, ni comme un
acte de reddition par la Guinée. Commencée en octobre 1974 par
André Lewin, la rédaction du communiqué fut approuvée par les deux
parties dans sa version définitive en décembre 1974 après de
nombreux va-et-vient entre Paris et Conakry. Le texte contenait un
paragraphe capital pour la souveraineté guinéenne et la légitimité du
président Sékou Touré :
"En se prononçant à l'appel du Parti démocratique de Guinée
(PDG) pour l'indépendance immédiate comme le référendum du 28
septembre 1958 lui en donnait la possibilité, le peuple de Guinée
optait en toute liberté pour son indépendance. C'était là son droit le
plus absolu".
S'agissant des événements de 1970, la France avait dû accepter
une formule comparable à celle qu'avait acceptée la République
fédérale :
"...à la suite de l'agression armée étrangère perpétrée contre la
Guinée en novembre 1970, et qui a donné lieu à l'envoi d'une mission
d'enquête du Conseil de sécurité, un certain nombre de ressortissants
français y furent impliqués et condamnés par la justice guinéenne. A
cet égard, le gouvernement français rappelle que l'un des principes
fondamentaux de sa politique étrangère est de n'intervenir ni
directement, ni indirectement, dans les affaires intérieures des autres
États. Le gouvernement français regrette les activités de ceux de ses
ressortissants qui ont contrevenu à ce principe"146.

146
Dans son avant-dernière version, André Lewin avait encore tenté d'utiliser la formule "juge
regrettable". C'est Sékou Touré lui-même qui avait demandé l'emploi du mot "regrette", tout
en demandant que le président Giscard d'Estaing lui-même prenne sa décision. Dans le bureau
du président français, ce dernier avait demandé sans détours à André Lewin : "Puis-je signer
au nom de la France un communiqué employant le terme "regrette" ? Pouvons-nous faire
confiance à Sékou Touré ? Avez-vous au plus profond de vous-même la conviction que nos
prisonniers seront dans ce cas libérés ?". André Lewin avait fait silence un petit moment,
avait respiré profondément et avait répondu : "Je mesure bien l'extrême importance de votre
question et de ma réponse. Monsieur le Président, je réponds "oui" aux trois questions et je
pense que vous pouvez signer." Valéry Giscard d'Estaing prit alors son stylo ... et signa.
C'était à la fin de novembre 1974.

175
Certes, il n'y avait pas d' "excuses" dans ce paragraphe mais
l'emploi du passé composé ("ont contrevenu") sans formule
d'atténuation ("dont il a été démontré qu'ils ont contrevenu", disait le
communiqué germano-guinéen) laissait entendre que des
ressortissants français pouvaient s'être rendus coupables. C'était, de la
part de la France, prendre un nouveau risque.

?; :7F',;97)8 $# $7e1!*79 O,76)887#,6 a,;8^;76


L'intervention d'André Lewin avait créé une dynamique, mais le
processus était lent et les atermoiements de la Guinée pouvaient
inquiéter. L'envoyé spécial avait pris de lourdes responsabilités. Si les
deux parties se décidaient, bien sûr, en toute indépendance, il n'en
demeurait pas moins qu'en l'absence d'échange de prestations
tangibles, elles se fondaient en grande partie sur les analyses, les
impressions d'André Lewin et sur l'image qu'il leur renvoyait l'une de
l'autre. Or, pour sa part, il n'avait pas obtenu le "commencement de
geste" - la libération de cinq ou six prisonniers français parmi les plus
souffrants - qui l'aurait encouragé.
Pourtant, il lui fallait poursuivre son entreprise. Ayant appris à
bien connaître le président Sékou Touré, il le jugeait homme de
parole. Il savait aussi que des considérations humanitaires n'ébran-
leraient pas le président guinéen. Dans ses nombreuses tentatives pour
évoquer le sort des prisonniers et leurs déplorables conditions de
détention, l'envoyé spécial du Secrétaire général avait pu constater à
quel point il était difficile d'intéresser le président Sékou Touré au sort
des prisonniers. Celui-ci en affectait d'en ignorer jusqu'au nombre
exact. Il demeurait convaincu de leur responsabilité, et si ses prisons
étaient insalubres, c'était que la Guinée était pauvre et sous-
développée. Les "mesures de clémence" accordées par amitié à
l'occasion de la visite de François Mitterrand en 1972, de Georges
Séguy en 1974, et qui avaient permis la libération de quelques
prisonniers, étaient en réalité des mesures politiques. C'est au niveau
politique que le problème d'une libération totale se réglerait. Enfin,
André Lewin avait pu vérifier à Conakry que les obstacles d'ordre
interne évoqués par le président guinéen pour justifier sa propre
définition des termes et des étapes de la négociation n'étaient pas
simples prétextes. Les entretiens de d'André Lewin avec l'entourage
de Sékou Touré et sa présence, à diverses reprises, aux réunions du

176
Bureau politique national, l'avaient convaincu des difficultés réelles
que rencontrait la politique de réorientation engagée par le chef de
l'État guinéen. Plus généralement, André Lewin résumait la situation
ainsi :
"Le soin particulier qui entoure la préparation de la reprise des
relations avec la France montre que la Guinée et son président
considèrent qu'il s'agira là d'une décision fondamentale qui engage
l'avenir du pays d'une manière dont on a du mal en France à
percevoir l'importance et à estimer les répercussions. C'est une page
entière de l'histoire que le président entend tourner, c'est toute une
légende populaire à laquelle il faudra mettre une sourdine"147.
Si l'on néglige cette analyse, il est difficile de comprendre
comment, demandeur à l'origine, la Guinée semblait au début de
l'année 1975 moins pressée que la France d'arriver au rétablissement
de relations normales. Pendant les sept mois qui s'écoulèrent entre
l'adoption par les parties du communiqué définitif (décembre 1974) et
la libération de dix-huit prisonniers français (juillet 1975), le
médiateur eut à intervenir sur plusieurs fronts et par divers moyens. Il
lui fallut convaincre les familles des prisonniers politiques français,
avec lesquelles il était en contact régulier, que les pourparlers étaient
en bonne voie, que la négociation traversait une phase décisive et
qu'elles devaient se garder de toute démarche intempestive. Il lui fallut
entreprendre un patient travail de reconstruction après qu'une réunion
à Paris d'émigrés guinéens s'opposant à la "dictature" de Sékou Touré
et à la réconciliation eut suscité une protestation officielle de la
Guinée auprès de Kurt Waldheim (janvier 1975). Bien que les
autorités françaises eussent adopté de nouvelles mesures de contrôle et
d'interdiction à la suite de cette affaire, il lui fallut rassurer le président
guinéen sur la bonne foi du gouvernement français. Il lui fallut ensuite
rassurer les autorités françaises sur l'état d'avancement du dossier de la
normalisation.

147
Comme en écho à cette constatation, Sékou Touré dira, lors d'une conférence de presse
tenue à Paris le 20 septembre 1982 : "Nous avons fait beaucoup d'efforts pour tourner la page,
car c'est nous qui avons été victimes. Ce n'est pas vous, c'est nous. Mais nous voulons
volontairement, constamment et définitivement tourner cette page, et ne pas retenir tout ce qui
a été dit de nous ou fait contre nous, parce que premièrement il y a eu un changement,
deuxièmement, nous sommes tous conscients des circonstances que nous vivons et des grands
problèmes que nous avons à résoudre dans l'intérêt de nos peuples."

177
La tactique du médiateur était d'occuper sans relâche le terrain, de
créer toutes les occasions permettant aux parties de rester en
communication : échange de lettres avec toute personne susceptible de
jouer un rôle positif auprès du président Sékou Touré, navettes entre
New York, Paris, Genève et Conakry pour transmettre des
informations toujours optimistes sur la sincérité et la bonne volonté
des hautes parties concernées. On vit même dans la presse française
certains articles s'interrogeant sur les raisons des hésitations
guinéennes, avec juste ce qu'il fallait de provocation148. Jusqu'à la fin,
cependant, Sékou Touré conserva la maîtrise du temps et de la forme.
Lorsque, après plusieurs semaines de calme plat, André Lewin fut
prié par téléphone de venir d'urgence à Conakry, en juillet 1975, il eut
la surprise d'apprendre à son arrivée que le chef de l'État guinéen était
parti à Bamako. André Lewin était invité à écouter, à la radio, le
discours que prononcerait le président Sékou Touré le 12 juillet,
depuis la capitale malienne. Et c'est ainsi que, sur un transistor de
fortune, l'envoyé spécial du secrétaire général des Nations Unies
auprès de la République de Guinée apprit la réussite de sa mission149.
La normalisation entre la France et la Guinée était annoncée pour le
14 juillet, jour anniversaire de la Révolution française. Ce jour-là, le
communiqué commun150, prêt depuis sept mois, était rendu public,
assorti d'un texte adopté par les instances dirigeantes du Parti
Démocratique de Guinée151. Dix-huit prisonniers français étaient
libérés et confiés à André Lewin152. Celui-ci était invité à commenter
le communiqué à la radio guinéenne153.
Peu de temps après, du 22 au 25 juillet, une délégation guinéenne
de niveau élevé était accueillie à Paris154. Quatre mois plus tard, c'est

148
Sur l'article de Philippe Decraene dans "Le Monde", voir le chapitre suivant
149
Cette déclaration figure à la fin d'un très long discours prononcé le 13 juillet 1975 au stade
de Bamako en présence du Colonel Moussa Traoré, alors président du Mali. Le passage qui
concerne les relations franco-guinéennes figure au chapitre suivant
150
Le communiqué sur les relations entre la Guinée et la France figure en annexe au chapitre
suivant
151
Le texte du Communiqué du Comité Central figure en annexe au chapitre suivant
152
Sur les circonstances détaillées de cette libération, voir le chapitre suivant
153
La déclaration d'André Lewin à la "Voix de la Révolution" figure en annexe au chapitre
suivant
154
Sur cette visite gouvernementale à Paris, voir le chapitre suivant

178
une importante délégation ministérielle française qui se rendit à
Conakry155.
Le 3 février 1976, André Lewin présentait au président Sékou
Touré ses lettres de créance en qualité d'ambassadeur extraordinaire et
plénipotentiaire de la République française. Moins d'un mois plus tard,
le 24 février 1976, c'était au tour de Seydou Keita de présenter les
siennes au président Valéry Giscard d'Estaing. Dans son allocution,
celui-ci évoqua des "convergences fondamentales" entre les deux
pays : les concepts de détente et d'entente, l'édification d'un nouvel
ordre économique mondial prenant en compte les intérêts légitimes
des pays en voie de développement.

?# $,)79 #9 :; $7O:)";97#
Quelques particularités juridiques de cette négociation méritent
d'être relevées :
— La distinction établie entre la "normalisation" et "le rétablis-
sement des relations diplomatiques".
— L'échange de volontés effectué sous la forme d'un communiqué
commun publié simultanément dans les deux capitales intéressées et
aux Nations Unies. Le texte du communiqué est distribué comme
document officiel de l'Assemblée générale au titre du point de l'ordre
du jour intitulé : "Raffermissement du rôle de l'Organisation des
Nations Unies en ce qui concerne le maintien et la consolidation de la
paix et de la sécurité internationales ; le développement de la
coopération entre toutes les nations et la promotion des normes du
droit international dans les relations entre les États".
— L'effacement de la distinction classique entre bons offices,
conciliation et médiation. Tout effort délibérément entrepris par un
tiers en vue de résoudre ou d'apaiser un conflit amène à utiliser tour à
tour ces trois techniques diplomatiques.
Ces particularités ne sont pas significatives quant au fond du droit.
Elles sont intéressantes dans la mesure où elles montrent combien une
utilisation habile des formes juridiques peut aider le diplomate dans sa
mission. Le droit a fourni un cadre de référence permettant de tracer
les contours précis d'une négociation complexe, de fixer des objectifs

155
Sur cette visite ministérielle en Guinée, voir le chapitre suivant

179
et de préciser une démarche. Par là même, il a constitué une armature
propre à rassurer les parties.
Dans cette affaire, la volonté d'aboutir existait des deux côtés, et,
fait assez rare, le gouvernement français et l'opposition agissaient de
façon convergente. Mais il fallait panser les blessures de l'histoire,
rassurer les hommes, rapprocher les peuples. L'intelligence et le cœur
au service de la volonté politique furent les facteurs moteurs de cette
première phase de réconciliation.

180
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Lorsqu'au début mars 1974, accompagnant M. Kurt Waldheim,


secrétaire général des Nations Unies dont j'étais le porte-parole, je me
suis trouvé pour la première fois à Conakry, capitale de la Guinée, je
me demandais, comme fonctionnaire et diplomate français, quel
accueil je recevrais de ce pays, et plus particulièrement du président
Sékou Touré, que je ne connaissais que par ouï-dire ou par ce que j'en
lisais dans la presse notamment française, complètement négative
depuis 1958.
Qu'en savais-je donc en ce début de 1974, lorsque je n'avais pour
m'informer que les quelques éléments que tout le monde croyait
connaître ou connaissait en France, ou dans d'autres pays ? Une
détérioration rapide conduisant en 1965 à une rupture complète des
relations entre la France et la Guinée ; une communauté de Français
réduite de 6.000 personnes à l'indépendance à moins de 500 en 1974 ;
plus de vingt Français emprisonnés depuis 1970 pour motifs
politiques ; la présence d'entreprises françaises assurée seulement, fort
bien il est vrai, par des entreprises que l'on pouvait compter sur les
doigts de la main : Pechiney pour la bauxite et l'alumine, I'UTA pour
les transports aériens, l'entreprise Jean Lefebvre pour les travaux
publics, France-Câbles pour les télécommunications et la liste

156
Ce chapitre est largement fondé sur la communication faite par l'auteur à l'Académie des
Sciences d'Outre-mer le 7 mars 1980, complétée sur certains points. Elle comporte également
les questions de l'auditoire et les réponses. Ceci explique le ton "oral" de ce texte, et certaines
imperfections stylistiques. Cette communication est complétée en annexe par une série de
documents ou de déclarations ayant trait aux relations entre Paris et Conakry, et auxquels il
est fait référence dans la communication. Ils sont placés dans un ordre chronologique.
s'arrêtait là ; des accusations presque permanentes de complot,
fomentés de l'intérieur ou de l'extérieur par la France...157
Que pouvait-on voir aussi de l'extérieur, tout au moins en
apparence ? Un pays entretenant des relations avec plus de 50 États,
mais une Guinée brouillée depuis longtemps avec la France, brouillée
plus récemment avec la République Fédérale d'Allemagne, coupée de
ses voisins, le Sénégal et la Côte-d'Ivoire, avec lesquels elle
poursuivait une polémique par la voie des ondes, d'une extrême
violence ; en très bons termes par contre avec les pays communistes,
notamment l'Union Soviétique, menant avec leur aide et aux côtés de
Cuba, un engagement sans réserve aux côtés des Mouvements de
Libération Nationale en Angola, en Guinée-Bissau, au Mozambique,
etc... ; un chef d'État et de Parti, le président Sékou Touré, qui n'avait
pratiquement pas quitté son pays depuis 1966 et qui avait une
réputation redoutable ; des prisonniers politiques par centaines, peut-
être par milliers, parmi lesquels depuis quatre ans une cinquantaine de
non Guinéens dont une vingtaine de Français ; l'Archevêque de
Conakry emprisonné, ainsi que plusieurs ministres ; une circulation
très contrôlée, des barrages, un couvre-feu à Conakry. Le commerce
privé interdit, la collectivisation à outrance, l'omniprésence du Parti
Démocratique de Guinée et de son Secrétaire général Sékou Touré ;
un million et demi de Guinéens vivant à l'extérieur dont la moitié, il
est vrai, dès avant l'indépendance.
Ceci, c'était à la fois une certaine vérité, mais aussi une certaine
apparence, car venir en Guinée et prendre contact avec les réalités du
pays prouvait que si tout ceci était exact, cette situation avait
également un certain nombre de justifications et que certains faits
pouvait être expliqués, non pas au détriment de la Guinée ni de son
régime, mais en raison de l'environnement international qui prévalait à
ce moment-là autour de ce pays, qui avait fait dès 1958 de la
Révolution africaine son idéal et la base de sa politique.
Aujourd'hui, moins de six ans après, en 1980, que constate-t-on
aussi en apparence, parce que là encore les réalités sont parfois un peu
différentes ? La Guinée qui a des relations d'amitié, de confiance et de
coopération avec plus de 100 États ; un Président qui depuis deux ans

157
Début février 1974 encore, Radio Conakry a dénoncé la violation des eaux territoriales par
deux sous-marins français (selon "Marchés Tropicaux" du 15 février 1974).

182
a visité plus de 50 pays ; des relations normalisées et excellentes avec
la France et la République Fédérale d'Allemagne ; l'association avec la
CEE ; les frontières rouvertes et les relations rétablies avec le Sénégal
et la Côte-d'Ivoire ; des voyages incessants dans les deux sens ; les
familles ayant la possibilité de se retrouver ; une amnistie décrétée
vis-à-vis des opposants et dont un certain nombre ont déjà profité ; un
grand nombre de prisonniers libérés, parmi lesquels tous les
étrangers ; des relations plus diversifiées avec des pays avec lesquels
la Guinée n'avait traditionnellement aucune relation, la Corée du Sud
par exemple ; des propos intéressants et très écoutés de Sékou Touré
sur les grands problèmes africains ou mondiaux, par exemple l'unité
africaine, le non alignement, la communauté blanche d'Afrique du
Sud, le problème namibien, celui du Zimbabwe ; un rôle souvent
réussi de médiateur dans nombre de conflits africains, entre le Zaïre et
l'Angola, le Mali et la Haute-Volta, le Bénin et le Togo, le Ghana et le
Togo, le Gabon et le Bénin, le Maroc et l'Algérie ; un président qui
fait partie du Comité des Sages sur le Sahara Occidental, et qui invite
l'OUA à tenir son 20ème Sommet à Conakry en 1984 ; le commerce
rétabli, les magasins qui ouvrent à nouveau, les hommes d'affaires de
tous pays qui se pressent à Conakry, un état d'esprit porté vers ce que
la Guinée appelle l' "Offensive Diplomatique", vers son développe-
ment économique, vers de multiples projets d'investissements.
Bien sûr, je ne veux pas attribuer au seul rétablissement des
relations avec la France tous ces nouveaux aspects positifs de la
politique guinéenne, mais je crois, au fond de moi-même, que le
rétablissement de la confiance avec la France a joué un rôle essentiel,
notamment en mettant fin au complexe obsidional et aux craintes que
nourrissait le régime guinéen, probablement en grande partie à juste
titre, vis-à-vis de l'extérieur.
Je voudrais, en quelques minutes, tracer les grandes lignes de ce
rétablissement des relations diplomatiques tel que j'ai pu y contribuer.
En mars 1974, invité par les chefs d'État de l'Afrique de l'Ouest,
M. Kurt Waldheim se rend en Afrique Occidentale et termine son
voyage par Conakry158. A ce moment-là, en dehors de la France qui

158
en fait, la Guinée n'avait pas été prévue au programme à l'origine (comme cela avait été le
cas à l'origine pour le voyage africain du général de Gaulle en août 1958). Les services
onusiens, en établissant le programme du périple en Afrique de l'Ouest, avaient en tête que le
bureau du PNUD à Conakry avait été fermé au début de 1971 et que le représentant résident,

183
n'avait plus de relations du tout avec la Guinée depuis dix ans, d'autres
pays avaient également un contentieux avec Conakry, et notamment
l'Allemagne Fédérale qui, ayant vu ses relations diplomatiques
rompues en 1971, avait également trois de ses ressortissants
incarcérés, l'un depuis 1970 (qui portait le nom peut-être doublement
symbolique pour un Allemand de sa génération d'Adolf Marx) et deux
autres arrêtés par la suite ; le gouvernement allemand avait tenté, par
toutes sortes de moyens, d'obtenir des renseignements ou la libération
de ses trois ressortissants, en vain. Il s'est alors tourné vers le
secrétaire général des Nations Unies pour essayer de le faire
intercéder lors de son étape à Conakry en leur faveur. Sur le moment,
rien ne résulta de ce premier contact ; le président Sékou Touré se
montra intraitable et refusa de communiquer quelque renseignement
que ce soit sur les conditions ou même sur la vie de ces prisonniers,
mais il indiqua qu'il attendait toujours un geste politique du
gouvernement de Bonn qui pourrait passer par l'intermédiaire des
Nations Unies.
Mon ami Philippe Decraene, en me présentant à vous tout à
l'heure, a oublié (peut-être ne le lui avais-je pas dit) un élément
important de ma biographie qui explique que j'aie été choisi par M.
Kurt Waldheim et le gouvernement allemand de cette négociation
entre l'Allemagne Fédérale et la Guinée ; je suis né en Allemagne, et
je parle l'allemand couramment ; par conséquent je fus chargé en tant
que fonctionnaire des Nations Unies et comme Représentant
personnel du Secrétaire général de cette première mission de
médiation qui dura de mars à juillet 1974. Très rapidement, au cours
de mes premiers séjours à Conakry, je me rendis compte que ce que
recherchait le président Sékou Touré n'était pas du tout une
négociation sur une base humanitaire ou même, comme certains l'ont
prétendu (ce qui est totalement faux), une rançon ou une promesse
d'aide ou d'argent pour relâcher ces trois Allemands. Tout ce qu'il
souhaitait, c'était une négociation de nature politique qui aboutirait à

le Français René Polgar, avait dû quitter le pays. On trouvera dans le chapitre sur Jeanne
Martin-Cissé la relation du diplomate guinéen qui a oeuvré pour que la Guinée soit finalement
incluse dans le voyage. Si cela n'avait pas été le cas, je n'aurais pas été à Conakry, je n'aurais
pas rencontré Sékou Touré, je n'aurais pas oeuvré pour la normalisation des relations et la
libération des prisonniers, je n'aurais pas été ambassadeur en Guinée... et cette thèse
n'existerait pas !

184
la normalisation des relations entre les deux pays sur des bases
nouvelles. Non sans mal, vous l'imaginez, je parvins à mettre au point
en quelques semaines, et après de multiples allées et venues entre
Bonn, Conakry et New York, un communiqué de normalisation qui
fut signé en juillet 1974 et qui rappelait, dans les relations
internationales, et plus précisément dans les rapports entre
l'Allemagne Fédérale et la Guinée, la nécessité de respecter un certain
nombre de grands principes dont la Guinée estimait qu'ils n'avaient
pas été respectés, notamment celui de ne pas intervenir dans les
affaires intérieures des autres pays. L'une des conséquences de ce
communiqué, qui entraînait le rétablissement à brève échéance des
relations entre Bonn et Conakry, fut la libération des trois
ressortissants allemands qui me furent remis le 29 juillet 1974, et que
je ramenai dans leur pays.
Entre temps, ayant perçu qu'il y avait là une voie possible, un
certain nombre d'autres gouvernements, les gouvernements libanais,
grec et tchécoslovaque qui avaient eux aussi des ressortissants
incarcérés en Guinée (à la suite du débarquement de forces
portugaises et d'exilés guinéens en novembre 1970 à Conakry),
demandèrent également au Secrétaire général des Nations Unies si je
ne pouvais pas me charger de régler avec le gouvernement guinéen
leur situation, ce qui intervint au cours des mois qui suivirent ; mais le
"gros morceau" était naturellement le problème des relations avec la
France.
Le gouvernement français accepta de prendre au sérieux mes tout
premiers comptes rendus de mes entrevues avec le président Sékou
Touré ; peu après mon premier séjour à Conakry, dans les derniers
jours de mars 1974, un feu vert était donné à mes démarches par le
président Georges Pompidou et par le ministre des Affaires étrangères
Michel Jobert, quelques jours à peine avant le décès du président ; ce
fut peut-être sa dernière décision de politique étrangère. Mais c'est
évidemment l'élection du président Giscard d'Estaing qui permit au
gouvernement français de prendre véritablement la décision de me
laisser explorer les chances éventuelles d'un rétablissement des
relations avec la Guinée, lié dans son esprit à la libération des
ressortissants français. Il fut, je crois, à cette époque, avec moi même,
le seul à croire à la réussite de ma mission ; sans sa confiance et sans

185
sa lucidité, je n'aurais pu aboutir ; de même, sans la confiance et
l'amitié du président Sékou Touré.
Cette négociation prit évidemment un tour nouveau après que le
problème de la République Fédérale d'Allemagne eût été réglé en
juillet 1974 ; et au cours de très nombreux voyages, une quinzaine
entre Paris, New York et Conakry, un communiqué de normalisation
fut mis au point qui prévoyait là aussi la reprise des relations
diplomatiques lors de sa publication simultanée à Paris, à New York
et à Conakry. Toute une série de rebondissements rendirent la chose
plus difficile encore vers la fin de l'année 1975 ; intervient ici l'action
retardatrice de ce que je pourrais appeler le "lobby" des adversaires ou
des réticents à la normalisation des relations entre la France et la
Guinée de Sékou Touré, notamment des groupes d'exilés guinéens,
actifs, bien introduits bien conseillés et probablement souvent aidés du
côté français ; finalement donc, après de multiples difficultés, c'est le
14 juillet 1975 que d'un commun accord le président Giscard d'Estaing
et le président Sékou Touré décidèrent la normalisation des relations
entre les deux pays ; et le même jour dix-huit ressortissants français
m'étaient remis à Conakry, et je pus les ramener en France (les divers
textes qui explicitent et jalonnent la négociation que j'ai menée
figurent en annexe).
Puis le Premier ministre guinéen Lansana Béavogui vint en
France en juillet 1975 ; une délégation ministérielle française conduite
par M. Jean Lecanuet, ministre de la justice et Garde des Sceaux, vint
à Conakry en novembre 1975 ; dans les derniers jours de cette même
année je fus nommé Ambassadeur de France en Guinée, poste que j'ai
conservé jusqu'à la fin du mois d'octobre 1979.
Au cours de ces quatre années 1975-1979, quelle fut ma mission ?
Elle fut d'abord de liquider les conséquences du passé, et d'autre part,
de préparer de nouvelles relations entre les deux pays.
La liquidation du passé, c'étaient essentiellement trois dossiers :
dissiper la méfiance réciproque qui subsistait encore très profon-
dément au moment où je prenais mes fonctions, mettre fin au
contentieux financier, et enfin régler un certain nombre de cas
individuels concernant des ressortissants français.
Et pour donner un ordre de grandeur, en 1976, la communauté
française compte 622 personnes ; en 1977, 743 ; fin 1978, 834 (dont

186
200 franco-libanais et 30 franco-guinéens). 528 vivent dans la région
de Conakry (dont 173 enfants), 164 dans celle de Fria (dont 56
enfants), 79 dans celle de Kamsar (dont 22 enfants), et enfin, il y a des
disséminés (surtout des planteurs), au nombre de 63.
D'abord, dissiper la méfiance réciproque. Ceux, et ils sont assez
nombreux dans cette salle, qui me connaissent et qui ont bien voulu
me recevoir ou me conseiller au cours de ces dernières années, savent
que mon rôle d'Ambassadeur de France en Guinée se doublait d'une
action de relations publiques (que certains m'ont d'ailleurs reproché de
mener avec trop d'activité et de passion) pour dissiper en France la
méfiance qui régnait largement (et qui, aujourd'hui, connaît encore
quelques noyaux de résistance) à l'encontre de la Guinée, et plus
précisément du régime du président Sékou Touré. Je peux dire que,
sans avoir totalement réussi en ce sens, et avec l'action menée par les
ambassadeurs de Guinée en France Seydou Keita puis Aboubacar
Somparé159, nous sommes parvenus à redresser en tout cas
partiellement l'image que l'opinion française se faisait de la Guinée.
Mon action en ce sens n'est pas terminée d'ailleurs par mon retour en
France, et je continue à oeuvrer, avec beaucoup d'amis et de
personnalités, dans cette même direction, au sein de l'Association
d'Amitié France-Guinée que j'ai contribué à fonder.
Dissiper la méfiance, ce devait être également le cas en Guinée. Il
y a eu, je ne le cache pas, au cours de ces années et notamment de
l'année 1976, encore des soubresauts au cours desquels il m'a fallu
m'appuyer sur la confiance et le mandat que j'avais reçus du président
Giscard d'Estaing (et aussi de René Journiac, son conseiller pour les
affaires africaines), et dont l'appui et la confiance m'ont été
absolument essentiels, tant au cours des négociations qu'au cours de

159
Le premier a été exécuté au camp de Kindia quelques mois après la prise de pouvoir par
les militaires, sans doute dans le cadre de la répression qui a suivi le complot du Premier
ministre Diarra Traoré en 1985. Le second a été ensuite président du parti politique PUP,
proche du président Lansana Conté, et puis après 2002 président de l'Assemblée nationale
guinéenne, ce qui aurait dû faire de lui, selon la Constitution de la 2ème République, le
successeur du Président, en cas de décès ou d'empêchement de celui-ci. Mais on sait qu'à la
mort de Lansana Conté, en décembre 2008, c'est l'armée, en la personne du capitaine Moussa
Dadis Camara, qui s'empara une nouvelle fois du pouvoir. Il est vrai aussi que le mandat de
cette Assemblée était échu, et qu'à chaque tentative de Somparé d'utiliser cette disposition en
mettant en avant la maladie du président, le président de la Cour Suprême, Lamine Sidimé,
dont l'avis conforme était indispensable, refusait son accord. Aboubacar Somparé a cependant
gardé une réelle audience dans son pays.

187
mes quatre années de mission à Conakry. Donc, avec leur soutien, j'ai
pu faire prendre certaines décisions, démontrer l'inanité de certaines
accusations qui étaient formulées, faire face à certaines crises dans nos
relations, et progressivement dissiper la méfiance qui subsistait chez
un certain nombre de cadres guinéens vis-à-vis du gouvernement
français.
Ensuite liquider le contentieux financier ; celui-ci par chance se
trouvait presque équilibré par des prétentions réciproques. D'un côté,
il y avait près de 20.000 anciens combattants ou pensionnés de
nationalité guinéenne, devant toucher de la France des pensions dont
le taux n'avait pas été réévalué depuis que la Guinée avait refusé
d'entrer dans la Communauté, c'est-à-dire depuis 1959, alors que pour
les autres pays, ces taux avaient été régulièrement augmentés (tout en
étant limités par la détestable pratique de la "cristallisation")160 ;
d'autre part, au cours des années, les dossiers de pensions n'étaient
plus du tout en ordre, les transmissions se faisaient difficilement par
l'intermédiaire de l'Italie, dont l'ambassade était chargée de représenter
les intérêts français ; et les remboursements de pensions s'étaient
pratiquement taris lorsque j'ai pris mes fonctions, alors qu'ils auraient
dû représenter près de 30 millions de francs par an.
Inversement, des ressortissants français, personnes morales ou
personnes physiques, avaient des revendications d'ordre financier à
faire valoir vis-à-vis du gouvernement guinéen, notamment en raison
des mesures d'expropriation, de nationalisation, de spoliation, de
blocage, prises à l'encontre de biens ou d'avoirs leur appartenant. Le
26 janvier 1977 - c'était le jour de mon anniversaire, ce que certains en
Guinée et même en France prirent comme un signe de bon augure -,
au terme d'un marathon de négociations fort difficiles, nous sommes
parvenus à signer un accord mettant fin au contentieux économique et
financier, et, d'une façon complète, par un traitement forfaitaire des
deux problèmes.

160
Du 26 au 28 septembre 1974 s'est tenue à Abidjan une réunion de l'Union fraternelle des
anciens combattants d'expression française d'Afrique et de Madagascar ; à cette occasion,
Pierre Abelin ministre de la coopération, annonce la décision prise de réviser les modalités de
paiement des pensions civiles et militaires de manière à mettre fin à la discrimination entre les
anciens pays membres de la Communauté et les autres, parmi lesquels la Guinée. (selon
"Jeune Afrique" du 19 octobre 1974.)

188
Enfin, régler un certain nombre de cas individuels qui subsis-
taient, s'agissant de quelques prisonniers politiques que la France
considérait comme français, mais que la Guinée considérait comme
seulement guinéens (en vertu du code guinéen de la nationalité qui
refuse d'admettre la double nationalité). Le président de la République
M. Giscard d'Estaing a bien voulu, lui-même, le mentionner dans sa
toute dernière conférence de presse la semaine dernière : la libération
du dernier d'entre eux, a permis de fermer ce dossier et l'Association
des Familles des Prisonniers Politiques Français en Guinée a pu se
dissoudre officiellement le 2 février 1980, son objectif étant atteint.
Reste un certain nombre d'autres cas individuels douloureux
intéressant des Guinéens, mais ayant des liens de famille avec des
Français, en particulier des épouses de franco-guinéens. L'espoir
s'amenuise, hélas, de les voir réglés heureusement..
Donc, liquider les conséquences du passé, ceci s'est fait progressi-
vement ; par ailleurs il fallait préparer l'avenir, et pour tout ceci, le
point charnière, le point essentiel a été évidemment la préparation et la
réussite du voyage officiel du président Giscard d'Estaing en Guinée.
Voyage qui, évidemment, aurait été tout à fait inimaginable il y a
encore quelques années et, au sujet duquel d'ailleurs il y a eu un très
grand scepticisme en France, jusqu'à ce que le Concorde du président
ait effectivement atterri à Conakry. Voyage dont tout le monde
s'accorde à reconnaître qu'il a été un très grand succès sur tous les
plans, et que véritablement il fermait le dossier du passé et ouvrait de
nouvelles pages pour l'avenir. A ce voyage doit correspondre bien
entendu un voyage de retour du président Sékou Touré en France, qui
devrait avoir lieu d'ici quelque temps.
Le voyage en Guinée du président français, du 20 au 22 décembre
1978, a permis de prévoir dans le communiqué final la signature
d'accords de coopération. Cette signature elle-même est intervenue les
26 et 27 juin 1979 : déclaration sur l'amitié et la coopération politique,
accord de coopération culturelle, scientifique et technique, accord de
coopération économique et financière, convention valant droit
d'établissement pour la Caisse Centrale de Coopération Économique à
venir travailler en Guinée, et deux conventions particulières de
financement : l'une pour les études du barrage de Konkouré et l'autre
pour la première phase d'un projet sucrier.

189
Mais l'ambassade de France à Conakry n'était pas restée inactive
pendant les premières années, de 1976 à 1978, et un certain nombre
d'actions avaient été déjà entreprises dans le domaine politique. Et
aussi dans le domaine économique et commercial par la signature en
l'espace de quatre ans de près d'un milliard de francs de contrats à
court, à moyen et à long terme ; par exemple : avec les sociétés
Renault-Saviem et Berliet ; avec Nord-France et Novotel pour la
construction d'un hôtel ; avec la société MTE Francorail pour la
rénovation du chemin de fer Conakry-Kankan ; avec TELSPACE pour
l'implantation d'une station terrienne de télécommunications par
satellite ; par l'extension de l'usine d'alumine de Fria ; pour
l'implantation de sept réseaux automatiques de téléphone par la société
Ericson ; une usine de peinture ; une usine de meubles ; etc. En deux
ans à peine, la France redevenait le premier partenaire commercial de
la Guinée.
Sur financement de la Caisse Centrale de Coopération Écono-
mique déjà acquis ou prévisible au cours des prochains mois, des
études du barrage de Konkouré, et d'une raffinerie de sucre ;
également des projets dans le domaine des chemins de fer, des
télécommunications, la rénovation du barrage des grandes chutes près
de Conakry ; dans le domaine de l'aide alimentaire, chaque année
depuis 1976, la fourniture à la Guinée de 3.000 à 6.000 tonnes de blé ;
dans le domaine des investissements, des prises de participation des
sociétés françaises Usinor et Solmer dans la société des mines de fer
de Guinée pour le projet du mont Nimba ; la signature entre la
Cogema et le gouvernement guinéen d'un accord pour la recherche
d'uranium ; et plus récemment pour la mise en exploitation de mines
de diamant ; etc...
Enfin, dans des projets financés par les organisations interna-
tionales, des sociétés françaises obtenaient des contrats importants ;
par exemple, financée par le Fonds Européen de Développement, la
rénovation de l'usine de textiles de Sanoya par le groupe Schaeffer ; la
construction de bâtiments universitaires par des sociétés françaises sur
financement de la Banque Mondiale, l'installation d'une usine de
broyage de klinkers sur financement arabe, etc...
Dans le domaine de la coopération culturelle et technique, outre la
remise en marche d'une école de l'Ambassade de France qui comptait
90 élèves quand je suis arrivé, et qui refuse actuellement des

190
inscriptions (elle se monte à 350 élèves dans un nouveau Lycée qui est
inauguré ces jours-ci, sur un terrain à Kipé donné personnellement par
le président Sékou Touré), de nombreux projets de coopération ont
démarré entre les deux pays dans le domaine médico-pharmaceutique,
dans le domaine de l'impression de manuels scolaires (en français ou
en langues nationales), dans le domaine de la cartographie avec
l'Institut Géographique National, des recherches géologiques et
minières avec le BRGM, de la formation professionnelle avec la
SIRTES et la Régie-Renault pour la formation de mécaniciens et
d'électriciens pour automobiles, tracteurs et matériel agricoles,
l'ouverture prochaine d'un centre d'information et de documentation
universitaire scientifique et technique (CEDUST), une amorce de
coopération avec les facultés (et notamment l'Institut Agro-
Zootechnique de Faranah - qui a reçu le nom de Valéry Giscard
d'Estaing,...
Je n'ai pas la prétention en trente minutes de faire un panorama
complet161, et je n'ai pas suffisamment insisté à la fois ni sur
l'exaltation de l'amitié retrouvée, ni sur les espoirs immenses soulevés
des deux côtés, ni sur les difficultés rencontrées de part et d'autre, ni
sur les réalisations qui ont déjà été faites. Je sais que beaucoup d'entre
vous, pour des raisons personnelles ou professionnelles, s'intéressent à
la Guinée et aux relations entre les deux pays. Quant à moi, vous
l'imaginez sans peine, ayant eu à mener cette affaire depuis le tout
premier jour jusqu'à son point actuel, j'en ai retiré de très profondes
satisfactions personnelles et professionnelles ; pour moi d'ailleurs ce
n'est pas un dossier, c'est un combat, c'est une cause dans laquelle je
me suis engagé sur tous les plans, avec passion, avec toute mon
énergie, toute mon obstination, toute ma "diplomatie" ; et c'est par
conséquent aussi un sujet sur lequel je continue à être à la fois
intéressé et vigilant. Je crois personnellement que nos relations avec la
Guinée ont connu ce tour nouveau, non seulement, comme on le croit
quelquefois, parce que la Guinée elle-même a changé d'attitude vis-à-
vis de la France, mais en très grande partie parce que la France, ou
tout au moins le gouvernement français, s'est désormais montré ouvert
vis-à-vis de la Guinée. Aujourd'hui, aucune menace ne plane sur les
relations entre le gouvernement guinéen et le gouvernement français.

161
un rappel des principaux éléments figure en annexe.

191
A mon avis, les rapports entre les deux pays ne peuvent que connaître
des développements positifs au cours des années à venir, ce que
justifient amplement les liens que l'histoire a tissés entre les deux
peuples, qui ne s'étaient jamais oubliés. L'amitié, le respect, la
coopération entre la France et la Guinée doivent maintenant rester ce
qu'au fond elles n'auraient jamais dû cesser d'être : des relations
exemplaires, dans la pleine confiance, dans la pleine amitié. Voilà une
cause, je le crois, qui méritait que je m'y consacre totalement.
(Vifs applaudissements).
M. LE PRÉSIDENT (le Général Maurice DUROSOY)
L'établissement des relations politiques, sociales et économiques
avec les différents pays, aujourd'hui indépendants, qui ont été nos
possessions, nous intéresse au premier chef. Ces relations peuvent être
normales, se dissocier, se rompre même, et ce sont des études, qui
nous préoccupent ici, immédiatement. Aussi, faut-il remercier
Monsieur l'Ambassadeur Lewin de l'exposé qu'il vient de nous faire
sur la Guinée. Cela fut certainement la situation la pire au moment des
indépendances. Il serait trop long d'en reprendre l'historique - dû,
peut-être, à certaines maladresses de part et d'autre. Mais, enfin le fait
a été que, pendant bien des années, cela n'allait pas du tout. Et les
rapports peuvent aller depuis les traités d'alliance, l'assistance directe
et la coopération, jusqu'au simple rapport par le canal des ambassades,
ce que vous avez connu, et qui ne devait pas être très drôle tous les
jours. Mais c'est une autre histoire. Aussi, il faut vous féliciter du
résultat, auquel vous avez si largement contribué par votre action
généreuse et si dévouée pour l'intérêt des relations à garder avec notre
amie, la Guinée, qui était un des fleurons de notre couronne jadis,
n'est-ce pas ? Je pense que certains d'entre vous, messieurs, voudront
prendre la parole.
M. Luc DURAND-RÉVILLE.
J'aime, Monsieur le Président, à joindre aux vôtres les
compliments que vous avez adressés à l'orateur pour la synthèse qu'il
nous a apportée des résultats de son action et de celle de ses
successeurs dans le rétablissement des relations normales entre la
France et la Guinée.
Au fil de son exposé, plusieurs questions me sont venues à l'esprit
Il m'a semble d'abord qu'il suggérait que les erreurs qui avaient

192
conduit à l'impasse entre nos deux pays étaient sans doute partagées.
L'orateur pourrait-il nous préciser les responsabilités à ses yeux des
Gouvernements français qui ont précédé ceux de la présidence de
Monsieur Pompidou dans la détérioration des relations franco-
guinéennes ?
Autre catégorie de question : l'orateur nous affirme que les
spoliations subies par les personnes physiques et morales françaises
sous le régime de la rupture des relations diplomatiques avaient toutes
été indemnisées. L'ai-je bien compris ? Pourrait-il nous le confirmer ?
N'y a-t-il pas un certain nombre de contentieux particuliers en cours
d'instruction ?
J'ai été surpris que l'orateur ne nous ait pas du tout parlé d'un
aspect cependant important à mes yeux du rétablissement des relations
normales entre la France et la Guinée : je veux parler des relations de
la monnaie guinéenne avec la zone franc ? Enfin serait-il possible
d'être confirmé dans ce qu'il me parait avoir compris dans l'exposé de
l'orateur concernant le rétablissement concomitant avec celui des
relations franco-guinéennes de celles qu'entretient la Guinée avec ses
voisins du Nord et du Sud ?
M. André LEWIN
Je vais répondre, d'abord, à la question qui concerne
l'indemnisation. Le taux d'indemnisation devrait être globalement de
l'ordre de 10 %. C'est à dire, si l'on applique les sommes dont on
dispose au titre de l'accord sur le contentieux, au montant des
revendications totales et non contrôlées des particuliers et des sociétés
françaises, on s'aperçoit, que c'est à peu près dans la proportion de 1
pour 10 ; ce qui, par rapport aux autres accords d'indemnisation qui
ont été signés par la France au cours de ces dix ou vingt dernières
années, se situe plutôt dans une bonne moyenne ; il y a eu des accords
d'indemnisation qui ont abouti à 1% d'indemnités. Tous les dossiers
qui ont été présentés pour des spoliations ou des actes intervenus
avant 1976, sont examinés actuellement par la Commission, et en
fonction des pièces justificatives, seront acceptés totalement,
partiellement, ou rejetés. Donc, il n'y aura pas de nouveaux conten-
tieux franco-guinéens à partir de l'examen de ces cas-là, car la
procédure est purement française, et non franco guinéenne.

193
En ce qui concerne les relations monétaires, pour le moment, la
réponse est extrêmement simple : la Guinée constitue, en effet, en
elle-même sa propre zone monétaire, depuis qu'elle est sortie de la
Zone Franc, en mars 1960, et qu'elle a mis en place sa propre
monnaie. Pour le moment, il n'y a pas de négociations en cours entre
la Guinée et la Zone Franc, ni avec quelque autre zone monétaire que
ce soit, en dehors de la Communauté Économique des États de
l'Afrique de l'Ouest, dont font partie quinze pays de l'Afrique de
l'Ouest et parmi eux la Guinée. La CEDEAO a fixé parmi ses objectifs
la création d'une monnaie commune, mais ce n'est certainement pas
pour tout de suite. Qu'il y ait dans l'esprit des français et des guinéens
le souhait d'aborder prochainement des discussions sur les aspects
financiers et monétaires d'une coopération autres que ceux d'une
adhésion à la zone franc, je crois, que c'est dans la nature des choses et
même que c'est indispensable. Toutefois cela m'étonnerait quand
même que la Guinée ait pratiqué la politique qu'elle a suivie jusqu'ici
avec énormément de difficultés en matière financière et monétaire,
pour tout bonnement réintégrer, un jour ou l'autre, la Zone Franc ; de
même je ne suis pas convaincu que la Zone Franc - qui n'est pas
seulement la France, mais aussi un certain nombre d'autres partenaires
- examine sans réflexions et sans précautions la possibilité d'une
adhésion de la Guinée à la Zone Franc. Le problème n'est donc pas
actuel, bien que le président Sékou Touré ait au moins une fois abordé
cette question avec moi, mais de manière pas du tout officielle.
Ceci dit, il se pose évidemment à la Guinée (et le président Sékou
Touré est le tout premier à le déclarer) un problème de convertibilité
de sa monnaie, et la Guinée sait parfaitement que c'est l'une des
conditions nécessaires pour favoriser et attirer des investissements
étrangers en Guinée. Donc, c'est un réel problème qui se posera, pas
forcément seulement d'ailleurs dans les relations avec la France, mais
peut-être avec l'Europe : on pourrait concevoir une zone monétaire
axée sur le Système Monétaire Européen, dans laquelle viendraient se
fondre progressivement zone franc et zone sterling et à laquelle
adhéreraient des pays associés à la CEE qui le voudraient. Les
contraintes évidemment nécessaires ne présenteraient alors pas pour la
Guinée les éventuels inconvénients d'un tête-à-tête avec un seul pays.
J'ajoute que le président Sékou Touré, lors d'un tête-à-tête très

194
personnels, m'a parlé de l'éventualité d'un retour de la Guinée dans la
zone Franc comme d'une chose tout à fait possible.
J'ajoute d'ailleurs une anecdote amusante : Monsieur Raymond
Barre est encore aujourd'hui notre Premier ministre, mais il y a un an
ou deux, il y a eu une rumeur sur son départ. Le président Sékou
Touré, qui suivait l'actualité française de très près, m'a demandé ce
que pouvait faire monsieur Barre s'il n'était plus au gouvernement. Je
lui ai répondu en parlant de l'université, de ses cours, de ses ouvrages
qui font autorité sur l'économie, des consultations d'expert qu'il
pourrait donner... Sékou Touré m'a alors dit : "Est-ce vous pensez qu'il
pourrait venir visiter la Guinée ?" En moi-même, je me dis : "Tiens, le
président est peut-être disposé à faire venir quelqu'un d'éminent qui
pourrait le conseiller pour une nouvelle politique économique et
monétaire." Et je lui réponds : "Pourquoi pas, si vous l'invitez". J'ai
failli dire que cela serait utile pour lui-même et pour le développement
de la Guinée. Mais bien que le connaissant fort bien, je me suis quand
même mépris sur ses intentions, et sur son guinéo-centrisme
incroyable. Il m'a en effet répondu : "Oui, je crois que monsieur
Raymond Barre serait très intéressé de voir tout ce que nous avons
réussi à faire dans ce pays depuis vingt ans!". Sans commentaires.
La question maintenant des relations avec la Côte d'Ivoire et le
Sénégal : après des années très difficiles, mais comme avec la France,
les relations sont aujourd'hui bien rétablies. Le Président Sékou Touré
a fait des voyages officiels ou privés à la fois en Côte d'Ivoire et au
Sénégal ; et ce qui est, à mon avis, tout aussi important, les familles,
qui étaient séparées par des frontières hermétiquement fermées,
peuvent se rendre visite, et les voyages dans les deux sens sont
aujourd'hui pratique quotidienne ; les marchandises vont et viennent,
les voitures, les camions, les lignes aériennes... Bien sûr, on ne met
pas fin en un seul trait de plume à des années difficiles, mais je crois
que la volonté des trois présidents est que les difficultés soient
surmontées, et que l'amitié et la concorde règnent entre ces trois États
si proches à bien des égards.
Enfin, vous avez parlé des responsabilités des deux gouverne-
ments dans la crise qui a prévalu dans les relations entre les deux pays
de 1958 à 1974, en dépit de tentatives de réconciliation, effectuées à
différentes reprises, et qu'ont tentées des personnalités souvent
remarquables, mais les conditions probablement n'étaient pas encore

195
remplies. Je ne veux pas m'en tirer par une boutade, mais enfin, ce
n'est pas en trois minutes que je pourrai vous dire tout ce que j'ai sur le
coeur et dans l'esprit. J'ai consulté, depuis six ans, toutes sortes de
dossiers, aussi bien français que guinéens ou internationaux sur cette
question. J'ai entendu beaucoup de témoins. Je pense qu'il y a eu des
erreurs de jugement et des fautes réelles commises des deux côtés,
avec une intransigeance sans doute plus compréhensible de la part
d'un jeune État fragile ; et je n'ai pas cherché à le cacher, en tant que
représentant officiel de la France en Guinée ; je ne crois pas qu'avoir
reconnu des erreurs que nous avons faites en traitant la Guinée d'une
certaine manière depuis 1958 m'ait desservi dans ma mission, bien au
contraire ; je crois d'ailleurs, qu'on se grandit, en tout cas, qu'on ne
s'abaisse pas, en reconnaissant franchement des torts qui ont été
commis ; de la même manière d'ailleurs, je peux vous dire que le
président Sékou Touré, de son côté, ne m'a pas caché que des attitudes
ont été prises, du côté de la Guinée, qui ont rendu les relations
difficiles. Je considère, pour ma part, que c'est une page qui est
aujourd'hui tournée. Elle a laissé des souvenirs, des regrets. Je crois
qu'y revenir obstinément, ce n'est pas servir la cause de l'amitié
franco-guinéenne, à moins que ce ne soit dans un cadre historique
(c'est à dire dans quelques années) ou académique (sans vouloir dire
du mal des académies !). Et personnellement, je suis plus diplomate
qu'historien (je présente mes excuses aux membres du Jury).
M. André BLANCHET (du journal "Le Monde")
Monsieur l'Ambassadeur, je crois qu'il ne saurait être question,
pour qui que ce soit, de ne pas rendre hommage à l'artisan que vous
avez été du rétablissement des relations franco-guinéennes, cela au
prix de beaucoup de courage et d'abnégation, ce dont nous sommes
nombreux à pouvoir témoigner.
Cependant, il se trouve que votre date de naissance, 1934,
rappelée par Philippe Decraene dans son évocation de votre
biographie, exclut qu'au moment de l'indépendance de la Guinée, en
septembre 1958, vous ayez pu posséder du passé de ce pays
l'expérience qu'en conservent beaucoup d'entre nous, ici, pour l'avoir
connu sous la IVème République et avoir donc pratiqué son personnel
politique et ses élites d'alors. Ce personnel politique était constitué
notamment d'élus français - quoique africains - députés à l'Assemblée
nationale française, membres du Sénat de la République et de

196
l'Assemblée de l'Union française, conseillers territoriaux à Conakry,
grands conseillers à Dakar. Plus d'un parmi eux, ou parmi les
fonctionnaires de notre administration coloniale, avait été l'élève de
certains d'entre nous, en particulier à l'École nationale de la France
Outre-mer.
Or nous constatons que, dans leur quasi-totalité, ces hommes,
qu'ils fussent antérieurement des opposants au parti de Monsieur
Sékou Touré, mais tout aussi bien ses amis, voire des membres de son
gouvernement, ont disparu souvent sans laisser de traces. Quelques
noms, parmi beaucoup d'autres, me reviennent à la mémoire : des élus
qui, pourtant, s'étaient ralliés au régime après l'avoir combattu, tels
que Barry Diawadou, Barry III, Bangoura Karim, d'autres qui avaient
compté parmi les plus proches lieutenants de Monsieur Sékou Touré,
ainsi Keita Fodéba, un temps ministre de la Défense, puis de
l'Intérieur, des hauts fonctionnaires comme Diallo Telli et Camara
Balla, tant d'autres encore. Leur disparition n'ayant jamais donné lieu
à explications officielles, ni en général à procès publics, les
journalistes français qui accompagnèrent en Guinée le Président
Giscard d'Estaing, et dont je me refusai à faire partie, comptaient
poser la question lors de la conférence de presse qui devait conclure
cette visite officielle ; or, en fait de conférence de presse, il n'y eut que
la lecture du communiqué commun, après quoi les deux chefs d'État
s'éclipsèrent incontinent sans laisser poser aucune question.
Alors, la question que je voulais me permettre de vous poser à
vous, Monsieur l'ambassadeur, encore qu'elle ait une portée purement
rétrospective, c'est de savoir quelles explications ont pu vous être
données, à vous-même et aux négociateurs français, quant à la
liquidation de ces personnalités, des élus français du moins, parmi les
dizaines, les centaines, dont personne n'entendra plus parler et qui
n'avaient pourtant pas été, toutes, des opposants au Parti démocratique
de Guinée. Dans quelle mesure la connaissance de ces disparitions a-t-
elle pesé sur les conversations ayant conduit au rétablissement de nos
relations avec la Guinée, ou plutôt n'a-t-elle pas été pesée par les
négociateurs français comme un élément important de la décision,
s'agissant je le répète - d'hommes qui avaient été nos partenaires? Il
est vrai et j'en reviens à mon hommage du début - qu'on peut se
demander, en voyant aujourd'hui les prises de position de la Guinée
sur le plan international et en observant la nouvelle orientation de son

197
économie, s'il s'agit toujours du même régime qui dirigea ce pays dans
les sombres années de 1960 à 1975...
M. André LEWIN
Mon premier soin, en essayant de répondre à votre question, est
de dire que dans un milieu français, habituel, ce serait déjà délicat,
mais dans un milieu de gens qui ont connu...
M. LE SECRÉTAIRE PERPÉTUEL (M. Robert Cornevin)
Il y a plusieurs Guinéens dans la salle.
M. André LEWIN
Je sais bien... Pour la plupart des protagonistes dont vous parliez
tout à l'heure, qui les ont connus personnellement en France ou en
Guinée, la réponse est évidemment plus difficile. Mais je voudrais
d'abord dire que j'ai l'impression, en lisant la presse, ou en écoutant
ceux qui en parlent, que, parce que les liens ont été particulièrement
étroits, il n'y a pratiquement qu'à la Guinée que l'on s'en prenne avec
une grande sévérité pour ce qui s'est passé, en ce qui concerne
essentiellement les morts, les emprisonnements, les disparitions. Que
notre Président de la République, notre Premier Ministre, ou des
ministres, aillent, disons en Irak, en Arabie Saoudite, au Brésil, en
Indonésie, en Chine, ou dans tel ou tel autre pays, où le nombre de
prisonniers politiques, ou de disparitions, ou d'opposants, au cours des
dernières années, est certainement au moins aussi important qu'en
Guinée, je vois rarement autre chose qu'une vague allusion ou
l'expression d'un regret dans la presse ou dans les commentaires.
Lorsqu'au contraire, il est question de la Guinée, lors que le président
Giscard d'Estaing y est allé, il y a eu des éditoriaux, une colonne de
première page du Monde, un éditorial de l'Express, il y a eu de
nombreux commentaires négatifs ; donc, pour des raisons d'ailleurs
parfaitement compréhensibles, il y a, en France, une sensibilité toute
particulière en ce qui concerne la Guinée ; il y a des choses sur
lesquelles on est prêt à fermer les yeux, ou que l'on oublie, ou sur
lesquelles on fait silence, pour toutes sortes de raisons, quand il s'agit
d'autres pays, et que l'on continuera, et pendant longtemps, à porter au
passif de Sékou Touré, et du gouvernement guinéen.
Je crois que je puis le dire sans que l'on ne me reproche quoique
ce soit sur le plan des droits de l'homme puisque c'est moi qui ai
négocié depuis six ans, et obtenu, la libération de plusieurs dizaines de

198
prisonniers politiques non guinéens arrêtés en 1970 : sans doute, il y a
eu en Guinée une répression particulièrement sévère ; certes, il y eu
des exactions, des tortures, des exécutions, des disparitions, et en trop
grand nombre ; mais depuis les nombreuses mesures de grâce et
d'amnistie intervenues depuis deux ou trois ans, les centaines de
libérations, il ne doit plus rester qu'une vingtaine de prisonniers
politiques. Aussi la campagne sur les violations des droits de l'homme
(au sens occidental du terme) en Guinée aurait-elle pu être menée
peut-être plus justement il y a dix ou quinze ans, ou même cinq. Mais
aujourd'hui, c'est une campagne dépassée, contreproductive, et qui
vise tout autant des objectifs de politique intérieure française que des
motifs de politique africaine ou d'ordre moral.
Donc, je n'ai jamais caché là-bas, au président Sékou Touré lui
même, par exemple dans une intervention publique que j'ai faite en
Guinée lors d'un colloque international convoqué par le Parti
Démocratique de Guinée sur le thème des Droits de l'Homme et des
Peuples, au sujet de la rigueur avec laquelle avaient été traités des
hommes, même coupables, quelle que soit leur nationalité, nous
n'avions pas, je n'avais pas, pour ma part, la même conception que la
Guinée. J'ai essayé de le dire de la manière la plus nette, mais la plus
diplomatique possible, et sans vouloir compromettre par là, le voyage
du président de la République, qui devait avoir lieu moins d'un mois
après ; et le président Sékou Touré et les cadres guinéens qui m'ont
entendu, non seulement ne m'en ont pas voulu, mais ont même
parfaitement compris qu'il en soit question, que cela préoccupe
l'opinion publique française, même s'ils n'ont pas eux-mêmes changé
de position. Vous connaissez d'ailleurs les arguments du gouverne-
ment guinéen, pour justifier, du moins pour expliquer ce qui s'est
passé. Du côté français, on n'est pas totalement convaincu par ces
explications, mais il s'agit d'affaires intérieures guinéennes, fondées
sur des attitudes, des sensibilités qui ne sont pas forcément les nôtres.
Il reste aussi quelques cas non réglés, un certain nombre de femmes
françaises, qui avaient épousé quelques-uns des cadres guinéens dont
vous avez cité les noms. Mais ce problème des droits de l'homme ne
doit pas être une justification pour repousser la reprise des relations
avec la Guinée, et imposer au gouvernement et au peuple guinéens,
jusqu'à la fin des temps, l'impossibilité de renouer des contacts

199
normaux avec la France. Cela serait au détriment du peuple guinéen
lui-même.
P. L. OVIGNY
L'honorable Conférencier peut-il répondre à une question normale
qui découle de son exposé ? Attendu que nous sommes tous
vulnérables, le Président de la Guinée également, au-delà de la
situation actuelle : de quoi est constitué "l'après Sékou Touré" ?
Personnellement, j'ai surtout remarqué les nuances de sa réponse :
conditionnée sans doute, par la présence dans la salle, d'auditeurs
attentifs, auxquels sa réserve fataliste a dû faire bonne impression.
M. André LEWIN
Je disais tout à l'heure que je n'étais pas historien, je ne suis pas
non plus devin ; par conséquent, je ne peux absolument rien vous dire
à ce sujet là. Je rappelle simplement que Sékou Touré a à peine 60
ans. Ceux qui ont eu l'occasion de le rencontrer récemment (il en est
dans cette salle..., comme Madame la Générale Hélène Bouvard)
peuvent en témoigner, il est dans une parfaite forme intellectuelle et
morale et dans une assez bonne forme physique. C'est vrai que l'on
n'est jamais à l'abri de rien, notamment sur le plan de la santé. Mais
pour lui, en tout cas, la question de l'après Sékou Touré ne se pose pas
tout de suite. Il est vrai qu'à l'extérieur, notamment parmi les gens qui
n'ont pas été en Guinée, ou ont perdu tout contact avec les réalités
quotidiennes de la Guinée, on entend dire depuis fort longtemps que le
régime est condamné à brève échéance, et qu'il ne passera pas l'année.
Et le Général de Gaulle était convaincu que Sékou Touré ne tiendrait
pas trois mois (il l'a dit fin 1958 à l'un des éminents membres de cette
Académie, monsieur Luc Durand-Réville). Personnellement, ce n'est
pas sur cette assertion là que j'ai travaillé pendant les six ans où je me
suis occupé de la Guinée, depuis 1974.
M. Christian JAYLE (ancien Ministre du Congo et ancien
Président de l'Assemblée Nationale du Congo)
Monsieur l'Ambassadeur, je crois que l'on ne peut pas comprendre
l'attitude de la France vis-à-vis de la Guinée si l'on oublie l'origine, à
savoir le "non" de Sékou Touré au Général. La question de savoir qui
avait raison est difficile à établir. Nous mêmes, en Afrique Équatoriale
Française, comprenant le Gabon, la République Centrafricaine, le
Tchad et le Congo, les quatre Premiers Ministres et les quatre

200
Présidents de l'Assemblée ou leurs représentants se sont réunis une
nuit, pour savoir quelle réponse nous ferions. Les Français sont des
juristes, et posent des questions d'une manière qui n'est pas toujours
d'une objectivité suffisante. La question qui était posée obligeait à dire
au fond "non" à l'indépendance. Or, l'indépendance, pour tous les
peuples, c'est toujours "oui". On pouvait parfaitement glisser
l'autonomie dans une constitution, qui prévoyait l'indépendance de ces
peuples, qui en était l'aboutissement. Finalement, après la nuit, nous
avons décidé de dire "oui", mais à quelle condition ? A condition, que
tous les communiqués en langue française feraient état du "oui", et
que les allocutions en langue locale ferait apparaître le "non". Pour
nous au Congo, la question était assez facile, parce qu'indépendance
en français se dit dépendance en congolais-français. Je crois que c'est
l'origine de la brouille, et qu'il est difficile de n'en pas faire état.
En second lieu, vous n'avez pas mentionné, tout de même, un fait,
qui me paraît parfaitement important, à savoir que Sékou Touré a
rompu par deux fois (une seule, à sa connaissance, en 1961 NDLA)
ses relations diplomatiques avec l'URSS, et a mis à la porte
l'Ambassadeur d'URSS, dans les 24 heures, en le priant de prendre
l'avion. Ce qui, chez lui, prouve que l'indépendance n'était pas
uniquement tournée vers l'Ouest, mais également vers l'Est. Ce qui est
peut-être l'explication, qu'il soit le seul, aujourd'hui, de ceux, qui ont
suivi la même voie que lui, vis-à-vis de la France, à demeurer en
poste.
En troisième lieu, je voulais vous demander, quelle avait été
l'action à votre avis, de mon ami, Monsieur Bettencourt ?
M. André LEWIN
Sur votre troisième point, qui est le seul, qui appelle véritablement
une réponse, Monsieur André Bettencourt a joué un rôle utile à deux
reprises au moins dans les relations entre la France et la Guinée.
Avant la première rupture, c'est-à-dire vers les années 1963-64-65,
lors qu'avec ses amis politiques français de l'époque de la Quatrième
République, notamment Monsieur François Mitterrand, il a participé à
des congrès du Parti Démocratique de Guinée, s'est rendu en Guinée,
et avait fondé un groupe Parlementaire d'Amitié France-Guinée, à
l'époque où ce n'était vraiment pas la mode de prôner l'amitié avec la
Guinée. Aujourd'hui, d'ailleurs, il patronne l'Association d'amitié
France-Guinée.

201
Et puis, à une deuxième reprise, lorsque ensemble, en juillet 1974,
nous nous sommes rendus à Conakry, dans la toute première phase
des négociations entre la France et la Guinée, pour signifier qu'un
personnage politique autrement important que moi (qui n'étais à ce
moment-là que fonctionnaire international, qui n'étais pas un homme
politique, mais un simple fonctionnaire) apportait, en quelque sorte la
caution que le président Pompidou et son ministre des Affaires
Étrangères Michel Jobert, et immédiatement après son élection, le
président Giscard d'Estaing, lui avait donnée, en disant : "La France
est prête à discuter sérieusement avec la Guinée, et c'est André Lewin
qui sera chargé de cette négociation"162.
M. Hugues Jean DE DIANOUX
Monsieur l'Ambassadeur André Lewin a dit, au sujet des relations
culturelles entre la Guinée et la France, qu'il y a eu là une action
extrêmement intéressante. Mais il y a un point sur lequel je voudrais
attirer l'attention, et demander l'opinion de l'Ambassadeur, c'est l'aide,
indirecte, certes, mais non négligeable, que la Guinée a donnée à
l'expansion de la Francophonie, en ce sens, que, à ma connaissance, il
y a eu, au Mozambique, par exemple, un certain nombre de Guinéens
qui y ont été envoyés comme experts et professeurs et c'était donc
dans un pays d'Afrique lusophone ; et, d'autre part en Guinée-Bissau
où j'étais moi-même, il est certain que les cadres du Parti des
dirigeants en Guinée-Bissau ou Cap-Vert, du fait de leur long séjour à
Conakry, ont beaucoup développé leur connaissance du français, et
ainsi la Guinée-Conakry, a apporté une certaine contribution à
l'expansion de la Francophonie.
M. André LEWIN
Eh bien, je suis tout à fait d'accord avec vous ; il est vrai que la
Guinée a envoyé dans un certain nombre de pays, au Mozambique,
aux Comores, en Guinée-Bissau, en Angola, des experts ou de
professeurs, au nombre d'à peu près 150 au total, qui enseignaient tous
leur discipline en français. D'autre part, la Guinée a participé
officiellement à une réunion tenue à Québec, il y a à peu près deux
ans, des Ministres de l'Éducation des pays d'expression française ; car
contrairement à ce que l'on pourrait croire, la Guinée, tout en
privilégiant ses langues nationales, ne récuse pas du tout son caractère
162
Voir la description de cette visite dans les souvenirs d'André Bettencourt en annexe 1.

202
d'expression française. Il suffit d'ailleurs d'entendre les discours
magistraux du Président, qui sont pratiquement tous prononcés en un
français impeccable, pour comprendre qu'il ne récuse absolument pas
le caractère "d'expression française" de la Guinée, mais que, par
contre, il a des scrupules vis-à-vis de la Francophonie, qui lui paraît
chargée de plus de contenu politique et culturel que le simple terme
d'expression française.
M. Gabriel LISETTE
Monsieur l'Ambassadeur, je suis de ceux, on le sait, qui ont été
très affectés par la situation dramatique créée après le "non" du 28
septembre 1958 dans les relations entre la Guinée et la République
Française, et dans les relations de la Guinée avec plusieurs de ses
voisins francophones. Je fus l'un des derniers compagnons du
président Houphouët-Boigny à avoir des contacts avec Sékou Touré,
avant le référendum du 28 septembre 1958.
En effet, à l'occasion des obsèques de Ouezzin Coulibaly, au
début du mois de septembre 1958 à Bobo-Dioulasso, le Comité de
Coordination du RDA envoya à Conakry une délégation composée de
Jean-Marie Kone (Président du Conseil de Gouvernement du Soudan),
Doudou Gueye (vice-président du RDA- Sénégal), Abdoulaye Singare
(membre du Comité de Coordination - Soudan) et moi-même (vice-
président du RDA et président du Conseil de Gouvernement du
Tchad).
Cette délégation, que je dirigeais, avait pour mission d'étudier les
conditions d'un rapprochement des points de vue entre la Section
Guinéenne et la majorité du Comité de Coordination aux fins de
parvenir à une position unanime du Mouvement par le "Oui" au
référendum du 28 septembre.
Après trois jours de discussion, la 3ème nuit, nous discutions
beaucoup la nuit, comme souvent en Afrique, Sékou Touré décida que
la délégation guinéenne aux obsèques de Ouezzin Coulibaly, dirigée
par son frère, Ismaël Touré, se rendrait avec nous à Bobo-Dioulasso et
y resterait après la cérémonie pour rencontrer le Comité de
Coordination.
Les échanges de vue commencés aussitôt après les funérailles
s'annonçaient plutôt positifs, quand tomba une dépêche AFP indiquant
que Bakary Djibo avait décidé de faire voter "non" au Niger. Ismaël

203
Touré déclara alors que cet élément nouveau l'amenait à solliciter de
nouvelles instructions de Sékou Touré, du fait que celui-ci avait
beaucoup inspiré la prise de position de Bakary Djibo.
Nous étions à une vingtaine de jours du Référendum, les
négociations ne furent jamais reprises. On connaît la suite.
Sans cette dépêche d'Ems, peut-être aurions-nous abouti, peut-être
pas, en tout cas il subsistera toujours un doute.
Mais ayant été attristé par ces événements, vous comprendrez,
Monsieur l'Ambassadeur, que je ne puis que rendre hommage à
l'artisan principal de la normalisation des relations entre la République
française et la République de Guinée. J'ajoute, et pour une large part
également l'artisan du rapprochement entre la Guinée et ses voisins le
Sénégal et la Côte-d'Ivoire, les négociations ne pouvant être
totalement séparées pour les raisons que l'on sait.
Je m'en réjouis d'autant plus que j'ai toujours considéré qu'un
élément important de l'équilibre du Monde réside dans la coopération
entre la France et l'Afrique francophone, et au-delà entre l'Europe et
l'Afrique. Mais faut-il déjà que la coopération soit cohérente en
Afrique, notamment en Afrique de l'Ouest. Or, la coopération pouvait-
elle être cohérente en Afrique de l'Ouest sans la participation de la
Guinée ? Aussi, quand je constate qu'à la veille d'un voyage officiel au
Brésil, le résident Sékou Touré se rend à Yamoussoukro pour discuter
avec le président Félix Houphouët-Boigny, je me dis que l'Avenir est
ouvert. Merci, Monsieur le Président. (Applaudissements).

Séance levée à 17 heures

204
CC@U@

publiée dans la revue


de l'Académie des Sciences Outre-mer
"MONDES ET CULTURES" XL - 1 - 1980

Quelques éléments chronologiques des relations franco-guinéennes depuis 1974

Mars 1974 : premiers contacts (voyage d'André Lewin en Guinée, accompagnant


Kurt Waldheim).
14 juillet 1975 : communiqué conjoint de normalisation et libération de 18
ressortissants français.
Fin juillet 1975 : voyage en France d'une délégation dirigée par le Premier Ministre
Lansana Béavogui. Décision d'établir sans délai des relations diplomatiques au
niveau des ambassadeurs (sans période intermédiaire de chargés d'affaires).
22 novembre 1975 : voyage en Guinée d'une délégation ministérielle française
dirigée par MM. Jean Lecanuet, Ministre de la Justice et André Jarrot, Ministre de la
Qualité de la Vie.
Janvier 1976 : désignation de M. Seydou Keita et André Lewin comme premiers
ambassadeurs.
26 janvier 1977 : signature de l'accord mettant fin au contentieux économique et
financier (anciens combattants et pensions, indemnisations) entre MM. N'Faly
Sangaré et Durafour.
20-22 décembre 1978 : visite officielle en Guinée de M. Giscard d'Estaing.
Juin 1979 : signature par les deux premiers ministres et les ministres de l'Économie
et de l'Industrie de six accords (amitié et coopération relations économiques et
financières, coopération culturelle, scientifique et technique, convention
d'établissement de la Caisse Centrale de Coopération Économique, convention de
financement sur la réactualisation des études du barrage du Konkouré et sur la
raffinerie de sucre de Banian) .
Janvier 1980 : libération du dernier franco-guinéen détenu en Guinée et dissolution,
le 2 février, de l'Association des Familles des Détenus Politiques français en Guinée,
en présence du Président Giscard d'Estaing.
Mars 1980 : création de l'Association d'Amitié France-Guinée.
Automne 1980 (?): visite officielle en France du Président Sékou Touré.163

163
Finalement, ce sera en septembre 1982, François Mitterrand ayant été entre temps élu
président de la République

205
CC@U@

publiée dans la revue


de l'Académie des Sciences Outre-mer
"MONDES ET CULTURES" XL - 1 - 1980

Principaux contrats signés (en tout près de 1 milliard de FF.) :


- à court terme : importation de tissus Texunion (plus de 70 millions)
- sur crédits à moyen terme (crédits commerciaux COFACE)
- Renault-Saviem (contrat cadre de 200 millions, dont trois tranches déjà exécutées
pour près de 100 millions).
- Rénovation de l'Hôtel de France et construction d'un hôtel de 250 chambres
(Novotel-Nord-France) 120 millions.
- Fourniture d'une station terrienne de télécommunications par satellites (Telspace).
- Fourniture de sept centraux téléphoniques automatiques.
- Rénovation du chemin de fer Conakry-Kankan (MTE-Francorail), contrat cadre
exécutoire par tranches (trois tranches déjà terminées ou en cours pour près de 100
millions).
- Modernisation de l'usine d'alumine de Fria (Pechiney, pour une quarantaine de
millions).
- Construction d'une usine de peinture (Kiffer-Hamaide), d'une usine de meubles
(Guilliet).
- Ventes d'une vedette à la marine guinéenne (Chantiers de l'Estérel), d'un avion et
de deux hélicoptères à l'Armée de l'Air. Vente de plusieurs chalands à la Marine
guinéenne.

sur financement libyen :


- Principaux éléments de la Télévision guinéenne (Thomson).

sur financement Fonds Européen de Développement :


- Nombreux camions (Berliet-Saviem) pour le transport agricole.
- Forage de puits (Burgéap).
- Rénovation de l'usine textile de Sanoya (Schaeffer) en liaison avec UCO
(Belgique) pour près de 40 millions de dollars.

sur financement BIRD-IDA


- Construction de bâtiments universitaires (SATOM) .
- Projets de formation professionnelle (SIRTES-Renault).

206
- Plantation d'ananas de Daboya (Entreprise Jean Lefebvre).

sur financement PNUD


- Recensement forestier de la région de Lola (Centre Technique Forestier Tropical).

sur financement Fonds Islamique de Développement-BADEA


- Construction d'une usine de broyage de klinkers (Koch -Manutention Mécanique).

La France est redevenue dès 1978 le premier fournisseur de la Guinée.

Investissements ou autres participations :


- Desserte régulière du port de Conakry par Delmas-Vieljeux.
- Triplement de la desserte aérienne de Conakry (UTA-Air Afrique).
- Équipement portuaire et conteneurisation
- Solmer et Usinor prennent 4 % du capital de MIFERGUI-NlMBA.
- Cogema devient opérateur du projet de recherche et d'exploitation de l'uranium
- Cogema s'associe à un projet d'exploitation du diamant

pour mémoire :
- participation de Pechiney aux sociétés FRIGUIA (alumine de Fria) et Compagnie
des Bauxites de Guinée (CBG. Boké-Sangarédi).
- Aide alimentaire : depuis 1976, chaque année de 3.000 à 6 000 tonnes de blé (sous
forme de farine).

Coopération culturelle et technique :


- Semaines médico-pharmaceutiques (1977, 1979).
- Coopération avec l'Institut Agronomique Valéry Giscard d'Estaing de Faranah.
- Coopération pédagogique avec l'Institut Pédagogique National (enseignement du
français) et fourniture d'une imprimerie offset pour l'impression de manuels
scolaires en français ou en langues nationales).
- Coopération entre l'Institut Géographique National et le Service Topographique
guinéen (formation de cadres, fourniture de documents, coopération pour la
confection de cartes, etc.).
- Coopération entre le Bureau de Recherches Géologiques et Minières et la
Direction Générale des Mines et de la Géologie (formation, documentation, stages,
explorations minières, hydrogéologie, etc.).
- Fourniture de livres aux Facultés guinéennes.
- Création d'un Centre de Formation et de Perfectionnement pour les techniciens de
l'Automobile (CEPERTAM) en liaison avec la SIRTES-Renault, 1979), d'un Centre

207
de Formation et de Perfectionnement pour les techniciens du Matériel Agricole
(CEPERMAT en liaison avec SIRTES - inauguration en 1980).
- Ouverture en 1980 du CEDUST franco-guinéen de Conakry (Centre de
Documentation Universitaire, Scientifique et Technique),

pour mémoire :
- extension de l'École de l'Ambassade de France de Conakry, passant de 70 à 350
élèves entre 1976 et 1980, avec inauguration en 1980 des nouveaux bâtiments
construits à Kipé sur un terrain donné par le gouvernement guinéen ; deux écoles
d'entreprises à Fria et à Kamsar.
- chaque année une semaine cinématographique française à Conakry
- coopération entre Télédiffusion de France et la Télévision guinéenne.

208
CC@U@ .

Souvenirs d'André Bettencourt


A propos de la visite en Guinée qu'il a faite en compagnie de l'auteur
en juillet 1974

Fort de cette invitation (il s'agissait de celle que Sékou Touré avait remise à l'auteur
lors de la visite de Kurt Waldheim, et qu'il avait évidemment immédiatement
transmise à André Bettencourt NDLA), je m'apprêtais à solliciter l'accord du
gouvernement français pour me rendre à Conakry, lorsque je tombe à l'Assemblée
nationale sur Michel Jobert (ministre des Affaires étrangères) qui, avant même que
je n'aborde le sujet, me dit : "Je sais que vous avez reçu une invitation du président
Sékou Touré ; j'en ai parlé avec le président Pompidou ; il ne voit pas d'inconvénient
à ce que vous y alliez, à condition que vous le fassiez à titre personnel et, bien
entendu, vous aurez quelques entretiens utiles avant votre voyage."
La question devenait d'autant plus cruciale que depuis le "débarquement du 22
novembre 1970", vingt-cinq de nos ressortissants - pour qui nous craignions le pire -
étaient prisonniers politiques au camp Boiro. Nous en étions là, lorsque le président
Pompidou décède.
Valéry Giscard d'Estaing, devenu président, reprend rapidement le dossier. Je suis
toujours partant. Kurt Waldheim me "prête" André Lewin, qui avait l'avantage
d'appartenir à la fois au corps diplomatique français et aux Nations unies. Le
président guinéen tenait beaucoup à ce qu'un représentant des Nations unies assiste à
toute délibération.
Nous nous envolons pour la Guinée, où nous sommes logés dans une maison
réservée aux hôtes étrangers. Sékou Touré décide, non pas de nous recevoir, mais de
venir partager notre dîner. Auparavant, il me fait envoyer un large coffret en ébène
et ivoire avec des tiroirs remplis de cigares, un cadeau que lui-même a reçu du
président cubain Fidel Castro. Nous nous mettons à table, et Sékou Touré me dit
avec insistance sa joie de m'offrir un tel présent. Bêtement, je refuse avec
obstination, arguant qu'il m'était impossible de recevoir un cadeau si royal. Je le
regrette encore. D'autant que Sékou, grand fumeur, n'appréciait pas le cigare ! Au
cours de ce dîner, nous effleurons la question des prisonniers français au camp
Boiro. J'espère ainsi cadrer les discussions à venir. Le lendemain, le président
guinéen organise à son tour un grand dîner dans sa résidence, à l'issue duquel il nous
entraîne, Lewin et moi, dans un petit salon. Nous revenons sur la question des
prisonniers, expliquant que c'est un préalable indispensable à la reprise de relations
normales.
Souhaitant obtenir la libération de tous les prisonniers - ils étaient dix huit, et même
vingt-quatre en incluant ceux qui avaient la double nationalité française et libanaise
ou guinéenne, sans compter Jean-Paul Alata, qui avait été déchu de la nationalité
française -, je tente le dernier jour, lors d'un déjeuner en tête à tête avec Sékou
Touré, le pari du tout ou rien : "Le temps est venu de libérer tous les prisonniers."

209
Sékou Touré me répond sans hésitation : "Je suis prêt à en libérer quelques-uns !"
"Pour la reprise officielle de nos relations, ai-je rétorqué, je ne peux pas rentrer en
France sans tous les prisonniers." Le pari était de taille. Sékou Touré a refusé, tout
en nous donnant l'autorisation de voir cinq détenus au camp Boiro. Moment très
émouvant. On les avait habillés proprement pour l'occasion et sûrement nourris plus
qu'à l'accoutumée. J'ai longuement bavardé avec eux, ils étaient heureux de nous
voir, croyant à une issue rapide. Nous sommes repartis sans prisonniers.
Ce pari du tout ou rien a beaucoup compté dans ma vie. Penser que nous étions là à
discuter dans un salon du sort d'hommes qui sont restés, par ma position, un an de
plus en prison... Nous nous efforcions de renouer de "vraies" relations et nous n'en
sortions pas.
André Lewin a poursuivi les négociations avec intelligence et endurance. Sékou ne
souhaitait pas, vis-à-vis des instances de son parti et du gouvernement guinéen, que
la libération des prisonniers apparaisse comme une contrepartie exigée ou attendue
de la Guinée pour la normalisation des rapports. Mais dès octobre 1974, une lettre
du président Giscard d'Estaing témoigne d'une nette amélioration : "J'ai pris
connaissance avec beaucoup d'intérêt des termes dans lesquels vous avez bien voulu,
à l'occasion de la célébration du 26e anniversaire de l'indépendance de la
République de Guinée, affirmer votre disponibilité sincère à une reprise des
relations diplomatiques et des rapports de coopération interrompus en 1965. Vous
avez su par M. André Bettencourt l'importance que j'attache, pour ma part, à une
normalisation de nos relations avec votre pays. Des liens anciens et profonds,
L'estime réciproque et de nouvelles perspectives historiques nous pressent de
surmonter les difficultés nées entre nos deux pays d'un moment du passé. Je n'ai pas
manqué de noter la chaleur de l'accueil que vous avez réservé à cette personnalité,
ancien ministre du gouvernement français, et j'ai été sensible aux sentiments faits de
considération, de confiance et d'espoir que vous avez bien voulu la charger de me
présenter. M. Bettencourt est revenu de Guinée persuadé que le douloureux
problème de nos ressortissants prisonniers trouverait grâce à vous une rapide
solution..."
André Lewin, alors présent à Conakry, raconte que cette lettre a fait l'effet d'une
bombe : "Sékou ne s'y attendait pas. Elle sera lue et discutée en conseil des ministres
et l'on me fera même sortir de mon lit en pleine nuit pour aller en commenter les
termes devant les membres du gouvernement." (In article précité, p. 20.)
Finalement, dix-huit prisonniers seront libérés du camp Boiro, le 14 juillet 1975.
Deux mourront rapidement des suites de leur internement. Plusieurs détenus (six ou
sept) ayant la double ou même la triple nationalité française, libanaise ou guinéenne
ne furent pas libérés avec les Français. André Lewin continuera de se battre pour
obtenir leur libération en 1977. Entre-temps, fin 1975, à tout juste 41 ans, il sera
nommé ambassadeur à Conakry. C'était alors le plus jeune ambassadeur de France.

210
CC@U@ 0

Retrouvailles Franco-Guinéennes,
article reflétant les vues de l'opposition extérieure à Sékou Touré,
publié dans "Guinée Perspectives Nouvelles"
organe du RGE, Regroupement des Guinéens de l'Extérieur,
dirigé par Mahmoud Bah
n° 41 d'octobre 1974

"Ce que nous en pensons ? A vrai dire rien ou plus exactement peu de choses ; parce
que l'événement n'intéresse que de loin le sort du peuple de Guinée. Certes celui-ci
en tirerait profit s'il s'agissait de promouvoir réellement une coopération profonde et
durable entre les deux pays. Alors nous aurions applaudi des deux mains car nous
sommes attentifs à tout ce qui peut, d'une façon ou d'une autre, contribuer à
l'amélioration du sort de notre peuple. Mais ce ne sera pas le cas et nous connaissons
suffisamment le tyran guinéen pour savoir qu'il ne peut s'orienter dans cette
direction.
"L'éducation, les conditions de vie, les moyens d'existence du peuple guinéen, bref,
tout ce qui fait qu'une vie vaut la peine d'être vécue, sont autant de paramètres qui
n'entrent nullement dans l'équation des préoccupations politiques de Sékou Touré.
Aujourd'hui comme hier, dans le domaine de la "normalisation" des rapports franco-
guinéens comme dans le reste, sa préoccupation fondamentale est ailleurs : sauver à
tout prix son régime. Et ce qu'il espère, ce qu'il attend de cette "normalisation" est
double. Politiquement il s'agit pour lui d'en tirer un thème de propagande. La France,
dira-t-il, a changé. Avec le départ des gaullistes comme Foccart, il est désormais
possible de coopérer avec la France sur des "bases nouvelles". Bref, ce sera la
consécration du triomphe de sa "révolution".
"Financièrement, et à ses yeux, ce point est capital, il espère récupérer enfin certains
fonds guinéens bloqués à la Banque de France, en particulier les fonds représentant
les arriérés des pensions des anciens combattants de la Guinée ayant servi dans
l'armée française.
"Après qu'adviendra-t-il ? Aussitôt après avoir obtenu cet argent, il trouvera une
occasion pour rompre. Il ne manquera pas de prétexte. A défaut de Foccart gaulliste,
il créera d'autres Foccart giscardiens. Car "le morceau de bois a beau séjourner dans
l'eau, il ne peut se transformer en caïman", dit-on chez nous ! Mais le nouveau
gouvernement français peut et doit faire sa propre expérience...
"En tout cas cette "normalisation" ne concerne pas les patriotes guinéens. Bien sûr
nous savons que Sékou Touré, comme il l'a déjà fait auprès d'autres États, africains
notamment, mais sans succès, a demandé à la France l'expulsion du territoire
français de certains patriotes guinéens, la neutralisation de leurs activités. Mais notre
combat ne saurait être subordonné à cette "normalisation", ni être confondu avec
elle. Notre action n'a jamais porté atteinte et ne portera jamais atteinte à la sécurité
intérieure ou extérieure de la France. Nous sommes responsables. Nous

211
continuerons rester responsables. Mais rien ni personne ne pourra nous empêcher de
continuer notre lutte sacrée pour libérer notre peuple bâillonné. Nous n'en
demanderons l'autorisation à personne. Il s'agit d'une affaire strictement guinéenne.
En veut-on la preuve ? Tous les émissaires français ou étrangers, officiels ou
officieux, de Mitterrand et Séguy à Bettencourt, en visite en Guinée, tous ne se sont
préoccupés que du sort des prisonniers, français en particulier, et blancs en général.
Que des centaines de nègres guinéens crèvent dans les sinistres geôles du tyran
importe bien peu. Ce problème est donc nôtre.
"Notre combat est un combat pour tous les opprimés, toutes les victimes de
l'arbitraire du régime du PDG.
"Nous disons quand même : "bonne chance aux retrouvailles franco-guinéennes ! "
"La Rédaction".

212
CC@U@ W

Lettre du président Valéry Giscard d'Estaing


au président Ahmed Sékou Touré,
en date du 18 octobre 1974
remise quelques jours plus tard à son destinataire en mains propres par l'auteur

Paris, le 18 octobre 1974

Monsieur le Président,
J'ai pris connaissance avec beaucoup d'intérêt des termes dans lesquels vous avez
bien voulu, à l'occasion de la célébration du XVIème anniversaire de l'Indépendance
de la République de Guinée, affirmer votre disponibilité sincère à une reprise des
relations diplomatiques et des rapports de coopération interrompus en 1965.
Vous avez su, par M. André BETTENCOURT, l'importance que j'attache, pour ma
part, à une normalisation de nos relations avec votre pays. Des liens anciens et
profonds, l'estime réciproque et de nouvelles perspectives historiques nous pressent
de surmonter les difficultés nées entre nos deux pays d'un moment du passé. Je n'ai
pas manqué de noter la chaleur de l'accueil que vous avez réservé à cette
personnalité, ancien ministre du gouvernement français, et j'ai été sensible aux
sentiments faits de considération, de confiance et d'espoir que vous avez bien voulu
la charger de me présenter. M. Bettencourt est revenu de Guinée persuadé que le
douloureux problème de nos ressortissants prisonniers trouverait grâce à vous une
rapide solution.
A la suite de contacts et démarches entrepris notamment par l'entremise du
Secrétaire Général de l'Organisation des Nations Unies au représentant duquel, M.
LEWIN, je confie le présent message et au retour du voyage effectué par M.
BETTENCOURT, j'ai fait procéder à un nouvel examen du contentieux franco-
guinéen. Il m'est agréable, à cet égard, de vous confirmer que le gouvernement
français a pris des décisions que je ne verrais aucun inconvénient à rendre publiques.
Elles doivent vous donner l'assurance d'un règlement aussi rapide que possible des
pensions dues aux anciens combattants guinéens et elles augmentent sensiblement la
part libre des sommes remises à la Banque de France pour le compte de la Guinée.
Fidèle à ses traditions libérales et conformément à la convention internationale sur le
statut des réfugiés, la France a accordé à des étrangers, dont divers ressortissants
guinéens, le droit d'asile. Il est bien entendu que le bénéfice de ce droit comporte
pour les intéressés une obligation de réserve dans leurs paroles, dans leurs écrits, et
leurs actes dont la non-observation entraînerait à leur encontre l'application des
procédures prévues dans ce cas.
Ces dispositions vous permettront de constater quel esprit d'ouverture inspire notre
action. Le gouvernement français est déterminé à progresser sur la voie d'une
normalisation dont tout porte à croire qu'elle est souhaitée par nos deux pays. Les

213
modalités de cette normalisation et les conséquences qu'elle comporte devront
maintenant être décidées, en toute indépendance et en toute souveraineté, dans le
respect des États et des hommes, par les instances responsables de chacun de nos
États.
Convaincu que ces sentiments et ces espérances sont aussi les vôtres, je vous prie
d'agréer, Monsieur le Président, les assurances de ma très haute considération.

214
CC@U@ 3

Extrait de la conférence de presse de Valéry Giscard d'Estaing


le 24 octobre 1974

"Les relations entre la Guinée et la France ont été déterminées à l'origine par les
conditions dans lesquelles la Guinée a opté pour son indépendance. Depuis l'élection
présidentielle, un certain nombre d'obstacles qui s'opposaient à l'établissement de
relations normales entre la Guinée et la France ont été levés, et les circonstances
permettent d'envisager une normalisation de ces relations."

215
CC@U@ =

Lettre du président Valéry Giscard d'Estaing


au président Ahmed Sékou Touré,
en date du 29 novembre 1974

Monsieur le Président,
Votre lettre du 30 Octobre et les indications qui m'ont été rapportées sur votre
entretien avec M. LEWIN ont retenu toute mon attention.
Je dois vous dire tout d'abord combien je me félicite des rapports directs empreints
de la plus grande franchise, ainsi qu'en témoigne votre dernier message, qui se sont
établis entre nous. Je suis persuadé qu'ils nous permettront de parvenir rapidement et
dans la clarté à lever les obstacles qui s'opposent encore à la normalisation des
relations entre nos deux pays.
Aussi bien est-ce dans ce même esprit que je répondrai à votre message du 30
Octobre..
Je suis heureux de recevoir confirmation de votre désir de rétablir entre nos deux
pays des relations normales. Ce désir, comme vous le savez, rencontre pleinement le
mien. Je me rallie sans nulle réserve à l'espoir que vous formulez que "les nouvelles
relations de la Guinée avec la France seront d'abord fondées sur la confiance
réciproque, le respect absolu des valeurs morales et des options politiques, ainsi que
sur le respect scrupuleux de l'égalité et de la dignité de nos deux peuples ".
Quelles que soient les interprétations que nous puissions donner aux événements qui
se sont déroulés après l'indépendance de la Guinée, il faut que nous tournions
résolument nos regards vers l'avenir pour nous soucier de ce qui peut contribuer à
établir entre nos deux nations des rapports dont je suis persuadé que nous pouvons
les rendre ensemble confiants et durables.
C'est dans cette pensée que je confie à M. André LEWIN un nouveau projet de
communiqué sur lequel je serais heureux de recevoir votre accord.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, l'assurance de ma très haute considération.
(mention manuscrite : et celle de mes sentiments très cordiaux).
Signé : Valéry Giscard d'Estaing"

216
CC@U@ D

Article de Philippe Decraene dans "Le Monde"


des 3/4 juillet 1975

Un article de presse fut sans doute décisif.


Ce fut celui que fit paraître Philippe Decraene dans "Le Monde" des 3/4 juillet 1975
sur la base de tout ce qu'André Lewin - qui avait été son camarade de promotion aux
Sciences Politiques - lui avait dit de la négociation. Mûrement réfléchi, le titre de cet
article était "M. Sékou Touré retarde la publication du communiqué annonçant la
reprise des relations avec la France". Deux jours plus tard, André Lewin recevait un
coup de téléphone lui demandant d'interrompre ses vacances et de venir d'urgence à
Conakry.

M. Sékou Touré retarde la publication du communiqué annonçant la reprise


des relations avec la France
Interrompues depuis 1965, les relations entre la France et la Guinée seraient, depuis
plusieurs mois déjà, sur le point de reprendre. Pourtant, alors que le communiqué
commun est prêt, attendant simplement d'être rendu public à Conakry et à Paris, la
normalisation tarde. On en vient à s'interroger sur les éléments qui ont entraîné la
reprise du dialogue et sur ceux qui en retardent l'issue naturelle.
Selon M. André Lewin, porte-parole du secrétaire général de l'ONU et ancien chef
de cabinet de M. André Bettencourt, M. Sékou Touré est résolu à normaliser ses
rapports avec Paris et, pour ce faire, a voulu suivre un scénario identique à celui qui
conduisit, en juillet 1974, à la reprise des relations diplomatiques entre la Guinée et
la République fédérale allemande : négociations par allées et venues réciproques des
émissaires français et guinéens entre les deux capitales, rédaction d'un communique
publié simultanément par les deux parties.
La négociation entreprise grâce aux bons offices de l'ONU a été amorcée par la
visite à Conakry de M. Lewin en mars 1974, puis relancée par le voyage de M.
Bettencourt dans la capitale guinéenne en juillet de la même année. Les heureux
résultats de la médiation de l'ONU en ce qui concerne l'Allemagne, puis, en octobre,
la décision de M. Giscard d'Estaing de reprendre le paiement des pensions des
anciens combattants g u i n é e n s, enfin l'échange, en fin d'année, de messages
écrits entre les présidents français et guinéen, semblaient devoir accélérer la reprise
des relations.
Dans le communiqué, le gouvernement français rappellerait implicitement les
activités de certains de ses ressortissants qui auraient contrevenu au principe de non-
ingérence dans les affaires intérieures de la Guinée. Une vingtaine de Français (cinq
d'entre eux ont la double nationalité). compromis dans la tentative de débarquement
du 22 novembre 1970 destinée à renverser le gouvernement de M. Sékou Touré,
sont sur le point d'être libérés. De son côté, le président guinéen ne demande pas

217
qu'on lui livre les exilés politiques réfugiés en France, mais veut que le
gouvernement français leur interdise toute activité militante. Il a apprécié que Paris
suspende la semaine dernière la parution de "Guinée-Perspectives Nouvelles", leur
organe d'information et de liaison. Soucieux de mettre un terme à un isolement
diplomatique qu'il n'a jamais souhaité, le président guinéen, comme avant lui le
général Gowon, chef de l'État nigérian, veut faire table rase du passé.
La disparition du général de Gaulle, la suppression l'année dernière du secrétariat
général pour les affaires africaines et malgaches longtemps détenu par M. Foccart
que le président guinéen considérait comme un adversaire personnel, auraient dû,
normalement. accélérer la reprise du dialogue. D'autant que M. Sékou Touré
souhaite seulement, dans un premier temps, relancer la coopération culturelle et
technique. Farouchement attaché à tout ce qui concerne la souveraineté de la
Guinée, il ne se prépare ni à faire rentrer son pays dans la zone franc, ni à conclure
des accords de coopération économique qui privilégieraient trop ouvertement les
intérêts français.
La normalisation des relations entre Paris et Conakry s'ouvre théoriquement sous des
auspices d'autant plus favorables que les rapports entre l'Union soviétique et la
Guinée traversent une nouvelle crise. Après une certaine euphorie, les Guinéens sont
déçus par la modestie des résultats de la coopération avec les Soviétiques et la
médiocrité des rapports humains qu'ils entretiennent avec l'U.R.S.S. Le chemin de
fer construit par les Soviétiques qui relie Conakry au gisement de bauxite de Kindia
est souvent en panne. La mine, dont la gestion est confiée aux Soviétiques,
fonctionne médiocrement et sa production part en Union soviétique en règlement de
la dette guinéenne.
Comment, dans ces conditions, expliquer les atermoiements actuels ?
Trois hypothèses
Première hypothèse : le président de la Guinée veut d'abord triompher des dernières
réticences de certains de ses ministres et collaborateurs, parmi lesquels M. Ismaïl
Touré, son frère. Il veut aussi préparer le peuple à un changement radical de
politique et, dans ce but, réunir au préalable le bureau politique du parti.
Deuxième hypothèse : M. Sékou Touré hésite à modifier profondément son image
de marque personnelle En effet, une véritable mythologie s'est créée autour de
"l'homme du "non" à de Gaulle et du refus à la France". Sa popularité vient dans une
large mesure de la détermination dont il fit preuve face au président de la
République française lors du référendum de 1958.
Une troisième hypothèse, selon laquelle l'attitude de la gauche française
compromettrait le rapprochement en cours, n'est pas fondée. Ami personnel de M.
Sékou Touré, M. Mitterrand, qui s'est rendu à Conakry en novembre 1972 (1),
n'aurait sans doute pas agi autrement que M. Giscard d'Estaing s'il avait lui-même
remporté les élections présidentielles de mai 1974. Émissaire de M. Mitterrand un
avocat parisien, Maître Roland Dumas, se trouvait d'ailleurs à Conakry en même
temps que M. André Lewin lors des dernières cérémonies célébrant l'anniversaire du
débarquement du 22 novembre 1970.
PHILIPPE DECRAENE

218
CC@U@ G

Déclaration du ministre français des affaires étrangères


à la veille de la normalisation des relations entre Paris et Conakry

Jean Sauvagnargues, le ministre français des affaires étrangères, déclare ("Le


Monde", daté du 13/14 juillet 1975, publié le 12, donc à la veille même de l'annonce
de la normalisation) :
"Il n'est pas impossible que Sékou Touré ait décidé de normaliser ses relations avec
la France, décision à laquelle je m'étonne qu'il ne soit pas arrivé plus tôt. Je ne vois
vraiment pas ce que Sékou Touré attend. Enfin, nous ne sommes pas pressés."

219
CC@U@ 2

Extraits du discours prononcé par Sékou Touré à Bamako le 13 juillet 1975

"(...)" "Camarades, maintenant nous allons terminer ce meeting. J'ai consulté


rapidement les membres du Bureau politique et en m'adressant au peuple malien et
au peuple guinéen, qui est en train d'écouter puisque c'est en direct et qui
comprendra que nous nous adressons aussi à lui et considérera ce stade comme celui
du 28 septembre 1958. Nous avons actuellement à Conakry une délégation, une
délégation envoyée par l'Organisation des Nations Unies, une délégation dont le but
essentiel est d'oeuvrer à la reprise des relations normales entre la Guinée et la
France. Eh bien, nous trouvant au coeur de l'Ouest africain et comme tous les
journaux ont dit que le France a rempli toutes les conditions exprimées, désirées par
la Guinée, mais que la Guinée refuse de renouer avec la France, il n'y a pas
d'exclusive dans la politique guinéenne car nous saurons toujours défendre, toujours
défendre la dignité de l'Afrique qui nous est chère. Mais nous profitons, puisque
nous parlons ici de la révolution démocratique africaine, nous n'oublierons pas que
la révolution de 1789 a engendré beaucoup d'autres révolutions nationales et c'est en
rendant hommage aux premiers révolutionnaires français, à toutes les forces
progressistes françaises, que nous déclarons ici à Bamako au coeur de l'Ouest
africain qu'à partir du 14 Juillet, fête nationale française, les relations sont rétablies
entre la France et la Guinée. " (Applaudissements de la foule).
"Donc la délégation internationale qui nous attend à Conakry et qui nous écoute a
compris déjà notre réponse sans avoir même pris connaissance de tout document
dont elle serait porteuse. Nous voulons lier la révolution démocratique africaine à la
révolution française, à la révolution européenne, à la révolution universelle, en
rétablissant demain, pour compter du 14 juillet 1975, les relations diplomatiques
entre la République de Guinée et la République Française. Et toutes les implications
liées à une telle décision seront satisfaites par le vaillant peuple de Guinée."
"Nous disons, Camarades de Bamako, la lutte qui nous attend sera encore plus
grande, plus puissante, plus vigoureuse, plus noble, plus engageante, car partout
nous devons consolider les bases de nos indépendances, raffermir les liens de
coopération entre nos États, assumer à l'échelle africaine et à l'échelle internationale
la défense vigoureuse de nos intérêts communs. Partout un seul langage, celui de la
dignité dans la responsabilité. Pour être digne, il faut être responsable. Pour être
digne, il faut être libre. Et la liberté se traduit dans la responsabilité. C'est pourquoi
partout tâchons d'assumer des responsabilités militantes pour faire rayonner
davantage les valeurs si chères à nos peuples."

220
CC@U@ /

COMMUNIQUÉ SUR LES RELATIONS


ENTRE LA GUINÉE ET LA FRANCE
(rendu public simultanément à Conakry, Paris et New York)

Lors de sa visite en Guinée au mois de mars 1974, M. Kurt Waldheim, Secrétaire


Général de l'Organisation des Nations Unies a notamment abordé et discuté avec
Son Excellence, Monsieur Ahmed Sékou Touré, Président de la République de
Guinée, le problème des relations qui ont été rompues entre certains États et la
République de Guinée.
Le Secrétaire Général de l'ONU soucieux de tout ce qui peut promouvoir les
rapports amicaux et confiants entre tous les États membres de l'Organisation, s'est
alors offert à prêter son concours pour faciliter les premiers contacts qui
permettraient ensuite à ces États d'envisager la normalisation ultérieure de leurs
relations diplomatiques sur la base du respect réciproque, de la non intervention
dans les affaires intérieures et de la coopération internationale, dans un esprit
renouvelé de franchise et de confiance mutuelles. M. Kurt Waldheim a désigné son
porte-parole, M. André Lewin, comme son Représentant Spécial pour mener à bien
cette mission de bons offices, qui concernait essentiellement la République
d'Allemagne Fédérale et la France.
Pour le représentant spécial, il est apparu clair dès l'abord que les années de rupture
n'avaient en rien altéré l'amitié entre les peuples guinéen et français. Le préjudice
qui est résulté des événements qui ont séparé les deux pays est à la fois d'ordre
politique et matériel.
En se prononçant à l'appel du Parti Démocratique de Guinée (PDG) pour
l'indépendance immédiate comme le référendum du 28 septembre 1958 lui en
donnait la possibilité, le Peuple de Guinée optait en toute liberté pour son
indépendance. C'était là son droit le plus absolu.
Le Gouvernement français rappela alors son administration et mit un terme à ses
opérations dans le domaine économique et financier.
Les rapports entre les deux États restèrent cependant entachés de méfiance
réciproque. Finalement, en 1965, le gouvernement français rappela son
Ambassadeur et le gouvernement guinéen en fit de même.
De nouvelles difficultés surgissent lorsqu'à la suite de l'agression armée étrangère
perpétrée contre la Guinée en Novembre 1970, et qui a donné lieu à l'envoi d'une
mission d'enquête du Conseil de Sécurité, un certain nombre de ressortissants
français y furent impliqués et condamnés par la justice guinéenne. A cet égard, le
gouvernement français rappelle que l'un des principes fondamentaux de sa politique
étrangère est de n'intervenir ni directement, ni indirectement, dans les affaires
intérieures des autres États. Le gouvernement français regrette les activités de ceux
de ses ressortissants qui ont contrevenu à ce principe.

221
Afin de préparer une normalisation qui ne reposerait sur aucune équivoque, il fallait
s'efforcer d'effacer les séquelles du passé en apurant le contentieux entre les deux
États et en mettant fin aux conséquences dommageables pour les deux Peuples d'une
rupture qui dure en fait depuis seize années. Il fallait aussi être certain que les deux
Gouvernements étaient également disposés à saisir la possibilité d'ouverture ainsi
offerte pour jeter les bases de relations nouvelles.
Le Représentant Spécial du Secrétaire Général de l'ONU fut rapidement convaincu
que les éléments d'une normalisation étaient réunis. S. E. M. Ahmed Sékou Touré,
Président de la République de Guinée, s'était dès l'origine déclaré prêt à entamer
avec la France un dialogue fondé sur une pleine reconnaissance de la souveraineté,
de la dignité et de la spécificité guinéennes, sur une franche discussion des questions
en suspens et sur une coopération équilibrée entre partenaires égaux, indépendants et
souverains. S. E. M. Valéry Giscard d'Estaing, Président de la République Française,
était pour sa part, dans les mêmes dispositions.
Il restait à constater effectivement cette volonté de normalisation au niveau le plus
élevé. Le Président de la République de Guinée ayant publiquement déclaré le 2
octobre 1974, dans un discours prononcé pour l'Anniversaire de l'Indépendance de
son pays, qu'il était prêt à envisager avec la France des "relations normales sur des
bases n'ayant rien de commun avec une politique néo-coloniale ou des rapports de
subordination ou d'inégalité", le Président de la République Française lui a adressé
le 18 octobre 1974 une lettre dans laquelle il met en relief l'intérêt qu'il attache à une
normalisation des relations entre les deux Pays.
Le Président de la République de Guinée a répondu au Président de la République
Française par une lettre dans laquelle il réaffirme ses déclarations antérieures.
Sur la suggestion du Secrétaire Général de l'Organisation des Nations Unies, les
deux Gouvernements estiment réunis les éléments qui permettent la normalisation
des rapports entre les deux États sur les bases justes et nettes qu'ils jugeaient
indispensables, et ont décidé de donner leur accord à ce communiqué, qui sera rendu
public simultanément à New York, à Conakry et à Paris le 14 juillet 1975164.
Des contacts seront pris prochainement par la voie diplomatique pour concrétiser le
climat nouveau ainsi créé, étudier de manière positive les questions qui restent en
suspens, et finalement décider du rétablissement, à une date aussi rapprochée que
possible, des relations diplomatiques entre les deux États.

164
La date, initialement laissée en blanc, a été ajoutée à la suite du discours prononcé à
Bamako par Sékou Touré.

222
CC@U@ .H

Déclaration de M. Bernard Cornut-Gentille

M. Bernard Cornut-Gentille, interrogé le 14 juillet 1975 à Cannes - dont il


actuellement le maire - a déclaré :
"C'est une affaire qui s'était mal emmanchée et mal continuée. Il est heureux que les
rapports se normalisent. Je souhaite que les conséquences en soient favorables. "
(Selon "Le Monde" du 15 juillet 1975)

223
CC@U@ ..

14 juillet 1975 : déclaration (improvisée) d'André Lewin


à "La Voix de la Révolution"

En effet hier matin, 13 juillet, il était à peu près 11 h 15, heure de Conakry, j'ai
écouté avec beaucoup d'émotion le passage du discours que le Président Ahmed
Seku Ture prononçait à ce même moment à Bamako, d'où cette décision a été rendue
publique au monde entier. Je dois dire que le 14 juillet était déjà une date historique
pour les Français notamment, puisque c'est leur fête nationale ; et c'était également
une date historique pour tous ceux qui, dans le monde, se souviennent que les
révolutionnaires français ont le 14 juillet 1789 marqué la fin de l'ancien régime et
ouvert le début d'une époque de droits de l'homme et du citoyen, d'une atmosphère
de ferveur patriotique et d'une croisade pour la liberté des Peuples.
Dans son éclatant discours de Bamako, le 13 juillet 1975. le Président Ahmed Séku
Ture a parfaitement montré que cette dimension symbolique. historique et
révolutionnaire pouvait être encore plus exaltée en proposant que le 14 juillet 1975,
c'est-à-dire la date d'aujourd'hui, soit choisie pour annoncer officiellement la
normalisation des relations entre la Guinée et la France. C'est ce qui vient d'être fait,
puisque dans ce studio de "La Voix de la Révolution" à 13 heures - heure de
Conakry - le Président de l'Assemblée Législative de la République de Guinée, M.
Damantang Camara, a lu pour le compte de la Guinée le communiqué officiel de
normalisation. A ce même instant, à Paris à la présidence de la République, comme
à New York au siège de l'Organisation des Nations Unies, ce même communiqué a
été rendu public.
Ce que j'ai à dire à ce sujet : c'est que tout d'abord, déjà hier à Bamako, le Président
de la République de Guinée son Excellence Ahmed Seku Ture a dit dans quel esprit
positif et constructif il avait choisi de prendre sa décision. Le Président de la
République française, Son Excellence Mr Valéry Giscard d'Estaing dira je crois cet
après-midi même dans une déclaration publique, quel est son sentiment sur la
normalisation ; et à New York, au siège de l'Organisation des Nations Unies, M.
Kurt Waldheim fait aussi connaître, en ce moment même, sa vive satisfaction de
voir conclue sous les auspices de l'Organisation des Nations Unies une négociation
qui permet à deux pays membres des Nations Unies de rétablir dans la dignité des
relations normales ; d'effacer les conséquences regrettables du passé et d'aborder
ensemble à l'avenir le chemin de la coopération et de l'amitié. C'est évidemment une
décision qui sera accueillie non seulement dans les deux pays concernés, mais en
Afrique et dans le monde entier - et le monde entier se reflète à l'Organisation des
Nations Unies - avec une très grande satisfaction, parce que tout le monde savait que
les relations entre la Guinée et la France n'ont au fond, jamais été normales. Elles
ont commencé à l'époque de la colonisation ; il y a eu ensuite la cassure de 1958.
Les relations ont été rétablies, mais elles n'ont jamais été parfaitement bonnes
pendant quelques années, et puis ça été à nouveau une rupture qui a duré dix ans,

224
puisque de 1965 à 1975, il n'y a pas eu du tout de relations dans pratiquement aucun
domaine, entre les deux gouvernements et entre les deux pays.
Sur le plan personnel, je dois dire que ce onzième voyage que je fais en Guinée est
particulièrement important, particulièrement satisfaisant, particulièrement émouvant.
Tous mes amis qui ont suivi les étapes de cette négociation délicate et longue se sont
rendu compte avec quel cœur et quelle énergie je m'étais mis à la tâche. Et je ne
veux pas cacher que c'est avec beaucoup d'émotion que j'ai enregistré la décision
annoncée hier par le Président Ahmed Seku Ture et immédiatement confirmée par le
Président Giscard d'Estaing. C'est la conclusion heureuse d'une négociation qui met
fin à une période regrettable du passé et qui, je suis sûr, sera très riche de
conséquences dans l'avenir.
J'ai rencontré, notamment en Guinée, au cours de ces différents voyages, du sommet
du Parti et de l'État, depuis le Président Ahmed Seku Turé et des responsables qui
l'entourent, les membres du Bureau Politique, le Comité Central du Parti, le
gouvernement, les gouverneurs dans les différentes régions que j'ai eu le plaisir de
visiter, les militantes et les militants dans ces différentes régions et à Conakry, et
dans le Peuple lui-même puisque j'ai eu la chance de visiter pas mal de régions de la
Guinée et d'avoir des contacts aussi dans la capitale, je n'ai donc cessé de rencontrer
non seulement de l'aide et un soutien effectifs dans cette négociation, mais aussi
beaucoup d'amitié, ce qui m'a considérablement aidé chaque fois que ces
négociations connaissaient des moments un petit peu difficiles.
Je suis persuadé que c'est dans cet esprit d'amitié et de coopération que les relations
entre les deux pays doivent se situer à l'avenir. Je voudrais pour terminer exprimer,
alors que je suis encore ici à Conakry, ma reconnaissance à tous ceux qui dans ce
pays, depuis le chef de l'État jusqu'aux militantes et militants que j'ai rencontrés, à
tous ceux qui m'ont fait l'honneur et le plaisir de me recevoir, de me parler, de
m'expliquer la politique et les positions guinéennes, de me faire comprendre dans
quel esprit ils souhaitaient que la normalisation se fasse et qui ont ainsi rendu ma
mission plus facile et plus fructueuse.

225
CC@U@ .0

Communiqué du Comité Central du PDG en date du 14 juillet 1975

Sous la Présidence du camarade Responsable Suprême de la Révolution, chef de


l'État guinéen, le Président AHMED SEKU TOURE, une session commune du
Comité Central et du gouvernement s'est tenue le 14 Juillet 1975 de 12 H à 15 H.
............
Sur le deuxième point, le Comité Central et le gouvernement se sont félicités des
conditions de reprise de relations diplomatiques entre la République de Guinée et la
République française, reprise faite ce 14 Juillet 1975, date anniversaire de la
Révolution française de 1789.
En effet, la Révolution française de 1789 a déclenché un processus de
transformation tant en France que dans maints pays du monde, faisant de la
Révolution une nécessité inéluctable de qualification des Peuples en vue de la
maîtrise de leur histoire et de la promotion d'une démocratie liée à la Liberté. à
l'Égalité et à la Fraternité.
Par ailleurs, le Comité Central et le gouvernement ont eu à apprécier la sincérité et
la volonté constante avec lesquelles le Président de la République française, Son
Excellence Monsieur VALÉRY GISCARD D'ESTAING, depuis son avènement à la
magistrature suprême de l'État français, s'est occupé personnellement de la
recherche d'une solution heureuse au contentieux opposant les deux États.
Le Comité Central et le gouvernement saisissent cette occasion pour réaffirmer la
sincérité et la volonté avec lesquelles ils entendent contribuer efficacement à la
reprise et au raffermissement des liens de coopération amicale entre la République
de Guinée et la République française.
Le Comité Central et le gouvernement apprécient les efforts personnels de Monsieur
KURT WALDHEIM, Secrétaire Général de l'Organisation des Nations Unies,
efforts qui ont contribué à une solution respectant la souveraineté et la dignité des
parties en présence.
La session commune s'est félicité des mesures de grâce prises ce jour par le chef de
l'État guinéen en faveur des détenus de nationalité française impliqués dans
l'agression du 22 novembre 1970 contre la République de Guinée.
Ces prisonniers graciés ont été remis à Monsieur LEWIN, représentant du Secrétaire
Général des Nations Unies.
PRÊT POUR LA RÉVOLUTION !
Conakry, le 14 Juillet 1975.
LE COMITÉ CENTRAL

226
CC@U@ .W

14 juillet 1975 :
Remise au représentant spécial du Secrétaire général de l'ONU
des prisonniers français libérés

En application du décret présidentiel portant grâce pris ce jour 14 juillet 1975 par le
Président de la République de Guinée, le Camarade Stratège Ahmed Seku Ture, en
faveur de tous les détenus de nationalité française, au nombre de 18, une délégation
du Comité Central et du gouvernement comprenant les camarades :
- Moussa Diakité. ministre du Domaine Intérieur et Sécurité
- Ismaël Touré, ministre du Domaine de l'Économie-Finances
- N'Fanly Sangaré, ministre des Banques
- et Saïdou Kéita, ambassadeur de Guinée en Europe Occidentale
a remis au représentant spécial du Secrétaire Général de l'ONU, Monsieur André
Lewin, au cours d'une brève cérémonie au Palais du Peuple, à Conakry, la totalité
des bénéficiaires de cette clémence.
Prêt pour la Révolution Conakry, le 14 juillet 1975

En fait, dans un premier temps, seuls 14 détenus avaient été amenés dans la villa
qu'occupait André Lewin. Celui-ci retourna voir Sékou Touré pour lui faire observer
que "le compte n'y était pas" et qu'il manquait plusieurs détenus, qui pouvaient peut-
être avoir une double nationalité ; qu'il valait mieux faire "tout le geste" plutôt
qu'une "partie de geste", et que Paris ne s'attendait pas à moins. A la suite de cette
démarche, Sékou Touré décida de libérer quatre détenus de plus (parmi lesquels
Jean-Paul Alata, pourtant déchu officiellement de la nationalité française).
Pour plus de détails, cf. "Afrique Presse", février-mars 1976, p. 7-10 ; "Demain
l'Afrique", 16 juillet 1979, p. 80-85 ; "Jeune Afrique", 20 décembre 1978, p. 20-24.
Cf. surtout "Voix d'Afrique", 15 août-14 septembre 1975, p. 4549.
On sait que l'action d'André Lewin en faveur des prisonniers politiques ne s'était pas
limitée aux ressortissants français et allemands. Par son entremise, des prisonniers
politiques libanais, grecs et un ressortissant tchécoslovaque furent libérés. Devenu
ambassadeur de France en Guinée, André Lewin continua son action en faveur des
droits de l'homme. Le problème des prisonniers politiques ayant une double
nationalité française et guinéenne a été réglé au début de 1980. L'archevêque de
Conakry a été libéré en 1979 au terme d'une longue négociation où intervinrent, aux
côtés d'André Lewin, le Saint-Siège, le nonce apostolique à Monrovia et le président
Tolbert du Liberia. Tous les prisonniers politiques de nationalité guinéenne ou
africaine, à l'exception de ceux - trop nombreux - qui sont morts, ont été exécutés ou
ont disparu, ont été libérés entre 1977 et 1980. Reste, pour la France, encore non
réglée à cette date l'incertitude sur le sort de dix hauts fonctionnaires guinéens qui

227
avaient des épouses françaises (NB : l'étude de Marie-Claude Smouts a été publiée
en 1981, un an avant la visite que Sékou Touré fera en France l'année suivante, et
après laquelle il ne restera hélas aucun doute sur cette douloureuse questions).

228
CC@U@ .3

Éditorial du journal "Le Monde" le 15 juillet 1975


RETROUVAILLES

Après bientôt dix-sept ans de brouilles, entrecoupées d'éphémères réconciliations,


les relations franco-guinéennes sont officiellement en voie de normalisation. Elles
avaient été profondément marquées par l'affrontement survenu, en septembre 1958,
dans la capitale guinéenne, entre le général de Gaulle et M. Sékou Touré (en fait,
c'était le 25 août 1958 NDLA)..
Le heurt entre deux fortes personnalités et les malentendus qui en résultèrent ne
sauraient cependant, à eux seuls, expliquer la dégradation des rapports entre la
France et son ancienne colonie ouest-africaine. Le "non" de M. Sékou Touré en
1958 laissa, en effet, des amertumes suffisamment vives, tant à Paris que dans
certaines capitales africaines francophones, pour que quelques activistes envisagent
de susciter au turbulent leader guinéen des difficultés qui auraient pu entraîner son
éviction de la scène politique.
La psychose de l'espionnage et du complot que manifesta M. Sékou Touré dès la
proclamation de la République guinéenne repose sur quelques fondements, comme
en témoigne la multiplicité des conspirations auxquelles le régime guinéen eut à
faire face. De son côté, le chef de l'État guinéen attacha toujours une telle
importance aux agissements qu'il prêtait à M. Jacques Foccart, non seulement contre
son régime, mais encore contre sa personne, qu'il n'est pas exagéré d'affirmer que la
suppression, l'année dernière, du secrétariat général pour les affaires africaines, aux
destinées duquel présidait l'ancienne "éminence grise" du général de Gaulle, facilita
de façon décisive le rapprochement franco-guinéen.
Il est vrai que, si beaucoup de mauvais génies s'employèrent généralement de façon
occulte, à attiser la querelle entre Paris et Conakry, les artisans de la réconciliation
furent également nombreux et persuasifs : d'Edmond Michelet, alors ministre des
affaires culturelles, qui se rendit en 1970 à Conakry (inexact : M. Michelet, invité,
se fit représenter par deux hauts fonctionnaires du Quai d'Orsay NDLA), à MM.
Bettencourt. ancien ministre et André Lewin, son chef de cabinet, à M. François
Mitterrand et à son envoyé spécial, M. Roland Dumas. Dans ce domaine, le
gouvernement français et l'opposition, sans opérer de concert, travaillèrent, selon les
propres termes du premier secrétaire du parti socialiste, "de façon convergente", M.
Mitterrand tenant le gouvernement au courant de ses initiatives.
La reprise du dialogue entre Paris et Conakry permet déjà d'entrevoir ses
répercussions sur l'ensemble des relations interafricaines d'une part, sur les rapports
franco-africains de l'autre.
Avec la Côte-d'Ivoire, dont le président. M. Houphouët-Boigny, fonda, avec M.
Sékou Touré, le Rassemblement démocratique africain (R.D.A.), une rapide
normalisation des relations est prévisible. Avec l'Organisation pour la mise en valeur

229
du fleuve Sénégal, dont la Guinée boycottait les travaux depuis plusieurs années, la
réconciliation devrait être d'autant plus aisée que la Mauritanie en est membre. Or, si
les thèmes de mésentente furent souvent âpres entre MM. Sékou Touré et Senghor,
en revanche, le chef de l'État guinéen ne cessa jamais d'entretenir des rapports
d'estime et d'amitié avec M. Moktar Ould Daddah
M. Sékou Touré, qui n'avait pas quitté Conakry depuis plusieurs années, annonce
solennellement ces retrouvailles à Bamako, capitale du Mali, où il s'est rendu pour
proposer sa médiation personnelle aux dirigeants maliens et voltaïques dans le
conflit frontalier qui les oppose. C'est un succès très appréciable pour un homme
dont l'isolement était devenu, au fil des ans, l'une des données de la situation en
Afrique de l'Ouest.

230
CC@U@ .=

Comment se sont décidées les visites


du Premier ministre guinéen Lansana Béavogui à Paris (juillet 1975)
et d'une délégation gouvernementale française à Conakry (novembre 1975)

C'est lors d'un déjeuner, le 14 juillet, que le président Sékou Touré informa l'auteur
de son désir d'envoyer dès la semaine suivante une importante délégation à Paris.
Inutile de dire que dans les jours qui suivaient la fête nationale et en début de
vacances estivales, il n'était pas facile de satisfaire l'impérieux souhait du leader
guinéen. Mais la volonté de conclure existait aussi à Paris. Huit jours après la
normalisation, le Premier ministre Louis Lansana Béavogui arrivait à Paris,
accompagné de Mamadi Keita, ministre du domaine de l'éducation et de la culture,
de Damantang Camara, président de l'Assemblée législative, de Mouctar Diallo,
ministre des PTT, de Seydou Keita, ambassadeur de Guinée pour l'Europe
occidentale en résidence à Rome, d'Oumar Diabaté, député, directeur de la chaîne
internationale de la radio guinéenne, de Djibi Diallo, attaché d'ambassade à Rome, et
d'Hymi Sylla, cinéaste. Cette délégation fut reçue par le président Valéry Giscard
d'Estaing, le Premier ministre Jacques Chirac, le président du Sénat Alain Poher, le
président de l'Assemblée nationale Edgar Faure, le ministre des Affaires étrangères
Jean Sauvagnargues et le ministre de l'Éducation nationale Jean Haby.
Jean Lecanuet, ministre de la Justice, garde des Sceaux, et André Jarrot, ministre de
la Qualité de la vie, étaient à la tête d'une délégation qui séjourna en Guinée du 21
au 25 novembre 1975, période qui coïncidait avec le 5ème anniversaire du 22
novembre 1970 et le 10ème Festival guinéen des arts et de la culture. Le programme
leur permit de se rendre à Kindia, Kankan, Faranah et Labé. Les discours prononcés
le 22 novembre au stade mirent l'accent sur les nouvelles relations entre les deux
pays. Sékou Touré reçut ses hôtes à plusieurs reprises, et eut avec les deux ministres
une rencontre de deux heures avant leur départ.
Jean Lecanuet déclara alors : "La France est trop soucieuse de sa propre
indépendance pour n'avoir pas le respect de celle des autres. Elle ne discute pas vos
concepts, même s'ils ne sont pas toujours conformes aux siens. Elle est respectueuse
de la personnalité des peuples et profondément convaincue de l'identité de tous les
hommes. Vous n'avez rien à redouter d'elle ni pour votre indépendance, ni pour
votre dignité. Il ne s'agit plus d'épiloguer sur le passé, mais de bâtir l'avenir. Les
colonialisme est une époque révolue. Parlons des tâches qui nous attendent en
commun dans le cadre précisément de cette indépendance qui n'existe pas parce
qu'on l'affirme, mais parce qu'elle se construit chaque jour... La coopération avec la
France vous est ouverte dans le cadre d'une parfaite égalité. Il nous appartiendra
d'en explorer en commun les possibilités. L'établissement de relations diplomatiques
et l'échange d'ambassadeurs permettront de nouer ce dialogue et de trouver les
solutions les plus satisfaisantes. La délégation française quitte la Guinée avec le

231
sentiment d'avoir tourné une longue page et retrouvé une bien ancienne et très
précieuse amitié."
Et Sékou Touré lui répondra : "Dix sept ans de brouilles sont aujourd'hui balayées
par une volonté commune des deux gouvernements d'établir des rapports nouveaux
et sincères."

232
CC@U@ .D

Présentation des lettres de créances


de l'ambassadeur André Lewin
(3 février 1976)

Monsieur le Président,

Au moment de remettre à votre Excellence les lettres qui m'accréditent auprès d'elle
en qualité d'Ambassadeur Extraordinaire et Plénipotentiaire de la République
Française, je mesure pleinement l'importance de la mission qui m'a été confiée et les
responsabilités qui m'incombent. Mais je sais aussi que les relations que j'ai nouées
avec vous-même, Monsieur le Président, ainsi qu'avec le gouvernement et le Peuple
de Guinée, relations fondées sur l'amitié et la confiance, sont un élément du choix
qu'a bien voulu faire Monsieur Valéry Giscard d'Estaing, Président de la République
Française, et de l'agrément que vous avez bien voulu donner à ma nomination.
J'ai conscience de l'honneur qui m'échoit de représenter la France en Guinée et tous
ceux qui, dans nos deux pays comme dans le reste du monde notamment en Afrique,
ont suivi l'évolution du rapprochement entre nos deux États et se sont félicités de la
récente normalisation de leurs rapports, comprendront ce sentiment. Tous ceux, et
ils sont nombreux, qui ont souhaité ce moment, et y ont contribué, savent qu'une
longue page est tournée.
Depuis près de vingt ans les relations entre la Guinée et la France ont en effet été
assombries et compromises par une succession de malentendus. La Guinée a opté en
toute liberté pour son indépendance absolue et immédiate, ainsi que la possibilité lui
en était offerte par le Référendum du 28 Septembre 1958. Mais alors que l'amitié
traditionnelle entre le Peuple guinéen et le Peuple français n'était en rien altérée, une
crise survenait entre nos deux gouvernements et conduisait, voici plus de dix ans, à
une rupture complète des relations diplomatiques. En dépit de ces vicissitudes, des
personnalités politiques françaises et des entreprises de notre pays ont cependant
maintenu un contact entre la Guinée et la France portant témoignage de ce qu'un
jour tout redeviendrait possible dans l'amitié et l'estime retrouvées.
C'est alors qu'intervient, à la suite de négociations auxquelles les deux chefs d'État
imprimèrent leur marque et leur volonté personnelles, la publication du communiqué
historique du 14 juillet 1975. Désormais, pour reprendre les termes de ce texte, les
relations entre les deux États sont solidement basées sur "le respect réciproque, la
non-intervention dans les affaires intérieures, la coopération internationale, dans un
esprit renouvelé de franchise et de confiance mutuelle".
Il ne s'agit plus d'épiloguer sur le passé mais de bâtir l'avenir en recherchant les
voies et moyens par lesquels s'exprimera notre coopération réciproque. Je puis vous
assurer, Monsieur, que le gouvernement français est disposé, pour sa part à procéder

233
à cet examen avec une grande ouverture d'esprit et une totale disponibilité. Je suis
persuadé que les responsables guinéens sont animés du même désir.
Mais la tâche essentielle de ceux qui représentent les deux pays, mon ami
l'Ambassadeur Seydou Keita à Paris, et moi-même à Conakry, sera, bien sûr, de
travailler au renforcement des relations ainsi établies. Telle est la volonté du
président de la République Française. Nous pouvons et nous devons être, dans le
cadre d'une parfaite égalité, des partenaires ouverts à un dialogue confiant et amical,
permettant dans tous les domaines des échanges fructueux et une coopération
efficace. C'est dans cette perspective qu’il nous appartiendra, au cours des prochains
mois, de définir ensemble les principes qui guideront nos actions. Je puis vous
assurer, Monsieur le Président, qu'en ce qui me concerne, comme en ce qui concerne
tous les Français qui participeront à cette noble entreprise, vous trouverez en nous
des partenaires actifs et loyaux, profondément respectueux de la souveraineté et de
la dignité de votre pays.
Pour ma part, je formule le souhait que ma mission à Conakry contribue
efficacement au resserrement des nouveaux liens entre la République de Guinée et la
République Française. Telle est la tâche que je m'assigne et pour l'accomplissement
de laquelle le concours et la confiance de Votre Excellence, du Gouvernement de la
Guinée, de son Parti et de son Peuple, me seront indispensables. J'espère que vous
voudrez bien me les accorder, je devrais dire me les maintenir.
Monsieur le président, je ne voudrais pas terminer sans vous transmettre les
sentiments de haute estime et d'amitié que Monsieur le Président de la République
Française m'a chargé de vous exprimer.
Permettez-moi d'y ajouter les vœux très sincères que je forme de mon côté pour
votre bonheur personnel et pour la prospérité du peuple guinéen.

234
CC@U@ .G

Article paru dans "Horoya"


n° 2230 du 18-24 juillet 1976

S. E. André Lewin, ambassadeur de France en Guinée,


décoré de la Médaille d'Officier de l'Ordre national
En marge de ses travaux, la 36è session du Conseil National de la Révolution a
connu, le 14 juillet, la remise solennelle, par le chef de l'État à S. E. André Lewin,
ambassadeur de France en Guinée, de la Médaille d'Officier de l'Ordre National de
la République de Guinée. Rappelons que cette médaille a été décernée au diplomate
français le 22 novembre dernier, lors des festivités marquant la commémoration de
la victoire de notre Peuple sur la coalition des forces d' agression impérialiste.
Cette décoration sanctionne les efforts fournis par le diplomate français qui, au plus
fort de la brouille franco-guinéenne, a mis du sien pour obtenir la réconciliation des
deux pays. A l'époque représentant la France à l'ONU (sic !), S. E. André Lewin a
été le meilleur porte-parole du secrétaire général des Nations Unies dans le
règlement de ce difficile contentieux. Aujourd'hui, c'est chose faite. Après plus de
dix ans de rupture diplomatique, marquée par l'incompréhension et l'hostilité, les
deux pays envisagent leurs rapports sur des bases dynamiques de coopération
équitable, amicale et loyale. Notons par ailleurs que dans la soirée du 14 juillet,
l'Ambassadeur de France a offert une brillante réception à l'Imprimerie Patrice
Lumumba à l'occasion de ce premier anniversaire de la normalisation des rapports
diplomatiques entre les deux pays et à l'occasion du 187ème anniversaire de la
Révolution française.
Remettant la Médaille au diplomate français, le chef de l'État a dit :
Camarades membres du Conseil National de la Révolution, comme vous le savez,
depuis le 14 juillet 1975, les rapports normaux de coopération avaient été rétablis,
après une rupture de quelque dix années, entre la République française et la
République de Guinée. A l'époque, votre Gouvernement et votre Comité central
avaient salué l'esprit nouveau prévalant dans la politique africaine du gouvernement
présidé par Son Excellence Monsieur Valéry Giscard d'Estaing, Président de la
République française. A l'époque également, votre serviteur avait expliqué la
signification que la Révolution guinéenne a toujours accordée et continue d'accorder
à la date historique du 14 juillet, signification qui intéresse la vie de tous les Peuples
du monde, bien que le Peuple de France, à l'époque, ait été le principal acteur pour
annoncer la nécessité historique du pouvoir du Peuple et de la liberté
inconditionnelle de l'homme.
En effet, 1789 représente une année décisive dans la vie de l'humanité et la journée
du 14 juillet n'est pas fêtée seulement par le Peuple français, mais par tous les
peuples épris de liberté, de fraternité, d'égalité sociale et de dignité humaine.

235
Nous nous félicitons qu'après des années de rupture marquées par l'incompré-
hension, voire l'hostilité, le Peuple de France et le Peuple de Guinée aient vu leurs
gouvernements proclamer publiquement leur volonté de coopération loyale dans le
cadre de l'amitié et de la fraternité. Et nous nous félicitons que cet acte tout de
dignité des deux Gouvernements se soit situé à une date historique, comme celle du
14 juillet.
Aujourd'hui, 14 juillet 1976, c'est le premier anniversaire de la reprise des relations
normales entre la France et la Guinée. Et en ce jour de commémoration, le Conseil
National de la Révolution, groupant les principaux cadres de la Révolution
guinéenne, exerçant tout à la fois le pouvoir révolutionnaire central et le pouvoir
révolutionnaire régional, en session, interrompt ses travaux pour glorifier la date
historique du 14 juillet 1789. Il saisit cette heureuse occasion pour remettre au
représentant de la France la haute distinction qui lui a été accordée le 22 novembre
1975 par le Comité central et le gouvernement guinéen. C'est bien là l'intérêt évident
qu'accordent le Peuple de Guinée et son gouvernement à la coopération loyale
rétablie entre la Guinée et la France.
Nous rappelons qu'en novembre 1975, une délégation du gouvernement français
présidée par le ministre d'État chargé de la justice, S. E. Monsieur Jean Lecanuet, et
comprenant le ministre chargé de la qualité de la vie, Monsieur André Jarrot, et un
représentant français, Monsieur André Lewin, qui alors délégué du secrétaire
général de l'ONU s'était rendue à Conakry pour participer à nos côtés aux festivités
commémoratives du 22 novembre. Auparavant, du 22 au 24 juillet 1975, une
délégation du Bureau politique du Parti démocratique de Guinée, présidée par le
Premier ministre de la République de Guinée, le Camarade Dr. Lansana Béavogui,
et comprenant le ministre du domaine de l'éducation et de la culture, le président de
l'assemblée législative, et le ministre des PTT, avait séjourné à Paris pour signifier
au gouvernement français notre disponibilité dans le cadre des nouvelles
perspectives de coopération définies par nos deux gouvernements. Notre délégation
a été entourée au cours de son séjour à Paris d'une considération dont notre Peuple a
été fier.
Et c'est pourquoi aujourd'hui 14 juillet 1976, nous nous faisons l'agréable devoir de
remettre à S. E. Monsieur André Lewin, ambassadeur de la République française en
République de Guinée, la haute distinction honorifique que lui a accordée le
gouvernement guinéen en signe de reconnaissance pour le rôle combien positif qu'il
avait joué auprès du Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies pour
amener la France et la Guinée à reconsidérer leurs positions, pour enfin déboucher
sur la compréhension fraternelle.
Vive la République française !
Vive son Excellence Monsieur Valéry Giscard d'Estaing !
Prêt pour la Révolution !"

236
CC@U@ .2

26 janvier 1977
Signature à Paris
de l'accord sur le contentieux financier franco-guinéen

Le 26 janvier 1977, Nfaly Sangaré, ministre du plan et de la coopération, et Michel


Durafour, ministre-délégué aux finances, signent à Paris l'accord sur le contentieux
financier franco-guinéen. La négociation n'aura pas été facile. Michel Pébereau,
directeur du Trésor, accepta d'aller négocier à l'hôtel Royal Monceau dans la suite
qu'y occupait le ministre guinéen, celui-ci ayant trouvé qu'il n'était pas normal qu'un
ministre soit obligé de se rendre dans le bureau d'un directeur de ministère ... même
français et même du Trésor !
Les créances françaises sont de 95 millions de francs (indemnisation des biens
français nationalisés ou saisis depuis 1960), prélevés sur les 180 millions de francs
dont la France est redevable à la Guinée, au titre des arrérages des pensions civiles
et militaires165. Une paierie de France sera ouverte à Conakry en 1978. Les pensions

165
Les 19.406 dossiers alors en instance se répartissent comme suit :
1) Légion d'Honneur 1
2) Médaille Militaire 2.847
3) Retraite du Combattant 1.513
4) Pensions Militaires de Retraite
Pension à titre principal 9.777
Veuves et orphelins 2.247
Allocations pour enfants 43
5) Pensions Militaires d'Invalidité
Invalides 1.291
Ascendants 700
Veuves et orphelins 677
Majorations pour enfants 235
Allocations pour enfants 24
6) Pensions de Retraite Civile
P. et T. 2
Collectivités locales 2
Invalides de la Marine 7
Accidents du travail 17
Le remboursement en francs par Paris des pensions payées par la Guinée aux anciens
combattants et pensionnés civils guinéens avait été progressivement réduit et complètement
arrêté après la rupture de novembre 1965, sur instructions personnelles du général de Gaulle,

237
des militaires guinéens, qui n'avaient pas été revalorisées depuis 1960, le seront de
12% en 1976. Je dois me rendre en pleine nuit à Conakry pour convaincre Sékou
Touré et le Bureau Politique National que c'est un accord équilibré, et qu'il ne s'agit
pas de le juger dans l'instant, mais dans les perspectives qu'il ouvre.
Un décret du 13 mars 1975 fixe le montant des biens dont les français (particuliers et
sociétés) ont été dépossédés par le gouvernement de Conakry (et au remboursement
desquels sont en principe affectés les 40% des pensions retenus en France).

qui avait dit à Jacques Foccart, le 17 novembre 1965 : "Écoutez-moi une fois pour toutes :
cela suffit comme ça, et il ne faut pas servir les pensions. - Ce sont les instructions que j'ai
données, mais je souhaiterais qu'on verse l'argent destiné à ces pensions sur un compte
bloqué. - C'est exactement ce qu'il faut faire, et vous direz formellement, de ma part, que dès
lors qu'il n'y a pas de relations, il ne doit pas y avoir transfert de fonds. On ne doit transiger en
aucun cas et, comme je n'ai aucune espèce de confiance dans la façon dont les instructions
sont appliquées, je vous demande d'y veiller personnellement et de faire en sorte que les
consignes soient respectées." (Jacques Foccart, "Tous les soirs avec de Gaulle, Journal de
l'Élysée 1, 1965-1967", Paris, Fayard/Jeune Afrique, 1997)
12 mai 1967 "Je montre une lettre de Sékou Touré, assez étonnante. Le Général la lit et me
demande ce que j'en pense. "Évidemment, dans la forme, étant donné qu'il n'y a pas de
relations diplomatiques entre nos deux pays, je ne vois pas pourquoi il vous écrit, mais sur le
fond, à mon avis, aussi bien juridiquement que moralement, il a malheureusement raison en
ce qui concerne nos dettes. - Qu'en pense le Quai ? - Le Quai, justement, doit étudier cette
affaire et proposer une réponse aussi bien sur la forme que sur le fond. Mais je crois que
Couve de Murville estime que, dès lors qu'il y a rupture des relations diplomatiques, il y a
annulation de tout accord. - C'est bien mon avis. - Oui, mais c'est néanmoins un cas tout à fait
spécial puisque, en réalité, ce sont les dettes de la République française vis-à-vis d'anciens
combattants guinéens et que ces dettes sont payées par le gouvernement guinéen. - En êtes-
vous sûr? - Oui, mon Général. Les anciens combattants guinéens qui m'écrivent de temps en
temps pour telle ou telle chose ne se plaignent jamais de ne pas toucher leur pension. Même si
le parti prélève un pourcentage au passage, il est incontestable que ce sont des dettes qui sont
réglées pour notre compte par un gouvernement avec lequel nous n'avons plus de relations
diplomatiques. Ce n'est pas très convenable, et je trouve même que c'est gênant. Ce qu'il
faudrait, c'est pouvoir verser ces sommes, tout en les bloquant peut-être, pour qu'il soit bien
clair que nous avons l'intention de tenir nos engagements et que, si nous ne les tenons pas, la
responsabilité en incombe à Sékou Touré. - Je veux bien, voyez cela. - De toute façon, vous
allez avoir une étude des Affaires étrangères sur la lettre de Sékou Touré. Je vous en parlerai
à ce moment-là." J'ajoute que Sékou Touré doit rencontrer le président du Liberia, William
Tubman, pour parler du sort des marins ivoiriens, ghanéens et français qui ont été arrêtés en
Guinée.

238
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Lors de mon arrivée en Guinée, fin 1975, il n’y a pas encore de


représentation diplomatique ou consulaire française, même si le
rétablissement des relations diplomatiques a été annoncé le 14 juillet
1975. Il y a seulement un bureau minable du centre-ville dans lequel
l’ambassade d’Italie gère au mieux nos intérêts, sans oublier les
siens…
Il faut dire que les choses ont dégénéré en 1958 entre Sékou Touré
et de Gaulle et que les liens sont considérablement distendus. Mais les
deux pays ont une trop longue histoire commune pour rester fâchés
éternellement, d’autant plus qu’en dépit des discours officiels, le
peuple guinéen souhaiterait voir revenir les Français dont il n’a pas un
si mauvais souvenir.
C’est en tous cas mon sentiment depuis mon arrivée. Si il y a
parfois des réticences de façade de la part de certains officiels très
politiques comme le ministre Sénaïnon Béhanzin167 ou le ministre
Mamadi Keïta168, les gens du peuple sont spontanément sympathiques
et souriants, avides de nouvelles de la "métropole" (sic) et de ce que

166
L'auteur a un peu hésité à ajouter à sa thèse ce chapitre qui n'est pas de sa main, mais de
celle de Gérard Verna, alors directeur pour la Guinée de la société de travaux publics Jean
Lefèbvre (Je Roule pour Vous), l'une des très rares entreprises françaises à être restée présente
en Guinée pendant les années de rupture. Mais il lui a semblé que l'atmosphère qu'il dépeint
reflète assez bien ce que pouvaient ressentir ceux qui ont vécu cette époque du "retour de la
France", Français comme Guinéens.
167
professeur de mathématiques béninois devenu un homme lige de Sékou Touré qui en fera
son ministre de l’information et de l’idéologie
168
Professeur de philosophie qui va basculer dans la barbarie en participant personnellement à
des pelotons d’exécution, dont celui de Camara Loffo, au lendemain de l’attaque portugaise
sur Conakry et qui, ivre de puissance, disait en malinké à qui voulait l’entendre : "An ka boun
han an ka sisi bo a noun n’na" (traduction : "nous avons tellement tiré sur eux que nous leur
avons fait sortir de la fumée par le nez").
l’on y dit de la Guinée. Comme on n'en dit évidemment pas grand-
chose, je suis toujours un peu embarrassé pour répondre, mais j'arrive
toujours à trouver une façon de satisfaire mes interlocuteurs. Mais
comme me dit mon chauffeur Fodé, "avec les français, on achetait le
sucre au kilo ; maintenant on l’achète au morceau". Et c’est vrai que le
spectacle de petites pyramides de morceaux de sucres qui s’alignent
sur les tabliers169 a quelque chose de poignant.
En fait, il ne manque qu’un ambassadeur et une ambassade pour
que tout aille bien. L’ambassadeur débarque effectivement à Conakry
en janvier 1976, accompagné de son premier conseiller et porteur de
nombreux bagages à main, qu’il qualifie ironiquement de "boîte à
outils" dont il sait qu’il aura bien besoin pour s’installer.
Mais cet équipage pour le moins singulier sera remarqué par très
peu de monde, car ce jour-là, l’aéroport est étrangement vide. Dans le
climat de méfiance permanent qui règne sur ce pays, nul ne sait quelle
est l’attitude à adopter face à un tel événement et, dans le doute,
s’abstient. Nous ne sommes que quatre Français, dont le chef d’escale
d’UTA170 qui pouvait difficilement être ailleurs, la secrétaire de la
section des intérêts français à l’ambassade d’Italie, et son mari, René
Maj, représentant la compagnie "France Câbles et Radio"171 et moi,
qui n’ai pas encore eu le temps de prendre peur de tout.
André Lewin est connu avant d’être arrivé. En effet, il a été le
porte-parole du Secrétaire général des Nations Unies (Kurt Waldheim)
de 1972 à 1975. À ce titre, il a été chargé d’une mission de bons
offices et de médiation qui va conduire à la normalisation des relations
diplomatiques entre Bonn et Conakry (en 1974), puis entre Paris et
Conakry (en 1975), ainsi que parallèlement à la libération d’une
cinquantaine de prisonniers politiques détenus en Guinée depuis
plusieurs années.

169
Nom donné aux petites tables sur lesquelles chacun vient vendre ou revendre le peu qu’il
a.
170
Union des transports aériens. Compagnie aérienne française fortement implantée en
Afrique qui sera ensuite rachetée par Air France. Le représentant s'appelait Michel Denoyer
171
Qui essaie tant bien que mal de maintenir en état les deux seules lignes téléphoniques qui
relient la Guinée au monde extérieur

240
Ce nouvel ambassadeur présente deux caractéristiques : il est
notre petit Kissinger172, comme ambassadeur français d’origine
étrangère (Allemagne). Il est aussi le premier ambassadeur qui ait été
"nommé" par un chef d’État étranger. Sa nomination est en effet une
des conditions posées par Sékou Touré qui a appris à le connaître et
l’apprécier dans ses fonctions précédentes et qui lui fait confiance. La
France a accepté ce "caprice" qui, à mon avis, ne va présenter que des
avantages pour tout le monde.
Le logement réservé à l’ambassadeur est conforme à l’état général
de la Guinée. Avec son conseiller, ils vont prendre un de leurs premier
repas chez nous, puis rentrer dans leur nouvelle maison, ayant chacun
sous le bras une paire de draps que leur a procurés mon épouse,
histoire de leur offrir un minimum de confort… Les débuts ne sont
pas vraiment glorieux, mais manifestement André Lewin est au dessus
de ça.
Quelques jours plus tard, il me contacte pour m’exposer l’idée
qu’il vient d’avoir. Il veut que sa présence soit connue dans le reste du
pays – ce que j’approuve – et pense qu’un bon moyen serait de
prendre prétexte d’une visite à la base-vie de Kissidougou pour y
rencontrer mes expatriés de "Jean Lefebvre" qui y travaillent. Cela
permettrait de traverser une bonne moitié du pays, ce qui ne
manquerait pas de se savoir rapidement. Comme je lui donne mon
accord, il entreprend immédiatement les démarches officielles auprès
des autorités guinéennes et m’informe rapidement de leur accord.
Reste à préparer la logistique. Il nous faut une voiture officielle
d’ambassadeur de France. Mes mécaniciens percent une petit trou
dans l’aile avant gauche de ma Peugeot 504 et y fixent un montant

172
Premier secrétaire d’État américain d’origine étrangère et né hors des États-Unis. NDLA :
ces deux affirmations ne sont pas exactes : Il y a eu plusieurs ambassadeurs de France
d'origine étrangère (par exemple Stéphane Hessel, né également en Allemagne) ; d'autre part,
Sékou Touré a certainement souhaité que je sois nommé ambassadeur auprès de lui, mais je
ne vois pas par quel canal autre le mien il aurait pu le faire savoir au président Giscard
d'Estaing. Et le ministre des affaires étrangères Jean Sauvagnargues m'a affirmé à plusieurs
reprises que c'était une idée qu'il avait très tôt évoquée avec le président, sans même se rendre
compte avant la fin de l'année 1975 que je n'avais pas le grade requis, d'où la nécessité de me
nommer Conseiller des affaires étrangères de 1ère classe, ce que le Quai d'Orsay n'avait pas
jugé utile de faire plus tôt, car j'étais détaché auprès de l'ONU et qu'une promotion de grade
n'aurait rien changé pour moi. Un tableau d'avancement complémentaire a permis de me
nommer avant la fin de l'année 1975, en même temps que quelques autres collègues.

241
métallique sur lequel nous attachons un fanion tricolore que ma
femme Babeth, venue me rejoindre pour un mois, a reconstitué en
cousant des morceaux de serviettes et de rideaux. Nous en avons
même un en réserve. Fodé arbore fièrement la casquette de chauffeur
de maître (!) toute neuve qu’à sa demande expresse j’ai demandé à
Babeth de ramener de France. Nous sommes parés. Le convoi officiel
peut partir, accompagné d’une voiture de réserve pour qu’on ne risque
pas de voir l’Ambassadeur en pente173 au bord de la route.
Pour aller à Kissidougou - je ne sais plus combien il y a de
kilomètres car on calcule en heures – il faut 6 heures. Même si notre
voiture roule bon train, elle ne va pas aussi vite que la rumeur. Pour la
première fois depuis 18 ans, une voiture au fanion tricolore parcourt
les routes de Guinée et cela ne peut laisser personne indifférent.
Même si chacun est discret, tout le monde veut la voir passer. Quand
nous arrivons à Kissidougou, mon adjoint, Jean-Claude Camus, nous
confirme que l’accueil va être chaud. Nous ne soupçonnons pas à quel
point.
Pour mon malheur, je suis à l’époque un gros fumeur et mon
addiction me provoque de très violentes migraines nauséeuses que
j’attribue évidemment à mon foie174. C’est ce qui m’arrive à
Kissidougou, et je demande à Jean-Claude un endroit pour me
reposer. Il me l’indique en précisant : "La réception par les autorités
du village est prévue dans 30 minutes". Je fais un signe de dénégation,
compte-tenu de mon état, mais Jean-Claude me répond sur un ton ne
souffrant pas la contradiction : "Prenez une douche, un café et de
l’aspirine, mais dans 30 minutes on part !"
Quand nous arrivons au stade où on nous attend, la nuit est
tombée et tout est sombre. À notre approche, un groupe électrogène
démarre, le stade s’illumine et nous découvrons un ou deux milliers de
personnes qui l’entourent en silence et nous acclament soudain
frénétiquement à l’instigation du maire.
Toute la soirée va être extraordinaire de spontanéité, de joie, de
sympathie, de musique, de danse : de vraies retrouvailles ! C’est une

173
Expression locale qui signifie en fait : "en panne"!
174
Ceux qui ont un peu voyagé savent sans doute que les Français sont le seul peuple au
monde à avoir "mal au foie" et à se gaver d’hépatoum ou autres produits totalement et
définitivement inefficaces !

242
griotte175 qui va animer la soirée, en improvisant des chants sur les
mérites de la France et de sa "Délégation" (le seul mot que nous
comprenons). Les balafons176 s’emballent et peu à peu la foule envahit
le stade en dansant. Le choc en cadence de milliers de pieds sur la
terre la font trembler et toute la "délégation" se retrouve en train de
danser, emportée dans une formidable communion. Je n’ai plus de
migraine…
Pendant ce temps, Fodé s’est incliné sur son siège de conducteur,
avec sa casquette sur les yeux, feignant de dormir. Le lendemain il me
racontera le défilé ininterrompu de Guinéens s’approchant
discrètement de la voiture, scrutant les alentours pour ne pas être vus
puis embrassant rapidement le fanion avant de disparaître dans la nuit.
Fodé sait que cela me fera plaisir de le savoir, mais il semble encore
plus ému que moi.
Le lendemain, après une rapide visite du chantier de la route
Kissidougou – Guékédou, nous repartons vers Conakry, fanion au
vent, mission réussie. Tout au long du parcours, des habitants nous
saluent de la main, avec une certaine allégresse. La France est
revenue !

175
Poète musicien ambulant en Afrique noire, dépositaire de la culture orale et réputé être en
relation avec les esprits.
176
Instrument à percussion de l’Afrique noire, comparable au xylophone, où des barres de
bois résonnent au dessus de caisses de résonances constituées de calebasses (Fruit du
calebassier et de la gourde) de tailles diverses, l’ajustement sonore se faisant en ajoutant ou
retranchant des toiles d’araignées pour modifier le son de chaque recipient.

243
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Depuis quelques semaines, l'atmosphère est de nouveau tendue à


Conakry. On pressent qu'il va se passer quelque chose d'important. Le
13 mai, la police met la main sur Mamadou Lamarana Diallo, un
gamin de quatorze ans (peut-être même douze seulement), porteur
d'une arme automatique et juché sur un arbre en face de l'entrée de
l'Institut Polytechnique Gamal Abdel Nasser, où Sékou Touré doit
effectuer une visite ; celle-ci est immédiatement interrompue. Dans les
jours qui suivent, cinq membres de la milice sont arrêtés, dont un
commandant, Sory Barry, ainsi que Moustafa Ba, un cadre du Parti ;
ils sont accusés de négligence dans la protection du président. Sékou
Touré en fait état lui-même à la radio le 6 juin.
Le 24 juin, une note intérieure signée de Souleymane Camara,
président du comité exécutif de la section d'Europe du Regroupement
des guinéens à l'extérieur (RGE), informe les présidents des autres
sections et les responsables de cet important mouvement d'opposition
au régime de Sékou Touré que "dans la recherche de l'unité de
l'opposition, une délégation du comité exécutif de la section d'Europe
du RGE conduite par Siradiou Diallo et Souleymane Camara, et le
bureau directeur de l'Union générale des Guinéens Libres (UGGL)
conduit par le capitaine Abou Soumah et Julien Condé, ont conclu un
accord de fusion des deux organisation dans un cadre unique de
combat. Cet accord marque une importante étape dans la lutte de
libération nationale que mène notre peuple contre le régime
d'oppression et de misère de Sékou Touré, de son clan familial et de
copains véreux, insolente camarilla de notre pays martyr. Ainsi
désormais anciens militants de l'UGGL et militants du RGE vont
coude à coude conjuguer leurs efforts et leur volonté déterminée en
vue de hâter la libération de notre pays (...) Je vous invite (...) à
rappeler à chacun et à tous que le RGE leur est ouvert sans
sectarisme ni exclusive aucune et qu'il souscrit à toute action tendant
à rassembler dans un cadre unitaire toutes les forces dynamiques de
notre pays déterminées à mettre fin au régime de honte de Sékou
Touré."
Le 14 juillet, fête nationale française et premier anniversaire de la
normalisation des relations entre la Guinée et la France, Sékou Touré
convoque inopinément l'auteur au Palais du Peuple et, en plein
Conseil National de la Révolution, décore l'ambassadeur de France de
la croix d'Officier de l'ordre national guinéen. Rien ne semble
menacer les rapports entre les deux pays. Plus de 1.500 invités
guinéens se pressent à la réception donnée dans les salles de
l'Imprimerie Patrice Lumumba, le premier 14 juillet célébré en Guinée
indépendante au milieu d'une telle foule, en présence d'une délégation
officielle exceptionnellement nombreuse présidée par le Premier
ministre et comprenant sept ministres ainsi que le président de
l'Assemblée législative.
Le 16 juillet, le Conseil National de la Révolution tire les
conclusions des dépositions des six "conjurés du 13 mai" et constitue
une commission d'enquête. C'est sans doute ce jour-là que l'auteur voit
pour la dernière fois le ministre de la justice, Diallo Telli, qui n'avait
pu venir à la fête nationale et était venu s'en expliquer, presque s'en
excuser. Il avait l'air déprimé, nerveux, anxieux, conscient d'une
menace pesant sur lui, mais en même temps résigné177.
Dans la nuit du 18 au 19 juillet, Diallo Telli est arrêté et transféré
au camp Boiro178 ; en même temps que lui sont arrêtés plusieurs hauts
fonctionnaires et militaires, en majorité d'ethnie peule : Souleymane
Sy Savané, inspecteur général des services d'État à la présidence de la

177
Quelques mois auparavant, alors qu'il n'était pas encore ambassadeur en Guinée, l'auteur
en a déjà eu une preuve en embarquant le 25 novembre 1975 dans un Iliouchine d'Aeroflot
qui l'amenait à Dakar. L'avion avait déjà commencé à quitter l'aire d'embarquement lorsqu'il
s'est immobilisé ; la porte de la cabine a été rouverte, et Diallo Telli a surgi. Il est allé
embrasser affectueusement son fils Thierno - qui se rendait par ce même vol à Prague où il
faisait ses études. En repartant, il s'est excusé auprès de l'auteur d'avoir bloqué l'avion pour
quelques minutes, en ajoutant : "Vous savez, dans ce pays, les choses sont tellement
incertaines pour chacun d'entre nous qu'il vaut mieux embrasser ses enfants quand on le peut,
et comme si c'était chaque fois la dernière fois."
178
Une relation beaucoup plus détaillée de tous ces événements peut être trouvée dans
l'ouvrage de l'auteur, "Diallo Telli, le destin tragique d'un grand Africain", Paris, Ed. Jeune
Afrique, collection Destins, 1990.

246
République, Camara Sékou - dit Sékou Philo -, professeur de
philosophie et ancien ambassadeur en Algérie, le capitaine Lamine
Kouyaté, ancien officier d'ordonnance de Sékou, le lieutenant
Alassane Diallo, David Camara, du ministère de commerce, Hadja
Bobo Diallo, la jeune soeur du ministre Saïfoulaye Diallo, que l'on est
allé chercher à Labé...
Le 20 juillet sont publiées les dépositions des "conjurés du 13
mai". L'un d'entre eux avoue avoir vécu en France de 1969 à 1971
grâce à une bourse française et avoir été formé à l'école militaire de
Saint-Cyr. Un autre, Sénégalais d'origine, met en cause un ancien
officier allemand installé au Sénégal.
Le 24 juillet, Alioune Dramé, ministre du plan et des statistiques,
est à son tour arrêté alors qu'il se trouve chez son collègue du
Domaine des échanges, le Docteur Alpha Oumar Barry, membre du
Bureau Politique National. Ce dernier, terrassé par une crise
cardiaque, est hospitalisé ; il sera arrêté dix jours après, lors de sa
sortie de l'hôpital. Tous les deux sont peuls. A la suite d'une première
série d'interrogatoires et de tortures, la plupart des détenus font des
confessions qui sont enregistrées. Il semble que Diallo Telli ait "parlé"
le 31 juillet.
Le 2 août, les dépositions de certains des détenus sont rendues
publiques au cours d'une réunion au Palais du Peuple. Souleymane Sy
Savané affirme avoir perçu en 1972 de l'argent des services
gouvernementaux français. Un autre conjuré prétend que des
organismes et des industriels français financent leur mouvement, et
que l'attitude de la France à l'égard de la Guinée est "floue" ; il met
également en cause le Sénégal, la Côte d'Ivoire, l'Allemagne fédérale,
l'Afrique du Sud, le Gabon et le Zaïre. Tirant les conclusions de ces
déclarations, Sékou Touré remercie les "agents de la 5ème colonne"
de lui avoir ainsi indiqué quels étaient les amis et les ennemis de la
Guinée.
Dès le lendemain, non sans mal, l'auteur obtient une audience de
Sékou Touré et demande des explications. L'entrevue dure plus de
deux heures. Sékou affirme qu'il ne reprend pas forcément à son
compte les accusations des conjurés, mais qu'il en attend d'autres,
peut-être plus précises. Tout en réaffirmant sa confiance totale en
Valéry Giscard d'Estaing, il paraît prêt à envisager une nouvelle
rupture avec la France, car "des forces qui le dépassent continuent à

247
aider les anti-Guinéens de Paris. Une sorte de fatalité semble peser
sur les relations entre la France et la Guinée. En renouant avec la
France contre l'avis de certains de mes ministres, peut-être me suis-je
trompé."
Béavogui remet alors à l'auteur le texte d'un très violent
communiqué du Regroupement des Guinéens de l'Extérieur, dont le
texte a été diffusé en partie par Radio France Internationale, que le
leader guinéen considère comme la voix officielle de la France. Sékou
Touré affirme également que des responsables du RGE ont été
récemment reçus par le Premier ministre français, Jacques Chirac.
"Mais vous n'êtes personnellement pas en cause et vous partirez d'ici
la tête haute", dit Sékou à l'auteur ; celui-ci réplique qu'il n'a pas du
tout l'intention de partir, même la tête haute, et qu'il résistera jusqu'au
bout à cette fatalité à laquelle il ne croit pas179. Il fera effectuer une
enquête sur les faits imputés au chef du gouvernement français.
Le 8 août, Saïfoulaye Diallo, ministre du domaine social, et
Mouktar Diallo, ministre des postes et télécommunications, tous deux
peuls, lancent à la radio un appel à leurs frères de race afin qu'ils se
montrent fidèles à la Révolution.
Le lendemain 9 août, au Palais du Peuple, une foule nombreuse
entend l'enregistrement des premières dépositions de Diallo Telli et
d'Alioune Dramé, qui, d'une voix monocorde, cassée, souvent
méconnaissable, mettent l'accent sur le côté "ethnique" de leur
opposition et de la composition de leur futur gouvernement, dont
Diallo Telli eût été le chef et Alioune Dramé le ministre des finances.
Ce dernier affirme que la France, l'Allemagne fédérale, les États-Unis,
ainsi que le Sénégal et la Côte d'Ivoire, aident les mouvements anti-
guinéens de l'extérieur ; mais il ne donne aucune précision.
Sékou intervient alors pour déclarer d'un ton menaçant que "les
anciens ministres n'ont pas encore tout dit, il faudra les
179
En fait, l'auteur a lui aussi été cité comme complice dans l'une des "confessions", dans une
partie non diffusée (ou "élaguée", peut-être par Sékou lui-même). Sékou Touré l'a clairement
dit lorsqu'il a reçu, fin juillet, Jacques Marchandise, PDG de Pechiney, en qui il avait une
grande confiance ; celui-ci l'a immédiatement rapporté à l'auteur. Lorsque ce dernier y a fait
allusion lors de son prochain entretien avec Sékou, qui a balayé l'affaire d'un geste de la main,
comme s'il confirmait qu'il ne fallait pas attacher trop de crédibilité au contenu de ces
dépositions. L'auteur a quand même été suffisamment ébranlé pour rédiger quelque temps
après sa propre "confession" (dont on trouvera le texte dans le chapitre 82 sur le colloque des
droits de l'homme.)

248
réinterroger" ; et il demande aux comités de base du Parti de prendre
position sur les relations entre la Guinée et les pays qui ont aidé les
conjurés. La partie essentielle de son discours est cependant consacrée
au "racisme peul" et au sentiment de supériorité qu'il attribue à cette
ethnie, qu'il met en cause collectivement pour son hostilité à la
Révolution et aux réformes progressistes que sont la collectivisation
des terres et du bétail, ainsi que la suppression du commerce privé.
Le 22 août, les militants médusés entendent la diffusion au Palais
du Peuple des dépositions des autres détenus, ainsi que la deuxième
partie des "aveux" de Diallo Telli, qualifié au passage d' "ingrat" par
Sékou, pour qui il s'agit visiblement de l'accusation la plus grave à
l'égard de quelqu'un qui lui "doit tout". Telli affirme qu'il a été recruté
en 1974 par la CIA, mais que dès 1971, Kissinger lui avait demandé
de travailler pour les intérêts américains en Guinée, en échange d'un
soutien américain pour sa réélection comme secrétaire général de
l'OUA. Diallo Telli détaille aussi ses conversations avec l'ambassa-
deur du Liberia, le chargé d'affaires de Suisse, ou le conseiller
commercial des États-Unis180.
Tirant les conclusions de cette réunion, Sékou Touré exige que les
pays cités par les "agents de la 5ème colonne" choisissent sans
équivoque entre lui-même et les opposants.
"Quiconque abritera ceux qui ont été condamnés pour la
forfaiture commise en 1970 à travers l'agression dont nous avons été
victimes et qui auront le droit d'asile sur leur sol, nous romprons les
relations diplomatiques avec ces pays qui auront choisi les anti-
guinéens contre la république de Guinée. C'est clair, nous
n'accepterons plus la confusion. On traite avec le régime guinéen,
avec le peuple guinéen, avec la nation guinéenne, et on ne peut plus
admettre des anti-guinéens sur son sol, admettre la parution d'articles
orduriers contre la Guinée, ou alors, on est avec l'anti-Guinée et la
Guinée saura quelle attitude adopter en Afrique et dans le monde, non

180
L'auteur les a bien connus tous les trois. Le conseiller commercial américain David
Dlouhy, qui travaillait peut-être avec la CIA, n'en était en tous cas pas le représentant
principal, que l'auteur a également bien connu. Heureusement pour lui, David Dlouhy était en
congés au moment de sa mise en cause par Telli. L'ambassadeur libérien Sherman avait quitté
ses fonctions. Le chargé d'affaires suisse Benoît Frochaux a continué à représenter son pays,
sans complexes et de manière toujours aussi joviale.

249
pas pour se venger mais pour indiquer que le choix fait contre la
Guinée n'est pas un bon choix." .
Dans un autre discours, prononcé également au mois d'août 1976,
il déclare :
"Nous pensions que les autorités françaises, prenant acte du fait
qu'elles ne peuvent ni recoloniser ni néocoloniser la Guinée,
renonceraient au soutien qu'elles donnent aux traîtres guinéens pour
choisir de coopérer honnêtement avec notre gouvernement. Elles
doivent aujourd'hui nous démontrer par les faits que nous avons eu
raison de leur avoir fait confiance, faute de quoi notre attitude à
l'égard de la France sera radicalement reconsidérée."
Sékou Touré avait suggéré à l'auteur que le président Giscard
d'Estaing, alors en vacances en Afrique, s'arrêtât à Conakry sur le
chemin du retour pour une discussion franche et en tête-à-tête ; le
président français avait sagement préféré recevoir Seydou Keita dès
son retour à Paris le 19 août, et lui confier un message personnel pour
le président guinéen. L'ambassadeur de Guinée arrive à Conakry le 23
août et va immédiatement remettre cette lettre à Sékou Touré. Giscard
d'Estaing y écrit notamment : "Une amélioration aussi marquée de
nos relations n'était sans doute pas de nature à satisfaire tout le
monde ; c'est pourquoi je ne suis guère étonné des rumeurs qui sont
répandues par certains, faisait état d'une prétendue assistance de la
France aux opposants au régime guinéen".181
Au même moment, le sous-secrétaire d'État américain aux affaires
africaines, Talcot Seeley, convoque l'ambassadeur de Guinée aux
États-Unis, qualifie de mensonges les allégations de Diallo Telli, et
affirme que Washington n'a rien entrepris contre le régime guinéen ;
bien au contraire, la semaine précédente, Henry Kissinger avait
envoyé à Sékou un cordial message personnel pour le tenir informé
des efforts américains sur l'Afrique australe et lui exprimer son

181
Ces derniers ont toujours confirmé publiquement leurs intentions de tout mettre en oeuvre
pour empêcher la normalisation, qu'ils avaient espéré impossible, et dont ils ont tout fait
ensemble pour contrarier les résultats. Ainsi, Nabi Youla a-t-il écrit dans une lettre adressée
en 1973 aux adhérents du Front des Guinéens de l'Extérieur : "La survie du Front et sa liberté
d'organisation dépendant uniquement et fondamentalement de l'état de tension permanente
entre la Guinée et la France, la Côte d'Ivoire et le Sénégal. C'est pourquoi il incombe à
(suivent les noms des principaux responsables et de quelques journalistes influents) de veiller
à ce que les relations entre notre pays et ses voisins soient constamment perturbées."

250
appréciation sur la politique de non-alignement de la Guinée (Sékou
venait de refuser aux soviétiques et aux cubains l'utilisation de
l'aéroport de Conakry pour acheminer des renforts et des équipements
vers l'Angola). Par ailleurs, l'ambassadeur des États-Unis William
Harrop annonce la décision américaine d'ajouter 10.000 tonnes de riz
aux 17.500 tonnes de riz, farine et huile antérieurement accordés pour
l'année 1976. Dans un communiqué publié à Washington, le
Département d'État réfute ainsi les termes de la déposition de Diallo
Telli : "En piégeant le gouvernement de la Guinée et en l'amenant à
diffuser des mensonges aussi éclatants, les ennemis de la Guinée ont
réussi, même après l'arrestation des comploteurs impliqués, à
continuer à empoisonner encore les relations de la Guinée avec des
gouvernements amis."
A Conakry, la "Voix de la Révolution" commence à diffuser, jour
après jour, des résolutions émanant des fédérations régionales ou
locales du PDG, demandant la pendaison publique des agents du
complot et la rupture des relations diplomatiques avec la France et
l'Allemagne fédérale, et tous les autres pays qui auraient aidé les
ennemis de la Guinée. Certaines fédérations exigent que la France
extrade les exilés condamnés pour leur participation aux complots.
Le 22 août, Sékou Touré admet dans un discours qu' "il est vrai
que les agents de la 5ème colonne, se sentant perdus parce que
découverts dans leur trahison par le peuple militant de Guinée,
peuvent se livrer à des mensonges, à des extravagances à l'endroit de
pays tiers dans le seul but de compromettre les relations extérieures
de la Guinée... Ils font de la propagande pour pouvoir créer de
nouvelles causes de tension et de confusion."
Le 27 août, alors que la "Voix de la Révolution" poursuit
inlassablement la diffusion de messages incendiaires, le communiqué
suivant est rendu public :
"Le Comité central et le gouvernement se sont réunis en session
commune le vendredi 27 août 1976 à partir de 12 heures, sous la
haute présidence du secrétaire général du Parti-État de Guinée,
Responsable Suprême de la Révolution, le camarade Ahmed Sékou
Touré. Le Responsable Suprême de la Révolution a fait un exposé,
dans un cadre d'informations générales, relatif à la conjoncture
politique guinéenne et aux rapports de la République de Guinée avec
un certain nombre de pays africains et étrangers. S'agissant plus

251
particulièrement des rapports franco-guinéens, le Responsable
Suprême de la Révolution a fait état d'une importante correspondance
du chef de l'État français, Son Excellence Monsieur Valéry Giscard
d'Estaing, parvenue à Conakry par l'intermédiaire de l'ambassadeur
guinéen, le camarade Seydou Keita. Par cette correspondance, le chef
de l'État français a solennellement réaffirmé sa parfaite disponibilité
à poursuivre la politique de coopération franche et loyale entre la
République de Guinée et la République française. Le Responsable
Suprême de la Révolution, après avoir exprimé les mêmes sentiments,
a néanmoins fait état d'une information qu'il avait reçue de milieux
amis parisiens et qu'il avait communiquée en son temps tant à
l'ambassadeur de France à Conakry qu'à l'ambassadeur de Guinée à
Paris, dans le but éventuellement de la communiquer au
gouvernement français. Cette information concernait une aide en
moyens et facilités accordés aux anti-Guinéens en France par l'ancien
Premier ministre français M. Jacques Chirac182. Le Responsable
Suprême de la Révolution a été amené à faire une liaison entre ce fait
antérieurement porté à sa connaissance et les déclarations récentes
de certains agents de la 5ème colonne arrêtés pour complot contre le
régime guinéen."
Sékou Touré a ainsi habilement désamorcé la sérieuse crise qui
menaçait de nouveau les relations franco-guinéennes ; il a utilisé la
démission de Jacques Chirac, intervenue le 25 août, et son
remplacement par Raymond Barre, pour feindre de croire que ce
changement, intervenu pour diverses raisons de politique intérieure
française et de tempérament des intéressés, avait été provoqué par le
mécontentement de Giscard d'Estaing quant à l'attitude de Jacques
Chirac sur la Guinée ! L'auteur s'est évidemment bien gardé de

182
Cette phrase fait allusion à une lettre émanant de Guinéens de Paris, que le président
Sékou Touré avait effectivement communiquée à l'auteur ; cette missive faisait état d'une
audience accordée par le Premier ministre français aux responsables parisiens du
Regroupement des Guinéens de l'Extérieur. Après enquête menée notamment auprès de
Jérôme Monod, directeur de cabinet de Jacques Chirac à Matignon et ami de l'auteur, celui-ci
avait pu répondre à Sékou Touré qu'à la date prétendue de cet entretien, Jacques Chirac se
trouvait en visite officielle aux Antilles, et que la rencontre, si elle s'était réellement produite,
n'avait pu avoir lieu qu'avec l'un des membres de son cabinet.

252
démentir Sékou Touré, qui a ainsi une fois de plus fait preuve de son
guinéo-centrisme chronique et de son "ego" viscéral !183
Le même jour, Radio-Conakry rend compte de la teneur de
l'entretien à Washington entre le représentant du Département d'État et
l'ambassadeur de Guinée aux États-Unis.
A partir de cette date, il n'est plus question de rupture avec les
pays occidentaux qui auraient été hostiles au régime guinéen. Les
implications internationales auparavant mises en vedette sont
désormais passées sous silence184 et l'affaire devint ce qu'elle n'avait
au fond jamais cessé d'être : une affaire intérieure guinéenne, le
dernier complot important dénoncé par Sékou Touré, la dernière
répression massive entreprise par le régime, un règlement de comptes
entre le leader guinéen et l'ethnie peule personnifiée en Diallo Telli.
Il s'agit bien, comme le clamera Sékou encore pendant quelques
semaines après son discours du 22 août, "de couper la tête et la queue
de la 5ème colonne... en donnant un enterrement de première classe,
un enterrement définitif au racisme et au régionalisme peuls...."
Évoquant l'attitude de cette ethnie à l'époque coloniale, il affirme
notamment qu' "ils avaient démissionné du camp de la lutte", dénonce
leur "esprit raciste" et ajoute :
"Si, aujourd'hui, la Guinée ne peut s'entendre ni avec la Côte-
d'Ivoire, ni avec le Sénégal, la responsabilité principale en incombe
vraiment à qui ? A eux seuls, aux cadres peuls. (...) Ce sont eux
également qui induisent toujours en erreur les gouvernements
français, américain, allemand. (...) Ils sont sans patrie, ces racistes
peuls forcenés, parce qu'ils se disent ne pas être des noirs. Ils sont
encore et toujours à la recherche de leur patrie. Ils le peuvent plus

183
En fait, l'auteur avait été informé par un coup de téléphone de Paris que Jacques Chirac
était sur le point d'être remplacé par Raymond Barre. Il s'est immédiatement rendu à la
Présidence, a réussi à voir le président sans être au préalable annoncé (ce qui en fait était
assez fréquent) et lui a annoncé la chose tout de go, en suggérant mais de manière très
allusive, que le motif de ce remplacement pouvait bien être le mécontentement du président
français à propos des contacts prêtés à Jacques Chirac avec l'opposition guinéenne. L'auteur
ne sait pas si Sékou Touré a été dupe, mais le dispositif a fonctionné. Bien des années plus
tard, l'auteur a raconté cette histoire à Jacques Chirac, qui a beaucoup ri.
184
à l'exception du Sénégal et de la Côte d'Ivoire, qui seront encore pendant quelque temps
dénoncés. Il faudra attendre la réconciliation de Monrovia en mars 1978 pour que là encore, la
normalisation intervienne complètement. Voir aussi les chapitres sur les relations entre Sékou
Touré, Senghor et Houphouët-Boigny, ainsi que celui sur la réconciliation de Monrovia.

253
avoir de patrie parce qu'ils n'ont pas une ligne de conduite exigeant
l'accomplissement de devoirs sacrés. Aliénés qu'ils sont, ils ne pensent
qu'à l'argent, et à eux. (...) C'est la déclaration de guerre. Ils veulent
d'une guerre raciale ? Eh bien ! nous, nous sommes prêts ; quant à
nous, nous sommes d'accord et nous les anéantirons immédiatement,
non par une guerre raciale, mais par une guerre révolutionnaire
radicale."
Les mesures contre les cadres peuls se multiplient pendant
quelque temps : si les arrestations s'arrêtent assez vite, les bourses sont
supprimées aux étudiants peuls. Aucun procès n'a lieu. Un petit
groupe de détenus sera libéré après quelques mois185. Le 9 novembre,
puisqu'il faut bien remplacer Diallo Telli, Lansana Diané devient
ministre de la justice.
A la même date, des rumeurs commencent à circuler à propos
d'une exécution de Diallo Telli. Elle sont inexactes, mais la vérité n'est
pas moins tragique : les trois ministres arrêtés seront mis le 12 février
1977 à la "diète noire"186 dans des cellules où ils seront totalement
privés d'eau et de toute nourriture. Alpha Oumar Barry mourra le 26
février ; Diallo Telli et Alioune Dramé rendront le dernier soupir le
1er mars. Quelques semaines avant sa "diète noire", l'ancien secrétaire
général de l'OUA avait échangé avec Sékou Touré quelques lettres
pathétiques187.
La mort de l'ancien secrétaire général de l'OUA, qui n'est
évidemment pas confirmée de source officielle, mais qui est très vite
connue dans le pays et à l'étranger, provoque partout une intense
émotion. De nombreux leaders africains rappellent qu'ils ont tenté
d'empêcher Diallo Telli de revenir en Guinée lorsque son mandat à la
tête de l'OUA n'a pas été renouvelé en 1972 (c'est en particulier le cas
de Senghor).

185
En particulier Souleymane Sy Savané, qui avait une femme française et deux filles (mal-
voyantes) expulsées vers la France après une intervention insistante de l'auteur auprès de
Sékou Touré ; la soeur de Saïfoulaye, etc...
186
Certains expliquent l'origine de la "diète noire" (si tant est qu'il en soit besoin !) par le fait
que l'almamy Samory Touré aurait emmuré vivant l'un de ses fils, qui mourut d'inanition
quelques jours plus tard.
187
Le texte de ces lettres, qui éclairent la personnalité de Diallo Telli comme celle de Sékou
Touré, figure en annexe. Outre la biographie rédigée par l'auteur, voir aussi le livre d'Amadou
Diallo, "La mort de Diallo Telli", Paris, éd. Karthala, 1983.

254
Devant l'auteur, lors d'un déjeuner donné par Sékou Touré le 14
juillet 1975 - à l'occasion de la réconciliation franco-guinéenne - le
chef de l'État avait suggéré que Diallo Telli, ancien secrétaire général
de l'OUA, pourrait devenir le prochain secrétaire général des Nations
unies. Diallo Telli avait réagi en disant mezza voce qu'il ne le
souhaitait pas et qu'il avait déjà vécu trop longtemps en dehors du
pays. Pourtant, début juillet, quelques jours avant son arrestation, le
bruit avait couru dans Conakry que la délégation guinéenne qui partait
pour le Sommet de l'OUA à l'île Maurice proposerait que Diallo Telli
soit retenu comme le candidat de l'Afrique lors du renouvellement du
mandat du secrétaire général de l'ONU, dont l'échéance était à la fin
de l'année.
Il n'en fut rien ; au moment du Sommet, Diallo Telli avait déjà été
arrêté188. Il est possible, au-delà même de sa volonté d'éliminer Telli,
que Sékou Touré ait voulu faire un geste vis-à-vis de Waldheim - dont
les "bons offices" lui avaient été utiles pour la réconciliation avec
l'Allemagne et la France - en ne suscitant pas de candidat africain
valable face à lui189. Finalement, le Sommet de l'île Maurice ne

188
C'est ce que confirme le témoignage de son fils Thierno : "Une semaine après l'arrestation
(de mon père) avait lieu le sommet de l'OUA à Port-Louis (en fait, Thierno se trompe, comme
s'est trompé l'auteur dans sa biographie de Diallo Telli : vérification faite, le Sommet de
l'OUA à Maurice s'est tenu du 2 au 5 juillet, soit dix jours avant l'arrestation de Telli. NDLA).
Ce sommet devait choisir le candidat de l'Afrique à la succession de Kurt Waldheim (...). Le
ministre des Affaires étrangères de la Somalie, Omar Arteh, était venu en Guinée dix jours
avant l'arrestation de mon père, apportant la nouvelle qui circulait dans les couloirs de l'ONU
et qui affirmait que Diallo Telli était le candidat certain de l'Afrique. M. Arteh, qui voulait
déposer sa propre candidature, était prêt à se désister s'il avait confirmation des autorités
guinéennes que Diallo Telli était candidat. Sékou Touré, se souvenant comment il avait
échoué dans ses manœuvres pour empêcher Diallo Telli d'être élu secrétaire général de l'OUA
au Caire en 1964, n'a pas voulu cette fois-ci prendre de risques. Il avait assez de difficultés
comme cela à digérer ce qu'il prenait comme une offense personnelle, à savoir le fait que
Diallo Telli avait meilleure presse lui dans les médias occidentaux. Après le départ d'Omar
Arteh, qui n'a pu dire au revoir à mon père, le sort de Diallo Telli était scellé ; le jour où la
délégation guinéenne s'envola pour Port-Louis, il était déjà au camp Boiro. Ce ne sont pas des
événements de politique intérieure, mais bien des considérations de politique internationale
qui expliquent le raisonnement derrière la mise au secret puis l'élimination physique de Diallo
Telli. Sékou a ensuite mis en application la deuxième phase de son programme, qui consistait
à se débarrasser des cadres peuls." (lettre de Thierno Telli à l'auteur, 20 février 1985).
189
Diallo Telli avait en janvier 1972, lors d'une session du Conseil de sécurité tenue à Addis
Abéba, parlé avec Kurt Waldheim de la possibilité pour lui d'obtenir un poste onusien deux
ans environ avant le passage de ce dernier à Conakry en mars 1974. Waldheim avait
rapidement évalué positivement le dossier, mais avait estimé à l'époque qu'il avait déjà
nommé plusieurs africains à des fonctions élevées, et que l'on commençait à le critiquer pour

255
sélectionna aucun candidat africain contre Waldheim, qui fut donc
réélu sans difficultés.
Pour situer l'un face par rapport l'autre ces deux hommes qui ont
marqué des pages importantes de l'histoire de la Guinée et de
l'Afrique, il apparaît approprié à l'auteur de citer les paragraphes de
conclusion qu'il leur a consacrés dans sa biographie de Diallo Telli,
déjà mentionnée :

"Entre Sékou Touré et Diallo Telli, la partie était d'entrée de jeu


inégale. D'un côté, un chef d'État qui entendait diriger sans partage,
jouait sa donne de manière implacable, ne voulait en aucun cas voir
se développer à ses côtés l'influence grandissante de quelque cadre
que ce soit, et surtout pas celle d'un brillant intellectuel formé à
l'occidentale ; de l'autre, un universitaire universellement connu et
apprécié, qui avait fait ses preuves sur la scène internationale, avait
noué des amitiés à travers le monde, avait pris l'habitude de
considérer les chefs d'État et de gouvernement comme ses pairs, et
avait le sentiment d'avoir incarné l'Afrique et symbolisé son unité
naissante, mais qui n'avait aucune expérience autre que celle de
l'administration d'une organisation internationale et ignorait tout de
la gestion d'un État, du maniement de la force, de l'utilisation de la
police, de la manipulation des foules, de la mise au pas des individus.
D'un côté, un "animal politique", un dictateur sans pitié, habile à
flatter, à dompter ou à briser les hommes et dont les tendances
paranoïdes, sinon paranoïaques, apparaissaient de plus en plus
évidentes ; de l'autre, un très haut fonctionnaire, ambitieux et
capable, mais sans véritable prise sur le pays réel, sans partisans
déterminés à tout entreprendre, surveillé en permanence, et donc aux
aguets, ce qui accentuait encore les traits de plus en plus maniaco-
dépressifs de son caractère.
Les étapes de l'histoire de leur confrontation s'enchaînent avec la
précision et la fatalité d'une tragédie antique. Mais Telli n'était pas
Cinna et Sékou n'était pas Auguste : s'il éprouvait la jalousie et la

cette inflation de postes, attribuée à son désir de se concilier les pays africains pour le
renouvellement de son mandat. Par ailleurs, Waldheim ne mesurait évidemment pas que ce
poste, en permettant à Telli de ne pas rentrer en Guinée, aurait pu - peut-être - lui sauver la
vie.

256
hantise du complot, il ne fit pas preuve de la mansuétude qui assura à
l'empereur romain une gloire éternelle. Entre le tyran paranoïaque et
l'intellectuel maniaco-dépressif, le drame ne pouvait se dérouler
différemment au cours du quart de siècle qui les a progressivement
opposés ; et il ne pouvait se terminer autrement qu'avec l'agonie
ignominieuse du camp Boiro.
L'un détenait la totalité du pouvoir et distribuait les postes à sa
guise, attendant de ceux qu'il avait distingués une fidélité absolue et
une gratitude quasi filiale ; l'autre savait à quoi il avait renoncé et
attribuait à ses seules capacités personnelles sa réussite dans les
missions les plus délicates. Sékou Touré pouvait faire monter au plus
haut ceux qu'il voulait perdre et utiliser leur mort elle-même pour
mieux arriver à ses fins et poursuivre la glorification de sa révolution.
Jusque dans l'ultime cellule de la diète noire, Diallo Telli aura
encore une dernière fois, sans le vouloir, servi son maître. L'un ne
pouvait être que bourreau, l'autre que victime. Le dénouement, hélas,
n'a fait que confirmer ce qui était inscrit dans les caractères des
protagonistes. Et seule l'Histoire, qui ne peut plus redistribuer les
rôles, redonnera à chacun sa juste place dans l'esprit des hommes."

257
CC@U@ .

Les interrogatoires
et les deux confessions
de Diallo Telli
(extraits de la biographie
que l'auteur a consacrée à Diallo Telli)

Dès son arrestation, Telli est soumis à des interrogatoires intensifs, à des séances de
torture et à des périodes de "diète noire", c'est-à-dire à la privation prolongée de
nourriture et d'eau. Il occupe la cellule 54, située dans la partie du camp d'où il peut
apercevoir, au delà des murs d'enceinte, pas très élevés contrairement à ce que l'on a
parfois écrit, le feuillage des arbres de sa propre maison, dont il n'est éloigné que de
quelques dizaines de mètres. Dans son livre "La Vérité du Ministre" (op. cité),
"Porthos" Diallo décrit son calvaire : "Les choses vont être menées tambour battant
avec lui. Quelques jours de "diète", et bientôt commence son interrogatoire, ponctué
évidemment de séances à la "cabine technique", autrement dit la salle de torture, à
l'électricité notamment, pour le convaincre plus rapidement (...). Que faire pour
l'aider dans cette difficile et douloureuse épreuve ? La discipline est redevenue
draconienne. Par garde interposé et à mes risques, je l'encourageai à ne pas céder.
De toute façon, avec ou sans déposition, il est condamné : il s'est condamné lui-
même, le jour où il a décidé de rejoindre la Guinée. Je suis sceptique quant à sa
capacité de résistance. D'expérience, je sais qu'il est extrêmement difficile de résister
à la torture. Il le dira lui-même : "Je ne suis qu'un intellectuel, et nous autres
intellectuels, nous ne sommes pas préparés à ce genre d'exercice". Le 31 juillet, il a
cédé."
Le comité révolutionnaire, autrement dit la commission d'enquête qui procède aux
interrogatoires, ordonne les tortures et supervise la rédaction des "aveux", est
présidé par Moussa Diakité, beau-frère du président, membre du bureau politique
national, ministre du domaine de l'Intérieur, de la Sécurité et de la Justice. Il est
assisté de Karim Kera, ministre de l'Intérieur, du commandant Siaka Touré, du
ministre délégué à Faranah Manma Tounkara, du commandant Toyah Condé de
l'état-major interarmes, du chef d'état-major de la milice populaire le lieutenant
Ibrahima Bayo, et des commissaires Guy Guichard, Konaté et Traoré. D'autres
personnalités viennent occasionnellement participer aux interrogatoires et
"enfoncer" encore davantage Telli. Ainsi en est-il d'Ismaël Touré, qui est d'habitude
chargé de présider les comités révolutionnaires, mais que Sékou n'a pas voulu
désigner cette fois-ci, peut-être parce qu'il craignait que la haine éprouvée par son
demi-frère à l'égard de Telli ne prenne le dessus sur sa volonté d'obtenir les
révélations jugées indispensables par le Responsable Suprême de la Révolution sur
le "complot". On peut néanmoins imaginer ce que furent ces dernières
confrontations entre Telli et Ismaël, celui-ci tenant enfin à sa merci son rival de
toujours, qu'il s'agisse d'affaires de femmes alors qu'ils étaient étudiants ; de leur

258
carrière administrative brillante pour l'un, plutôt médiocre pour l'autre ; de leur
conflit pour diriger effectivement la délégation guinéenne aux Nations unies ; de la
vaine tentative pour faire élire Ismaël Touré comme secrétaire général de l'OUA.
Cela sans oublier peut-être l'ambivalence personnelle d'Ismaël, qui ressentait à la
fois comme une supériorité et comme un handicap de n'être pas "même père, même
mère" que Sékou Touré et qui le faisait payer aux autres.
Viennent également assister tour à tour aux interrogatoires Mamadi Keita,
également beau-frère du chef de l'État, ministre du domaine de l'Éducation et de la
Culture, et Lansana Diané, nommé ministre de la Justice à la place de Telli peu
après l'arrestation de ce dernier. En revanche, il nous paraît impossible, comme on
l'a dit, que Seydou Keita, depuis quelques mois ambassadeur en France, soit présent
lors de séances de recueil des "aveux". Il se trouve à Paris à cette époque. Il ne
retournera à Conakry que le 23 août, comme nous le verrons, après avoir été reçu
par le président Giscard d'Estaing, qui lui confie un message pour Sékou Touré à
propos de cette affaire, contestant vivement les affirmations contenues dans les
"dépositions" de Diallo Telli.
Le chef de l'État est lui-même intervenu dans le travail du comité. Il avait de fait
l'habitude de téléphoner à certains prisonniers pendant le cours même de leur
audition afin d'en appeler à leurs "relations amicales", de leur faire d'illusoires
promesses de clémence et de libération rapide, et d'orienter leurs "dépositions" dans
le sens voulu pour la "défense de la Révolution" ; et parfois pour leur faire allouer
des cigarettes. Diallo Telli, qui ne fume pas, distribuera ainsi à ses codétenus les
cigarettes qu'on lui donne.
Diallo Telli a donc "craqué" le 31 juillet et accepté de rédiger puis d'enregistrer ses
"aveux". Il faudra cependant attendre plus d'une semaine pour qu'ils soient rendus
publics. Pourtant, dès le 2 août, au cours d'une réunion au Palais du Peuple, les
militants peuvent entendre les "dépositions" de certains des prisonniers, hauts
fonctionnaires et militaires. Souleymane Sy Savané "reconnaît" avoir reçu en 1972
de l'argent des services gouvernementaux français. Un autre "conjuré" affirme que
des "organismes et industriels français" financent leur mouvement et que l'attitude
du gouvernement de Paris est "floue" ; et il met également en cause le Sénégal, la
Côte d'Ivoire, l'Allemagne fédérale, l'Afrique du Sud, le Gabon et le Zaïre.
Tirant les premières conclusions de ces "aveux", Sékou Touré remercie les "agents
de la cinquième colonne" de lui avoir indiqué quels étaient les amis et les ennemis
de la Guinée. Dès le lendemain, nous protestons auprès du chef de l'État contre ces
prétendus "aveux" et nous lui réaffirmons le désir de la France d'entretenir avec la
Guinée les meilleures relations possibles. Sékou Touré, tendu mais prévenant avec
nous sur le plan personnel, prétend qu'une "fatalité" pèse sur les rapports avec la
France, car l'opposition continuerait selon lui à recevoir appui et encouragement de
la part de certains milieux officiels. Il cite Radio France Internationale, qui vient de
diffuser sur les ondes un long communiqué très virulent du Regroupement des
Guinéens de l'extérieur, dont le premier ministre Béavogui, présent à l'entretien,
nous donne une copie. Il ajoute qu'il ne tirera ses conclusions quant aux suites
internationales de cette affaire que lorsque l'intégralité des "confessions" aura été
rendue publique. "Peut-être me suis-je trompé en renouant avec la France", conclut-

259
il tout en affirmant qu'il nous fait personnellement confiance, ainsi qu'au président
Giscard d'Estaing.
Le 8 août, Saïfoulaye Diallo, ministre du domaine social, et Mouktar Diallo,
ministre des Postes et Télécommunications, tous deux peuls, lancent à la radio
nationale de la "Voix de la Révolution" un appel à leurs frères pour qu'ils se
montrent fidèles à la Révolution.
Le 9 août, au Palais du Peuple, les militants du PDG entendent les enregistrements
des "aveux" d'Alioune Dramé et de Diallo Telli. D'une voix lasse, monotone, cassée,
souvent méconnaissable, l'un et l'autre mettent l'accent sur le caractère ethnique de
leur mouvement et de leur futur gouvernement, dont Diallo Telli aurait été le chef,
Dramé le ministre des Finances. Sans donner de précisions, Dramé affirme aussi que
la France, la République fédérale d'Allemagne et les États-Unis, ainsi que le Sénégal
et la Côte d'Ivoire, aident les anti-guinéens de l'extérieur. Sékou Touré, présent,
déclare alors que "les anciens ministres n'ont pas encore tout dit ; il faudra donc les
réinterroger". Il annonce qu'il soumettra aux cellules locales du PDG l'examen des
relations avec les pays impliqués. Le reste de son discours met en cause les Peuls et
leur prétendu sentiment de supériorité, leur conservatisme, leur hostilité de toujours
à la révolution, leur opposition à la collectivisation de l'agriculture et de l'élevage,
ainsi qu'à la suppression du commerce privé.
La première "déposition" de Telli est, il est vrai, bien anodine et peu convaincante.
On a même l'impression que le prisonnier y a volontairement glissé des
inexactitudes ou des invraisemblances afin que l'on puisse ultérieurement juger de
l'irréalisme de ses aveux. Qu'on en juge à la lecture de l'ensemble de ces "aveux" tels
qu'ils ont été révélés :
"Je reconnais ma participation au mouvement subversif intérieur guinéen visant à
renverser le régime. Dans cette perspective, j'ai contacté les personnes ci-après [dans
son allocution du 9 août, Sékou Touré déclare que les noms ne seront pas rendus
publics afin de ne pas compromettre le déroulement de l'enquête]. Compte tenu de la
durée de mon séjour à l'extérieur (1958 à 1972) et du handicap qui en résulte face à
la situation intérieure du pays, j'avais décidé de constituer parmi ces camarades, en
raison de leur expérience, le noyau du mouvement. Sur la base d'une utilisation
maximale des compétences, je me réservais les rapports du mouvement avec
l'extérieur et laissais aux camarades mieux expérimentés le soin de s'occuper des
problèmes intérieurs. Compte tenu de la méthode d'approche que j'ai utilisée pour
les contacter et qui consistait surtout à connaître leur mentalité et leur attitude vis-à-
vis du régime, aucun de ces camarades ne m'a réservé une réponse négative. La
méthode consistait à utiliser chacun de ces cadres au mieux de sa compétence et de
son expérience à la réalisation des objectifs du mouvement. La question qui
enveloppait tout, c'était la situation particulière du Fouta. Chacun de ces camarades
était originaire de cette région et était en rapport avec ses parents et ses amis et
pouvait de ce fait recevoir les échos de sa province ou de sa région particulière.
L'objectif final, face au régime, était de faire un travail de sape de longue haleine.
"Quant aux ressources à l'extérieur : en rentrant en 1972 en Guinée, j'avais deux
sources de revenus restées à l'extérieur : "1) Une source de 100 000 dollars, fruit de
mes économies, déposée à la Chase Manhattan Bank de New York et destinée à

260
financer mon traitement médical et celui de mon épouse à l'extérieur, et l'éducation
de mes enfants. Mais mon plan initial ayant été abandonné et ayant ramené en
Guinée ma femme et mes enfants, j'ai fait virer cette somme à la BGCE (Banque
guinéenne du commerce extérieur) ; je comptais l'utiliser pour la construction d'une
villa d'habitation à Conakry et pour refaire à Porédaka la case où a vécu mon père
durant toute sa vie.
"2) Une villa à Dakar immatriculée au nom de mon épouse (...). J'ai proposé au
Responsable Suprême de la Révolution, à mon retour en Guinée, la cession de cette
villa à notre gouvernement qui pourrait la faire utiliser par notre ambassade à Dakar.
Mais j'ai cherché en vain le titre foncier de cette villa qui doit se trouver dans l'une
de mes caisses.
"Cette situation a duré jusqu'à la rupture de nos relations diplomatiques avec le
Sénégal. "Pour mettre bas le régime, le mécanisme envisagé comportait trois
éléments : une action militaire intérieure ; un appui populaire sous forme de
mouvement de masse ; une action de soutien extérieur.
"Pour l'action militaire intérieure : les cadres militaires acquis au mouvement
devaient, profitant d'une occasion propice, arrêter les membres du comité central et
du gouvernement, les chefs militaires non acquis au mouvement et tous les cadres
qui tenteraient de s'opposer au fait accompli. En même temps, ils occuperaient tous
les points stratégiques. En annonçant leur action, ils lanceraient un appel au calme, à
la concorde et à la réconciliation nationales. Ils annonceraient comme objectifs du
mouvement la restauration économique rapide avec priorité à l'infrastructure et à
l'habitat ; la réconciliation nationale rapide bannissant toute discrimination ethnique
ou régionale ; et un travail intense de tous les enfants du pays pour la promotion
dans l'harmonie du bien-être social rapide au profit de tous.
"Quant au soutien populaire, il devait se manifester dès l'annonce du coup de force.
Son rôle consistait à donner la couverture psychologique à l'action militaire et à
écarter toute résistance éventuelle des éléments militaires, para-militaires ou civils.
Ce soutien devait prendre la forme de mouvements de masse dans les rues et sur les
places publiques, de la formation de comités de vigilance et d'appels à la population
mettant l'accent sur la liberté retrouvée et la réconciliation nationale.
"Enfin, s'agissant du soutien extérieur, il devait prendre la forme d'une intervention
militaire aérienne et navale pour appuyer l'insurrection intérieure. Elle devait venir
du Sénégal et de la Côte d'Ivoire sous forme de démonstration de force respectant
les objectifs du mouvement, en particulier celui de ne pas verser de sang pour
faciliter et hâter la réconciliation nationale
"C'est de ce plan à long terme que j'étais en train de discuter avec Dramé. Pour la
mise sur pied de la partie concernant l'action militaire intérieure, j'ai contacté
d'abord le lieutenant Alassane Diallo pour lui demander de tenter d'utiliser le camp
Samory comme terrain d'expérience pour préparer l'action. Alassane ayant échoué et
disant ne rien pouvoir faire, j'ai tenté de rallier le capitaine Kouyaté à la faveur de sa
disgrâce l'éloignant de Conakry. C'est avec Dramé que j'ai discuté de la préparation
de l'appui populaire en faveur du mouvement militaire. Compte tenu de sa
délicatesse et de son importance, cette phase devait être sérieuse, mûrie et préparée
avant d'être lancée, sous peine de catastrophe immédiate. Quant à l'appui extérieur,

261
il devait être discuté à l'occasion de mes sorties à l'extérieur pour chercher des
antennes sûres et efficaces. Malheureusement, faute de sortie, je n'ai eu aucune
possibilité d'action en ce domaine. La liaison organique entre ces trois secteurs
d'intervention était constituée par Dramé et par moi en attendant la mise sur pied
d'un état-major avec structure, moyens d'action et attributions définies.
"Sort réservé au gouvernement et aux cadres responsables du Parti État :
conformément à l'objectif de réconciliation nationale poursuivi par le mouvement
décidé à tout faire pour éviter que le sang ne coule, seuls les membres du comité
central et du gouvernement seraient systématiquement arrêtés et internés. Les autres
responsables ne seraient neutralisés que s'ils refusaient d'obéir aux ordres des
nouvelles autorités. Tous les responsables arrêtés ne seraient maintenus en détention
que pour la période minimum requise pour la normalisation de la situation du pays
et la prise de dispositions pratiques destinées à éviter que leur libération ne perturbe
l'ordre public et la sécurité.
"Composition du futur gouvernement (là encore, Sékou Touré a "différé" la
publication de la liste, laissant entendre que "certains hauts responsables actuels sont
compromis. C'est si grave qu'il vaut mieux garder le secret. De toute façon, l'enquête
se poursuit"). "Je reconnais avoir fauté par ambition, par inexpérience et par une
connaissance imparfaite du Parti démocratique de Guinée, de sa vigilance et de la
solidité de son système de sécurité. Au delà de moi, j'ai entraîné dans le gouffre de
nombreux cadres qui, sans moi, seraient restés fidèles à la Révolution. Je présente de
sincères excuses au peuple de Guinée, à son Parti-État et à son guide. Je sollicite la
clémence du Responsable Suprême de la Révolution pour me permettre de me
racheter par mon travail et mon dévouement et me permettre enfin de payer une
partie de mes dettes au peuple de Guinée.
"Signé : Diallo Telli"

Il faudra deux semaines de plus pour obtenir de Telli d'autres détails sur sa
"trahison", en particulier sur les implications étrangères. C'est le 22 août qu'au Palais
du Peuple, les militants prendront connaissance de la seconde partie de la
"déposition" de Diallo Telli, qualifié au passage d' "ingrat" par Sékou Touré, pour
qui il s'agit visiblement de l'accusation la plus grave à l'égard de quelqu'un qui lui
"doit tout". Dans ces nouveaux "aveux", on accuse Telli des faits les plus
répréhensibles, mais sans en apporter la moindre preuve crédible. Ceci n'empêche
pas Sékou Touré de s'écrier à propos des fameuses "implications étrangères" : "Nous
romprons les relations avec le pays qui aura choisi les antiguinéens contre la
République de Guinée."
Voici l'essentiel du texte étonnant que militants et diplomates médusés entendront
Diallo Telli prononcer d'une voix encore plus sourde que la première fois, la qualité
de l'enregistrement étant de surcroît particulièrement médiocre :

"C'est à Washington en 1971, lors d'une mission de l'OUA aux États-Unis, que le
secrétaire d'État américain Henry Kissinger m'a demandé, au cours d'un entretien
spécial, ma collaboration en vue de défendre et de préserver les intérêts américains

262
en Afrique et particulièrement en Guinée. En retour, il me promit, dans la plus
grande discrétion, la solution de toute difficulté que je porterais à la connaissance de
son gouvernement. Dans l'immédiat, il promit l'assistance de son gouvernement pour
ma réélection à Rabat en juin 1972 et, en cas d'insuccès, m'assurait un poste
important au sein de l'administration des Nations unies. Aucune prime ou rétribution
financière n'était envisagée avant le sommet de Rabat à partir duquel ma coopération
devait se concrétiser, sur la base d'un plan d'action discuté et arrêté d'un commun
accord. Mais après Rabat, je suis rentré directement à Conakry sans avoir repris
contact avec le secrétaire d'État américain Par la suite, l'ambassadeur Sherman, du
Liberia, m'a contacté à Conakry pour le compte des États-Unis.
"Mon recrutement par la CIA remonte à fin novembre 1974, après mon retour d'une
longue cure médicale de près de trois mois en Roumanie. L'ambassadeur Sherman,
multipliant ses marques de sympathie et d'intérêt ainsi que ses visites à mon
domicile, me proposa de m'aider à améliorer mes conditions matérielles et autres
dans la plus grande discrétion. A cette fin, il m'offrit d'utiliser mon expérience et
mes relations pour aider les États-Unis à protéger leurs intérêts nationaux en Guinée
et en Afrique. Moyennant cette coopération, Sherman me dit que le gouvernement
des États-Unis se chargerait de résoudre toutes mes difficultés matérielles et
favoriserait aussi ma promotion sur le plan politique par une assistance discrète et
appropriée. "J'ai accepté cette proposition à la condition expresse que la coopération
envisagée soit entourée de la plus grande discrétion et qu'en particulier lui-même,
Sherman, demeure jusqu'à nouvel ordre mon unique interlocuteur. Dans ce cadre,
j'ai fourni au gouvernement des États-Unis, par l'intermédiaire de Sherman, des
renseignements réguliers sur les grands événements de la vie intérieure guinéenne
ainsi que sur sa politique africaine et internationale.
"Sur le plan personnel et familial, promesse m'était faite de résoudre toutes mes
difficultés matérielles et financières. Sur le plan politique, le gouvernement
américain utiliserait tous ses atouts diplomatiques pour ma promotion rapide et ma
protection en cas de besoin.
"Pour nous aider à réaliser le complot en Guinée, le gouvernement des États-Unis se
proposait de déployer ses moyens politiques, diplomatiques et financiers. De même,
Washington devait utiliser son influence sur ses alliés occidentaux afin d'intensifier
et de coordonner leurs assistances à notre mouvement. En substance, ma
collaboration avec la CIA comportait de la part du gouvernement américain une
promesse d'aide politique, diplomatique et matérielle, ainsi que la protection en cas
de besoin, moyennant la fourniture de renseignements destinés à la défense et à la
sauvegarde des intérêts américains en Guinée. Naturellement, cette coopération
comportait, de part et d'autre, la promesse d'une collaboration étroite et fructueuse
dans l'avenir. Sherman m'a présenté si chaleureusement l'attaché commercial
américain que ce dernier me paraît être un des dirigeants de la CIA au niveau de
l'ambassade des États-Unis à Conakry
"Après le renversement de la situation, je devais assumer les fonctions de chef
d'État. Mais, par précaution, j'ai préféré confier la direction du pays à un état-major
militaire, compte tenu des aléas et des incertitudes sur le succès final. Seule, en
effet, une telle précaution pouvait permettre de faire volte-face et, au besoin,

263
d'amoindrir les conséquences du désastre en cas d'échec. Cette technique qui permet
aux auteurs réels de coups d'État de rester au début dans l'ombre a été souvent
utilisée avec succès lorsque le renversement de la situation demeurait un grand point
d'interrogation, quelles que soient les précautions prises ; ce qui est indiscutablement
le cas en Guinée. Naturellement, toutes les dispositions pratiques seraient adoptées
pour éviter que l'état major militaire ne s'incruste et ne monopolise le pouvoir à son
seul profit.
"Ma première rencontre avec le représentant de la CIA a eu lieu dans la résidence de
l'ambassadeur du Liberia qui m'a présenté l'attaché commercial américain ; c'était à
l'occasion de la fête du Liberia en 1975. Ce jour-là, nous avons eu de longs
entretiens sur ma vie et mes activités à Washington et à l'OUA. Mais, rapidement, la
conversation a tourné sur la situation en Guinée et les problèmes des Brigades
mécanisées de production (BMP). L'attaché commercial m'a demandé la position
exacte des cadres, les réactions des paysans et mon appréciation personnelle sur les
chances de succès de cette politique. Plus tard, il a cherché à savoir la situation
exacte de nos relations avec l'Union soviétique et les difficultés particulières pour la
fixation du prix de la bauxite de l'OBK (Office des bauxites de Kindia, mine à
l'époque exploitée par les Soviétiques). Il s'était également soucié de connaître la
position guinéenne face au conflit sino-soviétique et notre réaction sur l'attitude
chinoise face au problème angolais. Sur ces différents points, je lui ai fourni des
commentaires personnels (...).
"L'ambassadeur de Suisse (en fait, un chargé d'affaires, Benoît Frochaux) a eu un
premier et long entretien avec moi à l'aéroport de Conakry, alors que nous
attendions la visite d'un chef d'État étranger. La conversation a commencé autour de
l'École internationale de traduction et d'interprétariat de Genève, dont je voulais la
brochure à l'intention de mon fils aîné qui désirait suivre les cours de cette école.
Puis l'ambassadeur changea de sujet et aborda la situation en Guinée. Il commença
par se plaindre du manque de coopération et du mutisme excessif de tous les
officiels guinéens sur tout sujet de politique nationale ou internationale. Il
commença à me poser des questions mais, sans le savoir, il avait élevé le ton. Il
parlait avec des gestes et de façon si ostensible que j'ai dû le rappeler à l'ordre en
l'invitant à baisser la voix. L'arrivée de quelques diplomates, sans doute attirés par
notre conversation, mit fin à celle-ci. J'en étais vraiment soulagé.
"Lorsque l'ambassadeur m'apporta quelques semaines plus tard la brochure
demandée, il voulut naturellement reprendre l'entretien mais je réussis à le dévier
entièrement sur l'OUA et les problèmes africains à l'exclusion de ceux de la Guinée.
Cette précaution me semblait indispensable tant cet ambassadeur me paraissait
collant et peu discret.
"En dehors de ce que j'ai déjà précisé au représentant de la CIA lors de notre
rencontre à l'ambassade du Liberia, je confirme que, deux semaines plus tard, ce
diplomate m'a rendu visite à mon bureau. Le motif était la remise de la brochure
demandée pour la commande d'une voiture. Mais il a saisi l'occasion pour reprendre
les entretiens commencés lors de la première entrevue. C'est ainsi que nous avons
passé en revue la situation intérieure du pays, notamment la situation alimentaire, la
campagne agricole, la situation industrielle et minière, en particulier l'usine de

264
Matoto. Sur le plan extérieur, il s'est inquiété du resserrement des liens entre la
République de Guinée et Cuba et a précisé que, dans sa stratégie nouvelle, le
gouvernement soviétique utilisait de plus en plus Cuba comme pion numéro un sur
la scène africaine.
"L'Angola a fait l'objet de mes entretiens les plus longs et les plus suivis avec
Sherman, entretiens qui ont duré de fin 1974 jusqu'à son départ de Guinée, en 1976.
C'est également les discussions sur ce sujet qui m'ont fait comprendre qu'au-delà des
intérêts du Liberia Sherman était un émissaire des États-Unis. Il commença par me
demander si je savais que Neto était, dès les années soixante, inscrit au Parti
communiste portugais comme militant actif. Il m'informa que la plupart de ses
proches collaborateurs étaient également membres du Parti communiste portugais. Il
déclara que si l'Angola devenait indépendant sous la direction de tels hommes, ce
serait une situation sans précédent en Afrique et que nous aurions, bon gré, mal gré,
installé la guerre froide au sud de notre continent. Il fallait l'éviter à tout prix.
Comment faire comprendre cette grave réalité au président Sékou Touré et aux
autres dirigeants progressistes qui appuient le MPLA sans connaître l'affiliation
politique de ses dirigeants ? En conclusion, Sherman affirmait que l'intérêt de
l'Afrique commandait d'écarter Neto ou, tout au moins, de le tempérer dans le cadre
d'une réconciliation nationale permettant au pays d'accéder à l'indépendance dans
l'unité. Il souhaitait que le président Sékou Touré oeuvre dans ce sens. En résumé, je
confirmais que l'appui de la Guinée au MPLA qui remonte à 1960, ne tient aucun
compte de la couleur politique de ses dirigeants. Par contre, c'est après mûres
réflexions que la Guinée, après avoir soutenu le FNLA l'a finalement rejeté, ayant eu
en main les preuves irréfutables de la trahison des intérêts africains par un Holden
entièrement à la solde de l'impérialisme (...).
"Après l'annonce de la réconciliation franco-guinéenne, Sherman ne me cacha pas
que les États-Unis craignaient de faire les frais de la nouvelle situation. Il m'affirma
que, tout en se réjouissant de cette normalisation avec un allié occidental, les États-
Unis, qui avaient soutenu avec constance la Guinée tout au long de son conflit avec
la France, ne voulaient pas être écartés et leurs intérêts nationaux négligés. Par
ailleurs, affirmait-il, le Liberia, qui a tant oeuvré, pendant des années, pour la
réconciliation franco-guinéenne, ne voit pas pourquoi le président Sékou Touré ne
se réconcilierait pas avec le Sénégal et la Côte d'Ivoire. Ayant donné l'exemple en
rapprochant Mali et Haute Volta d'une part, Togo et Bénin d'autre part, le président
Sékou Touré devrait tirer les conclusions logiques de sa position et, par sa
réconciliation avec le Sénégal et la Côte d'Ivoire, supprimer toute source de tension
dans notre sous-région. C'est, affirmait-il, la seule chance de succès de la
Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest, récemment formée et
pour laquelle la contribution guinéenne a été déterminante. En réponse, je lui disais
ne pas voir comment cette normalisation pourrait compromettre les intérêts
américains. Mais s'agissant du Sénégal et de la Côte d'Ivoire, la position guinéenne
est connue (...).
"Le séjour de l'imam de La Mecque en Guinée après plusieurs visites officielles du
premier ministre guinéen dans les capitales arabes, la solennité et l'importance
données à cette rencontre, le fait que le président Sékou Touré lui-même ait tenu à
accompagner l'imam dans tous ses déplacements, alors qu'il s'est abstenu de le faire

265
pour plusieurs chefs d'État, tout cela a fort intrigué les diplomates occidentaux et
Sherman s'en est fait l'écho auprès de moi tout au long de la visite et même après le
départ de l'imam.
"C'est ainsi qu'il a voulu savoir si, réellement, la désignation du premier ministre
guinéen à la tête du comité d'État de coopération avec les pays arabes, si l'annonce
d'investissements arabes colossaux à Ayékoyé et enfin si cette visite exceptionnelle
de l'imam de La Mecque ne préparaient pas l'entrée imminente de la Guinée dans la
Ligue arabe.
"En effet, si la Ligue arabe a longtemps limité son recrutement aux seuls pays
arabes, depuis quelques années, en attirant d'abord la Mauritanie puis la Somalie,
elle s'est lancée dans une politique extensive. Enfin, selon Sherman, l'Occident en
général et les États-Unis en particulier considéraient comme une catastrophe, aux
répercussions imprévisibles, une éventuelle adhésion de la Guinée à la Ligue arabe.
"Après avoir longuement discuté des différents aspects de cette visite, je disais à
Sherman que l'accueil officiel et surtout les manifestations populaires qui avaient
entouré cette rencontre manifestaient bien le sentiment quasi unanime et l'adhésion
totale des populations guinéennes l'islam, à sa doctrine, à sa pratique et à son respect
pour ceux qui ont le privilège de la garde, de la protection et de l'administration des
Lieux saints de l'islam. Quant à l'adhésion de la Guinée à la Ligue arabe, j'affirmais
qu'à mon avis elle ne saurait se poser ni à présent ni dans un avenir prévisible, car
trop de choses séparent les options politiques guinéennes de celles découlant de la
charte de la Ligue et de sa politique concrète depuis sa création en 1945."

Pour "aider" Diallo Telli à rédiger cette nouvelle "confession", le comité


révolutionnaire a fait preuve d'une grande médiocrité. Le texte fourmille
d'inexactitudes et d'invraisemblances, que Telli n'aurait jamais admises, à moins
qu'il n'ait voulu là encore laisser à l'intention des observateurs des traces évidentes
de la fausseté des "aveux". Prenons en quelques exemples au fil de cette longue
déposition.
Henry Kissinger, pour commencer, n'était pas secrétaire d'État à la date indiquée
(1971), puisqu'il n'a été nommé à ce poste qu'en juillet 1973. Par ailleurs, il était
notoire que Kissinger ne s'intéressait guère à l'Afrique, et il n'eut certainement pas
consacré un "entretien spécial" à recruter Telli pour la CIA. Si cet organisme avait
dû s'intéresser à Diallo Telli - et il est probable que des responsables de la CIA ont
tenté, pour Telli comme pour bien d'autres, de le sonder à un moment ou à un autre -
, cela aurait été bien des années auparavant. Il aurait été judicieux, en effet, de
s'intéresser à lui alors qu'il représentait la Guinée à l'ONU et aux États-Unis, ou
lorsqu'il commençait à mettre en place l'administration de l'OUA, et non pas alors
qu'arrivé à l'âge mûr, il s'apprêtait à regagner son pays dans des circonstances
notoirement délicates et particulièrement défavorables pour exercer une influence
sur la défense des positions américaines en Guinée. L'ambassade des États-Unis à
Conakry était toujours composée de gens de qualité, aimant le pays où ils servaient
et fort bien renseignés : ils n'auraient certainement pas songé à confier le sort des
intérêts américains à un ministre peul tel que Diallo Telli dans la conjoncture de
l'époque. Affirmer que Kissinger aurait promis l'appui américain à Diallo Telli pour

266
qu'il puisse obtenir, soit sa réélection comme secrétaire général de l'OUA, soit un
poste important aux Nations unies, témoigne également d'une complète
méconnaissance de la réalité internationale. Les recrutements à l'ONU dépendent de
beaucoup de facteurs sur lesquels les États-Unis n'ont aucune influence, et Telli le
savait bien : sa propre tentative auprès de Kurt Waldheim en février 1972 pour se
faire recruter ne donna aucun résultat.
Que les États-Unis aient songé à renverser le régime de Sékou Touré (lui-même
soupçonné par certains d'être un agent de la CIA !) au moment même où ce dernier,
qui n'avait jamais réellement menacé les intérêts économiques américains, même à
sa période la plus radicale, commençait à infléchir sa politique pour se rapprocher
des pays plus modérés, est également peu crédible : au moment de la découverte du
"complot peul", Sékou Touré refusait aux avions soviétiques de continuer à utiliser
l'aéroport de Conakry pour leurs vols d'observation sur l'Atlantique ! Quant à
affirmer que les États-Unis étaient inquiets devant la perspective de voir les relations
franco-guinéennes se rétablir, nous pouvons témoigner personnellement du
contraire : Terence Todman, qui était l'ambassadeur en poste au moment des
négociations, et ses successeurs William C. Harrop et Oliver S. Crosby nous ont
régulièrement aidés et nous ont donné de précieuses indications pour notre mission.
Le contenu enfin des conversations que Telli aurait eues avec ses interlocuteurs
américains, libériens ou suisses reste d'une grande banalité et n'aurait certainement
rien appris de nouveau à des personnes quelque peu averties des relations
internationales et des engagements guinéens.
L'auteur a été à plusieurs reprises en relations avec Henry Kissinger (la dernière fois
à New York en novembre 2009), et ce dernier, qui a répondu à nombre d'autres
questions, n'a jamais voulu s'exprimer à propos d'éventuelles relations avec Diallo
Telli.

267
CC@U@ 0

ÉCHANGE DE LETTRES
ENTRE DIALLO TELLI
ET SÉKOU TOURÉ

1) Lettre de Sékou Touré à Diallo Telli


Conakry, le 23 décembre 1976

Telli,
Au-delà de nos responsabilités respectives devant notre peuple et l'Histoire, nous
pensons que tu es bien placé pour coopérer étroitement avec la Révolution. Si
pendant dix-neuf jours de souffrances, tu t'es obstiné à utiliser le droit des autres
pour prouver ton innocence, nous ne pouvons nous fier à cette littérature juridique.
Comme tu as dû le constater, notre peuple est devenu un peuple majeur hautement
responsable. Le CNR et nous-mêmes avons volontairement limité les dégâts. En
effet, l'ex-colonel Lamine Diallo, l'ex-gouverneur Ibrahima Diallo, Mountaga Baldé,
Yaya Keita, Sékou Yansané, etc. changeront de poste ou seront mis à la retraite,
mais ne seront pas arrêtés. Nous précisons avec des preuves à l'appui que tous ceux-
ci sont des complices actifs ou passifs du vaste complot que tu as ourdi contre notre
peuple et ses légitimes représentants. Ton seul souci étant de parvenir au pou voir au
sein d'un régime réactionnaire, tu n'hésites pas à entraîner le maximum de cadres
même intègres dans ta trahison en vue d'aboutir à un soulèvement populaire où le
Parti-État de la Guinée perdrait le contrôle de la situation.
Nous proclamons solennellement notre volonté de mettre à ta disposition toutes les
archives au sujet de la cinquième colonne. Sur toutes ces listes tu figures en tête.
Nous n'avons pas peur de toi. Nous n'avons peur que de notre peuple et de Dieu.
Nous pouvions te faire arrêter à l'aube de notre indépendance. Nous ne l'avons pas
fait. Malgré ton comportement antipeuple, nous pensions qu'il nous appartenait de te
donner la chance de te racheter aux yeux de notre peuple et de sa glorieuse histoire.
Ce faisant, nous avons agi contre la volonté de notre peuple et de celle de nos plus
proches collaborateurs. Jusqu'ici, nous continuons à penser que rien n'est perdu pour
toi. Car si ton apport au Parti a été jugé très insuffisant depuis notre indépendance, là
où tu es aujourd'hui, tu peux faire des livres pour rendre service à ce Parti qui t'a
grandi.
L'idéologie de notre Parti n'étant pas une idéologie figée, nous te demandons de
nous préciser exactement le rôle que tu pourrais jouer pour notre pays largement
ouvert sur le reste du monde. En vantant tes mérites créés de toutes pièces, la presse
réactionnaire compromet la visite que le nouveau président de la République
française a accepté de rendre à notre peuple. Désormais, ton sort est lié à ta sincérité
pour le Parti-État de Guinée.

268
En pensant que pour une fois tu sauras te mettre aux côtés de peuple, nous te
rappelons que tu es encore utile à ta famille.
Prêt pour la Révolution !
Ahmed Sékou Touré.

2) Réponse de Diallo Telli à Sékou Touré

Boiro, le 24 décembre 1976


Au président Ahmed Sékou Touré !

Cher président,
En recevant ta lettre datée du 23 courant, j'ai voulu y répondre par une longue et
profonde lettre. Mais le nouvel environnement qui m'a été créé m'en empêche.
Toutefois, tu voudras bien m'entendre sur deux points : un éventuel soulèvement
populaire et mes nouvelles préoccupations.
Concernant le premier point, l'histoire nous a montré que tous les régimes dont
l'assise repose sur le mensonge et la force périssent par la force. Ce soulèvement
populaire qui te hante, je ne l'ai jamais souhaité pour mon pays, mais il est
inévitable. Il a été obtenu de moi une déposition dans laquelle je devais être
président de la République de Guinée à la suite d'un coup de force. Très sincèrement
entre nous, soyons sérieux. Tu sais que j'ignore tout de ce scénario. Puisque je
l'ignore, comment veux-tu que j'entraîne des personnes dans ma soi disant trahison
dont je nie l'existence tant au fond qu'à la forme. Toi et moi, nous sommes d'accord
sur un point : il y a eu trahison. Mais c'est moi la victime. Car, selon moi, si j'ai trahi
la Guinée et l'Afrique au profit du PDG, ce dernier m'a trahi. Aujourd'hui
effectivement, je me reproche d'avoir livré de nombreuses populations à une vaste
campagne de haine. Mais Dieu est grand. Les populations soussous pour lesquelles
j'ai une grande estime et admiration sauront rester plus grandes que toi et moi.
Pour aborder le deuxième volet de ma lettre, tous ceux qui me connaissent savent
que je ne suis pas naïf. Depuis que je suis dans la cellule 54 au camp Boiro, mon
seul souci est de savoir comment trouver la voie vers mon créateur. Pour cela, je
m'emploie à Le prier pour implorer Son pardon. Je sais que j'ai été en partie victime
de mon éducation et peut-être de ma religion. Car, dans une famille où il n'existe pas
de morale sociale, celui qui en a une est naturellement désigné comme victime. Mon
unique sauveur est Dieu. Il est trop tard pour Lui demander de me sortir de Boiro.
En dernière analyse, j'ai une grande part de responsabilité dans cette triste fin qui me
guette. Je Le prie tous les jours pour que mon sang et mon innocence servent à bâtir
une Guinée libre. Pour ce qui est de ma famille, je ne peux lui être d'aucune utilité
aujourd'hui. Je n'ai jamais pu penser au respect, à l'amour, à l'estime et à la
confiance que le beau peuple qui l'a engendrée m'a témoignés sans me reprocher
tous les torts que je lui ai causés.
Malgré ton engagement par écrit de faire passer mon authentique déclaration à la
radio, je doute que tu le fasses. Et pourtant, elle revêt pour moi une grande

269
importance, car à défaut d'un testament proprement dit, elle me permet de
communier avec tous ceux qui m'accordent ce crédit moral que tu voudrais effacer.
Tout en insistant avec force sur mon incapacité à être à la hauteur de ce qu'ils
attendaient de moi, je voudrais leur dire que les guerres ont toujours imposé des
sacrifices, et que la perte d'un soldat ne doit pas signifier l'abandon de la guerre. Je
dois leur apprendre que je ressemble à un de ces généraux dont la valeur réelle ne
dépasse pas celle d'un soldat moyen. Je sais qu'ils se sont toujours montrés généreux
avec moi, aussi face à ma triste fin, je prie et leur reste reconnaissant. Je sais qu'au
bout du chemin, ils me trouveront au sein de leurs rangs, à la place du soldat moyen
que j'ai toujours été. Ce grand arbre qu'aux yeux de certains j'ai été, ne leur a donné
ni ombrage ni fruits. Qu'il soit abattu et donne du bois à leurs foyers.
Un grand contemporain nous a appris que lorsque tout un peuple boit la même eau,
écoute la même musique, lit le même journal, porte la même tenue, etc., il est
difficile aux individus qui le composent d'affirmer une personnalité. Je n'ai pas fait
dérogation à cette règle. Mais j'ai la ferme conviction que cette personnalité existe et
qu'elle émergera d'un des quatre coins de notre merveilleux pays et qu'elle donnera
la parole à ses fils, afin qu'ils exposent à l'appréciation de la patrie l'apport de chacun
de nous. Parce que j'ai trahi la Guinée et l'Afrique au service du PDG, rien
n'empêchera le poids de la patrie d'écraser mon corps afin d'en extraire le sang et
l'âme que je suis indigne de porter. Le fils hors mariage que j'ai été pour la Guinée et
l'Afrique ne mérite pas les honneurs de la patrie.
Je demande à tous les hommes et à toutes les femmes de fouiller au plus profond de
leur générosité afin d'implorer pour moi le pardon d'Allah. Merci à Allah qui m'a
créé. Merci à la Guinée, à l'Afrique et aux hommes du reste du monde qui, malgré
mes minces qualités d'homme, ont voulu me faire naître, m'élever, m'aimer, et
respecter en moi la créature d'Allah le Tout-Puissant. Je souhaite qu'après moi en
Guinée, en Afrique ou en n'importe quel lieu du monde des enfants, des vieillards et
des femmes ne paient plus de leur vie l'irresponsabilité d'hommes qui, au lieu de
créer et d'entretenir la liberté, la torpillent.
Vivent la justice et la liberté !
Diallo Telli.

3) Réponse de Sékou Touré à Diallo Telli

Conakry, le 12 janvier 1977

Telli,
Après lecture de ta lettre du 24-12-76, nous ne comprenons pas que tu sois résigné à
cette mort que tu es en train de préparer toi-même. Lorsqu'un homme choisit
délibérément la trahison, il oublie souvent qu'aux yeux de sa propre famille, il peut
demeurer un trésor pour celle-ci. Que tu refuses d'aider la Révolution comme nous
l'avions souhaité dans notre lettre du 23-12-76, rien n'est plus normal pour la classe
antipeuple que tu persistes à représenter.

270
En te posant cette question nous n'étions pas dupe. Ta réponse était connue d'avance
par nous. En ce qui nous concerne, toute notre vie est consacrée à notre peuple. Et à
aucun moment nous n'hésiterons à appliquer les décisions qui vont dans le sens du
devenir heureux de notre peuple. Si d'un commun accord le Conseil national de la
Révolution et nous-mêmes, nous avons volontairement limité les dimensions de ton
vaste complot, nous n'avons peur ni de toi ni moins encore de tes complices. Grâce à
l'humanisme naturel de notre Révolution populaire et démocratique, notre peuple te
nourrira dans ses prisons en vue de te restituer un jour, sain et sauf, à ta propre
famille. A cet effet, des instructions seront données à Siaka qui en assurera
l'exécution. Nous t'assurons par la même occasion de notre volonté de faire passer ta
déclaration à la radio et dans les pages de notre quotidien Horoya. Au moment
opportun Siaka fera l'enregistrement.
Nous t'invitons à trouver ici nos très sincères amitiés que ton acte n'a pu effacer.
Prêt pour la Révolution !
Ahmed Sékou Touré.

4) Réponse de Diallo Telli à Sékou Touré

Boiro, le 13 janvier 1977


Au président Ahmed Sékou Touré

Président,
Bien que je dispose encore d'un grand stock de courage et de morale, ta lettre, à
cause de mon état physique, risquait d'être sans suite. Mais le bon sens m'oblige de
te répondre. Je le ferai sur deux points : ta propre question et mes préoccupations
éternelles.
L'on dit souvent qu'il ne faut pas demander des conseils à quelqu'un qui se noie. Si
je devais être d'une quelconque utilité à ta nouvelle politique, je ne serais pas là où je
suis. Pour l'observateur, l'avènement de cette politique semble être lié à ma présence
ici. Et aujourd'hui tu sembles persuader ceux qui nous entourent que je constituais
l'obstacle à cette ouverture. Or, dans l'exercice de mes fonctions, je n'ai jamais été
consulté sur ce genre de question. Je pense que ton parti dispose toujours de ses
grands penseurs susceptibles d'opérer l'amorce de ta nouvelle politique.
Intérieurement, je suis très content d'apprendre par ta propre voix ce virage politique
tant souhaité par notre peuple. Si quelques-uns d'entre nous n'ont pas été écoutés
lorsqu'ils évoquaient cette nécessité brûlante, dans leur agonie ou de leur tombeau,
ils se réjouiront pour notre peuple d'apprendre cette nouvelle ; mais, si je m'en tiens
à ce que me disaient mes parents, j'ai bien peur que, pour toi, l'hyène reste toujours
l'hyène. En refusant d'écouter les uns, ta nouvelle politique risque de manquer les
autres qu'elle vise.
Président, et ce sera le deuxième point, je crois que pour des raisons qui te sont
personnelles et que je ne veux pas évoquer ici, tu vas épargner à nos familles
l'horreur de notre mort publique par pendaison ou fusillade. Mais je t'ai découvert à

271
Boiro, et tout laisse à penser que mes jours sont désormais comptés. Depuis, je suis
à cheval entre ce monde régi par ton humeur et celui où d'Allah notre créateur
commun nous attend tous les deux. Étant musulman pratiquant, je ne me suiciderai
pas. Je répondrai à l'appel d'Allah par mes sommaires prières. Le moment venu je te
demande de faire vérifier si mon comportement a bien été celui que je dis : je
n'appellerai ni Siaka, ni Moussa190, ni encore moins toi. Je n'appellerai qu'Allah le
Tout-Puissant. Je sais que Lui seul pourra me répondre.
Vivent la Justice et la Liberté.

190
Siaka est le commandant Siaka Touré, commandant du camp Boiro, dont il a déjà question
à plusieurs reprises et dont il sera encore question ultérieurement. Moussa : il pourrait s'agir
de Moussa Diakité, à l'époque ministre mais plus probablement de Moussa Keita,
commandant en second du camp, dont l'auteur a recueilli le témoignage à Paris en 2003.

272
CC@U@ W

Article de Philippe Decraene paru dans "Le Monde"


du 15 septembre 1976

Guinée : Laborieuse réconciliation entre Paris et Conakry


M. Seydou Keita, ambassadeur de la République de Guinée en France, doit remettre,
mercredi 15 septembre, à M. Giscard d'Estaing. un message personnel du président
Sékou Touré. Ce texte est une réponse au message que le président de la République
avait adressé au chef de l'État guinéen le 19 août dernier.
Les relations franco-guinéennes sont, en principe, normalisées depuis le 14 juillet
1975, date à laquelle un communiqué commun a simultanément été publié à Paris et
à Conakry tandis que dix-huit ressortissants français, arrêtés pour complot, étaient
remis en liberté par M. Sékou Touré. Cependant, depuis qu'en janvier dernier les
deux pays ont procédé à un échange d'ambassadeurs, le dialogue reste difficile entre
les deux capitales.
Les six cents Français qui vivent actuellement en Guinée avaient pourtant accueilli
avec soulagement l'annonce de la venue à Conakry de M. André Lewin, nouvel
ambassadeur de France (le poste était resté fermé plus de dix années, les Italiens
assurant la défense des intérêts français). Depuis lors, non seulement les sociétés
installées en territoire guinéen, comme Pechiney ou UTA ont pu poursuivre leurs
activités, mais de nouveaux liens ont été établis en un an : signature d'un contrat
avec Renault-Saviem pour l'achat de cinq cents camions, de tracteurs, d'autobus,
etc. ; accord avec la société Francorail pour la réfection de la vole ferrée reliant
Conakry à Kankan ; prise de participation de 4% dans le capital de la société minière
Mifergui-Nimba par les groupes Usinor et Solmer : conclusion de contrats avec
Berliet, etc.
D’autre part, les partisans du rapprochement franco-guinéen ont noté avec
satisfaction, pendant plusieurs mois, que M. Sékou Touré s'était abstenu de critiquer
la politique française en Afrique. Ni l'attitude ambiguë adoptée par le gouvernement
de M. Chirac à l'égard de l'Angola, ni le problème de Mayotte, ni la vente de
centrales nucléaires françaises à la République Sud-Africaine. n'ont donné lieu à
polémique.
Cependant, depuis quelques semaines, le président de la République de Guinée a
repris ses attaques contre la France et certains de ses partenaires africains. Il
reproche à Paris d'entretenir de trop bons rapports avec la Côte-d'Ivoire et le
Sénégal, accuses de nouvelles tentatives de subversion en territoire guinéen. A
Abidjan et à Dakar, on parle de “montage macabre” (1) à propos de ces accusations.
La récente dénonciation à Conakry du “racisme peul”, (le Monde du 25 août)
pourrait expliquer la nouvelle attitude de méfiance de M. Sékou Touré. Après
l'arrestation pour complot de M. Diallo Telli, ancien secrétaire général de l'OUA, le
président guinéen n'a pas hésité à lancer l'anathème contre l'ethnie peule, dont fait

273
partie M. Telli. Or les Peuls du Fouta Djallon furent parmi les rares Guinéens à voter
pour l'entrée de leur pays au sein de la Communauté franco-africaine, lors du
référendum de septembre 1958, choix qui ne leur a jamais été pardonné par les
dirigeants de Conakry.
Le fait que la France continue d'accorder asile à des réfugiés politiques guinéens
irrite au plus haut point M. Sékou Touré, qui n'a pas non plus obtenu de la Côte-
d'Ivoire et du Sénégal que les exilés guinéens soient extrades pour lui être livrés. Le
président de la République guinéenne est d'ailleurs persuadé que, sous couvert de
sentiments humanitaires, certains Français hostiles à son régime aident
clandestinement les réfugiés politiques à poursuivre une action subversive contre lui.
Toutefois, le changement de premier ministre à Paris a été bien accueilli par les
dirigeants de Conakry qui estiment que, contrairement à M. Chirac, dont ils
soupçonnaient les amis d'apporter une aide active aux opposants guinéens (2), M.
Raymond Barre adoptera une attitude compréhensive à leur égard.

PHILIPPE DECRAENE

(1) Notamment dans "Voix d’Afrique" de septembre.


(2) "Le Monde" du 31 août 1976

274
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Né à Brazzaville le 17 août 1924, Jean-Paul-Marie Alata passe


son enfance au Congo, au Liban et en Syrie, où son père - d'origine
corse - sert dans l'armée comme officier d'artillerie coloniale. Après la
mort de ce dernier, de retour en Afrique, sa mère (en fait, sa belle-
mère) installa une sorte d'auberge combinée avec une ferme d'élevage
à Foulakary près de Brazzaville, la "Ferme Alata" ; cette femme
originale au caractère fortement affirmé et parfois violent, alternait
dans son établissement, très populaire, manifestations royalistes,
méchouis d'associations diverses et soirées dansantes, cependant que
dans une annexe, elle exhibait aux visiteurs médusés des bocaux de
formol contenant des foetus et des embryons humains ou animaux.
Sans nul doute perturbé par cette enfance itinérante et quelque peu
marginale, Alata, d'abord étudiant en droit à Paris, puis jeune résistant,
songe à faire carrière dans l'armée et suit les cours de l'École militaire
interarmes de Coëtquidan (il semble qu'il ait été capitaine dans la
réserve). Puis il démissionne, pour devenir stagiaire et ensuite cadre
des Trésoreries Outre-mer ; conformément à son souhait de revenir
"chez lui" en Afrique, il est affecté au lendemain de la guerre à Saint-
Louis du Sénégal, alors capitale commune de la Mauritanie et du
Sénégal ; il y reste pendant dix ans, militant d'abord au sein du RPF,
puis à la SFIO (il est Commissaire aux Jeunesses socialistes SFIO de
Saint-Louis du Sénégal et membre de la Commission Exécutive
Fédérale de la SFIO Sénégal-Mauritanie) et en même temps à Force
Ouvrière191. Membre de la Commission exécutive du travail de l'AOF,

191
Un certain Alata milite dans les années 47-48 dans les rangs de la section de Saint-Louis
du Sénégal de la formation gaulliste RPF (il est cité fréquemment dans le livre de Robert
Bourgi, "Le général de Gaulle et l'Afrique noire" (Paris, LGDJ, 1980). Il ne m'avait pas été
il y fait la connaissance de Sékou Touré, auquel le lie rapidement une
réelle amitié. Muté en Guinée en mai 1955 comme payeur-chef de
service au Trésor, il y poursuit avec lui leurs longues discussions sur
la création d'une nouvelle centrale syndicale purement africaine. Dans
le bureau de la CGTA de Guinée - constitué le 6 mai 1956 et dont
Sékou est le secrétaire général - Alata est conseiller technique.
Politiquement, Alata s'inscrit d'abord à la Démocratie Socialiste de
Guinée (DSG) aux côtés de Barry Ibrahima, dit Barry III, et en
devient même secrétaire général adjoint, avant de rallier en 1957 le
PDG de Sékou Touré. Menacé d'une nouvelle mutation192, il
démissionne de l'administration et ouvre un cabinet d'expert-
comptable, puis fonde, au moment de l'indépendance, la Société des
Pêcheries guinéennes ; il mène alors une vie assez bourgeoise et plutôt
prospère. Il est l'un des rares Européens à militer pour le "non" au
référendum de 1958.
Rapidement il s'engage dans la vie politique active ; en 1960,
Sékou le nomme inspecteur des affaires administratives et financières
à la présidence ; il occupe après 1963 divers postes dans des cabinets
ministériels (Justice, directeur de cabinet aux Finances et au Plan en
1966, au Commerce en 1967). Il enseigne aussi la comptabilité et
l'économie politique à l'Institut Polytechnique Gamal Abd El Nasser
de Conakry. Il est nommé inspecteur général du commerce le 8
novembre 1964 (le jour même où est adoptée la Loi-cadre qui
radicalise les mesures contre les commerçants) et administrateur
général des biens saisis et vacants (poste qui lui donne la haute main
sur les propriétés des Français et Libanais qui ont quitté le pays ou qui
ont été emprisonnés) ; il est en particulier chargé de réprimer la
délinquance économique193. En 1967, il est nommé directeur général
aux affaires économiques et financières à la présidence.

possible, à cause de l'absence de prénom, de déterminer s'il s'agissait bien de la même


personne ou d'un homonyme ; le professeur Jean Suret-Canale a confirmé à l'auteur qu'il
s'agissait bien du même homme.
192
Alata a affirmé que cette mutation était due à ses engagements politiques de l'époque ;
mais selon certains témoignages, elle serait en fait une sanction disciplinaire : Alata aurait été
pris à accorder des ristournes fiscales à des commerçants syro-libanais ou français,
moyennant finances, évidemment.
193
Voir en annexe 1 la relation d'une de ses "inspections" à l'intérieur du pays, et la manière
dont Sékou Touré a réagi à ce propos.

276
Se considérant comme un "Africain blanc", il prend après
l'indépendance la nationalité guinéenne (elle lui est accordée par un
décret du 23 août 1960). Ses prises de position sont négatives vis-à-vis
des intérêts français en Guinée ; son attitude est très radicale (Sékou
Touré affirma un jour à l'auteur que la plupart de ses mesures "anti-
françaises" lui avaient été inspirées par Alata !) ; il a même proposé à
Sékou Touré - qui n'a pas retenu l'idée - de former un corps
expéditionnaire guinéen pour aller combattre les troupes françaises en
Algérie194 ; aussi n'est-il pas surprenant que le gouvernement français
recoure contre lui à la procédure très exceptionnelle de la déchéance
de la nationalité française (décret du 19 juin 1962). Alata est
finalement le seul ressortissant français à être frappé par cette mesure,
qui avait été envisagée parallèlement, à la demande formelle du
Premier ministre Michel Debré, à l'encontre de quelques autres
Français - en général communistes ou progressistes - qui se sont mis
au service de la Guinée : des enseignants comme le professeur Jean
Suret-Canale ou Mademoiselle Christiane Grange, ou des économistes
comme Gérard Cauche195.
Entre temps converti à l'Islam, Jean-Paul Alata s'était séparé de sa
première femme (une Française, prénommée Renée), s'était marié
localement avec une Guinéenne prénommée Aïssatou, puis avait
épousé (selon la tradition guinéenne), le 6 novembre 1969, Nantenin

194
Pierre Rossignol, emprisonné à Kindia de son arrestation d'avril 1960 jusqu'au 1er avril
1962 au titre du "complot français", témoigne toutefois de la reconnaissance à Alata, qui à la
demande de Sékou Touré, y a rendu visite certains prisonniers - notamment le suisse Francis
Fritschy - plus d'un an après leur incarcération - sans doute au moment du voyage en Guinée
de François Mitterrand et Pierre Mendès-France en août 1961 - mais n'avait pas obtenu de
Sékou l'autorisation de rendre visite à Rossignol lui-même, considéré comme l' "âme" du
complot ; en revanche, Rossignol l'a entendu (à travers la porte de sa cellule) demander aux
gardiens de mieux le traiter ; suite à cette visite, la porte de la cellule de Rossignol demeurait
souvent entrebâillée et il reçut une couverture et quelques objets pour améliorer sa vie
quotidienne (selon Pierre Rossignol, dont il a déjà été question dans le chapitre 44 sur le
"complot pro-français", entretien avec l'auteur à l'hôtel Ibis de Poitiers-Futuroscope, 23
février 2003)
195
Archives Michel Debré conservées à la Fondation nationale des sciences politiques, carton
2DE 73 (avril 1959-février 1962). Consulté sur cette éventualité, l'ambassadeur Pons donna
un avis motivé très hostile à ces mesures en ce qui concerne les trois intéressés, mais n'émit
aucun avis contraire en ce qui concerne Alata. Un autre Français très engagé, Maurice
Gastaud, qui a dirigé à Conakry pendant cinq ans une école de cadres financée par la
Fédération syndicale mondiale (FSM) n'est pas mentionné dans ces correspondances
(conversation téléphonique de Maurice Gastaud avec l'auteur, 16 juillet 2002, et rencontre
avec lui quelques jours plus tard à Paris).

277
Kanté, monitrice d'enseignement sportif (plus précisément de
natation) au ministère de la jeunesse196.
Arrêté à son tour le 11 janvier 1971, interné au camp Boiro, il fut
amené, après avoir été lui-même torturé, à participer au bout de
quelques semaines aux interrogatoires de ses codétenus, à les
convaincre d'avouer leurs "activités contre-révolutionnaires" et à les
aider à rédiger des dépositions accusatrices pour eux-mêmes et pour
d'autres ; c'est une fonction qu'Ismaël Touré, président du Comité
révolutionnaire, qualifiait d' "expert"197.
Un fils lui étant né alors qu'il était déjà emprisonné198, Sékou
Touré et le comité révolutionnaire exerçaient sur lui le chantage que
l'on imagine. Comme il le faisait parfois avec ceux des détenus qu'il
connaissait bien, Sékou téléphonait ou écrivait à Alata, mêlant
proclamations de fidèle amitié, félicitations pour leur engagement en
faveur de la Révolution et promesses de libération : Sékou Touré
savait à merveille doser espoirs et menaces, séduction et sévérité,
indifférence complète et rappel ému des relations d'autrefois. Jusque
dans l'enfer des camps, certains détenus y sont restés sensibles.
Alata fut finalement libéré le 14 juillet 1975199, en même temps
qu'un groupe d'une vingtaine de Français, qui ne lui pardonnèrent

196
Voici les renseignements fournis par Jean-Paul Alata lui-même à l'auteur, dans une lettre
du 4 janvier 1976 dont je ne puis citer que des extraits : "Ma femme s'appelle TENIN
KANTE. Elle est née à SIGUIRI le 28 janvier 1948, d'après les indications de sa carte
d'identité, mais en réalité deux ans plus tôt. Son père vit toujours. Il est établi bijoutier à
KANKAN auprès du marché et y est très connu. MOUSSA KANTE a été un des meilleurs
artisans de GUINÉE. Elle doit travailler comme monitrice d'Enseignement au Ministère de la
Jeunesse et de la Culture. Un de ses oncles, TRAORE SEKOU FANTA MADY, autrefois
mon collaborateur, était inspecteur de police à CONAKRY. Mon fils AHMED SEKOU
ALATA est né le 7 Août 1971 à l'Hôpital DONKA..."
197
Ce rôle d' "expert" est bien relaté dans l'ouvrage d'Alpha Abdoulaye Diallo Porthos, "La
Vérité du ministre" (Paris, Calmann-Lévy, 1985 ; nouvelle édition L'Harmattan, 2005)
198
Ce fils fut prénommé Ahmed Sékou Alata ; bien qu'emprisonné et durement traité au camp
Boiro, Jean-Paul Alata conservait vis à vis de Sékou des sentiments fraternels d'admiration !
199
Alata ne figurait pas parmi les 18 prisonniers initialement libérés le 14 juillet 1975.
L'auteur retourna alors voir le président guinéen en lui faisant valoir qu'une libération
seulement partielle des ressortissants français ne satisferait pas le gouvernement de Paris et
qu'il fallait absolument libérer toux ceux qui figuraient sur une liste que l'auteur avait en sa
possession. Sur cette liste, que l'auteur avait établie à titre personnel et qui n'avait aucune
valeur officielle, figuraient plusieurs double-nationaux franco-libanais et franco-guinéens,
ainsi que Jean-Paul Alata (avec la mention : déchu de la nationalité française). Sékou Touré
prit alors la décision de libérer quatre détenus supplémentaires, trois franco-libanais et Alata.
L'objectif de l'auteur était évidemment d'obtenir le plus de libérations possible, quelles que

278
jamais son attitude passée, ni ses activités au camp Boiro. Sans la
présence de l'auteur à ses côtés dans l'avion de la SABENA qui
ramenait les détenus libérés vers l'Europe dans la nuit du 14 au 15
juillet 1975, ses compagnons de captivité lui eussent fait subir un très
mauvais sort.
Une semaine après son retour en France, Alata écrivait une
première lettre à l'auteur :

"Le 22 juillet 1975


Cher Monsieur,
Je m'excuse d'avoir à vous importuner mais vous êtes, en fait, le
seul lien que j'ai avec un monde qui est devenu pour moi un monde
étranger...
Comme je vous l'avais signalé dès votre première et si humaine
prise de contact avec nous dans l'avion au départ de Conakry, mes
problèmes ne sont pas tous facilement compréhensibles, et en tout état
de cause ils sont profondément différents de ceux de mes codétenus,
libérés le 14 juillet 1975.
1°) Je suis officiellement déchu de la nationalité française depuis
1962
2°) Je suis ipso facto par le jugement du 25 janvier 1971 déchu de
la nationalité guinéenne
3°) Ayant obtenu légalement en 1969 à Conakry un jugement de
divorce avec ma première femme française - jugement que j'avais fait
signifier en France -, je sais maintenant que rien n'en a été transcrit
bien que ma femme soit depuis - de juillet 1970 à juillet 1971 -
revenue vivre à Conakry au foyer de mon fils aîné et avec un
passeport à son nom de jeune fille
4°) Je me suis fort légitimement remarié en octobre 1969 à une
guinéenne, Nantenin Kanté, que je n'entends absolument pas
abandonner à son sort

fussent les conditions de nationalité réelle des détenus. Dans l'avion de la SABENA qui
ramenait les prisonniers vers Bruxelles (en passant par Monrovia et Abidjan), Jean-Paul Alata
ne dut qu'à la présence de l'auteur à ses côtés de ne pas être malmené sérieusement par ses
anciens codétenus.

279
5°) J'ai eu de cette femme un enfant, né pendant ma détention le 7
mai 1971, enfant que le Président Ahmed Sékou Touré a accepté, le 7
août 1971, de me faire présenter par sa mère - ma femme - au bureau
du Capitaine Touré Siaka (N.B. : le commandant du camp Boiro)
6°) Mon fils s'est marié légitimement en 1967 avec une jeune
guinéenne dont il a eu deux enfants : Jean-Paul Fama Alata le 28
septembre 1967 et Miriam Alata le 2 juillet 1970. On l'a expulsé de
Guinée en juillet 1971 et depuis, malgré plusieurs lettres personnelles
au Président Sékou Touré, il n'a pu obtenir ses enfants...
7°) Si le Gouvernement français m'a déchu en 1962, j'ai eu - sur
un plan très particulier et que je ne puis facilement exposer autrement
que de vive voix - à rendre pendant de longues années - en fait de
1964 à mon arrestation - des services entièrement bénévoles, mais fort
dangereux200.
8°) Le Président Ahmed Sékou Touré n'a pas accepté d'envoyer à
mon fils son diplôme de l'Institut polytechnique de Conakry, ce qui le
paralyse dans sa situation en France
9°) Après mon check up sanitaire :
- je pèse 61 kgs contre 96 kgs à mon entrée au camp
- j'ai surmonté il y a environ 2 ans un infarctus cardiaque qui
aurait pu m'emporter et me laisse évidemment des traces graves
- Je suis impotent pour environ 6 mois, la polynévrite dont je
souffre étant allée d'après les neurologues aux limites de la paralysie
- je souffre d'un décollement de la rétine à l'oeil droit et d'un
affaiblissement de plusieurs dixièmes de la vue
- j'ai 10 dents à faire remplacer, perdues toutes au camp et j'en
passe.

200
Cette phrase énigmatique qui semble sous-entendre qu'Alata a plus ou moins appartenu
aux services secrets français - accusation qui fut d'ailleurs portée contre lui lors de ses
interrogatoires et "avouée" dans sa déposition - n'a pu être ni élucidée, ni confirmée. L'auteur
note cependant que les dossiers de la DGSE (qu'il a été autorisé à consulter au siège même de
cette institution, sous le contrôle du colonel Max Valade) comportent à plusieurs reprises les
noms d'Alata et de Guichard comme étant à l'origine de diverses informations sur la Guinée.
Mais être informateur occasionnel ne signifie pas forcément être "agent", ni avoir été
rémunéré en permanence à ce titre.

280
Ceci pour vous faire comprendre que loin d'être un "choyé" du
régime, je me trouve un des 5 ou 6 plus mal traités des étrangers
internés.
10°) Sur le plan matériel, je n'ai absolument rien. Je vis aux
crochets de ma première femme, ce qui dans ma situation relatée plus
haut est une honte indigne, et à ceux de mes deux aînés.
A qui m'adresser ?
Vous avez commis une belle action en me sortant de l'enfer.
Accepterez-vous de la poursuivre en m'introduisant auprès de services
non seulement compétents mais compréhensifs et rapides car je suis
aux abois ?
Je compte entièrement sur vous.
Très respectueusement,
Jean-Paul ALATA"

Quelque jours plus tard, Jean-Paul Alata entamait une longue et


douloureuse quête pour tenter de faire venir en France sa femme et
leur jeune fils. Il envoya à Nantenin Kanté plusieurs lettres, plusieurs
aussi au président Sékou Touré. Ainsi celle-ci, l'une des plus
émouvantes :
"Le Chesnay, le 19 septembre 1975
Monsieur le Président,
Nous sommes à une semaine du I7ème anniversaire du vote
historique qui a donné l'indépendance au Peuple de Guinée. C'est
cette date que je veux choisir pour te lancer un ultime appel au
secours.
Quelle que soit l'opinion que d'autres t'ont forgée de moi, je te
supplie au nom du Passé de te souvenir que ce jour là, j'ai tout oublié
de mon passé français pour t'aider de mes fragiles forces à dire NON
au colonialisme et à l'oppression et OUI à la liberté et à la dignité.
Trop de tes compagnons de ces jours-là ont disparu aujourd'hui.
Nous tous t'avons aimé et admiré plus qu'aucun autre homme ne l'a
peut-être été au monde.
Je suis désormais un apatride car tu m'as renvoyé dans un pays
dont je n'ai pas la nationalité.

281
Je te supplie une ultime fois au nom de l'amitié dont tu as affirmé
la pérennité à mon égard dans les deux lettres que tu m'as envoyées
au long de ma longue nuit de Boiro, envoie moi en France, avec
Nantenin Kanté, mon fils qui porte tout de même ton nom. Pourquoi
lui avoir donné ce nom si tu veux me l'arracher, lui et sa mère, à
l'amour que je leur porte et qui est mon seul soutien en ce monde ?
Rends moi mes petits enfants qui sont mon sang201.
Président, une dernière fois, au nom du 28 Septembre I958, aie
pitié de ton vieux compagnon. Ne l'accule pas au désespoir.
Reçois toute l'expression de mon amitié.

Jean-Paul Alata"

Alata ne reçut aucune réponse à ces diverses lettres, et commença


alors à penser que la dénonciation, dans un livre, des conditions qui
régnaient dans les prisons guinéennes pouvait fléchir le président
Sékou Touré. C'est sans nul doute à cette date qu'il se mit à écrire,
bien que dans plusieurs correspondances, il eût fait part à l'auteur de
ses hésitations et de ses scrupules202. Alata pensait bien connaître son

201
Jean-Paul Alata fait allusion (sans les nommer) aux deux enfants, Miriam et Jean-Paul-
Fama, que son fils d'un premier mariage, Jean-François Alata, expulsé de Guinée en juillet
1971, avait eus de son mariage avec une guinéenne d'origine libanaise, Zohra Nachar (dite
Nicole Nachar). Ils les mentionne en revanche expressément, avec toutes les précisions d'état-
civil, dans une note du 16 septembre 1975. L'auteur a rencontré ces enfants, avec leur mère,
lorsqu'il était ambassadeur en Guinée, et a obtenu pour eux en 1976 une inscription à l'école
française de Conakry ; ils ont ensuite régulièrement reçu des secours de l'ambassade de
France. Jean-François Alata a demandé à l'auteur (et a reçu de lui) un certificat destiné aux
services fiscaux français certifiant qu'il subvenait aux besoins de sa famille guinéenne ; en
fait, il a envoyé une seule fois un chèque de 300 francs et ne s'est plus préoccupé de ses
enfants, dont il n'a jamais souhaité avoir de nouvelles ! (faits que relate Nicole Nachar dans
une lettre à l'auteur en date du 24 juillet 1985, et qu'elle a de nouveau confirmés à l'auteur lors
d'une rencontre le 28 avril 2005 dans les bureaux à Conakry de la représentation de la
Commission de l'Union européenne, où elle occupe un modeste emploi. Elle s'est présentée à
l'auteur, dont elle craignait sans doute qu'il ne la reconnaisse pas après une trentaine d'années,
comme "Nicole Alata" !). Jean-François Alata a écrit quatre livres qui traitent directement ou
indirectement de la Guinée : "L'Africain blanc", "Racines brisées", "Les colonnes de feu" et
"Aminata ou le viol de l'innocence".
202
"Je suis paralysé par la crainte de nuire à ceux qui restent détenus" (lettre du 19 août
1975) ; "Étant donné la reconnaissance que je vous garde pour votre intervention en Guinée,
je ne puis agir sans vous donner tous les éléments de mon action" (lettre du 19 septembre
1975) ; "Rien n'est arrangé malgré les opinions très optimistes que vous aviez eues dans
l'avion du 14 juillet. Vous avez fait ce jour là un geste qui m'interdit de songer à des solutions

282
ancien compagnon et ami Sékou Touré, ainsi que ses réactions
éventuelles ; pour sa part, l'auteur estimait que cette démarche
n'aboutirait à rien d'autre qu'à durcir la position de Sékou Touré, et il
persistait à proposer de continuer des démarches personnelles auprès
de Sékou, comme certaines autres semblables aboutirent
heureusement203.
En juin 1976, Alata reçut une lettre de son épouse, non datée mais
adressée depuis Conakry.

"Ténin Kanté
Maîtresse de la Natation
Stade 28 septembre
Chéri,
J'accuse réception de tes lettres, en particulier celle que tu as bien
voulu adresser à ma mère à Kankan, son contenu a été bien compris
et nous en avons été très flattées. Dès sa réception, j'ai été chez le
Patron (NDLA : c'est-à-dire Sékou Touré) qui après avoir pris
connaissance de son contenu, a déclaré qu'il n'y voyait aucun
inconvénient mais qu'il souhaiterait que tu en parles à notre
Ambassadeur Seydou Keita qui, à son tour fera les démarches
nécessaires. Il a promis qu'à ta première demande sous couvert de
l'Ambassadeur, il se fera un devoir de m'envoyer à ce dernier pour me
mettre à ta disposition.

de désespoir sans vous en avertir au préalable" (lettre du 4 décembre 1975) ; "C'est toute ma
vie que je vous confie là, Excellence" (lettre du 4 janvier 1976) ; "Je dois à la vérité de vous
dire que je suis passé aux actes à la mesure de mes possibilités" (lettre du 29 mars 1976).
Mgr. Raymond-Marie Tchidimbo, qui resta détenu au camp Boiro jusqu'en août 1979,
confirme que les actions de Jean-Paul Alata entraînèrent des représailles de la part des
autorités guinéennes : "L'interruption de ces envois de colis mensuels se situe quelques
semaines après la parution du livre de J.P. Allata (sic)" (lettre écrite du camp Boiro à l'auteur
par Mgr Tchidimbo le 30 juin 1979, soit six semaines environ avant sa propre libération).
203
Ainsi, l'auteur obtint en janvier 1978 de Sékou l'envoi en France de la petite fille de
Jacques Demarchelier, Madeleine, alors âgée de 11 ans, cependant que sa mère Antoinette
(apparentée de loin au président Sékou Touré) avait déjà pu faire le voyage de Paris l'année
précédente. C'est également en 1978 que Souleymane Sy Savané, inspecteur général des
services d'État à la Présidence, français d'origine guinéenne, marié à une Française expulsée
avec leurs deux enfants, fut libéré après deux années d'incarcération au camp Boiro ; quelques
semaines plus tard, il fut autorisé à quitter la Guinée pour la France. Quelques autres cas
furent réglés positivement, d'autres cas malheureusement ne purent l'être (en particulier ceux
des guinéens, hauts cadres ou officiers généraux, ayant épousé des françaises.)

283
J'attends donc que tu te manifestes à notre Ambassade et que tu
me tiennes au courant. J'attends impatiemment. Tu as le petit bonjour
de Mohamed qui se porte à merveille. Rien de mal dans la famille,
tout va très bien.
Bien à toi
Ta femme chérie qui t'embrasse

Ténin Kanté"

Dès réception de cette lettre, Alata, qui flairait une manoeuvre


(bien probable, mais Sékou Touré était également capable parfois de
gestes de véritable générosité) écrivit directement au président :
"Puteaux, le 10 juin 1976
Monsieur le Président,
Ma femme Tenin Kanté vient de me faire savoir que vous auriez
donné votre accord de principe à notre réunion.
Vous lui avez indiqué qu'il me suffisait de prendre contact avec
Seydou Keita, votre Ambassadeur en France.
Je ne comprends réellement pas l'utilité de l'intervention d'un
tiers dans nos relations. Dès mon arrivée en France, je vous ai
sollicité pour que vous acceptiez de m'envoyer ma femme et mon fils.
C'est de vous seul que dépend la réalisation de mon ultime espoir.
Personne d'autre ne saurait, mieux que Vous, comprendre ce que
Tenin et mon enfant représentent pour moi. Vous, qui avez reçu toutes
les lettres écrites de Boiro et où je ne vous parlais que d'eux, savez
que ce n'est qu'en me les rendant que vous me permettrez de vivre,
enfin, normalement et sauvé du désespoir.
Je vous adresse donc, respectueusement, cette ultime supplique,
en vous remerciant à l'avance de votre geste humanitaire.
Veuillez croire, Monsieur le Président, en mes sentiments les plus
respectueux."

284
N'ayant pas obtenu de réponse à cette lettre, Alata décide d'aller
de l'avant ; le manuscrit de "La Vérité du Ministre"204 qu'il a remis aux
éditions du Seuil a été réécrit, à la demande de l'éditeur, à la première
personne et devient "Prison d'Afrique" ; les épreuves du livre sont
prêtes dans le courant de juillet 1976. C'est à peu près à cette date que
l'auteur et le ministère français des affaires étrangères en apprennent
l'existence205.
A la même période, le climat des relations franco-guinéennes s'est
brusquement dégradé à la suite de l'arrestation de Diallo Telli et de la
dénonciation du "complot peul", dans lequel certains n'hésitent pas à
impliquer la France. Le président Sékou Touré lui-même s'interroge,
ou fait semblant de s'interroger206. Ce n'est qu'à partir de la fin du mois
d'août que l'atmosphère se rassérène quelque peu. Les autorités
françaises estiment qu'il ne faut pas faire courir de nouveaux risques
aux relations fragilisées entre Paris et Conakry. De son côté,
l'Association des familles des prisonniers politiques français en
Guinée, qui avait déjà exclu Jean-Paul Alata de ses rangs, tente de le
convaincre de surseoir à la publication, ce qu'Alata refuse peu
après207. Sans aucun enthousiasme mais avec détermination,
convaincu de toute manière que les tribunaux administratifs
annuleraient cette mesure208, l'auteur se décida donc à proposer à titre

204
C'est finalement ce même titre qu'Alpha-Abdoulaye Diallo dit "Porthos", donnera à son
livre-témoignage sur les dix années (1971-1980) qu'il passa lui-même au camp Boiro ("La
Vérité du Ministre", Paris, Calmann-Lévy, 1985 ; nouvelle édition chez L'Harmattan en
2005).
205
Jean-Paul Alata, totalement dénoué de ressources, était allé par ailleurs frapper à de
nombreuses portes pour trouver des occupations. C'est ainsi que, considéré comme spécialiste
de la Guinée, il put faire paraître un article sur l'économie guinéenne dans le numéro 85 (mai-
juin 1976) d' "Afrique contemporaine", revue publiée par la Documentation française, qui
relève des services du Premier ministre. La même année, il est également invité à une séance
de l'Académie des sciences d'Outre-mer, où il fait une communication sur "Problèmes
culturels guinéens depuis l'indépendance". Il collabore pendant un temps à "Afrique-Presse".
"Politique africaine" a également publié dans son numéro 7 de 1982 un entretien d'Alata avec
Anne Blancart, sous le titre "L'aveu sous les Tropiques" (le texte figure en annexe). Enfin, son
témoignage apparaît dans un film québécois consacré aux droits de l'homme en Guinée, "La
danse avec l'aveugle".
206
voir le chapitre 75 sur l'arrestation de Diallo Telli
207
voir l'échange de lettres en annexe
208
c'est effectivement ce qui se passera devant le Tribunal administratif de Paris le 4 juin
1980, puis devant le Conseil d'État le 9 juillet 1982. En revanche, Madame Simone Rozès,
présidente du Tribunal de grande instance de Paris, saisi en référé, avait fait droit au

285
de geste politique vis-à-vis de Sékou Touré l'interdiction de l'ouvrage
d'Alata209.
Cette mesure fut prise lors de la publication du livre, par un arrêté
signé le 21 octobre 1976 (paru le lendemain au Journal officiel) du
ministre de l'intérieur, Michel Poniatowski, qui en interdit sur
l'ensemble du territoire210 la circulation, la distribution et la mise en
vente211. Elle provoqua un tollé de protestations212 et paradoxalement,
en dépit de ses compromissions et ambiguïtés passées, Alata devint un
champion de la dénonciation des violations des droits de l'homme en
Guinée. Dès le 22 novembre, Jean-Paul Alata et Maître Antoine Weil,
avocat des éditions du Seuil, protestent contre cette mesure lors d'une
conférence de presse.
A tel point que l'année suivante, en même temps qu'il entamait en
juin 1977 sa violente campagne contre François Mitterrand et le Parti
socialiste français213, Sékou Touré demanda publiquement à la France
l'extradition de Jean-Paul Alata, qui pourtant s'était entre temps
installé en Côte d'Ivoire. Cette demande publique fut complétée par
une lettre adressée au président Valéry Giscard d'Estaing.

"déclinatoire de compétence" du ministre de l'intérieur et s'était déclarée incompétente le 2


novembre 1976, renvoyant le fond de l'affaire devant les juridictions administratives.
209
On trouvera en annexe quelques pages tirées de ce livre, avec quelques commentaires que
j'ai cru indispensable de faire. On notera que mon nom est totalement absent de cet ouvrage,
alors qu'il paraît difficile d'escamoter mon rôle dans la libération des détenus français, en
particulier de Jean-Paul Alata, dont on sait qu'il ne figurait pas parmi les prisonniers qui me
furent initialement remis, et que ce n'est qu'à la suite de mon insistance auprès de Sékou
Touré qu'Alata fut également libéré.
210
Les 6.000 exemplaires imprimés furent cependant mis en vente au-delà des frontières
françaises. Par ailleurs, la revue mensuelle "Africa" publiée à Dakar présente dans son
numéro de novembre 1976 de larges extraits de l'ouvrage. Le livre d'Alata a également connu
des versions en anglais et en portugais. Les anciens ambassadeurs des États-Unis en Guinée
James Loeb et William Attwood ont écrit une préface pour l'édition américaine.
211
La motivation juridique était évidemment assez spécieuse : pour le ministre de l'intérieur,
ce livre était "de provenance étrangère" au sens de la loi du 29 juillet 1881, puisqu'il avait été
écrit par un auteur étranger, car déchu de la nationalité française.
212
En particulier la signature d'un texte de protestation par MM. François Jacob, Pierre Nora,
Claude Gallimard, Alexandre Minkowski, Claude Bourdet et Jérôme Lindon. Le directeur des
éditions du Seuil, Jean Lacouture, déclara cependant à l'auteur, lors d'une vente de livres à
Sciences Po. en 1984, qu'il comprenait parfaitement les mesures prises et qu'il les aurait
suggérées lui-même s'il avait occupé les mêmes fonctions !
213
voir le chapitre 77 sur la controverse avec le Parti socialiste français en 1977. La partie du
discours qui concerne Jean-Paul Alata figure ci-dessous en annexe

286
"Conakry, le 11 juin 1977
Monsieur le Président,
Nous saisissons le retour à son poste de notre Ambassadeur
auprès de Votre Excellence, Monsieur Seydou Keita, pour Vous
réitérer la volonté ferme et sincère du Peuple et du Gouvernement
Guinéens pour une coopération franche et loyale entre nos deux
Peuples et nos deux Gouvernements.
Monsieur le Président,
Nous ne doutons pas un seul instant que des soucis identiques
guident et animent toutes les activités de Votre Excellence.
Nous nous plaisons de reconnaître volontiers que Votre action
personnelle a eu une part décisive dans la compréhension par Vos
concitoyens de la particularité de la République de Guinée. Nous
Vous en remercions bien sincèrement et ferons en sorte que cela ne se
démente jamais.
Votre Excellence se souviendra sans nul doute que c'est sur Son
intervention personnelle214 que nous avons bien voulu mettre à la
disposition des Autorités Françaises le Citoyen Guinéen Jean-Paul
Alata, impliqué dans l'agression dont notre Peuple a été victime le 22
Novembre 1970.
C'est en raison de la compréhension mutuelle qui a toujours
caractérisé nos rapports tant officiels que personnels, que nous avons
l'honneur de prier Votre Excellence de bien vouloir accepter de
remettre le citoyen Guinéen Jean-Paul Alata à la disposition du
Peuple et du Gouvernement de la République de Guinée.
Le Parti-État de Guinée et nous-même Vous en sauront gré.
En souhaitant à Votre Excellence santé vigoureuse, nous formons
des voeux ardents pour des succès toujours plus grands pour le Grand
Peuple Français.
Veuillez agréer, Excellence Monsieur le Président et Cher Ami,
les assurances renouvelées de ma très haute considération et estime
personnelle."

214
Inexact. Voir note de bas de page 198.

287
Quelques jours plus tard, le président de la République française
répondait par une fin de non-recevoir.

"Paris, le 6 juillet 1977


Monsieur le Président,
Par votre lettre du 11 juin, que m'a remise S.E. l'Ambassadeur
Seydou Keita, vous avez bien voulu signaler à mon attention les
activités de Jean-Paul Alata et me demander de le remettre à la
disposition du peuple et du gouvernement de Guinée.
L'intéressé, à l'égard duquel je me plais à reconnaître que vous
avez fait preuve de beaucoup de largeur de vue en le faisant libérer en
même temps que les prisonniers français, ne se trouve plus sur le
territoire français, m'indique le Ministre de l'Intérieur. Instruction a,
au surplus, été donnée à nos postes frontières de refouler Jean-Paul
Alata si celui-ci s'y présentait. Vous savez en outre que dans l'intérêt
des bonnes relations entre nos deux pays, la saisie du livre que
l'intéressé se proposait de publier a été ordonnée.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, l'assurance de ma haute
considération (mots manuscrits : "personnelle et celle de mon très
cordial souvenir")

Il ne fut alors plus question d'Alata dans les relations entre les
deux pays.
Un peu plus d'un an plus tard, au début de septembre 1978, Jean-
Paul Alata meurt à Treichville, près d'Abidjan, officiellement d'une
crise cardiaque.
La rumeur courut bientôt dans les milieux guinéens de Côte-
d'Ivoire que cette mort n'était pas naturelle et qu'il avait été assassiné à
l'instigation de Sékou Touré, qui aurait réussi à retrouver sa trace.
Cette rumeur pourrait être exacte : l'auteur a reçu des informations
de bonne source selon lesquelles Jean-Paul Alata aurait bien été
empoisonné par une boisson "préparée" qu'il aurait absorbée. Détail
tragique, fondé lui aussi sur des confidences faites - huit ans après les
faits - par l'intéressée elle-même à des familiers qui l'ont rencontrée à
Abidjan : sa femme Nanténin Kanté, sans nul doute envoyée auprès

288
d'Alata par Sékou Touré, a laissé entendre qu'elle avait (sous la
menace ?) procédé elle-même à cet empoisonnement215.

215
Nanténin Kanté vit toujours à Conakry et la relation de l'empoisonnement de son mari à
l'instigation de Sékou Touré est là-bas une rumeur récurrente, et l'auteur a pu le vérifier dans
la capitale guinéenne en mai 2003. Nanténin Kanté a toutefois téléphoné depuis Conakry à
l'auteur en août 2009 pour démenttir véhémentement avoir joué un rôle dans le décès de son
mari.

289
CC@U@ .

Jean-Paul Alata
en mission d'inspection à Pita
(extrait de l'ouvrage
"Nous sommes tous responsables"
216
de Mohamed Mancona Kouyaté)

"Le dernier événement de mon séjour à Pita a été mon accrochage avec le traître
Jean-Paul Alata, alias Alata Touré, alors Inspecteur Général du Commerce. En 1967,
ce dernier sous le prétexte d'un contrôle économique, a débarqué à Labé où il a
commencé à infliger aux commerçants des amendes de 500.000, 1 million ou
plusieurs millions de francs.
Ayant appris ces informations, je me suis dit que ces actes, qu'ils soient conscients
ou inconscients, sont de nature à créer la subversion et mécontenter les militants.
C'est ainsi qu'après Labé il est arrivé à Pita.
Et quand il s'est présenté à moi, il m'a exposé le but de sa mission. Je lui ai alors
signifié qu'à Pita, je lui interdis de faire quoi que ce soit. Et d'ajouter que toutes les
recettes qu'il pourrait ainsi faire seront versées au Budget de ma région. Je lui ai
encore répondu que mon Budget n'a pas besoin de sommes perçues dans des
conditions aussi draconiennes qu'il faisait.
Il nous a quittés et il a continué son voyage vers Dalaba, Mamou et Faranah. Quand
le Président avait reçu le rapport que je lui avais envoyé à ce sujet, il était déjà à
Kissidougou d'où l'ordre lui a été donné, après des semonces, de rentrer
immédiatement à Conakry.
A notre rencontre suivante le Chef de l'État m'avait adressé des félicitations en me
précisant que si tous les cadres prenaient toujours leur responsabilité comme moi, la
Guinée n'aurait jamais de problèmes majeurs."

216
Dans cet ouvrage, publié en avril 1996 à Conakry sans mention d'éditeur, "sous le
parrainage du PDG" et dédié entre autres dédicataires à l'auteur, Mohamed Mancona Kouyaté,
originaire de Macenta, relate en 190 pages illustrées de nombreuses photos inédites, sa vie
d'ancien de l'École normale William Ponty, de fonctionnaire à Dakar puis à Conakry, de
militant et de cadre du PDG, de gouverneur dans successivement six régions du pays,
d'ambassadeur de Guinée en Yougoslavie. Son récit largement autobiographique entremêle
observations personnelles parfois critiques et reprises de textes ou de discours officiels.
Mohamed Mancona Kouyaté a été après 1964 et pendant cinq ans gouverneur de Pita, où se
passe en 1976 l'anecdote relatée.

290
CC@U@ 0

Échange de courriers entre l'Association des familles


des prisonniers politiques français en Guinée
et Jean-Paul Alata

ASSOCIATION DES FAMILLES DES PRISONNIERS POLITIQUES


FRANÇAIS EN GUINÉE
5, rue Larribe, 75008 PARIS

"Paris, le 29 septembre 1976.


"Monsieur,
"Notre Association a oeuvré, depuis plusieurs années, pour favoriser la libération
des prisonniers politiques français en Guinée. Vous n'êtes pas sans savoir que si la
grande majorité d'entre eux a été libérée, il n'en est malheureusement pas de même
pour quatre ressortissants français qui demeurent encore là-bas. En outre, la façon
dont ils sont traités et la rapidité de leur éventuelle libération dépendent, dans une
large mesure, de l'évolution des relations entre la France et la Guinée.
"Or, nous croyons savoir qu'il est dans vos intentions de publier un livre sur les
événements qui ont entraîné votre arrestation et sur les circonstances dans lesquelles
vous avez été détenu au Camp Boiro. Il n'est pas dans nos intentions de vouloir
interdire à tout un chacun le droit et la liberté de publier des "mémoires", mais nous
avons le droit et le devoir d'attirer votre attention sur les responsabilités qui seraient
les vôtres si, comme nous le pensons, votre livre provoquait un durcissement des
autorités locales et réduisait par là les efforts faits en faveur de vos quatre camarades
encore détenus.
"En conséquence, l'Association estimant la sortie de votre livre particulièrement
inopportune dans les circonstances actuelles, vous demande de surseoir à votre
projet tant que l'intégralité des prisonniers n'aura pas été libérée.
"En espérant que vous comprendrez que la liberté et la vie d'êtres humains dépend
de votre décision, nous vous prions d'agréer, Monsieur, l'expression de nos
sentiments distingués.
"Boris TRESCHOFF, Membre du Bureau représentant les Prisonniers.
"Georges TRUNEL, Secrétaire."

291
Voici la réponse de Jean-Paul Alata :
"Puteaux, le 8 octobre 1976
"Messieurs,
"En vous accusant réception de votre lettre du 29 septembre concernant la parution
prochaine d'un livre que j'aurais écrit sur les conditions de ma détention politique en
République de Guinée, je dois circonscrire le problème :
"1° Par votre décision de décembre 1975 vous m'avez, à juste titre, exclu de votre
association. Vous avez à l'époque affirmé que je n'étais pas français, mais guinéen.
C'était un fort beau compliment et je vous en remercie encore.
"2° C'est donc en guinéen que je vous répondrai, en guinéen profondément désolé
que les souffrances de milliers de mes compatriotes semblent ignorées de vous qui
ne signalez que le cas des quatre ressortissants français qui demeurent encore là-bas.
"Entrons maintenant dans le fond du débat.
"1° Sur quels critères établissez-vous la qualité des quatre ressortissants français
dont vous faites état ? S'il s'agit de citoyens possédant la seule nationalité française,
il n'en existe plus dans les prisons guinéennes. S'il s'agit des malheureux possédant
une double nationalité dont la française, ils sont plus de trente. Je n'inclus pas dans
le nombre tous ceux - et ils sont nombreux - dont les épouses et les enfants français
n'ont aucune nouvelle depuis 6 ans ou moins (cas récent de Sy Savané Souleymane).
"2° Vous semblez ignorer que moi-même j'ai encore en Guinée mon épouse Tenin
Kanté, mon fils Mohamed et deux petits enfants. Votre "représentant des prisonniers
au bureau" dont j'ai partagé la cellule suffisamment pour connaître le haut esprit
humanitaire, aurait dû ne pas oublier cet aspect de la question. Il m'a souvent
entendu exprimer mon attachement à ma famille guinéenne ! Mais il ne s'agit que de
nègres, n'est-ce pas ?
"3° Depuis ma libération, j'ai pu rencontrer la quasi-totalité des Guinéens
authentiques libérés ou échappés des geôles de Sékou Touré, actuellement en France
ou au Sénégal. Il est étrange, ne trouvez-vous pas, que ces hommes, qui ont tous des
leurs ou en prison ou sous le joug du Parti-État, applaudissent sans exception à la
sortie éventuelle d'un livre sur les prisons guinéennes ? Je n'ai pas rencontré une
seule exception. Ils savent étant guinéens que ce n'est pas le silence et l'acceptation
qui entraîneront jamais la libération de nos prisonniers, la liberté de nos familles, ni
empêcheront la prise de nouveaux otages parmi toutes les couches de notre
population qui lui est encore actuellement et pour peu de temps soumise.
"Seule une prise de conscience à l'échelon international de la dictature guinéenne et
de son système répressif peut amener un allégement du sort de notre peuple. C'est ce
sort qui inquiète le Guinéen que je suis : celui des quatre cents hommes que j'ai
laissés à demi morts à Boiro, sans colis, eux, sans vitamines (n'est-ce pas Monsieur
le représentant des prisonniers français ?) et sans espoir, celui aussi des milliers qui
croupissent à Kindia, Labé, Kankan ou qui sont morts comme ceux qui ont disparu
sous nos yeux à Boiro, de faim, de misère ou de tortures (Cissé Émile).
"4° Je crois qu'il serait mieux pour vous de comprendre enfin, après 15 mois de
reprise de relations diplomatiques, de baisers Lamourette à M. Lecanuet, de

292
décorations à S.E. Lewin, que si vos "quatre ressortissants" restent encore à Boiro,
c'est qu'ils y sont des otages. Ce n'est pas de moi dont "dépend la liberté et la vie
d'êtres humains", c'est de vous tous, de la conscience universelle, d'une action
concertée pour interdire au Gouvernement guinéen de perpétrer ces crimes qui
s'apparentent aux hold-up sous l'oeil bienveillant des Gouvernements étrangers ou
dans le silence complice d'anciennes victimes du même régime. Pensez-vous à ce
propos que la publication des livres sur le Goulag en URSS ait mis en danger la vie
des prisonniers politiques dans ce pays ou au contraire favorisé la libération d'un
certain nombre d'entre eux et l'adoucissement du système répressif ?
"En fait et pour conclure, là ne semble pas exactement être votre problème. C'est
celui de Fria, de Boké, du Mont Nimba et d'Ayekoye, celui aussi des indemnisations
réclamées comme "pretium doloris". Pour moi il n'y aura jamais suffisamment
d'argent pour acquitter le prix du sang et des larmes, non les miens mais ceux de mes
frères des vingt-quatre ethnies qui composent la nation guinéenne en proie à
l'esclavage moderne d'un dément soumis aux impératifs miniers et industriels
mondiaux.
La parution éventuelle d'un livre sur ses camps de la Mort ne sera après tout qu'une
très modeste contribution à l'effort de libération de mon peuple.
Bien sincèrement vôtre. Jean-Paul Alata."

Dans cette lettre, Alata commence à tenter de faire accréditer la thèse selon laquelle
l'ensemble de la politique guinéenne de la France (en tous cas depuis l'avènement du
président Giscard d'Estaing) ne serait due qu'au seul désir de promouvoir les intérêts
miniers des compagnies françaises.
Cette même thèse est reprise dans l'ouvrage de Hervé Hamon et Patrick Rotman
"L'affaire Alata. Pourquoi on interdit un livre en France", (Paris, Le Seuil, 1977),
qui n'hésite pas à affirmer : "Que pèsent la torture et l'humiliation, la souffrance et
les sévices, en regard des grandioses projets diplomatiques et des vastes possibilités
d'investissements ? Le livre de Jean-Paul Alata n'a qu'un défaut : il dénonce un
régime dont le gouvernement français a besoin (sic !)" !
Cette hypothèse est évidemment tout à fait fausse : pendant toute la période de
rupture des relations diplomatiques et quelles qu'aient été les vicissitudes de
l'époque, la multinationale Pechiney a continué en Guinée à exploiter les bauxites
(Fria et plus tard Boké) et à produire de l'alumine (Fria), cependant que quelques
autres sociétés françaises importantes (UTA, Jean Lefebvre, France-Câbles et
Radio...) n'ont jamais cessé leurs activités ; l'interdiction du livre d'Alata n'a
provoqué évidemment aucun investissement ni aucun contrat nouveaux.

293
CC@U@ W

Extraits du discours
prononcé le 10 juin 1977
par Sékou Touré
au Palais du Peuple de Conakry
sur le Parti socialiste français

(...) Ainsi, aujourd'hui, on se fait de nouvelles figures pour salir la Révolution


guinéenne. On parle d'abord de Alata. Voilà le journal "La Liberté"217 n° 124 du
Jeudi 20 juin 1957 et voilà l'article de Monsieur Jean-Paul Alata, ancien
Commissaire aux Jeunesses de la Section SFIO de Saint Louis du Sénégal ; ancien
membre de la Commission Exécutive Fédérale de la SFIO Sénégal-Mauritanie ;
ancien Secrétaire général adjoint de la DSG (Démocratie Socialiste de Guinée), qui
rend sa démission avec injure à l'endroit du Parti Socialiste Français, dans la lettre
que voici :
"MONSIEUR LE DIRECTEUR DE PUBLICATION DE "LA LIBERTÉ" CONAKRY
Mon cher directeur et camarade, "Le Populaire de Guinée" dans son dernier
numéro, ayant cru devoir présenter ma démission de la DSG d'une façon plus que
tendancieuse, je lui envoie la rectification suivante :
"J'ai été très désagréablement surpris du caractère tendancieux de l'information que
vous avez cru devoir publier dans votre dernier numéro du "Populaire de Guinée" à
mon sujet. Comme toute personne mise en cause à quelque titre que ce soit dans une
publication et en vertu de la loi sur la Presse, j'ai le droit d'exiger la parution à la
même place dans le numéro suivant d'une mise au point. Je l'exige donc. Je n'ai pas
"cessé définitivement" d'appartenir à l'équipe appelée à diriger la DSG, ce qui
implique une idée de discrédit, mais j'ai démissionné fermement et publiquement
après avoir été suffisamment écoeuré des procédés de certains soi-disant
"socialistes" de Guinée et de Métropole. De plus, mon titre dans votre équipe n'était
pas "Secrétaire administratif " mais, par le Congrès de Conakry et celui de Pita,
celui de "1er Secrétaire général adjoint, chargé de l'Administration et de
l'Organisation." Pour terminer, veuillez également prendre note que la
responsabilité de mes actes n'a jamais engagé que moi et que je n'ai jamais
demandé à la DSG de l'endosser. Elle en aurait été bien incapable d'ailleurs, assez
occupée à débrouiller celle endossée du fait des agissements impulsifs de votre
prétentieux Secrétaire général, ne serait-ce qu'à Dalaba en 1955 et à Pita en 1957.
Sans rancune.
J'ajoute pour clore cette affaire et en vous demandant de bien vouloir le publier que
malgré ce titre pompeux qui m'affligeait à la DSG, je préfère m'incliner devant la
volonté clairement manifestée de la masse populaire et ses 551.000 suffrages et

217
"La Liberté" était l'organe officiel du PDG.

294
devenir le dernier du Parti qu'elle a choisi que demeurer le troisième ou quatrième
leader d'un mouvement qu'elle a rejeté. Enfin, je souligne que j'avais déjà et
publiquement, au Congrès DSG de Pita déchiré ma carte SFIO rompant ainsi toute
allégeance extérieure. Pour expliquer ce geste et ma démission de la DSG, je signe
une dernière fois de mes anciennes qualifications de ce Parti. Ainsi sera prouvé que
ma volonté était déterminée et que j'en sais assez sur ces mouvements pour avoir
pris ma décision en toute indépendance d'esprit. Croyez en toute ma camaraderie.
Signé : J.-P. ALATA, Ancien Commissaire aux Jeunesses de la Section SFIO de
Saint-Louis du Sénégal, Ancien membre de la Commission Exécutive Fédérale de la
SFIO Sénégal-Mauritanie, Ancien Secrétaire général adjoint de la DSG."
Depuis 1957, Alata n'appartenait donc plus au Parti Socialiste. Il avait adhéré au
PDG. Mais, aujourd'hui, on en fait un socialiste orthodoxe.
Nous allons vous démontrer comment Alata, ordurier qu'il est, a dû être pris en
mains pour une cause donnée. C'est Alata qui répondra à Alata. Alata a été arrêté
avant tous les autres criminels de guerre. Il a été le premier arrêté par les populations
de Conakry, le jour même de l'agression du 22 novembre 1970. Et voilà la note de
son Comité à l'époque :
"JEAN-PAUL ALATA : SES ACTIVITÉS
"Le dimanche 22 novembre 1970, aux environs de 8 h 30, alors que les membres du
Comité M'Balia Camara se rendaient au Ministère de l'Information pour y apporter
une aide au gendarme Koli Koné, ils rencontrèrent, en face du cimetière, Alata qui
intercepta l'équipe en lui proposant ce qui suit : "Venez avec nous. Nous sommes de
la "LÉGION" en mission du Haut Commandement. Nous avons repéré les stations
des mercenaires. Nous cherchons du renfort pour délivrer le Général Diané
Lansana détenu au Camp Boiro..." Dans l'équipe, seul le gendarme Koli Koné était
armé. Et c'est lui qui couvrait deux miliciens du Comité M'Balia qui avaient pour
mission de convoyer les mercenaires capturés. En dépit des doutes formulés par le
gendarme, Alata offrant sa voiture a fini par convaincre. Au même moment, Kapé
De Bana est arrivé en voiture. Les camarades responsables du Comité M'Balia :
M'Bemba Bangoura, Thomas Capinta, Koli Koné se sont embarqués dans la voiture
qui est allé tout droit du côté du port de Conakry. L'équipe a suggéré qu'il avertisse
les gendarmes qui se trouvaient en nombre suffisant au rond-point du port. Il a
répliqué que ce n'était pas nécessaire ; que sur place se trouvaient beaucoup de
miliciens. C'est ainsi qu'il est allé au Camp Boiro où il est rentré sans gêne et a
tourné dans un cercle formé par les mercenaires. La voiture à peine arrêtée, les
mercenaires ont ouvert les portières et sommé les occupants de descendre. La
voiture conduite par Kapé De Bana est répartie aisément avec le complice Alata. "
L'affaire fut portée à la connaissance des autorités ci après : Bureaux Fédéraux de
Conakry I (Kassory), de Conakry lI (Fayala), Ministre de l'Intérieur (Marcel Mato).
Donc, dès le 22 novembre 1970, les cadres avaient arrêté immédiatement Alata.
Nous sommes informés de son arrestation. Nous téléphonons aux cadres pour les
mettre en demeure de le libérer jusqu'à ce que personnellement nous ayons à
apprécier ce qu'on lui reprochait. Voilà comment Alata a été libéré le 22 novembre
après arrestation ordonnée par le Comité de Boulbinet parce qu'il était allé faire

295
massacrer les cadres de Boulbinet par les mercenaires. C'est connu de toute la ville
de Conakry.
Oui ou non, c'est vrai ? (la foule répond "oui") C'est nous qui l'avons fait libérer.
Mais par la suite. l'enquête ayant atteint de nouvelles dimensions, ce sont les autres
complices qui l'ont cité. C'est ainsi que finalement Alata n'a pas échappé à
l'arrestation. Il a été condamné comme les autres criminels de guerre ; il nous a
écrit ; ce sont des lettres manuscrites. Elles sont de sa main, avec sa signature. Nous
publierons ces lettres. Si c'est du faux, il démentira.
"Le 3 décembre 1973,
Le détenu ALATA Jean-Paul au camarade Président de la République de Guinée,
Sous couvert du camarade Capitaine Siaka Touré, Commandant le Camp Boiro.
Très cher et très vénéré Président,
Malgré toute mon indignité, j'ose encore solliciter ta haute bienveillance.
De tous les maux qui accompagnent la détention, maux largement mérités par mes
fautes et conditions de la réhabilitation promise et si ardemment convoitée, les plus
graves sont l'inactivité et la coupure totale d'avec les miens.
Ma troisième année de détention s'achève ainsi dans le désespoir, celui d'ignorer le
sort de mon épouse Ténin, de ton jeune homonyme218 et de mes deux petits-fils,
guinéens nés de mère guinéenne.
En 1971, avec grandeur d'âme, tu m'avais autorisé à recevoir la visite de Ténin et
de notre enfant et je t'en suis infiniment reconnaissant. Depuis plus de deux ans, je
ne sais plus rien d'eux et il est des jours où, littéralement. ma raison vacille. Seules
me soutiennent alors, et ma volonté absolue de me racheter auprès du Peuple de
Guinée et la certitude que tu me conserves ton amitié malgré l'énormité de ma
trahison. Je te supplie d'accepter que je reçoive des nouvelles de Ténin et de ma
petite famille. C'est dans cet espoir que je rédige cette requête en priant qu'elle
trouve le chemin de ton coeur.
De nouveau, par la souffrance et la raison revenue,
Prêt pour la Révolution ! ALATA"
"Le 4 Mai 1974
Au camarade Ahmed Sékou Touré, Responsable Suprême de la Révolution,
Président de la République de Guinée, Sous couvert du Capitaine Siaka Touré,
Commandant Politique et militaire du Camp Boiro
Très cher et très vénéré Président,
Je me permets, une nouvelle fois de m'adresser à ton coeur, malgré la gravité de ma
trahison, je fais appel à ta bienveillance. En 1971, dans un sursaut de ma
conscience révolutionnaire, j'ai essayé de répondre à ta demande en faisant mon

218
Peu après la naissance de ce fils, intervenue alors en 1971 qu'Alata était déjà emprisonné
au camp Boiro, Sékou Touré avait autorisé Alata à rencontrer dans le bureau du commandant
du camp son épouse Ténin et son fils. Alata avait nommé ce dernier Ahmed Sékou, en signe
d'amitié envers son ami le Président !

296
autocritique complète et sincère et aidé à l'établissement de la Vérité. Je voulais, à
tout prix, retrouver, avec la paix du coeur, la chaleur de ton amitié. Mourir n'était
plus rien pour moi à ce moment là, tant était grande ma honte et je te jure que j'étais
sincère en te priant de me faire fusiller. Tu m'as fait alors répondre que c'était bien
mal te connaître et ainsi a refleuri l'espoir en mon coeur.
Cela fait maintenant trois ans. Que sont trois ans dans la vie d'un Peuple ? Mais
dans celle d'un homme de cinquante ans, c'est presque une fin si on n'espère plus
être utile. Sortir diminué physiquement et broyé moralement serait pire qu'une
condamnation à mort.
Je suis maintenant à bout de mes forces morales. Le travail à la Commission m'a
valu en prison le renom d'être le "mouchard"219. C'est ainsi déjà qu'on me désignait
en ville avant mon arrestation. On se méfie de moi comme de la peste et mes
codétenus européens s'évertuent à accentuer mes souffrances morales.
Certes, très cher Président, ces souffrances sont méritées. Les regrets sont stériles et
je n'en exprimerai pas, car ce sont des remords qui m'assaillent ici avec le sentiment
persistant de ma honte devant Toi et devant le Peuple de Guinée.
Permets-moi toutefois de t'exposer une partie de ces souffrances.
Je t'ai supplié de me faire donner des nouvelles de ma femme. Est-elle d'ailleurs
toujours ma femme ? Les épouses des condamnés portent-elles toujours ce titre ? Ce
serait justice d'ailleurs qu'elles aient repris leur liberté et refait leur vie car elles ne
sont pas responsables des crimes de leurs maris.
Cependant et pour moi, en dehors de l'acquis révolutionnaire retiré de ces trois ans
de prison, Ténin est tout ce qui me reste dans la vie, avec ton amitié.
Si je voulais te mentir encore, je t'affirmerais que le désir de servir la Révolution
suffira à meubler ma vie future. Si un jour, je recouvre la liberté. Mais je me suis
juré, il y a trois ans, de ne plus jamais mentir, ni à moi même, ni à autrui et surtout
pas à Toi.
Je me suis fait réellement le serment de consacrer cette vie à la réparation de mes
fautes, mais je ne suis en vérité qu'un très pauvre homme et mesure à quel point, il
me faut aussi des pôles d'attraction à mon action de tous les jours.
Ton amitié, d'une part, l'amour que j'éprouve pour Ténin, d'autre part, sont les seuls
que je me reconnaisse.
Tu étais en droit de me retirer la première et tu m'as affirmé que tu me la
conservais. Voilà une première ancre à ma vie de demain, mais Ténin ? Aie encore
une fois pitié de moi. Que je sache si elle est toujours ma femme, comment elle vit
avec notre fils qui devrait avoir trois ans ces jours-ci.
Président, je crois que je deviens fou parfois. Je te supplie d'avoir pitié de moi qui ai
conscience de mon crime. Mes jours et mes nuits sont un seul cauchemar où je me

219
Jean-Paul Alata a en effet, après son arrestation et son incarcération au camp Boiro, aidé la
Commission Révolutionnaire à obtenir, notamment par la torture, les aveux de détenus
européens, libanais ou africains arrêtés avant lui.

297
vois même expulsé de Guinée. Je n'ai plus rien de commun avec l'Europe hormis la
couleur de la peau.
En fuyant la Guinée, mon fils Jean-François a rompu définitivement avec son père
et le frère mort qui repose à Camayenne.
Servir le Peuple, me réhabiliter dans le travail et dans la construction d'une cellule
familiale basée sur la fidélité au Peuple et au Parti qui a permis sa liberté et forgé
son unité, c'est en cela seulement que je pourrai retrouver un peu mon équilibre.
Peut-être, beaucoup plus tard, arriverai-je non à oublier mes crimes et leurs
tragiques conséquences, mais à me croire enfin pardonné et réintégré au Peuple de
Guinée. Sera-ce un jour possible ?
Président, je suis à tes genoux et te supplie au nom de Dieu le Tout Puissant de me
pardonner mes crimes pour tout le remords que j'en porterai éternellement.
Prêt pour la Révolution si tu me permets d'y reprendre place.
Alata Jean-Paul, détenu au Camp Boiro."
Ces deux premières correspondances émanant de la cellule d'un détenu peuvent
avoir été écrites sous l'emprise d'une volonté de duperie. L'intéressé en effet, peut
exprimer faussement des sentiments qui ne sont pas les siens et émettre des
appréciations et des jugements tout à fait contraires à son état d'âme.
C'est pourquoi, nous allons vous donner lecture d'une autre correspondance du
même Alata, correspondance écrite en France au moment où l'intéressé-auteur est
bien loin du territoire guinéen et vit en toute liberté et quiétude sur le territoire
français.
Cette correspondance qui relève de la période de liberté totale de M. Alata peut et
doit être prise en considération parce que non sujette à réserve. Nous en donnons
lecture en vous laissant le soin d'en apprécier la moralité :
"Le Chesnay, 21 juillet 1975
Monsieur le Président Ahmed Sékou Touré, Responsable Suprême de la Révolution,
Conakry.
Monsieur le Président,
Je vous remercie du plus profond de mon coeur de m'avoir rendu à la liberté, mais
je suis obligé d'avoir recours à Vous, une nouvelle fois, totalement et sans aucune
réserve.
Me taire serait édifier la fin de ma vie sur un départ faux. Je me suis fait le serment
comme je vous l'ai dit en 1973 de ne plus jamais accepter le mensonge. Je vous dois
une franchise absolue.
De 1972 au mois de mai 1975, je me suis adressé plus de dix fois à Vous sans
obtenir aucune réponse. Et aujourd'hui, en liberté en France, je n'ai pas varié. Je
tiens votre amitié et je tiens à l'amour de Ténin.
Si ma libération, le 14 juillet, m'a fait vibrer de joie, mon expulsion, le même jour
m'a brisé le coeur.

298
Certes, après cinquante quatre mois de détention, j'ai compris la justesse du
proverbe malinké "loo diaran bara san kèmè kè dji ro, a tè kè bamba di"220. Je
n'aurais jamais dû envisager une intégration qui n'était qu'une gageure. Mais je
demeure persuadé que l'amitié et l'amour sont au-delà des continents, au-delà des
races, ces barrières lamentables que les instincts les plus bas de l'humanité
maintiennent encore dressées entre les hommes.
J'accepte en homme ma nouvelle destinée qui est de vivre loin d'un continent où je
suis né, loin d'un pays que j'avais voulu adopter et où repose à jamais mon fils
Michel.
Je comprends ta décision. La colère populaire soulevée par les événements
tragiques de 1970 et leurs séquelles rendaient impossible ma libération sur place
dont j'aurais pourtant accepté qu'elle fût repoussée de plusieurs mois.
Tout mon espoir maintenant est en Vous.
Le 8 juillet 1971, aux bords de l'abîme vous m'avez affirmé que l'amitié était pour
vous une des grandes valeurs humaines.
Quand je vous ai supplié par l'entremise des camarades Keita et Bérété de me faire
fusiller, vous m'avez fait répondre que c'était mal vous connaître, que vous
n'abandonniez jamais un ami dans le malheur.
Quand vous avez accepté de m'entendre au téléphone, vous m'avez enfin demandé
de vous faire confiance.
Dès lors vous saviez que mes problèmes n'avaient pas nom une liquidation physique
qui m'importe peu mais qu'ils s'appelaient : amitié de Sékou Touré et amour de
Ténin Kanté.
Grâce à l'immense générosité du nouveau chef de
l'État français qui a accepté de me recueillir sans réserve, j'ai pu rejoindre le foyer
de mon fils aîné Jean-François, mais je demeure un apatride.
Je suis un homme brisé moralement et liquidé matériellement. Vous savez que ma
situation financière est telle que me voilà à la charge de mes deux enfants aînés.
Tout cela je le surmonterai et les difficultés de cet ordre ne peuvent me réduire,
mais je ne puis renoncer à l'espoir de revivre avec Ténin, mon fils Ahmed Sékou et
mes petits fils Jean-Paul Fama et Miriam.
Je vous supplie, au nom de ce haut sentiment d'amitié dont vous avez fait état,
acceptez l'envoi en France - puisque je ne puis rentrer en Guinée - de mon épouse
Ténin Kanté, de notre fils Ahmed Sékou et de mes petits enfants Jean-Paul Fama et
Miriam
Il faut que vous sachiez - et ici, loin de Conakry je n'ai aucune raison de dissimuler
mes sentiments - que je suis toujours votre ami et que je le resterai éternellement.
J'ai confiance en Vous et j'attends le geste qui me rendra vraiment la liberté, celle
des pensées et celle du coeur.
Très respectueusement

220
Le tronc de bois a beau durer au fond de l'eau, il ne deviendra jamais crocodile.

299
Votre Jean-Paul Alata
J.-P. Alata 6 Square Bainville résidence Solférino Parly Il 78150 Le Chesnay".
L'opinion publique guinéenne ne manquera pas de s'indigner à l'évocation de la
mémoire du jeune Michel par M. Alata qui a l'assassinat de son propre fils sur sa
conscience. Michel, étudiant brillant à l'Institut Polytechnique de Conakry,
entretenait d'excellents rapports avec ses camarades qui l'ont élu comme
Commissaire politique. Une nuit, il eut une altercation vive avec son père sur les
menées anti-guinéennes de celui-ci. Et le matin, c'est le cadavre du petit Michel que
l'ont fit sortir du domicile de M. Alata qui refusa toute autopsie. A l'opinion
guinéenne de connaître alors l'auteur du crime qui n'était autre que Alata lui-même.
Après cette parenthèse, nous disons que Alata n'est pas le seul à écrire : la plupart
des Français libérés ici nous ont écrit. Bien qu'ils soient libres chez eux, ils nous ont
tous écrit pour présenter à nouveau les regrets qu'ils avaient d'avoir commis des
crimes contre un Peuple qui les avait pourtant accueillis en frères. Ainsi, un Français
impliqué, professeur de son état, du nom de PICOT221, a été libéré. Nous nous
sommes rendu compte que c'est un homme digne du nom. Après son départ, il nous
a écrit de France. Nous avons compris que cet homme, malgré ce qui s'est passé,
était un homme de principe qui méritait respect. C'est pourquoi l'année suivante en
1976, nous avons demandé à la direction du Parti de l'inviter aux manifestations
nationales du 22 novembre. Il est venu ; il était à nos côtés au Stade.
Cet homme-là est en service aujourd'hui, au titre de l'assistance française, dans un
pays étranger, à Pékin. De Pékin, il nous a écrit pour saluer le 30ème Anniversaire
du PDG en des termes élogieux. Lui est socialiste, ce PICOT. Mais ALATA n'était
plus socialiste depuis 1957. Or le Parti Socialiste n'écoute pas le vrai socialiste, mais
il écoute ALATA qui n'est même plus citoyen français, car il est déchu de la
citoyenneté française. Il n'est que citoyen guinéen et aujourd'hui nous sommes dans
la légalité parfaite de demander aux autorités françaises de bien vouloir mettre le
sieur ALATA, citoyen guinéen, à la disposition de sa Nation, la République de
Guinée et nous le ferons. Nous le ferons d'autant plus aisément que le gouvernement
français sait que ALATA, est citoyen guinéen. C'est sur son insistance que nous
avons cédé et fait libérer ALATA. C'est sur l'insistance du Président de la
République Française que nous avons donc libéré ALATA. Mais puisque ALATA
est déchu de la qualité de citoyen français, qu'il est citoyen guinéen, c'est reconnu,
nous allons demander aux mêmes autorités de bien vouloir le mettre à notre
disposition.
Nous pardonnons à l'homme, quelle que soit l'immensité du crime, quand il a le
courage moral de reconnaître le crime et d'en demander pardon. De nombreux
français, anciens détenus, collègues de Alata ont écrit dans ce sens alors qu'ils sont
désormais libres chez eux, ils ont quand même eu le courage d'écrire et de demander
encore pardon. Et quand le Parti socialiste, une fois, a essayé de défendre ALATA,
certains de ses collègues, anciens prisonniers ont écrit un article dans un journal
français sous la signature de M. Drablier pour dire au Peuple français : "attention !

221
Picot, sa femme et une autre jeune française sont trois Français qui ont été libérés à
l'occasion de la visite en Guinée de François Mitterrand en novembre 1972.

300
ALATA est un escroc connu ; s'il y a quelqu'un qui fait tant de torts à la France et à
la Guinée à la fois, c'est bien lui". On mettait ainsi en garde et les Partis politiques
français et l'opinion française contre les mensonges que ALATA pourrait déverser
sur le compte de la Guinée. Ce sont donc des Français, anciens prisonniers, qui ont
fait cette mise au point. Nous avons compris qu'il y a tout de même des gens loyaux
qui ont le sens de la vérité.
A l'opposé de ces honnêtes gens se trouve ce ALATA, que le Parti Socialiste
Français utilise comme cheval de bataille. ALATA a été récemment reçu à Dakar
par Senghor, et financé. Il est également reçu à Abidjan où il est financé et où l'on
met à sa disposition la télévision ivoirienne pour baver sur le Peuple guinéen ; cela
fait tellement plaisir à Monsieur Houphouët. Et s'il faut des centaines de millions de
francs de récompenses, il est prêt à les payer comme si l'on pouvait construire
l'avenir d'un homme à partir des mensonges. Alata a donc tous les fonds qu'il lui faut
aujourd'hui. Tout comme pour Alata, Mitterrand fera financer par Houphouët ses
prochaines élections en France. Tout cela c'est beau, mais nous avons, à l'avance,
pitié du Peuple français s'il devait désigner un tel homme comme premier
responsable de ses destinées. Il le regretterait très tôt.

301
CC@U@ 3

Extraits de l'ouvrage de Jean-Paul Alata


relatant l'atmosphère au Camp Boiro au moment de la libération
des détenus allemands et français (1974-75)

CHAPITRE QUINZE L'exil

1er mai 1974

Brusquement, le ler mai 1974, alors que le camp s'engourdissait à l'approche de


l'hivernage, il fut la proie du plus grand branle-bas qui l'ait agité depuis quatre ans.
Dès potron-minet, la garde fit sortir tous les étrangers, les conduisit en groupe
compact et sans leur interdire les bavardages à la douche, au rasage. On leur
annonça qu'ils étaient regroupés dans la seconde file de bâtiments, du 21 au 30. Ils
recevraient une nourriture spéciale, double ration de pain, un véritable "B". Leurs
portes resteraient ouvertes du matin au soir et on leur promettait même douche et
rasage quotidiens ! Le camp bruissait comme une ruche qui a reçu un pavé. Tous
manifestaient leur Joie.
Malgré leurs portes fermées, les Guinéens participaient à l'euphorie des Blancs. Un
départ massif se préparait. Les moeurs pénitentiaires étaient trop bien connues pour
qu'un supplément de nourriture et un traitement particulier n'annoncent pas une
libération prochaine. Dans cet enchaînement de misère, qu'un seul maillon saute et
tous pouvaient voir tomber leurs chaînes. Que les étrangers partent les premiers, les
Africains pouvaient se croire sauvés.
La découverte d'un journal, astucieusement dissimulé par la femme d'un détenu dans
son colis, cristallisa les espoirs sur une date précise. Le président Pompidou venait
de mourir. Dans quelques jours les élections allaient probablement porter
Mitterrand, intime de Sékou Touré, au pouvoir. Tout s'expliquait ! On
"conditionnait" les Français avant leur libération. Les esprits s'enflammaient. On ne
relevait plus les invraisemblances. Qu'à l'occasion d'élections françaises, on puisse
libérer des Allemands et des Libanais, voire un monseigneur africain ne choquait
personne ! (NDLA : la raison en est simple ; le décès du président Pompidou et
l'espoir de l'élection de François Mitterrand - espoir dont on saura dès le 19 mai qu'il
ne se réalisera pas - peuvent sans doute être une explication pour les détenus
français, mais pas pour les autres nationaux. Mais l'auteur, mandaté par le secrétaire
général de l'ONU, avait entamé fin avril ses premières allées et venues pour la
libération des prisonniers, allemands dans un premier temps, mais les autres
devaient suivre. Et il paraît évident que Sékou Touré avait au fond de lui-même pris
la décision d'utiliser les bons offices de l'ONU pour normaliser ses relations avec
divers partenaires, dont la France).

302
Que la réussite d'un candidat de gauche qu'on disait être venu, personnellement,
apporter son soutien au président et condamner les "agents de la 5ème colonne"
(sans savoir d'ailleurs qu'il en faisait partie, son nom étant cité dans plusieurs
dépositions étouffées) puisse maintenant entraîner leur sortie de l'enfer, ne les
étonnait pas !
Deux Blancs continuaient de marquer leur pessimisme, dont l'Allemand Marx,
survivant de la petite phalange de 1970. Siebold avait craqué (NDLA : en fait, il
était mort dès janvier 1971, suicidé selon les Guinéens, mort à la suite de ses
interrogatoires selon les Allemands), Marx avait tenu. Pourtant les geôliers ne
l'avaient pas épargné ! Il était passé douze fois à la cabine (technique de torture
NDLA), en était revenu dans un état proche de la folie. Depuis deux ans, il avait
sombré dans une demi-léthargie que d'aucuns appelaient démence et d'autres,
simulation. Il refusait toute manifestation de vie. Allongé toute la journée sur son lit,
il faisait le moins de gestes possible, ne se lavait plus, s'isolant de tout et de tous.
Les gardes avaient voulu rompre sa solitude et lui imposer des compagnons ; il
coupa tout contact, allant jusqu'à tendre autour de lui un vieux drap, à se bander les
yeux et se boucher les oreilles. Il ne communiquait plus que par signes. A ce régime
il était presque paralysé et l'empressement des gardes allait croissant avec sa propre
indifférence. Marx manifestait le plus entier mépris pour eux, Fofana (l'un des
gardiens chefs NDLA) en tout premier. Les seuls mots qu'il consentit à prononcer
devant lui étaient "voleur" et "menteur".
Dès le regroupement effectué, il fut le centre d'une véritable cour qui accrédita tous
les bruits de libération. Fofana lui faisait porter des oranges, de la salade, des
citrons, des oeufs même ! Un jour, il se dérangea pour lui demander ce qu'il désirait
manger car il refusait pratiquement toutes ces offres. Il répondit "de la viande
grillée". On lui en apporta ! Cela faisait trois ans qu'on n'en voyait plus dans le
camp, à l'exception de quelques "sacrifices" rituels. Il la refusa dédaigneusement.
Elle était sautée, et non grillée ! En fait, il ne voulait plus rien de ses tourmenteurs,
attendait de mourir, ne croyant plus à rien.
Pour ma part, j'entrevoyais bien la possibilité de ce départ mais l'étageais plus avant
dans le temps. J'étais tenté de la repousser d'ailleurs, comme la pire des éventualités
personnelles. Une expulsion se préparait. Malgré la désastreuse expérience du
château je me sentais toujours plus proche des Guinéens. En dix-huit mois de
souffrances au bloc, j'avais repris le contact, me sentais plus à l'aise dans une
discussion avec un Korka, Kassory ou Barry qu'avec un Naman et même Henri pour
lesquels je resterais toujours le renégat. Pour l'instant, j'avais été classé "Blanc",
Blanc pauvre. La prison se clivait toujours plus profondément.
Une aile entière était maintenant réservée aux Européens auxquels on avait joint
monseigneur de Conakry. Les autres ailes étaient occupées par les Africains mais,
face aux toubabs, avaient été regroupés, ministres, ambassadeurs, responsables
politiques et hauts fonctionnaires qui bénéficiaient de cellules relativement propres,
de mauvais lits et de couvertures. Le commun des mortels restait entassé à 6 ou 7,
parfois plus, dans des pièces puantes, fermées du matin au soir.
Parmi les privilégiés même, il y avait une sérieuse graduation. Comme partout, les
riches se groupèrent entre eux. La garde chiourme avait fait confiance à

303
monseigneur pour organiser les cellules blanches, bien qu'il soit du plus beau noir.
On partait du principe que les Blancs étaient catholiques ! Drôle de raisonnement !
Avec les Libanais et moi il y avait une majorité musulmane (Alata s'était en effet
converti à l'Islam NDLA), sans compter quelques athées résolus. Il n'oublia pas la
règle absolue des églises bien établies : que les riches aillent avec les riches et
prennent leur pasteur avec eux !
Quant aux Blancs pauvres, ceux qui paraissaient oubliés des leurs, il leur resta à
prélever sur la nourriture des Africains les compléments promis. Si une amélioration
avait été décidée en leur faveur, elle n'avait pas eu pour résultat, du moins d'après
Fofana, une augmentation de crédits. Il rogna donc sur les Noirs ce qu'il donnait aux
Blancs. Est-il possible que le gouvernement ait pu ordonner de prélever sur des
rations déjà symboliques de quoi renforcer l'ordinaire des étrangers, déchaînant ainsi
les pires instincts raciaux ? Je préfère croire que, là encore, on trouvait la main du
ministre. Que les Erynnies aient pitié du responsable de ce nouveau crime.
Le "B" qu'on supprima, un temps, à tous les malades africains, se meubla non de
biftecks mais de têtes de poissons. Il était étrange, comme le faisait remarquer un
détenu, que les poissons guinéens ne soient constitués que de têtes ! La douche et le
rasage furent oubliés, mais la porte resta ouverte. Avec l'air, la santé chancelante des
détenus étrangers se maintint un peu. Il était temps ! Sur les trente Blancs, une
dizaine tenait bien le coup, grâce aux colis. Leurs femmes astucieuses ne se
contentaient pas des trois kilos mensuels mais leur adressaient des paquets par fret
aérien : des monstres de trente kilos !
Quand l'ambassade d'Italie, chargée des intérêts français, commença de faire
parvenir des colis bimestriels, ce fut la fête dans certaines cellules. Des camarades
étaient moins fortunés : les Noirs d'abord qui, parallèlement, connurent une faim
croissante, le développement de leurs maladies et l'affaiblissement constant ; des
Blancs déshérités ensuite qui ne reçurent pas un seul envoi de toute leur détention.
Non que leur famille les oubliât ! Siaka (le commandant du camp Boiro NDLA) et
Fofana volèrent tout bonnement les pauvres colis que femmes et enfants leur
adressèrent. Pourquoi ? Et pourquoi eux ?
Personne ne le sut jamais. Aucun critère valable ne pouvait être fourni pour cette
sélection. Ni par la qualité ou la quantité de leurs déclarations extorquées par la
commission, ni par leur vie antérieure en Guinée, on ne pouvait justifier ce choix. Il
fallait toutefois remarquer que ceux qui étaient à l'aise, financièrement, en liberté,
furent très bien traités en prison. Intervint-il, une nouvelle fois, un problème d'argent
dans ce bizarre socialisme guinéen ? Les Blancs pauvres crurent un moment à la
disparition des leurs et en furent réduits aux hypothèses car, pas de colis, pas de
nouvelles !

Décembre 1974 (les trois Allemands ont été libérés et remis à l'auteur fin juillet
1974, ce dont Alata ne parle pas NDLA)

On mourait, certes ! En coup de tonnerre, à n'importe quel moment, les gardiens se


précipitaient, fermaient toutes les portes. Alors avec d'autres, nous montions sur les

304
barreaux de notre lit, regardions vers la morgue et comptions les cadavres. Pauvres
morts décharnés descendus de l'annexe où vous étiez entassés, au défi de toute
humanité, sortis des cellules empuanties du bas du camp, près des latrines où vous
croupissiez depuis tant d'années, avec une poignée de riz. Morts d'inanition, morts
du choléra, de dysenterie, de béribéri, morts aveugles, paralytiques, sans pouvoir
dire votre dernière prière, vos frères vous demandent pardon d'avoir survécu. Dans
cet univers à la Ubu roi, je vis pire encore. Je vis un chef de poste refuser le droit de
distribuer aux affamés le riz dont certains Européens ne voulaient plus. Depuis peu,
les gardiens s'étaient mis en tête de faire prospérer un élevage de porcs. Pour
conserver le riz à leurs bêtes, ils refusèrent qu'on passât les gamelles aux
malheureux !

Janvier 1975

La libération approchait peut-être mais la mort libérait plus vite. Kassory tint
presque quatre années. C'était un cancer qui le rongeait. Il ne fut pas soigné. Ses
souffrances ne furent même pas adoucies. Le ventre distendu à l'extrême, informe et
squelettique, le reste de son corps ressemblant à celui d'un enfant, il disparut sans
maudire son ami. Jusqu'à la dernière seconde, il rendit Ismaël seul responsable de
son malheur. Et le commandant Khalil, un des très rares officiers rescapés de
l'hécatombe, se vida en quelques jours. Et Sow, cultivateur à Daramagnaki ;
Bangoura, mécanicien ; Diallo éleveur à Pita ; Keita le bana bana maninkamori222.
En trois mois, depuis la 23, nous comptâmes plus de cent trente départs pour
l'ossuaire de Ratoma.
Le séjour au camp, malgré le regroupement, paraissait s'éterniser. L'hivernage était
bien entamé. Il y eut la visite du ministre B., un Français de haut rang (il s'agit
d'André Bettencourt, qui est venu en juillet 1974, accompagné de l'auteur, et a pu
rencontrer cinq détenus français. NDLA). La garde s'agita autour des élus, choisis
pour être présentés à cet hôte de marque. Leur retour, tête basse, alors qu'ils avaient
espéré être embarqués à sa suite, fit pitié. Les Allemands firent moins d'embarras ou
utilisèrent des arguments plus probants puisque Marx et les deux globe-trotters
partirent les premiers (c'est vrai, dès juillet 1974, mais comme on le sait en lisant les
comptes-rendus de l'auteur, ce n'est pas en raison de "moins d'embarras" ou d'
"arguments plus probants", mais d'un processus de négociation spécifique, que
l'auteur utilisera de nouveau, mais dans un contexte bien plus complexe, pour la
libération des Français, parmi lesquels Alata. NDLA). Mais, comme chacun sait, les
Français sont très forts en psychologie africaine ! Même les Libanais enlevèrent une
grande partie de leur contingent de Boiro, y laissant croupir les détenus français
(Faux. A ma connaissance, aucun Libanais ne fut libéré avant le 14 juillet 1975. Ce
jour là furent libérés plusieurs franco-libanais. Trois Libanais - ou guinéo-libanais -
restaient encore détenus au camp, qui furent libérés en décembre 1977. En 1976,
l'ambassadeur du Liban, Charaf, m'avait dit qu'il n'osait pas parler des détenus

222
Commerçant malinké de Kankan.

305
libanais à Sékou Touré, qui l'impressionnait trop, et je lui ai proposé de le faire à sa
place, ce qu'il a accepté. NDLA).
En attendant le grand jour, tout s'endormait à nouveau. Chaque jour, quelque détenu
africain renonçait à la lutte même dans les "beaux quartiers". Tel homme, un jour
encore vaillant et combatif, ne quittait plus son grabat le lendemain, était évacué aux
métalliques le surlendemain et prenait la direction du 50. Les autorités firent un
singulier effort. Pour la première fois depuis trois ans, les prisonniers eurent le goût
de la viande. On leur distribua, un soir, quelques débris d'os agrémentés d'une sauce
noirâtre. C'était un "sacrifice"223,
En distribuant l'holocauste aux détenus, le capitaine espérait se concilier les divinités
infernales, il acquit les malédictions de ses cobayes. Malgré la faim atroce, certains
qui connaissaient bien la signification de ces pratiques refusèrent d'en absorber la
moindre parcelle. La comédie bat désormais son plein à Boiro. Devant les Africains
qui continuent à mourir, on cherche à soigner les étrangers, à leur laisser une belle
image de ce camp comme si, même pour les plus favorisés d'entre eux, quelques
mois d'adoucissement pouvaient faire oublier quatre ans de vie perdue.
Je passai mes derniers mois dans une cellule africaine. Décidément, je ne pouvais
m'entendre avec d'autres Blancs qu'Henri. Je ne me sentais plus européen, pensais
trop africain. Malgré l'âge qui venait, je ne pouvais me résoudre à hurler avec les
loups. Mon ressentiment contre Sékou Touré n'était pas de la même essence que
celui des autres détenus blancs. Si je lui en voulais, c'était d'avoir laissé s'instaurer
un régime qui trahissait ses convictions affirmées, d'étaler des théories socialistes et
de permettre la création d'une bourgeoisie, d'entretenir favoritisme et népotisme
dans sa propre famille, et dans une société coupée de ses bases. Si je lui en voulais,
c'était d'avoir plié devant Ismaël, de l'avoir laissé maître du jeu, mais quand on le
traitait devant moi de tyranneau nègre, de primitif, de Cro-Magnon, je voyais rouge,
m'emportais à sa défense. Seul Henri comprenait certaines de mes réactions mais,
sagement, il avait choisi la solution qui lui assurait la survie. Il avait rejoint une
"bonne cellule" en attendant de retrouver sa femme. Je lui donnais raison. Aucune
amitié ne doit conduire au suicide et c'était se suicider que de vouloir me défendre.

Avril 1975

En milieu guinéen, je suis désormais à l'aise. Après tant d'années et au moment où je


renonçais, je suis admis. Des hommes qui m'avaient battu froid, qui tournaient la
tête à mon passage à mon retour du château, même des hommes de "ma liste"
recherchent maintenant mon entretien, proposent leur amitié. La misère s'aggrave

223
Sadaka ou sacrifices. Quand on veut obtenir la réalisation d'un souhait ou au contraire
qu'on veut empêcher un événement désagréable de se produire, on est invité a offrir des
"sacrifices". Cela ira d'une simple noix de cola à un boeuf adulte. Les sacrifices sont connus
de toutes les religions. Il est simplement dramatique que dans certaines régions de Guinée,
des charlatans poussent des familles trop crédules à se ruiner dans leurs pratiques.

306
chaque jour parmi mes compagnons noirs. Moi qui étais bien un des plus mal lotis
des Européens, je suis encore favorisé par rapport à mes autres compagnons.
Pourtant, je pouvais à peine me traîner, la paralysie me gagnait, montant au bassin.
Ma faiblesse était telle que je tombais dix fois par jour. Mais tous les Africains
étaient malades, tous! Yalani, le pilier du Parti aux heures chaudes de Conakry, était
totalement aveugle. D'autres ne pouvaient plus avancer qu'en prenant leurs jambes à
pleines mains, l'une après l'autre et les lançant en avant. Aucun ne désespérait
vraiment. Ils voulaient tous s'en sortir. Ils voulaient témoigner un jour, pour les
milliers de disparus, témoigner de la confiance qu'ils n'avaient cessé de garder
envers la Guinée, mais aussi des tortures et des départs pour la fosse anonyme de
Ratoma, de la faim et des vols, de Fofana et de Siaka, de l'infamie d'Ismaël qui a
éliminé tant d'hommes pour faire place nette à ses ambitions. C'était là ce qu'ils me
demandaient tous. "Si, comme Blanc, tu parviens à t'en sortir avant nous, ne nous
oublie pas. Que le monde sache ce qui se passe ici. Il ne faut pas que tous soient
morts en vain."

14 Juillet 1975 (pas un mot sur les circonstances de cette libération NDLA).

C'est fini. Conakry est déjà loin sous le DC 8 de la Sabena. Abruti de fatigue, de
chagrin, souffrant atrocement des jambes, je suis écroulé dans le fauteuil qui me
change tant du grabat de la 23. Devant moi, le plateau du déjeuner étale ses richesses
oubliées : beurre, confiture, viande, pain. Mes pauvres amis, Barry, Conté, Keita ou
Bangoura, quand aurez-vous droit à tout cela ? Quand connaîtrez-vous le sourire de
la jolie hôtesse qui s'empresse avec tant de pitié dans ses yeux d'or ? Où est Tenin ?
Je suis brusquement traversé d'un trait de feu. On m'a embarqué sans me laisser
parler à ma femme, sans la voir, sans même en parler. Tenin ni mon fils n'existent
plus pour moi. Je suis pestiféré, rejeté de la communauté. Sékou, Sékou, est-ce cela
que tu fais de tes amis ? Crois-tu possible qu'on oublie si facilement l'amour ?
Ismaël t'a-t-il si bien gagné au mépris de l'humain, que tu ne saches plus mesurer
l'abîme qui a patiemment grandi sous tes pieds ?
Boiro est déjà loin. Ses puanteurs, ses souffrances, sa dalle aux morts, sa chambre de
tortures, mais il reste dans mon coeur. Aucun homme ne peut oublier le message de
désespoir des milliers de morts vivants, les zombis du maléfique Ismaël Touré. Je ne
réalise pas entièrement. Dans ma torpeur, traversé par des élans de révolte, je ne
comprends pas. Je ne suis plus rien, Français déchu, je vole vers une métropole qui
m'est devenue étrangère où je sens que je n'ai plus de place. Guinéen exclu, on me
chasse de la terre où fils mort et vivant ont plongé leurs racines. Qu'ai-je donc fait ?
Sinon trop aimer. Aimer déraisonnablement un pays qui n'était pas le mien, un
homme qui a abandonné ses meilleurs amis au pire de ses frères. Pourquoi me
sépare-t-on de Tenin ? Elle est ma femme. D'autres peuvent mentir, il y a des cris
qui ne trompent pas. Jamais on ne pourra me l'arracher. Personne ne pourra faire que
son ventre n'ait pas conçu par moi, que son fruit ne soit pas de mon sang. Veut-on
me faire taire en la gardant en otage ? On m'imposerait l'exil avec le bâillon de
l'amour ? Alors Khalil, mort de misère, Kassory, dévoré par le cancer ; Paul
Stephen, mort sous la torture et toi, Michel Émile qui péris de la plus atroce des

307
morts après quatre mois de supplice, vous serez morts pour rien. Personne ne se
dressera jamais pour crier : "J'ai vu ! Peu m'importe les intérêts économiques des
grandes puissances. J'ai vu ! On tue en Guinée ! On tue des innocents ! Un ministre
fou d'ambition se fraie un chemin vers le pouvoir dans le sang !" Il faudra toujours
se taire par peur des représailles car il y aura toujours des otages, toujours. Trahiras-
tu tes frères qui t'ont fait confiance ? Pour le seul espoir de connaître encore un jour
les bras de ta femme, les sourires de ton enfant, te tairas-tu ?
Que l'exil est déjà amer ! Il n'y aura pas de rocher pour contempler la terre
d'Afrique. Dans les brumes et la neige, il faudra vivre avec le souvenir des plages de
soleil. Mais tu témoigneras ! Tous les mensonges que tu as entendus, tu les
dénonceras ; les machinations du comité révolutionnaire, tu les dévoileras ; la lente
quête du ministre Ismaël, sa chasse à L. B. Z., sa traque sournoise du grand Peul qui
se cache effrayé dans l'ombre de Sékou et qui sent le couteau de l'égorgeur, tu les
révéleras. Sa patiente recherche du pouvoir affolera-t-elle suffisamment l'éléphant
pour qu'il devienne rogue et se laisse chasser du troupeau ?
L'avion de la Sabena va toucher Bruxelles. J'ai pris ma décision : j'ai trop fui devant
mes responsabilités jusqu'à ce jour ; mon amitié m'a trop longtemps bâillonné ;
devant les arrestations injustifiées, les faux complots on ne doit pas conserver le
silence. Même si le témoignage doit m'arracher le coeur, je parlerai ; même s'il doit
me couper de Tenin, je parlerai, pour elle, pour notre amour, pour notre fils. Pour
mon amitié avec le vieux Sily aussi, je parlerai. Pour qu'on sache, pour que l'homme
du 28 septembre ait une dernière chance de reprendre la barre et de chasser le
ministre félon. Mon cri aura-t-il des échos ? Qu'importent des milliers de nègres
mourant en Guinée ? Quelques combattants tombés sous les balles fascistes à
Madrid soulèveront les foules de Paris et de Londres bien plus que dix mille nègres
torturés, affamés, trois millions d'esclaves et un million d'exilés !
La jolie hôtesse approche, interrompant le cours de mes réflexions. La Sabena s'est
montrée particulièrement compréhensive et généreuse envers les dix-huit rescapés
français qu'elle a choyés.
- Nous arrivons à Bruxelles, messieurs, ne bougez pas de vos sièges. On viendra
vous chercher. Votre président de la République a envoyé son avion personnel vous
prendre pour vous ramener à Paris. La Sabena se réjouit de votre libération et, au
nom de tout l'équipage, je vous souhaite bonne chance et bonheur pour votre
nouvelle vie !
Bonne chance et bonheur ! En descendant péniblement l'échelle de coupée, j'ai un
triste sourire. Le fin avion de liaison est là qui brille sous le soleil matinal. Les trois
couleurs de la Liberté éclatent de vie sur son fuselage. Et je pense que les trois
couleurs de mon drapeau guinéen sont bien belles aussi ! L'or du soleil africain, le
vert de ses forêts, le rouge de son sang qui continue à se répandre sur tout son sol.
L'exil a commencé... Avec lui, une longue, très longue lutte...

308
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CHAPITRE 65
22 novembre 1970 Forces portugaises et opposants guinéens débarquent
à Conakry et ouvrent la "période sombre de l'histoire" de la Guinée .........................7

CHAPITRE 66
29 janvier 1971 Conakry rompt ses relations diplomatiques avec Bonn ..................61

CHAPITRE 67
26 avril 1972 Sékou Touré nomme un premier ministre ..........................................83

CHAPITRE 68
Octobre 1972 Jeanne Martin-Cissé accepte une invitation de Louis
de Guiringaud, ambassadeur de France auprès des Nations Unies...........................99

CHAPITRE 69
22 novembre 1972 François Mitterrand de nouveau en Guinée .............................107

CHAPITRE 70
20 janvier 1973 Qui a tué Amilcar Cabral ? ...........................................................119

CHAPITRE 71
22 juillet 1974 Conakry normalise ses relations avec la République fédérale
d'Allemagne sans rompre avec la République démocratique allemande ................137

CHAPITRE 72
14 juillet 1975 Sékou Touré normalise les relations de Conakry avec Paris ..........157

CHAPITRE 73
14 juillet 1975 La normalisation des relations franco-guinéennes
et ses suites vues par le négociateur .......................................................................181

CHAPITRE 74
17-18 mai 1976 L’ambassadeur, sa boîte à outils et mon drapeau .........................239

CHAPITRE 75
18 juillet 1976 L'arrestation de Diallo Telli et le "complot peul" ...........................245

CHAPITRE 76
21 octobre 1976 Le ministre français de l'Intérieur saisit le livre
de Jean-Paul Alata ..................................................................................................275
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